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Par-delà le beau et le laid

Enquêtes sur les valeurs de l’art

Nathalie Heinich, Jean-Marie Schaeffer et Carole


Talon-Hugon
Table des matières


Nathalie Heinich, Jean-Marie Schaeffer, Carole
Talon-Hugon Introduction
Thierry Lenain - L’authenticité
Esteban Buch - L’autonomie
Une notion problématique
Une valeur consensuelle
Nathalie Heinich - La célébrité
Célébrité grâce aux œuvres : l’art comme support
de la célébrité
Célébrité des œuvres : les œuvres stars
Célébrité des artistes : auteurs et interprètes des
œuvres
Conclusion
Muriel De Vrièse et Bénédicte Martin - La cherté
Ce qu’on sait des mondes de l’art : les éléments de
contexte
Le prix, une notion nécessaire mais non suffisante pour
comprendre la valeur
Approche pragmatique des valeurs artistiques : la pluralité des
mondes de l’art
Les trois genres de l’art actuel : contemporain, moderne,
classique sont des conventions de qualité
Des modèles économiques aux profils d’artistes
Le principe de valorisation
Le principe d’organisation
Les quatre conventions de travail artistique
Des épreuves de qualification aux profils type d’artistes
L’artiste de genre
L’artiste de « savoir-faire »
L’artiste entrepreneur
L’« Art Fair artist »
Conclusion

Carole Talon-Hugon - La moralité


Le paradigme de l’édification
L’incarnation
Le schématisme
L’exemplarité
Le paradigme de l’émancipation
Le paradigme de l’expérience de pensée
Faire reconsidérer ses croyances et ses valeurs
Entraîner au discernement moral
Développer la sympathie et l’empathie
Trois manières de penser l’éthique
Conclusion
Nadia Walravens-Madarescu - L’originalité
L’originalité et l’absence de prise en compte du
mérite de l’œuvre
L’originalité et la prise en compte du critère du
choix
L’originalité et la prise en compte des éléments
intangibles de l’œuvre
Daniel Fabre - La pérennité
Des façons multiples de pérenniser
La matière et la forme
La ruine et la résurrection
Deux pérennisations confrontées
Le présent au futur
Conclusion : la pérennité en proie à l’art
Jean-Marie Schaeffer - Le plaisir
Malaises philosophiques
Hédonisme et antihédonisme
Platon : la naissance d’un argumentaire
Art et plaisir : quatre positions
Plaisir et ségrégationnisme artistique
Pascal Griener - La rareté
Raritas, Raritez. La genèse d’un concept
Un champ où la rareté se gère : l’art
Éric Michaud - La responsabilité
La difficile désincarnation de l’art
Ioana Vultur - La significativité
La mimèsis comme surcroît de sens
La théorie expressiviste de la significativité
Art et vérité : le paradigme herméneutique
Yolaine Escande - L’universalité
Les obstacles à la valeur d’universalité
Stratégies pour tendre vers la valeur d’universalité
Universalité et internationalité
Questions de méthode : - comment rendre la valeur
d’universalité ?
Étienne Anheim - Le travail
Bruno Moysan - La virtuosité
Définir la virtuosité comme valeur
La virtuosité et son évaluation dans l’histoire
La critique chrétienne
La valorisation baroque : la virtuosité comme poétique du
dépassement
La critique romantique et moderne de la virtuosité

Les auteurs

Par-delà le beau et le laid

Enquêtes sur les valeurs de l’art

Nathalie Heinich, Jean-Marie Schaeffer et


Carole Talon-Hugon
Collection Æsthetica (voir catalogue)
Sans exclusive ni esprit de doctrine, la collection «
Æsthetica » se consacre à l'esthétique et à la philosophie de
l'art. Elle relie les multiples approches actuelles en
esthétique avec l'histoire des arts et les arts contemporains.
Directeurs : Pierre-Henry Frangne (univ. Rennes 2) et Roger
Pouivet (univ. Nancy).

ISBN : 978-2-7535-3545-9

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ISBN de l'édition papier : 978-2-7535-3350-9


Date de publication papier : 10 juillet 2014
Presses universitaires de Rennes

Campus de la Harpe, avenue Charles-Tillon

CS 24414

35044 Rennes cedex

www.pur-editions.fr
Nathalie Heinich, Jean-Marie Schaeffer, Carole
Talon-Hugon  

Introduction

La tradition occidentale, du moins depuis les débuts de la


modernité, tend à assimiler l’art et la valeur esthétique. Or c’est une
conception réductrice, et doublement. D’une part parce que,
contrairement à ce que présupposent trop souvent les philosophes
spécialistes d’esthétique, l’art n’a pas le monopole de la relation
esthétique au monde. Et d’autre part parce que, symétriquement, la
valeur esthétique n’a pas le monopole des valeurs engagées dans la
création, la circulation et la réception des œuvres d’art. C’est ce
second volet que nous avons souhaité ouvrir avec un colloque pluri-
disciplinaire organisé à l’EHESS en octobre  2012, sous l’égide du
CRAL (Centre de recherches sur les arts et le langage).
Nous entendons ici par valeurs, de façon très pragmatique, les
principes au nom desquels sont effectuées des évaluations ou
opérés des attachements, que ce soit par les gens ordinaires ou par
les penseurs professionnels. Une réflexion commune, appuyée à la
fois sur notre expérience et sur nos lectures, nous a permis de
dégager une liste de ces valeurs qui reviennent de façon récurrente
dans l’expérience de l’art  : outre la beauté, nous avons identifié
l’authenticité, l’autonomie, la célébrité, la cherté (ou valeur
économique, résumée par le prix), la moralité, l’originalité, la
pérennité, le plaisir, la rareté, la responsabilité, la significativité, le
travail, l’universalité, la virtuosité. Cette liste n’est sans doute pas
exhaustive, mais nous avons choisi de privilégier les valeurs les plus
pertinentes, du moins en tant qu’elles sont les plus fréquentes dès
lors qu’il est question d’évaluer une œuvre d’art ou un artiste.
Quatorze valeurs s’ajoutent ainsi à la beauté  : l’on voit que celle-ci
est bien loin de monopoliser l’évaluation esthétique même s’il s’agit,
en la matière, d’une valeur centrale.
Une précision s’impose : notre objet est bien les valeurs investies
sur l’art, et non pas l’art lui-même. En d’autres termes, l’art ici n’est
qu’un terrain d’observation des compétences axiologiques, qui
constituent notre véritable problématique – au lieu que, comme c’est
souvent le cas dans les études sur l’art, celui-ci soit la visée ultime
de la réflexion. Pas davantage bien sûr n’est-il question de faire
l’éloge ou le procès de telle ou telle valeur, conformément à la
tradition épidictique encore si présente dans les humanités  : la
perspective adoptée ici est bien celle d’une analyse descriptive du
rapport des acteurs aux valeurs qu’ils sollicitent dans leurs
évaluations (programme de recherche initié lors d’un séminaire
organisé dans le cadre du CRAL, en 2005-2007, sur le thème
«  Normativité et descripivité dans les sciences sociales  », et
poursuivi en 2009-2010 avec un second séminaire intitulé « Qu’est-
ce qu’une valeur ? »).
En conséquence, il ne s’agit pas de montrer que telle ou telle
valeur est présente dans les œuvres ou chez les artistes, mais de
réfléchir à la façon dont des attentes axiologiques sont projetées sur
le monde de l’art, avec des variations liées au domaine artistique, au
contexte historique et culturel, ainsi qu’à la position de ceux qui
défendent ces valeurs. Cette création collective, telle que l’a initiée
ce colloque, s’inscrit donc dans un projet inédit : celui d’une axiologie
interdisciplinaire, à élaborer en commun.
C’est ainsi que pendant deux jours quatorze spécialistes de
différentes disciplines – philosophie, histoire, histoire de l’art,
anthropologie, droit, économie, littérature, musicologie, sinologie,
sociologie – ont travaillé chacun sur l’une de ces valeurs telles
qu’elles sont activées à propos de l’art. S’appuyant sur des
exemples pris au monde ordinaire aussi bien que sur des lectures
savantes, ils ont proposé une réflexion concrète sur les propriétés
nécessaires pour qu’une valeur donnée intervienne dans le
jugement artistique  : qu’il s’agisse des propriétés objectales de
l’œuvre elle-même, des propriétés subjectives de l’auteur du
jugement, ou des propriétés contextuelles relatives aux
circonstances – spatiales, temporelles, culturelles – en lesquelles
s’effectue l’évaluation. Ces réflexions se sont ensuite enrichies des
débats et échanges qui ont permis de comparer tant les différentes
valeurs que les approches disciplinaires à partir desquelles elles ont
été abordées. C’est le résultat de ce petit ballet pluridisciplinaire qui
est livré ici au lecteur.
Thierry Lenain  

L’authenticité

L’évaluation des œuvres d’art implique des notions et des


problèmes que la pratique tend à confondre alors qu’ils se révèlent,
à l’analyse, d’une diversité irréductible. Non qu’il faille appréhender
cette tendance à l’amalgame comme un défaut que la réflexion
théorique se devrait de corriger  : voyons-y plutôt une exigence
pragmatique elle-même irréductible. Le type d’expérience, de
conduites et d’enjeux que nous appelons «  artistiques  » n’auraient
tout simplement pas la possibilité d’exister si les valeurs qu’elles
impliquent ne pouvaient se mêler dans l’immanence des pratiques.
Face à la confusion relative propre aux choses humaines, et à la
dynamique naturelle des valeurs en particulier, la théorie n’est rien
de plus, après tout, qu’un instrument d’observation qui permet de
changer de focale afin de décrire des processus invisibles «  à l’œil
nu ».
La notion d’authenticité n’échappe pas à la règle. Appuyée par
l’article défini, sa désignation au singulier masque une confusion ou,
si l’on préfère, une complexité sous-jacente considérable. Elle se
compose d’un certain nombre de notions plus ou moins apparentées
dont les aires sémantiques ne se recouvrent qu’en partie et qui
renvoient à des opérations de différentes natures. Ainsi constituée,
l’authenticité est aussi un opérateur susceptible d’usages variés,
souvent contradictoires. Si elle fait figure de concept critique par
excellence, voué à la production de différences et de classements
fondés sur un examen scrupuleux des objets et des conduites
artistiques, tout aussi essentielle est sa capacité d’engendrer des
amalgames utiles dans tel ou tel contexte. Sans se lancer ici dans
une enquête fouillée sur l’histoire de cette pièce capitale du
vocabulaire de la critique [1], il est possible de repérer quelques
éléments saillants susceptibles de guider une recherche plus
approfondie sur ses modes de fonctionnement.
Un premier usage de la notion d’authenticité en tant que principe
d’évaluation vise à discriminer des créations jugées authentiquement
artistiques et d’autres qui, parce qu’elles procèdent d’une prétention
infondée à l’artisticité, ne méritent pas d’être considérées comme de
«  vraies  » œuvres d’art.  Employée en ce sens, l’idée d’authenticité
prend une signification quasi existentialiste sous-tendue par une
considération de l’artiste en tant que créateur et auteur de l’œuvre.
C’est qu’au-delà (ou en deçà) des qualités esthétiques qu’on peut lui
reconnaître, toute œuvre d’art digne de ce nom doit encore et
surtout manifester que son producteur a assumé la charge des
impératifs fondamentaux inhérents à la création artistique (quelle
que soit la façon d’en dresser la liste). Prise sous cet angle, la notion
d’authenticité désigne, en gros, une forme de sincérité profonde vis-
à-vis des exigences de l’œuvre à faire, un engagement intime dans
le processus créateur qui distingue l’artiste d’autres types d’auteur
ou de producteur.  Soulignons-le, le genre d’honnêteté désignée ici
ne concerne pas seulement le destinataire de l’œuvre ni à
proprement parler la personne de son auteur mais encore, sinon
plus, le travail artistique lui-même [2]. L’œuvre qui ne se montrerait
pas à la hauteur d’une ambition intrinsèque visant à satisfaire les
exigences de l’art comme tel encourrait un rejet comme
inauthentique, c’est-à-dire non authentiquement artistique.
En «  régime de singularité  », c’est de cette qualité primordiale,
qui relève d’une sorte d’éthique immanente de l’art, que participent
les valeurs éminentes entre toutes que sont la force de l’expression,
la densité des pensées artistiques, la cohérence et l’intérêt du
parcours créateur, etc. [3]. Et c’est en vertu de ce même critère que
l’on rejettera les œuvres de pointe dont les auteurs sont accusés de
se moquer du monde pour se rendre intéressants au détriment d’un
propos artistique substantiel. Il faut cependant noter que
l’engagement auctorial n’est pas toujours associé à un primat de
l’extériorisation personnelle. Il peut, à l’inverse, réclamer un
effacement de la singularité de l’artiste face aux exigences censées
s’imposer à lui et, de ce fait, l’obliger à une rétention des marques de
sa subjectivité créatrice. Tout se passe alors comme si la résolution
des difficultés objectives d’une tâche gouvernée par des normes
extérieures réclamait une concentration allant jusqu’à l’oubli de soi,
garante d’une pureté tout à la fois éthique et esthétique du travail
artistique.
Ce filtrage de la subjectivité créatrice s’observe, typiquement,
lorsque l’artiste reçoit pour mission de transmettre un modèle sacré
dont il s’agit de renvoyer un reflet aussi fidèle que possible. C’est,
entre autres, la figure du peintre d’icônes qui s’efforce, avec humilité
et révérence, de donner forme sensible aux contenus suprêmes
issus de la transcendance. À l’enseigne de cette conception de l’acte
artistique, l’authenticité de l’œuvre dépend de la manière dont elle
actualise un archétype, c’est-à-dire un ensemble de traits reconnus
comme appartenant en propre à un référent qui constitue le point
d’origine d’une série (et auquel on se réfère, en général, par le biais
d’un prototype) [4].
Dans une telle optique, authentique n’est pas directement
synonyme d’unique et d’insubstituable, puisque toute réactualisation
fidèle de l’archétype draine une part de son authenticité originaire.
Ainsi d’innombrables copies de la Véronique ou du Mandylion ont-
elles pu être regardées comme « le » vrai portrait du Christ. Il n’y a
pas là de contradiction, car être « le » portrait du Sauveur, c’est être
une matérialisation fidèle et transparente de sa forme archétypale
dont tout exemplaire indique, par son existence même, la sacralité. Il
ne faut jamais perdre de vue, en effet, que la présence même d’une
image sacrée invite à postuler l’existence d’un culte –  à moins
qu’elle ait fait son apparition sur terre à la faveur d’un miracle,
manière plus frappante encore de susciter la dévotion. D’où une
sorte de plus-value indirecte pouvant découler de la multiplicité des
exemplaires : plus il y en a, plus l’archétype manifeste et augmente
son propre rayonnement sacral. Cette dynamique qui associe par
voie indirecte authenticité et multiplicité, aura et nombre des
occurrences, n’est d’ailleurs pas l’apanage de l’art sacré  ; elle
s’observe très bien aussi dans la sphère  des célébrités
médiatiques [5].
Qu’il s’agisse d’images sacrées, d’art ou de célébrités, un tel
mécanisme présuppose cependant toujours une distinction entre
l’original et ses copies. Dans le cas des images sacrées de type
médiéval, cette séparation paraît parfois se dissiper (sans aller
jusqu’à disparaître tout à fait), autorisant ainsi un glissement de
l’authenticité de l’original vers ses copies et non pas seulement un
renforcement indirect du prestige de celui-là par le biais de celles-
ci.  Lorsqu’elle advient sur ce mode, l’authenticité par le nombre
requiert une part d’ambivalence pour que puisse s’opérer le transfert
de valeur depuis un prototype unique, première incarnation de
l’archétype, vers la multitude de ses copies. La différence entre
prototype et copie tend à s’évaporer pour ne plus s’inscrire qu’en
filigrane de l’affirmation secrètement paradoxale de l’authenticité de
la copie. On n’affirme pas expressis verbis que tel exemplaire du vrai
Mandylion est précisément le premier de la série (celui-là même que
le Christ en personne tendit au peintre Hannan qui avait échoué à
réaliser son portrait), mais on suggère que si le contenu de la
représentation se conforme à l’archétype, alors la copie peut être
utilisée comme un substitut tout à fait valable du prototype – lequel
ne manque d’ailleurs pas d’encourager la prolifération de ses
exemplaires par des manifestations surnaturelles d’auto-
multiplication [6]. En d’autres termes, c’est le type qui est alors jugé
authentique à travers une copie qui, pour sa part, n’assume d’autre
fonction que de le transmettre, mais sur laquelle la sacralité de
l’archétype déteint bien volontiers. Ce transfert se réalise, en partie,
par un effet de langage tout à fait banal qui consiste à élider le
second degré – c’est-à-dire, tout simplement, à confondre l’image et
ce qu’elle représente. Pour dire « une copie de la Véronique », on dit
«  la Sainte Face  » ou «  le vrai portrait de notre Seigneur  », tout
comme on dirait «  un paysage  » afin de désigner un tableau qui
représente un paysage –  avec cette différence que, dans le cas
présent, la locution se réfère simultanément à un archétype et à un
prototype, c’est-à-dire à un référent originaire et à sa première
formulation iconique.
Point essentiel, le peintre prié de s’effacer pour la plus grande
gloire d’un archétype qui le dépasse fait face à un problème d’ordre
spirituel impliqué par l’exigence même de fidélité à l’égard de ce
modèle transcendant – problème que ne rencontrent pas les artisans
tels qu’un cordonnier, un boulanger ou un peintre d’armoiries. En ce
sens, le peintre d’images sacrées est bien déjà une sorte d’artiste,
dans la mesure où il doit répondre à une obligation d’authenticité de
son travail. Le type sacré passe par ses mains et par ses yeux –
organes dont un miracle poïétique court-circuite parfois l’humaine
opération [7] mais qui, dans la plupart des cas, œuvrent à une bonne
actualisation du modèle à travers son adaptation stylistique
(traduction fidèle quant au fond, mais traduction quand même).
L’historiographie et la sociologie de l’art ont bien montré
comment, avec la constitution de la conception moderne de l’art
issue, en gros, du romantisme, la promotion de l’authenticité
artistique prise au sens existentiel du terme constitue une source de
tensions avec d’autres valeurs jugées plus ou moins secondaires
telles que la compétence, la maîtrise technique, la culture, la beauté,
etc. On peut aussi souligner combien la valeur d’engagement
auctorial se prête à toutes sortes d’inversions de potentiel et de
retournements dialectiques parfois étourdissants. Car, même en
régime de singularité, la sincérité artistique ne s’assimile pas
toujours à une convergence de toutes les forces expressives du
sujet créateur vers un foyer unique. Outre la part du doute, de
l’hésitation, du repentir, du piétinement voire de l’impuissance dans
la «  lutte avec l’ange  », il peut encore y avoir celle du masque. La
prétention à l’artisticité suppose certes un engagement intime de
l’artiste en tant qu’auteur, mais il est tout à fait sensé de faire valoir
qu’elle ne va pas, pour autant, sans une certaine dose d’artifice
sinon même une nécessaire comédie de la singularité. Sans parler
des opérations rhétoriques classiques sur l’instance de l’auteur dans
ses relations avec l’énonciateur du contenu de l’œuvre, qui peuvent
aller de la simple adoption d’un pseudonyme jusqu’à des formes
d’auto-fictionnalisation très sophistiquées [8], l’artiste doit se faire un
nom, cultiver un style, promouvoir une persona artistique.
Poussée à l’extrême, cette reconnaissance d’une part du
simulacre au sein même du rapport authentique entre l’artiste et son
œuvre conduit à ce que l’on pourrait appeler le paradoxe de
Broodthaers  : pour être authentiquement artiste, il faut être
insincère [9]. La revendication d’authenticité subit alors le choc d’un
aiguillage à 90  degrés qui la fait brutalement dévier sur une route
bien plus chaotique que ne l’avaient envisagé les tenants de
l’engagement viscéral. Car l’authenticité découlera plutôt, désormais,
de la froide intransigeance avec laquelle l’artiste, ce maître des
illusions, pratique une fourberie consciente d’elle-même –  que ce
soit pour la plus grande délectation d’un public amateur de beaux
mensonges ou afin de jeter un éclairage incisif sur les
soubassements idéologiques du monde de l’art [10]. D’une manière
similaire, l’artiste de pointe peut très bien vouloir rejeter la recherche
de l’originalité ou de la singularité expressive vues comme valeurs
modernistes dépassées  ; c’est alors le projet d’un tel rejet qui
devient lui-même original et reçoit, à ce titre, une « signature » tout
aussi inaliénable que celle d’un intégriste de l’expressivité
romantique [11].
Soulignons encore qu’ainsi entendue, la notion d’authenticité en
art fonctionne bel et bien en tant que valeur puisqu’elle relève d’une
appréciation, c’est-à-dire d’une décision irréductiblement
dépendante du point de vue de celui qui juge, et ne saurait donc se
réduire à une simple attribution catégorielle. Le jugement qui décide
de l’authenticité au sens éthico-artistique  tend vers une conclusion
en termes de « plus ou moins », étant entendu qu’il peut y avoir des
degrés dans la qualité de l’engagement auctorial des
artistes.  Comme tout jugement de valeur et en dépit de ses
occurrences prétendument catégoriques, ce type de réponse
conserve d’ailleurs toujours une certaine indétermination, une
ouverture ou un caractère potentiellement fluctuant au gré des
mouvements de la subjectivité [12].
Mais la notion d’authenticité appliquée au domaine de l’art
connaît aussi un autre usage, plus répandu et partagé avec bien
d’autres types d’objets. Cette seconde acception s’entend à travers
l’opposition entre un objet d’art authentique et un faux. Désignant
alors la propriété d’une œuvre qui émane réellement de l’origine à
laquelle on la réfère, elle se rapporte principalement aux arts dits
« autographiques » dont tout produit vaut, pour emprunter les mots
de Jacques Morizot, comme «  résultat singulier d’une histoire de
production [13]  ». Ainsi que le souligne Carole Talon-Hugon,
l’authenticité ne se dit plus, cette fois, de l’artiste, mais bien de
l’objet [14]. Cette dichotomie recouvre toutefois un partage complexe
au sein duquel la notion d’authenticité au sens existentiel du mot
tend à se réintroduire.
Commençons par relever que, s’ils se disent de l’objet, ni
l’authentique ni le faux ne constituent pour autant des propriétés
inhérentes à l’objet en tant que tel. Cesare Brandi a souligné leur
nature intrinsèquement intentionnelle [15]. Le jugement d’authenticité
revient toujours, en effet, à déterminer si, dans l’usage ou la
présentation de l’objet, il y a ou non mensonge quant à son origine.
« Authentique » qualifie dès lors un objet dont la provenance n’a pas
été falsifiée, pareille opération étant l’affaire des escrocs et des
faussaires. En ce sens – et en dépit d’une confusion fréquente dont
les raisons seront évoquées plus loin  – les concepts d’œuvre
authentique et d’original doivent être distingués. Un original est une
œuvre dont on peut estimer qu’elle entretient un lien réel et direct
avec son origine – qu’il s’agisse de l’auteur, de l’époque ou du milieu
culturel où elle a vu le jour. « Original » s’oppose ainsi à « copie », à
«  imitation  », à «  pastiche  », etc.  – autant de labels qui, pour leur
part, n’impliquent rien quant à une possible intention de tromper,
présente seulement dans le faux. En d’autres termes, si tout original
est authentique par principe, toute œuvre authentique n’est pas
forcément un original.
Remarquons, au passage, que cette acception de l’authenticité
comme prédicat de l’objet (et non de son créateur) dérive d’un sens
initial qui renvoie à l’idée d’une certification officielle. Un document
ne peut être dit «  authentique  » sans la sanction d’une instance
certificatrice. Dans le domaine de l’art, ce pouvoir de qualification
appartient à l’expert, qu’il s’agisse d’un héritier, d’un spécialiste ou
d’un connoisseur reconnu pour sa compétence. À la lumière de cette
précision, sera dite authentique l’œuvre dont aucun expert n’aura pu
démontrer qu’elle ment sur sa provenance. L’authenticité  constitue
dès lors, et par principe, une propriété en suspens puisqu’elle
dépend d’un acte d’authentification qui reste toujours susceptible de
subir une révision future.
Bref, l’authenticité est donc une propriété de l’objet mais pas une
propriété objectale. Il en va forcément de même de la fausseté. Ceci
implique que l’objet que l’on appelle, en langage usuel, « un faux »
n’est jamais rien d’autre, en réalité, que l’un des moyens
nécessaires à un mensonge sur sa propre origine. Autrement dit, cet
adjectif substantivé ne devrait jamais désigner un objet mais bien
plutôt une opération visant un objet [16]. Il est vrai que certains
artefacts se destinent dès le départ à servir d’instrument d’un
mensonge sur leur provenance ; les faussaires disposent, pour cela,
d’une série de procédés bien connus. Toutefois, le recours à ces
différents procédés ne constitue jamais, à lui seul, un critère
suffisant  pour catégoriser l’objet en tant que faux  : encore faut-il
déterminer l’intention mensongère. Jamais une patine factice, une
fausse craquelure, une imitation stylistique poussée à l’extrême, la
combinaison de sources multiples, voire même l’usage combiné de
tels procédés, ne fournissent un indice de fausseté tout à fait fiable ;
à l’inverse, une œuvre produite sans y recourir, telle qu’une honnête
copie, peut très bien être ensuite présentée faussement comme un
original qu’elle n’est pas.
Cette seconde acception de la notion d’authenticité diffère de la
première sur un point essentiel  : l’authenticité au sens
« étiologique » ou « archéologique » du terme n’est pas une valeur ;
du moins présente-t-elle une face strictement factuelle qui ressortit à
un tout autre type de juridiction que le jugement de valeur. Juger de
l’authenticité, c’est en effet établir une provenance, c’est-à-dire
déterminer la réalité d’une relation avec l’origine. Si jugement il y a,
c’est en un sens tout à fait comparable à ce qui fait un jugement d’un
diagnostic médical. Le terme de la décision est d’ordre factuel et
toujours décidable pour autant que l’information le permette. Il est
vrai que la détermination de l’intention, impliquée par la question de
l’authenticité au sens strict, peut faire intervenir un élément
d’interprétation, en particulier lorsque l’information fait défaut ou que
l’on se trouve confronté à un cas ambigu. Reste que, dans l’exacte
mesure où elle n’appelle pas d’appréciation au-delà de sa restitution,
l’intention peut très bien être traitée comme un fait (l’un de ceux qui
constituent «  l’histoire singulière de production  » de l’œuvre). La
valeur n’entre en scène ici qu’à partir du moment où cette intention
est rapportée normativement à une échelle morale en vertu de
laquelle le mensonge est déprécié ; le pas est vite fait, mais il faut le
faire. À  l’inverse, l’engagement auctorial était posé a  priori comme
valeur artistique première et appelait une décision d’emblée
essentiellement normative. Si l’authenticité sous la seconde
acception définie ici concerne la sphère axiologique, c’est donc à
titre d’opérateur secondaire, mais pas comme valeur.
Autre différence enfin, l’authenticité au sens de l’engagement
auctorial entretient un lien d’essence avec la notion d’artisticité
qu’elle définit et en laquelle elle vient pour ainsi dire se déverser : le
critère ultime ou la pierre de touche essentielle de l’art, c’est
précisément cet engagement qui caractérise en propre une
démarche authentiquement artistique. Il n’en va pas de même de
l’authenticité au sens étiologique du terme, qui s’applique à bien
d’autres choses que les œuvres d’art. De nombreuses classes
d’objets dont la valeur dépend de la nature (réelle ou non) du lien qui
les lie à leur origine se prêtent, de ce fait, au jugement d’authenticité
–  documents officiels, monnaie, objets patrimoniaux [17], reliques,
collectibles, races d’animaux, aliments certifiés, etc. Selon les cas,
cette décision touchant le lien avec l’origine de l’objet peut concerner
tel ou tel aspect de celui-ci  : sa substance, sa forme, son contenu
figuré, son mode de production, son parcours historique ou encore
son pouvoir (dans le cas de la relique chrétienne qui, pour simplifier,
se «  prouve  » par les miracles qu’elle accomplit, le pouvoir
surnaturel est à la fois la conséquence et le signe d’un lien réel avec
l’origine, en l’occurrence la personne du saint auquel elle est
attribuée). Appliquer un jugement d’authenticité ainsi conçu à une
œuvre d’art, c’est donc pointer une propriété qui n’a rien
d’intrinsèquement artistique.
Or, ce qui, à l’intérieur de cette vaste famille d’objets
authentifiables, caractérise en propre l’œuvre d’art visée comme
telle, c’est que celle-ci est censée manifester sa propre origine sur le
mode esthétique. Contrairement, par exemple, à une relique, dont le
lien avec son origine doit être signifié par des opérations
surnaturelles et par un appendice écrit (l’authentique), l’œuvre d’art
donne à voir une trace et un reflet de ses conditions d’émergence
dans sa forme même et, singulièrement, dans son style [18]. Certes,
tous les artefacts dont la forme sensible a fait l’objet d’un travail
spécifique – meubles, ustensiles, vêtements, etc. – témoignent de ce
lien esthétique avec l’origine considérée sous tel ou tel aspect  :
contempler de tels objets, c’est non seulement apprécier leurs
qualités formelles mais encore lier celles-ci à l’époque ou, plus
largement, au contexte de leur production. Mais l’œuvre d’art, quant
à elle, suppose le déploiement d’une sorte de discours réflexif
essentiel sur les paramètres pertinents de sa venue à l’existence en
tant qu’œuvre d’art. Une multitude de facteurs historiques, culturels,
spirituels, etc. viennent se croiser au sein de l’instance que l’on
appelle communément « l’artiste » et à laquelle l’origine de l’œuvre
tend, tout aussi communément, à être réduite [19]  . Cette sorte
d’autobiographie de l’œuvre d’art se surimpose à tous les contenus
thématiques que l’on peut y trouver par ailleurs. Elle nous « parle »
(nous la faisons « parler ») de celle-ci non pas incidemment mais sur
un mode majeur ; elle la reflète (nous la lui faisons refléter) avec un
tropisme intentionnel particulier que ne montrent généralement pas
les artefacts dépourvus d’une fonction ou d’un statut artistiques [20].
Pour le dire de manière plus rigoureuse, une œuvre d’art est un
objet qui doit pouvoir être regardé sous cet angle  : même si
l’intention de son créateur était ailleurs, il faut, à qui veut la viser
comme œuvre d’art, qu’il soit possible de la considérer aussi comme
un reflet intentionnel de sa propre origine, dense et articulé, appelant
donc une lecture.
Ainsi voyons-nous que les deux sens de la notion d’authenticité
en art –  engagement spirituel de l’artiste et lien avec l’origine  – se
distinguent nettement quant au fond tout en se caractérisant par leur
relation de contiguïté, puisque c’est de ce même lien réel avec
l’origine (en vertu duquel on décide de l’authenticité archéologique)
que l’œuvre est censée livrer un reflet esthétique texturé, lequel
n’est possible que grâce à l’investissement auctorial de l’artiste.
Ce point de contact peut aisément donner lieu à l’amalgame : on
est vite passé d’une considération de la provenance à une
appréciation autobiographique de l’œuvre d’art. La possibilité d’une
telle confusion se réalise fréquemment, surtout dans l’horizon de la
modernité tardive où l’expression de l’origine est tenue pour
constituer le cœur même de ce qui fait une œuvre d’art (par
opposition aux multiples valeurs dont celle-ci peut être le siège par
ailleurs). Mais elle ne s’observe pas toujours ou, du moins, ne se
réalise pas de la même manière dans tous les contextes. Selon le
cadre idéologique au sein duquel on se situe, l’absence
d’authenticité au sens « étiologique » ou « archéologique » du terme
entraîne ou non la disqualification artistique. Tous les auteurs de la
première modernité dissocient nettement les deux sens de la notion
d’authenticité : pour eux, un objet artistique mimant une autre origine
que la sienne peut parfaitement prétendre au statut d’œuvre d’art à
part entière –  le cas est même monté en exemple à plusieurs
reprises dans la littérature artistique des Temps Modernes.
L’anecdote de la copie du Portrait de Léon  X de Raphaël,
réalisée en grand secret par Andrea del Sarto sur l’ordre du duc de
Médicis pour être substituée à l’original, en donne le parfait exemple.
Tout à fait claire au premier degré, l’histoire se révèle toutefois
délicate à interpréter. Il semble qu’elle repose sur deux
précompréhensions antithétiques de la sincérité auctoriale : l’une, de
type «  moderne  », voulant que l’artiste accomplisse une œuvre
originale et, si possible, dépasse ses devanciers, et l’autre, héritée
du Moyen Âge, qui valorise la soumission aux modèles. D’un côté,
Andrea del Sarto apporte aux perfections du tableau de Raphaël une
«  valeur ajoutée  » qui est celle du mimétisme poussé jusqu’au
prodige –  mais cette valeur s’obtient au détriment d’un apport
personnel substantiel. De l’autre, il agit comme une sorte de peintre
d’icônes modernes à travers lequel s’accomplit le miracle de la
réduplication de l’unique (selon un schéma dont la légende du
Mandylion d’Edesse fournit le prototype) [21]. Quoi qu’il en soit, aux
yeux de Vasari, la copie menteuse d’Andrea del Sarto mérite d’être
célébrée comme œuvre d’art parmi les plus excellentes bien
qu’ayant été conçue et créée pour se substituer à l’original en
simulant un lien réel avec une autre origine que la sienne propre [22].
À l’inverse, les observateurs appartenant à l’horizon culturel de la
modernité tardive (disons, en gros, depuis la fin du xixe  siècle),
n’acceptent plus cette séparation entre les deux faces de
l’authenticité, d’où découlait une possible inclusion dans le champ
artistique d’œuvres simulant, jusqu’à la tromperie caractérisée, une
autre origine que la leur. Ils estiment que l’œuvre d’art
authentiquement artistique ne peut procéder que d’une expression
sincère et originale. Pointer la non-authenticité archéologique d’une
œuvre, c’est donc du même coup expulser l’objet du champ de l’art.
Dans les versions les plus caractéristiques de cette idéologie, la
règle de la manifestation immanente de l’origine ne souffre aucune
exception. C’est pourquoi, soutiennent en majorité ses tenants, le
faux parfait est un cercle carré  : aucun faux ne saurait simuler
efficacement son modèle au-delà de quelques décennies (temps
nécessaire pour qu’apparaisse le décalage entre la vision de
l’époque où le faux fut produit et celle de la création du modèle). De
plus, le mode de production du faux est supposé engendrer
d’inévitables tares esthétiques dues à la tentative de s’extraire d’une
démarche créatrice naturelle.
Le faux fait alors l’objet de trois reproches empilés d’instable
manière, un peu comme dans l’argument du chaudron évoqué par
Freud : éjecté de la catégorie de l’art puisqu’il contrevient au principe
de sincérité auctoriale, il est aussi dénoncé pour insuffisance grave
sur le plan des valeurs esthétiques et, par-dessus le marché, pour
son impuissance foncière à atteindre son funeste but. Or, si le
premier grief se révèle imparable, les deux autres ne tiennent qu’à la
condition d’adhérer au postulat voulant que toute œuvre d’art porte,
dans sa forme même, les traces nécessairement visibles de son
origine. Et selon cette version radicale du paradigme étiologique, la
valeur d’authenticité entre, curieusement, en collision avec elle-
même. Le faux se trouve, en effet, taxé d’une impuissance
essentielle : puisque toute œuvre manifeste sa propre origine, même
le faux le plus retors ne pourra s’en empêcher. Ceci revient à
affirmer que tout faux est, au fond, « authentique » malgré lui, ce qui
pourrait laisser attendre une conclusion positive – l’inclusion du faux
dans le bercail de l’art. C’est pourtant la conclusion opposée que l’on
voit énoncée de manière récurrente dans la littérature artistique de la
modernité tardive  : bien que censé rater forcément sa tentative
d’usurpation d’identité, le faux se retrouve privé de toute prétention à
quelque forme d’authenticité que ce soit et, de ce fait, expulsé avec
fracas du royaume des œuvres d’art. Échouer dans l’échec
n’équivaut pas à une réussite, semble-t-on penser [23]. La
contradiction qui résulte d’un tel raisonnement, très longtemps
passée inaperçue à la faveur d’un amalgame entre les deux usages
de la notion d’authenticité, apparaît aussi dans le sens inverse : si le
faux n’est pas une œuvre d’art, alors peut-être échappe-t-il,
justement, à la loi d’airain qui exige que toute œuvre d’art traduise
son origine.
Ainsi comprend-on quel déchirement provoque la dissociation
des deux usages de la notion d’authenticité en art. Et comme par
une ironie qui plonge au cœur de l’histoire des valeurs artistiques,
c’est précisément au moment où, dans la foulée du romantisme, la
notion d’art a acquis son sens le plus aigu, et que l’exigence
d’authenticité en est venue à se déployer de manière
inconditionnelle, que la belle unité s’est rompue. Le dogme de
l’impossibilité du faux parfait aura tenté d’empêcher cette rupture
mais, sans cesse démenti par les faits, il a aujourd’hui cessé de
s’imposer. Il a bien fallu finir par l’admettre  : même en art,
l’authenticité ne se voit pas toujours.

1
. Pour une approche philosophique de la question de l’authenticité à la lumière de l’histoire littéraire, voir
Lionel Trilling, Sincérité et authenticité, trad. M. Jézéquel, Paris, Grasset, 1994 (Sincerity and Authenticity,
1971). Dans un ouvrage par ailleurs éclairant consacré à la mise en scène de l’authenticité dans l’espace
muséal, David Phillips ne propose, quant à lui, aucune analyse approfondie de cette notion pourtant centrale
dans le cadre de son propos ; au lecteur le soin d’en
2
. C’est principalement à ces deux premiers aspects que s’intéresse Trilling, qui distingue par ailleurs
l’authenticité de la sincérité (la première supposant, pour résumer grossièrement, une radicalité abyssale
absente de la seconde).
3
. Cf. Nathalie Heinich, L’élite artiste. Excellence et singularité en régime médiatique, Paris, Gallimard,
2012.  Sur les autres aspects éthiques de l’activité artistique (relations entre l’art et les valeurs morales en
général), laissés ici de côté, voir Carole Talon-Hugon, Morales de l’art, Paris, PUF, 2009.
4
. Cf. Thierry Lenain, «  Image et prototype  : jalons terminologiques  », in Thierry Lenain et Jean-Marie
Sansterre (dir.), Image et prototype, Degrés, 145-146, printemps-été 2011, p. 1-15.
5
. Voir Nathalie Heinich, De la visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique, Paris, Gallimard,
2012. La même pointe un mécanisme similaire dans le domaine artistique : la gravure « permet de renforcer –
sinon même de créer – le privilège accordé à l’original  » (Du peintre à l’artiste. Artisans et académiciens à
l’âge classique, Paris, Les Éditions de Minuit, 1993, p. 48). Ce principe, contraire à l’idée benjaminienne selon
laquelle l’aura serait le propre de l’objet unique, est aussi souligné par Martin Kemp, Christ to Coke. How
Image Becomes Icon, Oxford University Press, 2012, p. 59.
6
. Sur le Mandylion, voir principalement : Herbert L. Kessler et Gerhard Wolf (éd.), The Holy Face and the
Paradoxes of Representation, Bologne, Nuova Alfa Editoriale, 1998  ; Colette Dufour Bozzo, Anna Rosa
Calderoni Masetti et Gerhard Wolf (éd.), Mandylion. Intorno al Sacro Volto, da Bisanzio a Genova, cat.
exp., Milan, Skira, 2004  ; Christoph L. Frommel et Gerhard Wolf (éd.), L’immagine di Cristo all’acheropita
alla mano d’artista. Dal tardo medievo all’età barocca, cité du Vatican, Biblioteca Apostolica Vaticana, 2006. Il
existe une traduction anglaise de la légende sous sa forme complète (époque de Constantin Porphyrogénète),
in Mark Guscin, The Image of Edessa, Leyde/Boston, Brill, 2009 (Medieval Mediterranean, 82). Sur la
Véronique, voir Ewa Kuryluk, Veronica and Her Cloth. History, Symbolism and Structure of a ‘True’ Image,
Oxford, Blackwell, 1991.
7
. Sur les images réalisées ou achevées à la faveur d’une intervention divine, voir Hans Belting, Image et
culte. Une histoire de l’image avant l’époque de l’art, trad. fr. Muller, Paris, Éditions du Cerf, 1998, p. 687-688
(Bild und Kult. Ein Geschichte des Bildes vor dem Zeitalter der Kunst, 1990) ;
8
. Voir Jean-François Jeandillou, Esthétique de la mystification, Paris, Éditions de Minuit, 1994.
9
. « Moi aussi je me suis demandé si je ne pouvais pas vendre quelque chose et réussir dans la vie. Cela fait
un moment déjà que je ne suis bon à rien. Je suis âgé de quarante ans… L’idée enfin d’inventer quelque
chose d’insincère me traversa l’esprit et je me mis aussitôt au travail. Au bout de trois mois, je montrai ma
production à Ph. Édouard Toussaint le propriétaire de la Galerie Saint-Laurent. Mais c’est de l’art, dit-il, et
j’exposerais volontiers tout ça. D’accord, lui répondis-je. » Devenu très célèbre, ce texte figurait sur le carton
d’invitation de sa première exposition personnelle (avril 1964, Galerie Saint-Laurent, Bruxelles). Campé sur ce
paradoxe, Broodthaers avait suivi une voie ouverte par Oscar Wilde lorsqu’il revendiquait l’artificialité comme
valeur suprême (cf. Trilling, op. cit., p. 144).
10
. Denis Dutton insiste sur le fait que la sincérité de l’énonciation («  authenticity as a truth of personal
expression ») fait partie des attentes fondamentales en matière artistique (The Art Instinct. Beauty, Pleasure
and Human Evolution, New York/Berlin/Londres, Bloomsbury Press, 2009, p.  192-193 et 239-240). C’est
généralement vrai, mais on aime aussi se laisser fasciner par les jeux qui consistent à fictionnaliser l’instance
d’énonciation ou à sur-jouer son rôle d’artiste – l’insincérité devenant alors, par ailleurs, un excellent moyen de
problématiser la notion même de véracité auctoriale. Pareille fascination peut aussi s’exercer à l’endroit du
faussaire, lequel poursuit toutefois un but très différent qui suppose une insincérité énonciative absolue
(laquelle ne l’empêche pas de jouer néanmoins, mais toujours a posteriori, sur le registre de l’ambivalence
déstabilisante pour se faire valoir en tant que maître-trublion) ; voir à ce sujet le dernier chapitre de mon livre
Art Forgery. The History of a Modern Obsession, Londres, Reaktion Books, 2011.
11
. Voir, par exemple, l’échange des outils visuels respectifs de Buren, Toroni et Mosset au sein de groupe
BMPT (cf. Arnauld Pierre, « L’abstraction en 1974 : sur les tableaux à bandes d’Olivier Mosset », 20/27, 1
[2007], p. 220-233).
12
. Même lorsqu’un jugement de valeur est censé aboutir à une conclusion fermée (pensons, par exemple, à
la détermination de la valeur marchande d’un objet), l’idée d’une variation toujours possible demeure
présente, au moins de manière implicite. Quant aux jugements conduisant à attribuer une valeur soi-disant
insurpassable, ils supposent un passage à la limite qui relève toujours, en somme, de la manœuvre
rhétorique ; l’idée de « chef-d’œuvre absolu » en constitue le parfait exemple.
13
. Jacques Morizot, «  Autographique/allographique  », in Jacques Morizot et Roger Pouivet (dir.),
Dictionnaire d’esthétique et de philosophie de l’art, Paris, Armand Colin, 2012, p. 61 ; sur l’application toute
différente de la notion d’authenticité aux arts dits «  allographiques  », voir l’entrée «  Authenticité  » dans le
même ouvrage.
14
. Argumentaire du colloque international Éthique et esthétique de l’authenticité, université de Nice, 11-
13 décembre 2012.
15
. Cesare Brandi, « Falsification and Forgery », Encyclopedia of World Art, New York, 1961.
16
. Sans doute peut-on, en un sens, dire la même chose de toute œuvre d’art, mais ce n’est pas en ce sens-
là qu’il faut l’entendre ici. La différence réside en ce que la finalité d’une œuvre d’art authentique ne consiste
pas exclusivement à déclencher un jugement d’authenticité à son propre sujet. S’il est certes toujours partie
prenante d’une opération, l’objet appelé «  œuvre d’art authentique  » n’est donc jamais simple moyen. Il
constitue toujours aussi, en lui-même, sa propre fin – ou, si l’on préfère, l’une des conditions d’une opération
qui tend à faire de lui-même sa propre fin (quel que soit l’usage que l’on en fera par ailleurs). Ceci ne saurait
se dire d’un faux. Sur le faux comme opération, voir mon article à paraître, «  The Narrative Structure of
Forgery Tales » in Marc Balcells et Joris Kila (dir.), Cultural Property Crimes: an Overview and Analysis on
Contemporary Perspectives and Trends, Leyde, Brill.
17
. Sur l’exigence d’authenticité appliquée en matière de patrimoine culturel, voir Nathalie Heinich,
« L’Inventaire, un patrimoine en voie de désartification », in Nathalie Heinich et Roberta Schapiro (dir.), De
l’artification. Enquêtes sur le passage à l’art, Paris, Éditions de l’EHESS, 2012, p. 204-210.
18
. Les traces de l’origine, dont le conglomérat constitue l’objet-œuvre, étant de nature esthétique, elles
possèdent forcémentle statut d’une représentation ou, si l’on veut, d’une image, à la fois réelle et virtuelle, de
cette origine.
19
. Comme l’indique le Lalande dans une notice significative quant à cette réduction de l’origine à l’auteur,
est authentique l’œuvre qui «  émane réellement de l’auteur  » auquel on l’a attribuée (André Lalande,
Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, PUF, 1996 [1926], p.  97). Sur l’émergence d’une
valorisation du style personnel au xviiie siècle, voir Nathalie Heinich, Du peintre à l’artiste, op. cit, p.  112 et
168-169.
20
. On peut évidemment tenter de préciser en quoi consiste cette sorte de «  discours  » réflexif. De façon
générale, cependant, un objet ancien suscite chez ceux qui le contemplent une série indéfinie d’associations
avec des objets, notions ou représentations mentales qui se rapportent au monde de l’époque considérée  ;
dans l’expérience subjective courante, «  l’origine  » ne consiste qu’en un ensemble plus ou moins flou et
indéterminé de tels objets, notions ou représentations.
21
. Giorgio Vasari, Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, trad. dir. André Chastel, Paris,
Berger-Levrault, 1984, VI, p. 74-75 (commentaire dans Art Forgery, op. cit., p. 187-189).
22
. Dans cette anecdote et toutes celles qui l’ont prise pour modèle, il se produit toutefois, implicitement, un
bref moment de vacillement suscitant la stupéfaction des observateurs abusés, aussitôt suivi d’une
stabilisation. Déclarer, comme le fait Giulio Romano dans le récit de Vasari, « je n’estime pas moins ce tableau
que s’il était de Raphaël et même plus encore, parce que c’est une chose surnaturelle qu’un homme soit
assez remarquable pour copier la manière d’un autre au point de parvenir à une imitation aussi parfaite  »
présuppose que l’on pourrait en juger autrement en adoptant un autre critère d’évaluation. De même, le récit
atteste malgré lui d’un divorce entre la valeur esthétique et la valeur « reliquaire » de l’œuvre puisqu’en dépit
du fait que la copie se révèle parfaitement indiscernable de l’original, c’est bien elle que le duc Octavien de
Médicis entend céder au duc de Mantoue.
23
. Cette logique a pu aller jusqu’à emporter la copie dans son mouvement purificateur, l’accusant, elle aussi,
de procéder d’un modus operandi incompatible avec l’art véritable. Ainsi a-t-on pu en venir à considérer que
seul l’original est authentique  : même une copie honnête ne saurait mériter la qualification puisqu’elle
n’implique pas d’investissement créateur véritable.  Cette position maximaliste fut défendue notamment par
Max J. Friedländer (cf. Thierry Lenain, « La question de la valeur des doubles dans les arts autographiques »,
in Danielle Lories [dir.], L’art en valeurs, Paris, L’Harmattan, 2011, p.  229-250). Sur l’établissement du lien
authenticité-unicité, voir Nathalie Heinich, Du peintre à l’artiste, op. cit., p. 112, note 35 : « Tout ce qui n’est
pas original est réputé faux. » L’auteur note que cette disqualification de la copie apparaît déjà en germe chez
Diderot (ibid., p. 175).
Esteban Buch 

L’autonomie

L’autonomie ne va pas sans l’hétéronomie, l’idée d’un art


autonome n’a de sens qu’en couple avec celle d’art hétéronome.
Prenons donc comme point de départ un exemple d’art hétéronome,
en l’occurrence un morceau de musique qu’une certaine musicologie
d’inspiration adornienne n’hésiterait pas à dire hétéronome, le tango
allemand appelé Herr Kapellmeister, dont Evelyn Künneke
enregistra en 1953 la version de référence :
Herr Kapellmeister bitte einen Tango.

Herr Kapellmeister Ihren kleinen Tango.

Sie sollen wissen

ich kann es nicht länger verschweigen

ich träum vom Küssen

wenn Sie voller Leidenschaft Geigen geigen.

Monsieur le chef d’orchestre, s’il vous plaît, un tango

Monsieur le chef d’orchestre, s’il vous plaît, votre petit tango

Il faut que vous le sachiez

Je ne peux le taire plus longtemps

Je rêve de baisers

Lorsque plein de passion vous jouez de votre violon.

Pourquoi cette musique serait-elle hétéronome  ? Tout


simplement parce que c’est un tango, c’est-à-dire une musique de
danse, qui plus est de danse sociale ou de danse de couple, ce qui
n’est pas en soi une activité artistique mais une pratique liée au
divertissement et à la séduction, voire au plaisir du corps et à
l’amour. Le morceau le dit lui-même  : c’est la chanteuse qui
demande au Kapellmeister de jouer, et de jouer non pas tel ou tel
tango, Herr Kapellmeister par exemple, mais juste einen Tango, un
simple tango, autrement dit un produit générique caractérisé par un
certain rythme et autres traits musicaux standardisés. Et le
Kapellmeister répond à cette demande parce que son métier
consiste à satisfaire le désir des autres, et il le fait, comme le texte le
précise plus loin, dans l’espace d’un café Zum Stern qui est un lieu
de sociabilités et de plaisirs de bouche, nullement un lieu destiné à
la seule expérience esthétique. Soit autant de sources de production
et de régulation de ce moment musical qui viennent d’ailleurs que de
la musique elle-même, et qui permettent de dire que le nomos, la loi
de cette musique, ne lui est pas immanente, qu’au contraire cette
musique existe parce qu’elle prise dans un réseau de normativités
constitué ailleurs et autrement que par elle-même.
Prenons maintenant un exemple d’une musique que ce même
musicologue adornien dirait autonome : la cantate Der Wein d’Alban
Berg, composée en 1929 sur trois des poèmes du Vin de Baudelaire
traduits par Stefan George, qui inclut un passage indiqué tempo di
tango dans la partition, quelques mesures seulement, rien qu’un
rythme à l’orchestre où, à vrai dire, un Argentin a du mal à
reconnaître un tango. Cette musique serait autonome, donc, car elle
n’est pas un produit de l’industrie culturelle et de ses formats
standardisés, elle est écrite dans un langage dodécaphonique dont
les sources sont à chercher dans la seule évolution du matériau
musical, elle émane d’un compositeur indépendant qui ne suit que
ses propres impulsions créatrices, elle est destinée à l’écoute et
seulement à l’écoute, elle ne sert à proprement parler à rien, si ce
n’est à faire l’objet d’une expérience esthétique. Et c’est précisément
parce qu’elle est autonome qu’elle peut représenter de manière
critique une société soumise à la contrainte hétéronome par
excellence qu’est l’argent, justement sous la forme de ce passage in
tempo di tango qui, en tant que représentation de l’hétéronomie au
sein de l’œuvre autonome, fait dire à Theodor W. Adorno dans son
livre sur Berg, comme pour clore son interprétation de Der  Wein  :
« Du cœur de cette musique, le tango nous regarde comme par les
yeux vides d’un crâne [24]. »
Il est temps de dire que cette opposition radicale entre une
musique hétéronome et une musique autonome pose problème.
D’une part, Herr Kapellmeister campe une scène où le violon du chef
d’orchestre a le pouvoir d’enchanter la chanteuse, son coup d’archet
– à bon entendeur… – la fait rêver de baisers sans cesser d’être un
geste technique, sa musique la rend heureuse comme aucun
homme n’a pu le faire, bref l’écoute est une pure expérience érotique
sans cesser d’être écoute pure. D’autre part, Der Wein de Berg, loin
d’être une expression subjective spontanée, est issue d’une
commande passée au compositeur par la soprano Ruzena Herlinger
qui, déterminant ainsi le choix du genre, lui demanda « une grande
aria ou une cantate de style moderne comme Mozart en avait tant »,
et qui paya très cher sa marchandise musicale [25]. Et si l’on pense
que toute musique avec un texte est hétéronome comparée à de la
« musique pure », et si l’on ajoute que le choix par Berg du langage
dodécaphonique était lié à l’influence de son maître Arnold
Schoenberg ainsi qu’au devenir historique d’un acteur collectif
appelé École de Vienne, il faut en conclure que l’idée d’une musique
qui se donnerait à elle-même sa propre loi n’est pas la meilleure
pour parler de cette œuvre qui, dit encore Adorno, « fait preuve de
distanciation, comme si elle voulait payer son tribut au
dandysme [26] ».

Une notion problématique


Ces deux œuvres mobilisent, chacune à sa manière, des
normativités hétéronomes. Et de fait, il est difficile de concevoir une
musique qui ne serait pas prise d’une façon ou d’une autre dans un
réseau de médiations incluant des intentionnalités humaines
nécessairement distinctes de motivations « purement musicales », à
supposer que ces dernières puissent être décrites avec quelque
précision. En effet, cela reviendrait à reconduire une conception
organiciste de l’autonomie, semblable à celle qui à l’époque du
Romantisme allemand pensait les œuvres d’art comme des
organismes mus par un principe téléologique suffisant pour en
expliquer le développement et la structure. Voilà qui semble
difficilement recevable aujourd’hui, même si l’on n’est pas pour
autant obligé de sacrifier l’hypothèse d’une certaine logique
immanente, ou d’une logique du matériau, qui à chaque moment de
l’histoire contribuerait à définir l’espace des possibles où chaque
artiste fait entendre sa singularité. Seulement, même la musique de
pub, la plus hétéronome que l’on puisse concevoir, mobilise des
traits stylistiques et techniques qui sont descriptibles dans leurs
termes propres. Si ces logiques immanentes existent, alors elles
jouent un rôle dans toutes les pratiques artistiques, et pas seulement
dans celles réputées autonomes.
Voilà un premier ensemble de remarques qui peuvent faire
douter de l’intérêt heuristique du concept d’autonomie dans la
configuration théorique actuelle [27].
Il est vrai, cependant, que l’autonomie peut désigner aussi
l’indépendance avec laquelle un artiste, ou un groupe d’artistes,
prennent des décisions qui touchent à la régulation de leur activité
professionnelle. Dans le cas d’un prix littéraire par exemple, ce n’est
pas la même chose qu’un écrivain soit distingué par d’autres
écrivains sur la seule base de ce que l’on dit être ses qualités
d’écrivain, ou qu’il soit distingué grâce à ses origines sociales ou à
ses amis influents, ou à cause de la portée morale ou politique du
sujet dont il traite, ou encore de combien d’exemplaires il vend.
Entendue comme synonyme de l’indépendance des acteurs,
l’autonomie garde une portée descriptive réelle, qui d’ailleurs
implique qu’elle est toujours relative, cette fameuse autonomie
relative ainsi détachée du sens premier qu’il eut chez les théoriciens
marxistes désireux de rendre moins rigide le schéma
infrastructure/superstructure.
Seulement, il s’agit alors d’une version faible de la notion
d’autonomie, qu’il est peut-être préférable d’écarter pour éviter les
confusions. En effet, l’autonomie n’implique pas seulement une
forme d’indépendance, au sens négatif d’une absence de contrainte,
mais aussi cette productivité qui est inscrite dans son étymologie, à
savoir la production d’une loi, ou d’un nomos, que l’on se donne soi-
même. Or, l’idéal d’un milieu artistique parfaitement indépendant où
seul régirait la loi qu’il s’est lui-même donnée –  que l’on parle en
termes de champ comme Bourdieu, ou de mondes de l’art au sens
de Becker, ou encore de régimes au sens de Rancière –, correspond
à nombre de programmes lancés au cours de l’histoire par différents
artistes ou collectifs d’artistes, à commencer par les tenants de l’art
pour l’art. Mais cela ne garantit pas que la pratique de ces artistes
corresponde effectivement à cet idéal. On peut même dire que
l’insistance de ces prétentions à l’autonomie reflète la difficulté, voire
l’impossibilité de traduire celles-ci dans les faits. De ce point de vue,
la portée descriptive du terme «  autonomie  » devient beaucoup
moins évidente, sauf comme manière de décrire les intentions des
acteurs.
Mais peut-être faut-il distinguer à nouveau entre deux versions
de ce que veut dire « se donner soi-même sa loi ». Dans sa version
faible, il s’agit simplement de laisser les acteurs des pratiques
artistiques s’autoréguler, en adoptant par exemple un système
d’évaluation par les pairs, ou en s’organisant en association loi 1901
pour défendre leurs intérêts professionnels, ou en édictant des
définitions génériques relayées par une littérature à fonction
normative, etc. Nous sommes là, de nouveau, dans le voisinage de
la notion d’indépendance. Dans sa version forte, en revanche,
l’autonomie implique non seulement que l’on se régule soi-même,
mais encore que cette loi que l’on se donne est spécifique,et que
pour cette raison même elle est source de valeurs tout aussi
spécifiques.
C’est cette conception forte de l’autonomie, explicitement
distinguée de celle d’indépendance, qui sous-tend la notion de
champ de Bourdieu, pour qui l’autonomie d’un champ littéraire ou
artistique est indissociable de l’adoption d’un nomos qui exprime sa
singularité, la littérarité par exemple [28]. Et c’est encore elle que l’on
retrouve dans l’idée d’Adorno d’une loi immanente issue de l’histoire
du matériau artistique  : «  La forme agit comme un aimant qui
organise les éléments de la réalité empirique d’une manière qui les
rend étrangers au contexte de leur existence extra-esthétique, et ce
n’est qu’ainsi qu’ils peuvent se porter à la hauteur de leur essence
extra-esthétique [29]. »
Seulement, même dans ces conceptions fortes de l’autonomie
les acteurs mobilisent des ressources axiologiques dont la validité
dépasse le cadre de toute pratique artistique particulière. La
littérarité, la pictorialité ou la musicalité peuvent être mises en avant
comme fondement de l’autonomie du champ littéraire, pictural ou
musical, mais dès qu’il s’agit de savoir ce qu’elles sont exactement il
est inévitable de faire appel à des concepts tels que la beauté, le
sublime, l’équilibre, l’audace, l’imagination, la liberté, la
transgression, et autres mots à forte charge normative. Bourdieu
affirme ainsi que le J’accuse de Zola est l’«  acte inaugural d’un
écrivain qui, au nom des normes propres du champ littéraire,
intervient dans le champ politique, se constituant ainsi en
intellectuel  », seulement pour expliquer ensuite, à propos de ces
mêmes « normes propres », que pour l’écrivain il s’agit de réaffirmer
«  contre toutes les raisons d’État, l’irréductibilité des valeurs de
vérité et de justice [30]  ». Or, on voit mal comment la vérité ou la
justice pourraient être tenues pour des valeurs spécifiques au champ
littéraire, quelle que soit par ailleurs la vigueur avec laquelle les
écrivains les ont défendues dans certains contextes historiques.
Une alternative à cette impasse est donnée par la métaphore de
la réfraction, que dans d’autres passages Bourdieu utilise pour
expliquer que le propre d’un champ est de soumettre des valeurs qui
viennent de l’extérieur à une forme de torsion, ou de distorsion
particulière, qui précisément constituerait la loi du champ  : «  Le
degré d’autonomie du champ peut se mesurer à l’importance de
l’effet de retraduction ou de réfraction que sa logique spécifique
impose aux influences ou aux commandes externes et à la
transformation, voire la transfiguration, responsable de l’effet
proprement symbolique de méconnaissance, qu’il faut subir aux
représentations religieuses ou politiques et aux contraintes des
pouvoirs temporels (la métaphore mécanique de la réfraction,
évidemment très imparfaite, ne vaut ici que négativement, pour
chasser des esprits le modèle, plus impropre encore, du reflet) [31]. »
Mais est-il encore utile de parler d’autonomie lorsqu’on réduit la
singularité du nomos à un agencement particulier de valeurs et de
manières de faire dont la source, la lumière pour poursuivre la
métaphore optique, sont situées à l’extérieur du champ  ? Cela
revient à frôler la tautologie qui consiste à dire que la preuve que la
littérature est autonome est justement qu’elle est de la littérature, et
pas de la cuisine ou de la politique, ruinant par la même occasion la
possibilité d’identifier des degrés d’autonomie du moment que
chaque domaine de l’activité sociale est, par définition, spécifique.
Plus généralement, les «  valeurs artistiques  » ne sont pas
spécifiquement artistiques mais concernent bien des dispositions
éthiques partagées, que l’on retrouve dans des domaines très
différents. Quant au beau et au laid eux-mêmes, ces valeurs par-
delà desquelles se situeraient d’autres valeurs hétéronomes et
pourtant constitutives de l’activité artistique, on sait bien qu’ils ne
concernent pas seulement l’art, et que par ailleurs la question reste
posée de savoir si une expérience purement esthétique est possible.

