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1961, 1967
Gallimard
LES DROGUES ?
PREMIÈRE EXPÉRIENCE
DEUXIÈME EXPÉRIENCE
Cette fois, je ne parlai pas. M'en gardant bien. M'y refusant de
toutes mes dernières forces. Et j'arrivai à écrire. M'y forçant. Forçant
ma main. Tout un temps, une comparaison m'étant venue à l'esprit,
celle d'un remorqueur quittant le port et pénétrant dans une mer
tempétueuse, où il trace son chemin malaisément, tout un temps ma
main, pourtant pas à plus de vingt centimètres de mes yeux,
m'apparut plus comme un remorqueur, entouré d'eau agitée, que
comme une main. Comme main, elle était toute brouillée. Mais enfin
elle allait de l'avant, moi décidé, ne lui permettant pas le repos. Je
ne pus toutefois forcer mon attention à découvrir le détail du
phénomène qui me délabrait. Si j'avais vu clair dans la transe
mescalinienne, c'était à cause d'une stimulation mentale générale.
Ici elle me manquait totalement21. J'étais dans le fond d'une
tranchée. Eh bien alors, il aurait fallu m'en accommoder, chercher à
m'y plaire. L'idée ne m'en vint pas. (Cela semble extraordinaire, mais
dans la drogue on reste sans le savoir fasciné, sans songer à
changer d'orientation.) Je demeurais à attendre que ma vigilance
revienne, sans profiter de l'état d'apaisement que je trouvais
contrariant !
Les visions lentes, collantes, pas proprement visionnaires,
étaient d'hommes, presque géants, aux poses gênantes tant elles
étaient abandonnées et comme on n'en rencontre qu'en temps de
guerre, sur les terrains où une unité a été surprise et décimée.
Invraisemblablement inertes, je ne les observais que de loin en loin,
ne tenant pas à les regarder. Toutefois, je ne les voyais pas morts.
Non, rien de funèbre en eux. Seulement des êtres lassés comme on
ne saurait dire, bras et jambes et la taille aussi dans un repos de
plomb, dans un repos d'un autre monde. Faits d'étoffes précieuses,
leurs vêtements étaient lourds, chargés, presque d'apparat… et
d'autrefois. Somptueux surtout. Pourquoi si somptueux ? Je ne
comprenais toujours pas ma propre comparaison, celle que je faisais
si théâtralement, si cinématographiquement et dont j'observais,
stupide, la réalisation visionnaire. Je ne comprenais pas que le
repos, le sur-repos, la paix, forcée sans doute, paix quand même,
paix sur moi, contre moi il est vrai plutôt qu'en moi, que cette paix
prodigieuse loin de l'agitation de la foule, loin des occupations et des
travaux et des nécessités interventionnaires de la vie, c'était du luxe,
un luxe dont en effet j'étais plus revêtu que pénétré et jouisseur.
J'étais dans le luxe de ne rien faire, de n'envisager de rien faire dans
quelque avenir que ce fût, j'étais plus à l'abri d'avoir rien à faire et
des pensées du « faire » que ne fut jamais un indolent potentat
oriental. Et tout de même, sur le moment je ne comprenais pas !
Seulement gêné, je me détournais tant que je pouvais d'observer
ces grands riches immobiles, étendus, en qui seulement
confusément je sentais la gravité d'un dangereux retrait de vie
quelque part. Où ? Je n'aurais su le dire.
Combien de temps durèrent et s'enlisèrent les visions,
l'expérience et moi, je ne sais. Du vague. Des vagues. De l'étrange
mais qui ne frappait pas assez fort, des nappes souterraines
d'étrange…
L'expérience étant presque terminée, j'appelai une amie
médecin, qui avait bien voulu se tenir dans la pièce voisine pour
répondre éventuellement à un accident s'il en était arrivé un, et me
mis à parler avec elle pour essayer de débrouiller ce mystérieux
retour à l'enfance, que l'on m'avait dit très commun et dont pour ma
part je ne voyais pas trace, ni quel en pouvait être le chemin. Elle se
mit avec moi à chercher les causes possibles. Le temps passait. On
ne savait plus qu'il passait. Elle se mit à raconter son passé, son
enfance. C'était extraordinaire. Nous ne voyions pas que c'était
extraordinaire. Quand elle se leva, quatre heures avaient passé en
confidences. Moi j'avais pris la psi – locybine. Elle me livrait son
enfance !
C'était merveilleux, mais non pas absurde. Ma propre
désinhibition, ma presque parfaite égalité d'âme, perceptible,
évidemment, lui ayant fait tomber sa garde, avait fait le miracle et
accompli un retour à l'enfance inattendu.
Sans doute, c'est d'abord pour m'aider que le témoin avait
examiné et découvert des épisodes de son enfance. Ensuite moi j'en
avais découvert un peu de la mienne. Dans une mutuelle confiance,
nous « les » comparions. Tout de même, cet inhabituel apaisement
était particulier, en tout cas me conduisait à comprendre enfin la
conclusion du Pr Delay « que le principal intérêt de la psilocybine
réside dans la possibilité de provoquer des réminiscences
(d'événements traumatisants) et la levée de réticences ».
L'adulte tient secrète son enfance, comme une affaire
personnelle, comme une époque passée, dépassée, à ne pas trahir,
faite souvent de beaucoup de hontes. Grande preuve de confiance
et d'abandon que de revenir à son enfance en présence de
quelqu'un qui vous a connu plus tard. Car on est naturellement
renégat des trop humbles conditions du jeune âge, désireux de
montrer surtout le surhomme, et l'homme est le surhomme de
l'enfant.
Revivre un épisode de sa vie enfantine devant autrui n'est pas
naturel. Il faut être naïf pour croire qu'on peut se confier à quelqu'un
impunément et lui donner des armes. Les gens qui ont vécu
ensemble longtemps en savent quelque chose.
Les effets de la psilocybine sont multiples. Elle peut donner une
sorte d'extase tranquille, guérir certains malades mentaux très
« fermés », très « autistes », qu'elle amène assez vite, parfois en
une séance, à s'ouvrir, se découvrir, à reprendre le contact avec les
autres. Elle peut à certains donner des visions et un état d'étrangeté,
et surtout l'impression d'être dans un fond, dans l'essentiel, loin des
hommes et de l'activité humaine, enfin augmenter dans qui les
possède déjà les facultés de divination. Elle donne parfois une
déréalisation presque pure, sans distraction ou épiphénomène.
Mais comment agit-elle ? Si je réfléchis à ce que j'ai ressenti, elle
supprime, me semble-t-il, d'une façon surprenante et pratiquement
totale, la préparation à l'acte prochain, l'état de mobilisation où se
trouve, où se met l'adulte en vue de la journée à remplir, des actes à
accomplir, des choses à faire, des choses à éviter. Toute minute est
grosse d'un programme du futur. Être vivant, c'est être prêt. Prêt à
ce qui peut arriver, dans la jungle de la ville et de la journée. D'une
prévoyance incessamment et subconsciemment ajustée. L'état
normal, bien loin d'être un repos, est une mise sous tension en vue
d'efforts à fournir (éventuellement ou prochainement). Mise sous
tension si habituelle et inaperçue qu'on ne sait comment la faire
baisser. L'état normal est un état de préparation, de disposition vers.
De préorganisation.
Rares, très rares (si même ils existent) ceux qui en sont
innocents. La psilocybine n'agirait pas sur eux, comme elle est sans
action sur ceux qui prennent des tranquillisants et des
neuroleptiques22. Elle agit aussi très sensiblement moins le matin
que l'après-midi, moment où l'on conseille justement de la prendre.
Le matin la mise sous tension étant moindre, à peine recommencée,
sa cessation est moins sensationnelle.
On est mis au calme, à l'arrêt. Dévitalisation. J'avais devant moi
(en visions) des hommes étendus, des êtres dignes, importants,
d'une certaine prestance, des êtres arrivés, achevés, plutôt qu'âgés,
qui n'étaient plus dans l'avenir.
On se sent, d'autre part, dans un état où tout ce qu'on a fait (dont
on est ou fier ou encore mentalement occupé), tout ce qu'on a ajouté
au jeune homme incertain qu'on fut, est tenu pour non avenu, ne
comptant pas, n'ayant plus de sens. Un simple mouvement interne
l'a rendu nul, inepte. Toute la superstructure d'un homme qui croit et
dont on croit qu'il a fait quelque chose dans sa vie est aussitôt
réduite à zéro. Zéro par voie affective23. Elle n'existait que dans une
perspective d'action, d'excitation, peut-être de continuation, de
contention. Les rêveries également disparaissent : trop d'espoirs en
elles, trop de divertissements.
La psilocybine supprime le sentiment aventureux, elle coupe de
l'avenir, elle supprime la disposition féline à faire face aussitôt à tout
ce qui peut venir à l'improviste. Elle élimine le chasseur en l'homme,
l'ambitieux en l'homme, le chat en l'homme. Elle démobilise. Voilà
encore comment, faute d'avenir, et d'avoir à faire au proche avenir
(qui a ses relations avec le lointain avenir aussi), coupant la relation
avec l'ambition, la relation qui consiste à être « tendu vers », on se
trouverait revenir au passé. En plus, l'enfance n'a pas cette
tendance à l'effort continu, à la vigilance en vue de buts invariables.
On l'apprend. Petit à petit, on y est formé. Cela tombant d'un coup,
on se retrouve au niveau de son enfance. La plupart, en effet, leur
ambition et l'appel à compétition disparus, reviennent aussitôt à
l'enfance à laquelle ils n'ont cessé de rêver, leur habitat, le seul état
où ils furent vivants et qu'ils ont quitté malgré eux. Pour moi, pas de
paradis en arrière. Donc frustré d'avenir, et ne me dirigeant pas vers
le passé, j'attendais, mais d'une attente placide, régulière, et qui
n'apportait rien. Conduite infertile.
Sous' la psilocybine, on perd de la force musculaire et surtout la
conscience musculaire. Or, le muscle est lié à « bientôt », à
conquête, à compétition, à vitalité, record, agressivité.
Même les petites variations (qui font l'impressionnabilité), les
petits changements de sensations, de communications avec notre
propre corps, et avec les muscles dont nous sommes le tendeur
ardent, ou simplement éveillé, disparaissent de façon spectaculaire,
ne laissant qu'une impression d'existence, de souveraine, unique,
immodifiée existence, d'existence dans un fond, un fond intouchable,
invulnérable, échappant à tous et à tout, impression enfin d'essence,
sans variété, sans attributs.
Beaucoup de ceux qui ont essayé le champignon « sacré »
Allers et Scheminski (Pflugers Arch., p. 212, 1926, cités par J. H.
Schultz) ont démontré à l'aide de techniques éleétro-myographiques
que toute idée d'un mouvement était accompagnée de potentiels
d'action dans les groupements musculaires correspondants.
En subsiste-t-il sous psilocybine ? Aucun, si on peut se fier à ses
impressions. Et avec leur disparition apparente et probable (mais qui
serait à vérifier) disparaît toute idée de mouvement et d'intervention,
et bientôt toute idée d'efforts, de réussite, de zèle, d'avenir.
notent l'impression de l'inanité de tout le reste, et spécialement
de toutes les variations devenues méprisables. L'état de fond
repousse la variation, et la repousse souvent comme en quelque
sorte24 sacrilège. On devient très vite (sinon instantanément)
orgueilleux de ce fond essentiel.
Un médecin, jusque-là modeste et coopératif comme on dit
maintenant, et travaillant pour la science, se désintéresse en
quelques minutes et complètement de toutes ses recherches, qui lui
paraissent ineptes… comme elles le sont, hors d'une perspective de
recherche de progrès, d'interventions, d'action. « Je me sens, dit un
autre, complètement détaché du jugement d'autrui. Il m'importe peu
de plaire à qui que ce soit. J'ai envie d'être seul. Les autres me sont
devenus étrangers. Je ne suis plus de leur bord. »
Nombreux sont ceux qui ont parlé à peu près pareillement.
Le monde peut-être ne se présente varié, n'est senti comme
varié, que si notre influx nerveux est incessamment varié, inégal,
modulé. Les électro-encéphalogrammes de l'avenir, moins
imparfaits, éclaireront sans doute cette relation.
D'autres, au Mexique, allant jusqu'au bout du détachement,
trouvent l'extase. L'ont trouvée depuis longtemps. « Ils appelaient
ces champignons teonanacatl, ce qui signifie “chair de Dieu” ou du
diable qu'ils adoraient, et de cette façon, avec cette amère
nourriture, ils recevaient leur Dieu cruel en communion25. »
Moins forte en spectacles que la mescaline ou que l'acide
lysergique, la psilocybine est étonnante par les transformations
intérieures. On assiste à cette curiosité d'un comprimé qui se
change en exhortation26. On peut après cela songer sans divagation
aux pilules à moraliser, peut-être aux pilules à mathématiques. Non
certes par stimulation d'un centre cérébral, ni même d'une faculté de
mathématiser, à cheval sur plusieurs fonctions, mais par modification
du caractère. (Les mathématiques vont, le plus souvent, avec une
attitude psychologique, voire névrotique27.)
Tout ou presque tout est composé, composante, et donc
rccomposable. Chemins à trouver. stimulations conjuguées du
manière à créer un système de circulation des idées, des
sentiments. Au lieu de psychologues qui établissent des tests, des
psychologues chimistes qui établiront des parcours.
Le comportement individuel avec une drogue reste un point à
« surprendre ». Une drogue, plutôt qu'une chose, c'est quelqu'un. Le
problème est donc la cohabitation. Ou s'aimer (jouer ensemble,
s'unir, ou aussi se renforcer, s'exalter) ou bien s'opposer (se
combattre, se bouder, mettre l'autre en échec, se replier). Là aussi,
les uns sont doués pour l'union, les autres pour leur préservation.
Questionné sur le champignon, un Indien du Mexique disait d'une
phrase : « Il conduit là où est Dieu. »
Il acceptait l'entraînement, il retournait volontiers avec élan et
soumission à l'adoration suivant la religion de ses pères.
