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Nathalie Heinich, Jean-Marie Schaeffer, Carole
Talon-Hugon Introduction
Thierry Lenain - L’authenticité
Esteban Buch - L’autonomie
Une notion problématique
Une valeur consensuelle
Nathalie Heinich - La célébrité
Célébrité grâce aux œuvres : l’art comme support
de la célébrité
Célébrité des œuvres : les œuvres stars
Célébrité des artistes : auteurs et interprètes des
œuvres
Conclusion
Muriel De Vrièse et Bénédicte Martin - La cherté
Ce qu’on sait des mondes de l’art : les éléments de
contexte
Le prix, une notion nécessaire mais non suffisante pour
comprendre la valeur
Approche pragmatique des valeurs artistiques : la pluralité des
mondes de l’art
Les trois genres de l’art actuel : contemporain, moderne,
classique sont des conventions de qualité
Des modèles économiques aux profils d’artistes
Le principe de valorisation
Le principe d’organisation
Les quatre conventions de travail artistique
Des épreuves de qualification aux profils type d’artistes
L’artiste de genre
L’artiste de « savoir-faire »
L’artiste entrepreneur
L’« Art Fair artist »
Conclusion
Les auteurs
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Par-delà le beau et le laid
ISBN : 978-2-7535-3545-9
CS 24414
www.pur-editions.fr
Nathalie Heinich, Jean-Marie Schaeffer, Carole
Talon-Hugon
Introduction
L’authenticité
1
. Pour une approche philosophique de la question de l’authenticité à la lumière de l’histoire littéraire, voir
Lionel Trilling, Sincérité et authenticité, trad. M. Jézéquel, Paris, Grasset, 1994 (Sincerity and Authenticity,
1971). Dans un ouvrage par ailleurs éclairant consacré à la mise en scène de l’authenticité dans l’espace
muséal, David Phillips ne propose, quant à lui, aucune analyse approfondie de cette notion pourtant centrale
dans le cadre de son propos ; au lecteur le soin d’en
2
. C’est principalement à ces deux premiers aspects que s’intéresse Trilling, qui distingue par ailleurs
l’authenticité de la sincérité (la première supposant, pour résumer grossièrement, une radicalité abyssale
absente de la seconde).
3
. Cf. Nathalie Heinich, L’élite artiste. Excellence et singularité en régime médiatique, Paris, Gallimard,
2012. Sur les autres aspects éthiques de l’activité artistique (relations entre l’art et les valeurs morales en
général), laissés ici de côté, voir Carole Talon-Hugon, Morales de l’art, Paris, PUF, 2009.
4
. Cf. Thierry Lenain, « Image et prototype : jalons terminologiques », in Thierry Lenain et Jean-Marie
Sansterre (dir.), Image et prototype, Degrés, 145-146, printemps-été 2011, p. 1-15.
5
. Voir Nathalie Heinich, De la visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique, Paris, Gallimard,
2012. La même pointe un mécanisme similaire dans le domaine artistique : la gravure « permet de renforcer –
sinon même de créer – le privilège accordé à l’original » (Du peintre à l’artiste. Artisans et académiciens à
l’âge classique, Paris, Les Éditions de Minuit, 1993, p. 48). Ce principe, contraire à l’idée benjaminienne selon
laquelle l’aura serait le propre de l’objet unique, est aussi souligné par Martin Kemp, Christ to Coke. How
Image Becomes Icon, Oxford University Press, 2012, p. 59.
6
. Sur le Mandylion, voir principalement : Herbert L. Kessler et Gerhard Wolf (éd.), The Holy Face and the
Paradoxes of Representation, Bologne, Nuova Alfa Editoriale, 1998 ; Colette Dufour Bozzo, Anna Rosa
Calderoni Masetti et Gerhard Wolf (éd.), Mandylion. Intorno al Sacro Volto, da Bisanzio a Genova, cat.
exp., Milan, Skira, 2004 ; Christoph L. Frommel et Gerhard Wolf (éd.), L’immagine di Cristo all’acheropita
alla mano d’artista. Dal tardo medievo all’età barocca, cité du Vatican, Biblioteca Apostolica Vaticana, 2006. Il
existe une traduction anglaise de la légende sous sa forme complète (époque de Constantin Porphyrogénète),
in Mark Guscin, The Image of Edessa, Leyde/Boston, Brill, 2009 (Medieval Mediterranean, 82). Sur la
Véronique, voir Ewa Kuryluk, Veronica and Her Cloth. History, Symbolism and Structure of a ‘True’ Image,
Oxford, Blackwell, 1991.
7
. Sur les images réalisées ou achevées à la faveur d’une intervention divine, voir Hans Belting, Image et
culte. Une histoire de l’image avant l’époque de l’art, trad. fr. Muller, Paris, Éditions du Cerf, 1998, p. 687-688
(Bild und Kult. Ein Geschichte des Bildes vor dem Zeitalter der Kunst, 1990) ;
8
. Voir Jean-François Jeandillou, Esthétique de la mystification, Paris, Éditions de Minuit, 1994.
9
. « Moi aussi je me suis demandé si je ne pouvais pas vendre quelque chose et réussir dans la vie. Cela fait
un moment déjà que je ne suis bon à rien. Je suis âgé de quarante ans… L’idée enfin d’inventer quelque
chose d’insincère me traversa l’esprit et je me mis aussitôt au travail. Au bout de trois mois, je montrai ma
production à Ph. Édouard Toussaint le propriétaire de la Galerie Saint-Laurent. Mais c’est de l’art, dit-il, et
j’exposerais volontiers tout ça. D’accord, lui répondis-je. » Devenu très célèbre, ce texte figurait sur le carton
d’invitation de sa première exposition personnelle (avril 1964, Galerie Saint-Laurent, Bruxelles). Campé sur ce
paradoxe, Broodthaers avait suivi une voie ouverte par Oscar Wilde lorsqu’il revendiquait l’artificialité comme
valeur suprême (cf. Trilling, op. cit., p. 144).
10
. Denis Dutton insiste sur le fait que la sincérité de l’énonciation (« authenticity as a truth of personal
expression ») fait partie des attentes fondamentales en matière artistique (The Art Instinct. Beauty, Pleasure
and Human Evolution, New York/Berlin/Londres, Bloomsbury Press, 2009, p. 192-193 et 239-240). C’est
généralement vrai, mais on aime aussi se laisser fasciner par les jeux qui consistent à fictionnaliser l’instance
d’énonciation ou à sur-jouer son rôle d’artiste – l’insincérité devenant alors, par ailleurs, un excellent moyen de
problématiser la notion même de véracité auctoriale. Pareille fascination peut aussi s’exercer à l’endroit du
faussaire, lequel poursuit toutefois un but très différent qui suppose une insincérité énonciative absolue
(laquelle ne l’empêche pas de jouer néanmoins, mais toujours a posteriori, sur le registre de l’ambivalence
déstabilisante pour se faire valoir en tant que maître-trublion) ; voir à ce sujet le dernier chapitre de mon livre
Art Forgery. The History of a Modern Obsession, Londres, Reaktion Books, 2011.
11
. Voir, par exemple, l’échange des outils visuels respectifs de Buren, Toroni et Mosset au sein de groupe
BMPT (cf. Arnauld Pierre, « L’abstraction en 1974 : sur les tableaux à bandes d’Olivier Mosset », 20/27, 1
[2007], p. 220-233).
12
. Même lorsqu’un jugement de valeur est censé aboutir à une conclusion fermée (pensons, par exemple, à
la détermination de la valeur marchande d’un objet), l’idée d’une variation toujours possible demeure
présente, au moins de manière implicite. Quant aux jugements conduisant à attribuer une valeur soi-disant
insurpassable, ils supposent un passage à la limite qui relève toujours, en somme, de la manœuvre
rhétorique ; l’idée de « chef-d’œuvre absolu » en constitue le parfait exemple.
13
. Jacques Morizot, « Autographique/allographique », in Jacques Morizot et Roger Pouivet (dir.),
Dictionnaire d’esthétique et de philosophie de l’art, Paris, Armand Colin, 2012, p. 61 ; sur l’application toute
différente de la notion d’authenticité aux arts dits « allographiques », voir l’entrée « Authenticité » dans le
même ouvrage.
14
. Argumentaire du colloque international Éthique et esthétique de l’authenticité, université de Nice, 11-
13 décembre 2012.
15
. Cesare Brandi, « Falsification and Forgery », Encyclopedia of World Art, New York, 1961.
16
. Sans doute peut-on, en un sens, dire la même chose de toute œuvre d’art, mais ce n’est pas en ce sens-
là qu’il faut l’entendre ici. La différence réside en ce que la finalité d’une œuvre d’art authentique ne consiste
pas exclusivement à déclencher un jugement d’authenticité à son propre sujet. S’il est certes toujours partie
prenante d’une opération, l’objet appelé « œuvre d’art authentique » n’est donc jamais simple moyen. Il
constitue toujours aussi, en lui-même, sa propre fin – ou, si l’on préfère, l’une des conditions d’une opération
qui tend à faire de lui-même sa propre fin (quel que soit l’usage que l’on en fera par ailleurs). Ceci ne saurait
se dire d’un faux. Sur le faux comme opération, voir mon article à paraître, « The Narrative Structure of
Forgery Tales » in Marc Balcells et Joris Kila (dir.), Cultural Property Crimes: an Overview and Analysis on
Contemporary Perspectives and Trends, Leyde, Brill.
17
. Sur l’exigence d’authenticité appliquée en matière de patrimoine culturel, voir Nathalie Heinich,
« L’Inventaire, un patrimoine en voie de désartification », in Nathalie Heinich et Roberta Schapiro (dir.), De
l’artification. Enquêtes sur le passage à l’art, Paris, Éditions de l’EHESS, 2012, p. 204-210.
18
. Les traces de l’origine, dont le conglomérat constitue l’objet-œuvre, étant de nature esthétique, elles
possèdent forcémentle statut d’une représentation ou, si l’on veut, d’une image, à la fois réelle et virtuelle, de
cette origine.
19
. Comme l’indique le Lalande dans une notice significative quant à cette réduction de l’origine à l’auteur,
est authentique l’œuvre qui « émane réellement de l’auteur » auquel on l’a attribuée (André Lalande,
Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, PUF, 1996 [1926], p. 97). Sur l’émergence d’une
valorisation du style personnel au xviiie siècle, voir Nathalie Heinich, Du peintre à l’artiste, op. cit, p. 112 et
168-169.
20
. On peut évidemment tenter de préciser en quoi consiste cette sorte de « discours » réflexif. De façon
générale, cependant, un objet ancien suscite chez ceux qui le contemplent une série indéfinie d’associations
avec des objets, notions ou représentations mentales qui se rapportent au monde de l’époque considérée ;
dans l’expérience subjective courante, « l’origine » ne consiste qu’en un ensemble plus ou moins flou et
indéterminé de tels objets, notions ou représentations.
21
. Giorgio Vasari, Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, trad. dir. André Chastel, Paris,
Berger-Levrault, 1984, VI, p. 74-75 (commentaire dans Art Forgery, op. cit., p. 187-189).
22
. Dans cette anecdote et toutes celles qui l’ont prise pour modèle, il se produit toutefois, implicitement, un
bref moment de vacillement suscitant la stupéfaction des observateurs abusés, aussitôt suivi d’une
stabilisation. Déclarer, comme le fait Giulio Romano dans le récit de Vasari, « je n’estime pas moins ce tableau
que s’il était de Raphaël et même plus encore, parce que c’est une chose surnaturelle qu’un homme soit
assez remarquable pour copier la manière d’un autre au point de parvenir à une imitation aussi parfaite »
présuppose que l’on pourrait en juger autrement en adoptant un autre critère d’évaluation. De même, le récit
atteste malgré lui d’un divorce entre la valeur esthétique et la valeur « reliquaire » de l’œuvre puisqu’en dépit
du fait que la copie se révèle parfaitement indiscernable de l’original, c’est bien elle que le duc Octavien de
Médicis entend céder au duc de Mantoue.
23
. Cette logique a pu aller jusqu’à emporter la copie dans son mouvement purificateur, l’accusant, elle aussi,
de procéder d’un modus operandi incompatible avec l’art véritable. Ainsi a-t-on pu en venir à considérer que
seul l’original est authentique : même une copie honnête ne saurait mériter la qualification puisqu’elle
n’implique pas d’investissement créateur véritable. Cette position maximaliste fut défendue notamment par
Max J. Friedländer (cf. Thierry Lenain, « La question de la valeur des doubles dans les arts autographiques »,
in Danielle Lories [dir.], L’art en valeurs, Paris, L’Harmattan, 2011, p. 229-250). Sur l’établissement du lien
authenticité-unicité, voir Nathalie Heinich, Du peintre à l’artiste, op. cit., p. 112, note 35 : « Tout ce qui n’est
pas original est réputé faux. » L’auteur note que cette disqualification de la copie apparaît déjà en germe chez
Diderot (ibid., p. 175).
Esteban Buch
L’autonomie
Je rêve de baisers
24
. Theodor W. Adorno, Alban Berg. Le maître de la transition infime,Paris, Gallimard, 1989, p. 183.
25
. Voir Esteban Buch, Histoire d’un secret. À propos de la Suite lyrique d’Alban Berg, Arles, Actes Sud,
1994, p. 82.
26
. Adorno, op. cit., p. 182.
27
. Nous développons ici certaines idées avancées dans « Réévaluer l’histoire de l’avant-garde musicale »,
in E. Buch, Philippe Roussin et Denys Riout (éd.), Réévaluer l’art moderne et les avant-gardes. Hommage à
Rainer Rochlitz, Paris, Éditions de l’EHESS, 2010, p. 99-103. Voir aussi Éric Michaud, « Autonomie et
distraction », Histoire de l’art. Une discipline à ses frontières, Paris, Hazan, 2005, p. 13-48 ; Nathalie Heinich,
L’élite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique, Paris, Gallimard, 2005, p. 124-127.
28
. Voir Pierre Bourdieu, Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, coll.
« Points », 1998, p. 362 passim.
29
. Theodor W. Adorno, Théorie esthétique, trad. Marc Jimenez, Paris, Klincksieck, 1995, p. 313.
30
. Bourdieu, op. cit., p. 126.
31
. Ibid., p. 360.
32
. Voir Esteban Buch, « Le duo de la musique savante et de la musique populaire. Genres, hypergenres et
sens commun », in Emmanuel Pedler et Jacques Cheyronnaud (éd.), Théories ordinaires, Paris, Éditions
de l’EHESS, 2013.
33
. Immanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, trad. Victor Delbos, Paris, Le Livre de
Poche, 1993, p. 121.
34
. Ibid., p. 127.
35
. Friedrich Schiller, Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme – Briefe über die ästhetische Erziehung
des Menschen, texte original et version française par Robert Leroux, Paris, Aubier, 1992, p. 299.
36
. Ibid., p. 221.
37
. Ibid., p. 209.
38
. Ibid., p. 291.
39
. Jacques Rancière, Le partage du sensible. Esthétique et politique, Paris, La Fabrique, 2000, p. 25 et 33.
40
. Jean-Marie Schaeffer, L’art de l’âge moderne. L’esthétique et la philosophie de l’art du xviiie siècle à
nos jours, Paris, Gallimard, 1992, p. 147.
41
. Max Weber, « Parenthèse théorique : le refus religieux du monde, ses orientations et ses degrés », trad.
Philippe Fritsch, Archives des sciences sociales des religions, no 61 (janvier-mars 1986), « Société moderne
et religion : autour de Max Weber », p. 7-34, ici p. 20-21.
Nathalie Heinich
La célébrité
Conclusion
Envisagée d’un point de vue épistémique, comme phénomène à
analyser, la célébrité est une réalité mais aussi une valeur, au sens
où elle constitue un principe d’évaluation – positive ou négative –
des êtres auxquels elle est appliquée. À ce titre elle mérite d’être
étudiée comme n’importe quelle autre valeur : en décrivant la façon
dont son statut peut varier – entre valeur et anti-valeur, valeur
publique et valeur privée – selon les catégories de sujets qui la
mobilisent, selon les objets à propos desquels elle est sollicitée, et
selon les contextes en lesquels s’effectue l’affectation par un sujet
d’une valeur à un objet. Fortement impliquée dans les pratiques
artistiques, la valeur de célébrité y possède un statut instable,
ambivalent voire, à la limite, stigmatisant : la célébrité est une valeur
faible, allant selon les contextes de la valeur privée à l’anti-valeur, et
plus encore depuis qu’elle a pris massivement la forme de la
visibilité, devenant une valeur populaire, donc mise à distance par
l’élite cultivée.
Dans la culture occidentale actuelle, le « monde du renom »
(dans la terminologie de Boltanski et Thévenot à propos des formes
de justification) ou le registre de valeurs « réputationnel » (dans ma
propre modélisation des ressources axiologiques) est
particulièrement vulnérable à la critique, se situant aux antipodes de
l’exigence d’intériorité et d’authenticité qui est devenue
fondamentale, dès l’époque romantique, avec le basculement de l’art
en régime de singularité. Et plus encore que la célébrité, la visibilité,
avec les phénomènes extrêmes auxquels elle donne lieu, ne peut
qu’exacerber cette défiance envers la soumission à l’opinion, héritée
des stoïciens et de leur refus de toute dépendance à l’égard du
regard d’autrui, ou de ce que Montaigne nommait la « vanité de la
gloire ». D’où, dès qu’il est question de célébrité, la grande richesse
des arguments critiques : vulgarité, publicité, inauthenticité,
marchandisation, aliénation, irrationalité, sont largement mis à
contribution dans les innombrables dénonciations de la « société du
spectacle ».
C’est dire que, si ce colloque se donnait pour horizon de
construire une échelle de solidité ou de légitimité des valeurs
intervenant dans le domaine de l’art, la célébrité se trouverait, très
probablement, tout en bas de cette échelle.
42
. Sur l’évolution des outils visuels de la célébrité en Occident, cf. la deuxième partie de N. Heinich, De la
visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique, Paris, Gallimard, 2012.
43
. J.-Cl. Bonnet, Naissance du Panthéon. Essai sur le culte des grands hommes, Paris, Fayard, 1998.
44
. N. Heinich, « Les objets-personnes : fétiches, reliques et œuvres d’art », Sociologie de l’art, no 6, 1993.
45
. N. Goodman, Langages de l’art, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1990.
46
. G. Genette, L’œuvre de l’art. 2. La relation esthétique, Paris, Seuil, 1997.
47
. Pour un récit moins succinct, cf. N. Heinich, De la visibilité, op. cit.
48
. E. Kantorowicz, Les deux corps du roi. Essai sur la théologie politique au Moyen âge, 1957, Paris,
Gallimard, 1989.
49
. N. Heinich, « Entre œuvre et personne : l’amour de l’art en régime de singularité », Communication,
no 64, 1997.
50
. P. Brown, Le culte des saints. Son essor et sa fonction dans la chrétienté latine, 1981, Paris, Le Cerf,
1984.
51
. L. Braudy, The Frenzy of Renown. Fame and Its History, Oxford, Oxford University Press, 1997.
52
. L. Boltanski et L. Thévenot, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991.
53
. N. Heinich et P. Verdrager, « Les valeurs scientifiques au travail », Sociologie et sociétés, vol. XXXVIII,
no 2, automne 2006.
Muriel De Vrièse et Bénédicte Martin
La cherté
« It can be suggested that at best prices are an indicator of value but
not necessarily a direct measure of value [54]. »
(David Throsby.)
Le principe de valorisation
Les deux principes de valorisation sont la tradition d’un côté,
avec une qualité « standard » qui peut être appréciée par le marché
et de l’autre l’innovation, avec une qualité « spécialisée » qui
demande une évaluation par le réseau des instances de
reconnaissance. Le principe de valorisation engage dès lors des
outils différents : dans le cas de la tradition, le marché prendra en
charge l’évaluation de la qualité tandis que c’est le réseau qui
supporte l’évaluation de la qualité des produits artistiques innovants.
Dans le réseau, les compétences sont collectives et partagées
tandis que sur le marché, elles sont individualisées [74]. En outre, sur
le marché, les consommateurs sont capables d’évaluer le produit
artistique soumis à leur jugement tandis que la production artistique
innovante ne peut être appréciée que par des experts, les instances
de reconnaissance. Deux principes de valorisation du travail
artistique s’opposent alors : le marché et le réseau.
Le principe d’organisation
Deux modèles économiques se dégagent, suivant qu’ils
s’apparentent à une « économie d’œuvres » ou à une « économie
de projets ». En découlent des principes d’organisation économique
de l’art qui se différencient suivant que le travail précède la demande
(autrement dit l’offre artistique est autonome) ou que la demande
précède l’offre (prestations à la commande). Le principe
d’organisation oppose l’autonomie de l’offre à la commande. Dans
un cas, on est proche de la représentation commune de l’artiste
inspiré qui crée une œuvre indépendamment de toute demande
potentielle tandis que dans l’autre, la réponse à la commande oblige
l’artiste à travailler selon des principes éloignés, a priori, du registre
artistique tel qu’on l’entend communément. L’artiste devient un
prestataire de services, un entrepreneur qui répond aux appels
d’offres. Son activité dépend alors de la conjoncture économique,
l’artiste prestataire devant tenir compte de la demande anticipée, de
ses capitaux, devant investir pour prétendre à des contrats
d’envergure (la commande 1 % notamment). Plus la commande est
importante et moins d’artistes peuvent y prétendre pour des raisons
d’organisation du travail, de taille critique de leur entreprise
artistique. Ce n’est donc pas tant le prix qui départage les
concurrents à la commande publique mais les capacités de
production. L’artiste devient alors gestionnaire et correspond
davantage aux exigences posées par la convention industrielle du
travail [75]. Deux principes d’organisation s’opposent alors suivant
que l’artiste propose son œuvre selon son inspiration ou qu’il répond
à la commande selon un principe industriel.
Nous mobilisons ici une terminologie empruntée aux économies
de la grandeur. L’inspiration fait en effet référence au « monde
inspiré » dont les artistes incarnent pour Boltanski et Thévenot la
grandeur inspirée puisqu’« ils descendent là où la grandeur peut se
manifester – c’est-à-dire en soi-même […] afin de laisser faire la
mystérieuse alchimie de la création [76] ».
L’artiste de genre
Cet artiste est prioritairement dans un art de tradition, il adhère
donc à la convention classique de l’art. Son offre est autonome, il est
guidé par son inspiration et crée une œuvre originale, sur des
médiums traditionnels (peinture, sculpture) en respectant les canons
esthétiques fixés par le modèle d’évaluation qui lui correspond. Les
artistes de ce profil sont majoritairement autodidactes même si
certains ont suivi des cours d’art appliqué ou des ateliers ; dans ce
cas la formation de référence est l’apprentissage auprès d’un
« maître ». Le mode de valorisation du travail est celui de la galerie
« point de vente » mais aussi lors de marchés ou de salons. C’est
donc essentiellement le marché qui organise l’épreuve de
qualification de ce profil d’artiste. Un artiste de genre de qualité est
avant tout un artiste qui vend sa production et qui est représenté par
un nombre important de galeries. L’intermédiation entre l’artiste de
genre et les acheteurs est limitée à sa dimension marchande. Il y a
peu d’acteurs dans le processus de qualification car la qualité du
travail est directement appréciable par le consommateur.