Une valeur consensuelle


Pourtant c’est un fait que l’autonomie existe, au sens où elle est
bien une valeur que l’on trouve régulièrement associée à l’art et aux
artistes dans des contextes variés. La dissémination du terme est
considérable. L’autonomie est un concept important dans de
nombreuses théories philosophiques ou sociologiques, chez Adorno
et Bourdieu comme il a été dit, mais aussi, à la source de ces deux
auteurs, chez Max Weber, et chez bien d’autres encore. Qui plus
est, elle réapparaît de manière tout aussi insistante, en partie
comme effet de la diffusion de ces théories savantes, dans ce qu’on
appelle parfois les théories ordinaires, ces constructions
intellectuelles plus ou moins rigoureuses que les gens mobilisent
dans des situations diverses [32]. Et si l’autonomie fait partie de nos
croyances sur l’art, elle y joue un rôle normatif déterminant, du
moment que la paire autonome/hétéronome est distribuée entre un
pôle positif et désirable, et un pôle négatif et indésirable. De fait, la
plupart d’entre nous serions prêts à affirmer qu’un art autonome vaut
mieux qu’un art hétéronome, quitte à remettre à plus tard le
problème de savoir ce qu’on veut dire par là. Pareillement, nous
serions nombreux à dire que la situation d’un artiste qui créé de
manière autonome est meilleure que celle d’un artiste soumis aux
contraintes du marché ou à celles de l’État, et ainsi de suite. Bref,
l’autonomie comme valeur positive fait partie d’un sens commun
largement partagé, tout au moins en Occident.
Or il n’est pas facile d’étudier le sens commun. Comment
observer cette valeur, qui peut prendre tantôt la forme d’une
autonomie de l’art entendue comme une propriété des œuvres,
tantôt celle d’une autonomie des artistes, d’ailleurs conçus, selon les
cas, comme agrégat d’individus ou comme acteur collectif ? Ce flou
artistique – c’est le cas de le dire – dans l’usage du concept est une
dimension générale de la question des valeurs qui se pose dès que
l’on en fait autre chose qu’une clé de lecture pour des textes
théoriques, et que l’on s’intéresse à ses modes passés et présents
de dissémination et d’activation au sein de l’espace social. De fait,
seule une vaste enquête sociologique permettrait de cerner avec
quelque précision ce qu’il en est véritablement aujourd’hui des
valeurs de l’art.
Cela dit, il est possible de faire quelques observations sur le
cheminement qu’a pu suivre le concept d’autonomie jusqu’à se
constituer en valeur artistique. Cela nous ramène à certains textes
philosophiques, mais aussi à l’histoire sociale des concepts que
ceux-ci ont diffusés dans l’espace public. Nous faisons donc
l’hypothèse que l’autonomie considérée comme une valeur dans
nombre de contextes liés à l’art est une conséquence du rôle de
l’autonomie en philosophie morale, et tout particulièrement dans
l’œuvre de Kant.
On sait que dans les Fondements de la métaphysique des
mœurs Kant postule que l’être raisonnable agit conformément à la
morale si et seulement s’il observe l’impératif catégorique, c’est-à-
dire si l’autonomie de sa volonté le fait agir selon des maximes
susceptibles de devenir des lois universelles. L’autonomie de la
volonté est ainsi le «  principe suprême de la moralité  », tandis que
l’hétéronomie de la volonté est «  source de tous les principes
illégitimes de la moralité [33] ». En vertu de ce principe d’autonomie,
l’être raisonnable s’arrache à l’hétéronomie des causes efficientes,
autrement dit à la nécessité naturelle qui l’enchaîne au principe de
causalité, que celui-ci prenne la forme de contraintes physiques
extérieures ou de ses propres penchants ou intérêts. Pour Kant, en
somme, «  le concept de la liberté est la clef de l’explication de
l’autonomie de la volonté [34] ».
Si l’autonomie est considérée comme une valeur dans le monde
artistique, c’est donc avant tout parce qu’elle est l’un des noms de la
liberté. Et l’on sait que l’autonomie entendue comme autonomie des
individus est au centre de nombreuses discussions publiques sur
des questions d’éthique appliquée où la liberté joue un rôle crucial,
qu’il s’agisse de l’euthanasie et de la dépendance des personnes
âgées, de l’influence de la publicité sur les acheteurs, ou encore de
la théorie de la guerre juste, pour ne citer que celles-là. L’autonomie
du sujet kantien est donc sans doute la source principale de la
dimension axiologique qui colore le concept d’autonomie dans les
discussions sur l’art, y compris lorsque cela prend la forme
apparemment neutre d’un simple attribut de configurations
sociologiques.
C’est le cas, tout au moins tendanciellement, des champs
artistiques tels que les décrit Bourdieu, certains passages des
Règles de l’art laissant transparaître des sympathies évidentes
envers ce processus d’autonomisation des champs artistiques où
Baudelaire ou Manet font figures de «  héros nomothètes  », et où
Flaubert peut devenir le sociologue de son époque dans la mesure
même où il maîtrise les règles du jeu du champ littéraire arrivé au
stade de l’autonomie. C’est également le cas chez Adorno lorsqu’il
fait de Beethoven l’exemple même de l’individu émancipé dont
l’œuvre représenterait à son niveau le plus technique la dialectique
de la liberté et de la contrainte.
Les prémices de cette diffusion de la valeur d’autonomie au sens
kantien dans le domaine de l’art sont probablement à chercher dans
les Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme de Schiller  :
« Grâce à la disposition esthétique de l’âme, l’autonomie de la raison
commence […] déjà dans le domaine de la sensibilité [35]. » Schiller
fait reposer son concept d’humanité sur ce qu’il appelle l’« instinct de
jeu  » (Spieltrieb)  : «  L’homme ne joue que là où dans la pleine
acceptation de ce mot il est homme, et il n’est tout à fait homme que
là où il joue [36].  » D’où le projet politique d’une «  éducation
esthétique  » de l’homme, car c’est précisément cet instinct de jeu
qui, affirme Schiller, « donnera à l’homme la liberté [37] ». Or ce n’est
pas n’importe quelle œuvre d’art qui pour lui peut remplir cette
fonction politique. Il n’y a rien à attendre, dit-il, d’un art didactique ou
édifiant, et plus généralement, rien à attendre du contenu lui-même,
qui exerce toujours « une action limitative sur l’esprit » ; non, insiste
Schiller, «  c’est de la forme seulement que l’on peut attendre une
liberté esthétique véritable [38]  ». On comprend que Jacques
Rancière tienne «  l’état esthétique  schillérien  » pour «  le premier –
et, en un sens, indépassable – manifeste  » du «  régime
esthétique  », ce socle épistémique de la modernité qui selon lui
fonde la division entre l’art et la politique tout en ignorant l’opposition
convenue entre art autonome et art hétéronome, du moment que
« l’autonomie dont ils [les arts] peuvent jouir ou la subversion qu’ils
peuvent s’attribuer reposent sur la même base », à savoir le partage
du sensible théorisé précisément dans le projet schillérien [39].
Tout aussi décisives que Schiller ont été les résonances entre la
conception kantienne de l’autonomie, qui ne concerne jamais que
les êtres raisonnables, et les théories organicistes des Romantiques
allemands, qui portent sur les œuvres d’art elles-mêmes ainsi que
sur les ensembles diachroniques qu’elles constituent, à savoir l’Art
ou la Littérature avec majuscules. Comme l’écrit Jean-Marie
Schaeffer, « l’organicisme, dans la mesure où il permet d’identifier la
liberté à la détermination intérieure, livre […] le principe constitutif
dont le romantisme a besoin pour l’analyse historico-philosophique
du domaine des faits humains [40]  ». Retraduite comme auto-
détermination, l’autonomie traverse l’esthétique occidentale, y
compris dans ses formulations téléologiques, celles qui a priori
semblent le plus s’éloigner d’une prise en compte systématique de la
liberté d’agir des producteurs artistiques. L’autonomie est mobilisée
comme une valeur dans la mesure même où elle apparaît comme
une propriété non pas des sujets humains mais de certains objets
offerts à l’admiration générale comme autant de sommets de la
créativité humaine, les œuvres d’art précisément.
Ce sont toutefois les conceptions qui, comme déjà celle de
Schiller, associent directement l’autonomie de l’individu et
l’autonomie de l’art qui semblent les plus efficaces pour faire de
l’autonomie elle-même une valeur reconnue dans l’espace social en
général. C’est manifeste chez Max Weber, lorsque dans la fameuse
« Parenthèse théorique »de la Sociologie des religions il analyse les
relations entre les différentes «  sphères  » dont l’autonomisation
caractérise selon lui le processus global de rationalisation. Voici ce
qu’il écrit à propos des tensions entre la « sphère religieuse » et la
«  sphère esthétique  », dans un contexte marqué par «  le
développement de l’intellectualisme et la rationalisation de la vie » :

« L’art se constitue désormais en un cosmos de valeurs propres,


toujours plus conscientes, plus cohérentes, plus autonomes. Il
revêt une fonction de libération intramondaine, quelle que soit la
définition qu’on donne à ce terme  : libération du quotidien et
aussi, avant tout, libération de la pression croissante du
rationalisme théorique et pratique. Mais cette prétention le place
en situation de concurrence directe avec les religions de
salut [41]. »

Chez Weber, l’art revêt une fonction de «  libération


intramondaine » précisément parce que le « cosmos » qu’il constitue
s’organise autour de valeurs propres de manière autonome. Au-delà
de l’ambiguïté qui veut que l’art participe de la rationalisation à seule
fin de contrer l’emprise du rationalisme tout en étant lui-même
soumis à un processus de rationalisation, il faut souligner
l’articulation nécessaire qui est ici postulée entre l’autonomie de
l’individu et l’autonomie de l’art. Dans ce modèle, l’art est libre
lorsqu’il nous rend libres, et c’est là que réside sa valeur. Difficile de
sous-estimer l’impact de cette idée. Voilà le socle idéologique sur
lequel reposent nombre de nos institutions artistiques, voire l’art lui-
même en tant qu’institution. Voilà également le point de départ de
nombre de critiques de l’art, qu’il s’agisse de dénoncer comme un
ersatz la «  religion de l’art  » ou, au contraire, de déplorer la
contribution de celui-ci au désenchantement du monde  ; qu’il
s’agisse de brocarder comme une illusion la liberté intérieure qui
découlerait de notre fréquentation des œuvres d’art, ou de placarder
les effets dissolvants d’un art libertin sur la moralité publique. Voilà,
enfin, une idée qui oriente toutes les politiques culturelles qui visent
à établir un lien entre la pratique des arts, l’émancipation de
l’individu et la démocratie.
Ainsi, si l’on dissocie l’analyse du concept de son histoire sociale,
on constate que la notion d’autonomie est cruciale dans les
conceptions savantes et ordinaires de l’art, tout en restant
problématique du point de vue théorique. Reste à savoir, compte
tenu de sa prégnance dans le débat public sur l’art et l’expérience
esthétique, dans quelle mesure il reste possible d’adhérer à
l’autonomie comme valeur sans pour autant la mobiliser comme
concept théorique. Or la réponse, nous semble-t-il, ne peut être que
pragmatique : tout dépend des circonstances, et de ce que l’on veut
dire.

24
. Theodor W. Adorno, Alban Berg. Le maître de la transition infime,Paris, Gallimard, 1989, p. 183.
25
. Voir Esteban Buch, Histoire d’un secret. À  propos de la Suite lyrique d’Alban Berg, Arles, Actes Sud,
1994, p. 82.
26
. Adorno, op. cit., p. 182.
27
. Nous développons ici certaines idées avancées dans « Réévaluer l’histoire de l’avant-garde musicale »,
in E. Buch, Philippe Roussin et Denys Riout (éd.), Réévaluer l’art moderne et les avant-gardes. Hommage à
Rainer Rochlitz, Paris, Éditions de l’EHESS, 2010, p.  99-103. Voir aussi Éric Michaud, «  Autonomie et
distraction », Histoire de l’art. Une discipline à ses frontières, Paris, Hazan, 2005, p. 13-48 ; Nathalie Heinich,
L’élite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique, Paris, Gallimard, 2005, p. 124-127.
28
. Voir Pierre Bourdieu, Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, coll.
« Points », 1998, p. 362 passim.
29
. Theodor W. Adorno, Théorie esthétique, trad. Marc Jimenez, Paris, Klincksieck, 1995, p. 313.
30
. Bourdieu, op. cit., p. 126.
31
. Ibid., p. 360.
32
. Voir Esteban Buch, « Le duo de la musique savante et de la musique populaire. Genres, hypergenres et
sens commun », in Emmanuel Pedler et Jacques Cheyronnaud (éd.), Théories ordinaires, Paris, Éditions
de l’EHESS, 2013.
33
. Immanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, trad. Victor Delbos, Paris, Le  Livre de
Poche, 1993, p. 121.
34
. Ibid., p. 127.
35
. Friedrich Schiller, Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme – Briefe über die ästhetische Erziehung
des Menschen, texte original et version française par Robert Leroux, Paris, Aubier, 1992, p. 299.
36
. Ibid., p. 221.
37
. Ibid., p. 209.
38
. Ibid., p. 291.
39
. Jacques Rancière, Le partage du sensible. Esthétique et politique, Paris, La Fabrique, 2000, p. 25 et 33.
40
. Jean-Marie Schaeffer, L’art de l’âge moderne. L’esthétique et la philosophie de l’art du xviiie  siècle à
nos jours, Paris, Gallimard, 1992, p. 147.
41
. Max Weber, « Parenthèse théorique : le refus religieux du monde, ses orientations et ses degrés », trad.
Philippe Fritsch, Archives des sciences sociales des religions, no 61 (janvier-mars 1986), « Société moderne
et religion : autour de Max Weber », p. 7-34, ici p. 20-21.
Nathalie Heinich  

La célébrité

Un principe d’évaluation ou un motif de valorisation – telle, par


exemple, la célébrité – peut être considéré soit comme une valeur
attribuée à un objet, soit comme une propriété effective de cet objet,
c’est-à-dire comme un fait. Fait ou valeur : telles sont les deux faces
de la médaille nommée ici «  célébrité  » – comme aussi d’ailleurs,
probablement, de toutes les «  valeurs  » qui sous-tendent
quotidiennement notre activité judicative.
Du côté de la factualité, le travail de l’analyste consiste à
observer, décrire, voire prouver l’existence ou non d’une forme de
célébrité. Du côté de l’activité évaluative ou, si l’on préfère, du statut
axiologique, notre travail consiste à observer, décrire, analyser les
différentes façons dont la célébrité peut être considérée et utilisée
par les acteurs comme un argument de valorisation ou de
dévalorisation. Cette différence entre le travail d’établissement des
faits et le travail de description du rapport normatif à ces faits – ou,
en d’autres termes, entre l’approche ontologique et l’approche
axiologique – me paraît fondamentale pour faire de la question des
valeurs un véritable objet d’investigation scientifique, et non plus de
discours normatif, comme elle l’est encore trop souvent.
Il n’existe a à mes yeux aucune supériorité de l’une ou l’autre
approches dans notre activité de chercheurs en sciences sociales et
humaines  : s’intéresser à la réalité des choses, et s’intéresser à la
façon dont les acteurs perçoivent et expérimentent cette réalité, sont
deux objectifs aussi épistémologiquement légitimes l’un que l’autre,
même s’ils ne requièrent pas les mêmes méthodes, les mêmes
postures ni les mêmes outils. D’ailleurs j’utiliserai successivement
ces deux approches à propos de la célébrité, puisque je
commencerai par décrire son mode d’existence dans le domaine de
l’art, avant de m’intéresser à la façon dont elle s’y comporte – ou pas
– comme une valeur. Car le statut axiologique est, bien sûr,
étroitement lié au statut ontologique, même si l’un et l’autre doivent
être soigneusement distingués.
Mais plutôt que de parler de «  son mode d’existence  », au
singulier, j’aurais dû dire «  les modes d’existence  » de la célébrité.
D’abord parce que la célébrité n’a pas toujours le même aspect ni la
même pertinence selon les différents domaines artistiques – arts de
l’image, littérature, musique et spectacle vivant –, ainsi que selon les
différentes fonctions artistiques – celle de créateur ou celle
d’interprète. Ensuite parce que, pour clarifier le statut de la célébrité
en art, il importe de distinguer trois catégories de célébrité factuelle,
ou effective : premièrement, la célébrité obtenue grâce aux œuvres
d’art ; deuxièmement, la célébrité des œuvres d’art elles-mêmes ; et
troisièmement enfin, la célébrité des artistes ; en d’autres termes, la
célébrité des objets de la production artistique, la célébrité des
produits de l’activité artistique, et la célébrité des auteurs de ces
produits.
C’est dans cet ordre que je me propose de décrire,
successivement, les modalités effectives d’existence de ce fait
qu’est la célébrité, et les conditions auxquelles cette célébrité peut
avoir statut de valeur.

Célébrité grâce aux œuvres : l’art comme support


de la célébrité
Si l’on s’intéresse, tout d’abord, aux arts de l’image, l’histoire est
bien connue, et je n’en rappellerai ici que l’essentiel [42]. Avant que
n’apparaissent il y a un siècle et demi les moyens modernes de
reproduction de l’image, la visibilité du grand homme se limitait à son
nom et à sa biographie, à ses effigies sculptées, peintes ou gravées
et, éventuellement, à sa présence, pour ceux qui avaient l’occasion
de se trouver sur son passage. Sa renommée en revanche pouvait
être grande, par la diffusion de son nom et des récits associés au
grand homme. Pline témoignait que dès l’Antiquité le portrait peint
avait permis d’inscrire la renommée dans l’image, l’étendant par là-
même et dans le temps, et dans l’espace. C’est là la puissance du
portrait, qui associe durablement un visage à un nom, et ce non plus
seulement pour les dieux mais aussi pour les célébrités profanes. Il y
eut même à Rome un «  ius imaginis  », un droit d’avoir son visage
préservé pour toujours, qui était réservé aux nobles. La peinture, les
médailles, la statuaire publique, puis la gravure, furent donc
longtemps les seuls supports visuels de la célébrité, avec un éventail
social, des moyens de diffusion et des qualités dans la figuration
incomparablement moins développés qu’ils ne le seront à partir de
l’apparition des technologies modernes de production et de diffusion
de l’image, avec la photographie, puis le cinéma et la télévision.
Bref, l’histoire des arts visuels en tant que supports et propagateurs
de la célébrité est longue et variée, rythmée par l’apparition des
inventions technologiques.
Qu’en est-il à présent de la littérature comme support de
célébrité  ? Elle joue un rôle important, par le biais du genre
biographique ou autobiographique sous toutes ses formes, depuis
les «  Vies des hommes illustres  » jusqu’à la prolifération
contemporaine des biographies de gens célèbres. Mais ces
«  Panthéons de papier  », selon la belle expression de l’historien
Jean-Claude Bonnet [43], sont des textes ambigus entre littérature et
documentation. C’est là qu’il faut prendre en compte la dimension
axiologique de la célébrité véhiculée par les œuvres d’art.
En effet, la valeur accordée à la célébrité a toutes chances de
placer l’œuvre d’art qui la véhicule dans une position subalterne.
Certes, dans le cas du portrait, la valeur respective de la personne
représentée et de l’artiste qui s’acquitte de cette représentation
peuvent produire des effets de cumul, que connaissent bien les
souverains : en faisant appel aux plus grands artistes de leur temps
pour les portraiturer, ils s’assurent d’une certaine équivalence dans
la grandeur respective de leur propre personne et de celle de l’artiste
– de Clouet au Titien, de David à Freund ou à Depardon. De même,
on ne s’étonne pas que les portraits les plus chers peints par Andy
Warhol sont ceux des stars les plus connues, au premier rang
desquelles Marilyn Monroe. Mais qui, parmi les historiens d’art,
prétendra que la Marilyn de Warhol est sans conteste sa plus grande
œuvre, ou que le Mitterrand de Freund ou le Hollande de Depardon
sont leur chef-d’œuvre ? Il n’y a que dans les milieux populaires, où
l’on ne connaît les noms ni de Warhol, ni de Freund, ni de Depardon,
qu’on pourra trouver pour ces images des admirateurs
inconditionnels, probablement parce que ce qu’ils admirent en elles
n’est pas l’image elle-même, mais son référent.
Le portrait peint a toujours été inférieur, dans la hiérarchie des
genres, à la peinture d’histoire ; et les canaux les plus efficaces en
matière de représentation et de diffusion de l’image des grands
hommes – la gravure, la photographie – ont toujours été placés
assez bas dans la hiérarchie des arts de l’image, probablement
parce que leur inféodation à des buts hétéronomes, tel que la mise
en valeur d’un personnage célèbre, entrave le libre développement
de la créativité de l’artiste ainsi que d’une perception proprement
esthétique, autonomisée par rapport au contenu. On peut en dire
autant avec l’écart entre le cinéma et la télévision : alors que celle-ci
est d’une efficacité inégalée dans la fabrication à grande échelle, et
souvent quasi instantanée, de célébrités populaires, elle occupe une
position inférieure à celle du cinéma, au moins dans le monde
savant, sur l’échelle des industries culturelles.
Bref, la plus-value artistique de l’œuvre apparaît inversement
proportionnelle à sa capacité à conférer une plus-value de célébrité
en facilitant la reconnaissance – au sens d’identification – des
grands hommes. En d’autres termes, la célébrité tend, sinon à
dévaloriser l’œuvre d’art, du moins à entraver sa reconnaissance –
au sens de confirmation – proprement artistique. Des trois sens du
mot «  reconnaissance  » – identification, confirmation, gratitude – il
se trouve que les deux premiers, présents dans la fonction
« célébrante » de l’art, se trouvent en position antinomique : valeur
de célébrité et valeur artistique peuvent se cumuler dans l’esprit des
profanes, mais tendent à s’opposer dans la culture savante.

Célébrité des œuvres : les œuvres stars


Venons-en maintenant à la deuxième catégorie de relations entre
art et célébrité : la célébrité des œuvres d’art elles-mêmes. Dans le
domaine des arts de l’image, ce n’est pas une simple métaphore que
d’affirmer que certaines œuvres sont ou ont été des «  stars  »  : la
Joconde, le Jugement dernier, la Vénus de Botticelli, la Dentellière,le
Laocoon ; plus près de nous, le Déjeuner sur l’herbe, plusieurs Van
Gogh (les Iris, les Tournesols, la Nuit étoilée, ses autoportraits), et
encore les Demoiselles d’Avignon et Guernica, la Marylin de Warhol
ou la fameuse photo du Che… Toutes ces œuvres sont intensément
reproduites, notamment dans les manuels scolaires mais aussi sur
toutes sortes de produits dérivés – de la boîte à biscuits au pot de
yaourt, du poster au tee-shirt. Elles font partie d’une sorte de
patrimoine iconographique commun, attirant les pastiches  ; elles
sont devenues quasiment intransportables étant donné les coûts
d’assurances  ; et elles attirent les foules, qui les photographient
abondamment. Il en va de même avec les grandes «  stars  » du
patrimoine architectural  : pyramides d’Égypte, Colisée, tour Eiffel,
musée Guggenheim de Bilbao… Certes, la Joconde ne signe pas
elle-même d’autographes, ne fait pas de caprices (à moins qu’on
interprète ainsi certaines craquelures…), et ne donne pas
d’interviews. Mais sa célébrité internationale, son utilisation massive
comme support publicitaire, ainsi que l’émotion suscitée par la mise
en présence avec l’original, sont des caractéristiques qu’elle partage
avec les grandes stars du cinéma, de la chanson ou du sport.
Cette comparaison n’étonnera pas ceux qui, comme moi, sont
persuadés que les œuvres d’art font partie de cette catégorie
particulière d’objets que sont les «  objets-personnes  » – propriété
qu’elles partagent avec les fétiches et les reliques [44]. Les fétiches
agissent comme des personnes, les reliques portent la trace d’une
personne, et les œuvres d’art sont traitées, à maints égards, comme
des personnes humaines, insubstituables, et donc vouées à être
perçues, traitées et qualifiées selon les règles du «  régime de
singularité  ». Mais si toute œuvre d’art reconnue comme telle est
dotée de singularité, que dire de ces œuvres stars que les moyens
modernes de diffusion de l’image ont doté, en outre, d’une célébrité
quasi universelle  ? Elles incarnent une singularité, si l’on peut dire,
au carré  : une singularité qu’exacerbe paradoxalement la
multiplication à l’infini de leurs reproductions, qui les transforme en
clichés, en lieux communs, et finalement en repoussoirs pour la
culture savante, où l’on ne plaisante pas avec l’impératif de
singularité en art. Là encore, l’extrême célébrité comporte, même
pour les œuvres d’art, le risque de la disqualification, du fait qu’elle
rend commun ce qui a vocation à rester singulier.
La musique peut avoir elle aussi, comme la peinture, ses
«  stars  », abondamment reproduites grâce aux moyens techniques
de diffusion du son. Cette starification varie selon les époques et les
modes, mais le Printemps de Vivaldi, la Petite musique de nuit de
Mozart, la Cinquième symphonie de Beethoven, ou encore telle
chanson des Beatles, peuvent être immédiatement identifiées,
admirées et partagées par des millions de gens. Quant à la mise en
présence avec l’original, elle a lieu lors des concerts, lorsqu’une
œuvre est entendue lors d’une exécution probablement unique dans
la vie de l’auditeur, comme c’était le cas avant l’invention du disque ;
ou lorsque l’œuvre, déjà très connue par le disque, est interprétée
en direct devant l’auditeur, avec de spectaculaires effets
émotionnels.
Ce phénomène affecte-t-il les grandes œuvres littéraires ? Non,
car leur mode de diffusion passe par ce médium indéfiniment
reproductible sans perte d’authenticité qu’est le texte : allographique
(pour reprendre la terminologie de Nelson Goodman [45]), un texte ne
peut pas produire ces effets de fétichisation de l’original qui
s’attachent par principe aux œuvres autographiques (sauf pour les
rares privilégiés susceptibles de s’offrir un manuscrit autographe).
En outre, son inscription dans une langue autorise moins son
universalisation que les images ou les sons, qui n’ont pas besoin de
traduction. C’est ainsi que l’Iliade et l’Odyssée, Don Quichotte,
Hamlet, la Comédie humaine, la Recherche du temps perdu, sont
des œuvres-phares, très connues, mais qui ne font pas l’objet d’une
consommation quasi simultanée à grande échelle, ni d’une
recherche de mise en présence avec l’original. Elles ne peuvent
donc atteindre le statut d’œuvres « stars », et ne pénètrent d’ailleurs
la culture populaire que par le canal de la scolarité. C’est dire
qu’elles souffrent beaucoup moins de leur célébrité, aux yeux du
monde savant, que les œuvres d’art visuel.
Ainsi, d’un point de vue axiologique, la célébrité factuelle des
œuvres d’art entraîne une certaine dévalorisation dans les milieux
cultivés, proportionnelle à leur présence dans la culture populaire. La
grande célébrité des œuvres tend à devenir inversement
proportionnelle à leur valorisation savante par les spécialistes d’art
puisque, conformément à la logique de distinction, la popularité
signifie aussi vulgarité  : la face positive de la démocratisation  a sa
face négative, particulièrement en Europe, où elle se nomme
«  vulgarisation  ». En descendant l’échelle sociale, la visibilité
médiatique perd de sa distinction, en particulier lorsqu’elle est
associée à la télévision, média populaire entre tous – donc vulgaire.
Et ce qui vaut pour les personnes vaut aussi pour ces «  objets-
personnes » que sont les œuvres d’art.
Il convient donc ici d’introduire une nouvelle notion dans notre
boîte à outils axiologique  : celle d’anti-valeur. En effet, selon les
contextes, une valeur – ce principe au nom duquel est opérée une
valorisation – peut se muer en « anti-valeur » – un principe au nom
duquel est opérée une dévalorisation. L’étonnant, aux yeux d’une
conception absolutiste et universaliste des valeurs, est que le même
principe peut occuper ces deux positions – valeur ou anti-valeur –
lorsqu’il change de contexte, que celui-ci soit temporel, spatial, ou
social. Mais que les valeurs soient relatives, d’un point de vue
descriptif, ne les a jamais empêchées d’être perçues et traitées par
les acteurs comme absolues, d’un point de vue normatif –  Gérard
Genette avait bien pointé cette propriété à propos de «  l’œuvre de
l’art [46]  ». Voilà encore un exemple de «  ce que l’art fait à
l’axiologie » : il nous place face à l’irréductible relativité des valeurs
qui peuplent le monde de l’art, et notamment à leur fâcheuse
tendance à se transformer, parfois, en anti-valeurs. La célébrité en
est un remarquable exemple.

Célébrité des artistes : auteurs et interprètes des


œuvres
Venons-en à présent à la célébrité non plus des œuvres mais
des personnes, et non plus des personnes représentées par les
œuvres – les gens célèbres, les stars, les «  people  » – mais les
personnes qui produisent les œuvres d’art  : les artistes. Et dans le
mot «  produire  » il faut entendre deux acceptions bien différentes  :
d’une part, le créateur de l’œuvre, qui la produit ; et d’autre part, le
cas échéant, l’interprète de l’œuvre, celui qui se produit lors d’un
spectacle (théâtre, musique, danse) de façon à la faire exister pour
un public.
Commençons par les interprètes : qu’en est-il de leur rapport à la
célébrité  ? Ils ont connu une fulgurante ascension au xxe  siècle
grâce à l’essor des moyens techniques de diffusion de l’image, pour
les acteurs, et du son, pour les musiciens et, en particulier, les
chanteurs. Si la mise en visibilité extrême des chanteurs modernes
n’appelle que partiellement de nouvelles compétences par rapport
aux performances essentiellement vocales des chanteurs du passé,
en revanche le statut des acteurs à l’ère médiatique est radicalement
différent de celui des comédiens de théâtre. Pour l’acteur de cinéma
la visibilité est plus qu’une valeur ajoutée au talent : c’est une valeur
en grande partie endogène, née de la reproduction même de son
image. C’est pourquoi les acteurs sont l’incarnation idéal-typique de
la visibilité médiatique [47].
L’on connaît la célèbre thèse de l’historien Ernst Kantorowicz sur
« les deux corps du roi » : d’un côté, le corps terrestre, réel et donc
mortel  ; de l’autre, le corps politique, symbolique et immortel [48].
L’acteur de cinéma, lui, en possède, au moins potentiellement, trois :
le corps réel de sa personne, à l’égal de n’importe quel humain ; le
corps imaginaire des personnages de fiction qu’il incarne  ; et,
éventuellement, le corps symbolique de la star, analogue à celui du
roi, et qui n’existe que grâce à ses représentations, fixées sur les
supports cinématographiques et photographiques. Ce corps
symbolique de la star advient dans le passage du corps imaginaire
du personnage au corps réel de l’acteur. Le basculement du
personnage fictionnel vu sur l’écran à la personne réelle – dotée non
seulement d’un visage, reconnaissable, mais d’un nom, connu de
tout un chacun, et d’une histoire, contée par les journaux – ouvre un
écart entre le monde imaginaire créé par le cinéma et la vie réelle où
les acteurs existent pour de vrai.
C’est en raison de ce feuilletage identitaire entre personne,
personnage et personnalité que, plus que toute autre catégorie de
célébrités, l’acteur de cinéma représente l’idéal-type de cette
personnalité  propre au monde moderne qu’est la star. Le
personnage de cinéma, inscrit dans l’imaginaire collectif  ; la
personne de l’acteur, inscrite dans le monde réel ; et la personnalité
que devient l’acteur en tant que célébrité, symbolisée par ses
duplications iconiques et, à partir du cinéma parlant, vocales, ainsi
que par les traces verbales et scripturales des récits de sa vie : voilà
donc installée une triade typique du monde moderne, et qui
apparaîtra peut-être aux historiens du futur comme tout aussi
fondamentale, pour comprendre la culture occidentale du xxe siècle,
que fut la sainte Trinité dans le monde chrétien.
Venons-en aux créateurs. Sur le plan factuel, la célébrité des
peintres et sculpteurs, des écrivains, des compositeurs de musique,
ne passe que très marginalement par la visibilité, contrairement aux
interprètes : c’est la renommée – c’est-à-dire la diffusion de leur nom
et des récits qui y sont associés – qui fait prioritairement leur
célébrité, du fait que leur activité ne consiste pas à se produire en
personne devant un public, mais à produire un objet – une image, un
texte, une partition. D’ailleurs, peu d’entre eux sont identifiables par
le grand public, à l’exception des quelques cas particuliers que sont
Van Gogh (grâce à ses autoportraits), Picasso ou Dalí (grâce, pour
ce dernier, à la publicité télévisée). Aucun visage d’écrivain ne s’est
transformé en icône populaire, même si les admirateurs de
Rimbaud, de Balzac ou de Proust connaissent bien l’image de leur
visage ; et quant aux compositeurs, il n’y a guère que le catogan de
Mozart et la chevelure romantiquement ébouriffée de Beethoven qui
aient pu pénétrer la culture iconographique commune, tandis que
très peu de gens savent à quoi ressemblaient Satie, Messiaen ou
même Gershwin, pourtant contemporains de l’ère médiatique. Pour
qu’un musicien acquière cette forme moderne de célébrité qu’est la
visibilité, il faut qu’il soit en même temps un interprète – tels Elvis
Presley ou les Beatles.
Mais ce rappel des données factuelles de la célébrité des
créateurs est de peu de poids face au phénomène massif qu’est la
défiance, partagée avec le monde savant, envers la diffusion de leur
image, et leur propre ambivalence face à la visibilité. Dans un article
déjà ancien, j’avais essayé de comprendre les raisons profondes de
la dévalorisation, dans le milieu cultivé, de ce qui a trait à la
personne de l’artiste [49] ; et dans De la visibilité, j’ai évoqué ce qu’il
en est de la dévalorisation de l’image des créateurs. Ces deux
phénomènes se cumulent pour n’autoriser vraiment la célébrité des
artistes que lorsqu’elle prend la forme de la renommée (ou de la
notoriété) de l’auteur d’une œuvre, à l’exclusion de la notoriété de sa
personne et, surtout, de son image.
Concernant tout d’abord la défiance du monde savant envers
toute personnalisation du rapport à l’art, il faut noter l’opposition
entre ces deux pôles d’imputation de la valeur artistique que sont,
d’une part, la personne de l’artiste, mû par des motivations qui lui
sont propres, et d’autre part l’œuvre, dont l’artiste, idéalement,
devrait n’être rien d’autre que le médiateur transparent, et qui elle-
même n’aurait de valeur qu’en tant qu’elle est la médiatrice d’une
transcendance (beauté, art, nature, divinité…) à laquelle seule la
création permet de s’incarner dans l’expérience humaine. L’on peut
ainsi distinguer deux principes opposés d’imputation de la grandeur
artistique  : d’une part, un principe «  personnaliste  », privilégiant le
mérite intrinsèque de l’auteur de l’œuvre, laquelle n’en serait qu’une
manifestation parmi d’autres possibles  ; d’autre part, un principe
« opéraliste », privilégiant l’excellence de l’œuvre, dont la personne
de son auteur ne serait que l’occasion, l’instrument désigné parmi
d’autres possibles, l’acteur par accident.
Ces deux régimes de valorisation s’affrontent autour de la
question biographique. C’est, typiquement, le fameux «  Contre
Sainte-Beuve  » proustien, qui stigmatise toute réduction de la
création artistique à des paramètres personnels ; et ce sont aussi les
nombreuses dénonciations proférées de l’intérieur du monde savant
contre le «  culte  » populaire des artistes maudits. Il s’agit pour la
culture lettrée de rompre autant que possible avec une éthique de
l’empathie, ou avec une psychologie de la création, pour privilégier
une esthétique de l’œuvre d’art, articulée sur une herméneutique
savante des déterminations internes à l’acte créatif.
L’historien des religions Peter Brown a bien montré que
l’opposition entre valorisation savante de l’œuvre et valorisation
populaire de la personne est un schème fondamental en matière de
célébration religieuse  : il l’a repérée dans les premières
manifestations chrétiennes du culte des saints, entre pratiques de
l’«  élite  » et pratiques de la «  foule  », avec la même constante
dénonciation, par les représentants de la première, des excès de la
seconde [50]. Ainsi les formes du culte des martyrs désignées
comme «  populaires  » se sont vues reléguées par leurs
dénonciateurs au rang de simple prolongement du paganisme  :
exactement de même que le culte populaire des artistes maudits
dans la modernité tend à être stigmatisé, dans la distanciation
ironique ou la commisération désolée, comme un prolongement ou
une dégradation du christianisme, reliquat d’inculture, de crédulité,
de misère spirituelle.
La personne est, par définition, une condition commune aux
humains – même si elle est une condition de singularité, que les
êtres héroïsés remplissent plus excellement que d’autres. L’œuvre
en revanche n’est pas donnée à tous, n’étant par principe le fait que
de quelques-uns : ce qui contribue à expliquer que le monde savant
tende à privilégier la rareté de l’œuvre – fût-elle académique – plutôt
que l’ordinaire de la personne – fût-elle hors du commun. C’est
pourquoi les formes personnalistes de la célébration sont associées
aux pratiques communes, tandis que les formes opéralistes le sont
aux pratiques savantes – celles-ci s’opposant à celles-là.
Venons-en à présent à la seconde dimension de la défiance que
nous connaissons tous – voire que nous pratiquons – envers une
forme de célébrité qui serait trop axée sur la personne de l’artiste : la
défiance envers l’image, c’est-à-dire envers la diffusion à grande
échelle du visage des créateurs – leur visibilité. Cette visibilité n’est
une valeur que dans certains milieux ou certaines circonstances,
telle la vie mondaine, alors que dans d’autres elle est une anti-
valeur, une valeur négative, qui stigmatise plutôt qu’elle ne grandit
celui à qui elle est affectée. Et la catégorie par excellence pour
laquelle la visibilité n’est même plus une valeur ajoutée à la valeur
authentique du talent mais, bien pire, un stigmate, c’est la catégorie
des créateurs et, surtout, des écrivains. Le discrédit attaché à la
visibilité dans le monde littéraire est si fort qu’y apparaissent, même
si elles demeurent rares, des stratégies d’invisibilité. Elles peuvent
s’avérer relativement rentables en matière de reconnaissance, si l’on
songe aux cas fameux de Julien Gracq ou Maurice Blanchot en
France, de J. D. Salinger ou Thomas Pynchon aux États-Unis. Dans
quelle autre catégorie socioprofessionnelle ferait-on du refus de se
montrer un critère d’excellence  ? L’écart dont parlait l’historien Leo
Braudy entre «  la solitude de l’accomplissement créateur  » et la
«  pression sociale de la scène publique [51]  » n’a cessé de
s’accentuer à l’ère médiatique, cristallisé par la télévision et sa
fantastique capacité de diffusion de l’image auprès d’un public trop
large pour qu’on puisse espérer n’y trouver que des lecteurs de
l’œuvre. Dans ces conditions, la provocation par excellence pour un
auteur actuel consiste à proférer un intérêt prioritaire non pour ce
que Luc Boltanski et Laurent Thévenot ont nommé le «  monde de
l’inspiration  » mais pour le «  monde du renom  », l’opinion d’autrui,
l’attrait de la célébrité et, pire, de l’image [52].
Ici, il nous faut introduire encore une autre notion dans notre
boîte à outils axiologique  : non plus la notion d’anti-valeur, en tant
que versant négatif de la valeur, mais celle de valeur « privée », en
tant qu’elle s’oppose à la valeur «  publique [53]  ». Cette opposition
toutefois ne relève plus du basculement entre deux principes
exclusifs l’un de l’autre, comme la valeur par rapport à l’anti-valeur,
mais d’un déplacement continu entre deux pôles  : le pôle de la
valeur qui peut s’exprimer publiquement, parce qu’elle correspond à
un certain consensus axiologique dans le contexte considéré ; et le
pôle de la valeur qui, quoique fonctionnant effectivement comme
principe d’évaluation positive, ne peut guère se revendiquer
publiquement faute d’être perçue comme une «  vraie  » valeur, une
valeur forte ou, en d’autres termes, «  légitime  », et ne s’exprime
donc que dans des contextes privés, intimes, domestiques, voire
dans le for intérieur de la personne. Cette différence entre valeurs
«  publiques  » et valeurs «  privées  » est fondamentale pour la
compréhension du rapport aux valeurs ; celui-ci en effet peut aller de
la défense proclamée dans l’arène publique (lettres aux journaux,
éditoriaux, pétitions voire manifestations) au simple attachement
personnel non susceptible d’être revendiqué comme universalisable
ni même justifié, sinon dans l’arène domestique, face à des intimes.
Toutefois « privé » n’est ici en rien synonyme de « personnel », étant
données les foules qui partagent au même moment une semblable
valorisation du même objet.
La visibilité, plus encore que la célébrité, possède cette
particularité d’être une qualité à la fois éminemment publique,
puisqu’elle n’existe que par l’exposition d’un être dans l’espace
public médiatisé, et une valeur essentiellement privée : l’attachement
aux vedettes tend à s’éprouver et à se pratiquer plus qu’à se
revendiquer. Il y a peu de chances qu’un fan justifie sa passion pour
son idole par le fait que celle-ci est célèbre  : il lui faudra invoquer
d’autres valeurs (talent, beauté, excellence, mérite) s’il veut donner
du sens à son attachement face à des inconnus ou des gens qui ne
le partagent pas. De même il est peu probable qu’un artiste
aujourd’hui proclame publiquement qu’il fait de l’art dans le but de
devenir célèbre – sauf s’il est un artiste contemporain déjà reconnu,
et donc autorisé, et même encouragé, à pratiquer le second degré.
Mieux vaudra avancer une motivation relevant du registre
herméneutique (sens, signification), civique (critique sociale,
dénonciation), voire, pourquoi pas, esthétique (beauté).
De ce point de vue, le statut axiologique de la visibilité est très
proche de celui de la beauté, qui est aussi une valeur tirant
beaucoup plus du côté du pôle « privé » que du pôle « public » : si
l’on apprécie la présence d’une personne en raison de ses qualités
physiques, l’on ne peut guère faire de celles-ci une raison forte de la
valeur qu’on lui accorde, sauf dans l’espace domestique de la
complicité avec des proches, ou sauf encore dans le contexte
professionnel d’un recrutement pour un poste de représentation
publique (hôtesse d’accueil, mannequin…). La proximité entre
visibilité et beauté se retrouve ainsi sur le plan axiologique, par leur
place homologue sur l’échelle entre valeurs publiques et valeurs
privées.
En résumé, la célébrité des artistes créateurs, et plus encore leur
visibilité, ne peut donc être que, au mieux, une valeur «  privée  »,
voire une «  anti-valeur  », étant donné le discrédit affecté à la
personnalisation et à la mise en visibilité dans le rapport à l’art
propre au monde qui en est le principal porteur et régulateur, à
savoir le monde savant de la culture lettrée. Ainsi se confirme le
rapport problématique entre art et célébrité, qu’il s’agisse de la
célébrité des personnalités représentées, de la célébrité des œuvres
ou de la célébrité des artistes : autant, sur le plan factuel, la célébrité
est une réalité fortement associée à l’activité artistique, autant, sur le
plan axiologique, sa force est inversement proportionnelle à la
qualité artistique.

Conclusion
Envisagée d’un point de vue épistémique, comme phénomène à
analyser, la célébrité est une réalité mais aussi une valeur, au sens
où elle constitue un principe d’évaluation – positive ou négative –
des êtres auxquels elle est appliquée. À  ce titre elle mérite d’être
étudiée comme n’importe quelle autre valeur : en décrivant la façon
dont son statut peut varier – entre valeur et anti-valeur, valeur
publique et valeur privée – selon les catégories de sujets qui la
mobilisent, selon les objets à propos desquels elle est sollicitée, et
selon les contextes en lesquels s’effectue l’affectation par un sujet
d’une valeur à un objet. Fortement impliquée dans les pratiques
artistiques, la valeur de célébrité y possède un statut instable,
ambivalent voire, à la limite, stigmatisant : la célébrité est une valeur
faible, allant selon les contextes de la valeur privée à l’anti-valeur, et
plus encore depuis qu’elle a pris massivement la forme de la
visibilité, devenant une valeur populaire, donc mise à distance par
l’élite cultivée.
Dans la culture occidentale actuelle, le «  monde du renom  »
(dans la terminologie de Boltanski et Thévenot à propos des formes
de justification) ou le registre de valeurs « réputationnel » (dans ma
propre modélisation des ressources axiologiques) est
particulièrement vulnérable à la critique, se situant aux antipodes de
l’exigence d’intériorité et d’authenticité qui est devenue
fondamentale, dès l’époque romantique, avec le basculement de l’art
en régime de singularité. Et plus encore que la célébrité, la visibilité,
avec les phénomènes extrêmes auxquels elle donne lieu, ne peut
qu’exacerber cette défiance envers la soumission à l’opinion, héritée
des stoïciens et de leur refus de toute dépendance à l’égard du
regard d’autrui, ou de ce que Montaigne nommait la «  vanité  de la
gloire ». D’où, dès qu’il est question de célébrité, la grande richesse
des arguments critiques  : vulgarité, publicité, inauthenticité,
marchandisation, aliénation, irrationalité, sont largement mis à
contribution dans les innombrables dénonciations de la « société du
spectacle ».
C’est dire que, si ce colloque se donnait pour horizon de
construire une échelle de solidité ou de légitimité des valeurs
intervenant dans le domaine de l’art, la célébrité se trouverait, très
probablement, tout en bas de cette échelle.

42
. Sur l’évolution des outils visuels de la célébrité en Occident, cf. la deuxième partie de N. Heinich, De la
visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique, Paris, Gallimard, 2012.
43
. J.-Cl. Bonnet, Naissance du Panthéon. Essai sur le culte des grands hommes, Paris, Fayard, 1998.
44
. N. Heinich, « Les objets-personnes : fétiches, reliques et œuvres d’art », Sociologie de l’art, no 6, 1993.
45
. N. Goodman, Langages de l’art, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1990.
46
. G. Genette, L’œuvre de l’art. 2. La relation esthétique, Paris, Seuil, 1997.
47
. Pour un récit moins succinct, cf. N. Heinich, De la visibilité, op. cit.
48
. E.  Kantorowicz, Les deux corps du roi. Essai sur la théologie politique au Moyen âge, 1957, Paris,
Gallimard, 1989.
49
. N.  Heinich, «  Entre œuvre et personne  : l’amour de l’art en régime de singularité  », Communication,
no 64, 1997.
50
. P. Brown, Le culte des saints. Son essor et sa fonction dans la chrétienté latine, 1981, Paris, Le  Cerf,
1984.
51
. L. Braudy, The Frenzy of Renown. Fame and Its History, Oxford, Oxford University Press, 1997.
52
. L. Boltanski et L. Thévenot, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991.
53
. N. Heinich et P. Verdrager, « Les valeurs scientifiques au travail », Sociologie et sociétés, vol. XXXVIII,
no 2, automne 2006.
Muriel De Vrièse et Bénédicte Martin  

La cherté

« It can be suggested that at best prices are an indicator of value but
not necessarily a direct measure of value [54]. »
(David Throsby.)

Le marché de l’art est un marché particulier, difficile à


appréhender pour l’analyse économique. Les œuvres d’art, objets
uniques et non reproductibles, sont par définition hétérogènes. En
conséquence, force est de constater que ce marché ne peut être
analysé avec les outils quantitatifs traditionnels de l’économiste, en
particulier lorsqu’on s’intéresse à la détermination de la valeur des
œuvres. En effet, le contexte des marchés de l’art est avant tout
marqué par l’incertitude qui ne porte pas tant sur les états du monde
à venir que sur la qualité des biens et des personnes et perturbe
donc profondément le cadre des échanges.
Après avoir rappelé les éléments de contexte essentiels à la
compréhension des mondes de l’art et à l’évaluation des œuvres,
nous exposons l’organisation économique des mondes de l’art
actuel. L’appareil théorique de l’Économie des Conventions (EC)
nous offre des outils pertinents pour analyser cette organisation. En
situant au cœur de ses problématiques la question de l’évaluation de
la qualité des biens et des personnes, l’EC envisage les différentes
valeurs, conceptions de ce qu’est un bon travail et un bon produit.
Cette pluralité est centrale sur le marché de l’art. En effet, plusieurs
mondes de l’art cohabitent dans une même époque [55]. À  partir
d’une requalification des genres de l’art actuel [56] en conventions de
qualité distinctes, nous approfondissons la démarche en nous
intéressant à l’organisation interne de chacun des mondes, des
conventions classique, moderne et contemporaine de l’art. Nous
décrivons enfin les conventions de travail artistique qui découlent de
cette organisation économique scindée en une économie d’œuvres
et une économie de projets. Les conventions de travail identifiées,
nous pouvons dégager des profils type d’artistes et de perception de
la valeur correspondants [57].

Ce qu’on sait des mondes de l’art : les éléments


de contexte

Le prix, une notion nécessaire mais non


suffisante pour comprendre la valeur
Une des questions essentielles de l’économie de la culture sur le
marché de l’art est de savoir si l’achat d’œuvres d’art est
rentable [58]. C’est en partant de cette problématique que les
économistes se sont intéressés au prix [59].
Dans la majorité des études, on considère le prix comme la
résultante du prix alloué à chacune des caractéristiques de l’œuvre,
cette dernière étant considérée comme «  un bien indivisible au
panier de caractéristiques [60]  ». Au-delà d’éléments objectivement
observables, que ce soit sur l’œuvre (discipline artistique, dimension
de l’œuvre, support, composition et signature) ou sur son auteur
(artiste vivant/décédé, âge, initiateur d’un mouvement ou suiveur
original, etc.), il est admis que les caractéristiques qui influent sur le
prix peuvent être liées à des  effets de réputation. En premier lieu,
l’historique de l’œuvre sur le marché va avoir de l’importance : est-
elle revenue invendue des dernières enchères [61]  ? fait-elle partie
des œuvres considérés comme « chef-d’œuvre [62] » ? fait-elle partie
d’une collection  ? En second lieu, la position de l’artiste sur le
marché aura elle aussi une influence directe sur le prix qui ne sera
pas le même selon que l’artiste est en « voie de légitimation » ou fait
partie de « l’avant-garde médiatisée », ou bien encore est un « talent
consacré [63] ».
Selon ces derniers arguments de la littérature économique, la
valeur va donc évoluer au fil du temps puisque l’œuvre d’art est « un
bien incomplet à sa sortie de l’atelier [64]  ». C’est le jugement de
médiateurs, les instances de légitimation, qui va venir compléter le
produit en validant ou invalidant sa qualité. Ces oligopoleurs de
connaissances [65], qu’ils soient galeristes, conservateurs,
collectionneurs, critiques ou faisant partie d’une maison
d’enchères [66], à travers leur jugement, vont avoir un impact direct
sur la valeur marchande des œuvres, et donc sur leur prix.
Si ces analyses expliquent les facteurs influençant la valeur
marchande des œuvres d’art, il leur reste des points aveugles. En
effet, elles négligent une grande partie du marché en ne
s’intéressant qu’aux ventes aux enchères. Et même lorsqu’elles
s’intéressent au marché en galerie, elles n’inspectent que les artistes
qui jouissent d’une réputation, ou tout du moins tendent à être
reconnus par les instances de légitimation. L’analyse des prix reste
donc très partielle et ne permet pas de recouvrir complètement la
problématique de la valeur marchande des œuvres d’art.

Approche pragmatique des valeurs artistiques :


la pluralité des mondes de l’art
Les économistes de la culture mettent donc en exergue le rôle
des instances de «  légitimation  », puisqu’elles participent à la
construction de la qualité. Nombre de travaux ont porté sur leur
structuration qui explique comment l’information peut circuler dans
ces réseaux de coopération [67]. Toutefois, une analyse pragmatique
menée avec les outils de la sociologie de l’art [68] permet
d’approfondir cette analyse et de mettre en évidence comment les
acteurs des marchés de l’art parviennent à des accords sur la qualité
des biens et des personnes. Contrairement à Moulin [69] qui exclut
de son analyse les productions artistiques des chromos [70] parce
qu’elles ne correspondent pas aux valeurs légitimées (c’est-à-dire
défendues par les instances de légitimation qui dominent, au sens
bourdieusien, le marché de l’art), Heinich prend en compte
l’ensemble des productions artistiques en montrant la pluralité des
représentations de la qualité auxquelles elles se rattachent. Prendre
pour objet de recherche, et non pas de dénonciation, les valeurs
c’est revenir sur le processus de valorisation et abandonner
définitivement la vision naturaliste d’une valeur artistique inscrite
dans les biens. De la sorte, l’on peut décrire comment les personnes
peuvent inclure ou exclure des produits artistiques de la catégorie
«  art  » et analyser leurs justifications. Il convient alors, grâce à
l’investigation empirique, d’étudier les opérations d’évaluation qui
sont en réalité des opérations de construction de la qualité artistique.
Cette approche pragmatique pose nécessairement la question du
relativisme, mais comme le suggère Heinich, un relativisme qui n’est
pas normatif, mais simplement descriptif.

Les trois genres de l’art actuel : contemporain,


moderne, classique sont des conventions de
qualité
Heinich [71] identifie trois représentations de la qualité artistique,
trois genres  : classique, moderne et contemporain. L’art
contemporain ne doit pas en effet être considéré comme une
période comme le suggère l’histoire de l’art, mais comme un genre
particulier à l’image de la musique ou de la danse contemporaine
reconnues comme des genres de la discipline concernée.
En prenant appui sur l’appareil théorique de l’Économie des
Conventions (EC) nous pouvons requalifier les genres de l’art actuel
en conventions de qualité distinctes. Cet appareil théorique nous
semble le plus pertinent pour traiter de l’organisation des mondes de
l’art, parce que la question centrale est l’évaluation des biens et des
personnes et que le classement, qui en ressort, relève d’une
construction sociale. L’EC utilise le terme de qualification pour
souligner ces opérations sociales de catégorisation des personnes
et des choses. Il n’existe donc pas qu’une seule manière de juger de
la qualité mais plusieurs ; l’accord sur le prix, la valeur marchande,
nécessite en effet un accord préalable sur la qualité du bien qui est
soumis à l’échange. Pour construire cet accord, les individus doivent
partager le même registre de qualification. Les agents économiques
se fondent sur une représentation collective de la qualité pour guider
leurs actions. Cette représentation collective est une convention,
c’est-à-dire un modèle d’évaluation des biens et des personnes
auquel les agents adhèrent et qu’ils mobilisent pour coordonner
leurs actions.
Les genres de l’art, classique, moderne, contemporain, sous-
tendent des représentations distinctes de la qualité artistique.
À  chacun correspond ainsi une convention nommée «  modèle
d’évaluation  » par Eymard-Duvernay, «  représentation collective  »
par Favereau et Orléan ou bien encore «  contexte commun
d’interprétation  » par Salais. Cette terminologie exprime la
particularité de l’EC qui met en lumière à la fois la coordination des
comportements, mais également l’accord antérieur sur le principe
supérieur de coordination, par référence à un monde commun,
l’adhésion à un ensemble de valeurs c’est-à-dire à une
représentation partagée du collectif formé par les agents.
Nombre d’études ont porté sur la détermination de la valeur et les
modes de valorisation de l’art contemporain [72]. Toutefois, à notre
connaissance, il n’existe pas d’étude ayant trait à l’organisation
économique de l’art classique et moderne. L’économie de la culture
n’explique donc pas l’organisation économique de l’ensemble des
mondes de l’art et la détermination dans chacun d’eux de la valeur
marchande.
Des modèles économiques aux profils d’artistes
À  l’intérieur d’une même convention, d’un même cadre
d’évaluation, les artistes peuvent organiser leurs activités de
manière différente. Les activités artistiques sont ainsi supportées par
des conventions de travail artistiques qui offrent des solutions
pratiques à la coordination des acteurs engagés dans une même
convention de qualité. C’est ici l’étage inférieur de la coordination,
qui ne porte pas sur les valeurs (les raisons au nom desquelles les
personnes agissent) mais sur les comportements.
Les conventions de travail [73] ont la propriété de cadrer les
différentes étapes du travail artistique (conditions de recrutement,
opérations de sélection des dossiers, attribution des projets,
réalisation des pièces, vente des œuvres) dans leur déroulement et
d’y associer les acteurs correspondant. Chaque convention de
travail comporte une épreuve clé, des gains et implique un mode de
rémunération spécifique. Nous avons identifié ces conventions
suivant deux principes  : le principe de valorisation et le principe de
d’organisation.

Le principe de valorisation
Les deux principes de valorisation sont la tradition d’un côté,
avec une qualité « standard » qui peut être appréciée par le marché
et de l’autre l’innovation, avec une qualité «  spécialisée  » qui
demande une évaluation par le réseau des instances de
reconnaissance. Le principe de valorisation engage dès lors des
outils différents  : dans le cas de la tradition, le marché prendra en
charge l’évaluation de la qualité tandis que c’est le réseau qui
supporte l’évaluation de la qualité des produits artistiques innovants.
Dans le réseau, les compétences sont collectives et partagées
tandis que sur le marché, elles sont individualisées [74]. En outre, sur
le marché, les consommateurs sont capables d’évaluer le produit
artistique soumis à leur jugement tandis que la production artistique
innovante ne peut être appréciée que par des experts, les instances
de reconnaissance. Deux principes de valorisation du travail
artistique s’opposent alors : le marché et le réseau.

Le principe d’organisation
Deux modèles économiques se dégagent, suivant qu’ils
s’apparentent à une «  économie d’œuvres  » ou à une «  économie
de projets ». En découlent des principes d’organisation économique
de l’art qui se différencient suivant que le travail précède la demande
(autrement dit l’offre artistique est autonome) ou que la demande
précède l’offre (prestations à la commande). Le principe
d’organisation oppose l’autonomie de l’offre à la commande. Dans
un cas, on est proche de la représentation commune de l’artiste
inspiré qui crée une œuvre indépendamment de toute demande
potentielle tandis que dans l’autre, la réponse à la commande oblige
l’artiste à travailler selon des principes éloignés, a priori, du registre
artistique tel qu’on l’entend communément. L’artiste devient un
prestataire de services, un entrepreneur qui répond aux appels
d’offres. Son activité dépend alors de la conjoncture économique,
l’artiste prestataire devant tenir compte de la demande anticipée, de
ses capitaux, devant investir pour prétendre à des contrats
d’envergure (la commande 1 % notamment). Plus la commande est
importante et moins d’artistes peuvent y prétendre pour des raisons
d’organisation du travail, de taille critique de leur entreprise
artistique. Ce n’est donc pas tant le prix qui départage les
concurrents à la commande publique mais les capacités de
production. L’artiste devient alors gestionnaire et correspond
davantage aux exigences posées par la convention industrielle du
travail [75]. Deux principes d’organisation s’opposent alors suivant
que l’artiste propose son œuvre selon son inspiration ou qu’il répond
à la commande selon un principe industriel.
Nous mobilisons ici une terminologie empruntée aux économies
de la grandeur. L’inspiration fait en effet référence au «  monde
inspiré  » dont les artistes incarnent pour Boltanski et Thévenot la
grandeur inspirée puisqu’« ils descendent là où la grandeur peut se
manifester – c’est-à-dire en soi-même […] afin de laisser faire la
mystérieuse alchimie de la création [76] ».

Les quatre conventions de travail artistique


À partir de cette analyse, en croisant les principes de valorisation
et d’organisation, nous obtenons quatre cas possibles, quatre
compromis qui correspondent aux conventions du travail artistique,
dans lesquels la détermination de la valeur est particulière : Marché-
Inspiration, Marché-Industriel, Réseau-Inspiration et Réseau-
Industriel (tableau 1).
Organisation Valorisation Autonomie de l’offre Prestation à la commande
Tradition Marché-Inspiration Marché-Industriel
Innovation Réseau-Inspiration Réseau-Industriel

Tableau 1. – Conventions de qualité du travail artistique.

Cette construction théorique permet d’approfondir l’analyse du


travail artistique dans sa diversité. En nous appuyant sur l’enquête
réalisée auprès de 72  artistes, répartis sur quatre régions, nous
avons pu dégager des profils type d’artistes correspondant à chaque
convention de travail et permettant d’en savoir plus sur la
construction de leur valeur marchande.

Des épreuves de qualification aux profils type


d’artistes
Afin de dresser une typologie des modèles économiques
d’artistes, nous avons interviewé ces derniers sur leurs parcours,
afin de retracer les différentes épreuves. Ce travail a permis de
différencier quatre profils d’artistes construits sur la base de
plusieurs critères : la formation, les lieux de diffusion, les modes de
valorisation, les épreuves clé du parcours, les gains de ces
épreuves, les sources de revenus, les activités complémentaires au
travail artistique, les principaux intermédiaires, le rôle des
collectivités publiques. Chaque profil se situe à la jonction d’un
principe de valorisation et d’un principe d’organisation (schéma 1).

Schéma 1. – Conventions de travail artistique et profils d’artistes.

L’artiste de genre
Cet artiste est prioritairement dans un art de tradition, il adhère
donc à la convention classique de l’art. Son offre est autonome, il est
guidé par son inspiration et crée une œuvre originale, sur des
médiums traditionnels (peinture, sculpture) en respectant les canons
esthétiques fixés par le modèle d’évaluation qui lui correspond. Les
artistes de ce profil sont majoritairement autodidactes même si
certains ont suivi des cours d’art appliqué ou des ateliers ; dans ce
cas la formation de référence est l’apprentissage auprès d’un
« maître ». Le mode de valorisation du travail est celui de la galerie
«  point de vente  » mais aussi lors de marchés ou de salons. C’est
donc essentiellement le marché qui organise l’épreuve de
qualification de ce profil d’artiste. Un artiste de genre de qualité est
avant tout un artiste qui vend sa production et qui est représenté par
un nombre important de galeries. L’intermédiation entre l’artiste de
genre et les acheteurs est limitée à sa dimension marchande. Il y a
peu d’acteurs dans le processus de qualification car la qualité du
travail est directement appréciable par le consommateur.
L’intermédiation institutionnelle est nulle puisque l’adhésion à la
convention classique de l’art exclut par définition le rôle des
institutions et collectivités publiques du processus de valorisation.
Les sources de revenus sont presque exclusivement artistiques, ils
proviennent majoritairement de la vente directe des œuvres et aussi
des produits dérivés (cartes postales, affiches, lithographies). Le prix
de ces œuvres est variable mais selon notre échantillon, les revenus
de ce profil d’artiste se situent dans la tranche la plus haute des
revenus déclarés à la Maison des Artistes.

L’artiste de « savoir-faire »
La formation de l’artiste de savoir-faire est proche de celle de
l’artiste de genre, notamment pour les plus âgés, l’artiste de
«  savoir-faire  » né dans les années 1970 pouvant avoir reçu une
formation aux Beaux-Arts. Ce sont majoritairement des sculpteurs
qui correspondent à ce type de profil. Leur médium s’inscrit en effet
plus aisément dans le paysage urbain et leur permet de répondre à
la commande publique des territoires. L’artiste de «  savoir-faire  »
adopte généralement une organisation proche de la petite
entreprise. Il peut être amené à déléguer une part de la réalisation
artistique à d’autres (notamment des fondeurs). L’épreuve de
qualification de ce type d’artiste est l’appel d’offres ou la proposition
artistique. Les lieux de diffusion sont les espaces ouverts au public.
Les gains de cette épreuve sont à la fois la vente de l’œuvre et la
visibilité dans l’espace public de l’œuvre et par conséquent du travail
de l’artiste. La qualité du travail s’apprécie donc suivant la capacité à
répondre correctement à la demande, par les compétences
techniques et l’adéquation de la proposition. Pour qu’elle soit
retenue, la proposition artistique doit être parfaitement lisible, elle
doit plaire au plus grand nombre, être décorative. Les intermédiaires
sont les collectivités territoriales, villes, régions, départements.
Néanmoins, le travail de qualification relève plus de la technique que
de l’aspect artistique. Les sources de revenus de ces artistes de
«  savoir-faire  » sont les facturations de commandes, le travail sur
devis.

L’artiste entrepreneur
L’artiste entrepreneur répond, comme l’artiste de savoir-faire, à
des appels à projets, des commandes mais s’en distingue car il
appartient à une autre convention de qualité, la convention
contemporaine de l’art, qui s’appuie sur une valorisation de
l’innovation et de la recherche artistique. Ses prestations ne donnent
donc pas nécessairement lieu à une œuvre tangible ; il peut s’agir de
performances, d’œuvres éphémères ou de services artistiques. Cet
artiste entrepreneur a été formé, dans la quasi-totalité des cas, dans
une école d’art, souvent dans une école nationale des beaux-arts.
Les épreuves de qualité de cet artiste entrepreneur sont
multiples  : conceptions de site internet, commissariat d’expositions,
gestion de lieux associatifs d’exposition. Il répond également à des
appel d’offres qui émanent plus systématiquement de l’État (DRAC,
ministère). La commande publique est une épreuve très qualifiante
dans le monde de l’art contemporain, elle apporte la preuve d’une
reconnaissance des institutions et labellise le travail d’un artiste
appartenant à ce registre. Mais l’artiste entrepreneur peut également
proposer ses services aux entreprises, les liens avec le secteur
industriel sont également importants. L’expérience est cumulative,
plus l’artiste entrepreneur enchaîne les projets et plus il fait la preuve
de sa qualité ce qui lui garantit des engagements futurs. Toutefois, la
particularité de ce type d’artiste est de travailler à partir d’une
demande constituée. Il répond, par des propositions originales et qui
lui sont propres, à une demande. La qualité de l’artiste se mesure
donc, par sa capacité à créer autour de son travail une demande
particulière. Plus l’artiste entreprend de projets, plus il fait preuve de
sa qualité. L’intermédiation institutionnelle est très forte alors que
l’intermédiation marchande est assez pauvre ; l’artiste entrepreneur
peut à la limite se passer des galeries pour faire reconnaître son
travail. C’est donc le réseau des instances de reconnaissance qui le
qualifie et lui apporte les preuves de sa qualité en lui confiant des
projets et des commandes. Ceux-ci lui permettent de poursuivre son
activité et d’en retirer des revenus correspondant.