Pour moi, la religion de mon adolescence n'étant plus dans mon
horizon actuel, j'étais gêné (encore ce retour en arrière) comme
d'une piété d'autrefois, d'un enseignement et d'une formation qui
voulait s'accomplir enfin. Faisant le sourd, je contrecarrais ce
mouvement et le mettais incessamment en échec. (Incessamment,
périodiquement. Les poussées sont toujours périodiques. D'une
seconde ? D'un dixième ou trentième de seconde ? Je ne saurais
dire.) Je sentais nettement les arrivées et les arrêts d'impulsions,
surtout les arrivées.
Faisant le distrait à ces appels (il s'agissait d'un climat, sans
jamais une situation concrète précise), je n'avais plus grand-chose à
me mettre sous l'attention. Le plus grand prodige me paraissait
d'être conduit par un champignon, et qu'un champignon28 voulût ma
bonne conduite et me voulût bien-pensant. Champignon contre
l'indépendance. Contre la singularité. Je me sentais devenir
quelconque. Comme je l'ai dit, ce n'était pas illusion. Je n'avais plus
mon style. Mon style avait perdu ses « soudains ». Il faut savoir
établir de bonnes relations avec une drogue nouvelle venue. Je ne
suis pas assez liant. Rencontre assez ratée.
J'ai essayé de réfléchir pourquoi.
Il conviendrait aussi de porter la réflexion sur les moyens
particulièrement infidèles qui rendent si mal une expérience de ce
type, où tant de singularités se rencontrent et tellement à l'improviste
et dont celui qui est dedans, mais fort embarrassé, est seul au
courant. Les observations d'un témoin seront utiles, surtout s'il est
capable de saisir ce que le sujet est mal placé pour saisir, comme sa
voix qui à son insu devient pâteuse, les muscles de son visage qui
s'affaissent, son pouls qui vient à changer et aussi la pupille de ses
yeux, et bien d'autres moins pondérables éléments ou aspects de
son comportement. La transcription de ses propos, leur
enregistrement par un magnétophone (si cette traîtresse présence
ajoutée aux autres ne devient pas une gêne excessive) rendront
particulièrement service, la parole restant la voie de communication
la plus ouverte. Le malheur veut en effet que, contrairement à ce qui
se passe avec la mescaline, la difficulté d'écrire est ici considérable.
Généralement on lâche le crayon. Les muscles se détendent. On n'a
plus d'application de ce côté. Même lorsque plus tard le relâchement
musculaire de la main s'atténue, le zèle pour écrire demeure très
réduit. Il faudra se contenter de quelques notes par-ci par-là,
précieuses tout de même…, et de parler. Or, à cause du langage
parlé, plus directement social que le langage écrit, en relation
immédiate avec les personnes présentes (avec qui plus ou moins
consciemment on fait « groupe »), on subit la tentation de la facilité,
du conventionnel. On va aux ponts commodes, aux réflexions les
plus communicatives, à celles qui « n'arrêteront pas ». On évite –
bons seulement pour l'écrit quoique particulièrement vrais – l'obscur
(momentanément obscur), le « distingué » – quoiqu'il mérite de
l'être, le strictement personnel qui risque de paraître trop personnel,
le dialogue du « moi » profond au « moi » ordinaire, qui pourrait
sembler une façon d'exclure les assistants, et bien des finesses
(mais pour soi seul) et plus encore de ces choses gênantes à dire à
voix haute mais qu'on eût toujours pu écrire et examiner plus tard
avec fruit.
Lorsqu'au lendemain de son aventure extraordinaire, le sujet
parcourt le protocole de l'expérience et qu'il lit les paroles sans doute
soigneusement rapportées qu'il a prononcées, il y reconnaît à peine
ce qui lui est arrivé. Il va devoir faire de sérieux efforts pour se
replacer entre et derrière ces paroles qui ne disent pas grand-chose
et qui voulaient dire tant de choses, qui n'étaient pas seulement
désordre, signes de débâcle, mais recherche et finalité. L'étranger
qui, lisant ces phrases incohérentes, inachevées, tôt interrompues,
les reporterait purement et simplement à un état d'incohérence
mentale correspondant, se tromperait presque du tout au tout. Un
vaste mouvement de cohérence était par-dessous. Mots-repères,
que ces mots que la victime de l'agression psilocybinique jeta. Mots-
relais. Elle s'essayait à de nouveaux relais. Ces mots qu'elle
attrapait de-ci de-là (à revoir plus tard), dits, non tellement parce
qu'elle voyait clair, mais en attendant d'y voir clair et afin d'y aider,
doivent être saisis comme les fils encore mal attachés de la toile
d'araignée de la compréhension qu'elle élaborait, pour tenter de
recouvrir la nouvelle et constamment changeante situation
bouleversée, dont elle n'acceptait pas le bouleversement. Mots pour
la « ressaisir », pour se « ressaisir », cependant qu'elle subissait un
traitement, et quel traitement ! On oublie trop combien est peu
naturelle une auto-observation à voix haute, non pas dans ce cas
seulement. Commenter sur-le-champ et définir en mots une situation
émouvante ou un état cénesthésique complexe, c'est se mettre en
travers de ce qu'on ressent. C'est s'en éloigner.
Cependant, à plusieurs, à beaucoup de ceux qui furent mis en
cet état singulier, il leur est arrivé d'abondamment parler, pris d'un
entraînement tout nouveau à l'effusion. Ils n'ont pu se retenir, retenir
ce qu'ils ne savaient même pas qu'ils retenaient auparavant, qu'ils
ressassaient obscurément. C'est ce remâché alors qui vient au-
dehors à quoi ils vont s'abandonner. Le reste si important du
complexe phénomène en eux, ils renoncent à le suivre, glissant sur
la pente forte, celle des confidences (jusque-là bloquées). A cette
heure, les paroles généralement cessent d'être embarrassées et
sans liaison. Elles coulent de source. Ils ont choisi la facilité. Ils
profitent de la psilocybine, mais ce n'est pas d'eux qu'on apprendra
ce qu'est la psilocybine. Ainsi, de plusieurs façons la parole trompe.
Et tout autant trompera le silence. Silence qui ne veut pas
nécessairement dire indigence. Silence aussi par excès, par l'excès
de tout ce qu'on voit et sent présentement, qu'on ne pourrait pas
traduire. Autisme par honnêteté. On retrouve l'effet pavlovien des
impressions contradictoires, qui conduisent à l'inhibition, une
réponse aux stimuli excessivement nombreux devenant impossible.
Le sujet s'arrête. Il ne veut plus avoir affaire aux autres en raison de
l'impossible communication entre le monde sien et le monde des
autres. Isolement. Un état schizoïde s'installerait même, s'il n'y avait
cet aplanissement extraordinaire annulant les révoltes, qui semble
malgré lui vouloir son bien, s'il n'y avait cette surprenante impression
sui generis de la psilocybine qui semble annoncer ses vertus
thérapeutiques.
III. LA MESCALINE ET LA MUSIQUE
INTRODUCTION
Je ne donne pas ici une étude générale sur ses effets, sur les
visions fantasmagoriques qu'il prodigue. Les pages suivantes ne
constituent pas non plus le complément de mes premières
observations33. J'ai voulu le rencontrer à d'autres niveaux34.
Trois opérations majeures : espionner le chanvre. Avec le
chanvre espionner l'esprit. Avec le chanvre s'espionner soi-même.
Espion de premier ordre, le chanvre. Apprendre à l'utiliser et la
patiente expérience des bouleversements du mental.
Certes, il est intraduisible. Tout est intraduisible. Lui,
particulièrement : sa désinvolture, son manque de poids, son
manque d'âme, son impertinence, ses jeux iconoclastes et libertins,
ses rébus. J'ai été à la chasse. Beaucoup sans doute m'a échappé.
On trouvera ci-après, en exemple, en très insuffisant exemple,
quelques séquences, et plus loin quelques tentatives d'explication
de séquences, et enfin diverses relations, vaille que vaille, sous la
forme grossière de récits.
Dans les séquences, pour chaque petit groupe de trois ou quatre
mots écrits, il y en avait alentour une centaine d'autres qui n'ont pu
être écrits (faute de vitesse adéquate dans l'écriture ou dans
l'énonciation, sans compter ceux qui échappent) et mille autres
n'eussent pas suffi pour dévoiler ce qu'il y avait derrière ces mots et
qu'en soudaines éclaircies, grâce à un dédoublement miraculeux, on
voyait fuser, s'étendre et proliférer, se développer, se prolonger,
s'expliquer en commentaires et en commentaires de commentaires.
Un phénomène assez spécial s'y rencontre que j'appellerais bien la
pensée néoténique. Avant qu'une pensée ne soit accomplie, venue à
maturité, elle accouche d'une nouvelle, et celle-ci à peine née,
incomplètement formée, en met au monde une autre, une nichée
d'autres qui semblablement se répondent en renvois inattendus et
irrattrapables et que jusqu'à présent je n'ai pas réussi à rendre.
A
Je vais de l'avant, vite Des pelles volent puis des cris je me
dégage l'instant d'après, Naples.
Cette pensée merveilleuse mais quelle était donc cette pensée ?
Soudain, précipice.
En bouillonnant
une eau torrentielle cascade dans le fond d'un canon vive, vive,
vivacissime.
Tenant fortement un grand anneau métallique je serre, je serre
Je… pensée, voyons, c'était avant mais quelle était donc cette
pensée ?
« Paolo ! Paolo ! » crié d'une voix bordée de rouge
Oublis
oublis à grande vitesse
Par terre, des fagots préparés quel tas !
Mais qu'est-ce qui arrive ? Plus de fagots seulement reste la
« fagocité » Inouï !
Allegro vivace !
Prestes prestissimes pensées sous moi
Tiens, je connais ce chemin-ci un chemin si particulier et
pourtant…
Suis soulevé
élévation
élévation extrême
élévation folle
Tennis des synonymes
Je vois, j'amasse des ressemblances je vois, je rouvre des
différences Formidable !
Quels échanges !
Ces mots, voyons, lesquels étaient-ce prononcés d'une voix si
pincée ?
Vision : un corset, sur une poitrine, étroitement lacé, un corset.
Immobile rébus.
Un pipe-line à gueule de fauve s'élance vers moi (connu !) Alors
d'un corps d'homme part un long, long geste d'exaspération
Merveilleux ! Seul dans mon lit j'entends à mes côtés la
respiration de l'étrangère La photographie respire !
Prairies nodosités…
départs soudains
des brisants
des brisants
brisant sur moi.
Oh ! ce visage, si présent, si près j'aurais pu le caresser.
Inoubliable !
A
on assiste réellement aux pensées.
Arrêt dans la course c'est un dôme que d'écrire.
Penser, quelle beauté ! Pensées, partage des eaux Admirable !
Encore frisson qui interrompt qui rompt
on tire des rideaux dans ma figure
Quand se multiplient les multiplications mais… n'aurais-je pas un
clou dans l'estomac ? avalé quand ?
Dans le chantier à ma droite, quelle animation ! fébrile, pétillant,
ébouriffé de travail…
Cétacé, cétodonte
quelques filets d'or dans l'ébène
Elle ! Elle-même !
rebelle
et si naturelle
je reconnais ses traits dans les mousses et les ombres
sa grâce tellement à elle balançant la terre, balançant le ciel
L'instant d'après à l'usine barbu, rugueux, associé.
Étendue !
Étendue !
Je nage vers l'estuaire
L'instant d'après sur les échelons de fer de l'échelle de secours
j'y grimpe lestement
Quelle jeunesse ! N'aurais pas cru.
Si rapide, si rapide,
je juge le temps aux poteaux de mon pouls
Condensations bleues qui indiquent la voie
comme des taches bleues
comme une cécité bleue
Nappe à l'écart
cette eau morte : ma sueur
olfactif
adjectif
Qu'est-ce encore ?
Au corps nu, tandis que le cou pivote
un sein manque. Une piqûre l'a changé en firmament
je le sais
je le sais en toute certitude
Retour.
Un vert si affectueux.
La main qui faisait signe découvre un index rongé jusqu'à la
paume.
Impressions à franchir je feuilletais Ceylan peut-être
Gagnant maintenant un immense vaisseau… Le lest jeté m'aide
Halte
autre
Les corps effondrés demandent malgré tout à assister
Sut un grand œil clair j'observais des pensées conventionnelles
cannelle et limpidité
Nouvellement
finalement un grand œil entre nous au bord d'un « au revoir »
Prairie en vue
« Vite, vite, suivez le rythme ! »
Je ressens tout à coup à l'épaule le recul d'une arme à feu
le me retire
les astres m'attendent
Vives reprises glissant salissant fourmillant tumultueux
gargouillant faisant des failles faisant bris et brosses déclenchement
de jets…
Des pas confus cherchent la sortie
Des têtes s'accouplent Eruptions.
L'instant d'après, la mer.
La fraîcheur de l'eau proche m'arrive au visage
Fini. J'ai un fils.
Je vais tout lui montrer.
L'instant d'après je traverse un quartier animé Entre de petits
palais j'avance sans tourner la tête dans quelque bourg du Penjab,
peut-être ? Mais depuis quand ce voyage ?
Dans la pièce neutre tout s'arrête
Quelques spirales et la main notable
Immédiate, complète, une baleine.
Jaillissement. Les jaillissements l'ont provoquée partout
jaillissement carrefours de jaillissements geysérisation.
Des voix autour de moi s'expriment vivement avec rudesse. Actif,
je ponctionne. C'est mon job, ouvrier parmi des ouvriers.
Dures les voix. Dures. Trop.
Insoutenables
Le normal, c'est tenir à distance Miséricordieux, l'éloignement.
Je marche
Fugitif fugitif l'os sur la nappe le drap mouillé autour du corps
fuyant…
Que signifie ?…
Femmes en verre soufflé on me les montre.
Raillerie ?
Comment viennent les mots ?
Comprendre est aussi une sensation perdue perdue
manque le coup de pouce
Un homme rigide devant moi calcule
Sans qu'il me voie, je passe dans « son » froid.
Des gens
tout un groupe j'ai ma volonté dans leur tête. Pas longtemps.
Ont maintenant leur volonté dans ma tête.