L’intermédiation institutionnelle est nulle puisque l’adhésion à la
convention classique de l’art exclut par définition le rôle des
institutions et collectivités publiques du processus de valorisation.
Les sources de revenus sont presque exclusivement artistiques, ils
proviennent majoritairement de la vente directe des œuvres et aussi
des produits dérivés (cartes postales, affiches, lithographies). Le prix
de ces œuvres est variable mais selon notre échantillon, les revenus
de ce profil d’artiste se situent dans la tranche la plus haute des
revenus déclarés à la Maison des Artistes.
L’artiste de « savoir-faire »
La formation de l’artiste de savoir-faire est proche de celle de
l’artiste de genre, notamment pour les plus âgés, l’artiste de
« savoir-faire » né dans les années 1970 pouvant avoir reçu une
formation aux Beaux-Arts. Ce sont majoritairement des sculpteurs
qui correspondent à ce type de profil. Leur médium s’inscrit en effet
plus aisément dans le paysage urbain et leur permet de répondre à
la commande publique des territoires. L’artiste de « savoir-faire »
adopte généralement une organisation proche de la petite
entreprise. Il peut être amené à déléguer une part de la réalisation
artistique à d’autres (notamment des fondeurs). L’épreuve de
qualification de ce type d’artiste est l’appel d’offres ou la proposition
artistique. Les lieux de diffusion sont les espaces ouverts au public.
Les gains de cette épreuve sont à la fois la vente de l’œuvre et la
visibilité dans l’espace public de l’œuvre et par conséquent du travail
de l’artiste. La qualité du travail s’apprécie donc suivant la capacité à
répondre correctement à la demande, par les compétences
techniques et l’adéquation de la proposition. Pour qu’elle soit
retenue, la proposition artistique doit être parfaitement lisible, elle
doit plaire au plus grand nombre, être décorative. Les intermédiaires
sont les collectivités territoriales, villes, régions, départements.
Néanmoins, le travail de qualification relève plus de la technique que
de l’aspect artistique. Les sources de revenus de ces artistes de
« savoir-faire » sont les facturations de commandes, le travail sur
devis.
L’artiste entrepreneur
L’artiste entrepreneur répond, comme l’artiste de savoir-faire, à
des appels à projets, des commandes mais s’en distingue car il
appartient à une autre convention de qualité, la convention
contemporaine de l’art, qui s’appuie sur une valorisation de
l’innovation et de la recherche artistique. Ses prestations ne donnent
donc pas nécessairement lieu à une œuvre tangible ; il peut s’agir de
performances, d’œuvres éphémères ou de services artistiques. Cet
artiste entrepreneur a été formé, dans la quasi-totalité des cas, dans
une école d’art, souvent dans une école nationale des beaux-arts.
Les épreuves de qualité de cet artiste entrepreneur sont
multiples : conceptions de site internet, commissariat d’expositions,
gestion de lieux associatifs d’exposition. Il répond également à des
appel d’offres qui émanent plus systématiquement de l’État (DRAC,
ministère). La commande publique est une épreuve très qualifiante
dans le monde de l’art contemporain, elle apporte la preuve d’une
reconnaissance des institutions et labellise le travail d’un artiste
appartenant à ce registre. Mais l’artiste entrepreneur peut également
proposer ses services aux entreprises, les liens avec le secteur
industriel sont également importants. L’expérience est cumulative,
plus l’artiste entrepreneur enchaîne les projets et plus il fait la preuve
de sa qualité ce qui lui garantit des engagements futurs. Toutefois, la
particularité de ce type d’artiste est de travailler à partir d’une
demande constituée. Il répond, par des propositions originales et qui
lui sont propres, à une demande. La qualité de l’artiste se mesure
donc, par sa capacité à créer autour de son travail une demande
particulière. Plus l’artiste entreprend de projets, plus il fait preuve de
sa qualité. L’intermédiation institutionnelle est très forte alors que
l’intermédiation marchande est assez pauvre ; l’artiste entrepreneur
peut à la limite se passer des galeries pour faire reconnaître son
travail. C’est donc le réseau des instances de reconnaissance qui le
qualifie et lui apporte les preuves de sa qualité en lui confiant des
projets et des commandes. Ceux-ci lui permettent de poursuivre son
activité et d’en retirer des revenus correspondant.
Conclusion
La pluralité des conventions de qualité et celle correspondante
des conventions de travail résultent, in fine, des différents principes
de valorisation et d’organisation des épreuves de qualification. Les
modalités d’épreuves de qualification permettent en effet de
cartographier les conventions de travail qui s’y rattachent et de
présenter synthétiquement l’organisation des mondes de l’art qu’ils
soient classique, moderne ou contemporain. La valorisation
marchande des produits et des artistes relève ainsi de l’accord
préalable sur l’ordre de grandeur, sur la convention de qualité
choisie et sur l’évaluation de la qualité qui y correspond. Trois
conventions de qualité distinctes sont présentes dans le paysage
artistique actuel, il convient dès lors de replacer la production d’un
artiste dans le registre qui lui convient. Bien que les conventions de
qualité soient incommensurables, les modes de diffusion des
œuvres et des artistes peuvent recouvrir deux formes alternatives :
ce que nous avons nommé « économie d’œuvres » et « économie
de projets ». Deux principes d’organisation des mondes de l’art
s’opposent suivant que l’offre est autonome et précède la demande
ou qu’elle répond à une commande. En croisant ces deux principes,
valorisation et organisation, nous avons proposé une cartographie
des conventions de travail artistique. Le prix ne joue en réalité
pleinement son rôle dans la détermination de la valeur marchande
que pour un segment, la convention de travail alliant le marché et
l’inspiration, la tradition et l’autonomie de l’offre. Pour les autres
conventions de travail, la valeur marchande dépend en réalité de
valorisation éloignée du marché et de ses mécanismes habituels.
L’économie doit donc délaisser ses outils standards et adopter une
approche pragmatique, portant sur l’étude des valeurs, plus large
que la seule valeur reconnue par le marché, pour comprendre les
mécanismes de fixation du prix.
54
. D. Throsby, Economics and Culture, Cambridge, Cambridge University Press, 2001, p. 23.
55
. R. Moulin, Le marché de la peinture en France, Paris, Éditions de Minuit, 1967.
56
. N. Heinich, Le triple jeu de l’art contemporain, Paris, Éditions de Minuit, 1998 ; Pour en finir avec la
querelle de l’art contemporain, Paris, L’échoppe, 1999.
57
. Cet article s’appuie en partie sur une plus large étude, commandée par le ministère de la Culture et de la
Communication (DEPS), qui porte sur la valorisation et la diffusion de l’art actuel en régions, réalisée avec
C. Melin, N. Moureau et D. Sagot-Duvauroux. Qu’ils soient ici remerciés.
58
. W. J. Baumol, « Unatural Value : Art Investment as a Floating Crap Game », American Economic
Review, no 76, 1986, p. 10-14.
59
. La littérature sur le sujet est très riche. Pour plus d’informations, voir O. Ashenfelter et K. Graddy,
« Auctions and the Price of Art », Journal of Economic Literature, no 41 (3), 2003, p. 763-787.
60
. N. Moureau, Analyse économique de la valeur des biens d’art, Paris, Economica, coll.
« Approfondissement de la connaissance économique », 2000, p. 11.
61
. Pour plus de détails, voir O. Ashenfelter, « How Auctions Work for Wine and Art », Journal of Economic
Perspectives, no 3, 1989, p. 23-36 ; O. Ashenfelter et K. Graddy, « Auctions and the Price of Art », art.cit.,
p. 763-787 ; J. Mei et M. Moses, « Are Investors Credulous ? Some Preliminary Evidence from Art Auctions »,
Mimeo, NYC, Stern School, 2002.
62
– Ashenfelter et Graddy, 2003, art. cit.
63
. N. Moureau, 2000, op. cit.
64
. Ibid.
65
. R. Moulin, Le marché de l’art, Paris, Flammarion, coll. « Dominos », 2000.
66
. M. De Vriese, La formation des prix sur le marché de l’art mondialisé. Une application au marché de l’art
contemporain français de 1989 à 2001, thèse pour le doctorat en sciences économiques, université de Rouen,
2007.
67
. N. Moureau, 2000, op. cit.
68
. A. Hennion, La passion musicale. Une sociologie de la médiation, Paris, Métailié, 1993 ; N. Heinich, Le
triple jeu de l’art contemporain, Paris, Éditions de Minuit, 1998, et Pour en finir avec la querelle de l’art
contemporain, Paris, L’échoppe, 1999.
69
. R. Moulin, Le marché de la peinture en France, Paris, Éditions de Minuit, 1967, et L’artiste, l’institution, le
marché, Paris, Flammarion, 1992.
70
. Le marché des chromos est un marché d’œuvres décoratives réalisées par des artistes-artisans qui
répondent à une demande de consommateurs (et non pas de collectionneurs). Ces artistes
71
. N. Heinich, 1999, op. cit.
72
. N. Moureau, 2000, op. cit. ; F. Benhamou, N. Moureau, S. Sagot-Duvauroux, Les galeries d’art
contemporain en France, portraits et enjeux dans un marché mondialisé, Paris, La Documentation française,
2001.
73
. R. Salais, « L’analyse économique des conventions de travail », Revue économique, vol. 40, no 2, 1989,
p. 199-240 ; F. Eymard-Duvernay, « Coordination des échanges par l’entreprise et qualité des biens », in
Orléan (dir.), Analyse économique des conventions,Paris, PUF, 1994.
74
. F. Eymard-Duvernay et E. Marchale, Façons de recruter. Le jugement des compétences sur le marché
du travail, Paris, Métailié, 1997.
75
. F. Eymard-Duvernay, Économie politique de l’entreprise, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2004.
76
. L. Boltanski et L. Thévenot, Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991, p. 203.
77
. B. Martin, L’évaluation de la qualité sur le marché de l’art contemporain : le cas des jeunes artistes en
voie d’insertion, thèse pour le doctorat en sciences économiques, université de Paris X-Nanterre, 2005.
Carole Talon-Hugon
La moralité
Le paradigme de l’édification
À la question de savoir comment l’art peut être moralement
profitable, les penseurs de l’Antiquité, du moyen âge, de la
Renaissance et des débuts de l’âge classique répondent d’une seule
voix. Pour eux, l’œuvre ne tient évidemment pas ses pouvoirs de
son artisticité – notion moderne et inconnue alors –, mais de ce
qu’elle représente. Le moyen de l’efficacité morale tient en un mot :
celui de référence. Il réside dans ce à quoi renvoient les mots et les
images : agissements d’êtres vertueux ou vicieux, formes singulières
du crime, de l’injustice, de la bonté ou du courage, désordres des
passions et conséquences funestes qui s’ensuivent, etc. [80].
N’oublions pas que pour Aristote et ceux qui, pendant vingt
siècles se recommandèrent de lui, la poétique se définit par la
mimesis, c’est-à-dire par la représentation d’actions et d’événements
et non par une forme verbale spécifique. N’écrit-il pas dans La
Poétique que « le poète doit plutôt être artisan d’histoire que de vers
puisque c’est par la fiction qu’il est poète [81] » ? Et en effet, au-delà
de leurs spécificités médiumniques, littérature et peinture se
rejoignent dans la commune intention de représenter les
agissements des hommes, des saints et des dieux. La référentialité
est donc capitale : contes, hagiographies, fables, légendes,
historiettes, représentations théâtrales (pensons à ces formes que
sont les mystères ou les jeux médiévaux), statuaire des porches de
cathédrales, retables, vitraux, etc., toutes ces formes de littérature et
d’arts plastiques ont en commun de raconter une histoire, réelle ou
fictive (récits bibliques, légendes, ou pages d’histoire, peu importe
ici).
C’est précisément dans ces contenus que les anciens font
résider les pouvoirs de l’art en matière de moralisation [82] ; c’est à
« la naïve peinture des vices et des vertus [83] » que Racine confie le
soin de rendre vertueux le spectateur de ses pièces. C’est, selon
Coypel, la représentation des faits glorieux des grands hommes du
passé, qui « anime la vertu et lui donne de nouvelles forces, [et qui]
porte dans le cœur de ceux qui en sont dignes une vive émulation,
non seulement pour les imiter, mais encore pour les égaler, peut-être
pour les surpasser [84] ». C’est à propos de tous les arts de la
représentation que Du Bos affirme que « la peinture des actions
vertueuses échauffe notre âme ; [qu’] elle l’élève en quelque façon
au-dessus d’elle-même et [qu’] elle excite en nous des passions
louables [85] ».
Mais en quoi consiste précisément l’efficace de la référence ?
Pour le comprendre, il faut recourir à trois notions clés qui se
dégagent de la lecture des penseurs de la période considérée :
celles d’incarnation, de schématisme et d’exemplarité.
L’incarnation
Une règle morale est une proposition abstraite : elle dit « Tu ne
tueras point », « Il ne faut pas mentir » ou « Sois juste ». Or, ainsi
que l’a bien vu Diderot, une règle « n’imprime par elle-même aucune
image sensible dans notre esprit [86] ». Les arts de la référence, eux,
permettent de donner corps à ces entités abstraites que sont les
concepts et les propositions de ce genre.
Cette connaissance du comment est particulièrement importante
dans le raisonnement moral. C’est elle qui, selon Diderot, fait la
supériorité du roman par rapport à la maxime : « elle n’imprime par
elle-même aucune image sensible dans notre esprit : mais celui qui
agit, on le voit, on se met à sa place ou à ses côtés, on se passionne
pour ou contre lui ; on s’unit à son rôle s’il est vertueux ; on s’en
écarte avec indignation s’il est injuste et vicieux [87] ». Le roman
sollicite, au-delà de la faculté des principes, l’imagination, sensation
à peine dégradée (« on le voit »). La représentation de cas
particuliers, qu’elle soit picturale ou littéraire, donne chair aux
principes. La distinction effectuée par Ryle entre savoir que et savoir
comment revêt iciune très grande pertinence [88]. On sait que
l’esclavage est un mal, mais la Case de l’oncle Tom montre
comment c’est un mal.
Ainsi, dans la littérature médiévale, des notions abstraites
comme celles de vices et de vertus sont très fréquemment
personnifiées. Dans La Voix du Paradis de Raoul de Houdenc
(xiiie siècle), le narrateur fait le récit de sa rencontre, sur les routes
de l’Enfer et du Paradis, avec des vices et des vertus personnifiés,
qui s’expriment et se comportent ainsi que leur caractère le veut. On
trouve encore ce type d’allégorie au xvie siècle, par exemple dans
La Comédie du Mont de Marsan de Marguerite de Navarre, où les
personnages se nomment la Superstitieuse, la Mondaine, la Sage,
etc. La Psychomachie de Prudence est un récit de combats épiques
dans lesquels vertus et vices s’affrontent. Ces allégories littéraires
ont leurs équivalents picturaux : la peinture médiévale et renaissante
abonde en représentations des vertus et des vices sous les traits
d’hommes ou de femmes entourés d’animaux ou d’objets
représentant leurs penchants particuliers. Les formes de l’allégorie
que sont la fable, la parabole ou l’apologue, permettent de donner
une épaisseur sensible non seulement aux concepts mais encore
aux propositions. La concrétisation est beaucoup plus aboutie dans
d’autres formes littéraires telles que l’hagiographie ou les
« Miracles », et bien sûr, plus encore dans le roman. Marie
l’Égyptienne dans la Vie de sainte Marie l’Égyptienne de Rutebeuf,
les personnages de l’Heptaméron de Marguerite de Navarre, la
Pamela ou la Clarisse Harlowe dans les romans éponymes de
Richardson, ne sont pas ces personnages de l’allégorie médiévale
qui ne consistent qu’en un ensemble fini de qualités ; ce sont des
personnages individualisés par des traits physiques et psychiques
plus ou moins nombreux et par une histoire singulière. Il s’agit
d’hommes et de femmes, non d’essences. Concepts et propositions
de la morale y sont donc tout autrement et bien plus richement
incarnés, puisque ils le sont dans les actes et les comportements
d’individus singuliers.
Ainsi, les arts de la représentation permettent une forme de
« présence à la conscience [89] » que ne possède pas la maxime. Ils
font tomber sous l’intuition ce que la loi morale exprime de manière
abstraite et générale.
Le schématisme
Les œuvres réprésentatives offrent aussi des schèmes, c’est-à-
dire des canevas, des schémas de comportements susceptibles
d’être appliqués à des situations analogues. Elles proposent des
esquisses d’actions généralisables et applicables à des situations
similaires ou voisines. Les maximes et les lois morales sont en effet
générales ; or, le réel lui, est toujours particulier, complexe,
infiniment circonstancié. Entre les deux, il y a l’écart de la règle au
cas particulier, de la forme normative de l’idéal au circonstanciel. Les
entités littéraires ou picturales, elles, n’ont ni l’absolue généralité de
la loi, ni l’absolue complexité de la vie des hommes. Le personnage
de Liu dans Turandot n’a ni la complétude ni la consistance d’une
personne réellement existante ; on sait qu’elle est une servante,
qu’elle est amoureuse de Calaf, qu’elle a des sentiments nobles et
qu’elle est vertueuse. Mais elle n’a ni âge précis, ni généalogie, ni
biographie. Le personnage est constitué d’un faisceau de quelques
propriétés seulement. Cela suffit pour qu’elle n’ait pas l’évanescence
d’une rêverie changeante et fugitive ; cela permet surtout que, dans
les blancs de ses déterminations, puissent se nicher toutes sortes de
particularisations. Liu propose un schème de l’amour altruiste dans
lequel l’abnégation se traduit par le sacrifice de soi. Les fictions
peuvent donc constituer des schèmes. Ainsi que l’écrit Ricœur :
« Entre ce qui pourrait être une logique des possibles narratifs et le
divers empirique de l’action, la fiction narrative intercale son
schématisme de l’agir humain [90]. »
L’exemplarité
Les arts de la représentation fournissent des exemples au double
sens du mot : des exemplifications et des cas exemplaires.
L’exemplification permet l’incarnation dont nous avons déjà parlé.
Dans ce cas, les exemples sont des cas particuliers, choisis pour
leur caractère typique (par exemple les animaux des Fables de
La Fontaine ou les aveugles de La Parabole des aveugles de
Bruegel). Mais le cas particulier représenté peut être au contraire
choisi pour son exceptionnalité. L’exemple devient alors modèle,
principe d’imitation. Car l’imitation réclame des modèles tangibles.
« Soyez mes imitateurs comme je suis celui de Jésus-Christ » dit
Saint Paul à ses disciples. D’où le rôle accordé aux modèles dans
l’éducation morale [91]. On retrouve ici la grande tradition de
l’exemplum dont l’usage dépasse évidemment de beaucoup le
champ de l’art. Hommes d’Église et éducateurs utilisent des recueils
d’exempla ; les prêcheurs recourent dans leurs sermons à ce type
d’anecdotes moralisatrices.
Les artistes qui poursuivent des fins morales utilisent largement
ce moyen : « notre flamme devrait être rallumée par l’exemple de ce
saint homme » affirme l’auteur de La Vie de saint Alexis [92], et, dans
un tout autre contexte, en peignant dans La Mort de Joseph Bara le
cadavre de ce jeune révolutionnaire de quinze ans mort sur les
barricades, David, exorte ses contemporains à suivre cette figure
exemplaire du courage et de la ferveur révolutionnaires.
La force de l’exemplarité repose sur le ressort psychologique de
l’imitation, mis en évidence dès l’Antiquité par Aristote. Par un effet
miroir, nous apprenons à réagir comme le personnage modèle
réagit ; nous aimons ce qu’il aime, haïssons ce qu’il hait, désirons ce
qu’il désire ; nous éprouvons les sentiments qu’il éprouve comme il
les éprouve, c’est-à-dire avec violence ou au contraire en les
contrôlant (pensons seulement aux différents modèles littéraires de
l’amour : l’amour courtois des romans de chevalerie, la passion
amoureuse dans Tristan et Iseult, le marivaudage, le libertinage…).
La prégnance de l’amour passion en Occident [93], la vague de
suicides qui a suivi la publication du Werther de Goethe, les ravages
du bovarysme, sont autant de témoignages des effets mimétiques
de la littérature.
L’incarnation, le schématisme et l’exemplarité concourent ainsi à
produire cette forme spécifique d’apprentissage moral qu’est
l’édification.
Le paradigme de l’émancipation
La deuxième manière de comprendre l’efficacité éthique de l’art
n’a rien à voir avec l’édification. En totale rupture avec celle-ci, elle la
condamne sans appel. Un des meilleurs représentants de ce
deuxième paradigme que nous allons à présent considérer est
Schiller. C’est donc d’abord lui qu’il faut suivre.
Lorsqu’il écrit : « tout aussi contradictoire est le concept d’un bel
art […] édifiant (moral) ; rien n’est en effet plus contraire au concept
de beauté que la prétention de communiquer à l’âme une tendance
précise [94] », Schiller semble condamner toute prétention morale de
l’art. Pourtant, si on regarde de plus près, c’est seulement la
prétention à « communiquer à l’âme une tendance précise » qui est
blâmée. Autrement dit, c’est l’édification par l’art que Schiller
conteste. Ce qui ne signifie pas qu’il ne prescrit pas à l’art un
programme moral. Certes, la lecture de la Critique de la faculté de
juger l’a conduit à distinguer nettement le domaine de la beauté de
celui de la moralité. Mais tout en soutenant que le beau est
indépendant de toute fin morale et que, conséquemment, les beaux-
arts ne doivent pas poursuivre de buts hétéronomes, il affirme que le
beau n’est pas sans effet sur la moralité, et que l’art, quoiqu’il n’ait
pas de fin morale a bien des effets moraux. Le beau devient chez lui
non pas, comme c’était le cas chez Kant, symbole de la moralité,
mais condition de la moralité. Qu’est-ce à dire ? Qu’est-ce que la
morale pour Schiller et en quoi la beauté la prépare-t-elle ?
Il faut comprendre ce que Schiller nomme « état éthique » : celui
de l’individu qui a réussi à réconcilier en lui les deux natures de
l’homme : sa nature sensible, qui l’incline vers le monde et fait de lui
un être de désir, et, d’autre part, sa nature raisonnable qui s’affirme
dans sa liberté suprasensible. L’« état éthique », connu des Grecs et
perdu par les Modernes, est celui dans lequel ces deux natures sont
harmonieusement réunies. La liberté, maître mot de la moralité, doit
se déployer sur fond d’harmonie et de réconciliation de la nature
humaine. L’état raisonnable sera celui où les hommes seront libres
de choisir entre l’inclination sensible et le devoir et opteront
librement pour ce dernier.
