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Henri Michaux

CONNAISSANCE PAR LES GOUFFRES

1961, 1967

Gallimard
 

CONNAISSANCE PAR LES GOUFFRES

© Éditions Gallimard, 1967.

Table des matières


Henri Michaux
CONNAISSANCE PAR LES GOUFFRES
I. COMMENT AGISSENT LES DROGUES ?
II. LA PSILOCYBINE (EXPÉRIENCES ET AUTOCRITIQUE)
PREMIÈRE EXPÉRIENCE
DEUXIÈME EXPÉRIENCE
III. LA MESCALINE ET LA MUSIQUE
IV. CANNABIS INDICA
INTRODUCTION
1. TAPIS ROULANT EN MARCHE…
A
B
C
2. DERRIÈRE LES MOTS (TENTATIVE D'ANALYSE DE
QUELQUES SÉQUENCES)
Première séquence :
Deuxième séquence :
Troisième séquence :
Quatrième séquence :
Cinquième séquence :
Sixième séquence :
Septième séquence :
Huitième séquence :
Neuvième séquence :
Dixième séquence :
Onzième séquence :
3. TANTÔT MENÉ PAR LE CHANVRE TANTÔT L'EMMENANT
AVEC MOI
Relation A : La séance d'intimité.
Relation B : Wozzeck.
Relation C : Les géants.
Relation D : Echos, échanges en tout sens.
Relation E :
Relation F : Déchiffrer les visages.
Relation G : Gestures sous haschich.
V. SITUATIONS-GOUFFRES
DIFFICULTÉS ET PROBLÈMES QUE RENCONTRE L'ALIÉNÉ
1. L'IMPRESSION D'ÉTRANGE, D'ÉTRANGER. DE QUOI ELLE
EST FAITE. SES PROLONGEMENTS.
2. CHAOS. TRAGÉDIE DE L'INTENSITÉ. VISIONS INTÉRIEURES.
VISIONS HALLUCINATOIRES.
3. AUDITIONS INTÉRIEURES. HALLUCINATIONS AUDITIVES. LE
PROBLÈME DES VOIX54.
4. HALLUCINATIONS DU GOÛT, DE L'ODORAT ET DE TOUS LES
SENS. BABEL DES SENSATIONS.
5. AUGMENTATION DE L'IMPRESSION DE COMPRENDRE. LE
SENTIMENT D'ÉVIDENCE. LE SAVOIR PAR ILLUMINATION.
6. LES ENNUIS QU'IL A AVEC SA PENSÉE. RADICAUX EN
LIBERTÉ. PENSÉES QUI S'ÉVANOUISSENT. OBLITÉRATIONS
PÉRIODIQUES. PENSÉES LYSÉES. PENSÉES OSCILLATOIRES.
PENSÉES XÉNOPATHIQUES. PENSÉES SCOTOMISÉES.
ÉCLIPSES MENTALES.
7. COMMERCE AVEC L'INFINI. « HOMO METAPHYSICUS ».
THÉOMANIE.
8. DIFFICULTÉS ET PIÈGES QUE RENCONTRENT LES ALIÉNÉS.
L'HOMME EFFRÉNÉ. FIÈVRE MENTALE. FOLIE FURIEUSE.
9. PERTE DU TEMPO. AGITATION. ENTRAÎNEMENTS
INCOERCIBLES. FUITE DES IDÉES81. MANIE.
10. DÉLIRE DE SOUVERAINETÉ. DÉLIRE DES MAXIMA.
MÉGALOMANIE.
11. PSYCHOSES D'ARRÊT. CATATONIE. SCHIZOPHRÉNIE.
DISSOCIATIONS.
12. RENCONTRE AVEC UN UNIVERS EN EXPANSION.
ÉTALEMENT. PERTE DU POUVOIR DE LIMITATION. LES
VICTIMES DE L'IMPRÉGNATION.
VI. AU SUJET DES DISSOCIATIONS ET DE LA CONSCIENCE
SECONDE (HYSTÉRIE, MYTHOMANIE)
Appendice
VENTS ET POUSSIÈRES
I. VENTS ET POUSSIÈRES
II. LE VOYAGE DIFFICILE
III. VACANCES
IV. LEURS SECRETS EN SPECTACLE (PEINTURES D'ALIÉNÉS)
V. INIJI
VI. CAHIERS D'ORGA, SIGNÉS ORGA
VII. LE CHAMP DE MA CONSCIENCE
LES GRANDES ÉPREUVES DE L'ESPRIT ET LES
INNOMBRABLES PETITES
I. LE MERVEILLEUX NORMAL
A. – DÉSORIENTATIONS
B. – REVENIR À SOI, QU'EST-CE QUE C'EST ?
II. EN DIFFICULTÉ. MAIS OÙ LA DIFFICULTÉ ?
III
A. – INTIMES, INCESSANTES ALIÉNATIONS
B. – AUTRES PASSAGES ALIÉNATEURS
IV. LES PRÉSENCES QUI NE DEVRAIENT PAS ÊTRE LÀ
V. LE DÉPOUILLEMENT PAR L'ESPACE
VI. CONSCIENCE DE SOI RAVAGÉE
VII. LE BESOIN DE SURCHARGER ET DE DÉSIMPLIFIER
VIII. ALIÉNATIONS EXPÉRIMENTALES
A
B. – L'IMMENSE INEXPLIQUÉ
IX. LES QUATRE MONDES
I. COMMENT AGISSENT

LES DROGUES ?

Les drogues nous ennuient avec leur paradis. Qu'elles nous


donnent plutôt un peu de savoir.
Nous ne sommes pas un siècle à paradis.
Toute drogue modifie vos appuis. L'appui que vous preniez sur
vos sens, l'appui que vos sens prenaient sur le monde, l'appui que
vous preniez sur votre impression générale d'être. Ils cèdent. Une
vaste redistribution de la sensibilité se fait, qui rend tout bizarre, une
complexe, continuelle redistribution de la sensibilité. Vous sentez
moins ici, et davantage là. Où « ici » ? Où « là » ? Dans des dizaines
d'« ici », dans des dizaines de « là », que vous ne vous connaissiez
pas, que vous ne reconnaissez pas. Zones obscures qui étaient
claires. Zones légères qui étaient lourdes. Ce n'est plus à vous que
vous aboutissez, et la réalité, les objets même, perdant leur masse
et leur raideur, cessent d'opposer une résistance sérieuse à
l'omniprésente mobilité transformatrice.
Des abandons paraissent, de petits (la drogue vous chatouille
d'abandons), de grands aussi. Certains s'y plaisent. Paradis, c'est-à-
dire abandon. Vous subissez de multiples, de différentes invitations
à lâcher… Voilà ce que les drogues fortes ont en commun et aussi
que c'est toujours le cerveau qui prend les coups, qui observe ses
coulisses, ses ficelles, qui joue petit et grand jeu, et qui, ensuite,
prend du recul, un singulier recul.
Je parlerai surtout de la mescaline, plus spectaculaire que les
drogues d'autrefois, nette, brusque, brutale, prédestinée à
démasquer ce qui, dans les autres, reste enrobé, faite pour violer le
cerveau, pour «  donner  » ses secrets et le secret des états rares.
Pour démystifier.
Modèle des hallucinogènes, elle a une action voisine de celle de
l'acide lysergique et de la psylocibine. Elle éclaire également le
haschich… qui en avait besoin, le fabuleux haschich et aussi la
jusquiame, et le datura stramonium, plantes autrefois utilisées en
sorcellerie, lorsqu'on n'ignorait pas comment diriger leurs effets.
Après une courte phase de nausées et de malaises, vous
commencez à avoir affaire tout particulièrement à la lumière. Elle va
se mettre à briller, à frapper, à percer de ses rayons soudain
devenus pénétrants. Il vous faudra peut-être abriter vos yeux sous
des étoffes épaisses, mais vous, vous n'êtes pas abrité. Le blanc est
en vous. L'étincellement est dans la tête. Une certaine partie de la
tête qu'on peut sentir bientôt à sa fatigue  : l'occipitale  ; la foudre
blanche frappe là.
Et viennent les visions de cristaux, de pierres précieuses, de
diamants ou plutôt leur ruissellement, leur ruissellement aveuglant.
A la stimulation excessive, l'appareil visuel répond en brillances,
en resplendissements, en couleurs outrancières qui heurtent, qui,
brutales et vulgaires, composent des ensembles qui heurtent,
comme votre cortex visuel est présentement heurté et brutalisé par
le poison envahissant.
Et vous rencontrez multitude. Une foule apparaît, de points,
d'images, de petites formes, qui très, très, très vite passent,
circulation trop vive d'un temps qui a une foule énorme de moments,
qui filent prodigieusement. La coexistence de ce temps aux
moments multipliés avec le temps normal, pas entièrement disparu
et qui revient par intervalles, oblitéré seulement en partie par
l'attention portée sur l'autre, est extraordinaire, extraordinairement
déréalisante.
La coexistence aussi de l'espace aux points innombrables (et
tous très «  détachés  ») avec l'espace à peu près normal (celui
autour de vous que vous regardez de temps à autre), mais comme
noyé et en sous-impression, est pareillement et parallèlement
extraordinaire.
Et multitude s'étend (avec vitesse qui lui est liée) dans les
pensées qui fouinent à toute allure, en toutes directions, dans la
mémoire, dans l'avenir, dans les données du présent, pour saisir des
rapports inattendus, lumineux, stupéfiants, et qu'on voudrait retenir,
mais que la foule des suivants emporte avec précipitation et fait
oublier.
Multitude dans la conscience, une conscience qui s'étend jusqu'à
paraître se dédoubler, se multiplier, ivre de perceptions et de savoirs
simultanés, pour mieux observer synop – tiquement et tenir
embrassés les points les plus distants.
L'excitation anormale rayonne. Hyperacuité. L'attention
prodigieusement présente, au comble de ses possibilités, capte
anormalement vite et clairement. Le pouvoir séparateur et
appréciateur augmente dans l'œil (qui voit les plus fins reliefs, les
rides insignifiantes), dans l'oreille (qui entend et de loin les bruits les
plus légers et que blessent les forts), dans l'entendement
(observateur des mobiles inapparents, des dessous, des plus
lointaines causes et conséquences ordinairement inaperçues, des
interactions de toute sorte, trop multiples pour être dans d'autres
moments saisis à la fois), enfin et surtout dans l'imagination (où
passent des images visuelles, avec une intensité inconnue,
pardessus la « réalité », laquelle faiblit et s'amenuise) et, last but not
least dans les facultés paranormales révélant parfois au sujet le don
de voyance et de divination.
L'orchestre de l'immense vie intérieure magnifiée est à présent
un prodige. Si agile que soit devenue la pensée à appréhender sur
plusieurs fronts, l'on revient souvent, trop souvent aux visions qui,
dans tous les insaisissables qui vous passent au travers, paraissent
encore les moins insaisissables. Multitude continue. Vibratoire,
zigzagante, en transformation continuelle. Des lignes pullulent. Les
villes aux mille palais, les palais aux mille tours, les salles aux mille
colonnes, dont on a parlé, les voici. Mais le spectacle en est bien
sot. Des colonnettes, vraiment trop minces, aiguilles qui ne
pourraient rien soutenir. Des tours, trop de tours, plutôt des tourelles,
élancées, frêles, incroyablement graciles. Des ruines, de fausses
ruines tremblantes. Des ornements emberlificotés (ornements dans
l'ornement de l'ornement) qui se mettent partout jusque, par
exemple, dans une troupe de coureurs que vous regardiez et qui,
sans raison, soudain s'enrubanne, s'enserpentine, s'enroule en
boucles, en boucles de boucles, en volutes inarrêtables…
À ce point de ridicule on s'arrête de regarder le spectacle
intérieur où il est impossible de retrouver ses goûts. Cet absurde-là
et mille autres traits semblables n'ont vraiment pas l'air d'avoir leur
origine dans l'intelligence, même retournée contre elle, même
défoulant, mais dans quelque chose qui y est totalement étranger
comme serait la mécanique. Cependant on est pris d'envies d'avaler
le pot de colle, ou encore le paquet de trombones d'acier, de se jeter
par la fenêtre, d'appeler au secours, de se tuer ou de tuer, mais
seulement une demi-seconde, et puis la suivante plus aucune envie,
la suivante à nouveau envie folle, et ainsi des centaines de fois
passe tantôt le «  oui  », tantôt le «  non  », sans nuances, irréfléchi,
avec la régularité d'un piston de moteur. On se met à écrire des
kyrielles de superlatifs qui ne veulent rien dire. Il y a un appel de
l'infini, énorme, envahissant. Pourquoi  ? Comment  ? Il y a aussi,
pendant que le mur avance et recule en cadence, et que le bras
s'allonge dirait-on périodiquement, des rafales de rires
inextinguibles, qui ne veulent pas dire davantage…
N'oublions pas qu'on a avalé un toxique. Trop tentantes les
explications psychologiques. Mettre de la psychologie partout, c'est
manquer de psychologie.
Un phénomène dans l'ivresse mescalinienne paraît sous – tendre
un très grand nombre de caractères précisément les plus communs
comme les plus saugrenus.
Incessamment, sous une forme ou une autre, il y manifeste sa
présence. Ce sont les ondes. Est-il absurde de juger que des ondes
cérébrales deviennent perceptibles dans certains états de violente
hyperexcitation nerveuse ?
Lorsque des ignorants de l'existence d'ondes cérébrales parlent
eux aussi de vagues, de vaguelettes, d'ondulations, d'oscillations,
qu'ils voient, qu'ils ont vues, faut-il croire qu'ils ne font que traduire
visuellement une impression de flottement, opération du reste
possible, qui ne remplacerait pas l'autre, mais s'y ajouterait, exemple
entre des dizaines, des actions parallèles, en écho, en rappel, que
l'on a l'occasion d'observer dans le trouble de la drogue ?
Pourquoi, s'ils n'en ont une perception directe et nue, ne
pourraient-ils confusément les éprouver (presque tous les notent  ;
certains s'en disent attaqués, débordés) et les reporter à des
échelles différentes et à une autre fréquence, par exemple, sur les
meubles qui les entourent, qu'ils voient alors parcourus
d'ondulations  ? Ainsi, de cette façon, je les reportais, parfois
machinalement, sur des feuilles de papier sans y accorder grande
importance, mais qui n'en suivaient pas moins les changements
oscillatoires des phases diverses du trouble mescalinien. De cette
façon, l'écriture, quoique occupée à prendre des notes tant bien que
mal, « rend » aussi l'onde, sinusoïde hérissée.
Quant à moi, j'apercevais de légères sinuosités, quand tout allait
bien ; de grands mouvements en écharpe, en lanières de fouets, en
S, quand ça allait mal, avant les troubles graves ressemblant à de la
folie  ; des ondes en dents de scie au début de l'expérience, quand
se déclenchait la première violence (à ce moment uniquement dans
le visuel).
Enfin les arches et les ondes égales, amples, sinusoïdales, je les
apercevais un peu avant les extases ou pseudoextases.
Quoique moins nettes pour qui n'en a pas eu l'expérience, on
trouvera des corrélations entre certains caractères anormaux des
tracés électro-encéphalographiques et certains caractères des
ondes mescaliniennes.
Mais ce sont les caractères des ondes en général sur quoi il
convient surtout de réfléchir. Si onde il y a, l'onde représente
d'abord : continuation. Si l'on considère chaque élément semblable,
elle est répétition. Si l'on considère son trajet qui coupe indéfiniment
une droite imaginaire, elle est oscillation, interruption rythmique,
perpétuelle alternance. C'est comme telle, qu'elle peut apparaître
mécanique. Dans certains cas, ses pointes seules frappent, dans
d'autres ce seront ses ondulations. Quand elles s'enchevêtrent, ce
seront les ornements et festons périodiques qu'ainsi elles
composent, ornements en mouvement. Dans d'autres cas, ce sera
l'impossibilité d'être arrêtée. Ou son côté immatériel, ou encore son
renouvellement, presque identique, à l'infini, sa monotone symétrie,
sa perpétuité. On peut sans peine retrouver leur trace dans maint
phénomène mescalinien, notamment dans les visions.
Visions d'ornements. Presque personne n'y échappe. Caractères
de ces ornements. Pas désirés, et néanmoins ils persistent. Pas
immobiles. Pas d'ensembles ornementaux qu'on pourrait s'arrêter à
considérer. Plutôt qu'on ne voie des entrelacs, l'on assiste à ce qui
indéfiniment s'entrelace. Ornement qui n'orne rien du tout. Détails
dans le détail. Dentelles dans la dentelle. Continuation monotone.
Rythme de développement, d'étalage constant, qui ne ralentit, ni ne
se met en relation avec vous. Inarrêtable. Intarissable processus
d'ornementogenèse.
Visions de grimaces. Des milliers de personnes en ont vu en
vision intérieure, après avoir pris de la mescaline, du haschich, de
l'opuntia cylindrica, ou de l'acide lysergique, figures si effrayantes
qu'ils ne songeaient pas à observer ce qui, dans cette grimace, est
tout autre chose, est avant tout rythme.
Donc des centaines ou des dizaines de visages font des
grimaces. Souvent de face. Elles ont toutes des mouvements
sensiblement pareils, se répétant. Aucune ne se détache des autres.
Aucune ne sort du rang, ne s'individualise, ne fait une grimace
différente. Elles obéissent toutes au même rythme de torsion,
d'ondulation, qui ne ralentit ni ne s'arrête. Si l'on arrive à se
détourner de l'expression terrifiante (envers de votre effroi, et, là, il
s'agit bien du psychologique), on voit ces bouches comme occupées
d'une morne mastication et leurs muscles commandés par on ne sait
quel appareil masticateur automatique. Au plus fort du phénomène,
le mouvement de torsion de la bouche dépasse de loin tout ce que le
visage de l'homme le plus désarticulé peut produire. L'amplitude de
la grimace est fonction de l'intensité de l'intoxication. Â l'ampleur de
la désarticulation des visages grimaçants, j'ai toujours su, sans
m'être jamais trompé, à quel point du développement de
l'intoxication je me trouvais. Le reste est psychologie et extrêmement
complexe. Les visages d'en face suivent le sujet désarçonné grâce à
leurs torsions inhumaines, parallèles à sa difficulté de dominer la
situation et de se rétablir. Seule l'expression du regard est d'un
démon qui voit la peur de l'intoxiqué et en jouit, ou d'un double qui le
hait (?) [Mais les figures n'auront tout de même jamais un sursaut,
jamais leur mouvement grimaçant restera imperturbablement égal et
mécanique.]
Ruines. Vision de ruines (dans la mescaline), de monuments
prêts à s'effondrer, que toutefois personne jamais ne vit tomber en
ruine. Vibrations transversales rapides, tremblement oscillatoire,
presque lézardes minuscules et l'idée de ruines vient à l'esprit.
L'imagination tente alors de les poser, de les voir sur les tremblantes
lignes. Pourquoi tous ont-ils la même imagination, c'est-à-dire, si peu
d'imagination  ? «  La mescaline élude la forme10  », jamais
définitivement celle-ci ou celle-là. Vous ne voyez pas. Vous devinez.
Vous faites à la hâte (à cause de la vitesse de passage aussi) un
essai d'identification. Précipité. Vous ne pouvez faire mieux. C'est
tout de même surprenant, cette difficulté, malgré les couleurs si
fortes… Jamais (ou je me trompe fort) quelqu'un ne vit réellement
d'objets, ni de monuments dans la vision mescalinienne. Formés de
lignes ondoyantes, de points agités, espacés, ne faisant pas un bloc,
ils n'ont jamais été vus, mais ont toujours été interprétés. C'est sur
des points, des points en mouvement qu'on a accepté de
reconnaître un objet, ou des murs, c'est sur des trames
arachnéennes… moins qu'arachnéennes.
Visions de montagnes… qui pouvaient être aussi des pics effilés,
ou d'énormes couteaux, ou encore des triangles à la pointe aiguë,
fine, dirigée en l'air  ; voici quelle fut ma première vision. Pics ou
triangles ou couteaux s'élançaient haut et vite, redescendaient aussi
vite, refilaient là-haut follement vite, replongeaient précipitamment.
Retenu par eux comme par un élastique, il me fallait les
accompagner dans ces subites et folles et incessantes ascensions.
Ça s'arrêtait quelques dixièmes de seconde ou une seconde, puis,
de nouveau, en avant la séquence sautillante et plongeante (mais je
sentais surtout la montée). Ces pics se suivaient les uns les autres à
la file. J'appelai aussitôt l'ensemblë une sierra, mais c'était aussi
bien des schémas, ou des couteaux, ou des triangles.
À relire les pages de cette première relation, je ne peux pas ne
pas reconnaître que c'était, sans le savoir, décrire en somme le
passage d'ondes en pointes, en dents de scie… quand on est dans
le passage.
Visions de minarets dans l'ivresse haschichine.
La mescaline n'horizontalise à peu près jamais. Dans la
mescaline, je voyais des formes qui s'élancent. Dans le chanvre, je
voyais plutôt des formes élancées. Elles ne remuaient pas
franchement. Pas fixes non plus. Je les sentais comme des « notes
tenues ». Elles s'affaissaient d'un coup (peut-être à un changement
net du train d'ondes en peigne  ?) et quelque temps après
reparaissaient un peu différentes  ; on aurait pu songer aux ondes
dites stationnaires. Formes fluettes, inimaginablement effilées. Une
multiple verticalité grêle, à la base étriquée. Ce n'est pas l'Orient qui
donnait ces formes, si exagérément minces, effilées. C'étaient ces
formes amincies qu'avaient vues et tenté de copier les architectes
orientaux, persans et arabes.
Le chanvre a fait « les minarets », en a montré la direction à des
gens qui ne l'ont suivie qu'à moitié ou plutôt au dixième. Ce sont les
fûts incroyablement graciles des apparitions haschichines qui ont
donné l'idée, le principe, l'allure des jets d'eau filiformes, des
gracieux arcs géminés, des colonnettes, des arcs surhaussés, des
minarets et non l'Islam qui, en aucune façon ne les contenait, pas
plus qu'il ne contenait les stalactites ambiguës et vibrantes de ses
portails et ses «  arabesques  » sans fin, exemples des ornements
aux infinies variations, de la fine ornementification incoercible des
visions haschichines, de ses diamants brouillés.
Visions d'animaux dont le cou s'allonge fantastiquement. Images
de carrés qui ne résistent pas à la mescaline et deviennent triangles.
Les images mentales sont des tendances. Un carré est une
tendance à être et rester carré conformément au gabarit évoqué.
Mais, dans la mescaline, l'image est un compromis entre sa
tendance et la tendance ondulante ou érigeante de l'onde qui passe.
Certaines images… on n'arrive pas à les évoquer, encore moins
à les faire tenir plusieurs secondes, étant trop contrecarrées par des
tendances plus fortes. Ainsi, une forme trapue. Ainsi, un carré
évoqué avec peine dans une phase de verticalité et d'érections se
subdivisera en quantité de triangles à « pointes » aiguës, ou perdra
des pans, deviendra octogone, lequel à nouveau, se partagera en
triangles.
Quelle raison psychologique y aurait-il à ce comportement ?
De même, comme dans les délires aigus et pour la même raison,
une idée ne peut être maintenue en soi. Il y faut une sorte de
modération intérieure (de modération ondulatoire). Si l'onde est
forte, la pensée en est constamment dérangée, défaite, oblitérée.
Rtre11. Commun à tous les hallucinogènes. Les rires
interminables que provoque le chanvre sont célèbres et facilement
reconnaissables.
Le rire fait abandonner des positions de trop de contrainte.
Dans le haschich, le rire vient après une sorte de sinuosité,
extrêmement déliée, qui est à la fois comme une onde, comme un
chatouillement et comme un frisson et comme les marches d'un
escalier très raide. Desserrages brusques. Le comique vient ensuite.
Il ne tarde pas. L'imagination, tout l'intéresse. Tout la pique, aussitôt
amusée à broder, fabuler, placer et déplacer. L'une entraînant l'autre,
ce sont alors des rires interminables, des cascades de relâchement
qui ne relâchent rien du tout, et le rire, toujours en course, après un
instant de halte pour retrouver le souffle, reprend, impossible à
assouvir. Rire sur courroies d'entraînement. Rire sans sujets de rire.
Des sujets on en trouve au début. Ensuite l'imagination se lasse
mais le rire court toujours.
Pareil au fou rire de certains aliénés, il exprime particulièrement
la prodigieuse absurdité de tout, à la fois métaphysiquement et (par
le chatouillis) très physiquement ressentie, ressentie dans une
conjonction extraordinaire.
L'infini dans la mescaline. Ses caractères. Sentiment de l'infini,
de la présence de l'infini, de la proximité, de l'immé – diateté, de la
pénétration de l'infini, de l'infini traversant sans fin le fini. Un infini en
marche, d'une marche égale qui ne s'arrêtera plus, qui ne peut plus
s'arrêter. Cessation du fini, du mirage du fini, de la conviction
illusoire qu'il existe du fini, du conclu, du terminé, de l'arrêté. Le fini
soit prolongé, soit émietté, partout pris en traître par un infini
traversier, débordant, magnifique annulateur et dissipateur de tout
«  circonscrit  », lequel ne peut plus exister. Un infiniment qui ne
permet plus d'en finir avec quoi que ce soit, qui part en séries
infinies, qui est infinité, qui se module en une infinisation à laquelle
aucun fini ne peut se soustraire, où la mesquinerie même,
réobservée, aussitôt se prolonge, s'approfondit, se perd et s'infinise,
se décirconscrit, où n'importe quel sujet, n'importe quelle humeur,
émotion ou sentiment enfile le stupéfiant et si naturel infini.
Obsédant, tracassier infini12 qui ne permet plus que lui, que retour à
lui, que passage par lui. Infini qui seul est, qui rythme est. Si le
rythme est majestueux, l'infini sera divin. Si le rythme est précipité,
l'infini sera persécution, angoisse, fragmentation, affolant, incessant
réembarquement d'ici à plus loin, plus loin, plus loin, plus loin, plus
loin, plus loin, plus loin, plus loin, à jamais loin de tout havre. Infini
infinissant tout, mais plus qu'à tout autre sentiment accordé
merveilleusement à bonté, tolérance, tolérance, miséricorde,
acceptation, égalité, pardon, patience, amour et universelle
compassion.
Quelqu'un oserait-il ici parler d'ondes  ? Oui et même d'une
certaine onde. Un génie est bien nourri par des vitamines et de la
chair animale et entretenu par ses hormones. Est-il si scandaleux
que ce qu'il y a de plus immatériel dans la matière vienne soutenir le
sentiment de l'infini  ? «  Le Peyotl aide à adorer  », disait un de ses
fidèles. L'onde qui aide à adorer. Celui qui a pris de la mescaline a
pris un bol de vibrations, voilà ce qu'il a pris et qui le possède
maintenant. Aidé de son exaltation, puisse-t-il établir en lui la
meilleure13 onde, celle qui, par sa merveilleuse inhabituelle
régularité, et par son amplitude, soulève et donne majestueuse
importance, onde qui est support pour l'infini, sa sustentation, sa
litanie.
L'impression de prolongements, de persistance, de fascination,
par répétition inhabituelle dont on ne se débarrasse pas, un certain
radotage, le rail sinueux d'une continuation en vous qui hypnotise,
paraissent aussi venir de l'onde entraînante. Foi par voie vibratoire.
Alternance. Oscillation dans les idées, les désirs.
Caractères de cette alternance. Un exemple d'abord  : si, dans
l'ivresse mescalinienne, vous avez le désir de voir quelqu'un et de
ne plus rester seul, à peine apparu, ce désir semble attrapé par une
immatérielle poigne à mouvements contradictoires. Cinquante fois
en une minute, vous passez de «  Je vais l'appeler  » à «  non, je
n'appelle pas », à « si, j'appelle », à « non, je n'appelle pas », etc.
Cette alternance n'est pas intellectuelle. Elle n'est pas de
jugement. Vous n'êtes absolument pas plus avancé après cinquante
aller et retour qu'après le premier. Rien n'a mûri. Vous n'êtes pas
plus près d'une décision. Les arguments pour ou contre n'ont pas pu
se montrer, encore moins se développer. Vous avez subi, comme
des poussées physiques, cinquante impulsions dans un sens, et
autant dans l'autre (ou étaient-ce des cessations d'impulsions ?).
De ces impulsions alternatives, une est totalement « pour » sans
une trace de «  contre  » ou de «  douteux  » (et toujours en pleine
impétuosité). Vous projetant dans le « pour » et l'autre parfaitement
contre, ou au moins annula – trice, vous laissant sans désir, sans
plus une trace de désir, dans un repos parfait (et, sans raison,
absolument revenu du désir pourtant si extrême il y a un instant
encore).
Seul, le résultat final est de l'ambivalence, mais jamais les deux
impulsions ne paraissent ensemble, en un tableau les contenant
toutes deux, en un mélange harmonieux ou inharmonieux. Il semble
que cela soit impossible, contre nature. Les impulsions apparaissent
séparées, successives, sans la plus petite trace de mélange.
Comment ne pas songer à un entraînement oscillatoire, à un
entraînement imposé… à une onde forte en amplitude et voltage, et
dont les fréquences ne permettraient pas un fonctionnement utile de
la pensée ?
Le moins qu'on puisse imaginer est un phénomène périodique
affectant la cellule nerveuse, comme serait une succession plus
rapide de polarisations et de dépolarisations.
La dualité est-elle toujours présente, la conscience est – elle un
état oscillatoire, créant antagonisme14 dont le présent état n'est que
l'accélération et l'amplification, mais telle que le système ne
fonctionne plus, un choix convenable n'étant plus possible ?
Dualité ici fanatique et pareille dans les vues de l'esprit. Un
moment on voit l'aspect habituel, un moment après l'aspect mauvais,
pervers, incorrect. L'un, puis l'autre. Sans mélange. Le côté pervers,
puis le côté pur, puis le pervers (actes pervers, réflexe pervers,
dessous des cartes), puis de nouveau le pur ou le correct, ou le
normal qui n'est peut – être que la cessation du pervers. Absolu non-
mélange. Diabolique clairvoyance.
A lui seul, le phénomène mécanique de l'oscillation (une fois
amplifié et accéléré) peut être un désastre. Les passages
contradictoires brisent le courage de vivre, brisent la volonté.
Certains passages oscillants ne permettent plus à une image de se
former, de subsister, ne permettent pas à une pensée de se
maintenir, de venir intacte. Ondes si intolérables qu'elles ont conduit
des aliénés qui en étaient victimes à se jeter par la fenêtre pour en
finir avec ce serpent infernal et sans épaisseur, qui les empêchait de
penser et les poussait à penser, qui les détachait et les attachait et
les détachait sans fin, sans fin. – En se suicidant, ils y ont mis fin.
Ondes à folie.
Si l'état normal est mélange, examen et maîtrise des pulsions et
des vues antagonistes, si l'état créé par la drogue ou par une
maladie mentale est oscillation avec succession et séparation totale
des pulsions antagonistes et points de vue opposés, il existe un
troisième état, celui-ci sans alternance, comme sans mélange, où la
conscience dans une totalité inouïe règne sans antagonisme aucun.
Extase (ou cosmique ou d'amour, ou érotique, ou diabolique). Sans
une exaltation extrême on n'y entre pas. Une fois dedans, toute
variété disparaît dans ce qui paraît un univers indépendant. L'extase
et l'extase seule ouvre l'absolument sans mélange, l'absolument non
interrompu par la plus infime opposition ou impureté qui soit le
moindrement, même allusivement, autre. Univers pur, d'une totale
homogénéité énergétique où vit ensemble, et en flots, l'absolument
de même race, de même signe, de même orientation.
Cela, cela seulement est «  le grand jeu  », et peu importe alors
qu'une onde ou non aide cet univers autonome, où un transport,
comparable à rien de ce qui est de ce monde, vous maintient
soulevé, hors des lois mentales, dans une mer de félicité15.

II. LA PSILOCYBINE (EXPÉRIENCES ET


AUTOCRITIQUE)

PREMIÈRE EXPÉRIENCE

La première chose surprenante, après bientôt trois quarts


d'heure et quand je me trouvais presque gêné devant des étrangers
de me montrer si peu sensible, fut la photographie d'un, puis de
deux personnages, qui me parurent singulièrement arrêtés16.
L'un d'eux était Macmillan. Il n'aurait pas dû me paraître
surprenant, le naturel des photographies étant d'imposer un arrêt.
Mais cet arrêt était un prodigieux arrêt, un arrêt qui n'en finissait pas,
incessamment renouvelé en tant qu'empêchement aux
mouvements, signe possible que je commençais, sans encore le
savoir, à être envahi de petits mouvements intérieurs, tandis qu'une
autre région de moi entrait dans une immobilité proportionnelle.
Macmillan, je le savais, était à ce moment à Moscou et bien
empêché par une ruse et une insolence extrême de M. K. destinées
à lui faire perdre la face. Cet empêchement-là n'est pas tout à fait à
exclure. Dans la drogue les affluents viennent de toutes parts,
instantanément grossis, méconnaissables.
Quoi qu'il en fût de lui et de son immobilité, je m'en débarrassai
en tournant la page de la revue qui le contenait. Ce ne fut pas sans
avoir à produire un certain effort. Et là, premier ou second d'un rang
défilant en l'honneur de ce même Macmillan, était un soldat
soviétique, dans une attitude de raideur comme il est d'usage en
pareil cas, la bouche volontaire et qui avec l'âge deviendrait
méprisante, formant presque un dais, une bouche très au garde-à-
vous.
Chaque fois que je tournais mes yeux vers cette bouche, elle
opérait comme une répétition d'immobilisation qui, même pour
l'armée, présentait quelque chose d'anormal dans la contrainte. Ainsi
le Soviétique et l'Anglais se trouvaient extraordinairement unis,
quoique sans le savoir et sans aucune utilité pour quelque cause
que ce fût, sociale, nationale ou même supranationale.
Semblablement, mais à un bien moindre degré, je commençais à
trouver bien immobiles et empruntés les quatre docteurs qui
m'observaient. Tout à l'heure ils seraient tout à fait en bois. Le
moment n'était pas encore venu. Je fermai les yeux. Alors nagea
devant moi un poisson à la dent unique du dessus, à la dent unique
du dessous qui est, je crois bien ne pas me tromper, un baliste
(Balistes vetulus). J'en avais vu un quelque trois jours plus tôt dans
un film où étouffant hors de son élément, dans le fond d'une pirogue,
et presque mourant, il broya néanmoins sans difficulté et sans avoir
à s'y reprendre, une solide boîte de conserve qu'on lui avait glissée
entre les dents. Ce spectacle pouvait à juste titre avoir frappé
n'importe qui dans la salle et le souvenir que j'en ressuscitai en
revoyant sa grande gueule pâle et blafarde ne devait pas, me
semblait-il, suffire à me faire juger obsédé par l'image mythique du
« vagin denté » décrit par les spécialistes. Je le dis aux psychiatres
présents, sachant combien, depuis cinquante ans, les experts sont
devenus rhéteurs à propos de certains organes. Mais derrière un
léger sourire ambigu, ils retinrent par-devers eux leurs réflexions.
À nouveau je fermai les yeux.
Se liant alors tant bien que mal à cette vision, je vis des murs
cyclopéens. Il s'en trouvait dans la revue du Pérou que j'avais
apportée et feuilletée rapidement. Je voyais à présent des murs du
même type, mais aux blocs de pierre autrement dissymétriques,
d'une dissymétrie invraisemblable, qui grâce à cette intrication
merveilleuse se soutenaient parfaitement, et ces murs étaient
cartilagineux !
Je sentis ensuite confusément puis plus fortement, de plus en
plus fortement, quelque chose qui voulait me diriger, voulait me
soumettre, voulait ma docilité. Impérativement, inexplicablement,
j'étais poussé vers une sbrte de morale conventionnelle et de
religion de bien-pensant.
Fermant les yeux, je vis un extrêmement haut prie-Dieu qui n'eût
pu convenir à homme au monde, à moins d'imaginer un chanoine
maigre de la taille d'une girafe adulte, ce qui ne me vint pas à
l'esprit, et le prie-Dieu resta inoccupé et seul dans l'espace, faisant
peut-être allusion à moi qui n'acceptais pas cette invitation religieuse
(particulièrement occidentale et conformiste).
Vraisemblablement dans le même esprit, j'écrivis sans raison
apparente sur le moment  : «  les visages des augustes orants  »,
membre d'une phrase qui n'est peut-être pas de moi et qu'il me parut
recevoir sous dictée. Sur ma droite apparurent des êtres pacifiés,
couleur de pierre, presque des statues, mais respirant encore
quoique faiblement et lentement, étendus tout à fait à l'horizontale
sur des dalles nues. Quelques têtes, à part, montraient également
des visages calmes et posés, dans la pénombre et le silence.
De petites étendues d'eau (ou de sable blanc ?) se mirent à luire
dans des encadrements de pierre considérables, tels qu'en plus petit
et en métal on en voit autour de certaines photographies de famille.
Très ornés et plaisants, je me demandais comment il se faisait que
des cadres pareils je n'en eusse jamais rencontrés dans aucun
jardin, autour des gazons ou des fleurs. Enfin, je vis d'immenses
coulmas. J'écrivis le mot aussitôt, mais je ne sais plus ce que sont
les coulmas. En notant le vocable, je me décapitai de la vision et de
son sens, le mot seul resta, témoin inutilisable.
Sur tout cela, disparaissait et réapparaissait, en des endroits
nouveaux imprévisibles, un mouvant sourire de pierre que les
surfaces les plus diverses par leur ensemble ou leurs ensembles
partiels composaient et recomposaient différemment au rythme
d'une lente opération que je ne saisissais que là.
L'atmosphère était à l'amortissement. Comme si quelque
présence faisait faire silence, malgré le bruit non négligeable d'une
horloge de table qui, tout bruit qu'il était, ne pouvait réduire ni tout à
fait étouffer un « chut » imprononcé mais là, doucement impératif et
rayonnant.
Une des dernières choses que je vis avant de «  plonger  », fut
quantité de bouches, de pittoresques bouches à cinq suçoirs au lieu
de langues. Il n'est pas impossible que ce spectacle rendît
l'impression que l'on voulait me faire parler. Les bouches des
médecins témoins posaient peu de questions mais étaient avides
d'en poser. Je les avais devant moi. Suceuses de paroles.
Je n'étais pas, on le voit, très alerte, nullement vigilant comme
dans l'ivresse de la mescaline.
De visions, peu, parfois incongrues, en rapport plutôt avec des
pensées critiques qu'avec l'impression générale que j'avais, que
j'avais de plus en plus, de sentir des appels à une sorte de
conformisme religieux.
J'entrais, c'était sûr, dans un courant que d'autres eussent appelé
bénéfique. Je ne voyais pas encore nettement que cela me brassait,
mais cela sûrement commençait. Brassages, appels persuasifs,
poussées de conformisme, appels à «  sauvegarder l'idéal  » (mais
muets, sans mots), invitations à me déraidir étaient les aspects d'un
même phénomène, d'une même tendance. Je disais à voix haute  :
« Je ne veux pas avaler ce gros caramel », « Je ne veux pas de ce
qui vient à moi avec prédication », « Je ne veux pas de ce qui vient
presque gentiment, mais puissamment, me tourner et me
retourner ». Car je n'oubliais pas de ne vouloir pas.
Sous une tout autre forme que celle que je connaissais, c'était
toujours de la drogue, c'est-à-dire un poison offrant qui propose  :
« Paradis. Paradis pour toi si tu acceptes. » Ce paradis, car chaque
drogue a le sien, était paradis d'obéissance pour devenir idéalement
normal, soumis à l'esprit de groupe (ou obéissant à l'éducation
reçue ?).
Est-ce ainsi que la psilocybine guérit, en désingularisant ?
Je ne disais pas encore cela.
J'avais à faire. J'étais occupé à observer, possiblement me
dupant, un phénomène qui n'était peut-être qu'une représentation
motrice de mon état de difficulté. Car j'étais de plus en plus en
difficulté sans pour autant prendre peur17.
Donc, j'étais assailli par des ondulations. De considérables. De
larges, de fortes, aptes à me déformer. J'avais à y faire face.
Mon corps autour de moi avait fondu. Mon être m'apparaissait (si
je gardais les paupières baissées et sans repères visuels) une
substance informe, homogène, comme est une amibe. Plus
homogène encore. Je ne me sentais pas rapetissé mais seulement
indifférencié. Sur moi, sur mes frontières, avec une grande
amplitude, des ondes, ou des lignes ondulantes, résistantes,
d'énergie pleines. Des serpents de force. Ils commençaient (il fallut
longtemps avant que je m'en émeuve) à m'enrober, à me traverser, à
me former et déformer rythmiquement, à me traverser beaucoup, à
me travailler beaucoup, à de tout me distraire beaucoup, à
m'arracher beaucoup, à m'exhorter beaucoup, à me tordre
beaucoup, à me plier beaucoup, à vouloir me faire souple, à vouloir
me faire fluide, à vouloir me rendre sans résistance. Mais toujours
sans impétuosité, sans méchanceté, sans brutalité, sans violence,
sans brusquerie, très patiemment, très flexueusement, très Yin et
pas du tout Yang. Et recommençaient, et recommençaient sans répit
les irrésistibles tentatives acharnées, comme bras artificiels
pétrissant une pâte préparée. Moi, j'étais cette pâte.
Bras sans substance, très efficaces et nombreusement
constitués, comme cheveux de femme dans une tresse épaisse.
Tantôt je sentais plus le brassage, tantôt plus la prédication
(prédication biologique tendant à me remodeler). Massage fluidique
ou discours, ce rabâchage n'en finissait plus. Il fallait indéfiniment
reprendre la gymnastique cellulaire, répondre à l'appel organique,
répondre oui, cesser de faire le résistant, le cabochard, et me laisser
faire comme tout le monde, me laisser diriger pour de bon, et venir
au modèle honnête homme, très honnête homme, homme selon
l'idéal de la société.
Et toujours ces lanières ondulantes18 et sans corps venaient et
revenaient me travailler avec plus d'amplitude, en un malaxage et
remassage, hammam psychique qui eût dû desserrer, décontracter,
le plus décidé, le plus ferme des hommes. Moi, pas inquiet, je
continuais à «  être  ». Sans plus. C'était beaucoup. On s'étonnait
autour de moi de me voir si peu ému. Dans une sorte d'indifférence,
j'attendais que ce fleuve à vagues ecclésiastiques et moralisatrices
voulût bien passer.
De visions, plus question, ou à peine, entre deux rapides
brassages. Je voyais souvent des grimaces. Peut-être venaient –
elles de mon être dédoublé et témoin, qui m'entendant parler
sérieusement (trop) et avec trop de complaisance aussi et de docilité
et de zèle à ces docteurs curieux qui voulaient que je
«  communique  », se moquait en douce de mes explications
empressées  ? Ces grimaces rendaient manifestes des torsions
formidables comme la tératologie et les «  gueules cassées  » n'en
présentent pas, sans pour cela rendre repoussants les visages
qu'elles marquaient, laids seulement d'une laideur sans
conséquence, non sentie comme laideur.
J'étais, comme écrivent les médecins, dans une neutralité
affective parfaite. Ces grimaces m'intéressaient – si ceci n'est pas
une contradiction. Extrêmement compliquées, avec des relais
faciaux (si je puis dire) tant la surface que couvraient ces grimaces
était immense. Là, j'aurais dû me méfier, au vu de cette grandeur qui
traduisait l'envahissement énorme que je subissais, mais cette
drogue s'y était prise de façon si ménagée, par gradations si douces
que je ne m'aperçus du danger qu'en plein dedans. Même alors, je
ne fus pas affecté (elle m'avait décidément enlevé mon
impressionnabilité). J'étais venu pour ce travail. C'était mon travail
que d'y être et tout ce que j'avais à faire était de renseigner tant que
je pouvais les témoins que, dès que je rouvrais les yeux, je
retrouvais assis, inchangés, immobiles, comme à la terrasse d'un
autre univers, tandis que le mien était en pleine désagrégation.
Toujours flegmatiques, silencieux, quêteurs, ils interrogeaient du
regard le plongeur que j'étais dès que je faisais surface. Leur visage
qui se voulait naturel était embarrassé.
J'essayais laborieusement de leur montrer (je n'avais pas tous
mes moyens) que les grimaces en somme s'expliquaient par la
combinaison de lignes tordues, lesquelles donnent fatalement des
grimaces, dès que' l'on imagine dedans un œil, une bouche, un
visage. Les lignes ondulantes, jusque-là neutres affectivement,
aussitôt paraissent grimaçantes. C'est qu'étant senties comme
figures, on les éprouve comme monstrueuses, effarantes,
souffrantes ou mauvaises ou ridicules au lieu d'être, comme elles
étaient avant, de simples lignes qui se tordent, se distendent,
s'entrelacent. Mais eux, muets, sans doute mal convaincus,
attendaient que je passe à un autre sujet, à une idée moins « folle »
(!) ou – qui sait  ? – à une idée carrément folle, plus nettement
délirante, qu'ils eussent pu identifier à coup sûr comme telle, au lieu
de rester dans le doute.
Pour moi, l'aspect insolite de ma situation devenait plus patent,
plus absorbant. Les yeux fermés, j'étais dans le grand monde des
fluides, plus forts que tout, fluide moi – même, plus compact
seulement, plus consistant. Les yeux ouverts, j'étais devant quatre
étrangers, assis, sans rien faire. Quoique accablé, je répondais à la
demande tacite, je parlais, je me dévoyais dans des paroles
explicatives, puis fermant à nouveau les yeux, je me replongeais
dans le fleuve aux flots innombrables où il n'y avait ni examinateurs,
ni professeurs, mais seulement des ondulations, des ondulations
sans rien d'autre, des ondulations incessantes, brassant tout dans
une parfaite et presque cosmique monotonie, dans une inlassable
houle, loin des demeures des hommes et des raisonnements et des
catégories des hommes et des divisions et des cloisonnements.
Chaque vingtième de minute, ou chaque centième ou cinq centième
de minute (?), j'y retombais, j'y refaisais naufrage. J'y oubliais tout en
y faisant naufrage, j'y naufrageais aussitôt le souvenir de leur
présence et de toute autre réalité. Et naturellement, mon corps.
Sans repères visuels, plus de corps. Plus que des ondulations. De
plus en plus rares et légères étaient les visions, de plus en plus
pénible et infructueux l'effort pour aller vers elles. Un temps
extrêmement court un visage m'apparut aux dizaines d'yeux plantés
dans une carrière ouverte en une des joues, et qui regardaient de
tous côtés. Mais vraiment j'étais trop chiffonné pour m'attarder. Le
brassage intérieur que j'avais repéré n'était pas pour autant arrêté, ni
même diminué. C'était indéfiniment à recommencer. Lutte maudite à
reprendre au même moment, à la même prise, sans progrès. Pour la
cinq millième fois peut-être, il fallait tenir bon contre le dérangement,
ou plutôt l'arrangement imposé, contre l'assaut sans variété mais
indéfiniment repris de cet insupportable harmoniseur entêté,
anonyme, qui, rejeté régulièrement, se remettait sans se lasser à
vouloir réveiller en moi je ne sais quelles bonnes dispositions, quelle
bonne conduite, quelles bonnes résolutions.
Si je ne suis pas rentré dans le rang cette fois, ce ne sera jamais
fait.
Cet appel organique, non parlé, qui voulait diligemment, avec
une patience de femmes (quand elles en ont) me remodeler, me
débarrasser de mes pointes, de mes singularités, et que je fasse ma
soumission, était impayable. Cet enlève-insubordination aurait dû
mieux agir. Peut-être mon insubordination, je la cachais (même à
moi) pour mieux la préserver, peut-être était-elle cachée trop loin,
même pour un champignon sacré. En tout cas, il m'enlevait bien
mes pointes, mon impressionnabilité, mes différences soudaines de
tonus. Il m'enlevait mon originalité. (Un des docteurs, visiblement
déçu, en fit plus tard la remarque.)
Ce maniement psychique, ne me permettant plus mon style, mais
ne m'emportant pas non plus malgré ses dragages et ses appels
engageants19, l'impression me vint à je ne sais plus quel moment
qu'il n'y aurait ni vainqueur ni vaincu.
Tantôt dans le fleuve tourmenteur, tantôt dans un bureau en face
de plusieurs témoins, qui m'attendaient à mes retours, mes cinq
cents retours avec paroles, puis de nouveau dans le « phénomène »
qui me reprenait et les annulait, puis de nouveau devant mon
tribunal des quatre. Ainsi, entre ces deux univers, alternant sans fin,
également étrangers, passant sans cesse de l'un à l'autre, j'étais
également dehors et sans place.
D'un côté enfoncé, de l'autre parlant trop, me vidant en paroles
(banales, ressassées d'ailleurs) toutefois pas continues.
Pendant un silence, j'entendis un médecin prononcer à l'oreille
d'un autre : « Cas typique de dépersonnalisation20. »
À ces mots, reconnaissant les impropriétés du langage, je sus
que le monde n'avait guère changé durant ma noyade. Sans doute,
je me sentais une masse amorphe entre des lignes de force. Perte
d'impression du corps, mais nullement de ma personne aussi
complexe et «  située  » qu'avant, simplement fort occupée par
moments comme le serait un malade luttant contre une douleur très
forte, qui fait qu'il y « revient » sans cesse. Je ne commettais aucune
erreur directe non plus sur la leur. La mienne n'étant pas affectée, je
ne changeais pas la leur.
Tout autre, celle-là profondément changée, la conscience de mon
corps que je ne me sentais plus occuper convenablement,
continûment. Ne sentant pas mon corps en son entier, en son détail
mais mal, à peine et sporadiquement, ne sentant pas mon visage,
ne pouvant le sentir en imagination, je n'arrivais pas à sentir la vie
de leur visage à eux. Je les recomposais mal, proportionnellement à
la façon dont mal j'occupais le mien. Mais le mien, je ne l'ai pas en
face de moi pour l'observer. Il ne m'était pas un spectacle, tandis
qu'eux… Mon attention, dès que je rouvrais les yeux, surtout dans la
deuxième moitié de l'expérience, allait donc à leur visage sans
naturel. Visiblement, ils se fatiguaient de plus en plus. J'étais gêné
pour eux. Je parlais dans l'espoir de les voir se ranimer un peu. Leur
air compassé me restera longtemps dans la mémoire.
Quitter la folie de mon monde pour les retrouver en cet état était
une sorte de nouvelle folie particulièrement absurde, car enfin il
fallait bien reconnaître que c'était moi qui subissais le cataclysme
psilocybique, non eux, et c'étaient eux qui prenaient l'air déshabité
de zombis et tel que, s'il n'y avait pas tant de choses étranges à
Sainte – Anne, le portier eût dû hésiter tout à l'heure à les laisser
sortir dans l'état où ils étaient. Rigides, en bois, mal agencés, mal
conçus, essais lamentables d'imitation de têtes d'hommes faits par
un paysan sculpteur du dimanche dans un canton suisse, leur
groupe était ahurissant.
Non, vraiment, ce n'était pas agréable pour moi de les retrouver
dans cette agonie assise parente de la mienne (plus près, en effet,
d'une agonie que d'une ivresse était mon intoxication). J'avais peine
à me retenir de leur en parler. Ils ne l'eussent pas bien pris sans
doute.
M'étant levé – à ce propos ou à quelque autre – pour m'observer
dans la glace, je compris aussitôt que j'avais le même type de
visage qu'eux, toutefois plus extériorisé. En fait, il avait un peu rosi
aux pommettes et quelque animation lui venait de la parole mais lui
aussi, en partie déshabité, participait de la même étrangeté, visage
que les impressions de l'intérieur ne vitalisaient plus, que je ne
ressentais plus.
Je n'arrivais pas à le recomposer – ni le mien, ni le leur – à les
remplir (mentalement) des sensations qui leur correspondent
normalement.
Les femmes médecins étaient moins modifiées, peut-être parce
que plus jeunes, moins anguleuses, plus agréables, harmonieuses.
Quant aux témoins hommes, malgré l'explication qu'en gros je
venais de me donner, ils ne cessèrent jusqu'à la fin de me
préoccuper.
A des moments de plus grand abandon (sans doute) de mon
propre corps, je les voyais plus mal en point. Leurs faces altérées
m'accablaient alors : cinquante fois, j'ai failli leur dire : « Docteur, je
vous en prie, à quoi bon cette identification  ? Remettez-vous, ça
n'arrange rien que vous preniez ces mines.  » Mais je retenais ma
langue au dernier moment. Il faut être prudent en ces lieux.
Enfin, quand je ne m'y attendais plus, le teint de l'un d'eux
s'éclaira. Encore quelques minutes, sa mâchoire inférieure au reste
de sa figure s'ajusta de façon satisfaisante, encore quelques
minutes et sa voix qui jusque-là me semblait également mal placée,
pas fausse mais n'allant pas avec le reste et comme sortie d'une
autre tête, se remit en place. Ouf  ! Le teint surtout faisait plaisir à
revoir, vraiment excellent. Je ne l'aurais pas cru capable de se
remettre si vite. Mais du docteur, parti plus tôt et que je n'ai pas revu,
je garde l'impression reçue, que je ne peux redresser, d'une santé
profondément atteinte. Une heure plus tard, je la lui eusse sans
doute rendue intacte.
L'après-midi était avancé. Nous sortîmes, deux des docteurs et
moi, tous trois à peu près remis. Mes yeux étaient battus, mais une
heure après il n'y paraissait plus.
Dans la voiture de Mlle L., et tout en-lui parlant, je ressassais à
part moi l'extrême indécence qu'il y a d'être sous l'effet d'une drogue
devant des étrangers qui n'en ont pas pris. Je sentais aussi comme
jamais le scandale de la drogue : vous êtes emporté, vous êtes dans
un autre monde et quatre heures après vous êtes dans la rue, vous
êtes pareil aux autres, vous rentrez tranquillement chez vous, vous
allez manger !
J'étais peu satisfait. J'étais tombé dans le piège des paroles dont
j'ignorais l'existence, m'étant, avant de l'essayer, abstenu exprès
d'enquêter sur cette drogue où ce phénomène est connu et
commun. J'avais subi une folie (?) qui n'affole pas, m'avait montré
peu de choses, m'avait rendu placide.
J'ignorais encore le nom mazatèque du champignon, nom
prodigieusement bien trouvé qui signifie éboulement. Dans cet
éboulement j'avais perdu mon style.
Non pas deux fois, non pas trois, mais huit, neuf fois, j'ai dû
reprendre le présent écrit, tant il était, tant il restait inexplicablement
informe, relâché, détendu, « défait », privé de ce que je peux avoir
de spontané, de réagissant, d'« à moi ». Vraisemblablement il garde
encore quelques marques de soumission que je n'ai pu lui retirer,
soumis à l'histoire, devenu chroniqueur par manque d'indépendance
et de combativité.
Dans l'épreuve psilocybienne qui m'amoindrissait, je prenais du
recul, je me mettais en état de défense, reportant mes défenses vers
l'arrière d'une façon inconsciente. Ce fut une surprise pour moi, à
relire mon texte, d'y trouver tout au long de l'ironie, signe d'une
vigilance d'infirme prêt à un combat d'arrière-garde. Ce serait
pourtant se méprendre que de voir une charge dans ma description
des visages qui m'entouraient. À beaucoup de ceux qui ont pris de la
psilocybine, de l'acide lysergique, ou de la mescaline, comme à
beaucoup d'aliénés, les «  autres  », famille, médecins, gardes et
visiteurs apparaissent étrangement anormaux, mal faits, factices.
Pour moi ce fut une découverte, ayant pris en général ces produits
seul, ou dans une demi – obscurité. J'ai cru bon de dire ce que les
assistants en général oublient, veulent oublier ou ignorer, ne pouvant
trouver une attitude convenable à la situation « renversée ».