L’« Art Fair artist »


L’Art Fair artist adhère à la convention contemporaine de l’art, il
s’inscrit dans un registre esthétique tourné exclusivement vers
l’innovation. Il produit un travail artistique qui peut couvrir l’ensemble
des médiums plastiques. S’il partage donc avec l’artiste-
entrepreneur la même convention de qualité contemporaine, il s’en
démarque par son mode d’organisation. La foire d’art contemporain
est l’épreuve clé de ce type d’artiste. Elle est internationale (Milan,
Madrid, Bâle, Bruxelles, Londres, New  York, Paris par exemple),
regroupe les galeries de promotion les plus réputées, autrement dit
ayant le pouvoir de marché et le pouvoir de reconnaissance les plus
élevés. Être exposé durant une foire d’art contemporain, c’est être
suffisamment reconnu pour être labellisé par le réseau d’art
contemporain international. L’intermédiation n’est pas marchande au
sens où l’acheteur anonyme ne se déplace pas sur une foire, il s’agit
d’un public d’experts, d’avertis, de connaisseurs, donc du réseau de
l’art contemporain. L’artiste produit une œuvre indépendamment de
toute demande, en ce sens, il demeure un créateur inspiré, il suit
son propre développement, sa démarche créatrice. L’intermédiation
est mixte pour ce type d’artiste : elle relève des galeries mais aussi
et surtout des institutions. En effet, pour qu’un artiste accède à ce
degré de reconnaissance de la foire, il faut qu’il ait eu en amont de
son parcours une reconnaissance institutionnelle (FRAC, DRAC,
centres d’art) [77]. L’intermédiation est donc qualifiante.
Les principales sources de revenus sont, pour L’Art Fair artist, la
vente de ses œuvres aux collectionneurs, aux galeries, aux
collectivités publiques. L’Art Fair artist exerce très souvent la fonction
de professeur dans une école des beaux-arts.

Conclusion
La pluralité des conventions de qualité et celle correspondante
des conventions de travail résultent, in fine, des différents principes
de valorisation et d’organisation des épreuves de qualification. Les
modalités d’épreuves de qualification permettent en effet de
cartographier les conventions de travail qui s’y rattachent et de
présenter synthétiquement l’organisation des mondes de l’art qu’ils
soient classique, moderne ou contemporain. La valorisation
marchande des produits et des artistes relève ainsi de l’accord
préalable sur l’ordre de grandeur, sur la convention de qualité
choisie et sur l’évaluation de la qualité qui y correspond. Trois
conventions de qualité distinctes sont présentes dans le paysage
artistique actuel, il convient dès lors de replacer la production d’un
artiste dans le registre qui lui convient. Bien que les conventions de
qualité soient incommensurables, les modes de diffusion des
œuvres et des artistes peuvent recouvrir deux formes alternatives  :
ce que nous avons nommé «  économie d’œuvres  » et «  économie
de projets  ». Deux principes d’organisation des mondes de l’art
s’opposent suivant que l’offre est autonome et précède la demande
ou qu’elle répond à une commande. En croisant ces deux principes,
valorisation et organisation, nous avons proposé une cartographie
des conventions de travail artistique. Le prix ne joue en réalité
pleinement son rôle dans la détermination de la valeur marchande
que pour un segment, la convention de travail alliant le marché et
l’inspiration, la tradition et l’autonomie de l’offre. Pour les autres
conventions de travail, la valeur marchande dépend en réalité de
valorisation éloignée du marché et de ses mécanismes habituels.
L’économie doit donc délaisser ses outils standards et adopter une
approche pragmatique, portant sur l’étude des valeurs, plus large
que la seule valeur reconnue par le marché, pour comprendre les
mécanismes de fixation du prix.

54
. D. Throsby, Economics and Culture, Cambridge, Cambridge University Press, 2001, p. 23.
55
. R. Moulin, Le marché de la peinture en France, Paris, Éditions de Minuit, 1967.
56
. N.  Heinich, Le triple jeu de l’art contemporain, Paris, Éditions de Minuit, 1998  ; Pour en finir avec la
querelle de l’art contemporain, Paris, L’échoppe, 1999.
57
. Cet article s’appuie en partie sur une plus large étude, commandée par le ministère de la Culture et de la
Communication (DEPS), qui porte sur la valorisation et la diffusion de l’art actuel en régions, réalisée avec
C. Melin, N. Moureau et D. Sagot-Duvauroux. Qu’ils soient ici remerciés.
58
. W.  J.  Baumol, «  Unatural Value  : Art Investment as a Floating Crap Game  », American Economic
Review, no 76, 1986, p. 10-14.
59
. La littérature sur le sujet est très riche. Pour plus d’informations, voir O.  Ashenfelter et K.  Graddy,
« Auctions and the Price of Art », Journal of Economic Literature, no 41 (3), 2003, p. 763-787.
60
. N.  Moureau, Analyse économique de la valeur des biens d’art, Paris, Economica, coll.
« Approfondissement de la connaissance économique », 2000, p. 11.
61
. Pour plus de détails, voir O. Ashenfelter, « How Auctions Work for Wine and Art », Journal of Economic
Perspectives, no 3, 1989, p. 23-36 ; O. Ashenfelter et K. Graddy, « Auctions and the Price of Art », art.cit.,
p. 763-787 ; J. Mei et M. Moses, « Are Investors Credulous ? Some Preliminary Evidence from Art Auctions »,
Mimeo, NYC, Stern School, 2002.
62
  – Ashenfelter et Graddy, 2003, art. cit. 
63
. N. Moureau, 2000, op. cit. 
64
. Ibid.
65
. R. Moulin, Le marché de l’art, Paris, Flammarion, coll. « Dominos », 2000.
66
. M. De Vriese, La formation des prix sur le marché de l’art mondialisé. Une application au marché de l’art
contemporain français de 1989 à 2001, thèse pour le doctorat en sciences économiques, université de Rouen,
2007.
67
. N. Moureau, 2000, op. cit.
68
. A. Hennion, La passion musicale. Une sociologie de la médiation, Paris, Métailié, 1993 ; N. Heinich, Le
triple jeu de l’art contemporain, Paris, Éditions de Minuit, 1998, et Pour en finir avec la querelle de l’art
contemporain, Paris, L’échoppe, 1999.
69
. R. Moulin, Le marché de la peinture en France, Paris, Éditions de Minuit, 1967, et L’artiste, l’institution, le
marché, Paris, Flammarion, 1992.
70
. Le marché des chromos est un marché d’œuvres décoratives réalisées par des artistes-artisans qui
répondent à une demande de consommateurs (et non pas de collectionneurs). Ces artistes
71
. N. Heinich, 1999, op. cit.
72
. N.  Moureau, 2000, op. cit.  ; F.  Benhamou, N.  Moureau, S.  Sagot-Duvauroux, Les galeries d’art
contemporain en France, portraits et enjeux dans un marché mondialisé, Paris, La Documentation française,
2001.
73
. R. Salais, « L’analyse économique des conventions de travail », Revue économique, vol. 40, no 2, 1989,
p.  199-240  ; F.  Eymard-Duvernay, «  Coordination des échanges par l’entreprise et qualité des biens  », in
Orléan (dir.), Analyse économique des conventions,Paris, PUF, 1994.
74
. F. Eymard-Duvernay et E. Marchale, Façons de recruter. Le jugement des compétences sur le marché
du travail, Paris, Métailié, 1997.
75
. F. Eymard-Duvernay, Économie politique de l’entreprise, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2004.
76
. L. Boltanski et L. Thévenot, Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991, p. 203.
77
. B. Martin, L’évaluation de la qualité sur le marché de l’art contemporain : le cas des jeunes artistes en
voie d’insertion, thèse pour le doctorat en sciences économiques, université de Paris X-Nanterre, 2005.
Carole Talon-Hugon  

La moralité

La question des relations de l’art et de l’éthique a longtemps


disparu des radars de l’esthétique. La koïnè de la modernité (dont
les prémisses se sont fait sentir dès le xviiie  siècle), exige que
l’attention esthétique ne se laisse pas distraire par l’extra-artistique,
celui-ci pouvant se nommer religion, politique ou morale, et veut
qu’elle se focalise sur l’œuvre seule. Elle affirme d’une part que
l’artiste ne doit pas poursuivre de buts hétéronomes, et soutient
d’autre part que faire intervenir des catégories éthiques dans le
jugement porté sur les œuvres constitue non seulement un manque
de goût, mais aussi une erreur catégorielle. Bref, les sphères de l’art
et celles de l’éthique sont, affirme-t-elle, radicalement distinctes.
Depuis une trentaine d’années cependant, cet interdit théorique
de la modernité a été dépassé et il n’apparaît plus illégitime de
demander si l’art peut nous rendre meilleurs [78]. À  cette question,
mille réponses peuvent être apportées et ont été apportées  ; elles
vont de l’affirmation sans réserve (Schiller) à la méfiance la plus
grande (Rousseau), en passant par toutes les nuances et
formulations de conditions. Ce qui m’intéressera ici n’est pas la
variété de ces réponses et leurs arguments respectifs, mais la
manière dont ceux qui ont répondu positivement ont pensé cette
efficacité éthique [79]. Aristote, Adorno et Martha Nussbaum ont bien
soutenu qu’il existe un bénéfice éthique de l’art, mais derrière cette
convergence de positions, se cache une divergence importante de
postures sur la question de savoir comment l’art peut nous rendre
moral, par quel biais il peut y parvenir. Cette question est solidaire
d’une autre, qui concerne la signification à donner à l’expression
« être, ou devenir moral ». La réflexion sur les pouvoirs de l’art exige
ce détour par les terres de l’éthique.
Je soutiendrai ici qu’il existe trois grands paradigmes pour penser
l’efficacité éthique de l’art et que chacun d’eux est solidaire d’une
certaine manière de penser l’art et d’une certaine manière de penser
la morale. Je nommerai le premier le paradigme de l’édification, le
second, le paradigme de l’émancipation, le troisième le paradigme
de l’expérience de pensée. Chacun de ces paradigmes a été
dominant au cours d’une époque historique donnée. La première
d’entre elles couvre une période extrêmement longue, qui débute
avec les textes des premiers théoriciens grecs de l’art et s’achève au
cours du xviiie siècle. La seconde apparaît à la fin du xviiie siècle et
domine le xixe et une partie du xxe  siècles. La troisième, qui se
développe avec le renouveau récent du questionnement éthique
appliqué à l’art, a une trentaine d’années et caractérise notre
contemporanéité. Comme dans toute périodisation, il est difficile de
marquer clairement les limites temporelles des dominations
respectives de ces paradigmes  : les choses évoluent de manière
souvent insensible, et dans les périodes de transition, des positions
concurrentes coexistent de manière plus ou moins polémique. Plus
même  : chacune de ces périodes, même ailleurs que dans ses
franges, n’est pas pleinement uniforme  ; ainsi, si le premier
paradigme n’a pas de concurrence avant le xviiie  siècle, le second
coexiste avec des subsistances du premier au cours de la
modernité, et tous les deux ne sont pas totalement absents dans le
débat le plus actuel. Il n’en reste pas moins que ces trois
paradigmes constituent des figures dominantes dans leur période de
référence. Il y a bien là trois types idéaux de rapports que disent les
mots d’édification, d’émancipation et d’expérience de pensée.

Le paradigme de l’édification
À  la question de savoir comment l’art peut être moralement
profitable, les penseurs de l’Antiquité, du moyen âge, de la
Renaissance et des débuts de l’âge classique répondent d’une seule
voix. Pour eux, l’œuvre ne tient évidemment pas ses pouvoirs de
son artisticité – notion moderne et inconnue alors –, mais de ce
qu’elle représente. Le moyen de l’efficacité morale tient en un mot :
celui de référence. Il réside dans ce à quoi renvoient les mots et les
images : agissements d’êtres vertueux ou vicieux, formes singulières
du crime, de l’injustice, de la bonté ou du courage, désordres des
passions et conséquences funestes qui s’ensuivent, etc. [80].
N’oublions pas que pour Aristote et ceux qui, pendant vingt
siècles se recommandèrent de lui, la poétique se définit par la
mimesis, c’est-à-dire par la représentation d’actions et d’événements
et non par une forme verbale spécifique. N’écrit-il pas dans La
Poétique que « le poète doit plutôt être artisan d’histoire que de vers
puisque c’est par la fiction qu’il est poète [81] » ? Et en effet, au-delà
de leurs spécificités médiumniques, littérature et peinture se
rejoignent dans la commune intention de représenter les
agissements des hommes, des saints et des dieux. La référentialité
est donc capitale  : contes, hagiographies, fables, légendes,
historiettes, représentations théâtrales (pensons à ces formes que
sont les mystères ou les jeux médiévaux), statuaire des porches de
cathédrales, retables, vitraux, etc., toutes ces formes de littérature et
d’arts plastiques ont en commun de raconter une histoire, réelle ou
fictive (récits bibliques, légendes, ou pages d’histoire, peu importe
ici).
C’est précisément dans ces contenus que les anciens font
résider les pouvoirs de l’art en matière de moralisation [82]  ; c’est à
« la naïve peinture des vices et des vertus [83] » que Racine confie le
soin de rendre vertueux le spectateur de ses pièces. C’est, selon
Coypel, la représentation des faits glorieux des grands hommes du
passé, qui « anime la vertu et lui donne de nouvelles forces, [et qui]
porte dans le cœur de ceux qui en sont dignes une vive émulation,
non seulement pour les imiter, mais encore pour les égaler, peut-être
pour les surpasser [84]  ». C’est à propos de tous les arts de la
représentation que Du  Bos affirme que «  la peinture des actions
vertueuses échauffe notre âme  ; [qu’]  elle l’élève en quelque façon
au-dessus d’elle-même et [qu’]  elle excite en nous des passions
louables [85] ».
Mais en quoi consiste précisément l’efficace de la référence  ?
Pour le comprendre, il faut recourir à trois notions clés qui se
dégagent de la lecture des penseurs de la période considérée  :
celles d’incarnation, de schématisme et d’exemplarité.

L’incarnation
Une règle morale est une proposition abstraite : elle dit « Tu ne
tueras point », « Il ne faut pas mentir » ou « Sois juste ». Or, ainsi
que l’a bien vu Diderot, une règle « n’imprime par elle-même aucune
image sensible dans notre esprit [86] ». Les arts de la référence, eux,
permettent de donner corps à ces entités abstraites que sont les
concepts et les propositions de ce genre.
Cette connaissance du comment est particulièrement importante
dans le raisonnement moral. C’est elle qui, selon Diderot, fait la
supériorité du roman par rapport à la maxime : « elle n’imprime par
elle-même aucune image sensible dans notre esprit : mais celui qui
agit, on le voit, on se met à sa place ou à ses côtés, on se passionne
pour ou contre lui  ; on s’unit à son rôle s’il est vertueux  ; on s’en
écarte avec indignation s’il est injuste et vicieux [87]  ». Le roman
sollicite, au-delà de la faculté des principes, l’imagination, sensation
à peine dégradée («  on le voit  »). La représentation de cas
particuliers, qu’elle soit picturale ou littéraire, donne chair aux
principes. La distinction effectuée par Ryle entre savoir que et savoir
comment revêt iciune très grande pertinence [88]. On sait que
l’esclavage est un mal, mais la Case de l’oncle Tom montre
comment c’est un mal.
Ainsi, dans la littérature médiévale, des notions abstraites
comme celles de vices et de vertus sont très fréquemment
personnifiées. Dans La Voix du Paradis de Raoul de Houdenc
(xiiie siècle), le narrateur fait le récit de sa rencontre, sur les routes
de l’Enfer et du Paradis, avec des vices et des vertus personnifiés,
qui s’expriment et se comportent ainsi que leur caractère le veut. On
trouve encore ce type d’allégorie au xvie  siècle, par exemple dans
La Comédie du Mont de Marsan de Marguerite de Navarre, où les
personnages se nomment la Superstitieuse, la Mondaine, la Sage,
etc. La Psychomachie de Prudence est un récit de combats épiques
dans lesquels vertus et vices s’affrontent. Ces allégories littéraires
ont leurs équivalents picturaux : la peinture médiévale et renaissante
abonde en représentations des vertus et des vices sous les traits
d’hommes ou de femmes entourés d’animaux ou d’objets
représentant leurs penchants particuliers. Les formes de l’allégorie
que sont la fable, la parabole ou l’apologue, permettent de donner
une épaisseur sensible non seulement aux concepts mais encore
aux propositions. La concrétisation est beaucoup plus aboutie dans
d’autres formes littéraires telles que l’hagiographie ou les
«  Miracles  », et bien sûr, plus encore dans le roman. Marie
l’Égyptienne dans la Vie de sainte Marie l’Égyptienne de Rutebeuf,
les personnages de l’Heptaméron de Marguerite de Navarre, la
Pamela ou la Clarisse Harlowe dans les romans éponymes de
Richardson, ne sont pas ces personnages de l’allégorie médiévale
qui ne consistent qu’en un ensemble fini de qualités  ; ce sont des
personnages individualisés par des traits physiques et psychiques
plus ou moins nombreux et par une histoire singulière. Il s’agit
d’hommes et de femmes, non d’essences. Concepts et propositions
de la morale y sont donc tout autrement et bien plus richement
incarnés, puisque ils le sont dans les actes et les comportements
d’individus singuliers.
Ainsi, les arts de la représentation permettent une forme de
« présence à la conscience [89] » que ne possède pas la maxime. Ils
font tomber sous l’intuition ce que la loi morale exprime de manière
abstraite et générale.

Le schématisme
Les œuvres réprésentatives offrent aussi des schèmes, c’est-à-
dire des canevas, des schémas de comportements susceptibles
d’être appliqués à des situations analogues. Elles proposent des
esquisses d’actions généralisables et applicables à des situations
similaires ou voisines. Les maximes et les lois morales sont en effet
générales  ; or, le réel lui, est toujours particulier, complexe,
infiniment circonstancié. Entre les deux, il y a l’écart de la règle au
cas particulier, de la forme normative de l’idéal au circonstanciel. Les
entités littéraires ou picturales, elles, n’ont ni l’absolue généralité de
la loi, ni l’absolue complexité de la vie des hommes. Le personnage
de Liu dans Turandot n’a ni la complétude ni la consistance d’une
personne réellement existante  ; on sait qu’elle est une servante,
qu’elle est amoureuse de Calaf, qu’elle a des sentiments nobles et
qu’elle est vertueuse. Mais elle n’a ni âge précis, ni généalogie, ni
biographie. Le personnage est constitué d’un faisceau de quelques
propriétés seulement. Cela suffit pour qu’elle n’ait pas l’évanescence
d’une rêverie changeante et fugitive ; cela permet surtout que, dans
les blancs de ses déterminations, puissent se nicher toutes sortes de
particularisations. Liu propose un schème de l’amour altruiste dans
lequel l’abnégation se traduit par le sacrifice de soi. Les fictions
peuvent donc constituer des schèmes. Ainsi que l’écrit Ricœur  :
« Entre ce qui pourrait être une logique des possibles narratifs et le
divers empirique de l’action, la fiction narrative intercale son
schématisme de l’agir humain [90]. »
L’exemplarité
Les arts de la représentation fournissent des exemples au double
sens du mot  : des exemplifications et des cas exemplaires.
L’exemplification permet l’incarnation dont nous avons déjà parlé.
Dans ce cas, les exemples sont des cas particuliers, choisis pour
leur caractère typique (par exemple les animaux des Fables de
La  Fontaine ou les aveugles de La Parabole des aveugles de
Bruegel). Mais le cas particulier représenté peut être au contraire
choisi pour son exceptionnalité. L’exemple devient alors modèle,
principe d’imitation. Car l’imitation réclame des modèles tangibles.
«  Soyez mes imitateurs comme je suis celui de Jésus-Christ  » dit
Saint Paul à ses disciples. D’où le rôle accordé aux modèles dans
l’éducation morale [91]. On retrouve ici la grande tradition de
l’exemplum dont l’usage dépasse évidemment de beaucoup le
champ de l’art. Hommes d’Église et éducateurs utilisent des recueils
d’exempla  ; les prêcheurs recourent dans leurs sermons à ce type
d’anecdotes moralisatrices.
Les artistes qui poursuivent des fins morales utilisent largement
ce moyen : « notre flamme devrait être rallumée par l’exemple de ce
saint homme » affirme l’auteur de La Vie de saint Alexis [92], et, dans
un tout autre contexte, en peignant dans La Mort de Joseph Bara le
cadavre de ce jeune révolutionnaire de quinze ans mort sur les
barricades, David, exorte ses contemporains à suivre cette figure
exemplaire du courage et de la ferveur révolutionnaires.
La force de l’exemplarité repose sur le ressort psychologique de
l’imitation, mis en évidence dès l’Antiquité par Aristote. Par un effet
miroir, nous apprenons à réagir comme le personnage modèle
réagit ; nous aimons ce qu’il aime, haïssons ce qu’il hait, désirons ce
qu’il désire ; nous éprouvons les sentiments qu’il éprouve comme il
les éprouve, c’est-à-dire avec violence ou au contraire en les
contrôlant (pensons seulement aux différents modèles littéraires de
l’amour  : l’amour courtois des romans de chevalerie, la passion
amoureuse dans Tristan et Iseult, le marivaudage, le libertinage…).
La prégnance de l’amour passion en Occident [93], la vague de
suicides qui a suivi la publication du Werther de Goethe, les ravages
du bovarysme, sont autant de témoignages des effets mimétiques
de la littérature.
L’incarnation, le schématisme et l’exemplarité concourent ainsi à
produire cette forme spécifique d’apprentissage moral qu’est
l’édification.

Le paradigme de l’émancipation
La deuxième manière de comprendre l’efficacité éthique de l’art
n’a rien à voir avec l’édification. En totale rupture avec celle-ci, elle la
condamne sans appel. Un des meilleurs représentants de ce
deuxième paradigme que nous allons à présent considérer est
Schiller. C’est donc d’abord lui qu’il faut suivre.
Lorsqu’il écrit : « tout aussi contradictoire est le concept d’un bel
art […] édifiant (moral) ; rien n’est en effet plus contraire au concept
de beauté que la prétention de communiquer à l’âme une tendance
précise [94] », Schiller semble condamner toute prétention morale de
l’art. Pourtant, si on regarde de plus près, c’est seulement la
prétention à « communiquer à l’âme une tendance précise » qui est
blâmée. Autrement dit, c’est l’édification par l’art que Schiller
conteste. Ce qui ne signifie pas qu’il ne prescrit pas à l’art un
programme moral. Certes, la lecture de la Critique de la faculté de
juger l’a conduit à distinguer nettement le domaine de la beauté de
celui de la moralité. Mais tout en soutenant que le beau est
indépendant de toute fin morale et que, conséquemment, les beaux-
arts ne doivent pas poursuivre de buts hétéronomes, il affirme que le
beau n’est pas sans effet sur la moralité, et que l’art, quoiqu’il n’ait
pas de fin morale a bien des effets moraux. Le beau devient chez lui
non pas, comme c’était le cas chez Kant, symbole de la moralité,
mais condition de la moralité. Qu’est-ce à dire  ? Qu’est-ce que la
morale pour Schiller et en quoi la beauté la prépare-t-elle ?
Il faut comprendre ce que Schiller nomme « état éthique » : celui
de l’individu qui a réussi à réconcilier en lui les deux natures de
l’homme : sa nature sensible, qui l’incline vers le monde et fait de lui
un être de désir, et, d’autre part, sa nature raisonnable qui s’affirme
dans sa liberté suprasensible. L’« état éthique », connu des Grecs et
perdu par les Modernes, est celui dans lequel ces deux natures sont
harmonieusement réunies. La liberté, maître mot de la moralité, doit
se déployer sur fond d’harmonie et de réconciliation de la nature
humaine. L’état raisonnable sera celui où les hommes seront libres
de choisir entre l’inclination sensible et le devoir et opteront
librement pour ce dernier.
La moralité étant ainsi définie, comment la beauté peut-elle la
servir  ? Comment Schiller peut-il affirmer que «  c’est par la beauté
que l’on s’achemine à la liberté [95] » ? C’est parce que la beauté est,
dit-il, mélange de sensible et de supra sensible. Les beautés
artistiques nous plaisent «  lorsqu’elles ont l’apparence de la
nature [96]  », autrement dit, lorsque leur origine dans une liberté
créatrice se fait presque oublier. La beauté artistique procède de ce
mélange de sensible et de supra sensible, de cette présence de
l’infini dans le fini. La contemplation de cette beauté nous donne
ainsi l’intuition de notre humanité totale. Les objets de l’art exercent
une séduction sensible et, ce faisant, développent la force de notre
moi phénoménal, en même temps que la spiritualisation des choses
matérielles par leur représentation développe la force de notre moi
raisonnable. Nous sommes donc plus vivement sensibles et plus
vivement spirituels. La contemplation réalise en nous cet accord au
sommet entre deux natures, et leur déploiement simultané empêche
que l’une ne prenne le pas sur l’autre.
La beauté n’a donc pas sur la moralité d’influence directe. Elle
n’engendre directement aucune pensée précise moralement bonne,
aucun acte louable déterminé. La contemplation d’un tableau ne
peut pas nous rendre charitables  ; la lecture ne peut pas nous
rendre tempérants. En un mot, l’art ne nous rend pas vertueux  : il
travaille à nous rendre moraux parce que la beauté travaille à
l’avènement en l’homme de la volonté libre. Il agit non sur les actions
morales mais sur la condition de toute action morale. L’action de l’art
sur la pratique morale est indirecte  : elle se fait seulement via
l’autonomie spirituelle qu’elle favorise.
Il y a là quelque chose de radicalement nouveau par rapport à
tout ce que nous avons vu précédemment. Il ne s’agit pas de
développer en nous des qualités morales ou de nous mettre dans
des dispositions vertueuses, mais de préparer le terrain du devoir,
c’est-à-dire de favoriser l’état d’autonomie. On a bien affaire ici à un
fonctionnalisme indirect. Schiller refuse l’édification et les moyens de
l’édification, c’est-à-dire un art qui agirait par le biais des contenus
des œuvres. Ce serait un art didactique. C’est seulement par sa
forme que la beauté exerce cette action. cette forme est vecteur de
moralisation :

«  Dans une œuvre d’art vraiment belle, le contenu ne doit


compter pour rien, tandis que la forme y fera tout ; car la forme
seule agit sur la totalité de l’homme, le contenu au contraire sur
des forces isolées seulement. Le contenu, aussi sublime et vaste
qu’il soit, exerce donc toujours une action limitative sur l’esprit et
c’est de la forme seulement que l’on peut attendre une liberté
esthétique véritable [97]. »

Le paradigme de l’émancipation reçoit chez Schiller sa première


formulation et sa forme la plus achevée. Mais dans la voie ouverte
par lui, naissent d’autres pensées qui peuvent être très différentes à
beaucoup d’égards, mais qui conservent le schéma de ce
paradigme. C’est par exemple le cas chez Adorno qui a réinvesti et
actualisé dans le contexte du marxisme le schéma que l’on vient de
voir à l’œuvre chez Schiller. Comme lui, il récuse toute espèce de
fonctionnalisme direct au profit d’un fonctionnalisme indirect. Mais
alors que le terme clé de ce fonctionnalisme était pour Schiller celui
de beauté, c’est pour Adorno celui de fonction critique. L’art,
soutient-il, justement parce qu’il est une forme de culture autonome,
a un impact critique sur le monde. C’est par l’indépendance de ses
valeurs qu’il agit. L’art est un royaume à part mais exemplaire  ;
exemplaire parce qu’à part. La fonction critique de l’art provient du
fait que, dans une société où tout n’a de valeur que par rapport à
autre chose, les œuvres d’art font exception. C’est l’autonomie de
l’art qui lui confère sa plus haute pertinence morale. Dans une
société où tout existe en vue d’autre chose, l’art qui n’existe que
pour lui-même est du seul fait de son existence, une critique
silencieuse : « Pour autant qu’il est possible d’assigner une fonction
sociale aux œuvres d’art, celle-ci réside dans l’absence de toute
fonction [98]. » Ce qui revient à dire qu’il n’a pas de fonction directe,
mais une fonction indirecte.
Beaucoup de choses diffèrent entre les positions de Schiller et
celles d’Adorno. La fonction critique a pris la place de la beauté, la
réflexion celle de la liberté, et les produits de l’industrie culturelle
celle des œuvres esthétiquement faibles. Mais demeure l’idée que
l’art peut avoir des effets rédempteurs et que ceux-ci sont à chercher
du côté de la forme : « [L’art consiste] à résister, par la forme et rien
d’autre, contre le cours du monde qui continue à menacer les
hommes comme un pistolet appuyé contre leur poitrine [99].  » Il y a
donc bien là une version contemporaine, modifiée dans une
perspective marxiste et actualisée, d’un schéma ancien [100].

Le paradigme de l’expérience de pensée


La troisième manière d’envisager le bénéfice éthique de l’art
domine notre contemporanéité. Comme la seconde coexistait avec
la première au cours de la modernité, la troisième coexiste avec la
seconde aujourd’hui et on y trouve même mêlés des éléments qui
renvoient à la première. Elle possède néanmoins un visage singulier
et des traits qui la spécifient. Elle se distingue de la seconde en ce
qu’elle ne fait pas reposer l’efficacité éthique de l’art sur les vertus
de la forme ; elle considère au contraire – et ce trait la rapproche de
la première – que l’art agit par ses contenus. Elle ne renoue pas
cependant avec la première car elle ne pense pas le moyen en
termes de modèle exemplaire, et le bénéfice moral en termes
d’édification. Elle pense ce moyen en termes d’expériences de
pensée, et plus précisément, en termes de révision de valeurs,
d’entraînement au discernement moral et de développement de
l’empathie.

Faire reconsidérer ses croyances et ses valeurs


Le paradigme de l’édification n’excluait pas que l’expérience des
œuvres soit l’occasion pour le spectateur ou le lecteur de
reconsidérer ses croyances et ses valeurs. Mais sur fond de valeurs
communes partagées, il pensait le bénéfice cognitif en termes
d’activation et de renforcement de ces valeurs plutôt qu’en termes
de révision.
Et en effet, les œuvres narratives peuvent aussi permettre de
fortifier l’adhésion à certaines valeurs. Telle était en rhétorique la
finalité des discours épidictiques. Ceux-ci ne disent rien que les
auditeurs ne sachent déjà ; l’Éloge de Jean Moulin par Malraux fait
référence à des faits héroïques que son auditoire connaît déjà.
Pourtant, le discours épidictique n’est pas sans efficacité rhétorique :
il renforce la cohésion du groupe, son accord sur un certain nombre
de valeurs. Il peut d’ailleurs y avoir une dimension épidictique dans
des œuvres ne relèvent pas du genre de l’éloge  : le Bélisaire de
Marmontel, comme celui de David sont, l’un dans le domaine
littéraire, l’autre dans le domaine pictural, des icônes devant
lesquelles communièrent les Révolutionnaires. En ce sens, ces
œuvres produisent bien un renforcement des croyances morales, ce
renforcement pouvant prendre la forme d’une clarification ou d’un
approfondissement, ainsi que le montre Noel Carroll [101].
Notre temps insiste davantage sur l’idée que l’art peut être (et
doit être) l’occasion d’une révision de nos valeurs. Le discours
critique contemporain abonde en injonctions de remaniements de ce
type  : l’art doit «  interroger  » nos croyances, «  questionner  » nos
convictions, « remettre en cause » nos valeurs, « inviter à réfléchir »
à nos principes, etc. Si la lecture est un devenir sujet des idées de
l’auteur, un livre peut changer notre regard sur le monde [102]. Le
lecteur ou le spectateur peut relativiser ses croyances morales par
d’autres, face à d’autres, radicalement différentes, voire opposées,
que soutient l’œuvre [103].

Entraîner au discernement moral


Le paradigme contemporain de l’expérience de pensée inclut
aussi l’idée d’exercice de la sagacité. Il considère que l’éducation
n’est pas l’apprentissage de propositions concernant la vie morale,
mais la culture d’un certain nombre de capacités [104]  : capacité de
juger et pour cela de réfléchir, de distinguer, de peser les raisons.
Car disposer de principes moraux ne suffit pas : il faut encore savoir
les mettre en pratique. Il faut des règles, mais aussi du jugement
pour les appliquer [105]. La maxime est, ainsi que le dit Diderot, « une
règle de conduite abstraite et générale dont on nous laisse
l’application à faire [106] ». Et en effet, étant donnée la singularité des
situations, il est parfois difficile de déduire ce qu’il convient de faire.
Quel choix moral dois-je faire, demande à Sartre son élève qui
hésite à s’engager dans la Résistance et servir sa patrie ou rester
auprès de sa mère dont il est devenu, après la mort de son frère au
front, la seule raison de vivre [107]  ? La morale chrétienne veut que
l’on aime son prochain  ; mais quel est le prochain qu’il faut aimer
d’abord ici  ? Sa mère ou ses concitoyens  ? L’impératif catégorique
kantien demande qu’on agisse de telle façon qu’on traite autrui
comme une fin et non comme un moyen  ; mais les deux branches
de l’alternative face à laquelle se trouve l’étudiant de Sartre ne visent
pas autre chose. Les conflits de devoir illustrent de façon
particulièrement manifeste l’inventivité requise par la morale. En
admettant que nous ayons des prénotions morales (penchant pour le
bien, aversion pour le mal), que celles-ci soient innées ou acquises,
comment appliquer ces formes générales de la moralité aux cas
particuliers  ? Comment ramener le circonstanciel à la forme
normative de l’idéal  ? L’éducation morale est donc aussi affaire de
développement de talents et de pouvoirs.
Or, la littérature (dans une bien plus grande mesure que la
peinture), peut amplifier nos pouvoirs de discrimination perceptuelle,
développer l’habileté à réfléchir sur des situations morales [108].
Parce qu’elle met à l’épreuve du réel les concepts, elle élargit notre
capacité de compréhension. Elle offre un entraînement mental à la
casuistique, du moins à la casuistique entendue comme art
d’interpréter les normes en fonction de circonstances. C’est là, selon
Martha Nussbaum, que réside la supériorité de la littérature sur
d’autres formes d’ouvrages discursifs.
Cet entraînement à la casuistique est particulièrement net dans
des œuvres littéraires qui impliquent explicitement le lecteur dans
des processus de jugement éthique de personnages ou de
situations. L’Heptameron de Marguerite de Navarre, constitue de ce
point de vue un exemple topique. Inspiré du Décaméron de
Boccace, l’ouvrage met en scène une société de personnes,
retenues dans un château des Pyrénées par la crue d’un fleuve, et
qui, pour distraire leur ennui, racontent chacune à son tour une
brève histoire (fabliau, épisode historique, thème romanesque…).
Mais l’Heptameron ne se borne pas à rassembler ces récits : chacun
d’eux est l’occasion pour l’assemblée, de discussions et de
commentaires moraux. Le lecteur est semblable à ces auditeurs
captifs : il s’interroge sur la gravité de la faute commise par l’épouse
du gentilhomme chez lequel séjourne le seigneur Bernage, sur le
bien fondé du châtiment qui lui est infligé, sur les moyens de
conserver l’honneur d’un lignage, etc. [109]. La même structure se
retrouve mutatis mutandis dans l’Entretien d’un père avec ses
enfants de Diderot. Le père du narrateur raconte à ses enfants un
cas de grand embarras moral  : sa réputation d’homme de bien fit
que lui fut confié le soin de répartir l’héritage d’un vieux prêtre à la
mort de celui-ci. Ce dernier laissait des biens substantiels qui
devaient heureusement améliorer la condition de ses nombreux
parents jusque-là misérables. Mais en rangeant les biens du défunt,
il trouva un testament ancien, par lequel le prêtre laissait toute sa
fortune à un éditeur déjà fort riche. Fallait-il révéler l’existence de ce
document ou le faire disparaître  ? De l’Antigone de Sophocle à
l’Horace de Corneille, la mise en scène de conflits de devoir est
toujours une invitation à la réflexion.

Développer la sympathie et l’empathie


Par l’acte de lecture nous faisons nôtres pour un temps les
croyances, les désirs et les affects des personnages. L’imagination
en tant qu’elle permet la simulation de conceptions et en tant qu’elle
est déconnectée de l’action, nous aide à comprendre les processus
mentaux de celui qui est véritablement dans cette situation [110]. Or
imaginer c’est simuler. Ainsi, lire un roman, c’est simuler la manière
dont une personne va se comporter. Quand le lecteur simule, il
déconnecte son système de pensées (croyances, désirs) de sa
situation personnelle et utilise son répertoire de réponses cognitives
et émotionnelles pour entrer dans l’histoire [111]. C’est aussi ce que
nous faisons quand il s’agit de comprendre autrui (nous nous
« mettons à sa place »).
Ce point est capital pour l’idée d’une éducation morale par la
littérature et, plus largement, par les arts de la narration. Parce
qu’elle nous fait recréer par empathie ou sympathie l’état d’esprit
d’un personnage, l’imagination joue un rôle important dans cette
éducation. Par le biais de l’identification imaginative, nous
comprenons ce que c’est que d’être telle ou telle personne et de
sentir comme elle sent [112]. Se projeter dans un personnage fait
prendre en compte les intérêts d’autrui et mieux saisir ce qu’ils
sont [113]. Ainsi, par exemple, la lecture du David Copperfield de
Dickens fait appréhender le monde du point de vue d’un enfant et,
par ce biais, stimule l’imagination et la sensibilité morales [114]. Ce
type d’œuvres apprend donc se décentrer et à se mettre à la place
de l’autre.
Selon le paradigme de l’expérience de pensée, l’art ou plus
précisément certains types d’art et certains types d’œuvres,
développent la sympathie et l’empathie, apprennent le discernement,
font sonder les cœurs et peser les mobiles, et, ce faisant, rendent
plus riches, plus différenciées et plus discriminées les facultés
requises par le jugement moral. Ils exercent en ce sens notre
capacité éthique.

Trois manières de penser l’éthique


Ces trois manières très différentes de penser la forme de l’action
de l’art (édification, émancipation, expérience de pensée), sont
respectivement solidaires de trois manières de penser l’éthique.
Au paradigme de l’édification convient une éthique de type
arétique qui met au premier plan ces formes du bien inscrites dans
le sujet lui-même que sont les vertus  : courage, justice, sagesse,
tempérance, etc. Selon les éthiques arétiques, l’action à faire est
celle qu’accomplirait l’être vertueux. Il s’agit donc moins de bien agir,
que d’être – et de devenir – vertueux. Soyez courageux, juste,
tempérant et vos actes seront tels. Les fonctionnalismes directs qui
considèrent que l’art agit directement par ses contenus, se
développèrent pendant une très longue période où l’on parla en effet
des vertus au pluriel. On sait à quel point comptent, dans le cadre
d’une morale de ce type, les notions de modèle et d’imitation. La
référentialité de la littérature et de la peinture permet la monstration
de ces modèles ; les pouvoirs respectifs de l’image et des mots leur
confèrent l’efficace particulière d’une présence à la conscience. Le
maître mot est bien ici celui d’édification. Il s’agit de développer en
nous des qualités morales, ou de nous mettre dans des dispositions
vertueuses. Et on devient vertueux en considérant des êtres qui le
sont. Le ressort psychologique c’est ici l’imitation.
Un lien étroit unit les notions de vertus, d’exemples et
d’intériorisations modélisantes.
Au paradigme de l’émancipation, défendu de manière
emblématique par Schiller, correspond bien davantage une éthique
de type déontologique dont la morale kantienne est le type le plus
achevé. La vertu y remplace les vertus et le maître mot devient celui
de devoir dans lequel se conjuguent la raison et la liberté. Être libre,
c’est se donner à soi-même la loi à laquelle on se soumet.
L’autonomie requise s’oppose à l’hétéronomie d’une morale impure
qui mêlerait des mobiles à la loi. Dans un tel contexte, il n’y a pas à
attendre de progrès dans la moralité de la fréquentation de bons
exemples littéraires ou picturaux. La seule manière pour l’art de
servir la cause de la morale est indirecte  : elle consiste à fortifier
cette liberté sans laquelle la moralité ne serait pas. C’est, ainsi qu’on
l’a vu, ce que Schiller attend de la beauté dans les beaux-arts : une
réconciliation de notre nature sensible et de notre nature intelligible
sous l’autorité de la seconde. C’est encore ce lien de l’expérience de
l’art et de la liberté qu’exploitent, d’une autre façon, Adorno, Marcuse
et Sartre.
Dans un tel cadre éthique, le gain moral résultant de la
fréquentation des œuvres ne peut être pensé en termes d’acquisition
de tendances morales précises. On en revient toujours au même
point : le seul lien que l’art entretient avec la morale est indirect ; l’art
cultive la liberté, qui est elle-même condition de la moralité.
Le paradigme de l’expérience de pensée convient à un temps où
le terme de morale est considéré avec défiance et où on lui préfère
celui d’éthique. Étymologiquement, les deux mots sont synonymes
puisqu’ils renvoient tous deux aux mœurs, l’un dans la langue
grecque, l’autre dans la langue latine, mais ils en sont venus à
renvoyer à des sens particuliers. Je m’intéresserai moins ici aux
tentatives des théoriciens pour s’accorder sur leurs significations
respectives – tentatives non abouties encore – qu’à la manière dont
chacun de ces mots est perçu par les non spécialistes. Le mot de
morale a mauvaise presse  ; celui d’éthique est paré de toutes les
vertus. C’est que le mot de morale désigne la région des normes,
des principes, des obligations. Ainsi entendue, la morale entre en
contradiction avec le grand mouvement de subjectivisation qui
débute en Occident aux débuts de l’époque moderne. Le
subjectivisme moral que résume très bien la formule de Hobbes  :
« l’objet, quel qu’il soit, de l’appétit ou du désir d’un homme, est ce
que pour sa part celui-ci appelle bon [115]  », combiné au refus d’un
fondement transcendant des valeurs a fait douter de l’existence de
normes objectives. Le multiculturalisme de la société contemporaine
ajoute à cela le fait que les repères éthiques ne sont plus toujours
partagés. D’où un scepticisme certain à l’égard de la morale
entendue comme ensemble de normes objectives et impératives.
Dans un tel contexte, le mot d’éthique devient axiologiquement plus
neutre. En tant que réflexion théorique sur les valeurs (méta-éthique)
elle adopte une position surplombante et non impliquée  ; en tant
qu’éthique appliquée, elle ne se pense pas comme application à des
champs particuliers (éthique environnementale, éthique juridique,
éthique médicale…) d’un ensemble de normes préalablement
inscrites dans un plan de référence immuable, mais comme un lieu
de réflexion partagé. Ainsi entendue, l’éthique convient à un monde
fluide et instable.
La manière de penser l’efficacité éthique de l’art que j’ai nommé
le paradigme de l’expérience de pensée convient à une époque qui
ne croit plus dans les grands récits, qui leur a substitué des
microrécits dont aucun ne peut prétendre à l’universel. La morale
renvoie à un monde de valeurs stables et signifie contrainte et
obligation alors que l’éthique se déploie dans une non-imposition de
normes transcendantes et se pense comme une capacité
individuelle de juger. Dans le monde des valeurs, l’ontogénèse
l’emporte sur la phylogénèse. L’éthique survient en lieu et place de
la morale quand l’absoluité des valeurs vacille et qu’elles
connaissent la pluralisation et la fragmentation.

Conclusion
Ainsi donc, la réactualisation de la question de savoir si l’art peut
nous rendre meilleurs ne signifie pas le retour au docere d’Horace.
Le paradigme de l’édification valait pour une époque qui n’avait pas
été touchée par le relativisme et le scepticisme et où les hommes
vivaient sous un régime de communauté à l’intérieur duquel l’artiste
exprimait les valeurs du groupe.
L’affirmation de l’efficacité morale de l’art reçoit des formulations
différentes selon l’épistémé dans laquelle elle se déploie. Ces
formulations sont fonction de la manière dont les époques ont conçu
l’art et l’expérience des œuvres d’une part, et dont elles ont pensé le
rapport aux valeurs du bien et du mal d’autre part. Le paradigme de
l’édification suppose à la fois une morale de type arétique et une
conception de l’art dominée par la mimesis. Le paradigme de
l’émancipation se constitue dans une époque où, dans le champ de
l’art, le souci de la forme supplante celui des contenus et où le
formalisme kantien qui domine le champ de l’éthique remplace la
liste des obligations morales par l’impératif catégorique disant  :
« Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en
même temps qu’elle devienne une loi universelle. » Le paradigme de
l’expérience de pensée quant à lui convient à notre temps qui,
préférant l’éthique à la morale, la conçoit avant tout comme une
capacité de réflexion et qui, après l’effondrement des formalismes
modernistes, pense que l’art propose des contenus susceptibles
d’être des supports d’entraînement à la casuistique morale.

78
. Cf. le titre de l’ouvrage de S. Cavell, Le cinéma nous rend-il meilleurs ?, Paris, Bayard, 2010.
79
. J’emploie pour l’instant les mots d’« éthique » et de « morale » comme des synonymes. Je serai amenée
à faire une distinction importante entre eux à la fin de cet article.
80
. Cela ne signifie pas que les arts non imitatifs comme l’architecture ou la musique purement instrumentale
n’ont pas n’ont pas d’effets psychologiques. Pensons seulement aux textes pythagoriciens sur les effets de
l’architecture ou à ceux de Platon faisant de la musique un précieux auxiliaire de l’éducation des guerriers.
Mais ces arts agissent de manière infraconsciente : modes musicaux
81
. Aristote, Poétique, ive s. av. J.-C. ; trad. fr. Paris, Les Belles Lettres, 1932.
82
. Accorder tant de pouvoir à la référence, c’est lui reconnaître une puissance bienfaisante autant que
malfaisante, selon les sujets représentés. Car, si on soutient que le spectacle de la vertu rend vertueux, il faut
admettre aussi que le spectacle du vice rend vicieux. Ainsi, Platon veut à la fois exclure de la cité les mauvais
poètes, c’est-à-dire ceux qui proposent en pâture aux spectateurs de mauvais modèles, c’est-à-dire des
caractères bas et des actions ignobles, et s’allier les services de ceux qui en proposent de bons. On le voit,
les pouvoirs moralement délétères de la poésie comme ses pouvoirs moralement favorables, reposent sur les
contenus de la représentation.
83
. Racine, Préface à Phèdre.
84
. Coypel, op. cit., p. 524.
85
. Diderot, Éloge de Richardson [1762], in Œuvres esthétiques, op. cit., p. 29.
86
. Ibid.
87
. Diderot, Éloge de Richardson, op. cit., p. 29.
88
  – G. Ryle, op. cit.
89
  – C. Perelman et L. Olbrechts-Tyteca, La nouvelle rhétorique. Traité de l’argumentation, Paris, PUF,
1958.
90
  – P. Ricœur, Du texte à l’action, Paris, Seuil, 1986.
91
. Cf.Lawrence A. Blum, «  Moral Exemplars: Reflections on Schindler, the Poems and Others  », Midwest
studies in philosophy, XIII, 1988.
92
. Ns.
93
. Cf. Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque.
94
. Ibid., p. 292-293.
95
. Schiller, Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme [1794]  ; trad. fr., Paris, Aubier, 1992, 2e lettre,
p. 91.
96
. Ibid.
97
. Schiller, Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, 22e lettre, op. cit., p. 291.
98
. Ibid., p. 288.
99
. Adorno, Notes sur la littérature, op. cit., p. 289.
100
. Cette forme d’utopianisme soutenant que l’art est, ultimement, émancipateur, est également présente
chez d’autres auteurs, mais déclinée différemment. C’est notamment le cas de Marcuse dans La Dimension
esthétique ou de Sartre dans Qu’est-ce que la Littérature ?
101
  – N. Carroll, « Art, narrative, and moral understanding », in J. Levinson (éd.), Aesthetics and Ethics.
Essays at the Intersection, Cambridge, Cambridge University Press, 1998.
102
. Cf. M. Kieran, « Forbidden knowledge: the challenge of immoralism », Art and Morality, op. cit.
103
. Cf. K. Walton, « Moral in fiction and fictionnal morality », Proceeding of Aristotelian Society, suppl. vol.
68, 1994.
104
. Sur cette question de l’enseignement moral par la littérature, voir Martha Nussbaum, Poetic Justice: The
Literary Imagination and Public Life, Boston, Beacon Press, 1996.
105
. Cf. M. Nussbaum, Love’s Knowledge: Essays on Philosophy and Literature, op. cit.
106
. Diderot, Éloge de Richardson, op. cit., p. 29.
107
. Sartre, L’Existentialisme est un humanisme [1946], Paris, Nagel, 1970.
108
. Beardsmore, Art and Morality, op. cit.
109
. Marguerite de Navarre, Heptameron, quatrième journée.
110
. Cf. les essais de J. Heal, R. Gordon, A. Goldman, P. Harris et G. Curry, in M. Davis (éd.), Mental
simulation, Oxford, 1994.
111
. Cf. G. Currie, « The Moral Psychology of fiction », Australian Journal of Philosophy, no 73, 1995.
112
. Cf. M.  Nussbaum, Love’s Knowledge: Poetic justice, op. cit.  et F. Palmer, Literature and moral
understanding, Oxford, 1992.
113
. Cf. G. Currie, « Realism of characters », in Aesthetics and Ethics, op. cit.
114
. Cf. C.  Diamond, The Realistic Spirit: Wittgenstein philosophy and the Mind, chap. ii, «  Anything but
argument? », Cambridge/Londres, MIT Press, 1991.
115
  – Leviathan, I, 6. 
Nadia Walravens-Madarescu  

L’originalité

L’objet de ce colloque et la question de l’originalité en tant que


valeur interpellent tout particulièrement le juriste en ce qu’ils
questionnent un principe fondamental du droit d’auteur  : le principe
de neutralité esthétique consacré au début du xxe  siècle par le
législateur [116]. Cette obligation de neutralité esthétique vise à
empêcher tout arbitraire résultant d’une appréciation subjective du
juge quant à l’admission d’une œuvre dans le champ de protection
du droit d’auteur, c’est-à-dire qu’il lui est interdit de porter un
jugement sur la valeur d’une œuvre dans l’opération de qualification
d’une création pour dire si elle est protégée ou non.
Or, tous types de créations sont amenés à bénéficier de la
protection du droit d’auteur, indifféremment de leur destination,
qu’elles soient artistiques ou non, œuvres d’art pur ou œuvres d’art
appliqué, telles que paniers à salades ou décapsuleurs, en vertu du
principe de la théorie de l’unité de l’art [117]. Le droit d’auteur protège
ainsi de manière générale l’œuvre de l’esprit, sans se préoccuper de
l’œuvre d’art.
Toutefois, pour bénéficier de la protection du droit d’auteur,
l’œuvre de l’esprit doit être concrétisée dans une forme originale.
C’est dire que la notion d’originalité est capitale, puisqu’elle
conditionne l’accès de l’œuvre à la protection du droit d’auteur.
À condition néanmoins, qu’elle soit exprimée dans une forme, c’est-
à-dire que l’idée originale n’est pas prise en compte.
De manière générale, l’œuvre originale est entendue dans son
acception classique, subjective, c’est-à-dire que l’œuvre doit être
empreinte de la personnalité de l’auteur. Cette manière
d’appréhender la création s’explique par la nature du droit d’auteur,
marquée par l’inspiration de la philosophie individualiste du
xixe  siècle. L’œuvre est la création d’unepersonne physique,
l’auteur, dont elle reflète la personnalité  : la forme de l’œuvre doit
donc être empreinte de sa personnalité. Par suite, il convient de
protéger l’œuvre, mais surtout, à travers elle, la personne de
l’auteur. L’approche subjective de la création, qui stigmatise la
présence du lien irréductible unissant l’œuvre à son auteur, justifie
ainsi l’existence du droit moral, prérogative essentielle en ce qu’elle
garantit le respect de sa personnalité. L’auteur dispose ainsi de
plusieurs prérogatives visant à préserver sa personnalité exprimée
dans l’œuvre – telles que – pour ne citer que les principales – le droit
de divulgation, le droit de paternité et le droit au respect de l’œuvre.
Ainsi, l’originalité, entendue dans son acception subjective, est à
distinguer de la nouveauté, notion objective, utilisée en propriété
industrielle, par exemple en droit des brevets. On adopte alors un
critère chronologique, celui de la nouveauté : est nouvelle l’invention
apparue en premier. Or, en droit d’auteur, peu importe que l’œuvre
soit nouvelle pour être protégée, il suffit qu’elle soit originale.
S’agissant de l’œuvre d’art, le droit d’auteur reste conforme à
l’approche personnaliste de la création. Mais l’apparition de
créations telles que les monochromes de Malevitch ou les ready-
made de Duchamp – qui signale l’intellectualisation et la
dématérialisation de la création – marque une rupture avec un art
figuratif reflétant l’empreinte de la personnalité de l’auteur. Les
œuvres d’art contemporain rendent ainsi l’analyse de l’originalité
particulièrement délicate.
La question n’est pas nouvelle, en témoigne la célèbre affaire
Brancusi de 1928, dans laquelle la question était de savoir si
L’Oiseau dans l’espace, sculpture abstraite, censée représenter un
oiseau mais qui ne ressemblait pas à un oiseau était une œuvre
d’art originale. Dans l’affirmative, l’artiste qui avait fait entrer l’œuvre
sur le territoire américain n’avait pas à payer la taxe appliquée à la
matière brute, les œuvres d’art en étant exonérées. La cour des
États-Unis a considéré, compte tenu de l’évolution de l’art et de
l’influence de l’école de l’art moderne, que L’Oiseau dans l’espace
était bien une œuvre d’art originale [118]. Pour se prononcer ainsi, la
cour a écarté le jugement de goût, considérant que le juge n’a pas à
porter d’appréciation subjective sur l’œuvre. L’affaire Brancusi illustre
bien la difficulté, toujours actuelle, à définir l’originalité d’une œuvre
d’art.
Or, cette question est cruciale puisque les contrefacteurs
invoquent souvent l’absence d’originalité des œuvres, par suite son
absence de protectiondu droit d’auteur, pour contester l’existence
d’une contrefaçon. La question qui se pose alors, est de savoir
comment apprécier l’originalité des œuvres d’art contemporain, alors
qu’elles ne répondent pas aux canons d’un art classique, malmenant
ainsi le concept traditionnel d’originalité.
Un critère est exclu dans l’analyse de l’originalité des œuvres, on
l’a évoqué, c’est celui de la prise en compte du mérite. En revanche,
l’originalité d’œuvres d’art contemporain peut résulter des choix de
l’artiste. Enfin, la spécificité des œuvres d’art contemporain implique
une prise en compte des éléments intangibles mais néanmoins
perceptiblesde l’œuvre d’art. Nous allons aborder successivement
ces trois points.

L’originalité et l’absence de prise en compte du


mérite de l’œuvre
Le jugement de goût n’a pas à interférer sur le jugement de droit,
qui consiste à dire si on est ou non en présence d’une création de
forme originale. Si la loi interdit toute opinion sur la valeur esthétique
d’une œuvre, l’appréciation de l’originalité redonne au juge toute
latitude pour tenir compte de son mérite. En effet, les juges sont
aujourd’hui confrontés à des créations pour lesquelles les points de
repère fondés sur codes de la représentation sont inopérants  :
forme, composition, exécution personnelle, figuration, etc.
Aussi, devant un tel écart entre les règles de l’art classique et de
l’art contemporain, il est tentant pour les juges de porter une
appréciation subjective sur la valeur de l’œuvre. On a vu des
décisions évoquant le talent de l’artiste, ou la faible qualité
d’exécution. La confusion entre le mérite et l’originalité est parfois
flagrante, notamment lorsque les juges évoquent l’originalité du
talent de l’artiste.
Néanmoins, les juges signalent parfois leur volonté de respecter
le principe de neutralité esthétique, comme dans l’affaire de la Place
des Terreaux à Lyon, réaménagée par Daniel Buren et Christian
Drevet. Les juges ont écarté explicitement «  l’opinion personnelle
pouvant être émise sur le caractère adapté ou non de
l’aménagement de la place des Terreaux [119] ».
Mais il arrive aussi que les juges prennent en compte le mérite
de l’œuvre prohibé par la loi. Ainsi, dans l’affaire du Pont-Neuf
empaqueté par Christo et Jeanne-Claude [120], les juges ont affirmé
«  le droit d’auteur ne protège pas un genre découlant d’une idée
comme, en l’espèce, celle d’envelopper des objets qui n’ont point
besoin de tels soins ». Ici, la prise en compte du mérite est flagrante.
On peut également évoquer l’affaire Pinoncelli [121], dans laquelle
l’artiste a frappé le ready-made Fountain de Duchamp d’un coup de
marteau, exposé au Centre Pompidou à Nîmes. L’affaire était jugée
non pas sur le terrain du droit d’auteur, mais sur le fondement de la
responsabilité civile pour réparation du préjudice résultant de la
dégradation de l’œuvre. Les juges ont pris délibérément parti sur le
mérite de l’œuvre, dénonçant la «  mystification  » de Marcel
Duchamp « dont la démarche consiste à créer des œuvres d’art par
la seule force de l’esprit, sans acte matériel créateur, en se
contentant de déclarer “œuvre d’art” de simples objets de la vie
courante ». Les juges ne sauraient être plus clairs dans l’affirmation
de la prise en compte de la valeur esthétique de l’œuvre.
Ironie du sort puisque justement Marcel Duchamp créa le ready-
made pour échapper au jugement de goût et à la notion de valeur.
Dans cette affaire, le tribunal a adopté une approche matérialiste de
la création, en référence à un art classique de la représentation et du
savoir-faire de l’artiste  : c’est-à-dire que sans implication physique
de l’artiste, sans réalisation personnelle, on ne saurait être en
présence d’une œuvre. C’est cette approche matérialiste de la
création qui risque davantage de conduire à la prise en compte du
mérite de l’œuvre.
Or, une approche plus intellectuelle, consacrée par la
jurisprudence, permet une appréciation plus adéquate des œuvres
d’art contemporain  : celle de la prise en compte des choix opérés
par l’artiste.

L’originalité et la prise en compte du critère du


choix
L’originalité, notion subjective, entendue comme empreinte de la
personnalité de l’auteur implique l’exigence d’une création, c’est-à-
dire de savoir s’il y a eu activité créatrice de l’artiste, autrement dit,
liberté de création, arbitraire de l’artiste exprimés dans l’œuvre. Or,
l’originalité d’une œuvre d’art contemporain peut être recherchée
dans les choix opérés par l’artiste (premier point). L’utilisation
d’éléments préexistants et l’absence de réalisation personnelle par
l’artiste sont dès lors indifférentes (second point).
L’activité créatrice et par suite l’originalité des œuvres d’art
contemporain peuvent résulter des choix opérés par l’artiste.
À l’origine, le critère du choix relève d’une approche objective de
la notion d’originalité, appliquée à des œuvres utilitaires telles que
les logiciels et bases de données, les tribunaux recherchant un effort
personnalisé ou un apport intellectuel.
Néanmoins, la prise en compte du choix, comme critère subjectif
de l’originalité d’œuvres d’art contemporain a été consacrée en 2008
par la Cour de cassation dans l’affaire Paradis [122], à propos d’une
œuvre d’art conceptuel. Il s’agit d’une œuvre de Jacob Gautel,
constituée de l’inscription Paradis, située au-dessus de la porte des
toilettes de l’ancien dortoir des alcooliques de l’hôpital psychiatrique
de Ville-évrard. L’œuvre a été reproduite dans son intégralité par
Betthina Rheims dans deux photographies de son triptyque La
Nouvelle Ève.Pour sa défense, la photographe prétendait que
l’originalité de l’œuvre ne saurait se déduire des choix matériels
effectués par l’artiste sur des éléments préexistants. Autrement dit,
le choix n’est pas un acte créateur. Ce qui implique une vision
matérialiste de la création requérant une implication physique de
l’artiste dans la réalisation de l’œuvre.
Or, la Cour de cassation a considéré au contraire que les choix
effectués par l’artiste traduisent bien sa personnalité. L’activité
créatrice de l’artiste résulte bien des choix qu’il a exercés et de leur
mise en œuvre. Ainsi, les choix révèlent son arbitraire et sa liberté
de création,traduisant son individualité, sa singularité. Tout d’abord
le choix du mot Paradis, ce mot-là, et pas un autre, sa typologie et
sa couleur dorée. Ensuite, le choix du lieu : un hôpital psychiatrique.
Enfin, le choix de l’espace environnemental de l’œuvre  : l’ancien
dortoir des alcooliques de l’hôpital, et cette porte-là, la porte des
toilettes, encastrée dans un mur décrépi dont la peinture s’écaille,
signalant un état de délabrement avancé, une porte qui comporte
une serrure en forme de croix.
La combinaison de ces choix a conduit à la réalisation d’une
œuvre qui dégage une atmosphère singulière exprimant l’empreinte
de la personnalité de l’artiste dans l’œuvre. En dépit de sa nature
conceptuelle consistant à donner un nouveau sens au lieu, Paradis
est bien originale. Il est à noter que cette décision ne fait pas
l’unanimité de la doctrine, dont une partie considère qu’elle pervertit
le droit d’auteur et permet la protection du «  n’importe quoi  »,
refusant à la majorité des œuvres d’art la protection du droit d’auteur
pour défaut d’activité créatrice et donc défaut d’originalité.
Néanmoins, cette approche intellectuelle de la création par les
juges, a été confirmée dans l’affaire de la Table dorée d’Yves Klein
en 2010 [123] à propos d’une table basse de forme rectangulaire,
constituée d’un plateau recouvert d’une plaque de verre, contenant
des feuilles d’or et contrefaite par Richard Orlinsky. Pour sa défense,
l’artiste contestait l’originalité de la table d’Yves Klein, estimant qu’il
s’était inspiré du travail d’Arman, en utilisant le plexiglas comme
coffre destiné à laisser la transparence au contenant. Les juges ont
néanmoins considéré que si d’autres artistes ont intégré des objets
dans un coffre en plexiglas, l’utilisation de feuilles d’or froissées dans
un plateau-coffre en plexiglas ressort d’un choix arbitraire de l’artiste.
Ainsi, le choix deséléments constitutifs d’une œuvre, leur mise en
œuvre donnant à voir un « océan de couleur » donne à l’ensemble
une originalité certaine exprimant l’empreinte de la personnalité de
l’artiste. La table d’Yves Klein est bien originale, et donc protégée
par le droit d’auteur.
On constate, au travers des affaires Paradis et Klein, qu’en dépit
des difficultés résultant d’un art plus abstrait, l’art contemporain peut
être protégé par le droit d’auteur. Or, ce qui a permis ces solutions,
c’est cette approche plus intellectuelle de la création, n’exigeant pas
une implication physique de l’artiste dans la réalisation, mais tenant
compte du critère du choix.
Si le choix participe de l’originalité de l’œuvre en revanche,
l’utilisation d’éléments préexistants et l’absence de réalisation
personnelle de l’artiste sont indifférentes.
S’il est admis que choix participe au processus créatif d’une
œuvre, peu importe alors qu’il porte sur des éléments préexistants.
L’activité créatrice, bien que décelée dans la forme de l’œuvre,
réside davantage dans le processus mental de création que dans la
réalisation matérielle, le faire.
En effet, pour la plupart des œuvres d’art contemporain, l’œuvre
ne résultant plus du faire de l’artiste mais du choix, le concept de
l’œuvre devient fondamental et la réalisation personnelle de l’artiste
indifférente. On pense évidemment aux ready-made de Marcel
Duchamp. Celui-ci avait cessé de peindre et créé le ready-made
pour lequel la réalisation physique, le savoir-faire, cédait la place au
processus mental de création, le choix. Ainsi, avec Fountain – urinoir
renversé et posé sur socle – on constate un changement majeur
dans le processus créatif d’une œuvre : l’acte de création ne relève
plus du faire, d’une réalisation personnelle de l’artiste, mais du choix,
processus d’appropriation d’un objet tout fait.
Il est donc courant aujourd’hui que l’auteur effectif d’une
œuvrene soit pas celui qui l’a réalisée, son exécution étant
indifférente. C’est le cas de Daniel Spoerri, qui crée des tableaux-
pièges constitués de restes de repas colléstels quels, sur une table
renversée accrochée au mur. Or, la Cour de cassation en 2005 [124]
a refusé d’authentifier une œuvre comme étant de Daniel Spoerri car
il ne l’avait pas réalisée lui-même. Il s’agit de l’œuvre Mon petit-
déjeuner, tableau-piège réalisé par un enfant de onze ans, raison
pour laquelle l’acheteur qui ne le savait pas au moment de la vente,
en a demandé l’annulation. En refusant d’authentifier l’œuvre
comme étant de Daniel Spoerri, la Cour de cassation a ainsi
consacré l’exécution personnelle de l’artiste comme qualité
substantielle de l’authenticité de l’œuvre.
Pourtant, l’artiste avait bien assuré le contrôle sur la réalisation et
la finalisation de l’œuvre. En faisant de la réalisation personnelle de
l’artiste une condition déterminante de l’authenticité d’une œuvre, la
cour a adopté une approche matérialiste de la création. Mais cette
décision, portée sur le terrain de l’authenticité et non pas celui du
droit d’auteur, s’explique sans doute davantage par la volonté de la
haute Cour de faire respecter les règles spécifiques aux ventes aux
enchères, comme le devoir d’information du commissaire-
priseur [125].
En revanche, dans l’affaire Paradis, on l’a évoqué tout à l’heure,
la Cour de cassation a, ultérieurement à cette décision, et cette fois
sur le terrain du droit d’auteur, consacré une conception intellectuelle
de l’œuvre d’art, en accordant une importance particulière au choix
opéré par l’artiste. La Cour de cassation a signalé la prééminence du
processus d’élaboration de l’œuvre  : il s’agit de la maîtrise de
l’œuvre par l’artiste tant au niveau de la conception, de la mise en
œuvre, que du résultat obtenu.
La Cour de cassation a ainsi affirmé que «  l’approche
conceptuelle de l’artiste qui consiste à apposer un mot dans un lieu
particulier en le détournant de son sens commun s’est formellement
exprimée dans une œuvre originale  ». On constate la consécration
d’une approche intellectuelle de l’œuvre d’art, indifférente à la
réalisation personnelle de l’artiste, qui ne saurait être prise en
compte dans l’appréciation de l’originalité. Une telle approche
signale par ailleurs la prise en considération des éléments
intangibles de l’œuvre mais néanmoins perceptibles, qui participent
à son immanence.