La moralité étant ainsi définie, comment la beauté peut-elle la
servir ? Comment Schiller peut-il affirmer que « c’est par la beauté
que l’on s’achemine à la liberté [95] » ? C’est parce que la beauté est,
dit-il, mélange de sensible et de supra sensible. Les beautés
artistiques nous plaisent « lorsqu’elles ont l’apparence de la
nature [96] », autrement dit, lorsque leur origine dans une liberté
créatrice se fait presque oublier. La beauté artistique procède de ce
mélange de sensible et de supra sensible, de cette présence de
l’infini dans le fini. La contemplation de cette beauté nous donne
ainsi l’intuition de notre humanité totale. Les objets de l’art exercent
une séduction sensible et, ce faisant, développent la force de notre
moi phénoménal, en même temps que la spiritualisation des choses
matérielles par leur représentation développe la force de notre moi
raisonnable. Nous sommes donc plus vivement sensibles et plus
vivement spirituels. La contemplation réalise en nous cet accord au
sommet entre deux natures, et leur déploiement simultané empêche
que l’une ne prenne le pas sur l’autre.
La beauté n’a donc pas sur la moralité d’influence directe. Elle
n’engendre directement aucune pensée précise moralement bonne,
aucun acte louable déterminé. La contemplation d’un tableau ne
peut pas nous rendre charitables ; la lecture ne peut pas nous
rendre tempérants. En un mot, l’art ne nous rend pas vertueux : il
travaille à nous rendre moraux parce que la beauté travaille à
l’avènement en l’homme de la volonté libre. Il agit non sur les actions
morales mais sur la condition de toute action morale. L’action de l’art
sur la pratique morale est indirecte : elle se fait seulement via
l’autonomie spirituelle qu’elle favorise.
Il y a là quelque chose de radicalement nouveau par rapport à
tout ce que nous avons vu précédemment. Il ne s’agit pas de
développer en nous des qualités morales ou de nous mettre dans
des dispositions vertueuses, mais de préparer le terrain du devoir,
c’est-à-dire de favoriser l’état d’autonomie. On a bien affaire ici à un
fonctionnalisme indirect. Schiller refuse l’édification et les moyens de
l’édification, c’est-à-dire un art qui agirait par le biais des contenus
des œuvres. Ce serait un art didactique. C’est seulement par sa
forme que la beauté exerce cette action. cette forme est vecteur de
moralisation :
Conclusion
Ainsi donc, la réactualisation de la question de savoir si l’art peut
nous rendre meilleurs ne signifie pas le retour au docere d’Horace.
Le paradigme de l’édification valait pour une époque qui n’avait pas
été touchée par le relativisme et le scepticisme et où les hommes
vivaient sous un régime de communauté à l’intérieur duquel l’artiste
exprimait les valeurs du groupe.
L’affirmation de l’efficacité morale de l’art reçoit des formulations
différentes selon l’épistémé dans laquelle elle se déploie. Ces
formulations sont fonction de la manière dont les époques ont conçu
l’art et l’expérience des œuvres d’une part, et dont elles ont pensé le
rapport aux valeurs du bien et du mal d’autre part. Le paradigme de
l’édification suppose à la fois une morale de type arétique et une
conception de l’art dominée par la mimesis. Le paradigme de
l’émancipation se constitue dans une époque où, dans le champ de
l’art, le souci de la forme supplante celui des contenus et où le
formalisme kantien qui domine le champ de l’éthique remplace la
liste des obligations morales par l’impératif catégorique disant :
« Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en
même temps qu’elle devienne une loi universelle. » Le paradigme de
l’expérience de pensée quant à lui convient à notre temps qui,
préférant l’éthique à la morale, la conçoit avant tout comme une
capacité de réflexion et qui, après l’effondrement des formalismes
modernistes, pense que l’art propose des contenus susceptibles
d’être des supports d’entraînement à la casuistique morale.
78
. Cf. le titre de l’ouvrage de S. Cavell, Le cinéma nous rend-il meilleurs ?, Paris, Bayard, 2010.
79
. J’emploie pour l’instant les mots d’« éthique » et de « morale » comme des synonymes. Je serai amenée
à faire une distinction importante entre eux à la fin de cet article.
80
. Cela ne signifie pas que les arts non imitatifs comme l’architecture ou la musique purement instrumentale
n’ont pas n’ont pas d’effets psychologiques. Pensons seulement aux textes pythagoriciens sur les effets de
l’architecture ou à ceux de Platon faisant de la musique un précieux auxiliaire de l’éducation des guerriers.
Mais ces arts agissent de manière infraconsciente : modes musicaux
81
. Aristote, Poétique, ive s. av. J.-C. ; trad. fr. Paris, Les Belles Lettres, 1932.
82
. Accorder tant de pouvoir à la référence, c’est lui reconnaître une puissance bienfaisante autant que
malfaisante, selon les sujets représentés. Car, si on soutient que le spectacle de la vertu rend vertueux, il faut
admettre aussi que le spectacle du vice rend vicieux. Ainsi, Platon veut à la fois exclure de la cité les mauvais
poètes, c’est-à-dire ceux qui proposent en pâture aux spectateurs de mauvais modèles, c’est-à-dire des
caractères bas et des actions ignobles, et s’allier les services de ceux qui en proposent de bons. On le voit,
les pouvoirs moralement délétères de la poésie comme ses pouvoirs moralement favorables, reposent sur les
contenus de la représentation.
83
. Racine, Préface à Phèdre.
84
. Coypel, op. cit., p. 524.
85
. Diderot, Éloge de Richardson [1762], in Œuvres esthétiques, op. cit., p. 29.
86
. Ibid.
87
. Diderot, Éloge de Richardson, op. cit., p. 29.
88
– G. Ryle, op. cit.
89
– C. Perelman et L. Olbrechts-Tyteca, La nouvelle rhétorique. Traité de l’argumentation, Paris, PUF,
1958.
90
– P. Ricœur, Du texte à l’action, Paris, Seuil, 1986.
91
. Cf.Lawrence A. Blum, « Moral Exemplars: Reflections on Schindler, the Poems and Others », Midwest
studies in philosophy, XIII, 1988.
92
. Ns.
93
. Cf. Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque.
94
. Ibid., p. 292-293.
95
. Schiller, Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme [1794] ; trad. fr., Paris, Aubier, 1992, 2e lettre,
p. 91.
96
. Ibid.
97
. Schiller, Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, 22e lettre, op. cit., p. 291.
98
. Ibid., p. 288.
99
. Adorno, Notes sur la littérature, op. cit., p. 289.
100
. Cette forme d’utopianisme soutenant que l’art est, ultimement, émancipateur, est également présente
chez d’autres auteurs, mais déclinée différemment. C’est notamment le cas de Marcuse dans La Dimension
esthétique ou de Sartre dans Qu’est-ce que la Littérature ?
101
– N. Carroll, « Art, narrative, and moral understanding », in J. Levinson (éd.), Aesthetics and Ethics.
Essays at the Intersection, Cambridge, Cambridge University Press, 1998.
102
. Cf. M. Kieran, « Forbidden knowledge: the challenge of immoralism », Art and Morality, op. cit.
103
. Cf. K. Walton, « Moral in fiction and fictionnal morality », Proceeding of Aristotelian Society, suppl. vol.
68, 1994.
104
. Sur cette question de l’enseignement moral par la littérature, voir Martha Nussbaum, Poetic Justice: The
Literary Imagination and Public Life, Boston, Beacon Press, 1996.
105
. Cf. M. Nussbaum, Love’s Knowledge: Essays on Philosophy and Literature, op. cit.
106
. Diderot, Éloge de Richardson, op. cit., p. 29.
107
. Sartre, L’Existentialisme est un humanisme [1946], Paris, Nagel, 1970.
108
. Beardsmore, Art and Morality, op. cit.
109
. Marguerite de Navarre, Heptameron, quatrième journée.
110
. Cf. les essais de J. Heal, R. Gordon, A. Goldman, P. Harris et G. Curry, in M. Davis (éd.), Mental
simulation, Oxford, 1994.
111
. Cf. G. Currie, « The Moral Psychology of fiction », Australian Journal of Philosophy, no 73, 1995.
112
. Cf. M. Nussbaum, Love’s Knowledge: Poetic justice, op. cit. et F. Palmer, Literature and moral
understanding, Oxford, 1992.
113
. Cf. G. Currie, « Realism of characters », in Aesthetics and Ethics, op. cit.
114
. Cf. C. Diamond, The Realistic Spirit: Wittgenstein philosophy and the Mind, chap. ii, « Anything but
argument? », Cambridge/Londres, MIT Press, 1991.
115
– Leviathan, I, 6.
Nadia Walravens-Madarescu
L’originalité
116
. Principe consacré par la loi du 11 mars 1902 pour les sculptures et dessins d’ornement en raison du
refus des tribunaux de protéger de telles œuvres en fonction du mérite.
117
. Avec l’instauration du principe d’interdiction du mérite de l’œuvre par la loi du 11 mars 1902, les œuvres
d’art sont protégées indépendamment de leur destination.
118
. 26-11-1928.
119
TGI Lyon 04-04-2001.
120
. TGI Paris, 26-05-1987.
121
. TGI Tarascon, 20-11-1998.
122
. 13-11-2008.
123
. TGI Paris, 09-11-2010.
124
. Cass. 15-11-2005.
125
. Art. 3 décret du 03-03-1981 sur la répression des fraudes en matière de transaction d’œuvres d’art.
126
. CA Paris, 07-01-2011.
127
Y. Klein, Le dépassement de la problématique de l’art et autres écrits, ENSBA, 2003, p. 49.
128
. 16-11-2007.
129
. « Il est constant que les demandeurs ont entendu réaliser une œuvre originale en juxtaposant sur le sol
de la place 69 carrés de pierre comportant en leur centre une colonne d’eau à hauteur
130
. Cité par X. Girard : « Le temple et l’architecte », Art Press no 140, 1989, p. 40.
Daniel Fabre
La pérennité
« Le navire sur lequel Thésée s’était embarqué avec les jeunes
gens et qui le ramena sain et sauf [après avoir tué le Minotaure]
avait trente rames : les Athéniens l’ont conservé jusqu’au temps
de Démétrios de Phalère. Ils en enlevaient les planches quand
elles étaient trop vieilles et les remplaçaient par d’autres, plus
solides, qu’ils fixaient à l’ensemble. Aussi quand les philosophes
débattent de la notion d’identité, ils voient dans ce navire un
exemple controversé : les uns soutiennent qu’il reste toujours le
même, les autres disent qu’il n’est plus le même [136]. »
La matière et la forme
Ces différences nous conduisent à penser que l’injonction de
pérennité et sa réalisation, telles qu’elles émergent de l’affaire du
Vermeer enlevé, s’imposent et, surtout, se généralisent sous cette
configuration particulière assez tardivement dans le régime
occidental de l’art. En effet, deux des exemples à peine évoqués
donnent la prééminence à la fonction des œuvres, mais ce faisant
elles échappent aux contraintes logiques du paradoxe de Thésée.
David Hume a déjà traité de cette esquive en s’appuyant sur
l’exemple d’une église de briques ruinée par le temps et rebâtie en
pierres de taille : est-elle la même ou une autre ? Il suffit de
reprendre ses arguments [143]. En plaçant la pérennité du côté de
l’usage – essentiellement religieux – ces époques confondaient
identité numérique et identité spécifique, identité ipse et identité
idem pour le dire avec les mots de Paul Ricœur. Quand il s’agit de
célébrer la messe, un lieu saint en vaut un autre et les icônes sont
interchangeables comme cibles de la dévotion. S’il suffit que le
bateau navigue, nul besoin est qu’il soit plus ou moins « de
Thésée ». Or, le régime moderne de l’art – sur l’émergence duquel
les études récentes (Belting, Heinich, Shiner, Pommier [144]),
menées dans des perspectives bien différentes, sont finalement
d’accord – instaure entre la Renaissance italienne et le xviiie siècle
une exigence supérieure qui définit l’œuvre d’abord dans son
absolue singularité, elle-même rapportée à la singularité de son
auteur et signataire, ce qui transforme profondément son rapport à la
pérennité. Il semble même, à suivre la réflexion peu conformiste de
Sarah Walden [145], historienne de l’art et restauratrice de très haut
niveau, que les peintres tout particulièrement ont été sensibles à
cette mutation ontologique de leurs productions au point d’éprouver
comme contradictoires deux injonctions simultanées adressées à
l’artiste moderne : celle de donner à son tableau la vivacité du
sensible – ce qui est la preuve évidente de son « génie » personnel
– et celle de lui assurer une durée pérenne. Conflit caractérisé entre
deux éminentes valeurs. En effet, l’éclat de la présence émanait,
pensait-on, de pigments et de liants plus fragiles, plus volatils et
donc soumis à de rapides exfoliations et ternissures, alors que les
couleurs solides et durables que le vernis fixait se révélaient
d’emblée moins rayonnantes. Sous l’œil du spécialiste respectueux,
qui – muni de réactifs chimiques, de microscopes électroniques et
de scanners – plonge aujourd’hui dans leur matière même, se
découvrent chez les peintres d’antan des solutions de compromis
qui tentent de faire cohabiter vivacité instantanée de la perception et
permanence des matières et des formes, « exigences de subtilité et
de longévité [146] ». Il y aurait là, sans doute, toute une histoire à
faire. Je signalerai simplement que ces contradictions s’intensifient
et se déploient avec une force et une évidence impressionnantes au
xixe siècle.
C’est alors que l’on assiste d’abord à des glissements nombreux,
presque massifs, des fonctions. Par exemple les architectures
princières et religieuses commencent à changer de destination.
Parallèlement s’impose comme une croyance orthodoxe la
cristallisation de l’identité des œuvres autour du couple forme et
matière dont la continuité simultanée en vient à définir à elle seule la
pérennité au point de renier toute autre solution alternative du type
de celles que nous avons décrites. Dès lors, la fonction ne domine
plus le temps des œuvres, à la limite elle découle de la stabilité
idéale de la forme et de la matière, elle en devient la simple
traduction. Mettre les œuvres dans le musée, institution dont
l’expansion est continue depuis la Révolution française, revient à
traduire fonctionnellement l’impératif unique et la définition nouvelle
de la pérennité. Ce dispositif confirme son emprise dès l’instant
qu’une pratique antérieure, celle de la collection plus ou moins
privée, aboutit nécessairement, lorsque le souci de la transmission
entre en jeu, à un don au musée conçu comme une machine à
immortaliser. Mutation capitale, bien étudiée des historiens [147] et
dont Le Cousin Pons de Balzac [148] épuise les figures
psychologiques et relationnelles. Cet impératif général rend
nécessaires deux opérations, depuis longtemps connues mais qui
désormais deviennent centrales : la conservation méthodique et la
restauration raisonnée. La première vise à préserver les œuvres des
effets du temps, la seconde à effacer ceux-ci ou, du moins, à les
atténuer. Ensemble, elles aspirent à maintenir et à prolonger
indéfiniment la forme avec la matière. La nouveauté, relative, la
généralisation et surtout l’ampleur soudaine de ces pratiques –
présentées comme la pointe du progrès des valeurs de l’art, du
monument et, plus tard, du patrimoine dans la conscience collective
– ouvrent une période de trouble profond quant à la temporalité des
œuvres, trouble dont le Journal de Delacroix offre sans doute la plus
lucide et la plus engagée des chroniques.
En 1853, il exprime son rejet des restaurations – des
« nettoyages », dit-il – que conduit au Louvre son ami Frédéric Villot
qui « a tué sous lui » Les Noces de Cana de Véronèse en le
décapant jusqu’à la pâleur. Mais il faudra attendre 1860 pour qu’une
affaire éclate à propos des Rubens et du Saint-Michel de Raphaël,
aboutissant, après une campagne de presse, à la destitution de
Villot. De même Degas, quelques décennies plus tard, exprime-t-il
avec une particulière véhémence le même refus devant le jeune
Daniel Halévy qui note dans son journal, le 4 novembre 1895, cette
conversation exaltée :
« Plus j’assiste aux efforts qu’on fait pour restaurer les églises
gothiques, et surtout pour les peindre, plus je persévère dans
mon goût de les trouver beaucoup [d’autant] plus belles qu’elles
sont moins peintes. On a beau me dire et me prouver qu’elles
l’étaient, chose dont je suis convaincu puisque les traces existent
encore, je persiste à penser qu’il faut les laisser comme le temps
les a faites ; cette nudité les pare suffisamment ; l’architecture a
tout son effet, tandis que nos efforts à nous autres, hommes d’un
autre temps, pour illuminer ces beaux monuments, les couvrent
de contresens, font tout grimacer, rendent tout faux et
odieux [150]. »
La ruine et la résurrection
L’appel, minoritaire, de Delacroix à la suspension délibérée de
l’action conservatrice et restauratrice nous conduit tout droit à un
second paradoxe, dérivé de celui de Thésée, celui de la ruine. Aimer
les traces du passage du temps sur toutes les œuvres, quelles
qu’elles soient, revient à accepter leur disparition et à suspendre
toute prétention à les transmettre dans l’état où elles ont été reçues.
Si la poétique européenne des ruines [152], à laquelle Les Nuits de
Young ont donné un premier élan, ne prétend en rien intervenir sur
l’état des monuments et des sites, admettant leur irrémédiable
délitement et renonçant à toute pérennité, il n’en est plus de même à
l’époque où la conservation étend son emprise. Or, une ruine tend à
l’arasement si l’on ne veille pas à l’entretenir soigneusement en son
état de ruine, c’est-à-dire à la rénover périodiquement. Elle jouit
alors d’une pérennité qui s’attache paradoxalement aux seules
marques du temps destructeur, d’une pérennité exactement
« désœuvrée » qui me semble traduire assez bien un certain rapport
contemporain au passé. Viollet-le-Duc – créateur d’un concept de
restauration dont il revendique l’absolue modernité – et Ruskin –
défenseur des effets du temps – ont, comme on sait, incarné les
positions que le débat confronte mais ils demeurent l’un et l’autre
pris dans le cercle des alternatives que le couple
conservation/restauration délimite [153].
Or, face à l’utopie de l’œuvre figée dans le mouvement de sa
perte, se multiplient les initiatives qui, pour répondre aux
destructions soudaines, affirment, au contraire, l’obligation de
reproduire à l’identique les œuvres perdues, appelant d’une voix
unanime à renouer les fils brisés de la pérennité. Ces désastres sont
désormais instantanément et mondialement connus, provoqués par
les guerres et les catastrophes naturelles. L’incendie du pont de
Lucerne, du théâtre de la Fenice à Venise, du château de Lunéville,
la destruction guerrière du pont de Mostar, de la bibliothèque de
Sarajevo, des bouddhas de Bamiyan, des mausolées des saints de
Tombouctou, la mise à bas par la tempête du parc de Versailles…
aboutissent, dans un élan émotionnel collectif, au vœu – qui a
presque une dimension religieuse – de rétablir dans son intégrité ce
qui a été détruit [154]. Ce rachat, cette résurrection sont, en effet,
devenus des miracles souhaités et des performances techniques
réalisables. Mais cette occasion nous permet de vérifier le caractère
tout à fait historique de l’idée qui associe la pérennité à la
conservation conjointe de la forme et de la matière. Lorsque le
Parlement de Bretagne, à Rennes, est en partie détruit par les
flammes, le 5 février 1994, la lamentation collective impose la
reconstruction du palais « tel qu’en lui-même », à l’identique intégral.
Les architectes découvrent bientôt que cette identité est
insaisissable, que depuis le début du xviie siècle le bâtiment de style
italien a connu sept ou huit transformations profondes et que son
état initial ou moyen est inaccessible. De plus, sa fonction
contemporaine – il est le siège de la cour d’appel de Rennes – a des
exigences pratiques qui contrarient l’idée même d’une reproduction
et incitent plutôt à profiter de l’occasion pour améliorer sa
commodité. Le résultat sera un compromis entre un palais qui
présente aujourd’hui l’apparence artificielle de l’ancien tout neuf et
ses coulisses qui recèlent une profonde modernisation fonctionnelle.
Ils vénèrent des tombeaux dont la gloire est d’exister encore ; des
ponts renommés d’être vieux et des temples de pierre trop dure
dont pas une assise ne joue.
Ils vantent que leur ciment durcit avec les soleils ; les lunes
meurent en polissant leurs dalles ; rien ne disjoint la durée dont ils
s’affublent ces ignorants, ces barbares !
*
Vous ! fils de Han, dont la sagesse atteint dix mille années et dix
mille milliers d’années, gardez-vous de cette méprise.
Le présent au futur
Ainsi, le dualisme contemporain du matériel et de l’immatériel,
dont il est facile et banal de dénoncer le caractère factice, recouvre-
t-il, en vérité, un débat plus décisif sur l’identité des œuvres de
culture dans le temps. Il relève à sa façon le défi de la pérennité.
Mais, ce n’est point là le seul mouvement qui affecte aujourd’hui la
mise en œuvre de cette valeur. Il en est un autre qui déborde le
paradoxe de Thésée de façon inattendue. En effet, ce dernier
formule un problème lié à la conservation et à la transmission du
passé : le héros est honoré pour avoir débarrassé la Cité d’un
monstre qui réclamait son tribut de chair athénienne, son bateau est
conservé et réparé au nom de cette mémoire dans une logique de
reconnaissance de l’histoire (ou du mythe) comme leçon de vie [161].
La pérennisation de ce qui nous vient du passé a longtemps été une
manière de reconnaître la grandeur de ses œuvres et la force de ses
exemples. En cela la pérennité faisait corps avec la notion de
monument intentionnel, commémoratif. Un retournement capital est
en train d’inverser la direction de la flèche du temps. Il ne s’agit plus
seulement de pérenniser ce qui fut en se plaçant dans une position
de servant de la tradition et de ses chefs-d’œuvre mais de faire de la
transmission en tant que telle une injonction, un impératif, un devoir.
Ce thème est sous-jacent dans le dispositif du patrimoine immatériel,
obsédé par la menace de la perte, mais il occupe une position bien
plus explicite dans plusieurs configurations actuelles où l’œuvre,
quelle qu’elle soit, émerge et se définit principalement par le fait
d’être adressée au futur. La pérennisation est inscrite dans son acte
de naissance, elle n’advient pas après coup, elle fait corps avec son
projet même. Celui-ci vise donc à pérenniser le présent et à
l’adresser aux hommes – ou parfois aux êtres inconnus – de l’avenir.
Ce présent à éterniser se déploie entre deux polarités, à la fois
complémentaires et contradictoires, celle de l’événement et celle de
l’objet, qui recoupent une autre tension entre l’exceptionnel et le
banal. Deux cas exemplaires suffiront à illustrer ce type de
pérennisation et à faire surgir les contradictions qui l’habitent.
Le 3 mars 1946 est publié au Journal officiel de la République le
« Projet de loi relatif à la conservation des ruines et à la
reconstruction d’Oradour-sur-Glane ». Le village a été incendié le
10 juin 1944 par la division Das Reich qui a massacré ses habitants.
En le visitant le 4 mars 1945, le général de Gaulle lui avait conféré
un statut particulier : « Oradour-sur-Glane est le symbole des
malheurs de la patrie. Il convient d’en conserver le souvenir, car il ne
faut pas qu’un pareil malheur se reproduise. » Conservation
conjuratoire donc, « pour l’éternité » précise même le texte de la loi.