DEUXIÈME EXPÉRIENCE
Cette fois, je ne parlai pas. M'en gardant bien. M'y refusant de
toutes mes dernières forces. Et j'arrivai à écrire. M'y forçant. Forçant
ma main. Tout un temps, une comparaison m'étant venue à l'esprit,
celle d'un remorqueur quittant le port et pénétrant dans une mer
tempétueuse, où il trace son chemin malaisément, tout un temps ma
main, pourtant pas à plus de vingt centimètres de mes yeux,
m'apparut plus comme un remorqueur, entouré d'eau agitée, que
comme une main. Comme main, elle était toute brouillée. Mais enfin
elle allait de l'avant, moi décidé, ne lui permettant pas le repos. Je
ne pus toutefois forcer mon attention à découvrir le détail du
phénomène qui me délabrait. Si j'avais vu clair dans la transe
mescalinienne, c'était à cause d'une stimulation mentale générale.
Ici elle me manquait totalement21. J'étais dans le fond d'une
tranchée. Eh bien alors, il aurait fallu m'en accommoder, chercher à
m'y plaire. L'idée ne m'en vint pas. (Cela semble extraordinaire, mais
dans la drogue on reste sans le savoir fasciné, sans songer à
changer d'orientation.) Je demeurais à attendre que ma vigilance
revienne, sans profiter de l'état d'apaisement que je trouvais
contrariant !
Les visions lentes, collantes, pas proprement visionnaires,
étaient d'hommes, presque géants, aux poses gênantes tant elles
étaient abandonnées et comme on n'en rencontre qu'en temps de
guerre, sur les terrains où une unité a été surprise et décimée.
Invraisemblablement inertes, je ne les observais que de loin en loin,
ne tenant pas à les regarder. Toutefois, je ne les voyais pas morts.
Non, rien de funèbre en eux. Seulement des êtres lassés comme on
ne saurait dire, bras et jambes et la taille aussi dans un repos de
plomb, dans un repos d'un autre monde. Faits d'étoffes précieuses,
leurs vêtements étaient lourds, chargés, presque d'apparat… et
d'autrefois. Somptueux surtout. Pourquoi si somptueux  ? Je ne
comprenais toujours pas ma propre comparaison, celle que je faisais
si théâtralement, si cinématographiquement et dont j'observais,
stupide, la réalisation visionnaire. Je ne comprenais pas que le
repos, le sur-repos, la paix, forcée sans doute, paix quand même,
paix sur moi, contre moi il est vrai plutôt qu'en moi, que cette paix
prodigieuse loin de l'agitation de la foule, loin des occupations et des
travaux et des nécessités interventionnaires de la vie, c'était du luxe,
un luxe dont en effet j'étais plus revêtu que pénétré et jouisseur.
J'étais dans le luxe de ne rien faire, de n'envisager de rien faire dans
quelque avenir que ce fût, j'étais plus à l'abri d'avoir rien à faire et
des pensées du «  faire  » que ne fut jamais un indolent potentat
oriental. Et tout de même, sur le moment je ne comprenais pas  !
Seulement gêné, je me détournais tant que je pouvais d'observer
ces grands riches immobiles, étendus, en qui seulement
confusément je sentais la gravité d'un dangereux retrait de vie
quelque part. Où ? Je n'aurais su le dire.
Combien de temps durèrent et s'enlisèrent les visions,
l'expérience et moi, je ne sais. Du vague. Des vagues. De l'étrange
mais qui ne frappait pas assez fort, des nappes souterraines
d'étrange…
L'expérience étant presque terminée, j'appelai une amie
médecin, qui avait bien voulu se tenir dans la pièce voisine pour
répondre éventuellement à un accident s'il en était arrivé un, et me
mis à parler avec elle pour essayer de débrouiller ce mystérieux
retour à l'enfance, que l'on m'avait dit très commun et dont pour ma
part je ne voyais pas trace, ni quel en pouvait être le chemin. Elle se
mit avec moi à chercher les causes possibles. Le temps passait. On
ne savait plus qu'il passait. Elle se mit à raconter son passé, son
enfance. C'était extraordinaire. Nous ne voyions pas que c'était
extraordinaire. Quand elle se leva, quatre heures avaient passé en
confidences. Moi j'avais pris la psi – locybine. Elle me livrait son
enfance !
C'était merveilleux, mais non pas absurde. Ma propre
désinhibition, ma presque parfaite égalité d'âme, perceptible,
évidemment, lui ayant fait tomber sa garde, avait fait le miracle et
accompli un retour à l'enfance inattendu.
Sans doute, c'est d'abord pour m'aider que le témoin avait
examiné et découvert des épisodes de son enfance. Ensuite moi j'en
avais découvert un peu de la mienne. Dans une mutuelle confiance,
nous « les » comparions. Tout de même, cet inhabituel apaisement
était particulier, en tout cas me conduisait à comprendre enfin la
conclusion du Pr  Delay «  que le principal intérêt de la psilocybine
réside dans la possibilité de provoquer des réminiscences
(d'événements traumatisants) et la levée de réticences ».
L'adulte tient secrète son enfance, comme une affaire
personnelle, comme une époque passée, dépassée, à ne pas trahir,
faite souvent de beaucoup de hontes. Grande preuve de confiance
et d'abandon que de revenir à son enfance en présence de
quelqu'un qui vous a connu plus tard. Car on est naturellement
renégat des trop humbles conditions du jeune âge, désireux de
montrer surtout le surhomme, et l'homme est le surhomme de
l'enfant.
Revivre un épisode de sa vie enfantine devant autrui n'est pas
naturel. Il faut être naïf pour croire qu'on peut se confier à quelqu'un
impunément et lui donner des armes. Les gens qui ont vécu
ensemble longtemps en savent quelque chose.
Les effets de la psilocybine sont multiples. Elle peut donner une
sorte d'extase tranquille, guérir certains malades mentaux très
«  fermés  », très «  autistes  », qu'elle amène assez vite, parfois en
une séance, à s'ouvrir, se découvrir, à reprendre le contact avec les
autres. Elle peut à certains donner des visions et un état d'étrangeté,
et surtout l'impression d'être dans un fond, dans l'essentiel, loin des
hommes et de l'activité humaine, enfin augmenter dans qui les
possède déjà les facultés de divination. Elle donne parfois une
déréalisation presque pure, sans distraction ou épiphénomène.
Mais comment agit-elle ? Si je réfléchis à ce que j'ai ressenti, elle
supprime, me semble-t-il, d'une façon surprenante et pratiquement
totale, la préparation à l'acte prochain, l'état de mobilisation où se
trouve, où se met l'adulte en vue de la journée à remplir, des actes à
accomplir, des choses à faire, des choses à éviter. Toute minute est
grosse d'un programme du futur. Être vivant, c'est être prêt. Prêt à
ce qui peut arriver, dans la jungle de la ville et de la journée. D'une
prévoyance incessamment et subconsciemment ajustée. L'état
normal, bien loin d'être un repos, est une mise sous tension en vue
d'efforts à fournir (éventuellement ou prochainement). Mise sous
tension si habituelle et inaperçue qu'on ne sait comment la faire
baisser. L'état normal est un état de préparation, de disposition vers.
De préorganisation.
Rares, très rares (si même ils existent) ceux qui en sont
innocents. La psilocybine n'agirait pas sur eux, comme elle est sans
action sur ceux qui prennent des tranquillisants et des
neuroleptiques22. Elle agit aussi très sensiblement moins le matin
que l'après-midi, moment où l'on conseille justement de la prendre.
Le matin la mise sous tension étant moindre, à peine recommencée,
sa cessation est moins sensationnelle.
On est mis au calme, à l'arrêt. Dévitalisation. J'avais devant moi
(en visions) des hommes étendus, des êtres dignes, importants,
d'une certaine prestance, des êtres arrivés, achevés, plutôt qu'âgés,
qui n'étaient plus dans l'avenir.
On se sent, d'autre part, dans un état où tout ce qu'on a fait (dont
on est ou fier ou encore mentalement occupé), tout ce qu'on a ajouté
au jeune homme incertain qu'on fut, est tenu pour non avenu, ne
comptant pas, n'ayant plus de sens. Un simple mouvement interne
l'a rendu nul, inepte. Toute la superstructure d'un homme qui croit et
dont on croit qu'il a fait quelque chose dans sa vie est aussitôt
réduite à zéro. Zéro par voie affective23. Elle n'existait que dans une
perspective d'action, d'excitation, peut-être de continuation, de
contention. Les rêveries également disparaissent : trop d'espoirs en
elles, trop de divertissements.
La psilocybine supprime le sentiment aventureux, elle coupe de
l'avenir, elle supprime la disposition féline à faire face aussitôt à tout
ce qui peut venir à l'improviste. Elle élimine le chasseur en l'homme,
l'ambitieux en l'homme, le chat en l'homme. Elle démobilise. Voilà
encore comment, faute d'avenir, et d'avoir à faire au proche avenir
(qui a ses relations avec le lointain avenir aussi), coupant la relation
avec l'ambition, la relation qui consiste à être « tendu vers », on se
trouverait revenir au passé. En plus, l'enfance n'a pas cette
tendance à l'effort continu, à la vigilance en vue de buts invariables.
On l'apprend. Petit à petit, on y est formé. Cela tombant d'un coup,
on se retrouve au niveau de son enfance. La plupart, en effet, leur
ambition et l'appel à compétition disparus, reviennent aussitôt à
l'enfance à laquelle ils n'ont cessé de rêver, leur habitat, le seul état
où ils furent vivants et qu'ils ont quitté malgré eux. Pour moi, pas de
paradis en arrière. Donc frustré d'avenir, et ne me dirigeant pas vers
le passé, j'attendais, mais d'une attente placide, régulière, et qui
n'apportait rien. Conduite infertile.
Sous' la psilocybine, on perd de la force musculaire et surtout la
conscience musculaire. Or, le muscle est lié à «  bientôt  », à
conquête, à compétition, à vitalité, record, agressivité.
Même les petites variations (qui font l'impressionnabilité), les
petits changements de sensations, de communications avec notre
propre corps, et avec les muscles dont nous sommes le tendeur
ardent, ou simplement éveillé, disparaissent de façon spectaculaire,
ne laissant qu'une impression d'existence, de souveraine, unique,
immodifiée existence, d'existence dans un fond, un fond intouchable,
invulnérable, échappant à tous et à tout, impression enfin d'essence,
sans variété, sans attributs.
Beaucoup de ceux qui ont essayé le champignon « sacré »
Allers et Scheminski (Pflugers Arch., p. 212, 1926, cités par J. H.
Schultz) ont démontré à l'aide de techniques éleétro-myographiques
que toute idée d'un mouvement était accompagnée de potentiels
d'action dans les groupements musculaires correspondants.
En subsiste-t-il sous psilocybine ? Aucun, si on peut se fier à ses
impressions. Et avec leur disparition apparente et probable (mais qui
serait à vérifier) disparaît toute idée de mouvement et d'intervention,
et bientôt toute idée d'efforts, de réussite, de zèle, d'avenir.
notent l'impression de l'inanité de tout le reste, et spécialement
de toutes les variations devenues méprisables. L'état de fond
repousse la variation, et la repousse souvent comme en quelque
sorte24 sacrilège. On devient très vite (sinon instantanément)
orgueilleux de ce fond essentiel.
Un médecin, jusque-là modeste et coopératif comme on dit
maintenant, et travaillant pour la science, se désintéresse en
quelques minutes et complètement de toutes ses recherches, qui lui
paraissent ineptes… comme elles le sont, hors d'une perspective de
recherche de progrès, d'interventions, d'action. « Je me sens, dit un
autre, complètement détaché du jugement d'autrui. Il m'importe peu
de plaire à qui que ce soit. J'ai envie d'être seul. Les autres me sont
devenus étrangers. Je ne suis plus de leur bord. »
Nombreux sont ceux qui ont parlé à peu près pareillement.
Le monde peut-être ne se présente varié, n'est senti comme
varié, que si notre influx nerveux est incessamment varié, inégal,
modulé. Les électro-encéphalogrammes de l'avenir, moins
imparfaits, éclaireront sans doute cette relation.
D'autres, au Mexique, allant jusqu'au bout du détachement,
trouvent l'extase. L'ont trouvée depuis longtemps. «  Ils appelaient
ces champignons teonanacatl, ce qui signifie “chair de Dieu” ou du
diable qu'ils adoraient, et de cette façon, avec cette amère
nourriture, ils recevaient leur Dieu cruel en communion25. »
Moins forte en spectacles que la mescaline ou que l'acide
lysergique, la psilocybine est étonnante par les transformations
intérieures. On assiste à cette curiosité d'un comprimé qui se
change en exhortation26. On peut après cela songer sans divagation
aux pilules à moraliser, peut-être aux pilules à mathématiques. Non
certes par stimulation d'un centre cérébral, ni même d'une faculté de
mathématiser, à cheval sur plusieurs fonctions, mais par modification
du caractère. (Les mathématiques vont, le plus souvent, avec une
attitude psychologique, voire névrotique27.)
Tout ou presque tout est composé, composante, et donc
rccomposable. Chemins à trouver. stimulations conjuguées du
manière à créer un système de circulation des idées, des
sentiments. Au lieu de psychologues qui établissent des tests, des
psychologues chimistes qui établiront des parcours.
Le comportement individuel avec une drogue reste un point à
« surprendre ». Une drogue, plutôt qu'une chose, c'est quelqu'un. Le
problème est donc la cohabitation. Ou s'aimer (jouer ensemble,
s'unir, ou aussi se renforcer, s'exalter) ou bien s'opposer (se
combattre, se bouder, mettre l'autre en échec, se replier). Là aussi,
les uns sont doués pour l'union, les autres pour leur préservation.
Questionné sur le champignon, un Indien du Mexique disait d'une
phrase : « Il conduit là où est Dieu. »
Il acceptait l'entraînement, il retournait volontiers avec élan et
soumission à l'adoration suivant la religion de ses pères.
Pour moi, la religion de mon adolescence n'étant plus dans mon
horizon actuel, j'étais gêné (encore ce retour en arrière) comme
d'une piété d'autrefois, d'un enseignement et d'une formation qui
voulait s'accomplir enfin. Faisant le sourd, je contrecarrais ce
mouvement et le mettais incessamment en échec. (Incessamment,
périodiquement. Les poussées sont toujours périodiques. D'une
seconde  ? D'un dixième ou trentième de seconde  ? Je ne saurais
dire.) Je sentais nettement les arrivées et les arrêts d'impulsions,
surtout les arrivées.
Faisant le distrait à ces appels (il s'agissait d'un climat, sans
jamais une situation concrète précise), je n'avais plus grand-chose à
me mettre sous l'attention. Le plus grand prodige me paraissait
d'être conduit par un champignon, et qu'un champignon28 voulût ma
bonne conduite et me voulût bien-pensant. Champignon contre
l'indépendance. Contre la singularité. Je me sentais devenir
quelconque. Comme je l'ai dit, ce n'était pas illusion. Je n'avais plus
mon style. Mon style avait perdu ses «  soudains  ». Il faut savoir
établir de bonnes relations avec une drogue nouvelle venue. Je ne
suis pas assez liant. Rencontre assez ratée.
J'ai essayé de réfléchir pourquoi.
Il conviendrait aussi de porter la réflexion sur les moyens
particulièrement infidèles qui rendent si mal une expérience de ce
type, où tant de singularités se rencontrent et tellement à l'improviste
et dont celui qui est dedans, mais fort embarrassé, est seul au
courant. Les observations d'un témoin seront utiles, surtout s'il est
capable de saisir ce que le sujet est mal placé pour saisir, comme sa
voix qui à son insu devient pâteuse, les muscles de son visage qui
s'affaissent, son pouls qui vient à changer et aussi la pupille de ses
yeux, et bien d'autres moins pondérables éléments ou aspects de
son comportement. La transcription de ses propos, leur
enregistrement par un magnétophone (si cette traîtresse présence
ajoutée aux autres ne devient pas une gêne excessive) rendront
particulièrement service, la parole restant la voie de communication
la plus ouverte. Le malheur veut en effet que, contrairement à ce qui
se passe avec la mescaline, la difficulté d'écrire est ici considérable.
Généralement on lâche le crayon. Les muscles se détendent. On n'a
plus d'application de ce côté. Même lorsque plus tard le relâchement
musculaire de la main s'atténue, le zèle pour écrire demeure très
réduit. Il faudra se contenter de quelques notes par-ci par-là,
précieuses tout de même…, et de parler. Or, à cause du langage
parlé, plus directement social que le langage écrit, en relation
immédiate avec les personnes présentes (avec qui plus ou moins
consciemment on fait « groupe »), on subit la tentation de la facilité,
du conventionnel. On va aux ponts commodes, aux réflexions les
plus communicatives, à celles qui «  n'arrêteront pas  ». On évite –
bons seulement pour l'écrit quoique particulièrement vrais – l'obscur
(momentanément obscur), le «  distingué  » – quoiqu'il mérite de
l'être, le strictement personnel qui risque de paraître trop personnel,
le dialogue du «  moi  » profond au «  moi  » ordinaire, qui pourrait
sembler une façon d'exclure les assistants, et bien des finesses
(mais pour soi seul) et plus encore de ces choses gênantes à dire à
voix haute mais qu'on eût toujours pu écrire et examiner plus tard
avec fruit.
Lorsqu'au lendemain de son aventure extraordinaire, le sujet
parcourt le protocole de l'expérience et qu'il lit les paroles sans doute
soigneusement rapportées qu'il a prononcées, il y reconnaît à peine
ce qui lui est arrivé. Il va devoir faire de sérieux efforts pour se
replacer entre et derrière ces paroles qui ne disent pas grand-chose
et qui voulaient dire tant de choses, qui n'étaient pas seulement
désordre, signes de débâcle, mais recherche et finalité. L'étranger
qui, lisant ces phrases incohérentes, inachevées, tôt interrompues,
les reporterait purement et simplement à un état d'incohérence
mentale correspondant, se tromperait presque du tout au tout. Un
vaste mouvement de cohérence était par-dessous. Mots-repères,
que ces mots que la victime de l'agression psilocybinique jeta. Mots-
relais. Elle s'essayait à de nouveaux relais. Ces mots qu'elle
attrapait de-ci de-là (à revoir plus tard), dits, non tellement parce
qu'elle voyait clair, mais en attendant d'y voir clair et afin d'y aider,
doivent être saisis comme les fils encore mal attachés de la toile
d'araignée de la compréhension qu'elle élaborait, pour tenter de
recouvrir la nouvelle et constamment changeante situation
bouleversée, dont elle n'acceptait pas le bouleversement. Mots pour
la « ressaisir », pour se « ressaisir », cependant qu'elle subissait un
traitement, et quel traitement  ! On oublie trop combien est peu
naturelle une auto-observation à voix haute, non pas dans ce cas
seulement. Commenter sur-le-champ et définir en mots une situation
émouvante ou un état cénesthésique complexe, c'est se mettre en
travers de ce qu'on ressent. C'est s'en éloigner.
Cependant, à plusieurs, à beaucoup de ceux qui furent mis en
cet état singulier, il leur est arrivé d'abondamment parler, pris d'un
entraînement tout nouveau à l'effusion. Ils n'ont pu se retenir, retenir
ce qu'ils ne savaient même pas qu'ils retenaient auparavant, qu'ils
ressassaient obscurément. C'est ce remâché alors qui vient au-
dehors à quoi ils vont s'abandonner. Le reste si important du
complexe phénomène en eux, ils renoncent à le suivre, glissant sur
la pente forte, celle des confidences (jusque-là bloquées). A cette
heure, les paroles généralement cessent d'être embarrassées et
sans liaison. Elles coulent de source. Ils ont choisi la facilité. Ils
profitent de la psilocybine, mais ce n'est pas d'eux qu'on apprendra
ce qu'est la psilocybine. Ainsi, de plusieurs façons la parole trompe.
Et tout autant trompera le silence. Silence qui ne veut pas
nécessairement dire indigence. Silence aussi par excès, par l'excès
de tout ce qu'on voit et sent présentement, qu'on ne pourrait pas
traduire. Autisme par honnêteté. On retrouve l'effet pavlovien des
impressions contradictoires, qui conduisent à l'inhibition, une
réponse aux stimuli excessivement nombreux devenant impossible.
Le sujet s'arrête. Il ne veut plus avoir affaire aux autres en raison de
l'impossible communication entre le monde sien et le monde des
autres. Isolement. Un état schizoïde s'installerait même, s'il n'y avait
cet aplanissement extraordinaire annulant les révoltes, qui semble
malgré lui vouloir son bien, s'il n'y avait cette surprenante impression
sui generis de la psilocybine qui semble annoncer ses vertus
thérapeutiques.
III. LA MESCALINE ET LA MUSIQUE

Ça part trop vite


Ne plus en prendre
Envolées
Phrases sans les mots29, sans les sons, sans le sens
Fatigant
Mystérieux
Dehors il se met à pleuvoir
De la pluie tombe
Comment n'en être pas ébranlé ?
Comment faisais-je autrefois pour n'en être pas ébranlé  ?
Comment font les autres ?
Tressaillements
Bourgeonnements
Bourgeonnements sans achèvements
Enfants instables, comme à présent je vous comprends  !
Effrénée vivacité dans l'intime du minime
Au loin un chien aboie
un aboiement parfait un modèle d'aboiement un aboiement entre
deux règnes de silence. Mescaline qui de tout sait faire de la
majesté !
Au loin tout à fait au loin, une latte de fer, frappée, résonne
touchée peut-être par un enfant distrait qui, rêveur, remarque à
peine qu'il fait un bruit bruit souligné pour moi seul extraordinaire
unique qui s'engage dans les profondeurs introduisant saveur
développant saveur enfilant saveur au-delà au-delà au-delà.
Je tiens sur l'autel ce son ineffable et saint prodigieusement
capable prodigieusement important inestimable et sacré.
Plus de projets Cercle magique au-delà des projets.
Des mots passent dans la serre chaude de ma tête
« Amortissement », « Amortissement ».
Entre tous «  amortissement  » domine ayant quelque chose du
miracle mot-charnière, tour dominante, mur d'enceinte, privilège
secret
belvédère contrôlant toute la situation mot pour mon salut, qu'un
Maître inconnu me désigne. Significativement aussi
«  avertissement  » vient «  avertissement  » se lève parmi ses
frères « avertissement » paraît, disparaît, reparaît avertissement qui
n'arrive pas à m'avertir30.
«  Avertissement  » encore vain avertissement puis tout s'est
« songé » en autre chose.
Profond
transmutateur quelque chose vient de passer sous moi sur moi
abstrait qui passe qui repasse !
Comme si soudain j'avais reçu des coups secrets Où ?
Comment ?
Ah, je vois. Attention !
Il me faut au plus vite être distrait.
Essayons de la musique. N'importe laquelle. Essayons d'en
écouter.
Horreur !
Je glisse
Tout glisse
Il n'y a plus que ce qui glisse
Rien n'arrête plus, et cela continue et glisse autour de moi glisse,
et en moi glisse
il faudrait
il faudrait…
Musique qui me laisse suspendu
dans les eaux de mon esprit. Dans la drogue souvent cela arrive.
Elle prévient, mais d'un mot qui ne met pas dans la perspective
mentale voulue, que l'on ne situera et ne comprendra que plus tard
(trop tard). Pareillement une prédiction quoique connue demeure
inutile, l'événement seul montrant, et clair alors comme le jour, le
mot dans son contexte jusque – là invisible et le drame.
ses lacets
ses lacets qui me tient dans ses lacets.
Amolli le monde amolli tout entier devenu flots et qui coule
Que s'est-il donc passé ? Il s'est passé une triple agression. La
première venant quelque temps après l'apparition des deux mots-
signaux, j'eus quelque peine à la comprendre et ce fut, seulement
recouché, que je vis ce qui avait pu déclencher mon bizarre
abattement. Pieds nus sur le carreau, j'étais allé dans la salle de
bains, prendre un flacon d'eau de Cologne. Subitement j'eus froid.
Faute de mieux, je m'enveloppai les pieds de serviettes sèches.
Mais l'agression du froid n'avait pas été repoussée, l'impression de
froid, perdant tout rapport avec l'incident, devenait «  le froid  »,
l'imparable froid, le froid essentiel et, par définition, qui exclut
catégoriquement la chaleur, froid par continuation, par règne, en
vertu de son pouvoir verbal intrinsèque… Froid abstrait de son point
de départ.
Cependant, je le sentais, il restait en moi un autre abattement,
tapi sous le premier et tout aussi abstrait. Sur le divan, j'essayais de
réfléchir. Tout à l'heure, entrant dans la salle d'eau, en ces moments
vulnérables, j'avais été frappé (mot étonnant. Que de mots semblent
avoir été inventés par des névrosés  !) par l'affreuse chaise qui s'y
trouve. Elle m'avait donné un coup, des coups, et chaque fois que je
la regardais, de nouveaux coups. Je me souviens maintenant que je
l'avais assez étrangement considérée, insuffisamment vêtue comme
elle est de sa peinture ancienne autrefois blanche, maintenant
écaillée, lépreuse, décolorée, pauvre vieille chaise, et ses si pauvres
pieds mal en point (mais oui, les pieds aussi comme moi) et ç'avait
été la deuxième agression, agression de laideur qui se lia à la
première, toutes deux bientôt n'en faisant qu'une, qui de ses coups
nombreux me frappait, moi aveugle, et continuait à frapper
sourdement, mais profondément, peut-être composant à mon insu,
avec «  froid  » faisant «  refroidissement  », avec «  laid  » faisant
«  enlaidissement  », avec «  vieux  » faisant «  vieillissement  », avec
« lépreux » faisant « quantité de maladies » et d'indispositions et de
malaises et faisant misère, faisant ruine, faisant Dieu sait quoi, car la
drogue c'est le chemin qui ne s'arrête pas, qui va, qui va, avec ses
dégâts proliférants, incessamment mettant des jeunes au monde.
J'avais quelque peine à redresser la barre. Me croyant malin je mis
la radio, mais très en sourdine. C'est alors que je glissai, que ça
glissa, que tout glissa. Troisième agression en cette mémorable
journée  ! Je coupai presque aussitôt, mais la musique coupée
continua.
Désolidifié, devenu flou, le monde d'avant m'était soustrait. La
musique annulée, son enchantement n'avait pas été annulé. La
musique – je le comprenais à présent – est une opération pour se
soustraire aux lois de ce monde, à ses duretés, à son inflexibilité, à
ses aspérités, à sa solide inhumaine matérialité. Opération réussie !
Ah  ! oui, au-delà de toute réussite, au-delà de ce qu'aucun
compositeur avait jamais réussi. Il n'y avait plus de monde, il n'y
avait plus qu'un liquide, le liquide de l'enchantement. Cette réponse
que fait au monde le musicien, je n'entendais plus que cette
réponse, réponse par le fluide, par l'aérien, par le sensible. J'étais
dedans, englouti.
Je m'en souviendrai de la suavité ! Sournoise déliquescence. Sur
le moment, je n'avais pas vu tout ce que ça entraînait mais
seulement qu'il fallait à tout prix rompre l'enchantement. Une douche
(un peu hâtive), puis des coups que je me donnai (peut-être pas très
forts, car je demeurais extrêmement abattu) n'ayant rien changé, je
me mis à téléphoner, avide de joindre des hommes qui n'étaient pas
dans l'enchantement et qui pourraient donc m'aider, sans même le
savoir, par leur admirable inconsciente raideur. Les amis d'abord.
Aucun ne se trouva là. De moindres amis alors. Aucun non plus.
C'était l'époque des vacances. Paris désert… D'autres enfin dont je
ne savais même pas si nous étions toujours «  bien  » ensemble ou
même si on l'avait jamais été. N'importe, c'était leur ossature que je
voulais et pas leur sympathie, leur raideur, leur mécontentement
même. Mais personne. Personne pour me tirer à la réalité. Nageur
entre deux eaux, dans un courant m'éloignant de toute rive,
j'essayais cependant de comprendre mieux quel coup de pied avait
pu si bien m'envoyer loin du bord. J'aurais dû téléphoner au hasard,
à des numéros quelconques. L'idée ne m'en vint pas. Devenu eau,
l'effort m'était contre nature. Enfin, une employée dans un bureau
promet d'appeler un ami. Dans des courants, n'espérant plus
l'intervention de qui me désenchanterait, je dus souvent perdre le
contact. A chaque reprise de conscience, le miel était là, toujours à
m'enrober. Des insectes avaient été enrobés ainsi, que plus tard on
avait retrouvés dans l'ambre de la Baltique, tout prêts, semblait-il, à
achever un mouvement interrompu, arrêté depuis 130 millions
d'années. Enfin, R. B. m'appelle. J'avais en cela au moins vu juste :
l'enchantement subit aussi un amoindrissement. Je tâchais sans
doute de me rendre plus semblable à lui, non enchanté. Il me
donnait tranquillement un modèle de non – enchantement, un
modèle de résistance (dont il ne se doutait pas. Ces athlètes
mentaux que sont les hommes normaux, ils ne se doutent de rien,
se croient fatigués, sans forces  !), mais la reprise en main ne dura
pas longtemps. Le téléphone raccroché, l'enchantement regagna à
toute vitesse. Je repartais dans mon château d'air, dans l'espace.
Combien de fois ainsi jusqu'au soir m'a-t-il obligeamment rappelé
pour prendre de mes nouvelles avec de bonnes paroles
encourageantes, je ne sais. Ce furent quelques parenthèses
bienvenues. Mais très courtes. L'engloutissement revenait aussitôt
après.
Le soir, la pluie se mit à tomber. Vienne le déluge  ! aspirais-je.
Vienne le déluge qui inonde tout ! J'ai une âme, maintenant, pour ce
déluge, merveilleusement accordée et plus que Noé, une âme tout
autrement accordée au déluge.
Ah ! ce qu'on est dupe, dupe à perte de vue. Mescaline utile au
moins à faire voir cela.
C'est seulement le lendemain midi, auprès du peintre M. et de sa
femme, que je sens la réalité revenir, mes renaissants crampons sur
elle, mes ou ses résistances revenues. Brut, brutaux, brutalités, vous
reveniez. Objets, vous qui vous opposez, vous qui résistez, qui ne
voulez pas du musical, butés, durs, immobiles, matériels, résistants
à nous, nous aussi matériels – objets, je vous retrouvais. Je
retrouvais notre heureuse opposition. Matérialité était revenue
comme un cadeau de Noël.
À celui qui a pris de la mescaline, en dose suffisante, toute
évocation musicale est généralement impossible. Les musiciens
eux-mêmes n'arrivent qu'à imaginer des visions d'orchestre,
d'instruments ou de partitions, au lieu des sons qu'ils veulent en vain
entendre. Certes, en diminuant beaucoup la dose, l'impossible
devient possible. Ce pourrait même être une voie d'approche.
Expériences à faire. Existe-t-il des exceptions où l'on entende la
musique seule, ou au moins d'une façon dominante  ? À en juger
d'après les pages que transcrit Lewin31, le cas de Beringer n'est pas
concluant. Le Dr  B. faisait de la musique dans la pièce d'à côté,
entretenant de la sorte du sonore, du musical. «  Elle ne
s'harmonisait pas avec mes images, dit Beringer, et me gênait  »,
mais la singularité du son qu'on entend alors comme «  en
suspension  » a pu lui donner l'impression d'entendre ce qu'il a
appelé et ce qui lui a paru être « la musique des sphères ». Il devait
se soustraire à tout le reste de cette musique sans doute complexe,
qu'il ne suivait pas et ne tenait pas à suivre. Les rythmes, de toute
évidence (comme il appert de sa parlante description), étaient
l'essentiel, le rythme cosmique. Dans la mescaline, les rythmes, en
effet, sont très fréquemment éprouvés. Il est même étonnant qu'ils
se tiennent si indépendants de la musique, qu'ils ne l'accrochent
jamais, ou presque jamais, ou mal. Il m'était à moi-même arrivé
quelque chose de fort hybride et j'attendais pour en parler une
aventure plus probante, qui ne s'est jamais trouvée. J'en dirai donc
quelques mots ici. C'était en 1956, au cours d'une sorte de transe
« érotique32». Le principal de ce qui m'était arrivé en ce jour, c'était
des visions orgiaques et fantastiques et des rythmes de même.
Subitement, des chants sortirent, oui, sortirent. Car autant que je les
entendais, je les sentais sortir, devant sortir, pressés de sortir,
mouvements phonateurs incoercibles, qui sans doute venaient des
choristes dont j'entendais les voix, mais avaient aussi leur origine
dans ma gorge, possédée d'une sorte d'envie vocale qui me rendait
coparticipant et actif.
Ce que c'était  ? Des passages des Trois Petites Liturgies de la
présence divine d'Olivier Messiaen. Mais dans quel état ! Passages,
coupes plutôt, et des coupes qui eussent été faites par un homme
au comble de l'énervement qui ne peut pas supporter des sons plus
de quinze secondes de suite, mais qui y reviendra souvent, toujours
aussi exaspéré, toujours avec le même élan insensé. Les fragments
en étaient si précipités qu'on s'attendait à les entendre hoquetés,
mais non, le bourgeonnement bouffon s'accrochait, sans une faute,
malgré l'invraisemblable vitesse, malgré les déclenchements de
notes semblables à des évacuations précipitées, semblables à des
rafales. Débordante et l'instant d'après arrêtée, la musique de plus
en plus allait, contrefaite, déni de musique, déni de mystique. Jamais
je n'aurais cru une musique capable de devenir aussi dévergondée,
entremetteuse, libertine, folle, impie, ignoble, subversive. Il y avait
aussi par moments, des échappées, des gamineries, des notes haut
perchées, des jumelages ineptes, des frottages musicaux jamais
entendus, des abbellimenti outranciers, un divisionnisme fou, des
voix couplées étrangement avec des aboiements ou des hurlements
de la jungle. Peu d'inventions somme toute dans les structures, mais
pour le parodique tout est bon. Tout va au but.
Les morceaux, coupés de l'œuvre, commençaient à être eux-
mêmes traversés de plus en plus par d'autres musiques, les unes
très syncopées, d'autres non, ramassées dans de vieux souvenirs
soudain réveillés, coupes étranges, coupes sur coupes. L'« ubiquité
par l'amour  » particulièrement avait déclenché le système des
coupes s'alliant si bien à la mescaline, à son côté mécanique. Des
morceaux de bravoure, du genre des grands airs de Tosca, fusaient
éclatants et ineptes, tessons de musiques abhorrées que j'avais dû
entendre autrefois avec nausée et honte joués dans la rue par
quelque orgue de Barbarie, dérision, encanaillement du sentiment
musical cocasse et rococo, mais les psalmodies restaient la pièce de
résistance (quelle résistance  !) qui luttait contre le pot-pourri
démoniaque, qui voulait l'entraîner et périodiquement lui fauchait ses
effets. Un rire énorme, que je ne pouvais trouver, m'eût peut-être
libéré. Mais la profanation couvrait tout. La musique d'ailleurs, elle
était là et puis n'était plus et sans que cela fît grande différence.
Voilà qui était singulier. Souvent je me surprenais à la suivre sans
l'entendre, croyant encore l'entendre quand je m'apercevais qu'elle
passait «  à vide  », c'est-à-dire sans les sons. Mais ma transe
inchangée continuait sans elle, et c'est à ses reprises, à ces sons
qui soudain retentissants m'attaquaient que je la remarquais à
nouveau. Des dizaines de secondes, peut-être plus, s'étaient
écoulées, musique débarquée, avant qu'elle ne se retrouvât,
rembarquant à grand bruit. Le côté vocal restait le principal, que
l'instrumental ne faisait que suivre. (Surprenant, je n'aime que les
instruments et autant dire jamais les voix. Mais ce qu'on déteste est
plus fort, plus fixé en soi souvent que ce qu'on a aimé, qui ne vous a
pas gêné.) Soumise à de mauvais traitements, pervertie, ridiculisée
et ridiculisante, cette musique lèse-musique avait des élans que n'a
pas le plus grand lyrisme. Même tronçonnée, même vilipendée,
même parcourue de débâcles, elle n'avait rien d'effondré. Une
jouissance ignoble était son centre, sa nature, son secret, jouissance
omniprésente, spasmodique, insoutenable. À l'entendre, à la suivre,
on était soumis à des tiraillements, à des laciniations, à des
expansions décomposées, à des culbutes et à des arrachements.
Toute tutelle, toute protection, toute bienséance musicale rejetée, on
était sur un lit non physique parcouru de jouissances en râteau.
Carnaval subversif, éjaculations de joie, fait de jouissances comme
des écroulements, comme des défenestrations, affolante
exaspération, que rien, rien jamais ne pourrait apaiser. Dans une
folie d'affranchissement, pendant que des mélodies dévalaient,
d'autres étaient interceptées, saisies et comme bourriquées, puis
rejetées brutalement. Ritournelles démentes, aux rapiéçages à la
seconde, chants à multiples parties, chacune s'ouvrant en patte
d'oie, faisant à la diable des déchirures dans le tissu sonore à rendre
malade.
Les cataractes immenses d'un très grand fleuve, qui se serait
trouvé être aussi l'énorme corps jouisseur d'une géante étendue aux
mille fissures amoureuses, appelant et donnant amour, c'eût été
quelque chose de pareil.
Mais c'était la musique, plus insatiable que n'importe quel
monstre, la musique possédée du démon mescalinien, livrée à ses
dévastations, à ses retournements et m'y livrant.
IV. CANNABIS INDICA

INTRODUCTION

Je ne donne pas ici une étude générale sur ses effets, sur les
visions fantasmagoriques qu'il prodigue. Les pages suivantes ne
constituent pas non plus le complément de mes premières
observations33. J'ai voulu le rencontrer à d'autres niveaux34.
Trois opérations majeures  : espionner le chanvre. Avec le
chanvre espionner l'esprit. Avec le chanvre s'espionner soi-même.
Espion de premier ordre, le chanvre. Apprendre à l'utiliser et la
patiente expérience des bouleversements du mental.
Certes, il est intraduisible. Tout est intraduisible. Lui,
particulièrement  : sa désinvolture, son manque de poids, son
manque d'âme, son impertinence, ses jeux iconoclastes et libertins,
ses rébus. J'ai été à la chasse. Beaucoup sans doute m'a échappé.
On trouvera ci-après, en exemple, en très insuffisant exemple,
quelques séquences, et plus loin quelques tentatives d'explication
de séquences, et enfin diverses relations, vaille que vaille, sous la
forme grossière de récits.
Dans les séquences, pour chaque petit groupe de trois ou quatre
mots écrits, il y en avait alentour une centaine d'autres qui n'ont pu
être écrits (faute de vitesse adéquate dans l'écriture ou dans
l'énonciation, sans compter ceux qui échappent) et mille autres
n'eussent pas suffi pour dévoiler ce qu'il y avait derrière ces mots et
qu'en soudaines éclaircies, grâce à un dédoublement miraculeux, on
voyait fuser, s'étendre et proliférer, se développer, se prolonger,
s'expliquer en commentaires et en commentaires de commentaires.
Un phénomène assez spécial s'y rencontre que j'appellerais bien la
pensée néoténique. Avant qu'une pensée ne soit accomplie, venue à
maturité, elle accouche d'une nouvelle, et celle-ci à peine née,
incomplètement formée, en met au monde une autre, une nichée
d'autres qui semblablement se répondent en renvois inattendus et
irrattrapables et que jusqu'à présent je n'ai pas réussi à rendre.

1. TAPIS ROULANT EN MARCHE…

A
Je vais de l'avant, vite Des pelles volent puis des cris je me
dégage l'instant d'après, Naples.
Cette pensée merveilleuse mais quelle était donc cette pensée ?
Soudain, précipice.
En bouillonnant
une eau torrentielle cascade dans le fond d'un canon vive, vive,
vivacissime.
Tenant fortement un grand anneau métallique je serre, je serre
Je… pensée, voyons, c'était avant mais quelle était donc cette
pensée ?
« Paolo ! Paolo ! » crié d'une voix bordée de rouge
Oublis
oublis à grande vitesse
Par terre, des fagots préparés quel tas !
Mais qu'est-ce qui arrive  ? Plus de fagots seulement reste la
« fagocité » Inouï !
Allegro vivace !
Prestes prestissimes pensées sous moi
Tiens, je connais ce chemin-ci un chemin si particulier et
pourtant…
Suis soulevé
élévation
élévation extrême
élévation folle
Tennis des synonymes
Je vois, j'amasse des ressemblances je vois, je rouvre des
différences Formidable !
Quels échanges !
Ces mots, voyons, lesquels étaient-ce prononcés d'une voix si
pincée ?
Vision  : un corset, sur une poitrine, étroitement lacé, un corset.
Immobile rébus.
Un pipe-line à gueule de fauve s'élance vers moi (connu !) Alors
d'un corps d'homme part un long, long geste d'exaspération
Merveilleux  ! Seul dans mon lit j'entends à mes côtés la
respiration de l'étrangère La photographie respire !
Prairies nodosités…
départs soudains
des brisants
des brisants
brisant sur moi.
Oh ! ce visage, si présent, si près j'aurais pu le caresser.
Inoubliable !
A
on assiste réellement aux pensées.
Arrêt dans la course c'est un dôme que d'écrire.
Penser, quelle beauté ! Pensées, partage des eaux Admirable !
Encore frisson qui interrompt qui rompt
on tire des rideaux dans ma figure
Quand se multiplient les multiplications mais… n'aurais-je pas un
clou dans l'estomac ? avalé quand ?
Dans le chantier à ma droite, quelle animation ! fébrile, pétillant,
ébouriffé de travail…
Cétacé, cétodonte
quelques filets d'or dans l'ébène
Elle ! Elle-même !
rebelle
et si naturelle
je reconnais ses traits dans les mousses et les ombres
sa grâce tellement à elle balançant la terre, balançant le ciel
L'instant d'après à l'usine barbu, rugueux, associé.
Étendue !
Étendue !
Je nage vers l'estuaire
L'instant d'après sur les échelons de fer de l'échelle de secours
j'y grimpe lestement
Quelle jeunesse ! N'aurais pas cru.
Si rapide, si rapide,
je juge le temps aux poteaux de mon pouls
Condensations bleues qui indiquent la voie
comme des taches bleues
comme une cécité bleue
Nappe à l'écart
cette eau morte : ma sueur
olfactif
adjectif
Qu'est-ce encore ?
Au corps nu, tandis que le cou pivote
un sein manque. Une piqûre l'a changé en firmament
je le sais
je le sais en toute certitude
Retour.
Un vert si affectueux.
La main qui faisait signe découvre un index rongé jusqu'à la
paume.
Impressions à franchir je feuilletais Ceylan peut-être
Gagnant maintenant un immense vaisseau… Le lest jeté m'aide
Halte
autre
Les corps effondrés demandent malgré tout à assister
Sut un grand œil clair j'observais des pensées conventionnelles
cannelle et limpidité
Nouvellement
finalement un grand œil entre nous au bord d'un « au revoir »
Prairie en vue
« Vite, vite, suivez le rythme ! »
Je ressens tout à coup à l'épaule le recul d'une arme à feu
le me retire
les astres m'attendent
Vives reprises glissant salissant fourmillant tumultueux
gargouillant faisant des failles faisant bris et brosses déclenchement
de jets…
Des pas confus cherchent la sortie
Des têtes s'accouplent Eruptions.
L'instant d'après, la mer.
La fraîcheur de l'eau proche m'arrive au visage
Fini. J'ai un fils.
Je vais tout lui montrer.
L'instant d'après je traverse un quartier animé Entre de petits
palais j'avance sans tourner la tête dans quelque bourg du Penjab,
peut-être ? Mais depuis quand ce voyage ?
Dans la pièce neutre tout s'arrête
Quelques spirales et la main notable
Immédiate, complète, une baleine.
Jaillissement. Les jaillissements l'ont provoquée partout
jaillissement carrefours de jaillissements geysérisation.
Des voix autour de moi s'expriment vivement avec rudesse. Actif,
je ponctionne. C'est mon job, ouvrier parmi des ouvriers.
Dures les voix. Dures. Trop.
Insoutenables
Le normal, c'est tenir à distance Miséricordieux, l'éloignement.
Je marche
Fugitif fugitif l'os sur la nappe le drap mouillé autour du corps
fuyant…
Que signifie ?…
Femmes en verre soufflé on me les montre.
Raillerie ?
Comment viennent les mots ?
Comprendre est aussi une sensation perdue perdue
manque le coup de pouce
Un homme rigide devant moi calcule
Sans qu'il me voie, je passe dans « son » froid.
Des gens
tout un groupe j'ai ma volonté dans leur tête. Pas longtemps.
Ont maintenant leur volonté dans ma tête.
Mauvais.
Mon avenir devra passer par eux. Perroquet d'inconnus.
Loin
loin ces mots qui n'arrivent pas
ma main au bout d'une longue, longue route écrit.
Incidentes incidentes cependant poursuivre.
Picotements
Des paquets de non-sense
sur moi, sans cesse
sans cesse harassé, incapable et excessivement capable
Dans l'espace soudain débordant donnant libre cours à des flots
de tendresse
J'étais sur la voie
la vraie
adieu, les hommes
Revenu soudain au rugueux, au tactile, à la cicatrice face à des
broussins
arbres à vieux genoux
Ombres insensées
C'est vraiment le cœur, le responsable.
Néanderthal que rien ne caresse coriace humain
traversant les siècles, sa peau toujours fraîche
Il faut que je téléphone qu'au monde je téléphone, le ciel appelle
le ciel

La voûte des bruits se soulève


… la gueule qui avala Jonas s'ouvre et se referme
en mesure
suivant mes réflexions
Ombres insensées augmentations des causes
Oscillations d'existence
De grands vides de grands intervalles bâillent bâillent
Les autres m'atténuent Tout ce qui est l'autre !
J'ai honte à voix haute loin de ma tête loin de ma tête
Idiot, ces mots qui ne se trouvent plus ! Direction perdue
mouches dans le sens
Au lieu de l'étendue des plaines je vois l'étendue des visages
Merveilleuse ! Qui n'en finit pas.
Ma main m'éteint
Circulation touribotte touribotte le prodige
Je ne peux écrire ce « sans cesse » sans cesse – —
L'impression, la main, le moins
Interceptions interceptions
L'écho
l'écho qui joue à répéter plus fort plus fort plus fort plus fort
Plus fort
PLUS FORT
j'ai mal au tympan de l'esprit
Blague qui pousse vers Drame
vers meurtre
Blague agent provocateur
Ma tête frottée fort comme entre deux linges serrés
Les traînes de l'idée, et ce qui pèle… et tout ce qui défile ici auto-
route auto-route à quoi bon éparpillé, swept away…
Il me passe des brassées de… et de…
Il me passe des passages de vents en plein champ
Vicieux, qui que ce soit qui me dirige chasse-pensée
brosses qui brossent en moi abstra-brosses
maelstrom-brosses
le papier lui-même au bord des grimaces
saugrenu des tapes sur les raccords
chahut de clartés.
Pensées tac à tac
Problèmes express. Des centaines… aperçus, résolus, oubliés.
Fou !
Transparent à moi, le monde, pur… décodé…
Ah ! ces écarts ! ces écartements !
Résoudre, c'est après.
Open-door pensées open-door sans cesse
Il faudrait lier le vent
Farfouillant
Des envahisse-mots
des endo-polyformations
Le fléau en moi circule comme des fleuves
folle fouille en tous sens
Moi colloïdal.
Parasols et melons
des ballons en mon être s'élèvent
distance, toujours distance
ma troisième vitesse de distanciation
arc d'altitude
mon sept centième néant peut-être depuis ce matin
folie à bras ouverts.
On me jette la tête contre des haies
Je ne vois plus opaque Traversièrement je pénètre
Soudain les liens (de la pensée) devenus cordages font un bruit
pénible dans une poulie…
Inouï ! Inouïe transformation.
Passages à troubles
SSSSS
Brume à toute vitesse autopsychophagie averses
averses à toute vitesse
Pourrais-je jamais rentrer dans le club des « autres »
Commentaires sans fin des pertes
en vol
en vol balancé pluriels qui n'en finissent plus
Tohu-touché au but
et tout recommence
tout re comme
tesses et iesses
égaillés les espaliers
flûte
vent de mes dépouilles
oh ! conduite qui arrache les conduites
Hyperpompe : le recel du sens
Je vois le fait appelé « distance »
Je le vois, abstrait, traverser l'atmosphère
traverser les mondes
traverser détacher…
Minuscules ! minuscules
Ah ces rires !
Le temps en tous sens… bourrasque elliptique
obnubile les encéphalopodes en ob
Lecture respire sous l'eau pensée en cheveux écheveaux mots
qui mettent au monde Eclatant ! Eclatant !
des millions de nains rongent l'orange
vers le lieu de fuite
vite
vite
se déroule
déroule
déroulent
Calme réarrivera jamais ?
Je vois venir une annélide
énorme
immense
temps semblable à une interminable annélide.

Chasse
la chasse reprend à la chasse
Impatience, agacement du spirituel
Esprit à pulsations esprit lanceur de balles
Crescendos
crescendos
Ecarts agrandis en ravins
Il fait grand clair clair pour me priver
Quelle tempête, la lumière !
Tout ce dont vous me scalpez…
Je vois l'arbre à la langue rouge
Des saisons passent en quelques minutes : béatitudes
Le soir touche mes matins
Oui, il est des images nocives, images à faire tomber
Tout ce qui traîne dans l'esprit qui revient fugitif refaire le saut
Je ne peux plus lire préhensivement
Le taux de vie a changé
Ah, le sort d'un mot…
Des lacunes se répandent, se répondent rues de lacunes
A quelques pas de moi un éventail s'ouvre un, mille
Que d'éventements !
Le Sioux que j'observais sur le papier sort de la page tenant une
poterie à la main
Temple temple à l'appel de ton nom temple
Jamais douteux. Jamais rien de douteux !
Sensations sauteuses
Occupé en moi, haschich dans mes étages polissonne à cache-
cache, mes pensées, lui et moi
les secrets faisant signe montrés, cachés montrés-rentrés
Asie revient.
Un masque que je n'ose regarder en face menace qui me fait
masque
S'éloigner vite s'éloigner
Ah ! tous ces renvoyeurs de sens
Pensées à la diable au bord de la route
inutiles
à la volée, intarissablement justes
rapt
rapt
grégaire devenu par courants porteurs
effilés les interlocuteurs
effilés
enjambements décrochements d'étranges consistances
d'étranges nouvelles inconsistances Secouez l'Îlot.
le thème-témoin flageole bourrasque toujours
saugrenu
braqués les projecteurs !
sans suite
sans suite
Tronc creux
dedans une route
roule
c'est être témoin que de penser, se tenir ininterrompu
devenu un trouve-creux
images, c'est mettre un écran
mettre fermeté
La raie, sa peau, quelle rudesse !
les chasses-prises encore interceptions augmentent brumes à
toute vitesse
Hennir, exploit d'un autre…
homme ici plus que jamais
me remettre en course
il faut
il faut
Bosquets d'instants
Torrentiel irrespect Métreur et volage…
Mots sans dépôt.
Mots étonnants qui changent étonnamment, préoccupés.
Des mondes de vide entre les mots
Les trottoirs essaiment quelle ville que l'esprit !
Avec des mots à syllabes manquantes
la tête prophétise sous la potence
Quelqu'un à ma gauche bouge et grimace, Ravinements dans
mes couvertures. Hideux !
Lacets innombrables
Lecture, quelle peine !
Relire, paysage de pluie !
La drogue donne des instructions à l'intelligence, devrait pouvoir
guérir de la sottise.
Mots encore, changés, frappant dur de plus en plus leur
retentissement de plus en plus leur percussion de plus en plus
s'inversent, se faussent opération qui semble se foutre de vos
opérations mentales
SYSTÈME DOUÉ D'UN POUVOIR AUTONOME DE
RIDICULISATION DU SYSTÈME
Effarante progression

empoignant toute sonorité

laissant le sens

fonçant vers plus de retentissement

vers plus de

plus de

plus

Plus
PLUS

2. DERRIÈRE LES MOTS (TENTATIVE D'ANALYSE DE


QUELQUES SÉQUENCES)

Première séquence :
Je vais de l'avant, vite

Des pelles volent

puis des cris

je me dégage

l'instant d'après, Naples.


En même temps que le chanvre augmente l'intensité de
l'évocation, il en augmente la vitesse d'apparition et de disparition.
Tout au long de ces pages j'aurais pu répéter l'intiant d'après.
Chaque instant, en effet, ou petit peloton de micro-instants,
exceptionnellement indépendant, apparaît net, sans coulée, sans
liaison ni avec le précédent ni avec le suivant. A l'état brut
absolument. La ligne en coq-à-l'âne sera donc sa ligne, sera son
style, qui est l'absence de stylisation, d'accommodation. Aucun ne
s'incline sur ses voisins. Séries qui s'arrêtent par chute, par
annulation pure et simple. Surtout des hiatus, sauf dans la phase de
paix, de béatitude.

Deuxième séquence :

Soudain précipice. En bouillonnant une eau torrentielle

cascade au fond d'un canon.


Soudain donc je me trouve au bord d'un précipice, au fond
duquel un torrent circule en bouillonnant. Plus encore que du lieu
que rien n'amenait, je suis stupéfait du détail, de tous ces détails, du
paysage alpestre, avec la vie et l'animation qu'il aurait dans la nature
et sans que j'aie eu à m'exciter, à m'enthousiasmer, sans en avoir eu
le temps. Sur-le-champ, de lui-même il est « lancé ».
Entre cette tranche de pays de montagne si miraculeusement
reçue, et un je ne sais plus quoi qui vient d'avoir lieu sur le lieu
même de l'expérience, je sais, j'éprouve qu'il doit y avoir un rapport.
Qu'était-ce donc ? Me trouvant dans les rochers, j'ai peine à revenir
dans ma chambre et dans la demi-minute précédente, à contre-
courant d'un courant si puissant. Enfin m'y revoici pour inspection, et
j'y retrouve – mais oui, c'est cela – l'insolite passage profond et
rafraîchissant d'une gorgée d'eau que j'avais avalée et qui descendit
en moi profondément. Voilà le rapport. Un instant, je le vois. L'instant
d'après, je ne le vois plus, de nouveaux arrivages de pensées,
d'images et de poussées ayant intercepté le fragile lien découvert.
Revenu aux rochers, niais, mais sachant que j'ai «  su  », je
contemple le canon redevenu indéchiffrable. La faute en est à la
mise en scène du haschich, toujours si réaliste, à ces roches, à ces
éboulis, à ce torrent, issus sans doute de ma sensation, mais qui
sont d'un ordre tel et d'une profusion spectaculaire telle qu'ils
s'opposent à la résurrection de la modeste impression première,
laquelle totalement a disparu, ayant fait place à du solide, à du
scénique, selon l'évolution commune en cette drogue et qui se fait
dans le sens suivant (jamais dans l'autre) du senti vers l'évoqué, du
qualificatif35 vers le substantif, de l'impression vers la chose, de la
chose vers le panorama de choses et vers le décor. Ce que je vois
pourrait être, en effet, une gravure romantique, mais réifiée
soudainement, animée par un presque réel ruisselet qui cascade
dans le fond.
Si l'impression que j'ai eue précédemment d'un filet d'eau,
pénétrant dans ma gorge et m'y rafraîchissant plus profondément
que je ne m'y attendais, a déclenché la vision, tous les éléments
premiers ont maintenant mué. Profond a fait profondeur, a fait
canon, rafraîchissement a fait fraîcheur dans la montagne, eau
avalée et descendant profondément est devenue eau qui tombe, eau
en cascades, eau qui en tombant a creusé un canon, lequel a fait un
précipice, etc. Par des liaisons multiples, l'original oublié reste en
relation subconsciente avec le spectacle de la vision entière, si
gratuit au premier abord, si impersonnel et pourtant secrètement
personnel et adapté au moment, au vécu, spectacle «  prenant  »
sans qu'on voie pourquoi d'abord, hors de sa place, semble-t-il, et en
même temps parfaitement à sa place et que la cloche même du
destin vient d'appeler. Si vrai en un mot qu'on s'en souviendra
comme d'un endroit unique36 où l'on s'est trouvé véritablement.
L'animation de la scène mérite un examen particulier. Elle n'est
pas augmentée dans la même proportion que l'éclairage, le coloris,
les odeurs. Non. Elle sort du rang, et même de leur rang nouveau et
exalté. Son augmentation – intensification est incomparable. Cette
vivacité à elle seule vous transporte ailleurs. Presque tous ceux qui
ont usé du chanvre l'ont rencontrée mainte et mainte fois. Pour moi,
dans les scènes visionnaires que j'ai connues, se sont placés des
milliers de jaillissements, d'éclaboussements, d'explosions, de jets,
d'envols. Le chanvre décoche, lance, darde, éparpille, fait éclater,
fait éruption, soit dans l'ensemble (c'est plus rare) soit, ce qui
déconcerte, dans une petite partie seulement de la vision où son brio
filiforme n'en est que plus surprenant, plus véhément, plus ardent.
On assiste stupéfait à ces sporadiques éruptions, fluettes, folles
fontaines, à ces jets d'eau, plus jets qu'eau, avant tout jaillissements,
surcroîts punctiformes de forces, spectacle délirant de la
geysérisation intérieure, signes de l'augmentation prodigieuse du
potentiel des neurones, de leurs soudaines décharges nerveuses,
signes de déclenchements précipités, de micro-mouvements,
d'amorces de mouvements37, de «  mouvements naissants  » et de
micro-impulsions incoercibles, incessantes, qui finiront chez certains
par donner de l'agitation maniaque.

Troisième séquence :

Tenant à pleine main un anneau, fortement je serre, je serre


Après la précédente vue de plein air, quelle rupture  ! Le lieu,
l'occupation, l'ambiance… à croire que je suis dans un autre film.
Finis les voyages. Dans une pièce nue et neutre, je suis occupé,
sans avoir d'attention pour autre chose, à tenir un anneau, fort, très
fort. Inimaginable ce serrement presque hallucinatoire.
De ma vie je n'ai attrapé pareillement un anneau, ni quelque
objet que ce soit. Pas mon genre, cette ardeur dans les muscles.
C'est plus tard, bien dix jours plus tard que, libéré de la saturante
impression de ce serrage (toutes les impressions dominantes des
séquences ont quelque chose de totalitaire, d'exclusif qui ne permet
pas le partage), c'est alors seulement qu'il me vient à l'esprit que
cela pouvait bien traduire simplement l'impression que j'avais eue,
un instant auparavant, d'un lien entre « profond » et « précipice en
montagne  », l'impression d'avoir «  saisi  » (et plus précisément
d'avoir saisi un anneau de la chaîne). Un anneau seulement, et c'est
très juste. C'est cela même qui faisait paraître la scène et mon
action de serrer dépourvues de sens. Je ne pouvais voir la chaîne
entière, comme il est vrai qu'on ne peut jamais la voir alors, ni même
en voir une partie considérable, chaîne dont les anneaux
apparaissent séparés, inattendus, de nature inégale, dissemblable,
et dont on ne voit jamais qu'un à la fois (quand on le voit), un seul et
frappant.
Hors de propos, inutiles, intempestives, les impressions et
évocations musculaires sont spécialement déroutantes, empêchant
de comprendre, prenant sans raison visible toute la place. Il faut
essayer de n'en pas tenir compte, mais retirées d'un côté, elles
reviennent d'un autre, prenantes, prégnantes, exagérément fortes,
se plaçant où elles n'ont que faire. Presque des hallucinations
musculaires, importuns facteurs de reviviscences, ces
hypersensations concourent au sentiment illusoire du réel, d'un réel
vécu auquel on prendrait part, auquel on serait présent de tous ses
muscles.

Quatrième séquence :

« Paolo ! Paolo ! » crié d'une voix bordée de rouge.


Plus d'anneau. Plus question. Ni de serrer quoi que ce soit.
J'entends crier. Cri agressif, qui entre violemment en moi et paraît
venir du fond d'une cour.
Sorte de scène de souvenir (oublié) qui, subitement, retentit à
nouveau, comme au naturel. Pourtant d'aucun Paolo ainsi interpellé
je ne me souviens. « Voix bordée de rouge. » De la littérature ? Non,
nullement, phénomène précis, courant dans l'ivresse du chanvre, qui
dit bien ce qu'il doit dire et qui – j'y songe – justifierait bien un certain
procédé littéraire, pas si procédé que cela alors.
Lorsque deux sensations, deux de ces hyper-sensations
apparaissent, également fortes et outrées, gênantes, ayant mis ipso
facto dans l'ombre les sensations concomitantes, on est pour les
énoncer conjointes ainsi qu'elles se présentent, débouchant
violentes, ex æquo, et fonçant. Ne jamais oublier cette vitalité
extraordinaire. Pas de statique ici. Pas non plus, sauf à dose très
forte, de violence entraînante. On est au spectacle de violences
localisées… circonscrites, intéressantes.
Pressé par le temps, le temps vivacissime, les mots parfois
seront écourtés, par une fatale coalescence, deux tronçons
étrangers, subitement soudés en un mot nouveau.
La tendance au néologisme chez des gens qui n'en avaient
jamais donné signe est bien connue, tendance à former par
l'agglutination les mots nouveaux dont ils ont besoin.
Certains aliénés pour qui il est des impressions majeures,
empoignantes, s'imposant sans contrôle, abordant la conscience
avec impétuosité et «  ensemble  » et ne la quittant pas, font, par
nécessité intérieure, un mot nouveau de leur double ou multiforme
misère.
Ainsi une malade se dit constamment « pénétroversée », c'est-à-
dire pénétrée en même temps que traversée.
Ce mot en elle s'impose. Mot pour ses besoins nouveaux. Elle
n'a pas étudié pour le fabriquer. Si, au lieu d'être seule à ressentir
cette horrible impression, seule à se trouver dans cet horrible état
d'être pénétrée et traversée de part en part, il y avait des milliers de
personnes qui, dans ce pays, sentissent pareillement, le terme de
«  péné – troversé  » eût été depuis longtemps français. Ce mot
parlant eût été maintenu malgré sa formation simplette.
Mais pourquoi le mot rougeplutôt que bleu ou vert  ? Rouge est
habituellement lié au sang, à la violence, au danger, aux
avertissements de danger. Cette raison générale peut-être suffit
aussi dans mon cas.