L’originalité et la prise en compte des éléments


intangibles de l’œuvre
Si l’originalité des œuvres d’art contemporain résulte des choix
successifs opérés par l’artiste, il convient d’appréhender l’œuvre
dans sa globalité pour bien percevoir les éléments intangibles qui la
constituent, l’imprimant d’une singularité propre à son auteur. Mais il
convient également de prendre en considération les éléments
intrinsèques à l’œuvre tels que l’intention de l’artiste ou encore
parfois l’espace environnemental de l’œuvre.
L’appréciation de la contrefaçon implique pour les juges de
rechercher s’il y a reprise des caractéristiques originales de l’œuvre,
ce qui peut induire une approche fragmentaire et incomplète dans
l’appréciation de son originalité. Or, plus que toutes autres créations,
les œuvres d’art contemporain requièrent une approche globale
puisque c’est la combinaison des éléments constitutifs de l’œuvre
qui permet le constat de son originalité.
C’est ce qu’ont fait les juges dans l’affaire Paradis, ou celles
relatives à la Table dorée ou la Table bleue d’Yves Klein [126], cette
dernière étant élaborée de la même manière que la table dorée,
mais contenant un pigment monochrome bleu au lieu de feuilles d’or.
Dans l’affaire Paradis, les juges ont signalé « l’impression globale »
qui se dégage de l’œuvre, qui la caractérise. Dans l’affaire de la
Table bleue, pour déduire l’originalité de l’œuvre, les juges ont
précisé que l’œuvre « met en scène une représentation de la couleur
considérée  ». De cette manière, les juges ont appréhendé l’œuvre
dans sa globalité, afin de tenir compte de tous les éléments qui la
constituent, tangibles et intangibles. C’est bien l’impression
d’ensemble dégagée par la table, qui est prise en compte. Or, les
éléments intangibles et néanmoins perceptibles, participent à
l’immanence de l’œuvre  : comme l’énergie sensible émanant de la
«  couleur-matière  », mise en scène par l’artiste. Ainsi, pour Yves
Klein «  la couleur, c’est la sensibilité devenue matière, la matière
dans son état primordial [127] ».
Comme l’ont relevé les juges, l’originalité de la Table dorée
résulte quant à elle, de la «  combinaison d’éléments connus,
agencés de manière à laisser voir à l’observateur un “océan de
couleur” or, bleu ou rose  » donnant «  à l’ensemble une originalité
certaine qui démontre l’empreinte de la personnalité de son auteur ».
L’imprégnation de la personnalité de l’artiste réside dans
l’atmosphère dégagée par l’œuvre, cette impression de légèreté et
d’immatérialité de la table, en dépit de ses constituants bien
tangibles.
De même, le constat de l’empreinte de la personnalité dans
l’œuvre résulte inévitablement de la prise en compte de l’intention de
l’artiste, également perceptible dans l’œuvre.
Qu’il s’agisse des ready-made de Marcel Duchamp ou d’œuvres
d’art conceptuel telles que Paradis, l’intention de l’artiste est
primordiale pour une bonne compréhension et une exacte
perception de l’œuvre. Ainsi, un artiste prend un objet manufacturé
ou utilise un mot du langage courant, lui fait perdre sa fonction
originelle pour lui conférer une signification autre, l’aborder de son
point de vue, singulier. L’originalité réside alors dans la prise en
compte de l’intention et du sens que l’artiste a entendu donner à son
œuvre. Si l’originalité ne saurait être déduite du seul fait de
l’intention de l’artiste, il convient toutefois de prendre en
considération les signes perceptibles de cette intention, exprimés
dans la forme de l’œuvre.
Ainsi, Paradis n’existerait pas si Jakob Gautel n’avait entendu
créer cette œuvre-là. C’est dire que l’œuvre est bien perçue et
ressentie par le spectateur, conformément à l’intention de l’artiste.
Les juges ont relevé le «  caractère insolite  » de Paradis «  en
décalage au regard de l’endroit caractérisant l’œuvre.  ». Cette
atmosphère ressentie par le spectateur, résulte de la vision intime
qu’a l’artiste de son œuvre, permettant d’aborder ce lieu avec un
autre point de vue. En effet, par la conception, le choix, la mise en
œuvre et la mise en perspective des divers éléments constitutifs de
l’œuvre, l’artiste l’a rendue perceptible conformément à son
intention. Le tribunal de grande instance de Paris n’a d’ailleurs pas
manqué de relever la singularité de l’œuvre de Jakob Gautel, raison
pour laquelle selon lui Bettina Rheims a reproduit cette œuvre-là et
pas une autre.
Dans l’affaire de la Place des Terreaux, le tribunal de grande
instance de Lyon a ainsi, pour constater l’originalité de l’œuvre de
Daniel Buren et Christian Drevet, d’ailleurs tenu compte de l’intention
artistique des auteurs, considérant qu’ils « ont entendu réaliser une
œuvre originale  ». De même, concernant l’affairedu Baiser dans
laquelle une femme a embrassé un monochrome blanc de Cy
Twombly, y laissant une forte marque de rouge à lèvres. Le tribunal
de grande instance d’Avignon a tenu compte également, pour
constater la dénaturation et la dégradation de l’œuvre de l’artiste, de
son intention : « Pour être entièrement blanche, la toile s’inscrit dans
un ensemble dont l’harmonie et l’équilibre ont été voulus par le
peintre [128].  » Ainsi, l’intention de l’artiste, exprimée dans la forme
de l’œuvre et perceptible par le spectateur, signale indéniablement
l’importance du lien entre l’œuvre et son auteur.
Par ailleurs, une appréhension adéquate de l’œuvre implique une
prise en compte de son espace environnemental. La prise en
compte du contexte d’exposition est en effet primordiale dans
l’analyse de l’originalité des œuvres d’art contemporain.
En effet, dans l’art contemporain, l’espace environnemental est
souvent indissociable de l’œuvre elle-même et nombreuses sont les
œuvres qui signalent sa prééminence.
Ainsi, Paradis, œuvre in situ, a été conçue et réalisée pour et en
fonction du lieu où elle est donnée à voir. Dans cette affaire, la Cour
de cassation a consacré explicitement l’attention toute particulière
donnée au contexte de présentation de l’œuvre, dans la mesure où
la démarche de l’artiste consiste justement à détourner le sens
commun d’un mot par sa mise en relation, décalée, avec un lieu
particulier. L’originalité de l’œuvre résulte principalement de la mise
en perspective de l’inscription Paradis dans un espace
environnemental insolite.
De même, on sait, avec les œuvres de Daniel Buren – prenons
l’exemple des colonnes du Palais Royal–, combien les œuvres in
situ sont de par leur nature même, indissociables de leur
environnement. Ainsi, dans l’affaire de la Place des Terreaux
lesjuges ont pris soin d’énumérer les composantes de l’œuvre et de
signaler son contexte environnemental, pour en apprécier
l’originalité [129].La prise en compte de l’espace environnemental
permet ainsi de percevoir la singularité de l’œuvre, l’empreinte de la
personnalité de l’artiste. C’est d’autant plus important qu’en art
contemporain, on l’a constaté, l’espace environnemental est la
plupart du temps indissociable de l’œuvre elle-même et participe à
son immanence.
Prenons par exemple les œuvres de Dan Flavin, qui consistent
dans l’agencement de tubes fluorescents colorés dans un espace.
La lumière colorée émanant des tubes fluorescents envahit alors
l’espace, le transforme, dématérialise le mur et le sol : « Le prodige
est dans l’espace et dans sa parfaite adéquation à l’œuvre “ce qui
importe le plus c’est que l’œuvre n’est plus limitée par les formes
des matériaux, mais se dilate dans le volume de la pièce, le
remplit”  [130].» Ainsi, la lumière fluorescente crée un nouvel espace,
coloré, autonome. Or, l’espace environnemental de l’œuvre était
soigneusement conçu, choisi et déterminé par Dan Flavin. L’artiste
refusait d’ailleurs une exposition s’il estimait que le lieu ne s’y prêtait
pas. C’est dire combien l’espace environnemental est un élément
substantiel de l’œuvre, témoin direct de l’empreinte de la
personnalité de l’artiste.
En conclusion, à l’analyse de l’appréhension de l’originalité des
œuvres d’art contemporain par la jurisprudence, on peut dire
aujourd’hui qu’en dépit de l’approche classique de l’originalité,
entendue dans son acception subjective comme l’empreinte de la
personnalité de l’auteur, il existe une prise en compte des éléments
immanents à l’œuvre tels que le choix, l’intention de l’artiste et
l’espace environnemental de l’œuvre. On remarque ainsi que les
spécificités de la création artistique contemporaine ne sont pas
incompatibles avec l’approche personnaliste du droit d’auteur. Ainsi,
cette approche de la création artistique contemporaine, plus
intellectuelle, est tout à fait adaptée, en ce qu’elle tient compte des
éléments tangibles et intangibles de l’œuvre, révélateurs de la
sensibilité de l’artiste, de sa personnalité.
Or, cette approche subjective de l’originalité a été confirmée tout
récemment par la Cour de justice de l’Union européenne dans
plusieurs affaires, et ce, à propos d’œuvres aussi diverses que des
extraits de presse diffusés sur internet, des photographies, ou des
structures de bases de données : l’originalité d’une œuvre suppose
des choix libres et créatifs. La jurisprudence française relative aux
œuvres d’art contemporain s’inscrit donc parfaitement dans la
logique de la Cour de justice de l’Union européenne. Il importe
également de garder à l’esprit que seule cette approche subjective
de la protection assure une haute protection des œuvres grâce au
droit moral, d’une importance capitale, puisqu’il permet de faire
respecter la spécificité d’une œuvre, la personnalité de son auteur.

116
. Principe consacré par la loi du 11 mars 1902 pour les sculptures et dessins d’ornement en raison du
refus des tribunaux de protéger de telles œuvres en fonction du mérite.
117
. Avec l’instauration du principe d’interdiction du mérite de l’œuvre par la loi du 11 mars 1902, les œuvres
d’art sont protégées indépendamment de leur destination.
118
. 26-11-1928.
119
  TGI Lyon 04-04-2001.
120
. TGI Paris, 26-05-1987.
121
. TGI Tarascon, 20-11-1998.
122
. 13-11-2008.
123
. TGI Paris, 09-11-2010.
124
. Cass. 15-11-2005.
125
. Art. 3 décret du 03-03-1981 sur la répression des fraudes en matière de transaction d’œuvres d’art.
126
. CA Paris, 07-01-2011.
127
  Y. Klein, Le dépassement de la problématique de l’art et autres écrits, ENSBA, 2003, p. 49. 
128
. 16-11-2007.
129
. « Il est constant que les demandeurs ont entendu réaliser une œuvre originale en juxtaposant sur le sol
de la place 69 carrés de pierre comportant en leur centre une colonne d’eau à hauteur
130
. Cité par X. Girard : « Le temple et l’architecte », Art Press no 140, 1989, p. 40.
Daniel Fabre  

La pérennité

Le 23  février 1974, La Joueuse de guitare, peinte par Vermeer,


fut enlevée de nuit à Kenwood House (Hampstead Heath, Londres)
par un commando. Les ravisseurs menacèrent de la brûler le jour de
la Saint-Patrick si leurs volontés n’étaient pas exaucées au plus vite.
Ils réclamaient le transfert des deux sœurs Price, membres de l’IRA
et grévistes de la faim, dans une prison d’Irlande du Nord. Elles
étaient accusées d’un attentat à la voiture piégée et incarcérées en
Angleterre. Aucune de ces attentes ne fut apparemment satisfaite et
le tableau fut retrouvé le 7  mai suivant par Scotland Yard dans un
cimetière, enveloppé de papier journal. Mary Mac Carthy, qui
commente, entre autres, ce fait divers dans un essai méconnu [131],
ne manque pas de souligner le profond malaise que suscita ce
chantage. D’une part, les ravisseurs parlaient d’exécuter le Vermeer,
de l’autre les autorités britanniques s’en tenaient à une ligne de
conduite très ferme  : on ne cède pas aux terroristes. Le refus de
négocier aurait été exactement le même si la vie d’otages avait été
en jeu. Mais l’émotion était d’autant plus grande que cet «  objet-
personne » qu’est devenu, selon l’heureuse expression de Nathalie
Heinich [132], le tableau de Vermeer, est absolument unique, qu’il a
été peint trois siècles auparavant, que son auteur – qui n’a laissé
que trente-cinq œuvres – n’est plus là pour en peindre d’autres alors
que l’humanité, elle, ne cesse de se reproduire. À l’inclusion du
tableau dans la catégorie des personnes s’ajoutait donc une qualité
supplémentaire : il avait traversé le temps et devait poursuivre cette
existence intacte pour une durée normalement sans limite. Entre la
survie du Vermeer et le transfert des sœurs Price les connaisseurs
puis l’opinion en général ne balançaient pas. Qu’on déplace les
militantes en Irlande et qu’on remette vite le Vermeer dans l’espace
atemporel auquel il avait été arraché par la plus chaude des
histoires  ! D’ailleurs, les ravisseurs partageaient dans le fond la
même révérence puisqu’ils finirent par informer discrètement la
police de l’abandon du Vermeer parmi les tombes du cimetière
Saint-Barthélemy, ce qui suggérait par contraste que la peinture
qu’ils avaient humanisée était, de surcroît, immortelle par nature et
devait, sauf accident, être maintenue telle quelle, dans une
infrangible pérennité. Ce substantif – dérivé savant du latin
perennis : per annis, « pour l’année entière » puis « pour (toutes) les
années  », pour toujours, à jamais – a été introduit en français par
Montaigne dans le sens général de « perpétuel », il désignera pour
nous une valeur très particulière attachée à quelques productions
humaines protégées avec soin de l’érosion du temps.
Cette affaire du Vermeer enlevé met en évidence un service dû à
l’œuvre d’art par la collectivité qui la reconnaît comme telle, service
qui traduit et produit une qualité, la pérennité, que l’on doit sans
cesse veiller à garantir. Elle est, en effet, la valeur qui permet à
toutes les autres attachées à l’œuvre de se perpétuer avec elle.
Valeur ancillaire donc mais aussi valeur fragile ; on la reconnaît dans
certains realia chargés de siècles et que ce simple fait exhausse –
c’est la fameuse «  valeur d’ancienneté  » d’Aloïs Riegl [133] –, mais
elle implique surtout des dispositifs particuliers et un engagement
collectif qui assurent à ces objets continuité et permanence,
instaurant, volontairement et activement, leur survie. Le terme doit
donc toujours s’entendre à la forme active, la pérennité n’est jamais
acquise, elle résulte d’un souci constant de pérennisation. Bien sûr,
cette valeur n’appartient pas en propre à l’œuvre d’art, elle inclut
celle-ci dans un ensemble plus vaste dont le monument est sans
doute le modèle le plus général, à condition de rendre à la
monumentalité l’ampleur synthétique que la Révolution française a
déployée en comprenant sous ce terme l’ensemble de ce qui doit
être sauvé, conservé et transmis du passé et du présent  : lois,
langue, littérature, édifices, sites… et évidemment œuvres d’art.
La supplique pour sauver à tout prix La Joueuse de guitare
exprimait, en 1974, le rêve, le désir et la volonté collective de
garantir à cette œuvre une présence continue qui fait écho à une
seconde présence, celle de Vermeer peintre, «  Tel qu’en lui-même
enfin l’éternité le change  » pour reprendre le vers fameux de
Mallarmé à propos d’Edgar Poe. Mais il ne suffit pas de vouloir puis
de décréter qu’ici permanence et durée se conjuguent. L’identité et
le temps sont, en effet, deux catégories qui semblent inconciliables
par essence. Question centrale de l’ontologie que l’adage populaire
énonce lapidairement : « On ne peut pas être et avoir été. »
Le dilemme a été récemment revisité par Stéphane Ferret, le
philosophe [134], et Gérard Lenclud, l’anthropologue [135]. L’un et
l’autre nous invitent à faire le point sur un problème logique connu
sous l’intitulé parlant de «  paradoxe de Thésée  ». Sa première
formulation remonte à Plutarque. Dans ses Vies parallèles, il raconte
à propos du héros Thésée l’anecdote que voici dans une traduction
récente :

« Le navire sur lequel Thésée s’était embarqué avec les jeunes
gens et qui le ramena sain et sauf [après avoir tué le Minotaure]
avait trente rames : les Athéniens l’ont conservé jusqu’au temps
de Démétrios de Phalère. Ils en enlevaient les planches quand
elles étaient trop vieilles et les remplaçaient par d’autres, plus
solides, qu’ils fixaient à l’ensemble. Aussi quand les philosophes
débattent de la notion d’identité, ils voient dans ce navire un
exemple controversé : les uns soutiennent qu’il reste toujours le
même, les autres disent qu’il n’est plus le même [136]. »

Le bateau réparé ne devient-il pas un autre au bout d’un certain


temps  ? Les sophistes puis les logiciens ont même pu s’interroger
sur le moment précis où ce changement, si l’on admet sa réalité, se
produit. On a aussi enrichi la situation de départ en supposant que
les planches retirées du bateau à quai sont conservées et entrent
dans la confection d’un second bateau capable de naviguer ou bien
finissent dans un musée qui les agence, sous la forme d’une
embarcation incomplète, et les présente aux visiteurs comme le
bateau de Thésée tel que le savoir de l’archéologue et l’invention
plastique du muséographe le restituent. Toutes ces variations
interrogent le rapport au temps de l’identité singulière, dite
numérique, celle dont l’œuvre d’art visuel – qui nous semble être par
excellence la seule à être elle-même et à le rester – constitue la
réalisation hyperbolique. En fait, l’énigme du bateau de Thésée met
en jeu, d’emblée, trois propriétés distinctes de l’objet : son matériau
– le bois, le métal, la toile… –, sa forme – qui est celle
minutieusement agencée d’une nef – et sa fonction, on pourrait dire
sa mission – transporter Thésée et son équipage jusqu’en Crète. La
résolution du paradoxe consiste communément à considérer ces
propriétés comme dissociables et hiérarchisables. Si le bateau de
Thésée est un objet technique auquel est assignée une finalité
opérative, l’accomplissement de sa fonction prédomine. Le matériau
est entièrement substituable et la forme peut être adaptée  : il suffit
que « ça marche », que les parties assemblées concourent, comme
dit Hume, à une « fin commune [137] ». Si le bateau de Thésée est un
objet archéologique ou même un objet d’art, le matériau et la forme
deviennent tous deux invariables alors que la fonction change du
tout au tout : on le dépose dans un musée, on l’étudie, on discute de
l’exactitude et de la vraisemblance de sa restitution, on le contemple,
on le célèbre. Il devient monument ou, dira-t-on à partir des années
1960, heritage en anglais, patrimoine en français.
Nous voici, désormais, à la tête d’un petit équipement conceptuel
pour penser, de façon pragmatique, les manières de faire advenir et
de maintenir la pérennité, c’est-à-dire la permanence d’un artefact
identique dans le temps, ce qui suppose qu’identité numérique et
identité diachronique peuvent devenir compatibles au moins dans le
cas particulier des monuments, des œuvres d’art et du patrimoine.
Quelles solutions du dilemme de Thésée proposent les opérations
concrètes que le souci de pérenniser a suscitées ?

Des façons multiples de pérenniser


Trois situations vont illustrer à quel point l’idée d’une nécessaire
continuité temporelle fait corps, en Europe, avec l’attribution d’une
valeur exceptionnelle à des catégories d’objets que nous regroupons
sous le vocable «  art  ». Mais, simultanément, elles vont nous faire
toucher du doigt la diversité des manières de pérenniser et donc de
produire et perpétuer l’identité de ces choses qu’on isole des
atteintes de la durée.
Transportons-nous d’abord, sous la conduite de Paul Zanker,
devant la statuaire antique entre la Grèce et Rome. Soit presque huit
siècles de représentations des figures illustres, thème d’un grand
livre, non encore traduit, Le masque de Socrate. La figure de
l’intellectuel dans l’Antiquité [138]. Nous y apprenons d’abord que
tous les portraits des anciens penseurs, écrivains ou orateurs grecs
ne nous sont connus, à de très rares exceptions près, que par des
répliques romaines. Fait massif qui a, pour l’étude de la statuaire
antique en général, donné naissance à une branche de la
«  philologie de l’art  », la Kopienkritik, la critique des copies. Le
transfert du monde grec au monde romain implique, à cette époque,
une réalisation du modèle dans un matériau identique bien que
nouveau – marbre, pierre, bronze secondairement. En revanche la
forme est complètement transformée. Pour les Grecs, le portrait ne
peut se concevoir sans la totalité du corps  ; celui-ci exprime les
qualités physiques et morales de la personne, sa beauté, visible
autant qu’intérieure, sa kalokagathia. Pour les Romains, ces portraits
se réduisent à la tête, plus rarement au buste, le visage est une
synecdoque admise de la personne représentée. Quant à la fonction
elle a également changé. Dans la Cité grecque, les statues en pied
des sages et des poètes avaient une position honorifique sur l’agora
ou encore énonçaient la dédicace dans les temples. À Rome, elles
deviennent les icônes d’une déférence particulière pour la langue, la
littérature et le savoir grecs. Ce sont des «  têtes parlantes  » avec
lesquelles dialoguent dans leur intimité les lettrés latins et aussi des
éléments de décors privés qui offrent des sortes d’encyclopédies
visuelles du nec plus ultra de l’hellénité. Dans une installation
renouvelée, que j’ai récemment visitée, le Musée archéologique de
Naples présente une galerie de têtes d’hommes qui correspondent à
autant de gloires grecques. Elle a été retrouvée dans le péristyle et
sur la terrasse de la Villa des papyrus, à Herculanum, villa ainsi
nommée car son propriétaire y avait rassemblé plus de mille huit
cents textes pour la plupart venus du monde hellénistique et qui
confirment sa dévotion pour ce monde ancien.
Donc, avant qu’au ive et ve siècles après J.-C. la figure du sage
et du poète revête uniformément, dans la peinture et non plus dans
la sculpture, les traits juvéniles du Christ, la présence visible et
admirée de Socrate, Platon, Pindare ou Homère… est assurée par
des formes qui changent et s’inscrit dans des espaces très
différents. En effet, le support de cette permanence n’est pas tant
dans l’apparence – dont Zanker montre de façon très convaincante
qu’elle suit le cours des modes, depuis le vieillard à la barbe peignée
jusqu’à Jésus à la barbe légère en passant par l’homme glabre –
mais dans le nom propre. Les Romains le gravent toujours au bas
des têtes, en l’accompagnant parfois d’une citation et d’une brève
biographie. C’est lui qui porte l’identité dans le temps, sa présence
suffit à la perduration de ce qu’il désigne. À nos historiens de
reconstruire un art grec du portrait sculpté en s’appuyant
essentiellement sur sa transformation romaine, transformation
intentionnelle à laquelle il doit sa pérennisation.
Le deuxième cas est mieux connu. Il s’agit de l’icône dans la
chrétienté byzantine et ses héritières orthodoxes. La théologie de
l’icône révèle un questionnement sur la légitimité de représenter non
seulement les êtres et les choses du monde créé par Dieu mais la
sainteté et la divinité elles-mêmes. Dans la doctrine le problème est
résolu en déclarant que le peintre d’icônes n’imite pas un modèle
matériel mais un idéal – nommé archétype, prototype, hypostasis ou
hypokeimenon… – dont il tente de faire une réplique fidèle mais
jamais absolument identique. Je renvoie ici aux travaux très fouillés
de Marie-José Mondzain [139] sur ce sujet (même si je n’arrive pas à
voir, comme elle, de lien nécessaire entre icônes byzantines et
imaginaire pictural contemporain). Donc, du point de vue doctrinal la
seule pérennité possible est celle de l’archétype – qui est, à vrai dire,
étranger au temps. Il garantit seul une constance et une vérité
approchée de la représentation. Cette dernière est d’abord fonction
des qualités spirituelles du peintre, de sa préparation ascétique, de
l’intensité de ses retraites, de la ferveur de ses prières, de sa stature
de médiateur comme le superbe film de Tarkovski Andreï
Roublev [140] en donne une juste idée. Mais intervient aussi une
certaine continuité matérielle remarquablement mise en évidence
par Vladimir Solooukhine dans Les Planches noires [141], son
intrigante autobiographie. Racontant par le menu son initiation de
collectionneur d’icônes au temps du communisme, il insiste sur le
moment crucial du métier qui consiste à révéler sous la peinture
récente d’autres images qui ont recouvert le même bois et qu’il faut
décoller, et donc détruire, pour atteindre la plus ancienne et la plus
cotée sur le marché de l’art ; elle est, dans les bons jours, datable du
xvie  siècle. L’iconoclasme intéressé du marchand permet à
Solooukhine de faire à rebours le chemin et d’entrer dans le détail
des manières du peintre ancien. On découvre ce dernier récupérant
les vieilles icônes, sans doute celles de l’iconostase qui ont été les
plus exposées à la lueur fumeuse des cierges au point de devenir
des «  planches noires  » sur lesquelles dessin et couleur sont
quasiment indiscernables. Il enduit, à son tour, de sa propre céruse
ces bonnes planches sans nœud avant de tenter, comme ses
prédécesseurs, de saisir intérieurement l’archétype, d’en avoir la
vision et d’en approcher la représentation. Dans ce cas, seule une
partie du matériau – le support de bois – semble perdurer, la forme
qui deviendra visible est une réalisation nouvelle du prototype tandis
que la fonction liturgique demeure, elle, strictement identique, du
moins jusqu’au passage de l’œuvre dans la collection, le marché ou
le musée selon un parcours que décrit bien Solooukhine et sur
lequel il faudra revenir.
Du troisième exemple, celui de l’architecture religieuse
médiévale, je rappellerai simplement quelques traits en m’appuyant,
en particulier, sur l’ouvrage d’Henry Kraus, sur l’économie des
cathédrales [142] qui propose huit visites de chantiers très attentives
à leur chronologie interne. Nous y apprenons que la construction
d’une cathédrale gothique qui ne dépasse pas la durée d’un siècle
est un fait rare, sans parler de «  l’exception prodigieuse  » que
constitue celle de Chartres, élevée en trente-cinq années. En
général ce sont deux, trois ou quatre siècles qui sont nécessaires
pour aboutir à l’état final, parfois, comme à Narbonne, largement
inachevé par rapport aux plans initiaux. Donc, pour les
contemporains, ce n’est pas la cathédrale qui est pérenne mais son
chantier. De plus, il ne faudrait surtout pas croire que celui-ci avance
de façon linéaire et s’arrête lorsque le bâtiment est
architecturalement achevé. En réalité, l’étirement des travaux
impose d’incessantes reprises, consolidations voire reconstructions
partielles. Les restaurations raisonnées du xixe  siècle se
contenteront parfois de prendre le relais. Un historien de
l’architecture avec lequel je discutais de ce problème à propos de
Notre-Dame de Paris, dont le chantier dura de 1163 à 1350, me dit
que la cathédrale actuelle ne comportait pas plus de 30 % de pierres
taillées ou sculptées au Moyen Âge. Ceci nous renvoie directement
au paradoxe de Thésée. Ici, clairement, la fonction assure l’identité
diachronique – puisque le souci de consacrer le lieu et d’y dire la
messe, fût-ce dans une chapelle secondaire, semble immédiat,
premier – alors que la forme met un temps souvent très long avant
d’être discernable tandis que le matériau est sans cesse renouvelé.
Ces plongées dans des histoires lointaines et décalées, mais qui
toutes témoignent de situations occidentales avérées enrichissent en
plusieurs points les composantes et les tactiques de la
pérennisation. Dans la statuaire romaine, dans les cathédrales
gothiques, le matériau est soumis à la fonction, il n’est pas le support
privilégié de la pérennité, on le remplace au gré des nécessités.
Dans l’icône russe, ce n’est pas la matérialité de l’image qui est
conservée telle quelle  ; on laisse l’usage effacer celle-ci pour n’en
récupérer que le support, enrichi cependant du fait d’avoir porté au fil
du temps d’autres images saintes toujours présentes mais cachées
dans les couches inférieures du palimpseste. Ce qui est, peut-être,
une manière de représenter l’archétype, communément invisible
mais accessible cependant au regard mystique du peintre religieux.
La forme, avons-nous vu, peut connaître des transformations
considérables, c’est le cas du portrait sculpté antique ou même de la
cathédrale. Quant à la fonction nous avons noté à quel point elle
s’est déplacée pour les portraits entre la Grèce et Rome tandis
qu’elle subsistait inchangée pour l’icône et la cathédrale. Ces
exemples constituent autant de pièges tendus à notre
ethnocentrisme. Vu de notre présent, nous aurions, par exemple,
tendance à conclure spontanément qu’il y a solution de continuité
entre les visages en trois dimensions grecs et latins : leurs référents
– les penseurs et les poètes illustres – seraient identiques mais leurs
réalisations et leurs usages tout à fait distincts. Or, il y a là, me
semble-t-il, une erreur de perspective voire un anachronisme
symptomatiques. Pour les Romains ces portraits sont des œuvres
tout à fait hellènes. Souvent sculptées ou moulées par des artisans
grecs et importées par pleins bateaux, elles perpétuent un passé
culturel vénéré, elles en assurent intentionnellement la pérennité.
Laquelle, au fil de ce premier parcours, nous est aussi apparue liée
à d’autres supports : le nom propre des poètes anciens, le prototype
métaphysique qui implique, chez le peintre d’icônes, une forme
particulière d’extase.

La matière et la forme
Ces différences nous conduisent à penser que l’injonction de
pérennité et sa réalisation, telles qu’elles émergent de l’affaire du
Vermeer enlevé, s’imposent et, surtout, se généralisent sous cette
configuration particulière assez tardivement dans le régime
occidental de l’art. En effet, deux des exemples à peine évoqués
donnent la prééminence à la fonction des œuvres, mais ce faisant
elles échappent aux contraintes logiques du paradoxe de Thésée.
David Hume a déjà traité de cette esquive en s’appuyant sur
l’exemple d’une église de briques ruinée par le temps et rebâtie en
pierres de taille  : est-elle la même ou une autre  ? Il suffit de
reprendre ses arguments [143]. En plaçant la pérennité du côté de
l’usage – essentiellement religieux  – ces époques confondaient
identité numérique et identité spécifique, identité ipse et identité
idem pour le dire avec les mots de Paul Ricœur. Quand il s’agit de
célébrer la messe, un lieu saint en vaut un autre et les icônes sont
interchangeables comme cibles de la dévotion. S’il suffit que le
bateau navigue, nul besoin est qu’il soit plus ou moins «  de
Thésée ». Or, le régime moderne de l’art – sur l’émergence duquel
les études récentes (Belting, Heinich, Shiner, Pommier [144]),
menées dans des perspectives bien différentes, sont finalement
d’accord – instaure entre la Renaissance italienne et le xviiie siècle
une exigence supérieure qui définit l’œuvre d’abord dans son
absolue singularité, elle-même rapportée à la singularité de son
auteur et signataire, ce qui transforme profondément son rapport à la
pérennité. Il semble même, à suivre la réflexion peu conformiste de
Sarah Walden [145], historienne de l’art et restauratrice de très haut
niveau, que les peintres tout particulièrement ont été sensibles à
cette mutation ontologique de leurs productions au point d’éprouver
comme contradictoires deux injonctions simultanées adressées à
l’artiste moderne  : celle de donner à son tableau la vivacité du
sensible – ce qui est la preuve évidente de son « génie » personnel
– et celle de lui assurer une durée pérenne. Conflit caractérisé entre
deux éminentes valeurs. En effet, l’éclat de la présence émanait,
pensait-on, de pigments et de liants plus fragiles, plus volatils et
donc soumis à de rapides exfoliations et ternissures, alors que les
couleurs solides et durables que le vernis fixait se révélaient
d’emblée moins rayonnantes. Sous l’œil du spécialiste respectueux,
qui – muni de réactifs chimiques, de microscopes électroniques et
de scanners – plonge aujourd’hui dans leur matière même, se
découvrent chez les peintres d’antan des solutions de compromis
qui tentent de faire cohabiter vivacité instantanée de la perception et
permanence des matières et des formes, « exigences de subtilité et
de longévité [146]  ». Il y aurait là, sans doute, toute une histoire à
faire. Je signalerai simplement que ces contradictions s’intensifient
et se déploient avec une force et une évidence impressionnantes au
xixe siècle.
C’est alors que l’on assiste d’abord à des glissements nombreux,
presque massifs, des fonctions. Par exemple les architectures
princières et religieuses commencent à changer de destination.
Parallèlement s’impose comme une croyance orthodoxe la
cristallisation de l’identité des œuvres autour du couple forme et
matière dont la continuité simultanée en vient à définir à elle seule la
pérennité au point de renier toute autre solution alternative du type
de celles que nous avons décrites. Dès lors, la fonction ne domine
plus le temps des œuvres, à la limite elle découle de la stabilité
idéale de la forme et de la matière, elle en devient la simple
traduction. Mettre les œuvres dans le musée, institution dont
l’expansion est continue depuis la Révolution française, revient à
traduire fonctionnellement l’impératif unique et la définition nouvelle
de la pérennité. Ce dispositif confirme son emprise dès l’instant
qu’une pratique antérieure, celle de la collection plus ou moins
privée, aboutit nécessairement, lorsque le souci de la transmission
entre en jeu, à un don au musée conçu comme une machine à
immortaliser. Mutation capitale, bien étudiée des historiens [147] et
dont Le Cousin Pons de Balzac [148] épuise les figures
psychologiques et relationnelles. Cet impératif général rend
nécessaires deux opérations, depuis longtemps connues mais qui
désormais deviennent centrales  : la conservation méthodique et la
restauration raisonnée. La première vise à préserver les œuvres des
effets du temps, la seconde à effacer ceux-ci ou, du moins, à les
atténuer. Ensemble, elles aspirent à maintenir et à prolonger
indéfiniment la forme avec la matière. La nouveauté, relative, la
généralisation et surtout l’ampleur soudaine de ces pratiques –
présentées comme la pointe du progrès des valeurs de l’art, du
monument et, plus tard, du patrimoine dans la conscience collective
– ouvrent une période de trouble profond quant à la temporalité des
œuvres, trouble dont le Journal de Delacroix offre sans doute la plus
lucide et la plus engagée des chroniques.
En 1853, il exprime son rejet des restaurations – des
« nettoyages », dit-il – que conduit au Louvre son ami Frédéric Villot
qui «  a tué sous lui  » Les Noces de Cana de Véronèse en le
décapant jusqu’à la pâleur. Mais il faudra attendre 1860 pour qu’une
affaire éclate à propos des Rubens et du Saint-Michel de Raphaël,
aboutissant, après une campagne de presse, à la destitution de
Villot. De même Degas, quelques décennies plus tard, exprime-t-il
avec une particulière véhémence le même refus devant le jeune
Daniel Halévy qui note dans son journal, le 4 novembre 1895, cette
conversation exaltée :

« Ce que je veux ? C’est qu’on ne restaure pas les tableaux. Tu


gratterais une [le mot manque], tu irais en correctionnelle  ;
M. Kaempfe gratterait la Joconde, on le décorerait ; toucher à un
tableau  ! Mais il faut qu’un tableau…, il faut que le temps lui
marche dessus, comme sur toutes choses ; c’est sa beauté. On
devrait déporter un homme qui touche à un tableau ! Mais tu ne
sais pas l’effet que ça me fait  ; ces tableaux sont la joie de ma
vie  ; ils l’embellissent, ils la bercent  ; toucher à un Rembrandt  !
Mais c’est comme si… Nous étions à la porte de son atelier. Il
disparut. »

Et Halévy de rappeler dans une longue note la fureur de Degas


devant la restauration des Pèlerins d’Emmaüs dans lequel le
restaurateur avait fait disparaître «  une ombre au bas du tableau,
sous la table [149] ». Delacroix est aussi convaincu que les peintures
contemporaines, et d’abord les siennes, sont faites pour disparaître
un jour et il s’oppose aussi, dans son for intérieur, aux opérations de
remise à neuf du gothique telles qu’il les découvre en 1850 dans la
cathédrale de Cologne :

«  Plus j’assiste aux efforts qu’on fait pour restaurer les églises
gothiques, et surtout pour les peindre, plus je persévère dans
mon goût de les trouver beaucoup [d’autant] plus belles qu’elles
sont moins peintes. On a beau me dire et me prouver qu’elles
l’étaient, chose dont je suis convaincu puisque les traces existent
encore, je persiste à penser qu’il faut les laisser comme le temps
les a faites ; cette nudité les pare suffisamment ; l’architecture a
tout son effet, tandis que nos efforts à nous autres, hommes d’un
autre temps, pour illuminer ces beaux monuments, les couvrent
de contresens, font tout grimacer, rendent tout faux et
odieux [150]. »

Contre le beau «  historique  » confondu avec l’exactitude


archéologique, Delacroix dresse celui qui est le résultat de la durée,
une durée «  naturelle  » qu’il souhaite autant que possible exempte
d’interventions humaines. À l’encontre du souci dominant de son
époque, la pérennité lui apparaît donc comme un leurre dans la
mesure où, d’une part, comme dit une expression commune qu’il
faut prendre au pied de la lettre, « le temps fait son œuvre » et où,
d’autre part, les hommes et les sociétés changent avec lui.
Autrement dit, le bateau de Thésée devient forcément autre, mais
d’une altérité qui recueille le troublant parfum de son passé.
Cependant, il court désormais le risque de ne plus être du tout lui-
même si ceux qui veillent sur sa pérennité le décapent, le
repeignent, le remodèlent ou même «  le rétablissent dans son état
complet, qui peut n’avoir jamais existé à un moment donné [151] ».

La ruine et la résurrection
L’appel, minoritaire, de Delacroix à la suspension délibérée de
l’action conservatrice et restauratrice nous conduit tout droit à un
second paradoxe, dérivé de celui de Thésée, celui de la ruine. Aimer
les traces du passage du temps sur toutes les œuvres, quelles
qu’elles soient, revient à accepter leur disparition et à suspendre
toute prétention à les transmettre dans l’état où elles ont été reçues.
Si la poétique européenne des ruines [152], à laquelle Les Nuits de
Young ont donné un premier élan, ne prétend en rien intervenir sur
l’état des monuments et des sites, admettant leur irrémédiable
délitement et renonçant à toute pérennité, il n’en est plus de même à
l’époque où la conservation étend son emprise. Or, une ruine tend à
l’arasement si l’on ne veille pas à l’entretenir soigneusement en son
état de ruine, c’est-à-dire à la rénover périodiquement. Elle jouit
alors d’une pérennité qui s’attache paradoxalement aux seules
marques du temps destructeur, d’une pérennité exactement
« désœuvrée » qui me semble traduire assez bien un certain rapport
contemporain au passé. Viollet-le-Duc – créateur d’un concept de
restauration dont il revendique l’absolue modernité – et Ruskin –
défenseur des effets du temps – ont, comme on sait, incarné les
positions que le débat confronte mais ils demeurent l’un et l’autre
pris dans le cercle des alternatives que le couple
conservation/restauration délimite [153].
Or, face à l’utopie de l’œuvre figée dans le mouvement de sa
perte, se multiplient les initiatives qui, pour répondre aux
destructions soudaines, affirment, au contraire, l’obligation de
reproduire à l’identique les œuvres perdues, appelant d’une voix
unanime à renouer les fils brisés de la pérennité. Ces désastres sont
désormais instantanément et mondialement connus, provoqués par
les guerres et les catastrophes naturelles. L’incendie du pont de
Lucerne, du théâtre de la Fenice à Venise, du château de Lunéville,
la destruction guerrière du pont de Mostar, de la bibliothèque de
Sarajevo, des bouddhas de Bamiyan, des mausolées des saints de
Tombouctou, la mise à bas par la tempête du parc de Versailles…
aboutissent, dans un élan émotionnel collectif, au vœu – qui a
presque une dimension religieuse – de rétablir dans son intégrité ce
qui a été détruit [154]. Ce rachat, cette résurrection sont, en effet,
devenus des miracles souhaités et des performances techniques
réalisables. Mais cette occasion nous permet de vérifier le caractère
tout à fait historique de l’idée qui associe la pérennité à la
conservation conjointe de la forme et de la matière. Lorsque le
Parlement de Bretagne, à Rennes, est en partie détruit par les
flammes, le 5  février 1994, la lamentation collective impose la
reconstruction du palais « tel qu’en lui-même », à l’identique intégral.
Les architectes découvrent bientôt que cette identité est
insaisissable, que depuis le début du xviie siècle le bâtiment de style
italien a connu sept ou huit transformations profondes et que son
état initial ou moyen est inaccessible. De plus, sa fonction
contemporaine – il est le siège de la cour d’appel de Rennes – a des
exigences pratiques qui contrarient l’idée même d’une reproduction
et incitent plutôt à profiter de l’occasion pour améliorer sa
commodité. Le résultat sera un compromis entre un palais qui
présente aujourd’hui l’apparence artificielle de l’ancien tout neuf et
ses coulisses qui recèlent une profonde modernisation fonctionnelle.

Deux pérennisations confrontées


Il n’en reste pas moins que, dans tous ces cas, vécus
dramatiquement par l’opinion nationale et internationale, l’injonction
de la reconstitution intégrale et fidèle semble s’imposer avec une
force qui confirme à quel point la pérennité ainsi conçue est devenue
un mot d’ordre dominant. N’est-on pas tenté de penser que sa
traduction stabilisée – la forme avec la matière – a triomphé partout
dans le monde par l’intermédiaire des institutions et des professions
qui ont à charge de la diffuser ? Il est, en effet, frappant de constater
à quel point la création de l’Unesco en 1945 et la mise en place, au
cours des années 1960-1970, de sa politique patrimoniale appuyée
sur des organisations centralisées (l’Icom pour les musées et
l’Icomos pour les monuments) ont contribué puissamment à la
diffusion mondiale de doctrines et de modèles qui assurent le
triomphe de la conception occidentale récente de la pérennité. Cette
unification ne va certes pas sans débats mais ceux-ci sont restés
très longtemps dominés par une doctrine monolithique qui semblait
avoir réussi à fixer les règles et les « bonnes pratiques » pour ce qui
concerne œuvres, musées et monuments. Or, une controverse
essentielle est née à la fin du xxe  siècle qui porte non tant sur la
valeur de pérennité – nul ne songe à abandonner toutes les œuvres
à l’érosion du temps et à l’incurie des hommes  ! – mais sur les
modalités de sa réalisation. Une autre solution au paradoxe de
Thésée a surgi sur le devant de la scène culturelle manifestant une
forte capacité subversive. C’est, bien entendu, l’Unesco qui fut et qui
demeure le théâtre de cet affrontement feutré.
En 1999, Koichiro Matsuura, un diplomate japonais, est élu à la
tête de l’organisation internationale, au moment où le Japon en est
le plus important soutien financier. À revisiter aujourd’hui les actes
de cette présidence très marquante il apparaît qu’avec une grande
habileté politique, elle a surtout promu et finalement imposé une
nouvelle classe de biens culturels dits de « patrimoine immatériel »,
d’autant plus discutée par les anthropologues qu’elle annexe une
part de leurs objets de recherche classiques [155]. Le point, essentiel
dans notre optique, n’est pas tant cette catégorie en soi mais le fait
qu’elle donne une réponse tout à fait nouvelle à la question de la
relation entre temps et identité. La pérennité ne repose plus
exclusivement sur la conservation de la forme avec la matière mais
sur la persistance et la transmission des savoir-faire capables
d’assurer la continuité renouvelée de la production et de la
création [156]. Ces connaissances sont incarnées dans des hommes
et des femmes – artisans, artistes, acteurs de pratiques. Ils sont
placés au cœur de la nouvelle définition. Il suffirait donc qu’existent
des charpentiers de marine formés dans la tradition de leur métier
pour que la question de la conservation du bateau de Thésée perde
son caractère objectal. Leur savoir, à condition d’avoir été
soigneusement transmis, serait capable de produire le même
bateau, apte aux mêmes fonctions.
À mon sens, la mise en forme conceptuelle de cette réponse
« orientale » au paradoxe de Thésée ne remonte pas à une tradition
immémoriale qui aurait pris d’un coup conscience d’elle-même. Son
explicitation est plutôt le résultat d’une rencontre et d’une
confrontation, amorcées au milieu du xixe  siècle, entre l’Europe
occidentale et l’Orient japonais et chinois. En 1866, Viollet-le-Duc
fonde explicitement sa théorie de la restauration sur une distance
critique vis-à-vis des façons orientales : « En Asie, autrefois comme
aujourd’hui, lorsqu’un temple ou un palais subissait les dégradations
du temps, on en élevait ou l’on en élève un autre à côté. On n’en
détruit pas pour cela l’ancien édifice, on l’abandonne à l’action des
siècles, qui s’en emparent comme d’une chose qui leur appartient,
pour le ronger peu à peu [157]. » Chez les adversaires minoritaires de
la nouvelle restauration cette Asie «  barbare  » va dans les
décennies suivantes se muer en modèle et conquérir des positions
au point qu’aujourd’hui un «  orientalisme  » diffus nourrit les
interrogations générales sur les notions d’art, d’œuvre et d’auteur. Il
me semble que la première et plus complète expression de ce
retournement est due au poète Victor Segalen qui lui consacre, en
1911, une de ses Stèles les plus méditées et travaillées [158]. On
nous permettra d’en citer ci-après le texte définitif, étonnant par son
anticipation du débat contemporain.

AUX DIX MILLE ANNÉES

Ces barbares, écartant le bois, et la brique et la terre, bâtissent


dans le roc afin de bâtir éternel !

Ils vénèrent des tombeaux dont la gloire est d’exister encore ; des
ponts renommés d’être vieux et des temples de pierre trop dure
dont pas une assise ne joue.

Ils vantent que leur ciment durcit avec les soleils ; les lunes
meurent en polissant leurs dalles ; rien ne disjoint la durée dont ils
s’affublent ces ignorants, ces barbares !

*
Vous ! fils de Han, dont la sagesse atteint dix mille années et dix
mille milliers d’années, gardez-vous de cette méprise.

Rien d’immobile n’échappe aux dents affamées des âges. La


durée n’est point le sort du solide. L’immuable n’habite pas vos
murs, mais en vous, hommes lents, hommes continuels.

Si le temps ne s’attaque à l’œuvre, c’est l’ouvrier qu’il mord.


Qu’on le rassasie : ces troncs pleins de sève, ces couleurs
vivantes, ces ors que la pluie lave et que le soleil éteint.

Fondez sur le sable. Mouillez copieusement votre argile. Montez


les bois pour le sacrifice : bientôt le sable cédera, l’argile gonflera,
le double toit criblera le sol de ses écailles :

Toute l’offrande est agréée !

Or, si vous devez subir la pierre insolente et le bronze orgueilleux,


que la pierre et que le bronze subissent les contours du bois
périssable et simulent son effort caduc :

Point de révolte : honorons les âges dans leurs chutes


successives et le temps dans sa voracité.

Le poème opère un renversement de la hiérarchie admise.


L’Occident, que dans d’autres textes Segalen voit poindre avec
l’Égypte pharaonique, est le vrai « barbare » qui oppose ses pierres,
ses assemblages jointifs et son ciment solide à la voracité du temps
alors que l’Orient sacrifie à celui-ci ses créations aussi fragiles et
mortelles que les êtres vivants. Ce tableau, avec d’autres poèmes
du recueil et d’autres proses rédigées dès 1909, à l’arrivée en Chine,
et qui semblent répliquer à l’anathème de Viollet-le-Duc [159],
suggère non seulement que la vaine résistance au temps révèle
l’ubris, la démesure occidentale, mais aussi que l’ancienneté lisible
dans la patine déposée sur les œuvres et qui nourrit le sentiment
d’une étrangeté du passé ne saurait être une qualité appréciée dans
un monde d’hommes lents et continuels qui acceptent de refaire
sans cesse au temps l’offrande périssable de leurs œuvres. Cette
pensée a trouvé sa parabole – nouvelle résolution du paradoxe de
Thésée – dans l’histoire japonaise du Grand sanctuaire d’Ise.
Promu, selon des formules qui ont bougé dans l’histoire [160] , haut
lieu de la piété shintoïste et nationale, le temple principal, construit
en bois de cyprès du Japon, est depuis la fin du viie  siècle, détruit
tous les vingt et un ans et reconstruit sur un espace qui jouxte le site
précédent. Architectes et artisans ont conservé la forme de l’édifice
en s’appuyant sur des documents scrupuleusement transmis. La
main et l’écrit sont ici les deux sources de la pérennité.
Même si le cas du temple d’Ise, lié au culte impérial, est
exceptionnel, les circonstances historiques qui ont présidé à la
législation sur les biens culturels au Japon puis en Chine ont conduit
à l’adopter, au moins comme parangon à opposer aux modèles de la
conservation et de la restauration à l’occidentale qui se sont aussi
implantés dans les États de l’Extrême-Orient. La notion de «  trésor
vivant  », consacrée en 1950, après les grandes destructions
atomiques, est la traduction conceptuelle et juridique d’une
prééminence du savoir-faire sur le produit. La convention sur le
patrimoine culturel immatériel de 2003 a entériné, grâce à l’alliance
politique de l’Orient et de l’Afrique – très pauvre en monuments
durables figurant sur la liste du Patrimoine mondial de 1972 –
l’entrée dans l’arène internationale d’une conception différente de la
pérennité. Elle est désormais portée par les communautés qui se
reconnaissent dans ces pratiques et expertisée, idéalement, non
plus par des agences centralisées, comme l’Icomos, mais par de
multiples associations actives sur le terrain dans les pays
signataires.
Il ne faudrait pourtant pas imaginer que la formule occidentale de
la pérennité est en train de rendre les armes devant la vague
orientaliste. Cette dernière vaut d’abord pour les arts de la
performance qui impliquent la réalisation chaque fois particulière
d’une œuvre qui n’existe qu’à l’état virtuel avant d’être mise en jeu. Il
n’est pas étonnant que les premiers «  trésors vivants  » japonais
soient des maîtres du théâtre traditionnel, tel le kabuki, et que les
grands domaines d’application de la convention du patrimoine
culturel immatériel correspondent à des productions liées au temps
de leur effectuation (danses, musiques et chants, rituels, fêtes,
traditions orales narratives…) et dont le résultat est chaque fois
différent. Bien sûr, la convention prévoit aussi de distinguer des
pratiques qui outrepassent le temps de leur action, comme les
techniques artisanales dont les objets qu’elles créent demeurent,
mais, dans ce cas, affirme-t-on, le savoir de l’artisan prime sur
l’œuvre finie.
Cependant, cette valorisation des processus, socialisés et
incorporés, rentre à son tour irrésistiblement dans la logique de la
conservation matérielle puisqu’aujourd’hui tous les arts de la
performance aspirent à une fixation par l’enregistrement visuel et
sonore qui contrebalance leur caractère instantané et finit par
constituer des archives et des collections qui pérennisent la
singularité de la représentation (au sens théâtral du terme) et
posent, à leur tour, des problèmes aigus de conservation de leur
support fragile. Tandis que, d’autre part, les « trésors vivants », ces
maîtres chargés, en principe, de transmettre ce qu’ils savent faire,
en viennent à occuper, inéluctablement, la position d’artistes dont les
performances et les productions sont prisées, cotées, monnayées au
prix fort et parfois conservées dans des musées qui les identifient
comme forme et matière, permettant, par exemple, à des
fabrications anonymes, relativement éphémères et généralement
féminines – car issues des artisanats de la terre modelée et décorée
et du fil tissé et brodé – d’aspirer à l’immortalité des œuvres d’art.

Le présent au futur
Ainsi, le dualisme contemporain du matériel et de l’immatériel,
dont il est facile et banal de dénoncer le caractère factice, recouvre-
t-il, en vérité, un débat plus décisif sur l’identité des œuvres de
culture dans le temps. Il relève à sa façon le défi de la pérennité.
Mais, ce n’est point là le seul mouvement qui affecte aujourd’hui la
mise en œuvre de cette valeur. Il en est un autre qui déborde le
paradoxe de Thésée de façon inattendue. En effet, ce dernier
formule un problème lié à la conservation et à la transmission du
passé  : le héros est honoré pour avoir débarrassé la Cité d’un
monstre qui réclamait son tribut de chair athénienne, son bateau est
conservé et réparé au nom de cette mémoire dans une logique de
reconnaissance de l’histoire (ou du mythe) comme leçon de vie [161].
La pérennisation de ce qui nous vient du passé a longtemps été une
manière de reconnaître la grandeur de ses œuvres et la force de ses
exemples. En cela la pérennité faisait corps avec la notion de
monument intentionnel, commémoratif. Un retournement capital est
en train d’inverser la direction de la flèche du temps. Il ne s’agit plus
seulement de pérenniser ce qui fut en se plaçant dans une position
de servant de la tradition et de ses chefs-d’œuvre mais de faire de la
transmission en tant que telle une injonction, un impératif, un devoir.
Ce thème est sous-jacent dans le dispositif du patrimoine immatériel,
obsédé par la menace de la perte, mais il occupe une position bien
plus explicite dans plusieurs configurations actuelles où l’œuvre,
quelle qu’elle soit, émerge et se définit principalement par le fait
d’être adressée au futur. La pérennisation est inscrite dans son acte
de naissance, elle n’advient pas après coup, elle fait corps avec son
projet même. Celui-ci vise donc à pérenniser le présent et à
l’adresser aux hommes – ou parfois aux êtres inconnus – de l’avenir.
Ce présent à éterniser se déploie entre deux polarités, à la fois
complémentaires et contradictoires, celle de l’événement et celle de
l’objet, qui recoupent une autre tension entre l’exceptionnel et le
banal. Deux cas exemplaires suffiront à illustrer ce type de
pérennisation et à faire surgir les contradictions qui l’habitent.
Le 3 mars 1946 est publié au Journal officiel de la République le
«  Projet de loi relatif à la conservation des ruines et à la
reconstruction d’Oradour-sur-Glane  ». Le village a été incendié le
10 juin 1944 par la division Das Reich qui a massacré ses habitants.
En le visitant le 4 mars 1945, le général de Gaulle lui avait conféré
un statut particulier  : «  Oradour-sur-Glane est le symbole des
malheurs de la patrie. Il convient d’en conserver le souvenir, car il ne
faut pas qu’un pareil malheur se reproduise.  » Conservation
conjuratoire donc, « pour l’éternité » précise même le texte de la loi.
C’était sans compter sur les effets du temps. Outre la disparition
progressive des témoins qui prive les décombres conservés tels
quels du rappel des évènements qui les expliquent, un processus
d’adoucissement transforme peu à peu le village martyr en une ruine
moussue et fleurie, image d’un cadre communautaire d’antan,
partout ailleurs altéré. Un tourisme d’écomusée se substitue peu à
peu au pèlerinage du souvenir au point que certains éprouvent le
besoin de légender cet espace – « Atelier du forgeron  », «  Maison
de la couturière »… – pour conforter une esthétique de la nostalgie
qu’inspire ce lieu immobilisé dans un silence propice au rêve [162].
Dix ans plus tard, cette métamorphose insidieuse aboutit, en
réaction, à la clôture du village et à la création d’un «  centre
d’interprétation  » dont la traversée obligatoire replonge le visiteur
dans l’horreur de l’événement et l’invite à réfléchir sur les causes
d’une guerre qui ne doit plus revenir. La pérennisation mémorielle
n’avait donc pas tenu compte de la double transformation d’un lieu
fragile et d’un public né et grandi à d’autres époques. Mais le rappel
objectif de l’histoire, dans ses détails et dans son contexte, est-il
suffisant ? Sans doute pas puisque se profile désormais le besoin de
«  recharger  » cet espace des références à d’autres massacres de
civils, plus proches de nous, ce qui revient à faire d’Oradour, à
l’encontre de l’intention qui a présidé à sa conservation première, un
exemple de la présence perpétuée du mal [163].
Moins dramatique sans doute mais tout aussi problématique, me
semble le geste qui poussa en 1957, pour des raisons qui ne furent
pas explicitées, à procéder à un étrange enterrement sous une dalle
qui est toujours dans le hall de la Comédie française à Paris et qui
porte ces mots :
Sous cette pierre

le mardi x décembre mcmlvii

en présence de M. André Le Troquer

président de l’Assemblée nationale

a été déposé à l’intention des temps futurs

l’ensemble des enregistrements phonographiques

inscrits au palmarès 1957

de l’Académie du disque francais

en tête desquels fut couronnée

« exemple des vertus artistiques » du xxe siècle

l’interprétation originale du Port-Royal

d’Henry de Montherlant

par

les comédiens francais

On reconnaît ici le geste qui, un demi-siècle plus tôt, en 1907,


avait conduit à ensevelir dans une crypte sous l’Opéra les grandes
voix de l’époque enregistrées sur vingt-quatre disques. Cette
opération, la foire mondiale de New York, en 1938, l’a baptisée
« capsule de temps ». Elle consiste à rassembler dans un contenant
hermétique, très résistant et généralement enfoui, les éléments que
l’on souhaite léguer à l’avenir [164]. Ces projets, multipliés aux États-
Unis depuis les années 1940 et prenant parfois des proportions
gigantesques, consistent à se placer mentalement dans le «  futur
antérieur  » et à réunir tout ce qui pourrait sembler emblématique
d’une personne, d’une famille, d’une localité, d’une nation, voire
simplement de « notre époque », telles qu’elles se définissent dans
leurs productions. L’avenir imaginé des capsules de temps est
variable : leur ouverture peut être liée à la mort de leur auteur, ce qui
renvoie à une banale transmission générationnelle, mais elle est
généralement programmée pour des durées beaucoup plus longues
voire indéterminées lorsque la capsule est accompagnée d’un
dispositif qui fait disparaître ses traces et même sa simple mention
de façon à retarder le plus possible sa découverte, la livrant au pur
hasard. La pérennité n’est plus, dans ce cas, réservée aux seules
œuvres d’exception, elle s’étend, tout au contraire et de façon
délibérée, à un ensemble d’objets, d’images et d’écrits ordinaires.
Cependant, le simple fait d’élaborer un programme de pérennisation
pour ces choses banales provoque une sorte de mutation. En les
sortant de l’usage et en les traitant comme des témoins adressés à
l’inconnu, on les rend infiniment précieuses comme le démontrent
les fouilles et les inventaires qui aujourd’hui raniment, avec un soin
d’archéologue, des capsules de temps à peine âgées d’un demi-
siècle. Dans ces dispositifs, qui deviennent très populaires si l’on en
croit la prolifération sur internet des recettes pour les confectionner
et des ventes de containers prévus à cet usage, la manipulation du
temps en vue d’engendrer un éternel présent prend la force d’une
sublimation mémorielle et esthétique de la vie. La pérennisation crée
les valeurs, elle ne se contente plus de les entériner et de les
proclamer en les perpétuant. Bien sûr, les capsules de temps
pourraient, si leur confection se généralisait, être perçues comme les
rivales privées des établissements qui ont la pérennisation culturelle
en charge, aussi voit-on de grandes institutions et leurs
représentants (Library of Congress, British Museum…) s’intéresser
de près à ce mouvement avec le souci d’en conseiller et guider les
acteurs. Ce faisant, elles expriment une question qui hante
aujourd’hui toutes les instances conservatrices  : comment
bibliothèques, archives et musées pourraient-ils se saisir du
présent [165] ?