Mauvais.
Mon avenir devra passer par eux. Perroquet d'inconnus.
Loin
loin ces mots qui n'arrivent pas
ma main au bout d'une longue, longue route écrit.
Incidentes incidentes cependant poursuivre.
Picotements
Des paquets de non-sense
sur moi, sans cesse
sans cesse harassé, incapable et excessivement capable
Dans l'espace soudain débordant donnant libre cours à des flots
de tendresse
J'étais sur la voie
la vraie
adieu, les hommes
Revenu soudain au rugueux, au tactile, à la cicatrice face à des
broussins
arbres à vieux genoux
Ombres insensées
C'est vraiment le cœur, le responsable.
Néanderthal que rien ne caresse coriace humain
traversant les siècles, sa peau toujours fraîche
Il faut que je téléphone qu'au monde je téléphone, le ciel appelle
le ciel
Chasse
la chasse reprend à la chasse
Impatience, agacement du spirituel
Esprit à pulsations esprit lanceur de balles
Crescendos
crescendos
Ecarts agrandis en ravins
Il fait grand clair clair pour me priver
Quelle tempête, la lumière !
Tout ce dont vous me scalpez…
Je vois l'arbre à la langue rouge
Des saisons passent en quelques minutes : béatitudes
Le soir touche mes matins
Oui, il est des images nocives, images à faire tomber
Tout ce qui traîne dans l'esprit qui revient fugitif refaire le saut
Je ne peux plus lire préhensivement
Le taux de vie a changé
Ah, le sort d'un mot…
Des lacunes se répandent, se répondent rues de lacunes
A quelques pas de moi un éventail s'ouvre un, mille
Que d'éventements !
Le Sioux que j'observais sur le papier sort de la page tenant une
poterie à la main
Temple temple à l'appel de ton nom temple
Jamais douteux. Jamais rien de douteux !
Sensations sauteuses
Occupé en moi, haschich dans mes étages polissonne à cache-
cache, mes pensées, lui et moi
les secrets faisant signe montrés, cachés montrés-rentrés
Asie revient.
Un masque que je n'ose regarder en face menace qui me fait
masque
S'éloigner vite s'éloigner
Ah ! tous ces renvoyeurs de sens
Pensées à la diable au bord de la route
inutiles
à la volée, intarissablement justes
rapt
rapt
grégaire devenu par courants porteurs
effilés les interlocuteurs
effilés
enjambements décrochements d'étranges consistances
d'étranges nouvelles inconsistances Secouez l'Îlot.
le thème-témoin flageole bourrasque toujours
saugrenu
braqués les projecteurs !
sans suite
sans suite
Tronc creux
dedans une route
roule
c'est être témoin que de penser, se tenir ininterrompu
devenu un trouve-creux
images, c'est mettre un écran
mettre fermeté
La raie, sa peau, quelle rudesse !
les chasses-prises encore interceptions augmentent brumes à
toute vitesse
Hennir, exploit d'un autre…
homme ici plus que jamais
me remettre en course
il faut
il faut
Bosquets d'instants
Torrentiel irrespect Métreur et volage…
Mots sans dépôt.
Mots étonnants qui changent étonnamment, préoccupés.
Des mondes de vide entre les mots
Les trottoirs essaiment quelle ville que l'esprit !
Avec des mots à syllabes manquantes
la tête prophétise sous la potence
Quelqu'un à ma gauche bouge et grimace, Ravinements dans
mes couvertures. Hideux !
Lacets innombrables
Lecture, quelle peine !
Relire, paysage de pluie !
La drogue donne des instructions à l'intelligence, devrait pouvoir
guérir de la sottise.
Mots encore, changés, frappant dur de plus en plus leur
retentissement de plus en plus leur percussion de plus en plus
s'inversent, se faussent opération qui semble se foutre de vos
opérations mentales
SYSTÈME DOUÉ D'UN POUVOIR AUTONOME DE
RIDICULISATION DU SYSTÈME
Effarante progression
laissant le sens
vers plus de
plus de
plus
Plus
PLUS
Première séquence :
Je vais de l'avant, vite
je me dégage
Deuxième séquence :
Troisième séquence :
Quatrième séquence :
Cinquième séquence :
Sixième séquence :
Septième séquence :
Huitième séquence :
Neuvième séquence :
Dixième séquence :
Onzième séquence :
la photographie respire !
Deux renforcements sont à l'œuvre : renforcement soudain de
l'impression de présence d'une personne inconnue dont la
photographie traîne à côté de moi parmi les livres, et renforcement
(apparent) du bruit de ma respiration, soudain si fort que je ne la
reconnais pas, et que je crois entendre une respiration étrangère,
différente, plus forte que n'est la mienne.
Fusion des deux impressions renforcées qui m'arrivent conjointes
et que j'aurai difficulté, malgré mes efforts, à disjoindre.
Relation E :
5. AUGMENTATION DE L'IMPRESSION DE
COMPRENDRE. LE SENTIMENT D'ÉVIDENCE. LE
SAVOIR PAR ILLUMINATION.
Et continuent à se présenter à lui des pièges, comme il n'en a
jamais rencontré et dont il n'aurait même pas eu l'idée de se méfier.
Dans la tragédie des renforcements démesurés où il avance, voici
venir (et il ne le voit pas) le plus grave peut-être, celui qui va faire se
refermer sur lui les portes de l'asile, le sentiment de la certitude
totale. A cause de ce sentiment il continue à marcher dans « ses
histoires » qui ne devraient pas résister à un examen critique. Mais
elles résistent et parfaitement. Il a reçu l'aveuglant message de la
Vérité. Ce sentiment d'évidence-là, sans rapports avec le sentiment
courant d'évidence, est quelque chose qu'il faut avoir connu pendant
l'ivresse mescalinienne, dans sa soudaineté, son coup de poing, sa
presque caricaturale mécanique, pour comprendre qu'il n'y a pas de
parade possible. L'idée se referme sur soi, comme le couvercle d'un
coffre qui a basculé. Plus de sortie. L'idée boucle la boucle, idée en
un instant achevée, définitive, emmurante. Devenue vérité V.
Quelquefois il est arrivé à un expérimentateur de la mescaline de
voir l'idée, surtout si elle lui est étrangère (que quelqu'un vient de lui
communiquer sur place ou par téléphone), il lui est arrivé, en un
dernier moment de liberté (deux secondes suffisent), de la voir
s'emparer de lui, et le happer. L'aliéné ne se voit pas happé. Il l'est
avant de l'avoir vu. Il reste, il restera dans le gouffre de l'évidence,
innocent, esclave, ignorant qu'il est esclave.
Sans l'accroissement incomparable du sentiment de certitude,
pas d'aliéné. La foi fait la folie, l'y fait demeurer, ne lui permettant
pas de corriger de lui-même, ni avec l'aide d'autrui, l'idée absorbante
à laquelle il a donné son adhésion. À cette idée il a succombé, il
s'est soumis à sa suggestion comme quelqu'un qui s'est soumis à la
suggestion d'un hypnotiseur. Totalement. L'opération en coup de
foudre n'est même pas nécessaire. Il peut n'avoir aucune
conscience de rencontre. À un moment il se trouve dedans.
Immergé dans l'évidence de la Vérité qui de toutes parts avance et
rayonne, et pleut sur lui. Quoique l'« idée » paraisse aux autres
saugrenue, délirante, limitée (parce qu'ils en voient seulement les
affleurements), elle est pour lui une idée incomparable, une idée
réponse à tout, une idée-cathédrale qui le place au-dehors des
mesquines critiques et, d'une certaine façon, s'inscrit dans les lois
secrètes de l'Univers. Son savoir, qui est savoir par illumination, n'a
rien de commun avec les autres savoirs et réside en lui comme un
fantôme sans bornes et que ne peut examiner la critique. Plus du
tout. De ce qui fascine on ne peut faire le tour. Il se trouve qu'une
idée présentement sur lui a pouvoir. Avant, son esprit sur elle aurait
eu pouvoir. Maintenant elle seule a pouvoir. Et lui est sous son
pouvoir, sans réserve, sans « mais », sans aucun.
L'aliéné parle sans cesse de magie. Il en a le droit. Sur qui plus
que sur lui s'exerce la magie, une magie tout à fait à part ?
Ne pouvant avoir vue sur cette idée dominatrice, ne pouvant,
n'ayant pu voir son absorption par l'idée absorbante, ne sent-il donc
rien ? Si. Et (nouvelle apparition de la persécution) il sait presque
toujours, comme ont dit plus ou moins des centaines de milliers de
malades mentaux, qu'« il se passe quelque chose dans son dos »,
même s'il se croit Empereur des empereurs.
Tout aliéné sait qu'il lui échappe quelque chose d'important69.
Appendice
11 avril 1959
[Protocole d'expérience]
— 14 h 07 : TA 181/ 2 / 10
P 120
Pupille N – Très légère moiteur des mains
Prise de 10 mg de CY39 (comprimés)
— 14 h 20 : Coloration du visage
Pupilles N
Moiteur des mains idem.
— 14 h 27 : M. M. nous dit qu'il ne sent aucune gêne.
— 14 h 35 : l'102
On lui demande de s'allonger
— 14 h 50 : Une certaine façon de parler de soi comme si on
se voyait avec les yeux d'un autre.
Pupilles N
J'ai l'impression que l'étrange assemblement que nous faisons
est particulièrement étrange.
— Une certaine causticité.
— Affaissement musculaire – Laisse tomber son crayon.
Impression d'affaiblissement dans la poitrine, dans le visage
comme si le visage manquait d'un tonus musculaire.
14 h 5 5 : Maintenant, je sens un changement. (Réponse à
une question) mydriase ±
Le bruit ne me gêne pas. (Réponse à une question)
Pouls : 84
Impression de résolution musculaire. TA = 20 1/2 – 10 Bruits très
claqués
Le bruit du papier froissé devient formidable. Quelle que soit
votre attitude, elle serait singulière. Singularité de la photo – instant
statufié (garde – à-vous) – Je suis obligé de lutter pour empêcher
cette image de pénétrer en moi – et pourtant elle est ridicule.
Ton un peu monocorde.
Quand j'écris, le phénomène persiste – quand j'en parle, il
disparaît.
On lui fait fermer les yeux
Écrit longuement
Un certain degré d'affaissement musculaire Mouvements des
doigts de la main droite Soupir
Un certain degré de conservation des attitudes ? ? Dessine sur le
papier après avoir tracé quelques signes dans l'air avec ses doigts.
Regarde l'heure
« Cela n'est pas très fort »
C'est moins accentué que le Haschich
C'est moins démoniaque que les autres drogues Pour la drogue
la plus bénéfique du monde, je suis royalement entouré.
Visions colorées – peu colorées – grises, vieilles statues…
péruviennes… couchées.
Impression très agréable… pas tellement esthétique.
J'ai tout le temps envie de faire un geste pour désigner.
C'est fini quand j'ouvre les yeux. Ce n'est pas assez envoûtant.
C'est précédé par quelque chose qui est une mise en
mouvement.
Je suis un peu gêné – comme une drogue qui ne me convient
pas… qui est trop bonne pour moi – pas bonbon, mais…
Cela me plaît comme cela ne doit pas me plaire à M'endormir…
Laissez-vous faire.
En général, ce climat mental, je ne l'accepte pas du tout –
Répétition parallèle.
— (Voix empâtée
Gestes)
Sans que ce soit vraiment mystique : recueillement.
Laissez-vous aller aux images qui font du bien.
— (Cherche ses mots)
Impression de celui qui va en un lieu de pèlerinage, comme si on
allait à un pèlerinage… Je ne suis pas catholique…
Je ne suis pas bon prédicateur.
Sans aller au maximum comme les autres drogues ou il y a
appropriation humaine chez celle-ci.
Cela crée, pour moi, un problème parmi les problèmes.
Côté euphorique
Insistance démesurée d'une mesure humaine.
Il ne faut jamais parler trop vite.
Images indéniables de grimaces. Dès que je me suis entendu
dire ces choses, le personnage second en moi qui n'accepte pas
que je dise ces choses me donne ces images qui sont fortes mais
sans conséquence.
Pas d'impression de danger.
Elles sont fortes, mais non nettes, non angoissantes.
Ce qui est bien la première fois. L'image est bien évidente, mais
ces images ne font pas mal. Différence avec la Mescaline qui
empêche de regarder. Ici, malgré cela, c'est bon, c'est sans
conséquence, presque dans un climat religieux.
Ce n'est pas l'insoutenable pression qu'il y a dans la Mescaline.
Comme c'est gentil, gentillet.
Mauvais mot pourtant.
État de gêne. Impression d'un certain dédoublement. Je le sais
bien. Pourquoi suis-je si bien traité ?
J'ai toujours dit que tout cela n'est que des ondes avant que cela
devienne quelque chose de visible… Ondes dont on est traversé…
comme si elles étaient à égalité avec certaines parties du cerveau
qui leur laisse le passage. Il n'y a rien qui soit psychiatrique.
Ces ondes sont suffisamment fortes pour qu'elles passent.
Elles sont en grande quantité. Elles forcent tout ce qui est sous
mon front.
Masser. Harmonie de tout ce qu'il y a dedans. Ondes gentiment
parallèles dont je suis peigné. Elles sont disproportionnées avec ce
que je puis leur offrir de conscience. Elles sont suffisamment denses
pour que je me sente obligé de les accompagner.
C'est assez harmonieux. Rien ne me hante. On se laisse aller
par ce traitement par les ondes. On se laisse aller.
(Voix plus forte, plus déclamante)
Pas tout à fait comme au Paradis… Le phénomène est d'être
massé comme cela.
Alors que je continue à voir des grimaces… Surprise.
Alors que je ne me sentais pas trop contredit par moi-même.
Une grimace c'est la seule chose qui puisse aller avec les ondes.
Quand la distorsion des lignes est extrême, cela va à une
grimace.
Tant que vous ne mettez pas le visage, ces visions peuvent être
bienveillantes.
Grande difficulté à évaluer le temps (15 h 50) Note, malgré tout,
une certaine causticité : « Vous n'y croyez pas aux ondes ? »
C'est la première fois que je dis traitement par les ondes.