C’était sans compter sur les effets du temps. Outre la disparition
progressive des témoins qui prive les décombres conservés tels
quels du rappel des évènements qui les expliquent, un processus
d’adoucissement transforme peu à peu le village martyr en une ruine
moussue et fleurie, image d’un cadre communautaire d’antan,
partout ailleurs altéré. Un tourisme d’écomusée se substitue peu à
peu au pèlerinage du souvenir au point que certains éprouvent le
besoin de légender cet espace – « Atelier du forgeron », « Maison
de la couturière »… – pour conforter une esthétique de la nostalgie
qu’inspire ce lieu immobilisé dans un silence propice au rêve [162].
Dix ans plus tard, cette métamorphose insidieuse aboutit, en
réaction, à la clôture du village et à la création d’un « centre
d’interprétation » dont la traversée obligatoire replonge le visiteur
dans l’horreur de l’événement et l’invite à réfléchir sur les causes
d’une guerre qui ne doit plus revenir. La pérennisation mémorielle
n’avait donc pas tenu compte de la double transformation d’un lieu
fragile et d’un public né et grandi à d’autres époques. Mais le rappel
objectif de l’histoire, dans ses détails et dans son contexte, est-il
suffisant ? Sans doute pas puisque se profile désormais le besoin de
« recharger » cet espace des références à d’autres massacres de
civils, plus proches de nous, ce qui revient à faire d’Oradour, à
l’encontre de l’intention qui a présidé à sa conservation première, un
exemple de la présence perpétuée du mal [163].
Moins dramatique sans doute mais tout aussi problématique, me
semble le geste qui poussa en 1957, pour des raisons qui ne furent
pas explicitées, à procéder à un étrange enterrement sous une dalle
qui est toujours dans le hall de la Comédie française à Paris et qui
porte ces mots :
Sous cette pierre
d’Henry de Montherlant
par
131
. Mary Mac Carthy, « Vivre avec les belles choses » , Le roman et les idées [1974,] Paris, Fayard, 1988,
p. 130-159.
132
. Nathalie Heinich, « Les objets-personnes : fétiches, reliques et œuvres d’art », Sociologie de l’art, no 6,
1993, p. 25-56.
133
. Voir Aloïs Riegl, Le culte moderne des monuments. Son essence et sa genèse [1903], Paris, Seuil,
1984 et D. Fabre, « Ancienneté, altérité, autochtonie », in Daniel Fabre (dir.), Domestiquer l’histoire.
Ethnologie des monuments historiques, Paris, ministère de la Culture et de la Communication/Éditions de la
Maison des sciences de l’homme, coll. « Ethnologie de la France », série « Cahiers », 2000, p. 195-208.
134
. Stéphane Ferret, Le paradoxe de Thésée. Le problème de l’identité à travers le temps, Paris,
Les Éditions de Minuit, 1996.
135
. Gérard Lenclud, « Les cultures humaines et le bateau de Thésée. Le problème de l’identité des
cultures à travers le temps » in Denis Laborde (dir.), Désirs d’histoire. Politique, mémoire, identité,
L’Harmattan, 2009, p. 221-248.
136
. Plutarque, Vies parallèles, dir. François Hartog, trad. Anne-Marie Ozanam, Paris, Gallimard,
coll. « Quarto », 2001, p. 76.
137
– S. Ferret, Le paradoxe de Thésée, op. cit.,p. 115.
138
. Paul Zanker, Die Maske des Sokrates. Das Bild des Intellektuellen in der antiken Kunst, Munich, C. H.
Beck’sche Verlagbuchhandlinung, 1995.
139
. Marie-José Mondzain, Image, icône, économie : les sources byzantines de l’imaginaire contemporain,
Paris, Le Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 1996.
140
. Voir Andreï Tarkovski, « Andreï Roublev » [1969], in Œuvres cinématographiques complètes I, Paris,
Exils éditeurs, 2001, p. 153-381.
141
. Vladimir Solooukhine, Les Planches noires. Notes d’un collectionneur débutant, Moscou, Éditions du
Progrès, 1990.
142
. Henry Kraus, God was the Mortar. The Economics of Cathedral Building, Londres, Routledge & Kegan
Paul, 1979 (trad. L’argent des cathédrales, Paris, Le Cerf-CNRS éditions, 2012).
143
– S. Ferret, Le paradoxe de Thésée, op. cit., p. 115.
144
. Hans Belting, Image et culte : une histoire des images avant l’époque de l’art, Paris, Éditions du Cerf,
1997 ; N. Heinich, Du peintre à l’artiste : artisans et académiciens à l’âge classique, Paris, Éditions de Minuit,
1993 ; Larry Shiner, The Invention of Art. A Cultural History, Chicago, The University of Chicago Press,
2001 ; Édouard Pommier, Comment l’art devint l’Art dans l’Italie de la Renaissance, Paris, Gallimard, 2007.
145
. Sarah Walden, The Ravished Image. Or How to Ruin Masterpieces by Restoration, Londres,
Weidenfeld & Nicolson, 1985 (trad., Outrage à la peinture, Paris, Ivrea, 2003).
146
. Ibid., p. 49.
147
. Voir Dominique Poulot, Patrimoine et musées : l’institution de la culture, Paris, Hachette, 2001.
148
. Honoré de Balzac, Le Cousin Pons [1847], préface Jacques Thuillier, Paris, Gallimard, coll. Folio »,
1973.
149
. Daniel Halévy, Degas parle…, Paris/Genève, La Palatine, 1960, p. 82-83.
150
. Eugène Delacroix, Journal (1822-1857), vol. i, éd. M. Hannoosh, Paris, José Corti, coll. « Domaine
romantique », 2009, p. 535-536.
151
. Eugène Viollet-le-Duc, « Restauration », in Dictionnaire raisonné de l’architecture française du xi e au
xvi e siècle, vol. viii, Paris, Bance et Morel, 1866. Voir aussi du même auteur L’éclectisme raisonné, choix de
textes et préface de Bruno Foucart, Paris, Denoël, 1984, p. 121-143.
152
. Roland Mortier, La poétique des ruines en France. Ses origines, ses variations de la Renaissance à
Victor Hugo, Genève, Droz, 1974.
153
. Michel Makarius, Ruines. Représentations dans l’art de la Renaissance à nos jours, Paris, Flammarion,
2004.
154
. D. Fabre, « Catastrofe, scoperta, intervento o il monumento come evento », in Andreina Ricci (dir.),
Archeologia e urbanistica. XII Ciclo di Lezioni sulla Ricerca applicata in Archeologia (Certosa di Pontignano
2001), Florence, All’Insegna del Giglio, 2002, p. 19-27. Disponible en ligne,
http://www.bibar.unisi.it/sites/www.bibar.unisi.it/files/testi/testiqds/q53-54/urban_02.pdf [consulté en
mars 2013]. Voir aussi du même auteur, Émotions patrimoniales, Paris, ministère de la Culture et de la
Communication/Éditions de la Maison des sciences de l’homme, coll. « Ethnologie de la France », 2013.
155
. Ch. Bortolotto, Il patrimonio immateriale secondo l’Unesco : analisi e prospettive, Rome, Istituto
poligrafico e Zecca dello Stato, 2008 ; Le Patrimoine culturel immatériel. Enjeux d’une nouvelle catégorie,
Paris, ministère de la Culture et de la Communication/Éditions de la Maison des sciences de l’homme,
coll. « Ethnologie de la France », 2011.
156
. La bibliographie sur ces conceptions occidentale et orientale de la matérialité (et donc de la pérennité)
commence à être considérable même s’il manque encore une analyse historique précise des moments de
cette confrontation. J’utilise, entre autres : Simon Leys, « L’attitude des Chinois à l’égard du passé », in
L’humeur, l’honneur, l’horreur. Essais sur la culture et la politique chinoises [1985], Paris, Robert Laffont, 1991,
p. 11-48 ; Marc Bourdier, « Le mythe et l’industrie ou la protection du patrimoine culturel au Japon »,
Genèses, no 11, 1993, p. 82-110 ; Masahiro Ogino, « La logique d’actualisation. Le patrimoine et le Japon »,
Ethnologie française, n. s., t. 25, no 1, « Le vertige des traces », 1995, p. 57-64 ; Nicolas Fiévé, « Architecture
et patrimoine au Japon : les mots du monument historique », in Régis Debray (dir.), L’abus monumental,
Paris, Fayard,
157
. E. Viollet-le-Duc, L’éclectisme raisonné, choix de textes et préface de Bruno Foucart, Paris, Denoël,
1984, p. 121.
158
. Victor Segalen, Stèles, éd. critique Henry Bouillier, Paris, Mercure de France, 1982.
159
. V. Segalen, Briques et tuiles, éd. Henry Bouillier, Fontfroide, Fata Morgana, 1987, p. 66-71.
160
. Voir M. Bourdier, « Le mythe et l’industrie ou la protection du patrimoine culturel au Japon », art. cit.
161
. Voir François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Le Seuil,
coll. « La Librairie du xxie siècle », 2003.
162
. Sarah Farmer, 10 juin 1944, Oradour, arrêt sur mémoire, Paris, Perrin, 2004.
163
. Voir la séquence de la visite des représentants d’un village martyr bosniaque dans l’excellent film de
Patrick Séraudie, Une vie avec Oradour, Nour Films, 2011.
164
. William Jarvis, Time Capsules, a Cultural History, Jefferson, McFarland éditeur, 2003.
165
. Voir l’article très stimulant de Brian Durrans, ethnologue au British Museum et spécialiste des Time
capsules : « Time capsules as extreme collecting », in Graeme Were et J. C. H. King, Extreme Collecting:
Challenging practices for 21 st Century Museums, New York, Berghahn Books,
166
. Voir Claudie Voisenat (dir.), Imaginaires archéologiques, Paris, ministère de la Culture et de la
Communication/Éditions de la Maison des sciences de l’homme, coll. « Ethnologie de la France », 2008.
167
. Voir Thomas Pearsall Field Hoving, La Croix de maître Hugo, Paris, Calmann-Lévy, 1981.
168
. Makarius, op. cit., 2004.
169
. Jochen Gerz, Le monument vivant de Biron, La question secrète, Arles, Actes Sud, 1996.
Jean-Marie Schaeffer
Le plaisir
Malaises philosophiques
En travaillant à la rédaction de ce texte, j’ai remis la main dans
ma bibliothèque sur un ouvrage classique de l’esthétique
philosophique d’inspiration analytique intitulé Pleasure, Preference
and Value [170]. On y trouve des contributions d’éminents
philosophes analytiques, tels John McDowell, Philip Pettit, Eva
Schaper, Barry Falk, R. A. Sharpe, Antony Savile, Malcolm Budd,
Ted Cohen et J. M. Cameron. À la lecture du titre je pensais pouvoir
faire mon miel de l’ouvrage, ou en tout cas y trouver quelques
lumières pour mon thème, même si dans le vague souvenir qui me
restait d’une première lecture il y a de cela quelque trois décennies,
la problématique du plaisir n’avait laissé aucune trace. Je me
résignai à y voir un signe de l’inexorable naufrage de ma mémoire,
car après tout la notion qui m’intéressait figurait en toutes lettres
dans le titre de l’ouvrage : « Pleasure ».
En réalité, le ramage ne se rapportait guère au plumage : je dus
me rendre à l’évidence que le titre n’avait pas grand-chose à voir
avec le contenu. Quelque peu dépité je découvris d’abord que sur
les neuf articles du recueil seulement deux contenaient le terme
« plaisir » dans leur titre, à savoir le texte de Eva Schaper, « The
pleasures of taste », et celui de R. A. Shape, « Solid joys or fading
pleasures ». Et de fait, la question du plaisir en art n’est abordée que
dans trois contributions, celles, déjà citées, de Schaper et Shape,
ainsi que celle d’Antony Savile « Beauty and Attachment ». Parmi
les autres auteurs un seul traite de la question du plaisir : il s’agit de
Ted Cohen, qui, dans un texte devenu un classique, parle du plaisir
pris… aux blagues. Bien qu’il existe un art des blagues, je me suis
dit que je ne convaincrais sans doute pas grand monde parmi les
amateurs d’art (qui sont généralement des gens distingués) en
prenant le texte de Cohen comme un exemple d’une conception
hédoniste de l’art.
Tout aussi étonnant est le fait qu’aucun des auteurs n’étudie
conjointement les trois notions du titre – plaisir, préférences, valeurs
– alors qu’elles constituent le tripode par excellence de toute
réflexion sur la relation esthétique et tout particulièrement sur le
jugement esthétique. Ainsi McDowell et Pettit développent une
ontologie réaliste des propriétés esthétiques et s’intéressent au
statut épistémique des jugements esthétiques, sans que les notions
de « plaisir » et de « préférences » n’entrent dans leur
argumentation (fût-ce pour se voir rejetées), comme si l’ontologie
réaliste des propriétés esthétiques et l’épistémologie objectiviste des
jugements esthétiques étaient incompatibles avec les notions même
de « plaisir » et de « préférences ».
Tout cela témoigne d’un embarras qui devient particulièrement
tangible dans les trois textes qui daignent parler du « plaisir » dans
le cadre d’une interrogation sur l’art. Les trois auteurs en question
essaient en effet de neutraliser au plus vite la notion : Schaper noie
la question dans une perspective kantienne, Savile congédie le
plaisir au profit de l’attachement, Shape dénonce les « fading
pleasures » qu’il oppose aux « solid joys ». Le seul à adopter une
attitude non prévenue à l’égard de la question est Ted Cohen, mais,
comme déjà indiqué, il parle de blagues et non pas d’œuvres d’art.
Il ne faudrait pas croire que l’attitude pour le moins embarrassée
des auteurs de ce recueil soit l’exception. Elle est plutôt la règle, et
cela depuis assez longtemps déjà, dans les écrits consacrés à l’art.
Chaque fois que c’est possible on évite d’aborder le sujet. Si ce n’est
pas le cas, deux stratégies prédominent : soit on louvoie (par
exemple en insistant sur le fait que s’il peut y avoir du plaisir
résultant de l’expérience des œuvres d’art, ce plaisir est totalement
différent des autres plaisirs), soit, et c’est la position la plus
répandue, en défendant l’idée qu’il n’existe pas de lien entre
l’expérience d’une œuvre d’art et la dimension hédonique. D’où vient
cet embarras, alors même qu’en prêtant attention à la manière dont
les gens qui nous entourent s’expriment lorsqu’ils parlent d’un film
ou d’une pièce de théâtre qu’ils ont vus, d’un livre qu’ils ont lu, d’une
exposition qu’ils ont visitée, on ne peut manquer de constater que
les expressions qui reviennent le plus souvent – « Cela m’a plu »,
« C’était super », « C’était plaisant », ainsi que leurs équivalents
négatifs – concernent la valence hédonique de l’expérience produite
par les œuvres en question ?
Hédonisme et antihédonisme
Penser que produire du plaisir est une des valeurs que les
œuvres d’art peuvent ou doivent poursuivre légitimement est une
position qui a été exprimée à d’innombrables reprises au cours de
l’histoire de la culture européenne, depuis l’antiquité grecque jusqu’à
nos jours. On trouve des vues du même type dans d’autres grandes
cultures de l’écrit, par exemple en Inde, en Chine, au Japon et dans
l’immense aire culturelle de l’Islam, mais tout aussi bien dans les
innombrables autres cultures humaines qui jusqu’à un passé récent
fonctionnaient sur le mode de l’oralité. En fait, on aurait bien des
difficultés à trouver une culture dans laquelle l’art n’est pas associé
plus ou moins intimement à l’idée de quelque chose qui a partie liée
avec une expérience « plaisante ». Du moins cette affirmation est-
elle correcte si on remplace le terme « art » par le nom de telle ou
telle des pratiques créatrices humaines que nous réunissons depuis
quelques siècles sous ce terme. On peut discuter sans fin pour
savoir si dans le passé d’autres cultures que la nôtre ont eu à leur
disposition la notion d’« art » ou une notion apparentée. En
revanche, il est indéniable que d’innombrables sociétés autres que
la nôtre ont connu ou connaissent des sculptures, des poèmes
épiques ou lyriques, des pièces de musique, des images, des récits
de fiction, des représentations théâtrales, et ainsi de suite. Or dès
lors qu’une société connaît une de ces pratiques, elle considère
pratiquement toujours aussi qu’une des dimensions de cette pratique
réside dans sa capacité de donner lieu à une expérience
hédoniquement positive. Ainsi, partout où il y a de la sculpture, il
importe qu’elle puisse être appréciée positivement (par un humain,
par l’ancêtre à qui elle est dédiée, par l’Esprit qui est censé venir
l’habiter et animer, etc.). La même chose vaut pour le chant, la
musique ou la danse : même lorsqu’elles possèdent des fonctions
« sérieuses », par exemple rituelles, religieuses, guerrières ou
propagandistiques, ces pratiques doivent aussi retenir l’attention par
des caractéristiques qui satisfont les auditeurs et spectateurs (ou le
commanditaire) – fût-ce en produisant, à l’instar du paradoxe du
tragique dans le domaine littéraire, des constellations émotionnelles
conflictuelles, tel le plaisir triste (ou la tristesse plaisante) des chants
funèbres.
Bien entendu, cette conviction que l’art doit plaire n’est pas
toujours exprimée sous une forme directe. Ceci tient notamment au
fait que la notion même de « plaisir » est un concept mou, comme
en témoignent notamment deux millénaires de tentatives
philosophiques généralement vaines de le définir, que ce soit par
introspection ou déductivement à partir d’une théorie générale de
l’esprit. Mais les travaux de la neurobiologie et de la psychologie
expérimentale ne laissent guère de doute sur l’existence (et le rôle
central dans notre « économie psychique ») d’états hédoniques,
souvent d’ailleurs subpersonnels, régulés par des
neurotransmetteurs spécifiques [171]. Par ailleurs nous avons appris
à accepter depuis un certain temps qu’une réalité n’a pas besoin de
se laisser conceptualiser de manière précise pour exister.
On peut donc soutenir raisonnablement que dans toutes les
cultures humaines la capacité d’une œuvre d’art de donner lieu à
une satisfaction – donc un état hédonique positif – inhérente à sa
réception même fait partie des conditions qu’on considère comme
constituantes de toute œuvre réussie. Parfois elle est même
considérée comme une condition nécessaire et suffisante – c’est le
cas dans les théories hédonistes de l’art. Certes, cette position
purement hédoniste est sans doute minoritaire. En effet, dans la
plupart des contextes, le plaisir n’est pas allégué comme une
condition suffisante. En revanche, il est très rare qu’il ne soit pas
considéré comme une condition nécessaire. Ainsi, dire qu’une
expérience d’activation d’une œuvre d’art n’est réussie que
lorsqu’elle est source de plaisir est plus qu’une doctrine : c’est une
conviction vécue qui semble accompagner la question du mode
d’action des artefacts artistiques à peu près en tout temps et en tout
lieu.
Pourtant dans notre propre culture, ou plutôt dans les
représentations savantes développées au sein de notre culture,
cette conception « hédoniste » du mode d’action des œuvres d’art a
aussi été critiquée, voire dénoncée de manière récurrente, et parfois
de façon violente, depuis l’antiquité grecque jusqu’à nos jours. Dans
le domaine de l’art moderne et contemporain en particulier, le plaisir
a été et est souvent considéré non seulement comme n’étant pas
nécessaire pour qu’on puisse parler d’une œuvre réussie, mais
encore comme étant hors de propos voire incompatible avec les buts
réels de la création artistique. L’embarras si tangible dans les textes
du recueil dont j’ai parlé au début et qui pourtant contient le terme de
« plaisir » dans son titre, ne s’explique à mon avis pas seulement
par le caractère difficilement saisissable de la notion de « plaisir »,
mais doit être mis en relation avec la domination, dans le monde
savant, de cette doctrine antihédoniste. Il n’est pas sûr que la
doctrine traduise réellement l’expérience vécue, y compris de celles
et ceux qui la défendent de la façon la plus éloquente, ne serait-ce
que parce que, comme indiqué, du point de vue psychologique, une
expérience hédoniquement marquée de façon positive n’est pas
nécessairement consciemment vécue comme une expérience de
« plaisir », en sorte que beaucoup d’états hédoniques positifs (ou
négatifs) échappent à l’introspection. Mais quoi qu’il en soit de sa
validité descriptive, en tant que doctrine, la position antihédoniste
nous en apprend beaucoup à la fois sur les conceptions savantes de
l’art et sur notre attitude face au plaisir. En effet, polémiquer contre le
rôle du plaisir en art engage presque toujours conjointement une
conception particulière de l’art et une conception particulière du
plaisir. Selon qu’on valorise ou qu’on dévalorise l’art, selon qu’on
valorise ou qu’on dévalorise le plaisir, on aboutira à des
combinaisons différentes, et donc à des évaluations différentes des
relations entre les deux.
170
. Pleasure, Preference and Value, Cambridge, Cambridge University Press, 1983.
171
. Voir notamment Peter Hadreas, « Intentionality and the Neurobiology of Pleasure », Studies in History
and Philosophy of Biological and Biomedical Sciences, vol. 30, no 2,1999, p. 219-236 ; Peter Shizgal, « On
the neural computation of utility: Implications from studies of brain stimulation reward », in D. Kahneman,
E. Diener et N. Schwarz (dir.), Well-being: The foundations of hedonic psychology, New York, Russell Sage
Foundation, 1999, p. 502 ; Kent Berridge, « Pleasures of the brain », Brain and Cognition, no 52, 2003,
p. 106-128, et « Pleasure, Unfelt Affect, and Irrational Desire », in A. S. R. Manstead, N. H. Frijda et
A. H. Fischer (dir.), Feelings and Emotions, the Amsterdam Symposium, Cambridge, Cambridge University
Press, 2004, p. 243-262 ; Peter Kuppens, « Individual differences in the relationship between pleasure and
arousal », Journal of Research in Personality, no 42, 2008, p. 1053-1059.
172
. Voir Platon, Lois, livre II, 654-655.
173
. Ibid., 655 d.
Pascal Griener
La rareté
Le 31 mars 1913, mourut John Pierpont Morgan, le plus grand
financier américain de la fin du siècle. Il laissa un palais dans le plus
beau quartier de New York, mais surtout, une très vaste collection
d’art. Au moment où la famille ouvrit son testament, elle s’aperçut
que l’homme conservait une part d’ombre. Aux yeux du monde, sa
collection – une assemblée générale de pièces uniques – était
devenue le signe d’une fortune inépuisable ; en fait, elle en
constituait la plus grande partie, mobilisée sur des objets. Cette
« surprise » dévoile le rapport qui s’établit entre l’économie de la
rareté et l’économie ordinaire. Chez Morgan, la première créait
l’illusion d’une richesse en numéraire, et se posait en signe
supplémentaire d’abondance ; de fait, elle constituait presque toute
la fortune. C’est grâce à l’illusion qui renforçait son assise financière,
que Morgan put jouer un rôle colossal dans le monde économique
de son temps.