Conclusion : la pérennité en proie à l’art


La valeur de pérennité nous est apparue toujours active mais
d’autant plus changeante dans ses dispositifs qu’elle engage, bien
au-delà de la sauvegarde de l’œuvre d’art et du patrimoine, le
rapport de nos sociétés au temps. Rapport explicité dans des
discours, des rites, des institutions et qui n’apparaît plus simplement
comme une injonction doctrinale dont les modalités seraient toujours
en débat. En fait, comme plusieurs solutions pratiques au paradoxe
de Thésée le montrent, la pérennité tend à devenir une question et
un sujet dont l’art s’empare et qu’il déploie soit en forme de
méditation discursive soit, de façon plus autonome, comme source
d’une conceptualisation toute sensible. Ainsi l’imaginaire de la
traversée du temps, incarnée dans un site ou un objet qui tirent de
cette qualité une puissance surhumaine, est-elle un des thèmes
favoris du roman archéologique [166] mais celui-ci se nourrit de
l’odyssée historique de quelques objets réels, héros de récits tout
aussi fantastiques dus à de doctes conservateurs [167]. De leur côté,
les artistes contemporains se saisissent de la pérennisation en tant
qu’elle jette un pont entre la vie de l’art et la vie sociale. Aussi
explorent-ils toutes les formes de résolution du paradoxe de l’identité
dans le temps, les figurant sur un mode volontiers hyperbolique. Les
ruines d’Anne et Patrick Poirier [168] ou les capsules de temps
d’Andy Warhol sont des interventions singulières sur la pérennité.
Plus ancrées me semblent les expériences de Jochen Gerz et c’est
donc avec une d’elles que se conclura ce parcours.
La circonstance en est locale et exceptionnelle. Le petit village de
Biron, en Dordogne, n’avait pas de monument aux morts. Dans les
années 1980, le conseil municipal estima que l’affaire relevait du
ministère de la Culture puisqu’il s’agissait de «  monument  ». On
sollicita donc la Direction régionale des affaires culturelles de
Bordeaux où un conseiller aux arts plastiques eut l’idée de
soumettre cette question à Jochen Gerz qui, depuis plusieurs
années, créait des monuments paradoxaux. L’artiste accepta à
condition de réaliser une œuvre à son idée. Il entreprit d’interroger
les gens de Biron sur la guerre, de les enregistrer et d’extraire de
leurs témoignages des phrases qui, toutes, condamnaient cette
barbarie et appelaient à un monde de paix [169]. Ces sentences
furent gravées sur de petites plaques de plastique assez bon
marché puis fixées non seulement sur la stèle dressée – seule
concession ironique à la forme monumentale – mais au sol tout
autour d’elle. Il est convenu que le trésor des phrases enregistrées
doit dans l’avenir servir à renouveler les inscriptions. Gerz a donc
proposé de bâtir un monument paradoxal. Il dénonce son objet – pas
d’héroïsme ni de lamentation mais un refus de toute guerre –, il
exprime le point de vue des contemporains ordinaires, il est soumis
au changement et, à ce titre, définit la pérennisation comme un
renouvellement continu. Un détail cependant ; comme dans presque
tous les cas où la pérennité s’émancipe de l’immobilité de la forme et
de la matière, l’écrit vole au secours de la durée : Gerz a recueilli et
publié dans un livre les phrases lapidaires des actuels habitants de
Biron…

131
. Mary Mac Carthy, « Vivre avec les belles choses » , Le roman et les idées [1974,] Paris, Fayard, 1988,
p. 130-159.
132
. Nathalie Heinich, « Les objets-personnes : fétiches, reliques et œuvres d’art », Sociologie de l’art, no 6,
1993, p. 25-56.
133
. Voir Aloïs Riegl, Le culte moderne des monuments. Son essence et sa genèse [1903], Paris, Seuil,
1984 et D.  Fabre, «  Ancienneté, altérité, autochtonie  », in Daniel Fabre (dir.), Domestiquer l’histoire.
Ethnologie des monuments historiques, Paris, ministère de la Culture et de la Communication/Éditions de la
Maison des sciences de l’homme, coll. « Ethnologie de la France », série « Cahiers », 2000, p. 195-208.
134
. Stéphane Ferret, Le paradoxe de Thésée. Le problème de l’identité à travers le temps, Paris,
Les Éditions de Minuit, 1996.
135
. Gérard Lenclud, «  Les cultures humaines et le bateau de Thésée. Le problème de l’identité des
cultures à travers le temps  » in Denis Laborde (dir.), Désirs d’histoire. Politique, mémoire, identité,
L’Harmattan, 2009, p. 221-248.
136
. Plutarque, Vies parallèles, dir. François Hartog, trad. Anne-Marie Ozanam, Paris, Gallimard,
coll. « Quarto », 2001, p. 76.
137
  – S. Ferret, Le paradoxe de Thésée, op. cit.,p. 115.
138
. Paul Zanker, Die Maske des Sokrates. Das Bild des Intellektuellen in der antiken Kunst, Munich, C. H.
Beck’sche Verlagbuchhandlinung, 1995.
139
. Marie-José Mondzain, Image, icône, économie : les sources byzantines de l’imaginaire contemporain,
Paris, Le Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 1996.
140
. Voir Andreï Tarkovski, « Andreï Roublev » [1969], in Œuvres cinématographiques complètes I, Paris,
Exils éditeurs, 2001, p. 153-381.
141
. Vladimir Solooukhine, Les Planches noires. Notes d’un collectionneur débutant, Moscou, Éditions du
Progrès, 1990.
142
. Henry Kraus, God was the Mortar. The Economics of Cathedral Building, Londres, Routledge & Kegan
Paul, 1979 (trad. L’argent des cathédrales, Paris, Le Cerf-CNRS éditions, 2012).
143
  – S. Ferret, Le paradoxe de Thésée, op. cit., p. 115.
144
. Hans Belting, Image et culte : une histoire des images avant l’époque de l’art, Paris, Éditions du Cerf,
1997 ; N. Heinich, Du peintre à l’artiste : artisans et académiciens à l’âge classique, Paris, Éditions de Minuit,
1993  ; Larry Shiner, The Invention of Art. A Cultural History, Chicago, The University of Chicago Press,
2001 ; Édouard Pommier, Comment l’art devint l’Art dans l’Italie de la Renaissance, Paris, Gallimard, 2007.
145
. Sarah Walden, The Ravished Image. Or How to Ruin Masterpieces by Restoration, Londres,
Weidenfeld & Nicolson, 1985 (trad., Outrage à la peinture, Paris, Ivrea, 2003).
146
. Ibid., p. 49.
147
. Voir Dominique Poulot, Patrimoine et musées : l’institution de la culture, Paris, Hachette, 2001.
148
. Honoré de Balzac, Le Cousin Pons [1847], préface Jacques Thuillier, Paris, Gallimard, coll.  Folio  »,
1973.
149
. Daniel Halévy, Degas parle…, Paris/Genève, La Palatine, 1960, p. 82-83.
150
. Eugène Delacroix, Journal (1822-1857), vol. i, éd. M. Hannoosh, Paris, José Corti, coll.  «  Domaine
romantique », 2009, p. 535-536.
151
. Eugène Viollet-le-Duc, « Restauration », in Dictionnaire raisonné de l’architecture française du xi  e au
xvi e siècle, vol. viii, Paris, Bance et Morel, 1866. Voir aussi du même auteur L’éclectisme raisonné, choix de
textes et préface de Bruno Foucart, Paris, Denoël, 1984, p. 121-143.
152
. Roland Mortier, La poétique des ruines en France. Ses origines, ses variations de la Renaissance à
Victor Hugo, Genève, Droz, 1974.
153
. Michel Makarius, Ruines. Représentations dans l’art de la Renaissance à nos jours, Paris, Flammarion,
2004.
154
. D. Fabre, «  Catastrofe, scoperta, intervento o il monumento come evento  », in Andreina  Ricci (dir.),
Archeologia e urbanistica. XII  Ciclo di Lezioni sulla Ricerca applicata in Archeologia (Certosa di Pontignano
2001), Florence, All’Insegna del Giglio, 2002, p.  19-27. Disponible en ligne,
http://www.bibar.unisi.it/sites/www.bibar.unisi.it/files/testi/testiqds/q53-54/urban_02.pdf [consulté en
mars  2013]. Voir aussi du même auteur, Émotions patrimoniales, Paris, ministère de la Culture et de la
Communication/Éditions de la Maison des sciences de l’homme, coll. « Ethnologie de la France », 2013.
155
. Ch. Bortolotto, Il patrimonio immateriale secondo l’Unesco  : analisi e prospettive, Rome, Istituto
poligrafico e Zecca dello Stato, 2008  ; Le Patrimoine culturel immatériel. Enjeux d’une nouvelle catégorie,
Paris, ministère de la Culture et de la Communication/Éditions de la Maison des sciences de l’homme,
coll. « Ethnologie de la France », 2011.
156
. La bibliographie sur ces conceptions occidentale et orientale de la matérialité (et donc de la pérennité)
commence à être considérable même s’il manque encore une analyse historique précise des moments de
cette confrontation. J’utilise, entre autres  : Simon Leys, «  L’attitude des Chinois à l’égard du passé  », in
L’humeur, l’honneur, l’horreur. Essais sur la culture et la politique chinoises [1985], Paris, Robert Laffont, 1991,
p.  11-48  ; Marc Bourdier, «  Le mythe et l’industrie ou la protection du patrimoine culturel au Japon  »,
Genèses, no 11, 1993, p. 82-110 ; Masahiro Ogino, « La logique d’actualisation. Le patrimoine et le Japon »,
Ethnologie française, n. s., t. 25, no 1, « Le vertige des traces », 1995, p. 57-64 ; Nicolas Fiévé, « Architecture
et patrimoine au Japon  : les mots du monument historique  », in Régis Debray (dir.), L’abus monumental,
Paris, Fayard,
157
. E. Viollet-le-Duc, L’éclectisme raisonné, choix de textes et préface de Bruno Foucart, Paris, Denoël,
1984, p. 121.
158
. Victor Segalen, Stèles, éd. critique Henry Bouillier, Paris, Mercure de France, 1982.
159
. V. Segalen, Briques et tuiles, éd. Henry Bouillier, Fontfroide, Fata Morgana, 1987, p. 66-71.
160
. Voir M. Bourdier, « Le mythe et l’industrie ou la protection du patrimoine culturel au Japon », art. cit.
161
. Voir François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Le  Seuil,
coll. « La Librairie du xxie siècle », 2003.
162
. Sarah Farmer, 10 juin 1944, Oradour, arrêt sur mémoire, Paris, Perrin, 2004.
163
. Voir la séquence de la visite des représentants d’un village martyr bosniaque dans l’excellent film de
Patrick Séraudie, Une vie avec Oradour, Nour Films, 2011.
164
. William Jarvis, Time Capsules, a Cultural History, Jefferson, McFarland éditeur, 2003.
165
. Voir l’article très stimulant de Brian Durrans, ethnologue au British Museum et spécialiste des Time
capsules : « Time capsules as extreme collecting », in Graeme Were et J.  C.  H.  King, Extreme Collecting:
Challenging practices for 21 st Century Museums, New York, Berghahn Books,
166
. Voir Claudie Voisenat (dir.), Imaginaires archéologiques, Paris, ministère de la Culture et de la
Communication/Éditions de la Maison des sciences de l’homme, coll. « Ethnologie de la France », 2008.
167
. Voir Thomas Pearsall Field Hoving, La Croix de maître Hugo, Paris, Calmann-Lévy, 1981.
168
. Makarius, op. cit., 2004.
169
. Jochen Gerz, Le monument vivant de Biron, La question secrète, Arles, Actes Sud, 1996.
Jean-Marie Schaeffer  

Le plaisir

Malaises philosophiques
En travaillant à la rédaction de ce texte, j’ai remis la main dans
ma bibliothèque sur un ouvrage classique de l’esthétique
philosophique d’inspiration analytique intitulé Pleasure, Preference
and Value [170]. On y trouve des contributions d’éminents
philosophes analytiques, tels John McDowell, Philip Pettit, Eva
Schaper, Barry Falk, R.  A. Sharpe, Antony Savile, Malcolm Budd,
Ted Cohen et J. M. Cameron. À la lecture du titre je pensais pouvoir
faire mon miel de l’ouvrage, ou en tout cas y trouver quelques
lumières pour mon thème, même si dans le vague souvenir qui me
restait d’une première lecture il y a de cela quelque trois décennies,
la problématique du plaisir n’avait laissé aucune trace. Je me
résignai à y voir un signe de l’inexorable naufrage de ma mémoire,
car après tout la notion qui m’intéressait figurait en toutes lettres
dans le titre de l’ouvrage : « Pleasure ».
En réalité, le ramage ne se rapportait guère au plumage : je dus
me rendre à l’évidence que le titre n’avait pas grand-chose à voir
avec le contenu. Quelque peu dépité je découvris d’abord que sur
les neuf articles du recueil seulement deux contenaient le terme
«  plaisir  » dans leur titre, à savoir le texte de Eva Schaper, «  The
pleasures of taste », et celui de R. A. Shape, « Solid joys or fading
pleasures ». Et de fait, la question du plaisir en art n’est abordée que
dans trois contributions, celles, déjà citées, de Schaper et Shape,
ainsi que celle d’Antony Savile «  Beauty and Attachment  ». Parmi
les autres auteurs un seul traite de la question du plaisir : il s’agit de
Ted Cohen, qui, dans un texte devenu un classique, parle du plaisir
pris… aux blagues. Bien qu’il existe un art des blagues, je me suis
dit que je ne convaincrais sans doute pas grand monde parmi les
amateurs d’art (qui sont généralement des gens distingués) en
prenant le texte de Cohen comme un exemple d’une conception
hédoniste de l’art.
Tout aussi étonnant  est le fait qu’aucun des auteurs n’étudie
conjointement les trois notions du titre – plaisir, préférences, valeurs
– alors qu’elles constituent le tripode par excellence de toute
réflexion sur la relation esthétique et tout particulièrement sur le
jugement esthétique. Ainsi McDowell et Pettit développent une
ontologie réaliste des propriétés esthétiques et s’intéressent au
statut épistémique des jugements esthétiques, sans que les notions
de «  plaisir  » et de «  préférences  » n’entrent dans leur
argumentation (fût-ce pour se voir rejetées), comme si l’ontologie
réaliste des propriétés esthétiques et l’épistémologie objectiviste des
jugements esthétiques étaient incompatibles avec les notions même
de « plaisir » et de « préférences ».
Tout cela témoigne d’un embarras qui devient particulièrement
tangible dans les trois textes qui daignent parler du « plaisir » dans
le cadre d’une interrogation sur l’art. Les trois auteurs en question
essaient en effet de neutraliser au plus vite la notion : Schaper noie
la question dans une perspective kantienne, Savile congédie le
plaisir au profit de l’attachement, Shape dénonce les «  fading
pleasures  » qu’il oppose aux «  solid joys  ». Le seul à adopter une
attitude non prévenue à l’égard de la question est Ted Cohen, mais,
comme déjà indiqué, il parle de blagues et non pas d’œuvres d’art.
Il ne faudrait pas croire que l’attitude pour le moins embarrassée
des auteurs de ce recueil soit l’exception. Elle est plutôt la règle, et
cela depuis assez longtemps déjà, dans les écrits consacrés à l’art.
Chaque fois que c’est possible on évite d’aborder le sujet. Si ce n’est
pas le cas, deux stratégies prédominent  : soit on louvoie (par
exemple en insistant sur le fait que s’il peut y avoir du plaisir
résultant de l’expérience des œuvres d’art, ce plaisir est totalement
différent des autres plaisirs), soit, et c’est la position la plus
répandue, en défendant l’idée qu’il n’existe pas de lien entre
l’expérience d’une œuvre d’art et la dimension hédonique. D’où vient
cet embarras, alors même qu’en prêtant attention à la manière dont
les gens qui nous entourent s’expriment lorsqu’ils parlent d’un film
ou d’une pièce de théâtre qu’ils ont vus, d’un livre qu’ils ont lu, d’une
exposition qu’ils ont visitée, on ne peut manquer de constater que
les expressions qui reviennent le plus souvent –  «  Cela m’a plu  »,
«  C’était super  », «  C’était plaisant  », ainsi que leurs équivalents
négatifs – concernent la valence hédonique de l’expérience produite
par les œuvres en question ?

Hédonisme et antihédonisme
Penser que produire du plaisir est une des valeurs que les
œuvres d’art peuvent ou doivent poursuivre légitimement est une
position qui a été exprimée à d’innombrables reprises au cours de
l’histoire de la culture européenne, depuis l’antiquité grecque jusqu’à
nos jours. On trouve des vues du même type dans d’autres grandes
cultures de l’écrit, par exemple en Inde, en Chine, au Japon et dans
l’immense aire culturelle de l’Islam, mais tout aussi bien dans les
innombrables autres cultures humaines qui jusqu’à un passé récent
fonctionnaient sur le mode de l’oralité. En fait, on aurait bien des
difficultés à trouver une culture dans laquelle l’art n’est pas associé
plus ou moins intimement à l’idée de quelque chose qui a partie liée
avec une expérience «  plaisante  ». Du moins cette affirmation est-
elle correcte si on remplace le terme « art » par le nom de telle ou
telle des pratiques créatrices humaines que nous réunissons depuis
quelques siècles sous ce terme. On peut discuter sans fin pour
savoir si dans le passé d’autres cultures que la nôtre ont eu à leur
disposition la notion d’«  art  » ou une notion apparentée. En
revanche, il est indéniable que d’innombrables sociétés autres que
la nôtre ont connu ou connaissent des sculptures, des poèmes
épiques ou lyriques, des pièces de musique, des images, des récits
de fiction, des représentations théâtrales, et ainsi de suite. Or dès
lors qu’une société connaît une de ces pratiques, elle considère
pratiquement toujours aussi qu’une des dimensions de cette pratique
réside dans sa capacité de donner lieu à une expérience
hédoniquement positive. Ainsi, partout où il y a de la sculpture, il
importe qu’elle puisse être appréciée positivement (par un humain,
par l’ancêtre à qui elle est dédiée, par l’Esprit qui est censé venir
l’habiter et animer, etc.). La même chose vaut pour le chant, la
musique ou la danse  : même lorsqu’elles possèdent des fonctions
«  sérieuses  », par exemple rituelles, religieuses, guerrières ou
propagandistiques, ces pratiques doivent aussi retenir l’attention par
des caractéristiques qui satisfont les auditeurs et spectateurs (ou le
commanditaire) – fût-ce en produisant, à l’instar du paradoxe du
tragique dans le domaine littéraire, des constellations émotionnelles
conflictuelles, tel le plaisir triste (ou la tristesse plaisante) des chants
funèbres.
Bien entendu, cette conviction que l’art doit plaire n’est pas
toujours exprimée sous une forme directe. Ceci tient notamment au
fait que la notion même de «  plaisir  » est un concept mou, comme
en témoignent notamment deux millénaires de tentatives
philosophiques généralement vaines de le définir, que ce soit par
introspection ou déductivement à partir d’une théorie générale de
l’esprit. Mais les travaux de la neurobiologie et de la psychologie
expérimentale ne laissent guère de doute sur l’existence (et le rôle
central dans notre «  économie psychique  ») d’états hédoniques,
souvent d’ailleurs subpersonnels, régulés par des
neurotransmetteurs spécifiques [171]. Par ailleurs nous avons appris
à accepter depuis un certain temps qu’une réalité n’a pas besoin de
se laisser conceptualiser de manière précise pour exister.
On peut donc soutenir raisonnablement que dans toutes les
cultures humaines la capacité d’une œuvre d’art de donner lieu à
une satisfaction – donc un état hédonique positif – inhérente à sa
réception même fait partie des conditions qu’on considère comme
constituantes de toute œuvre réussie. Parfois elle est même
considérée comme une condition nécessaire et suffisante – c’est le
cas dans les théories hédonistes de l’art. Certes, cette position
purement hédoniste est sans doute minoritaire. En effet, dans la
plupart des contextes, le plaisir n’est pas allégué comme une
condition suffisante. En revanche, il est très rare qu’il ne soit pas
considéré comme une condition nécessaire. Ainsi, dire qu’une
expérience d’activation d’une œuvre d’art n’est réussie que
lorsqu’elle est source de plaisir est plus qu’une doctrine  : c’est une
conviction vécue qui semble accompagner la question du mode
d’action des artefacts artistiques à peu près en tout temps et en tout
lieu.
Pourtant dans notre propre culture, ou plutôt dans les
représentations savantes développées au sein de notre culture,
cette conception « hédoniste » du mode d’action des œuvres d’art a
aussi été critiquée, voire dénoncée de manière récurrente, et parfois
de façon violente, depuis l’antiquité grecque jusqu’à nos jours. Dans
le domaine de l’art moderne et contemporain en particulier, le plaisir
a été et est souvent considéré non seulement comme n’étant pas
nécessaire pour qu’on puisse parler d’une œuvre réussie, mais
encore comme étant hors de propos voire incompatible avec les buts
réels de la création artistique. L’embarras si tangible dans les textes
du recueil dont j’ai parlé au début et qui pourtant contient le terme de
«  plaisir  » dans son titre, ne s’explique à mon avis pas seulement
par le caractère difficilement saisissable de la notion de «  plaisir  »,
mais doit être mis en relation avec la domination, dans le monde
savant, de cette doctrine antihédoniste. Il n’est pas sûr que la
doctrine traduise réellement l’expérience vécue, y compris de celles
et ceux qui la défendent de la façon la plus éloquente, ne serait-ce
que parce que, comme indiqué, du point de vue psychologique, une
expérience hédoniquement marquée de façon positive n’est pas
nécessairement consciemment vécue comme une expérience de
«  plaisir  », en sorte que beaucoup d’états hédoniques positifs (ou
négatifs) échappent à l’introspection. Mais quoi qu’il en soit de sa
validité descriptive, en tant que doctrine, la position antihédoniste
nous en apprend beaucoup à la fois sur les conceptions savantes de
l’art et sur notre attitude face au plaisir. En effet, polémiquer contre le
rôle du plaisir en art engage presque toujours conjointement une
conception particulière de l’art et une conception particulière du
plaisir. Selon qu’on valorise ou qu’on dévalorise l’art, selon qu’on
valorise ou qu’on dévalorise le plaisir, on aboutira à des
combinaisons différentes, et donc à des évaluations différentes des
relations entre les deux.

Platon : la naissance d’un argumentaire


J’ai dit que la doctrine antihédoniste (comme d’ailleurs la doctrine
hédoniste) remonte au moins jusqu’à l’antiquité grecque. Je crois
qu’on peut être plus précis : c’est Platon qui a planté le décor qui est
encore celui des débats actuels. L’analyse de l’argumentation qu’il
développe nous permettra ainsi de prendre la mesure de la manière
très complexe dont ces deux systèmes axiologiques – la valeur
qu’on accorde à l’art et la valeur qu’on accorde au plaisir – peuvent
se combiner.
Platon ne met pas en doute la capacité de l’art de provoquer du
plaisir. Donner lieu à du plaisir fait partie du fonctionnement des
œuvres d’art. Cependant, ces plaisirs sont divers selon les œuvres
et selon la nature des récepteurs. Le plaisir bien qu’il soit un effet
des œuvres ne saurait donc être un critère de jugement
acceptable [172]. Le seul critère de jugement acceptable est la
conformité de l’œuvre au Beau, conçu comme Idée intellectuelle
immuable existant objectivement et coïncidant avec le Vrai et le
Bien. Donc, pour juger de la conformité de quelque chose au Beau,
nous devons la juger selon sa rectitude et non pas selon le plaisir
qu’elle provoque. Il se peut que les deux coïncident  : c’est le cas
chez l’homme éduqué, le sage, qui ne prend plaisir qu’à ce qui est
conforme à la rectitude (donc à ce qui est conforme à l’idée de
Beau). Mais très souvent ce n’est pas le cas, car la plupart des
hommes ne sont pas sages et trouvent du plaisir non pas aux
œuvres conformes au Beau, mais à celles qui provoquent des
plaisirs bas et vils. Faire du plaisir un critère du beau (donc soutenir
que la rectitude d’une œuvre réside dans le plaisir) n’est donc «  ni
tolérable ni pieux [173] ». Cela nous exposerait en effet au risque de
considérer comme belle une œuvre condamnable, dès lors qu’elle
susciterait un plaisir, mais un plaisir bas et sensuel.
Un premier point décisif de l’argumentation platonicienne est
donc qu’elle exclut totalement la possibilité que le plaisir puisse être
le critère de réussite de l’œuvre d’art. La position platonicienne est
du même coup incompatible avec la thèse hédoniste forte. On aura
noté que si Platon exclut la possibilité que le plaisir soit un critère de
la rectitude de l’œuvre, c’est en vertu de ce qu’il considère comme
étant une de ses propriétés définitoires : le fait d’être variable selon
la nature et les habitudes des personnes et donc de ne pas
constituer une réalité une, mais d’exister sous des types différents
qui vont des plaisirs les plus vils, et donc les plus condamnables,
aux plaisirs les plus intellectuels, et donc les plus honorables.
Pourtant en ce point l’argumentation rencontre une difficulté, liée au
fait que Platon distingue plusieurs types de plaisir qualitativement
différents. En effet, il semble bien qu’une œuvre non conforme à la
rectitude ne puisse que provoquer des plaisirs bas et vils, et qu’une
œuvre conforme à la rectitude ne puisse que provoquer des plaisirs
intellectuels et donc non condamnables. En effet, si une œuvre
conforme à la rectitude pouvait provoquer des plaisirs bas et vils,
alors elle risquerait du même coup de devenir condamnable, ce qui
entrerait en contradiction avec le fait qu’elle est conforme à la
rectitude et donc intrinsèquement louable (puisque c’est la rectitude
qui constitue le critère de la valeur de l’œuvre et non le plaisir). Donc
bien qu’il refuse de faire du plaisir un critère, Platon ne peut pas
couper tout lien causal entre la rectitude des œuvres et le type de
plaisir qu’elles provoquent  : une œuvre conforme à la rectitude, si
une telle œuvre existe, ne peut provoquer qu’un plaisir légitime, et
les œuvres non conformes à la rectitude ne peuvent que provoquer
un plaisir bas et vil. Du même coup Platon est obligé de redoubler sa
ségrégation entre deux types d’art par une ségrégation entre deux
types de récepteurs, se distinguant selon le type de plaisir qu’ils sont
à même d’expérimenter, et donc selon leur capacité ou incapacité de
prendre du plaisir à l’un ou à l’autre des deux types d’œuvres.
La position de Platon est cependant plus complexe encore,
puisque par ailleurs il est l’initiateur de la guerre séculaire de la
philosophie contre l’art. Autrement dit, il pense que les œuvres d’art,
ou du moins les œuvres d’art mimétiques, sont en règle générale
condamnables, et ce pour des raisons à la fois épistémiques et
éthiques  : l’œuvre d’art mimétique est déficiente du point de vue
épistémique, puisqu’elle n’élabore que des ombres d’ombres et nous
éloigne de la vision intellectuelle du vrai  ; elle est condamnable
éthiquement, parce que flattant notre abandon aux mondes des
apparences, elle provoque un plaisir sensible et sensuel, qui lui-
même est condamnable. Pourquoi en est-il ainsi  ? La cause s’en
trouve dans le fait que, comme on l’a déjà vu, par leur nature ou par
leurs habitudes, la majorité des hommes, dès lors qu’ils ne sont pas
guidés par la philosophie, sont enclins aux plaisirs bas (sensuels).
Du même coup on doit s’attendre à ce que la majorité des œuvres
visent un plaisir du même type, et du même coup renforcent ces
habitudes néfastes. C’est donc en dernière instance parce que la
plupart des hommes sont bas et vils qu’il n’existe pratiquement pas
d’œuvres conformes à la rectitude, ce qui confirme l’hypothèse
développée plus haut selon laquelle en fait l’argumentation
platonicienne n’est concluante que si on part de l’existence de deux
types de récepteurs différents.
L’argumentation de Platon engage donc bien à la fois une
conception de l’art et une conception du plaisir. La complexité de la
position qu’il défend naît du fait qu’il reconnaît que provoquer du
plaisir est un effet constant des œuvres d’art (et donc, opère
indépendamment du fait qu’elles soient conformes ou non au
principe de rectitude), et qu’il ne dévalorise pas le plaisir en lui-
même, puisqu’il admet qu’il existe des plaisirs légitimes (le plaisir
pris à la contemplation des Idées). Par ailleurs, il ne dévalorise pas
non plus l’art dans son principe même, puisqu’il envisage la
possibilité qu’il puisse, dans certains cas, s’orienter selon les Idées
du Beau, du Vrai et du Bien. Mais d’un autre côté, il condamne
pratiquement sans exception toutes les pratiques artistiques
existantes, parce qu’elles ne sont pas conformes à cette orientation ;
de même il condamne pratiquement tous les plaisirs effectivement
ressentis par les hommes parce qu’il s’agit de plaisirs bas et vils  ;
enfin, il ne dévalorise pas le caractère plaisant de l’expérience des
œuvres d’art dans son principe même, s’il condamne pratiquement
toutes les expériences plaisantes effectivement provoquées par les
œuvres d’art, parce qu’il s’agit selon lui de plaisirs bas et vils
provoqués par des œuvres condamnables parce que non conformes
au principe de rectitude. La condamnation de fait ne laisse donc
guère de chance ni aux arts ni au plaisir, ni à leur conjonction.
Certes, l’argumentation platonicienne ménage une place possible à
un art conforme au critère de rectitude, à un plaisir non
condamnable et à un art conforme au critère de rectitude et
provoquant un plaisir non condamnable. Mais c’est une place
hautement improbable.
Enfin, et c’est peut-être le point le plus important, comme indiqué,
l’argumentation platonicienne implique aussi une vision spécifique
des rapports entre les types d’œuvres d’art, les types de plaisir
ressenti et les types de récepteurs (spectateurs, auditeurs, lecteurs).
En fait, seule la dissociation entre deux types de spectateurs
identifiés par des types de plaisir différents qu’ils peuvent ressentir –
les sages d’un côté, le vulgaire de l’autre – garantit la stabilité des
liens entre types d’œuvres et types de plaisir. Car, rappelons-le, bien
que Platon ne considère pas que le plaisir, comme fait générique,
soit un critère de la rectitude de l’œuvre, il doit néanmoins admettre
un lien causal non aléatoire entre la (non-)rectitude de l’œuvre et le
type de plaisir provoqué, s’il veut éviter de se retrouver dans une
situation dans laquelle une œuvre conforme à la rectitude pourrait
provoquer un plaisir bas et vil (dès lors qu’elle serait vue ou
entendue par un individu bas et vil).

Art et plaisir : quatre positions


La position platonicienne dessine en creux quatre positions
possibles quant aux relations entre art et plaisir, qui dépendent de la
manière dont on valorise le plaisir et l’art. Chaque position résulte du
croisement d’une valeur, positive ou au contraire négative, accordée
à l’art avec une valeur, positive ou au contraire négative, accordée
au plaisir. Les quatre positions sont bien entendu des idéaux-types,
c’est-à-dire qu’elles n’ont sans doute jamais été soutenues sous une
forme aussi absolue, mais elles permettent de rendre intelligibles les
positions multiples et diverses qui se sont affrontées au cours de
l’histoire occidentale.
La première position est celle de l’hédonisme esthétique. C’est
celle de ceux qui considèrent que l’art est une activité louable, que le
plaisir peut-être intrinsèquement bon, et que l’art est une activité
louable parce que l’expérience des œuvres d’art (réussies) est
productrice d’un tel plaisir intrinsèquement bon. Cette position est
proche de la position par défaut du sens commun dans la plupart
des sociétés. On peut constater que l’hédonisme esthétique ancre la
question de la valeur de l’art non pas dans une théorie des
propriétés internes des œuvres mais dans la nature d’un des
aspects de leur réception – le (dé)plaisir – qu’elle définit comme
étant leur effet propre en tant qu’œuvre d’art. Elle ne nie donc pas
que les œuvres d’art puissent aussi avoir d’autres effets, mais
affirme que leur effet propre réside dans leur capacité ou incapacité
de donner lieu à une expérience, et plus précisément une
expérience attentionelle, plaisante ou satisfaisante. Elle ne nie pas
non plus que les œuvres d’art possèdent des propriétés
« objectives » stables, mais elle pense que leur valeur n’est jamais
que relationnelle, c’est-à-dire qu’elle naît de la rencontre entre les
propriétés des œuvres et les dispositions des récepteurs. La valeur
des œuvres est relationnelle parce que le plaisir est une manière
d’être affecté positivement par quelque chose ayant telles ou telles
propriétés, mais elle n’est pas nécessairement subjectiviste, dans la
mesure où il se pourrait que tous les humains soient affectés de la
même manière par les mêmes choses – ce qui était la position de
Hume.
Cette conception est la position par défaut de toute approche de
la question de l’art en termes d’expérience ou de relation esthétique.
On peut en voir un indice dans le fait que même Kant, qu’on peut
difficilement accuser d’avoir défendu des positions philosophiques
hédonistes, situait la spécificité de l’expérience esthétique dans le
plaisir. Le cas de Kant montre par ailleurs que défendre une position
hédoniste dans le champ esthétique n’exige pas qu’on adhère à
l’hédonisme philosophique dans le domaine des valeurs comme
telles, bien que ce soupçon ait souvent été élevé contre les
esthétiques hédonistes, et bien que faire de la valence hédonique la
source de toute valeur ne soit pas une position intenable – de fait
cette position a été et continue à être défendue de fait par de
nombreux psychologues et même par quelques philosophes.
Une deuxième position est celle de la doctrine de la valeur
intrinsèque de l’art. Elle est défendue par ceux qui considèrent que
l’art est une activité qui a de la valeur, mais que cette valeur est
interne aux œuvres elles-mêmes, c’est-à-dire qu’elle est
indépendante des effets opérés par les œuvres. Du même coup,
l’expérience propre des œuvres n’a pas de lien avec le plaisir, même
si éventuellement il peut arriver qu’elles en provoquent. Cette
position fait dépendre les traits de l’expérience (ou du moins d’une
expérience «  correcte  ») des œuvres uniquement des propriétés
intrinsèques de celles-ci. Pour le dire autrement, elle prend la forme
d’une théorie de l’art plutôt que d’une théorie esthétique. Quatre
types de théories ont été particulièrement importants au fil de
l’histoire  : celle qui place la valeur de l’art dans son caractère
artistique lui-même (la valeur de l’œuvre est donc autoréférentielle),
celle qui la situe dans sa valeur cognitive, celle qui la place dans sa
valeur éthique et celle qui la trouve dans son efficacité sociale. Dans
ces quatre définitions du propre de l’art, le plaisir est dans le meilleur
des cas un effet contingent accompagnant la valeur
autoréférentielle, cognitive, éthique ou sociale, mais souvent il est
considéré comme incompatible avec ces valeurs. C’est le cas dès
lors que l’on adopte une attitude ambivalente ou carrément négative
à l’égard du plaisir dans ses relations avec la perfection artistique, la
cognition, l’éthique ou la valeur sociale. Or, dans les quatre champs,
les positions savantes les plus influentes sont celles qui voient une
incompatibilité entre le plaisir et les fonctions en question  : on ne
saurait faire du plaisir un élément de la valeur autoréférentielle de
l’art parce que le plaisir est toujours relationnel, c’est-à-dire mesure
la valeur de l’œuvre non pas par la perfection de sa nature interne
mais par ses effets ; il ne saurait pas non plus être un élément de la
valeur cognitive des œuvres, dans la mesure où on considère
généralement que le plaisir/déplaisir produit par ce qui est l’objet de
notre activité cognitive biaise en réalité cette activité  ; la situation
n’est guère plus favorable dans le champ de la valeur éthique,
puisque les théories qui dominent dans ce champ sont dans leur
immense majorité des théories du devoir éthique vu comme
s’opposant à nos inclinaisons spontanées commandées par l’attrait
hédonique ; enfin, dans le domaine des théories de la valeur sociale
de l’art, le plaisir est vu avec méfiance, soit parce qu’il est considéré
comme étant par définition « privé » et « égoïste », soit parce qu’on
l’accuse de biaiser l’attention cognitive (cette deuxième variante est
particulièrement répandue dans les théories qui considèrent que la
valeur sociale de l’art réside dans sa fonction « critique »).
Une troisième position est celle de la philosophie hédoniste. Elle
considère que le plaisir est la valeur ultime de toute activité humaine
et que nos activités artistiques n’ont de valeur que pour autant
qu’elles produisent du plaisir. Cette position s’oppose frontalement à
la seconde  : alors que celle-là dit que la valeur de l’art doit être
dissociée de l’éventuelle composante hédonique de l’expérience,
celle-ci affirme que la valeur d’une œuvre d’art, comme de n’importe
quoi, dépend uniquement et directement de sa capacité de produire
une valence hédonique positive. Comme je l’ai indiqué, on confond
souvent la position de la philosophie hédoniste avec celle de
l’hédonisme esthétique, ce qui est une des raisons pour lesquelles
celui-ci a mauvaise presse dans le monde savant (qui est
majoritairement hostile à la philosophie hédoniste). Elle s’en
distingue pourtant fondamentalement en ce que pour l’hédonisme
esthétique la capacité de donner lieu à une expérience plaisante fait
partie du propre de l’art, c’est-à-dire est inscrite dans la spécificité
même de l’expérience esthétique, ce qui implique que sa source doit
résider dans une activité attentionnelle. Elle n’implique aucune thèse
hédoniste générale concernant les autres activités humaines. La
philosophie hédoniste quant à elle, n’est pas nécessairement aussi
un hédonisme esthétique  : un philosophe hédoniste peut fort bien
penser que les arts sont incapables de donner naissance à une
expérience de plaisir, auquel cas, tant pis pour les arts. Il me semble
que certaines positions véhémentes dirigées contre l’art
contemporain trouvent leur source dans une philosophie hédoniste
quelque peu simpliste qui ignore l’existence de « plaisirs difficiles »,
pourtant attestée aussi dans d’autres activités humaines (et
notamment dans la recherche scientifique). Mais toutes les
philosophies hédonistes ne sont pas simplistes et la plupart sont
capables d’intégrer les « plaisirs difficiles » dans leurs modélisations
du « calcul hédonique ».
La quatrième position enfin est celle du puritanisme. Elle
combine la thèse que le plaisir est mauvais avec l’acceptation de
l’idée qu’il existe un lien intrinsèque entre art et plaisir  : du même
coup l’art est condamnable. Elle partage avec l’hédonisme
esthétique l’idée qu’il existe un lien intrinsèque entre l’expérience de
l’art et le plaisir, mais dans la mesure où elle considère que le plaisir
en tant que tel est condamnable, les arts se voient du même coup
dévalorisés. Expression d’un puritanisme de principe, généralement
d’origine religieuse – qu’on pense à l’attitude de Pascal face aux arts
– elle s’oppose frontalement à la philosophie hédoniste pour laquelle
le plaisir est la seule valeur intrinsèque. Comme la philosophie
hédoniste, le puritanisme n’est pas une conception qui cible de
manière spécifique l’art, mais le plaisir. Si l’art se trouve condamné
c’est uniquement lorsque le puritanisme, tout comme l’hédonisme,
accepte la thèse de l’hédonisme esthétique qui pose un rapport
intrinsèque entre l’expérience esthétique et le domaine des états
hédoniques. Ceci explique pourquoi le puritanisme philosophique
n’implique pas nécessairement une condamnation des arts  : pour
que cela ne soit pas le cas, il suffit qu’il fasse sienne la deuxième
position, celle qui rejette tout lien intrinsèque entre art et plaisir. C’est
la raison pour laquelle parmi les défenseurs de cette deuxième
conception on trouve non seulement des adhérents de la doctrine de
l’autonomie de l’art ou des diverses définitions de l’art en termes de
fonctions transitives (cognitives, éthiques ou sociales), mais aussi
des adhérents du puritanisme. À  l’inverse, ceci explique aussi
pourquoi beaucoup de défenseurs de l’autonomie de l’art reprennent
la condamnation véhémente du divertissement qui fait partie
intégrante du puritanisme (cf. Pascal).

Plaisir et ségrégationnisme artistique


Comparée aux deux positions antihédonistes abstraites que je
viens d’isoler – celle des défenseurs de la valeur intrinsèque de l’art
et celle du puritanisme – l’argumentation platonicienne est plus
complexe, d’une part parce qu’elle distingue entre ce que l’art
pourrait être et ce qu’il est en réalité, et d’autre part parce qu’elle
pose qu’il existe différents types de plaisirs. Il n’est donc pas
étonnant qu’elle ait été reprise, sous différentes formes, par la
plupart de ceux qui voulaient défendre l’art sans pour autant avoir à
faire sa part au plaisir (les puritains). Mais l’argumentaire peut aussi
être utilisé par des conceptions plus plausibles de l’art qui ne vont
pas jusqu’à nier tout lien entre l’expérience des œuvres et la
dimension hédonique. En effet, l’argument platonicien permet, soit
de considérer que le plaisir est un effet qui accompagne cette
expérience, mais sans en être un critère (et que donc le déplaisir lui
aussi ne saurait être un critère, négatif en l’occurrence), soit de
distinguer entre plusieurs types de plaisir et ainsi de séparer l’« art »
du « divertissement » (on sait l’horreur que ce dernier inspire à tous
les antihédonismes). C’est donc une argumentation qui laisse
ouvertes beaucoup d’options pour les défenseurs de l’art.
Mais nous avons vu aussi que l’option qui réduit le plaisir à un
simple effet contingent est instable et que pour la stabiliser il faut
malgré tout accepter l’existence d’un lien causal entre œuvres et
plaisir, ce qui fait qu’à travers le postulat de deux types de plaisirs
(liés à différents types d’œuvres) on doit en réalité distinguer entre
deux classes de récepteurs. Bref, la solution platonicienne n’est
opératoire que dans des situations de ségrégationnisme entre
classes de récepteurs, entre modes de réception et entre types
d’œuvres. Il présuppose donc a minima des ségrégations stables
entre connaisseurs et non-initiés, entre réception correcte et
réception incorrecte, et entre art et divertissement (ou art et culture
de masse). Dès lors que ces ségrégations elles-mêmes sont
déstabilisées socialement, ce qui est le cas actuellement du fait de
l’évolution générale des sociétés contemporaines, mais aussi du
bouleversement des modes de diffusion et de circulation des
pratiques et des œuvres, l’argumentaire risque de ne plus être
opératoire.
Il est probable que telle soit la situation actuelle  : le cinéma
constitue un exemple emblématique, parce qu’il n’a jamais réussi à
fonctionner dans un régime ségrégationniste, malgré les tentatives
louables de plusieurs générations de cinéphiles, mais on constate
des mouvements de déségrégation du même type, et ce depuis
plusieurs décennies, dans le champ musical et littéraire, voire dans
celui des arts plastiques. On peut donc s’interroger sur l’avenir des
doctrines antihédonistes.

170
. Pleasure, Preference and Value, Cambridge, Cambridge University Press, 1983.
171
. Voir notamment Peter Hadreas, « Intentionality and the Neurobiology of Pleasure », Studies in History
and Philosophy of Biological and Biomedical Sciences, vol. 30, no 2,1999, p. 219-236 ; Peter Shizgal, « On
the neural computation of utility: Implications from studies of brain stimulation reward  », in D. Kahneman,
E. Diener et N. Schwarz (dir.), Well-being: The foundations of hedonic psychology, New York, Russell Sage
Foundation, 1999, p.  502  ; Kent Berridge, «  Pleasures of the brain  », Brain and Cognition, no  52, 2003,
p.  106-128, et «  Pleasure, Unfelt Affect, and Irrational Desire  », in A.  S.  R.  Manstead, N.  H.  Frijda et
A. H. Fischer (dir.), Feelings and Emotions, the Amsterdam Symposium, Cambridge, Cambridge University
Press, 2004, p.  243-262  ; Peter Kuppens, «  Individual differences in the relationship between pleasure and
arousal », Journal of Research in Personality, no 42, 2008, p. 1053-1059.
172
. Voir Platon, Lois, livre II, 654-655.
173
. Ibid., 655 d.
Pascal Griener  

La rareté
Le 31 mars 1913, mourut John Pierpont Morgan, le plus grand
financier américain de la fin du siècle. Il laissa un palais dans le plus
beau quartier de New  York, mais surtout, une très vaste collection
d’art. Au moment où la famille ouvrit son testament, elle s’aperçut
que l’homme conservait une part d’ombre. Aux yeux du monde, sa
collection –  une assemblée générale de pièces uniques  – était
devenue le signe d’une fortune inépuisable  ; en fait, elle en
constituait la plus grande partie, mobilisée sur des objets. Cette
«  surprise  » dévoile le rapport qui s’établit entre l’économie de la
rareté et l’économie ordinaire. Chez Morgan, la première créait
l’illusion d’une richesse en numéraire, et se posait en signe
supplémentaire d’abondance  ; de fait, elle constituait presque toute
la fortune. C’est grâce à l’illusion qui renforçait son assise financière,
que Morgan put jouer un rôle colossal dans le monde économique
de son temps.
Depuis l’essai de Raymonde Moulin, consacré à la genèse de la
rareté artistique et paru en 1978, beaucoup de travaux ont été
consacrés à l’histoire économique de l’art comme à l’histoire des
collections. Ces investigations multiples permettent de répondre,
d’une manière nuancée, aux questions posées si judicieusement par
Raymonde Moulin [174]. Au lieu de me concentrer sur l’art
contemporain, je préfère revenir sur les fonctionnements induits par
la notion de rareté dans le monde prémoderne. Ma perspective est
double : elle tente de saisir des pratiques sociales, et des systèmes
de représentations dans lesquelles elles s’enchâssent. Ces
pratiques s’étendent sur une durée plus ample qu’on ne le pense.
Raritas, Raritez. La genèse d’un concept
Je commencerai par examiner l’histoire du mot, qui me paraît
livrer quelques clés importantes. Le terme « raritas » existe en latin,
mais il demeure synonyme d’« infrequentia  », ou, s’il porte sur une
matière, de «  porosité [175]  ». Le prédicat «  rare  » désigne un
matériau peu dense  ; utilisé métaphoriquement, il qualifie tout
d’abord un être d’exception. À  la Renaissance, grâce à un
déplacement métonymique très significatif, le terme désigne un objet
qualifiable d’exceptionnel. Du prédicat naît le substantif.
Ambroise Paré  : «  Monsieur le Coq […] me donna une corne
dudit poisson, qu’il gardait en son cabinet bien chèrement  : lequel
sachant que j’étais curieux de rechercher les choses rares et
monstrueuses, désira qu’elle fût mise en mon cabinet avec mes
autres raretez [176].  » Bacon  : «  A goodly huge cabinet, wherein
whatsoever the hand of man by exquisite art or engine has made
rare in stuff, form or motion; whatsoever singularity, chance, and the
shuffle of things hath produced; whatsoever Nature has wrought in
things that want life and may be kept; shall be sorted and
included [177].  » En 1602, le terme rareté apparaît enfin dans son
sens moderne, dans un rapport sur la Mission de Harlay de
Beaumont en Angleterre  : «  Raretez  = objets rares, singuliers,
curieux [178]  ». À  la fin du xviie  siècle, Furetière articule dans son
Dictionnaire (1690) le réseau de significations qui s’est tissé autour
du terme, avec les représentations de la valeur qu’il sous-tend [179].
En effet, le lexicographe propose plusieurs lignes de compréhension
du phénomène. D’entrée, l’existence de la rareté est subordonnée à
une culture du désir de connaître et de posséder, une culture qu’il
subsume sous la catégorie importante et ancienne de la
curiositas [180]. La rareté est subordonnée à l’exercice d’une
cupiditas  ; elle relève de l’économie du désir. Deuxièmement, la
rareté met en branle un imaginaire qui, à sa limite, fait désirer des
objets si rares qu’ils confinent à l’inexistence, au mythe  : «  Le
phœnix est un oiseau bien rare, si tant est qu’il y en ait. » La rareté,
comme modulation de l’accessibilité des biens, donne lieu à des
définitions conflictuelles. D’un côté, Furetière pose que la rareté
résulte d’une mobilisation de la richesse, causée par l’interruption de
la circulation des biens et du numéraire : « On dit dans le commerce,
que l’argent est rare, quand les bourses sont serrées, lorsqu’il n’est
point en mouvement : qu’un livre est rare, quand on n’en trouve plus
chez les marchands. » Mais à cette définition, Furetière appose deux
autres acceptions essentialistes de la valeur : la première pose que
la rareté découle de l’impossibilité de se procurer une matière  :
« Rareté. Chose qui se trouve peu souvent. C’est la rareté de l’or et
des diamants qui fait leur prix. Le cabinet du Roy est plein des plus
grandes raretez de la terre, de toutes sortes de raretez.  » La
seconde acception, encore plus extrême à cet égard, attribue la
rareté à une caractéristique mystérieuse, comme profondément
enfouie dans l’objet ; ce caractère conférerait le caractère électif de
la rareté. La magie de la rareté se dévoile ici peu à peu. L’objet rare
appartient à une économie paradoxale, puisqu’il circule comme un
autre bien ; cependant, il est serti dans une représentation qui en fait
un bien désigné comme «  non-circulant  », qui se définirait par sa
non-circulation. Il tient donc à une économie seconde, qui fait
circuler des biens dont la caractéristique principale est leur non-
circulation [181]. D’autre part, comme nous l’avons vu, l’objet d’art
relève d’une économie de la rareté en grande partie mise en
mouvement par la « libido sciendi, possidendi, dominandi » ; mais ce
désir tend à transférer dans l’objet même les qualités que lui confère
sa convoitise même. Enfin, intercepter l’objet du circuit des
échanges, c’est le transformer en objet durable de concupiscence
par autrui, concupiscence impossible à assouvir, et que chaque
regard creuse davantage. Il faut se contenter d’envier, pire, de jouir
sans posséder. En détenant l’objet, son maître en possède
magiquement la connaissance, ou du moins une espèce de
monopole sur sa connaissance ; enfin, le cadre naturel de la rareté
est la collection, comme ordonnancement systématique, ou comme
promesse d’un vaste système de connaissances, articulant tout objet
agrégé dans une construction ambitieuse. La phrase de Furetière  :
« Le cabinet du Roy est plein des plus grandes raretez de la terre,
de toutes sortes de raretez  », revêt ici toute sa signification  : en
accumulant des trésors de la terre, le roi crée une représentation du
macrocosme sous l’espèce d’un microcosme. De cet univers,
comme collection d’objets, d’êtres, mais aussi comme somme de
connaissances, il s’érige en maître absolu. La force du système
repose sur la pratique étendue de la métonymie de synecdoque,
métonymie spatiale par excellence. Le possesseur de raretés se
couvre de leur lumière. Plus profondément, la vaste somme d’objets
rares, suspendue de toute circulation des biens, crée
symboliquement une nouvelle définition du lieu comme origine
absolue, où aboutissent tous les pèlerinages. Le centre délimité par
l’accumulation de raretés désigne un lieu élu, sur ce que Wladimir
Jankelevitch appelle une «  mappemonde passionnelle [182]  ».
Puisque les objets rares ne circulent pas, il faut se déplacer pour les
admirer. La culture de la rareté est indissociable d’une pratique
moderne de la peregrinatio  : le voyage spirituel rend hommage au
lieu abritant les objets rares, comme lieu central, comme nombril du
monde – telle la Delphes antique, ombilicus mundi [183].
Pour comprendre la culture de la rareté dans la scénographie qui
règle sa mise en œuvre, il suffit de lire un traité germanique, écrit à
la fin du xviie  siècle, et qui émane du milieu caméraliste [184]. Paul
Jacob Marperger considère la rareté comme l’objet d’une poursuite
qui motive un voyage initiatique. De ce voyage, le livre prescrit
toutes les péripéties. La contemplation de la rareté, ici, relève de
l’Ars apodemica [185]. Avant de visiter une Wunderkammer, le jeune
curieux doit s’enquérir de sa localisation, de son propriétaire, et
compulser de nombreux récits de voyage. Il doit réunir des
informations sur la fiabilité du guide, qui commente les pièces qui
seront montrées. Une fois admis à entrer, le visiteur sait qu’il ne doit
rien toucher, à moins que le guide ne place un objet dans ses mains.
Il ne doit contempler que les pièces montrées par le guide, sous
peine d’être aveuglé par l’abondance d’objets, qui défie les limites de
sa capacité de rétention. Il doit immédiatement solliciter une
description du système qui articule la place des objets rares dans la
chambre, et qui leur confère leur sens. Il ne doit pas se montrer trop
crédule, mais résister à la tentation de céder aux exclamations
d’admiration. Car l’étonnement, dans son excès, risque d’immobiliser
le visiteur, transformé en statue [186]. Descartes l’a deviné : la rareté,
alors, fonctionne comme une Gorgone qui pétrifie tout humain y
portant son regard. Elle le laisse muet. En un mot, le visiteur doit
conserver assez de distance pour mesurer le degré de fiabilité du
guide, et juger le degré réel de rareté des objets présentés à sa vue.
La reconnaissance de la rareté se donne donc dans une mise en
scène, à la frontière invisible entre le voir et le croire ; elle repose sur
la maîtrise de rapports visuels intenses, potentiellement dangereux
s’ils ne sont pas réglés par le sujet d’admiration. Retourné au
bercail, le visiteur déploie ses connaissances sous la forme de récits
émerveillés [187].
Dans le cadre délimité par les paradigmes scientifiques
prémodernes, l’objet rare de la nature est, idéalement, un unicum :
La nature, considérée comme natura naturans, pour ne pas dire
natura artista, est célébrée pour sa puissance de création, dont
l’artiste fournit la métaphore idéale. Dans un monde qui ne connaît
pas encore les typologies modernes, ni l’étude des lois fondées sur
l’observation de régularités, la nature se dévoile donc, non dans ses
spécimens les plus banals, mais par la création de monstres
uniques. L’acte de connaissance, dans la culture de la curiosité, est
tout tendu par la rareté – c’est elle seule qui conditionne la
concentration du regard, sa focalisation  dans une société d’élite.
Charles de la Chesnée Monstereul, dans Le Floriste français (1654)
affirme que si les tulipes venaient à être communes, elles ruineraient
le plaisir que procure le commerce entre les hommes d’honneur,
avec la douce société qu’offre un cercle d’élite. La rareté des objets,
si elle n’existait pas, devrait être inventée : elle se dévoile ici comme
technique de sociabilité, qui délimite un cercle étroit d’esprits curieux
et polis [188].
La culture de la rareté a pris sa forme définitive, aux xvi-xviie
siècles, et cette forme puise dans trois composantes majeures de
l’histoire culturelle : la relique, le fétiche, l’accumulation primitive du
capital. La culture de la relique transfère une force magique dans un
objet – ossement unique d’un martyr, rapporté de loin, ou même
objet jadis touché, possédé par un saint – reste sacré,
thésaurisé [189]. Ce modèle, dont l’impact culturel est considérable, a
légitimé la théorie essentialiste de la rareté. La découverte des
Nouveaux Mondes, elle, a ouvert la réflexion sur la rareté par un
biais indirect, mais capital  : celui du fétichisme de la marchandise.
Après les premières expéditions portugaises et espagnoles en
Afrique, et l’exploration de l’Amérique, les premiers récits paraissent
en Hollande comme en Espagne. Dans ces textes, la pratique du
fétiche, observée dans les cultures anciennes, absorbe une grande
attention. Le terme fétiche dérive du portugais fetiço, qui signifie
«  pratique de la sorcellerie  » mais aussi «  [produit]
manufacturé [190]  ». Ce double usage trahit un lien entre deux
analyses qui naissent concurremment – celle d’une pratique
anthropologique, et celle d’une pratique économique. Le terme
utilisé par Pieter de Marees dans sa Description de Guinée (1602),
se répand dans toute l’Europe. Dans un article important sur le
fétiche, William Pietz relève que la critique européenne du fétiche
primitif, contemporaine des premières explorations, marque alors
une rupture radicale par rapport à l’analyse médiévale de l’idolâtrie.
Le fétiche n’est plus considéré comme une idole, mais comme un
objet originellement doté de pouvoirs magiques, qui peut être vendu
comme une rareté en Europe. Bref, le fétiche devient le lieu
détourné où s’effectue la critique du fétichisme de la marchandise.
Cette critique signale l’émergence d’une culture moderne, où
triomphe la fascination pour la marchandise à valeur ajoutée ; l’objet
rare en est la version sublimée, et comme l’hypostase. Par son
origine cultuelle mais exotique, la raritas se donne comme un produit
dont la magie repose sur le retrait de l’usage, mais non pas sur le
retrait d’un marché des biens magiques. Davantage, sa valeur
ajoutée relève d’une tekhnè. La rareté se façonne, elle se construit
sur un simple support matériel. Quelques décennies plus tard, dans
le Nord de l’Europe, la spéculation sur les bulbes de tulipes connaît
des excès inouïs, jusqu’au «  krach  » de 1637 [191]. Ce krach rend
visible une ère où domine l’accumulation du capital ; il en marque la
première crise, entièrement générée par la vertu conjointe de
spéculateurs habiles, et d’un puissant imaginaire collectif, tendu par
le désir de posséder une même plante.
Il faut attendre le début du xviiie  siècle, pour que la rareté soit
définie dans une représentation économique structurée de la valeur
dans le domaine de l’art. En 1714, un Hollandais séjournant à
Londres, Bernard de Mandeville, publie sa Fable of the Bees or,
Private Vices, Publick Benefits accompagné par un essai
philosophique : A Search into the nature of society [192]. Mandeville y
pose que la valeur de l’art repose sur l’articulation de quatre
critères  : 1o le nom du maître, 2o son temps, 3o la rareté de son
œuvre (« scarcity »), 4o et le rang de ceux qui ont possédé l’œuvre,
c’est-à-dire son «  pedigree  ». Comme on le voit, tous ces critères
sont extrinsèques  ! Et le concept de pedigree y est forgé pour la
première fois. Le pedigree ouvre à l’expérience de la rareté virtuelle ;
par la vertu d’un contact physique, elle pare un objet banal ou un
être quelconque d’un éclat secondaire. Cet éclat est reflet
d’éclat [193].
Un champ où la rareté se gère : l’art
Les sociologues de l’art sous-estiment souvent la complexité du
marché de l’art ; en particulier, leur attachement à l’idée de l’unicité
de l’œuvre d’art à l’ère moderne entrave plus qu’elle ne facilite leur
analyse  ; de fait, la production de masse a toujours existé [194]…
Depuis deux décennies, un immense travail a permis de défricher ce
domaine. À  l’aide de quelques exemples ciblés, nous aimerions
montrer comment l’artiste gérait la catégorie de la rareté, de la
Renaissance au xixe siècle.
Dès la Renaissance, les artistes tentent de projeter une image
humaniste de leur corporation, afin de faciliter leur reconnaissance
sociale [195]. Leur pratique, elle, reste globalement artisanale, même
si plusieurs d’entre eux se laissent tenter par une production de
masse, exécutée par un atelier populeux, ou comme à Anvers, grâce
à la sous-traitance. La représentation de la rareté, ici, joue un rôle
cardinal  : elle sert à déguiser la production souvent rapide,
partiellement déléguée d’un artefact, sous l’image lisse d’une œuvre
unique, entièrement créée et exécutée par l’artiste.
Lorsqu’il voyage en Italie, Dürer exécute un Jésus au milieu des
docteurs qu’il destine à un collectionneur peu regardant (1506).
L’artiste, qui ne désire pas y gâcher son temps, négocie son
exécution en cinq jours à peine  ; il y applique une technique
trompeuse car, de loin, elle produit un effet de fini. Ici, l’artiste imite
un faire lent et pignoché, à l’aide d’un tour de main rapide. La rareté,
induite par le temps précieux qu’un génie consacre à une œuvre,
s’avère ici un leurre, couvrant une pratique de masse [196]. D’autres
artistes, qui travaillent en atelier selon des principes hérités par le
Moyen Âge, signent une production multiple. Pieter Bruegel l’Ancien
et son studio produisent plus de dix exemplaires connus du
Recensement à Bethléem (1566). L’exemplaire le plus célèbre est
conservé aux Musées royaux de Bruxelles, mais d’autres
exemplaires rejouent le même thème, dans la même composition,
au détail près. Les couleurs, différentes quand on les compare zone
à zone d’une peinture à l’autre, s’harmonisent et s’équilibrent au sein
d’une même peinture, pour produire un effet général assez
standardisé  ; on peut comparer ces exemplaires à l’interprétation
d’une même partition, jouée par différents instrumentistes issus
d’une même famille. La production, légitimée par l’atelier Bruegel,
subsume le travail de plusieurs mains sous une représentation
unique  : celle du chef de l’entreprise Bruegel [197]. Ici, la signature
s’apparente encore à une marque de fabrique, comme au moyen
âge. Au xviie siècle, peu d’artistes refusent de se laisser tenter par
ces stratégies économiques  ; Vermeer, qui tient à une qualité sans
compromis, peint seul et avec lenteur. Il n’ambitionne que de
satisfaire un petit cercle de collectionneurs. Le caractère si
confidentiel, si radical propre à sa gestion de la rareté lui coûtera sa
réputation dès sa mort. Il faudra attendre le xixe  siècle pour que
Théophile Thoré-Bürger réassigne à cet artiste un corpus d’œuvres
qui, faute d’une mémoire vivante du peintre, avait été attribué à
d’autres maîtres [198]. Rubens, par contre, n’a guère risqué de subir
une telle destinée. L’artiste, qui vit sur un grand pied, a compris que
pour conserver la renommée du génie dans le temps, l’artiste doit
paradoxalement mettre en scène la rareté dans la pléthore. Quand il
a achevé une composition comme la Descente de Croix, Rubens
monnaie son invention (inventio) dans des répliques aux formats
divers, dont il distribue l’exécution à ses nombreux assistants.
Quelques retouches finales, jetées par le maître ici ou là, confèrent
l’autographie à chaque « réplique ». Voici comment il décrit ce type
d’œuvre à Sir Dudley Carlton, ambassadeur d’Angleterre : « V.E ne
doit point se figurer que les autres [tableaux exécutés par des
assistants] sont de simples copies, tandis qu’ils sont si bien
retouchés de ma main qu’on les distinguerait difficilement des
originaux  ; et malgré cela elles sont taxées à un prix très
inférieur [199]. » Le corpus immense de l’œuvre déploie l’invention de
l’artiste, servie par une armée d’exécutants. Sur cette constellation
d’images, la main du maître s’applique avec parcimonie, en priorité
sur les seules peintures vendues à haut prix.
Au xixe  siècle, ce jeu d’illusions prend une dimension presque
dramatique. La massification de la production augmente
substantiellement. Pourtant, dans la mouvance post-romantique, le
geste original du créateur n’a jamais été tant célébré. Le Musée
public devient alors le lieu élu où se contemple la production du
Génie, idée et touche tout à la fois. L’œuvre du Génie offre une
expérience de transsubstantiation – la présente Présence de l’artiste
dans sa création matérielle. Un Léopold Robert (1794-1835), qui
multiplie les petits tableaux de genre à Rome, les fait terminer par
son frère. Il en tire un revenu considérable. Mais les collectionneurs
du xixe siècle, contrairement à leurs devanciers, ne se satisfont plus
d’une réplique à l’identique, plus ou moins autographe. D’où la
stratégie, subtile, mise sur pied par le peintre [200].
Trois principes président à la mise en œuvre de sa production –
leitmotiv, sérialisation différentielle, enfin permutation. Un même
leitmotiv relie l’Ermite de St Nicholas recevant les fruits d’une jeune
fille (1826) et l’Ermite trouvé mort près de son ermitage par un
pecoraro [201](1827). Le spectateur doit imaginer une histoire propre
à être investie dans l’image. Ce spectateur contribue à créer l’istoria,
dont la peinture lui fournit le cadre structurel. La sérialisation, elle,
permet au peintre de produire des répétitions d’une même
composition, non sans changer quelque détail, pour restituer
superficiellement une originalité à chacun de ses tableaux. Il faut
insister sur ce point : l’originalité de ces tableaux est non essentielle,
mais différentielle. En 1825 par exemple, Robert désire remercier
sans trop d’effort un mécène neuchâtelois, Roulet de Mezerac. Il
demande alors au peintre Pierre-Narcisse Guérin de bien vouloir lui
permettre d’effectuer une réplique d’après un tableau… qu’il lui a
déjà vendu ! Le baron Guérin prête son Robert – une Idylle à Ischia
– de mauvaise grâce. Au cours d’une conversation avec son
collègue Schnetz, Léopold apprend que Guérin répugne à voir
« répéter son propre tableau et qu’il perdrait nécessairement de son
prix [202] ». Aussi, la réplique que Robert tire de son propre tableau
comporte de légers changements iconographiques, destinés à
recréer une différence entre les deux œuvres, et par conséquent à
consolider l’originalité propre à chaque pièce. Il reste à expliquer le
principe de permutation. La jeune femme et son enfant endormi
fournissent un thème récurrent chez Robert. L’artiste place deux
protagonistes sur un fond de mer et de nature sauvage : une figure
protège l’autre, vulnérable car plongée dans le sommeil. Cette
structure, le peintre l’exploite en permutant les personnages  : la
Famille de brigands en alarme offre l’exemple d’une composition
antérieure, où un brigand est substitué à la jeune femme, et une
femme et un enfant à un enfant seul [203]. La Famille du Musée d’Art
et d’Histoire de Genève n’est elle-même que la résultante d’une
nouvelle permutation  : la composition la plus célèbre de Léopold,
souvent répétée, met en scène un brigand endormi, que veille sa
fidèle compagne [204]. L’artiste, qui peine à trouver de nouveaux
sujets, travaille par combinaisons successives de motifs et de
figures. Ainsi, la Jeune fille de Sonnino ôtant une épine du pied à
une de ses compagnes (1828) comporte une allusion directe à une
sculpture antique alors très célèbre, le Spinario du musée
capitolin [205].
Avec Jean-Léon Gérôme (1824-1904), la rareté est gérée
comme un simple signe commercial dans un monde artistique que la
reproduction photographique a profondément transformé [206].
Peintre à succès, Gérôme a épousé Marie Goupil en 1853. Fille
d’Adolphe Goupil, grand éditeur d’art international, elle va ouvrir à
son époux les portes d’une célébrité résolument moderne. La
maison Goupil offre à l’artiste un contrat alléchant, qui lui vaut un
tantième sur toutes les reproductions de ses tableaux. De grandes
peintures comme la Suite d’un bal masqué [207] (1857), font l’objet
d’une campagne de reproduction sur des supports multiples –
gravure, photogravure, etc., ad nauseam. D’autres œuvres sont
copiées à l’huile comme les originaux, au format réduit, par une
armée de peintres sous contrat. Régulièrement, le maître passe
chez Goupil, et signe une à une toutes ces copies, que la Maison
déverse ensuite sur le marché londonien par l’intermédiaire du
marchand Gambart.
Ce rapide parcours permet de conclure que les pratiques de la
rareté léguées par l’histoire ne se sont pas dissoutes dans notre
modernité  ; sédimentées, transformées, partiellement substituées,
elles survivent jusqu’à notre époque. Elles continuent encore
d’oblitérer le monde des objets, jusqu’au point où valeur et matière
ne semblent plus faire qu’un.