Cinquième séquence :

Par terre des fagots préparés


Quel tas !
mais qu'est-ce qui arrive ?
Plus de fagots seulement reste la fagocité.
Prodigieuse imagination des sensations musculaires. Des fagots
près de moi, à deux ou trois mètres, je les sens comme si j'allais les
toucher, les manier, m'en emparer. Faits de branchettes bien
sèches, provision pour l'hiver… Un chalet ne doit pas être loin… et
voilà qu'en deux ou trois secondes ces fagots, si parlants, si
présents, si face à moi, si matériels, eh bien… il n'en reste
quasiment plus rien. Et pourtant…
C'est comme si cet enrichissement de présence presque
instantané, non moins soudainement était remplacé par une
soustraction proportionnelle. J'assiste à un effondrement du concret,
il y a quelques instants exalté, qui ne laisse ainsi de son passage
qu'un je ne sais quoi, abstraction spéciale par soudaine
paupérisation, par abrupt épuisement (du sensible), par
cataclysmique déconcrétisation. Abstraction sui generis. Phénomène
ici fréquent. Prodige qui chaque fois vous laisse confondu. Modèle
sans doute de bien d'autres secrets «  dépouillements  »… Mais qui
s'enfonce comme un clou.
L'absence de concret, en effet, n'est pas tout. Une abstraction est
là. Singulière, soutenue. Un certain X appuie sur la touche, comme
tout à l'heure sur des souvenirs, des visions ou des voix ou du
toucher imaginaires.
Abstraction autonome, qui ne travaille pas, ne se lie pas à
d'autres, se suffisant à elle-même et qui laisse médusé38.

Sixième séquence :

Tiens, je connais ce chemin-ci un chemin si particulier et


pourtant…
Le chemin que voici devant moi, si détaillé, celui-ci et aucun
autre, je suis tenté de jurer que je le connais, que je l'ai déjà pris, et
ce jardin, qui à gauche le borde, que j'y suis un jour entré. Et
pourtant déjà tant de fois le haschich m'a trompé, me donnant la
même impression de connaître, que de subséquentes réflexions,
notamment sur des ensembles impossibles dans la réalité, me
démontraient fausse et illusoire. On s'y laisserait prendre à cause
d'un naturel, même dans le monstrueux, qui n'est vraiment pas
ordinaire, un naturel affecté d'un coefficient élevé, un hypernaturel.
Le haschich ressuscite le senti et le vu d'autrefois, les rafraîchit,
leur donne leur «  fleuri  » maximum. Tout ce à quoi nous avons
affaire dans la nature, comme dans la vie, est un bouquet de
sensations, un panorama d'impressions, et aussi une gerbe de
«  ricochets  » d'impressions venant analogiquement. De ce double
bouquet, le chanvre indien exalte, détaille quelques éléments, pas
tous, quelques impressions, très rarement selon leur pertinence, leur
importance dans l'ensemble ou leur signification, et celles – là il les
exalte aveuglément. Les impressions musculaires ne sont pas
seules à être réveillées de la sorte. Les évocations tactiles,
également exaltées de façon privilégiée, enrobent et « naturalisent »
les visions imaginaires.
Les trésors du « touchable » affluent, retrouvés. On les reçoit en
cadeau de joyeux avènement du haschich.
La simple photographie d'une montagne, d'un parc, d'une cour,
d'un terrain en friche va vous les apporter semblables à la vie même,
semblables au monde dont pourtant votre position dans une pièce
fermée vous tenait séparé.
Haschich, voyage du pauvre. On reçoit plus particulièrement les
«  matières  ». A leur rajeunissement, je reconnaissais souvent le
premier signe de l'action du haschich, à leur importance soudaine et
sans raison soulignée, se détachant presque de la vision. Le grès, le
schiste (dont je me fiche bien en temps ordinaire), les scories, le
soufre natif, le silex, des pépites d'or ou de cuivre, des tuyaux de
plomb, le cuir, la peau, une couenne, apparaissaient comme au
regard d'un géologue ou d'un artisan. Tapis de haute laine, sabots
de cheval ou de brebis, et aussi le grenu, le piquant, le bosselé, le
ligneux, le ridé, le poreux, le noueux, l'humide aussi et le creux, le
coudé, tout cela revient «  nature  ». Haschich, paradis par les
sensations, par les « élémentaires ».
Au contraire de la mescaline qui donne des visions uniquement
visuelles, ou des pensées qui se traduisent en visualisations pures,
beaucoup plus intenses, il est vrai, correspondant à une vue de
spécialistes (peintres paysagistes ou portraitistes), le haschich
fournit, mieux même que la réalité, le manchon des impressions
concomitantes à la vue, en fournit le régal.
Le jardin qui en vision intérieure vous apparaît ne sera pas
uniquement fait de touches de couleurs. C'en sera bien loin.
Ce jardin sera devant vous, ou autour de vous, avec ses
virtualités, ses propositions de mouvements, de plaisirs.
L'imagination tactile surexcitée, on est là comme prêt à cueillir, à
marcher, à tourner, à se baisser, à glisser, à escalader un tertre, à
s'approcher d'un parterre, à s'en éloigner et, quoique immobile, on
est au festin de la « participation ». Le jardin, donc véritable jardin et
non résidu coloré de jardin, exhale pour vous ses tentations. Vous
en êtes entouré.
Des sensations isolées sont parfois furieusement ranimées. La
photographie d'une rue de Rotterdam, que je tenais à la main, je dus
la jeter précipitamment loin de moi, étant soudain infecté par une
odeur de harengs, et le goût détesté, insupportable, de rollmops
oublié depuis trente-cinq ans se retrouvait intact dans ma bouche et
ne la quittait plus. Je ne l'eusse pas mieux senti si j'en avais
réellement tenu un morceau sur la langue.

Septième séquence :

Suis soulevé élévation élévation extrême.


L'impression de soulèvement du corps est une de celles qui
partout et par tous a été le plus généralement ressentie. Lévitation
singulière, par à-coups, mais si forte que de temps à autre l'on
vérifie si l'on n'est pas en l'air. Les premiers nomades qui dans les
déserts de la Perse ou de l'Arabie utilisèrent le chanvre, étendus sur
des tapis, se sentirent soulevés, ne pouvant redescendre, portés au
loin. Combien de ces tapis volants ont pris l'air pendant les nuits
lumineuses de l'Orient  ! Cette illusion n'est pas pour nous,
néanmoins l'ascension demeure une des aventures de celui qui
prend du chanvre. L'installation toutefois de ce pouvoir est si
discrète, si en dehors de la conscience (tout autre chose que
l'impression de légèreté, plus mental, plus abstrait) qu'il arrive qu'on
la remarque seulement par l'intermédiaire d'une photographie, où
soudain l'on se trouve «  en rapport  » avec ce qu'il y paraît de plus
élevé, grâce à une toute nouvelle préférence pour les pics, les
pitons, les toits, le sommet des arbres, des plus hautes cheminées,
les rochers d'où, s'y étant (mentalement) posé par mégarde, on a le
plus grand mal à redescendre, emporté par la malice du chanvre qui
vous a soulevé et vous y retient.
En ayant pris un jour, sur la plage d'Arcachon, pour me rendre
compte de ce qui arriverait en plein air, je me trouvai tout à coup à
une bonne altitude, montant, vite, vite, vite, derrière un ballon de
football que le pied d'un sportif venait d'envoyer au loin d'un shoot
puissant. Moi derrière, ascensionnant à sa suite, y ayant adhéré
aussitôt que je l'aperçus, comme fer à l'aimant, c'était extraordinaire.
Etrange aéronaute d'un nouveau genre. La descente ne fut pas, à
beaucoup près, aussi remarquable. Les autres jeux de la plage me
parurent peu modifiés. La plage grouillait de monde, sans être
vraiment transformée pour moi, sauf par-ci par-là, par ces brusques
montées « derrière » des ballons, qui me tiraient périodiquement en
l'air.
On demeure toujours surpris par ces altitudes instantanées. On
devrait mieux les prévoir. On y arrive rarement. Étant chez moi un
après-midi, comme je considérais tranquillement, dans un des
grands illustrés en couleurs de notre temps, une grande station
interplanétaire, subitement j'y fus. Effarante merveille.
Instantanément détaché à quelques centaines de kilomètres, sinon à
mille kilomètres, je voyais sous moi la rotondité de la terre lointaine
déjà extrêmement rapetissée, où maintenant je ne pouvais plus
retourner. Dans une panique sans nom, sans un mouvement, je
mesurais là-haut la distance, l'effroyable distance à travers l'espace
irrespirable et hostile, où je me trouvais de la terre, à tort méprisée
bien des fois, à moi si nécessaire, maintenant perdue, hors
d'atteinte. Mes jambes coulaient sous moi. Et le vertige, comment
lutter contre le vertige  ? Ces centaines de kilomètres de vide
eussent tiré le vertige d'une pierre.
Me tenant aux montants de la grande roue silencieuse qui, pour
des raisons de gravitation artificielle, tournait dans l'espace, les
pieds sur ce grand engin ajouré, magnifiquement peint, seul dans un
ciel immense, dans un ciel vertigineux, en bas, en haut, de tous
côtés, partout miraculeusement bleu, miraculeusement lumineux,
j'étais là, ne sachant que faire. Le premier homme, en cette année
1958, à être jamais monté dans une station extraterrestre  ! Un
malaise sans nom, une anxiété, pour tout dire, le «  désespoir
astral  », que d'autres après moi dans les prochaines années sans
doute connaîtront, j'en faisais la terrible expérience. Je savais,
j'avais honte aussi, je savais que c'était manquer de cran, qu'il eût
fallu tenir bon. Dans cette situation inhumaine, n'y étant absolument
pas préparé, tout courage me quittait. Que celui qui s'imagine qu'il
n'aura pas le trac, qu'il y aille d'abord…
Enfin, pour le faire bref, je fis appel à tout, tout ce que je savais
ou devinais être anti-ascensionnel. Mais j'eus du mal à décrocher.
Cette maudite roue rouge interplanétaire me retenait. Un vertige à
rendre l'âme rendait mes efforts inefficaces. Enfin, je me retrouvai
sur terre, penaud, mais presque avec regret. Le vertige ne m'avait
pas tout à fait lâché. Je me surveillais, je surveillais où je mettais les
regards, où j'allais les mettre, car, quand ils y sont c'est déjà trop
tard, à l'instant même vous y êtes. Je me savais toujours en danger,
en danger de me trouver emporté en altitude, sur n'importe quel
impossible corps qui se trouverait passer ou se tenir dans l'espace.

Huitième séquence :

Tennis des synonymes


Je vois, j'amasse des ressemblances Je vois, je rouvre des
différences.
D'abord, il se présenta à mon esprit deux synonymes, quelque
chose comme «  peu important  » et «  modeste  » ou «  réservé et
modeste » ou « humble et effacé », je n'ai pu m'en souvenir, n'ayant
été frappé, médusé que par les opérations faites sur eux. Ce n'est
pas simple, dans le haschich, deux mots qui se ressemblent.
Je vis d'abord en un éclair (et comme s'ils étaient dans un vide
immense) ce qui les rapprochait, puis ce qui les distinguait.
Immense, leur clan à chacun. Leur monde. Tantôt plus ce qui eux et
leur groupe les rapprochait, en des centaines de rapprochements
express, puis ce qui les faisait se distinguer – se remettre à distance.
Puis à nouveau ce qui les rapprochait. Galeries à perte de vue
d'analogies, interrelations multipliées, échanges de balles
frénétiques, porteuses de sens, balles tantôt de la ressemblance,
tantôt de l'opposition, ce fut un tennis fulgurant et immatériel, tel
qu'on n'en vit jamais sur aucun court. Echanges étourdissants de
brio, de vitesse dont je n'ai rien retenu. Dix secondes plus tard, c'est
comme qui dirait trente kilomètres plus loin. On ne revoit plus rien.
L'horizon s'est totalement modifié.
Comme une figure sérieuse et quelconque, comme une phrase
banale déclenche plus que toute autre chez le haschisé des rafales
de rires, qui se succèdent, reviennent, n'en finissent plus, où, se
refaisant mystérieusement, ils retrouvent une nouvelle source et un
nouvel investissement de comique, ainsi une idée banale, quand
dans l'excitation haschichine, elle se trouve lancée dans l'aventure
des micro-altérations, du fourmillement des micro-variations, des
micro-oppositions, des micro-rapprochements, dépasse en fabuleux
les plus divagantes visions, les plus féeriques que désormais on
laissera aux badauds.
Les modulations, en effet, qu'arrive à faire le «  chanvre  » avec
des prémices aussi neutres sont si ahurissantes, si émerveillantes,
si démonstratrices de son pouvoir surhumain, si lumineuses, qu'il n'y
a pas de tête métaphysicienne qui, même avec la plus magnifique
idée, puisse en faire autant. Sens soit en opposition, soit en
jumelage presque à l'infini et en un espace de temps infime,
parenthèses en éclairs, il n'y a pas plus grand miracle de
l'intelligence «  saisissante  ». Aussi, ces prodigieux «  échanges  »
n'ont-ils pas manqué de donner à maints drogués même médiocres
une extrêmement haute idée de leur intelligence. Personne n'a, en
effet, plus qu'eux à certains moments une plus grande densité
d'idées, de rapprochements inattendus dont ensuite ils ne se
rappellent rien.

Neuvième séquence :

Des mots, voyons, lesquels étaient-ce, prononcés d'une voix


pincée ?
Un corset m'apparaît sur une poitrine, étroitement lacé.
Les mots que j'entendis furent aussitôt oubliés, mais la façon
dont ils furent prononcés me resta, et cette voix pincée faite pour la
réprimande… que j'avais dû entendre quelque part… (Où?) Puis
plus rien ou plutôt… C'était comme si, parcourant un trajet
souterrain, une idée allait s'accomplissant, allait son chemin avec le
temps qui passait et que j'eusse pu scander, et je comptais en effet
successivement un, un plus un, plus un, plus un, plus un, plus un,
plus un. Donc sept fois j'avais pu refaire acte d'attention, et de
recherche pour savoir si quelque chose devenait perceptible. (Était-
ce des secondes ou presque des doubles secondes, je ne saurais le
dire.) Après ces sept écoulés, apparut en vision un corset. Tiens ! Je
n'avais songé à aucun corps ou vêtement féminin précédemment.
Or, le corset était là, fixe, comme une réponse, comme un rébus. Et
c'en était un. Exemple aussi du temps de latence nécessaire pour
qu'une opération subconsciente s'achève et fasse résurgence, et un
exemple encore du passage de l'adjectif au substantif, de
l'impression à l'objet, à la scène.
Le mot avait plongé. « Pincé » revenait « corset ».
Souvent j'ai suivi une pensée. Était-ce toujours une pensée  ?
Parfois plutôt une phrase mentale, muette, signalée, non prononcée,
comme sans mots les tam-tams africains transmettent des
messages.
Je notais par exemple  : et c'était un bout de phrase, plutôt trois
mots qui apparaissaient finalement et comme le dernier état d'une
manipulation mentale (que je n'avais pu voir jusque-là). Il arrivait
aussi, pour dire vrai, que les mots qui me paraissaient venus à leur
temps de maturation (on le sait, on le sent), au moment d'apparaître,
replongeaient et je devais attendre une nouvelle procession
intérieure se continuant dans l'obscur pour qu'une nouvelle
émergence eût lieu à quoi il fallait, toujours vigilant, me tenir préparé.

Dixième séquence :

Un pipe-line à gueule de fauve s'élance vers moi (connu !) Alors


d'un corps d'homme part un long long geste d'exaSpération.
Un allongement extrême d'objets vus réellement ou en vision
intérieure est commun dans les hallucinogènes. Le pipe-line vient de
cet allongement.
Animation extrême et locale, air d'attaque, de mobilisation,
tension extrême, autres particularités de ces drogues. La gueule du
fauve en sort.
Mais j'avais eu, il y a des années, une vision de ce type, dont je
parlai. Je m'en ressouviens subitement. Ainsi je suis retombé dans
une vieille ornière ! Cela peut donner de l'humeur. Je ne la sens pas,
mais clichée en quelque sorte, elle se montre. C'est un bras
considérable et trop long, lui aussi, qui fait un grand, grand geste
d'exaspération, bien excessif.

Onzième séquence :

Seul dans mon lit


j'entends à mes côtés la respiration de l'étrangère

la photographie respire !
Deux renforcements sont à l'œuvre  : renforcement soudain de
l'impression de présence d'une personne inconnue dont la
photographie traîne à côté de moi parmi les livres, et renforcement
(apparent) du bruit de ma respiration, soudain si fort que je ne la
reconnais pas, et que je crois entendre une respiration étrangère,
différente, plus forte que n'est la mienne.
Fusion des deux impressions renforcées qui m'arrivent conjointes
et que j'aurai difficulté, malgré mes efforts, à disjoindre.

3. TANTÔT MENÉ PAR LE CHANVRE TANTÔT


L'EMMENANT AVEC MOI

Relation A : La séance d'intimité.

Voilà trois ans ou davantage que j'avais expérimenté le chanvre,


en reprenant à contrecœur, de loin en loin, persuadé que je passais
à côté de quelque chose, quand, un jour, un peu moins impatient
sans doute que d'habitude, je trouvai ce que des milliers et des
milliers de personnes, en Orient, ont su et plus ou moins pratiqué.
Ce fut tout simple, et c'est tout simple, et en cinq minutes on peut
l'enseigner à un novice. Donc je regardais quelques reproductions
de peintures et quelques photographies. Une d'elles était le portrait
d'une femme. J'allais passer à une autre lorsqu'elle… se mit à vivre.
Oui, elle vivait. Chez moi. Près de moi. Elle resta. Je venais de
découvrir le paradis haschichin, dont on fait tant d'histoires, qui a
des rapports avec le paradis de Mahomet à l'usage des simples, des
rapports de père. Il fallait bien, en effet, qu'il y eût quelque chose
d'autre que des hallucinations ou des visions pour que des gens de
tout genre s'y fussent plu si longtemps, en tout pays.
La femme donc ne partait plus, développait sa vie devant moi,
une vie vibrante, une vie sur place, une vie liée à ma compagnie.
L'impossible vivre ensemble se réalisait sur-le – champ avec une
aisance miraculeuse. Ce secret des secrets était un secret de
Polichinelle, dont quantité d'hommes en plusieurs pays d'Asie et
d'Afrique firent leurs délices, leurs habitudes, leur terrestre
paradisiaque. Avec des parfums, des grelots, avec des barbouillages
grossièrement suggestifs on faisait venir l'absente entourée
d'oiseaux dans des jardins de féerie, on la faisait danser et la
masure miteuse, ou la tente malodorante s'emplissait de la grâce
des houris, de leurs bras, de leur poitrine, de leur si naturelle
présence. Elles venaient au rendez-vous. Elles arrivaient
irrésistiblement, acceptant «  d'être avec  », avec n'importe qui, dès
lors qu'il usait de la poudre qui a pouvoir.
Ah  ! si j'avais eu cette faculté à l'état naturel  ! Si la capacité
m'avait été donnée de faire instantanément vivre devant moi des
personnages à la seule vue de leur photographie !
Ce pouvoir actuel, j'avais à le vérifier. On n'a que trop de
tendance à l'illusion, s'agissant de femmes. Donc, à un homme à
présent. Voyons cette photo. Regards prolongés… et l'homme vient.
Ni plus vite ni moins vite que la femme. Augmentons la difficulté. Ce
groupe de trois maintenant. Je regarde. Ça y est. Le premier, le
second, le troisième. Ils sont là. Non, ils sont ici. Je vais de l'un à
l'autre. Ils continuent de vivre, de communiquer entre eux, moi
présent. Peu plaisante la compagnie de ces trois gaillards formés
par la politique et par l'arrivisme. Dehors  ! Encore quelques essais
de groupe, quelques autres sur des isolés, sur des hommes de
différentes allures, de différents âges, de différents types et, preuve
faite, je reviens à la première personne observée.
Je la regarde. Elle revient. Elle revient sans bouder. Elle revient
automatiquement. Je la retrouve. Elle bouge à peine. Et même
bouge-t-elle  ? Elle bouge sur place. Elle vibre. L'œil, la bouche, ou
telle ou telle partie du visage que je regarde, comme pris dans un
impondérable presque psychique poudroiement, ou oscillation, ou
balancement subtil, s'anime, ne bougeant pas vraiment, mais ayant
pu bouger, venant peut-être de bouger, ayant pu profiter d'un
moment d'inattention pour bouger. On se croit toujours prêt à la
surprendre sur le fait d'avoir bougé, d'avoir franchement souri, de
s'être nettement inclinée de côté pour jeter un regard à la dérobée,
de s'être vraiment retournée pour pouffer. Animation inouïe et
incernable, dont pas une comédienne sur cette planète n'est
capable. Sorte de tremblement psychique, tant il est fin, tant la
finesse seule lui convient (c'est pourquoi les visages de femme, les
plus beaux, les plus harmonieux lui sont si bien pré-adaptés),
incapable de conduire à la grossièreté, ne pouvant jouer que sur le
vibrant, le rayonnant, jeux de finesse d'ailleurs qui échapperaient au
théâtre et sont faits pour l'intimité face à face. La même infime
variation sans fin et mystérieuse, qui fait voir en vision des villes
fabuleuses aux tours élancées et les palais irisés de Koubla Khan,
indéfiniment différents et pareils, conduit ce visage mouvant à varier,
indéfiniment, à se reformer autre.
Que d'expressions l'infiniment variant va convertir en vie  ! Si la
femme a un visage simple et naïf, elle rayonnera de simplicité, s'il
est railleur, elle sera railleuse à ravir, spirituelle, elle rayonnera
d'esprit, s'il exprime la bonté, sa bonté39 rayonnera, sera
convaincante, s'il est sensuel, son imprégnation sensuelle sera
magnétisante, si elle est pure, elle sera adorable, angélique, oui elle
sera ange peut-être mieux que tout car elle irradie. L'au-delà, en
elle, radieux, transpire… et se renouvelle.
Car la modulation est le caractère sans doute le plus
extraordinaire. Ce visage est en mouvement, en mouvements
fluides, admirable écran où s'inscrivent et se défont les inscriptions
de sentiments et où infatigablement reviennent de nouvelles
inscriptions. Elle est en mouvement. Sa vie, son âme, compagnie
miraculeuse. Le fleuve d'instants, le fleuve d'émotions avec ses
altérations, ses micro-altérations (car une émotion, un sentiment
n'est qu'une moyenne, une moyenne d'épanchements, d'impulsions,
d'impressions, d'inclinations ou de dégoûts ressentis, gouttes et
particules du flot émotionnel qui est en vous, vibrant, frémissant, à
multiples courants et reprises), ce fleuve donc qui vire sans arrêt, qui
change affectivement toutes les secondes, que vous ne savez pas
voir en vous, vous le voyez en ces instants paradisiaques, en face,
sur la face mouvante, en altérations invraisemblablement délicates,
que les amants voudraient et ne peuvent distinguer sur les visages
aimés. Les voilà, les variations ne vous sont plus cachées, passent
sous sa peau, comme des nus sous une mousseline transparente.
Vis sans fin. Vie continuée continûment, aux instants cependant
«  distingués  », détachés comme mots épelés par un enfant mais
vite, vite, vite, suivis amoureusement dans un vertige d'attention
passionnée.
C'est votre vague à l'âme, soudain détaillé, devenu
providentiellement bouillonnant et ouvert, ce sont vos rêveries, votre
mélancolie ou réjouissance, votre subtile animation à vous-même
inconnue, qui font ce gracieux « jamais vu ». Ce sont vos variations
inconnues qui, passant sur l'autre visage, coulent, flot acteur, flot
indéfiniment qui fait des « mines », c'est le vôtre, ce doit l'être.
La vie avance sur le grand Continuateur miraculeux, qui vient de
vous, mais heureusement vous n'y pensez pas, penché sur le
paradis du visage délicieux, chapelet miraculeux que vous passeriez
une vie à égrener. Fleuve saoul de lui-même, et qui va se saouler
des visages qu'on lui présentera et qu'il rendra enivrants, fleuve
dans lequel les innombrables impulsions mimiques qui passent en
vous trouvent enfin une fin digne d'elles, fleuve enfin à vous deux,
car c'est bien selon les propriétés et les inclinations et les
possibilités de ce visage de femme qu'il passe en se diversifiant,
fleuve que tout vous fait croire que vous le partagez ensemble.
Ce serait une illusion que de mettre en avant aux fins
d'explications je ne sais quelle âme ou je ne sais quelle émanation
qui animerait tout cela. Je devais en recevoir une preuve presque
comme une gifle. Ayant pris un dictionnaire illustré, pour le parcourir
au hasard, pour savoir ce qui m'y accrocherait dans l'état où j'étais,
une tête de mort qui, en tout petit était reproduite, se mit à battre des
mâchoires. Vite, mécaniquement. La mâchoire était le seul endroit
où mon être, possédé d'impulsions motrices, pouvait placer et
raisonnablement imaginer des mouvements. C'était grotesque.
Surtout pour ne rien exprimer. À l'extrême rigueur, un certain rire
sardonique pouvait ridiculiser par exemple ma théorie des échanges
ou correspondre à une certaine railleuse attitude que j'eus au
moment où je décidai que j'en avais assez vu de ces échanges
visage à visage. Peut-être. Peut-être pas. Obscurité en pleine
lumière, la drogue est partouze. On ne sait quoi ni qui on tient.
Mais la tendance aux mouvements, à «  mettre en
mouvement »,… en mouvements, pourvu qu'ils soient petits, et vite
répétés, doit et va, par-dessus tout, par-dessus vous, se satisfaire.

Relation B : Wozzeck.

Ce soir-là, j'avais pris une dose moyenne de chanvre. Dans un


programme de radio, que je feuilletai, Wozzeck était annoncé. Je
l'aurais aussi volontiers écouté à jeun. N'importe, tournant le bouton
je ne songeais plus qu'à le suivre, oubliant mon chanvre qui ne
m'intéressait plus. Tandis que j'écoutais, un auditeur extrêmement
attentif écoutait de l'autre côté de la fenêtre entrouverte, regardant
dans ma pièce, les yeux fixes, les regards droits sur l'appareil de
radio, comme si l'opéra qui s'y entendait s'y voyait aussi. Composé
de ramilles et des feuilles de ce qui en temps ordinaire est un tilleul,
il ne perdait ni un mot de la pièce, ni un mouvement du drame qui
s'entendait de ma chambre, et qui pour lui apparemment s'y jouait.
Présence sans grands mouvements, sans doute, mais pas non plus
immobile ou si on veut l'appeler immobilité, c'est immobilité vibrante
et passionnée qu'il faut dire, pleine d'implications, tendue, tendue, de
ces genres de retenues qui font présager le pire, les grands accès
d'indignation, de protestations, de violences40. On ne pouvait s'y
tromper. C'était un homme farouche, entier, un homme qui prend
tout au sérieux, pas fait en somme pour le théâtre.
Par moments tiré un peu de côté (par des bouffées du vent du
soir qui s'élevait), étiré même, je le voyais esquisser, décidément
impatient, des remuements imprécis, et s'incliner, très très penché et
en attente. D'autres fois, il paraissait même se disloquer, prêt à se
désagréger aux paroles tragiques, à cette situation intolérablement
injuste faite au pauvre Wozzeck.
Ardent, anxieux d'entendre la suite qui, hélas, ne paraissait rien
présager de bon, cet homme sombre était visiblement malheureux. Il
avait, comme on dit, une présence extraordinaire. Je finissais par
n'avoir plus d'attention que pour lui. Ses paupières parfois se
soulevaient nerveusement, aidées sans doute en cela par quelque
feuille battante, c'était impressionnant. Toujours sans un regard pour
moi, tourné uniquement vers la radio, où il voyait tout ce que moi
j'aurais bien voulu voir et dont j'étais averti seulement indirectement
par son visage tremblant et de plus en plus altéré, il me fascinait.
D'abord il m'avait paru plutôt renfrogné, sorte de gaucho, fier,
dangereux, peu fait pour ces spectacles de la ville. A idées sociales
bien arrêtées. Genre communiste. Son visage grave semblait, à
cause de la rencontre assez brutale de la bouche et du nez, porter
une croix. Par moments – c'était bien surprenant – il battait des
oreilles. Etrange en un homme si concentré ! Habitude peut-être de
campesino\ A part cela très retenu, sauf une fois quand,
brusquement, très brusquement, il porta la main à son visage d'un
geste emporté. Voilà qui était renversant (même dans le haschich),
mais dont bientôt fut percé le mystère qui tenait à une vitre de la
fenêtre, laquelle, sale, vieille et brisée, interceptant de façon inégale
les rayons et la vue, était venue couder son image, à un moment où
le vent avait le plus écarté deux rameaux le composant, moment
qu'un soudain éclat lyrique de Wozzeck mal traité venait par hasard
de dramatiquement souligner. C'était trop beau. C'était trop de
malaise aussi… et je détournai les yeux, pour n'écouter plus que la
musique… et l'écouter seul.
Lorsque je relevai les paupières, ils étaient trois. Avec naturel
installés dans l'arbre, regardant comme s'ils étaient chez eux, et
confortables, sans du tout s'occuper de moi. Le deuxième homme
avait les yeux globuleux, le troisième, du genre matamore, tous deux
troupiers, grenadiers peut – être. D'une tenue, me sembla-t-il,
d'autrefois.
Eux aussi plutôt mécontents, chacun à sa façon. À nouveau je
détournai les yeux. Moi, je suis tout de même plus tolérant, plus
intéressé par la seule musique. Du moins je le croyais jusqu'à
présent. Du temps s'écoula et du drame. Comme il est plus agréable
de regarder par la fenêtre que par terre, à nouveau je regardai
devant moi… et les retrouvai. Ils prenaient décidément la chose
autrement que moi, moi plus éclectique, eux plus entiers dans leurs
réactions. Intéressé, j'en suivais sur eux les variations surprenantes,
mais toujours dans leur ligne. Ça c'était épatant. J'étais épaté (je le
suis encore) de pouvoir, sans effort aucun, créer, «  émettre  » en
quelque sorte et animer différemment trois personnages, chacun
avec son tempérament à lui, traduisant un sentiment particulier que
je ne ressentais pas, tout en écoutant la musique d'un opéra absent
dont eux paraissaient voir les acteurs et leurs gestes ! Une fameuse
machine que l'homme  ! Jamais, jamais plus – me promettais-je –
jamais plus je n'en dirai du mal. Ce serait trop sot, après tout ce que
j'ai appris maintenant, sur ses pouvoirs prodigieux… Le drame prit
fin. L'obscurité du soir engagée dans ma chambre depuis pas mal
de temps, et aussi, quoique moins, dans le jardin, allait tout
estomper. J'éclairai. Me croyant à peu de chose près redevenu
normal, je fus surpris d'une faille profonde qui, prenant à peu près à
dix doigts de ma chaise, séparait ma pièce en deux, par un clivage
abrupt. J'aurais voulu comprendre la raison de cette division
inattendue, mais sans avoir à tourner la tête. N'y réussissant point,
je remis la radio, la faille disparut. N'importe. Fatigué, mal à l'aise, je
quittai la pièce, il était temps que je me secoue un peu.
Relation C : Les géants.

Ni les jours suivants, ni jamais je n'ai pu retrouver sur l'arbre


l'emplacement où, grâce à une certaine disposition des feuilles et
des rameaux, mon auditeur de Wozzeck avait pu se tenir, disposition
dont pourtant ses attitudes avaient dépendu étroitement.
Rentré dans l'habituel «  chez soi  », qui a cessé d'être gorgé et
tumultueux, on n'a plus rien à projeter au-dehors. Ces deux mondes
communiquent mal.
Pour forcer la réminiscence, je repris, un soir, une dose pareille à
celle qui avait fait apparaître l'auditeur anonyme. Il ne réapparut pas.
J'eus beau cent fois fouiller du regard le tilleul, il resta tilleul, du
moins suffisamment. Essai puéril sans doute, mais sait-on jamais ?
Comme dépité, je m'en étais détourné, je vis au loin une tête sans
bouger qui m'observait, et pas seulement qui m'observait. Occupant
la presque totalité de ce qui habituellement est la couronne d'un
ptérocarya, l'arbre le plus éloigné que je puisse voir de ma chambre,
ayant bien quatre mètres de haut, la géante tête tenait sur moi ses
yeux fixes et ardents. Un mélange, comme la nature sait en faire, de
vide et de compact, lui donnait du naturel et un air sourcilleux. Un
puissant mécontentement la rendait féroce. Par moments, elle
montrait les dents.
Il n'y avait vraiment pas de quoi. Toutefois, je me mis à y
réfléchir.
Certes, ma vaine recherche de l'auditeur de avait pu me mettre
de mauvaise humeur. En étais-je assez chargé pour pouvoir
émettre41 à quatre-vingts pas de moi une tête monstrueuse ? J'avais
aussi cherché quelque temps sans résultat un certain crayon, sur ma
table encombrée. Oui, mais cette grosse masse de colère et par
moments de fureur concentrée, pour cette bagatelle de crayon
introuvable ? Il est comme cela, le chanvre, toujours outré. Il ne sait
pas faire du modéré. D'ailleurs qu'est-ce qu'un léger
mécontentement  ? Un tigre modéré. A l'état normal, modéré, mais
dans l'état présent, mal modéré, et en quelque endroit, tout à fait
immodéré. Fermons les yeux, retrouvons notre calme, calme pas si
perdu que ce griffon voudrait me le faire croire. Car j'avais oublié de
dire que c'était une énorme tête de griffon qui me regardait. Bon. Je
relève les paupières. Il est toujours là, mais l'air moins «  allumé  ».
Curieux. Je me suis donc refait du calme. Hum ! il semble reprendre
de l'agressivité. Le dehors ne me réussit décidément pas, me
portant plus aux réflexions en mal qu'en bien. Peut-être. Ne serait-ce
pas plutôt la recherche elle-même qui… Oui. La recherche n'est-elle
pas (à la racine) acte du monde animal, du monde chasseur ? Une
recherche peut-elle être tout à fait innocente, tout à fait sans ardeur,
sans élan à vouloir attraper, saisir, saisir malgré les résistances, et
voilà que pendant que je réfléchis, l'apparition change, tête de pirate,
cette fois42, géante aussi, moins considérable, considérable tout de
même, un peu théâtrale. Voudrait-il faire peur?… A qui  ? A moi  ?
Echec dans ce cas. Echec parfait !
Du temps passe. Distractions… Le griffon revient, mais sans
grande puissance, puis, oh ! ceci est plus beau, je vois – toujours sur
ce qui avant était les feuilles d'un arbre – une certaine montagne
pierreuse comme j'en vis aux environs de Naples, me donnant
l'impression d'un horizon de plusieurs dizaines de milliers de mètres
carrés dans un petit coin seulement de mon jardin moyen.
Cependant la tête du griffon n'en est pas absente, quoique fort
dispersée, atténuée aussi. Je ris. Qu'ai-je fait  ? Mon Dieu  ! Je me
suis mal conduit apparemment. Etranges oppositions spontanées.
De multiples têtes sortent du rocher, courroucées, presque
simiesques, instantanément hargneuses, menaçantes. J'en fais de
belles  ! Réponses automatiques à mon rire. Si on ne peut plus rire
maintenant ! Mais, voyons, ne serait-ce pas mon rire lui-même, tout
ce qui s'ébauche habituellement invisible dans un rire, c'est-à-dire
raillerie, méchanceté envers l'objet du rire, risible ou ridicule  ? Et
voilà les têtes qui émettent cette méchanceté ! C'est mon rire peut-
être, à quoi pourrait s'ajouter, pour la coiffer, la peur réflexe qu'on a
automatiquement après un rire railleur, qui risque, en effet, de
susciter une réponse outragée, courroucée… que vaguement on
appréhende ou qu'on attend.
Dédoublement automatique, visualisation automatique, ne sont
pas simples, ou sont à la racine même du simple, bien loin d'être
des démons. Une douce ivresse me saisit alors et à suivre les
représentations de l'ivresse et à suivre la présentation de l'ivresse
que moi-même j'en fais et… et…
Vanité, vanité que la recherche. Fumée maintenant, fumée et
paix.

Relation D : Echos, échanges en tout sens.

Un jour, après une prise de haschich, je me trouvais dans le


couloir, faisant les cent pas.
La main sur la poignée, je m'apprêtais à rentrer, lorsque
j'entendis qu'on faisait de la musique dans ma chambre. Les sons
comme partis d'un vrai piano, ayant passé à travers la porte,
m'arrivaient si purs, si pleins que, tout en sachant que c'était tout
bonnement impossible, mon oreille, à chaque instant nouvellement
comblée, me redonnait la même impression magnifique et
indubitable. Une gêne m'empêchait d'entrer, qui est celle qui
empêche d'entrer dans une salle pendant que le pianiste exécute un
morceau. Il s'arrêta enfin. Je pouvais donc rentrer. Je ne le fis pas.
Affaire à mieux débrouiller, et qu'une radio, sans doute restée
ouverte, n'expliquait pas entièrement. Ensuite une symphonie se fit
entendre et à nouveau la pièce se trouva occupée par les
instrumentistes. J'entrouvris la porte. La fausse impression de
présence devenait de la sorte plus facile à contrecarrer. La musique,
porteuse d'ennui, était du genre Mendelssohn-Brahms. Je me
sentais bizarrement «  occupé  ». L'ennui… retirant son masque
d'abstrait se découvrait. A mesure que la musique passait, des
visions parallèlement en moi passaient, pauvres, discrètes, sans
brillant, sans valoir qu'on s'y arrêtât, des rues grises, des maisons
bourgeoises, des vérandas d'autrefois, des cours d'un morne, etc.
Analogues en gêne à cette musique  : la rue à cause d'un pavé
inégal et de son air éteint, les maisons à cause de leur médiocrité
prétentieuse, de leur mauvais goût du XIXe siècle, le canal à cause
de son eau immobile et sale, la barque comme sentant mauvais et
prenant l'eau ou rappelant les jours de pêche bredouille, les champs
et des chemins boueux où la terre s'attache aux chaussures. Ainsi
donc, pensais-je, après la vue de cet ennui « détaillé » de la sorte,
ce malaise que me donne telle ou telle musique n'est pas seulement
une impression vague, presque ventrale, et qui serait un simple
empêchement à vivre à ma façon (il n'y a pas de vague dans
l'homme, il ne s'y trouve que de l'atténué), ce vague, ce sont,
inaperçus en temps ordinaire, ces commencements, ces embryons
d'évocations, fugaces, remplacés incessamment par d'autres,
pareillement pointants et inachevés par la faute des suivants qui
prennent leur place, c'est ce cortège disparate que la contrariété lie
ensemble. Ce qui me fascinait d'ailleurs n'était pas le défilé sans
grand intérêt, mais qu'il y eût corrélation. Et sans doute dans l'autre
sens, aussi. Oui, en sens inverse, les rues déplaisantes quand je les
parcourais réellement, les portails bêtes et médiocres par où je
passais quand cela m'arrivait, les maisons XIXe siècle prétentieuses
devaient aussi faire lever, en sourdine, mais trop sourds pour que je
m'en fusse aperçu jusque-là, des bouts de musique déplaisante, des
commencements d'harmonies douteuses, de mélodies « à refuser ».
Certaines maisons, quand je passais devant, vraisemblablement
mendelssoh – niaient aussi. Echos dans les deux sens, échos en
quantité de sens, escorte qui nous suit tout le jour, qui suit tout ce
qui nous arrive, en commentaires sans fin, de sons, d'images, de
gestes, en incessants ricochets, dont le plus souvent on ne veut pas,
qui font tout à coup surgir une admirable image « étrangère » (!) et
poétique. Analogies qui se sont faites seules, objets qui tout seuls se
sont comparés, attirés, irrésistiblement, commentaires malgré nous.
Échos. Qu'est-ce qui passe jamais sans écho ? Qu'est-ce qui est si
nul qu'en un homme il n'évoque rien, absolument rien ?

Relation E :

Rêverie. Réflexions dont j'entends une à voix haute, et plusieurs


en mots marmonnés.
Rêverie en mots qui continuent, maintenant retentissante,
véritable casse-tête. Je suis dans les voix et les mots, comme je
serais barbotant dans un torrent inégal, passant dans les uns,
m'enfonçant dans d'autres, d'autres m'éclaboussant, d'autres me
faisant perdre l'équilibre en paraissant m'apostropher. Mots
impératifs, d'autres se perdant, comme s'ils allaient ailleurs et
lâchaient mon « appareil ». La tête me tourne, tête place publique.
Je descends. Je prends un taxi. Le chauffeur me paraît lent. Ses
réflexes, son sens de la situation bien inférieur au sens que moi
présentement et tout à fait exceptionnellement j'en ai. Je ne dis rien.
Parcours lent. Bientôt je me retiens d'observer le parcours et les
manœuvres à faire, toujours si lentes, les virages à amorcer, les files
où il devrait s'engager plus vivement, etc., de peur que ma pensée à
son sujet il ne l'entende, forte comme elle est.
… Retour.
Rentré, je me trouvai ensuite observant une certaine situation
dont l'élément principal était défini par le mot «  distance  », que
j'écrivis. L'ayant écrit, il se dépouilla magiquement de son sens, de
son importance, jusqu'à devenir insignifiant, puis se dépouilla du
sens voisin que je lui avais vu en écrivant la réflexion même sur la
situation, laquelle d'ailleurs je ne pus retrouver, puis du sens qu'il a
habituellement pour moi. Il se tenait là, méconnaissable. Il lui restait
à devenir nul. Il le devint. Il n'avait maintenant plus aucun sens, de
quelque façon qu'on le retournât. Mais en quittant le mot, le sens
s'en installa en moi, me donnant subitement, totalement,
comédiennement, le caractère d'homme distant. Et même distant de
moi, si bien que j'avais peine aussi à m'approcher de moi. Le recel
du sens avait fait se répandre le sens sur ma personne !
À tort donc j'avais cru perdu le sens du mot au lieu que j'avais
perdu seulement certaines relations avec le sens, les plus utiles, il
est vrai. Mais lui, se continuant, allait toujours. Le sens n'appartient
pas à qui le pense. Il est difficile sinon impossible de faire disparaître
une idée. Sa force de vie la préserve, la fait descendre en
profondeur, dans d'autres circuits d'où d'une façon ou d'une autre
elle peut, elle va réapparaître.
Qu'est-ce qui allait être branché sur «  distance  »  ? Distance
rôdait toujours, je n'en étais plus le maître et j'en étais mal et peu
l'observateur.
J'aurais voulu m'arrêter… le chanvre que j'avais pris me remettait
constamment en course malgré moi. Un peu partout, de nouvelles
fontaines de Vaucluse apparaissaient.
Je dus passer par beaucoup de barrages, par beaucoup de
passages sous les flots. Je n'y parvins pas intact. Pas préoccupé
non plus. Je m'étais bien décidé à, coûte que coûte, écrire fût-ce
dans le plus complet blanc, et même si les mots qui se
présenteraient n'avaient pour moi aucun sens. Ecrire, qui demande
force, et fait appel à de la force, devient force, devient contrôle,
extension de contrôle, adversaire de l'incessante poussiérisation de
soi… Quand je ne fis que commencer à écrire (ces commencements
sont de véritables entreprises), des mots éclataient encore dans ma
tête, dont c'était toujours l'accent, la prononciation, ou la façon
chantée, ou le timbre qui était le plus important. Un de ces mots fut
prononcé si abruptement, que je sursautai et regardai
machinalement autour de moi, comme pour m'assurer si quelqu'un
d'autre dans la pièce ne l'avait pas entendu. Drôle de réflexe alors
que j'étais seul ! Obnubilation vint. Obnubilation à trois épisodes ou
davantage. Multiples trous43 dans le sens. Puis interruptions
rythmiques de sens. Est-ce un jeu ? Inouï ! Il passe… je me calme.
Des mots, dans un livre que je regarde et lis, défilent. Le sens ne
les prend pas. Ils passent et aucun sens ne les touche. Tout n'est
pas perdu. Après tout je localise encore le manque de sens…
L'averse passe et repasse, neutralisant les pensées, les mots lus,
les interrompant, m'interrompant  ! J'avais convenu avec moi-même
(ayant déjà précédemment fait connaissance avec ces phénomènes)
que les trous de sens je les marquerais avec des points, que l'arrêt
de sens prolongé, je le marquerais d'un trait et la fin de l'arrêt d'un
autre trait plus loin, que les arrêts de sens en profondeur seraient
marqués de deux traits, enfin que les arrêts graves (de ceux où l'on
ne sait plus ce que l'on fait là), j'essaierais quand même de les
marquer par trois traits. Le temps de ces manques de sens serait
marqué par un intervalle approximatif d'un centimètre pour une
seconde (encore plus approximative). Que de doubles traits j'ai dû
marquer cette fois  ! Quant au temps d'arrêt, il ne dura jamais, me
semble-t-il, au-delà de sept ou huit ou neuf segments centimètre-
seconde (ou d'autant peut-être de doubles secondes  ?) pour
reprendre cinq, six ou sept secondes ou doubles secondes plus tard.
À la fin d'une grêle, je m'apprêtais, j'apprêtais ma main à tout de
suite recommencer à écrire, afin d'utiliser au maximum, sans en
perdre une, les quelques secondes « bonnes » qui allaient m'échoir.
Je commençais un mot, et tandis que je cherchais les suivants, les
importants (pas de simples « le » ou « dans » ou « que »), les mots
clefs pour profiter du court répit (de plus en plus court) avant la
prochaine grêle (comptant sur six ou sept secondes de « bon » dont
je guettais l'écoulement) vlan  ! annulé  ! la grêle tombait sur les
quatre ou cinq lettres d'un mot non achevé et qui ne le serait jamais,
et sur l'horizon de pensées qui venait (trop tard) de se lever. Après-
midi des biffures de moi. Sous le coup, oui sous le coup de hache de
ces haltes périodiques et absolument intraversables, et cette fois
beaucoup, beaucoup trop rapprochées, il me fallait quand même une
seconde, peut-être deux (?) pour une remise en train sérieuse, bien
pensée, pour me retrouver dans la situation ; or deux secondes sur
les cinq, peut-être quatre, qui m'étaient cette fois octroyées, c'était
insuffisant et la nouvelle averse, faiseuse d'inintelligible, passait, me
traversait sans que j'aie pu rien faire d'utile, avec deux, trois mots
incomplets, tout en ayant eu le temps de voir se lever un nouvel
aperçu, parfois étonnant, que j'aurais tant voulu noter, important,
important au possible, car plus gravement on est attaqué, plus
important, plus profond sera ce qu'on saisit entre deux
inconsciences.
Il y eut aussi des passages à trois traits, mais sûrement j'en ai
laissé passer bon nombre sans les noter. Comment noter une
absence quand on est absent  ? Mais je devais, je savais que je
devais la circonscrire, en prendre conscience, avec ma conscience
en loques prendre la mesure de mon inconscience. J'aurais pu, je
crois, avec moins de difficulté, frapper des coups sur la table, qu'une
personne (s'il s'en était trouvé une auprès de moi) eût pu noter, ainsi
que la durée de l'accès. Les petits «  points-trous  », ce n'avait été
qu'au début. Les trous d'absence maintenant, ce n'était plus que des
tranches d'absence. Beaucoup de tranches d'absence. Un mal de
tête éprouvant ajoutait aux attaques en traître.
M'étant levé pour prendre à côté un morceau de quelque chose,
un sandwich peut-être, je vis sur la table un objet que je ne
connaissais pas. Je n'en trouvai pas le nom. Je ne voyais pas quel
genre de nom il pouvait bien avoir. Ce n'est rien, ça. Mais je ne
voyais absolument pas ce que c'était, à quoi ça répondait. Objet
sans doute. Les autres continuaient à avoir un sens. Lui seul à n'en
avoir pas. Je restai tout un temps sans bouger. Puis, sur un bout de
papier, je formai grossièrement un carré. L'objet inconnu avait à peu
près cette forme.
Revenu dans ma chambre, j'essayai de revenir à cette insolite
affaire, mais l'insolite demeura insolite. Autour du dessin je pus
ajouter plus tard un plus grand tracé, rectangulaire, peu régulier,
mais dont je voulais me souvenir qu'il eût dû être régulièrement
rectangulaire et en travers je griffonnai « table », espérant retrouver
plus tard assez de lucidité et de souvenir pour… Puis je sombrai. Je
me laissai aller – dans le sommeil sans doute. Je l'avais bien gagné.
Réveil. Le papier déplié près de moi. Ah ! oui, ce papier. Qu'était-
ce donc  ? Une difficulté que j'avais rencontrée. Mais laquelle  ?
Lorsque je me levai et pénétrai dans la pièce voisine, je vis l'objet.
Ah ! une serviette ! Ce n'était qu'une serviette ! Une petite serviette
qui n'avait trouvé aucune compagnie, aucune explication dans ma
tête, aucune fonction ! La voilà. Elle m'était revenue.

Relation F : Déchiffrer les visages.

Quittant délibérément les figures capables de séduction, ces


visages de femmes, qu'immanquablement transmue une attirance
assoiffée que décidément l'on garde, sans le vouloir reconnaître,
toute sa vie jusqu'à sa mort, je me suis mis à regarder des visages
d'hommes et d'hommes rébarbatifs. Visages que je ne tiens pas du
tout à accompagner ni à rencontrer chez moi, visages où je veux voir
clair, que je veux pénétrer. Plus de visages fermés, qui ne me disent
rien ou pas grand-chose. J'y entre. Ils me seraient hostiles en temps
habituel. Parfait. J'ai un effort de trois ou quatre secondes à faire et
puis… je pénètre et suis en eux. Il me semble les connaître. Si
j'avais à les rencontrer ensuite dans une réunion, je ne commettrais,
me semble-t-il, aucune erreur psychologique avec eux. J'ai déjà fait
connaissance. Je suis entré dans leur capitale, d'où ils dirigent et
sentent et exercent leur vie. Quand je suis touché par le haschich, et
par cette humeur d'investigation, je les vise, je vise leur centre.
Plus rien de vague ne subsiste en face. Ils sont devenus
parlants. Je les ouvre. Je les parcours. Lorsque je ne fais plus de
progrès substantiels dans la compréhension d'une tête (parfois d'un
corps), je l'écarte, je m'en écarte et passe à une autre, dont en
quelques secondes je force l'entrée, et vite à l'essentiel, à ce qui
paraît être alors avec une évidence absolue son centre de forces, de
contrôle, centre à partir duquel il se décide, se détache vers l'action.
Je suis dans son courant. Chacun a de certaines zones sur
lesquelles son corps s'équilibre plus particulièrement et prend appui
pour l'élan, chakras\ carrefours de composantes de forces, bases de
confiance, d'assurance, de certitude, lieu de ses dominantes,
rassemblement à partir duquel il prend ses initiatives et d'où partent
ses détentes. C'est avec ça que je suis en syntonie – pour le
moment (ce qui fait que personne alors ne peut vraiment me
demeurer antipathique, puisque dans sa force, avec sa force, je
ressens et devine ses élans que fatalement je dois au moins
excuser).
Je crois avoir trouvé son point focal. Mais redevenu normal,
hésitant et légèrement opposant, je l'ai perdu. Je croyais pourtant
l'avoir si bien trouvé qu'il me demeurerait inoubliable. Erreur. Je ne le
retrouve plus. J'en vins donc à marquer ces centres d'une croix ou
de plusieurs, comme je pouvais, pendant l'observation sous
haschich, avec les directions et la profondeur approximative (car il
s'agit d'avoir en profondeur ces axes psychiques et ces lignes de
départ). Assez vainement. À jeun, chaque tête me redevenait
obstacle, énigme, incertitude44, son intérieur présent ne se
superposant plus à son intérieur précédemment deviné, tête à
laquelle maintenant je m'opposais. Sans doute, cette opposition
même, particulière et appropriée à chacune, me renseignait à sa
façon sur la personne, sur les rapports possibles entre elle et moi,
compréhension non négligeable mais réduite, dont il fallait me
contenter. De pénétration, je n'en aurais plus avant le prochain
haschich. Que valait cette voyance, si c'en est une ? D'autres, mieux
doués, l'étudieraient plus profitablement.

Relation G : Gestures sous haschich.

Après une dose moyenne de haschich on est impropre à la


lecture. C'est reconnu. Même un texte littéraire, on a peine à le
suivre… à suivre du même pas des lignes et des lignes à la file.
Néanmoins, j'ai trouvé dans le haschich un admirable détecteur.
Certains, parmi les grands auteurs de la littérature et de la mystique,
n'ont pas résisté une minute à sa « pénétration ». Les auteurs, alors
on les entend en personne et qui n'en imposent plus, si peu que ce
soit. On les rencontre comme de leur vivant certains hommes de
sang-froid les rencontrant ont dû les jauger, les évaluer. On les a au
naturel. Les mots ne jouent plus. L'homme qui était derrière vient sur
le devant. On perçoit aussitôt son conformisme sans borne, sa
tiédeur, et ses toutes petites audaces, sa prudence, son peu
d'imprudence, la poche énorme de son ignorance, sur laquelle
venait une mince pellicule de personnalité et de réflexion propre.
Tout ou presque tout chez l'homme est inconscience, efforts en
surface et contentement de même. Une très révérée sainte
subitement m'est montrée. Je suis bien déçu. Sans doute elle a
œuvré, travaillé, fait des progrès. Il lui restait beaucoup à faire.
Bavarde et fille, c'était toujours une souris. Elle ne m'en imposera
jamais plus. D'autres, rares merveilles, ont à vous parler, sont
vraiment derrière leurs paroles, vrais, sans avoir à pousser. Quelle
joie (qui dure trop peu) ! Ramana Maharshi fut une de ces surprises.
Expériences à poursuivre. Le texte, à quelque endroit que vous
le preniez, devient une voix, la voix même qui lui convient, et
l'homme parle derrière cette voix. Le responsable est là, mince
comme il était, et que le caractère imprimé ne durcit plus, il est là à
nouveau, occupé sur-le – champ à penser, à s'exprimer, cherchant
ses idées. Il recommence. Fini de faire l'abstrait, le vague. L'homme
de derrière son nom vient avec son poids, son manque de poids.
Haschich traître, haschich, chien de chasse, haschich instructif. Il
voit plus vite que nous45, désignant ce que nous n'avons pas encore
compris. Au départ, et chaque fois, il y a un effort à faire. Raison
pour laquelle il n'a pas été utilisé dans ce but. On le violente, le
haschisé, en l'appelant à l'effort, au moment où le laisser-aller lui
distribue tant de merveilles. Il faut se forcer à prendre le contact, à le
maintenir, à percer. Mais une fois le contact obtenu en profondeur,
quelle expérience !
Un jour où dans un de ces moments j'avais les yeux sur une
étude, parue dans une revue à tirage très restreint et presque
secrète, l'étude d'un jeune philosophe érudit, j'entendis comme un
bruissement de foules venues écouter cette parole ! Tiens ! tiens ! La
phrase, en effet, même relue à froid, plus tard, était le type même,
toute philosophique qu'elle pût paraître, de la fausse pensée qui doit
produire son petit effet, phrase qui n'arrive jamais sous la plume de
qui n'a pas caressé l'idée d'approbations multiples et… de paraître à
une tribune.
Ainsi j'entendais, grâce à une suite de courts-circuits, les
applaudissements dont cet écrivain s'était senti entouré, les ayant
sans nul doute désirés. La suite de l'article montrait en plusieurs
endroits qu'il n'était pas homme à se contenter longtemps de
pensées seulement (pensées par là infirmes malgré leur allure
métaphysique et difficile). Présentement, il mettait une sourdine
encore à ce désir, à ses projets, mais c'était la proclamation qui
l'intéresserait dans dix ans et d'avoir un public au premier rang et
réagissant sur-le – champ. Le haschich ouvre l'espace intérieur des
phrases, et les préoccupations cachées en sortent, il les perce du
premier coup. Il est curieux que ce haschich, quand je testais ici
quelques auteurs46, ne se montra jamais vain, excentrique. Lâché
sur la proie, il n'y avait pas de retour en arrière, pas de jeu. Il était
appliqué comme un faucon. L'auteur ainsi mis à découvert une fois
ne retrouvait jamais tout à fait son manteau et sa retraite
d'auparavant.
V. SITUATIONS-GOUFFRES

DIFFICULTÉS ET PROBLÈMES QUE RENCONTRE


L'ALIÉNÉ

Celui qui par la mescaline47 a été agressé, qui par le dedans ; à


l'état naissant et presque météoriquement a connu l'aliénation
mentale, qui, devenu soudain en mille choses impuissant, a assisté
aux coups de théâtre de l'esprit après quoi tout est changé, qui de
façon privilégiée, s'est trouvé à sa débandade et à ses dislocations
et à sa dissolution, sait à présent… Il est comme s'il était né une
deuxième fois.
Combien souvent en ces heures interminables, quoique courtes
en fait, de l'expérience du terrible décentrage, combien souvent n'a-
t-il pas songé à ses frères, frères sans le savoir, frères de plus
personne, dont le pareil désordre en plus enfoncé, plus sans espoir
et tendant à l'irréversible, va durer des jours et des mois qui
rejoignent des siècles, battus de contradictions, de tapes psychiques
inconnues et des brisements d'un infini absurde dont ils ne peuvent
rien tirer.
Il sait maintenant, en ayant été la proie et l'observateur, qu'il
existe un fonctionnement mental autre, tout différent de l'habituel,
mais fonctionnement tout de même. Il voit que la folie est un
équilibre, une prodigieuse, prodigieusement difficile tentative pour
s'allier à un état disloquant, désespérant, continuellement
désastreux, avec lequel il faut, il faut bien que l'aliéné fasse ménage,
affreux et innommable ménage.
Quels sont les caractères de ce fonctionnement second, ses
apports qui plus encore que les soustractions, les pertes, les
déficiences et les détériorations mènent à la pensée, à la conduite
insensée ? Voilà le sujet de la présente investigation.