Ici, j'ai l'impression d'un heureux traitement et, pourtant, j'ai perdu
la notion du temps et de beaucoup d'autres choses.
Je les sens maintenant comme conflictuelles.
Cette main n'était plus une main – elle était un corps nu – Cette
main, elle n'a plus suffisamment de poids et d'existence personnelle.
J'y vois une autre partie du corps qui est substituée – une non-
existence. (Tape sur sa main… la remue) – une jambe vue en petit –
(Voix très pâteuse) – son indépendance mais elle y renonce – Je dis
cela d'une main dont je me sers, ce qui est curieux. Ce serait plus
indiqué de ma main gauche.
Ma pensée est très fugace. On n'arrive pas à imposer à la
volonté…
Le phénomène vous conduit à la contemplation et non à
l'analyse.
Ma nature serait plus portée à écrire.
15 h 55: Pouls : 96
Je me frictionne. Je sens les ondes dès que je m'arrête de parler
et d'écrire.
Je suis un ballot d'écrire.
Soupir à plusieurs reprises.
C'est indicible, on n'a pas le moyen de dire cela. On est dans
l'état où on a à choisir entre voir et accepter mieux. C'est comme si
un cinéma… vous broyait… J'en reviens toujours à cette idée
d'ondes… Nous sommes immensément jouisseurs – une montagne
en une période de transformation… Identification avec une
montagne ? Un certain broiement on doit le subir et, par certains
moments, c'est délicieux… C'est pour cela qu'il y a des drogués…
Dans la folie, il y a des moments où on y trouve son compte…
On est dans une situation où on est… On subit des
transformations (n'a pas chaise à table)… mais univers liquide,
visqueux, en éliminant ce que le mot de boue a de trop affectif… une
boue qui ne donnerait pas l'impression de malpropreté.
C'est vous et uniquement vous… L'intelligence est comme
quelque chose qui est là potentiellement. Vous allez pouvoir vous
dépêtrer de cette boue extasiante… puis vous y replonger. C'est
tellement plus investissant.
— Je sors de l'enfer de tous les diables pour vous voir… tous les
3, les 4. Et c'est tout à l'heure que j'ai eu le culot de dire que vous
étiez singuliers.
Quand les choses ne sont pas encore vraies, on dit la parole qui
sera vraie plus tard.
Je connais des trucs pour être humain, normal. Tapote le dossier
du divan.
Soupire – rires – écrit.
Il y a… un rappel constant d'attitudes… J'ai beau avoir été un flot
liquide il y a 2 minutes, vous êtes le rappel constant à être normal…
un effort… vous êtes parlant.
Ces rayonnages ne parlent pas mais ils sont présents.
On garde une attitude… c'est ce qui tient jusqu'à la mort.
Dès que je me réveille, je ne me réveille pas personnage
essentiel, mais aussitôt le rappel vient d'avoir à dire quelque chose,
à me mettre en situation. Je sens, par instants, que vous attendez
quelque chose.
Dans cet état demi-liquide où je suis… c'est peut – être
projection – quand on dit : « Je ne suis pas très solide. » C'est un
effet vraiment très curieux – comme un noyé qui sort de l'eau « Alors
à l'intérieur, qu'est-ce que vous sentiez ? » inappropriation
foncière…
La singularité provient de ce que quelqu'un qui est dans cette
fragmentation, donc quelqu'un qui n'est plus…
3 personnes en elles-mêmes – fragmentation de moi-même.
— Vous êtes des êtres arrêtés, à construction humaine évidente.
— Je ne suis plus un être humain, une sorte de matière
psychique, fluidique, sur laquelle des X s'exercent.
Vous êtes assis comme quelqu'un à qui il convient d'être assis.
Moi, pourquoi suis-je étendu ? Votre singularité m'apparaît plus
grande que la mienne. Pour moi, c'est réglé momentanément.
C'est agréable. Un véritable traitement.
Il persiste des énigmes dans la situation. Pourquoi ai-je un
corps ? Il est là et, pourtant, il n'y est pas.
Je dois faire front à quelque chose d'extrêmement attaquant,
constant (même quand je parle)… et qui me submerge en grande
partie. Je suis masse sans corps, mais qui a un certain désir de tenir
ensemble sans trop de modifications pour lui permettre d'être encore
dans quelques minutes. Sans arrêt dans le temps je suis un Massé –
de temps à autre, je vois, mais la plupart du temps je subis un
massage qui n'est pas atroce… énorme. Je puis me forcer à voir,
mais… (Si vous me parlez en espagnol, je réponds en espagnol). Ce
sont des trucs que la vie m'a appris.
— On regarde ses pupilles. Il marche, reprend immédiatement
un bon niveau de conscience.
Se regarde dans la glace. Ne se trouve pas très déformé.
J'ai un peu la singularité que je vous trouve.
Quand je me vois, je suis du même genre de singularité que vous
autres. Même impression d'étrangeté.
J'ai été prendre corps. (S'était regardé dans la glace.) Cela ne
compte pas comme les schizophrènes. On est envahi. On est envahi
à nouveau, entièrement brossé. Et, quand je regarde ma jambe, je
ne dis pourtant pas : « Elle n'y est pas. » Je peux visualiser tout
cela, mais c'est un effort.
Au début, j'ai été intéressé. Maintenant, je suis débordé par le
phénomène. Je vais voir cette onde que je peux voir ; je la subis. On
me demande de mettre en langage quelque chose et c'est indicible.
Tout est maîtrise, mais acquis depuis si longtemps qu'on peut me
le foutre par terre…
Ça m'enlève constamment mes possibilités. Constamment,
indéfiniment arraché par un même phénomène. Ces ondes, même si
vous me dites que je les invente, me sont nécessaires.
J'ai subi toute une série d'entraînements. C'est le (X) qui m'a
donné ces entraînements. J'ai interrompu ces « immersions » pour
vous faire plaisir. Etonnamment étrange.
— (Sentiment d'étrangeté)
Quand on se lève, on marche, etc.
— (Subexistation. Voix haute. Gestes)
On rencontre un phénomène qui est très mauvais en littérature
[on radote biffé] mais c'est que l'on rencontre un phénomène
uniforme.
Il peut sembler que je parle beaucoup, mais, pour moi, ce ne sont
que quelques îlots parmi tant d'autres.
Je suis conscient d'avoir à faire front à cette immersion
consciente.
Quand on lui parle de souvenir, il nous parle de poisson qu'il a
vu. C'est un poisson avec 2 dents, etc.
On doit lutter contre quelque chose d'élémentaire.
On ne peut pas se distraire.
Au moment où c'est important, je ne peux plus écrire.
Ça ne fait que mieux me montrer comme c'est indicible.
Ce qui est intéressant, c'est qu'on puisse être constamment
conscient d'être englouti.
Je suis devenu une gélatine psychique.
Dès que je ferme les yeux, je suis entièrement repris.
La drogue me pousse à une certaine soumission. Étant liquide, je
serai soumis à une certaine directive et ça m'est assez odieux…
Une certaine répugnance… Je ne suis pas tout à fait écrasé puisque
ça revient à la surface.
Cette immersion n'a pas la cruauté de la Mescaline immersion…
Féminité forte… (maternelle)… Donc violence qui ne veut me faire…
féminine… de tout âge de la femme.
Cet état est nullement pénible.
La drogue a une nuance d'euphorie qui n'est pas de mon
caractère.
Maintenant, je suis sur le versant descendant. Je ne suis pas sur
le point de prendre pied.
J'ai beaucoup plus senti cet engloutissement (submergé) sans
accablement ; beaucoup plus senti que si j'avais été seul.
Essai d'occupation de cet énorme espace – refus de moi.
Comme l'eau qui ne va pas avec le feu tout simplement.
Ne croyez-vous pas que dans certains états étranges on est
fasciné par ce que l'on ne peut pas communiquer.
Je reste occupé par une immense chose… qui lutte contre
« Michaux existé »
J'arrive à me substituer par moments à ce mirage de mes
facultés, mais c'est toujours à remettre… Je suis suffisamment
hypnotisé pour que je ne puisse parler d'autre chose.
Tout petit écran contre une « non-existence – Michaux ».
Tout en étant englouti, je n'arriverai pas à avoir une révérence
pour cette drogue.
Peut-être, ne m'a-t-elle pas fait assez de visions.
Pour avoir une vision, il faudrait une dose plus faible.
— Aucune angoisse
— Maternel
Ici, ça n'a aucune impétuosité.
17 h : Normalement, on ne peut pas sentir les ondes.
Mais là…
C'est comme si j'avais constamment à fonctionner sous un
barrage.
Comment se fait-il que dans la deuxième phase on récupère
comme si on avait reçu un coup de gomme…
Je n'aurais pas pu dessiner car ça aurait dépassé le cahier.
Don d'invention verbale à la différence des expériences.
Les autres fois on empiète sur moi. Je veux, alors, sauver mon
être.
De plus, aujourd'hui, j'ai eu à vous répondre.
17 h 25 : — Asthénie
— Désintéressement de l'ambiance.
17 h 45 : Se rappelle très bien de ce qui s'est passé.
A eu l'impression que lui allait très vite à l'intérieur, alors que les
observateurs étaient statufiés.
17 h 5 o : Remarque que la voix de M. Pichot est enfin
redevenue la sienne, que nous avons repris notre naturel.
« Votre composé qui s'oppose à mon décomposé. »
Désintérêt pour les Objets.
— Les signes neurovégétatifs sont re[de]venus normaux.
VENTS ET POUSSIÈRES
1955-1962
1962
VENTS ET POUSSIÈRES
© Editions Gallimard, 2004,
Louna dit :
Dans ma vie profonde, il ne se passe jamais rien. Les drames
sont venus et m'ont frappé. Cependant ils ont été comme s'ils
n'avaient pas été.
Les rêves que je faisais après ces terribles événements étaient
rêves d'actions médiocres, dérisoires : je pose un journal sur une
banquette, je retire de dessus ma manche un hanneton qui se débat
faiblement, un filet d'eau coule, ou je l'entends qui s'arrête de couler.
Un jour dans ma vie, je puis presque dire publique, puisque ce fut
au vu de cinq personnes, je commis un meurtre. Les circonstances,
il est vrai, semblaient m'excuser. Le tribunal jugea la chose ainsi,
mais pas moi. Le soir de ce jour affreux entre tous, devant le
cauchemar certain qui m'attendait, je n'osais m'assoupir. Seule la
prostration, pour finir, me renversa dans le sommeil, où un rêve cette
fois bien différent des autres allait sûrement surgir, m'épouvanter,
m'imposer sa grandeur. Mais non. Rien de changé. Père m'y
apparut, rectifia légèrement de sa main droite la ligne de ma cravate,
partit, et la nuit s'acheva dans le quelconque.
C'est en considérant ces misérables rêves, dénonciateurs de ma
misérable vie, que j'en suis venu à attendre, à attendre avec soif, un
grand, un écrasant cataclysme, qui m'emporte moi-même… mais
pas tout de suite, pas avant une dernière nuit de rêves.
Que je sache enfin, par de somptueuses et tragiques images,
que je suis venu au monde autrement que pour une manche tachée,
une tasse renversée ou pour poser un journal sur une banquette.
Étrange est notre sol, étrange est notre air. Il nous retire notre
chaleur. Il nous retire nos couleurs. L'eau, qui nous permet de vivre,
nous fait lentement mourir.
Nos maisons sont petites, nos pièces sont des armoires. Les
étrangers se demandent comment nous pouvons y loger. Que
répondre ? C'est le logement qui nous convient, je suppose.
Nous n'arrivons jamais à nous sentir grands. Le vent est là. Dès
que nous mettons le pied dehors, il est là, le vent qui griffe nos
âmes. Il n'excite pas. Seulement il retire les forces. Défaut qui va
s'ajouter à nos autres défauts.
Ici, se place l'histoire de notre reine. Nous avions pensé nous
sauver de notre misérable condition, en ayant nous aussi une reine,
une reine de rêve, exempte de nos maux. Miracle ! Trouvée, elle
accepta. L'intronisation se fit dans la ferveur, dans des fêtes sur
l'eau, dans l'odeur d'anguille fumée, gratuite et abondante ce jour-là
par ordre de la Reine et le peuple était heureux. Peut-être y eut-il
exagération, à cause de l'odeur du poisson qui est tenace, qui tenait
toute la ville jusqu'à la robe du couronnement et ne s'en alla pas
d'une semaine entière. Sur la grand-place, une couronne, une
énorme couronne et telle que, se trouvant dessous, par milliers il y
avait encore de la place. Comme les pauvres en grandeur, nous
étions heureux de cette royauté.
Et puis du temps a passé. Un temps pas très considérable et
c'est arrivé. Comment est-ce arrivé ? Comment cela a-t-il pu se
faire ? Comment ne l'a-t-on pas pu empêcher ? Enfin, il fallut
s'écraser contre ce mur : la Reine avait contracté notre mal. Terrible
le grossissement. Atroce la prolifération. Mais nous n'avons rien dit.
D'autres peuples ont eu plus de chance avec leur reine. Ici tout
est difficile. Nous ne sommes pas un peuple de ténors.
Mais telle quelle nous l'aimons, notre grosse, laide reine.
La fille qui a perdu sa virginité et sur qui brame un cerf est, sans
résistance, emportée avec sa couche par un caïman énorme qui
bientôt plonge et s'enfonce dans les eaux.
Des fleurs tombent, des fruits sont arrachés, des racines
remontent à la surface. Ainsi à sa façon se remémore le viol, le viol à
jamais insupporté.
Dans la pauvreté des hardes, dans l'indigence du lit, dans le
mourant coloris des fleurs, dans la petitesse des mains, dans les
torsions grimaçantes de la robe emportée, dans le grouillement
derrière elle des tourbillons excessifs, la malignité des forces
adverses parle.
Penchées dessus, faussement débonnaires, des figures
étrangères : têtes aux colliers de limaces et d'escargots, fronts
d'êtres distants, masques sociaux pour qui rien n'est changé en ce
fatal aujourd'hui, têtes dures de personnes dans leur « moi »
enfoncées comme des pieux.