Depuis l’essai de Raymonde Moulin, consacré à la genèse de la
rareté artistique et paru en 1978, beaucoup de travaux ont été
consacrés à l’histoire économique de l’art comme à l’histoire des
collections. Ces investigations multiples permettent de répondre,
d’une manière nuancée, aux questions posées si judicieusement par
Raymonde Moulin [174]. Au lieu de me concentrer sur l’art
contemporain, je préfère revenir sur les fonctionnements induits par
la notion de rareté dans le monde prémoderne. Ma perspective est
double : elle tente de saisir des pratiques sociales, et des systèmes
de représentations dans lesquelles elles s’enchâssent. Ces
pratiques s’étendent sur une durée plus ample qu’on ne le pense.
Raritas, Raritez. La genèse d’un concept
Je commencerai par examiner l’histoire du mot, qui me paraît
livrer quelques clés importantes. Le terme « raritas » existe en latin,
mais il demeure synonyme d’« infrequentia », ou, s’il porte sur une
matière, de « porosité [175] ». Le prédicat « rare » désigne un
matériau peu dense ; utilisé métaphoriquement, il qualifie tout
d’abord un être d’exception. À la Renaissance, grâce à un
déplacement métonymique très significatif, le terme désigne un objet
qualifiable d’exceptionnel. Du prédicat naît le substantif.
Ambroise Paré : « Monsieur le Coq […] me donna une corne
dudit poisson, qu’il gardait en son cabinet bien chèrement : lequel
sachant que j’étais curieux de rechercher les choses rares et
monstrueuses, désira qu’elle fût mise en mon cabinet avec mes
autres raretez [176]. » Bacon : « A goodly huge cabinet, wherein
whatsoever the hand of man by exquisite art or engine has made
rare in stuff, form or motion; whatsoever singularity, chance, and the
shuffle of things hath produced; whatsoever Nature has wrought in
things that want life and may be kept; shall be sorted and
included [177]. » En 1602, le terme rareté apparaît enfin dans son
sens moderne, dans un rapport sur la Mission de Harlay de
Beaumont en Angleterre : « Raretez = objets rares, singuliers,
curieux [178] ». À la fin du xviie siècle, Furetière articule dans son
Dictionnaire (1690) le réseau de significations qui s’est tissé autour
du terme, avec les représentations de la valeur qu’il sous-tend [179].
En effet, le lexicographe propose plusieurs lignes de compréhension
du phénomène. D’entrée, l’existence de la rareté est subordonnée à
une culture du désir de connaître et de posséder, une culture qu’il
subsume sous la catégorie importante et ancienne de la
curiositas [180]. La rareté est subordonnée à l’exercice d’une
cupiditas ; elle relève de l’économie du désir. Deuxièmement, la
rareté met en branle un imaginaire qui, à sa limite, fait désirer des
objets si rares qu’ils confinent à l’inexistence, au mythe : « Le
phœnix est un oiseau bien rare, si tant est qu’il y en ait. » La rareté,
comme modulation de l’accessibilité des biens, donne lieu à des
définitions conflictuelles. D’un côté, Furetière pose que la rareté
résulte d’une mobilisation de la richesse, causée par l’interruption de
la circulation des biens et du numéraire : « On dit dans le commerce,
que l’argent est rare, quand les bourses sont serrées, lorsqu’il n’est
point en mouvement : qu’un livre est rare, quand on n’en trouve plus
chez les marchands. » Mais à cette définition, Furetière appose deux
autres acceptions essentialistes de la valeur : la première pose que
la rareté découle de l’impossibilité de se procurer une matière :
« Rareté. Chose qui se trouve peu souvent. C’est la rareté de l’or et
des diamants qui fait leur prix. Le cabinet du Roy est plein des plus
grandes raretez de la terre, de toutes sortes de raretez. » La
seconde acception, encore plus extrême à cet égard, attribue la
rareté à une caractéristique mystérieuse, comme profondément
enfouie dans l’objet ; ce caractère conférerait le caractère électif de
la rareté. La magie de la rareté se dévoile ici peu à peu. L’objet rare
appartient à une économie paradoxale, puisqu’il circule comme un
autre bien ; cependant, il est serti dans une représentation qui en fait
un bien désigné comme « non-circulant », qui se définirait par sa
non-circulation. Il tient donc à une économie seconde, qui fait
circuler des biens dont la caractéristique principale est leur non-
circulation [181]. D’autre part, comme nous l’avons vu, l’objet d’art
relève d’une économie de la rareté en grande partie mise en
mouvement par la « libido sciendi, possidendi, dominandi » ; mais ce
désir tend à transférer dans l’objet même les qualités que lui confère
sa convoitise même. Enfin, intercepter l’objet du circuit des
échanges, c’est le transformer en objet durable de concupiscence
par autrui, concupiscence impossible à assouvir, et que chaque
regard creuse davantage. Il faut se contenter d’envier, pire, de jouir
sans posséder. En détenant l’objet, son maître en possède
magiquement la connaissance, ou du moins une espèce de
monopole sur sa connaissance ; enfin, le cadre naturel de la rareté
est la collection, comme ordonnancement systématique, ou comme
promesse d’un vaste système de connaissances, articulant tout objet
agrégé dans une construction ambitieuse. La phrase de Furetière :
« Le cabinet du Roy est plein des plus grandes raretez de la terre,
de toutes sortes de raretez », revêt ici toute sa signification : en
accumulant des trésors de la terre, le roi crée une représentation du
macrocosme sous l’espèce d’un microcosme. De cet univers,
comme collection d’objets, d’êtres, mais aussi comme somme de
connaissances, il s’érige en maître absolu. La force du système
repose sur la pratique étendue de la métonymie de synecdoque,
métonymie spatiale par excellence. Le possesseur de raretés se
couvre de leur lumière. Plus profondément, la vaste somme d’objets
rares, suspendue de toute circulation des biens, crée
symboliquement une nouvelle définition du lieu comme origine
absolue, où aboutissent tous les pèlerinages. Le centre délimité par
l’accumulation de raretés désigne un lieu élu, sur ce que Wladimir
Jankelevitch appelle une « mappemonde passionnelle [182] ».
Puisque les objets rares ne circulent pas, il faut se déplacer pour les
admirer. La culture de la rareté est indissociable d’une pratique
moderne de la peregrinatio : le voyage spirituel rend hommage au
lieu abritant les objets rares, comme lieu central, comme nombril du
monde – telle la Delphes antique, ombilicus mundi [183].
Pour comprendre la culture de la rareté dans la scénographie qui
règle sa mise en œuvre, il suffit de lire un traité germanique, écrit à
la fin du xviie siècle, et qui émane du milieu caméraliste [184]. Paul
Jacob Marperger considère la rareté comme l’objet d’une poursuite
qui motive un voyage initiatique. De ce voyage, le livre prescrit
toutes les péripéties. La contemplation de la rareté, ici, relève de
l’Ars apodemica [185]. Avant de visiter une Wunderkammer, le jeune
curieux doit s’enquérir de sa localisation, de son propriétaire, et
compulser de nombreux récits de voyage. Il doit réunir des
informations sur la fiabilité du guide, qui commente les pièces qui
seront montrées. Une fois admis à entrer, le visiteur sait qu’il ne doit
rien toucher, à moins que le guide ne place un objet dans ses mains.
Il ne doit contempler que les pièces montrées par le guide, sous
peine d’être aveuglé par l’abondance d’objets, qui défie les limites de
sa capacité de rétention. Il doit immédiatement solliciter une
description du système qui articule la place des objets rares dans la
chambre, et qui leur confère leur sens. Il ne doit pas se montrer trop
crédule, mais résister à la tentation de céder aux exclamations
d’admiration. Car l’étonnement, dans son excès, risque d’immobiliser
le visiteur, transformé en statue [186]. Descartes l’a deviné : la rareté,
alors, fonctionne comme une Gorgone qui pétrifie tout humain y
portant son regard. Elle le laisse muet. En un mot, le visiteur doit
conserver assez de distance pour mesurer le degré de fiabilité du
guide, et juger le degré réel de rareté des objets présentés à sa vue.
La reconnaissance de la rareté se donne donc dans une mise en
scène, à la frontière invisible entre le voir et le croire ; elle repose sur
la maîtrise de rapports visuels intenses, potentiellement dangereux
s’ils ne sont pas réglés par le sujet d’admiration. Retourné au
bercail, le visiteur déploie ses connaissances sous la forme de récits
émerveillés [187].
Dans le cadre délimité par les paradigmes scientifiques
prémodernes, l’objet rare de la nature est, idéalement, un unicum :
La nature, considérée comme natura naturans, pour ne pas dire
natura artista, est célébrée pour sa puissance de création, dont
l’artiste fournit la métaphore idéale. Dans un monde qui ne connaît
pas encore les typologies modernes, ni l’étude des lois fondées sur
l’observation de régularités, la nature se dévoile donc, non dans ses
spécimens les plus banals, mais par la création de monstres
uniques. L’acte de connaissance, dans la culture de la curiosité, est
tout tendu par la rareté – c’est elle seule qui conditionne la
concentration du regard, sa focalisation dans une société d’élite.
Charles de la Chesnée Monstereul, dans Le Floriste français (1654)
affirme que si les tulipes venaient à être communes, elles ruineraient
le plaisir que procure le commerce entre les hommes d’honneur,
avec la douce société qu’offre un cercle d’élite. La rareté des objets,
si elle n’existait pas, devrait être inventée : elle se dévoile ici comme
technique de sociabilité, qui délimite un cercle étroit d’esprits curieux
et polis [188].
La culture de la rareté a pris sa forme définitive, aux xvi-xviie
siècles, et cette forme puise dans trois composantes majeures de
l’histoire culturelle : la relique, le fétiche, l’accumulation primitive du
capital. La culture de la relique transfère une force magique dans un
objet – ossement unique d’un martyr, rapporté de loin, ou même
objet jadis touché, possédé par un saint – reste sacré,
thésaurisé [189]. Ce modèle, dont l’impact culturel est considérable, a
légitimé la théorie essentialiste de la rareté. La découverte des
Nouveaux Mondes, elle, a ouvert la réflexion sur la rareté par un
biais indirect, mais capital : celui du fétichisme de la marchandise.
Après les premières expéditions portugaises et espagnoles en
Afrique, et l’exploration de l’Amérique, les premiers récits paraissent
en Hollande comme en Espagne. Dans ces textes, la pratique du
fétiche, observée dans les cultures anciennes, absorbe une grande
attention. Le terme fétiche dérive du portugais fetiço, qui signifie
« pratique de la sorcellerie » mais aussi « [produit]
manufacturé [190] ». Ce double usage trahit un lien entre deux
analyses qui naissent concurremment – celle d’une pratique
anthropologique, et celle d’une pratique économique. Le terme
utilisé par Pieter de Marees dans sa Description de Guinée (1602),
se répand dans toute l’Europe. Dans un article important sur le
fétiche, William Pietz relève que la critique européenne du fétiche
primitif, contemporaine des premières explorations, marque alors
une rupture radicale par rapport à l’analyse médiévale de l’idolâtrie.
Le fétiche n’est plus considéré comme une idole, mais comme un
objet originellement doté de pouvoirs magiques, qui peut être vendu
comme une rareté en Europe. Bref, le fétiche devient le lieu
détourné où s’effectue la critique du fétichisme de la marchandise.
Cette critique signale l’émergence d’une culture moderne, où
triomphe la fascination pour la marchandise à valeur ajoutée ; l’objet
rare en est la version sublimée, et comme l’hypostase. Par son
origine cultuelle mais exotique, la raritas se donne comme un produit
dont la magie repose sur le retrait de l’usage, mais non pas sur le
retrait d’un marché des biens magiques. Davantage, sa valeur
ajoutée relève d’une tekhnè. La rareté se façonne, elle se construit
sur un simple support matériel. Quelques décennies plus tard, dans
le Nord de l’Europe, la spéculation sur les bulbes de tulipes connaît
des excès inouïs, jusqu’au « krach » de 1637 [191]. Ce krach rend
visible une ère où domine l’accumulation du capital ; il en marque la
première crise, entièrement générée par la vertu conjointe de
spéculateurs habiles, et d’un puissant imaginaire collectif, tendu par
le désir de posséder une même plante.
Il faut attendre le début du xviiie siècle, pour que la rareté soit
définie dans une représentation économique structurée de la valeur
dans le domaine de l’art. En 1714, un Hollandais séjournant à
Londres, Bernard de Mandeville, publie sa Fable of the Bees or,
Private Vices, Publick Benefits accompagné par un essai
philosophique : A Search into the nature of society [192]. Mandeville y
pose que la valeur de l’art repose sur l’articulation de quatre
critères : 1o le nom du maître, 2o son temps, 3o la rareté de son
œuvre (« scarcity »), 4o et le rang de ceux qui ont possédé l’œuvre,
c’est-à-dire son « pedigree ». Comme on le voit, tous ces critères
sont extrinsèques ! Et le concept de pedigree y est forgé pour la
première fois. Le pedigree ouvre à l’expérience de la rareté virtuelle ;
par la vertu d’un contact physique, elle pare un objet banal ou un
être quelconque d’un éclat secondaire. Cet éclat est reflet
d’éclat [193].
Un champ où la rareté se gère : l’art
Les sociologues de l’art sous-estiment souvent la complexité du
marché de l’art ; en particulier, leur attachement à l’idée de l’unicité
de l’œuvre d’art à l’ère moderne entrave plus qu’elle ne facilite leur
analyse ; de fait, la production de masse a toujours existé [194]…
Depuis deux décennies, un immense travail a permis de défricher ce
domaine. À l’aide de quelques exemples ciblés, nous aimerions
montrer comment l’artiste gérait la catégorie de la rareté, de la
Renaissance au xixe siècle.
Dès la Renaissance, les artistes tentent de projeter une image
humaniste de leur corporation, afin de faciliter leur reconnaissance
sociale [195]. Leur pratique, elle, reste globalement artisanale, même
si plusieurs d’entre eux se laissent tenter par une production de
masse, exécutée par un atelier populeux, ou comme à Anvers, grâce
à la sous-traitance. La représentation de la rareté, ici, joue un rôle
cardinal : elle sert à déguiser la production souvent rapide,
partiellement déléguée d’un artefact, sous l’image lisse d’une œuvre
unique, entièrement créée et exécutée par l’artiste.
Lorsqu’il voyage en Italie, Dürer exécute un Jésus au milieu des
docteurs qu’il destine à un collectionneur peu regardant (1506).
L’artiste, qui ne désire pas y gâcher son temps, négocie son
exécution en cinq jours à peine ; il y applique une technique
trompeuse car, de loin, elle produit un effet de fini. Ici, l’artiste imite
un faire lent et pignoché, à l’aide d’un tour de main rapide. La rareté,
induite par le temps précieux qu’un génie consacre à une œuvre,
s’avère ici un leurre, couvrant une pratique de masse [196]. D’autres
artistes, qui travaillent en atelier selon des principes hérités par le
Moyen Âge, signent une production multiple. Pieter Bruegel l’Ancien
et son studio produisent plus de dix exemplaires connus du
Recensement à Bethléem (1566). L’exemplaire le plus célèbre est
conservé aux Musées royaux de Bruxelles, mais d’autres
exemplaires rejouent le même thème, dans la même composition,
au détail près. Les couleurs, différentes quand on les compare zone
à zone d’une peinture à l’autre, s’harmonisent et s’équilibrent au sein
d’une même peinture, pour produire un effet général assez
standardisé ; on peut comparer ces exemplaires à l’interprétation
d’une même partition, jouée par différents instrumentistes issus
d’une même famille. La production, légitimée par l’atelier Bruegel,
subsume le travail de plusieurs mains sous une représentation
unique : celle du chef de l’entreprise Bruegel [197]. Ici, la signature
s’apparente encore à une marque de fabrique, comme au moyen
âge. Au xviie siècle, peu d’artistes refusent de se laisser tenter par
ces stratégies économiques ; Vermeer, qui tient à une qualité sans
compromis, peint seul et avec lenteur. Il n’ambitionne que de
satisfaire un petit cercle de collectionneurs. Le caractère si
confidentiel, si radical propre à sa gestion de la rareté lui coûtera sa
réputation dès sa mort. Il faudra attendre le xixe siècle pour que
Théophile Thoré-Bürger réassigne à cet artiste un corpus d’œuvres
qui, faute d’une mémoire vivante du peintre, avait été attribué à
d’autres maîtres [198]. Rubens, par contre, n’a guère risqué de subir
une telle destinée. L’artiste, qui vit sur un grand pied, a compris que
pour conserver la renommée du génie dans le temps, l’artiste doit
paradoxalement mettre en scène la rareté dans la pléthore. Quand il
a achevé une composition comme la Descente de Croix, Rubens
monnaie son invention (inventio) dans des répliques aux formats
divers, dont il distribue l’exécution à ses nombreux assistants.
Quelques retouches finales, jetées par le maître ici ou là, confèrent
l’autographie à chaque « réplique ». Voici comment il décrit ce type
d’œuvre à Sir Dudley Carlton, ambassadeur d’Angleterre : « V.E ne
doit point se figurer que les autres [tableaux exécutés par des
assistants] sont de simples copies, tandis qu’ils sont si bien
retouchés de ma main qu’on les distinguerait difficilement des
originaux ; et malgré cela elles sont taxées à un prix très
inférieur [199]. » Le corpus immense de l’œuvre déploie l’invention de
l’artiste, servie par une armée d’exécutants. Sur cette constellation
d’images, la main du maître s’applique avec parcimonie, en priorité
sur les seules peintures vendues à haut prix.
Au xixe siècle, ce jeu d’illusions prend une dimension presque
dramatique. La massification de la production augmente
substantiellement. Pourtant, dans la mouvance post-romantique, le
geste original du créateur n’a jamais été tant célébré. Le Musée
public devient alors le lieu élu où se contemple la production du
Génie, idée et touche tout à la fois. L’œuvre du Génie offre une
expérience de transsubstantiation – la présente Présence de l’artiste
dans sa création matérielle. Un Léopold Robert (1794-1835), qui
multiplie les petits tableaux de genre à Rome, les fait terminer par
son frère. Il en tire un revenu considérable. Mais les collectionneurs
du xixe siècle, contrairement à leurs devanciers, ne se satisfont plus
d’une réplique à l’identique, plus ou moins autographe. D’où la
stratégie, subtile, mise sur pied par le peintre [200].
Trois principes président à la mise en œuvre de sa production –
leitmotiv, sérialisation différentielle, enfin permutation. Un même
leitmotiv relie l’Ermite de St Nicholas recevant les fruits d’une jeune
fille (1826) et l’Ermite trouvé mort près de son ermitage par un
pecoraro [201](1827). Le spectateur doit imaginer une histoire propre
à être investie dans l’image. Ce spectateur contribue à créer l’istoria,
dont la peinture lui fournit le cadre structurel. La sérialisation, elle,
permet au peintre de produire des répétitions d’une même
composition, non sans changer quelque détail, pour restituer
superficiellement une originalité à chacun de ses tableaux. Il faut
insister sur ce point : l’originalité de ces tableaux est non essentielle,
mais différentielle. En 1825 par exemple, Robert désire remercier
sans trop d’effort un mécène neuchâtelois, Roulet de Mezerac. Il
demande alors au peintre Pierre-Narcisse Guérin de bien vouloir lui
permettre d’effectuer une réplique d’après un tableau… qu’il lui a
déjà vendu ! Le baron Guérin prête son Robert – une Idylle à Ischia
– de mauvaise grâce. Au cours d’une conversation avec son
collègue Schnetz, Léopold apprend que Guérin répugne à voir
« répéter son propre tableau et qu’il perdrait nécessairement de son
prix [202] ». Aussi, la réplique que Robert tire de son propre tableau
comporte de légers changements iconographiques, destinés à
recréer une différence entre les deux œuvres, et par conséquent à
consolider l’originalité propre à chaque pièce. Il reste à expliquer le
principe de permutation. La jeune femme et son enfant endormi
fournissent un thème récurrent chez Robert. L’artiste place deux
protagonistes sur un fond de mer et de nature sauvage : une figure
protège l’autre, vulnérable car plongée dans le sommeil. Cette
structure, le peintre l’exploite en permutant les personnages : la
Famille de brigands en alarme offre l’exemple d’une composition
antérieure, où un brigand est substitué à la jeune femme, et une
femme et un enfant à un enfant seul [203]. La Famille du Musée d’Art
et d’Histoire de Genève n’est elle-même que la résultante d’une
nouvelle permutation : la composition la plus célèbre de Léopold,
souvent répétée, met en scène un brigand endormi, que veille sa
fidèle compagne [204]. L’artiste, qui peine à trouver de nouveaux
sujets, travaille par combinaisons successives de motifs et de
figures. Ainsi, la Jeune fille de Sonnino ôtant une épine du pied à
une de ses compagnes (1828) comporte une allusion directe à une
sculpture antique alors très célèbre, le Spinario du musée
capitolin [205].
Avec Jean-Léon Gérôme (1824-1904), la rareté est gérée
comme un simple signe commercial dans un monde artistique que la
reproduction photographique a profondément transformé [206].
Peintre à succès, Gérôme a épousé Marie Goupil en 1853. Fille
d’Adolphe Goupil, grand éditeur d’art international, elle va ouvrir à
son époux les portes d’une célébrité résolument moderne. La
maison Goupil offre à l’artiste un contrat alléchant, qui lui vaut un
tantième sur toutes les reproductions de ses tableaux. De grandes
peintures comme la Suite d’un bal masqué [207] (1857), font l’objet
d’une campagne de reproduction sur des supports multiples –
gravure, photogravure, etc., ad nauseam. D’autres œuvres sont
copiées à l’huile comme les originaux, au format réduit, par une
armée de peintres sous contrat. Régulièrement, le maître passe
chez Goupil, et signe une à une toutes ces copies, que la Maison
déverse ensuite sur le marché londonien par l’intermédiaire du
marchand Gambart.
Ce rapide parcours permet de conclure que les pratiques de la
rareté léguées par l’histoire ne se sont pas dissoutes dans notre
modernité ; sédimentées, transformées, partiellement substituées,
elles survivent jusqu’à notre époque. Elles continuent encore
d’oblitérer le monde des objets, jusqu’au point où valeur et matière
ne semblent plus faire qu’un.
174
. Raymonde Moulin, « La genèse de la rareté artistique », Ethnologie française, t. viii/1, 1978, p. 241-
258 ; « Art et société industrielle capitaliste. L’un et le multiple », Revue française de sociologie, 1969, p. 687-
702 ; « Le marché et le musée. La constitution des valeurs artistiques contemporaines », Revue française de
sociologie, 1986, p. 369-395 ; Le marché de l’art :Mondialisation et nouvelles technologies, Paris, Flammarion,
2000 ; Nathalie Heinich, « Dialogue posthume avec Alfred Gell », Aisthesis, vol. 5, no 1 en ligne, 2012 ;
Jacques Leenhardt, « La production sociale des différences de valeur : fonctions de l’œuvre d’art. Retour sur
quelques apories », Sociologie de l’Art,2008, p. 211-219 ; Bernard Catry, « Le luxe peut être cher, mais est-il
toujours rare ? », Lavoisier/Revue française de gestion, no 171, 2007, p. 49-63 ; J. M. Montias, Artists and
Artisans in Delft: A Socio-Economic Study of the Seventeenth Century, Princeton, Princeton University Press,
1982 ; Neil De Marchi et Hans J. Van Miegroet, « Pricing Invention. “Original ”, “copies”, and their Relative
Value in Seventeenth Century Netherlandish Art Markets », in Victor Ginsburgh et
175
. « Rareté », modification, vers 1611, de « rarité », terme datant du début du xive siècle. Voir Alain Rey,
Dictionnaire historique de la langue française, p. « rareté » ;J. Dubois et R. Lagrange, Dictionnaire de la
langue française classique, p. « rare » ; Frank Lestringant (éd.), Le Théâtre de la curiosité, Paris, Presses
Paris Sorbonne, 2008 (Cahiers V. L. Saulnier 25).