1. L'IMPRESSION D'ÉTRANGE, D'ÉTRANGER. DE


QUOI ELLE EST FAITE. SES PROLONGEMENTS.

L'aliéné à lui-même par maladie, l'aliéné à lui-même pour avoir


pris une drogue hallucinogène, l'un comme l'autre a subi une perte,
la conscience qu'il avait de son corps a subi une perte, bizarre,
abrupte, énorme.
Après l'injection de mescaline, de L.S.D. 25, de psilocy – bine,
l'homme, jusque-là sain, sent son corps rapidement se retirer de lui.
C'est fait. Il lui échappe. Il ne peut plus en éprouver la variété, la
masse, la présence, ce sûr et obscur compagnonnage qui, inconnu
des autres, lui était propre.
N'est plus un corps, n'est plus évocable, n'est plus sien, n'est
plus qu'un lieu. Et il en est exclu. Sans doute il est toujours là, mais
ne comptant plus. Fini le bain réciproque, où l'on est dedans et qui
est en soi. Surprise  ! stupéfaction  ! Mais l'expérimentateur s'est vu
partir. Il va se voir revenir. Surtout il connaît, il a retenu le point de
départ.
L'aliéné, lui, ne connaît et ne trouve aucune cause à tout cela et
n'a pu vraisemblablement en observer clairement le début.
Il se sent sans raison devenu autre, autre parmi les hommes,
autre à lui-même, son corps déplacé, presque d'un autre.
Il bute sur cette absence-présence qui a quelque chose
d'invraisemblable, d'indéfinissable. Son corps il continue à le voir,
mais, contrairement à ce que pense le commun, la vue est ce qu'il y
a de moins convaincant. Il peut encore le faire fonctionner. Ça non
plus n'est pas suffisant. Il ne peut en faire l'occupation, l'occupation
par la sensibilité, la seule qui l'intéresserait, son « réel » à lui, base
de tout autre réel et de la vie même, et pourtant sa vie continue,
inexplicablement, seule, énucléée.
L'absence de son corps présent ne cesse d'être intrigante, d'être
insupportable, d'être persécutante. Elle lui gratte l'esprit sans arrêt,
absence qui ne permet plus à rien d'être normalement présent.
Comment être encore devant quoi que ce soit  ? Il faut être solide
pour être devant.
Dans cette surprenante soustraction, faite de beaucoup de
petites soustractions, il est seul. Seul comme il n'a jamais été.
Comme personne (pense-t-il) n'a jamais été. En effet, c'est
particulier comme il est seul. Seul sans solitude. Il n'est plus
préservé par le « nous », l'entre-nous de l'homme et de son corps.
Lui, il est vraiment seul. En exil, sur place. Dans une solitude dont le
solitaire n'a aucune idée. La solitude de cette banlieue ne se
compare à rien, est une injustice, un scandale. À côté d'elle la
solitude d'un méditatif est un palais. Celle d'un gueux même est un
nid, pouilleux, mais nid quand même. Ici, pas de nid. Solitude sans
jouir d'être seul. Par impossibilité de rejoindre sa base. Isolement
sans abri. Impression qu'il faut avoir connue pour savoir à quel point
elle est désarçonnante. Impression seulement48  ? Et comment s'y
habituer ?
Avec son corps, il a perdu « sa demeure ». Il a perdu toutes les
demeures  ; il a perdu la jouissance du phénomène «  demeure  », il
en a perdu le recueillement et presque l'idée. (Dans les dessins de
fous on voit constamment la tentation désespérée de récupérer la
demeure, pour «  se  » récupérer soi-même.) Ayant cessé d'être
signifiante, toute demeure se dissipe autour de lui tout en restant là.
Une demeure (cabane, chambre, terrier ou nid) n'est que la
réalisation au-dehors de cette impression d'intérieur que l'on a de
son propre corps. De même que l'on jouit sans interruption de son
corps, sans arrêt aussi sa pensée à lui tourne maintenant autour du
corps soustrait inexplicablement, d'une soustraction qui n'a pas de
nom, d'une soustraction méchante, comme un «  tu ne rentreras
pas » proféré indéfiniment. Et la pénitence dure, venue sans raison,
demeurant sans raison.
Depuis des siècles, depuis des millénaires, en tout lieu, en tout
pays, l'aliéné s'est plaint. Il dit qu'il est à côté de son corps. Que son
corps est ailleurs. Qu'on le lui a volé. Qu'il porte un cadavre. Que
son corps est creux. Qu'on le lui a changé. Qu'il est un mort vivant. Il
dit comme il le peut, avec des moyens souvent minces, pas du tout
préparé à l'introspection, une introspection tout à coup devenue
indispensable, il dit (désignant ainsi justement la suppression des
impressions de poids), il dit qu'il ne pèse plus rien, qu'il est un ange,
qu'il n'est plus qu'un ballon ou une balle et, plus juste encore
(transposition frappante du manque d'opacité et de masse qu'il
éprouve), qu'il est transparent, qu'il est en verre ! Et il a peur de se
briser… Il dit aussi qu'il est vide, qu'il est changé en poupée, qu'il n'a
plus d'organes, plus d'intestins, plus d'estomac, qu'il ne doit plus par
conséquent manger, qu'il est artificiel, qu'il est truqué, qu'un autre
occupe son corps… et ainsi de suite.
Il dit plus vrai que vrai à des gens qui ne savent pas reconnaître
la vérité, desquels vainement il essaie de se faire entendre. Il n'est
pires sourds, on le sait, que les possédants. En tout domaine, la
privation est ce qu'on peut le plus difficilement rendre sensible à
ceux qui sont nantis. De plus il emploie un style poétique, langage
de base, auquel son état désastreux l'a fait revenir, mais que les
autres ne comprennent pas, ne tolèrent qu'exceptionnelle – ment et
seulement en tant que «  spécialité  ». Plus grave encore, il le vit. Il
réalise la métaphore, il se laisse fasciner par elle. Martyr d'une
analogie trop sentie, trop subie. Il ne sait pas se retenir, ce que
savent si bien les poètes de profession qui passent de l'une à l'autre.
Lui, il est dans le profond caveau d'une seule.
Pourquoi, mais pourquoi n'arrive-t-il pas à rentrer dans son
corps  ? Il doit bien y avoir une cause, un pouvoir pas ordinaire qui
agit sur lui, pour réussir à le soumettre à cet horrible inhumain
traitement. Et, faisant son travail d'homme utilisant sa raison, il se
pose des questions. Il doit bien exister des moyens inconnus, mais
pas de tous, qui empêchent un homme de posséder son corps.
Quels moyens ? Il ne le sait pas. Il ne sait pas tout. Le tragique, c'est
que d'autres savent, des gens très forts, très savants, très avancés.
Dans l'état « autre », l'explication et le raisonnement débouchent
naturellement dans la « persécution ». Sa condition malheureuse qui
ne cesse pas, inapparente aux autres et intraduisible, est en fait
«  une persécution  » et combien maligne. Qu'il est assailli, c'est la
vérité pure. Il subit des assauts, mystérieux, invisibles et incompris
des autres. Cela le persécute. Qui détient cet extraordinaire pouvoir
sur lui ? L'aliéné met parfois des années avant de pouvoir désigner
son ou ses persécuteurs, parfois ils ne seront jamais désignés
clairement. Généralement, ignorants comme gens instruits
aboutissent pareillement dans la folie à incriminer des sociétés
secrètes, des êtres surnaturels, paranaturels, qui agissent à
distance, par magie, par fluides, par rayons. Réaction saine en
quelque sorte. L'hypothèse à essayer et qui s'imposait dans des
circonstances aussi singulières. L'idée générale de persécution
l'envahit, vient de toutes parts, véritable idée-carrefour que tout
étaie49. Une autre l'accompagne (ou la précède), qu'on pourrait
appeler délire d'imposture ou idée générale d'imposture. L'étranger
qu'il est à lui-même rend aussi les autres étrangers à lui.
Il ne reconnaît plus les familiers. Il se sent étranger. Il sent
« étrangers » ses parents, ses connaissances. On les lui a changés.
Prodigieux, mais vrai. Impossible, mais certain. Ses frères, sa mère,
sa femme, ce ne sont plus eux. D'où vient qu'on lui propose toujours
de faux parents, d'ailleurs assez bien imités, presque à s'y
méprendre50, mais qui tout de même ne peuvent tromper celui qui
les a connus de longue date et pas seulement en passant  ? Et
pourquoi feignent-ils d'être ceux qu'ils ne sont pas?… Qui, et dans
quel but, monte cette immense histoire de faux  ? Des agents
provocateurs ? Mais…
Le malheur, le problème de l'aliéné est que constamment il se
trouve devant une énorme, prodigieuse affaire insensée, car enfin
ces gens-là sont faux. Parents d'il ne sait qui, mais pas de lui en tout
cas. Irrécusable impression51. Sa tragédie le met constamment en
présence de choses et de faits insensés.
Aliéné aux siens. Aliéné à l'entourage.
Que de questions vont s'ensuivre…
Autre correspondance. Ne plus percevoir vraiment le château de
son être52 est aussi ne plus percevoir les objets comme avant. Dans
leur densité, leur lourdeur, leur fermeté (oui !), leur inamovibilité, leur
résistance à être autre chose que ce qu'ils sont, chacun à part. Leur
valeur objectale a diminué. Leur indépendance objectale. Avec le
sentiment de sa masse, il a perdu leur masse, l'imagination et le
sentiment de toutes les masses. Aliéné à lui, il est aliéné aux objets,
les objets aliénés à lui. Il ne peut plus compter sur eux. Vides à la
fois et rayonnants. Mal remplis. Disponibles. Manquant de
matérialité. L'aliénation objectale a commencé, sorte de
détérioration, de dégradation objectale. Dans les moments
d'abandon terrible qu'il connaît, il ne peut se reposer sur les objets,
sur leur matière pour la foi au monde solide dont il aurait tant besoin.
Ils ont en quelque façon déserté. Il n'y a plus pour lui si grande
différence entre le vide et le plein. Tout le plein est vide et le vide est
plein, la chambre déserte est surhabitée. L'objet insuffisant est prêt
pour n'importe quelle image un peu forte, qui s'y placera, devenant
vision, hallucination.

2. CHAOS. TRAGÉDIE DE L'INTENSITÉ. VISIONS


INTÉRIEURES. VISIONS HALLUCINATOIRES.

Celui qui a pris une drogue hallucinogène, et celui qui n'est


victime que de la drogue sécrétée en son corps par scs organes
mêmes, l'un comme l'autre il ne sait quoi de mouvant le traverse, fait
de multiples, insaisissables, incessantes modifications. Fini le solide.
Fini le continu et le calme. Une certaine infime danse est partout.
Si l'étrangeté n'est que pour quelques heures, et parce qu'il l'a
bien voulu, il s'y intéresse. Voir les objets, plus légers, plus éloignés,
plus longs ou paraissant s'allonger, ou se rapprocher, et s'éloigner
rythmiquement, plus jolis, légèrement trémulants, plus éclairés, plus
«  vivants  », plus parlants, plus imposants et singuliers, c'est
étonnant, merveilleux. Il est au spectacle. Il s'est drogué pour être à
ce spectacle qui, même s'il devient excessif, va dans peu d'heures
s'atténuer et revenir au naturel à présent regretté.
L'aliéné permanent et involontaire, ces spectacles ne
l'intéressent pas. Il voudrait en sortir, il voudrait échapper. Il voudrait
comprendre comment on a pu arriver à lui changer le monde entier
et lui-même, et si mystérieusement qu'il n'arrive jamais à mettre le
doigt sur ce qui fait la différence (quoiqu'il y en ait mille de
différences) et encore moins les faire « constater ». Mais, fou d'une
heure ou de dix mille, l'un comme l'autre est à présent dans le même
mal  : dans une même inexplicable mer, une mer agitée
omniprésente, dont il ne peut sortir, partout ondulante, une façon
d'être mer lui-même autant que dans la mer ou traversé de mers,
une mer des choses, du temps, de l'espace, monde nouveau à trop
de variables, où l'idée est dans la houle, où l'observation et le
jugement sont dans la houle, où les choses et les coordonnées sont
dans la houle, et simultanément dans de menues et presque
imperceptibles, imprécises variations-ondulations qui abondent, qui
surabondent, qui harcèlent l'esprit, l'empêchent de sortir du
phénomène « ondes » où tout vacille, oscille, est tumulte inouï, sans
frontières, sans délimitation, envahissant tout, mais qui demeure
secret et impondérable, saccades appelant les saccades, tumulte
qui rend tout tumultueux et rend agité et pousse à s'agiter, à s'agiter
pour s'agiter, et fait déraper et glisser l'esprit dans d'incessantes
dérives.
Trouverait-il l'impossible équilibre du bouchon sur l'eau agitée
(mais dans cette intensité il n'en est pas question), il n'y aurait qu'un
point de gagné, de rendu tolérable, un seul parmi tant d'autres
également dépaysants.
En effet, dans cet ébranlement vaste et subtil où les choses et
leur poids viennent de couler en un si stupéfiant naufrage, dans
cette désappropriation générale de soi et du monde, dans ce
tremblement où tout se détériore et devient dérisoire, dans ce vaste
frisson dont il ne cesse d'être dépendant, dans cette mouvance
réductrice de réalité et de permanence, où s'annule toute fermeté,
toute sécurité, voilà qu'au contraire, voilà qu'en même temps,
surrections prodigieuses du panorama intérieur, les images visuelles
cessent d'être grises, se détachent, s'accentuent de façon
inversement proportionnelle à la défection du reste, prennent des
couleurs, de l'indépendance, de la prépondérance, de la puissance
de frappe et de pénétration et de persistance. Les voilà subitement
devenues importantes, intenses, excessives, offensantes,
traumatisantes. La tête du malheureux soudain trop habitée devient
une salle de cinéma aux films impromptus qui affolent, fatiguent,
occupent, emportent, interrompent. Le drogué s'y extasie. Point
l'aliéné. Victimé par l'image, par ce cinéma forcé, qui ne rime à rien,
il voudrait se garer du bazar d'images en coq-à-l'âne qui ne lui
permettent plus de rien suivre et le hachent d'infimes infinis
sursauts. Face aux images qui déboulent, partout déboulent, veulent
trouver une place dans l'avalanche des brillances, des lueurs, des
éblouissements, métamorphoses plus que films, kaléidoscopes plus
que films, et, plus que tout, décharges. Que faire ? Comment faire ?
Et l'obscurité les ramène plus éblouissantes, plus fulgurantes, plus
migraineuses. Il est à découvert. Vulnéré sans arrêt, il est comme si
en plein midi il n'avait plus de paupières. Le voici dans le drame des
intensifications soudaines. Il en est dix, vingt, toutes redoutables,
toutes le poussant par leurs conséquences loin de la vie normale. Il
n'est encore que dans la tragédie de l'intensification des images.
Le cerveau est un organe réglé de façon que l'image intérieure
que l'on garde d'un spectacle, ou celle que l'on forme est moins vive,
moins colorée, moins complète que le spectacle originel ou que le
spectacle réel correspondant à factuellement imaginé.
L'habituelle pensée-association est faite d'une liaison d'images à
ce point effacées qu'elles n'arrêtent plus mais permettent avec
aisance leur glissement relativement abstrait.
Dans l'état second, l'image, à l'inverse, tout à coup resurgit de
l'abstrait, revient en force, est là, admirable, violente, substituée à
l'idée, ou au souvenir vague, se place, se colle sur le devant de la
scène que chacun porte en soi derriere son front ».
Inouïe son apparition !
Mais que va devenir celui qui a pareille vision intérieure et qui va
en avoir, se succédant à toute allure, des milliers d'autres, véritable
barrage optique ?
Le mécanisme d'atténuation qui mettait tout à l'effacement ne
fonctionne plus. L'aliéné ne se repose plus dans l'atténué. Il ne
saura bientôt plus ce que c'est. Ici, tout va vers le paroxysme.
Hallucinations par le plus et «  du plus  ». Les visions, ce seront les
plus brillantes, les plus éblouissantes. Les odeurs hallucinatoires, ce
seront les plus pénétrantes, souvent les plus puantes, les plus
offensantes  ; les voix imaginaires, ce seront les plus pressantes,
souvent les plus emportées, les plus décidées à n'être pas amies du
malheureux qui les subit  ; le toucher, le senti imaginaire, ce seront
des rampements, des brûlures, des secousses électriques, etc.
Des résidus enterrés dans la mémoire resurgissent de toutes
parts, pétarade sans bruit mais violente, violatrice, émiettant le peu
de repos qui lui restait.
S'ajoutant à la révolte et à l'emprise des « petits » et à la déroute
du «  commandement  », la toute nouvelle persistance des images
apparaît qui n'est pas qu'une impression53, mais une des plus
réelles et fâcheuses accentuations intérieures. Résonance visuelle.
Folie par rémanence. Un tableau, une photographie rencontrés au
hasard par le regard s'impriment en lui, ou une de ses parties
constitutives, et jamais la plus apparemment importante, s'imprime
en lui, se cale, se maintient, s'enfonce par une sorte de marteau-
pilonnage mécanique. Arrive-t-il dans un sursaut à s'en débarrasser,
à s'en distraire en passant à une autre, cette nouvelle alors ou une
partie de cette nouvelle (mais il faut qu'il y en ait une)
semblablement va fixer en lui l'insupportable suçoir de sa présence
prolongée dont il enrage ou s'effraie de ne pouvoir se libérer,
infernale chambre d'écho dont il ne sortira plus.
Insupportable mécanisme de prolongation des images, images-
ventouses, dont il devient la proie impuissante, comme un ventre nu
offert à des taons, à des sangsues ou à des rongeurs.
Et tout ce qui peut s'évoquer sans qu'on s'en doute et qui ici
surgit éclatant  ! Comment le savoir  ? Comment le prévoir  ?
Comment empêcher l'évocation, la fatale «  imagifi – cation  »  ?
Comment écarter les images, une fois là ?
Que ne donnerait-il pour savoir les détacher ! Mais il ne sait plus.
La si facile opération que savent les enfants, les vieux, des malades,
les mammifères sans doute les plus modestes, il ne la sait plus ou
ne la peut plus, elle ne se fait plus. Il la commande en vain.
Persécution continue. Toujours persécution !
Une plus redoutable le guette. Il n'y a pas que l'image. Il y a
l'autour de l'image.
Oublié, ignoré, inaperçu jusque-là, le sentiment de présence, lié
à la plupart des sensations, le sentiment de présence subissant
également une augmentation, une intensification intempestive, va
donner aux images mentales une présence réelle, et même' une
présence surréelle, va donner l'hallucination. Le prodigieusement
beau et le prodigieusement effrayant apparaîtront. Les voix aussi,
les bruits et les odeurs évoqués deviendront présents et plus que
réels. Tout ce qui lui passe par la tête peut devenir du réel
maintenant, du réel extérieur, mais surtout ce qu'il redoutait ou
désirait secrètement, tout ce qui hantait sa tête en silence
maintenant peut apparaître et le tenir subjugué. Des présences sans
corps, sans matière, rôdent aux alentours. Le spectacle
hallucinatoire enfin apparaît.
Il ne peut le chasser, le rejeter, le laisser là comme un objet ou un
spectacle réel, qu'il regarde, ne regarde plus, auquel il revient, dont il
se détache, curieux, ou distrait. Il ne peut se détourner de cet
extérieur-là : qui tient sa vie de lui. Un cordon psychique les unit l'un
à l'autre. Il demeure sous l'attrait.
Parfois il est comme à égalité avec l'hallucination, elle d'un côté
de la bascule, et lui de l'autre. Il peut faire basculer de son côté, ou
du côté hallucination. Cela lui appartient encore. Ou encore, le
spectacle hallucinatoire étant là, une part en lui échappe à la
séduction, et ainsi, s'il ne peut refuser de le voir, ce spectacle, il peut
refuser d'y croire.
Mais le plus souvent la puissance d'envoûtement est là,
immédiate, et comme un capuchon l'enferme instantanément, le
laissant sans résistance.
Bien avant déjà il a senti comme une force qui rôdait, force, si je
puis dire, d'apparitionnement ou tendance à appa – ritionner. Elle est
à la fois autour de lui et en lui comme une émanation. Quand cette
émanation est là, toute apparition peut surgir. Elle est déjà là
virtuellement. Il est perdu. Il ne pourra se dérober à elle. Il le sait s'il
a déjà passé par là.
3. AUDITIONS INTÉRIEURES. HALLUCINATIONS
AUDITIVES. LE PROBLÈME DES VOIX54.

Et l'étrange accentuation continue, avec l'étrange résonance, et


s'étale, augmente, étendant à d'autres secteurs ses petites collantes
présences, sa puissance réificatrice et son pouvoir de rendre réel.
Tout à coup, il entend parler. Mais il ne voit personne. Cependant, on
chuchote. Où donc  ? D'où viennent ces chuchotements  ? Ces
exclamations ? Et ces rires, à présent ?
Le problème des voix est un des plus difficiles à résoudre pour le
psychotique. Tout autrement déréalisantes que les hallucinations
visuelles qui, si surprenantes qu'elles puissent être, seront devant
lui. Le visuel a quelque chose d'en surface, de limité, l'aire occupée
restant en relation avec la direction des yeux au parcours restreint.
Le monde sonore, réel ou imaginaire, est différent. Au lieu que les
visions intérieures ne faisaient que l'agacer extrêmement, les
auditions intérieures le troublent, tout autrement profondes en lui. Il
ne peut y être évasif. Quant aux hallucinations auditives, elles
viennent de partout, de n'importe où dans l'espace sphérique qui
l'entoure. Il est cerné par elles. Où retrouver leur lieu d'émission,
voici ce qu'il s'emploie à chercher, avec des résultats déconcertants,
et qui auraient de quoi déconcerter n'importe qui.
La pensée-image, devenant, dans l'hallucination, uniquement
image forte, image-spectacle, il la verra fatalement devant lui, il la
projettera devant lui. La pensée parlée, la réflexion devenue parole
et son, tant elle est forte, est autrement phénoménale. Elle vient de
l'épaule, dit-il. Du cou, dit un autre. Du ventre. Parfois de derrière lui,
ou du mur. De l'épaule ou d'un meuble ou du plafond. Absurde  !
Non, c'est la vérité. Il la dit comme elle est. Les voix hallucinatoires
donnent des impressions de ce genre. Inhabitué à une impression
de sonorité pareille, en sa tête, forte et qui ne vient de nulle part, il
se réoriente comme il peut, la situant en distance et en direction
selon son intensité plus ou moins claire ou étouffée, la localisant
ainsi en des endroits où il n'y a, et ne peut y avoir personne, dans
une table de nuit, dans une lame de parquet, ce qui le laisse à la fois
convaincu et perplexe.
Ce qu'il entend n'est pas pour l'éclairer  ! Si le dérèglement
intérieur est peu accentué, ce sont des chuchotements assez
confus. Il ne distingue pas les mots. Mais les phrases sont du tout
vrai, du «  vécu  ». Impossible de s'y tromper. Ce sont des
conversations. Les voix tantôt s'intensifient, nettement perceptibles,
tantôt semblent dépérir, par un véritable fading de radio, puis
raugmentent rapidement pour après s'évanouir presque, et ainsi de
suite. Très, très dérangeant. Et qu'est-ce que cela signifie ? Qu'est-
ce qu'on lui veut  ? Comble de mystère, ces voix ne semblent pas
faire grand-chose pour se faire entendre et restent entre elles  !
Alors  ? Mais d'autres fois, ces mots si offensants qu'elles
prononcent…
La parole intérieure qui semble venir de l'extérieur, les réflexions-
mots, qui retentissent comme de vraies paroles entendues, ce
rapport entre le dedans et le dehors apparent ne devrait pas être
tellement difficile, en tout cas pas impossible55 à remarquer. Si. Il
l'est. À cause, entre autres raisons, du remarquable, inattendu et
absolument général phénomène de théâtralisation de la pensée
(théâtralisation naturelle quoique ordinairement effacée, à quoi nul
n'est préparé56). De ce fait, la réflexion (qui est une sorte de voix
diminuée au maximum), au lieu donc de passer de l'état neutre et
effacé à un état audible et sonore mais encore neutre (ça peut-il
exister une voix neutre  ?), devient une voix particulière. C'est une
voix incarnée qu'il entendra, et pas la sienne, ni même sa voix
modifiée57 comme elle le serait par le disque, ou le téléphone, mais
une voix nouvelle créée en accord58 avec l'humeur, non avec son
humeur générale, mais l'humeur correspondante à cette réflexion-là,
qui est sa contre-réflexion subconsciente (et ainsi il entendra une
voix de gamine si la réflexion était railleuse, de clergyman si elle
était vaguement admo – nestatrice, ou de dame patronnesse, ou
d'un voyou si elle était protestataire, d'un sous-officier si elle était
brutale ou énergique, etc.). C'est extraordinaire d'étrangeté. Voix
toujours réelles, voix qui existent, qu'il a entendues ou
entr'entendues quelque part, mais dans des circonstances si
différentes, en passant dans la rue, en voyage, et qui s'adressaient à
d'autres, telles enfin qu'il ne peut ici se les remémorer
consciemment, dont l'accent seul et véritablement rien de plus
parfois convient ou disconvient particulièrement par une sorte, si je
peux dire, d'antiphrase, ou encore de contrepoint-farce, à sa pensée
subconsciente du moment. L'aliéné, fasciné par cette apparence, qui
semble tout ce qu'il y a de plus réel, continue à chercher au – dehors
à qui peuvent bien appartenir ces voix qui ne le laissent pas
tranquille et qui ne peuvent être loin, voix multiples, qui changent,
qui le mènent de tous côtés (les voix, le « physique » de ces voix, et
leurs différences, plus que ce qu'elles disent) et le désorientent59 par
désorientations successives, indéfiniment distrayantes. Avec sa
pauvre attention, il arrive toujours trop tard. Il y a comme une
moquerie partout à l'égard du chercheur.
Mais supposé la difficulté une fois résolue, que d'autres
subsisteraient  ! Il entend rarement un discours clair. C'est presque
toujours interruptif du genre «  pas d'accord  ! Menteur  !
Rapporteur ! » et autres petits bouts de phrases souvent bredouillés.
Et le tout (c'est-à-dire ce décousu, cet entr'entendu) rendu inégal en
plus par suite des continuelles variations d'intensité qu'il va imaginer
tenir à un éloignement ou à un rapprochement de ses ennemis, ou
bien à une animation psychologique, colère, impatience, surprise,
quoique les deux ordres de faits ne coïncident presque jamais –
quelques fois tout de même, quelques rares fois qui le convaincront.
Il est des pianissimo soudains, et, après des passages
ordinaires, et sans aucune préparation dans le sens ou dans
l'humeur apparente, un fortissimo écrasant et répété quatre, cinq, six
fois, qui laisse tout pantois et hors combat, hors réflexion. Que
comprendre à ça  ? Lui il cherche toujours à comprendre. Que ne
comprend-il alors au moins quand une pensée vaguement
consciente s'achève en voix, en voix d'homme. Ici peu de décalage,
il60 va comprendre et il en devra être éclairé sur les origines de ces
voix et, partant, tranquillisé. Eh bien, non  ; à cause de la
déréalisation que procure ce phénomène même de réalisation
intempestive. La demi-réflexion du début reste en l'air d'un côté, la
voix étrangère achevant la demi-phrase, de l'autre côté. En l'air, l'une
et l'autre. Il faut pour comprendre la situation et lier ces deux
éléments disparates, ces deux bouts de nature si différente, un
retour énergique et volontaire, dont dans ces moments le
légèrement drogué même est presque incapable et l'aliéné tout à
fait. Il vit la situation d'homme qu'une voix appelle ou contrarie, ce
qui commande une attitude à part (non plus celle de spectateur à un
spectacle ou de lecteur à une lecture). Autre difficulté à reconnaître
les voix pour ce qu'elles sont : les voix qu'on entend ne sont jamais
ou presque jamais la réflexion principale qu'on se faisait (et qui
s'interrompt pour se mettre en voix audible)  ; non, ce sont des
réflexions adventices, souvent insignifiantes, auxquelles soi-même
on n'accorderait aucune importance, qu'on ne remarque que si on
est à l'affût, ce sont celles-là qui se font « entendre », et même alors
pas très fermes, ni très formulées, ni très intéressantes, mais dites à
la volée (ou en riant). Parfois ce sont des contre-réflexions, d'une
contradiction innocente, amusée et cocasse, pas bien méchantes,
surtout gênantes, et qu'à la longue on accuserait, les entendant sans
cesse, d'empêcher de penser, et qu'il accuse, lui, d'avoir été placées
là à cet effet pour lui faire «  perdre le fil». Viol humiliant, à cacher,
plein de malignité. Ce n'est pas encore une révolution. Elle va venir
avec les véritables voix d'opposition (mais seulement quand l'état
second et le subconscient sont dominants).
Quelles sont donc ces voix d'opposition  ? Dans l'écoulement
incessant du penser, il y a une allée principale et beaucoup de
secondaires, de tentatives et commencements de secondaires
coupés et rejetés à mesure. Il y a un passage régnant et les
sacrifiés. Gouvernant qui se défend, l'homme fort fait place
seulement à ce qui lui convient et donne la préférence à un
mouvement d'ensemble qu'il patronne. La pensée dominante se
conduit alors en maître et étouffe les voix des autres. Ecartés  !
Sacrifiés ! Les écartés ici relèvent la tête. Il les entend. Il entend des
voix de récriminateurs, de réclamateurs, de contradicteurs, de
railleurs, de médisants, d'envieux61, d'insatisfaits, de méprisants,
d'opposants occasionnels, non constitués en personnalité profonde,
venus du moment, de la phraseb, créés par un subconscient
automatiquement en désaccord. Véritable prolétariat que chacun,
par sa conduite dictatoriale, a en soi, caché.
Ces voix qu'il entend ne marchent pas avec lui, se moquent,
l'accusent, tiennent des propos abominables62.
Le principal parleur en homme, le principal penseur, le principal
pour agir et décider, passe ou passait sur leur ventre. (N'est-ce pas
cela un salaud… comme elles l'appellent maintenant à voix
haute… ?)
En plus, tricheur, faisant l'innocent comme s'il ignorait tout de
cela.
Comment le psychotique ne crierait-il pas à la réalité de voix
aussi vraies, et qui le concernent et le connaissent (mais par l'autre
bout)  ? Comment n'en serait-il pas désorienté  ? Et plus la force de
domination mentale est faible, plus elles deviennent fortes et font
une opposition forte.
Là, plus que partout ailleurs naît, et s'installe la peur et l'idée
générale de persécution. Ses personnages secondaires le
persécutent et l'accusent d'être méprisable, ignorant, immoral, d'être
un ignoble individu, d'être un pauvre type, un hypocrite, enfin tout ce
qu'il est, que chacun est et que seul le malhonnête individu appelé
honnête homme à bonne conscience ne reconnaît pas. Celui qui
entend toutes ces voix récriminatrices est un homme qui n'a plus
assez de force de contrainte pour permettre à l'hypocrite qu'il est –
comme tout homme – de continuer à dominer sans entendre les
protestations. Tel est l'aliéné. Ses morceaux, son peuple, ses
minorités l'invectivent, le bafouent. Quoiqu'il ne voie pas clairement
quels sont ses contradicteurs et que, les entendant, il les cherche
au-dehors, il sait, il sait obscurément qu'il les mérite. Il a commis, il
commet encore dans l'instant le péché de les ignorer. Il pratiquait
depuis toujours la volontaire ignorance. Les voix accusatrices, celles
qu'il ne peut plus fuir, le tiennent maintenant63.
Un autre phénomène qui peut bouleverser est que la voix paraît
savoir des choses ignorées du psychotique lui – même et qu'elle lui
révèle. Ces compartiments divers, du subconscient et du conscient,
ont ici des relations nouvelles.
L'être est tout en cloisonnements. Le subconscient surtout est
cloisonné. L'état second montre constamment des parties qui
s'ignorent les unes les autres, qui ont et gardent leur savoir propre.
Ce qui surprend toujours, c'est le subconscient savant64. On ne veut
y croire. L'énorme activité à demi cachée de l'esprit devient ici
évidente.
Le subconscient n'est pas ce que certains pensent, une sorte de
réserve dormante, contenant les secrets d'autrefois.
Le subconscient est actuel, actif, prodigieusement actif, et reçoit
un ravitaillement quotidien. À chaque minute, à chaque instant, on
refait du subconscient. La principale tâche de l'homme est même de
mettre en subconscience incessamment tout ce dont il n'a pas
besoin, ou qui le gêne, ou dont il ne prend pas la peine de faire le tri
ou l'élucidation.
Ce n'est pas sans raison, peut-être, que ce qu'on entend le plus
souvent en hallucinations auditives, ce sont des voix confuses, des
propos indistincts, du donné innombrable dont le conscient s'est
débarrassé dans le subconscient faute de pouvoir l'utiliser. On se
croirait dans un hall de gare, passant entre des groupes aux
conversations vaguement remarquées, qui ne nous concernent pas,
desquelles il importe pour notre tranquillité que nous restions en
dehors. Voilà qu'ici malgré soi on est rentré dans la foule.
D'autres processus d'intensification sont en route.
La conscience (le sens de la situation) n'est plus cette sorte de
plaine où se fait connaître le monde et soi-même par des signaux
modérés, c'est à présent une sorte de pays accidenté où en
éblouissements, en falaises instantanées, en stridences, il reçoit des
signaux qui ne veulent rien dire, signaux dévastateurs de paix,
éléments de la grande et polymorphe révolution contre sa
souveraineté.
4. HALLUCINATIONS DU GOÛT, DE L'ODORAT ET DE
TOUS LES SENS. BABEL DES SENSATIONS.

Sensations en liberté. Etrange émancipation que celle-là, mais


pour lui une étrange agression, venant d'il ne sait où, venant de
partout le désorienter, lui embrouiller sa situation déjà si éparpillée.
Tout à coup on le touche. Il sent sur son corps des rampements.
On le griffe. Une bête mouillée et froide se traîne sur lui. Un
sifflement sort du plafond. Tiens, ça venait tout à l'heure du siège de
la chaise. Des fluides le traversent. Comme des vents débouchent
sur une grand – place de village, des fluides passent en lui. Et on le
chatouille  ! C'est extravagant, c'est ridicule. Qui supporterait des
chatouilles comme ça, n'importe où (et pas n'importe où) ? Ah, cette
abominable indiscrétion corporelle  ! Aliénantes sensations. Des
courants électriques lui partent dans les jambes. Voilà des
décharges dans les mollets à présent, et pas légères et pas une fois
seulement. Peut-il tout simplement accepter  ? Subir  ? Non, il va
réclamer, s'insurger, il doit au moins trouver une explication, au
milieu de tous ces gens qui prennent un air innocent, vraiment par
trop innocent. Et des petites bêtes gluantes sur la peau… Tout ce qui
peut arriver à soi, malgré soi ! Contacts sans personne auprès de lui
qui ait pu le toucher, mais contacts quand même et qui ne cessent
de l'altérer, de le désunir, de le disperser, de le désituer, de le
déséquilibrer.
Apparitionnelles sensations, aussi dérangeantes que de vraies.
La voici, la tour de Babel, la véritable, où sans cesse des milliers
d'informations arrivent, raccordées à rien, intraduisibles. Lui tout
entier dans cette tour. Babel du bric-à-brac, qui en la langue
spécifique de chacun des sens lui parle à tort et à travers, en
odeurs, en sons, en frottements, en fourmillements et en lueurs qui
ne sont là que pour lui.
Cependant, nouvelle mystification, des sensations à la cause
bien visible et présente sont devenues autres. Ces bruits qui
manquent tellement de naturel, ce goût de moisi dans la bouche
après avoir mangé… Qu'est-ce donc que ces légumes qu'on lui sert,
à la si étrange saveur, entre salée et sucrée, comme si on y avait
mis du bicarbonate ou de l'alun ? Et si c'était de l'arsenic qu'on y eût
versé  ? Ça expliquerait bien des malaises. Et au fait pourquoi lui
change-t-on ses draps continuellement ? Il eût dit de la soie d'abord.
Pourquoi lui en avoir mis en soie  ? Ensuite, ils paraissent être
comme de la toile à sac, comme du jute. En tout sens ces
sensations le promènent, lui donnent à penser, le minent.
Sensations, lieu de rencontre du dehors et du dedans. Equilibre qu'il
faut savoir garder avec l'extérieur, vers lequel on ne doit pas non
plus aller avec trop d'élan ni avec trop peu sous peine de tout
trouver méconnaissable, autre facteur d'embrouillamini qui le guette.
Cependant, un nouveau dépaysement est déjà là. Etrangeté d'un
autre type bien plus étrange, intime dans l'étrange. Anomalie
sournoise, non plus la modification spectaculaire de la sensation
normale mais, par moments, une bizarre accentuation soudaine,
sorte d'alerte, sans raison, mais dont il va chercher les raisons dans
les objets et les spectacles qui se trouvent d'aventure l'entourer
alors, qui vont lui paraître particulier, «  désignés  », hors de
l'ordinaire, faisant signe. Vues alors à l'instant «  détachées  » des
autres, comptant pour autre chose. Subtile accentuation, mue infime,
qui ne dure souvent que quelques dizaines de secondes. Une vague
les a apportées et voilà l'objet «  cadré  », mis entre guillemets et
considéré alors par lui selon sa disposition comme avertissement,
menace ou annonce d'un triomphe prochain. Et pas seulement les
objets alors parlent. Les bruits aussi font signe. Un léger tintement,
peut – être commencé depuis longtemps, se trouve cerné, en cet
instant soulignant. Qu'est-ce que cela veut dire ? Qu'est-ce qu'il veut
dire ? Qu'est-ce que par là on veut lui dire ? L'idée de signes qu'on
lui fait s'amplifie, trouve partout sa justification. Il vit dans un monde
de signes65. Certains, baroques, déroutants, qu'il ne peut suivre  ;
d'autres, légers, mais certains, que le hasard seul ne fait pas, qu'il va
devoir interpréter, ou qu'à coup sûr déjà il reconnaît. Il y a aussi,
inverse presque de l'action centripète des sensations venues des
choses, il y a l'action dénaturante venue de lui – même,
profondément et à son insu modifié et modificateur, qui va sur le
monde et sur ses propres sensations porter un charme qui les
rendra « autres ».
Humeur métamorphosante, issue d'une vitalité profondément
altérée. Soudain ou au moins très vite (il ne sait plus comment c'est
venu), lumineuses et merveilleuses et réjouissant l'œil sont
devenues les couleurs. Tout en même temps a changé. N'importe ce
qu'il mange et même de l'herbe que maintenant il recherche, ou une
feuille de rhubarbe crue qu'il mâche, a un goût exquis, un goût qui
se prolonge et va loin comme le son du violon. Une odeur vulgaire
devient parfum, devient florale et ravit son odorat, le menant au bord
même de l'extase. Ce qui répugne à l'ordinaire, saleté, plaies, pus,
excréments, il est à l'aise avec. Le monde est attirant. Ailé, soulevé,
il se sent en communion avec tout et tous. Aimer, dont le contraire
n'est pas haïr, c'est ne plus être dégoûté. Il n'est absolument plus
dégoûté. Il n'a plus froid. Un vent glacial lui sera doux. Il se
découvre. Son corps nu ne supporte plus le vêtement. L'action est
facile. Souffrances  ? Plus de souffrances. Céleste est devenue la
terre. Des mois passent. Puis, d'un coup, il revient au médiocre
ordinaire de la vie du monde et de ses sensations brusquement
remises en place. Guéri.
D'un coup parfois il est dans l'exact inverse. Eteintes, livides,
profondément adultérées sont les couleurs. Son teint, et le teint de
tous, comme sous l'effet d'une malédiction, est devenu terreux. C'est
une gêne que de regarder les visages. Plombés, et qui ne se
remettront sûrement jamais. Rien n'a de goût, sauf mauvais. Il sent
mauvais. Tout sent mauvais et traîne et stagne et souille. Effort lui
coûte. Il a froid. Il se sent en faute. Son état est celui de la répulsion.
Odeurs, ah  ! ces odeurs  ! Comme elles tournent toutes,
inexplicablement, à la pestilence  ! Il y a donc un égout tout près  ?
Mais pas qu'un égout. Cuirs brûlés, soufre, œufs pourris, eaux
croupissantes, eaux de vaisselle, la pourriture, toutes les pourritures,
celles des tripes de mouton comme des graisses rances, ces odeurs
inexplicablement sont pour lui, sont autour de lui, ne le laissent pas
seul. Un tas de fumier, une flaque de purin où qu'il aille
l'accompagnent, qu'il doit supporter. L'infection des déjections
imaginaires est parmi les plus démoralisantes, les plus
désespérantes et détériorantes hallucinations, et a conduit plus d'un
à s'en échapper dans la mort.
Etonnant manichéisme du monde et des sensations, qui conduit
sur le chemin de bien des choses et dont certains aliénés qui en
sont revenus (après en avoir subi la spectaculaire alternance) n'en
sont pas revenus sans réflexions66.
Apparitions plus souvent irrégulières \ et qui le déconcertent, du
pôle sinistre et du pôle des béatitudes. Mais, même quand ces deux
pôles ont de la stabilité, il reste, pour sa mystification et pour son
désarroi, des sensations volantes, étrangères à l'humeur dominante,
des sensations francs-tireurs qui ne se laissent pas englober et lui
posent des problèmes auxquels il va devoir chercher réponse,
comme à ces signes qui lui apparaissent de-ci de-là, nombreux,
insistants, insistants, insistants appels à compréhension, à
déchiffrement.
En lui augmente l'échauffement vers l'explication. Danger  !
Nouveau danger  ! Danger extrême, mais il ne le verra que trop
tard… et encore. C'est l'explication qui va le désigner, à coup sûr, à
l'attention apeurée des gens sains. Donner des explications,
abonder en explications, trouver des explications à tout : marque de
dérangement mental. C'est un comble  !… et c'est vrai. Fascination
des explications. La personne normale y résiste. Elle sait se retenir67
(trop même) et avec sa pensée faire de tout, des plans, des
constructions, du jeu, de la recherche, de la chasse, des provisions,
des travaux d'approche. C'est seulement pour finir qu'elle va tenter
une explication qui sans doute était l'important et le but, mais dont il
fallait d'abord payer le prix en recherches, en peines, en évaluations
de toutes sortes. L'aliéné68 va droit à l'explication. Dès lors, il est
repéré.

5. AUGMENTATION DE L'IMPRESSION DE
COMPRENDRE. LE SENTIMENT D'ÉVIDENCE. LE
SAVOIR PAR ILLUMINATION.
Et continuent à se présenter à lui des pièges, comme il n'en a
jamais rencontré et dont il n'aurait même pas eu l'idée de se méfier.
Dans la tragédie des renforcements démesurés où il avance, voici
venir (et il ne le voit pas) le plus grave peut-être, celui qui va faire se
refermer sur lui les portes de l'asile, le sentiment de la certitude
totale. A cause de ce sentiment il continue à marcher dans «  ses
histoires » qui ne devraient pas résister à un examen critique. Mais
elles résistent et parfaitement. Il a reçu l'aveuglant message de la
Vérité. Ce sentiment d'évidence-là, sans rapports avec le sentiment
courant d'évidence, est quelque chose qu'il faut avoir connu pendant
l'ivresse mescalinienne, dans sa soudaineté, son coup de poing, sa
presque caricaturale mécanique, pour comprendre qu'il n'y a pas de
parade possible. L'idée se referme sur soi, comme le couvercle d'un
coffre qui a basculé. Plus de sortie. L'idée boucle la boucle, idée en
un instant achevée, définitive, emmurante. Devenue vérité V.
Quelquefois il est arrivé à un expérimentateur de la mescaline de
voir l'idée, surtout si elle lui est étrangère (que quelqu'un vient de lui
communiquer sur place ou par téléphone), il lui est arrivé, en un
dernier moment de liberté (deux secondes suffisent), de la voir
s'emparer de lui, et le happer. L'aliéné ne se voit pas happé. Il l'est
avant de l'avoir vu. Il reste, il restera dans le gouffre de l'évidence,
innocent, esclave, ignorant qu'il est esclave.
Sans l'accroissement incomparable du sentiment de certitude,
pas d'aliéné. La foi fait la folie, l'y fait demeurer, ne lui permettant
pas de corriger de lui-même, ni avec l'aide d'autrui, l'idée absorbante
à laquelle il a donné son adhésion. À cette idée il a succombé, il
s'est soumis à sa suggestion comme quelqu'un qui s'est soumis à la
suggestion d'un hypnotiseur. Totalement. L'opération en coup de
foudre n'est même pas nécessaire. Il peut n'avoir aucune
conscience de rencontre. À un moment il se trouve dedans.
Immergé dans l'évidence de la Vérité qui de toutes parts avance et
rayonne, et pleut sur lui. Quoique l'«  idée  » paraisse aux autres
saugrenue, délirante, limitée (parce qu'ils en voient seulement les
affleurements), elle est pour lui une idée incomparable, une idée
réponse à tout, une idée-cathédrale qui le place au-dehors des
mesquines critiques et, d'une certaine façon, s'inscrit dans les lois
secrètes de l'Univers. Son savoir, qui est savoir par illumination, n'a
rien de commun avec les autres savoirs et réside en lui comme un
fantôme sans bornes et que ne peut examiner la critique. Plus du
tout. De ce qui fascine on ne peut faire le tour. Il se trouve qu'une
idée présentement sur lui a pouvoir. Avant, son esprit sur elle aurait
eu pouvoir. Maintenant elle seule a pouvoir. Et lui est sous son
pouvoir, sans réserve, sans « mais », sans aucun.
L'aliéné parle sans cesse de magie. Il en a le droit. Sur qui plus
que sur lui s'exerce la magie, une magie tout à fait à part ?
Ne pouvant avoir vue sur cette idée dominatrice, ne pouvant,
n'ayant pu voir son absorption par l'idée absorbante, ne sent-il donc
rien  ? Si. Et (nouvelle apparition de la persécution) il sait presque
toujours, comme ont dit plus ou moins des centaines de milliers de
malades mentaux, qu'«  il se passe quelque chose dans son dos »,
même s'il se croit Empereur des empereurs.
Tout aliéné sait qu'il lui échappe quelque chose d'important69.

6. LES ENNUIS QU'IL A AVEC SA PENSÉE. RADICAUX


EN LIBERTÉ. PENSÉES QUI S'ÉVANOUISSENT.
OBLITÉRATIONS PÉRIODIQUES. PENSÉES LYSÉES.
PENSÉES OSCILLATOIRES. PENSÉES
XÉNOPATHIQUES. PENSÉES SCOTOMISÉES.
ÉCLIPSES MENTALES.

Ne jamais l'oublier : c'est avec des désordres de toutes sortes en


train en lui, résultats d'innombrables petites embuscades internes,
que l'aliéné fait le désordre visible aux autres.
Même s'il y a délire, il fait et montre un désordre inférieur (et de
combien  !) aux infimes multiples désordres qui le hachent, le
secouent, le déséquilibrent de partout.
Les ennuis qu'il a avec sa pensée ne se comptent pas,
difficilement perceptibles, et qu'il ne pourrait exprimer que très
globalement. Le plus marquant, le plus gros de conséquences, est
celui de l'évanouissement soudain de pensée. D'un coup sa pensée
est comme épongée. Y aurait-il vraiment des voleurs de pensée  ?
Des manieurs de fluide agissant à distance, ou embusqués dans le
voisinage ou même arrivés^ à prendre pied dans son cerveau  ?
C'est extraordinaire. C'est extraordinaire ce que rencontre
réellement un aliéné. Pour lui, pas de doute, on lui vole ses pensées.
En fait, l'oblitération de la pensée n'est pas commode du tout à
observer puisque l'observation s'interrompt précisément dans ces
moments, et, après ces moments, on est plutôt «  sonné  ». Enfin, il
n'est pas mentalement prêt à y rencontrer le phénomène réel qui se
déroule avec l'imperturbable indifférence de la nature. De plus, il a
des pensées qu'il ne reconnaît pas, le subconscient, alors à égalité
de force avec le conscient, mettant en circulation des idées
inconnues, non reconnues du conscient, c'est-à-dire de lui. De plus,
l'impression même imprécise qu'a l'homme normal, et qu'il avait
autrefois, d'être rattaché à sa pensée, de pouvoir s'y orienter et
retrouver la zone où elle naît, n'existe plus. Ayant au contraire
l'impression qu'il ne peut plus les appuyer, ni s'y appuyer, il les sent
étrangement vulnérables, hors de leur zone de sécurité habituelle. Il
les dit mal placées, déplacées, sur une éminence, il les perd, il ne
les retrouve plus. Où les a-t-on mises ? Sa pensée, il pouvait aussi
autrefois, comme tout autre, en partie la montrer, et en partie la
cacher et en même temps tout de même la garder, pour
éventuellement la refaire, la recomposer autrement et pour
autrement la dire, ou se la dire. Toutes ces opérations, qui ont leur
plaisir et donnent un sentiment sui generis de sécurité, ont disparu.
Sa pensée est sans emplacement. Vainement il en cherche le lieu
d'émission. Elle est suspendue, dit-il. Elle est lâchée  ; elle est
exposée. Elle est décalottée. Elle transpire au-dehors. Son front est
devenu transparent. Tout le monde, pense-t-il, peut la voir aussi bien
que lui. C'est clair. On entre et on sort dans son cerveau. On en fait
sortir ce qu'on veut. On apporte. On emporte. On se sert. On place
des idées étrangères. Il n'est plus préservé là où il est si important
qu'on le soit. Comme trépané sans l'être vraiment. Crâne ouvert, on
téléphone directement dans sa tête. Il a, par moments, peur de
penser, tant les pensées en lui retentissantes pensent tout haut, trop
émergentes aussi et que les autres pourront directement saisir70. Ne
pas oublier que, si impuissant qu'il paraisse, il est un homme de
pensée, du malheur de la pensée, de l'invasion et de l'évasion de la
pensée, des captations de pensée, des substitutions de pensée, des
flux étrangers de pensée. Les os, le crâne ne sont plus des
obstacles. Il dit, et c'est parfaitement vrai quoique d'une autre façon,
qu'il est volé. Des brigands de l'espace ne sont plus pour lui de la
science-fiction, il a affaire à eux. Qui sont ceux qui se servent dans
les cerveaux des autres et dérangent tout au passage  ? Qui sont-
ils ?
L'orientation complexe mais naturelle dans le monde de ses
pensées, de ses souvenirs (toute pensée, après deux secondes, est
déjà un souvenir), il n'en est presque plus capable. Il est de ce côté
très empêché.
De nouveaux problèmes surgissent pour lui du fait des vitesses
de passage. Dans la vitesse de pensée accélérée (ou vitesse b il
rencontre des difficultés accrues. Dans la vitesse de pensée
éperdument accélérée (ou vitesse c), ses difficultés deviennent
insurmontables.
Dans la vitesse réduite, il aura d'autres difficultés. Dans la
stagnation de l'humeur aussi. Car le ralentissement n'arrange pas
tout. C'est la contrainte sur la pensée, dont il est incapable, qui est la
cause principale de ses drames. Il voit des pensées aller toutes
seules. Radicaux libres. Pensées entre elles. Soudain une domine.
Pourquoi  ? Il n'y est pour rien. Ce n'est pas celle-là qu'il voyait
principale. Un autre, donc, tripote en son cerveau et fait son choix,
impose son choix et une hiérarchie incorrecte, étrangère à sa façon
de voir. (Un peu plus dominante, l'idée il ne la verrait plus. À la limite,
il la voit encore et il en est déconcerté. Devenue prévalente,
prévalant contre lui.)
Pensée à la vitesse b.
Cette pensée est une pensée avec digression, avec incidentes. Il
n'arrive plus à retrouver une pensée qui vient à l'instant de passer. Il
n'arrive plus non plus à se placer dans sa ligne. La pensée qui suit
ne s'établira pas non plus dans la suite de la deuxième, ni non plus
la quatrième, qui elle-même ne revient pas dans la ligne de la
première. La vitesse de disparition le laisse interdit, comme la
vitesse d'apparition également insolite de la suivante, qui l'a
interrompu un instant dans sa recherche, mais déjà la pétulante
pensée nouvelle venue disparaît, une autre arrive, la sixième (ou la
septième ?, il ne le sait plus), le distrayant en ces instants précieux
qu'il tentait d'employer à revenir en arrière, mais la voici elle-même
dépassée, il en est déjà à la huitième qui semblablement le mystifie,
le « passe », et surgit la neuvième apparition, et quoiqu'il continue à
tenter d'aller en arrière, à précipitamment lancer en arrière un lasso
de recherche, jamais il ne ramène exactement l'idée première, ni
une qui y conduise directement, mais seulement une idée de
traverse, décentrée, sorte de « à propos de » si bien que de coude
en coude, s'écartant d'écarts successifs chaque fois plus grands et
inattendus, il est de plus en plus déconnecté de la première qu'il vise
pourtant sans relâche, emporté en des chemins de plus en plus
coudés et déviés, passant constamment à côté, butant sur des
pensées intruses, dont il doit se défaire, qui amènent inexorablement
une nouvelle déviation, une nouvelle digression.
Abandonnant alors la première, définitivement perdue, et la ligne
brisée des pensées qui ont suivi et ne sont plus en vue, il tente de
revenir à une autre qui vient de le frapper. Le pauvre… déjà elle est
perdue !… Il espère en attraper une qui va le remettre sur le chemin
perturbé, compte tenu de la «  déviation-distraction  » opérée, mais
déjà il est emporté dans un nouveau coude. Chaque tentative de
rapprochement le sépare du but par suite d'un nouveau crochet, qui
est un nouveau décrochement, faisant un décousu encore plus
décousu, indéfiniment décousu. Pensées fugaces. Pensées qui le
fuient. Pensées analogiques. Pensées qui renvoient à une autre,
indéfiniment à une autre, pensées qui renvoient toujours plus loin.
Pensées qui ne reviennent pas sur elles-mêmes. Jamais.
Absolument jamais.
Telles sont les pensées à la vitesse b.
Telles sont ses insurmontables difficultés.
Vitesse c.
A cette vitesse autrement excessive71 les pensées, filant à la file
indienne mais oscillantes aussi, subissent un traitement, subissent
des déchiquetages comme si elles étaient des objets. Sur un
invisible trajet destructeur, aussitôt elles deviennent inopérantes,
défaites aussitôt que faites, ne pouvant «  s'inscrire  », ne pouvant
être remémorées quelques instants plus tard, ne pouvant rester
intactes. Ne pouvant rester stables. À toute vitesse, chacune tantôt
affirmative, tantôt négative, tantôt interrogative, tantôt hypothétique,
tantôt relative au passé ou à l'avenir. Dans aucune des cent façons
dont dans la réalité elle peut se situer, elle ne s'établit, ni ne
demeure. Elle ne le peut. Pensée absolument instable,
incessamment soumise à des déplacements, à des fluctuations
infinies (dont il ne peut plus rien faire d'utile, quoiqu'il soit là vigilant
et même se dépensant beaucoup). Pensées qui reviennent en
oppositions alternantes comme spasmodiques. Pensées brisées et
brisantes, pensées qui l'affolent, qu'il s'affole à suivre, à vouloir
rectifier, reconstituer, ralentir, unir, rendre égales, rendre définitives,
rendre intelligibles, rendre tranquillisantes malgré tout et saines, sur
lesquelles il pourrait encore s'appuyer, lui le responsable de cette
pagaille, si étrangement ordonnée et démonstrative (mais de quoi?).
Impossible, la monnaie de filou passe de main en main et se dérobe
à lui.
Comme s'il n'était pas l'intéressé, comme s'il n'était pas le maître.
Et sûrement il ne l'est plus. Vide de pensées, bousculé de pensées,
fasciné de pensées, tenu à part par pensées, tracassé de pensées,
ou homme aux pensées martyres et défaites, il n'est plus le maître.
De cela, le phénomène d'oblitération de la pensée, qui revient de
maintes façons différentes, va lui donner des preuves, qui sont des
coups dont il ne se relèvera plus. Jamais plus il n'aura confiance.
Jamais plus. Il s'abandonnera à sa folie. Innocente d'allure,
apparemment peu dangereuse, peu importante, elle va en un rien de
temps le mener à l'insensé pur. L'oblitération par exemple a lieu
pendant quelques dizaines de secondes (cela suffit), puis disparaît.
Alors, à nouveau il saisit, comprend. Puis, de nouveau, il est dans la
zone de brouillage et plus rien ne lui est intelligible. Seulement
l'intelligible disparaît. Pour le reste, il continue à sentir. Impression
qu'il faut avoir connue pour comprendre comme elle va avoir des
conséquences, des conséquences qui découragent de la raison, qui
découragent de trouver un sens à quoi que ce soit, qui montrent
vertigineusement qu'à rien il n'y a de sens (à moins qu'on ne l'y ait
mis), que le sens est du surajouté, du plaqué, une couleur mise sur
un objet à colorier. Drame silencieux, personnel, traître, qui lui arrive
dans des moments presque de calme, quand il ne s'y attend pas. Il
feuilletait le journal, suivait un récit qui l'intéressait… Alors cela est
venu. Après deux phrases, ou trois, ou quatre qu'il comprenait de
façon normale, il n'a plus suivi. Si, il suivait encore les mots, mais le
sens ne suivait plus. Le récit ne suivait plus. Tiens  ! Pourtant ça
l'intéressait cette histoire. Il reprend donc la lecture et depuis le
début, mais les mots qu'il avait pourtant compris tout à l'heure sont
maintenant privés, dessaisis de leur sens. Non de leur aspect de
mots de connaissance, non de la conscience de la façon dont ils
sont à prononcer. Seulement de leur sens. Terrible étrangeté. Secret
qu'il ne sait s'il doit le révéler. Il jette alors un coup d'œil global sur
l'article. Il ne comprend plus. Il ne comprend plus le sens de l'article
et où ça peut bien aller. Il insiste, alors il ne comprend plus le titre, ni
le sous-titre. Ensuite la raison même de sa lecture lui échappe. Il
insiste. Ensuite il ne comprend plus ce que fait le journal dans sa
main et ainsi, voulant comprendre la situation, cependant que
l'aveugle oblitération continue, il fait passer l'«  insens  » dans les
étapes de plus en plus importantes de la prise de conscience de la
situation jusqu'à réellement perdre la tête, perdre le fil, perdre tout fil,
avançant dans un monde vide de plus en plus hétérogène à lui, de
plus en plus épouvantablement soustrait à sa prise.
C'est atroce, atroce.
De pareils moments « oblitérants » peuvent arriver pendant qu'il
écrit. S'il continue à écrire, les mots qu'il écrira n'auront aucun sens,
ni pour lui, ni pour personne, mots que plus tard, après cette grêle
d'antipensée, après ce nuage d'interception, il lira sans du tout
comprendre, mots connus mais qui ne tournent même pas autour de
quoi que ce soit comme si le hasard total les avait écrits, quoique
pourtant français et corrects. Ils veulent seulement dire qu'il voulait
dire quelque chose, qu'il a cherché, qu'il n'a pas su où chercher.
Si l'oblitération se produit – moins forte – pendant des phrases
mentales qu'il a prononcées intérieurement, il y a suspension du
sens, mais souterrainement leur trajet continue. Ses pensées ne lui
apparaissent pas, effacées à mesure, à la façon de paroles
enregistrées qu'efface un ruban de magnétophone qu'on fait tourner.
Mais, après quelques dizaines de secondes, le nuage dissipé,
apparaît la suite et la conclusion, la pensée ayant continué toute
seule à avancer, à se former, à s'accomplir. Pour la conscience
seulement elle était décapitée.
Un autre cas plus fréquent : lorsque l'oblitération le prend comme
il était à réfléchir. Perdant donc le sens de la dernière pensée qui lui
passait par l'esprit, il tente, comme on fait, de prendre du recul, de la
restituer dans un contexte plus considérable  ; l'oblitération passe
dessus, y fait le néant, la nettoie de son sens. Il perd donc son sujet
de réflexion. Puis il en perd l'origine. Il poursuit, cherchant selon son
expérience d'homme une généralité plus grande où l'inclure, une
«  gestalt  » plus étendue, plus largement compréhensive, mais
l'oblitération passant dessus la perce de flèches d'«  insens  », et
ainsi, d'annulation de sens à annulation de sens, il en arrive en très
peu de temps, et même de secondes, à une vertigineuse profondeur
de non-sens, à la presque absolue situation de non-sens,
activement, frénétiquement insensée, absurde (car il ne s'agit pas
d'une soustraction, mais d'un dynamisme et qui a quelque chose de
féroce72).
À ce nœud d'angoisse essentielle, d'angoisse métaphysique,
d'angoisse des angoisses, mais froide tant elle est épouvantable, et
telle que celui qui ne l'a pas connue ne saura jamais ce qu'est la
folie, à la fois confusion, lessivage, néant de connaissance, absence
au monde et méchanceté intense, il est cette fois dans l'insens
absolu, il débouche sur l'horreur qui est irrelation avec le monde qui
désormais se refuse à lui, essentiel étranger, mutilé psychique.
Si l'oblitération arrive lorsqu'il cherche un souvenir, la destruction
se fera dans l'évocation, dans la mémoire. Forcer alors est
pareillement mauvais, conduisant à une série croissante de
désorientations. On va loin, on va vite sur ce chemin. C'est comme
fabriquer une non-mémoire, créer en soi une annulation de mémoire,
à la volée. Car là aussi un effort peut se continuer, véritable instinct
hors de propos. Il y cède machinalement. Il entre alors dans la forêt
vierge… totalement vierge, sans rien qui lui rappelle rien. Il sait
seulement qu'il est encore là. C'est tout. Le reste, tout le reste, car il
sait encore qu'il y a un reste, « connais plus73 ».
Des difficultés aussi se produisent qui tiennent au manque de
volonté (on a pu écrire  : «  L'obsession74 est une diathèse
d'incoercibilité »), au manque de décision que beaucoup d'hommes
connaissent sous sa forme modérée dans la névrose. Entre le oui et
le non, la volonté ne peut infléchir le choix ni d'un côté ni de l'autre.
Scrupuleux, souffrants, ils restent indécis, d'une indécision qui ne
finit pas, qu'ils ne peuvent modifier. Mais tout de même ils
réfléchissent, comparent. L'aliéné rencontre parfois une indécision
qui est la même chose et tout autre chose. Il n'est plus entre deux
solutions possibles, mais dans un mécanisme d'oscillations. C'est
cent fois en une minute qu'il peut voir tantôt un pôle, tantôt l'autre à
une vitesse rigoureusement immuable, sans qu'il puisse par
tâtonnements modifier si peu que ce soit l'« éclairage », ni imaginer,
même un instant, un compromis entre ces deux formes tranchées et
opposées catégoriquement, ambivalence qui n'aura pas de fin, où
toute conclusion est exclue. Qui l'a connu sait bien qu'il ne s'agit plus
là d'hésitation de la conscience. C'est l'impossibilité même
d'hésitation qui devient le phénomène, il n'y a plus aucune prise en
considération des éléments à envisager. Oui, non, oui, non, oui, non,
oui, non, oui, non, passent sans arrêt, répétés indéfiniment
intérieurement, ou à voix haute, avec une monotonie
impressionnante. Impuissance, impuissance a conduit à ce va-et-
vient infernal. Impuissance conduit aussi, parfois, à la répétition
d'une seule idée, d'un seul mot, un seul qui n'en finit plus, seule vie
dans la plaine ébrieuse de la folie.
7. COMMERCE AVEC L'INFINI. « HOMO
METAPHYSICUS ». THÉOMANIE.