Lutte finie. Le crocodile s'enfonce sous les eaux.
Il naît une fraise, non, un œil, non, une verge de chat. Des éclairs
l'accompagnent et de formidables couteaux, qui ont « vu rouge ».
On remarque la présence d'une aile volante, une aile qui promettait
d'aller loin. Ce qu'elles font toujours croire.
Un cheval joue aux cartes avec une veuve, et ses sabots le
gênent dès lors qu'il veut s'asseoir comme tout le monde. Plus il veut
être comme les autres, plus il se montre énorme, énorme et tout ce
qui s'ensuit, objet de scandale qu'on ne pourra pas ne pas
remarquer, impossible à dissimuler… irréductible.
Quand l'aile s'affaiblit, l'étalon grossit.
Main de béton, main du savoir, main pour tenir les attributs, main
pour affermir, main pour l'étau, pour le définitif, pour ne plus jamais
lâcher, pour n'être plus jamais perdu, pour n'être plus jamais gisant,
pour désespoir jamais plus.
Pince du non-abandon.
Opposée au front déprimé, presque nul sous le bord touffu des
cheveux, la main occupée à tenir proclame la possession.
Possession de quoi ?
Un éventail s'ouvre en la tête faible, qui se voit forte, un éventail
qui dit bien son paon.
Mais la main tient. Trop. Beaucoup, beaucoup trop. Un jour peut-
être elle éclatera. Les signes déjà en sont visibles. Mais elle tient
encore bon, ferme, refermée.
Halés, ses bras, mais rouges, d'un rouge ardent, ses mamelles
gonflées, lourdes, fascinantes, rouges comme un retour de flamme.
La femme maléfique, au visage sombre, tient, plus largement
ouvert qu'un loup, un masque autour des yeux (des yeux sans
naïveté, des yeux de biais et de turpitude et de basse domination) et
présentement déjà emporte dans sa traînante jupe, faussement
impériale, la trame qui retient des hommes, de tout petits hommes.
Pour orgasme et tyrannie.
Des couleurs heurtées, vulgaires comme la colique, disent à leur
façon ce à quoi avec les hommes elle se plairait. On ne voit pas les
instruments de torture, mais on les voit mués en couleurs aux raies
flagellantes.
Qui, sauf le plus aboli des hommes, accepterait leur invite sans
avoir décidément mis pavillon bas ?
1966
I. LE MERVEILLEUX NORMAL
A. – DÉSORIENTATIONS
A. – INTIMES, INCESSANTES
ALIÉNATIONS
Agitation diffuse.
Difficulté de penser.
De penser suivant ma pente précédente, selon le point de vue
que j'avais… que je suis amené à abandonner. Je suis violenté par
un courant jusqu'à ce que mes pensées aillent avec ce « je ne sais
quoi » d'hyperactif, de torrentiel, de précipité, que je sens dévaler,
passages qui me forcent. Là-dessus alignées, les voilà devenues
outrées. Des idées, qu'il y a seulement une heure j'eusse, à n'en pas
douter, trouvées fausses et à rejeter, me conviennent à présent,
mieux adaptées que les précédentes qui deviennent gênantes,
vides, insipides.
Dans mon état, d'une bizarre, locale, insidieuse, cryptique
surtension, ce sont les immodérées qui vont le mieux avec cet état
immodéré tout au fond de moi, qui vit, qui s'est éveillé, qui est en
agitation. Idées fausses, par harmonisation. Idées qui, sans que je
m'en mêle, ne se retiennent plus, aspirent à la transgression.
De quoi ? De n'importe quoi, de toute règle qui se présentera et
de la première de toutes, qui est qu'une pensée doit tenir compte
des autres, sans quoi on aboutit à l'utopie, à l'erreur, à l'absurde.
Mon écriture se met à [onduler].
Il ne s'agit pas ici d'une outrance enthousiasmante, chaleureuse
ou verbale, mais d'une outrance purement, mentalement outrance.
Idées fausses. Idées froides. Idées folles.
Autre affaire : je n'arrive plus à voir clairement quand une idée
s'oppose réellement à une autre. Me vient une tendance à les
trouver égales, alors que souvent elles devraient être carrément
différentes, parfois le contraire l'une de l'autre. Idées emportées
dans un certain mouvement qui les fait aller également, là où à un
niveau autre que celui des significations et par une sorte de co-
battements, d'ondulation commune, elles se trouvent appariées,
parallé – lisées (sans que je le veuille ou le désire) et où, malgré
leurs différences, qui dès lors deviennent insignifiantes, elles
demeurent attelées ensemble – presque pareilles, au même
diapason. C'est beaucoup plus que cela, et se réalise malgré ma
raison pas tout à fait écartée, et malgré les raisons qu'il y aurait à
refuser cet appariement, cette tendancieuse unification, cette
identification injustifiée. Et j'accepte ? Pas tout le temps. Quoique
assez amorti, et à l'arrière-plan, il subsiste en moi un certain
désaccord à me laisser mener ainsi et à voir mes idées conduites à
une identité que je sais, au moins pour certaines, ne pas pouvoir
exister réellement, et qui est comme un tour qui m'est joué, et à quoi
de temps à autre je me décide à mettre fin.
Voici comment je m'y prends : opération en deux temps.
D'abord, en faisant un retour précipité en arrière vers le moment
de la première apparition des idées en question, avant donc qu'elles
aient été « frauduleusement » égalisées. de retour en arrière est
incommode, inconfortable et je n'arrive pas entièrement à mes fins,
c'est-à-dire à les voir aussi opposées que vraisemblablement elles
m'eussent apparu autrefois. Elles continuent à faire partie de
quelque chose, comme d'un mécanisme (et non pas d'une idée plus
vaste qui les engloberait toutes deux), si bien que je ne peux voir
clairement où réside leur différence, différence qui de toute façon ne
m'importe plus, n'entre plus en ligne de compte.
Il faudrait davantage, il faudrait que je puisse les examiner à part
pour m'assurer qu'il est bien vrai qu'il y a une différence, et notable.
Mais comment ? Le convoi des égales, des égalisées, des
égalisantes continue et ne se disloque pas. Cependant, le moment
est venu d'agir. Arrivé là, je fais donc un effort nouveau, dur, qui me
coûte. Il faut que je la voie, cette différence qui sûrement existe.
Alors, avec une sorte de déclic psychique, s'accomplit l'opération et
l'effort reçoit sa récompense. Je constate qu'il y a effectivement une
différence, mais je n'arrive pas à la re-sentir, seulement à la
remarquer grâce à ce surcroît soudain d'attention qui presque me
désarçonne.
Bientôt comme, besogne faite, je me délasse, il semble que
pareillement la vérité trouvée, comme une personne, elle aussi, se
délasse, et revient à l'erreur, à l'erreur fatale omniprésente, à
l'excessif et à l'exorbitant, et les idées, précédemment reconnues
opposées, reviennent à une scandaleuse identité « forcée ». Je les
vois à nouveau se laisser aller à leur fausse ressemblance plus forte
que tout, que ma volonté n'a pu que brièvement interrompre. Tout
serait à refaire117.
Tiens, attitude différente vis-à-vis du mot, mot en tant que
matière à parcourir, à écrire, à tracer. Un mot – on le sait – s'écrit en
plusieurs parcours, par groupes de deux, trois, quatre, cinq lettres ou
davantage. En chaque individu, invariable. C'est sa portée, comme il
a son pas, sa portée, de trois, quatre, cinq lettres à la fois.
Une personnalité est faite de cela aussi, de ce calibre, de sa
façon de composer, c'est-à-dire de décomposer les mots.
Mental et musculaire, mon parcours est changé. J'embrasse plus
de lettres à la fois, mon enjambée est plus considérable, j'en écris
plus d'une traite sans lever la plume, je vois mieux d'un coup d'œil
ce qui peut se parcourir d'un parcours sans halte. « Ce n'est rien »,
dira-t-on. Voire ! C'est un des traits de caractère qui permet de
reconnaître quelqu'un ; qui permet de se reconnaître. Avant d'écrire,
il y a une façon à soi d'envisager le découpage à faire (on a son
style de « découpage »), le nombre de lettres à écrire, le rythme. À
ces manifestations modifiées, je vois que je ne suis plus le même.
Un autre type d'homme se révèle à moi, et en moi. Changement qui
va sans nul doute avec une certaine ampleur, et une nouvelle
assurance (?) « de caractère ».
Mais bientôt le phénomène sans doute trop surveillé, devenu
conscient, s'atténue, contrarié, et brusquement cesse, mon écriture
faisant retour à son type.
Dommage, je me sentais entreprendre autrement la vie. Je
pensais en effet que ce changement durerait, au moins quelque
temps.
Feuilletant une revue illustrée, ce qui plusieurs fois m'attire et ne
devrait pas avoir d'intérêt et n'en eut jamais : une réclame de tissus.
Ce qui m'attire là inexplicablement et enfin me retient pour de
bon, me fascine et toujours nouvellement me sollicite, ce sont,
étalées sur une double page, qui pour moi devient énorme, les
mailles, les surabondantes, parallèles, incomptables mailles toutes
égales d'un tricot de laine, en couleur (une couleur unie). La
juxtaposition d'innombrables mailles égales, égales et pareilles,
s'accorde d'un accord incroyable à je ne sais quoi en moi
d'innombrable aussi, de perpétuel ou plutôt de perpétualisant. De
diversité, je n'ai pas besoin. Pas de place en moi pour les formes en
ce moment où elles ne peuvent me faire qu'ennui, amoindrissement,
opposition, restriction, empêchement de jouissance. Non,
décidément, je ne verrai que plus tard pour un instant et avec
déplaisir que cela constitue un pull-over dont je ne veux pas, qui me
disconvient, et je retourne aux mailles sans fin et comme sans raison
que leur destination utilitaire voudrait restreindre. À bas les formes,
je ne suis pas de cœur avec elles, je n'en veux plus. Je ne les
accompagne plus.
Ce qui, innombrable, se continue, se juxtapose, se répète, voilà à
quoi j'ai affaire et tiens à avoir affaire. Si modeste qu'en soit la
nature, c'est suffisant pour que mon esprit circule dessus, s'en sente
renforcé, nourriture et tremplin et thème et compagnon et immensité
(oui !) et Dieu sait quoi encore.
Une certaine réjouissance optique aussi ? Oui, si l'on comprend
bien qu'elle va avec inondation et continuation à perte de vue. Suis-
je aussi mentalement touché par cela comme représentation,
symbolique et texture de l'univers ? Peut être. Peut-être.
Une sorte d'imagination tactile non ordinaire, faite de saturation,
par une indéfinie répétition du similaire… peut – être aussi.
Sans y être tout à fait, sans faire le saut, je suis également plus
prêt que je ne le fus jamais à prendre goût à la science des
nombres, dont je fus toujours fortement et agressivement éloigné. Je
comprendrais même leur fascination.
La façon dont en ce moment je me les représente, notamment
les nombres en progression arithmétique, cette allure d'inhumaine
marche en avant, dangereuse, inarrê – table, aux suites
vertigineuses, m'avertit que quelque chose se passe en moi, qui
peut laisser des traces, pour être un jour – qui sait ? – le point de
départ d'un inattendu renouveau…
Dans une revue, la photo d'un inconnu. Photo traversée, je suis
nez à nez avec cet homme. Nous sommes ensemble. Non, nous
venons d'avoir été ensemble (je viens d'écarter sa photo), et en
quelques instants, aussi vite qu'il s'installe devant moi, il a reculé
dans le passé, loin, loin. Mais dans les trente secondes que nous
fûmes ensemble, cet homme m'était devenu familier, au point qu'un
après-midi entier ne me l'aurait pas rendu plus proche. À présent, je
me sens gêné, déshonoré de m'être commis avec lui, comme celui
qui se souvient d'avoir eu d'inavouables fréquentations. Après une
seule demi – minute ! J'essaie d'avaler ma honte. Et qui était donc
cet individu ? Dans mes notes déjà anciennes, je n'en retrouve pas
la description. Un individu quelconque, pas pour moi, carré, boucher,
représentant, la prose même de l'existence. Type pycnique.
Je vais avaler un verre d'eau. Ai-je un peu tourné la tête ? Je
sursaute violemment. Sur ma droite… une présence insolite. Je ne
m'attendais pas à trouver là une masse aussi considérable… Mais
ce n'est là qu'un objet, un objet inanimé !
Dans l'état où je suis, je ne commence pas par donner de
l'inanimé à quoi que ce soit, je peux seulement finir par là. Possédé
d'animé, de l'extrême, de l'infernal animé qui me possède, je ne
peux prêter que de l'animé, cet extrême animé dont le trop-plein
m'affole, et que je vais et qu'il me faut déverser sur tout inattendu qui
se montre à ma vue. Objet, c'est présence, présence avant tout, et
de présence, quel mouvement fou ne peut-on attendre ?
Puis, voyant que j'ai affaire seulement à une carafe… Bon.
Qu'elle reste ! Le savoir selon quoi cela, en tant que carafe, est
inoffensif ne m'a pas abandonné. Mais l'émotion qui m'a donné ce
choc ne m'a pas non plus abandonné.
J'étais allé dans la cuisine. Je rentre dans la salle à manger.
Tiens, une fille ; jeunette, assise toute droite sur une chaise,
attendant.
Il ne me faut pas beaucoup de temps pour corriger l'erreur. C'est
mon imperméable plié, qui se trouve sur la chaise, dans une attitude,
il est vrai, qui a de la grâce et le naturel d'une fille mince et jeune.
Ayant oublié quelque chose, je retourne à la cuisine, et reviens.
Ayant encore oublié quelque chose, j'y retourne, puis reviens et
chaque fois que je passe devant la chaise « occupée », j'oublie que
j'ai déjà décidé que ce n'était pas une fille, mais un imperméable.
Néanmoins, c'est devant une « fille » que je passe et repasse et
c'est en présence d'une fille que je fais ceci et pas cela dans la salle
à manger. Obligé de sortir à nouveau pour réparer un oubli de plus,
j'aimerais ne plus la retrouver à ma rentrée dans la pièce ; mais elle
est toujours là, et Cette fois, c'est mon frère, adolescent, qui en mon
corps, avec mes jambes, passe devant elle !