176
. Ambroise Paré, « Livre traitant des venins », chap. xxi, Œuvres, Lyon, Grégoire, 1664, p. 517.
177
. Francis Bacon, « The Second Councellor advising the Study of Philosophy », in Gesta Grayorum or, the
History of the High and mighty Prince Henry [1688], Oxford, Oxford University Press/Malone Society, 1914,
p. 35.
178
. Pierre Paul Laffleur de Kermaingant (éd.), L’ambassade de France en Angleterre sous Henri IV.
Mission de Christophe de Harlay, comte de Beaumont (1602-1605), Paris, Librairie de Firmin-Didot, 1895, vol.
ii, p. 79.
179
. Antoine Furetière, Dictionnaire universel, Rotterdam, Arnout et Reinier, 1690, vol. iii, « rare »,
« rareté » ; Frédéric Godefroy, Dictionnaire de l’ancienne langue française et de tous ses dialectes du ixeau
xve siècle, Paris, Vieweg et Bouillon, 1880-1895, vol. x, p. 484, « rare, rareté » ; Walther von Wartburg,
Französisches Etymologisches Wörterbuch, Bâle, Zbinden, vol. x, 1960, p. 75-76 ; Oscar Bloch et Walter
von Wartburg, Dictionnaire étymologique de la langue française, Paris, Presses universitaires de France,
1975, p. 534 ; Alain Rey et Danièle Morvan, Dictionnaire culturel en langue française, Paris, Le Robert, 2005,
vol. iii, p. 2373-2374 ; Edmond Huguet, Dictionnaire de la langue française du seizième siècle, Paris,
Champion-Didier, 1925-1967, vol. vi, p. 344-345 ; Jean-François Féraud, Dictionnaire critique de la langue
française, Marseille, Mossy, 1787-1788, vol. iii, « rare », et Supplément manuscrit, Fontenay, ENS, 1988,
vol. iii, p. 111 ; Pierre Richelet, Dictionnaire de la langue française ancienne et moderne, Paris, Compagnie,
1769, vol. iii, p. 297-298 : « Rareté : ce mot se dit des choses rares, des choses qui arrivent rarement, ou qui
se font rarement » ; « signifie disette & est opposé à abondance » ; « Qualité d’un corps qui se raréfie » ;
« Curiosités. (C’est un homme qui a mille raretés dans son cabinet.) »
180
. Nicole Jacques-Chaquin et Sophie Houdard (dir.), Curiosité et libido sciendi de la Renaissance aux
Lumières, 2 vol., Fontenay, ENS Éditions, 1998.
181
. Ann Birmingham et John Brewer (dir.), The Consumption of Culture 1600-1800 : Image,
182
. Wladimir Jankelevitch, L’Irréversible et la nostalgie, Paris, Flammarion, 1974, p. 298.
183
. Jan van Kessel, Europe (série « Les quatre continents »), huile sur cuivre, 1664-1666, Munich, Alte
Pinakothek : sur un livre ouvert, en avant-plan, on lit cette phrase : « Pelegrins sont/Qui dans ces villes/Pour
leurs bourdons/Chercent coquilles ».
184
. Leonhard Sturm et Paul Jacob Marperger, Der Geöffnete Ritter-Platz, Hamburg, Schiller et Neumann,
1707, p. 5-9. Voir aussi Kaspar Friedrich Jencquel et Johann Kanold, Museographia Oder Anleitung Zum
rechten Begriff und nützlicher Anlegung der Museorum, Oder Raritäten-
185
. Justin Stagl, A History of Curiosity : The Theory of Travel, 1550-1800, Amsterdam, Harwood Academic
Publishers, 1995. Tout naturellement, ce voyage « initiatique » constitue une pratique sécularisée du voyage
spirituel ; Marjorie O’Rourke Boyle, « The Pilgrim », in Loyola’s Acts: The Rhetoric of the Self, Berkeley,
University of California Press, 1997.
186
. René Descartes, Les Passions de l’âme (1649) : « lxxiii – Ce que c’est que l’Étonnement.Et cette
surprise a tant de pouvoir pour faire que les esprits qui sont dans les cavités du cerveau y prennent leurs
cours vers le lieu où est l’impression de l’objet qu’on admire, qu’elle les y pousse quelquefois tous, et fait qu’ils
sont tellement occupés à conserver cette impression, qu’il n’y en a aucuns qui passent de là dans les
muscles, ni même qui se détournent en aucune façon des premières traces qu’ils ont suivies dans le cerveau :
ce qui fait que tout le corps demeure immobile comme une statue, et qu’on ne peut apercevoir de l’objet que
la première face qui s’est présentée, ni par conséquent en acquérir une plus particulière connaissance. C’est
cela qu’on appelle communément être étonné ; et l’étonnement est un excès d’admiration qui ne peut jamais
être que mauvais. »
187
. Pamela H. Smith et Benjamin Schmidt (éd.), Making Knowledge in Early Modern Europe: Practices,
Objects, and Texts, 1400-1800, Chicago, University of Chicago Press, 2007 ; Erik Jorink,
188
. Charles de la Chesnée Monstereul, dans Le Floriste français, Caen, Mangeant, 1654, p. 180-181 ;
Michel Conan (éd.), Bourgeois and Aristocratic Cultural Encounters in Garden Art, 1550-1850, Washington
D.C., Publisher Dumbarton Oaks, 2002 ; Londa L. Schiebinger et Claudia Swan (éd.), Colonial Botany:
Science, Commerce, and Politics in the Early Modern World, Philadelphia, University of Pennsylvania Press,
2005.
189
. Patrick J. Geary, Furta Sacra: Thefts of Relics in the Central Middle Ages, Princeton, Princeton
University Press, 1978 ; Peter Brown, Le Culte des Saints. Son essor et sa fonction dans la chrétienté latine,
Paris, Cerf, 1984.
190
. Pieter De Marees, Description et récit historial du riche royaume d’or de Guinea, Amsterdam, Claesson,
1605, p. 26. Voir William Pietz, Le Fétiche. Généalogie d’un problème, trad. Aude Pivin, Paris, Kargo/l’Éclat,
2005, et « The Problem of the Fetish I », Res 9, printemps 1985, p. 7 : « My argument, then, is that the fetish
could originate only in conjunction with the emergent articulation
191
. Anne Goldgar, Tulipmania: Money, Honor, and Knowledge in the Dutch Golden Age, Chicago,
University of Chicago Press, 2007.
192
. Bernard de Mandeville, Fable of the Bees: or, Private Vices, Publick Benefits, Londres, Roberts, 1714.
193
. En avril 2011, l’exposition des voitures anciennes prêtées par Ralph Lauren aux Arts Décoratifs de Paris
illustre cette pratique. Ralph Lauren n’est pas un couturier créateur au rang de Dior ou de Lagerfeld, mais par
sa collection, il désigne le monde des grandes fortunes où ses propres lignes de vêtement ont droit de cité.
194
. Quelques références : Heribert Meurer (éd.), Meisterwerke Massenhaft (catalogue d’exposition),
Stuttgart, Württembergisches Landesmuseum, 1993 ; Michele Tomasi et S. Utz, L’art multiplié. Production de
masse, en série, pour le marché dans les arts entre Moyen Âge et Renaissance, Rome, Viella, 2011.
195
. Martin Warnke, L’artiste et la cour. Aux origines de l’artiste moderne, trad. S. Bollack, Paris, Éditions de
la Maison des sciences de l’homme, 1989.
196
. Albrecht Dürer, Der zwölfjährige Jesus unter den Schriftgelehrten, peinture sur bois, 1506, Madrid,
collection Thyssen-Bornemisza ; Emil Bosshard, « Ein Werk von fünf Tagen. Anmerkungen zu Dürers zweiter
Italienreise », Restauro, vol. 99, 1993, p. 325-328.
197
. Peter van den Brink et Dominique Allart (éd.), De Firma Brueghel. L’entreprise Brueghel. (catalogue
d’exposition), Maastricht, Bonnefantenmuseum et Gand, Ludion, 2001.
198
. John Michael Montias, Vermeer and his milieu: a web of social history, Princeton, University Press,
1989.
199
. Pierre-Paul Rubens, Lettre à Sir Dudley Carleton, 12 mai 1618, in Max Rooses et Ch. Ruelens
(éd.),Correspondance de Rubens, Anvers, Maes, 1898, vol. ii, p. 151 ; Anna Tummers et Koenraad
Jonckheere (éd.), Art market and connoisseurship. A closer look at paintings by Rembrandt, Rubens and
their contemporaries, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2008.
200
. Pascal Griener, « Une économie du style. Léopold Robert et ses commanditaires », Genava, n. s. LI,
2003, p. 159-168. Sur le peintre à l’ère moderne et contemporaine, Oskar Bätschmann, The Artist in the
Modern World: The Conflict Between Market and Self-Expression, Cologne, DuMont, 1998.
201
. Pierre Gassier, Léopold Robert. Neuchâtel, Ides et Calendes, 1983, cat. 77 et 83.
202
. Lettre de Léopold Robert à sa mère, Rome, 26-06-1825, cité dans Gassier (op. cit.), note 7, p. 314 ; ce
paragraphe s’inspire d’une excellente analyse de Camilla Murgia, Léopold et Aurèle Robert : Reproductibilité
et diffusion de l’œuvre peint à travers la gravure, Neuchâtel, Olivier Attinger, 2011.
203
. Gassier, op. cit., cat. 47 (1824).
204
. Gassier, op. cit. cat. 20 à 28.
205
. Gassier, op. cit. cat. 89. Francis Haskell et Nicholas Penny, Taste and the Antique. The Lure of
Classical Sculpture, New Haven, Yale University Press, 1981 cat. 78, p. 308-310 ; Phyllis Pray Bober et Ruth
Rubinstein, Renaissance artists & antique sculpture. A Handbook of sources, Oxford, University Press, 1986,
cat. 203, p. 235-236.
206
. Pamela M. Fletcher, « Creating the French Gallery: Ernest Gambart and the Rise of the Commercial
Art Gallery in Mid-Victorian London », Nineteenth century art worldwide, juin 2007 ; Jean F. Buyck, « Gambart
& Cie. Quelques remarques à propos d’un “tycoon” et “ses” artistes », Après & d’après Van Dyck. La
récupération romantique au xixe siècle (catalogue d’exposition), Hessenhuis, Anvers, 1999, p. 80-88 ;
Stephen Bann, « Reassessing repetition in nineteenth-century academic painting: Delaroche, Gérôme,
Ingres », The repeating image. Multiples in French painting from David to Matisse (catalogue d’exposition),
Baltimore, Walters Art Museum, 2007 et New Haven, Yale University Press, 2007, p. 26-51.
207
. Jean-Léon Gérôme, Suite d’un bal masqué. Huile sur toile, 50 × 72 cm. Exposé au salon de 1857 à
Paris. Acquis à Londres par le duc d’Aumale en 1858. Chantilly, musée Condé ; Gérôme and Goupil: Art and
Enterprise, Paris, Réunion des musées nationaux, 1999.
Éric Michaud
La responsabilité
C’est en historien que je voudrais proposer quelques réflexions
sur l’important déplacement qui s’est opéré, en un peu plus d’un
siècle, dans l’imputation de la responsabilité d’une œuvre d’art. Dans
cette perspective, je prendrai ce terme de responsabilité dans son
acception la plus commune et la plus générale, en l’entendant
simplement comme « l’obligation de répondre de ses actes » et sans
préciser davantage la nature de cette obligation.
Ce mouvement de déplacement du point de gravité de la
responsabilité dans les choses de l’art, on peut, pour plus de clarté,
le décomposer de façon arbitraire en trois grands moments. Le
premier est celui de ce long duel où les tenants de l’art social, que
l’on nommera plus tard « l’art engagé », ont affronté ceux de l’art
pour l’art : ce moment est donc aussi celui de l’invention d’une
irresponsabilité que revendique l’artiste. Le second moment, qui a
pour épicentre la Première Guerre mondiale, est marqué par
l’effacement de la subjectivité de l’artiste dans le processus créateur,
de sorte que responsabilité et auctorialité sont apparus durant
quelque temps comme étant deux termes presque synonymes l’un
de l’autre. Un troisième et dernier moment s’ouvre par un retrait si
radical de la figure de l’artiste que celui-ci peut en venir à déclarer,
comme le fait Marcel Duchamp en 1957, que « ce sont les
regardeurs qui font les tableaux ». À l’origine inséparable de son
auteur, la responsabilité d’une œuvre est alors devenue l’affaire de
son destinataire. Telle est du moins mon hypothèse.
J’introduirai le premier moment par le détour d’un rapide parallèle
entre Camus et Merleau-Ponty. Quelques jours après avoir reçu le
prix Nobel de littérature, en décembre 1957, Albert Camus donnait à
l’université d’Uppsala une conférence qu’il avait intitulée « L’artiste et
son temps ». Avant et après 1900, expliquait-il, « les fabricants d’art
[…] de l’Europe bourgeoise » avaient « accepté l’irresponsabilité
parce que la responsabilité supposait une rupture épuisante avec
leur société ». Ceux qui avaient vraiment rompu s’appelaient
Rimbaud, Nietzsche, Strindberg et l’on connaît le prix qu’ils avaient
payé. C’est de cette époque, selon Camus, que datait la théorie de
l’art pour l’art « qui n’est que la revendication de cette
irresponsabilité ». Qu’était-ce donc que l’art pour l’art, sinon « le
divertissement d’un artiste solitaire », c’est-à-dire « l’art artificiel
d’une société factice et abstraite » qui a très logiquement abouti à
l’art de salon, ou à « l’art purement formel qui se nourrit de
préciosités et d’abstractions et qui finit par la destruction de toute
réalité [208] ».
« Pendant cent cinquante ans, assurait Camus, les écrivains de
la société marchande, à de rares exceptions près, ont cru pouvoir
vivre dans une heureuse irresponsabilité. Ils ont vécu, en effet, et
puis sont morts seuls, comme ils avaient vécu. Nous autres,
écrivains du xxe siècle, ne serons plus jamais seuls. Nous devons
savoir au contraire que nous ne pouvons nous évader de la misère
commune, et que notre seule justification, s’il en est une, est de
parler, dans la mesure de nos moyens, pour ceux qui ne peuvent le
faire [209]. » Lors de la réception du prix, le 10 décembre, il avait
insisté sur les « devoirs difficiles » de l’écrivain du xxe siècle : « Par
définition, il ne peut se mettre aujourd’hui au service de ceux qui font
l’histoire : il est au service de ceux qui la subissent [210]. »
Au fond, ces propos de Camus, qui sonnent de manière
singulièrement familière – sinon banale – à nos oreilles
d’aujourd’hui, étaient ceux d’une génération. Ils me semblent en effet
tout à la fois proches et distants de ceux que tenait Merleau-Ponty
dans ce bref et remarquable texte de juin 1945, intitulé « La guerre a
eu lieu ». Ils étaient proches en ce que l’un et l’autre disaient leur
très fort sentiment d’une dette à l’égard de la collectivité. Comme
Albert Camus dira que les écrivains de son siècle ne seront plus
jamais seuls parce qu’ils sauront qu’ils ne peuvent échapper à la
misère commune, Merleau-Ponty expliquait quant à lui que son
expérience de la guerre et de la Résistance lui avait fait comprendre
l’impossibilité de séparer son sort personnel de l’histoire
européenne, d’ignorer l’inévitable solidarité qu’impose un monde
commun. L’écrivain et le philosophe se rejoignaient donc ici dans le
sentiment qu’ils devaient répondre de leur activité de pensée devant
autrui.
Mais, d’un autre côté, ils ne partageaient pas la même
conception de la collectivité à laquelle il leur fallait rendre des
comptes. Merleau-Ponty refusait radicalement ce partage que fera
Camus entre « ceux qui font l’histoire » et « ceux qui la subissent ».
Il dénonçait en effet ce qu’il nommait une « conception roublarde et
policière de l’histoire », finalement très naïve en ce qu’elle « prête
trop de conscience aux chefs et trop peu aux masses » ; une
conception très naïve puisqu’« elle ne voit pas de milieu entre
l’action volontaire des uns et l’obéissance passive des autres, entre
le sujet et l’objet de l’histoire [211] ». Pourtant, ce n’était nullement à
propos de l’activité artistique qu’il développait ce thème, c’était pour
tenter de comprendre comment l’antisémitisme était rendu possible.
L’antisémitisme, écrivait Merleau-Ponty, n’était nullement « une
machine de guerre montée par quelques Machiavels et servie par
l’obéissance des autres. Pas plus que le langage ou la musique, il
n’a été créé par quelques-uns. Il s’est conçu au creux de l’histoire. »
Ce que faisait ainsi lumineusement comprendre Merleau-Ponty, c’est
qu’il est toujours illusoire et vain de diviser simplement le monde,
comme le fera Camus, entre les créateurs et leur public, entre
acteurs et spectateurs ou bien encore entre des chefs actifs et des
masses passives.
En somme, je me suis demandé, comme vous l’aurez compris,
jusqu’à quel point les mutations de la responsabilité de l’artiste
depuis deux siècles pouvaient se superposer au long ébranlement
dans la conscience européenne du partage entre sujets et objets de
l’histoire.
Camus avait bien sûr raison de comprendre la théorie de l’art
pour l’art comme la revendication par l’artiste de son irresponsabilité
devant l’histoire – et à l’égard des faibles en particulier. Comme
l’avait écrit Nietzsche dans le Crépuscule des Idoles, la théorie de
l’art pour l’art, « cela veut dire : “Que le diable emporte la morale !” »
Que l’artiste doive répondre de ses actes, c’est-à-dire de ses
œuvres, cela avait certes toujours été la règle jusqu’au xviiie siècle :
mais c’était à ses commanditaires – le Prince, l’Église, l’État – qu’il
devait rendre des comptes. Pour autant qu’il était au service de ceux
qui étaient réputés « faire l’histoire », sa perspective se confondait
souvent, et presque par nécessité, avec la leur. Or après la
Révolution française et vers 1830, une fois que le Peuple eut été
déclaré souverain, les artistes se trouvèrent soudain sommés –
notamment par les saint-simoniens – de rendre des comptes à ce
« Peuple » abstrait et qui n’attendait pourtant rien de leurs œuvres.
Mais c’était au rang de guide de la société tout entière, et non
seulement du peuple, que Saint-Simon lui-même avait promu
l’artiste. Après avoir mis d’abord les « industriels », puis les
« savants » en tête de la réorganisation de la société, il finit par
placer les artistes à « l’avant-garde » dans la marche vers
l’instauration du « paradis sur terre » : « L’âge d’or du genre humain
n’est point derrière nous, il est au-devant, il est dans la perfection de
l’ordre social, écrivait-il dès 1814 ; nos pères ne l’ont point vu, nos
enfants y arriveront un jour : c’est à nous de leur en frayer la
route [212]. » Et puisque c’est par les beaux-arts, ajouteront plus tard
ses disciples Bazard et Enfantin, « que l’homme est déterminé aux
actes sociaux, qu’il est entraîné à voir son intérêt privé dans l’intérêt
général [213] », c’est aux beaux-arts qu’il revient, par le moyen du
« sentiment », de « faire désirer, aimer ce but », de « donner la
volonté d’y parvenir et les forces nécessaires pour l’atteindre ».
Proches des saint-simoniens à cet égard, certains écrivains
comme Balzac s’efforçaient alors de montrer que la vraie
souveraineté se trouvait en effet du côté de l’artiste et non plus du
côté du Prince. « Les rois, écrivait-il en 1830, commandent aux
nations pendant un temps donné, l’artiste commande à des siècles
entiers ; il change la face des choses, il jette une révolution en
moule ; il pèse sur le globe, il le façonne [214]. » D’autres
romantiques, comme Hugo, déclaraient finalement « accepter » un
rôle politique qu’ils n’avaient pas cherché [215]. Mais comme on le
sait, nombreux furent ceux qui, comme Théophile Gautier,
cherchèrent à maintenir à tout prix l’activité artistique à l’écart de
l’histoire parce qu’ils refusaient de se mettre au service d’une
morale, qu’elle fût chrétienne ou républicaine : le Poète, écrivait-il en
1832, « n’est ni rouge, ni blanc, ni même tricolore ; il n’est rien, et ne
s’aperçoit des révolutions que lorsque les balles cassent les
vitres [216] ». Plus tard il écrira encore :
[…]
208
. Albert Camus, « L’artiste et son temps », université d’Uppsala, 14 décembre 1957, Discours de Suède,
Paris, Gallimard, 1958, p. 36.
209
. Ibid., p. 59.
210
. Ibid., « Discours du 10 décembre 1957 », p. 14.
211
. Maurice Merleau-Ponty, « La guerre a eu lieu », Sens et non-sens, Paris, Nagel, 1966, p. 247 et 252.
212
. Saint-Simon, « De la réorganisation de la société européenne » [1814], Œuvres de Claude-Henri de
Saint-Simon, Paris, rééd. Anthropos, 1966, t. V, vol. 10, p. 83.
213
. Doctrine de Saint-Simon. Exposition, première année, 1828-1829, troisième édition revue et augmentée,
Paris, Au bureau de l’Organisateur, 1831, p. 94.
214
– Balzac cité par Francis Haskell, L’historien et les images [1993], trad. A. Tachet et L. Evrard, Paris,
Gallimard, 1995, p. 535.
215
. Albert Cassagne, La théorie de l’art pour l’art en France chez les derniers Romantiques et les premiers
Réalistes [1906], Paris, Champ Vallon, 1997, p. 86.
216
. Théophile Gautier, Préface des Premières Poésies, 1832.
217
. Théophile Gautier, Préface de Émaux et Camées, Paris, Didier, 1853, p. 5-6.
218
. John Cage, Silence, trad. M. Fong, Paris, Denoël, 2004. « What is needed is irresponsibility » (« Lecture
on Something », 1959).
219
. Marcel Duchamp, Duchamp du signe, éd. M. Sanouillet, Paris, Flammarion, 1975, p. 49.
220
. Ibid., p. 187.
221
. Jean Schuster, « Marcel Duchamp, vite » (propos recueillis), Le Surréalisme, même, no 2, printemps
1957, p. 143-145.
222
. Pierre Cabanne, Entretiens avec Marcel Duchamp, Paris, Belfond, 1967, p. 39.
223
. Ibid., p. 130.
224
. Jacques Rancière, Le spectateur émancipé, Paris, La Fabrique, 2008, p. 23-26.
225
. Erwin Piscator, Le théâtre politique [1929], trad. A. Adamov et C. Sebisch, Paris, L’Arche, 1972, p. 117.