Celui qui a perdu (ou de lui-même lâché) nombre de ses repères,


qui n'est plus arrêté par la limitation de son corps, de l'espace
généré par son corps et par l'attention à sa situation fermée et
limitée, qui est libéré de la masse, de l'étroite agglomération qu'est
tout être et son «  champ  », celui-là à présent «  volatil75  » ou
simplement désentravé, débrayé, devenu un être d'une nouvelle
espèce, s'oriente vers une nouvelle patrie. Qu'est-il lui-même  ? Le
véritable homme métaphysique. Dans la métaphysique, par voie
organique. Une fille de ferme atteinte de mélancolie parle comme
Platon, en plus direct, plus droit à l'essence76.
Au non-limité, au mal délimité, l'illimité se présente. De force mis
dans le monde des fluides, du psychique, du magique, le seul
habitant sur terre de l'immatériel, chassé de ses propriétés, sans
propriétés, ne se souvenant plus de
propriétés, l'infini désormais est son affaire et son monde,
comme aussi le monde magique, qui tous deux lui correspondent à
présent et lui répondent. Excité, exalté, se voyant lui-même Dieu, ou
angoissé de surnaturel ou collé à l'occulte ou grave et seul face à
face avec le Grand Problème, ou cafouillant entre les souvenirs de
son catéchisme ou tricheur et faux saint, l'infini, l'incommensurable,
toujours occupe l'aliéné, le fascine, le terrorise, le traque, lui est
familier. Autant que le sexe et plus singulièrement, Dieu est libéré
dans la folie. Le dieu immanent, le dieu expérimental. Il n'en sera
plus lâché. Exilé dans l'infini, privé du fini, dans une incessante
défaite de son fini, il n'est plus en surface, mais dans le centre, un
centre pur à la fois et incroyablement déporté, comme au foyer de
multiples ellipses. Plus que tout autre homme – le saint excepté –
l'infini est sur lui. Infiltration en lui de l'infini. Lutte qu'il mène avec lui
pour sauvegarder son existence. Sans cesse l'infini lèche
l'enveloppe de son fini, ne lui laissant pas de trêve. Le secouant
jusqu'à en faire une poupée brisée. Brisé par l'infini.
L'Infini est-il pour lui la personne de Dieu, presque jamais on ne
le verra aller à Lui, avec dévotion, humilité, amour77, comme
pourtant on le lui a enseigné, mais plutôt avec impudence, ne se
sentant pas très différent de Dieu, se sentant plus près de Dieu que
de qui que ce soit. Il est sur le passage continuel de Dieu. Il ne veut
plus de prêtres, d'église, d'intermédiaire78. Il capte Dieu, et Dieu le
capte et pèse sur lui et l'«  assomme  », le sature, le fait déborder,
sans parfois qu'il le remarque, en paroles significatives, de ces
paroles qui précèdent les pensées encore à venir, mais qui déjà
poussent leur pointe dans l'ombre, inaperçues de lui.
Parler beaucoup de Dieu, le placer entre des propos insignifiants,
dans des lettres, par ailleurs quelconques, et à des gens terre à terre
qui n'ont rien à y voir, et si Dieu revient à l'improviste, cité à propos
de tout et de rien, parmi les banalités et comme par mégarde  :
mauvais. Lorsqu'on Le voit rôder autour d'un homme pendant des
mois, pousser d'une certaine poussée impersonnelle comme l'urée
monte dans le sang d'un malade avec la néphrite qui empire : signe
de folie prochaine. Même si les autres idées sont encore justes, elles
vont tôt ou tard perdre leur valeur dans l'esprit voué à une éclipse
certaine79.
Libéré des frontières, de nos frontières, de notre variété, il a,
malgré une effarante multiplicité (celle d'une constellation aux éclats
innombrables et aux éclipses non moins nombreuses, non celle d'un
bipède), il a un sentiment inconnu de l'Unité des Choses. Science
infuse et Révélation ineffable reviennent ici pour lui donner une
sécurité que les théologiens n'ont pas.
Enfin ce Dieu embarrassant, empiétant, qu'il ne peut refouler, il
va d'autres fois, faute d'imagination et grâce aussi à une sensation
nouvelle en lui du perpétuel, s'y retrouver lui-même  : Dieu, Dieu le
Père, Dieu de la Toute – Puissance. Il n'y a pas mieux. Les
Occidentaux autrefois parlaient en termes de vassalité de travailler
pour l'«  honneur  » de Dieu. Comme pour répondre à une certaine
fierté qui serait en Dieu ! Lui, il y est arrivé : fier d'être Dieu. Combat
de l'incommensurable et du Médiocre, voilà le résultat pitoyable.
8. DIFFICULTÉS ET PIÈGES QUE RENCONTRENT
LES ALIÉNÉS. L'HOMME EFFRÉNÉ. FIÈVRE
MENTALE. FOLIE FURIEUSE.

Dans certains moments de l'existence, il est arrivé à des


chercheurs du Spirituel, il est arrivé qu'en pleine lucidité ils
rencontrent – envers de la mystique, de la purification, de l'ascèse –
la Force, le monstre de Force, « une force qu'on ne peut décrire, une
énergie impersonnelle et implacable80 ».
Ils la rencontrent sans la reconnaître, ne l'ayant connue que pure
et tempérée, dirigée (même pas, seulement s'appuyant dessus), ne
pouvant concevoir qu'ils la contenaient, elle si démesurée, si
électrique, si impossible à contrôler, «  méchante  » pour les
démarches de l'esprit.
Il est arrivé aussi à maint autre, pour des causes diverses (il y en
a quantité), de se trouver ainsi devant la foudre et n'y comprenant
rien.
L'homme en présence de son moteur  ! De son moteur sans les
freins. Le moteur formidable et qui, en effet, jette dans l'effroi. Il est
face à lui. Affronté à lui, ridiculisé par lui, renversé par cette
puissance, propulsive en tous sens, poussant, poussant, sourde à
tout et à lui.
Il profitait d'une usine. Son «  être  » était une usine contrôlée.
Naturellement immodeste, il était au-dessus de cela. Ses
interrupteurs fonctionnaient, qui maintenaient ce courant. Par une
faiblesse qu'il eut, il a maintenant un excès de force au débit
irréfrénable. Malheur à lui par ce trop de force.
Pris dans un réseau de forces aveugles, dans les rush
incessants d'il ne sait quoi de fluide, de condensé, de sur – volté,
proche de sa pensée, presque semblable à sa pensée, véhicule
cahotant de sa pensée, qui la rend inefficace, qui la renvoie dérisoire
et la tripatouille et la dilacère sauvagement, sans s'occuper de
« je », sans le remarquer, se désen – travant sauvagement en tous
sens.
Pris dans une sorte d'atomisation subite et massive, çakti d'un
dieu inconnu, dans une irruption inarrêtable, ayant perdu tous ses
modérateurs, il est comme si du cerveau il était passé directement à
dépendre d'une station électrique.
Pris dans une masse d'énergie pure, inamadouable, aux
décharges effrayantes en tous sens, qui incompréhensible – ment
ne s'affaiblissent pas, il est, la pensée en charpie, et saisi d'une
exaltation dérivée qui n'enlève pas la panique, il est dans un corps à
corps monstrueux, pour retenir, pour si peu que ce soit mettre un
infime barrage à «  ça  » et à la tempête des mouvements explosifs
qui menacent, qui ne vont pas manquer d'arriver, qui sont
virtuellement là, et d'un instant à l'autre vont l'emporter, le bousculer,
obligé de céder à ces tumultueux insurgés organiques, à cette
essentielle insurrection psychique quoique sans âme qui est au-
dedans de lui.
Bousculé par cette force qui utilise les mêmes relais, rejeté par
cette force, pris en traître aussi par cette force sagace sans le savoir,
conduit aux abîmes comme un veau à l'aiguade soudain saisi à ses
naseaux douloureux par un crocodile expérimenté qui l'entraîne
irrésistiblement sous les eaux, secoué, mis de côté, mis à côté de
lui-même par cette force multiple qui frappe à toutes les portes, par
cette force infernale qui n'appartient à aucun démon, mais qui, sans
être ni avoir à être une personne, est aveuglément, fougueusement,
irrationnellement opposée à toute discipline, envers total de
discipline, de réflexe, comme de réflexion, véritable pile et bombe
d'indiscipline.
Avec cet absolument sauvage, cet absolument immodéré
négateur de tout ce qui se trouve d'intronisé, d'accepté en lui, avec
cette dynamique étrangère suractualisée, qui ne déteste même pas,
qui est au-delà du sentiment et de l'affect, mais qui aspire ou le fait
aspirer, lui, son vecteur et sujet, à se décharger de sa tension par
n'importe quoi, presque indifféremment, mais plutôt par véhémence,
violences, brisements, éclats, renversements de tout, de meubles,
d'objets, de personnes, d'ordre installé, d'interdits sociaux ou
familiaux ou personnels, par massacres, par destruction, de lui-
même comme d'autres, par renversements, par écrasements,
broiements, dislocations, par éventration (aussi bien d'ailleurs de
matelas ou de coussins que de chiens ou de femmes), avec ce
monstrueux compagnon au potentiel insoutenable qui ne lui laisse
pas un instant pour penser à autre chose, que va donc faire
l'aliéné  ? Situation terrible qui demande une décision immédiate.
Sera-t-il emporté ? Ce démon sans identité, il l'a sur le dos.
«  Ça  », qu'aucune dépense de force n'affaiblit, qui pourrait
détruire un homme comme un rat, pour qui rien n'est précieux, qui
ne fait aucun cas de personne, ni non plus de sa personne à lui, qui
a renversé comme château de cartes l'instinct même de
conservation, instinct dépassé, remplacé par l'urgent besoin de
consommation, de dilapidation, d'assouvissement à tout prix (car sa
fureur de destruction c'est fureur de dissipation surtout, de l'excessif
qu'il faut écouler)… Alors, s'il en est temps encore, il demande que
tout de suite on s'empare de lui, et qu'on le mette à l'abri, à l'abri
d'agir, lui et le couple monstrueux qu'il forme avec l'Energie libérée.
Ligoté, enfermé, il trouve au moins le soulagement de n'avoir plus à
soutenir les incessants géants efforts intérieurs qu'il avait à faire
pour retenir l'autre. Mais le plus souvent il est emporté par la
bourrasque et un désastre est accompli avant qu'on n'y ait rien
compris.
Il arrive, comme il y a des machinations en l'homme, même en
ces états d'exception, lorsque l'impulsion, tout en étant très forte,
n'est pas absolument obnubilante, il arrive qu'il mette à profit cette
aubaine de force perverse, pour d'un coup assouvir une vieille haine,
un vieux ressentiment.
Il peut s'y être attendu, presque préparé. Il peut aussi commettre
le crime sans presque se rendre compte du sentiment ambivalent
auquel il répond, sans le reconnaître ensuite. Son subconscient
choisit la victime qui n'est pas sur ses gardes, et la force l'abat. Lui ?
Il n'est pas dans le coup.
Parfois aussi, à sa surprise extrême, le meurtre commis, il trouve
le calme. Il accède à un autre plan. Ce non – réalisateur qui ne
s'avouait pas souffrir de non-réalisation est arrivé par cet acte
subversif à un plan extraordinaire où il touche la réalité.
Tuer était donc l'action privilégiée et secrète cachée sous ses
troubles, sous l'écran de ses tumultueuses contradictions qui étaient
là pour dissimuler l'important.
Il n'aurait jamais cru ça, mais il vient de le vivre.
Il peut guérir maintenant… Où va-t-on l'enfermer ?

9. PERTE DU TEMPO. AGITATION. ENTRAÎNEMENTS


INCOERCIBLES. FUITE DES IDÉES81. MANIE.

À un autre régime, moins dangereux, mais encore excessif,


provoquant un fonctionnement accéléré pour lequel le cerveau n'est
pas prévu et devient inefficace, la force éruptive, au lieu de se
montrer brisante et dévastatrice, va susciter d'autres dégâts en celui
qui la subit et vainement essaiera de l'utiliser, poussé à aller
impétueusement de l'avant et à se dépenser de mille façons qu'il ne
peut diriger.
Entraîné dans une mécanique d'enthousiasme pour rien, de
développement, de prolifération, de multiplication, dans un
mécanisme d'augmentation, marques d'une perfide, particulière
hyperstimulation, va-t-il à quelque chose pouvoir s'accrocher ? Non,
il doit suivre le courant accélérateur. L'augmentation de vitesse va
avec toutes les autres augmentations.
Malheur à qui perd son « tempo » et se trouve entraîné dans les
rapides de l'intérieur sur lesquels il ne peut rien. Dans les moments
où il aurait le plus besoin d'être recueilli, cela n'est plus possible,
plus du tout. Tout recueillement éclate. Il vit portes ouvertes, mille
portes ouvertes, où des grains, où des points incroyablement
nombreux, vecteurs de conscience, dévalent.
Des idées passent, fulgurantes, mais qu'il ne reverra plus
(inutilisables). Des impressions à changer toute une vie, mais
aussitôt perdues dans les coulisses du néant. Une agitation le prend,
seule réponse possible aux commencements contradictoires qui se
forment en lui. Une titillation d'envies, d'envies incessantes,
extrêmes et puis disparues, qui reviennent ou pareilles ou autres,
mais toujours tendues, éperdument désirantes. Des pulsions
apparaissent dans un entrebâillement de conscience de plus en plus
court, de plus en plus outrées, d'une outrance de plus en plus
incompatible avec toute vie sociale, avec sa propre vie dans quelque
milieu que ce soit. Débordantes envies qu'il lui faut veiller à réprimer
dans l'instant.
L'intelligibilité s'accroît merveilleusement. Idées fringantes,
prodigieusement interrelationnées, tenant par vingt valences,
éclairées à la lumière d'un phare invisible.
Il voit. Il a compris, mais dans un tournoiement tout disparaît. Il
reste un bourdonnement énigmatique. Rien ne pèse. Il ne sait à quoi
s'agripper. Il prononce les mots d'un délire «  clinquant  » qui le
dépasse, plus qu'il ne le satisfait ni même ne le soulage.
A toute allure, à une allure dont un homme normal ne peut se
faire une idée, il dévale le chemin pensant. Les idées apparaissent
et disparaissent sans qu'il y puisse rien, sans qu'il puisse, si fort qu'il
le désire, ni les arrêter, ni les retarder, ni les ralentir, ni en retenir
une, même si plus particulièrement elle l'intéressait. Toutes coulent à
la même vitesse, suivant le cours d'un torrent inconnu qui les
apporte et les remporte. Vitesse des pensées, vitesse des images,
vitesse des envies, tout arrive à une excessive vitesse, disparaît
dans la même vitesse, qu'aucun sentiment n'influencera. Ça pense,
ça n'a pas besoin de lui pour penser. Ça se passe entièrement de
lui. Ça le laisse en dehors. Sans pensée, dans un défilé de
pensées  ! Entièrement désarmé, impuissant. Penser, c'est pouvoir
arrêter les pensées, les reprendre, les retrouver, les placer, les
déplacer et surtout pouvoir « revenir en arrière ». Or, il ne peut plus
aller que de l'avant, de l'avant (à cause de cela dans une
insignifiance grandissante). Et les pensées passent, passent,
viennent, s'écoulent, puis d'autres, inlassablement d'autres dont il se
passerait bien. Mais qu'y peut-il  ? Les heures passent, mais les
pensées ne cessent d'affluer, et de repartir. Sa tête ne peut se
retenir de penser. Il ne peut dire «  assez  » à la fourmillante
entreprise inutile, qui continue son affaire et qu'il ne peut stopper.
Homme inarrêtable, homme entraîné.
Agir  ? S'il agit, c'est l'action qu'il ne pourra plus arrêter. Il ne
pourra plus s'arrêter de faire quelque chose, quelque idiote qu'elle
soit, insignifiante, hors de propos, chose faite qui ensuite sera
défaite, qui n'a pas plus de raison d'être faite que défaite, qui n'est
qu'exutoire à l'insupportable élan.
Et puis quelle action choisir  ? Rien ne convient. Il se lève, il se
rassoit, il étend le bras, il retire le bras, il se lève, il revient, il marche
à grande vitesse de long en large sans s'arrêter (il le peut, quarante-
huit heures durant), ou il saute, fait des culbutes, attire à lui la table,
repousse la table, attire la table, renverse la table. Ce n'est pas que
ça le satisfasse. Fétu de paille dans l'océan de ses envies. Rien ne
va assez vite, assez en accord avec sa vitesse intérieure, encore
moins avec son tumulte qui réclamerait pour s'y harmoniser, pour le
satisfaire, quantité d'actions à la fois. Les bras, les douze bras en
éventail du dieu Çiva, il les lui faudrait. Ils seraient à leur place sur
lui.
S'il parle, il faudra qu'il continue à parler, qu'il parle sans arrêt,
improvisateur que son flot intérieur ne laisse jamais en plan, du reste
en tout improvisateur, et en tout dépensier, dépensier qui ne peut
assez dépenser, qui ne peut dépenser la fortune intarissable de
cette fontaine qui ne veut pas tarir et lui ficher la paix, dont il est le
propriétaire-esclave, et aussi le richard rasta, ou l'amusé,
l'entreprenant ou l'agressif détenteur.
C'est de tout à la fois qu'il est riche et débordant, c'est à tout à la
fois que, porté par pulsions de toutes sortes, attaqué d'impulsions,
dans un tiraillement et un champagne d'impulsions, il voudrait
s'adonner vite, vite pour rien, avec excès, avec tapage, avec
exultation.
Illuminé de vues panoramiques soudaines comme les nageurs
qui se noient et en quelques secondes revoient leur vie, mais deux
secondes plus tard repoussé dans l'agitation pour l'agitation,
Danaïde, infatigablement touche-à – tout, piéton soudain motorisé,
soulevé, enlevé en l'air, exalté, à qui tout est permis, à qui tout est
ouvert, il lui semble qu'avec de magnifiques atouts il joue une partie
merveilleuse, à la hauteur désormais de toute situation, cependant
que les témoins voient surtout, sans toutefois le reconnaître pour ce
que c'est, normalement déguisé et inaperçu, un misérable bric-à-
brac… qui est la matière première de tout cerveau ordinaire, ici
retentissant, carnavalesque, libre, indépendant.

10. DÉLIRE DE SOUVERAINETÉ. DÉLIRE DES


MAXIMA. MÉGALOMANIE.

Il reçoit un alluvionnement constant, énorme, inconnu, en tous


sens, dont il n'aurait jamais eu l'idée, d'une ampleur qui le dépasse,
d'une importance qui le soulève, que rien ne pourrait exprimer, d'une
démesure inouïe dépassant toute comparaison. Voilà ce qu'il sent,
ce qu'il sentait, car à chaque instant ce sentiment prend un nouvel
inouï accroissement, un accroissement qui ne sait comment se
satisfaire. Expansion en éventail, non pas en éventail, en sphère qui
se dilate, qui plus se dilate, qui se dilate au maximum, et pourtant,
après, ça se dilate encore et il doit toujours davantage se magnifier,
se donner à une plénitude plus grande, s'offrir au soc invisible qui
laboure son être en vue d'une nouvelle, d'une nouvelle
immensément grande ouverture. Cet immense qui ne dit pas son
nom, qui à rien encore ne s'applique, ni ne s'accroche, mais par qui
va arriver quelque chose qui jamais ne s'est vu, cet immense qui ne
lui laisse pas le temps de penser (oh, le temps  ! quand on est
aliéné), et le frappe aussi à sa pensée, comme l'appel précipité et
indéfiniment continué de sonneries, jusqu'ici inconnues, cet
«  immense  », ce «  trop  », ne peut continuer ainsi. Cependant cela
continue encore, encore. Qu'est-ce que cela vient faire en lui ? Dans
quel espace situer cette aspiration (si c'est une aspiration), cette
exaltation (si c'est une exaltation)  ? Et cela continue. Immense est
autour de lui, est en lui, est sur lui. Immense le traverse.
(Comment  ? Pourquoi  ? Pour qui  ?) Immense coexistant. Quel
immense ? Une tête manque à cette gestation énorme…
Attention, il va tout gâcher pour se soulager. Il va créer une
relation personnelle avec ça. (Bien excusable. Bien forcé.) Il cherche
à placer convenablement cet excès et à vivre avec82. Comment
placer convenablement de l'excès  ? Un essentiel excès. Le travail
(les autres aussi) soudain lui paraît mesquin. Il est où l'on règne.
Souveraineté est en lui… Encore du temps (combien de temps peut-
il résister  ?), enfin ne pouvant plus laisser infixée, impersonnelle,
anonyme cette prodigieuse grandeur accaparante et de premier
plan, dont le secret l'étouffe, homme simple qui croit simplifier, et
croit avoir compris, il se déclare Napoléon ou Bismarck (ou staline).
Ce n'est pas là, il va sans dire, la conclusion de réflexions.
De quelle façon est-il Napoléon ? Son dossier Napoléon est bien
mince. Peu tenu à jour. Depuis un siècle on ne connaît pas de
Napoléon qui ait été intéressant.
Sa place est entre deux absurdités  : l'une d'être Dupont (qu'il a
du reste oublié), alors qu'il est le plus souverain des hommes, ce
qu'il sait mieux que personne ; et l'autre d'être Napoléon, mais à qui
quantité d'attributs de grandeur manquent. Ces choses, il est vrai,
arrivent dans la vie d'un grand homme. Là n'est pas l'important. La
vérité c'est l'impression de souverainement être qui l'inonde, le
remplit, où qu'il soit, quoi qu'il fasse, et remplit Napoléon en lui ou
plutôt sa « Napoléonité ».
Cette invasion, si énorme d'excellence et de précellence, ne
pouvait rester inemployée. C'était impossible. Son problème était un
problème de placement. Mais comment s'est-il glissé en Napoléon ?
Il n'en parlait jamais. Il y est arrivé comme une fille, dans la salle
voisine, Duval de son nom, est Jeanne d'Arc, pas morte d'hier non
plus.
Vainement, étant enfants, ils ont essayé, elle d'être Jeanne d'Arc,
lui d'être Napoléon, leurs héros, leurs modèles à qui de toute leur
âme ils s'identifiaient, et qu'ils tentaient d'être, grâce à ces
opérations magiques qui paraissent alors si faciles et qui ne
réussissent jamais. Ironie du sort et de la nature aveugle, c'est
maintenant vingt ans, trente ans plus tard, après une longue période
d'oubli, que l'identi – - fication, rejetée depuis longtemps comme
décidément impossible, se réalise. Les efforts d'autrefois d'un coup
sont couronnés de succès. Grâce à leur aliénation, ils ont réussi  !
L'absurdité d'un mécanisme qui ne présentait plus aucun intérêt
s'accomplit complètement hors de propos et catastrophiquement.
Par un invisible piège de l'existence, ils sont arrivés à destination…
et on les enferme !
Il en est d'autres qui n'arrivent jamais à destination. En voici un,
toujours à chaud, dans une expansion en cascade, sans s'arrêter,
sans gagner un port, mégalomane des maxima, de tous les maxima
dont il ne peut laisser passer un sans s'y répandre, sans s'y étendre
parfaitement. A propos de fils, son fils a épousé une duchesse. À
propos de magasins, sa fille possède la chaîne des Uniprix. A
propos d'argent, il est banquier. Sa famille règne sur l'Espagne et le
Maroc. Il a trois yachts. Ses esclaves l'attendent dans une île du
Pacifique. En n'importe quel espace et n'importe quelle catégorie il
se dilate au maximum, ne cessant de se prolonger dans un délire
inarrêtable d'expansion et de proclamation. Son enfance, aussi,
comme bien d'autres, faisait fête aux idées de grandeur. Que veut
l'enfant  ? Être tout, posséder tout, attirer tout, goûter tout, vaincre
tout, savoir tout, diriger tout. Être aimé de tous, obéi de tous,
reconnu par tous. Pas moins. Tel est l'enfant de l'homme. De quoi
faire des dizaines de délires de grandeur et des milliers de
mégalomanes. L'humanité n'en sera jamais à court.
En ce temps-là aussi il sentait des appels, vivait dans la
dilatation, l'expansion, ne cherchait pas les vérifications, vivait
inspiré. Cela paraissait innocent. Royauté suprême. Pouvoir
souverain. Comme il y est revenu ! Comme il s'y sent chez lui ! Mais
on a de la gêne à parler de la folie des grandeurs qui a si peu de
grandeur souvent. Elle est d'ailleurs seulement folie de l'énorme, du
suprême. Rarissimes sont les fous à la hauteur de la folie. On dirait
qu'ils font tout pour la faire déconsidérer.
La pauvre fille Duval n'est pas allée à l'extrême de la satisfaction
et de la fierté seulement dans Jeanne d'Arc. Afflux, afflux en tous
sens. Comment l'utiliser  ? Impossible de choisir. Expansion plus
forte qu'elle, qui met la cohérence hors question. Se laisser porter
est ce qui compte, est seul possible. De partout, elle se débonde.
Elle va immensément à se plaire sans retenue, à se faire plaisir. Le
fluide passe, doit passer partout. C'est par vingt autres robinets
qu'elle pisse sa vanité, son exultation, en oripeaux, en chapeaux
magnifiques et baroques, en tapages, en vers rimés, en rubans
qu'elle porte, en langage emphatique, en lettres au style ampoulé, à
l'écriture aux boucles prétentieuses, en déclamations.
Faut-il la juger  ? Paroles et gestes ne sont pas tout.
Foisonnement, foisonnement est le mortier impalpable de sa
nouvelle réalité.
Terre interdite à l'homme normal que le foisonnement83,
l'abandon et le foisonnement.

11. PSYCHOSES D'ARRÊT. CATATONIE.


SCHIZOPHRÉNIE. DISSOCIATIONS.

Il subit un arrêt. S'il arrive à passer outre, il subit un nouvel arrêt,


puis un nouvel arrêt, puis encore un, et un autre suivra, et aussitôt
après encore un autre, un autre, un autre encore et ainsi chaque fois
qu'il « se reprend », qu'il veut reprendre, un nouvel arrêt se produit,
qui l'empêche de poursuivre. Ça n'arrête pas de s'arrêter.
Arrêté, il ne repart pas. Il n'y a plus re-mise en route. Il n'y a plus
reprise. Il n'a plus d'impulsion nouvelle, comme il en avait autrefois,
comme tout le monde en a pour continuer ce qui est commencé et
que la suite à venir en quelque sorte « appelle ». Chez lui, rien ne va
plus tout seul. Rien ne continue sur sa lancée. Il faut qu'il s'en
occupe, qu'il reprenne comme au début, qu'il remette en train,
comme si rien encore n'avait été mis en train… Mais… justement…
mais comment ?
Le geste commencé reste en suspens, son bras en l'air, sa
jambe tendue. Il faudra une nouvelle initiative, qu'il ne sait où
prendre, pour continuer l'acte, que quatre ou cinq gestes devaient
accomplir, dont un seul a été accompli et qui demeure, comme
piquet dans un désert. D'influx, il n'y en a plus apparemment. Il n'en
trouve plus. Chaque instant prend fin comme on prend sa retraite,
comme un définitif atterrissage. Incroyable, incessante exténuation.
Incroyable, incessant empêchement à démarrer.
Il est séparé. Il n'est plus un avec lui. Il ne réunit plus. Il ne peut
plus renouer. De longues minutes, des demi-heures parfois, il se
regarde dans la glace. Il ne se retrouve plus. C'est autre chose que
la vie, ce qui torpide en lui reste et continue. Son expropriation est à
perte de vue. Indéfiniment il subit l'opération qui l'opère de lui-même.
Insupportable  ! mais que sa séparation d'avec lui-même empêche
de ressentir comme les autres le ressentiraient. Un crabe envahi par
la larve de la sacculine, corps et pattes et tout presque devient
sacculine, mais les autres voient encore le crabe. Ainsi lui, plus du
tout lui pour lui, pénalisé pour il ne sait quelle faute, retranché de lui-
même et de la vie. Il a perdu le bien, le bien le moins connu, le bien
des biens, le bien d'être impressionnable, d'être inégalement induit à
sentir.
Privé d'être impressionnable, empêché, réduit au strict minimum
moins quelque chose, raccourci par décapitation de l'inattendu, des
intérieures irrégularités, des extrêmes qui lui distribuaient allégresse,
animation, plénitude, sentiments, surprises et sursauts. Plus de
sursauts. Raccourci, retenu. Il n'aura même plus un désespoir plein
et son tragique ne peut plus en tragique déborder. Un flux égal lui
escroque à mesure ses réjouissances, sa fête d'exister, l'opéra d'être
en vie et son drame lui-même.
Il n'a plus non plus les fêtes de l'intelligence : aller vite, prendre
des raccourcis, avancer sur plusieurs fronts, virevolter avec
indépendance, prendre son bien au jugé, au bond, survoler, voir en
perspectives étagées, anticiper, deviner.
Il ne peut plus suivre qu'un chemin à la fois, condamné à l'ordre,
à l'unilinéaire, au rangement absolument sans surprise, condamné à
une pensée pas à pas, à ce qui s'ensuit, à ce qui
processionnairement, logiquement, primaire – ment et à la chaîne
vient après. Il ne peut plus hiérarchiser. La fantaisie l'a quitté,
l'indispensable fantaisie tellement à tort méprisée, signe de l'heureux
excès des possibilités.
En lui un convoi, lent, égal, constant, restrictif, monotone,
uniforme. L'influx énergétique, émotionnel surtout, qui passait par lui
depuis toujours, fait de hauts et de bas, de surprises, de tristesses,
d'espoirs, d'inégalités, de tensions, qui lui donnait vibration, chaleur,
sentiment d'ambiance, spontanéité et un style à lui, ce n'est plus du
tout le pareil qui passe, c'en est un autre, un insuffisant, un impropre
à presque tout, un qui ne le laisse pas mourir, mais qui ne le laisse
pas vivre, d'un débit uniforme, implacablement égal, et au-dessous
de ce qu'il faudrait, de ce à partir de quoi il est intéressant de vivre.
Aux variations qui se présentent, ainsi qu'elles se présentent à
tous, que les autres continuent de saisir et d'apprécier, il ne trouve
pas à répondre, rien en lui ne peut plus répondre. Fini. Il est aliéné
aux variations. Il ne comprend plus cette langue. Elle lui est
étrangère. Il y est inapte, il ne peut plus s'y prêter et il n'en veut plus.
Aliéné à la diversité. Aliéné aux entreprises. Aliéné aux buts. Aliéné
à l'avenir.
Les émotions qu'il ne lui est plus donné de vraiment totalement
éprouver l'ont laissé dans un désert, le désert des déserts, le désert
des sensations sans hauts ni bas, sans imprévu, sans pointes, sans
chaleur, sans réchauffement et sans refroidissement, le désert de la
continuité perpétuellement semblable, monotone régulier défilé
intérieur.
Un chemin s'ouvre, celui de l'immuable, qui s'ouvre parce qu'un
autre se referme, celui de la variété. Mais ce n'était pas le sien. C'est
à cause de cet immuable, dont il lui arrive de tirer parfois quelque
fierté aussi, qu'il a répulsion pour la nouveauté, pour la diversité,
pour la distraction, pour les sentiments (si bizarres, si inattendus, si
gênants, si illogiques, les sentiments), pour le travail aussi, le travail
à la variété si insoupçonnée, exigeant une souplesse intérieure si
insoupçonnée, à quoi il ne peut plus se prêter, se préparer, devenu
si mal mobile. C'est pour tout cela qu'il demeure à l'écart… C'est
pour cela que les variants sont ses ennemis naturels, ses
déséquilibreurs, êtres sinueux aux actes imprévisibles et en éclair,
avec qui il ne peut y avoir véritable coexistence. C'est pour cela
qu'impotent parmi eux il n'y peut rester, à cause des adaptations qui
lui coûteraient trop, qu'il ne réussirait pas à temps, pas
convenablement, pas averti, pas soulevé par cet excès
indispensable qui est l'élan naturel et ses intuitions. Tout est en
désaccord avec lui. Les gens, les travaux, les occupations, il ne peut
plus s'y faire, ces partis, ces décisions qu'il faut savoir prendre,
prendre tout de suite. Des gens, de la ville aussi, il lui faut se tenir à
distance, de la ville aux innombrables actes. Les occupations
«  normales  », même modestes, demandent tant et tant de
changements et de savoir « naviguer » ! Totalement désarmé par la
diversité, à en devenir fou, fou à tout casser, à tout détruire84, il est
bien qu'un calme statique l'entoure.
Empêché, isolé, «  ne faisant plus partie  », devenu logique et
systématique par infirmité, faute d'aisance à saisir plusieurs plans à
la fois, il va comme en rêve vers un rationnel, démentiellement
rationnel, équivalent de ce qui mornement, impérieusement,
régulièrement, est installé en lui et qui a quelque chose de
processionnaire et fait qu'il ne bouge pas, qu'il ne vibre pas. Mais
son rationnel primaire et arithméticien, ennemi du complexe, de
l'inattendu, de la trouvaille, de l'inspiration, des intuitions, des
exceptions, des risques, des virages, des hypothèses, des
aventures, est inutilisable, improductif, fermé, et ne s'applique pas
au monde, le monde à jamais surprenant, le monde décidément
divers et qui veut qu'on le soit. Si, l'y poussant, on arrive à le faire
dessiner (car n'eût-il de sa vie dessiné, il a une représentation à
donner, unique mais extraordinaire), ce mort vivant, qui n'a plus
dans sa vie une minute de surprise, qui n'a plus que des minutes
«  dans le rang  », montre alors à lui-même et aux étrangers une
morne prison, une prison pas comme les autres, symbole d'une
qu'ils ne connaissent pas et ne connaîtront jamais, invisible, mais
dont il est prisonnier et qui est la prison dans le Temps, dans un
immuable temps qui ne le laisse plus sortir, un temps qui ne vit plus,
un temps sans préférence, qui l'empêche de venir au-dehors, qui
empêche sa vie de s'égailler.
Ses moments égaux, moments sans émotions, ses moments
prisonniers de la régularité, sont ses barreaux, des barreaux qui le
tiennent dans l'en deçà, à partir d'où tout est méconnaissable.
Primaire ou non, il sait mieux que tous les génies dessiner ce qui n'a
pas de fin. Sans Euclide il reconnaît, il a trouvé les parallèles à l'infini
qui jamais jamais ne conduisent à se joindre, à se rejoindre, à rien
joindre. Des ornements qui n'ont pas de fin, pas de raison de finir,
sans cesse reviennent, sans cesse poursuivent leur chemin hors du
chemin, perpétuité misérable, bourrant de plus en plus la page aux
couleurs éteintes, aux personnages aux gestes figés, page qui,
quoique pleine, demeure vide et tombale.
Loin, loin, loin de lui, loin de tous, loin de tout, il en prend son
parti aussi. Les autres auxquels il ne peut s'accommoder, hommes à
la réjouissance facile, à l'indicible insignifiance, dépourvus
d'importance, dépourvus de logique, il se tiendra en dehors de cette
foire de mauvais goût  ; il ne participera pas à leur vaine agitation
qu'il ne peut et ne veut plus suivre. Il prend un air précieux, maniéré,
entendu. Il est loin de ça, loin, seul. Rien de ce qui se passe même
en lui, il ne l'intègre vraiment, tout est « désaffecté » et en ruine, qui
passe en lui. Il n'assume pas ce qu'il raconte. Un dessin atroce (bien
peu atroce pour lui, en fait léger, trop léger appui pour continuer à
vivre) il le regarde ensuite d'un air vague, inconcerné, incrédule.
Sans chaleur il parlera de la haine contre ses persécuteurs. Il
signale. Il note, détaché.
Il sait quelle frime c'est que l'unité, que l'identité. Le oui et le non
circulent en lui sans le contredire. Dans son cosmos, il en voit des
choses  ! Il assiste à des choses  ! Il en sait des choses  ! Des
présences frappent à sa porte, à sa porte la plus intérieure. L'infirme
est présent à l'inouï. L'embarrassé est en tête à tête avec elles, à
égalité avec elles. Abstractions chargées, neige qui ne retombe plus,
qui ne se salit plus à la réalité. Il est dans l'ineffable. Il n'a pas de
contact. Il a d'autres contacts. Il est occupé. Une démarche, des
tournures cérémonieuses au moins en cela un peu trahissent celui
que sa réserve figée préservait. Ces gens qui l'entourent, à la
diversité injustifiée, qui ne lui fichent pas la paix, aux inutiles
sinuosités, à quoi bon leur parler ? Retenue. Retenue. Paroles sans
corriger les erreurs de la parole, mots pour lui seul signifiants. Ses
secrets ne sont pas à partager. Il ne tient pas à se rendre intelligible.
En parlant, il fausse compagnie. Il est à distance. Il doit rester à
distance. C'est son destin maintenant que la distance. Du geste à la
parole, de la pensée à la parole, de lui à lui, de lui à tout, de son état
à leur état. Il la vit, il la connaît, qui est partout, ne peut être franchie,
rapprochée. S'agissant de lui-même, il répugne à dire « je ». Il ne dit
plus «  moi  », il dit «  celui-ci  », il dit «  lui  ». Distance. N'ayant plus
jamais plénitude, n'étant plus jamais totalement impliqué. Un sourire
railleur ou triste vient terminer le récit de son drame qu'on lui a fait
conter, qu'ils ne comprendront jamais. Distance.

12. RENCONTRE AVEC UN UNIVERS EN EXPANSION.


ÉTALEMENT. PERTE DU POUVOIR DE LIMITATION.
LES VICTIMES DE L'IMPRÉGNATION.

Un journal traîne. Il va le parcourir. Il y apprend qu'Ei – senhower


va prononcer un discours, que les sénateurs démocrates du
Missouri et de l'Arkansas lui sont favorables, plus loin,
qu'Eisenhower reçoit un maréchal anglais, que les syndicats sont
mécontents de lui, qu'il va faire voter le budget de la Marine, etc.
Eisenhower maintenant bien établi s'étend en lui, gagne du terrain,
l'inonde. Eisenhower, qu'il ne peut plus retenir, qu'il ne peut plus se
retenir de mettre partout, de retrouver partout, dans tous les faits
divers, dans tous les faits de la journée d'hier, sera dans tout ce qui
suivra, ne quittera plus le journal, assumant toutes les actions de la
journée, les meurtres, les incendies de fermes isolées,
Ce comportement est à chaque tournant dans l'aliénation, dont
on se demande sans fin s'il n'y entre pas du jeu. Jeu comme jeu du
suicide. La seule beauté qui reste dans la défaite, jouer une défaite
plus grande, défaite qui est, non uniquement le fait du dehors, mais
son fait à soi. Donc quand même un triomphe.
La fascination de l'arrêt, de l'absence, de la bouderie, tentation
qui se présente à l'homme, qui se présentait à l'adolescent, qui se
présentait dans un plus jeune âge encore, où les enfants
« renfermés » affolent les parents.
Mais quels sont les pouvoirs exacts de la bouderie ? L'un boude
des années, et rien de spécial n'arrive. L'autre boude une semaine
et le voilà tombé dans l'abîme d'où il ne pourra plus remonter, ayant
trouvé d'instinct dans son être, dans son corps, ce qui coupe tout
rapport, ce qui détruit toute continuation de normalité. L'époque
aussi agit. Les mots devenus si communs «  débrayage, grève,
vacances  », comme les tendances, les rêves actuels sont
d'abandon, sont pour lâcher.
Schizophrénie répond à une tentation générale plus proprement
actuelle de se retirer de la situation, de cette vie où il y a trop de
cadrans, trop de manœuvres, trop de mises au point. À notre
époque, les tempéraments schizoïdes, se laissant aller, vont
jusqu'au bout, tandis que les tempéraments hystériques, florissants
à une autre époque, restent en veilleuse, ou « teintent » seulement
d'hystérie une autre affection mentale.
Folie par la conscience de l'incapacité de donner des réponses
appropriées. Premières fréquentations des femmes, premiers
emplois  : premières pierres d'achoppement, insoutenables
révélations d'insuffisance, premiers et catastrophiques
déclenchements du «  désespoir de ne pouvoir se mettre en
situation  ». les appels à la vertu, les appels à la collaboration des
peuples. Cependant il viole aussi trois religieuses en Sicile, reçoit le
roi de Thaïlande au Vatican, participe à un guet – apens en Kabylie.
Dans toutes les colonnes il coule. Il repousse les propositions de
Khrouchtchev, assiste à l'enterrement de Clark Gable, plus loin
victime d'une explosion au Bourget. Cependant il sauve la face dans
l'équipe d'Angleterre contre le Real qui, finalement, doit s'incliner.
Enfin, à l'Académie des sciences, il apporte des documents
nouveaux sur la vie au paléolithique. Est-ce exactement, totalement,
uniquement, Eisenhower, qui fait tout cela  ? Question qu'il ne se
pose pas, l'expansion eisenhowerienne en lui plus forte que toutes
ne pourra être chassée. Il ne peut empêcher l'envahisseur d'être là,
d'une façon ou d'une autre et de se dilater. Il en est « atteint ». S'en
sauver, il ne le pourrait (si c'est là se sauver), qu'en s'y substituant
lui-même (et bien involontairement). Lisant que, comme envoyé
spécial, le capitaine X… réorganise le Kenya en dépit des attaques
des Mau-Mau, le voilà qui, à ce mot d'attaques, se sent concerné,
c'est lui, sûrement, qu'on attaque, qu'on se propose d'attaquer. À
son tour maintenant, de s'épandre dans les nouvelles du jour, et
aussi d'«  apprendre  » ce qui lui arrive, ce qu'on manigance contre
lui  : que par une ordonnance, du reste illégale, il va devoir purger
une peine de deux ans de prison, qu'un de ses partisans en Calabre
a été lynché par la foule, qu'on tente de l'inculper du meurtre de
deux prêtres en Irlande et à Houston d'avoir violé une négresse,
c'est à lui qu'Adenauer faisait allusion en parlant des responsables
cachés de la tension actuelle  : imprégnation qui, bien plus que
mégalomanie pour laquelle on pourrait la prendre, est impuissance à
délimiter, à pouvoir retenir, à lutter contre un centre d'intérêt, qui fait
tache d'huile dans un présent aux frontières inexplicablement
ouvertes et indéfendables. Il ne peut plus tenir à part et cloisonné ce
qui doit l'être. De même qu'un malade ne peut empêcher que se
dilate en lui et ne s'étale partout une idée forte, lui ne peut empêcher
que vienne et revienne et s'étale un nom fort.
Sans pouvoir désormais pour limiter, pour réduire, il rencontre
constamment des idées, des noms, des forces en expansion.

VI. AU SUJET DES DISSOCIATIONS ET


DE LA CONSCIENCE SECONDE
(HYSTÉRIE, MYTHOMANIE)

La mescaline, le haschich créent en ceux qui en prennent


maintes dissociations. Celles qu'on a remarquées chez les
schizophrènes, qui leur ont valu leur nom et dont témoignent leurs
«  discordances  », ne sont qu'une toute petite partie de celles qui
existent en eux inaperçues, inexprimées.
Une dissociation différente est à l'œuvre chez l'hystérique. Elle
se dissocie, se bipersonnalise, se pluripersonna – lise, en peu de
temps, parfois presque dans le même moment. Les émotions, les
idées, les impressions, des spectacles, des suggestions, tout ce qui
l'a marquée, tout ce qui a fait empreinte sur cette cire molle, peut la
reformer autre. Plus que personne, elle sait se déconnecter. Elle sait
couper les ponts. Elle se déconnecte de son œil, qui ne voit plus
(quoique ses pupilles réagissent à la lumière), elle s'absente de son
oreille qui, sans lésion, n'entend plus ; de ses jambes qui, intactes,
ne bougent plus ; de ses pieds qui, sans mal physique, ne la portent
plus ; de son épiderme qui ne ressent plus les piqûres, ni le contact,
ni la chaleur, et elle s'absente de sa souffrance. Et d'elle-même… et
si bien que ce n'est pas elle qui se sépare, mais son être second,
son subconscient, sans qu'elle-même y soit pour rien. Et de son âge
et de sa personnalité première et d'une personnalité seconde, et
parfois d'une troisième ou quatrième, elle sait se retirer, allant de
l'une à l'autre, à l'exclusion totale des précédentes.
Elle répond à côté, agit à côté, répond pour échapper, à la réalité,
à l'entourage, au milieu, aux circonstances qu'elle va dramatiser
coûte que coûte. Elle inventera une réalité, puis une autre, puis cent
autres, et mille et dix mille autres, autant qu'il en faudra, mensonges
au pied levé, il faut qu'elle échappe.
Elle sait se déconnecter de son passé, de ce qui vient presque à
l'instant de se passer. La situation ne lui convient-elle pas  ? Elle
l'oublie comme une pierre tombe et se perd. Sans l'avoir réellement
oubliée, elle s'en retranche, comme si elle n'avait pas eu lieu.
Puérilement, miraculeusement. «  Situation  » non avenue. Le fait
désagréable est refoulé par une censure85 sans exemple ailleurs.
Elle seule sait faire des censures presque immédiates. Intolérante
au réel, à un certain réel moyen, il y a en elle un « Non » puissant,
un refus sauvage d'être comme on croirait qu'elle est. Elle veut86
être distinguée. Pas de grande hystérie sans immodération, sans
soif, sans inassouvissement. Elle recherche l'empreinte. Elle
contracte les maladies mentales les plus diverses qu'elle a
observées chez des malades, en prend les tics, les attitudes, les
symptômes. Elle sait se quitter. Elle aime se quitter. Elle est folle de
se quitter. Elle comprend en se quittant87. Intelligence par modelage
intérieur, par calque. Il lui faut donc un modèle et qu'il soit important ;
très important. Elle l'aime  ? Pas précisément. Elle l'admire  ? Pas
précisément. Elle le comprend ? Pas par voie d'intelligence. Pas par
études. Par une identification. Par mimétisme presque physique. Elle
s'y projette, s'y rue, se livre à lui, non par don de soi mais en
s'évacuant elle-même. Elle s'y coule. Elle voudrait que le modèle se
projette en elle88, elle veut totalement le ressentir, en être
imprégnée, pour qu'il passe en elle, vive en elle, qu'il se substitue à
elle, qu'elle s'y trouve engloutie. À tout prix, il lui faut déboucher
dans l'autre. Elle veut prendre la place. Modèle ou idée fixe, elle en
est fascinée. S'identifiant en partie par jeu, tout de même elle
n'arrive plus à s'en déprendre. Hypnotisable, elle s'y enferre, s'y
rétrécit, perd tout recul.
Le plus souvent, à l'origine de sa maladie, il y eut une grande
frayeur, lors d'une chute, d'une collision, d'un incendie, d'un viol, ou
bien très jeune encore, en l'enfance, l'âge des impuissances, la peur
de l'obscurité, de l'«  Inconnu  », des punitions, ou d'être livrée à la
honte et à la dérision, la peur des agressions aussi, et d'avoir vu ou
fait «  le mal  » aux limites imprécises. La situation, la chose
effroyable qu'elle n'a pu fuir, tout de même elle l'a fuie, mais sur
place, « hors d'elle », avec qui elle ne coïncidera plus, hors de ses
membres, que terrifiée elle lâche, en état de paralysie flasque, et où
elle ne reviendra plus (à moins qu'un jour une nouvelle  » grande
émotion naturelle, ou la vue d'une relique célèbre, la ramène à elle-
même en son entier, par un demi – miracle inverse du premier).
Pas seulement en un point, elle sera à elle-même soustraite. Le
chemin intérieur de la fuite et de l'évasion lui étant connu, elle va le
trouver à nouveau. S'étant dégagée une fois si extraordinairement,
elle va en prendre l'habitude et la commodité, et devenir une
« dégagée ». Dégagée d'cllc-même, de la vérité, de la réalité, prise
bientôt de la fascination du dégagement, autrement appelée
mythomanie, de la perversité du dégagement (mensonge pour le
mensonge), elle devient inmaniable, simulant ou dissimulant, suivant
les cas, dans un irrésistible attrait de dérobades, que les autres ne
peuvent pas suivre, qu'elle s'arrange de façon que les autres ne
puissent pas suivre. Autrefois si sensible, à présent dépourvue de
sentiment parce que trop sensible, infixée, elle reste à distance de
sa nature première. L'émotion qui fut pour elle plus qu'elle ne pouvait
supporter, et sans doute bien d'autres avant et peut-être après, la
bousculent, l'ébranlent, opèrent la débâcle d'elle-même. Piquée pour
des riens, envahie par ces émotions traumatisantes et par les êtres
en général, en subissant la force et les marques (car elle est très
hypnotisable), elle doit songer à s'en libérer. (En d'autres temps, elle
eût été possédée par des démons.)
Celle donc qui connaît ces bouleversements émotionnels et en
ayant connu un en particulier, l'ayant refoulé, mais insuffisamment,
va, tout à coup n'en pouvant plus, réaliser dans les tremblements,
les convulsions et les gestes incoordonnés d'un grand accès,
effrayant à voir, et avec des postures impossibles à d'autres, un
drame condensé, surtendu, drame absolu, pur de partenaires, de
répliques, et de décors, un drame à fond, où en quelques dizaines
de minutes effroyablement chargées, elle va, s'abandonnant
théâtralement et pathétiquement aux paroxysmes et aux tumultes
passionnels, vivre strangulations, crucifiements, viols et punitions…
dans quoi enfin elle se désexaspère.
Parfois, comme une sainte. Elle s'appuie sur la privation (faim89,
soif, souffrances, isolement), pour faire qu'elle se lâche, que
totalement elle se lâche. Mais une très subtile vanité et satisfaction
de ses réussites peut difficilement être lâchée.
Seule maladie mentale qui semble avoir autant de pouvoirs que
de déficiences, et dont les déficiences sont la condition des
pouvoirs. Sans dissociation, pas de « réussites » majeures.
Cette paralysée, amyosthénique, privée de sentiment, qui sue du
sang, à qui on peut toucher le globe de l'œil sans qu'elle cille, cette
momie qui fait mal à voir, avant l'émotion90 traumatisante, était vive,
emportée, enjouée, exaltée. Un rien l'excitait, la troublait, la jetait
dans la détresse. Son être exalté, renonçant aux voies de
l'intelligence, de l'action, de l'art, de l'amour, trouve par d'autres
voies, par des voies directes, une communication, sinon une
communion impossibles autrement. Son subconscient maintenant
puise loin ailleurs, s'absorbe au loin. Avec des illusions, elle a
d'exceptionnelles clartés. Proche parfois de l'état de samâdhi que
connaissent certains Hindous, et que sa pensée, sa foi différente
autrement utilisent et perçoivent. Le subconscient, le conscient
second a différentes profondeurs. Plus on est loin de la conscience
première, plus la conscience B ou conscience seconde a prise
profonde, plus elle a accès à une connaissance étendue, mais
toujours à la condition qu'il y ait un immense désir de
l'incommensurable. Sinon il n'y a que vide ou foire dans la
conscience seconde. Ainsi celle qui n'arrive plus et répugne à se
tenir dans le réduit étroit de sa personne trouve au-delà un espace
étendu… quoique son chemin masque sans doute des chemins
meilleurs. Le Yogi occidental manque toujours.
Le subconscient, tout ce qui est aspiration insatisfaite s'y trouve,
subconscient désirant, subconscient savant aussi. Il a son fond, ses
touches à lui. Augmenter avec lui les relations, voilà ce qu'il faut. Il
est plusieurs façons de l'aborder. Beaucoup de mesquines. Certains
ont dernièrement voulu le faire étudier pendant le sommeil. Mais il
sait déjà beaucoup. Il n'est que trop plein de leçons apprises. Plutôt
lui donner des problèmes à résoudre, qu'il résoudra à merveille, plus
sûrement que nous.
Le laisser faire. Le laisser achever. Donner des vacances à la
conscience91. Quitter la fâcheuse habitude de tout faire par soi-
même. L'important (dans l'ordre de la pensée), il faut au contraire
toujours le laisser inachevé. Attendre son éclairage. Sacrifier
l'homme premier qui nous fait vivre en mutilés. Faire revenir le
daimon. Rétablir les relations.
Pas seulement maladie, l'hystérie peut aussi faire la leçon. Pas
elle seulement. La conscience, il faut avoir pris une drogue, pour
savoir comme c'est peu, comme c'est rare, comme c'est facultatif,
comme c'est peu indiqué, comme ça se met en travers, comme c'est
peu « nous » et encore moins notre bien, conscient qui nous lie les
mains, qu'il faut savoir dépasser, pour une conscience seconde,
conscient tantôt à endormir à contretemps, tantôt à réveiller à
contretemps, conscient qu'il faut apprendre à lâcher, quand il se
montre et à ranimer quand il disparaît, que surtout dans les états
exceptionnels des états parapsy – chiques ou presque miraculeux, il
ne faut pas laisser disparaître, à moins que de se contenter là-
dessus du savoir d'hommes sans doute extraordinaires mais aux
idées préconçues, préreçues, prédirigées ; conscient enfin qui laisse
échapper à peu près tous les mécanismes du mental normal,
pourtant singuliers, extraordinaires, méconnus, que (si on tient à les
détecter) il va donc falloir prendre en traître, et avec l'artillerie qui
convient.