Je me sens tout chose. Inquiétant, car si au lieu d'une fille qui se
tient bien tranquille, j'avais affaire à une présence forte !
Me suis-je, sans le savoir, irrité de ma passivité ?
Apercevant soudain sur la table une petite tête vivante, emporté
par une impulsion je lui tords le cou. En moins de deux je broie et
arrache la tête, qui se trouve ensuite n'êtrc que les restes d'un
papier froissé qui enveloppait un paquet de petits-beurre. Restent un
papier blanc gaufré et un papier d'argent, déchirés… mais auxquels
après peu de temps il ne manque pas grand-chose pour redevenir
vivants et inquiétants. Curieux tout de même comme je lui ai fait son
affaire, à cette personne. Très inattendu. Sans doute, c'était un
empaquetage pour biscuits. Ce n'était pas que cela, je le sais fort
bien. C'était aussi un être gênant, agaçant, faussement tranquille,
capable d'on ne pouvait savoir quoi.
Ce retour en arrière n'arrange rien. Attitude à dépasser. D'ailleurs
c'est l'avenir qui m'inquiète. Le fait certain. Je ne suis plus maître de
la situation. Signe que je connais bien : lorsqu'on n'arrive plus à
empêcher les choses, les objets, les morceaux d'objets d'être des
visages, des hommes, des êtres ; ou encore des bustes ou des
masques, qui attendent, qui vont prendre vie.
Tout ça me disloque. Je veux me rafraîchir. Je prends dans une
corbeille à fruits une mandarine, la pèle grossièrement avec les
doigts. Quelqu'un me regarde dans une glace en face de moi. Ce
n'est pas possible, il n'y a qu'un mur nu en face de moi. Derrière moi
une glace, mais qui ne se présenterait pas ainsi, même si je me
retournais.
Les tendances à s'animer, à devenir être vivant, de toutes parts
augmentent.
Les morceaux inégaux de la pelure de mandarine sur une
assiette ont quelque chose, j'en suis sûr, qui va finir en femme. Je
m'efforce de ne plus songer à y poser les regards. En face de moi,
presque un clochard. Comment « presque » ? C'est ainsi. Un pré-
être, un « tout près d'être ». J'entends une réflexion dans la pièce, et
je me retourne vers la troisième pelure que, cette fois, je ne peux
empêcher de devenir femme.
C'en est trop. Il faut que je m'en aille, que je sorte. La marche,
c'est peut-être contre-indiqué. On verra. Le fauteuil dans l'entrée, il y
a de la présence118 dans ce fauteuil. Je passe outre. Je sors.
Je descends les marches de l'escalier. Puis un temps vide, long.
Où suis-je ? Le début de la rue est une falaise. Je fais encore
quelques pas… Une falaise dans Paris ? Sans que je l'aie su ? On
me l'aura dit et je n'aurai pas fait attention. Tout de même, une
falaise ! Il faudra s'informer plus tard, vérifier.
Et ainsi quantité de choses auxquelles je dois réfléchir, et qu'il
faudra essayer de tirer au clair…
Dès maintenant j'essaie pour plus de netteté de mentalement
formuler quelques questions. Cela ne va pas loin.
J'entends qu'on répète mes paroles intérieures, syllabes par
syllabes, à toute allure.
Ridicule et ridiculisant. Contrariant119.
Mes gestes, certains de mes gestes, je les vois intérieurement et
les ressens comme suivis, doublés aussi de nombreux petits gestes
intérieurs, rapides, miniaturisés et… si je peux dire, en deuxième
rang.
Encombré, très encombré.
Arrivé chez moi je prends quelques notes, et je m'aperçois qu'à
ma place une fille, de sa main fine, écrit mes remarques. Peut-être
qu'une scription plus égale m'a mis sur le chemin de cette illusion,
par la ressemblance qu'elle peut avoir (de bien loin !) avec certaines
jeunes écritures peu personnalisées, obéissantes, soumises. Ou ma
main me paraissant plus mince et pâle que d'habitude a-t-elle fait
songer à une main féminine ?
Je viens de prendre un calmant, une capsule de « librium ».
Pourquoi ? C'est que mon hallucinogène est vraiment assez
secouant, dérangeur, et d'une action qui m'a l'air de durer
longtemps.
Justement, des effets violents seront plus curieux à observer.
Sans doute. Je ne dois pas être dans un jour assez entreprenant.
Serait-ce de la lâcheté ? Si tel est le cas, je me dis, pour me la
masquer, qu'avant tout je veux observer, tandis que, renversé,
conscience disparaissant, je perdrais tout. Occasion aussi
d'apprendre si ce calmant a une action anti-drogue.
N'empêche, je ne dois pas penser grand bien de moi en ce
moment. « Moi » m'a déçu.
Tension augmente. J'entends quelques gros mots en espagnol
ou en portugais.
Ça tape fort.
Pas bien efficace jusqu'à présent, le « librium ».
Je lutte contre des voix. Encombrantes, migraineuses.
Courte accalmie… durant laquelle il me souvient maintenant
qu'on m'a téléphoné ; la sonnerie du téléphone a retenti tout un
temps sans que je réponde. C'est maintenant seulement que je
remarque que je confondais la sonnerie avec et dans la masse des
bruits, voix et impressions illusoires qui m'assaillaient.
Je veux à nouveau écrire. L'impression qu'on me regarde faire,
peut-être avec un rien d'impertinence. C'est que depuis cette prise
de « librium », je ne suis probablement plus le même. Mon « moi »
est atteint, qui n'a pas été à la hauteur. Conduite pusillanime qui
prêtait à la raillerie. On pouvait attendre mieux de lui. C'est pourquoi,
sans dire pourtant que les petits rires gamins et railleurs (?) que
j'entends me sont adressés, ils répondent à la situation. Il était
ridicule de prendre tant de précautions et maintenant ce rire se
manifeste. Ce qui a donné lieu à rire va, par l'opération de
théâtralisation commune en ces états, faire entendre le rire lui-
même. Dès lors, sans être intentionnels (comme un délirant le
croirait), ces rires n'en sont pas moins là à leur place. Ils
s'appliquent, suscités par ce qui a été mon attitude et par ma gêne
présente, celle de quelqu'un… dont on pourrait rire si on savait
que…, etc.
Librium décidément à déconseiller. Aucune action. Il m'a
seulement mis dans une situation fausse.
Altéré (par quoi ?), je bois à longues gorgées. Puis reste à table,
ne sachant quel parti prendre, le verre en face de moi. Offensive des
choses commence, recommence. Le verre veut me boire.
Les raisins secs, le tube de colle m'observent, ou vont
m'observer…
Difficulté avec l'écriture. Je laisse tomber le stylo pour en
chercher un autre. Il y en a plusieurs et des pointes bic et plutôt deux
qu'un et plutôt trois que deux, sur ma table de chevet à côté de moi.
Ma conscience n'arrive pas à s'emparer de ce que je vois, mon
œil distingue, mais mon intellect laisse le tout ensemble, tarde à
individualiser l'un après l'autre les éléments du spectacle, à
reconnaître les objets. Ce lui est une charge, d'avoir à les
appréhender successivement et vite avec leurs attributs, leur
fonction, leur signification. À les identifier. Je pioche sur cette table
pour marquer à part la chose grise (la gomme) dont je n'ai pas
besoin, l'objet blanc et plat (le bloc), pas besoin, la tige rouge
côtelée (le crayon rouge), pas besoin.
Tous ces rapports que j'ai à me faire, quelle fatigue ! Ah enfin, j'ai
ce qu'il me faut sous la main. En avant. J'écris vivement un mot.
C'est lui, et ce n'est pas lui. Je vois que ce n'est pas lui. J'ai dû me
tromper de lettres. Mais à quel endroit ? Ça ne se présente pas
comme ça devrait. Je vois qu'il s'en faut de beaucoup que ce soit le
mot, mais je n'arrive pas à distinguer, à trouver dans ce qui
globalement se présente de travers le lieu précis des fautes.
Pourtant, je ne veux pas partir d'une base de départ si défectueuse.
Enfin, ça s'éclaire.
Le mot, ressemblant à la fois et dissemblant, est redevenu après
tâtonnements et déplacement de lettres, le mot exact – et
« ddéficille » devient après recherches laborieuses, un « difficile »
ordinaire.
Il se passe trop de choses autour de moi. Le soir est venu. Des
lampes ont été allumées. Pas trop. Suffisamment. Comme
d'habitude.
Je vois venir vers moi des mains vengeresses. Elles s'agitent,
menaçantes.
Pleines, archipleines d'énergie, d'opposition.
Par saccades elles se tendent, s'avancent, me désignent, me
visent avec indignation.
Ardentes, affolantes, intolérables, sans cesse se reprenant et se
tendant à nouveau vers moi.
Ce groupe, qui m'en veut tellement, ne me laisse pas de répit.
Fasciné d'abord, je fais ensuite ce que je peux pour ne plus les
voir, et me soustraire aux mains, et aux accusateurs. Mais je les
rencontre, sur ma droite, tantôt ici tantôt là. Il m'est difficile de me
distraire et de faire comme s'il n'y avait pas en train cette furieuse et
enragée accusation contre moi.
Pas commode.
Y étant arrivé (pas complètement, pas tout le temps), récupérant
petit à petit, point par point, mon « moi » normal, mon moi d'avant,
des réflexions commencent à me venir. Des envies de saisir, de
mieux les observer, ces ennemis, pour savoir ce qu'ils font
exactement, de quoi ils ont l'air.
D'entrée j'ai été désaffermi, rejeté, bousculé, à les voir si
attaquants, si furieux, et revenant sans cesse à la charge, et toujours
aussi violents, et hostiles – presque enragés. (Ils devaient bien avoir
une raison. Laquelle ?)
Enfin, il faut les observer – accepter qu'ils reviennent.
Soit. À l'instant, comme arrachés du noir par un fil élastique, les
voilà remis en place, et de nouveau à faire les indignés, à me
poursuivre de gestes et sans doute d'imprécations, mais que je
n'entends pas. A nouveau je subis le choc, et mes forces sont
entamées. Mais le répit m'a permis de comprendre qu'il fallait coûte
que coûte observer. M'en tenir là. Pas flancher.
Et alors je commence – non pas tant à les mieux voir – (ce n'est
jamais qu'un groupe aux éléments peu séparables, non identifiables)
mais – ce qui m'avait échappé – à observer leur style, un style qui
donne à penser.
Ces mains acharnées, ces bras tendus violemment, ces
menaces, c'est en somme d'un type peu naturel, et plutôt comme on
menace dans l'opéra italien, ou dans certains grands tableaux
romantiques à sujet historique. Ce sont des mains pour être vues
menaçantes, mains types pour spectacle de menace, pas des mains
qui voudraient, moi, me menacer. À coup sûr, elles vont dans ma
direction ou à peu près, mais très théâtrales, trop théâtrales pour
convenir à ma simple personne, pour s'adresser efficacement à
quelqu'un comme moi. Me maudire en cadence avec des gestes si
excessifs, si éloquents, s'être mis en groupe (groupe bien formé,
bien réussi, trop réussi) pour me poursuivre de malédictions… c'est
beaucoup. Sans doute, j'ai d'abord été atterré.
Maintenant je remarque qu'ils ne sont pas convaincants. Ces
superbes attitudes mélodramatiques, pour s'adresser à moi et me
convaincre de vilenies… Je devrais être surpris d'avoir marché. Le
vrai problème c'est que j'ai marché. Je dois obscurément le sentir
mais je ne le saisis pas encore. Par contre, je vois plus clairement
les imperfections du groupe qui me poursuit. On dirait un groupe
animé n'ayant qu'une ou plutôt deux attitudes. Et indubitablement
l'attitude de menace et celle d'indignation, d'hostilité. En cadence, et
sans se rapprocher. Ne me laissant pas souffler. Me poursuivant,
tantôt plus à droite, tantôt plus vers le centre, me chassant… sans
me chasser.
Être persécuté, cela ne se produit que si l'on se laisse juger par
autrui, par un « sur-moi » fait d'autrui. Il y a longtemps que je refuse
ce droit à autrui. Qu'est-ce qu'ils savent donc, ces jugeurs ?
Pourtant, « poursuivi », c'est comme « persécuté ». Qu'est-ce qui se
passe ? Je sens bien que je ne suis pas si intégralement moi que
d'habitude, et qu'il ne s'agit plus seulement du fait d'avoir lâchement
(?) pris du « librium ».
Peut-être même que je me sens « pas en règle ». Sans avoir fait
une promesse formelle de ne plus jamais prendre un hallucinogène,
j'ai, pour tranquilliser quelqu'un qui m'est cher, montré que c'est tout
à fait dépassé, et que pratiquement je n'en prends plus. Quoiqu'il n'y
ait pas eu d'engagement… Il reste que je me fais peut-être des
reproches vis-à-vis d'elle qui elle ne m'en ferait pas réellement, étant
trop délicate, y puiserait quelque inquiétude. En son nom, j'ai dû
m'en faire, c'est-à-dire m'en tourmenter, c'est-à-dire me poursuivre
de reproches, car c'est toujours plusieurs les reproches. Plusieurs
aspects, plusieurs façons, et il y eut… poursuite. Du danger de
n'être pas irréprochable. J'ai donc vu des mains, les mains qui me
poursuivent, persécutrices. La folie haschichine, comme la folie
naturelle, est tout de suite aux excès, aux attitudes dramatiques, au
mélodrame, surexcitée, expressionniste.
Me sentant vaguement répréhensible, j'en ai fait la
théâtralisation.
Ne jamais prendre de drogue quand on se sent en défaut.
La persécution suivra. Elle est la théâtralisation de
l'autoréprimande.
Il n'est pas sot de dire que c'est l'hallucination qui rend fou et non
pas la folie qui donne l'hallucination, c'est le spectacle dramatisé et
très actualisé, réalisé, affolant et ne vous lâchant pas qui rend fou
celui qui n'avait que de vagues choses à se reprocher, et peut-être
même ne le savait pas. Le spectacle formidable et incessant affole
celui qui sans cela tenait le coup120.