174
. Raymonde Moulin, « La genèse de la rareté artistique », Ethnologie française, t.  viii/1, 1978, p. 241-
258 ; « Art et société industrielle capitaliste. L’un et le multiple », Revue française de sociologie, 1969, p. 687-
702 ; « Le marché et le musée. La constitution des valeurs artistiques contemporaines », Revue française de
sociologie, 1986, p. 369-395 ; Le marché de l’art :Mondialisation et nouvelles technologies, Paris, Flammarion,
2000  ; Nathalie Heinich, «  Dialogue posthume avec Alfred Gell  », Aisthesis, vol. 5, no  1 en ligne, 2012  ;
Jacques Leenhardt, « La production sociale des différences de valeur : fonctions de l’œuvre d’art. Retour sur
quelques apories », Sociologie de l’Art,2008, p. 211-219 ; Bernard Catry, « Le luxe peut être cher, mais est-il
toujours rare ? », Lavoisier/Revue française de gestion, no 171, 2007, p. 49-63 ; J. M. Montias, Artists and
Artisans in Delft: A Socio-Economic Study of the Seventeenth Century, Princeton, Princeton University Press,
1982 ; Neil De Marchi et Hans J. Van Miegroet, « Pricing Invention. “Original ”, “copies”, and their Relative
Value in Seventeenth Century Netherlandish Art Markets », in Victor Ginsburgh et
175
. « Rareté », modification, vers 1611, de « rarité », terme datant du début du xive siècle. Voir Alain Rey,
Dictionnaire historique de la langue française, p.  «  rareté  »  ;J.  Dubois et R.  Lagrange, Dictionnaire de la
langue française classique, p. « rare » ; Frank Lestringant (éd.), Le Théâtre de la curiosité, Paris, Presses
Paris Sorbonne, 2008 (Cahiers V. L. Saulnier 25).
176
. Ambroise Paré, « Livre traitant des venins », chap. xxi, Œuvres, Lyon, Grégoire, 1664, p. 517.
177
. Francis Bacon, « The Second Councellor advising the Study of Philosophy », in Gesta Grayorum or, the
History of the High and mighty Prince Henry [1688], Oxford, Oxford University Press/Malone Society, 1914,
p. 35.
178
. Pierre Paul Laffleur de Kermaingant (éd.), L’ambassade de France en Angleterre sous Henri  IV.
Mission de Christophe de Harlay, comte de Beaumont (1602-1605), Paris, Librairie de Firmin-Didot, 1895, vol.
ii, p. 79.
179
. Antoine Furetière, Dictionnaire universel, Rotterdam, Arnout et Reinier, 1690, vol.  iii, «  rare  »,
« rareté » ; Frédéric Godefroy, Dictionnaire de l’ancienne langue française et de tous ses dialectes du ixeau
xve siècle, Paris, Vieweg et Bouillon, 1880-1895, vol.  x, p.  484, «  rare, rareté  »  ; Walther von Wartburg,
Französisches Etymologisches Wörterbuch, Bâle, Zbinden, vol.  x, 1960, p.  75-76  ; Oscar Bloch et Walter
von Wartburg, Dictionnaire étymologique de la langue française, Paris, Presses universitaires de France,
1975, p. 534 ; Alain Rey et Danièle Morvan, Dictionnaire culturel en langue française, Paris, Le Robert, 2005,
vol.  iii, p.  2373-2374  ; Edmond Huguet, Dictionnaire de la langue française du seizième siècle, Paris,
Champion-Didier, 1925-1967, vol.  vi, p.  344-345  ; Jean-François Féraud, Dictionnaire critique de la langue
française, Marseille, Mossy, 1787-1788, vol. iii, «  rare  », et Supplément manuscrit, Fontenay, ENS, 1988,
vol. iii, p. 111 ; Pierre Richelet, Dictionnaire de la langue française ancienne et moderne, Paris, Compagnie,
1769, vol. iii, p. 297-298 : « Rareté : ce mot se dit des choses rares, des choses qui arrivent rarement, ou qui
se font rarement  »  ; «  signifie disette & est opposé à abondance  »  ; «  Qualité d’un corps qui se raréfie  »  ;
« Curiosités. (C’est un homme qui a mille raretés dans son cabinet.) »
180
. Nicole Jacques-Chaquin et Sophie Houdard (dir.), Curiosité et libido sciendi de la Renaissance aux
Lumières, 2 vol., Fontenay, ENS Éditions, 1998.
181
. Ann Birmingham et John Brewer (dir.), The Consumption of Culture 1600-1800 : Image,
182
. Wladimir Jankelevitch, L’Irréversible et la nostalgie, Paris, Flammarion, 1974, p. 298.
183
. Jan van Kessel, Europe (série «  Les quatre continents  »), huile sur cuivre, 1664-1666, Munich, Alte
Pinakothek : sur un livre ouvert, en avant-plan, on lit cette phrase : « Pelegrins sont/Qui dans ces villes/Pour
leurs bourdons/Chercent coquilles ».
184
. Leonhard Sturm et Paul Jacob Marperger, Der Geöffnete Ritter-Platz, Hamburg, Schiller et Neumann,
1707, p. 5-9. Voir aussi Kaspar Friedrich Jencquel et Johann Kanold, Museographia Oder Anleitung Zum
rechten Begriff und nützlicher Anlegung der Museorum, Oder Raritäten-
185
. Justin Stagl, A History of Curiosity : The Theory of Travel, 1550-1800, Amsterdam, Harwood Academic
Publishers, 1995. Tout naturellement, ce voyage « initiatique » constitue une pratique sécularisée du voyage
spirituel  ; Marjorie O’Rourke Boyle, «  The Pilgrim  », in Loyola’s Acts: The  Rhetoric of the Self, Berkeley,
University of California Press, 1997.
186
. René Descartes, Les Passions de l’âme (1649)  : «  lxxiii – Ce que c’est que l’Étonnement.Et cette
surprise a tant de pouvoir pour faire que les esprits qui sont dans les cavités du cerveau y prennent leurs
cours vers le lieu où est l’impression de l’objet qu’on admire, qu’elle les y pousse quelquefois tous, et fait qu’ils
sont tellement occupés à conserver cette impression, qu’il n’y en a aucuns qui passent de là dans les
muscles, ni même qui se détournent en aucune façon des premières traces qu’ils ont suivies dans le cerveau :
ce qui fait que tout le corps demeure immobile comme une statue, et qu’on ne peut apercevoir de l’objet que
la première face qui s’est présentée, ni par conséquent en acquérir une plus particulière connaissance. C’est
cela qu’on appelle communément être étonné ; et l’étonnement est un excès d’admiration qui ne peut jamais
être que mauvais. »
187
. Pamela H. Smith et Benjamin Schmidt (éd.), Making Knowledge in Early Modern Europe: Practices,
Objects, and Texts, 1400-1800, Chicago, University of Chicago Press, 2007 ; Erik Jorink,
188
. Charles de la Chesnée Monstereul, dans Le Floriste français, Caen, Mangeant, 1654, p. 180-181 ;
Michel Conan (éd.), Bourgeois and Aristocratic Cultural Encounters in Garden Art, 1550-1850, Washington
D.C., Publisher Dumbarton Oaks, 2002  ; Londa L. Schiebinger et Claudia Swan (éd.), Colonial Botany:
Science, Commerce, and Politics in the Early Modern World, Philadelphia, University of Pennsylvania Press,
2005.
189
. Patrick J. Geary, Furta Sacra: Thefts of Relics in the Central Middle Ages, Princeton, Princeton
University Press, 1978 ; Peter Brown, Le Culte des Saints. Son essor et sa fonction dans la chrétienté latine,
Paris, Cerf, 1984.
190
. Pieter De Marees, Description et récit historial du riche royaume d’or de Guinea, Amsterdam, Claesson,
1605, p. 26. Voir William Pietz, Le Fétiche. Généalogie d’un problème, trad. Aude Pivin, Paris, Kargo/l’Éclat,
2005, et « The Problem of the Fetish I », Res 9, printemps 1985, p. 7 : « My argument, then, is that the fetish
could originate only in conjunction with the emergent articulation
191
. Anne Goldgar, Tulipmania: Money, Honor, and Knowledge in the Dutch Golden Age, Chicago,
University of Chicago Press, 2007.
192
. Bernard de Mandeville, Fable of the Bees: or, Private Vices, Publick Benefits, Londres, Roberts, 1714.
193
. En avril 2011, l’exposition des voitures anciennes prêtées par Ralph Lauren aux Arts Décoratifs de Paris
illustre cette pratique. Ralph Lauren n’est pas un couturier créateur au rang de Dior ou de Lagerfeld, mais par
sa collection, il désigne le monde des grandes fortunes où ses propres lignes de vêtement ont droit de cité.
194
. Quelques références  : Heribert Meurer (éd.), Meisterwerke Massenhaft (catalogue d’exposition),
Stuttgart, Württembergisches Landesmuseum, 1993 ; Michele Tomasi et S. Utz, L’art multiplié. Production de
masse, en série, pour le marché dans les arts entre Moyen Âge et Renaissance, Rome, Viella, 2011.
195
. Martin Warnke, L’artiste et la cour. Aux origines de l’artiste moderne, trad. S. Bollack, Paris, Éditions de
la Maison des sciences de l’homme, 1989.
196
. Albrecht Dürer, Der zwölfjährige Jesus unter den Schriftgelehrten, peinture sur bois, 1506, Madrid,
collection Thyssen-Bornemisza ; Emil Bosshard, « Ein Werk von fünf Tagen. Anmerkungen zu Dürers zweiter
Italienreise », Restauro, vol. 99, 1993, p. 325-328.
197
. Peter van den Brink et Dominique Allart (éd.), De Firma Brueghel. L’entreprise Brueghel. (catalogue
d’exposition), Maastricht, Bonnefantenmuseum et Gand, Ludion, 2001.
198
. John Michael Montias, Vermeer and his milieu: a web of social history, Princeton, University Press,
1989.
199
. Pierre-Paul Rubens, Lettre à Sir Dudley Carleton, 12  mai 1618, in Max  Rooses et Ch.  Ruelens
(éd.),Correspondance de Rubens, Anvers, Maes, 1898, vol.  ii, p.  151  ; Anna Tummers et Koenraad
Jonckheere (éd.), Art market and connoisseurship. A closer look at paintings by Rembrandt, Rubens and
their contemporaries, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2008.
200
. Pascal Griener, « Une économie du style. Léopold Robert et ses commanditaires », Genava, n. s. LI,
2003, p. 159-168. Sur le peintre à l’ère moderne et contemporaine, Oskar Bätschmann, The Artist in the
Modern World: The Conflict Between Market and Self-Expression, Cologne, DuMont, 1998.
201
. Pierre Gassier, Léopold Robert. Neuchâtel, Ides et Calendes, 1983, cat. 77 et 83.
202
. Lettre de Léopold Robert à sa mère, Rome, 26-06-1825, cité dans Gassier (op. cit.), note 7, p. 314 ; ce
paragraphe s’inspire d’une excellente analyse de Camilla Murgia, Léopold et Aurèle Robert : Reproductibilité
et diffusion de l’œuvre peint à travers la gravure, Neuchâtel, Olivier Attinger, 2011.
203
. Gassier, op. cit., cat. 47 (1824).
204
. Gassier, op. cit. cat. 20 à 28.
205
. Gassier, op. cit. cat. 89. Francis Haskell et Nicholas Penny, Taste and the Antique. The Lure of
Classical Sculpture, New Haven, Yale University Press, 1981 cat. 78, p. 308-310 ; Phyllis Pray Bober et Ruth
Rubinstein, Renaissance artists & antique sculpture. A Handbook of sources, Oxford, University Press, 1986,
cat. 203, p. 235-236.
206
. Pamela M. Fletcher, « Creating the French Gallery: Ernest Gambart and the Rise of the Commercial
Art Gallery in Mid-Victorian London », Nineteenth century art worldwide, juin 2007 ; Jean F. Buyck, « Gambart
& Cie. Quelques remarques à propos d’un “tycoon” et “ses” artistes  », Après & d’après Van Dyck. La
récupération romantique au xixe  siècle (catalogue d’exposition), Hessenhuis, Anvers, 1999, p.  80-88  ;
Stephen Bann, «  Reassessing repetition in nineteenth-century academic painting: Delaroche, Gérôme,
Ingres  », The repeating image. Multiples in French painting from David to Matisse (catalogue d’exposition),
Baltimore, Walters Art Museum, 2007 et New Haven, Yale University Press, 2007, p. 26-51.
207
. Jean-Léon Gérôme, Suite d’un bal masqué. Huile sur toile, 50  ×  72 cm. Exposé au salon de 1857 à
Paris. Acquis à Londres par le duc d’Aumale en 1858. Chantilly, musée Condé ; Gérôme and Goupil: Art and
Enterprise, Paris, Réunion des musées nationaux, 1999.
Éric Michaud  

La responsabilité
C’est en historien que je voudrais proposer quelques réflexions
sur l’important déplacement qui s’est opéré, en un peu plus d’un
siècle, dans l’imputation de la responsabilité d’une œuvre d’art. Dans
cette perspective, je prendrai ce terme de responsabilité dans son
acception la plus commune et la plus générale, en l’entendant
simplement comme « l’obligation de répondre de ses actes » et sans
préciser davantage la nature de cette obligation.
Ce mouvement de déplacement du point de gravité de la
responsabilité dans les choses de l’art, on peut, pour plus de clarté,
le décomposer de façon arbitraire en trois grands moments. Le
premier est celui de ce long duel où les tenants de l’art social, que
l’on nommera plus tard «  l’art engagé  », ont affronté ceux  de l’art
pour l’art  : ce moment est donc aussi celui de  l’invention d’une
irresponsabilité que revendique l’artiste. Le second moment, qui a
pour épicentre la Première Guerre mondiale, est marqué par
l’effacement de la subjectivité de l’artiste dans le processus créateur,
de sorte que responsabilité et auctorialité sont apparus durant
quelque temps comme étant deux termes presque synonymes l’un
de l’autre. Un troisième et dernier moment s’ouvre par un retrait si
radical de la figure de l’artiste que celui-ci peut en venir à déclarer,
comme le fait Marcel Duchamp en 1957, que «  ce sont les
regardeurs qui font les tableaux ». À l’origine inséparable de son
auteur, la responsabilité d’une œuvre est alors devenue l’affaire de
son destinataire. Telle est du moins mon hypothèse.
J’introduirai le premier moment par le détour d’un rapide parallèle
entre Camus et Merleau-Ponty. Quelques jours après avoir reçu le
prix Nobel de littérature, en décembre 1957, Albert Camus donnait à
l’université d’Uppsala une conférence qu’il avait intitulée « L’artiste et
son temps ». Avant et après 1900, expliquait-il, « les fabricants d’art
[…] de l’Europe bourgeoise  » avaient «  accepté l’irresponsabilité
parce que la responsabilité supposait une rupture épuisante avec
leur société  ». Ceux qui avaient vraiment rompu s’appelaient
Rimbaud, Nietzsche, Strindberg et l’on connaît le prix qu’ils avaient
payé. C’est de cette époque, selon Camus, que datait la théorie de
l’art pour l’art «  qui n’est que la revendication de cette
irresponsabilité  ». Qu’était-ce donc que l’art pour l’art, sinon «  le
divertissement d’un artiste solitaire  », c’est-à-dire «  l’art artificiel
d’une société factice et abstraite  » qui a très logiquement abouti à
l’art de salon, ou à «  l’art purement formel qui se nourrit de
préciosités et d’abstractions et qui finit par la destruction de toute
réalité [208] ».
« Pendant cent cinquante ans, assurait Camus, les écrivains de
la société marchande, à de rares exceptions près, ont cru pouvoir
vivre dans une heureuse irresponsabilité. Ils ont vécu, en effet, et
puis sont morts seuls, comme ils avaient vécu. Nous autres,
écrivains du xxe  siècle, ne serons plus jamais seuls. Nous devons
savoir au contraire que nous ne pouvons nous évader de la misère
commune, et que notre seule justification, s’il en est une, est de
parler, dans la mesure de nos moyens, pour ceux qui ne peuvent le
faire [209].  » Lors de la réception du prix, le 10  décembre, il avait
insisté sur les « devoirs difficiles » de l’écrivain du xxe siècle : « Par
définition, il ne peut se mettre aujourd’hui au service de ceux qui font
l’histoire : il est au service de ceux qui la subissent [210]. »
Au fond, ces propos de Camus, qui sonnent de manière
singulièrement familière – sinon banale – à nos oreilles
d’aujourd’hui, étaient ceux d’une génération. Ils me semblent en effet
tout à la fois proches et distants de ceux que tenait Merleau-Ponty
dans ce bref et remarquable texte de juin 1945, intitulé « La guerre a
eu lieu  ». Ils étaient proches en ce que l’un et l’autre disaient leur
très fort sentiment d’une dette à l’égard de la collectivité. Comme
Albert Camus dira que les écrivains de son siècle ne seront plus
jamais seuls parce qu’ils sauront qu’ils ne peuvent échapper à la
misère commune, Merleau-Ponty expliquait quant à lui que son
expérience de la guerre et de la Résistance lui avait fait comprendre
l’impossibilité de séparer son sort personnel de l’histoire
européenne, d’ignorer l’inévitable solidarité qu’impose un monde
commun. L’écrivain et le philosophe se rejoignaient donc ici dans le
sentiment qu’ils devaient répondre de leur activité de pensée devant
autrui.
Mais, d’un autre côté, ils ne partageaient pas la même
conception de la collectivité à laquelle il leur fallait rendre des
comptes. Merleau-Ponty refusait radicalement ce partage que fera
Camus entre « ceux qui font l’histoire » et « ceux qui la subissent ».
Il dénonçait en effet ce qu’il nommait une « conception roublarde et
policière de l’histoire  », finalement très naïve en ce qu’elle «  prête
trop de conscience aux chefs et trop peu aux masses  »  ; une
conception très naïve puisqu’«  elle ne voit pas de milieu entre
l’action volontaire des uns et l’obéissance passive des autres, entre
le sujet et l’objet de l’histoire [211] ». Pourtant, ce n’était nullement à
propos de l’activité artistique qu’il développait ce thème, c’était pour
tenter de comprendre comment l’antisémitisme était rendu possible.
L’antisémitisme, écrivait Merleau-Ponty, n’était nullement «  une
machine de guerre montée par quelques Machiavels et servie par
l’obéissance des autres.  Pas plus que le langage ou la musique, il
n’a été créé par quelques-uns. Il s’est conçu au creux de l’histoire. »
Ce que faisait ainsi lumineusement comprendre Merleau-Ponty, c’est
qu’il est toujours illusoire et vain de diviser simplement le monde,
comme le fera Camus, entre les créateurs et leur public, entre
acteurs et spectateurs ou bien encore entre des chefs actifs et des
masses passives.
En somme, je me suis demandé, comme vous l’aurez compris,
jusqu’à quel point les mutations de la responsabilité de l’artiste
depuis deux siècles pouvaient se superposer au long ébranlement
dans la conscience européenne du partage entre sujets et objets de
l’histoire.
Camus avait bien sûr raison de comprendre la théorie de l’art
pour l’art comme la revendication par l’artiste de son irresponsabilité
devant l’histoire – et à l’égard des faibles en particulier. Comme
l’avait écrit Nietzsche dans le Crépuscule des Idoles, la théorie de
l’art pour l’art, « cela veut dire : “Que le diable emporte la morale !” »
Que l’artiste doive répondre de ses actes, c’est-à-dire de ses
œuvres, cela avait certes toujours été la règle jusqu’au xviiie siècle :
mais c’était à ses commanditaires – le Prince, l’Église, l’État – qu’il
devait rendre des comptes. Pour autant qu’il était au service de ceux
qui étaient réputés «  faire l’histoire  », sa perspective se confondait
souvent, et presque par nécessité, avec la leur. Or après la
Révolution française et vers 1830, une fois que le Peuple eut été
déclaré souverain, les artistes se trouvèrent soudain sommés –
notamment par les saint-simoniens – de rendre des comptes à ce
« Peuple » abstrait et qui n’attendait pourtant rien de leurs œuvres.
Mais c’était au rang de guide de la société tout entière, et non
seulement du peuple, que Saint-Simon lui-même avait promu
l’artiste. Après avoir mis d’abord les «  industriels  », puis les
«  savants  » en tête de la réorganisation de la société, il finit par
placer les artistes à «  l’avant-garde  » dans la marche vers
l’instauration du « paradis sur terre » : « L’âge d’or du genre humain
n’est point derrière nous, il est au-devant, il est dans la perfection de
l’ordre social, écrivait-il dès 1814  ; nos pères ne l’ont point vu, nos
enfants y arriveront un jour  : c’est à nous de leur en frayer la
route [212]. » Et puisque c’est par les beaux-arts, ajouteront plus tard
ses disciples Bazard et Enfantin, «  que l’homme est déterminé aux
actes sociaux, qu’il est entraîné à voir son intérêt privé dans l’intérêt
général [213]  », c’est aux beaux-arts qu’il revient, par le moyen du
«  sentiment  », de «  faire désirer, aimer ce but  », de «  donner la
volonté d’y parvenir et les forces nécessaires pour l’atteindre ».
Proches des saint-simoniens à cet égard, certains écrivains
comme Balzac s’efforçaient alors de montrer que la vraie
souveraineté se trouvait en effet du côté de l’artiste et non plus du
côté du Prince. «  Les rois, écrivait-il en 1830, commandent aux
nations pendant un temps donné, l’artiste commande à des siècles
entiers  ; il change la face des choses, il jette une révolution en
moule  ; il pèse sur le globe, il le façonne [214].  » D’autres
romantiques, comme Hugo, déclaraient finalement «  accepter  » un
rôle politique qu’ils n’avaient pas cherché [215]. Mais comme on le
sait, nombreux furent ceux qui, comme Théophile Gautier,
cherchèrent à maintenir à tout prix l’activité artistique à l’écart de
l’histoire  parce qu’ils refusaient de se mettre au service d’une
morale, qu’elle fût chrétienne ou républicaine : le Poète, écrivait-il en
1832, « n’est ni rouge, ni blanc, ni même tricolore ; il n’est rien, et ne
s’aperçoit des révolutions que lorsque les balles cassent les
vitres [216] ». Plus tard il écrira encore :

Pendant les guerres de l’empire,

Goethe, au bruit du canon brutal,

Fit le Divan occidental,

Fraîche oasis où l’art respire.

[…]

Sans prendre garde à l’ouragan

Qui fouettait mes vitres fermées,

Moi, j’ai fait Émaux et Camées [217].


Mais qu’il se déclare solidaire ou non du Peuple, qu’il prenne part
ou non aux luttes sociales qui l’entouraient, qu’il se pense
responsable ou irresponsable des conséquences de ses œuvres,
l’artiste, dans tous les cas de figure, ne mettait jamais en question sa
souveraineté en tant qu’artiste  : il assumait pleinement son entier
pouvoir sur son œuvre.
Tout autre est la configuration qui se fait jour au début du
xxe  siècle, durant ce second moment où l’on voit l’artiste
revendiquer l’effacement, au moins partiel, de sa subjectivité dans le
processus de création d’une œuvre. Après le « je est un autre » de
Rimbaud qui disait assister à l’éclosion de sa pensée, après
L’automatisme psychologique de Pierre Janet, ce second moment
est celui, par exemple, de la naissance de l’écriture automatique des
Surréalistes – pour laquelle Breton recommande de se mettre
«  dans l’état le plus passif ou réceptif  » possible  : «  Nous nous
sommes faits dans nos œuvres les sourds réceptacles de tant
d’échos, les modestes appareils enregistreurs…  » lit-on dans le
Manifeste de 1924. De quoi, dans ce second moment, l’artiste
pourrait-il se dire responsable dès lors qu’il ne se représente lui-
même que comme un modeste appareil enregistreur ? Dès lors qu’il
ne se pense pas même responsable de son œuvre  ? Ce second
moment est aussi celui où, huit ans plus tôt, alors qu’il fonde à
Zurich le Cabaret Voltaire avec ses amis dada, Jean Arp invente ce
qu’il nomme «  la loi du hasard  ». Ayant un jour trop longuement
travaillé un dessin qui le laisse insatisfait, il en déchire la feuille dont
les fragments se dispersent sur le sol. Aussitôt attiré et séduit par
leur disposition inattendue, il colle alors soigneusement ces
morceaux sur un nouveau support, «  dans l’ordre dicté par le
hasard ». Accueillir le hasard, c’est ce que Jean Arp appelle l’accueil
d’«  une raison d’être insaisissable  ». Mais on peut aussi plus
simplement comprendre que l’expérience dada, menée au cœur
d’une Europe en guerre, mime la fureur destructrice alentour à
laquelle elle répond. Ainsi Arp aurait-il, par ses œuvres répondant à
la loi du hasard, assumé non pas un rôle de médium de quelque
force obscure comme le feront plus tard les surréalistes, mais une
responsabilité de témoin dans un double geste d’acteur et de
spectateur.
On peut aussi penser à John Cage qui, quarante ans plus tard,
cherche à son tour à laisser le hasard faire «  son  » œuvre  ; et qui
reprend d’ailleurs presque mot pour mot les propos de Jean Arp
lorsqu’il déclare vouloir travailler «  comme la nature, avec la
nature  ». Mais peut-être franchit-il une étape nouvelle en affirmant
que «  c’est l’irresponsabilité qu’il nous faut [218]  ». Je crois qu’il
entend par là une forme particulière d’irresponsabilité, celle qu’il
évoque par exemple en parlant des «  Combine-Paintings  » de son
ami Robert Rauschenberg : une sorte de renoncement à la posture
de l’artiste créateur. « J’essaie d’être dépaysé par ce que je suis en
train de faire », note Cage, ajoutant que l’on « saisit plus vite quand
on se rend compte qu’on est celui qui regarde » – avant de formuler
cette interrogation si pertinente  : «  Pourquoi tous les gens qui ne
sont pas des artistes semblent être plus intelligents ? »
Cette division du sujet artiste qui, pour être véritablement artiste,
doit scinder son propre moi en une part réceptive ou passive et une
autre capable de maintenir un certain degré d’activité, elle se
rattache aussi bien sûr à une longue tradition de l’inspiration, que
l’on pourrait suivre depuis Ion de Platon jusqu’à Kant, pour lequel
c’est  à travers le génie que la nature donne ses règles à l’art – et
jusqu’aux théories de l’art fondées sur l’hypothèse de l’inconscient.
Toutefois, le mode de division du sujet semble ici singulier  : car ce
que cette division met chaque fois en scène, dans ce moment
historique, ce ne sont pas des fragments d’un moi qui aurait volé en
éclats, c’est un dédoublement systématique du sujet, sa
décomposition en un couple actif-passif, où toujours l’un regarde ce
que l’autre fait – mais pour en prendre note, pour le recueillir et en
faire à son tour quelque chose  : c’est-à-dire en déjouant cette
opposition première de l’actif au passif.
Le troisième et dernier moment de ce déplacement que je crois
historique de la responsabilité dans l’art, je le ferai volontiers
commencer au lendemain de la Seconde Guerre mondiale s’il n’avait
en réalité déjà commencé avec la première. C’est qu’il est en effet
contemporain du second moment que je viens de décrire et qu’il en
est le développement logique et attendu. Dernier moment logique,
donc, et non chronologique. Ici comme ailleurs, c’est Marcel
Duchamp qui peut, une fois de plus, en symboliser l’origine avec ses
ready-made. Par le ready-made en effet, qu’il définissait comme une
sorte de «  rendez-vous  », il scindait deux fois en deux l’acte de
production de l’objet artistique  : dans le temps d’abord, en faisant
différer le moment de la décision de celui de la «  rencontre  » avec
l’objet. Souvenons-nous de cette note de 1914  : «  Préciser les
ready-made. En projetant pour un moment à venir (tel jour, telle
date, telle minute) “d’inscrire un ready-made”.  L’important alors est
donc cet horlogisme, cet instantané, comme un discours prononcé à
l’occasion de n’importe quoi mais à telle heure. C’est une sorte de
rendez-vous [219].  » Mais cette division de l’acte créateur dans le
temps se superpose à une sorte de division du travail entre celui qui
choisit de ne pas choisir et celui qui regarde les effets de ce non
choix.
C’est pourtant bien plus tard, bien après cette notre de 1914, que
Marcel Duchamp produira véritablement la «  théorie  » du ready-
made. En 1957 d’abord, lors d’une conférence donnée à Houston
(« The Creative Act »), où il déclarait : « Considérons d’abord deux
facteurs importants, les deux pôles de toute création d’ordre
artistique  : d’un côté l’artiste, de l’autre le spectateur qui, avec le
temps, devient la postérité [220].  » Tel est aussi le sens de cette
formule fameuse confiée la même année à Jean Schuster et publiée
dans Le Surréalisme, même : « Ce sont les regardeurs qui font les
tableaux [221]  ». Formule restée célèbre sans doute parce qu’elle
transfère brutalement la totalité de la responsabilité de l’art au public.
Mais Duchamp se montrera bientôt plus modéré : « Après tout, dira-
t-il plus tard, le public représente la moitié de la question  ; l’art est
aussi fait de l’admiration qu’on lui porte ; le chef-d’oeuvre est déclaré
en dernier ressort par le spectateur [222]. »
Ce n’est donc véritablement qu’après la Seconde Guerre
mondiale que Duchamp théorise les responsabilités respectives de
l’artiste et du public dans la production de l’art. Ainsi déclare-t-il à
Pierre Cabanne en 1967 que l’art « est un produit à deux pôles ; il y
a le pôle de celui qui fait une œuvre et le pôle de celui qui la
regarde. Je donne à celui qui la regarde autant d’importance qu’à
celui qui la fait [223]  ». Et en des termes que n’aurait pas reniés
Breton, Duchamp ajoute qu’il « croit beaucoup au côté ‘‘médium” de
l’artiste ». Mais assez curieusement, tout se passe alors comme s’il
avait oublié qu’il avait été lui-même et à lui tout seul, cinquante ans
plus tôt, tout à la fois celui qui fait et celui qui regarde et que
c’étaient ces deux responsabilités qu’il avait différées l’une de
l’autre, dans le temps et dans l’espace.
Toujours est-il que l’on reconnaîtra facilement dans ces positions
de Marcel Duchamp – comme aussi dans la remarque de Cage sur
l’intelligence supérieure, face à l’objet, de ceux qui ne sont pas
artistes – les thèses développées par Jacques Rancière sur ce qu’il
nomme «  le spectateur émancipé  », thèses qui prolongent dans le
champ artistique celles de son ouvrage sur le Maître ignorant. Car
« être spectateur, écrit Rancière, n’est pas la condition passive qu’il
nous faudrait changer en activité. C’est notre situation normale. […]
Nous n’avons pas à transformer les spectateurs en acteurs et les
ignorants en savants. Nous avons à reconnaître le savoir à l’œuvre
dans l’ignorant et l’activité propre au spectateur. » C’est en cela que
réside l’émancipation, ajoute-t-il : dans ce « brouillage de la frontière
entre ceux qui agissent et ceux qui regardent [224]  ». Jacques
Rancière retrouve assurément par là le Merleau-Ponty de 1945,
celui qui récusait comme trop naïve l’opposition entre ceux qui font
l’histoire et ceux qui la subissent passivement.
En posant dès 1915 l’objet manufacturé – qu’il nomme ready-
made – produit par le travail anonyme comme équivalent à l’objet
artistique, Duchamp inaugurait une position d’indifférence de l’artiste
auquel revenait jusqu’alors la fonction éminente et «  prophétique  »
de faire des choix, c’est-à-dire de répondre aux attentes collectives
et, simultanément, d’orienter ces attentes. Par ce retrait de la sphère
de l’art (qui passait par l’abandon du «  métier  » et constituait une
forme de négation symbolique de la division du travail), l’artiste
abdiquait la souveraineté que la Renaissance lui avait reconnue
pour la confier désormais à quiconque. La cession de son pouvoir de
décision au public non seulement laissait l’«  art  » dans
l’indétermination radicale de sa définition continuement reformulée
depuis lors, mais elle désolidarisait du même coup l’activité artistique
des entreprises politiques de captation amoureuse dont elle était
l’instrument. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle une part
considérable de l’activité artistique du vingtième siècle aura consisté
à combattre cette récusation de la « valeur cultuelle » du produit de
l’art comme du produit du travail industriel, et à restaurer la
religiosité qui s’était constituée autour de ces incarnations de la
volonté de puissance.

La difficile désincarnation de l’art


De même que la religion avait mis l’amour à la place de la Loi, le
pouvoir monarchique qui en tirait sa légitimité avait fait de l’art
l’instrument privilégié de la captation amoureuse de ses sujets.
L’impossibilité croissante d’aimer les objets artistiques modernes
signale, au-delà d’une défection progressive des liens amoureux qui
unissaient le peuple (ou le public) au pouvoir incarné, le profond
changement venu affecter les relations du public à des artistes qui
ne lui offrent plus des œuvres, mais des « propositions », soumises
au débat public. On peut nier une proposition, mais pas une image,
fait observer Wittgenstein.
Le langage, d’abord apparu timidement dans les œuvres cubistes
sous forme de lettres ou de mots isolés, bientôt requis pour
développer sous forme de manifestes et de théories ce que l’artiste
anticipe des effets sociaux et politiques de ses objets, fut peu à peu
inclus dans l’activité artistique elle-même. Tandis que l’œuvre
comme image achevée ne peut être niée que par l’indifférence ou
par l’iconoclasme radical, sa «  réversion  » vers l’ordre du langage
reporte à un moment de la genèse créatrice qui précède l’œuvre
faite, celui où un débat muet, intérieur à l’artiste, le mène aux choix
qui feront l’œuvre. Or c’est vers le partage de ce moment rendu à
l’intelligibilité du langage que s’est orientée une part importante de
l’art de la seconde moitié du xxe siècle. De sorte que là où dominait
autrefois une conception à la fois organique et mystique de la
génération de l’image (répétant le mystère de la création autant que
de l’Incarnation), s’affirmait toujours plus la problématisation sociale
et politique de l’activité artistique par la rationalité du langage faisant
face à l’indétermination de « ce qui arrive ».
L’aventure de l’un des plus grands architectes du xxe siècle, qui
fut aussi politiquement engagé dans une tâche d’émancipation des
masses, montre bien les écueils politiques d’une conception
organique et quasi-mystique de la création. En 1927, Walter
Gropius, alors directeur du Bauhaus de Dessau, dessinait un projet
de Théâtre Total pour la très socialiste Volksbühne (Théâtre du
peuple) de Piscator à Berlin, dont le public était
presqu’exclusivement prolétaire. Piscator voulait «  un théâtre
révolutionnaire visant à la libération idéologique du prolétariat et à la
propagation de ces bouleversements sociaux qui libéreront le
théâtre en même temps que le prolétariat [225] ». Mais sept ans plus
tard, en 1934, Gropius présentait à Rome ce même projet comme
modèle de théâtre de masse dans l’Italie fasciste de Mussolini. Si
cela ne signifiait nullement que le socialisme de Piscator et le
fascisme mussolinien fussent identiques dans leurs visées
politiques, cela signifiait au moins que le projet de Gropius
consistant à éduquer les masses par une architecture théâtrale
nouvelle ne lui semblait contredire ni les principes de la révolution
prolétarienne, ni ceux de la révolution fasciste. Dès 1928, exposant
au lecteur allemand les possibilités qu’offraient les «  dispositifs
raffinés  » de son nouveau théâtre, Gropius s’était expliqué sur la
finalité des moyens mis en œuvre dans cet édifice transformable. On
pouvait ainsi « enfermer la salle tout entière (murs et plafonds) dans
le film […] de sorte que les spectateurs puissent se trouver par
exemple au milieu d’une mer agitée, ou être assaillis par des
masses d’hommes qui se précipiteraient de toutes parts sur eux  ».
Ces techniques sophistiquées n’avaient pas leur fin en elles-mêmes,
expliquait Gropius  : elles visaient à «  obtenir que le spectateur soit
entraîné au centre de l’action scénique, qu’il ne fasse plus qu’un
avec l’espace où l’action se déroule, et que, n’étant plus abrité par le
rideau, il ne puisse y échapper [226] ». En sept ans, l’objet esthétique
et technique n’avait pas changé, mais l’Allemagne où vivait Gropius
était devenue nazie et la collaboration avec une dictature ne lui
paraissait plus impossible : en 1933-1934, il n’hésitait pas à décorer
de croix gammées les projets qu’il soumettait aux concours
organisés par la «  nouvelle Allemagne [227]  ». Revenant trente ans
plus tard sur son expérience pédagogique du Bauhaus, il en
soulignait ainsi les principes  : «  Nous savions et nous enseignions
que les relations spatiales, les proportions et les couleurs contrôlent
des fonctions psychologiques [228].  » Il serait donc vain d’invoquer
son absence de jugement politique ou un quelconque cynisme  :
c’était le triomphe des principes contraignants de l’art sur le désordre
inquiétant du monde qui lui importait plus que tout.
À  l’opposé de cet exemple, la théâtralisation de nombreuses
formes et «  attitudes  » artistiques pratiquées depuis cinquante ou
soixante ans, s’effectuant par le recours à une pluralité indéfinie de
médias, s’est d’abord fondée sur le caractère indissociable de leurs
procès de fabrication et d’exposition de sorte que ni leur issue, ni
leurs champs de significations possibles n’en soient par avance
déterminés. Les premiers happenings, événements, actions ou
performances sont des mises en scène de l’artiste par lui-même,
suscitant les commentaires ou les interventions d’un public convié lui
aussi à faire l’événement artistique dans lequel il se trouve inclus.
Ces essais de sortie d’un «  grand art  » imposant le respect, le
recueillement et le silence (voire l’exécution de comportements
prescrits par l’œuvre d’art) sont donc contemporains du dernier
Duchamp énonçant que «  ce sont les regardeurs qui font les
tableaux » : ensemble, ils témoignent à la fois d’une rupture et d’une
continuité. La rupture est dans la nature des relations  que l’artiste
cherche à établir avec autrui, suscitant la responsabilité d’un public
actif là même où il se croit spectateur passif ; la continuité s’affirme
dans la fonction pédagogique que l’art occidental s’est vu très tôt
assignée, faisant du public un acteur passif.
S’il est vrai que l’image où s’incarne la Loi est l’essence non
seulement de la religion chrétienne, comme le disait Feuerbach,
mais aussi du pouvoir qui fondait sur elle sa légitimité, peut-être le
retrait, l’auto-dissolution ou la désincarnation de l’art, avec le retour
au langage qui lui est souvent corrélatif, est-il nécessaire à la
préservation de ce vide du pouvoir essentiel à la démocratie – mais
que les industries de la culture s’efforcent continûment de combler.

208
. Albert Camus, « L’artiste et son temps », université d’Uppsala, 14 décembre 1957, Discours de Suède,
Paris, Gallimard, 1958, p. 36.
209
. Ibid., p. 59.
210
. Ibid., « Discours du 10 décembre 1957 », p. 14.
211
. Maurice Merleau-Ponty, « La guerre a eu lieu », Sens et non-sens, Paris, Nagel, 1966, p. 247 et 252.
212
. Saint-Simon, «  De la réorganisation de la société européenne  » [1814], Œuvres de Claude-Henri de
Saint-Simon, Paris, rééd. Anthropos, 1966, t. V, vol. 10, p. 83.
213
. Doctrine de Saint-Simon. Exposition, première année, 1828-1829, troisième édition revue et augmentée,
Paris, Au bureau de l’Organisateur, 1831, p. 94.
214
  – Balzac cité par Francis Haskell, L’historien et les images [1993], trad. A. Tachet et L. Evrard, Paris,
Gallimard, 1995, p. 535.
215
. Albert Cassagne, La théorie de l’art pour l’art en France chez les derniers Romantiques et les premiers
Réalistes [1906], Paris, Champ Vallon, 1997, p. 86.
216
. Théophile Gautier, Préface des Premières Poésies, 1832.
217
. Théophile Gautier, Préface de Émaux et Camées, Paris, Didier, 1853, p. 5-6.
218
. John Cage, Silence, trad. M. Fong, Paris, Denoël, 2004. « What is needed is irresponsibility » (« Lecture
on Something », 1959).
219
. Marcel Duchamp, Duchamp du signe, éd. M. Sanouillet, Paris, Flammarion, 1975, p. 49.
220
. Ibid., p. 187.
221
. Jean Schuster, « Marcel Duchamp, vite » (propos recueillis), Le Surréalisme, même, no 2, printemps
1957, p. 143-145.
222
. Pierre Cabanne, Entretiens avec Marcel Duchamp, Paris, Belfond, 1967, p. 39.
223
. Ibid., p. 130.
224
. Jacques Rancière, Le spectateur émancipé, Paris, La Fabrique, 2008, p. 23-26.
225
. Erwin Piscator, Le théâtre politique [1929], trad. A. Adamov et C. Sebisch, Paris, L’Arche, 1972, p. 117.
226
. Walter Gropius, «  Moderner Theaterbau unter Berücksichtigung des Piscator-Theaterneubaus in
Berlin », Scene, Bd. 18, Berlin, 1928, p. 4 ; trad. in E. Piscator, Le théâtre politique, op. cit., p. 123-124.
227
. Voir Winfried Neerdinger, Bauhaus-Moderne im Nationalsozialismus. Zwischen Anbiederung und
Verfolgung, Munich, Prestel, 1993.
228
. Walter Gropius, « Tradition et continuité dans l’architecture  » [1964], Apollon dans la démocratie. La
nouvelle architecture et le Bauhaus, trad. E. Bille De Mot, Bruxelles, La Connaissance S.A., 1969, p. 70.
Ioana Vultur

La significativité
La significativité a un statut à part par rapport aux autres valeurs
qu’on accorde à l’art. La dimension signifiante, de sens, est en effet
une propriété constituante des œuvres d’art. Quoi qu’on pense par
ailleurs quant au statut des œuvres, personne ne voudra nier
qu’elles sont des formes symboliques  : les œuvres artistiques
signifient, font sens, même si on peut discuter sur le fait de savoir si
la question de la signification se pose de la même façon dans tous
les arts. Lorsque nous lisons un roman, lorsque nous regardons un
tableau, lorsque nous écoutons de la musique c’est parce que les
œuvres en question nous disent, nous montrent, nous transmettent
quelque chose, bref, nous communiquent des significations en
relation avec le mot, dans le cas de la littérature, le son, dans le cas
de la musique, la couleur, dans le cas de la peinture, la construction
spatiale, dans le cas de l’architecture, etc.
Aussi ceux qui valorisent l’art à cause de sa significativité, ne le
font pas uniquement parce qu’ils pensent qu’il est signifiant en ce
sens-là. Valoriser l’art à cause de sa significativité implique de plus
qu’on pense, soit que son mode de signification est différent de celui
des autres productions symboliques, soit qu’il a un surplus de sens,
un sens plus complexe, plus profond, pluriel ou inépuisable, un sens
qui remodèle ou recrée la réalité, et ainsi de suite. On peut donc
distinguer deux niveaux dans la thèse selon laquelle la valeur propre
de l’art réside dans sa significativité. À un premier niveau la thèse se
borne à mettre en avant le fait que l’art signifie selon des modalités
qui lui sont propres et que ces modalités lui donnent accès à des
significations qui elles-aussi lui sont propres. À un deuxième niveau
la thèse n’affirme pas seulement que l’art signifie autrement que les
autres pratiques signifiantes, mais que sa signification est supérieure
à celle des autres formes symboliques.
Il y a eu de nombreuses théories qui au fil de l’histoire ont
soutenu soit la première thèse, soit la deuxième. Leurs différences
sont dues au fait qu’elles placent cette significativité de l’œuvre d’art
en des lieux différents. Selon les lieux choisis, elles auront tendance
à prendre un art spécifique différent comme paradigme de la
significativité, et donc comme paradigme de l’art comme tel. Ainsi si
à l’époque romantique, la poésie est considérée comme l’art le plus
significatif, c’est parce que les romantiques placent le surplus de
sens de la signification artistique dans l’imagination productive.
Je m’intéresserai dans ce qui suit à trois grands paradigmes de
la thèse selon laquelle c’est la significativité qui est la valeur propre
de l’art. Il me semble que ce sont ces trois paradigmes qui ont
dominé la pensée occidentale de l’art : il s’agit du modèle mimétique,
du modèle expressiviste et du modèle herméneutique.

La mimèsis comme surcroît de sens


La théorie de la mimèsis a été le paradigme central dans la
théorie occidentale de l’art depuis l’Antiquité grecque et jusqu’au
xviiie  siècle. Elle est une exemplification non seulement de la
première thèse, selon laquelle l’art signifie par des voies qui lui sont
propres, mais encore de la deuxième, qui affirme qu’il produit un
surplus de sens et que c’est en cela que réside sa valeur propre.
Aristote unifie la théorie de la signification artistique en
définissant l’art comme mimèsis. L’épopée, la tragédie, la comédie,
l’art du dithyrambe, l’art de la flûte et de la cithare, la peinture sont
tous selon lui des arts mimétiques. Ils se distinguent uniquement par
les moyens, les objets et les modes d’imitation. Selon Aristote, qui
s’oppose en cela à son maître Platon, la mimèsis est une forme
spécifique de connaissance du monde, une connaissance par
mimèsis précisément –  par fiction dirions-nous. Aristote rappelle
ainsi que si les hommes aiment à contempler des images de choses
qui sont pénibles à voir dans la réalité, c’est parce que de cette
façon-là ils apprennent à les connaître. L’art est donc une modalité
spécifique de signifier et cette modalité spécifique produit bien une
connaissance, donc une vérité. Pour Aristote, il s’avère que l’art non
seulement signifie autrement que les autres activités de signification,
mais qu’il produit un surcroît de sens. C’est ce qui ressort de la
comparaison qu’il fait entre poésie et histoire :

«  La différence est que l’un dit ce qui a eu lieu, l’autre ce qui


pourrait avoir lieu ; c’est pour cette raison que la poésie est plus
philosophique et plus noble que la chronique  : la poésie traite
plutôt du général, la chronique du particulier. Le “général”, c’est
le type de chose qu’un certain type d’homme fait ou dit
vraisemblablement ou nécessairement [229]. »

Cette différence est une supériorité : parce qu’elle est de l’ordre


du général et non pas de l’ordre du particulier, la poésie est
supérieure à l’histoire. Aristote souligne plus précisément qu’elle est
«  plus philosophique et plus noble que la chronique [230]  ». Cette
proximité entre art et philosophie nous la retrouverons beaucoup
plus près de nous dans les deux autres paradigmes.
De cette conception aristotélicienne de l’art comme mimèsis est
dérivée la conception occidentale canonique de l’art comme imitation
de la nature qui a joué un rôle central entre la Renaissance et l’âge
des Lumières. Comme l’a montré Todorov, à l’âge classique
l’imitation ne désigne nullement une copie fidèle ou une reproduction
de la nature [231]. Il distingue ainsi plusieurs degrés d’adhésion au
principe mimétique. J’en retiendrai deux ici :
Le premier degré est celui d’un écart minimal par rapport au
degré zéro  : dans cette conception, l’imitation de la nature ne doit
pas être parfaite : l’art doit imiter « imparfaitement » la nature, parce
que par certains aspects la nature peut s’avérer incompatible avec
les fins de l’art. Par exemple, au xviiie  siècle dans son traité Que
l’imitation de la chose imitée doit être parfois dissemblable, Johann
Elias Schlegel souligne que l’art, qui est source de plaisir, doit
omettre les parties de la nature qui ne nous causent pas de
plaisir [232]. Le deuxième degré d’écart par rapport à une imitation
pure et simple consiste selon Todorov en une modification de l’objet
sur lequel elle porte : dans ce cas, le but de l’art n’est pas d’imiter la
nature mais « la belle nature » ou la nature idéale [233]. Ainsi, dans
Les beaux-arts réduits à un même principe (1746), Charles Batteux
utilise le principe de la mimèsis pour opérer une distinction radicale
entre les arts mécaniques et les beaux-arts  : seulement les beaux-
arts imitent la Beauté de la nature. À la même époque, Diderot
souligne qu’il faut imiter non pas la nature mais un idéal. On voit que
dans les deux cas, la mimèsis se libère de l’imitation servile et
produit un surplus de sens, soit en opérant un tri, soit en s’inspirant
non pas de la nature réelle mais de sa forme idéale.
La théorie mimétique, bien que battue en brèche à partir de la
deuxième moitié du xviiie  siècle par la théorie expressiviste, ne
disparaîtra pas pour autant. Au xxe  siècle, il y a eu plusieurs
tentatives importantes de reconstruction de cette théorie, notamment
celle d’Erich Auerbach dans Mimèsis [234], celle de Northrop
Frye [235], de Terence Cave [236], et bien sûr la théorie des trois
mimèsis que Paul Ricœur développe dans Temps et récit [237].
J’aurai l’occasion de dire quelques mots de la théorie de Ricœur
plus loin.

La théorie expressiviste de la significativité


Un changement de paradigme important se produit à l’âge
romantique quand la conception de l’art comme imitation de la
nature, déjà contestée durant la deuxième moitié du xviiie siècle, se
voit remplacée par un nouveau paradigme. On reproche alors à la
mimèsis d’asservir l’art à quelque chose qui lui est extérieur, alors
que selon les romantiques l’art est une création libre, une libre
expression du génie créateur. Mais cette expression n’est pas
subjectiviste  : elle est révélation d’une vérité. Cette conception
remonte à Kant chez qui le génie est lié à la faculté de présenter des
idées esthétiques. Par «  idée esthétique  », Kant entend «  cette
représentation de l’imagination qui donne beaucoup à penser, sans
pourtant qu’aucune pensée déterminée, c’est-à-dire sans qu’aucun
concept, ne puisse lui être approprié et, par conséquent, qu’aucun
langage ne peut exprimer complètement ni rendre intelligible [238] ».
Le génie artistique des romantiques procède de la même façon  : il
est faculté de présentation des Idées. Mais ces Idées ne sont pas
transcendantes comme chez Platon, elles sont immanentes à l’âme
de l’artiste  : l’œuvre d’art constitue leur incarnation expressive.
L’œuvre d’art est donc singulière et universelle à la fois. Si l’artiste
devient une sorte de Dieu créateur [239], son œuvre devient une
« création-révélation ontologique [240] », une monade qui contient en
elle tout l’univers, qui contient « l’Infini dans le fini », selon la formule
de Schelling.
La notion de génie va donc désormais définir le statut même de
l’œuvre d’art  : il ne désignera plus la réussite hors du commun de
certaines œuvres (par exemple pour distinguer les œuvres
excellentes d’un « art du tout-venant »), mais sera une détermination
d’essence de l’œuvre d’art comme telle [241]. Le rapport entre œuvre
et monde, donc entre l’œuvre et ce qui lui est extérieur est du même
coup abandonné en faveur d’une conception qui place la
significativité dans l’œuvre elle-même. Karl Philipp Moritz par
exemple définit le beau comme une totalité signifiante autotélique et
auto-explicative :
«  La nature du beau consiste en ce que les parties et le tout
deviennent parlantes et signifiantes, une partie toujours à travers
une autre et le tout à travers lui-même  ; en ce que le beau
s’explique lui-même – se décrit à travers lui-même – et donc n’a
besoin d’aucune explication ni description, en dehors du doigt qui
ne fait qu’en indiquer le contenu [242]. »

C’est dans cette auto-expressivité que réside le surcroît de


significativité de l’art : il est pure poièsis, expression de l’imagination
productive. Ceci le place au-dessus de la philosophie, puisque celle-
ci est incapable d’avoir accès à l’Absolu, qui échappe à la pensée
abstraite. Par ailleurs dès lors que l’art est pure poièsis, c’est la
poésie qui incarnera par excellence sa puissance extatique. Selon
les romantiques, la poésie est l’art suprême car c’est elle qui peut
présentifier les réalités métaphysiques, le fondement même de l’être
que la philosophie n’est plus capable d’explorer. La poésie devient
symbole de l’Absolu [243]. Ou, comme le dit Schlegel dans L’histoire
de la littérature européenne  : «  La Littérature n’a qu’un contenu
unique, “l’Infini, le Beau et le Bien, Dieu, le Monde, la Nature et
l’Humanité [244]”.  » Cette conception cosmopoiétique de l’art se
prolonge jusque dans la modernité. On la retrouve ainsi chez
Kandinsky ou Klee. Selon Paul Klee par exemple, «  l’art est à
l’image de la création. C’est un symbole, tout comme le monde
terrestre est un symbole du cosmos [245] ».
Un trait spécifique de la théorie romantique du surcroît de
signification de l’art réside dans le fait qu’elle combine une
conception expressiviste de la création avec une conception
formaliste de l’œuvre. Cette combinaison va se défaire peu à peu et
les deux pôles vont se dissocier finalement en deux conceptions
différentes de l’œuvre d’art.
Ainsi tout au long du xixe  siècle, la notion romantique de l’art
comme expression va perdre sa dimension métaphysique et se
subjectiviser sous la forme d’une conception de l’œuvre comme
expression de l’intention intérieure de l’artiste. À  l’art comme
expression de la subjectivité du côté de l’auteur fait pendant du côté
du récepteur l’idée de l’art comme Erlebnis, c’est-à-dire l’idée que le
spectateur revit le processus de création de l’œuvre, tel qu’il a été
vécu par l’auteur, par une sorte de cogénialité. Le sens est déporté
en quelque sorte de l’œuvre vers son auteur. Dilthey définit ainsi la
compréhension comme « le processus par lequel nous connaissons
un “intérieur” à l’aide de signes perçus de l’extérieur par nos
sens [246]  ». Cet intérieur qu’il s’agit de reconstituer n’est autre que
l’Erlebnis, le vécu de l’auteur. La compréhension de l’œuvre est donc
ramenée à la compréhension de l’individualité psychique de l’auteur.
L’autre aspect de la théorie romantique de l’art, à savoir la
conception de l’œuvre comme structure de signification
autotéléologique va donner naissance au xxe  siècle au formalisme
et aux divers structuralismes. On sait que Jakobson par exemple
était un grand connaisseur de l’œuvre de Novalis dont il reprend la
théorie de l’autotélisme poétique. Et comme A. W.  Schlegel,
Jakobson insiste sur le fait que « la cohérence interne est le meilleur
moyen de réaliser l’intransitivité [247]  ». En fait, il reprend la
conception romantique de l’œuvre comme monde de sens clos sur
lui-même.
Le formalisme et le structuralisme s’opposent donc à l’idée de
ramener la significativité de l’œuvre à quelque chose d’extérieur à
elle. Ils critiquent ainsi la théorie mimétique de l’art. Celle-ci est
dénoncée comme une illusion référentielle. Comme l’a souligné
Antoine Compagnon, cette conception a été pendant longtemps
définitoire de la théorie littéraire, « qui a insisté sur l’autonomie de la
littérature par rapport à la réalité, au référent, au monde et soutenu
la thèse du primat de la forme sur le fond, de l’expression sur le
contenu, du signifiant sur le signifié, de la signification sur la
représentation, ou encore de la sémiosis sur la mimèsis [248] ». Mais
le formalisme et le structuralisme critiquent aussi le principe de l’art
comme expressivité subjective, donc la conception de l’art comme
Erlebnis. L’intention de l’auteur est dénoncée comme une illusion
biographique. Bref, le texte est vu comme une structure, comme un
ensemble de relations internes, sans auteur, sans lecteur et sans
monde. L’art se transforme ainsi en une pure forme. Il est toujours
considéré comme étant significatif, sauf que sa significativité ne
réside plus que dans un rapport interne de l’œuvre à elle-même, à
savoir le jeu entre signifiant et signifié.
Selon Compagnon, «  le refus de la dimension expressive et
référentielle n’est pas propre à la littérature, mais caractérise
l’ensemble de l’esthétique moderne, qui se concentre sur le médium
(comme dans le cas de l’abstraction en peinture [249])  ». En réalité
les choses sont plus compliquées puisque, comme déjà indiqué, le
modernisme du début du xxe  siècle va en fait réactiver la forme
originale de la théorie romantique, forme dans laquelle expressivité
et significativité métaphysique vont ensemble. Des artistes comme
Kandinsky ont ainsi attribué une signification plus profonde à l’art
abstrait qu’à l’art figuratif, au nom à la fois du principe de révélation
ontologique et de celui de la «  nécessité  » intérieure. Même la
réduction de chaque art à la spécificité de son médium n’impliquait
pas réellement une vision formaliste  : si Kandinsky par exemple
pensait que l’abstraction devait réaliser l’essence même de l’art
pictural en se limitant à ses constituants ultimes –  points, lignes,
couleurs  – ces éléments formels étaient en fait pour lui fortement
expressifs et leur significativité était d’ordre spirituel. De même, si la
sculpture de Brancusi vise aussi une réduction des formes à
l’essence, à des formes pures, c’est précisément à travers cette
réduction à l’essentiel qu’elle est censée donner naissance à un
surcroît de sens. Contrairement au formalisme des théoriciens, le
formalisme des artistes modernes a été en même temps un
expressivisme métaphysique. En ce sens il participe pleinement du
paradigme romantique du surcroît de significativité artistique.

Art et vérité : le paradigme herméneutique


Toute théorie selon laquelle la valeur de l’art réside dans sa
significativité est évidemment d’une certaine manière une théorie
herméneutique de l’art. Mais le modèle herméneutique au sens
propre du terme ne se limite pas à cette idée. Il se caractérise par le
fait qu’il interprète la spécificité du mode de signifier artistique dans
le cadre d’une théorie de la vérité qui fait de l’art le lieu où se dit ou
se révèle une vérité de l’existence ou de l’être qui est aussi
fondamentale que celle mise en œuvre par la philosophie, avec
laquelle l’art entretient donc des liens d’essence, alors même qu’il
s’en éloigne par la manière dont il met en œuvre cette vérité. Cette
thèse est affirmée avec particulièrement de force par ce qu’on
appelle l’herméneutique philosophique dont les trois figures-clefs ont
été Heidegger, Gadamer et Ricœur. Elle a eu une influence très
grande, loin au-delà de la philosophie proprement dite, et ses
conceptions ont essaimé largement dans d’innombrables
conceptions de l’art. Selon l’herméneutique philosophique, si l’art
importe c’est parce qu’il est la seule voie qui, en dialogue avec la
philosophie, nous permet d’accéder à une vérité qui relève d’un
dévoilement ontologique et qui est donc au fondement de toutes les
autres vérités, en particulier des vérités scientifiques.
On peut dire que fondamentalement l’herméneutique
philosophique est une réaction à la dissociation entre l’œuvre et le
monde opérée par le romantisme. De manière plus spécifique elle se
tourne contre les deux formes de dissociation de ce paradigme
romantique  : d’une part, elle est critique à l’égard de l’art comme
Erlebnis, d’autre part elle refuse de réduire la significativité de
l’œuvre au jeu entre signifiant et signifié et introduit l’extériorité,
c’est-à-dire le rapport de l’art au monde, à la réalité.
C’est Heidegger qui, dans L’origine de l’œuvre d’art, a été le
premier à définir l’art comme vérité. L’origine de l’œuvre d’art est à
prendre ici au sens d’essence de l’art. S’opposant à la conception
métaphysique de l’art qui voit l’art comme un objet ainsi qu’à la
conception de l’art comme Erlebnis, comme un vécu, Heidegger
affirme que l’art est mise-en-œuvre de la vérité. La vérité est à
comprendre comme «  l’essence du vrai [250]  », comme alétheia qui
est selon lui dévoilement de l’étant dans sa totalité
(Unverborgenheit). Avant d’être objet, l’œuvre est avènement de la
vérité, puisqu’elle montre, révèle, ce que les choses sont en vérité.
La vérité artistique ne doit donc pas être comprise comme
l’adéquation à un objet, donc comme une reproduction du réel mais
comme dévoilement de l’étant, comme une révélation de l’être, donc
comme une significativité spécifique à l’art. Cette conception de
Heidegger se rapproche de la conception romantique de l’art comme
symbole.
L’œuvre est située plus précisément par Heidegger par rapport à
la chose et au produit. Elle est créée comme le produit mais en
même temps elle se rapproche de la chose parce que sa présence
se suffit à elle-même. Comme chez les romantiques l’œuvre est
donc autotélique. Pour définir ce qu’est une œuvre d’art, Heidegger
prend l’exemple d’un temple grec. Il souligne que le temple n’imite
rien : « Un bâtiment, un temple grec, n’est à l’image de rien. Il est là,
simplement, debout dans l’entaille de la vallée [251].  » Le temple
ouvre, érige un monde (Aufstellen einer Welt) c’est-à-dire qu’il
incarne l’esprit d’une époque et témoigne de la destinée historiale
d’un peuple. Il nous permet ainsi de reconstruire le monde grec.
Mais en installant un monde, le temple manifeste, révèle en même
temps la terre (Herstellen der Erde). À la différence d’un outil, dans
lequel la matière disparaît et s’use, le temple révèle la matière dont il
est fait, il l’a fait ressortir.
On voit que Heidegger place la valeur de l’art dans une
significativité fondatrice qui dépasse en puissance tout autre mode
de signifier. Selon Jean-Marie Schaeffer, la thèse heideggérienne
prend une triple forme : « Au niveau cognitif, le “savoir” artistique en
tant que révélation de l’être s’oppose aux savoirs endoxiques  ; au
niveau du mode d’être, l’œuvre d’art comme entité autotélique
s’oppose au produit hétérofinalisé  ; enfin, au niveau de la fonction,
l’œuvre d’art comme induisant une extase s’oppose à l’être-au-
monde inauthentique de la quotidienneté [252]. » Il n’est pas étonnant
que Heidegger retrouve aussi la conception romantique de l’art
comme poièsis et de la poésie comme art paradigmatique. Selon lui
tout art est poème (Dichtung) du moment où il laisse advenir la vérité
de l’étant. Il souligne ainsi que « l’essence de l’art, c’est le Poème »
(Dichtung) et «  l’essence du Poème, c’est l’instauration de la
vérité [253] ». De cette façon tous les arts sont ramenés au langage
qui ouvre un monde. La poésie devient ainsi l’art paradigmatique
chez Heidegger, notamment en raison de son lien avec la pensée.
La théorie de Gadamer de l’art comme vérité s’inscrit dans la
même démarche. Elle est formulée par Gadamer en opposition à la
théorie de la conscience esthétique qui voit dans l’art un pur
Erlebnis. Le terme de «  conscience esthétique  » désigne la
conception de l’expérience esthétique élaborée par les philosophies
néo-kantiennes du début du siècle, qui se sont inspirées de Kant
mais qui ont réduit sa pensée à une pure subjectivité, une pure
émotion. Pour la conscience esthétique, l’attitude qu’on adopte vis-à-
vis de l’œuvre est celle de la pure contemplation, l’art se réduit à
l’Erlebnis du sujet, à une pure jouissance esthétique, à un pur
divertissement. Les théoriciens de l’Erlebnis se séparent de Kant en
laissant tomber la relation de l’expérience esthétique aux Idées,
donc à la significativité. C’est ce rapport à la significativité, et donc à
la vérité, que Gadamer veut établir comme étant la nature de l’art ou
du moins du grand art, et donc aussi comme valeur qui doit fournir
l’étalon pour mesurer la grandeur des œuvres.
À l’art comme Erlebnis, Gadamer oppose donc un art vu comme
une expérience de vérité. Ce qu’il veut montrer c’est qu’à côté de la
connaissance scientifique, il y a un autre type de connaissance, la
connaissance délivrée par l’art. Il va donc s’intéresser au sens de
l’œuvre, à ce qu’elle nous dit. Il affirme que l’œuvre d’art n’est pas
autonome mais qu’elle a un lien avec la réalité, avec le monde  : la
compréhension de l’œuvre nous ramène à une meilleure
compréhension du monde et de nous-mêmes. Avant d’être comme
un sujet devant un objet, nous sommes saisis par l’œuvre. Si
l’expérience de l’art est significative c’est parce que l’art nous parle
de notre monde et que, après nous avoir transposés dans un monde
de rêve, un monde irréel, il nous ramène à notre propre monde
transformés. Gadamer souligne ainsi que « ce qui fait l’être véritable
de l’œuvre d’art, c’est qu’elle devient l’expérience qui métamorphose
celui qui la fait [254] ».
C’est dans la définition de l’art comme jeu que se montre de la
manière la plus claire la façon dont Gadamer conçoit la valeur de
significativité de l’art. Comme il le souligne lui-même, à la différence
de Kant et Schiller, il n’entend pas le jeu en un sens subjectif. Par
jeu il entend «  la manière d’être de l’œuvre d’art elle-même [255] ».
Selon lui, le jeu est premier par rapport aux joueurs car « les joueurs
ne sont pas le sujet du jeu, mais à travers les joueurs c’est le jeu lui-
même qui accède à la représentation (Darstellung [256]) ». Il part d’un
emploi figuré du mot «  jeu  » comme «  jeu de lumière  », «  jeu de
vagues  », «  jeu de moucherons  », «  jeu de mots  » qui impliquent
tous l’idée d’un mouvement de va-et-vient. Le jeu est selon lui
«  l’exécution du mouvement comme tel [257]  ». Ce mouvement est
sans but, sans finalité pratique. Le mode d’être de l’œuvre d’art est
représentation (Darstellung). Or, la représentation est définie comme
« un aspect structurel ontologique universel de ce qui est esthétique,
un événement d’être et non […] du vécu (Erlebnis), qui surviendrait
au moment de la création artistique et que l’esprit qui le reçoit ne
ferait jamais que répéter [258] ».
L’œuvre d’art est jeu parce qu’elle est une totalité signifiante. Le
terrain de jeu délimite ainsi l’espace de l’œuvre. Ce qui est souligné
de cette façon c’est l’autonomie de l’œuvre d’art par rapport à son
créateur. Cet être indépendant de l’œuvre est celui de la
transmutation ou de la métamorphose (Verwandlung) de la réalité en
une œuvre (Gebilde), qui est une élévation dans la vérité. Gadamer
parle aussi de transmutation en figure ce qui veut dire la même
chose que configuration. Le monde de l’art est un monde totalement
métamorphosé qui donne accès à une vérité, à une connaissance.