Appendice

11 avril 1959
[Protocole d'expérience]
—  14 h 07 : TA 181/ 2 / 10
P 120
Pupille N – Très légère moiteur des mains
Prise de 10 mg de CY39 (comprimés)
—  14 h 20 : Coloration du visage
Pupilles N
Moiteur des mains idem.
—  14 h 27 : M. M. nous dit qu'il ne sent aucune gêne.
—  14 h 35 : l'102
On lui demande de s'allonger
—  14 h 50 : Une certaine façon de parler de soi comme si on
se voyait avec les yeux d'un autre.
Pupilles N
J'ai l'impression que l'étrange assemblement que nous faisons
est particulièrement étrange.
— Une certaine causticité.
— Affaissement musculaire – Laisse tomber son crayon.
Impression d'affaiblissement dans la poitrine, dans le visage
comme si le visage manquait d'un tonus musculaire.
14 h 5 5 : Maintenant, je sens un changement. (Réponse à
une question) mydriase ±
Le bruit ne me gêne pas. (Réponse à une question)
Pouls : 84
Impression de résolution musculaire. TA = 20 1/2 – 10 Bruits très
claqués
Le bruit du papier froissé devient formidable. Quelle que soit
votre attitude, elle serait singulière. Singularité de la photo – instant
statufié (garde – à-vous) – Je suis obligé de lutter pour empêcher
cette image de pénétrer en moi – et pourtant elle est ridicule.
Ton un peu monocorde.
Quand j'écris, le phénomène persiste – quand j'en parle, il
disparaît.
On lui fait fermer les yeux
Écrit longuement
Un certain degré d'affaissement musculaire Mouvements des
doigts de la main droite Soupir
Un certain degré de conservation des attitudes ? ? Dessine sur le
papier après avoir tracé quelques signes dans l'air avec ses doigts.
Regarde l'heure
« Cela n'est pas très fort »
C'est moins accentué que le Haschich
C'est moins démoniaque que les autres drogues Pour la drogue
la plus bénéfique du monde, je suis royalement entouré.
Visions colorées – peu colorées – grises, vieilles statues…
péruviennes… couchées.
Impression très agréable… pas tellement esthétique.
J'ai tout le temps envie de faire un geste pour désigner.
C'est fini quand j'ouvre les yeux. Ce n'est pas assez envoûtant.
C'est précédé par quelque chose qui est une mise en
mouvement.
Je suis un peu gêné – comme une drogue qui ne me convient
pas… qui est trop bonne pour moi – pas bonbon, mais…
Cela me plaît comme cela ne doit pas me plaire à M'endormir…
Laissez-vous faire.
En général, ce climat mental, je ne l'accepte pas du tout –
Répétition parallèle.
—  (Voix empâtée
Gestes)
Sans que ce soit vraiment mystique : recueillement.
Laissez-vous aller aux images qui font du bien.
—  (Cherche ses mots)
Impression de celui qui va en un lieu de pèlerinage, comme si on
allait à un pèlerinage… Je ne suis pas catholique…
Je ne suis pas bon prédicateur.
Sans aller au maximum comme les autres drogues ou il y a
appropriation humaine chez celle-ci.
Cela crée, pour moi, un problème parmi les problèmes.
Côté euphorique
Insistance démesurée d'une mesure humaine.
Il ne faut jamais parler trop vite.
Images indéniables de grimaces. Dès que je me suis entendu
dire ces choses, le personnage second en moi qui n'accepte pas
que je dise ces choses me donne ces images qui sont fortes mais
sans conséquence.
Pas d'impression de danger.
Elles sont fortes, mais non nettes, non angoissantes.
Ce qui est bien la première fois. L'image est bien évidente, mais
ces images ne font pas mal. Différence avec la Mescaline qui
empêche de regarder. Ici, malgré cela, c'est bon, c'est sans
conséquence, presque dans un climat religieux.
Ce n'est pas l'insoutenable pression qu'il y a dans la Mescaline.
Comme c'est gentil, gentillet.
Mauvais mot pourtant.
État de gêne. Impression d'un certain dédoublement. Je le sais
bien. Pourquoi suis-je si bien traité ?
J'ai toujours dit que tout cela n'est que des ondes avant que cela
devienne quelque chose de visible… Ondes dont on est traversé…
comme si elles étaient à égalité avec certaines parties du cerveau
qui leur laisse le passage. Il n'y a rien qui soit psychiatrique.
Ces ondes sont suffisamment fortes pour qu'elles passent.
Elles sont en grande quantité. Elles forcent tout ce qui est sous
mon front.
Masser. Harmonie de tout ce qu'il y a dedans. Ondes gentiment
parallèles dont je suis peigné. Elles sont disproportionnées avec ce
que je puis leur offrir de conscience. Elles sont suffisamment denses
pour que je me sente obligé de les accompagner.
C'est assez harmonieux. Rien ne me hante. On se laisse aller
par ce traitement par les ondes. On se laisse aller.
(Voix plus forte, plus déclamante)
Pas tout à fait comme au Paradis… Le phénomène est d'être
massé comme cela.
Alors que je continue à voir des grimaces… Surprise.
Alors que je ne me sentais pas trop contredit par moi-même.
Une grimace c'est la seule chose qui puisse aller avec les ondes.
Quand la distorsion des lignes est extrême, cela va à une
grimace.
Tant que vous ne mettez pas le visage, ces visions peuvent être
bienveillantes.
Grande difficulté à évaluer le temps (15 h 50) Note, malgré tout,
une certaine causticité : « Vous n'y croyez pas aux ondes ? »
C'est la première fois que je dis traitement par les ondes.
Ici, j'ai l'impression d'un heureux traitement et, pourtant, j'ai perdu
la notion du temps et de beaucoup d'autres choses.
Je les sens maintenant comme conflictuelles.
Cette main n'était plus une main – elle était un corps nu – Cette
main, elle n'a plus suffisamment de poids et d'existence personnelle.
J'y vois une autre partie du corps qui est substituée – une non-
existence. (Tape sur sa main… la remue) – une jambe vue en petit –
(Voix très pâteuse) – son indépendance mais elle y renonce – Je dis
cela d'une main dont je me sers, ce qui est curieux. Ce serait plus
indiqué de ma main gauche.
Ma pensée est très fugace. On n'arrive pas à imposer à la
volonté…
Le phénomène vous conduit à la contemplation et non à
l'analyse.
Ma nature serait plus portée à écrire.
15 h 55: Pouls : 96
Je me frictionne. Je sens les ondes dès que je m'arrête de parler
et d'écrire.
Je suis un ballot d'écrire.
Soupir à plusieurs reprises.
C'est indicible, on n'a pas le moyen de dire cela. On est dans
l'état où on a à choisir entre voir et accepter mieux. C'est comme si
un cinéma… vous broyait… J'en reviens toujours à cette idée
d'ondes… Nous sommes immensément jouisseurs – une montagne
en une période de transformation… Identification avec une
montagne  ? Un certain broiement on doit le subir et, par certains
moments, c'est délicieux… C'est pour cela qu'il y a des drogués…
Dans la folie, il y a des moments où on y trouve son compte…
On est dans une situation où on est… On subit des
transformations (n'a pas chaise à table)… mais univers liquide,
visqueux, en éliminant ce que le mot de boue a de trop affectif… une
boue qui ne donnerait pas l'impression de malpropreté.
C'est vous et uniquement vous… L'intelligence est comme
quelque chose qui est là potentiellement. Vous allez pouvoir vous
dépêtrer de cette boue extasiante… puis vous y replonger. C'est
tellement plus investissant.
— Je sors de l'enfer de tous les diables pour vous voir… tous les
3, les 4. Et c'est tout à l'heure que j'ai eu le culot de dire que vous
étiez singuliers.
Quand les choses ne sont pas encore vraies, on dit la parole qui
sera vraie plus tard.
Je connais des trucs pour être humain, normal. Tapote le dossier
du divan.
Soupire – rires – écrit.
Il y a… un rappel constant d'attitudes… J'ai beau avoir été un flot
liquide il y a 2 minutes, vous êtes le rappel constant à être normal…
un effort… vous êtes parlant.
Ces rayonnages ne parlent pas mais ils sont présents.
On garde une attitude… c'est ce qui tient jusqu'à la mort.
Dès que je me réveille, je ne me réveille pas personnage
essentiel, mais aussitôt le rappel vient d'avoir à dire quelque chose,
à me mettre en situation. Je sens, par instants, que vous attendez
quelque chose.
Dans cet état demi-liquide où je suis… c'est peut – être
projection – quand on dit  : «  Je ne suis pas très solide.  » C'est un
effet vraiment très curieux – comme un noyé qui sort de l'eau « Alors
à l'intérieur, qu'est-ce que vous sentiez  ?  » inappropriation
foncière…
La singularité provient de ce que quelqu'un qui est dans cette
fragmentation, donc quelqu'un qui n'est plus…
3 personnes en elles-mêmes – fragmentation de moi-même.
—  Vous êtes des êtres arrêtés, à construction humaine évidente.
—  Je ne suis plus un être humain, une sorte de matière
psychique, fluidique, sur laquelle des X s'exercent.
Vous êtes assis comme quelqu'un à qui il convient d'être assis.
Moi, pourquoi suis-je étendu  ? Votre singularité m'apparaît plus
grande que la mienne. Pour moi, c'est réglé momentanément.
C'est agréable. Un véritable traitement.
Il persiste des énigmes dans la situation. Pourquoi ai-je un
corps ? Il est là et, pourtant, il n'y est pas.
Je dois faire front à quelque chose d'extrêmement attaquant,
constant (même quand je parle)… et qui me submerge en grande
partie. Je suis masse sans corps, mais qui a un certain désir de tenir
ensemble sans trop de modifications pour lui permettre d'être encore
dans quelques minutes. Sans arrêt dans le temps je suis un Massé –
de temps à autre, je vois, mais la plupart du temps je subis un
massage qui n'est pas atroce… énorme. Je puis me forcer à voir,
mais… (Si vous me parlez en espagnol, je réponds en espagnol). Ce
sont des trucs que la vie m'a appris.
—  On regarde ses pupilles. Il marche, reprend immédiatement
un bon niveau de conscience.
Se regarde dans la glace. Ne se trouve pas très déformé.
J'ai un peu la singularité que je vous trouve.
Quand je me vois, je suis du même genre de singularité que vous
autres. Même impression d'étrangeté.
J'ai été prendre corps. (S'était regardé dans la glace.) Cela ne
compte pas comme les schizophrènes. On est envahi. On est envahi
à nouveau, entièrement brossé. Et, quand je regarde ma jambe, je
ne dis pourtant pas  : «  Elle n'y est pas.  » Je peux visualiser tout
cela, mais c'est un effort.
Au début, j'ai été intéressé. Maintenant, je suis débordé par le
phénomène. Je vais voir cette onde que je peux voir ; je la subis. On
me demande de mettre en langage quelque chose et c'est indicible.
Tout est maîtrise, mais acquis depuis si longtemps qu'on peut me
le foutre par terre…
Ça m'enlève constamment mes possibilités. Constamment,
indéfiniment arraché par un même phénomène. Ces ondes, même si
vous me dites que je les invente, me sont nécessaires.
J'ai subi toute une série d'entraînements. C'est le (X) qui m'a
donné ces entraînements. J'ai interrompu ces «  immersions  » pour
vous faire plaisir. Etonnamment étrange.
—  (Sentiment d'étrangeté)
Quand on se lève, on marche, etc.
—  (Subexistation. Voix haute. Gestes)
On rencontre un phénomène qui est très mauvais en littérature
[on radote biffé] mais c'est que l'on rencontre un phénomène
uniforme.
Il peut sembler que je parle beaucoup, mais, pour moi, ce ne sont
que quelques îlots parmi tant d'autres.
Je suis conscient d'avoir à faire front à cette immersion
consciente.
Quand on lui parle de souvenir, il nous parle de poisson qu'il a
vu. C'est un poisson avec 2 dents, etc.
On doit lutter contre quelque chose d'élémentaire.
On ne peut pas se distraire.
Au moment où c'est important, je ne peux plus écrire.
Ça ne fait que mieux me montrer comme c'est indicible.
Ce qui est intéressant, c'est qu'on puisse être constamment
conscient d'être englouti.
Je suis devenu une gélatine psychique.
Dès que je ferme les yeux, je suis entièrement repris.
La drogue me pousse à une certaine soumission. Étant liquide, je
serai soumis à une certaine directive et ça m'est assez odieux…
Une certaine répugnance… Je ne suis pas tout à fait écrasé puisque
ça revient à la surface.
Cette immersion n'a pas la cruauté de la Mescaline immersion…
Féminité forte… (maternelle)… Donc violence qui ne veut me faire…
féminine… de tout âge de la femme.
Cet état est nullement pénible.
La drogue a une nuance d'euphorie qui n'est pas de mon
caractère.
Maintenant, je suis sur le versant descendant. Je ne suis pas sur
le point de prendre pied.
J'ai beaucoup plus senti cet engloutissement (submergé) sans
accablement ; beaucoup plus senti que si j'avais été seul.
Essai d'occupation de cet énorme espace – refus de moi.
Comme l'eau qui ne va pas avec le feu tout simplement.
Ne croyez-vous pas que dans certains états étranges on est
fasciné par ce que l'on ne peut pas communiquer.
Je reste occupé par une immense chose… qui lutte contre
« Michaux existé »
J'arrive à me substituer par moments à ce mirage de mes
facultés, mais c'est toujours à remettre… Je suis suffisamment
hypnotisé pour que je ne puisse parler d'autre chose.
Tout petit écran contre une « non-existence – Michaux ».
Tout en étant englouti, je n'arriverai pas à avoir une révérence
pour cette drogue.
Peut-être, ne m'a-t-elle pas fait assez de visions.
Pour avoir une vision, il faudrait une dose plus faible.
— Aucune angoisse
— Maternel
Ici, ça n'a aucune impétuosité.
17 h : Normalement, on ne peut pas sentir les ondes.
Mais là…
C'est comme si j'avais constamment à fonctionner sous un
barrage.
Comment se fait-il que dans la deuxième phase on récupère
comme si on avait reçu un coup de gomme…
Je n'aurais pas pu dessiner car ça aurait dépassé le cahier.
Don d'invention verbale à la différence des expériences.
Les autres fois on empiète sur moi. Je veux, alors, sauver mon
être.
De plus, aujourd'hui, j'ai eu à vous répondre.
17 h 25 : — Asthénie
— Désintéressement de l'ambiance.
17 h 45 : Se rappelle très bien de ce qui s'est passé.
A eu l'impression que lui allait très vite à l'intérieur, alors que les
observateurs étaient statufiés.
17 h 5 o : Remarque que la voix de M. Pichot est enfin
redevenue la sienne, que nous avons repris notre naturel.
« Votre composé qui s'oppose à mon décomposé. »
Désintérêt pour les Objets.
— Les signes neurovégétatifs sont re[de]venus normaux.
VENTS ET POUSSIÈRES

1955-1962

1962

VENTS ET POUSSIÈRES
© Editions Gallimard, 2004,

pour la présente édition.

Première édition : Editions Karl Flinker, 1962.


 
I. VENTS ET POUSSIÈRES

Louna dit :
Dans ma vie profonde, il ne se passe jamais rien. Les drames
sont venus et m'ont frappé. Cependant ils ont été comme s'ils
n'avaient pas été.
Les rêves que je faisais après ces terribles événements étaient
rêves d'actions médiocres, dérisoires  : je pose un journal sur une
banquette, je retire de dessus ma manche un hanneton qui se débat
faiblement, un filet d'eau coule, ou je l'entends qui s'arrête de couler.
Un jour dans ma vie, je puis presque dire publique, puisque ce fut
au vu de cinq personnes, je commis un meurtre. Les circonstances,
il est vrai, semblaient m'excuser. Le tribunal jugea la chose ainsi,
mais pas moi. Le soir de ce jour affreux entre tous, devant le
cauchemar certain qui m'attendait, je n'osais m'assoupir. Seule la
prostration, pour finir, me renversa dans le sommeil, où un rêve cette
fois bien différent des autres allait sûrement surgir, m'épouvanter,
m'imposer sa grandeur. Mais non. Rien de changé. Père m'y
apparut, rectifia légèrement de sa main droite la ligne de ma cravate,
partit, et la nuit s'acheva dans le quelconque.
C'est en considérant ces misérables rêves, dénonciateurs de ma
misérable vie, que j'en suis venu à attendre, à attendre avec soif, un
grand, un écrasant cataclysme, qui m'emporte moi-même… mais
pas tout de suite, pas avant une dernière nuit de rêves.
Que je sache enfin, par de somptueuses et tragiques images,
que je suis venu au monde autrement que pour une manche tachée,
une tasse renversée ou pour poser un journal sur une banquette.

Le vent et la poussière me poussèrent vers la mer, et je ne pus


revenir, avant que de longues périodes de temps s'ajoutant les unes
aux autres dans les vagues et les îles, avant que le soutien de
beaucoup, qui avaient vu ma nage infatigable, s'ajoutant à l'aide
d'inconnus dévoués aux malheureux, avant que ma silhouette
décharnée suscitant la pitié générale, avant que le bruit de la
continuation sans repos de ma nage insensée émouvant enfin ceux
de ma patrie, on envoyât à ma recherche, à ma rencontre et même à
ma poursuite.
Ils me voulaient à présent pour la célébration de fêtes en mon
honneur, hommage à mes périples extraordinaires et extravagants
pour un simple nageur. Dans l'allégresse générale, puérile ou lourde
des gens de la terre et des villes, tout leur paraissait joyeux retour.
Tout me parut tombeau. Entré dans le suaire (était-ce vraiment un
vêtement  ?), je les écoutais, tantôt distrait comme on écoute les
murmures d'un chien endormi, tantôt inquiet comme au bruit lointain
de trompettes retentissantes, et me remuais dans la peur de ne
pouvoir bientôt regagner la haute mer, à laquelle seule, après tant de
désespoirs, j'étais accoutumé.

Toute la journée, je marchai dans des meules d'alfa. Elles étaient


hautes. Elles étaient nombreuses.
Ce n'étaient que dégringolades, escalades, dégringolades. Que
de meules  ! Et serrées, impossibles à contourner. Il fallait sans
cesse passer par-dessus. Ah  ! mes jambes molles dans ces
absurdes douceurs, dans ces grands tas flanchants, qui n'ont rien à
donner de solide aux pieds et à la marche.
La fin de la journée n'arrivait pas. La fin de l'épreuve non plus
n'arrivait pas. Peut-être les meules, quoique toujours aussi hautes,
impossibles à enjamber d'un élan (et où prendre son élan, serrées
comme elles étaient l'une contre l'autre ?), étaient-elles un peu plus
fermes, un peu moins pour faire tomber. De ce côté, ça allait mieux,
mais un insupportable croc me tenait par les narines, me tirait en
avant comme un tord-nez entraîne un taurillon, ne me laissant dans
ma grande lassitude aucun repos, me tenant sans me permettre de
reprendre haleine, et sans que les muscles de mes jambes pussent
reprendre force. J'avançais saoul, stupide, déchu, bétail d'un maître
inconnu.
Plutôt que de me lamenter, sachant le Maître intraitable, je
supputais la fin de l'imbécile aventure. Le Maître aussi se lasse,
réfléchissais-je. Demain, peut-être après-demain, serai-je au repos.
Oui, peut-être même dans l'après-midi, et déjà, dans mon enfer, j'en
savourais la détente.

Dans ma rotonde élevée, je contemple, par cinq fenêtres,


donnant sur des brouillards, je tente de contempler la ville en bas
qui, je le sais, m'entoure.
L'amas de perpétuels nuages lents, saliveux, permet, rarement et
pour peu de temps, à peu de tours d'émerger et aussi à quelques
cheminées d'une exceptionnelle hauteur, employées à refouler des
fumées, des fumées, incessamment des fumées, dont les mèches
obscures vont encore davantage épaissir l'ouate qui me cache la
ville.
L'apercevrai-je pleinement un jour ?
Des rumeurs m'en arrivent, des bruits parfois, troublant
l'isolement de la rotonde jusque tard le soir, presque jusqu'en pleine
nuit.
On peut craindre que cette cité, constamment se développant
(son activité surtout), ne puisse bientôt plus, même la nuit, s'arrêter
de remuer et de s'agiter en son obscur vacarme.
Aussi, le soir, vit-on dans l'inquiétude, à ce bruit d'en bas qui ne
diminue point. Puis, comme on allait désespérer, subitement, en
quelques minutes, plus de bruits. Ils se sont effacés.
(Quelques lumières, peu distinctes, marquent seules
l'emplacement du grand tombeau temporaire.
Demain, n'en doutons pas, le tombeau sera ville à nouveau. Mais
quelle ville ? Le saurai-je jamais ?

Je vis un arbre dans un oiseau. Celui-ci le réfléchissait tout entier


et une brise infiniment légère en assouplissait seulement l'extrême
bord des feuilles.
L'oiseau était immobile et grave.
C'était un matin clair, sans soleil, un matin qui ne dévoile rien
encore de la journée à venir, ou très peu.
Moi aussi, j'étais calme. L'oiseau et moi, nous nous entendions,
mais à distance, comme il convient à des êtres d'espèce animale
ayant eu, sans retour possible, une évolution parfaitement
divergente.

Étrange est notre sol, étrange est notre air. Il nous retire notre
chaleur. Il nous retire nos couleurs. L'eau, qui nous permet de vivre,
nous fait lentement mourir.
Nos maisons sont petites, nos pièces sont des armoires. Les
étrangers se demandent comment nous pouvons y loger. Que
répondre ? C'est le logement qui nous convient, je suppose.
Nous n'arrivons jamais à nous sentir grands. Le vent est là. Dès
que nous mettons le pied dehors, il est là, le vent qui griffe nos
âmes. Il n'excite pas. Seulement il retire les forces. Défaut qui va
s'ajouter à nos autres défauts.
Ici, se place l'histoire de notre reine. Nous avions pensé nous
sauver de notre misérable condition, en ayant nous aussi une reine,
une reine de rêve, exempte de nos maux. Miracle  ! Trouvée, elle
accepta. L'intronisation se fit dans la ferveur, dans des fêtes sur
l'eau, dans l'odeur d'anguille fumée, gratuite et abondante ce jour-là
par ordre de la Reine et le peuple était heureux. Peut-être y eut-il
exagération, à cause de l'odeur du poisson qui est tenace, qui tenait
toute la ville jusqu'à la robe du couronnement et ne s'en alla pas
d'une semaine entière. Sur la grand-place, une couronne, une
énorme couronne et telle que, se trouvant dessous, par milliers il y
avait encore de la place. Comme les pauvres en grandeur, nous
étions heureux de cette royauté.
Et puis du temps a passé. Un temps pas très considérable et
c'est arrivé. Comment est-ce arrivé  ? Comment cela a-t-il pu se
faire  ? Comment ne l'a-t-on pas pu empêcher  ? Enfin, il fallut
s'écraser contre ce mur : la Reine avait contracté notre mal. Terrible
le grossissement. Atroce la prolifération. Mais nous n'avons rien dit.
D'autres peuples ont eu plus de chance avec leur reine. Ici tout
est difficile. Nous ne sommes pas un peuple de ténors.
Mais telle quelle nous l'aimons, notre grosse, laide reine.

La grenouille veut jouer, va jouer un personnage. Sa mâchoire


grossit.
Ce personnage qu'elle va jouer, elle veut qu'il soit à faire frémir,
tant sera forte l'impression.
La grenouille y arrivera-t-elle ? Que tout son être devienne dur ! –
elle s'y emploie – dur et ensuite sec !
Du côté de la peau, progrès sensibles. L'attitude et le costume
feront le reste.
Seuls, les yeux gardent intacts le glauque et le mouillé de la race,
l'étrange échange eau-tissu, si bien étudié chez les batraciens,
conduit presque à sa perfection dans une simple rainette, trônant,
boa vert, absolument vorace et inhumaine dans la mare où elle
sautera sur le malheureux insecte en péril.
La grenouille d'ici se distingue. On a des projets pour elle et qui
lui plaisent. Dans les bains, dans des embrassements inavouables,
elle vient se faire des amis. Certains aiment sa voix, le soir. D'autres,
son humide.

C'est un aigle. Non, c'est un homme. C'est un homme déployé.


Le grand drapeau de ses plumes, de ses longues pennes, ne fait
pas oublier la méditation du regard, derrière un grand, grand bec
pensif, beaucoup plus pensif que pré – hensif. Un type d'homme
large, lent, fortement fixé, là où il est fixé, mais qui voudrait pouvoir
saisir l'inconnaissable. C'est là qu'on va le tenir. Cherchant l'illimité, il
trouvera à coup sûr de solides liens (se les fabriquant lui-même)
pour s'empêcher d'entrer, pour s'empêcher de sortir, pour
s'empêcher de vivre. L'enceinte est prête. Les interdits autour. Déjà il
est raidi. Déjà les ailes sont collées. Déjà il est en bois. Maintenant il
va pouvoir traverser les siècles.

II. LE VOYAGE DIFFICILE

Incroyablement difficile. Aussi je dus prendre une forme étrange.


Moi tout entier forcé d'y entrer. Cet ensemble que j'étais devenu était
comme un grand galet plat et dur.
Trois zones de moindre dureté y restaient, sur lesquelles j'avais à
veiller, de peur qu'elles ne vinssent à céder.
Venant d'en face, toujours d'en face, une poussée extrême.
Des lieux de torsion voisinaient avec des lieux de vague et de fiel
et d'écœurement. Où autrefois il y avait eu stratification, c'est là qu'à
présent il y avait torsion, c'est-à – dire tentatives de torsion et lutte
en moi contre ces tentatives.
Dans le haut de la forme, de lents battements de parasols
hypnotiseurs.
Tout cela venait de la grande, de la très grande, de la beaucoup
trop grande et terrible sch… dont je ne dois pas dire le nom, qui
donnerait ténèbres plutôt que lumière, et une ouverture n'ouvrant
rien que la mémoire du mal inexpliqué.
Quand on y est, on ne peut s'en écarter, fût-ce de la largeur d'un
fil d'araignée. Inutile d'y songer. Trajet qu'il serait tout à fait
impossible d'accomplir. Poursuivant mon voyage, je la rencontrai à
l'état de triple sch…, puis à l'état de quadruple sch… Le râpeux
apparaissait dans le galet, qui, quoique plat et dur, était aussi
comme joue gonflée par gifles. Pas davantage je ne pouvais
m'enfoncer en moi, mais me sentais au contraire placé en évidence,
comme une jeune négresse en robe rouge dans une cour d'argile.
Etrange, et toujours je subissais les assauts d'assèchement. La soif
était « 9 » sur la grande Porte.
De l'obtus se fixait, se vissait en moi.
Il passait, au loin, des «  trie, trie  » interminablement, essais de
distraction, répétés mais vains. Tout, à la longue, était déchargement
du dedans de soi. Le père de la réunion n'était plus. On entendait,
comme on eût fait en rêve, les « youls, youls, youls » prolongés et
répétés des créatures qui volent (surtout de celles-là), atteintes du
mal insupportable dont les êtres savent se soulager entre eux
délicieusement. Mais moi, galet, que pouvais-je ? On ne faisait plus
de chagrin à mon cœur. On ne faisait plus de joie à mon cœur. Le
plaisir ne me renseignait plus. La préférence et le charme et
l'abandon à la réjouissance ne me renseignaient plus. Oh  !
commencement du mauvais âge  ! Inutilement, je cherchais force
dans les paroles de ma bouche où n'en venait plus aucune.
Comment, comment en étais-je arrivé là  ? Les affaires des deux
mondes ne m'apparaissaient plus. Toute vie était comme si elle
n'était plus, comme si elle gisait, roue brisée au fond d'une barque.
Je devais, à cause de cette si occupante sch…, prendre la
grande forme pauvre, qui ne me convenait pas, qui ne convient pas
à l'homme, qui rejette et exclut tout mode de plaisance et d'heureuse
circulation. La plaque, poussant fort, qui se plaquait sur moi m'y
obligeait. Je me desséchais, je me flétrissais entre les terres friables.
Le pays, tout étendu qu'il est, était devenu étroit comme une tombe.
Aucun message ne m'atteignait plus. Jour après jour, j'étais la forme
dure, la forme dure avant tout, et ne pouvais soupirer ou m'accroupir
et attendre comme un enfant poursuivi qui se cache dans un
buisson. Mais le grand galet était fort. À lui seul, il avait la force de
cent. Il avait une force qui ne se peut calculer.
Cependant, je pensais : « Sûrement ceci est le goût avant le goût
de la mort. Cette fois, certes, je ne partage plus le pain des
dieux… »
Les peuples de la poussière m'entouraient sans prêter attention,
poussières eux-mêmes, poussières.
Je me disais : « Si tu dois faire quelque chose, ne tarde pas un
instant. C'est toi tout de suite que cela concerne.  » Je me disais
encore  : «  C'est l'injustice qui m'abat. C'est l'injustice seule, c'est
l'injustice de la grande faiblesse, qui m'a été donnée en partage, et
m'oblige maintenant à prendre cette forme inhumaine et dure qui
arrête les fonctions de la vie. Les autres comme moi n'y sont pas
contraints. »
J'appelais aussi : « Oh ! toi, qui m'es tellement et pour qui je ne
suis presque plus rien peut-être, mirage toujours au milieu de mon
horizon, visage si beau toujours à distance, combien mon être est
dans la misère quand je songe à notre amour. Oh  ! non-
accomplissement. Je ne sais plus chercher mon bien. Je ne sais
plus fuir mon mal. Les terres labourées sont derrière moi. Oh  !
comme la pensée de cela est difficile à porter. »
et continuait le voyage et m'enfonçais moi dans le pays inamical.
Les jours n'étaient plus sous mes pieds, les jours ne passaient plus
dans mon cœur. J'attendais vainement dans mon corps les
redevances des organes du souffle et de la distribution des aliments.
Je ne connaissais plus les paroles qui soulèvent et réjouissent la
poitrine. Je ne savais plus le chant d'appel des tourterelles de
printemps. «  Maître des demeures, où m'as-tu logé aujourd'hui?  »
Ce que je déteste habite en moi par pouvoir de destruction.
Je me disais aussi : « Tu vis cependant. D'autres en ce moment
sont morts. Et toi, tu vis. Tu n'es pas misérable. Tu es venu de loin
sans raison et l'on ne t'a pas jeté des pierres et tu n'as pas été
enfermé, mais on a reçu tes lettres et tes pièces d'argent, et l'on t'a
laissé passer.  » Mais le mal répondait, il répondait comme le mal,
d'une voix tonitruante qui n'écoute rien.
Le souffle, où était le souffle ?
Mon œuf seulement écoutait le monde. Seulement mon œuf
absorbait encore le monde…
III. VACANCES

J'étais en haute montagne. Un nuagea s'arrêta au-dessus de


moi, qui marchais lentement. Je m'arrêtai aussi. Nous nous
arrêtâmes. Les arbres étaient arbustes sans plus. Les herbes d'été,
très siliceuses, fortes et dures, sans peine soutenaient le papier que
j'avais tiré de ma poche. Il semblait que le nuage était posé sur un
espace au-dessus de moi comme le papier sur les tiges inflexibles.
Cependant que, tête en arrière, je le considérais, il rappela en
mon fond quelque chose, l'objet que j'avais le plus vu, ou c'était lui
qui me voyait, car il était – lorsqu'il apparaissait – toujours à la
verticale, immense, circulaire, et, en mon enfance venait chaque
nuit, semblant profiter que j'étais jeune, inexpérimenté, sans
personne pour m'appuyer.
Car, malgré toute sa puissance, sa façon de faire fi de tout, il ne
pouvait paraître que de nuit, lorsque, les distractions de la journée
passée, je coulais à fond. Alors il venait, droit sur moi.
Je ne bougeais plus. Lui non plus ne bougeait plus. Tout à coup
(est-ce qu'il laissait tomber ou se préparait à laisser tomber quelque
chose  ?) je savais que si je ne me réveillais à l'instant même, je
n'existais plus, il me détruisait complètement.
Sans doute, j'arrivais à me réveiller et très vite, ma vie en
dépendant, malgré la fascination, malgré la torpeur… mais j'aurais
pu une fois n'être pas assez vite.
Et puis petit à petit, avec l'âge, devenant habile, fuyant les
émotions (les émotions tôt ou tard conduisant au face à face), mes
nuits se sont faites désertes.
Cependant, sans avoir songé à tout cela, j'étais ici sous le nuage,
j'étais en grande sueur et comme dans l'attente d'un immense drame
à venir, un drame que je connaissais, que je reconnaissais… lorsque
les vents contradictoires qui le retenaient sur place, ayant changé
légèrement, emportèrent, et bougrement vite, le nuage qui m'avait
tenu fasciné et suant comme sous un fardeau considérable.

Devant ma chambre en ce village de montagne passent souvent


des vaches. À côté est une chambre, occupée par des voix. Des
voix pleines d'assurance. Des voix qui ont passé par le
Conservatoire. Sur un vieux répertoire, elles se sont usées. Elles
aiment encore à y faire de la gymnastique. Dehors, il pleut. Sans
arrêt. Sans arrêt, les chanteurs puisent dans le puits de l'Opéra et de
la chanson, à grands seaux des airs du récent autrefois qu'ils croient
réjouissants. Parfois une femme se lève et sort. Une voix
toulousaine alors fait défaut. Bientôt c'est le retour, et des duos
tantôt avec ténor, tantôt avec baryton reprennent avec vigueur.
La montagne en face d'eux et de moi en a fait et en a subi du
gigantesque. Autrefois elle renversait ses terrains comme rien.
Maintenant elle laisse faire, calme, incapable d'une secousse à
renverser un bébé. Les estivants en profitent.
En despotes, les grossiers d'à côté continuent de faire
l'occupation de l'espace aux sons, malaxant leur nougat
d'Occidentaux. Quelquefois ils s'arrêtent un peu, attendant un nouvel
afflux de souvenirs vocaux.
On entend alors, venant d'un tout petit bassin naturel aux rares,
mourantes vagues, alimenté par un torrent grand comme un orvet,
un «  chut  » d'une extrême retenue, suivi d'un souffle plus discret
encore, plus effacé, modulé diversement, selon la grosseur du
caillou rencontré, selon l'ampleur du creux formé par les racines d'un
saule ou d'un vieil osier. Il y a un instant d'arrêt, et le souffle infime
s'éteint, pendant que l'eau revenue couvre le vide avec le son tamisé
d'une indicible satisfaction. Pas un homme, pas un être n'aurait
pareille délicatesse pour inviter à se taire, et à retrouver dans les
délices la merveilleuse musique de base. Mais vain est le signe,
complètement vain. À jamais le Conservatoire a bouché les oreilles.

J'étais en Auvergne. Rien ne m'y émouvait. Étais-je mort  ? Une


obligation complexe m'y retenait, dans la pluie, dans le froid, au
milieu d'un afflux triste de vacanciers à la petite bourse. Mais
l'obligation me retenait, comme, sur le chemin de l'Afrique
ensoleillée, un oiseau migrateur, arrêté dans un filet, attend, humide
de rosée.
L'Auvergne ondule faiblement. Je ne savais sur quoi poser les
regards. Rien ne m'était frère. Moi, devant ça, je me rendis escarpé.
Je me durcissais, je me durcissais. Le quatrième jour, j'étais devenu
très dur.
C'est alors qu'un rocher qui occupait à ma fenêtre une part
considérable du champ de ma vision, un rocher à pas trop grande
distance, nu, dégagé des éternels sapins d'Auvergne qui veulent se
fourrer partout et monotoniser le pays (comment ne l'avais-je pas
détaché plus tôt du reste auvergnat?), c'est alors que ce rocher nu et
à pic, je me mis à me ruer dessus, et par moments à me meuler
dessus, non seulement ma tête dure de mécontent, mais tout mon
être durci par miracle, ou plutôt par la hargne, et merveilleusement
devenu immense. Enfin, je revivais !
Sans cesse, jusqu'au soir, je me rejetais contre lui. Aussitôt la
nuit passée, rouvrant la fenêtre devant laquelle tombait la pluie, je
lançais à nouveau sur lui mes regards et mon être galvanisé. Notre
affaire reprenait.
Certes, je ne dis pas que j'avais trouvé un compagnon. Je ne dis
pas cela. Il était propre à mon action, c'est tout. Avec des airs de
vouloir méditer, il faut que j'agisse, moi. Après, je peux méditer
pleinement.

… et toujours je revenais dans cette Neuhaus stras se, où dans


une vitrine de pharmacien des êtres qu'on voyait mal, qu'on eût pu
prendre pour des serpents, s'ils n'avaient été si plats et rubanés,
vivaient d'une vie à part et tout à fait étrange dans le soir éclairé de
cette ville trop gaie, où des hommes habillés drôlement se
rassemblaient sur des bancs, par grandes tablées, dans des cafés
comme Versailles, pour boire de la bière.
Mais indifférentes aux hommes qui passaient, aux nocturnes
plaisirs en commun qui à cette heure se préparaient, ces sangsues –
car c'en était… echte ungarische Blutegel – séparées par le verre du
bocal de l'agitation citadine, et plus encore séparées par leur
organisme fou de sang, de toutes autres réjouissances, restaient  »
fixées aux parois transparentes.
Les unes dansaient mollement, les autres, la plupart, sans
bouger, serrées comme lézards, se livraient au repos et à la
méditation, ou rêvaient d'un corps blanc, grand comme un étang,
mais rouge dès qu'on en a percé la peau, si rouge, si délicieux, si
fortifiant.
Est-ce qu'aucune ne suce jamais le sang d'une autre, match à
qui sucera le plus vite, à qui sucera à fond, à qui sucera jusqu'à
l'étourdissement, à qui sucera à mort ? Je ne sais. Je ne sais jamais
rien de ce que je voudrais savoir.
Tranquille était leur danse souple, façon feuille flottante de
sagittaire, sauf en trois ou quatre, jamais plus, qui folles de vitesse
soulevant la tête à la manière d'un serpent naja, puis l'abaissant, la
relevant encore, vite, vite, merveilleusement vite, paraissaient, dans
une perpétuelle, mystérieuse prosternation, adresser humbles et
vaines prières à leur dieu indifférent qui les oubliait dans la vitrine de
cette strasse aseptique.
Élan extraordinaire, rapidité extraordinaire, dévotions
extraordinaires. Petit était le bocal, mais grave comme une
Collégiale.
Parfois une du groupe des tranquilles, tout à coup, lâchant la
paroi de verre, décollait prestement, filait en souplesse comme une
anguille n'a jamais filé, ni surtout pas un phoque, ni une loutre n'a
ondulé, montrant en éclairs les rayures jaunes et vertes de son dos
nerveux de panthère admirablement lisse (l'autre face est de couleur
unie) et glissait, ruban dangereux et passionné dans le lac du petit
bocal mal éclairé. Une vague envie me venait… vague, profonde,
gênante. Mais je ne m'étais pas rendu si loin, à des centaines de
lieues de chez moi, pour rester le nez à la vitre d'une boutique de
pharmacien. Je m'en détachais donc, me hâtant dans la direction du
centre de la ville, et de l'animation citadine. Mais bientôt, plus gêné
encore là-bas – ne goûtant pas leurs distractions – qu'est-ce que je
faisais là ? – le temps de me faire la leçon et j'étais reparti, marchant
à grandes enjambées vers le bocal de mystère de la
Neuhausstrasse, qui luisait derrière'' la vitrine aux médicaments,
savamment éclairée, mais pas autant que je l'aurais voulu, ni qu'il
l'aurait fallu, et je me collais le visage à la vitre froide de l'autre côté
de laquelle le désir et l'attention me portaient tumultueusement.
Quelle femme à portée de main, ou seulement à portée de
regard ondulera jamais, en quelque lieu que ce soit, si nerveuse, si
merveilleuse, si totalement incompréhensible ?

Toujours hésitant, avant d'aller aux Indes pour la deuxième fois,


je m'entretiens constamment avec moi – même, me poussant tantôt
à y aller, tantôt à n'y aller pas, et m'en faisant un monde, pays
somme toute nouveau, où le fils maintenant ne reconnaît pas
toujours le père.
En attendant, je vis un jour avec le « oui », le lendemain avec le
«  non  » – avec l'argent du voyage, pas encore – et j'y envoie des
gens.
Tous ceux que je vois flâner, je les envoie là-bas, je les y pousse.
Je les assoiffé de l'Inde et ils ne savent plus comment vivre, s'ils n'y
volent au plus vite.
S'il n'en est pas parti un plus grand nombre, c'est que le
formidable aimant de l'Hindoustan n'agit pas également sur tous.
Tous néanmoins seront poussés et je les rendrai, comme moi,
envoûtés et avides de l'Inde que je ne verrai peut-être jamais plus.
Il est vrai aussi que j'ai peur, ou aversion, ou malaise, car il y a
partout – et je ne dois pas l'oublier – en quelque pays où l'on pénètre
une sorte de tension superficielle qu'il faut forcer. Désagréable  !
désagréable ! Vous avancez et la résistance est là, contre vous, ne
cédant pas, comme le public d'un bar, où vient d'entrer un buveur
d'eau ou un pasteur.
J'ai pourtant tellement besoin de voyager. Ah, si je pouvais vivre
en télésiège, toujours avançant, toujours en de nouveaux pays,
progressant sur des espaces de grand silcncc…
Du temps a passé. Des années. Vais-je encore voyager ? Est-ce
voyager ce que je fais  ? Qu'est-ce alors que tous mes
déplacements ? Rien, rien qui m'intéresse.
Je promène le vieux.
Moi, je n'aime que la mer. À lui elle lui fait tourner la tête. Alors, la
haute montagne ? Sa tension l'interdit. Le Nord, avec la tempête ? Il
n'y peut plus respirer. Qu'est-ce qu'il me laisse enfin  ? Les
tropiques ? Son cœur défaille. Que faire ? Je n'ai plus pour avancer
que son corps de vieux, de vieux précautionneux, de vieux capon,
de vieux lâche, de vieux combinard, de vieux qui n'a aucun de mes
goûts, de vieux qui veut seulement sauver la face et qui
m'empêchera bientôt tout à fait de voyager. Personne ne le regarde,
et il ne me laisse regarder personne. Peur des conséquences, de ce
qui pourrait affaiblir son corps, son maudit corps qui flanche, auquel
il tient tellement, notre corps unique pour tous deux.
Est-ce encore la peine de chercher, de vivre, de rien
entreprendre ? Je me le demande. Vraiment je me le demande.
Devant leurs tableaux d'abord je rêvais. D'obsession étant une
manière de rêve, de rêve pénible ou charmeur, qui n'en finit pas de
revenir, traversant indéfiniment le réel, dont il défait l'importance, il
ne m'a pas semblé scandaleux (au lieu de courir après des
renseignements à coup sûr insuffisants) d'aller sans autre
intermédiaire à ce lieu de rêve, me laissant gagner par le tableau lui-
même, par son je ne sais quoi (sa charge, son atmosphère, son
accablement) autant que son contenu d'images. j'allais jusqu'à la
gêne (celle-ci était mon guide). Et au-delà. Par certains, à la longue,
je me sentais marqué. Je n'en pouvais plus. Je prenais alors parti
contre. Voilà ce qu'en ces descriptions l'on peut sans doute
retrouver, et non certes un rigoureux, raisonné déchiffrage, dont je
n'aurais pu d'ailleurs réunir les éléments.
Pour le dernier tableau seulement, une observation m'étant par
hasard tombée sous les yeux, selon laquelle le malade allait sortir le
lendemain, j'utilisai cette indication, l'interprétant d'une façon peut-
être pas exagérée.

IV. LEURS SECRETS EN SPECTACLE


(PEINTURES D'ALIÉNÉS)

Une chienne met au monde un enfant fâché que deux sages-


femmes, vivement appelées, lui tirent de dessous la queue. Le
nouveau-né, tout de suite tête haute, nul doute que bientôt il va se
mettre à parler, à ordonner, homme à qui il faudra remettre les clefs
de la maison, les clefs du monde, les clefs de la vie.
Cependant un grand parasol ensanglanté s'ouvre dans le ciel et
laisse tomber des gouttes, qu'avec des mines d'anges quelques
dévots vont recueillir dans des calices. Mais l'ange en eux est
complètement faux, faux et bêta, ange au menthol.
Sept oiseaux tiennent l'air, volant pattes raides et tête en bas,
extraordinairement en bas. – Vanité pas oubliée, vanité célébrée
malgré tout, malgré les autres, dans les oripeaux. – En haut une
petite étoile à cinq branches, petitement glorifie. Mais que la tête
paraît basse !
Temps bien révolu, celui du redressement, temps définitivement
révolu.
La tête des « sauvages » s'élève sur l'horizon.

La fille qui a perdu sa virginité et sur qui brame un cerf est, sans
résistance, emportée avec sa couche par un caïman énorme qui
bientôt plonge et s'enfonce dans les eaux.
Des fleurs tombent, des fruits sont arrachés, des racines
remontent à la surface. Ainsi à sa façon se remémore le viol, le viol à
jamais insupporté.
Dans la pauvreté des hardes, dans l'indigence du lit, dans le
mourant coloris des fleurs, dans la petitesse des mains, dans les
torsions grimaçantes de la robe emportée, dans le grouillement
derrière elle des tourbillons excessifs, la malignité des forces
adverses parle.
Penchées dessus, faussement débonnaires, des figures
étrangères  : têtes aux colliers de limaces et d'escargots, fronts
d'êtres distants, masques sociaux pour qui rien n'est changé en ce
fatal aujourd'hui, têtes dures de personnes dans leur «  moi  »
enfoncées comme des pieux.
Lutte finie. Le crocodile s'enfonce sous les eaux.

Il naît une fraise, non, un œil, non, une verge de chat. Des éclairs
l'accompagnent et de formidables couteaux, qui ont «  vu rouge  ».
On remarque la présence d'une aile volante, une aile qui promettait
d'aller loin. Ce qu'elles font toujours croire.
Un cheval joue aux cartes avec une veuve, et ses sabots le
gênent dès lors qu'il veut s'asseoir comme tout le monde. Plus il veut
être comme les autres, plus il se montre énorme, énorme et tout ce
qui s'ensuit, objet de scandale qu'on ne pourra pas ne pas
remarquer, impossible à dissimuler… irréductible.
Quand l'aile s'affaiblit, l'étalon grossit.

Munie de la bille qui ne change pas, la tête à l'œil unique, la tête


faible mais têtue, la tête qui ne se laissera pas conduire, la tête qui
ne se laissera pas séduire, la tête partout répétée, la tête-base, la
tête-abdomen, la tête qu'on ne vaincra pas, qu'on ne fera pas
changer, la tête-colonne, la tête-monument complet, la tête qui tient
les clefs, la tête des plexus est aussi celle qui, coupée de tout, à une
hauteur insolite attend.
Éternelle quasi. Lui cependant subit en bas les accidents d'étape.
Elle n'en a cure.
Posée sur un rameau petit, insuffisant, mais qu'elle a voulu qui lui
suffise, elle considère l'horizon, plutôt que le sol, si fâcheusement
quitté pour des hauteurs pas bien grandes, pour des hauteurs sans
avenir, sans arc-en-ciel, et sans pouvoir les quitter.
Elle est là. Arrivée  ! Après pâmoison, l'ascenseur monte. Des
rats courent au sol.

Main de béton, main du savoir, main pour tenir les attributs, main
pour affermir, main pour l'étau, pour le définitif, pour ne plus jamais
lâcher, pour n'être plus jamais perdu, pour n'être plus jamais gisant,
pour désespoir jamais plus.
Pince du non-abandon.
Opposée au front déprimé, presque nul sous le bord touffu des
cheveux, la main occupée à tenir proclame la possession.
Possession de quoi ?
Un éventail s'ouvre en la tête faible, qui se voit forte, un éventail
qui dit bien son paon.
Mais la main tient. Trop. Beaucoup, beaucoup trop. Un jour peut-
être elle éclatera. Les signes déjà en sont visibles. Mais elle tient
encore bon, ferme, refermée.

Le gros Serpent, qui tient embrassée, comme sa chose, l'épaisse


jouisseuse Mère-Terre, ne la lâchera pas. Infecte l'odeur qui en sort.
On peut en être sûr. Et lui, tout ce qu'il lui fait ! Et elle ce qu'elle se
laisse faire ! (Ainsi l'inavouable tout de même avoué.)
L'énorme tête à la langue bifide du serpentin démon libidineux
surveille la Terre afin qu'elle se trouve toujours loin du cône de
lumière. Ce n'est pas que tellement loin passent les rayons
admirables, clairs et régénérateurs, mais, de toute évidence, elle
n'ira pas jusque-là, occupée, embrassée, alourdie irrémédiablement.
Des filets l'entourent, comme si elle n'était pas encore assez tenue.
Un guéridon est veillé par deux cygnes. Chaque cygne est veillé
par deux ocelots. Chaque ocelot est veillé par deux serpents. Les
serpents sont veillés par seize triangles, et se trouvent les triangles
sous l'observation d'yeux sans nombre, braqués et scrutateurs.
Rien ne doit échapper à la multiple police. Rien ne peut se
soustraire à l'omniprésente Ordonnance.
On sent qu'il y a danger qu'il ne soit assez veillé, qu'il y ait
manque de vigilance, car un instant d'inattention suffirait, un instant
qui serait le même chez tous, pour causer dans les secondes
suivantes la désagrégation, la désintégration, la condamnation.
Que de déboîtements possibles dans les «  correspondances  »
de la création, le monde entier pouvant être puni par la faute de
quelques inconscients, monde qui, en fait, pèse sur les épaules d'un
seul qui ne peut plus prendre de repos, qui ne peut plus rien prendre
de la vie, qui ne peut plus être que présent, présent, l'unique qui
empêche la brèche !

Visages, visages enfoncés, engoncés les uns dans les autres.


L'aggloméré de visages, surmonté d'un oiseau médiocre, est
sottement couronné comme une ridicule crétine, un soir de fête et de
bière. Amas de visages, visages dans le vague comme fœtus dans
l'amnios. Mangé par un visage est un autre visage. Irrésistiblement
l'un à l'autre s'agrège qui le subit recueilli, y tombe, y périt
doucement. Visages absorbants à la longue langue d'herbivores,
liquoreux, gênants, mois aux baveux désirs, qui sans se presser
s'entremangent.
De nouvelles faces, venues en amies, succombent à leur tour.
Une figure-mère agglutine tout un rang de petites figures tendres,
qu'elle s'emploie à rendre plus tendres, plus tendres encore
(l'humain et la pâte, si pareils, si remarquablement pareils) et la
visagophagie s'étale et augmente dans la petite butte aux visages
rêveurs qui s'engluent et se mangent d'amour, qui ne peuvent s'en
empêcher, nostalgiquement emportés dans une irréversible dérive.

 quelque distance du plus haut sommet d'un certain Mont, qui


serait bien le mont Ararat, ils ont abouti.
Qui  ? Ceux qui restent. Il n'en reste guère. (Tous les autres  :
condamnés.) Ils sont là avec leurs démons et leurs machines qu'ils
n'ont pas voulu abandonner et qui gisent brisées, ouvertes. Pas
d'animaux.
Bruit répandu qu'il faut rembarquer. Certains, pensant qu'il faut
débarquer, remontent les escaliers intérieurs de l'arche. Dehors,
dedans, des barrages. Les papiers demandés, les hommes
interpellés. Ceux qu'on va prendre, ceux qu'on ne comprend pas,
ceux qu'on ne va pas reprendre, les refusés de la dernière heure.
Mouvement intense, inutile, éparpillé, contradictoire, qui ne
cessera plus… cependant que sans profit les rayons d'un astre
semblable à un soleil passent « au large ».

La bête venue du matelas, son appétit est grand. Ses dents


largement découvertes signifient à tous que le loup ne se nourrit pas
de rêves. Un espace laiteux dit le trouble et l'enfantement, les
turgescences et le foisonnement et l'accroissement des jouissances.
Eh bien que va-t-il arriver à présent ?
Arriver ! Seulement dans l'immobile quelque chose peut arriver à
celui-ci, à jamais sur place, fasciné par son avidité même.
Fixes, troubles, les grands yeux téteurs du spectacle du monde
contemplent et font avec tout, avec n'importe quoi, font du lait. Ils
vont éclater de lait. Les grands yeux peseurs, le liquide dans l'un
déjà monte et s'écoule et se répand au-dehors sur les images qu'il
ne voit plus. Mais du lait, vraiment  ? Ce n'est pas ce qu'à tout le
monde on fera prendre pour du lait.

Une pouliche blanche est étendue, pattes repliées. Cette tête de


pouliche, on l'a sûrement déjà vue quelque part sur le cou d'une
jeune fille, et pourtant la voici dans une prairie, au cou de la bête
couchée, et elle songe, sur la terre humide et fleurie elle songe,
satisfaite d'elle, à un autre univers.
Derrière, un épais nuage gris, presque consistant, et qui
ressemble notablement à la pouliche blanche, laquelle ressemble
tellement à une fille rêveuse, une fille jamais encore « touchée » et
qui se questionne sur son charme qui n'a pas de fin.
Au-delà vient une sorte d'étrange espace évasé, une baie, où
cherchent à entrer le nuage à l'étrange matière, la pouliche à
l'étrange abord, et la fille en elle-même et partout répétée.
Et quelle robe immaculée elle possède  ! Comme elle doit être
douce, incroyablement douce, par-dessus toutes les autres,
merveille unique, inaccessible sur laquelle « ils » devront fatalement
se retourner, médusés, vaincus, au comble de l'adoration !

Halés, ses bras, mais rouges, d'un rouge ardent, ses mamelles
gonflées, lourdes, fascinantes, rouges comme un retour de flamme.
La femme maléfique, au visage sombre, tient, plus largement
ouvert qu'un loup, un masque autour des yeux (des yeux sans
naïveté, des yeux de biais et de turpitude et de basse domination) et
présentement déjà emporte dans sa traînante jupe, faussement
impériale, la trame qui retient des hommes, de tout petits hommes.
Pour orgasme et tyrannie.
Des couleurs heurtées, vulgaires comme la colique, disent à leur
façon ce à quoi avec les hommes elle se plairait. On ne voit pas les
instruments de torture, mais on les voit mués en couleurs aux raies
flagellantes.
Qui, sauf le plus aboli des hommes, accepterait leur invite sans
avoir décidément mis pavillon bas ?

Le quadrupède lent qui vient rendre visite en ces lieux, entouré


de tourbillons lourds, montre, en soulevant d'épais rideaux, montre
par-dessus sa gueule triste deux yeux considérables, pas tout à fait
morts, des pleurs en réserve dans la fistule lacrymale, en somme les
gros yeux du quinquagénaire alcoolique.
Il n'est pas décidé, le rhumatisant lubrique, il n'est pas très
réveillé, mais on peut tout attendre de lui. Dans la gêne.
Passant sous des tentures affreuses et cossues, sa présence
opprimante, avec insistance infligée, présence d'ignominie fidèle, de
latence animale, d'attente de crise, sans cesse pèse comme un
pouvoir enfermé dans de la cire.
Jusqu'à quand enfermé ?

Sous la grande tête qui en grandiose s'illusionne, un corps mou,


maigre, d'où pendent, chétives, deux menottes du «  ne rien savoir
faire  » et de la vie à vau-l'eau. Mais le visage compte, important,
grave, anxieux, visage de qui n'a pas encore démêlé les intentions
du dieu qui si souvent lui parle et si énigmatiquement.
Sur un horizon spongieux monte un ciel considérable, en deux
moitiés, l'une éthérée, l'autre bourrée de milliers et de milliers de
graines, sèches, crevées qui ne germeront pas.
Comment sous cette masse reprendre espoir ?
N'importe, vie inutile, vie gâchée, vie de rejetée, de tenue à
l'écart, d'enfermée, de condamnée, mais tout de même vie comme
un ostensoir.

La zone, où est venu s'arrêter ce trois-mâts encalminé,


merveilleusement blanc, si blanc que c'est fou d'être aussi blanc, est
immense et déserte.
N'importe le vent ou l'absence de vent ou la menace de vent, le
trois-mâts qui ne veut pas changer ne dégrée pas. Grêle, faible,
mais qui ne se rend pas, surtout à l'évidence, surtout pas à
l'évidence des variations, le voici qui, à force de ne pas se rendre, a
abouti dans un espace où plus rien ne bouge, où c'est depuis
longtemps la mort de toute brise, de tout « à venir ». Et pas de retour
en arrière possible.
N'y a-t-il donc plus rien d'autre, ni personne nulle part  ? Si. Au
loin quelques plis soulevés de la multiforme étoffe des cinq mondes
montrent, serrées, en rang, à l'affût, les faccs équivoques des
« autres ».
Menaçantes  ? Envieuses  ? Plutôt hors de portée, toutes
précautions prises.
Dans le calme absolu, où pas une risée, jamais, ne passe, le
trois-mâts vierge, qui ne cargue pas ses voiles immaculées,
demeure préservé des souillures sous un irréprochable ciel de glace.

L'ange mauvais, l'ange de vice et de mort, l'ange aux rayons roux


tient sous lui le dormeur qui se réveille, le dormeur affolé, qui se fait
petit, qui se rétrécit, qui n'est déjà plus grand-chose sous son action,
sous son envahissement, sous son surplomb hallucinant, que guide
un œil embrasé, un œil terrifiant, un œil d'énorme hyène.
Il va succomber. Une fois de plus. Une fois de plus, arraché à lui-
même dans les tremblements irrépressibles, il va succomber à la
fatalité revenue, qu'il reconnaît et qui le vide, hébété, sans lutte
possible. Plus loin tout reprend contre lui, martyr d'une agonie et de
décharges épuisantes qui ne servent à rien. Un dogue s'agenouille
devant une stèle. Ah ! C'est alors que la harpe fleurit, et que l'évêque
subit une mutilation. Tiens  ! Mais personne dans l'assistance n'est
surpris. Personne ne trouve là quoi que ce soit de bizarre, d'à part et
hors du naturel et de ce qui en effet doit arriver, lui arriver, répondant
à un problème, son problème de pauvre diable qui n'en sort pas, son
idée, et lui dedans comme une mouche dans une cloche à fromage.

Le démon de la conscience brune apparaît, sous un ciel méchant


bleu sombre, invectivé de rouge, le démon à l'œil parlant, l'œil
hurlant, l'œil dément. Ses grands dessous en évidence pour montrer
ses attributs, les quarante-deux cartes du jeu du destin, qu'il faut,
qu'il va falloir deviner, plaques des mystères qui affolent celui qui ne
peut, quoi qu'il fasse, rien saisir. Par-dessus, un ciel bleu mauvais,
sans miséricorde, dont il n'y a rien à espérer, qui a jugé déjà, ciel qui
n'écoutera plus rien, écrasant-dôme sur lui comme un bruit infini de
dures petites cymbales retentissantes, assourdissantes, le réduisant
au silence.
De leurs yeux inexpressifs et durs, de leurs yeux de pierre qui
sont des trous, deux trous de guet, présences hautes, surveillent la
grande cour (et la campagne au-delà).
Ailleurs la surface marécageuse luit.
Devant (il est donc encore en lui quelques parties pas mortes,
encore légèrement « florissantes », – ou tentées de fleurir), quelque
quatre ou cinq maigres fleurs, incertaines, inassurées, se dressent,
pauvres, gênées, empruntées… Pauvres fleurs.