Assez réfléchi. Le spectacle m'avait accablé. J'ai défait son mal.
Je n'en sors toutefois pas indemne.
Fatigue en tout genre.
Les alentours deviennent diversement chargés. Trop chargés.
Les choses naturelles deviennent difficiles à remarquer.
Remarquer, ce n'est pas seulement percevoir. C'est prendre un
cliché, pas seulement visuel, un cliché mental. Davantage. C'est
avoir une attitude vis-à-vis de lui, une fois compris.
Trop de vie dans le voisinage.
Carrefours de perplexité.
Elle était donc forte après tout, cette dose, son effet toujours là
qui ne diminue pas.
Bon. Faut encaisser.
Allées et venues, dans le couloir, d'une pièce à l'autre. Où que ce
soit, en tout, je me trouve « en diagonale ».
En quel endroit du monde suis-je en même temps qu'ici ?
Visions121.
La folie est une mystification sans fin, où l'aliéné sans cesse est
dépassé.
N. dans sa chambre, étendu sur le divan.
Autour, des présences. Une impression de présences ; des
présences qui ne devraient pas être là.
Il essaie de lire. C'est le soir. La lumière de la lampe éclaire son
livre, ses mains, le divan. Lire cependant devient difficile. Quelque
chose, quelque part diffère. Il jette un regard par-dessus le texte. La
chambre est devenue plus grande, notablement plus grande. Ce
n'est pas sa chambre. Celle-ci – il la reconnaît tout de suite – se
trouve à plus de soixante lieues, au Grand-Duché, dans une grande
demeure où il est allé quelquefois, chez une grande dame. Elle
pourrait entrer. Elle entrait souvent. Comme c'est facile sans bouger
de passer d'une chambre à une autre, à distance. Il n'aurait jamais
cru. Invraisemblablement facile, simple, instantané. Redoutable.
Sans remuer, N. se remet à lire. D'une certaine façon, il sait que
c'est ce qu'il a de mieux à faire.
Et bientôt il se retrouve à nouveau dans sa chambre à Paris.
Sans lever les yeux de dessus le volume, il en est sûr. S'il pouvait
continuer à lire…
Il entend la porte s'ouvrir, doucement s'ouvrir. Mais à nouveau il
n'est plus dans sa chambre. Spacieuse la pièce où il est, spacieuse
par-dessus tout, d'une forme inhabituelle, oblongue, seigneuriale,
plutôt qu'une chambre une galerie dans un palais ; cependant
aussitôt il y est parfaitement accordé, à l'aise et sans aucune gêne
demeure étendu « chez lui ».
Pièce, malgré sa forme singulière, d'un parfait naturel et lui, de
même, qui ne bouge pas, son livre ouvert devant lui, qu'il reprend.
Tout de même, ne faudrait-il pas… ne devrait-il pas… ? Et
l'inquiétude vient, par en dessous. Il n'est plus maître de quelque
chose. Il n'est plus maître des lieux. Ce doit être comme ça un
sortilège. Mais il ne peut laisser ainsi aller les choses. Agir, il
faudrait, il faut agir.
Lire ne suffit pas. Il va écrire. Plus personnel. D'ailleurs, des
choses à noter.
Tiens, la voilà revenue, sa chambre !
Le papier trouvé, il commence à écrire.
Cependant, une fois écrits, ces mots – qu'est-ce qu'ils ont donc ?
– comme du bois qui sans intervention de feu serait devenu cendre,
les mots, sans qu'il ait rien fait de spécial ont cessé d'être de l'ordre
du langage.
A mesure que son écriture avance dans la page, les mots, restés
en arrière, traits et jambages, tracés précédemment, se sont
changés en petits tas, en petites touffes… dans le lointain. Il ne peut
plus s'y reporter. Il ne peut plus lire d'autres mots que ceux qu'à
l'instant il vient d'écrire et seulement pour un instant. Quoi qu'il fasse,
incessamment par le haut de la page, tout redevient étendue,
étendue immense, désertique, vibrante, sableuse dirait-on.
Cependant il continue à écrire, mais inéluctablement, à partir du
haut de la page, le désert revient, envahissant, dénaturant,
recouvrant la feuille où les mots en lointaines broussailles
tremblantes se perdent.
Comment se défendre ? Il ne peut plus écrire sans qu'un grand
spectacle de la nature ne se présente à la place, ne s'impose,
s'étalant, se substituant à la page.
Pas toujours un désert, toujours une étendue.
Souvent un fleuve, une grande rivière aux eaux frissonnantes,
quelquefois la mer, une mer agitée qui descendrait vers lui. Il
continue à écrire pourtant. En présence de tant d'eau et
d'ondulations, il persévère et les mots, quoique tremblants, sont là,
écrits sur l'eau, pourtant pas mouillés, et que le fleuve n'efface pas,
mais eux non plus, ils ne peuvent effacer le fleuve.
Et à mesure, le sens, progressivement, rapidement, le sens
comme un son qui aurait été émis, à la vie courte, vite diminuante,
vouée à disparaître, le sens s'éteint.
Il a dû s'assoupir, ou presque, car tout à coup il est réveillé,
stoppé plutôt dans sa somnolence par une sensation extrêmement
forte, une sensation retentissante. Il va pour la noter. Tiens.
Impossible de la retrouver. Envolée ! Elle et son souvenir. Rien à
faire. Plus une trace. La station est passée.
Il prend un livre qui traîne, en lit deux lignes. Mais étrange, ce
n'est pas lui qui lit, c'est l'auteur lui-même, une certaine Kamala
Markandaya, quelque part à Madras et qu'il ne connaît pas (sauf
qu'il a dû tout à l'heure voir sur la bande son portrait minuscule,
entouré d'une courte notice), c'est elle-même à présent qui les lui lit,
au pied de son divan, d'un air assuré et superbe et comme pour lui
faire la leçon.
Odieux ! Absurde ! Et il jette le volume à terre.
Plutôt encore essayer d'écrire… et à nouveau il s'y met. Il a des
tas de choses à « rendre ».
Pendant qu'il note ses réflexions, il se passe quelque chose,
quelque chose de nouveau.
Un écart apparaît entre ce qu'il se met à écrire et ce qu'il a dans
la tête… un écart dans le temps, un écart qui laisse la place à des
tas de choses.
Il voit avec surprise, et détachement, comme un garçon
regardant une tortue lentement cheminer, il voit le long, lent chapelet
des mots de la phrase, se former, s'étirer (quoiqu'il écrive à coup sûr
aussi vite qu'à tout autre moment), il voit l'écriture se traîner presque
comiquement en retard, il voit la cordelette dérisoire de la phrase,
qui n'en finit pas de s'allonger, de laborieusement se former, se
continuer, dirait-on, interminable avant d'arriver enfin au bout,
pendant que lui comme « en congé », disponible, ayant tout le
temps, se fait des idées sur son idée, cette idée dans la phrase
rampante.
C'est alors que lui vient soudaine, forte, indubitable, l'impression
de quelqu'un de penché sur son épaule, regardant par-dessus son
épaule son texte, en curieux, en amateur intéressé qui aurait son
mot à dire, qui de très près s'y intéresse, le suit, le surveille, le
critique, le lit avant même que l'écrit ne soit entièrement tracé !
Agaçant, fortement agaçant…
Sans doute, tournant la tête, il lui serait facile de voir qu'il n'y a
personne là en fait, en chair. Et alors ? Ce qu'il ne peut empêcher,
c'est, agissante et critique, une intervention marginale, continuelle,
c'est une insistante présence qui ne laisse pas un mot sans s'en
mêler, qui souverainement, sans qu'il n'y puisse rien, écarte les
mots, comme battants de porte pour s'y introduire et introduire ses
réflexions, ses réflexions de témoin, de témoin qui se mêle de tout et
qui le plus souvent « ne marche pas ». Présence aussi qui remue,
qui a ses mouvements à elle, forts, inattendus, qui avance, recule,
revient comme quelqu'un qui serait là, proche à le toucher.
Ainsi continue l'écrit, « surveillé » par l'autre. Pas seulement par
un autre. C'est à présent une sorte de murmure, un multiple
murmure, comme d'un groupe de plusieurs qui s'immisceraient, qui
s'immiscent entre les mots, entre mots et mots, entre l'idée et son
contraire, et interrompent et interfèrent, et bougonnent et objectent
et moquent et désapprouvent et raillent, et font « peut-être » et
« peut-être pas » et « pas du tout », et reviennent sur, et ne tolèrent
pas, et discutent, et se désolidarisent, et rient, et rient, et rient, et
sursautent, et sabotent, et sabotent, petitement, multiplement,
continuellement, incroyablement.
Aussi sa phrase à lui, de même que son écriture, paraît – elle
sous leur vive et moqueuse attention, d'une régularité, d'une
application, d'une pauvreté, d'une étroitesse, d'une mesquinerie,
d'une insuffisance, d'un laborieux à peine soutenable, à peine
défendable.
Assez !
Il n'en peut plus. Il s'arrête, décidé : « Ne plus écrire ! » D'ailleurs
il ferme les yeux.
Et voilà que dans l'obscurité de derrière ses paupières closes, il
voit surgir, soudain, des hommes violents, faisant de grands gestes
de dénégation, puis une troupe, puis un défilé de gens mécontents,
avec pancartes, cortège pro – protestataire et menaçant.
« Ne plus » s'est changé en grévistes !
Ne sera-t-il pas un instant tranquille ?
Mécontent, se voyant toujours trompé, mené, il se retire et se
replie en lui-même.
Le calme n'est pas revenu.
Son être – il le sent ainsi – son être est chiffonné.
Il entend des sortes de fous rires étouffés.
Impression de traces partout, de traces et de « restes ».
Des essoufflements traversent, tapissent l'espace. Traces.
Réalité grignotée.
Comme le bruit de jets de vapeur qui s'échapperaient du foyer
d'une locomotive, à quelque distance, à peu de distance…
Il faudrait pouvoir nettoyer l'espace…
Sans aucune raison, mû en avant inexplicablement et comme
projeté, il se sent subitement, impérativement entraîné à se jeter par
la fenêtre, du troisième étage où il est.
Idiot. Absurde. Mais bizarrement, totalement mobilisé, il est
poussé en avant. L'acte, les actes, incroyablement ressentis,
incroyablement entraînants, se représentent et s'enchaînent en lui,
aussi forts que s'il les accomplissait, que si dans la réalité il rejetait
la couverture, et se levait, et bondissait hors du lit, et faisait
précipitamment les six ou sept pas qui le séparent de sa fenêtre, et
repoussait les rideaux, et ouvrait toute grande la fenêtre, prêt à
sauter sur l'appui, et y sautait, et debout se penchait sur le vide, et
se penchait davantage, davantage, irréversiblement et tombait…
Il essaye de se distraire. Il est urgent, capital que tout de suite il
soit distrait. Il allume la lampe à abat-jour, la lampe de chevet, puis
va tirer le rideau, les doubles rideaux, déplace les fauteuils, déplace
tout ce qu'il peut, afin d'interrompre le dangereux trajet vers le
dehors et d'y mettre obstacle, par une chaise, une petite table, par
n'importe quoi.
Il faut couper la voie, la voie dangereuse toujours ouverte,
tentante, qui continue à représenter la route du suicide. Etrange, ce
mot, qu'il ne reconnaît pas, quoique aucun autre ne convienne. C'est
qu'il n'a aucune envie de suicide. Cela ne fait pas partie de ses
idées.
Cependant, il est exténuant de lutter contre la représentation
entraînante, entraînante, incessamment renaissante, contre
l'attirance de la fenêtre, contre le je ne sais quoi qui le projette vers
la fenêtre, vers le vide, alors qu'il n'a tou-
C'est lorsqu'il a fallu descendre les marches que ça a été moins
vite, à cause de l'attention qu'il lui faut mettre, qu'il lui en coûte de
mettre à des gestes, à des mouvements variés et à tourner aussi
dans la cage d'escalier cependant qu'avec lui le descend aussi un
vertige nouveau venu.
Enfin le voici en bas. Et maintenant dehors.
Dans le fond de lui-même, c'est tout de suite compris : la rue, ce
sera trop fort pour lui (trop multiple, trop mouvant), mais il y est. Il y
restera, au moins quelque temps. Il ne va pas lâcher tout de suite.
Passants, pas simples. Et ces présences de tous côtés
mouvantes. Présences, redoublement des présences.
Dans la rue (mais d'abord c'est une fausse rue), dans la rue (une
rue qui a l'air d'attendre et de guetter les passants, et de vouloir les
surveiller), dans la rue donc (une rue qui les attend pour leur faire
sans doute un mauvais parti), il n'est pas à l'aise. Sa marche, ça ne
va pas. Pas parfaitement. Pas tout seul. Toutefois ce n'est pas
l'important. L'important, c'est cette rue, qui a de la place « en trop »,
de In place dont on ne sait que faire, excessive.
Surtout qu'il va devoir bientôt la traverser. Il s'arrête, Considère
un long temps s'il va réellement la traverser. C'est toute une affaire
que de franchir l'espace d'une rue pareille. Et au milieu, son vide…
Une rue pourtant par laquelle il passait, autant dire, tous les
jours.
Non seulement la voici atteinte d'un manque singulier, qui la rend
étirée, disproportionnée, mais, en façades aussi elle n'est plus tout à
fait pareille. Des façades si multiples en détails, en ornements, si
appuyés aussi, si voyants, indicatifs de… mais de… quoi ?
D'ailleurs, il ne la reconnaît pas vraiment. Sans doute si ce n'est
elle, laquelle pourrait-elle bien être ? Il n'y a qu'elle dans le quartier
pour occuper cette place. Mais comme elle l'occupe drôlement à
présent, sans aucun naturel. Elle l'occupe à la fois avec une sorte
d'absence, et avec trop d'ostentation pour que ce soit tout à fait ça.
Pourtant, une rue qui serait à sa place ou à très peu de distance et
parallèle à elle, et qu'il n'aurait pas remarquée jusque-là, ce serait
extravagant. Il l'aurait bien vue un jour. Fatalement. Fatalement ?