« Le concept de métamorphose vise donc à caractériser le mode


d’être, autonome et supérieur, de ce que nous avons appelé
figure. Il permet à ce qu’on nomme réalité de se définir comme le
non-métamorphosé, et à l’art de se définir comme la suppression
qui introduit cette réalité dans la vérité [259]. »

Gadamer reprend donc la théorie de la mimèsis aristotélicienne,


en donnant à la mimèsis un sens cognitif, à savoir celui de re-
connaissance [260]. La reconnaissance ne veut pas dire que nous
reconnaissons simplement quelque chose que nous connaissions
déjà mais que nous saisissons une chose dans son essence [261]. La
représentation est donc une connaissance de l’essence. L’œuvre
d’art est une condensation d’expérience parce qu’elle extrait
l’essence de la réalité [262]. L’image figurative, par exemple un
portrait, est représentation dans la mesure où elle apporte un
surcroît de signification : en elle le modèle « est davantage présent,
de manière plus authentique, tel qu’il est en vérité [263] ».
Ricœur, tout comme Gadamer, s’oppose à la conception de l’art
comme Erlebnis. Mais il s’oppose aussi au structuralisme. En
mettant l’accent sur le monde du texte, Ricœur veut montrer que le
sens de l’œuvre n’est pas à chercher derrière le texte, dans
l’intention de l’auteur, mais dans le monde qui se déploie devant elle.
Selon Ricœur, « une œuvre peut être à la fois close sur elle-même
quant à sa structure et ouverte sur un monde, à la façon d’une
“fenêtre” qui découpe la perspective fuyante d’un paysage
offert [264]  ». L’œuvre n’a donc pas seulement un sens mais aussi
une référence.
Comme l’herméneutique de l’art de Gadamer, l’herméneutique
littéraire de Ricœur est en fait une reconstruction de la théorie
aristotélicienne. Ricœur veut mettre en évidence le lien de l’œuvre
au monde, à la réalité, et comme chez Aristote la mimèsis n’est pas
copie ou reproduction de la nature, mais implique une connaissance
spécifique du monde. Ricœur souligne ainsi que « mimèsis ne veut
pas dire copie ou réplique à l’identique mais l’agencement des faits
par la mise en intrigue [265] ». L’acte configurant de l’intrigue et de la
métaphore vive mettent en évidence le fonctionnement de
l’imagination productrice. Dans les deux cas, il s’agit d’un acte
d’innovation sémantique parce que «  du nouveau – du non encore
dit, de l’inédit – surgit dans le langage : ici la métaphore vive, c’est-à-
dire une nouvelle pertinence dans la prédication, là une intrigue
feinte, c’est-à-dire une nouvelle congruence dans la mise-en-
intrigue [266] ». On voit ainsi que la théorie herméneutique de Ricœur
réunit la thèse d’un surcroît de sens issue de la théorie mimétique
d’Aristote avec la thèse d’un surcroît de sens due à l’imagination
productive, une thèse qui vient de la théorie romantique de
l’expressivité. Cette reformulation de la conception du surcroît de
sens est concentrée dans la notion de «  refiguration  ». La
refiguration est selon Ricœur «  la capacité pour l’œuvre de
restructurer le monde du lecteur en bousculant, contestant,
remodelant ses attentes [267] ».
L’œuvre d’art a donc une référence, mais cette référence
correspond à un mode de significativité spécifique : ce n’est pas une
référence directe comme celle du discours factuel, mais une
référence indirecte ou métaphorique. Ricœur souligne ainsi que
« l’abolition d’une référence de premier rang, abolition opérée par la
fiction et par la poésie, est la condition de possibilité pour que soit
libérée une référence de second rang, qui atteint le monde non plus
seulement au niveau des objets manipulables, mais au niveau que
Husserl désignait par l’expression de Lebenswelt et Heidegger par
celle d’être-au-monde [268]  ». La référence à l’être-au-monde n’est
pas fortuite : s’y marque bien le fait que Ricœur dote la fiction et la
poésie d’un surcroît de sens par rapport au monde quotidien et
rationalisé, obéissant au calcul utilitaire  : le monde des objets
manipulables. L’art atteint à une vérité plus profonde que notre être-
au-monde banal. Les œuvres littéraires sont selon Ricœur une
essence, une augmentation iconique de la réalité.
Ricœur élabore son modèle à partir de l’œuvre littéraire mais
selon lui, ce modèle peut être étendu aux autres œuvres comme la
peinture ou la musique. Ainsi il note à propos d’une sculpture de
Henry Moore, Atom Piece, qui consiste dans une sphère éclatée qui
peut représenter le crâne d’un savant mais tout aussi bien un atome
qui explose :

«  Par là, on se rapprocherait de certains aspects densifiés du


langage, comme la métaphore, où plusieurs niveaux de
significations sont tenus ensemble dans une même expression.
L’œuvre d’art peut avoir un effet comparable à celui de la
métaphore  : intégrer des niveaux de sens empilés, retenus et
contenus ensemble [269]. »

Il se réfère aussi à la peinture abstraite et à la musique, c’est-à-


dire des arts qui ne sont pas figuratifs ou pas nécessairement
représentatifs. Selon lui, ce n’est qu’une fois que la représentation
est abolie qu’« il devient patent que l’œuvre dit autrement le monde
qu’en le représentant ; elle le dit en iconisant le rapport émotionnel
singulier de l’artiste au monde, ce que j’ai appelé son mood [270] ».
Mais bien qu’il s’intéresse aux autres arts, chez Ricœur, comme
chez les romantiques et comme chez le Heidegger tardif, c’est l’art
verbal qui fournit la situation à partir de laquelle le surcroît de sens
est construit. à la différence de Heidegger et des romantiques
cependant, et malgré La métaphore vive, Ricœur ne situe pas le
surcroît primordialement dans la poésie mais surtout dans le récit
fictionnel, donc dans la mimèsis. Il opère ainsi à vrai dire une
réconciliation des trois grands paradigmes du surcroît de sens  : la
mimèsis, l’expressivité et l’herméneutique.

229
. Aristote, La Poétique, traduit du grec par Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot, Le  Seuil, coll.
« Poétique », 1980, p. 65.
230
. Ibid.
231
. Voir Tzvetan Todorov, «  Les infortunes de l’imitation  », Théories du symbole, Le  Seuil,
coll. « Poétique », 1977, p. 143-159.
232
. Ibid., p. 143-144.
233
. Ibid., p. 144.
234
. Erich Auerbach, Mimèsis. La représentation de la réalité dans la littérature occidentale [1946], Paris,
Gallimard, coll. « Tel », 1968.
235
. Northrop Frye, Anatomy of Criticism, Princeton, Princeton University Press, 1957  ; trad. fr., Paris,
Gallimard, 1969.
236
. Terence C. Cave, Recognitions: A Study in Poetics, Oxford, Clarendon Press, 1988.
237
. Paul Ricœur, Temps et récit, Paris, Le Seuil, coll. « Points », 1983-1985.
238
. Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger [1790], Gallimard, coll. « Folio Essais », 1985, p. 269.
239
. Voir Jean-Marie Schaeffer, «  Originalité et expression de soi. Éléments pour une généalogie de la
figure moderne de l’artiste  », Communications, no  64, 1994, p.  105  : «  Cette souveraineté de l’artiste – et
notamment sa capacité d’instauration du fait d’art comme mode d’être propre – réactive en fait des concepts
qui définissaient la figure du Dieu créateur dans la théologie chrétienne. »
240
. Ibid.
241
. Ibid., p. 103-104.
242
. Karl Philippe Moritz, Schriften zur Aesthetik und Poetik [1962], p.  95, cité par Tzvetan Todorov,
Théories du symbole, op. cit., p. 192.
243
. Voir Jean-Marie Schaeffer, L’art de l’âge moderne. L’esthétique et la philosophie de l’art du xviiie siècle
à nos jours, Gallimard, coll. « NRF essais », 1992, p. 71 : « Chez les romantiques, c’est l’Absolu qui doit être
présenté symboliquement, et cela parce qu’il ne se laisse pas penser spéculativement. Dans la théorie
kantienne c’est le bien moral qui doit être présenté symboliquement, et cela parce qu’il ne se laisse pas
présenter dans une intuition directe  ; en revanche il est parfaitement pensable (bien qu’il ne soit pas
connaissable). »
244
. Friedrich Schlegel, cité par ibid., p. 133.
245
. Paul Klee, Théorie de l’art moderne, Paris, Denoël, 1985, p. 40.
246
. Wilhelm Dilthey, «  Origines et développement de l’herméneutique  », Le monde de l’esprit, Paris,
Aubier, Éditions Montaigne, t. I, p. 320.
247
. Voir Tzvetan Todorov, Théories du symbole, op. cit., p. 347.
248
. Antoine Compagnon, Le démon de la théorie. Littérature et sens commun, Le Seuil, coll. « La couleur
des idées », 1998, p. 103.
249
. Ibid., p. 108.
250
. Voir Martin Heidegger, «  L’origine de l’œuvre d’art  », Chemins qui ne mènent nulle part [1949],
Gallimard, 1962, p. 55.
251
. Ibid., p. 44.
252
. Jean-Marie Schaeffer, L’art de l’âge moderne, op. cit., p. 320.
253
. Martin Heidegger, « L’origine de l’oeuvre d’art », op. cit., p. 84.
254
. Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode [1960], Le Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 1996, p. 120.
255
. Ibid., p. 119.
256
. Ibid., p. 120.
257
. Ibid., p. 121.
258
. Ibid., p. 178.
259
. Ibid., p. 131.
260
. Voir ibid.
261
. Voir ibid., p.  132  : «  Dans la reconnaissance, ce que nous connaissons se dégage comme en vertu
d’une illumination, de toute contingence et variabilité des circonstances qui le conditionnent
262
. Voir ibid., p.  132  : «  imitation et représentation ne sont pas seulement répétition qui copie mais
connaissance de l’essence ».
263
. Ibid., p. 173.
264
. Paul Ricœur, Temps et récit II, La configuration dans le récit de fiction, Paris, Le  Seuil, coll.  «  Points
Essais », 1984, p. 189-190.
265
. Paul Ricœur, Temps et récit I, L’intrigue et le temps historique, Paris, Le Seuil, coll. « Points », 1983,
p. 71-72.
266
. Paul Ricœur, Du texte à l’action, Essais d’herméneutique II, Le  Seuil, coll.  «  Points Essais  », 1986,
p. 24.
267
. Paul Ricœur, La critique et la conviction, Entretien avec François Azouvi et Marc de Launay, Paris,
Calmann-Lévy, 1995, p. 260.
268
. Paul Ricœur, Du texte à l’action, op. cit., p. 127.
269
. Paul Ricœur, La critique et la conviction, op. cit., p. 259.
270
. Ibid., p. 271.
Yolaine Escand  

L’universalité

« Je crois en l’artiste, l’art est un mirage. »


Marcel Duchamp [271].

Les réflexions qui suivent sont le résultat d’un travail de


recherche mené en collaboration avec l’anthropologue Denis Vidal
(IRD) depuis 2007, en particulier au sein du séminaire «  Les
nouvelles figures de l’artiste universel » au musée du quai Branly, à
Paris, dans le cadre du Groupe de recherche international (GDRI)
« Anthropologie et histoire des arts ».
La question de l’universalité semble aller de soi en ce qui
concerne la valeur de l’art contemporain, dès lors que l’on
s’interroge sur ce qui fait qu’une œuvre plaît à un très grand public.
On peut penser de façon raisonnable que, si une œuvre séduit un
très grand nombre de gens, c’est qu’elle possède une valeur
universelle, ou des qualités universelles, autrement dit des qualités
qui ne dépendent pas d’une culture spécifique, que cette culture soit
ethnographique ou sociale [272].
Ce qui semble raisonnablement un principe universellement
partagé ne se retrouve pas dans la pratique. En d’autres termes, si
la valeur d’universalité peut sembler devoir être prédominante dans
un monde de l’art aujourd’hui international et globalisé, il s’avère
que, dans les faits, elle n’est pas la valeur la plus prisée ni la plus
courante.
Les artistes contemporains occidentaux qui produisent leurs
œuvres sur les marchés de l’art internationaux, dans les biennales et
foires, les musées, galeries et divers lieux d’exposition, ont
culturellement baigné dans les valeurs modernes dont fait partie
l’universalité ; pourtant, peu nombreux sont ceux qui la revendiquent.
Cette valeur, dans son sens général et non appliquée à l’art, est
d’abord un concept apparu en Occident, qui a servi de fer de lance à
la fois dans la colonisation, puis dans la décolonisation, et
aujourd’hui dans la globalisation. Une des raisons pour lesquelles
l’universalité semble laissée de côté dans l’art contemporain pourrait
être liée à la perception extrêmement négative du « génie » créateur
d’universel issue du romantisme de la fin du xixe et du début du
xxe  siècle [273]. La valeur d’universalité apparaît d’emblée comme
entachée du poids des exactions commises en son nom et, de plus,
issue du monde occidental qui l’imposerait aux autres cultures.
Mais là encore, les faits montrent le contraire. C’est précisément
en majorité chez des artistes qualifiés de non occidentaux que cette
valeur d’universalité fait sa réapparition la plus remarquée. C’est
pourquoi il semble qu’elle soit particulièrement intéressante à étudier
et d’autant plus flagrante lorsqu’on observe les artistes non
occidentaux dont, habituellement, la valeur des œuvres est en
général déterminée par des étiquettes de préférence liées à leur
origine ethnique ou culturelle, et donc a priori non universelles.
Dans un premier temps, seront questionnés les obstacles à la
valeur d’universalité dans l’art contemporain, qui ont encore cours.
Dans un deuxième temps, quelques exemples permettront de
montrer comment certains artistes ont réussi, en employant diverses
stratégies, à surmonter ces obstacles. Enfin, seront abordés des
problèmes de méthode.

Les obstacles à la valeur d’universalité


On sait que des artefacts et «  œuvres d’art [274]  » n’ont jamais
cessé de circuler à travers le monde  : ils constituent une des
ressources principales de l’archéologie pour témoigner de
l’existence d’échanges commerciaux et culturels passés sur la
planète. De même, ont toujours existé des « artistes [275] » capables
de s’adapter à des univers culturellement différents des leurs, mais
encore des publics susceptibles de s’intéresser à leurs œuvres, et
ce, partout et à toutes les époques. Reste que, dans la période
actuelle, la mondialisation de l’art contemporain en constitue la
principale caractéristique et sa réalité dominante. C’est ce qui nous
intéressera plus spécifiquement ici. Car cette mondialisation s’est
accompagnée d’un processus de redéfinition de l’identité attribuée à
toutes sortes de créateurs, à travers le monde ; ainsi, des artisans,
ouvriers manuels, paysans, rêveurs, ordonnateurs de rituels, etc.,
que rien ne désignait comme des «  artistes  » jusqu’alors et qui ne
revendiquaient pas nécessairement un tel statut, se sont
soudainement vus qualifier d’artistes [276], ce qui a impliqué pour eux
un changement de vie lié à leur nouvelle identité. Il suffit pour s’en
convaincre d’évoquer les destins souvent paradoxaux de créateurs
d’origine « tribale », en Australie, en Inde, ou en Afrique qui se sont
vus reconnaître au cours des dernières décennies un nouveau statut
d’artistes et qui ont parfois acquis une reconnaissance internationale
importante [277], alors même que les traditions dont ils se réclamaient
pouvaient être, bien souvent, en train de décliner de façon
dramatique.
Par conséquent, on assiste depuis les années 1990 à
l’émergence d’une nouvelle conception de l’art contemporain, plus
large et ouverte que par le passé et dont les implications se font
sentir dans la structure et l’organisation du milieu artistique [278].
Ainsi, dans les grandes expositions d’art contemporain récentes,
comme «  Altermodern  » en 2009, ou la Documenta en 2012, les
commissaires mettent-ils l’accent sur l’ouverture des frontières entre
disciplines et champs de connaissances [279], et sur les nouveaux
contrastes dialectiques entre local et global, ethnique et universel,
centre et périphérie [280]. Les commissaires d’exposition font ainsi
l’apologie de la «  géographie  » inédite de l’art contemporain qui
ressortirait de ces oppositions fécondes et soulignent à quel point
celui-ci parviendrait à dépasser les catégories héritées de la période
coloniale et du modernisme, mais également celles du post-
colonialisme et du postmodernisme, voire même du nationalisme
culturel [281]. Cependant, cette vision est contredite par la réalité, qui
s’avère plus complexe.
En premier lieu, la mondialisation de l’art contemporain a le
mérite et le défaut de faire ressortir la prééminence des critères
nationaux, régionaux, locaux ou ethniques chaque fois qu’il est
question soit de présenter, d’exposer ou de commercialiser l’œuvre
des artistes, depuis les années 1990, soit de les analyser et de les
interpréter. Ce phénomène est particulièrement apparent dans les
grandes expositions d’art contemporain, qui se succèdent à travers
le monde, et qui portent sur les nouveaux talents et mouvements
artistiques de villes, pays ou régions de la planète. C’est en
particulier le cas pour la Chine et pour l’Inde [282]. On ne peut que se
réjouir de l’intérêt que suscite l’art contemporain, trop longtemps
négligé, de ces deux pays à travers la multiplication des expositions
qui leur sont dédiées, tout comme bien d’autres encore qui, jusque-
là, ne bénéficiaient pas d’une telle reconnaissance, pourtant
légitime. Il en est de même pour les zones géographiques
supranationales comme l’«  Afrique  » ou le «  Moyen-Orient  »
auxquelles, depuis les années 2000, ont été consacrées plusieurs
expositions [283]. Reste que cet intérêt nouveau ne doit pas occulter
la nature et les objectifs, parfois plus discutables, des procédés
institutionnels et marchands mis en œuvre pour valoriser et
commercialiser l’art contemporain chinois ou indien [284]. Tel est
donc, bien trop sommairement présenté, le contexte d’ensemble où
l’on voit émerger au cours de ces dernières décennies des artistes
qui prônent néanmoins l’universalité comme valeur esthétique.
Il est remarquable de constater, en effet que, même si la manière
la plus courante de les présenter consiste toujours à les définir par
leur culture d’origine ou leur culture d’adoption, il existe un nombre
non négligeable d’artistes, souvent parmi les plus réputés, qui
refusent obstinément, au contraire, de se laisser définir par leur
seule identité. On peut citer ici les noms de sculpteurs comme Anish
Kapoor ou Ju Ming, d’écrivains comme Salman Rushdie ou Gao
Xingjian, de cinéastes comme Ang Lee ou John Woo, d’architectes
comme Pei Ieoh-Ming, de graphistes comme Tanaka Ikko, du
créateur de spectacles équestres Bartabas, et de tant d’autres
encore. Tous ont ceci en commun qu’ils refusent précisément de se
laisser définir par leurs origines culturelles ; et cela est tout aussi vrai
quand ils sont « indiens », « chinois » ou « japonais » que lorsqu’ils
sont «  français  » ou «  taïwanais  ». Cela ne veut pas dire d’ailleurs
pour autant qu’ils ne reconnaissent pas leurs dettes vis-à-vis des
cultures les plus variées. Mais leur ambition n’en est pas moins de
créer des œuvres qui transgressent toute forme de nationalisme,
politique ou culturel. La plupart de ces artistes ne vivent d’ailleurs
pas seulement à cheval entre plusieurs pays ou plusieurs continents
et disposent d’une audience internationale, mais surtout, ils refusent
de se laisser définir en termes «  culturels  » ou même souvent
« post-coloniaux ». De telles prises de position vont à l’encontre de
ce qui se fait habituellement  : les catalogues d’exposition et les
monographies d’artistes sont rangés dans les librairies et les
bibliothèques selon des «  aires culturelles  »  ; les enseignements
dans les universités sont également classifiés selon des «  aires
culturelles  », par pays, régions ou continents. Aussi, quand bien
même certains de ces artistes acceptent de se prêter au jeu qui
consiste à faire référence à telle ou telle culture, l’universalisme dont
ils se réclament avant tout les met-il souvent en porte-à-faux avec le
discours comme avec les attentes – et parfois aussi les intérêts
commerciaux – de nombreux intermédiaires qui gravitent dans le
monde de l’art  : commanditaires, critiques, commissaires
d’exposition, directeurs de musée, historiens de l’art, etc.
Réfléchir à partir de la démarche d’artistes qui refusent ainsi de
situer leur œuvre sur un plan identitaire, de manière même indirecte,
présente l’intérêt de poser d’emblée la question de la valeur
d’universalité  : leur démarche comme leur créativité nous obligent
souvent déjà à réinterroger la validité des catégories habituelles
d’appréciation et d’évaluation de l’art ; mais, de plus, nombre d’entre
eux expriment sur leur œuvre comme sur la création artistique des
idées aux antipodes de ce que la critique attend d’eux.

Stratégies pour tendre vers la valeur


d’universalité
Le phénomène qui semble le mieux faire ressortir l’universalité
en tant que valeur esthétique dans l’art contemporain est celui qui
consiste à mettre en évidence la démarche d’artistes qui se
réclament d’une dimension proprement universelle dans leurs
œuvres et qui se voient effectivement reconnaître un tel statut. C’est
pourquoi il faut tout d’abord écarter un possible malentendu. La
mondialisation de l’art et de son marché à notre époque est
indéniable  ; pourtant, celle-ci n’implique pas que surgissent
nécessairement des artistes dont l’objectif est l’universalité, même si
le contexte peut en favoriser l’avènement. Il nous faut distinguer, en
effet, diverses sortes de processus, également associés à une telle
tendance et qui sont souvent complémentaires les uns des autres.
Ainsi, il ne faudrait pas sous-estimer le fait qu’un nombre toujours
plus important d’artistes puisse bénéficier aujourd’hui d’une
couverture médiatique internationale ou que leurs œuvres circulent
toujours plus aisément dans des expositions, des foires et des
biennales dans le monde entier et que leurs œuvres puissent être
effectivement appréciées et collectionnées à travers le monde.
Néanmoins, l’universalité en tant que valeur esthétique ne va pas de
soi et sa revendication n’en garantit pas l’effectivité.
Par exemple, Christian Boltanski (1944-) répond certainement à
la première de ces conditions. Il n’hésite pas à affirmer, notamment,
à l’occasion de la sortie de son livre The Possible Life of Christian
Boltanski en 2009 : « Je suis un artiste universel [285] ! » ; par ailleurs
il mène son travail de créateur sur plusieurs continents  et il
s’intéresse aussi à des thèmes que l’on peut qualifier d’universels
dans ses œuvres, comme en témoignent ses réflexions sur la vie et
la mort, sur la mémoire [286], sur le rapport à la nature. Il faut bien
reconnaître cependant que son œuvre reste prioritairement
adressée à un « monde de l’art » spécifique – celui des musées, des
foires, des galeries et des biennales – et qu’elle demeure cantonnée
à un public relativement ciblé. Dans ce cas, il semble que la forme
artistique – installations, expositions dans des musées et des
biennales – et esthétique corresponde plus précisément à la « valeur
d’internationalité », telle qu’elle se développe dans l’art international
contemporain des foires et biennales [287] plutôt qu’à la valeur
d’universalité.
Par contraste, sans que pour autant la valeur de leurs œuvres
doive être comparée, puisque c’est leur démarche qui nous
intéresse ici, Gao Xingjian (1940-), nous donne un meilleur accès,
semblerait-il, à la valeur d’universalité. Ce qui paraît plus décisif et
plus emblématique à son sujet, au-delà de son cosmopolitisme et de
la réputation mondiale dont bénéficie son œuvre, sanctionnée par
l’attribution d’un prix Nobel de littérature en 2000, est le refus
systématique qu’il oppose à toute tentative qui peut être faite pour le
définir comme « chinois » ou, même, comme « français », et surtout
de voir son identité limitée à celle d’un simple exilé politique [288]. À
cela ne s’ajoute pas seulement le fait que son œuvre écrite est
traduite dans une multitude de langues  ; mais encore qu’à côté de
ses romans et de ses pièces de théâtre, il est aussi peintre,
cinéaste, metteur en scène et chorégraphe, etc. Ainsi, son public ne
vient-il pas seulement de tous les horizons de la planète, il se
recrute également parmi les amateurs des formes de création les
plus variées. Si Gao Xingjian se réclame ouvertement de
l’universalité, son art n’est en revanche ni élitiste, c’est-à-dire
cantonné à un public restreint et cultivé, ni un art de masse, au sens
d’art issu de la culture dominante occidentale, même s’il est
populaire. Alors que ses activités dans les arts visuels, en particulier
en peinture, lui ont permis de vivre dans un premier temps [289], il n’a
pas non plus suivi le cursus des artistes appartenant au courant de
l’art international. Avec Gao Xingjian, l’universalité en tant que valeur
esthétique n’est en aucun cas la marque du modèle dominant, ni
n’est-elle synonyme d’internationalité.
De même, dans un registre bien différent, Bartabas (1957-) est-il
un metteur en scène, également directeur de troupe, cavalier
émérite, fondateur de l’Académie du spectacle équestre de
Versailles et cinéaste. Lui aussi entend, à sa façon, s’adresser à
toutes sortes de publics – enfants aussi bien qu’adultes – et ses
spectacles ont été présentés dans le monde entier, du Japon à la
Russie, de New York à Rio  ; mais surtout, se définissant comme
« sans culture », celui-ci n’hésite pas à enrôler des musiciens venus
du monde entier à l’occasion de chacun de ses nouveaux
spectacles qui en viennent à en redéfinir chaque fois la tonalité.
Le cas d’Anish Kapoor [290] (1954-), étudié par Denis Vidal,
considéré par beaucoup comme l’un des plus grands sculpteurs
contemporain, est aussi emblématique de cette démarche.
L’exemple du sculpteur Ju Ming (Zhu Ming, 1938-), mondialement
connu pour ses fameuses pièces en bronze alliant l’aspect brut et
peu dégrossi de la pierre et l’élégance enlevée de mouvements de
danse ou de gymnastique aériens, semble allier les contraires dans
son œuvre [291]. Il était destiné à passer sa vie à sculpter des
figurines votives en bois pour des temples à Taïwan. Mais, une fois
reconnu sur la scène taïwanaise, grâce à son achèvement dans des
thèmes locaux dès 1976, il a préféré quitter son île natale pour aller
obtenir la reconnaissance à New York dès 1981, après avoir exposé
à Tokyo en 1977 et 1978. Sa célébrité lui vient de la reconnaissance
de tous les publics, ses œuvres étant exposées dans le monde
entier hors des galeries et musées [292]. Il ne s’est pas non plus
contenté de produire l’art que les commanditaires attendaient de lui,
ni à Taïwan, ni à New York. À une époque où l’île nationaliste se
démocratisait, sortait de la gangue du parti unique, et découvrait sa
propre identité locale dans les années 1980-1990, il lui eût alors été
facile de vivre de son art en produisant des pièces aux thèmes
locaux qu’on attendait de lui, au goût de sa culture d’origine ou
d’amateurs d’art localiste. Il a d’ailleurs été vilipendé pour ne pas
s’être prêté au jeu. Ju Ming préféra s’expatrier, malgré les difficultés
de langue, pour obtenir une reconnaissance plus large et surmonter
les pressions sociales ou politiques. Le renom une fois acquis avec
ses bronzes des « arches Taichi », alors qu’il était devenu l’emblème
d’un art chinois en plein essor dans les années 1990, il n’hésita pas
à exposer une toute autre forme d’art, qui ne pouvait plus être
assimilé à une quelconque culture, ni taïwanaise, ni même chinoise,
allant une fois encore à l’encontre de l’attente des spécialistes et du
public. Pour parvenir à ces objectifs, Ju Ming est devenu un véritable
entrepreneur  : à côté de son activité de sculpteur, il a conçu son
propre musée dans lequel il expose et créé ses œuvres, il édite des
ouvrages et revues sur la sculpture, organise des journées d’étude,
etc. Grâce à cette démarche, il n’a plus besoin de passer par des
intermédiaires pour atteindre un public très large et n’hésite pas
aujourd’hui à utiliser les médias numériques, en particulier
Internet [293].

Universalité et internationalité
Enfin, le cas d’Ai Weiwei (1957-) est intéressant en ce qu’il
permet de voir le passage d’une esthétique à visée internationale à
une esthétique de portée plus universelle, grâce à l’utilisation des
nouveaux médias notamment [294]. Fils du célèbre poète Ai Qing
(1910-1996), Ai Weiwei se présente jusqu’en 2008 plus ou moins
comme un artiste officiel, à la fois architecte, performeur, éditeur,
cinéaste, qui a créé sa propre entreprise et son musée en Chine, de
façon ouverte et reconnue par les autorités [295]. Lorsqu’il participe à
la création du Bird’s Nest pour les jeux olympiques de Pékin en
2008, il sert de porte-drapeau de l’art contemporain international en
Chine. Dans un monde de l’art marchandisé et globalisé tel qu’il se
présente en Chine contemporaine [296], Ai Weiwei en tant qu’artiste
«  officiel  », c’est-à-dire reconnu et autorisé à s’exprimer, peut se
permettre, jusqu’à un certain point, de critiquer les autorités, surtout
sur un plan social ou culturel. C’est ainsi que ses photographies
provocatrices prises sur la place Tian’anmen, en 1994, exactement
cinq ans après la répression sanglante, ou la série des Études de
perspective, ne sont pas interdites par le pouvoir de Pékin. Lorsque,
en 1995, il brise une poterie datant de la dynastie des Han, c’est-à-
dire du début de notre ère, dans un happening demeuré célèbre,
cela ne suscite pas plus de réprobation. Dans tous ces cas, d’un
côté, il est assez dérangeant pour intéresser les intermédiaires de
l’art contemporain, par ses critiques ou ses attitudes provocatrices ;
de plus, il applique dans ses œuvres certains principes du
postmodernisme très courants dans l’art contemporain, comme le
recyclage, la réutilisation, le pop politique, etc., ce qui rend son
œuvre lisible du point de vue de l’art contemporain international.
D’un autre côté, il correspond assez à ce qu’attendent les autorités
chinoises pour rentrer parfaitement dans les critères de l’art
international tel qu’elles les admettent. Même s’il refuse de faire un
art « au service du peuple », en créant des objets inutilisables, c’est-
à-dire non utilitaires, comme ses tables aux pieds appuyés au mur
ou ses chaises difformes, les autorités le voient d’un bon œil parce
qu’il est une vitrine de la Chine moderne et ouverte à l’Occident dans
le domaine de l’art contemporain.
Là où les choses se gâtent et où, semblerait-il, son esthétique et
sa démarche tendent plus vers la valeur d’universalité, en touchant
un public populaire, mondial et sans différence de classes, comme le
font Gao Xingjian ou Ju Ming, c’est au moment du tremblement de
terre du Sichuan de 2008. Et surtout, il profite également de la
diffusion mondiale par le moyen des réseaux sociaux sur internet. Il
arrive en effet sur place immédiatement après le tremblement de
terre, en tant qu’architecte au courant des normes antisismiques, il
dénonce la corruption locale qui a laissé construire des bâtiments
dangereux  ; il prend des centaines photos qu’il diffuse sur internet
par son blog [297] – dont on a pu voir les images au Jeu de Paume
en 2012 – et demande la participation des internautes pour dresser
la liste des disparus. Entre 2008 et 2011, il s’engage dans la défense
de diverses causes. C’en est trop pour les autorités chinoises. Il est
alors arrêté, passé à tabac (il a dû être opéré d’urgence d’une
hémorragie cérébrale) et jeté en prison en avril  2011  ; il est libéré
sous caution en juin  2011 et interdit de sortie du territoire chinois
depuis. Dès lors, Ai Weiwei, de la catégorie d’artiste officiel engagé
dans des causes sociales passe à celle de dissident politico-
financier [298].
En quoi la démarche d’Ai Weiwei peut-elle représenter la valeur
d’universalité  ? D’un côté, l’artiste remet en cause la validité des
catégories traditionnelles de l’art en cherchant à les transcender et
en refusant de continuer à être instrumentalisé [299] ; d’un autre côté,
il met à profit de nouveaux outils pour établir un contact direct avec
le public à travers le monde, court-circuitant les intermédiaires du
monde de l’art. Il utilise ainsi un appareil photo numérique «  à la
manière d’un stylo  » qu’il considère comme «  plus efficace qu’une
exposition », son blog comme « une sculpture sociale [300] » et ses
tweets comme son « journal [301] ».
Dans ces circonstances, l’étude de la valeur d’universalité à
travers la démarche de tels artistes exige une méthodologie
appropriée.

Questions de méthode :

comment rendre la valeur d’universalité ?


L’art et ses expressions variées sont généralement étudiés selon
les méthodes de l’histoire de l’art, qui s’intéressent, bien sûr, au
contexte et aux techniques de production mais qui procèdent
néanmoins en fonction de découpages souvent arbitraires pour
rendre compte de ces dernières. Par exemple, les romans de
Salman Rushdie ou de Gao Xingjian sont étudiés, comme il se doit,
par des spécialistes de la littérature. Mais où sont les experts et les
connaisseurs, susceptibles de s’intéresser avec la même attention à
l’activité de peintre de ce dernier ? Et il en va un peu de même de
ses pièces de théâtre, auxquelles n’est pas toujours accordée
l’importance qui devrait leur revenir. Dès lors, il n’est guère étonnant
qu’aucun historien de l’art ne se soit encore – à notre connaissance
– lancé dans une analyse de son œuvre qui l’embrasserait
véritablement dans sa totalité.
De même, les seuls écrits existants sur Bartabas proviennent de
critiques journalistiques, ou ressortent du domaine du roman
(Bartabas. Roman de Jérôme Garcin, Paris, Gallimard, 2004  ;
Zingaro, suite équestre d’André Velter, Gallimard, 1998). On attend
encore, dans ce cas, les analyses qui rendraient véritablement
compte de l’ensemble des compétences mobilisées dans ses
spectacles, sans oublier, bien entendu, la contribution des autres
artistes avec lesquels il collabore, qui proviennent d’autres aires
culturelles que lui – comme les chamans de Sibérie, les moines
tibétains, les danseurs berbères, les musiciens tziganes de
Transylvanie, etc., ou qui déploient leur art dans d’autres domaines
artistiques que le sien, à la manière de Carolyn Carlson – la
fameuse chorégraphe américaine – ou encore à celle de Pierre
Boulez, lui-même compositeur et théoricien mais aussi chef
d’orchestre, organisateur de concerts (du Domaine musical) et
directeur d’institutions musicales. Comment rendre compte de
l’universalité des compétences ?
De même l’œuvre de Ju Ming est-elle le plus souvent approchée
à partir de son évolution artistique supposée, en général analysée
en termes de « styles [302] » ou encore en termes de matériaux et de
techniques [303]. Ainsi l’accent est-il mis, dans cette perspective, sur
la manière dont il serait passé d’un style local d’œuvres en bois
(buffles, paysans…) de petite taille et de thèmes typiquement
taïwanais dans les années 1970, à une série d’œuvres
monumentales en bronze, sa série des Taïchi dans les années 1980,
et à une lignée d’œuvres composites, en acier, bois, métal, bronze
etc. intitulée Renjian (« monde vivant ») depuis les années 1990. En
revanche, son activité de peintre, de dessinateur, d’architecte et
d’entrepreneur est, quant à elle, rarement évoquée. Pourtant, une
telle dimension s’avère essentielle dans sa démarche, d’autant qu’en
réalité, même s’il est vrai que Ju Ming est effectivement l’auteur des
trois séries d’œuvres, il est important de souligner que ces dernières
ne se sont jamais véritablement succédées. En réalité, elles furent
concomitantes [304]  ; et c’est plutôt leur reconnaissance par les
critiques et par le public qui fut effectivement graduelle, faisant
progressivement passer son œuvre du statut de célébrité locale à
celui de célébrité internationale. Il lui a donc fallu tout ce temps pour
faire reconnaître et admettre la valeur d’universalité dont il se
réclamait, celle du « monde vivant ».
La difficulté tient à ce que l’universalité à laquelle aspirent de tels
artistes est de fait difficilement abordable à partir de leurs œuvres,
alors qu’elle apparaît nettement dans leur démarche.
Aujourd’hui en effet, dans la présentation des œuvres de la
plupart des musées occidentaux, si la prise en compte du contexte
sociohistorique n’est pas totalement inexistante, elle occupe
néanmoins une place marginale. Et dans les cas nombreux où sont
exposées les œuvres de créateurs qui n’en avaient pas
nécessairement la vocation au départ, l’accent est mis moins sur le
créateur ou sur l’œuvre elle-même que sur le récepteur et son plaisir
esthétique, donnant lieu dès lors à ce que l’on pourrait définir
comme une esthétique de la réception [305]. Une des possibilités
offertes à l’analyse esthétique est, en effet, d’examiner de plus près
l’interaction qui peut se nouer entre l’œuvre et son récepteur.
Nombre de catégories esthétiques de la période de l’art classique
européen – le beau, le sublime, le gracieux, le tragique  – portent
précisément sur cette relation, qui s’attache à l’examen descriptif de
l’œuvre et à son effet sur le spectateur. Dans ce cas, les propos des
artistes sont rarement mis au premier plan  ; et les analyses ou
interrogations des artistes sur leur propre démarche sont
considérées comme sujets à caution car peu « objectifs ».
Enfin, une autre possibilité qui s’offre à l’analyse esthétique sur la
valeur d’universalité est une approche philosophique de type
cognitiviste privilégiant, par exemple, l’analyse de l’émotion, de la
sensibilité et des réseaux neuronaux engagés dans la création
artistique, ou dans la réception neuronale de l’œuvre, comme cela
se fait dans le domaine neuro-esthétique. Cette approche s’intéresse
essentiellement à la « relation esthétique » telle que l’a définie, par
exemple, Jean-Marie Schaeffer [306]. Dans ce type de recherche,
aussi, l’accent porte moins sur les artistes ou sur les œuvres que sur
la relation d’interaction avec les œuvres elles-mêmes [307]. Cette
forme d’analyse donne déjà des fruits et se poursuit dans diverses
régions du monde.
Une autre voie d’étude de l’art est l’analyse d’un point de vue
social et religieux, qui considère son impact sur la société et les
valeurs dont il est issu ou dont il est l’initiateur. C’est en général sous
cet angle que la sociologie ou l’ethnologie abordent l’art. Enfin,
l’analyse ethno-anthropologique présente elle aussi des pistes
intéressantes. Par exemple, Claude Lévi-Strauss dans ses
recherches interrogeait la nature de l’expérience esthétique, mais il
s’opposait aussi bien à une approche esthétique qu’ésotérique des
œuvres [308]. De même, l’approche de Philippe Descola consiste à
faire entrer les œuvres dans des catégories universelles [309].
Autrement dit, ce qui intéresse de tels chercheurs est de traiter de
l’œuvre d’art en termes universels mais non d’analyser la quête
esthétique et artistique d’un artiste, même sous-tendue par la valeur
d’universalité.
Pour conclure, l’interrogation  sur la validité de l’universalité en
tant que valeur universelle  tombe d’elle-même, puisqu’elle n’est
d’évidence pas imposée extérieurement mais issue de la réflexion
d’artistes d’origines très variées. De fait, si l’universalité en tant que
valeur de l’art a pu se répandre dans le monde à la faveur de la
mondialisation, reste qu’elle demeure une valeur partagée au-delà
du temps et de l’espace. Néanmoins, en ce qui concerne la valeur
d’universalité dans l’art contemporain, doit-on l’appliquer aux
œuvres, puisque c’est bien elles qui sont appréciées et évaluées, ou
aux artistes, en considérant la totalité de leur démarche, en prenant
en compte leur évolution et leur quête qui fait alors ressortir cette
valeur ?
Le parti-pris méthodologique de la présente étude, contrairement
à ce qui se fait habituellement et qui établit une claire séparation
entre pratique et théorie, a privilégié au contraire la prise en compte
des propos des artistes et de leurs décisions afin de tenter de
comprendre leur démarche pour accéder à la valeur d’universalité. Il
ne s’agit alors pas de procéder à une étude biographique telle
qu’elle se pratique habituellement en histoire de l’art, mais
d’assumer le choix de considérer que les artistes n’ont pas
simplement une vue biaisée de leur pratique et qu’au contraire, ils
peuvent apporter une contribution essentielle à la compréhension de
leur modèle créatif, entre réflexion et action.
Ainsi, à l’issue d’une réflexion à partir de la démarche des
artistes qui semblent représentatifs de la valeur d’universalité en art,
il apparaît que cette valeur se décline de façon diverse mais
paradoxalement homogène  : hormis le refus systématique de se
laisser définir par une quelconque identité culturelle, géographique
ou politique, on y retrouve la multiplicité des domaines de création
ou d’entreprise, des formes d’art, la capacité à toucher toutes sortes
de publics, enfants et adultes, cultivés et non-cultivés, dans le
monde entier, le fait de ne pas être cantonné au monde de l’art
contemporain international des foires, biennales et musées, mais
encore l’emploi des nouveaux médias et des outils numériques et la
capacité à entrer directement en contact avec le public, sans avoir à
nécessairement passer par des intermédiaires.
Ainsi, partant d’une valeur pouvant a priori être étiquetée
«  occidentale  », dans le sens où elle entrerait dans des catégories
précises, de préférence appliquées aux œuvres, nous avons tenté
de déterminer une valeur véritablement universelle en la faisant
porter aussi bien sur l’œuvre que sur l’artiste, pris dans son
ensemble, à travers sa démarche. Il semblait en effet que, en se
cantonnant à l’œuvre, même contextualisée, une grande part de ce
qui fait l’universalité artistique contemporaine risquait de rester dans
l’ombre.

271
. Marcel Duchamp, L’Express, 23 juillet 1964.
272
. La contradiction entre l’universalité des valeurs esthétiques et leurs contingences culturelles a été
largement débattue et n’est pas l’objet de la présente étude. On se reportera sur ce point aux remarques de la
conservatrice de musée et commissaire d’exposition Susan Vogel, «  Always true to the object, in our
fashion  », in Ivan Karp et Steven Lavine (dir.), Exhibiting Cultures: The Poetics and Politics of Museum
Display, Washington D.C., Smithsonian Institution, 1991, p. 191-204, en particulier p. 194 ; et aux travaux de
Dennis Dutton, «  Aesthetic Universals  », in Berys Gaut et Dominic McIver Lopes (dir.), The Routledge
Companion to Aesthetics,Londres, Routledge, 2001, p. 279-292.
273
. Voir Jean-Marie Schaeffer, «  Originalité et expression de soi  : éléments pour une généalogie de la
figure moderne de l’artiste », Communications, no 64, 1997, p. 91-93.
274
. C’est-à-dire des œuvres d’art considérées comme telles par les cultures en question, mais aussi des
objets qualifiés par d’autres cultures ou par la postérité d’œuvres d’art.
275
. Qualifiés comme tels dans leur propre culture, ou dans d’autres cultures ou encore par la postérité.
276
. Par exemple, l’exposition « Autels du monde  » (2001-2002) au Museum Kunst Palast à Düsseldorf a
présenté des œuvres strictement religieuses dans une exposition d’art contemporain. Les « artistes » étaient
les personnes pratiquant un rituel. Il s’agissait de soixante-six autels fabriqués sur place et disposés « comme
des installations d’art contemporain, comme des pièces de Beuys », selon Jean-Hubert Martin, directeur du
nouvel ensemble muséal inauguré à Düsseldorf. De même, l’exposition «  Les autres maîtres de l’Inde  » au
musée du quai Branly à Paris en 2010, présentait des œuvres réalisées sur place, qui habituellement sont
effectuées par les « artistes » au cours d’un rituel.
277
. Voir Fred R. Myers, Painting Culture. The Making of an Aboriginal High Art, Londres, Duke University
Press, 2002  ; Denis Vidal, «  Naissance d’une tradition tribale  : le post-primitivisme en Inde  », Dialogue
transculturel, no 19, 2007, p. 162-175.
278
. Le tournant a été pris avec l’exposition des « Magiciens de la Terre » au Centre Georges-Pompidou en
1989.
279
. Carolyn Christov-Bakargiev, Letter to a Friend. 100 Notes, 100 Thoughts: Documenta Series 003,
Kassel, Hatje Cantz, 2011.
280
. Nicolas Bourriaud, Altermodern, Tate Triennal, Londres, Tate Publishing, 2009.
281
. Ibid.  ; voir aussi l’argumentaire de l’exposition «  Histoires de voir  » à la fondation Cartier, Paris, en
2012  ; voir enfin Melissa Chiu et Benjamin Genocchio, Contemporary Asian Art, Londres, Thames and
Hudson, 2010.
282
. Citons par exemple les expositions (la liste est loin d’être exhaustive) « Paris-Pékin » à l’espace Cardin
à Paris en 2002, présentée comme « la première présentation de la collection d’art contemporain chinois »,
suivie de l’exposition « Alors la Chine ? » en 2003 au Centre Pompidou, Paris ; « Paris-Delhi-Bombay » au
Centre Pompidou en 2011, «  Indian Highway  » au musée d’art contemporain de Lyon en 2011, «  Art of
Change: New Directions from China » à la Hayward Gallery, à Londres, en 2012, etc.
283
. Comme les expositions « Africa Remix : l’art contemporain d’un continent » en 2005 au centre Georges
Pompidou à Paris ; « Unveiled: New Art From the Middle East » à la Saatchi Gallery de Londres en 2009 ; la
biennale « Manifesta 8 » de Murcie (Espagne) en 2010.
284
. Certains de ces mécanismes sont étudiés Art India XIII-1, 2008, et dans Wu Hung, Making History,
Hong Kong, Timezone, 2008, p. 175-198.
285
. Revue France-Amérique, 17 septembre 2009, entretien de Paul Hessenbruch avec Christian Boltanski à
l’occasion de la parution de son livre-entretien avec Catherine Grenier, The Possible Life of Christian
Boltanski, Boston, Museum of Fine Arts, 2009.
286
. Voir par exemple le contenu de l’exposition «  Dernières années  » qu’il a présentée au musée d’art
moderne de la ville de Paris en 1998.
287
. En Europe comme ailleurs dans le monde, l’art contemporain est marqué par le phénomène des artistes
qui, selon un mode qui semble aujourd’hui la règle, font d’abord des études dans des écoles d’art. À l’issue de
leurs études, pour se faire reconnaître, ils participent à des biennales, puis lorsqu’ils ont réussi à se faire un
nom, ils commencent à vendre dans les foires d’art contemporain avant d’être propulsés sur le marché
international. Voir à ce sujet Nathalie Heinich, De la visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique,
Paris, Gallimard, 2012.
288
. Voir Gregory Lee et Noël Dutrait, « Conversations with Gao Xingjian: The First “Chinese” Winner of the
Nobel Prize for Literature », The China Quarterly, no 167, septembre 2001, p. 738-748, en particulier p. 743.
289
. Ibid., p. 741-742.
290
. Voir Denis Vidal, « Anish Kapoor et ses interprètes. De la mondialisation de l’art contemporain à une
nouvelle figure de l’artiste universel », Revue européenne des migrations internationales, vol. 25, 2009, p. 69-
82.
291
. Voir Jean-Luc Chalumeau, Ju Ming, Paris, Cercle d’art, 2002.
292
. Même si elles furent tout d’abord exposées dans des musées et galeries, ses œuvres prennent leur
essor aussi bien dans les paysages urbains que naturels. Voir Ju Ming Museum et Zhu Qi, Ju
293
. Voir le site du Ju Ming Museum : http://www.juming.org.tw/opencms/juming_en/main_en.jsp.
294
. L’exposition « Entrelacs » des œuvres d’Ai Weiwei s’est tenue au musée du Jeu de Paume à Paris en
2012 ; on a pu y voir des milliers d’images, photographies analogiques et numériques, diffusées sur son blog.
295
. Voir Emmanuel Lincot, La figure de l’artiste et le statut de son œuvre en Chine contemporaine, Paris,
You-Feng, 2009, p. 14-16.
296
. Ibid.
297
. On peut en consulter les archives à l’adresse suivante  :
http://www.bullogger.com/blogs/aiww/archives/210189.aspx
298
. Il est arrêté sous le prétexte d’un détournement fiscal.
299
. Dans son blog, créé en 2008, il dénonce la pertinence des écoles d’art en Chine. Dès 2000, il crée une
biennale «  off  » qui s’oppose ouvertement à la biennale officielle de Shanghaï. Voir E.  Lincot, Peinture et
pouvoir en Chine (1979-2009) : une histoire culturelle, Paris, You-Feng, 2010, p. 252 et 284.
300
. Voir l’exposition « Entrelacs » au musée du Jeu de Paume en 2012.
301
. Son blog une fois fermé en 2009 par les autorités chinoises, Ai Weiwei a ouvert un compte twitter qu’il
alimente continûment : https://twitter.com/aiww.
302
. Michael Sullivan, Art and Artists of the Twentieth Century China, Berkeley/Los  Angeles/Londres,
University of California Press, 1996, p. 188-190 ; Joshua S. Brown, « Subject to Interpretation: The Art of Ju
Ming », South China Morning Post, septembre 2003 ; Ju Ming Museum et Zhu Qi, Ju Ming Taichi Sculpture,
op. cit., p. 14-35.
303
. Ibid.
304
. Et ce, dès 1977. Voir l’autobiographie de Ju Ming recueillie par Yang Mengyu, Sculpter le monde vivant
(Kehua renjian), Taipei, Tianxia, 1997, p. 136 et 174  ; Taichi Sculpture, op. cit., p.  32. Dans Ju Ming on Art
(Zhu Ming mei xue guan) de Pan Hsiu-yu, Taipei, Tianxia, 1999, p. 128, l’artiste explique en quoi ses différents
styles se complètent les uns les autres.
305
. Telle que la conçoit par exemple Michael Fried dans La place du spectateur, esthétique et origines de la
peinture moderne, Paris, Gallimard, 1990.
306
. Voir en particulier dans Adieu à l’esthétique, Paris, PUF, 2000.
307
. Voir Jesse Prinz, « Emotion and Aesthetic Value », San Francisco, Pacific APA, 2007.
308
. Dans La Pensée sauvage, Paris, Plon, 1962, notamment.
309
. Comme on a pu le voir dansl’exposition « La fabrique des images » dont il fut le commissaire au musée
du quai Branly en 2010.
Étienne Anheim   

Le travail
En 1988, dans le recueil De près et de loin, Claude Lévi-Strauss
s’explique sur ses goûts en matière picturale : « Un certain état de la
peinture fait partie intime de ma culture et de ma biographie. C’est
cet état qui me procure des émotions esthétiques, qui met ma
pensée en branle. Il est apparu vers le xiiie  siècle, a duré jusqu’au
début du xxe. Ce qui vient après appartient à un autre état. Je
constate qu’il m’émeut rarement ou pas du tout, et j’essaye d’en
comprendre les raisons [310].  » Ces raisons ont été déjà exposées
dans un célèbre article publié en 1981 dans Le  Débat, où
l’anthropologue regrette le «  métier perdu  » des peintres du
xxe siècle, qui se sont détournés de la tradition picturale élaborée en
Occident [311]. Lévi -Strauss reçoit quelques semaines plus tard une
réponse énergique de Pierre Soulages, intitulée «  Le prétendu
métier perdu », où le peintre conteste son interprétation, soulignant
la diversité historique du «  métier  » du peintre, ses perpétuelles
transformations mais aussi sa profonde continuité jusqu’à l’époque
contemporaine. Jamais, en revanche, le recours à la notion même
de métier n’est critiqué par Soulages, au contraire  : reprise à son
compte, elle lui permet de proposer une conception inverse de celle
de Lévi-Strauss de l’activité du peintre  : «  Claude Lévi-Strauss fait
de ce texte sur l’art une sorte de manifeste prônant une peinture au
“contenu extérieur au travail de l’artiste”, autrement dit, extérieur à
tout ce qui, pour nous peintres, passe par la forme, la couleur, la
composition, le style [312]  », opposant au «  métier perdu  » une
conception de la valeur artistique fondée sur le travail de l’artiste.
Ce conflit bien connu montre donc un accord paradoxal entre les
protagonistes, accord d’une part, sur l’importance du métier et du
travail dans la définition de valeur de l’art, et d’autre part, sur une
chronologie qui, pour l’un comme pour l’autre, conduit à remonter du
xxe siècle vers les derniers siècles du Moyen Âge, le xiiie pour Lévi-
Strauss, le temps de Giotto, Fra Angelico et des cathédrales pour
Soulages. Pourquoi l’attaque de Lévi-Strauss sur la perte du métier
a-t-elle touché si fortement les artistes contemporains, et pourquoi
Soulages a-t-il fait le choix de se positionner sur le même terrain du
travail, alors même qu’il aurait pu placer le débat sur celui de
l’esthétique  ? Sans doute Soulages illustre-t-il la centralité,
essentielle dans l’identité artistique, de la dimension manuelle de
l’art, étroitement liée à la matérialité des œuvres – révélant ainsi que
si le travail est un point sensible du dispositif artistique, c’est parce
que les peintres contemporains se représentent de manière
ambivalente comme des travailleurs manuels, et ce d’une manière
singulièrement chiasmatique, puisque la grande affaire des peintres
de la Renaissance était précisément d’obtenir la reconnaissance de
leur statut d’artistes libéraux et non plus mécaniques – c’est la
peinture comme cosa mentale de Léonard. Mais si l’on prend au
sérieux cette mise en avant du travail, qu’on trouve chez des artistes
aussi différents que Picasso ou Warhol [313], le problème n’est que
repoussé. Cela signifie que l’idée d’une peinture comme art de la
pensée est soutenue par la croyance collective en sa dimension
« laborieuse », pourrait-on dire – croyance qui réunirait les peintres
contemporains et leurs lointains prédécesseurs médiévaux, si l’on
reprend la chronologie partagée par Lévi-Strauss et Pierre Soulages,
dont le lien avec le Moyen Âge, à travers l’amitié de Georges Duby
ou la réalisation des vitraux de Conques, est peut-être plus qu’une
coïncidence. L’omniprésence du terme « travail » dans les propos de
Soulages, comme dans le titre du beau texte que Roger Vailland lui
a consacré en 1961, «  Comment travaille Pierre Soulages [314]  »,
résonne en effet singulièrement avec des textes très anciens,
comme celui-ci :
« En effet, ledit seigneur Jacopo, maître de l’œuvre, au nom de
cette œuvre et au sien, promit de donner et verser au dit Duccio,
pour salaire de son œuvre et de son travail, 16 sous, pour
chaque jour où le dit Duccio travaillera de ses mains à ce
tableau  ; sauf que, dans le cas où il manquerait des jours, cela
devrait être décompté de son salaire, en fonction du nombre de
jours ou du temps perdu. Et le dit maître de l’œuvre nommé plus
haut s’engagea et promit de donner ce salaire de la manière
suivante : chaque mois où le dit Duccio travaillera à ce tableau, il
lui donnera dix livres de deniers en monnaie comptée, et le reste
dudit salaire sera décompté en deniers, qui doivent être donnés
à Duccio par l’œuvre de Sainte-Marie susdite. De même, le
maître d’œuvre promit de fournir et donner tout ce qui est
nécessaire pour travailler à ce tableau, de sorte que ledit Duccio
ne doive rien y apporter, si ce n’est sa personne et son
travail [315]. »