Aplatis, plaqués sur place, on voit, immobiles mais rapi –


dissimes, statiques mais à toutes jambes, non animés mais dans
l'attitude de la plus folle course, clichés, mais lancés à fond,
extrêmes, extrêmes comme une faim de loup est extrême, on voit
des loups, une bande de loups. Loup : il n'est plus chien, ne va plus
l'être. Tout à l'heure… il échappera. (Il va quitter l'asile tout à l'heure,
vraiment, réellement.) Et déjà en une échappée lui apparaît la
délivrance, la fuite loin de ces lieux (c'est le lâcher des loups). Il a
peine à y croire, il a peine à le ressentir. Il se sent encore collé sur
place. Mais en esprit il les voit qui filent. Seule la vie leur manque
encore.
V. INIJI

Ne peut plus, Iniji


Sphinx, sphères, faux signes, obstacles sur la route d'Iniji
Rives reculent
Socles s'enfoncent
Monde. Plus de monde seulement l'amalgame
Les pierres ne savent plus être pierres
Parmi tous les lits sur terre où est le lit d'Iniji ?
Petite fille
petite pelle
Iniji ne sait plus faire bras
Un corps a trop le souvenir d'un autre corps un corps n'a plus
d'imagination n'a plus de patience avec aucun corps
Fluides, fluides tout ce qui passe passe sans s'arrêter passe
Ariane plus mince que son fil ne peut plus se retrouver
Vent
vent souffle sur Araho vent
Anania Iniji
Annan Animha Iniji
Ornanian Iniji
et Iniji n'est plus animée
Mi-corps sort mi-corps mort
Annaneja Iniji
Anna jeta Iniji
Annamajeta Iniji
La cruche ne verse pas le savoir
Le feu ne répand pas le lait
La clef,
où est la clef ?
Les insectes se la passent
Les balais la balaient
Toi, tu ; mais moi n'a
Eve est moi orpheline de l'idée, sortie, portes fermées
N'accroche plus, Iniji
Iniji parle en paroles, qui ne sont pas ses paroles
Djinns
Djinns Djinns
Djins dinn dinn qui inaniment Iniji sans retour sur les rails d'Iritillilli
Que de frelons dans l'été de sa tête
N'y demeure plus, Iniji
Si tu vas Nje
Nja va da
Si tu ne njas njara ra pas
Remorques
qui la remorquent qu'elle remorque
Où retourner ?
Le cœur de la chambre est parti
Reprise toujours remise
Oh Dormir, dormir dans une amphore
Paralysie sur l'eau paralysie sur les champs
Ici on reçoit le plein de la laideur on subit l'assaut des aiguilles
volantes
L'envers du parfum, ils ne savent pas, eux
La foudre n'est pas faite pour les têtes d'enfant mais elle est là
jouant, pour elle, pour rien, pour faire tonnerre.
Les montagnes de Niniji sont condamnées Creux, décroissances,
puits
A l'unisson le monde, les maux
La porte des voyages s'est refermée
Iniji est dans le tombeau
Mêlés à la mauvaiseté des fonds les caractères opposés ont
demeure en elle, le torturant du feu avec le monotone de l'eau avec
l'inconsistant, l'insaisissable de l'air.
Cependant
sans vie le corps comme la rotation d'une meule
Là où il n'y a plus de clairière plus de sources, plus d'offrandes
broderies sans fin de la toile de l'araignée invisible ils font des arbres
avec mes pensées mais moi je ne puis plus rien en faire
Les grands dégoûts seulement
la continuelle continuation seulement
Les gammes ont avalé la mélodie
sous le plafond, le toit sous la planche, le lit dans l'étoupe les
cloches
Une salamandre a mangé mon feu…
Ce cœur ne s'entend plus avec les cœurs ce cœur ne reconnaît
plus personne dans la foule des cœurs Des cœurs sont pleins de
cris, de bruits, de drapeaux
ce cœur n'est pas à l'aise avec ces cœurs ce cœur se cache loin
de ces cœurs ce cœur ne se plaît pas avec ces cœurs.
Oh rideaux, rideaux et personne n'aperçoit plus Iniji
stella, stella constellée
tu ne te lèves plus pour moi, Aurora
Si lourds
si lourds
si mornes leurs monuments si empires, si quadrilatères, si
écraseurs barbares, si vociférants, et nous si nénuphar si épis dans
le vent si loin du cortège si mal dans la cérémonie si peu de notre
âge et tellement toujours à la promenade si farine
si blutée et toujours dans le blutoir
des ailes de chauve-souris sans cesse nous battant au visage
Les fourches ont prévalu
et tout s'en est allé
les liens liant les lieux Lorenzo
Le cygne levé sur l'eau n'a pas dit « ma fille »
Par la faute des glaces à cause du départ des esprits tout est
arrivé
Qui maintenant abordera l'île ?
Les formes s'en vont en flocons plongent, s'étendent, se
déforment lunes sur les bords d'un nuage noir.
on retire ses gants pleins de sang on retire sa chemise pleine de
sang
ah lasciate lasciate
Silence silence Laissez-moi nager dans les murs
J'entends des bruissements qui m'appellent C'est lui. C'est donc
l'heure.
Enfin !
Des miroirs nous reçoivent des miroirs nous échangent la perdue
de ce monde, le mort de l'autre monde
Laissez-nous.
Roraha Roha Rohara Roran
Hohar hoan
Puis tout redevenu si dur si repoussant
vieille main noueuse sur un visage aux tempes veinées
Autrefois,
autrefois
le fleuve de joie n'avait pas son lit desséché
Iniji n'habitait pas alors derrière les portes de plomb Ce n'était
pas arrivé.
Vie, extrémité d'une branche…
Ah le terrible, le tremblant qui dissipe tout l'univers, si aisément
Ces grimaçants autour de moi sans jamais disparaître que
veulent-ils ?
Rôles constamment redistribués perdrix, feuilles, folles
Buée
plus rien que buée buée peut-elle redevenir migration ?
Le fil passe
repasse le fil sans fin qui me noue cocon qui lutte pour
m'entourer
Oh ! jugement condamnation subie semblable à une syncope
vagues coupantes doigts crochus tout est maux pour l'orpheline
Iniji hôte éphémère des fosses, des parents, des pinces et des
mots
Voici la route lointaine qui ne ramène plus.
Le sein dort qui a donné le lait.
Le galbe l'a quitté… et l'opale.
Il n'est resté que l'ombre et le soupir des lèvres
Viens, viens, vent d'Aouraou viens, toi !
VI. CAHIERS D'ORGA, SIGNÉS ORGA

Cette après-midi était escavanenache, mais elle n'était pas


encore maunenonenache.
En m'éveillant, l'après-midi se trouva là. Elles aussi étaient là, les
voix inexpugnables, qui veulent fausser, détrôner la Vérité  : la
défigurer veuve, vide, viffigie.

Excovent, disloquent. Je crac cric. David, c'est toi, David ?


La nuit n'arrivait pas à passer : sous l'influence des Loches (dès


l'instant où ils l'avaient pénétrée), elle était perdue, à leur merci.
Sans se presser, tout à leur aise, ils y déposaient des détritus, des
ordures, des enchevêtrements. Quel avenir se préparait là  ! Il
m'aurait fallu des haies. Je réclame des haies pour ma nuit. Une fois
de plus je réclame. Je réclame absolument. Sinon un fil à peine à
enjamber, et ils sont chez moi, à nouveau.

Les jours de visite, les uns et les autres reçoivent. Ça fait


beaucoup de visites, beaucoup d'yeux de toutes parts, qui font visite.
Visite qui ?
Dans ce grand pêle-mêle s'introduisent les espions. Déguisés en
parents, en prêtres, en nièces, ils pullulent. Les interroge-t-on, ils
cherchent quelqu'un. Exact. Ils le cherchent. Ils cherchent à l'avoir.
Par tous les moyens. Et ils ont des moyens.

Les mots, il faut le savoir, sont des branchies, mais toujours à


renouveler, si l'on veut qu'ils soient utiles, sinon on étouffe comme
des poissons dans le fond d'une barque.
La lutte avec les contrariants prend du temps. On a beau
s'agripper, ils repartent avec la valise et les preuves. Font d'abord
mine de vous aider, mais affûtent leurs armes. N'épargnant pas leur
peine, ils savent donner un tour particulier aux choses, un
«  travers  », qu'on ne peut continuellement rectifier. Ce serait
impossible. Manigances sans fin. Il faudrait un étang, où l'on n'a
qu'un verre. Ainsi à flanc de cadavres, ils poursuivent l'esprit, avec la
persistance et l'insistance, conformes à leur destinée d'audace.
On est d'une souche solide chez nous, mais dure est la lutte et
prête leur bombe. Cependant l'océan de la semence humaine fera
encore bien des familles, peuplant et repeuplant la terre, pour refaire
la Vérité. Intégralement. Il faut dès maintenant s'y employer. Devoir
premier, sacré.

Le langage des Perses est le langage clef. Depuis on reste sur


place. Pas de progrès. Des loloprogrès dans des lolodiligences.
Secrets qu'il faut sonder un à un pour bien en apercevoir le négatif.
Ce qu'on voit, ce qui apparaît alors c'est simplement le plan d'un
plan qui se continue. Ils ont trouvé le moyen de tout falsifier. Tout. La
friponnerie est leur plat de sucre.
Avec leur râteau-voyage, ils sont les maîtres. Ça leur est facile.
Après, il ne reste rien. Plus de famille. Plus de maison, ni de verger,
ni de pommes, seulement le trou béant, et même pas toujours le
trou. Des êtres de cette nature peuvent tout. Aucun athlète ne peut
entrer en comparaison avec eux. Et jamais pris vraiment sur le fait.
D'ailleurs souvent échappent presque à la vue. On ne peut plus
alors que s'en faire une idée.
C'est le matin de préférence qu'ils m'enlèvent ma tête, dès lors
ça ne sert plus à rien de me réveiller. C'est ce que je me tue à
répéter. Qu'on me laisse donc ! Qu'on me laisse !
Pour eux, une fois de plus, ils ont eu ce qu'ils voulaient.

Ces esclaves avec qui je vis ne se révolteront donc jamais ? Ils


acceptent, et les Pirios en profitent. Ces pêches prétendues qu'on
voulait mettre sur ma table n'étaient autres que des boules
magiques et sentaient fort. Il se serait trouvé dedans des clous,
qu'est-ce que j'aurais dit ensuite ? Il eût été trop tard.
Avant que ma vie ne soit abreuvée de dégoûts, j'ai connu la vie
vaste et des peuples immenses habitant les pays au – delà de
toutes les mers connues. Les veuves en général y sont partagées en
anneaux, en onze anneaux, parfois les sœurs de la veuve aussi,
selon un ordre de préférence, le tout en fonction des nécessités. J'y
ai été, je peux le dire.
Mais que reste-t-il de toute ma vie de labeurs ?
Le néfaste a été cloué dans mes planches avec les clous. Navire
de moines, os de vieux, âcreté sans fin. Voilà faite la séparation
d'avec et d'avec et d'avant. Puis ç'a été l'arrière – garde de neige, de
sel, de monstres. La grosse mer passée, on n'a plus trouvé que
ténuités, ténuités incroyables. Qui pense vraiment que j'allais m'en
contenter ?

Tout, véritablement tout est à recommencer par la base : par les


cellules, de plantes, de moines, de proto-animaux : l'alphabet de la
vie. Seulement ainsi on se sauvera. Sinon je ne réponds de rien.
Et on «  la  » retrouvera, toute nue, en sa cellule simple, en sa
cellule temple, Vierge originelle.
Le visage, autre évadé, il faut qu'il rentre en cellule. Tout de suite.
La cellule peut encore sauver le monde, elle seule, saucisse
cosmique sans laquelle on ne pourra plus se défendre. C'est
pourtant assez visible.
Ceux qui savent, on les taxe de candeur. Interprétation unitaire.
C'est connu… et toujours répété. Eux toutefois profitent de
l'impunité. Toute une gamme de formes et de déformes porte leur
marque et cependant on les laisse continuer. Ils agissent, faussent
tout. Leur seule présence dans le voisinage donne lieu à des effets
de piriogorgola – tion. Grâce à un noyau, qui tantôt a une charge
positive, tantôt négative, ils ont barre sur vous, sans recours. Avant
que vous fassiez un mouvement – revanche fessée d'avance. De
toute évidence par un phénomène d'activation dont le pendant chez
les victimes est un phénomène de passivation, l'argile des faibles,
mille mains molles et autant de petits yeux incapables de s'ouvrir.
Cette situation a ses développements propres. Elle a aussi ses
météores. Mais le caché demeure caché. Leur formule n'ayant
jamais, que je sache, été pénétrée, indéfiniment de saisons en
saisons, la piriodiriase par voisinage s'étend, ses routes jamais
bloquées, inexorable. Mais eux, un petit mouchoir les cache tous.
Tant que l'ambiguïté des objectivations à leur endroit n'aura pas
été résolue, en pleine lumière, on ne pourra vraiment respirer. Il n'y
aura plus qu'enveloppes, plus que mots, plus que résidus. Aucune
réalité. Seulement leur pirioréalité, leur loloréalité, qui en est une tout
à fait fausse, toute morlofausse. Par une extension maligne arriver à
englober et diluer et dénaturer le monde entier qui désormais
échappe et trompe, voilà leur consigne, qu'ils appliquent. « Applique
et complique. »
Sans doute beaucoup d'hommes de par le monde, justement
révoltés, s'agitent. De grandes opérations de soulèvement et de
révolutions ont lieu en mainte région du globe, mais (étrange tout de
même) après quelque temps elles avortent toutes immanquablement
et le statu quo ante se rétablit, mystérieusement. Une explication
dès lors s'impose. Ce n'étaient que des piriorévolutions sans rien de
réel, pirio, piriopolitique. Et tout continue comme par-devant.
Mais moi, je ne me suis pas laissé retourner ainsi : il s'est donc
agi pour eux de me décourager (impossible !), menaçant aussi ceux
qui étaient avec moi (car il me fallait de grands protecteurs, on
pense bien), jetant le discrédit sur ma conduite, sur tout ce qui venait
de moi, sur mes buts, et nies motivations. Il devenait dangereux pour
moi de me déplacer sans une escorte. Le persécuteur-président
d'abord, puis le persécuteur de famille, puis le persécuteur – femelle.
Le persécuteur-anonyme ensuite, le persécuteur – chose pour finir,
le persécuteur-n'importe quoi. On en voyait dans tous les coins pour
me narguer. Mais je n'ai pas abandonné. Ils ne peuvent, ils ne
peuvent absolument pas m'éliminer. Leurs astuces, cela n'aura servi
qu'à me fortifier. Je les perce à jour. C'est d'ailleurs écrit en clair pour
qui sait voir. Pas d'erreur possible. Non. Même au regard des
chiens, les hommes ne sont pas des veaux.
Ainsi la lutte n'a pas de cesse. C'est qu'avec les années, ils ne
perdent pas leur qualité malfaisante.
Peut-être y a-t-il cent soixante-dix ans qu'ils se sont mis en route.
Le sait-on ? Et personne n'a réussi à les arrêter. Acculés, leur parti
pris de réticence les garde. Aussi importe-t-il qu'on les provoque. Il
faut tout droit aller à eux, les yeux dans les yeux, s'ils ont forme
humaine (ou un volume suffisant), et les apostropher, les forcer de
s'exprimer. La nature de la voix répondra de la nature du sujet,
démontrant alors la présence malfaisante et occupatrice.
Le reste suivra. On va bientôt le voir apparaître. Suprême,
partout, et là où on s'y attend le moins. Le plan ORGA est dressé.
VII. LE CHAMP DE MA CONSCIENCE

Dans le champ de ma conscience, il n'y a pas de fixité. Il ne peut


y avoir de fixité. Il n'y a de fixité que par efforts renouvelés. Par-
dessous, par-dessus, il y a surtout une grande inconscience.
Des réponses viennent de loin, marques d'insoupçonnées
alliances. Le fil des filiations ne se laisse pas apercevoir. Des épis
lèvent de graines que je n'ai pas semées. Dans le champ de ma
conscience, il y a d'étranges, d'imprévisibles résonances.
Des instants-pics traversent des étalements sourds. Des
soulèvements apparaissent qui ne sont pas si importants que les
enfoncements. Des centres d'intérêt fascinateurs qui ne sont que
miroitements. Dans le champ de ma conscience, l'énergie tirée des
idées repoussées forme un centre entre tous les centres.
Depuis le long temps que je vis, en ma conscience ne s'est pas
bâti de résidence. Seulement s'y trouve, s'y retrouve un persistant
désir d'évidence, d'une évidence essentielle, au sein de laquelle je
pourrais enfin trouver résidence. Vain vouloir. Dans le champ de ma
conscience, il y a surtout d'indéfinies, d'incessantes intermittences.
Des périodes viennent. Des périodes passent, périodes qu'il me
fallut apprendre à connaître, qu'il faut à temps savoir reconnaître,
car la faute contre la période blesse et annule.
Dans l'une la sottise est la fin et l'erreur le commencement. Dans
l'autre la sottise commande et l'erreur suit et achève. Dans l'une
l'inspiration est le commencement. Dans l'autre l'inspiration n'est que
continuation, débordement de la contamination, fruit et fin.
Dans l'une je vois l'arbre ou plutôt les rameaux, ou plutôt les
fleurs ou seulement quelques étamines penchées dans la cuve
d'une corolle. Dans l'autre je ne vois pas l'arbre, ni ses parties, ni
aucune de ses fleurs. L'arbre a disparu dans la forêt qui seule m'est
présente.
Dans l'une, je suis les chemins de la terre et n'ai point d'autre
enseignement. Dans l'autre, la licorne, qui m'a blessé, ne me laisse
pas guérir.
Dans l'une je suis trompé par les terrasses, par les pics, par les
élévations, par les buts et les nombres imbéciles  : faussé par des
ardeurs. Dans l'autre, le soleil reste caché pour moi. Le monde à
chaque instant flétri est gris comme sous les regards des animaux
dont les yeux ne perçoivent pas les couleurs : faussé par inertie.
Dans l'une j'attaque, j'ai besoin, ma santé est d'attaquer. Dans
l'autre, je joue. Je lance sans colère des pierres à tout ce qui bouge.
Dans l'une je renverse les tabous, je couche avec ma sœur et
l'ange et le démon jouissent simultanément et tout est bien et rien
n'y est à redire. Dans l'autre, le tam-tam de la honte sonne
sourdement. J'entends ce que je ne devrais pas entendre. La
charrue n'arrive pas à passer sur les rires qui m'entourent.
Dans l'une, je travaille. Dans l'autre je suis le fils de l'espace. Le
fils de l'espace n'a pas le cœur du potier. Pourquoi travaillerait-il,
traître à la Tour blanche ?
Dans l'une je vis sans rien en face. Dans l'autre le mystère des
autres me pénètre. Il n'y a plus ma vie. Il n'y a plus que leur vie, que
je cherche avec vigilance à comprendre et à ressentir.
Et ainsi passent et passent des périodes, m'ôtant à moi – même,
me laissant à peine un couloir. Chacune à son tour m'attirant à me
rallier définitivement à son existence exclusive, mais qui n'est qu'une
marée.
Quand l'une apparaît, la précédente disparaît. Celle qui apparaît,
prise ensuite par la suivante qui à son tour totalement la dévalue,
disparaît pareillement effacée, et une nouvelle apparaît, et puis une
autre apparaît et puis une autre encore, mais l'ensemble n'apparaît
pas et le panorama des périodes à venir n'entre pas dans ma
conscience.
Les lois qui sont ici les lois, appliquées, non expliquées, à peine
aperçues, comment les dire  ? Cependant tout ce qui entre doit
suivre ces lois, car ICI ne reconnaît les lois de personne mais tout
refaçonne à sa façon personnelle par greffes fluides, par
transmutations, par associations et par ostracismes sans réplique.
Complexe le dedans. Complexe le dehors, le dehors toujours
renouvelé. Et ses zones apparentes et ses zones inapparentes. Des
signes me sont faits que je ne distingue pas. Des modèles me sont
soumis, des appels me parviennent qu'en imaginations je
transforme. Des avertissements, que pour des «  mots  » je prends,
pour des images curieuses, jouets pour m'amuser un moment. Par
paquets entrent les faits, et celui qui m'était désigné-destiné passe
inaperçu dans le groupe qui traverse.
Et d'autres arrivages, et d'autres mers.
Des pensées, pas pour moi, veulent entrer en consonance avec
moi. Des pensées cherchent union. En bordure de ma conscience,
poussant, poussées, des pensées provocantes, insistantes, dont
seulement par divorces multipliés j'arrive (et tout juste) à me
débarrasser, par divorces incessants, par divorces-éclair dont j'ai
appris le secret.
Et d'autres arrivages, et d'autres mers.
Pensées pour ma construction, mais liées à d'indésirables dont il
faut que promptement je les détache.
Et d'autres arrivages, et d'autres mers.
À la porte de ma conscience (Est-ce que j'ouvre ? Est-ce que je
n'ouvre pas  ?) des massacres ont lieu (j'ouvre  ?), des fêtes (à bas
leurs fêtes, je n'ouvre pas), des combats, des exaltations (Faut-il
ouvrir  ? Auxquelles, oui  ? Auxquelles, non  ? Et comment les
séparer?).
Soirs chargés de territoires, de cataclysmes, de problèmes
étrangers, étrangers entraînants, mystificateurs…
Cependant, la nuit venue, mes intermédiaires veillent, sans moi,
à faire vider les lieux, refoulant, triant, dégageant, étouffant bruits,
tumultes et murmures dans un grandissant silence.
Matins sans peine. Réveils sans âge. On a perdu le compte des
rencontres. Les émotions ne se meuvent plus. Le récent engorgeant
savoir en une nouvelle paisible ignorance s'est mué. Personne sur le
seuil. Mon bassin de retenue est silencieux. J'entends le chant tout
simple, le chant de l'existence, réponse informulée aux questions
informulées.
Au loin, au loin, dans des étendues sans fin… que je n'atteins
pas, qui ne m'atteignent pas, que je ne devine pas, qu'aveuglément,
sans mon avis, les premières barrières de mon organisme
catégoriquement sélectif retiennent au – dehors, cependant
semblablement jouissant de vie : des consciences.
Infimes à la courte vie, qui, pour saisir la signification élu – sive
de ce monde, ne disposent que de quelques secondes.
Immenses qui loin, loin au-delà du plus loin, énormes à jamais
hors du champ de ma conscience, qui après des milliers de siècles
n'arrivent pas encore à une vue satisfaisante de l'Univers, dont
vainement elles essaient de percer le mystère des infiniment petits.
Lointaines aussi d'une autre façon quoique tout près. Qui sait  ?
Rôdeuses mal détachées, mal attachées (qui stimulez  ? gênez  ?
contrecarrez  ?) au-delà  ?, en deçà, trans moi  ? illuminées et
dérisoires, humaines trop humaines, des consciences inconnues,
larves de la transcendance. Des consciences en tous sens.
Etrangement, sans obstacles dans un espace et un temps
désobstrués, en miettes, en raccourcis, traversé des alarmes d'un
futur funeste (cependant infirmes, nigaudes, butées autant
qu'éclairées), consciences sur la chaîne d'autres consciences,
puisant par moments comme à la dérobée au Bassin Commun du
Savoir.
Espérant de moi peut-être plus de silence, un beaucoup,
beaucoup, beaucoup, beaucoup plus grand silence, consciences en
attente aux fenêtres opaques de ma conscience, de ma réellement
épouvantable inconscience… quelque temps encore ma conscience.
LES GRANDES ÉPREUVES DE L'ESPRIT ET LES
INNOMBRABLES PETITES

1966

© Éditions Gallimard, 1966.

I. LE MERVEILLEUX NORMAL

A. – DÉSORIENTATIONS

Je voudrais dévoiler le «  normal  », le méconnu, l'insoupçonné,


l'incroyable, l'énorme normal L'anormal me l'a fait connaître. Ce qui
se passe, le nombre prodigieux d'opérations que dans l'heure la plus
détendue, le plus ordinaire des hommes accomplit, ne s'en doutant
guère, n'y prêtant attention aucune, travail de routine, dont le
rendement seul l'intéresse et non ses mécanismes pourtant
merveilleux, bien plus que ses idées, à quoi il tient tant, si médiocres
souvent, communes, indignes de l'appareil hors ligne qui les
découvre et les manie. Je voudrais dévoiler les mécanismes
complexes, qui font de l'homme avant tout un opérateur.
Un jour, au cinéma, après avoir pris du haschich, comme je
suivais dans l'obscurité un film anglo-saxon, un manque, inconnu,
étrange, déplaisant, grandit en moi, bientôt intolérable  : il me
manquait de savoir, quelque effort à la rechercher que je fisse, dans
quelle ville au monde je pouvais bien être. Ce persistant manque
dans la situation excédant enfin mon plaisir et ma patience, je sortis.
Dehors, ce n'était que Paris, Paris, rive gauche, tout bonnement.
Allais-je rentrer dans la salle  ? J'hésitais. Je renonçai. Affronter à
nouveau ce noir sans repères ne me convenait pas. Sans doute,
j'avais retrouvé la situation. Partie de la situation. Par moments, la
situation  ; mais insaisissablement, irrégulièrement, de dix, de cent
autres façons j'allais la reperdant. Que se passait – il  ? J'étais
désorienté. Qu'est-ce à dire  ? Désordonnément désorienté par
désorientations multiples, incessantes, incessamment différentes,
imprévisibles  ; décontenancé par des interruptions d'orientation. Il
me fallait bien le reconnaître : depuis ma naissance, j'avais passé le
plus gros de mon temps à m'orienter.
Obligatoirement vigilant, frappé sans trêve par les éclats, les
chocs, les appels qui de toutes parts signalisent, avertissent,
alertent, j'avais, comme tout homme, été tenu depuis toujours de
faire le point, plusieurs fois à la seconde de le faire, de le refaire,
navire au milieu de l'étrange, de l'étranger, contraint à ces
indispensables opérations pour me maintenir en état de
connaissance de la situation indéfiniment changeante.
Voilà à quoi capitalement, prioritairement s'occupe l'intelligence,
non à des lectures, des études, des examens. Je n'en revenais pas.
L'endormi, le rêveur que je suis avait sans le savoir été
simultanément prodigieusement alerte, rapide. Musard, paresseux je
n'en avais pas moins été diligent, et prospecteur, et fouilleur, et
explorateur. Chacun l'est. Comment est-ce possible ?
Comme l'estomac ne se digère pas lui-même, comme il importe
qu'il ne se digère pas, l'esprit est ainsi fait qu'il ne puisse se saisir lui-
même, saisir directement, constamment son mécanisme et son
action, ayant autre chose à saisir.
Il avait fallu l'insidieux dérangement par une drogue grâce à quoi
«  cela  » s'était arrêté pour qu'enfin, à un âge déjà avancé, je
m'aperçoive vraiment, expérimentalement d'une fonction si
importante, presque omniprésente et de son incessante action qui
venait de cesser. Cet abîme d'inconscience journalière
soudainement découvert, confondant et tel que je n'allais plus
pouvoir jamais l'oublier, m'avertissait de la recherche ailleurs, elle
aussi omniprésente, au point que l'on pourrait presque dire que le
penser est inconscient. Il l'est sans doute à 99  %. Un centième de
conscient doit suffire.
Microphénomène par excellence, le penser, ses multiples prises,
ses multiples micro-opérations silencieuses de déboîtements,
d'alignements, de parallélismes, de déplacements, de substitutions
(avant d'aboutir à une macropensée, une pensée panoramique)
échappent et doivent échapper. Elles ne peuvent se suivre
qu'exceptionnellement sous le microscope d'une attention forcenée,
lorsque l'esprit monstrueusement surexcité, par exemple sous l'effet
de la mescaline à haute dose, son champ modifié, voit ses pensées
comme des particules, apparaissant et disparaissant à des vitesses
prodigieuses. Il saisit alors son «  saisir  », état tout à fait hors de
l'ordinaire, spectacle unique, aubaine dont, toutefois, pris par
d'autres merveilles et par des goûts nouveaux, par des jeux de
l'esprit dont auparavant il eût été incapable, le drogué songe peu à
profiter.
Cette révélation singulière n'est toutefois pas de celles qui
puissent convaincre à coup sûr ceux à qui on la rapporte, malgré et
peut-être à cause de son excessive évidence apparente qui peut
paraître suspecte. Parfois l'ex-visionnaire lui-même, une fois rentré
dans la norme, après cette conscience si vive de « cela » dont il ne
reste que du totalement imperceptible, ne sait plus qu'en penser.
Heureusement, cette manifestation révélatrice n'est pas la seule.
De bien d'autres façons, de quantité de façons la drogue prend en
traître, découvre, démasque des opérations mentales, mettant de la
conscience où l'on n'en avait aucune, et parallèlement en enlevant là
où toujours on en avait eu, étrange jeu de tiroirs dont il faut, semble-
t-il, que les uns se ferment pour que d'autres s'ouvrent. Détectables
alors, ces multiples fonctionnements, qui dans l'état naturel se
dérobent, je pars ici à leur recherche – à froid. Il me faut les
retrouver, changés sans doute, mais non totalement, utilisation d'un
même instrument qui ne peut pas être tellement différente.
Conscients ou non ils doivent bien être là, les
microinvestigations, les micro-maniements, les micro-étapes, tissu
même de l'esprit. Ce m'est comme un devoir de les rejoindre.
Jamais, jamais je ne dirai assez le côté modeste, instrumental de
l'esprit, son travail d'ouvrier, l'ayant connu prêt à tomber en panne,
me lâchant par zones qu'avec d'autres zones encore en éveil je
surveillais tant bien que mal, et me lâchant encore d'une autre
manière lorsque merveilleusement mais dangereusement actif il
s'emballait.
Que pouvais-je faire avant (lorsque j'étais normal) que je ne
pouvais plus faire après (dans l'état anormal) et que redevenu
normal à nouveau je pouvais faire, qu'ainsi alternativement des
dizaines et des dizaines de fois j'ai pu faire, ai cessé de pouvoir faire
ou ai eu facilité, puis extrême difficulté à faire, voilà l'examen que je
me propose, imparfait certes, mais indispensable.
En dehors de ma propre expérience m'aideront, appuis et
constants points de comparaison, ceux qui ont connu l'esprit dans
son état lamentable, ceux qui plus généralement ont eu avec lui de
graves difficultés – difficultés à bien comprendre.
Comme le corps (ses organes et ses fonctions) a été connu
principalement et dévoilé, non pas par les prouesses des forts, mais
par les troubles des faibles, des malades, des infirmes, des blessés
(la santé étant silencieuse et source de cette impression
immensément erronée que tout va de soi), ce sont les perturbations
de l'esprit, ses dysfonctionnements qui seront mes enseignants.
Plus que le trop excellent « savoir-penser » des métaphysiciens, ce
sont les démences, les arriérations, les délires, les extases et les
agonies, le « ne plus savoir-penser », qui véritablement sont appelés
à « nous découvrir ».

B. – REVENIR À SOI, QU'EST-CE QUE C'EST ?

Ce qu'entre autres choses il advient au sujet, lorsque passe et


disparaît l'effet de la mescaline, de l'acide lysergique ou de quelque
autre substance-choc du meme type, qu'il aura absorbée.
Il rentre dans le penser. Le penser « rentre » en lui.
Tout à l'heure, plusieurs fois, longuement présent à rien, à rien
autre que rien, tabula rasa (pas celle du philosophe, toujours
virtuellement pleine, et qui n'a rien d'effrayant, où simplement –
plaisir de riche – on a convenu avec soi de n'y rien remettre que petit
à petit, selon un certain ordre et sans rien laisser traîner dessus,
non), véritable table rase, il était là, où l'on ne voit rien revenir, rien,
rien, rien et pas le moindre signe qu'il y revienne jamais quoi que ce
soit.
Maintenant, sans penser encore à quelque chose de très
déterminé, le moment du rien est passé, c'est évident, c'est certain.
La conscience, c'est aussi la conscience de la baguette magique
de la re-conscience, l'impression confuse et confiante de la proximité
de la pensée, de l'imminence de la pensée, de la pensée bientôt à
volonté.
Il ne l'avait plus. Il l'a.
La marée mentale où s'élabore toute pensée revient, est
revenue. Il va avoir une pensée. C'est immanquable… En voilà une,
une autre. Elles affluent, reprenant leur jeu entre elles. La remise en
route est accomplie.
Tout à l'heure, à d'autres inquiétants, martyrisants moments, sa
pensée était ballante, comme excentrique à son cerveau, retenue
par on ne sait quoi, avec quelque chose d'immaniable, ou d'étranger,
hors venue, brouillonne, nocive, semblable à une image mal
focalisée, plus que tout flottante, oscillante.
Sa tête lui faisait l'effet d'être tantôt un relais sur la route d'autres
têtes, tantôt une cible par d'autres visée, ou encore un appareil en
partie lui échappant qui aurait été télécommandé par des étrangers
– eux, les véritables propriétaires – et qu'ils eussent fait fonctionner
et penser à leur guise. Quelle que fût l'explication, aussi singulière,
abracadabrante fût-elle, il reste qu'il n'était plus le maître, à peine ou
presque plus « au courant ». Même, il ne savait « où se mettre dans
sa tête ».
Fini  ! Les heures de l'occupation sont passées. À présent il est
seul en son cerveau. Admirable impression. Jouissance intime, de
toutes peut-être la plus intime, si discrète pour être presque
identique au « moi », collant indissolublement à l'être en vie, et dont
l'absence est une essentielle, indicible, incessante catastrophe.
Unicité retrouvée, quelle aubaine  ! Chez lui, nul autre que lui. Sa
pensée est actuellement pensée par lui, lui seul à l'exclusion de tout
autre. Sans qu'elle soit absolument à sa merci, elle a affaire à lui, lui,
avant tout, lui, seul manipulateur. Même si son origine remonte à
d'autres, il la repense, la reprend à sa façon, sans qu'aucune
présente intervention de qui que ce soit le dérange. Encore moins la
lui impose.
Les impuissances de l'aliéné (car c'était bien elles, sous la
mainmise de la drogue) sont ses puissances actuelles, ses
puissances revenues.
Il peut revenir en arrière, se souvenir ; s'orienter en sa mémoire,
en son entourage, en son avenir. Il peut penser. Il peut s'arrêter de
penser. Il peut se remettre à penser. Il peut rapatrier ses pensées
d'avant. Il peut résister à l'incontinence de pensée, il peut s'opposer
aux pensées contradictoires. Il peut suivre les pensées à son gré,
les ajuster, les réajuster, les faire dépendre, les intégrer.
Il peut faire des appréciations justifiées, qui résisteront à des
épreuves, à des critiques. Il peut évoquer… calculer, manier des
chiffres, des symboles.
Il peut, il peut, il peut. Il peut…
Il a les cent pouvoirs. Il les a retrouvés. Car penser, c'est cela, et
beaucoup plus, c'est, entre autres opérations, placer les éléments
dans le champ pensant, c'est savoir mettre le cap sur l'acquis d'hier,
sur l'impression d'il y a cinq minutes, d'il y a un an  ; c'est pouvoir
déterminer une pensée, faire qu'elle n'échappe pas, qu'elle ne soit
pas indépendante, insensible à vos interventions. C'est la maintenir
dégagée des précédentes. C'est, dans des propos ou un discours
qu'on écoute, dans une lecture qu'on fait, pouvoir empêcher la
coalescence de deux articles, de deux séries de pensées, empêcher
non seulement leur intrication injustifiée, mais l'imprégnation de la
seconde par la première. C'est arriver à repousser, une fois
enregistrés, les mots, les phrases, les paragraphes, se dégager de
leur attraction et de leurs attraits afin de pouvoir accéder à la suite.
Loin d'être témoin impuissant, c'est plus généralement pouvoir
faire front. Résister ici, accepter là. S'ouvrir par moments. Se refuser
à d'autres.
C'est faire des essais, en refaire, les corriger, en faire de
meilleurs, selon un plan, une directive.
IL A ACTION SUR LA PENSÉE, SON ACTION.
Il n'avait plus que la pensée analogique (parfois, et
particulièrement «  échappée  ») qui se faisait en lui, sans qu'il eût
rien à faire, filant libérée, indépendante, à une vitesse insensée. Il
est à présent dans une pensée constructive, coordonnée, qui peut
examiner à son aise son objet sous toutes ses faces, une pensée
réfléchie, une pensée par étapes.
Cette pensée-là, la réaliser, c'est de l'athlétisme, il y faut une
excellente forme. Ou plutôt, comme avec les doigts d'une seule
main, le marin à la barre peut guider et faire évoluer un navire de
trente mille tonnes… lorsque le servo-moteur marche, c'est disposer
d'une réserve de puissance qu'un tout petit peu d'attention à chaque
instant suffit pour utiliser, pour la manœuvre.
Tout cela lui revient presque trop aisément, trop tout à la fois.
Cette unique occasion de voir clair grâce à l'effet contrasté de ses
pouvoirs revenus et de ses impuissances d'il y a à peine une demi-
heure, lesquelles d'ailleurs venaient souvent de surabondances,
cette occasion extraordinaire ne dure guère, dont il lui faudrait
profiter, dont il est rare, extrêmement rare qu'il profite, occupé qu'il
sera de souvenirs, des trop surprenantes expériences
précédemment subies, vers lesquelles il reste nostalgiquement
tourné, sous la fascination.
Epuisé, dans l'état d'apaisement heureux, de « mer calmée92» où
il aimerait se laisser aller, il faut pourtant qu'il s'oblige à observer le
détail de ce qui lui arrive. Car instructif autant que la drogue est
l'après-drogue, et particulièrement l'aussitôt après.
Revenu parmi les puissants de ce monde, parmi les Seigneurs
de la santé mentale, tout à sa nouvelle occupation, bientôt renégat
(c'est donc une loi bien générale…), il va oublier les pauvres en
pouvoirs d'esprit (en pouvoir pragmatique), le pauvre que par
moments il a été, l'état de pauvre. Il ne va plus rester longtemps
frappé par ce qu'il faut de force pour «  exécuter  » la moindre
réflexion, la plus simple pensée.
Mais ce puissant est aveugle aussi. En plus d'un point, revenir à
soi, c'est retomber dans l'inconscience.
Comme avec la santé mentale recouvrée, on change de
conscience, on change aussi de subconscience. C'est un dommage.
On ne pourra donc jamais saisir ensemble subconscient et
conscient… Les vérités, les évidences de tout à l'heure, appuyées
alors sur le vécu, mais actuellement ayant perdu l'appui du vécu,
sont, tant il y a en elles de trous, de manques, de pertes
d'atmosphère, sont presque sur le même niveau que des thèses
imprudentes qu'il avancerait.
Car tout à l'heure il n'y avait pas qu'immobilisation et table rase.
Alternant avec les arrêts, il y avait les périodes de suractivité, de
haute stimulation et d'accélération du penser, détaché de toute
utilisation et en quelque sorte en roue libre (partant inefficace93 dès
qu'on le met à des opérations mentales de calcul, de stratégie, de
combinaison, de raisonnement et de mémorisation).
Mais spectacle extraordinaire, foisonnant fonctionnement raté et
surhumain qui mérite qu'on y revienne souvent, précisément parce
qu'on ne peut vraiment y faire la part de l'essentiel et de l'anormal.
Qu'est-ce donc qui lui apparaissait tout à l'heure d'une façon si
particulièrement claire et allant de soi ?
C'est la nature unique du penser, sa vie à part, sa naissance
soudaine, son déclenchement, son indépendance qui le tient à cent
coudées au-dessus du langage à quoi il ne s'associe que peu, que
momentanément, que provisoirement, que malaisément. Au mieux,
le précédant, le rejoignant un instant pour repartir en avant, faisant
vingt fois le chemin, ou cent fois, en avant, de côté (et à côté)94,
revenant pour repartir plus loin, libre, jamais pour longtemps mêlé à
rien de verbal ou de gestuel ou d'émotionnel, jamais vraiment
enfoncé dedans ou s'y confondant. Jamais non plus mou, aussi
incapable d'être mou que l'électricité.
Le penser (il le voyait alors, nouveau Gegentfand\ avec
l'évidence qu'on a devant un objet) n'a pas de fluidité. Aucune
fluidité. C'est la langue qui en a, qui fait cette coulée, régulière,
commode, que l'on connaît, et qu'on lit sous le nom de pensée, et
dont ainsi on prend connaissance… bien inexactement95.
Tout est comme moléculaire dans la pensée. Petites masses.
Apparition, disparition de petites masses. Masses en perpétuelles
associations, dissociations, néo-associations, plus que rapides,
quasi instantanées. Car brusque est la pensée. Sur le devant de la
scène, diable qui sort de sa boîte.
Un schème apparaît, disparaît, réapparaît avec un léger
changement, mais toujours net, disparaît de nouveau, réapparaît
avec un nouveau léger ou grand mais toujours net changement.
Pas de flou. Pas plus de flou que dans les actions électroniques
ou dans les opérations chimiques où les corps ne peuvent qu'obéir
strictement aux valences précises de leurs atomes.
Voilà à quoi il assistait tout à l'heure. Était-ce réel  ? Est – ce
toujours réel  ? N'était-ce pas, venue en surimpression, une
représentation, qui doublait le phénomène réel de l'idéation, et n'était
pas la saisie même de celui-ci mais seulement le renforcement, la
traduction appuyée d'un de ses épiphénomènes, habituellement
inaperçu et à ce moment rendu visible.
Cela est possible, car il y a dans ces heures exceptionnelles une
tendance visualisante et représentative très forte.
Penser, si c'est vraiment comme il le voyait alors, en tout cas
comprenait placement et déplacement précis. L'« objet mental », ou
schème, ou pensée s'accompagnant d'un schème (quelque chose
comme les schémas moléculaires de la stéréo-chimie), mais
constamment en état de réorganisation (une réflexion est une
réorganisation), faisait place à un ensemble légèrement différent, qui
faisait place à un deuxième ensemble, qui faisait place à un
troisième ensemble précis encore différent, qui faisait place à un
quatrième, à un cinquième, à un sixième, à un septième, à un
dixième, à un onzième, à un douzième, etc., à un vingtième, à un
centième, dans une abondance semblable au gaspillage que
pratique la nature, s'agissant de la reproduction de plantes, de
poissons ou d'insectes. Et ainsi, étourdi par le non-définitif de ces
multiples reprises, et par l'impossibilité de s'arrêter à quelqu'une, on
pourrait, on peut, lassé, croire à du confus ; quoiqu'il n'ait pas existé
un seul instant, et qu'à aucun moment il n'ait été rencontré, le confus
est impossible. L'impression de malaise, seule, est vague qui
accompagne le travail difficile des combinaisons, des montages. Car
ce qu'il y a toujours ce sont des montages. Féerie de montages.
Réfléchir, c'est être en plein montage. C'est là qu'on voit la nécessité
d'avoir force (ou volonté), pour arriver à agir, placer, déplacer,
rappeler, maintenir. Admirable mécanisme tel qu'il est possible,
grâce à une rapide opération exploratrice, de faire revenir sur l'écran
de la conscience, de faire revenir assez souvent pour, à chaque
nouvelle réflexion, faire un montage amélioré jusqu'à ce qu'après
peut-être deux cents, ou mille essais, on obtienne un état
provisoirement satisfaisant – ou définitif et enchanteur. C'est au
sortir de dizaines ou de centaines de combinaisons, d'essais
d'intégration jusque-là à peu près ou tout à fait imperceptibles,
qu'une pensée apparaît, c'est-à-dire un aboutissement assez
grossier et assez satisfaisant pour être reçu (autant que perçu) et
que la longue éclipse d'actifs états intermédiaires, de subpensées et
de subformations mentales a rendu possible. Car si illuminante que
soit une idée, toujours elle entre dans un montage, se fait, s'organise
par montage, un montage dans les tâtonnements, et les incertitudes,
ou des certitudes inexplicables, partielles, ou globales, par attraction
de ses semblables ou de ses contraires, montage que par moments,
tout à l'heure il ne réussissait plus du tout, ayant perdu l'autorité, ou
montage qui se faisait tout seul, sans lui, prodigieux et visible, ou qui
dans un évanouissement mental, un « fading » particulier, s'arrêtait
progressivement, ou encore montage parfois qui se continuait pour
rien, par jeu, par impossibilité de se retenir, comme un pianiste lancé
fait et refait ses gammes. Et la réalité, même l'extérieure, semblait
devenue irréelle, factice, fausse, irreconnaissable. (Le réel, c'est le
résultat de l'autorité. Le plus feignant, le plus musard la possède
sans le savoir.)
Il voyait du plus singulier encore.
Il assistait à un de ces phénomènes, qu'on veut annuler ensuite
de sa mémoire et faire comme si on n'y avait pas assisté, tant, à
première vue, ils parurent déconcertants et n'entrer dans aucune
synthèse, et ne pouvoir rencontrer aucune explication valable.
Phénomènes, pourtant, qu'il ne faut pas se hâter de déclarer
aberrants et à part.
Ainsi le spectacle de la pensée d'opposition.
Ainsi celui de la pensée répétitive.
Les deux étant, en ces moments-là, ingouvernables, et non
signifiants, inutiles – et prodigieux.
De même que les images apparaissaient alors souvent,
appariées, selon une symétrie rigoureuse, élémentaire, exagérée,
irréfléchie, presque mécanique, et follement répétée96, les pensées
venaient par paires, l'une suscitant l'autre, l'une faisant pendant à
l'autre (soit pareille ou analogue, soit antagoniste). Etranges
couples, chaque pensée avec son contraire, le oui avec le non, le
pour avec le contre, l'affirmation avec la négation, et si ce n'était trop
long, la thèse avec son antithèse, et le penchant avec son
contrepoids ou son dégoût, effets voyants d'une fonction sans doute
normale, qui maintient la pensée sous tension, mais à cette heure,
incroyablement exagérée et multipliée, agaçante et sans usage,
affolante et qui laissait incessamment indécidé, phénomène de la
contradiction insurmontable qui revient sans arrêt à la charge,
indéfiniment traumatisante… permettant de comprendre les ravages
qu'il peut faire dans un schizophrène, réalisant en lui une
ambivalence incoercible, expression de l'enfer de l'antagonisme
irréductible, qu'il vit sans pouvoir en sortir jamais, ni par un progrès
ni par une affirmation définitive.
L'opposition de la pensée antithétique, qui tient la pensée
première en respect, on la voit ainsi en alternances précipitées, qui
semblent plutôt branchées sur un courant ou sur un phénomène
spasmodique que sur du raisonnement. Elles ne doivent pourtant
pas faire oublier qu'elles sont un topique de développement (par
contraste) et constituent un traitement naturel de l'idée. Ces folles
alternances pouvaient donc être des tentatives de composition,
rudimentaires, désespérées, ratées et vainement reprises, avec le
peu qui dans le sujet reste de force directrice. Il en va de même de
la répétition (autre topique primordial), toujours présente, et, comme
il fallait s'y attendre, ici exagérée, mécanique aussi, faisant de la
pensée, qui part en vaines énumérations, un quantum explosif aux
décharges de quoi on ne peut qu'assister passivement jusqu'à son
épuisement. Le penser, sans arriver à prendre du champ, se
décharge en inutiles répétitions.
Ainsi ou autrement, se voit alors de façon spectaculaire qu'une
pensée, même de découragement, est énergie, est Apparition d'une
certaine quantité d'énergie, qui prend place, qui prend des places
successives, qui fait précipitamment scs formations, rapides,
rapides, jusqu'à ce qu'après de multiples rebonds elle s'arrête, à
plat, épuisée, sa vie Accomplie.
En toutes ces façons, la pensée montre une frappante et
comme électrique discontinuité (au lieu de la continuité et de la
liaison qui est le fait et la tendance de la phrase), et qu'à ces
moments97 au moins ce n'est pas pour rien qu'elle est liée à des
neurones qui périodiquement se déchargent.
Maintenant que c'est à peu près fini, que les crises de répétition,
que les folles énumérations et thèses-antithèses ont cessé, que
l'ingouvernable peut être gouverné, que tout se modère, et qu'en
plus il peut encore volontairement renforcer cette modération,
maintenant qu'il lui est possible à nouveau de clairement
raisonner98, juger, décider, aboutir, et que penser, au lieu
d'explosions, d'oppositions en saccade et d'illuminations d'un instant,
c'est plutôt procéder à de sages aménagements, il rentre aussi dans
le ménage pensée-parole, plus confortable. Mais comme qui, ayant
fait un séjour à l'étranger, n'aura plus sa naïveté nationale, n'est plus
tout à fait solidaire, a pris ses distances.
Le vieux jumelage de la pensée et de la parole, il le voit sous ses
yeux à nouveau s'accomplir. La parole oblige la pensée à suivre son
bonhomme de chemin. La procession des mots, la pensée doit la
suivre, le vêtement des mots, y entrer, l'inscription des mots, s'y
fixer, s'y penser, s'y modérer. Chute99 dans la verbalisation. Une fois
dedans, ça a son agrément.
C'est également une reconquête, et très souple.
Les mots, les phrases, il s'y sent bien. À leur pas.
Tout à l'heure, souvent il ne savait où les chercher, perdus,
inconnus, introuvables, irrécupérables, hors du champ de l'esprit, ou
qui lui tombaient dessus en tourbillons, ou plutôt lui passaient devant
en cortèges précipités si rapides qu'il n'en pouvait saisir aucun. S'il y
arrivait, il les trouvait minces, curieusement toujours impropres,
inadéquats, inutilisables tels quels. Simplets surtout. Sur lesquels
sans profit il butait. Il en aurait voulu d'autres, y arrivait parfois, plutôt
c'est eux qui spontanément arrivaient inventés, complexes
évocateurs, mal venus toutefois, agglutinés à la diable plutôt que
construits. Le langage paraissait une grande machine prétentieuse,
maladroite qui ne faisait que tout fausser, qui d'ailleurs allait
s'éloignant dans une grandissante distanciation, dans l'indifférence.
Au point qu'il était tenté de s'enfermer dans un mutisme absolu.
Dans cet état, en effet, c'est faire preuve d'intelligence que de
lâcher les mots, et de bêtise que de s'y accrocher (en manquant
ainsi l'occasion du dépassement).
Maintenant les mots viennent, conviennent, il les retrouve, il les
trouve satisfaisants. Il y trouve appui. Il a plaisir à les employer, à les
suivre, à employer conjugaisons, rapports, relations, articulations.
Le langage lui rend service, maintenant qu'il a changé de vitesse
mentale – pour revenir à une vitesse de piéton, une vitesse de
ramassage, une vitesse pour l'acquisition, pour lire, pour calculer,
pour examiner, pour retenir, pour étudier.
À nouveau il réunit le mot à l'idée. Il trouve naturel qu'ils soient et
restent unis.
Il a une pensée sociale qui peut se communiquer (sans trop
perdre). Il ne l'avait plus. Il était à l'école buissonnière, une école
buissonnière fatale, obligatoire.
Avec une fructueuse lenteur, une lenteur qui permet une vaste
synchronisation, il avance sur et par les mots, acceptant leur aide en
vue des parcours. Il suit la phrase, pas seulement il la suit et
l'accompagne, mais, partant en avant, il va à la rencontre du sens.
Maintenant revient le pragmatique, l'utile, l'adapté, l'harmonieux,
revient l'ego, ses bornes, son autorité, son annexionisme, son goût
des propriétés, des prises, son plaisir de s'imposer, de faire tenir
ensemble, de forcer coûte que coûte. Et cela paraît naturel !
Danger pourtant ! Et plus d'un !
Danger de la préférence excessive accordée à la pensée
communicable, montrable, détachable, utile et valeur d'échange au
détriment de la pensée profonde et continuant en profondeur.
Danger de sa trop constante socialisation.
Danger surtout de l'excès de maîtrise, de la trop grande
utilisation du pouvoir directeur de la pensée qui fait la bêtise
particulière des «  grands cerveaux studieux  », qui ne connaissent
plus que le penser dirigé (volontaire, objectif, calculateur), et le
savoir, négligeant de laisser de l'intelligence en liberté, et de rester
en contact avec l'inconscient, l'inconnu, le mystère.
Et cette lenteur d'à présent, qu'en est-il ? Sur quoi repose-t-elle ?
Est-il possible qu'il y ait vraiment lenteur ?
Il n'y peut croire. Il en a vu assez pour soupçonner de vitesse la
pire lenteur, et d'innombrables interventions et manipulations les
pires passivités.
Rêvasser même n'est plus pour lui du vague. Ce doit être tout
autre chose, et bougrement actif.
Si pour le rêveur vrai, rêver est reprendre sa liberté, c'est pour la
plupart – souci continuant ses montages – promener en tous sens
(en avant, par les projets – en arrière, par la mémorisation) le foyer
de leur attention. Soit en arrière. Tout repasse à une vitesse très,
très, très grande (trop grande pour qu'ils en soient conscients), et
c'est seulement au moment d'une surprise, quand se présente dans
la série qu'on faisait défiler quelque chose qui cloche, qui appelle
une soudaine désapprobation, ou honte, ou regret, ou correction100,
c'est alors que dans la récapitulation il y a sursaut et conscience.
Sinon les rétroparcours sont inconscients. D'ailleurs s'ils n'étaient
et fantastiquement rapides et presque inaperçus, les souvenirs, on y
passerait toute sa vie.
Vitesse ! Peut-on se passer d'une extrême vitesse ? Le cerveau
le peut-il ? Pour ceux qui ont vécu l'inoubliable tempo accéléré de la
mescaline, la vitesse demeure à jamais le problème, clef sans doute
de quantité d'autres, problème dont certains précieux éléments
recueillis en ces moments uniques, plus les expérimentateurs en ont
été émerveillés, moins ils arrivent à en convaincre leurs auditeurs.
Que disent-ils, en effet  ? Qu'ils vécurent un siècle en un quart
d'heure. Ah  ! Si au lieu d'un siècle, ils parlaient de dix heures, ou
d'une journée, mais ce ne sont pas là leurs paroles. Ils disent « un
siècle ».
Certains disent même que cette vitesse est sans aucune
commune mesure avec la vitesse mentale normale, ou encore qu'il
s'agit d'un temps hors du temps.
Questionnées sur le nombre d'impressions à la seconde (ou
d'images, ou de pensées) qu'elles avaient alors, les personnes qui
reviennent de la vitesse mescalinienne parlent de cent fois ou deux
cents fois, ou même cinq cents fois plus qu'en temps normal101.
Mais quelle est la vitesse normale  ? Combien d'informations et
d'intégrations peuvent passer normalement dans le cerveau, d'une
seconde à l'autre ?
Certains oiseaux saisissent, distinguent, jusqu'à sept cents sons
à la seconde sans pour cela cesser un instant d'enregistrer couleurs,
chaleur, lumières, formes, mouvements des objets et de l'air et sans
discontinuer l'appréciation des données qui servent à leur
équilibration, à leur subsistance et à la connaissance de leur
environnement. Les signalisations mentales en l'homme seraient-
elles beaucoup plus pauvres ? Il n'est pas facile d'en décider à coup
sûr.
Trop de «  frappes  », sans faire une impression, prennent le
souterrain.
Un homme normal n'est-ce pas, autant qu'une personne qui
acquiert, un être qui oublie, qui oublie quantité de choses et
notamment et sur-le-champ cent ou mille percepts à la seconde dont
il n'a pas besoin de garder répertoire ?
La drogue, qu'on s'en souvienne, est plus révélatrice que
créatrice.
L'intensité tout autant que la vitesse a augmenté, une intensité
qui révèle et met en évidence une vitesse qui existait déjà, bien plus
considérable qu'on ne le croyait, une intensité qui rend distinctes les
images (et les micro – élans) autrement imperceptibles, vagues et à
l'arrière-plan. La drogue rend conscient de beaucoup plus de
passages, de désirs aussi bien, qui deviennent de soudaines,
violentes, foudroyantes impulsions.
De cette vitesse102, tous toujours ne sont peut-être pas tellement
loin. Si seulement ils pouvaient en être conscients. Tranquillement
les phrases vont par-dessus des abîmes de vitesse. Ne pas en être
dupe.
L'homme est un être lent, qui n'est possible que grâce à des
vitesses fantastiques. Son intelligence l'aurait depuis longtemps
deviné, si précisément ce n'était elle-même.
En cours de travail, les observations faites sur l'état normal ont
paru à l'auteur ne pas pouvoir entrer dans le présent ouvrage.
D'autre part, les renseignements attendus sur les agonies et les
états d'inanition ont été plus pauvres, dispersés et difficiles à trouver
qu'il ne l'avait cru.
Ce seront donc encore des états d'anomalie provoqués qui
seront l'objet des observations suivantes.
Il s'agit tantôt de dérangements peu graves, parfois à la lisière du
normal, examinés à la lumière d'états plus graves connus
précédemment, tantôt d'états plus graves à la lumière d'états moins
graves, plus facilement, plus correctement observables…

II. EN DIFFICULTÉ. MAIS OÙ LA


DIFFICULTÉ ?