226
. Walter Gropius, « Moderner Theaterbau unter Berücksichtigung des Piscator-Theaterneubaus in
Berlin », Scene, Bd. 18, Berlin, 1928, p. 4 ; trad. in E. Piscator, Le théâtre politique, op. cit., p. 123-124.
227
. Voir Winfried Neerdinger, Bauhaus-Moderne im Nationalsozialismus. Zwischen Anbiederung und
Verfolgung, Munich, Prestel, 1993.
228
. Walter Gropius, « Tradition et continuité dans l’architecture » [1964], Apollon dans la démocratie. La
nouvelle architecture et le Bauhaus, trad. E. Bille De Mot, Bruxelles, La Connaissance S.A., 1969, p. 70.
Ioana Vultur
La significativité
La significativité a un statut à part par rapport aux autres valeurs
qu’on accorde à l’art. La dimension signifiante, de sens, est en effet
une propriété constituante des œuvres d’art. Quoi qu’on pense par
ailleurs quant au statut des œuvres, personne ne voudra nier
qu’elles sont des formes symboliques : les œuvres artistiques
signifient, font sens, même si on peut discuter sur le fait de savoir si
la question de la signification se pose de la même façon dans tous
les arts. Lorsque nous lisons un roman, lorsque nous regardons un
tableau, lorsque nous écoutons de la musique c’est parce que les
œuvres en question nous disent, nous montrent, nous transmettent
quelque chose, bref, nous communiquent des significations en
relation avec le mot, dans le cas de la littérature, le son, dans le cas
de la musique, la couleur, dans le cas de la peinture, la construction
spatiale, dans le cas de l’architecture, etc.
Aussi ceux qui valorisent l’art à cause de sa significativité, ne le
font pas uniquement parce qu’ils pensent qu’il est signifiant en ce
sens-là. Valoriser l’art à cause de sa significativité implique de plus
qu’on pense, soit que son mode de signification est différent de celui
des autres productions symboliques, soit qu’il a un surplus de sens,
un sens plus complexe, plus profond, pluriel ou inépuisable, un sens
qui remodèle ou recrée la réalité, et ainsi de suite. On peut donc
distinguer deux niveaux dans la thèse selon laquelle la valeur propre
de l’art réside dans sa significativité. À un premier niveau la thèse se
borne à mettre en avant le fait que l’art signifie selon des modalités
qui lui sont propres et que ces modalités lui donnent accès à des
significations qui elles-aussi lui sont propres. À un deuxième niveau
la thèse n’affirme pas seulement que l’art signifie autrement que les
autres pratiques signifiantes, mais que sa signification est supérieure
à celle des autres formes symboliques.
Il y a eu de nombreuses théories qui au fil de l’histoire ont
soutenu soit la première thèse, soit la deuxième. Leurs différences
sont dues au fait qu’elles placent cette significativité de l’œuvre d’art
en des lieux différents. Selon les lieux choisis, elles auront tendance
à prendre un art spécifique différent comme paradigme de la
significativité, et donc comme paradigme de l’art comme tel. Ainsi si
à l’époque romantique, la poésie est considérée comme l’art le plus
significatif, c’est parce que les romantiques placent le surplus de
sens de la signification artistique dans l’imagination productive.
Je m’intéresserai dans ce qui suit à trois grands paradigmes de
la thèse selon laquelle c’est la significativité qui est la valeur propre
de l’art. Il me semble que ce sont ces trois paradigmes qui ont
dominé la pensée occidentale de l’art : il s’agit du modèle mimétique,
du modèle expressiviste et du modèle herméneutique.
229
. Aristote, La Poétique, traduit du grec par Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot, Le Seuil, coll.
« Poétique », 1980, p. 65.
230
. Ibid.
231
. Voir Tzvetan Todorov, « Les infortunes de l’imitation », Théories du symbole, Le Seuil,
coll. « Poétique », 1977, p. 143-159.
232
. Ibid., p. 143-144.
233
. Ibid., p. 144.
234
. Erich Auerbach, Mimèsis. La représentation de la réalité dans la littérature occidentale [1946], Paris,
Gallimard, coll. « Tel », 1968.
235
. Northrop Frye, Anatomy of Criticism, Princeton, Princeton University Press, 1957 ; trad. fr., Paris,
Gallimard, 1969.
236
. Terence C. Cave, Recognitions: A Study in Poetics, Oxford, Clarendon Press, 1988.
237
. Paul Ricœur, Temps et récit, Paris, Le Seuil, coll. « Points », 1983-1985.
238
. Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger [1790], Gallimard, coll. « Folio Essais », 1985, p. 269.
239
. Voir Jean-Marie Schaeffer, « Originalité et expression de soi. Éléments pour une généalogie de la
figure moderne de l’artiste », Communications, no 64, 1994, p. 105 : « Cette souveraineté de l’artiste – et
notamment sa capacité d’instauration du fait d’art comme mode d’être propre – réactive en fait des concepts
qui définissaient la figure du Dieu créateur dans la théologie chrétienne. »
240
. Ibid.
241
. Ibid., p. 103-104.
242
. Karl Philippe Moritz, Schriften zur Aesthetik und Poetik [1962], p. 95, cité par Tzvetan Todorov,
Théories du symbole, op. cit., p. 192.
243
. Voir Jean-Marie Schaeffer, L’art de l’âge moderne. L’esthétique et la philosophie de l’art du xviiie siècle
à nos jours, Gallimard, coll. « NRF essais », 1992, p. 71 : « Chez les romantiques, c’est l’Absolu qui doit être
présenté symboliquement, et cela parce qu’il ne se laisse pas penser spéculativement. Dans la théorie
kantienne c’est le bien moral qui doit être présenté symboliquement, et cela parce qu’il ne se laisse pas
présenter dans une intuition directe ; en revanche il est parfaitement pensable (bien qu’il ne soit pas
connaissable). »
244
. Friedrich Schlegel, cité par ibid., p. 133.
245
. Paul Klee, Théorie de l’art moderne, Paris, Denoël, 1985, p. 40.
246
. Wilhelm Dilthey, « Origines et développement de l’herméneutique », Le monde de l’esprit, Paris,
Aubier, Éditions Montaigne, t. I, p. 320.
247
. Voir Tzvetan Todorov, Théories du symbole, op. cit., p. 347.
248
. Antoine Compagnon, Le démon de la théorie. Littérature et sens commun, Le Seuil, coll. « La couleur
des idées », 1998, p. 103.
249
. Ibid., p. 108.
250
. Voir Martin Heidegger, « L’origine de l’œuvre d’art », Chemins qui ne mènent nulle part [1949],
Gallimard, 1962, p. 55.
251
. Ibid., p. 44.
252
. Jean-Marie Schaeffer, L’art de l’âge moderne, op. cit., p. 320.
253
. Martin Heidegger, « L’origine de l’oeuvre d’art », op. cit., p. 84.
254
. Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode [1960], Le Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 1996, p. 120.
255
. Ibid., p. 119.
256
. Ibid., p. 120.
257
. Ibid., p. 121.
258
. Ibid., p. 178.
259
. Ibid., p. 131.
260
. Voir ibid.
261
. Voir ibid., p. 132 : « Dans la reconnaissance, ce que nous connaissons se dégage comme en vertu
d’une illumination, de toute contingence et variabilité des circonstances qui le conditionnent
262
. Voir ibid., p. 132 : « imitation et représentation ne sont pas seulement répétition qui copie mais
connaissance de l’essence ».
263
. Ibid., p. 173.
264
. Paul Ricœur, Temps et récit II, La configuration dans le récit de fiction, Paris, Le Seuil, coll. « Points
Essais », 1984, p. 189-190.
265
. Paul Ricœur, Temps et récit I, L’intrigue et le temps historique, Paris, Le Seuil, coll. « Points », 1983,
p. 71-72.
266
. Paul Ricœur, Du texte à l’action, Essais d’herméneutique II, Le Seuil, coll. « Points Essais », 1986,
p. 24.
267
. Paul Ricœur, La critique et la conviction, Entretien avec François Azouvi et Marc de Launay, Paris,
Calmann-Lévy, 1995, p. 260.
268
. Paul Ricœur, Du texte à l’action, op. cit., p. 127.
269
. Paul Ricœur, La critique et la conviction, op. cit., p. 259.
270
. Ibid., p. 271.
Yolaine Escand
L’universalité
Universalité et internationalité
Enfin, le cas d’Ai Weiwei (1957-) est intéressant en ce qu’il
permet de voir le passage d’une esthétique à visée internationale à
une esthétique de portée plus universelle, grâce à l’utilisation des
nouveaux médias notamment [294]. Fils du célèbre poète Ai Qing
(1910-1996), Ai Weiwei se présente jusqu’en 2008 plus ou moins
comme un artiste officiel, à la fois architecte, performeur, éditeur,
cinéaste, qui a créé sa propre entreprise et son musée en Chine, de
façon ouverte et reconnue par les autorités [295]. Lorsqu’il participe à
la création du Bird’s Nest pour les jeux olympiques de Pékin en
2008, il sert de porte-drapeau de l’art contemporain international en
Chine. Dans un monde de l’art marchandisé et globalisé tel qu’il se
présente en Chine contemporaine [296], Ai Weiwei en tant qu’artiste
« officiel », c’est-à-dire reconnu et autorisé à s’exprimer, peut se
permettre, jusqu’à un certain point, de critiquer les autorités, surtout
sur un plan social ou culturel. C’est ainsi que ses photographies
provocatrices prises sur la place Tian’anmen, en 1994, exactement
cinq ans après la répression sanglante, ou la série des Études de
perspective, ne sont pas interdites par le pouvoir de Pékin. Lorsque,
en 1995, il brise une poterie datant de la dynastie des Han, c’est-à-
dire du début de notre ère, dans un happening demeuré célèbre,
cela ne suscite pas plus de réprobation. Dans tous ces cas, d’un
côté, il est assez dérangeant pour intéresser les intermédiaires de
l’art contemporain, par ses critiques ou ses attitudes provocatrices ;
de plus, il applique dans ses œuvres certains principes du
postmodernisme très courants dans l’art contemporain, comme le
recyclage, la réutilisation, le pop politique, etc., ce qui rend son
œuvre lisible du point de vue de l’art contemporain international.
D’un autre côté, il correspond assez à ce qu’attendent les autorités
chinoises pour rentrer parfaitement dans les critères de l’art
international tel qu’elles les admettent. Même s’il refuse de faire un
art « au service du peuple », en créant des objets inutilisables, c’est-
à-dire non utilitaires, comme ses tables aux pieds appuyés au mur
ou ses chaises difformes, les autorités le voient d’un bon œil parce
qu’il est une vitrine de la Chine moderne et ouverte à l’Occident dans
le domaine de l’art contemporain.
Là où les choses se gâtent et où, semblerait-il, son esthétique et
sa démarche tendent plus vers la valeur d’universalité, en touchant
un public populaire, mondial et sans différence de classes, comme le
font Gao Xingjian ou Ju Ming, c’est au moment du tremblement de
terre du Sichuan de 2008. Et surtout, il profite également de la
diffusion mondiale par le moyen des réseaux sociaux sur internet. Il
arrive en effet sur place immédiatement après le tremblement de
terre, en tant qu’architecte au courant des normes antisismiques, il
dénonce la corruption locale qui a laissé construire des bâtiments
dangereux ; il prend des centaines photos qu’il diffuse sur internet
par son blog [297] – dont on a pu voir les images au Jeu de Paume
en 2012 – et demande la participation des internautes pour dresser
la liste des disparus. Entre 2008 et 2011, il s’engage dans la défense
de diverses causes. C’en est trop pour les autorités chinoises. Il est
alors arrêté, passé à tabac (il a dû être opéré d’urgence d’une
hémorragie cérébrale) et jeté en prison en avril 2011 ; il est libéré
sous caution en juin 2011 et interdit de sortie du territoire chinois
depuis. Dès lors, Ai Weiwei, de la catégorie d’artiste officiel engagé
dans des causes sociales passe à celle de dissident politico-
financier [298].
En quoi la démarche d’Ai Weiwei peut-elle représenter la valeur
d’universalité ? D’un côté, l’artiste remet en cause la validité des
catégories traditionnelles de l’art en cherchant à les transcender et
en refusant de continuer à être instrumentalisé [299] ; d’un autre côté,
il met à profit de nouveaux outils pour établir un contact direct avec
le public à travers le monde, court-circuitant les intermédiaires du
monde de l’art. Il utilise ainsi un appareil photo numérique « à la
manière d’un stylo » qu’il considère comme « plus efficace qu’une
exposition », son blog comme « une sculpture sociale [300] » et ses
tweets comme son « journal [301] ».
Dans ces circonstances, l’étude de la valeur d’universalité à
travers la démarche de tels artistes exige une méthodologie
appropriée.
Questions de méthode :
271
. Marcel Duchamp, L’Express, 23 juillet 1964.
272
. La contradiction entre l’universalité des valeurs esthétiques et leurs contingences culturelles a été
largement débattue et n’est pas l’objet de la présente étude. On se reportera sur ce point aux remarques de la
conservatrice de musée et commissaire d’exposition Susan Vogel, « Always true to the object, in our
fashion », in Ivan Karp et Steven Lavine (dir.), Exhibiting Cultures: The Poetics and Politics of Museum
Display, Washington D.C., Smithsonian Institution, 1991, p. 191-204, en particulier p. 194 ; et aux travaux de
Dennis Dutton, « Aesthetic Universals », in Berys Gaut et Dominic McIver Lopes (dir.), The Routledge
Companion to Aesthetics,Londres, Routledge, 2001, p. 279-292.
273
. Voir Jean-Marie Schaeffer, « Originalité et expression de soi : éléments pour une généalogie de la
figure moderne de l’artiste », Communications, no 64, 1997, p. 91-93.
274
. C’est-à-dire des œuvres d’art considérées comme telles par les cultures en question, mais aussi des
objets qualifiés par d’autres cultures ou par la postérité d’œuvres d’art.
275
. Qualifiés comme tels dans leur propre culture, ou dans d’autres cultures ou encore par la postérité.
276
. Par exemple, l’exposition « Autels du monde » (2001-2002) au Museum Kunst Palast à Düsseldorf a
présenté des œuvres strictement religieuses dans une exposition d’art contemporain. Les « artistes » étaient
les personnes pratiquant un rituel. Il s’agissait de soixante-six autels fabriqués sur place et disposés « comme
des installations d’art contemporain, comme des pièces de Beuys », selon Jean-Hubert Martin, directeur du
nouvel ensemble muséal inauguré à Düsseldorf. De même, l’exposition « Les autres maîtres de l’Inde » au
musée du quai Branly à Paris en 2010, présentait des œuvres réalisées sur place, qui habituellement sont
effectuées par les « artistes » au cours d’un rituel.
277
. Voir Fred R. Myers, Painting Culture. The Making of an Aboriginal High Art, Londres, Duke University
Press, 2002 ; Denis Vidal, « Naissance d’une tradition tribale : le post-primitivisme en Inde », Dialogue
transculturel, no 19, 2007, p. 162-175.
278
. Le tournant a été pris avec l’exposition des « Magiciens de la Terre » au Centre Georges-Pompidou en
1989.
279
. Carolyn Christov-Bakargiev, Letter to a Friend. 100 Notes, 100 Thoughts: Documenta Series 003,
Kassel, Hatje Cantz, 2011.
280
. Nicolas Bourriaud, Altermodern, Tate Triennal, Londres, Tate Publishing, 2009.
281
. Ibid. ; voir aussi l’argumentaire de l’exposition « Histoires de voir » à la fondation Cartier, Paris, en
2012 ; voir enfin Melissa Chiu et Benjamin Genocchio, Contemporary Asian Art, Londres, Thames and
Hudson, 2010.
282
. Citons par exemple les expositions (la liste est loin d’être exhaustive) « Paris-Pékin » à l’espace Cardin
à Paris en 2002, présentée comme « la première présentation de la collection d’art contemporain chinois »,
suivie de l’exposition « Alors la Chine ? » en 2003 au Centre Pompidou, Paris ; « Paris-Delhi-Bombay » au
Centre Pompidou en 2011, « Indian Highway » au musée d’art contemporain de Lyon en 2011, « Art of
Change: New Directions from China » à la Hayward Gallery, à Londres, en 2012, etc.
283
. Comme les expositions « Africa Remix : l’art contemporain d’un continent » en 2005 au centre Georges
Pompidou à Paris ; « Unveiled: New Art From the Middle East » à la Saatchi Gallery de Londres en 2009 ; la
biennale « Manifesta 8 » de Murcie (Espagne) en 2010.
284
. Certains de ces mécanismes sont étudiés Art India XIII-1, 2008, et dans Wu Hung, Making History,
Hong Kong, Timezone, 2008, p. 175-198.
285
. Revue France-Amérique, 17 septembre 2009, entretien de Paul Hessenbruch avec Christian Boltanski à
l’occasion de la parution de son livre-entretien avec Catherine Grenier, The Possible Life of Christian
Boltanski, Boston, Museum of Fine Arts, 2009.
286
. Voir par exemple le contenu de l’exposition « Dernières années » qu’il a présentée au musée d’art
moderne de la ville de Paris en 1998.
287
. En Europe comme ailleurs dans le monde, l’art contemporain est marqué par le phénomène des artistes
qui, selon un mode qui semble aujourd’hui la règle, font d’abord des études dans des écoles d’art. À l’issue de
leurs études, pour se faire reconnaître, ils participent à des biennales, puis lorsqu’ils ont réussi à se faire un
nom, ils commencent à vendre dans les foires d’art contemporain avant d’être propulsés sur le marché
international. Voir à ce sujet Nathalie Heinich, De la visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique,
Paris, Gallimard, 2012.
288
. Voir Gregory Lee et Noël Dutrait, « Conversations with Gao Xingjian: The First “Chinese” Winner of the
Nobel Prize for Literature », The China Quarterly, no 167, septembre 2001, p. 738-748, en particulier p. 743.
289
. Ibid., p. 741-742.
290
. Voir Denis Vidal, « Anish Kapoor et ses interprètes. De la mondialisation de l’art contemporain à une
nouvelle figure de l’artiste universel », Revue européenne des migrations internationales, vol. 25, 2009, p. 69-
82.
291
. Voir Jean-Luc Chalumeau, Ju Ming, Paris, Cercle d’art, 2002.
292
. Même si elles furent tout d’abord exposées dans des musées et galeries, ses œuvres prennent leur
essor aussi bien dans les paysages urbains que naturels. Voir Ju Ming Museum et Zhu Qi, Ju
293
. Voir le site du Ju Ming Museum : http://www.juming.org.tw/opencms/juming_en/main_en.jsp.
294
. L’exposition « Entrelacs » des œuvres d’Ai Weiwei s’est tenue au musée du Jeu de Paume à Paris en
2012 ; on a pu y voir des milliers d’images, photographies analogiques et numériques, diffusées sur son blog.
295
. Voir Emmanuel Lincot, La figure de l’artiste et le statut de son œuvre en Chine contemporaine, Paris,
You-Feng, 2009, p. 14-16.
296
. Ibid.
297
. On peut en consulter les archives à l’adresse suivante :
http://www.bullogger.com/blogs/aiww/archives/210189.aspx
298
. Il est arrêté sous le prétexte d’un détournement fiscal.
299
. Dans son blog, créé en 2008, il dénonce la pertinence des écoles d’art en Chine. Dès 2000, il crée une
biennale « off » qui s’oppose ouvertement à la biennale officielle de Shanghaï. Voir E. Lincot, Peinture et
pouvoir en Chine (1979-2009) : une histoire culturelle, Paris, You-Feng, 2010, p. 252 et 284.
300
. Voir l’exposition « Entrelacs » au musée du Jeu de Paume en 2012.
301
. Son blog une fois fermé en 2009 par les autorités chinoises, Ai Weiwei a ouvert un compte twitter qu’il
alimente continûment : https://twitter.com/aiww.
302
. Michael Sullivan, Art and Artists of the Twentieth Century China, Berkeley/Los Angeles/Londres,
University of California Press, 1996, p. 188-190 ; Joshua S. Brown, « Subject to Interpretation: The Art of Ju
Ming », South China Morning Post, septembre 2003 ; Ju Ming Museum et Zhu Qi, Ju Ming Taichi Sculpture,
op. cit., p. 14-35.
303
. Ibid.
304
. Et ce, dès 1977. Voir l’autobiographie de Ju Ming recueillie par Yang Mengyu, Sculpter le monde vivant
(Kehua renjian), Taipei, Tianxia, 1997, p. 136 et 174 ; Taichi Sculpture, op. cit., p. 32. Dans Ju Ming on Art
(Zhu Ming mei xue guan) de Pan Hsiu-yu, Taipei, Tianxia, 1999, p. 128, l’artiste explique en quoi ses différents
styles se complètent les uns les autres.
305
. Telle que la conçoit par exemple Michael Fried dans La place du spectateur, esthétique et origines de la
peinture moderne, Paris, Gallimard, 1990.
306
. Voir en particulier dans Adieu à l’esthétique, Paris, PUF, 2000.
307
. Voir Jesse Prinz, « Emotion and Aesthetic Value », San Francisco, Pacific APA, 2007.
308
. Dans La Pensée sauvage, Paris, Plon, 1962, notamment.
309
. Comme on a pu le voir dansl’exposition « La fabrique des images » dont il fut le commissaire au musée
du quai Branly en 2010.
Étienne Anheim
Le travail
En 1988, dans le recueil De près et de loin, Claude Lévi-Strauss
s’explique sur ses goûts en matière picturale : « Un certain état de la
peinture fait partie intime de ma culture et de ma biographie. C’est
cet état qui me procure des émotions esthétiques, qui met ma
pensée en branle. Il est apparu vers le xiiie siècle, a duré jusqu’au
début du xxe. Ce qui vient après appartient à un autre état. Je
constate qu’il m’émeut rarement ou pas du tout, et j’essaye d’en
comprendre les raisons [310]. » Ces raisons ont été déjà exposées
dans un célèbre article publié en 1981 dans Le Débat, où
l’anthropologue regrette le « métier perdu » des peintres du
xxe siècle, qui se sont détournés de la tradition picturale élaborée en
Occident [311]. Lévi -Strauss reçoit quelques semaines plus tard une
réponse énergique de Pierre Soulages, intitulée « Le prétendu
métier perdu », où le peintre conteste son interprétation, soulignant
la diversité historique du « métier » du peintre, ses perpétuelles
transformations mais aussi sa profonde continuité jusqu’à l’époque
contemporaine. Jamais, en revanche, le recours à la notion même
de métier n’est critiqué par Soulages, au contraire : reprise à son
compte, elle lui permet de proposer une conception inverse de celle
de Lévi-Strauss de l’activité du peintre : « Claude Lévi-Strauss fait
de ce texte sur l’art une sorte de manifeste prônant une peinture au
“contenu extérieur au travail de l’artiste”, autrement dit, extérieur à
tout ce qui, pour nous peintres, passe par la forme, la couleur, la
composition, le style [312] », opposant au « métier perdu » une
conception de la valeur artistique fondée sur le travail de l’artiste.