Ce texte est un contrat passé en 1308 entre le maître de l’œuvre


de la cathédrale de Sienne et le grand peintre siennois Duccio pour
la réalisation du tableau du maître-autel, la Maesta. L’activité de
l’artiste, qui est évaluée, quantifiée et qui fait l’objet de la transaction,
est désignée par le mot « travail », en l’occurrence, le terme labor et
ses composés. Ce travail est-il le même que celui dont parle
Soulages et dont Lévi-Strauss regrette la perte  ? Il est bien sûr
difficile de répondre par l’affirmative. Pour autant, lorsque les artistes
contemporains parlent d’eux-mêmes comme de travailleurs, et de
l’art comme d’un métier, est-ce seulement une pose, la revendication
d’une ambitieuse filiation avec leurs devanciers depuis le
xiiie  siècle  ? Quand bien même, ce serait déjà intéressant –
cependant on fera l’hypothèse que le lien noué à la fin du Moyen
Âge entre le travail et la valeur artistique, non seulement ne s’est
pas défait mais, même, que loin d’être anachronique au sens trivial,
cette interrogation venue de nos débats contemporains permet de
prendre l’histoire à rebrousse-poil en nous mettant sur la piste d’une
dimension fondatrice des pratiques artistiques à la fin du Moyen
Âge.
Repartons donc de cette question de l’anachronisme : comment
mener à bien une réflexion sur le travail comme valeur artistique, en
un temps qui ignore l’art, ainsi que les notions de travail et de valeur
au sens de l’économie classique depuis le xviiie  siècle [316]  ?
L’historicisation radicale semble conduire à une impasse, d’autant
que la tradition historiographique sur le travail a mis en évidence la
difficulté d’utiliser cette catégorie : depuis les travaux fondateurs de
Jean-Pierre Vernant dans les années 1950 sur le travail dans le
monde grec [317], où il montrait la dimension profondément
aristotélicienne de la pensée antique, qui évaluait l’objet par sa
finalité, et non par le processus qui lui avait donné naissance,
jusqu’à l’essor d’une anthropologie historique médiévale reprenant à
son compte la perspective de Polanyi sur l’intrication de l’économie
dans le social dans les sociétés prémodernes, il paraît difficile aux
historiens de penser le travail comme une catégorie autonome, qu’il
s’agisse de désigner un processus ou même un savoir-faire. Mais
alors, que faire des nombreux textes comme ce contrat de Duccio ?
Le problème avait déjà été soulevé par Yan Thomas pour l’économie
antique [318] : dès lors qu’on change de typologie documentaire, les
résultats de l’enquête sont modifiés. Thomas se demandait pourquoi
les historiens du travail dans l’antiquité avaient prêté si peu
d’attention à la documentation juridique contractuelle et les choses
ne sont pas si différentes pour la période médiévale. Le contrat de
1308 semble témoigner d’une situation où le travail du peintre est
valorisé en lui-même, quantifié, et c’est ce travail, et non l’œuvre
achevée, qui paraît l’objet de la transaction financière. C’est l’indice
d’un hiatus, qui incite à reprendre la réflexion sous l’angle
philologique.
Que signifie le terme labor, dans le contexte de la commande
artistique médiévale  ? Il faut, pour le comprendre, revenir au riche
corpus des textes – contrats, comptabilités, mais aussi parfois
sources narratives ou dogmatiques – que nous avons conservés en
Occident pour la commande durant la seconde moitié du Moyen
Âge. Le contrat de Duccio en 1308, s’il met particulièrement en
valeur la notion de labor, est en effet loin d’être isolé, et le terme
n’est pas limité au vocabulaire contractuel, où il est courant. À  la
même époque et dans le même espace, il se rencontre dans les
paiements de la commune de Sienne à Simone Martini, qui est payé
«  pour son travail sur plusieurs peintures  » ou dans ceux de la
monarchie napolitaine à Giotto, et il est très fréquent dans la
comptabilité des chantiers pontificaux à Rome au xve  siècle [319]. Il
n’est cependant pas une spécificité de la révolution picturale
italienne des débuts du xive  siècle, comme il serait tentant de le
croire. Au xiiie siècle déjà, l’emploi de labor est régulier, par exemple
dans le célèbre contrat de commande de la fameuse chaire de
marbre de la cathédrale de Pise à Nicolo Pisano en 1265, où il est
précisé qu’il lui sera versé, «  pour salaire et rémunération de son
travail, pour chaque jour durant lequel il travaillera et il fera travailler
à cette œuvre, huit sous de deniers pisans [320]  ». Au passage, on
note l’importance de la dimension collective de ce travail  : sans
pouvoir développer ce point, il faut noter que l’approche développée
par Howard Becker et Pierre-Michel Menger est particulièrement
efficace pour penser le travail des ateliers médiévaux, alors même
que l’historiographie ancienne a privilégié la succession des noms
propres fictivement individualisés dans leur travail [321].
On peut remonter encore davantage le cours du temps et ne pas
se limiter à l’Italie : parmi les textes les plus anciens de ce genre, et
qui concernent des commandes architecturales, se trouvent des
textes anglais de la seconde moitié du xiie  siècle, qui utilisent le
terme labor pour désigner l’élément central de l’évaluation opérée
dans la commande d’une œuvre. On trouve ainsi dans une
chronique monastique la trace d’une transaction dans les années
1170-1180, par laquelle un moine, Godefredus, donne à un
personnage nommé Turgisus, maître d’œuvre de la construction
d’une chapelle, «  pour rémunération de son travail  », un porc [322].
Bien sûr, la rémunération en nature, dans une société faiblement
monétarisée, peut prêter à sourire, mais ce qui est notable, ici, c’est
que malgré le caractère précoce du texte, et le paiement en nature,
le terme de «  travail  » est toujours au cœur du propos. Peut-être
encore plus remarquable, un contrat (pactum) de 1165 conservé
dans les archives de la cathédrale de Pise, qui règle la commande
du nouvel édifice avec les maîtres d’œuvre [323]. Il précise le salaire
des deux maîtres, mais prévoit également le paiement de leurs
collaborateurs, qui, explique le texte, «  doivent recevoir pour prix
(pro pretio) autant qu’ils auront su travailler  ». Cette dernière
expression, «  autant qu’ils auront su travailler  », conduit à
s’interroger sur la nature de cette rémunération : s’agit-il d’évaluer un
temps de travail ou un savoir-faire ?
Considérons l’environnement sémantique du terme labor dans la
documentation. Dans la plupart des occurrences citées, le travail est
un génitif rapporté à salarium ou à merces : c’est la rémunération du
travail qui est l’objet désigné. Mais on trouve aussi le terme
«  travail  » mis sur un pied d’égalité avec salaire et rémunération,
avec la formule pro laboris et mercede, «  pour son travail et sa
rémunération », par exemple, courante dans les contrats toscans du
xive  siècle, avec parfois des variantes remarquables, comme un
contrat de 1349 pour la commande d’un tableau au peintre Matteo di
Jacopo, qui désigne le paiement comme étant versé «  pour prix et
travail ou rémunération [324] » (pro pretio et labore seu mercede). On
se trouve donc dans la situation curieuse, du point de vue de la
théorie économique classique, où les termes de prix, de salaire et de
travail peuvent être synonymes. Quel est le fondement de cette
équivalence  ? C’est l’opération effectuée par la documentation,
juridique ou comptable, qui produit une équivalence entre une chose
(res) et une valeur mesurable en monnaie (ou en porcs…), c’est-à-
dire l’opération qui fixe la valeur d’une chose. À  rebours de notre
perception contemporaine selon laquelle le salaire est une forme de
relation de travail durable, support potentiel d’un lien social, fut-il
d’aliénation, l’étude de cette documentation révèle au contraire
l’existence d’un élément objectivable et évaluable dans la
transaction artistique, le travail, qui est un salaire, et donc, en dernier
lieu, un prix – et ce dès le xiie  siècle [325]. Ainsi que Yan Thomas
l’avait démontré à propos du travail des esclaves, le droit romain, à
la différence de l’idée que nous pouvons nous faire de sociétés
anciennes ignorant la marchandisation des biens et des personnes,
dispose des outils pour faire du travail une res, une unité abstraite
qui puisse être l’objet d’une valeur [326]. Dès ce xiie  siècle qui est
l’époque de la croissance des usages sociaux du droit des contrats
d’inspiration romaine, se trouve donc présente l’idée que le travail de
l’artiste peut être une chose, qui peut donc être assimilé à un prix.
Reste à comprendre comment ce prix est fixé. Le Moyen Âge
connaît deux grands types d’évaluation du travail  : le travail à la
tâche et le travail au temps. Dans le travail à la tâche, la variable
fixant le prix du travail est déterminée par la mesure de l’objet du
travail, qui constitue la res, la chose saisie par la transaction  :
nombre de pièces réalisées ou encore surface. Ce travail à la tâche
concerne parfois ceux qu’on appelle des artistes, comme dans le
cas où le contrat porte sur l’œuvre comme unité, ou bien dans celui
où la comptabilité enregistre des peintures décoratives à la surface
(motifs ornementaux, par exemple). Cependant, on trouve souvent,
pour les derniers siècles du Moyen Âge, le travail évalué au temps.
Comme l’ont montré les exemples de Duccio ou de Niccolo Pisano,
dans lesquels les jours non travaillés étaient décomptés, c’est le jour
qui constitue le plus souvent l’unité de base du travail au xiiie ou au
xive  siècle. Ces témoignages anciens de l’histoire des pratiques
artistiques livrent donc un verdict qui pourrait paraître étonnant : non
seulement l’évaluation de la valeur artistique se fonde sur le travail,
mais il ne s’agit pas principalement du travail dans le sens du savoir-
faire, de la main de l’artiste : il est question d’abord d’une évaluation
quantitative, qui repose sur une fiction financière et juridique. En
effet, le jour comptable n’est pas forcément une véritable journée
physique de travail : il s’agit d’abord d’un fragment de temps abstrait
qui sert à mesurer un travail dans une perspective purement
quantitative, au sein d’un jeu d’écritures. On est donc aux antipodes
de l’innocence des origines et d’un rapport primitif à la production
artistique  : c’est toute l’importance de l’indistinction, au moins
jusqu’au xive siècle, entre art et artisanat. Le monde de l’art émerge
des pratiques artisanales en s’appuyant sur elles, et tout d’abord en
faisant du travail le fondement de la valeur, non pas un travail qui
serait l’empreinte de la patte du maître, un savoir-faire particulier,
mais d’abord une unité brute de temps qu’on peut acheter ou vendre
selon la nécessité de la commande.
Bien sûr, ce dispositif n’ignore pas l’inégale valeur du temps de
travail des différents travailleurs, mais sa prise en compte est très
progressive. Le jour de travail d’un maître n’a pas la même valeur
que celui d’un de ses assistants, et il est possible de reconstituer
des échelles de valeur, par exemple sur les grands chantiers de
fresque du xive  siècle [327]. Cependant, si l’on perçoit ainsi une
évaluation qualitative du travail au sein d’un processus
d’objectivation, elle est conforme à ce qui est à l’œuvre dans les
autres métiers de l’artisanat : non seulement les peintres les mieux
rémunérés ne le sont jamais dans un rapport qui excède un à quatre
par rapport au bas de l’échelle, ce qui reste une variation de valeur
très limitée, mais ils se situent, au mieux, parmi les artisans qualifiés,
sans distinction avec les très bons charpentiers, tailleurs de pierre
ou serruriers, par exemple.
Il est vrai que le travail de l’artiste ne constitue pendant
longtemps qu’une partie de la valeur de l’œuvre. Le coût d’une
commande est déterminé par deux facteurs principaux : le travail et
le matériau. En cela, la peinture ou la sculpture se conforment au
modèle de l’ensemble de l’industrie du bâtiment et de la
construction, qui est le domaine de référence pour ces activités. La
valeur d’une œuvre est donc, dès le xiie  siècle, le résultat de
l’addition du travail et du matériau, ce dernier pouvant être à la
charge de l’artiste ou du commanditaire. Cependant, même lorsque
le matériau est à la charge de l’artiste, les contrats et les
comptabilités distinguent soigneusement son coût de celui du
travail : dans les documents cités plus haut, au salaire, rémunération
ou prix, s’opposent toujours les expensae, les «  dépenses  », qui
sont le nom donné à l’ensemble des fournitures matérielles. Ces
dernières tiennent au départ une place fondamentale dans la valeur
de l’œuvre, de même que dans les commandes artisanales en
général  : pour autant qu’on puisse en juger, les matériaux
constituent pendant longtemps environ 50  % du coût total de la
commande. Un premier signe de la valorisation du travail de l’artiste
est dès lors repérable lorsque ce rapport change  : il semble qu’un
palier soit bien franchi, cette fois, au xive siècle, dans la lancée de la
pittura nuova inaugurée à Assise, dont Giotto est la figure de proue.
Dès lors qu’on parvient à calculer précisément les ratios sur les
chantiers, comme permettent de le faire les comptabilités du palais
des papes d’Avignon (carnet de Matteo Giovannetti en 1347 pour la
chapelle Saint-Jean [328]), on trouve une situation où les salaires
représentent parfois jusqu’à 80  % du coût, contre 20  % seulement
aux matériaux. Alors que les matériaux employés, en particulier l’or
et l’azur, coûtent très cher, leur part dans le coût global diminue, ce
qui signifie que le coût du travail augmente, ce qui signale le
déplacement d’une valorisation quantitative à une valorisation
qualitative du travail de l’artiste.
Discrètement visible dans la hiérarchie des salaires journaliers ou
dans le ratio travail/matériaux, ce déplacement éclate au grand jour
dans la documentation contractuelle. En effet, les contrats de
commande de la peinture doivent préciser les conditions de
recevabilité de l’œuvre réalisée  : en ce sens, l’insertion de la
production artistique dans les mécanismes du droit est d’une
importance fondamentale. À  partir du moment où la valeur de
l’œuvre est précisée par contrat, et où elle est la somme hétérogène
d’un travail et de matériaux, le commanditaire doit pouvoir se
protéger contre les malfaçons, comme dans n’importe quel contrat.
Les contrats de peinture comportent donc des clauses garantissant
le commanditaire, mais aussi l’artiste, sur la validité de la
transaction, c’est-à-dire sur la valeur de l’œuvre [329]. Ces clauses
garantissent d’abord la qualité des matériaux utilisés, qui doit être
vérifiée – ce qui rejoint des réglementations urbaines comme le Bref
de l’art des peintres de Sienne en 1355, qui sanctionne
énergiquement les substitutions de pigment par un pigment de
valeur moindre. Mais elles garantissent également la bonne
exécution de l’œuvre, ce qui est bien évidemment très délicat. Dans
un monde sans marché de l’art, et sans critique, comment évaluer la
facture d’une œuvre, au-delà de la mesure du temps de travail  ?
L’opération est effectuée par des experts, en général d’autres
peintres, qui doivent examiner l’œuvre une fois achevée. Dans
beaucoup de cas, les experts doivent se prononcer sur la qualité du
travail, c’est-à-dire sur le respect des règles de l’art au sens
artisanal, ce qui introduit une dimension qualitative dans le travail
artistique. Mais progressivement émerge de cet espace ménagé par
le droit une évaluation proprement esthétique. Dans un contrat de
1367-1368, Giacomo di Mino et Bartolo di Fredi s’engagent ainsi
pour la décoration d’une voûte de la cathédrale de Sienne, et le texte
précise que les figures seront come piu belli li sapranno fare,
«  comme les plus belles qu’ils sauront faire [330]  ». Parfois, les
peintres experts doivent ainsi estimer si les figures peintes sont
« belles », et si leur réalisation vaut le prix qui a été convenu pour le
travail du peintre – on note des cas extrêmes dans lesquels ce sont
les experts qui fixent finalement le prix de l’œuvre selon leur
évaluation de la qualité du travail, au sens aussi bien technique
qu’esthétique. Ces clauses contractuelles, en tant que garanties,
sont présentes dans la moitié des contrats connus et jouent un rôle
central dans la stabilisation d’un marché du travail artistique, mais
aussi dans l’émergence d’un espace critique, non pas une critique
intellectuelle au sens des humanistes, mais une critique
professionnelle qui repose sur le jugement croisé des pairs et qui fait
le lien entre valeur esthétique et valeur économique. C’est donc bien
le travail, dans son évaluation quantitative et qualitative, qui rend
historiquement possible ce lien entre économie et esthétique. Les
sources, comptables ou contractuelles, si elles fournissent des
éclairages différents de la réalité du travail artistique (les comptes
mettant davantage en valeur la dimension quantitative, les contrats
l’approche qualitative du travail), ne sont pas seulement un filtre qui
biaiserait notre lecture  : elles sont aussi en elles-mêmes des
pratiques sociales et des écritures efficaces. Né de l’artisanat et
indissociable de lui à l’origine, l’art s’est plié à ses règles  : la
comptabilité produit une réification du travail artistique, et le contrat,
en le soumettant à l’expertise, consacre sa dimension évaluable
qualitativement, sur une base technique d’abord, mais qui sert
d’appui à l’élaboration d’un discours esthétique.
Ce n’est donc pas un hasard si c’est sur cette lancée qu’au
xve siècle s’élabore une théorie de la valeur artistique reposant sur
la qualité du travail, et non plus seulement sur sa quantité. Ainsi,
dans son traité De pictura de 1435, Alberti recommande par
exemple d’abandonner les fonds d’or, qui représentent une facilité,
alors que le vrai artiste doit concentrer ses efforts sur sa capacité à
imiter l’or, et non à l’utiliser – ce qui sanctionne le déplacement de la
valeur du matériau vers la valeur du savoir-faire [331]. Quelques
années plus tard, au milieu du xve  siècle, l’archevêque Antonin
de  Florence, qui propose dans sa Somme de théologie une
reformulation des théories de Thomas d’Aquin sur le prix et le travail,
écrit à propos des peintres : « Les peintres prétendent plus ou moins
raisonnablement que le salaire de leur savoir-faire ne doit pas
seulement être payé selon la quantité de travail, mais surtout selon
leur application et leur plus grande habilité dans l’art [332]. » Antonin
consacre ainsi l’appréciation qualitative du travail, mais montre en
même temps que la valeur artistique reste ancrée dans le champ du
travail et de sa théorie théologico-économique, ce qui, en dernier
lieu, attire le regard vers les fondations chrétiennes de cette
conception du travail. Si le droit romain revisité par le Moyen Âge a
fourni les outils pour penser le travail comme une pure marchandise,
cette pensée s’articule à celle d’une vision économique inscrite dans
un horizon théologique, celui du travail, du labor comme peine au
sens biblique, comme signe de la condition de l’homme, par lequel le
monde doit être transformé selon le vœu de Dieu. Dieu lui-même,
lorsqu’il crée, est un artisan, un artifex, dès le Moyen Âge central, et
même un Dieu peintre, Deus pictor, chez Pétrarque, repris par
Castiglione dans Le Courtisan en 1528  : «  La machine du monde,
que nous voyons avec l’immense ciel resplendissant d’étoiles
brillantes, et au milieu la terre environnée de mers, divisée en
montagnes, vallées et rivières, et ornée d’arbres si variés, de belles
fleurs et d’herbes, est une noble et grande peinture, composée par
la main de la nature et de Dieu [333]. » Fonder sur le travail la valeur
artistique revient donc finalement aussi à la réinscrire dans le cadre
anthropologique de l’économie chrétienne médiévale et renaissante.
Ces considérations éclairent d’un nouveau jour la querelle
opposant Lévi-Strauss à Soulages. Se réclamer du métier, défendre
le labeur de l’artiste, c’est revendiquer, sans doute inconsciemment,
cette filiation anthropologique et s’insérer dans l’économie du travail,
sans lesquelles aucune valeur artistique ne serait concevable. Dès
le xiie siècle, le travail est une valeur marchande et l’œuvre est prise
dans un dispositif économique  : c’est la marque même de leur
origine artisanale. La dimension laborieuse de l’art engendre à la fois
la valeur, le marché, qui est d’abord un marché du travail, et la
critique, qui est d’abord une expertise du travail. Dans ce processus
qui s’étend du xiie au xvie siècle, tous ces concepts se transforment
de manière solidaire  : l’ars, savoir-faire technique, devient l’art, au
sens esthétique  ; la valor, de son sens médiéval de mérite ou de
qualité, devient « valeur », élément quantifiable et objectivable dans
un rapport marchand, et le labor, de peine, au sens biblique, mais
aussi de prix, au sens économique, devient travail, au sens du
savoir-faire.
En s’interrogeant sur le Moyen Âge artistique à partir de nos
concepts, se dévoile donc en retour la généalogie de nos
questionnements. S’il est pertinent de poser aujourd’hui la question
du travail comme valeur artistique, ce ni l’effet d’un hasard, ni d’un
anachronisme incontrôlé  ; c’est parce que le labor médiéval et
renaissant a fait l’objet d’une construction historique qui l’a placé au
fondement même de notre idée de l’évaluation artistique. L’œuvre
est ainsi le résultat d’une incorporation de ce travail, incorporation
fondatrice, liée à la dimension économique de la valeur, qui fait que
le travail revient toujours comme valeur de l’art – tout d’abord le
travail comme quantité de temps, puis, selon un processus
complexe, comme savoir-faire, mais aussi comme action de
l’homme sur la création. C’est ce travail qui constitue l’étayage, si
l’on autorise cette analogie freudienne, de la valorisation esthétique :
il en est la part souvent dissimulée mais aussi la condition de
possibilité, et c’est ce qui rend son effacement impossible – un enjeu
clairement présent pour Soulages et Lévi-Strauss, mais déjà évident
pour Guillaume Apollinaire, célébrant l’art des cubistes en 1913  :
«  On peut peindre avec ce qu’on voudra, avec des pipes, des
timbres-poste, des cartes postales ou à jouer, des candélabres, des
morceaux de toiles cirées, des faux cols, du papier peint, des
journaux. Il me suffit à moi de voir le travail, c’est par la quantité de
travail fournie par l’artiste que l’on voit la valeur d’une œuvre
d’art [334]. »

310
. Claude Lévi-Strauss, De près et de loin. Entretiens avec Didier Eribon, Paris, 1988, p. 236.
311
. Ibid., « Le métier perdu », Le Débat, no 10, 1981, p. 5-9.
312
. Pierre Soulages, « Le prétendu métier perdu », Le Débat, no 14, 1981, p. 77-82.
313
. Une très belle illustration de question du travail chez Warhol est donnée par la chanson Work de Lou
Reed, qui en rappelle également l’inscription dans l’anthropologie chrétienne  : «  Andy was a Catholic  / the
ethic ran through his bones / He lived alone with his mother/ collecting gossip and toys / Every Sunday when
he went to Church / He’d kneel in his pew and say / “It’s work, all that matters is work.” […] / Sometimes when
I can’t decide what I should do / I think what would Andy have said / He’d probably say you think too much /
That’s ’cause there’s work that/ you don’t want to do / It’s work, the most important thing is work / It’s work, the
most important thing is work. »
314
. Roger Vailland, « Comment travaille Pierre Soulages », L’œil, no 75, mars 1961 (rééd. Paris, Le Temps
des cerises, 2012).
315
  – G. Milanesi, Documenti per la storia dell’arte senese, t. I, xiiie-xive, Sienne, 1854, p. 166.
316
. Sur la question méthodologique du traitement des concepts économiques dans les sociétés
européennes avant la naissance de l’économie classique, voir le modèle exemplaire fourni par Jean-Yves
Grenier, L’économie d’Ancien Régime. Un monde de l’échange et de l’incertitude, Paris, Albin Michel, 1996.
317
. Jean-Pierre Vernant, « Travail et nature en Grèce ancienne », Journal de psychologie, 1955, p. 1-29 ;
« Aspects psychologiques du travail en Grèce ancienne », La Pensée, no 66, 1956, p. 80-84, articles repris
dans Mythe et pensée chez les Grecs. Étude de psychologie historique, Paris, F. Maspero, 1971, t. ii, p. 5-43.
318
. Yan Thomas, «  L’“usage”et les “fruits” de l’esclave. Opérations juridiques romaines sur le travail  »,
Enquête. Anthropologie, histoire, sociologie, no 7, 1999, p. 203-230.
319
. Sur ces questions, voir Étienne Anheim, «  Il finanziamento della pittura alla corte dei papi (secoli xiii-
xv)  », Associazione per lo Sviluppo degli Studi di Banca e Borsa, Università Cattolica del Sacro Cuore,
Quaderni Verdi, no 40, 2009.
320
  – G. Milanesi, op.cit., p. 147 : « Ipsi magistro Niccholo pro suo salario et mercede sui laboris pro singulo
die quo ibi in ipso opere laborabit et faciet laborari. »
321
. Howard Becker, Les mondes de l’art, Paris, Flammarion, 1988  ; Pierre-Michel Menger, Le  travail
créateur. S’accomplir dans l’incertain, Paris, Gallimard, 2009 ; Étienne Anheim, « L’ombre de Vasari », Revue
de Synthèse, n o 132, 2011, p. 119-125.
322
. Otto Lehmann-Brockhaus, Lateinische Schriftquellen zur Kunst in England, Wales und Schottland vom
Jahre 901 bis zum Jahre 1307, Munich, Prestel, 1955, t. i, p. 36.
323
  – G. Milanesi, Nuovi documenti per la storia dell’arte toscana dal xii al xvi secolo, t. ii, Rome, 1893, p. 5-
6.
324
. Ibid., p. 47.
325
. Sur ces aspects, voir Étienne Anheim, « Salarium ou pretium ? Remarques sur le lexique désignant la
rémunération des artistes entre le xiie et le xve s. », « Salarium, stipendium, dieta », Approche terminologique
de la rémunération du travail, ENS Paris, 8-9 décembre 2006, http://amop.univ-
paris1.fr/IMG/pdf/Salaire_salariat__2.pdf, p. 123-140.
326
. Voir l’article cité précédemment, ainsi que Yan Thomas, « La valeur des choses. Le droit romain hors la
religion », Annales HSS, 2002/6, p. 1431-1462.
327
. Étienne Anheim, Financement et organisation des chantiers de peinture à la cour pontificale dans la
première moitié du xive  siècle, Mémoire de l’École française de Rome pour l’Académie des inscriptions et
belles-lettres, 2005.
328
. Heinrich Denifle, « Ein Quaternus rationum des Malers Matteo Gianotti von Viterbo in Avignon », Archiv
für Literatur und Kirchengeschichte des Mittelalters, no 4, 1888, p. 602-630.
329
. Étienne Anheim, « Expertise et construction de la valeur artistique dans la peinture toscane (xive-xve
s.) », Revue de Synthèse. L’expertise artistique, 2011, n o 132, p. 11-31.
330
  –G. Milanesi, Documenti per la storia dell’arte senese, op. cit., p. 264-265.
331
. Leon Battista Alberti, De pictura [1435], t.  ii, 49 (trad. Jean-Louis Schefer, Paris, Macula, 1992)  :
«  Certains emploient l’or de façon immodérée parce qu’ils pensent que l’or confère une certaine majesté à
l’histoire. Et ceux-là, je suis loin de les approuver. Bien plus, si je voulais la Didon de Virgile toute
resplendissante d’or, avec son carquois d’or, ses cheveux noués par des rubans d’or, ses vêtements fixés par
une fibule d’or, tirée par un attelage d’or, je tenterais de rendre une telle abondance de rayons d’or, qui frappe
de tous côtés les yeux de ceux qui regardent, par des couleurs plutôt que par de l’or. »
332
. Antonin de Florence, Summa theologica, t. iii, tit. 8, sec. 4, chap. xi.
333
. Baldassare Castiglione, Il Cortigiano, édition et commentaire par A. Quondam, Milan, Mondadori,
2002, t. i, p. 87.
334
. Guillaume Apollinaire, Les peintres cubistes [1913], Genève, P. Cailler, 1950, p. 39.
Bruno Moysan

La virtuosité
Définir la virtuosité comme valeur est peut-être un défi moins
périlleux que d’autres. Même si elle n’est pas quantifiable comme un
exploit sportif, la virtuosité n’est pas sans avoir une forme
d’objectivité au moins phénoménologique, empirique. Surcharge
ornementale dans le piano romantique ou complexité d’écriture dans
certains tours de force des polyphonistes du xvie siècle, la virtuosité
se présente à nous sous la forme de l’inflation du beaucoup. Ce
beaucoup est bien évidemment susceptible d’incarnations
extrêmement diverses. L’inventaire en est même vertigineux depuis
les mélismes de chantres des liturgies chrétiennes des premiers
siècles jusqu’aux sonorités inédites de la Sequenza III de Berio pour
voix, en passant par les da capo des castrats baroques, les Caprices
pour violon de Paganini ou les Études d’exécution transcendante de
Liszt. Si le constat est simple, les filtres culturels (les valeurs ?) qui
sous-tendent l’évaluation de la virtuosité, les jugements qu’on porte
sur elle, sont beaucoup plus fluctuants. Ainsi, trouvera-t-on souvent
dans la bouche d’un Liszt par exemple des condamnations répétées
de la virtuosité faisant de celui-ci d’une certaine manière un virtuose
qui ne s’aime pas… En définitive, l’évaluation de la virtuosité et la
place positive ou négative de la virtuosité dans l’œuvre d’art est
étroitement corrélée à ce qu’on demande à l’œuvre elle-même. En
ce qui concerne la culture occidentale, car l’approche de la virtuosité
pour les musiques des autres parties du monde nécessiterait une
approche particulière commençant par le questionnement de
l’opérabilité du concept dans ce contexte spécifique, on peut
esquisser au moins deux attitudes voire trois. La première est celle
de la dévalorisation ambiguë. La tradition chrétienne a toujours été
méfiante envers le Moi, l’amour-propre, la vaine gloire. À  ce titre,
tout pousse dans la culture chrétienne à une forme d’ascèse de la
surcharge virtuose perçue alors comme une forme de manifestation
intempérante de l’orgueil de l’homme. En même temps, rien n’est
trop beau pour Dieu. Cette conscience que la magnificence de Dieu
peut prendre chair artistiquement comme le Verbe s’est incarné,
poussera, au rebours de toute forme d’iconoclasme, au déblocage
des censures de l’ascétisme. La modernité est traversée par les
mêmes ambiguïtés. Comme l’ont montré Charles Taylor ou Max
Weber, un des traits de la modernité est la valorisation de la vie
simple aux dépens de l’éthique et de l’esthétique de la magnificence
et de la dépense somptuaire qui caractérisent la société de cour
baroque. Cet idéal de simplicité et avec lui une conception plus
intériorisée et contemplative de la musique tend, à partir de
Rousseau notamment, à suspecter de fausseté et de manque
d’authenticité toute velléité d’extraversion virtuose et à lui préférer
des pièces plus intimes. En même temps, l’esprit de liberté des
modernes en poussant le sujet à s’exprimer librement et à débloquer
toutes les censures qui pourraient freiner l’expression de sa
subjectivité conduit vers une forme de démesure virtuose que les
romantiques ne se priveront pas de convoquer. Si l’on regarde à
présent le problème du côté de la valorisation de la virtuosité, il a été
souvent constaté que la virtuosité avait fort à voir avec la virtù. Elle
se retrouve donc chargée de toutes les connotations positives qu’à
partir de Machiavel, on donne à la virtù. La virtuosité baroque serait
donc une des expressions artistiques de la virtù nonobstant le fait
que, Norbert Elias l’a bien montré, l’artiste de cour est assujetti à tout
un réseau de contraintes, la fameuse convenientia, qui vient
tempérer ce qui, dans cette virtù, pourrait venir par trop subvertir et
mettre en danger les équilibres. Enfin, les incroyables difficultés
techniques de la IIIe Sonate de Boulez sont-elles encore justiciables
d’un concept comme celui de virtuosité ?
Définir la virtuosité comme valeur
Sans doute est-il nécessaire de remonter un peu dans le temps
pour tenter de cerner les ambiguïtés et les tensions internes de la
virtuosité. Si nous en croyons le Compendium d’Adrien Petit Coclico,
la clausule suivante est la première que «  Josquin enseignait aux
siens ».

«  Haec est prima clausula quam Josquinus docuit suos  », dit


exactement le traité [335]. Cette clausule de trois notes et son
ornementation mettent en évidence une tension fondatrice de la
virtuosité, celle qui met en situation d’opposition et de
complémentarité un énoncé structurel, la clausule (qui dit
l’essentiel  ?), et son extension ornementale (qui dit plus que
l’essentiel  ?). Dans cette tension se trouve vraisemblablement la
raison d’être de la virtuosité et en même temps sa condamnation.
Dire plus, c’est produire de la richesse mais pourquoi dire plus
(trop ?) alors que le simple suffit et suffit à dire l’essentiel, à dire ce
qui est nécessaire et suffisant. La virtuosité, c’est donc dire plus que
l’essentiel et on en déduira une première valeur : le beaucoup. Cette
dimension cumulative liée au souci de repousser toujours plus loin
les limites du possible rapproche la virtuosité musicale de la
performance sportive. C’est ce que souligne Chopin lorsque, dans
une lettre du 26  décembre 1830, il écrit de Vienne à son ami Jas
Matuszynski : « Sauf Paganini, je n’ai jamais rien entendu de pareil :
[Slavik [336]] prend quatre-vingt-seize notes staccato d’un seul coup
d’archet. C’est incroyable [337].  » Cette limite dépassée rapproche
aussi la virtuosité de l’artisanat dans la mesure où il n’y a pas de
performance sans savoir faire technique maîtrisé, sans métier. En
raison de sa logique foncière d’optimisation des performances, la
virtuosité sollicite une forme de rationalité instrumentale où les
moyens sont adaptés et proportionnés aux fins. Il reste que la valeur
du grandissement cumulatif n’est pas l’unique raison d’être de la
virtuosité. La clausule ornée de Josquin est un cantus elegans en
relation avec le cantus simplex dont elle tire son origine. Le «  dire
plus  » ne signifie pas pour autant par n’importe quel moyen et à
n’importe quel prix. La clausule ornée du grand musicien franco-
flamand montre que dire plus, c’est choisir. Le cantus elegans a
partie liée avec tout ce que recèle l’étymologie du verbe latin eligere
et aussi avec l’élégance mathématique au sens où Littré définit cette
dernière comme étant ce «  qui est à la fois simple et
ingénieux [338]  ». Il s’agit de dire plus mais en faisant le meilleur
choix possible dans le respect de la logique structurelle d’un cantus
simplex dont il s’agit de magnifier les virtualités. Dire plus que
l’essentiel, c’est donc dire plus mais comme il convient. En ce sens,
le cantus elegans enseigné par Josquin à partir de la clausule la-si-
do est un modèle de convenance. Sur un plan plus technique, on
constate que le cantus simplex est composé d’une suite ascendante
de notes conjointes dont la structure intervallique est 1 ton (la-si) et
½ ton (si-do). Une analyse sommaire du cantus elegans montre que
l’arabesque josquinienne est une amplification décorative de la
structure du cantus simplex qui en met en valeur les points d’appuis
et les trajets énergétiques tout en déplaçant le regard sur le nouveau
apporté par l’imagination amplificatrice du decorum : trajet montant,
mise en valeur des trois notes structurantes du cantus simplex et
respect de la logique attractive de la structure intervallique 1  ton  +
 ½ ton par un savant ensemble de broderies (la-sol-la puis si-do-si),
réinterprétation-reconstruction de l’attraction de demi-ton ascendant
entre si et do d’abord dans le si-do de la broderie du si puis dans la
répétition du si qui crée une attente, et une tension, après la baisse
de tension de la retombée sur le si de la broderie si-do-si puis, enfin,
pour terminer, dans le rappel de l’ensemble de la structure par le
dernier la-si-do en croches. Toute cette belle construction mélodique
a aussi une implication métrique dans la mesure où la construction
des deux broderies successives en noires régulières la-sol-la-si /do-
si-si déséquilibre la structure binaire issue du cantus simplex et avec
elle l’attraction entre le si et le do. Dans le cantus elegans, c’est la
retombée sur le do qui devient prédominante (do-si-si) d’où la
nécessité de la compenser par le rappel de la structure du cantus
simplex, et donc de l’attraction ascendante de demi-ton si-do sous la
forme de deux énergiques croches ascendantes la-si aboutissant au
repos sur le do. Précision, intelligibilité, construction d’un decorum
virtuose fondé sur la relecture-réinterprétation d’une structure initiale,
telle est la logique profonde de ce cantus elegans de Josquin des
Prés. La dialectique subtile entre le supplément et le convenable qui
sous-tend ce cantus elegans traverse l’histoire de la virtuosité. Elle
était déjà présente dans les improvisations des chantres liturgiques
des débuts du christianisme et elle subsiste encore jusqu’aux débuts
du xxe  siècle, voire même plus avant, dès l’instant où improviser
signifie transformer un existant dont les caractéristiques et un certain
nombre d’usages codés socialement viennent en quelque sorte
borner la toute puissance de la subjectivité inventive de
l’improvisateur. Au xviiie  siècle, par exemple, l’ornementation d’un
da capo d’aria da capo d’opéra baroque italien était un exercice
redoutable dans la mesure où les diminutions vocales du da capo,
improvisées par le castrato, devaient non seulement être brillantes,
élégantes, montrer une maîtrise totale du métier de chanteur dans
les figurations rapides mais en même temps ne pas accumuler les
dissonances, les platitudes et les fautes de goût dans la relation
entre les diminutions vocales improvisées et la conduite harmonique
de la basse continue. Ainsi que le remarque Roberto Celetti : « Les
diminutions, les variations et les improvisations, nées dans la
première du xvie  siècle d’un souci de prouesses non pas vocales
mais contrapuntiques de la part des chantres des chapelles sacrées
(musiciens éprouvés mais bien maigres gosiers), s’adressent
désormais à des voix plus douées et mieux travaillées. C’est le point
de départ de la virtuosité vocale, le fait demeurant que
l’improvisation du chanteur d’opéra portera longtemps la marque de
la pratique contrapuntique [339]. » La virtuosité ornementale est donc
indissociable de la virtuosité d’écriture dont le cantus elegans de
Josquin analysé ici, plus généralement, les complexes polyphonies
de l’automne du Moyen âge et de la Renaissance portent la marque.
De secrètes parentés unissent les da capo les plus fous des opera
seria du xviiie  siècle et les polyphonies vertigineuses de Tallis, de
Ockeghem ou de Josquin la première d’entre elle étant la réussite, la
difficulté vaincue, laquelle met en valeur la perfection d’un métier
maîtrisé. La prouesse virtuose, avant d’être une prouesse vocale,
instrumentale, ce qu’elle est incontestablement aussi, est une
prouesse intellectuelle qui magnifie la part artisanale de l’exercice de
l’intelligence. Elle met en valeur la maîtrise de l’outil, l’instrument, la
voix, mais aussi l’intelligence dans ce qu’elle peut avoir de plus
abstrait, de plus logique.
L’invention de la basse continue au début du xviie  siècle va
incontestablement libérer la mélodie des contraintes du système
d’interrelations et de conduite des voix de la polyphonie en
imitations. Il est difficile de le développer ici mais, sous l’influence
d’un certain nombre de facteurs, l’orateur devient une figure
centrale. À  l’harmonia médiévale qui prenait pour modèle la
perfection du mouvement des planètes, elle-même métaphore de la
perfection de la nature créée par Dieu, se substitue l’idéal de la
parole agissante, qui est déjà un idéal de la subjectivité
transformatrice de son environnement. Un va-et-vient s’établit autour
de la figure du soliste entre la virtuosité vocale et la virtuosité
instrumentale en même temps que l’idéal de la parole agissante
s’enracine dans le renouveau rhétorique commencé au xvie siècle et
le développe. Les interactions entre virtuosité instrumentale et
virtuosité vocale traversent l’histoire de la musique occidentale
moderne. Elles attestent du caractère dominant du paradigme vocal
en termes de hiérarchie des genres. Jusqu’au xixe siècle au moins,
les genres dominants sont vocaux  : messe polyphonique
contrapuntique, opéra. En 1835 encore, Thalberg publie un Art du
chant appliqué au piano [340]. Ces interactions attestent aussi, et à la
fois, de la capacité propre à l’instrument, on pensera notamment au
violon, à l’orgue ou au piano, à dépasser les limites des capacités
naturelles de la voix, cela pour donner au paradigme vocal une
extension inédite qui, de même que le cantus elegans était une
extension du cantus simplex, en magnifie les virtualités au point
même d’être pour la virtuosité vocale elle-même un puissant facteur
de renouvellement. Ainsi, bien des arias de Vivaldi ou de Bach sont
difficilement concevable en dehors de ce que par ailleurs la virtuosité
instrumentale pouvait proposer parallèlement en matière d’inventivité
toujours renouvelée. Dès l’époque baroque, la virtuosité est donc
étroitement déterminée par la hiérarchie des genres. Elle n’échappe
pas non plus à l’ombre portée du modèle rhétorique dont les trois
styles conditionnent étroitement discours et pratiques. On doit à
Marc Fumaroli d’avoir montré combien l’asianisme, l’atticisme et le
naturel [341], style moyen conciliateur des contraires, le fameux style
tempéré, véhiculent trois esthétiques différentes qui, chacune, sont
susceptibles de dévaloriser les deux autres. Bien évidemment, la
virtuosité est d’essence asianiste. Elle en a la profusion, la grandeur,
la générosité et la propension au dépassement. De par ce qu’elle
est, la virtuosité asianiste fait apparaître les deux autres styles
comme petits. De même, le style tempéré a tôt fait de faire
apparaître les deux styles extrêmes comme manquant de…
tempérance. Enfin, l’atticisme reprochera vite aux deux autres styles,
et notamment à l’asianisme, de dire avec beaucoup trop de mots ce
qui pourrait être dit avec le strict nécessaire. Les trois styles de la
rhétorique sont une autre façon d’interroger les limites du langage et
les relations entre le trop peu et le plus. À  leur manière, comme la
rhétorique elle-même, ils nous ramènent au cœur des valeurs qui
définissent la virtuosité : le « beaucoup » (dire plus que l’essentiel),
mais aussi «  comme il convient  » (la fameuse convenientia), art
suprême de l’ajustement aux circonstances et enfin « réussir » car il
n’y a pas de parole s’il n’y a pas de parole efficace, donc une juste
adéquation des moyens aux fins, ce qui suppose la maîtrise de l’outil
et une relation entre ce dont on dispose pour agir, le métier, et le
coup d’œil. Le virtuose comme l’orateur ou le militaire est finalement
un fin stratège.

La virtuosité et son évaluation dans l’histoire


Dans la longue histoire de la culture occidentale, la virtuosité
essuie globalement deux critiques  : l’une est ancienne, d’origine
directement religieuse plus spécifiquement chrétienne, l’autre plus
récente mais qui finalement retravaille le legs du christianisme en le
transformant puissamment. Il s’agit bien entendu de la critique
romantique. A contrario, la virtuosité ne se sera peut-être jamais si
bien portée qu’à l’époque baroque.

La critique chrétienne
La critique chrétienne de la virtuosité prend ses racines dans un
ensemble de lieux communs que l’on trouve dès l’Ancien Testament.
Le premier est évidemment celui de la vaine gloire condamnée par
exemple dans le «  Vanitas vanitatum  » de l’Ecclésiaste. Le
deuxième, lié au premier d’ailleurs, concerne la valeur spirituelle du
silence avec comme corollaire la condamnation du divertissement,
de l’agitation. C’est ce topos que véhicule le passage bien connu de
Roi III-19 : « Le Seigneur […] dit [au prophète Élie] : Sortez et tenez-
vous sur la montagne devant le Seigneur. En même temps, le
Seigneur passa, et on entendit devant le Seigneur un vent violent et
impétueux, capable de renverser les montagnes et de briser les
rochers ; et le Seigneur n’était point dans ce vent. Après ce vent, il
se fit un tremblement de terre  ; et le Seigneur n’était pas dans ce
tremblement. Après le tremblement, [Élie] alluma un feu. Et le
Seigneur n’était point dans ce feu. Après le feu, on entendit le souffle
d’un petit vent. Ce qu’Élie ayant entendu, il se couvrit le visage de
son manteau, et étant sorti, il se tint à l’entrée de la caverne ; et en
même temps, une voix se fit entendre qui lui dit  : Que faites-vous,
Élie [342]   » Dieu ne peut se rencontrer ni dans la tempête, ni dans le
tremblement de terre, ni dans le feu mais dans le silence. De son
côté, Saint Augustin, dans Les Confessions par exemple, donne un
statut ambigu à la musique et par là même à la virtuosité. La
musique possède, de par sa nature même, une séduction sensible
voire sensuelle qui peut faire écran à la relation à Dieu, peut nous
conduire à nous en distraire, alors que, par ailleurs, elle peut mettre
l’âme dans d’heureuses dispositions favorisant la prière et l’adhésion
au contenu des textes sacrés, cela en leur apportant un supplément
d’âme par le moyen du chant [343]. La décrétale Docta Sanctorum
Patrum [344] du pape Jean XXII de 1325 est un compendium des
topos anti-virtuoses. Dans le but d’encadrer les dérives, au sens
large, de l’Ars nova, Jean  XXII commence par rappeler les
fondamentaux : que « le discours ne trébuche pas et que la modeste
gravité de ceux qui chantent s’exprime par une modulation sans
heurts. “Car dans la bouche résonnait un doux son.” Ce doux son
résonne toujours dans la bouche de ceux qui chantent les psaumes
quand ils portent Dieu dans leur cœur ; tandis qu’ils prononcent les
paroles, leur chant augmente la dévotion envers lui ». Pour ce pape
d’Avignon, diminutions, hoquets, déchants, ajouts de « triples » et de
«  motets vulgaires  » font que ces excès, «  sous la multitude des
notes, obscurcissent les pudiques ascensions et les retombées du
plain-chant ». Pour cette raison, les disciples de cette nouvelle école
«  courent sans se reposer, […] enivrent les oreilles au lieu de les
apaiser, […] miment par des gestes ce qu’ils profèrent, et, par tout
cela, la dévotion qu’il aurait fallu rechercher est ridiculisée, et la
corruption qu’il aurait fallu fuir est propagée  ». Comme on peut le
constater, il y a un fort antagonisme entre la virtuosité et ce qu’on
pourrait appeler la vita contemplativa dont l’oraison et la lectio divina
sont parmi les manifestations les plus accomplies. Le protestantisme
en raison de son ascétisme accentuera l’antagonisme entre
virtuosité et spiritualité. Le compromis augustinien, qui est l’essence
même de la décrétale de Jean XXII puisque celui-ci en définitive se
refuse à statuer entre les excès de l’Ars nova et le rappel à la norme
de la modulation sans heurts, cela en déléguant au cas par cas les
éventuelles sanctions à l’ordinaire du lieu, se déplace du côté du
rigorisme. Calvinisme, piétisme, méthodisme, églises baptistes
proscrivent toute forme d’excès musical dans la liturgie pour
privilégier des cantiques aussi simples que possible et valorisent une
vie quotidienne empreinte d’austérité morale [345]. Seul, le fait est
bien connu, le luthéranisme, du fait de l’amour de Luther pour la
musique, accorde à l’art une place plus festive à l’intérieur de la
liturgie et permet un déploiement relatif de la virtuosité. Il reste que,
on le voit par exemple en Allemagne du Nord avec Bach, la
virtuosité, dont le modèle reste encore et toujours italien, subit un
certain nombre de filtres ascétiques qui font qu’on ne trouve guère
en terre protestante la virtuosité extravertie et flamboyante du Dixit
Dominus du jeune Haendel imprégné de baroque romain.

La valorisation baroque : la virtuosité comme


poétique du dépassement
La virtuosité moderne est indissociable du baroque italien et de
ses différentes extensions et lectures européennes. Comme l’écrit
avec justesse Rodolfo Celetti  : «  La virtuosité, conséquence
simultanée de l’imagination et de la recherche d’une technique
extrêmement développée, n’est que l’effort de concevoir et de
réaliser quelque chose qui, se plaçant en dehors de la réalité
quotidienne et des capacités normales de l’homme, semble
merveilleux [346].  » Le cahier des charges est, pour reprendre cette
fois les mots de Gombrich, de faire en sorte que l’on se sente
« transporté dans un monde où nos normes habituelles cessent de
s’appliquer [347] ». Il s’agit en effet de produire un monde imaginaire,
un monde merveilleux qui s’oppose à la réalité, de créer par
l’imagination un monde plus beau et plus luxuriant que le monde
réel, émerveillement qui ensuite devient puissance agissante sous la
forme d’une «  émotion intense et bouleversante [348]  ». Même s’il
existe une virtuosité instrumentale aux xviie et xviiie  siècles, c’est
bien entendu l’opera seria, et avec lui l’aria da capo, qui en propose
le type-idéal. La virtuosité a donc en premier lieu pour
soubassement et cadre épistémique l’affirmation de l’individu. Sans
doute n’est-ce pas un hasard si la virtuosité baroque, incarnée au
plus haut point par les performances vocales pharamineuses des
castrati, a fort à voir avec la virtù machiavélienne au sens où l’on
peut entendre la virtù par la capacité de l’homme à aller jusqu’au
bout de sa propre volonté et à s’imposer aux autres, concurrents,
collectivité, inférieurs, par le moyen d’une pure force vitale
expression et origine de cette radicalisation conquérante de la
volonté. La chose n’avait pas échappé à Vladimir Jankélévitch qui,
dans son Liszt et la rhapsodie, Essai sur la virtuosité que «  le
virtuosisme implique le solisme, qui exalte la géniale solitude du
héros [349]  ». Il n’est donc pas possible de séparer la virtuosité
moderne de ce vaste processus de mise au centre de l’Homme dans
la culture occidentale, processus qui est le propre de l’humanisme et
est au cœur de la modernité. Les valeurs associées à la virtuosité
baroque mais dont on peut suivre la trace jusqu’au romantisme
flamboyant de Liszt seront donc liées à l’affirmation de soi mais à
l’affirmation de soi dans la société, au milieu des autres. C’est pour
cela qu’on ne peut réduire la virtuosité au seul rapport de soi à soi
qui serait médiatisé par la lutte acharnée pour vaincre la difficulté et
repousser toujours plus loin la limite du possible. La convocation
d’éminentes qualités sociales telles que le brillant, la bravoure ou
l’élégance transmute en séduction (brillant), en virtù (bravoure), en
sentiment interne de sa propre liberté, lequel ne trouve son plein
accomplissement que chez les esprits supérieurs, une maîtrise
technique qui, dans cette perspective, est beaucoup plus un moyen
qu’une fin. Rien ne résume mieux l’alchimie sociale complexe de la
virtuosité, et la relation centrale entre l’affirmation de soi et la liberté
au centre de cette alchimie complexe, que la sprezzatura.
Sprezzatura signifie littéralement «  négligence hautaine  » et
suppose indépendance d’esprit, liberté, et ajustement fin. Comme le
montre Caccini, lorsqu’il parle de «  la nobile sprezzatura del
canto [350] », la sprezzatura a des aspects techniques mais avec de
fortes implications esthétiques et sociales. Elle définit la façon
d’exécuter le recitar cantando «  en s’écartant de la rigidité des
valeurs rythmiques écrites mais sans prendre trop de liberté avec la
carrure générale, afin de donner plus le plus possible de naturel au
discours chanté [351]  ». Cette alliance de liberté, de supériorité et
d’ajustement convenable rapproche l’exécution virtuose du savoir-
vivre et des bonnes manières. Comme dans la vie élégante, il ne
s’agit pas réciter à la lettre un manuel de savoir-vivre aussi
sophistiqué que rigide mais de savoir s’adapter. Le naturel devient
l’extrême pointe de l’artifice maîtrisé, la convenientia rhétorique
réglant les relations entre l’usage et les surprises constantes de
l’imagination.

La critique romantique et moderne de la


virtuosité
Parmi toutes les critiques qui progressivement viendront saper
les fondements de la flamboyance baroque, c’est peut-être
l’affirmation de la vie ordinaire, concept essentiel mis en évidence
par Charles Taylor dans Les sources du moi [352], qui aura été la plus
subversive de l’esthétique artificielle de la virtuosité baroque.
Comme le montre le grand philosophe canadien, l’affirmation de la
vie ordinaire subvertit deux éléments essentiels du legs aristotélicien
transmis à l’Europe à savoir que « dans la vie bonne, Aristote réussit
à associer deux des activités que les traditions éthiques ultérieures
ont considérées, en général, comme supérieures à la vie ordinaire :
la contemplation théorique et la participation du citoyen à
l’État [353] ». Le cadre de cette contribution empêche d’entrer dans le
détail de la pensée fine et argumentée de Charles Taylor mais on
retiendra de son argumentation qu’en premier lieu la condamnation
chrétienne de la virtuosité puis sa valorisation à l’intérieur de la
société de cour baroque ressortent d’une certaine manière de
l’opposition classique entre la vita contemplativa et la vita activa. La
deuxième idée de Charles Taylor est que vita activa et vita
contemplativa bien qu’elles s’opposent ont en commun le fait de
situer la vie bonne en dehors de ce qui sera valorisé bientôt sous la
forme de la vie ordinaire. Le déplacement moderne de la vie bonne
vers la vie ordinaire va bouleverser en profondeur le système
d’opposition simple qui venait dévaloriser ou valoriser la virtuosité.
À  partir de la fin du xviiie  siècle, on est obligé de penser
différemment l’incompatibilité ou plus exactement les relations
ambiguës entre la virtuosité et les valeurs de contemplation et
d’intériorité tout autant que ce qui rentre dans le champ de ce que
Taylor appelle « l’éthique du citoyen » et donnait un statut positif à la
virtuosité baroque, à savoir l’éthique aristocratique de l’honneur avec
toute ce qu’elle peut comporter de courtoisie et de générosité mais
plus encore de risque, de valorisation théâtralisée de la virtù de
l’individu d’exception. Le changement dont parle ici Charles Taylor
«  consiste en un renversement de ces hiérarchies, en un
déplacement, à partir d’un domaine particulier d’activité supérieures,
du lieu de la vie bonne, qui se situe désormais à l’intérieur de la vie
elle-même. La vie pleinement humaine se définit maintenant par le
travail et la production d’une part, le mariage et la vie familiale
d’autre part. En même temps, les anciennes activités supérieures
font l’objet de critiques violentes [354] ». On pensera par exemple à la
dévalorisation constante de Rousseau et des romantiques faisant de
la vie de cour et de la vie mondaine autant de lieux d’artifice et de
fausseté, d’inauthenticité et de mensonge. Ces nouvelles valeurs
telles qu’une vie simple et familiale, sans apprêts, mettant l’amour
conjugal et le travail quotidien au premier plan, la réévaluation de
l’intériorité, une nouvelle conception de la nature comme nature-
source [355], la religion de l’art [356] conduisent réinterpréter
puissamment la virtuosité aussi bien positivement que négativement.
La dévaluation romantique de la virtuosité est bien connue. Le
xixe  siècle tend à lui reprocher son caractère artificiel, mondain,
social, solistique, et refuse son côté éphémère, inconsistant,
spectaculaire. Liszt, qui est un virtuose qui ne s’aime pas, oppose
Thalberg à Chopin ou Schumann et reproche à Paganini de mettre
son art au service de lui-même et non des autres ou de
l’amélioration de l’humanité. Au fur et à mesure qu’on avance dans
le siècle, le basculement progressif de l’Europe du sud vers le nord
met progressivement la virtuosité en ce qu’elle pouvait avoir d’italien
sous le feu d’une critique d’inspiration germanique valorisant la
musique sérieuse. L’idéal de musique sérieuse retrouve, mais en les
transformant et en les sécularisant, les valeurs d’intériorité et de
spiritualité qui étaient celles du christianisme. À l’arabesque élégante
et ornementale, on tend à substituer alors une écriture pensant la
complexité en termes de textures en même temps que se développe
une nouvelle attitude par rapport à la difficulté technique. Au naturel
conquis patiemment par le travail et au vieux credo esthétique de
l’art cache l’art, on valorise au contraire une exhibition de la difficulté
technique. Bref, on met en valeur ce qui était caché, dans
l’esthétique de cour, par l’élégance et la fausse légèreté : le travail,
la permanence, l’effort, le mérite et le métier. La forme doit exprimer
le fond et non plus le cacher. Cela ne signe pas pour autant l’arrêt de
mort de ce que la virtuosité baroque avait élaboré et qui subsistera
longtemps, au moins jusqu’en 1914, voire même jusqu’aux avant-
gardes de la moitié du xxe  siècle, sous la forme du style mondain.
Pensons par exemple à telle Arabesque de Fauré ou de Debussy.
Mais ne réduisons pas la permanence de la flamboyance baroque
au style mondain. Il existe en effet dès les années 1830 une
véritable métabolisation romantique de la virtuosité baroque issue de
la société de cour, métabolisation profondément moderne qui permet
à celle-ci de se survivre à elle-même en se transformant. Ainsi, le
déblocage typiquement romantique des censures du juste-milieu
classique justifie l’excès virtuose et relie la virtuosité à des valeurs
modernes telles que l’esprit de liberté et l’affirmation de soi par
rapport au collectif. De même le fantastique romantique, sa
propension à proposer un monde alternatif au prosaïsme du réel
permet au lexique du merveilleux baroque de se survivre lui-même
comme moyen d’expression d’un autre refus du réel qui est d’ailleurs
de son côté une métabolisation du merveilleux : le fantastique.
Arrivés au terme de cette brève évocation, si une
phénoménologie de l’accumulation virtuose ne fait guère de doute,
l’évaluation de la virtuosité, elle, reste problématique. Difficulté
technique, surcharge, expérience toujours repoussée des limites,
individualisme flamboyant, virtù signent l’acte virtuose. Il reste que la
difficulté technique par exemple ou l’expérience toujours repoussée
des limites ne suffisent pas à définir la virtuosité. Les avant-gardes
de la seconde moitié du xxe siècle rendent par exemple le concept
vraisemblablement inopérant, inadéquat. Les Structures et les
Sonates de Boulez, les Klavierstücke de Stockhausen sont
incroyablement difficiles et il ne viendrait à personne de mettre ces
œuvres aux côtés de l’Étude en la b majeur de Paul de Schlœzer ou
des pyrotechnies de Tzigane de Ravel. La Sequenza III de Berio en
revanche nous semble moins en rupture avec les lieux communs
traditionnels de la virtuosité. Parce qu’elle est italienne ? Et pourquoi
pas… Plutôt sans doute parce qu’elle est infiniment théâtrale. Et les
Études de Ligeti ? Là encore, nous nous sentons bien dans nos lieux
communs. Tout simplement parce que l’esthétique profondément
ludique de Ligeti lie étroitement difficulté technique, clin d’œil avec la
tradition et créativité subjective alors que chez Boulez et
Stockhausen le radicalisme de la tabula rasa et l’effacement du sujet
derrière l’expérimentation grammaticale désubjectivise la difficulté
technique. En définitive, n’est-ce pas la mise en relation de la
performance, dans ces deux acceptions, de difficulté vaincue et de
mise en scène, avec la subjectivité et l’individualisme qui signe la
virtuosité plus que la difficulté technique seule ?

335
. Adrien Petit Coclico, Compendium musices descriptivum, Nuremberg, 1552, p. 65, disponible en ligne
à l’adresse  : http://books.google.fr/books?
ei=ofWTUZeDDo6AhQeiyoDQAQ&hl=fr&id=Q1g8AAAAcAAJ&dq=adrien+petit+coclico&jtp=50.
336
. Josef Slavik (1806-1833), violoniste tchèque très connu à Vienne à ce moment-là.
337
. Correspondance de Frédéric Chopin, recueillie, révisée, annotée et traduite par Bronislaw Édouard
Sydow en collaboration avec Suzanne et Denise Chainaye, vol. i, L’aube 1816-1831, Paris, Richard Masse,
1981, lettre 72, à Jas Matuszynski, p. 236.
338
  –Émile Littré, Dictionnaire de la langue française, Abrégé du dictionnaire, Paris, Hachette, 1881, article
« élégant, ante », p. 374.
339
. Rodolfo Celetti, Histoire du bel canto, Paris, Fayard, 1987, p. 13-14.
340
. Sigismond Thalberg, L’Art du chant appliqué au piano, op. 70, Paris, Heugel, 1853-1863.
341
. Sur cette triade, voir Marc Fumaroli, L’âge de l’éloquence, Paris, Albin Michel, 1994, p. vi et 216.
342
. La Bible, traduction Lemaître de Sacy et Thomas du Fossé (1672-1693), Paris, Laffont, 1990, p. 418.
343
. Sur cette discussion nuancée des mérites et dangers du chant sacré voir les chapitres  ix et  x des
Confessions de saint Augustin.
344
. Disponible sur le site : http://www.musicologie.org/publirem/docta_sanctorum.html.
345
. Sur cette question, voir aussi bien Max Weber, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris,
Plon, 1964, p. 105-227 (i. e. le chapitre bien connu intitulé « L’éthique de la besogne dans le protestantisme
ascétique ») que Charles Taylor, Les sources du moi, La formation de l’identité moderne, Paris, Seuil, 1998
p. 273-300 (i. e chapitre xiii, « Dieu aime les adverbes », où Taylor prolonge et discute les thèses de Weber
sur l’ascétisme et le puritanisme protestant).
346
. Celetti, op. cit., p. 12.
347
. Ernst Gombrich, Histoire de l’art, Paris, Phaidon, 2001, p. 452.
348
. Celetti, op. cit., p. 15.
349
  – Vladimir Jankelevitch, Liszt et la rhapsodie, Essai sur la virtuosité, Paris, Plon, 1979, p. 27. 
350
  – Giulio Caccini, Le nuove musice, préface « A i lettori », Florence, Marescotti, 1601, p. 4 (disponible en
ligne à l’adresse : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k59067f/f6.image).
351
  – Celetti, op. cit., p. 277.
352
. Sur le concept de vie ordinaire voir l’ensemble de la troisième partie, « L’affirmation de la vie ordinaire »,
de C. Taylor, Les sources du moi, Paris, Le Seuil, 1998, p. 273-386.
353
. Ibid., p. 274-275.
354
. Ibid., p. 275.
355
. Sur ces différentes valeurs, voir encore et toujours Taylor, Les sources du moi, op. cit.
356
. Sur la notion de religion de l’art dans la période moderne voir Jean-Marie Schaeffer, L’art de l’âge
moderne, Paris, Gallimard, 1992.
Les auteurs
Étienne Anheim est maître de conférences en histoire médiévale à l’université de
Versailles/Saint-Quentin-en-Yvelines et directeur de la rédaction des Annales.
Histoire, Sciences sociales. Ses travaux portent principalement sur l’histoire
sociale des pratiques culturelles à la fin du Moyen Âge et à la Renaissance, et sur
l’historiographie et l’épistémologie de l’histoire. Il vient de coordonner, avec A. Lilti
et J.-Y. Grenier, un numéro spécial des Annales consacré aux statuts sociaux
(2013-2014), et achève un livre (en coll. avec D. Fiala, V. Zara et D. Saulnier) sur
la musique et les musiciens dans les Saintes-Chapelles du xiiie au xviiie siècle, à
paraître chez Brepols en septembre 2014.

Esteban Buch (Buenos Aires, 1963) est directeur d’études à l’EHESS et membre
du Centre de Recherches sur les Arts et le langage (CRAL). Spécialiste des
rapports entre musique et politique au xxe siècle, auteur de La Neuvième de
Beethoven. Une histoire politique (Gallimard, 1999) et Le cas Schönberg.
Naissance de l’avant-garde musicale (Gallimard, 2006), ses publications récentes
incluent  L’affaire Bomarzo. Opéra, perversion et dictature (Éditions de l’EHESS,
2011) et, avec Nicolas Donin et Laurent Feneyrou, l’ouvrage collectif Du politique
en analyse musicale (Vrin, 2013).

Muriel De Vrièse est maître de conférences en économie à l’université du Havre.


Spécialisée en économie de la culture, elle a écrit des articles portant sur les
marchés de l’art et la mondialisation («  La structure écononomique des
règlementations sur le marché de l’art. L’effet du Droit de suite sur les prix et la
localisation des ventes  » avec F.  Benhamou, 2008), sur «  La diffusion de l’art
actuel en région  » (avec B.  Martin et alli, 2011) ou encore sur les «  Portraits
économiques des diffuseurs d’art actuel inscrits à la Maison des Artistes  » (avec
B. Martin et alli, 2011). Elle a participé à des études pour le DEPS (ministère de la
Culture et de la Communication), le Bureau international de l’édition française ou
encore pour le musée du Louvre.

Yolaine Escande est directrice de recherche au CNRS. Elle a traduit du chinois


les traités fondamentaux de peinture et calligraphie Notes sur ce que j’ai vu et
entendu en peinture, 1994 ; Traités chinois de peinture et de calligraphie (Des Han
aux Sui), vol. i, 2003 ; (Les Tang et les Cinq Dynasties), vol. ii, 2010, et a présenté
leurs principes esthétiques (L’Art en Chine, Hermann, 2001 ; Montagnes et eaux :
La culture du shanshui, Hermann, 2005  ; Jardins de sagesse en Chine et au
Japon, Le  Seuil, 2013). Ses recherches portent sur leurs interactions artistiques,
philosophiques, esthétiques et culturelles avec l’art occidental (avec J.-M.
Schaeffer, L’Esthétique : Europe, Chine et ailleurs, 2002 ; avec J. Liu : Frontières
de l’art, frontières de l’esthétique, 2008, Culture du loisir, art et esthétique, 2010 ;
et avec V.  Shen et C.  Li, Inter-Culturality and Philosophic Discourse, Cambridge
Scholars Publishing, 2013). Elle est membre du bureau de la revue Universitas
Monthly Review on Philosophy and Culture.

Daniel Fabre est directeur d’études à l’EHESS, professeur extraordinaire à


l’université de Rome 2 et directeur du IIAC (Institut interdisciplinaire
d’anthropologie du contemporain). Anthropologue, il a lancé plusieurs recherches
sur l’autre de l’art, le présent du patrimoine et l’histoire européenne de
l’anthropologie. Publications récentes  : Savoirs romantiques. Une naissance de
l’ethnologie (dir. avec J.-M. Privat), 2011 ; « Messianismes entre France et Italie »
(dir. avec M. Massenzio), Archives de Sciences sociales des religions, 2013  ;
Émotions patrimoniales (dir.), 2013  ; Bataille à Lascaux. Comment l’art
préhistorique apparut aux enfants (2014).

Pascal Griener, professeur d’histoire de l’art et de muséologie à l’université de


Neuchâtel (Suisse). Il a fait ses études à l’EHESS de Paris, et à l’université
d’Oxford sous la direction de Francis Haskell. Il travaille dans le domaine de
l’histoire du goût et des collections. Son dernier livre paru est La République de
l’œil. L’expérience de l’art au xviiie  siècle, Paris, Odile  Jacob, coll. «  Collège de
France », avril 2010.

Nathalie Heinich est sociologue au CNRS. Outre de nombreux articles, elle a


publié une trentaine d’ouvrages, traduits en quinze langues, portant sur  le statut
d’artiste et d’auteur (La Gloire de Van Gogh, Du peintre à l’artiste, Le Triple jeu de
l’art contemporain, Être écrivain, L’Élite artiste, De l’artification, Le Paradigme de
l’art contemporain)  ; les identités en crise (États de femme, L’Épreuve de la
grandeur,Mères-filles, Les Ambivalences de l’émancipation féminine) ; l’histoire de
la sociologie (La Sociologie de Norbert Elias, Ce que l’art fait à la sociologie, La
Sociologie de l’art, Pourquoi Bourdieu, Le Bêtisier du sociologue)  ; et les valeurs
(La Fabrique du patrimoine, De la visibilité). Dernier ouvrage paru  : Maisons
perdues (2013).

Thierry Lenain est philosophe et historien de l’art. Il enseigne l’analyse de l’image


et la philosophie de l’art à l’université libre de Bruxelles. Il est l’auteur des
ouvrages suivants  : Pour une critique de la raison ludique. Essai sur la
problématique nietzschéenne (Vrin, Paris, 1993)  ; Monkey Painting (Reaktion
Books, Londres, 1997) ; Éric Rondepierre. Un art de la décomposition (La Lettre
Volée, Bruxelles, 1999)  ; Bernar Venet. Un itinéraire aux frontières de l’art
(Flammarion, Paris, 2007)  ; Art Forgery. The History of a Modern Obsession,
(Reaktion Books, Londres, 2011).
Bénédicte Martin est maître de conférences en économie à l’université du Havre.
Spécialisée en économie de la culture, ses travaux portent sur l’évaluation de la
qualité et sur l’économie des conventions  : «  L’évaluation de la qualité sur le
marché de l’art contemporain, le cas des jeunes artistes en voie d’insertion  »
(thèse de doctorat, 2005), « How visual artists enter the contemporary art market:
a dynamic approach based on network of tests » (IJAM, 2007), « La diffusion de
l’art actuel en région  » et les «  Portraits économiques des diffuseurs d’art actuel
inscrits à la Maison des Artistes  » (avec Muriel De  Vrièse et al., 2011). Elle a
participé à des études pour le DEPS (ministère de la Culture et de la
Communication), ainsi que pour plusieurs collectivités territoriales.

Éric Michaud est directeur d’études à l’EHESS. Il a notamment publié Théâtre au


Bauhaus (L’âge d’Homme, 1978), Hypnoses (avec Mikkel Borch-Jacobsen et
Jean-Luc Nancy, Galilée, 1984), La fin du salut par l’image (J. Chambon, 1992),
Un art de l’éternité. L’image et le temps du national-socialisme (Gallimard, 1996),
Fabriques de l’homme nouveau. De Léger à Mondrian (Carré, 1997), Histoire de
l’art : une discipline à ses fontières (Hazan, 2004). À paraître chez Gallimard : Les
invasions barbares : une généalogie de l’histoire de l’art.

Bruno Moysan est professeur agrégé de musique, docteur en musicologie et


enseigne la musique au lycée Marceau de Chartres. Il a enseigné les relations
musique et politique à l’Institut d’études politiques de Paris de 1998 à 2011 et au
CNSMDP de 2007 à 2009. Il a aussi enseigné à l’EHESS, à l’université de
Versailles /Saint-Quentin-en-Yvelines et de Paris VIII. Son ouvrage Liszt (Gisserot,
1999) a reçu le prix de l’Association des professeurs et maîtres de conférences de
Sciences-Po et Liszt, virtuose subversif publié en 2011, a reçu une mention
spéciale du Prix des Muses. Coauteur de Culture et religion/Europe-xixe (Atlande,
2002), ses recherches portent essentiellement sur la musique romantique et les
relations entre musique, politique et lien social dans les sociétés démocratiques
modernes, l’Europe et le libéralisme.

Jean-Marie Schaeffer est directeur d’études à l’EHESS et directeur de recherche


au CNRS. Il a publié récemment La fin de l’exception humaine (2007, traduit en
espagnol et en italien), Théorie des signaux coûteux, esthétique et art (2009) et
Petite écologie des études littéraires (2012).

Carole Talon-Hugon est professeur au département de philosophie de l’université


de Nice - Sophia Antipolis. Spécialiste d’esthétique de philosophie de l’art, elle a
notamment publié Morales de l’art (PUF, 2009), L’Esthétique (PUF, coll. « Que sais
je  ?  », 4e éd. 2013), Goût et dégoût. L’art peut-il tout montrer  ? (J.  Chambon,
2003), Avignon 2005. Le Conflit des héritages (Actes Sud, 2006). Elle a co-dirigé
avec P. Destrée, Le Beau et le bien. Perspectives historiques (Ovadia, 2011), ainsi
qu’un recueil de traductions, Art et éthique. Perspectives anglo-saxonnes (PUF,
2011). Elle dirige la collection « Une histoire personnelle et philosophique de l’art »
aux PUF et y a publié L’Antiquité grecque (2014). Un nouvel ouvrage  : L’Art
victime de l’esthétique (Hermann) est actuellement sous presse.

Ioana Vultur, est membre du CRAL (EHESS).  Actuellement elle est  Junior
Professor invité à l’université libre de Berlin. Elle est spécialiste de littérature
française  et comparée. Elle a soutenu une thèse de doctorat en littérature
française à l’université Paris IV Sorbonne sous la direction d’Antoine Compagnon.
Elle a publié Proust et Broch : les frontières de la mémoire, les frontières du temps
(L’Harmattan, 2003). Actuellement elle prépare un livre sur l’herméneutique pour
les Éditions Gallimard.

Nadia Walravens-Mardarescu, docteur en droit, est responsable des contentieux


à la SACD (Société des Auteurs et Compositeurs dramatiques). Son intérêt pour
l’art l’a conduite à mener une réflexion juridique sur l’art contemporain. Auteur
d’une thèse (L’œuvre d’art en droit d’auteur, forme et originalité des œuvres d’art
contemporaines) publiée aux éditions Economica-Iesa, elle a écrit des articles sur
des affaires emblématiques, notamment sur l’affaire Paradis « De l’Art conceptuel
comme création et sa protection par le droit d’auteur  », Revue internationale de
Droit d’Auteur, ou sur l’affaire Yves Klein «  Les  tables d’Yves Klein, peintre de
l’Immatériel, protégées par le droit d’auteur », Revue Lamy Droit de l’immatériel.

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