Est-ce sûr ?
Il lui faut aussi marcher plus que d'habitude pour faire le trajet
voulu (on l'aurait agrandie alors, élargie ? Quand ça ?) C'est
éprouvant. Faut-il le supporter ? Mais comment s'y soustraire ? Par
quel moyen ? Comme une farce qu'on lui aurait faite, grosse,
multiple, énorme. C'est insensé. Et par quel moyen ?
Il quitte la rue, en prend une autre, plus petite, plus calme,
étroite, trop étroite, exiguë, aux maisons penchées. Trop. Beaucoup
trop. Étrangement implantées aussi. L'étage du dessus, les
troisième et quatrième étages, une secousse un peu forte les ferait
sûrement tomber. C'est inadmissible d'avoir à passer dessous, avec
le risque d'un étage et d'un toit qui peut vous dégringoler dessus.
Sans doute on n'entend pas dire qu'il en tombe souvent. Mais qui est
au courant de tout ? C'est menaçant. C'est inquiétant. Cela arrivera
bien un jour, qu'ils tomberont. Un jour proche. Et si c'était
aujourd'hui ? Comment passer sans inquiétude ? Les gens ne lèvent
donc pas la tête ? Mais, en fait, il n'y a presque plus aucun passant
dans cette rue. Ils l'évitent…
N. aussitôt bifurque, bifurque encore. Cette fois, il entre dans une
large artère à grande circulation. Fatigué. Il prend place à un arrêt
d'autobus.
Bruits ! Bruits en tous sens. Des bruits qui profondément lui
entrent dans la tête. Ah ! voilà un autobus. Billet, argent, poche,
monnaie, donner, recevoir, monter, entrer, vérifier, compter, déclarer,
échanger, calculer, répondre, rendre, billets, papiers, actes, actes
obligatoirement dans un certain ordre, qui sinon ne réussissent
pas… qui maintenant ne vont plus tout seuls, que plusieurs fois il
manque d'intervertir, qui posent des problèmes, qui créent de
l'attente, qui perturbent, qui compliquent – qui attirent, qui
hypnotisent – qui font qu'on observe, qui dérogent. Usagers.
Bourgeois. Femmes. Rides. Rides avancées en âge. Rides très
fortes. Oh, quand elles rient… Comment osent-elles ? Paquets de
rides, étoiles de rides. Pourquoi aujourd'hui tant de rides ?
Plissements. Comme écorces gercées de vieux chênes…
Est-ce qu'on le regarde ? Les regards des uns et des autres
d'abord dispersés et allant de-ci de-là, quelques-uns de ces regards
plus souvent maintenant se retrouvent sur lui, venus le dévisager,
une fois, plusieurs fois, d'abord sans s'y arrêter, puis à nouveau, se
dispersent, puis reviennent…
Hasard ? Insistance ? On ne le trouve pas comme tout le
monde ?
Il lui semble aussi que les gens peuvent lire dans sa tête. Ils
pourraient en profiter, l'un ou l'autre, tôt ou tard, s'il continue à
s'exposer…
Rentré. Epuisé.
Mais la rue en lui pas tout à fait épuisée.
Les bruits passés repassent.
Des murmures continuent à murmurer.
C'est comme si les voix précédemment entendues, au lieu de
disparaître ensuite, comme elles font, comme elles doivent faire,
étaient restées en suspens, et comme rideaux glissant sur des
tringles, de temps en temps repartaient, avançaient, se dérobaient,
de nouveau se rapprochaient.
La mise en repos des bruits ne se fait pas.
Des voix, entendues dans la rue il y a une demi-heure,
renaissent en sa chambre, ressuscitent, se développent, puis
s'amenuisent, puis à nouveau se rapprochent, raugmentent,
rediminuent presque berceuses. Vertige. Ondulations. Ondulations.
L'apaisement ne se fait pas. À nouveau il a recours à la lecture.
Une lecture assez facile, cette fois, une revue pour adolescents,
illustrée abondamment, qui se veut instructive. Il commence. Ça a
l'air d'aller.
Donc occupé à lire qu'« Archimède perdit la vie pendant le siège
de Syracuse lors de l'assaut final, ayant été frappé par un soldat
romain », voici que soudain des bruits, à ses côtés, se font entendre,
forts, retentissants. Ce sont les bruits de la bataille. Terribles, les
cris. Des glaives s'entrechoquent. Il entend les coups violents portés
contre les boucliers, des murs qui s'écrasent, des chutes de pierres.
Comme s'il était dehors, en cette ville, en cette année 212 avant
Jésus-Christ. Les gémissements des blessés surtout l'y ont
transporté. Le vacarme de la mêlée le laisse tout étourdi. Sans
lecture, le combat « lancé » continue sauvagement.
Un récit de bataille n'étant pas, à ce qu'il semble, ce qui lui
convient en ce moment, à cause du bruit qui curieusement en sort et
prend toute l'attention, toute la place, il s'adresse donc, après
quelque répit, à une autre lecture, religieuse celle-ci – ce sera mieux,
– plus apaisante à coup sûr, qui est la description de l'arrivée d'un
lama étranger dans un couvent népalais. Soudain, cette fois encore,
lecture brusquement suspendue. Les sons amples, cuivrés,
magnifiques, sortis de grandes trompettes thibé – taines,
puissamment retentissent, transformant sa chambre en une haute
vallée himalayenne, où régnent l'odeur du beurre rance et une
atmosphère de magie.
Lecture décidément impossible, il s'en détourne et tient les
paupières baissées. Quand il espère avoir dépassé le cap des
bruits, il rouvre les yeux qui aperçoivent une carte postale, reçue la
veille, venant de J., à Honfleur, comme l'indique la photo (le phare),
et au dos de laquelle il lit distraitement « souvenir amical » et que le
temps est couvert et humide.
À ces mots, il s'y trouve. En mer, près du port. La sirène de
brume se fait entendre, longuement, à plusieurs reprises, et le froid
du brouillard marin le pénètre…
Au sortir de ce bruit, N. se fait une recommandation très, très
importante sur… voyons sur… Mais au moment d'y revenir une
seconde plus tard seulement, elle est oubliée. Impossible de se la
remémorer. Seulement il retrouve le mot RECOMMANDATION. Tout
s'arrête là, à la vue du mot imprimé, RECOMMANDATION. Inutile
d'insister, seul le mot revient, le mur du mot.
Et s'il allait manger un peu.
La table à côté est mise. Il l'a mise tout à l'heure, mais un peu
n'importe comment. Il s'assoit, commence à manger, mais la
corbeille à pain est loin de son assiette, et aussi le beurre, et le sel
loin aussi placé de l'autre côté de la table, presque caché.
Le verre non plus n'est pas en face de lui, ni le couteau à la place
où il doit être, ni la bouteille d'eau. Placement désordonné que par
lassitude il n'a pas rectifié, et qui fait que faute de trouver à leur
place les objets usuels, quand il a besoin de quelque chose il erre.
Sa main part et se dirige chaque fois dans une mauvaise direction
qu'à mi-parcours ensuite il doit modifier, rectifier, tardivement, tant
bien que mal, se ressouvenant mal, ayant à faire effort extrême à
chaque résultat erroné, dans une impression grandissante
d'entrecroisement dans sa tête, d'épuisement de son attention, de
vertige, de misère, d'impuissance.
La main erre et abandonne.
Pendant un de ces laborieux « trajets coudés » il laisse par
mégarde tomber un verre d'eau, qui casse. Quoiqu'il n'y ait personne
chez lui, on entend aussitôt un fou rire, railleur, sarcastique, réponse
à la maladresse.
Décontenancé, dégoûté, il quitte la salle à manger pour s'étendre
sur le divan. Tout va peut-être encore pouvoir s'arranger…
Réveil.
Un goût désagréable dans la bouche, extrêmement prononcé,
horrible : de l'encre. Arrivera-t-il jamais à l'enlever ? Il ne voit rien qui
ressemble à de l'encre. Mais n'est-ce pas le goût que l'on a dans la
bouche lorsqu'on a été empoisonné à l'arsenic ? Qu'est-ce que cela
veut dire ? Et cette odeur de pourri ? De la putréfaction ? Déjà ? Il se
lève afin d'aller se brosser les dents. Oubliant qu'il est nu, il entre
dans le cabinet de toilette où, apercevant dans la glace sa nudité,
par surprise et en quelque sorte avec les yeux « d'en face », les
yeux impréparés d'un autre, d'un témoin qui serait là par hasard, et
qui au contraire des siens ne pourrait trouver ça naturel, il a un
mouvement de recul, de honte, comme pris en défaut, comme
devant une observation qui lui eût été faite, ou le mouvement
scandalisé de quelqu'un de profondément choqué par son absence
de tenue.
Il bouge trop. Comme tout à l'heure à table, en se servant, en
mangeant, en déplaçant des objets, les gestes provoquent, à cause
de sa maladresse et de ses impairs, provoquent la critique (qui au
lieu d'intérieure, paraît extérieure), Il vient de le comprendre. Il faut
qu'il reste tranquille, Il l'avait déjà entrevu tout à l'heure. Qu'il doit
rester tout à fait tranquille. Sinon il verra (ou sentira) la critique, les
gestes de la critique dirigés contre lui.
Du calme. Du calme afin d'empêcher les interventions, afin de ne
pas provoquer un « autre » à être.
Et s'il partait en voyage, s'il prenait l'avion, pour refaire sa vie ?
S'il téléphonait pour retenir une place dans l'avion, maintenant, tout
de suite. Va ou va pas ? Va ?
Comme il hésite – il n'a de sa vie été attiré par l'Amérique –,
comme, sur la pente, il essaie de se retenir (mais déjà la poussée
commande et la pensée est après la valise, le passeport, le
chéquier, le téléphone…) une mouche paraît.
Une mouche lourde, une mouche en larges orbes sous le
plafond, entre le plafond et lui, vole. Une mouche d'une extrême
présence. Une mouche comme venue pour lui, pour l'avertir.
Significative, une mouche du destin. Une mouche pour lui donner la
réponse, lui faire signe s'il part ou non. Cependant la mouche sans
se presser, sans se poser, vole en larges orbes. Elle ne va pas tout
de suite donner la réponse, à mûrir d'abord… puis elle se posera
soit sur la fenêtre, si c'est pour partir, soit sur la table ou la
couverture si c'est pour rester…
Comme il est là, en robe de chambre, attendant le verdict-
mouche, on sonne, on sonne encore, on vient lui rendre visite. C'est
V., venue avec T.. Tiens ! Pourquoi s'est-il fait cette tête pour venir le
voir ?
Pourquoi ne pas être venu simplement ? Pourquoi cette voix
caverneuse ? Quand on n'a quand même aucune profondeur… Il ne
se rend pas compte. Mais, s'il le faisait exprès ? S'il se moquait ? Le
certain est qu'il tente de se faire une nouvelle voix. Ridicule. Qui a
pu lui donner pareil conseil… qu'il a suivi comme un naïf ? On lui a
peut-être dit qu'il faisait trop léger, trop superficiel. Ou bien voudrait-il
insinuer que lui, N., est faussement profond, fait le profond, quand il
n'est que fermé ?
Ce ne doit pas être cela non plus. Le caverneux qu'il fait
entendre est trop monotone.
Mais qu'est-il venu faire, malade comme il est, quoiqu'il n'en parle
pas ? Est-ce qu'on rend visite lorsqu'on a un teint pareil, gris, gris de
cendre ? Et sa mâchoire de moribond, elle va tomber. Elle ne tient
plus. Qu'il rentre donc chez lui se mettre au lit au lieu d'être dehors
dans un état pareil.
Et elle, quelle idée de venir avec un malade ! Elle n'est pas à
l'aise. Elle veut se donner une attitude. Ou bien se seraient-ils donné
le mot ? Ces regards qu'ils se lancent…
Et elle aussi a une voix changée ; comment fait-elle pour avoir
une voix pareille ? Quel duo ! Comédiens !
Ils sont partis. Enfin !
Il va sortir aussi. Pièce souillée.
Il sort. S'attarde un peu au pied d'un arbre de l'avenue.
Absence. Longue absence. Il « revient » à lui, assis sur un banc.
L'harmonie qui le saisit alors est une indescriptible harmonie. Il
ressent une justesse, une ampleur extraordinaire dans la justesse,
une justesse dont il n'avait aucune idée.
Tout est bien, bien comme ce doit être, magnifiquement bien. Il
est impensable que quoi que ce soit au monde puisse être mieux.
Tout dans un rapport presque suffocant de bonté, de bout à bout de
bonté, de perfection de convenance. Il reçoit à pleins flots. Ses
canaux se remplissent. C'est une sorte de miséricorde. Et c'est
comme un ensoleillement. Vaste venant d'un incroyablement Vaste :
il se passe une insémination cosmique. Une immense tranquillité a
atterri. Fusion des oppositions. Plus d'obstacles. Telle une eau
infiniment calme, qui se mettrait périodiquement en mouvement,
d'un mouvement infiniment petit… Désarmant, l'infini. Et cet
Immense navigue…
Et I'ABSOLU appelle, l'interpelle, le sollicite, vient en lui. Lui donne
pouvoir. Lui enjoint, l'emplit, « le gonfle ». Trop ! Trop ! À en éclater.
Il a une mission à remplir, une mission en rapport avec le MONDE.
Urgente. Pressant, le message qu'il doit délivrer (dont aussi il doit se
délivrer) : un message qu'absolument tout le monde doit entendre. Il
en est comme écartelé. Il n'en peut plus de le garder. Et pourtant, il
le faut. Message absolu. Message pour lequel il ne trouve pas de
paroles, pour lequel il n'y a pas de parole, aucune parole en aucune
langue.
Seulement d'ESPRIT. SEULEMENT quand il sera entièrement
transformé en esprit, il pourra délivrer le message.
(Cependant le message gonfle, gonfle, l'étouffe, incessant,
exorbitant, infini, infiniment brisant…
V. LE DÉPOUILLEMENT PAR L'ESPACE
B. – L'IMMENSE INEXPLIQUÉ