Ce conflit bien connu montre donc un accord paradoxal entre les
protagonistes, accord d’une part, sur l’importance du métier et du
travail dans la définition de valeur de l’art, et d’autre part, sur une
chronologie qui, pour l’un comme pour l’autre, conduit à remonter du
xxe siècle vers les derniers siècles du Moyen Âge, le xiiie pour Lévi-
Strauss, le temps de Giotto, Fra Angelico et des cathédrales pour
Soulages. Pourquoi l’attaque de Lévi-Strauss sur la perte du métier
a-t-elle touché si fortement les artistes contemporains, et pourquoi
Soulages a-t-il fait le choix de se positionner sur le même terrain du
travail, alors même qu’il aurait pu placer le débat sur celui de
l’esthétique ? Sans doute Soulages illustre-t-il la centralité,
essentielle dans l’identité artistique, de la dimension manuelle de
l’art, étroitement liée à la matérialité des œuvres – révélant ainsi que
si le travail est un point sensible du dispositif artistique, c’est parce
que les peintres contemporains se représentent de manière
ambivalente comme des travailleurs manuels, et ce d’une manière
singulièrement chiasmatique, puisque la grande affaire des peintres
de la Renaissance était précisément d’obtenir la reconnaissance de
leur statut d’artistes libéraux et non plus mécaniques – c’est la
peinture comme cosa mentale de Léonard. Mais si l’on prend au
sérieux cette mise en avant du travail, qu’on trouve chez des artistes
aussi différents que Picasso ou Warhol [313], le problème n’est que
repoussé. Cela signifie que l’idée d’une peinture comme art de la
pensée est soutenue par la croyance collective en sa dimension
« laborieuse », pourrait-on dire – croyance qui réunirait les peintres
contemporains et leurs lointains prédécesseurs médiévaux, si l’on
reprend la chronologie partagée par Lévi-Strauss et Pierre Soulages,
dont le lien avec le Moyen Âge, à travers l’amitié de Georges Duby
ou la réalisation des vitraux de Conques, est peut-être plus qu’une
coïncidence. L’omniprésence du terme « travail » dans les propos de
Soulages, comme dans le titre du beau texte que Roger Vailland lui
a consacré en 1961, « Comment travaille Pierre Soulages [314] »,
résonne en effet singulièrement avec des textes très anciens,
comme celui-ci :
« En effet, ledit seigneur Jacopo, maître de l’œuvre, au nom de
cette œuvre et au sien, promit de donner et verser au dit Duccio,
pour salaire de son œuvre et de son travail, 16 sous, pour
chaque jour où le dit Duccio travaillera de ses mains à ce
tableau ; sauf que, dans le cas où il manquerait des jours, cela
devrait être décompté de son salaire, en fonction du nombre de
jours ou du temps perdu. Et le dit maître de l’œuvre nommé plus
haut s’engagea et promit de donner ce salaire de la manière
suivante : chaque mois où le dit Duccio travaillera à ce tableau, il
lui donnera dix livres de deniers en monnaie comptée, et le reste
dudit salaire sera décompté en deniers, qui doivent être donnés
à Duccio par l’œuvre de Sainte-Marie susdite. De même, le
maître d’œuvre promit de fournir et donner tout ce qui est
nécessaire pour travailler à ce tableau, de sorte que ledit Duccio
ne doive rien y apporter, si ce n’est sa personne et son
travail [315]. »
310
. Claude Lévi-Strauss, De près et de loin. Entretiens avec Didier Eribon, Paris, 1988, p. 236.
311
. Ibid., « Le métier perdu », Le Débat, no 10, 1981, p. 5-9.
312
. Pierre Soulages, « Le prétendu métier perdu », Le Débat, no 14, 1981, p. 77-82.
313
. Une très belle illustration de question du travail chez Warhol est donnée par la chanson Work de Lou
Reed, qui en rappelle également l’inscription dans l’anthropologie chrétienne : « Andy was a Catholic / the
ethic ran through his bones / He lived alone with his mother/ collecting gossip and toys / Every Sunday when
he went to Church / He’d kneel in his pew and say / “It’s work, all that matters is work.” […] / Sometimes when
I can’t decide what I should do / I think what would Andy have said / He’d probably say you think too much /
That’s ’cause there’s work that/ you don’t want to do / It’s work, the most important thing is work / It’s work, the
most important thing is work. »
314
. Roger Vailland, « Comment travaille Pierre Soulages », L’œil, no 75, mars 1961 (rééd. Paris, Le Temps
des cerises, 2012).
315
– G. Milanesi, Documenti per la storia dell’arte senese, t. I, xiiie-xive, Sienne, 1854, p. 166.
316
. Sur la question méthodologique du traitement des concepts économiques dans les sociétés
européennes avant la naissance de l’économie classique, voir le modèle exemplaire fourni par Jean-Yves
Grenier, L’économie d’Ancien Régime. Un monde de l’échange et de l’incertitude, Paris, Albin Michel, 1996.
317
. Jean-Pierre Vernant, « Travail et nature en Grèce ancienne », Journal de psychologie, 1955, p. 1-29 ;
« Aspects psychologiques du travail en Grèce ancienne », La Pensée, no 66, 1956, p. 80-84, articles repris
dans Mythe et pensée chez les Grecs. Étude de psychologie historique, Paris, F. Maspero, 1971, t. ii, p. 5-43.
318
. Yan Thomas, « L’“usage”et les “fruits” de l’esclave. Opérations juridiques romaines sur le travail »,
Enquête. Anthropologie, histoire, sociologie, no 7, 1999, p. 203-230.
319
. Sur ces questions, voir Étienne Anheim, « Il finanziamento della pittura alla corte dei papi (secoli xiii-
xv) », Associazione per lo Sviluppo degli Studi di Banca e Borsa, Università Cattolica del Sacro Cuore,
Quaderni Verdi, no 40, 2009.
320
– G. Milanesi, op.cit., p. 147 : « Ipsi magistro Niccholo pro suo salario et mercede sui laboris pro singulo
die quo ibi in ipso opere laborabit et faciet laborari. »
321
. Howard Becker, Les mondes de l’art, Paris, Flammarion, 1988 ; Pierre-Michel Menger, Le travail
créateur. S’accomplir dans l’incertain, Paris, Gallimard, 2009 ; Étienne Anheim, « L’ombre de Vasari », Revue
de Synthèse, n o 132, 2011, p. 119-125.
322
. Otto Lehmann-Brockhaus, Lateinische Schriftquellen zur Kunst in England, Wales und Schottland vom
Jahre 901 bis zum Jahre 1307, Munich, Prestel, 1955, t. i, p. 36.
323
– G. Milanesi, Nuovi documenti per la storia dell’arte toscana dal xii al xvi secolo, t. ii, Rome, 1893, p. 5-
6.
324
. Ibid., p. 47.
325
. Sur ces aspects, voir Étienne Anheim, « Salarium ou pretium ? Remarques sur le lexique désignant la
rémunération des artistes entre le xiie et le xve s. », « Salarium, stipendium, dieta », Approche terminologique
de la rémunération du travail, ENS Paris, 8-9 décembre 2006, http://amop.univ-
paris1.fr/IMG/pdf/Salaire_salariat__2.pdf, p. 123-140.
326
. Voir l’article cité précédemment, ainsi que Yan Thomas, « La valeur des choses. Le droit romain hors la
religion », Annales HSS, 2002/6, p. 1431-1462.
327
. Étienne Anheim, Financement et organisation des chantiers de peinture à la cour pontificale dans la
première moitié du xive siècle, Mémoire de l’École française de Rome pour l’Académie des inscriptions et
belles-lettres, 2005.
328
. Heinrich Denifle, « Ein Quaternus rationum des Malers Matteo Gianotti von Viterbo in Avignon », Archiv
für Literatur und Kirchengeschichte des Mittelalters, no 4, 1888, p. 602-630.
329
. Étienne Anheim, « Expertise et construction de la valeur artistique dans la peinture toscane (xive-xve
s.) », Revue de Synthèse. L’expertise artistique, 2011, n o 132, p. 11-31.
330
–G. Milanesi, Documenti per la storia dell’arte senese, op. cit., p. 264-265.
331
. Leon Battista Alberti, De pictura [1435], t. ii, 49 (trad. Jean-Louis Schefer, Paris, Macula, 1992) :
« Certains emploient l’or de façon immodérée parce qu’ils pensent que l’or confère une certaine majesté à
l’histoire. Et ceux-là, je suis loin de les approuver. Bien plus, si je voulais la Didon de Virgile toute
resplendissante d’or, avec son carquois d’or, ses cheveux noués par des rubans d’or, ses vêtements fixés par
une fibule d’or, tirée par un attelage d’or, je tenterais de rendre une telle abondance de rayons d’or, qui frappe
de tous côtés les yeux de ceux qui regardent, par des couleurs plutôt que par de l’or. »
332
. Antonin de Florence, Summa theologica, t. iii, tit. 8, sec. 4, chap. xi.
333
. Baldassare Castiglione, Il Cortigiano, édition et commentaire par A. Quondam, Milan, Mondadori,
2002, t. i, p. 87.
334
. Guillaume Apollinaire, Les peintres cubistes [1913], Genève, P. Cailler, 1950, p. 39.
Bruno Moysan
La virtuosité
Définir la virtuosité comme valeur est peut-être un défi moins
périlleux que d’autres. Même si elle n’est pas quantifiable comme un
exploit sportif, la virtuosité n’est pas sans avoir une forme
d’objectivité au moins phénoménologique, empirique. Surcharge
ornementale dans le piano romantique ou complexité d’écriture dans
certains tours de force des polyphonistes du xvie siècle, la virtuosité
se présente à nous sous la forme de l’inflation du beaucoup. Ce
beaucoup est bien évidemment susceptible d’incarnations
extrêmement diverses. L’inventaire en est même vertigineux depuis
les mélismes de chantres des liturgies chrétiennes des premiers
siècles jusqu’aux sonorités inédites de la Sequenza III de Berio pour
voix, en passant par les da capo des castrats baroques, les Caprices
pour violon de Paganini ou les Études d’exécution transcendante de
Liszt. Si le constat est simple, les filtres culturels (les valeurs ?) qui
sous-tendent l’évaluation de la virtuosité, les jugements qu’on porte
sur elle, sont beaucoup plus fluctuants. Ainsi, trouvera-t-on souvent
dans la bouche d’un Liszt par exemple des condamnations répétées
de la virtuosité faisant de celui-ci d’une certaine manière un virtuose
qui ne s’aime pas… En définitive, l’évaluation de la virtuosité et la
place positive ou négative de la virtuosité dans l’œuvre d’art est
étroitement corrélée à ce qu’on demande à l’œuvre elle-même. En
ce qui concerne la culture occidentale, car l’approche de la virtuosité
pour les musiques des autres parties du monde nécessiterait une
approche particulière commençant par le questionnement de
l’opérabilité du concept dans ce contexte spécifique, on peut
esquisser au moins deux attitudes voire trois. La première est celle
de la dévalorisation ambiguë. La tradition chrétienne a toujours été
méfiante envers le Moi, l’amour-propre, la vaine gloire. À ce titre,
tout pousse dans la culture chrétienne à une forme d’ascèse de la
surcharge virtuose perçue alors comme une forme de manifestation
intempérante de l’orgueil de l’homme. En même temps, rien n’est
trop beau pour Dieu. Cette conscience que la magnificence de Dieu
peut prendre chair artistiquement comme le Verbe s’est incarné,
poussera, au rebours de toute forme d’iconoclasme, au déblocage
des censures de l’ascétisme. La modernité est traversée par les
mêmes ambiguïtés. Comme l’ont montré Charles Taylor ou Max
Weber, un des traits de la modernité est la valorisation de la vie
simple aux dépens de l’éthique et de l’esthétique de la magnificence
et de la dépense somptuaire qui caractérisent la société de cour
baroque. Cet idéal de simplicité et avec lui une conception plus
intériorisée et contemplative de la musique tend, à partir de
Rousseau notamment, à suspecter de fausseté et de manque
d’authenticité toute velléité d’extraversion virtuose et à lui préférer
des pièces plus intimes. En même temps, l’esprit de liberté des
modernes en poussant le sujet à s’exprimer librement et à débloquer
toutes les censures qui pourraient freiner l’expression de sa
subjectivité conduit vers une forme de démesure virtuose que les
romantiques ne se priveront pas de convoquer. Si l’on regarde à
présent le problème du côté de la valorisation de la virtuosité, il a été
souvent constaté que la virtuosité avait fort à voir avec la virtù. Elle
se retrouve donc chargée de toutes les connotations positives qu’à
partir de Machiavel, on donne à la virtù. La virtuosité baroque serait
donc une des expressions artistiques de la virtù nonobstant le fait
que, Norbert Elias l’a bien montré, l’artiste de cour est assujetti à tout
un réseau de contraintes, la fameuse convenientia, qui vient
tempérer ce qui, dans cette virtù, pourrait venir par trop subvertir et
mettre en danger les équilibres. Enfin, les incroyables difficultés
techniques de la IIIe Sonate de Boulez sont-elles encore justiciables
d’un concept comme celui de virtuosité ?
Définir la virtuosité comme valeur
Sans doute est-il nécessaire de remonter un peu dans le temps
pour tenter de cerner les ambiguïtés et les tensions internes de la
virtuosité. Si nous en croyons le Compendium d’Adrien Petit Coclico,
la clausule suivante est la première que « Josquin enseignait aux
siens ».
La critique chrétienne
La critique chrétienne de la virtuosité prend ses racines dans un
ensemble de lieux communs que l’on trouve dès l’Ancien Testament.
Le premier est évidemment celui de la vaine gloire condamnée par
exemple dans le « Vanitas vanitatum » de l’Ecclésiaste. Le
deuxième, lié au premier d’ailleurs, concerne la valeur spirituelle du
silence avec comme corollaire la condamnation du divertissement,
de l’agitation. C’est ce topos que véhicule le passage bien connu de
Roi III-19 : « Le Seigneur […] dit [au prophète Élie] : Sortez et tenez-
vous sur la montagne devant le Seigneur. En même temps, le
Seigneur passa, et on entendit devant le Seigneur un vent violent et
impétueux, capable de renverser les montagnes et de briser les
rochers ; et le Seigneur n’était point dans ce vent. Après ce vent, il
se fit un tremblement de terre ; et le Seigneur n’était pas dans ce
tremblement. Après le tremblement, [Élie] alluma un feu. Et le
Seigneur n’était point dans ce feu. Après le feu, on entendit le souffle
d’un petit vent. Ce qu’Élie ayant entendu, il se couvrit le visage de
son manteau, et étant sorti, il se tint à l’entrée de la caverne ; et en
même temps, une voix se fit entendre qui lui dit : Que faites-vous,
Élie [342] » Dieu ne peut se rencontrer ni dans la tempête, ni dans le
tremblement de terre, ni dans le feu mais dans le silence. De son
côté, Saint Augustin, dans Les Confessions par exemple, donne un
statut ambigu à la musique et par là même à la virtuosité. La
musique possède, de par sa nature même, une séduction sensible
voire sensuelle qui peut faire écran à la relation à Dieu, peut nous
conduire à nous en distraire, alors que, par ailleurs, elle peut mettre
l’âme dans d’heureuses dispositions favorisant la prière et l’adhésion
au contenu des textes sacrés, cela en leur apportant un supplément
d’âme par le moyen du chant [343]. La décrétale Docta Sanctorum
Patrum [344] du pape Jean XXII de 1325 est un compendium des
topos anti-virtuoses. Dans le but d’encadrer les dérives, au sens
large, de l’Ars nova, Jean XXII commence par rappeler les
fondamentaux : que « le discours ne trébuche pas et que la modeste
gravité de ceux qui chantent s’exprime par une modulation sans
heurts. “Car dans la bouche résonnait un doux son.” Ce doux son
résonne toujours dans la bouche de ceux qui chantent les psaumes
quand ils portent Dieu dans leur cœur ; tandis qu’ils prononcent les
paroles, leur chant augmente la dévotion envers lui ». Pour ce pape
d’Avignon, diminutions, hoquets, déchants, ajouts de « triples » et de
« motets vulgaires » font que ces excès, « sous la multitude des
notes, obscurcissent les pudiques ascensions et les retombées du
plain-chant ». Pour cette raison, les disciples de cette nouvelle école
« courent sans se reposer, […] enivrent les oreilles au lieu de les
apaiser, […] miment par des gestes ce qu’ils profèrent, et, par tout
cela, la dévotion qu’il aurait fallu rechercher est ridiculisée, et la
corruption qu’il aurait fallu fuir est propagée ». Comme on peut le
constater, il y a un fort antagonisme entre la virtuosité et ce qu’on
pourrait appeler la vita contemplativa dont l’oraison et la lectio divina
sont parmi les manifestations les plus accomplies. Le protestantisme
en raison de son ascétisme accentuera l’antagonisme entre
virtuosité et spiritualité. Le compromis augustinien, qui est l’essence
même de la décrétale de Jean XXII puisque celui-ci en définitive se
refuse à statuer entre les excès de l’Ars nova et le rappel à la norme
de la modulation sans heurts, cela en déléguant au cas par cas les
éventuelles sanctions à l’ordinaire du lieu, se déplace du côté du
rigorisme. Calvinisme, piétisme, méthodisme, églises baptistes
proscrivent toute forme d’excès musical dans la liturgie pour
privilégier des cantiques aussi simples que possible et valorisent une
vie quotidienne empreinte d’austérité morale [345]. Seul, le fait est
bien connu, le luthéranisme, du fait de l’amour de Luther pour la
musique, accorde à l’art une place plus festive à l’intérieur de la
liturgie et permet un déploiement relatif de la virtuosité. Il reste que,
on le voit par exemple en Allemagne du Nord avec Bach, la
virtuosité, dont le modèle reste encore et toujours italien, subit un
certain nombre de filtres ascétiques qui font qu’on ne trouve guère
en terre protestante la virtuosité extravertie et flamboyante du Dixit
Dominus du jeune Haendel imprégné de baroque romain.
335
. Adrien Petit Coclico, Compendium musices descriptivum, Nuremberg, 1552, p. 65, disponible en ligne
à l’adresse : http://books.google.fr/books?
ei=ofWTUZeDDo6AhQeiyoDQAQ&hl=fr&id=Q1g8AAAAcAAJ&dq=adrien+petit+coclico&jtp=50.
336
. Josef Slavik (1806-1833), violoniste tchèque très connu à Vienne à ce moment-là.
337
. Correspondance de Frédéric Chopin, recueillie, révisée, annotée et traduite par Bronislaw Édouard
Sydow en collaboration avec Suzanne et Denise Chainaye, vol. i, L’aube 1816-1831, Paris, Richard Masse,
1981, lettre 72, à Jas Matuszynski, p. 236.
338
–Émile Littré, Dictionnaire de la langue française, Abrégé du dictionnaire, Paris, Hachette, 1881, article
« élégant, ante », p. 374.
339
. Rodolfo Celetti, Histoire du bel canto, Paris, Fayard, 1987, p. 13-14.
340
. Sigismond Thalberg, L’Art du chant appliqué au piano, op. 70, Paris, Heugel, 1853-1863.
341
. Sur cette triade, voir Marc Fumaroli, L’âge de l’éloquence, Paris, Albin Michel, 1994, p. vi et 216.
342
. La Bible, traduction Lemaître de Sacy et Thomas du Fossé (1672-1693), Paris, Laffont, 1990, p. 418.
343
. Sur cette discussion nuancée des mérites et dangers du chant sacré voir les chapitres ix et x des
Confessions de saint Augustin.
344
. Disponible sur le site : http://www.musicologie.org/publirem/docta_sanctorum.html.
345
. Sur cette question, voir aussi bien Max Weber, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris,
Plon, 1964, p. 105-227 (i. e. le chapitre bien connu intitulé « L’éthique de la besogne dans le protestantisme
ascétique ») que Charles Taylor, Les sources du moi, La formation de l’identité moderne, Paris, Seuil, 1998
p. 273-300 (i. e chapitre xiii, « Dieu aime les adverbes », où Taylor prolonge et discute les thèses de Weber
sur l’ascétisme et le puritanisme protestant).
346
. Celetti, op. cit., p. 12.
347
. Ernst Gombrich, Histoire de l’art, Paris, Phaidon, 2001, p. 452.
348
. Celetti, op. cit., p. 15.
349
– Vladimir Jankelevitch, Liszt et la rhapsodie, Essai sur la virtuosité, Paris, Plon, 1979, p. 27.
350
– Giulio Caccini, Le nuove musice, préface « A i lettori », Florence, Marescotti, 1601, p. 4 (disponible en
ligne à l’adresse : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k59067f/f6.image).
351
– Celetti, op. cit., p. 277.
352
. Sur le concept de vie ordinaire voir l’ensemble de la troisième partie, « L’affirmation de la vie ordinaire »,
de C. Taylor, Les sources du moi, Paris, Le Seuil, 1998, p. 273-386.
353
. Ibid., p. 274-275.
354
. Ibid., p. 275.
355
. Sur ces différentes valeurs, voir encore et toujours Taylor, Les sources du moi, op. cit.
356
. Sur la notion de religion de l’art dans la période moderne voir Jean-Marie Schaeffer, L’art de l’âge
moderne, Paris, Gallimard, 1992.
Les auteurs
Étienne Anheim est maître de conférences en histoire médiévale à l’université de
Versailles/Saint-Quentin-en-Yvelines et directeur de la rédaction des Annales.
Histoire, Sciences sociales. Ses travaux portent principalement sur l’histoire
sociale des pratiques culturelles à la fin du Moyen Âge et à la Renaissance, et sur
l’historiographie et l’épistémologie de l’histoire. Il vient de coordonner, avec A. Lilti
et J.-Y. Grenier, un numéro spécial des Annales consacré aux statuts sociaux
(2013-2014), et achève un livre (en coll. avec D. Fiala, V. Zara et D. Saulnier) sur
la musique et les musiciens dans les Saintes-Chapelles du xiiie au xviiie siècle, à
paraître chez Brepols en septembre 2014.
Esteban Buch (Buenos Aires, 1963) est directeur d’études à l’EHESS et membre
du Centre de Recherches sur les Arts et le langage (CRAL). Spécialiste des
rapports entre musique et politique au xxe siècle, auteur de La Neuvième de
Beethoven. Une histoire politique (Gallimard, 1999) et Le cas Schönberg.
Naissance de l’avant-garde musicale (Gallimard, 2006), ses publications récentes
incluent L’affaire Bomarzo. Opéra, perversion et dictature (Éditions de l’EHESS,
2011) et, avec Nicolas Donin et Laurent Feneyrou, l’ouvrage collectif Du politique
en analyse musicale (Vrin, 2013).
Ioana Vultur, est membre du CRAL (EHESS). Actuellement elle est Junior
Professor invité à l’université libre de Berlin. Elle est spécialiste de littérature
française et comparée. Elle a soutenu une thèse de doctorat en littérature
française à l’université Paris IV Sorbonne sous la direction d’Antoine Compagnon.
Elle a publié Proust et Broch : les frontières de la mémoire, les frontières du temps
(L’Harmattan, 2003). Actuellement elle prépare un livre sur l’herméneutique pour
les Éditions Gallimard.