Au départ, après pas mal de besognes dans la journée, je me


sentais un peu las et dans le vague, lorsqu'est venu le moment
d'absorber la pâte préparée103 que j'avais décidé de prendre.
J'ai dû ensuite me laisser aller à de la somnolence. Au réveil,
encore un peu engourdi, calme, sans rien de Spécial, tranquillement,
je vais me désassoupissant, m'étire, me frotte les yeux, quand tout à
coup104…la bibliothèque bouge, les rayons des livres ondulent.
Prodige  ! Il semble qu'une force invisible les brasse avec ampleur,
avec souplesse.
Je ne suis donc plus dans mon état naturel. Et, saisissant crayon
et bloc de papier, je me mets en devoir de noter le Spectacle
extraordinaire, qui peu après prend fin.
Les mots viennent. Des mots. Pas ceux que je voudrais. Pas
comme je voudrais. Pas reliés comme il faudrait. Pas dans l'ordre
qui conviendrait. Ne formant de la phrase recherchée qu'un bout,
que des bouts, des membres.
Voici ce qui a pris place sur la page :
«  Je vais dire. J'ai voulu dire, entraînant le précédent, puis par
progressive impuissance parce que frappé d'un certain angle diverti,
dis je m'arrête de mon étonnement déporté de pensée en archipel,
sur les lieux je continue correctrice, c'est la difficulté transformatrice,
méduse, la plus grande attention par étapes compréhensive des
vagues qui ne vont pas l'une vers l'autre si quelqu'un de sagace, qui
serait libre d'avant en arrière, est-ce et s'apercevrait  ? J'embrasse
l'ensemble si ce qu'on a devant soi, un moment au moins une place,
ces lieux divergifiants, pince, elle – même, maintenant l'avoir vécu,
vingt et vingt, pas, non pas une… »
Et ainsi de suite.
Après une pause, je reprends l'écriture et reviennent les mots,
régulièrement comme, sortant d'un robinet, un goutte à goutte d'eau
qui serait un peu lente à tomber, et tout le temps qu'arrivent les
mots, voyant bien que ce qui atterrit sur la feuille n'est pas, ne peut
pas être conforme à mon dessein, je lutte pour rectifier, pour
remettre sur le rail, mais c'est autant d'efforts, pareils à ceux que sur
une route en réfection ferait un ouvrier qui, muni seulement d'une
plume d'alouette, chercherait à retourner les pavés.
Je continue néanmoins à tracer, à apposer des mots, visant en
aveugle le fait surprenant qui seul était à noter, tandis que les
tronçons de phrases qui naissent m'en éloignent, chacun à sa façon,
et m'en repoussent. Presque placidement, quoique avec chaque
nouvelle arrivée de vocables je prenne un nouveau retard et un
surcroît d'éloignement, je continue, n'oubliant pas que c'est en vue
d'une description particulièrement inhabituelle que je me suis mis à
écrire, encore que son sujet ne soit plus en vue, ne me revienne
aucunement, et qu'il soit clair et à chaque bout de phrase prouvé à
nouveau que je passe invariablement à côté. Posément je poursuis,
émettant des mots imparfaits qui ne conviennent que peu, que très
peu, ou pas du tout, mais dont je dois penser sans doute que, puis –
qu'en quelque façon ces vingt ou trente chaînons que sont mes
bouts de phrases sont rattachables à «  l'événement  », ils pourront
bientôt, eux ou les suivants, m'y rattacher ouvertement, et me
ramener au souvenir recherché. Il existe, je le sais, je le sens. Si
bizarrement il a disparu… et si simplement. Pendant que j'étais en
quête d'un crayon, il s'est trouvé annulé. L'instant d'après, il eût pu
encore me revenir… Sans sottise il m'était permis de l'espérer.
Entre-temps m'était venue une réflexion, occupant le vide de
l'attente. Avant que j'aie réagi, elle avait à son tour disparu. Faute de
la première, j'ai voulu noter la seconde, à cause du rapport qu'elle
avait à coup sûr avec la première qui, elle, en avait avec
«  l'événement  », mais, à vouloir la rendre clairement, j'ai pris un
certain retard, et déjà se présentait une troisième réflexion, et j'allais
la noter (c'était justement sur la difficulté de noter, mais suivant un
certain angle) et le mot « diverti » s'est montré, qui n'était peut-être
pas le mot juste, ni non plus le mot «  distrait  », dont, comme
j'hésitais, je n'eus le temps d'écrire que la syllabe « dis », car sur ces
entrefaites une nouvelle réflexion m'était venue, que je n'ai pas voulu
laisser passer sans la noter, dont toutefois comme des précédentes,
je ne suis arrivé à trouver que deux mots sur les six ou sept qui
eussent été nécessaires, cependant la réflexion suivante était déjà
là, qui m'appelait, dont je rendais un mot ou deux (ce n'était pas
vraiment la fuite des idées, ou alors c'est qu'il y en a d'assez lentes,
celle-ci liée à un écrit franchement lent), si bien que je ne faisais
qu'écorner ma réflexion avec ce trop peu de mots, souvent
approximatifs, certains en retard, issus de la réflexion précédente,
s'intercalant au petit bonheur, vaille que vaille, revenus eux seuls,
sans l'idée…
Chevauchements, répétitions (la répétition est là pour tenter de
se reprendre en main), décalages, dépôts juxtaposés de petits bouts
disparates, avec ma préoccupation centrale qui s'y poussait comme
elle pouvait, mal à propos, inintelligiblement, voilà ce qu'était et bien
d'autres choses encore, la longue phrase presque ininterrompue,
faite de bric et de broc, se rapportant à des réflexions différentes
arrêtées à mi-phrase, se chevauchant, qu'il eût été trop compliqué
de vouloir corriger sur-le-champ…
Je dérivais incessamment. Un nageur, déporté par un puissant
courant transversal, parfois malgré sa brasse régulière sc trouve
pareillement entraîné loin de la rive à atteindre. Moi, non seulement
je m'éloignais de la rive, mais je la perdais de vue, j'en apercevais
une autre dont pareillement je ne sais quoi m'éloignait, jusqu'à – et
vivement – me la faire perdre de vue, une autre se présentait, je
Voulais m'y diriger, cependant mes mouvements mêmes m'en
éloignaient, je la perdais de vue, une quatrième appa – raissait, dont
voulant m'approcher je m'éloignais et c'est quatre, cinq rives, c'est
dix rives, douze rives, je ne sais combien de rives dont j'étais
successivement repoussé.
Mais ma phrase qui était ma nage à moi persistait, étant
obscurément convaincu qu'en gardant le contact, fût-il défectueux,
avec ce qui me passait par la tête et très peu par l'écriture, je devais
tôt ou tard retrouver le souvenir dont je demeurais inexplicablement
coupé.
Et voilà qu'en plein travail de Sisyphe, sans que rien l'ait
annoncé, revient, est revenu le souvenir de l'épisode mémorable :
« D'avant en arrière, d'arrière en avant, en vastes dansants aller
et retour en forme de mouvements d'accordéon, ondulaient les
rangées de livres sur les rayons de ma bibliothèque.  » C'était ça,
c'est ça que j'avais vu et tant voulu noter, ce flot d'une ampleur,
d'une indépendance, d'un superbe, cette majestueuse ondulation
qui, je le vois à ma montre, apparut environ il y a plus d'un quart
d'heure. Un quart d'heure pour retrouver un phénomène si frappant !
Sur quoi je note trois, quatre mots pour me faire plus tard
ressouvenir de l'ensemble (je l'espère), car maintenant c'est fini,
souvenir rentré dans le noir. Une réflexion m'est venue, m'a
embarqué. À nouveau je me trouve dans le courant. À nouveau avec
mon problème qui est  : «  Que signifie tout cela  ? Qu'est-ce qui
m'arrive ? Qu'est-ce qui m'empêche ? »
C'est stupide, en effet. J'ai l'air de rédiger non pas afin de
m'approcher de la chose à dire, mais afin de m'en éloigner. Ecrivant
avec la plus grande application105, j'aboutis invariablement à côté.
La vitesse, sensiblement augmentée, n'est pas encore extrême.
Le phénomène est ailleurs. Il est en ce que les bouts de phrase ne
vont pas l'un vers l'autre, je ne peux les faire aller l'un vers l'autre,
mots-falaises, unités-falaises, qui ne s'aident pas l'un l'autre, ne
s'unissent pas vraiment. Pourquoi  ? Parce que s'agissant de mots,
s'unir, c'est toujours s'unir en vue de quelque chose (d'une idée, d'un
besoin) qui a empire sur les autres, qui va servir à d'autres, et que
d'autres vont servir. Et c'est toujours quelqu'un qui les fait s'unir, les
fait servir, subordonnant l'un à l'autre, les intégrant à un troisième,
c'est quelqu'un à qui ça plaît, qui y trouve son compte, qui en est
l'auteur, au moins l'arrangeur. Ce «  quelqu'un  », ici, ne peut plus
faire cela. Il voit qu'il conviendrait d'infléchir, de conduire, d'aiguiller,
de préparer, de justifier, d'introduire, etc., tout ce qu'il n'aurait jamais
cru qui entre dans le moindre « exposé », afin qu'il y ait ensemble.
Mais quelqu'un qui présentement sache faire cela, introduire,
rapprocher (car même opposer, c'est unir), éclairer les relations des
idées entre elles… manque. Les éléments restent des unités
debout106. Les liens grammaticaux, d'ailleurs souvent incorrects, ne
doivent pas donner le change. Les liens profonds qui font l'union
réelle manquent parce que manque le penser administrateur
incessamment synthétisant et resynthétisant, le penser qui au cours
de l'écrit envisage à mesure les diverses possibilités de la phrase et
choisit.
Toute pensée, je m'en aperçois, doit, en fonction de la phrase,
constamment être re pensée, re composée.
Le « quelqu'un » d'ici, tout cela à présent est au-dessus de ses
moyens. Le reste s'ensuit. Ne pouvant manier, encore moins peut-il
remanier. Corrections  : impossible. Rendre les interdépendances  :
impossible. Changer de cap  : impossible. Au moins est-ce une
entreprise énorme qu'il lui faut abandonner bien avant la réussite.
Insensé ? Personne n'est plus occupé de sens que lui.
Sur le moment, tandis qu'il écrit, le sens lui est présent, et le sens
dévié par le mot impropre, et le sens que celui-ci eût dû rendre, que
corrigé il pourrait rendre pleinement, mais pendant qu'il cherche les
tournures convenables, après le tracé d'un membre de phrase, ou
vers la fin même de ce tracé, le sens comme en plein vent a disparu,
ou dans une extrême atténuation semble attendre quelque part,
inutilisable. Cependant, une nouvelle réflexion vient (encore un
virage). Lui, aussitôt tout au sens de celle-ci, cesse de se raccorder
aux autres. Leur enchaînement entr'aperçu un instant, lui est
soustrait. Raisonner devient aussi toute une affaire, une affaire
embarrassante, retardatrice107, à relais ratés, aux résultats
fantastiques, ou seulement surprenants, suspects. Il faut souvent y
renoncer, ou renoncer108 à aller jusqu'au bout, afin de n'être pas
malmené109.
Assez parlé de ce qui n'allait pas. Ce qui n'allait pas était l'autre
face de ce qui allait, allait étonnamment, allait grandement, allait
autrement.
Plus aucune pensée n'était quelconque. Toute pensée devenait
régnante, d'un règne vite écourté, règne quand même. Chacune
m'offrait sa présence, sa présence unique. Elle m'en gratifiait. En
quelques instants de «  pose  », elle me montrait sa singularité, son
« à part ». On eût dit une substance, une métasubstance.
Sans être dans un état contemplatif (expérimenté en d'autres cas
et que ma préoccupation actuelle, mon problème eussent suffi à
empêcher) j'en remplissais une des conditions, mais de mauvais
gré, ouvrier, son outil perdu, qui y songe sans arrêt. Je m'en rendais
compte une fois de plus, contrairement au contemplatif l'homme
pensant a du sans-gêne avec les idées. Il les conduit, les éconduit,
les traduit, les va chercher, les reprend, fait des reports (que de
reports  !), les modifie, les définit (autre traitement). Que j'étais loin
de ce travailleur-là !
J'écris de moins en moins. Idées sans prendre parti.
Faute de mener mes pensées, ma présence à mes pensées
m'occupe. Je me vois avoir une pensée. Ce spectacle m'emplit, me
plaît, me suffit.
Cet à-côté de la pensée, qui est notre présence à elle
(habituellement non remarqué en faveur de sa signification qui seule
importe à l'homme actif), se montre, se détache, fait grande
impression, écartant le reste comme le parfum d'une fleur fortement
odorante écarte, fait oublier la recherche des caractères botaniques
qu'on voulait sur elle observer.
Ainsi je passais un temps rare, un temps qui n'avait pas de place
dans le temps commun. J'en recevais, de loin en loin, la preuve
toujours surprenante. Laissant aller mon regard à la fenêtre, comme
machinalement je fais quantité de fois dans la journée et comme
vraisemblablement j'ai dû faire il y a très peu de temps, je m'entends
dire (mentalement, un peu fort tout de même)  : « Ah  ! Feuilles, il y
avait longtemps que je ne vous avais vues. »
Telle est en effet mon impression, comme revenu de voyage
avec un passé plein de choses.
Il ne s'est pourtant passé que des pensées, et pendant peu de
temps, mais des pensées comme des lieux, des salles, des places
où j'aurais été, de façon que, quoique ne me souvenant
pratiquement d'aucune, j'en retenais une impression, du genre de
celles qu'on garde d'un jour à la campagne, non pas à cause d'une
multiplicité qui n'a pas existé, mais par le sentiment du vécu. A ma
fenêtre, à la vue du tilleul et des larges feuilles du paulownia, je me
trouvais comme un émigrant de retour au pays, revenant de
quelques pensées dans lesquelles, passif, j'avais été transplanté.
À partir d'un certain moment (j'avais repris de la pâte), écrire est
devenu de plus en plus difficile, n'a plus été possible.
Interruptions, frappes, chevauchements. Tornades dans l'abstrait.
Et tout à coup je comprends…
Ces mots mal agencés, mal liés, ceux surtout qu'en dernier lieu
j'écrivais, fautifs, de plus en plus impropres, déplacés, incorrects et
(fasciné par ce que je voulais éviter) le contraire parfois de ce que je
voulais dire, mots en attendant mieux (mais rien de mieux n'arrivait),
ces phrases flaches, tournant en rond sans arriver au but, montrés à
n'importe quel lecteur m'eussent fait traiter par lui de minus,
inconscient de son dérangement, de pauvre homme, qui n'a plus ses
esprits. Devenu imbécile en mots, il est vrai que je ne saisissais plus
bien l'ensemble, ce particulier ensemble idées-phrase, mais je
saisissais bien d'autres ensembles, des ensembles que la phrase,
eût-elle été parfaite, ne pouvait pas rendre, inhabituée à ce genre
d'extraordinaire et que l'esprit percevait sans pouvoir s'en emparer.
N'aboutissant qu'à du galimatias, j'aurais passé pour confus, et
coupé du mental, alors qu'au contraire j'étais tout mental, ne vivant
que de mental, intéressé uniquement de mental et même séparé de
tout ce qui n'est pas mental. Cependant le premier venu aux idées,
tout-venant, médiocres et sottes, mais capable de les formuler, m'eût
jugé ainsi.
Je revoyais en éclair ces lettres de malades mentaux qui
m'étaient passées par les mains, minables, pleines de mots
approximatifs ou impropres, de redites, inutiles (aux autres), lettres
qui malgré d'évidents efforts n'arrivaient pas à exposer, à déterminer,
à cerner le sujet, mais tournaient autour, ou plutôt, quoique y
revenant sans cesse, dérivaient et dérapaient à quelque distance du
but, sans jamais l'atteindre, dérangés, mais pas comme on l'entend,
dérangés de leur trajet, de leur marche en avant, dérangés en cours
de route, en pleine et vaine célérité intellectrice, apatrides par le mot.
Comme je les voyais ! Comme j'aurais voulu parler en leur nom !
Ces lettres laborieusement, inutilement en quête d'intelligible et
de clair, mornes, placidement menées malgré les réclamations qui
en étaient souvent l'objet, aux phrases incoordonnées,
désordonnées, répétées sans arriver à en dire davantage, je voyais
tout cela d'un autre œil à présent. Il faudrait, me répétais-je, qu'un
jour, si je retrouve mes moyens, j'arrive à écrire en leur nom à eux.
Faisant retour sur ma propre quiétude en cette heure où j'eusse
paru au moins singulièrement diminué, tandis que je me sentais
plutôt ramené – comment dire ? – au milieu même de mon être, je
me rappelais certains consultants atteints de défauts de mémoration,
de dyslexie, d'astéréo – gnosie avec perte de nombre de
connaissances de leur corps, ou de l'un de leurs deux hémicorps,
qui les faisaient prendre pour de lamentables infirmes. Cependant
(et qui m'avait tellement surpris), on leur voyait maintes fois,
lorsqu'on ne les embarrassait pas avec des tests et qu'ils n'étaient
pas gênés par la présence de parents, une expression placide où se
lisait indifférence et même confort. Sans doute ils n'avaient plus
cette mémoire-là qu'on insistait tant à observer, mais ils ne se
sentaient pas vides de mémoire (il y a tant de mémoires). Il reste
tant de savoirs.
Sauf au moment des examens, ils gardaient une impression de
complétude. Ce qui est si nécessaire dans la vie sociale, quand
cette confrontation avec les autres n'a pas lieu, est secondaire. N'est
pas l'essence, ne diminue pas l'impression d'essence. Combien peu
les déficits selon le psychiatre correspondent au déficit senti par
celui qui les porte en lui.
L'essentiel, ce sans quoi on n'est plus, c'est autre chose. Ces
diminués graves (et aussi des sujets sains au cours d'expériences
« diminuant » certaines facultés et fonctions, les réduisant à rien ou
presque, à qui des spécialistes trouvaient de nombreuses
incapacités) pourvu qu'on les laissât tranquilles, ne se trouvaient
manquer de rien d'important, leur essence intouchée, plus évidente
même – démunis de fonctions qui autrefois les portaient plus au-
dehors.
L'essence  : ce qui reste quand on n'a plus à se baisser, à
s'employer, à fonctionner, à se rendre défini, particulier, petit.
J'avais compris. (Me semblait-il.) Impression pas mince,
excitante, réjouissante. Mais au lieu que dans la vie habituelle, ce
qui réjouit l'esprit vient aussi réjouir le corps, et (au moins un peu)
animer la respiration et le cœur, exciter les glandes, réchauffer la
poitrine, ceci restait dans le mental.
Au lieu d'entrer dans le circuit-vie, elle restait dans le mental, y
déclenchant par sa pression une violente animation. D'un coup il y
eut spectacle. Ce fut comme si en vision intérieure j'étais mis
soudain en présence d'une grande, très grande sphère. Avec ses
deux pôles. Chacun de ces pôles, toute tension, toute énergie,
éclairait deux compréhensions.
Deux systèmes, deux modes.
Un pôle, son mot générateur (d'affluents) était «  explication  ».
L'autre pôle, son mot générateur, c'était « c'est ça ».
Explication appelait les siens.
C'est ça appelait les siens. Appelait, ralliait, émettait, faisait
surgir, expulsait.
Les pôles à toute vitesse, magnétiquement, se les lançaient l'un
à l'autre, paons mâles faisant la roue, s'opposant, opposant leurs
avantages, leurs homologues.
Parallèlement ou plutôt diagonalement et en marge, des aperçus
sans cesse apparaissaient, des significations vivement
démultipliées, renvoyant à des significations inattendues, lointaines,
à une autre profondeur, à des profondeurs reportant à des origines,
à des coulisses de la signification de plus en plus reculées, de plus
en plus dérobées, folle sémantique de dérivés toujours en dérivation
et en au-delà. Parfois un pôle était plus en action, puis s'atténuait,
perdait de la force, tandis que l'autre agissant à fond dardait ses
armes, ou plutôt les éléments de son système de vocables et
d'explications. Pendant ce temps le premier était plus en repos, mais
un repos tendu, électrique et qui ne durait pas, laissant bientôt les
deux se mesurer à nouveau presque à égalité.
De rôle actif, je ne paraissais pas en avoir, je suivais.
Ainsi le pôle «  c'est ça  » et le pôle «  explication  », aveugles à
leur identité foncière, se jetaient spectaculairement l'un à l'autre
leurs dissemblances qui n'étaient que des ressemblances
divergentes, raison de leur tonus, en présence de moi, le spectateur,
qui certes n'en paraissais pas l'auteur, ni d'aucun des deux le
«  supporter  ». J'étais ébahi, émerveillé. J'assistais. J'étais dans la
salle.
Fête baroque, moins loin peut-être de l'action mentale normale
qu'on ne pense. Extraordinaire, fait d'un presque ordinaire, mais à
l'état d'apparition. N'étaient-ce pas, visualisés par surprise, ces
« champs de force créés dans l'imagination par le rapprochement de
deux images différentes » dont parle110 un auteur, sauf qu'il s'agit ici
de mots-idées et de la tension de leur opposition qui précède une
conclusion et ne se résout pas avant étalage préalable des aspects.
Même les ressemblances avant de faire la paix (pas
nécessairement, pas simplement une synthèse) doivent, semble-t-il,
montrer leurs antithèses, les dynamiques pulsions de leur
opposition.
Mais ces mots, si subalternes (vraisemblablement prononcés
dans mon inconscient), puis visualisés, mis en action dans ce
sauvage cinéma-minute, était-ce important à l'in – tellection  ? Non,
sans doute. Ce fut un mauvais point de départ. Était-ce fatal ? Il était
fatal qu'il y eût emploi immédiat de l'extrême tension intérieure.
Branle-bas. Dans ces cas, le baroque toujours l'emporte et les «  à
propos de  » plutôt que le principal, qui veillant de loin, dissimulé,
cependant présent, semble vouloir devenir ésotérique.
C'était en tout cas un de ces prodigieux « à côté » mentaux, peu
utiles pour les relations avec les autres, car incommunicables, dont
on peut être sûr que la tête de beaucoup d'aliénés est pleine. Portée
à son maximum, envers de merveilles et d'extravagances indicibles,
qu'ils ne peuvent rendre, cette incommunicabilité est à l'origine sans
doute de l'attitude de nombre d'entre eux et la source d'une grande
souffrance pour les schizophrènes, ceux-ci étant plus que d'autres
malades mentaux, loin, malgré leurs déficits, de se sentir
d'intelligence moindre que leur incompréhensif entourage, qui a
barre sur eux.
Puis des images en mon imagination se sont mises à passer,
vives, gratuites (?) au mystère impossible à percer. Vite, de plus en
plus vite. Puis extrêmement vite.
Alors que les premières n'étaient que singulières mais aux
formes naturelles, à partir d'un certain moment, c'est comme si elles
avaient reçu un ordre  : «  Allez. A la modification  !  » Et pas très
heureuses les modifications, pas de celles qui répondraient à un
remaniement intéressant qui s'impose ou qui peut se défendre.
Pendant le défilé à grande vitesse de ces images extrêmement
inhabituelles et telles que c'est vraiment alors qu'il eût fallu me
mettre à noter, au moins mentalement, au moins quelques-unes,
c'était impossible, catégoriquement impossible. Je le sentais. Pas
d'empreinte. Dès que l'une était passée, elle était dans le néant,
n'ayant rien laissé après elle, ni dans les deux ou dix secondes de la
mémoire « immédiate », ni pendant la moindre fraction de seconde,
même pas à l'état le plus atténué. Aucune durée. Cela passait
devant moi sans que je m'en empare, sans que je pusse m'en
emparer. D'aucune façon. Je ne me confrontais ni ne confrontais
rien avec aucune. Non-fixation absolue. Plus c'était prodigieux, plus
c'était rigoureusement infixable.
Ma vision intérieure, pour claire qu'elle fût, je la sentais manquer
de quelque chose.
En temps ordinaire, j'ai toujours (tout le monde l'a) un continuum
qui fait face à l'image, à l'idée en présence de quoi elles défilent111 et
qui sans nécessairement entrer en lutte avec, est éprouvé,
impressionné, faisant songer à un ruban élastique, modifié
incessamment, incessamment se reformant, à peu de chose près,
ce peu de chose étant important, étant marque reçue. Ruban,
courant, résistance ou bien autre chose (substance chimique,
assises de molécules d'A.R.N.112), ce continuum élastique, qui
normalement sous-tend toute vigilance, était absent. Je n'étais pas
marqué après passage. Rien de ce qui doit être marqué n'était
marqué. Rien n'était engrammé. Ce X tensionnel qui se maintient
face à l'image (et aussi face à toute perception) n'était plus. Je
percevais, et fort, mais la place après passage restait vacante.
Vision venait. Je ne privilégiais aucune image. Ni ne pouvais
intercaler rien, ni réflexion, ni une autre image associée. À cause de
la vitesse113  ? Pas seulement. À cause du manque d'appréciation,
de participation114. Elles passaient inqualifiées. Je ne fixais
absolument pas, savais à chaque instant que je ne fixais pas. Il n'y
avait pas rétention. Il n'y aurait pas mémoration.
Y songeant plus tard, tout cela s'était passé avec quelque chose
d'un mythe, d'une fable, où l'homme le plus comblé du monde, le
plus riche est, l'instant d'après, le plus pauvre, le plus « sans rien ».
Parfait panier percé. Dilapidant dans l'instant les cadeaux
immérités. Automatiquement ! Mais cela existe-t-il, l'absolue perte ?
Peut-être qu'un jour, comme ces hommes ivres qui après l'ivresse
ont oublié tout ce qui leur est arrivé pendant, mais qui, à la
prochaine, retrouvent le souvenir et reconnaissent les compagnons
d'ivresse qu'étant sobres ils ne «  remettaient  » pas115… Dans le
vaste organisme qu'est un être humain toujours reste une zone qui
veille, qui recueille, qui amasse, qui a appris, qui sait116 maintenant,
qui sait autrement.
Retrouver ce savoir.
III

A. – INTIMES, INCESSANTES

ALIÉNATIONS

Agitation diffuse.
Difficulté de penser.
De penser suivant ma pente précédente, selon le point de vue
que j'avais… que je suis amené à abandonner. Je suis violenté par
un courant jusqu'à ce que mes pensées aillent avec ce « je ne sais
quoi  » d'hyperactif, de torrentiel, de précipité, que je sens dévaler,
passages qui me forcent. Là-dessus alignées, les voilà devenues
outrées. Des idées, qu'il y a seulement une heure j'eusse, à n'en pas
douter, trouvées fausses et à rejeter, me conviennent à présent,
mieux adaptées que les précédentes qui deviennent gênantes,
vides, insipides.
Dans mon état, d'une bizarre, locale, insidieuse, cryptique
surtension, ce sont les immodérées qui vont le mieux avec cet état
immodéré tout au fond de moi, qui vit, qui s'est éveillé, qui est en
agitation. Idées fausses, par harmonisation. Idées qui, sans que je
m'en mêle, ne se retiennent plus, aspirent à la transgression.
De quoi ? De n'importe quoi, de toute règle qui se présentera et
de la première de toutes, qui est qu'une pensée doit tenir compte
des autres, sans quoi on aboutit à l'utopie, à l'erreur, à l'absurde.
Mon écriture se met à [onduler].
Il ne s'agit pas ici d'une outrance enthousiasmante, chaleureuse
ou verbale, mais d'une outrance purement, mentalement outrance.
Idées fausses. Idées froides. Idées folles.
Autre affaire  : je n'arrive plus à voir clairement quand une idée
s'oppose réellement à une autre. Me vient une tendance à les
trouver égales, alors que souvent elles devraient être carrément
différentes, parfois le contraire l'une de l'autre. Idées emportées
dans un certain mouvement qui les fait aller également, là où à un
niveau autre que celui des significations et par une sorte de co-
battements, d'ondulation commune, elles se trouvent appariées,
parallé – lisées (sans que je le veuille ou le désire) et où, malgré
leurs différences, qui dès lors deviennent insignifiantes, elles
demeurent attelées ensemble – presque pareilles, au même
diapason. C'est beaucoup plus que cela, et se réalise malgré ma
raison pas tout à fait écartée, et malgré les raisons qu'il y aurait à
refuser cet appariement, cette tendancieuse unification, cette
identification injustifiée. Et j'accepte  ? Pas tout le temps. Quoique
assez amorti, et à l'arrière-plan, il subsiste en moi un certain
désaccord à me laisser mener ainsi et à voir mes idées conduites à
une identité que je sais, au moins pour certaines, ne pas pouvoir
exister réellement, et qui est comme un tour qui m'est joué, et à quoi
de temps à autre je me décide à mettre fin.
Voici comment je m'y prends : opération en deux temps.
D'abord, en faisant un retour précipité en arrière vers le moment
de la première apparition des idées en question, avant donc qu'elles
aient été «  frauduleusement  » égalisées. de retour en arrière est
incommode, inconfortable et je n'arrive pas entièrement à mes fins,
c'est-à-dire à les voir aussi opposées que vraisemblablement elles
m'eussent apparu autrefois. Elles continuent à faire partie de
quelque chose, comme d'un mécanisme (et non pas d'une idée plus
vaste qui les engloberait toutes deux), si bien que je ne peux voir
clairement où réside leur différence, différence qui de toute façon ne
m'importe plus, n'entre plus en ligne de compte.
Il faudrait davantage, il faudrait que je puisse les examiner à part
pour m'assurer qu'il est bien vrai qu'il y a une différence, et notable.
Mais comment  ? Le convoi des égales, des égalisées, des
égalisantes continue et ne se disloque pas. Cependant, le moment
est venu d'agir. Arrivé là, je fais donc un effort nouveau, dur, qui me
coûte. Il faut que je la voie, cette différence qui sûrement existe.
Alors, avec une sorte de déclic psychique, s'accomplit l'opération et
l'effort reçoit sa récompense. Je constate qu'il y a effectivement une
différence, mais je n'arrive pas à la re-sentir, seulement à la
remarquer grâce à ce surcroît soudain d'attention qui presque me
désarçonne.
Bientôt comme, besogne faite, je me délasse, il semble que
pareillement la vérité trouvée, comme une personne, elle aussi, se
délasse, et revient à l'erreur, à l'erreur fatale omniprésente, à
l'excessif et à l'exorbitant, et les idées, précédemment reconnues
opposées, reviennent à une scandaleuse identité « forcée ». Je les
vois à nouveau se laisser aller à leur fausse ressemblance plus forte
que tout, que ma volonté n'a pu que brièvement interrompre. Tout
serait à refaire117.
Tiens, attitude différente vis-à-vis du mot, mot en tant que
matière à parcourir, à écrire, à tracer. Un mot – on le sait – s'écrit en
plusieurs parcours, par groupes de deux, trois, quatre, cinq lettres ou
davantage. En chaque individu, invariable. C'est sa portée, comme il
a son pas, sa portée, de trois, quatre, cinq lettres à la fois.
Une personnalité est faite de cela aussi, de ce calibre, de sa
façon de composer, c'est-à-dire de décomposer les mots.
Mental et musculaire, mon parcours est changé. J'embrasse plus
de lettres à la fois, mon enjambée est plus considérable, j'en écris
plus d'une traite sans lever la plume, je vois mieux d'un coup d'œil
ce qui peut se parcourir d'un parcours sans halte. « Ce n'est rien »,
dira-t-on. Voire  ! C'est un des traits de caractère qui permet de
reconnaître quelqu'un ; qui permet de se reconnaître. Avant d'écrire,
il y a une façon à soi d'envisager le découpage à faire (on a son
style de « découpage »), le nombre de lettres à écrire, le rythme. À
ces manifestations modifiées, je vois que je ne suis plus le même.
Un autre type d'homme se révèle à moi, et en moi. Changement qui
va sans nul doute avec une certaine ampleur, et une nouvelle
assurance (?) « de caractère ».
Mais bientôt le phénomène sans doute trop surveillé, devenu
conscient, s'atténue, contrarié, et brusquement cesse, mon écriture
faisant retour à son type.
Dommage, je me sentais entreprendre autrement la vie. Je
pensais en effet que ce changement durerait, au moins quelque
temps.
Feuilletant une revue illustrée, ce qui plusieurs fois m'attire et ne
devrait pas avoir d'intérêt et n'en eut jamais : une réclame de tissus.
Ce qui m'attire là inexplicablement et enfin me retient pour de
bon, me fascine et toujours nouvellement me sollicite, ce sont,
étalées sur une double page, qui pour moi devient énorme, les
mailles, les surabondantes, parallèles, incomptables mailles toutes
égales d'un tricot de laine, en couleur (une couleur unie). La
juxtaposition d'innombrables mailles égales, égales et pareilles,
s'accorde d'un accord incroyable à je ne sais quoi en moi
d'innombrable aussi, de perpétuel ou plutôt de perpétualisant. De
diversité, je n'ai pas besoin. Pas de place en moi pour les formes en
ce moment où elles ne peuvent me faire qu'ennui, amoindrissement,
opposition, restriction, empêchement de jouissance. Non,
décidément, je ne verrai que plus tard pour un instant et avec
déplaisir que cela constitue un pull-over dont je ne veux pas, qui me
disconvient, et je retourne aux mailles sans fin et comme sans raison
que leur destination utilitaire voudrait restreindre. À bas les formes,
je ne suis pas de cœur avec elles, je n'en veux plus. Je ne les
accompagne plus.
Ce qui, innombrable, se continue, se juxtapose, se répète, voilà à
quoi j'ai affaire et tiens à avoir affaire. Si modeste qu'en soit la
nature, c'est suffisant pour que mon esprit circule dessus, s'en sente
renforcé, nourriture et tremplin et thème et compagnon et immensité
(oui !) et Dieu sait quoi encore.
Une certaine réjouissance optique aussi ? Oui, si l'on comprend
bien qu'elle va avec inondation et continuation à perte de vue. Suis-
je aussi mentalement touché par cela comme représentation,
symbolique et texture de l'univers ? Peut être. Peut-être.
Une sorte d'imagination tactile non ordinaire, faite de saturation,
par une indéfinie répétition du similaire… peut – être aussi.
Sans y être tout à fait, sans faire le saut, je suis également plus
prêt que je ne le fus jamais à prendre goût à la science des
nombres, dont je fus toujours fortement et agressivement éloigné. Je
comprendrais même leur fascination.
La façon dont en ce moment je me les représente, notamment
les nombres en progression arithmétique, cette allure d'inhumaine
marche en avant, dangereuse, inarrê – table, aux suites
vertigineuses, m'avertit que quelque chose se passe en moi, qui
peut laisser des traces, pour être un jour – qui sait  ? – le point de
départ d'un inattendu renouveau…
Dans une revue, la photo d'un inconnu. Photo traversée, je suis
nez à nez avec cet homme. Nous sommes ensemble. Non, nous
venons d'avoir été ensemble (je viens d'écarter sa photo), et en
quelques instants, aussi vite qu'il s'installe devant moi, il a reculé
dans le passé, loin, loin. Mais dans les trente secondes que nous
fûmes ensemble, cet homme m'était devenu familier, au point qu'un
après-midi entier ne me l'aurait pas rendu plus proche. À présent, je
me sens gêné, déshonoré de m'être commis avec lui, comme celui
qui se souvient d'avoir eu d'inavouables fréquentations. Après une
seule demi – minute  ! J'essaie d'avaler ma honte. Et qui était donc
cet individu ? Dans mes notes déjà anciennes, je n'en retrouve pas
la description. Un individu quelconque, pas pour moi, carré, boucher,
représentant, la prose même de l'existence. Type pycnique.
Je vais avaler un verre d'eau. Ai-je un peu tourné la tête  ? Je
sursaute violemment. Sur ma droite… une présence insolite. Je ne
m'attendais pas à trouver là une masse aussi considérable… Mais
ce n'est là qu'un objet, un objet inanimé !
Dans l'état où je suis, je ne commence pas par donner de
l'inanimé à quoi que ce soit, je peux seulement finir par là. Possédé
d'animé, de l'extrême, de l'infernal animé qui me possède, je ne
peux prêter que de l'animé, cet extrême animé dont le trop-plein
m'affole, et que je vais et qu'il me faut déverser sur tout inattendu qui
se montre à ma vue. Objet, c'est présence, présence avant tout, et
de présence, quel mouvement fou ne peut-on attendre ?
Puis, voyant que j'ai affaire seulement à une carafe… Bon.
Qu'elle reste  ! Le savoir selon quoi cela, en tant que carafe, est
inoffensif ne m'a pas abandonné. Mais l'émotion qui m'a donné ce
choc ne m'a pas non plus abandonné.
J'étais allé dans la cuisine. Je rentre dans la salle à manger.
Tiens, une fille  ; jeunette, assise toute droite sur une chaise,
attendant.
Il ne me faut pas beaucoup de temps pour corriger l'erreur. C'est
mon imperméable plié, qui se trouve sur la chaise, dans une attitude,
il est vrai, qui a de la grâce et le naturel d'une fille mince et jeune.
Ayant oublié quelque chose, je retourne à la cuisine, et reviens.
Ayant encore oublié quelque chose, j'y retourne, puis reviens et
chaque fois que je passe devant la chaise « occupée », j'oublie que
j'ai déjà décidé que ce n'était pas une fille, mais un imperméable.
Néanmoins, c'est devant une «  fille  » que je passe et repasse et
c'est en présence d'une fille que je fais ceci et pas cela dans la salle
à manger. Obligé de sortir à nouveau pour réparer un oubli de plus,
j'aimerais ne plus la retrouver à ma rentrée dans la pièce ; mais elle
est toujours là, et Cette fois, c'est mon frère, adolescent, qui en mon
corps, avec mes jambes, passe devant elle !
Je me sens tout chose. Inquiétant, car si au lieu d'une fille qui se
tient bien tranquille, j'avais affaire à une présence forte !
Me suis-je, sans le savoir, irrité de ma passivité ?
Apercevant soudain sur la table une petite tête vivante, emporté
par une impulsion je lui tords le cou. En moins de deux je broie et
arrache la tête, qui se trouve ensuite n'êtrc que les restes d'un
papier froissé qui enveloppait un paquet de petits-beurre. Restent un
papier blanc gaufré et un papier d'argent, déchirés… mais auxquels
après peu de temps il ne manque pas grand-chose pour redevenir
vivants et inquiétants. Curieux tout de même comme je lui ai fait son
affaire, à cette personne. Très inattendu. Sans doute, c'était un
empaquetage pour biscuits. Ce n'était pas que cela, je le sais fort
bien. C'était aussi un être gênant, agaçant, faussement tranquille,
capable d'on ne pouvait savoir quoi.
Ce retour en arrière n'arrange rien. Attitude à dépasser. D'ailleurs
c'est l'avenir qui m'inquiète. Le fait certain. Je ne suis plus maître de
la situation. Signe que je connais bien  : lorsqu'on n'arrive plus à
empêcher les choses, les objets, les morceaux d'objets d'être des
visages, des hommes, des êtres  ; ou encore des bustes ou des
masques, qui attendent, qui vont prendre vie.
Tout ça me disloque. Je veux me rafraîchir. Je prends dans une
corbeille à fruits une mandarine, la pèle grossièrement avec les
doigts. Quelqu'un me regarde dans une glace en face de moi. Ce
n'est pas possible, il n'y a qu'un mur nu en face de moi. Derrière moi
une glace, mais qui ne se présenterait pas ainsi, même si je me
retournais.
Les tendances à s'animer, à devenir être vivant, de toutes parts
augmentent.
Les morceaux inégaux de la pelure de mandarine sur une
assiette ont quelque chose, j'en suis sûr, qui va finir en femme. Je
m'efforce de ne plus songer à y poser les regards. En face de moi,
presque un clochard. Comment «  presque  »  ? C'est ainsi. Un pré-
être, un « tout près d'être ». J'entends une réflexion dans la pièce, et
je me retourne vers la troisième pelure que, cette fois, je ne peux
empêcher de devenir femme.
C'en est trop. Il faut que je m'en aille, que je sorte. La marche,
c'est peut-être contre-indiqué. On verra. Le fauteuil dans l'entrée, il y
a de la présence118 dans ce fauteuil. Je passe outre. Je sors.
Je descends les marches de l'escalier. Puis un temps vide, long.
Où suis-je  ? Le début de la rue est une falaise. Je fais encore
quelques pas… Une falaise dans Paris ? Sans que je l'aie su ? On
me l'aura dit et je n'aurai pas fait attention. Tout de même, une
falaise ! Il faudra s'informer plus tard, vérifier.
Et ainsi quantité de choses auxquelles je dois réfléchir, et qu'il
faudra essayer de tirer au clair…
Dès maintenant j'essaie pour plus de netteté de mentalement
formuler quelques questions. Cela ne va pas loin.
J'entends qu'on répète mes paroles intérieures, syllabes par
syllabes, à toute allure.
Ridicule et ridiculisant. Contrariant119.
Mes gestes, certains de mes gestes, je les vois intérieurement et
les ressens comme suivis, doublés aussi de nombreux petits gestes
intérieurs, rapides, miniaturisés et… si je peux dire, en deuxième
rang.
Encombré, très encombré.
Arrivé chez moi je prends quelques notes, et je m'aperçois qu'à
ma place une fille, de sa main fine, écrit mes remarques. Peut-être
qu'une scription plus égale m'a mis sur le chemin de cette illusion,
par la ressemblance qu'elle peut avoir (de bien loin !) avec certaines
jeunes écritures peu personnalisées, obéissantes, soumises. Ou ma
main me paraissant plus mince et pâle que d'habitude a-t-elle fait
songer à une main féminine ?
Je viens de prendre un calmant, une capsule de «  librium  ».
Pourquoi  ? C'est que mon hallucinogène est vraiment assez
secouant, dérangeur, et d'une action qui m'a l'air de durer
longtemps.
Justement, des effets violents seront plus curieux à observer.
Sans doute. Je ne dois pas être dans un jour assez entreprenant.
Serait-ce de la lâcheté  ? Si tel est le cas, je me dis, pour me la
masquer, qu'avant tout je veux observer, tandis que, renversé,
conscience disparaissant, je perdrais tout. Occasion aussi
d'apprendre si ce calmant a une action anti-drogue.
N'empêche, je ne dois pas penser grand bien de moi en ce
moment. « Moi » m'a déçu.
Tension augmente. J'entends quelques gros mots en espagnol
ou en portugais.
Ça tape fort.
Pas bien efficace jusqu'à présent, le « librium ».
Je lutte contre des voix. Encombrantes, migraineuses.
Courte accalmie… durant laquelle il me souvient maintenant
qu'on m'a téléphoné  ; la sonnerie du téléphone a retenti tout un
temps sans que je réponde. C'est maintenant seulement que je
remarque que je confondais la sonnerie avec et dans la masse des
bruits, voix et impressions illusoires qui m'assaillaient.
Je veux à nouveau écrire. L'impression qu'on me regarde faire,
peut-être avec un rien d'impertinence. C'est que depuis cette prise
de « librium », je ne suis probablement plus le même. Mon « moi »
est atteint, qui n'a pas été à la hauteur. Conduite pusillanime qui
prêtait à la raillerie. On pouvait attendre mieux de lui. C'est pourquoi,
sans dire pourtant que les petits rires gamins et railleurs (?) que
j'entends me sont adressés, ils répondent à la situation. Il était
ridicule de prendre tant de précautions et maintenant ce rire se
manifeste. Ce qui a donné lieu à rire va, par l'opération de
théâtralisation commune en ces états, faire entendre le rire lui-
même. Dès lors, sans être intentionnels (comme un délirant le
croirait), ces rires n'en sont pas moins là à leur place. Ils
s'appliquent, suscités par ce qui a été mon attitude et par ma gêne
présente, celle de quelqu'un… dont on pourrait rire si on savait
que…, etc.
Librium décidément à déconseiller. Aucune action. Il m'a
seulement mis dans une situation fausse.
Altéré (par quoi ?), je bois à longues gorgées. Puis reste à table,
ne sachant quel parti prendre, le verre en face de moi. Offensive des
choses commence, recommence. Le verre veut me boire.
Les raisins secs, le tube de colle m'observent, ou vont
m'observer…
Difficulté avec l'écriture. Je laisse tomber le stylo pour en
chercher un autre. Il y en a plusieurs et des pointes bic et plutôt deux
qu'un et plutôt trois que deux, sur ma table de chevet à côté de moi.
Ma conscience n'arrive pas à s'emparer de ce que je vois, mon
œil distingue, mais mon intellect laisse le tout ensemble, tarde à
individualiser l'un après l'autre les éléments du spectacle, à
reconnaître les objets. Ce lui est une charge, d'avoir à les
appréhender successivement et vite avec leurs attributs, leur
fonction, leur signification. À les identifier. Je pioche sur cette table
pour marquer à part la chose grise (la gomme) dont je n'ai pas
besoin, l'objet blanc et plat (le bloc), pas besoin, la tige rouge
côtelée (le crayon rouge), pas besoin.
Tous ces rapports que j'ai à me faire, quelle fatigue ! Ah enfin, j'ai
ce qu'il me faut sous la main. En avant. J'écris vivement un mot.
C'est lui, et ce n'est pas lui. Je vois que ce n'est pas lui. J'ai dû me
tromper de lettres. Mais à quel endroit  ? Ça ne se présente pas
comme ça devrait. Je vois qu'il s'en faut de beaucoup que ce soit le
mot, mais je n'arrive pas à distinguer, à trouver dans ce qui
globalement se présente de travers le lieu précis des fautes.
Pourtant, je ne veux pas partir d'une base de départ si défectueuse.
Enfin, ça s'éclaire.
Le mot, ressemblant à la fois et dissemblant, est redevenu après
tâtonnements et déplacement de lettres, le mot exact – et
«  ddéficille  » devient après recherches laborieuses, un «  difficile  »
ordinaire.
Il se passe trop de choses autour de moi. Le soir est venu. Des
lampes ont été allumées. Pas trop. Suffisamment. Comme
d'habitude.
Je vois venir vers moi des mains vengeresses. Elles s'agitent,
menaçantes.
Pleines, archipleines d'énergie, d'opposition.
Par saccades elles se tendent, s'avancent, me désignent, me
visent avec indignation.
Ardentes, affolantes, intolérables, sans cesse se reprenant et se
tendant à nouveau vers moi.
Ce groupe, qui m'en veut tellement, ne me laisse pas de répit.
Fasciné d'abord, je fais ensuite ce que je peux pour ne plus les
voir, et me soustraire aux mains, et aux accusateurs. Mais je les
rencontre, sur ma droite, tantôt ici tantôt là. Il m'est difficile de me
distraire et de faire comme s'il n'y avait pas en train cette furieuse et
enragée accusation contre moi.
Pas commode.
Y étant arrivé (pas complètement, pas tout le temps), récupérant
petit à petit, point par point, mon « moi » normal, mon moi d'avant,
des réflexions commencent à me venir. Des envies de saisir, de
mieux les observer, ces ennemis, pour savoir ce qu'ils font
exactement, de quoi ils ont l'air.
D'entrée j'ai été désaffermi, rejeté, bousculé, à les voir si
attaquants, si furieux, et revenant sans cesse à la charge, et toujours
aussi violents, et hostiles – presque enragés. (Ils devaient bien avoir
une raison. Laquelle ?)
Enfin, il faut les observer – accepter qu'ils reviennent.
Soit. À l'instant, comme arrachés du noir par un fil élastique, les
voilà remis en place, et de nouveau à faire les indignés, à me
poursuivre de gestes et sans doute d'imprécations, mais que je
n'entends pas. A nouveau je subis le choc, et mes forces sont
entamées. Mais le répit m'a permis de comprendre qu'il fallait coûte
que coûte observer. M'en tenir là. Pas flancher.
Et alors je commence – non pas tant à les mieux voir – (ce n'est
jamais qu'un groupe aux éléments peu séparables, non identifiables)
mais – ce qui m'avait échappé – à observer leur style, un style qui
donne à penser.
Ces mains acharnées, ces bras tendus violemment, ces
menaces, c'est en somme d'un type peu naturel, et plutôt comme on
menace dans l'opéra italien, ou dans certains grands tableaux
romantiques à sujet historique. Ce sont des mains pour être vues
menaçantes, mains types pour spectacle de menace, pas des mains
qui voudraient, moi, me menacer. À coup sûr, elles vont dans ma
direction ou à peu près, mais très théâtrales, trop théâtrales pour
convenir à ma simple personne, pour s'adresser efficacement à
quelqu'un comme moi. Me maudire en cadence avec des gestes si
excessifs, si éloquents, s'être mis en groupe (groupe bien formé,
bien réussi, trop réussi) pour me poursuivre de malédictions… c'est
beaucoup. Sans doute, j'ai d'abord été atterré.
Maintenant je remarque qu'ils ne sont pas convaincants. Ces
superbes attitudes mélodramatiques, pour s'adresser à moi et me
convaincre de vilenies… Je devrais être surpris d'avoir marché. Le
vrai problème c'est que j'ai marché. Je dois obscurément le sentir
mais je ne le saisis pas encore. Par contre, je vois plus clairement
les imperfections du groupe qui me poursuit. On dirait un groupe
animé n'ayant qu'une ou plutôt deux attitudes. Et indubitablement
l'attitude de menace et celle d'indignation, d'hostilité. En cadence, et
sans se rapprocher. Ne me laissant pas souffler. Me poursuivant,
tantôt plus à droite, tantôt plus vers le centre, me chassant… sans
me chasser.
Être persécuté, cela ne se produit que si l'on se laisse juger par
autrui, par un « sur-moi » fait d'autrui. Il y a longtemps que je refuse
ce droit à autrui. Qu'est-ce qu'ils savent donc, ces jugeurs  ?
Pourtant, « poursuivi », c'est comme « persécuté ». Qu'est-ce qui se
passe  ? Je sens bien que je ne suis pas si intégralement moi que
d'habitude, et qu'il ne s'agit plus seulement du fait d'avoir lâchement
(?) pris du « librium ».
Peut-être même que je me sens « pas en règle ». Sans avoir fait
une promesse formelle de ne plus jamais prendre un hallucinogène,
j'ai, pour tranquilliser quelqu'un qui m'est cher, montré que c'est tout
à fait dépassé, et que pratiquement je n'en prends plus. Quoiqu'il n'y
ait pas eu d'engagement… Il reste que je me fais peut-être des
reproches vis-à-vis d'elle qui elle ne m'en ferait pas réellement, étant
trop délicate, y puiserait quelque inquiétude. En son nom, j'ai dû
m'en faire, c'est-à-dire m'en tourmenter, c'est-à-dire me poursuivre
de reproches, car c'est toujours plusieurs les reproches. Plusieurs
aspects, plusieurs façons, et il y eut… poursuite. Du danger de
n'être pas irréprochable. J'ai donc vu des mains, les mains qui me
poursuivent, persécutrices. La folie haschichine, comme la folie
naturelle, est tout de suite aux excès, aux attitudes dramatiques, au
mélodrame, surexcitée, expressionniste.
Me sentant vaguement répréhensible, j'en ai fait la
théâtralisation.
Ne jamais prendre de drogue quand on se sent en défaut.
La persécution suivra. Elle est la théâtralisation de
l'autoréprimande.
Il n'est pas sot de dire que c'est l'hallucination qui rend fou et non
pas la folie qui donne l'hallucination, c'est le spectacle dramatisé et
très actualisé, réalisé, affolant et ne vous lâchant pas qui rend fou
celui qui n'avait que de vagues choses à se reprocher, et peut-être
même ne le savait pas. Le spectacle formidable et incessant affole
celui qui sans cela tenait le coup120.
Assez réfléchi. Le spectacle m'avait accablé. J'ai défait son mal.
Je n'en sors toutefois pas indemne.
Fatigue en tout genre.
Les alentours deviennent diversement chargés. Trop chargés.
Les choses naturelles deviennent difficiles à remarquer.
Remarquer, ce n'est pas seulement percevoir. C'est prendre un
cliché, pas seulement visuel, un cliché mental. Davantage. C'est
avoir une attitude vis-à-vis de lui, une fois compris.
Trop de vie dans le voisinage.
Carrefours de perplexité.
Elle était donc forte après tout, cette dose, son effet toujours là
qui ne diminue pas.
Bon. Faut encaisser.
Allées et venues, dans le couloir, d'une pièce à l'autre. Où que ce
soit, en tout, je me trouve « en diagonale ».
En quel endroit du monde suis-je en même temps qu'ici ?
Visions121.

B. – AUTRES PASSAGES ALIÉNATEURS

Le silence commence à muer.


Autour de moi quelque chose, d'extrême, de fin, de pas
définissable, petit balayage en tous sens et qui se rapproche. Dans
le voisinage une multitude avance.
En bruissements, comme il en émane d'une maisonnée, la
chambre solitaire s'est changée.
Mots qui prennent une valeur extrême. Présentement, le mot
« milliers ».
Dans une revue de voyage ouverte sur la table, une fille sur une
pente neigeuse glisse. Tiens, c'est moi qui suis là, qui glisse. Non,
c'est elle en moi, maintenant c'est moi en clic.
Je ne puis stabiliser la situation. Je suis la montagne, puis la
pente, puis seulement «  descendre  ». Constamment entraîné en
passages mystifiants, où je ne peux garder ce qui est mien, où ne se
maintient pas ce qui revient à chacun, ce qui appartient à elle, au
lieu, à la réunion, glissade entraîneuse qui fait que je chute entre
mes repères, me retenant mal, peu, tantôt dans la fille, tantôt dans la
neige, tantôt dans le froid et la vitesse, sans appartenance et eux
aussi, sans pouvoir garder leurs attributs et leur individualité qui
s'écoule et se disperse sans possesseur décidé.
Quelque chose en ma tête s'ouvre à la Connaissance.
Quelque chose de nouveau. Une zone s'éveille pour la première
fois.
Devant de l'admirable j'admire moins, je me laisse davantage
parcourir par.
Sans bouger, je ressens plutôt.
Je m'enfonce dans le «  sentir  », sans m'interrompre par de
l'admiration, par de l'approbation. Je continue à descendre dans le
sentir.
Plaisir de s'ouvrir à la compréhension. Pensées éclairées,
embrasées, comme détachées de la Vérité.
Suis traité par les ondes bonnes. Je reçois la douche illu –
minatrice.
Sûrement, à l'avenir, je comprendrai mieux.
La chambre change, change encore. Un mur s'y met. Un jardin
inconnu, qui semble aussitôt très connu, un grand jardin est à mes
pieds. Je suis sur une terrasse. Comment cela est-il possible  ? Et
tout si naturel, si inempêchable…
Voilà bien six fois que ma chambre a changé122, et totalement,
en une heure ou une demi-heure.
Ce qui se passe, ce qui se montre n'utilise en rien la
configuration de ma chambre, ce n'est pas une illusion visuelle, qui
part d'un fauteuil qui vaguement ressemblerait à une souche123, ou
d'un tapis qui ressemblerait au sol d'une allée, non, en plein milieu
de ma chambre s'élève un mur, là où il n'y avait rien, pas même une
pantoufle ou un pot, et rien ne préparait dans les murs ou
l'ameublement l'arrivée d'une terrasse, d'une grande terrasse, à ciel
ouvert, où l'on cause sans s'occuper de moi.
Les lieux les moins faits pour faire illusion, la bibliothèque et les
radiateurs, s'ouvrent, et de grandes perspectives n'ont aucun mal à
traverser les boiseries, à prendre la place de ma chambre qui
s'absente proportionnellement et que je n'arrive pas à faire
demeurer. D'autres lieux s'imposent, malgré moi l'envahissent,
l'annulent. Je ne m'en réjouis guère. Je ne peux sous-estimer que
c'est par la défaite de ce qui m'entoure qu'ils sont ici.
Ne pouvant l'empêcher, je me lève et vais dans le couloir.
N'y suis pas longtemps. Les forces qu'on croit grandes, on est
parfois vite au bout. Je vais aller de nouveau m'étendre, au moins
m'asseoir.
Bien. Rentrons. Mais la porte résiste. La porte est fermée de
l'intérieur. Quel est ce nouveau mystère ? Une peur m'envahit.
Et si toutes les portes maintenant étaient fermées de l'intérieur ?
Et si elles se refermaient à clef derrière moi ? Il y a ici quelque chose
qui ne peut pas être, mais qui est. Pourquoi impossible  ? Je
m'aperçois alors que je n'arrive pas clairement à comprendre
pourquoi ce serait impossible. Il me manque de pouvoir raisonner à
fond. J'abandonne avant d'arriver au bout, épuisé, ne m'y retrouvant
pas, dans ce qui pour d'autres sans doute serait absurde. Cette
réflexion plus facile qu'un raisonnement me laisse indécis.
Sans vouloir continuer direction raisonnement, puisque je n'arrive
à rien de définitif, je fais quelques pas sur le chemin de l'autre porte,
en passant par une autre pièce. Je m'en approche, me gardant bien
toutefois d'essayer la porte pour savoir si elle est fermée.
C'est ma dernière chance. Je ne vais pas risquer de la perdre
aussitôt… J'ai besoin d'un répit…
L'absurdité de ce qui maintenant devrait me sauter aux yeux ne
m'apparaît toujours pas. Elle a un trop fort adversaire, occupant mon
cerveau.
Voici, je suppose, pourquoi :
L'impression de «  portes fermées  » est en ce moment en moi
prévalente, dominant toutes les autres, qui deviennent peu de
chose. Me trouver devant une porte fermée, voilà mon réel en ce
moment, qui n'est pas un souvenir, qui est un réel prolongé
perpétuel, inamoindri. Une porte aussi, une autre porte
parallèlement, simultanément, m'empêche de rentrer en mon moi
que, quoi que je fasse, je ne puis regagner.
Suis-je devenu suggestionnable  ? Il semble bien. N'est-ce pas
une souveraine, souveraine depuis peu, souveraine quand même, la
pensée dont la souveraineté ne permet en moi à aucune autre de
s'occuper de l'affaire en cours.
Forte. Assurément. Elle n'aurait même pas besoin d'être
tellement forte, puisqu'elle est seule et qu'aucune ne vient rivaliser
avec elle pour s'occuper de la difficulté.
L'idée qui me revient périodiquement que c'est impossible
n'entame pas la conviction, c'est-à-dire l'hégémonie de cette
impression qui me tient, qui me dit que je vais trouver porte fermée.
Pourtant, pour en finir, j'avance, prêt au pire, et tourne la
poignée  ; la porte s'ouvre, le charme se rompt, et à l'instant je me
souviens que contrairement à mes habitudes et à mon premier
dessein, j'étais sorti par cette autre porte, pour aller dans cette pièce
où je n'avais rien à faire et que j'ai dû traverser sans m'en rendre
compte pour aller dans le couloir.
Voilà le principal responsable, ce trou de mémoire, double,
auquel seul un raisonnement convenablement manié pouvait se
substituer et m'éclairer. J'en étais loin. En rentrant dans ma
chambre, j'eus malgré mon explication l'impression qu'a celui devant
qui les enchantements viennent de céder.
À nouveau je pratique la prudence.
Il y a des idées que j'écarte, des mots aussi (que j'évite d'écrire)
car ils ne vont pas avec ma sûreté. Je ne peux y songer, car je leur
obéirais ou ce serait une fatigue extrême que de leur résister.
Néant intérieur.
Je regarde vaguement par terre, le plancher à mes pieds, le
tapis.
Soudain, le tapis s'ouvre. Pas tout entier.
Il est fait d'un motif répété seize fois en différentes laines. Un seul
se met à s'ouvrir à la vie. Le reste du tapis n'a pas bougé, immobile,
opaque. Un seul bouge, vit, devient le lieu d'une scène, une scène
extrêmement mouvementée, sauvage même.
Dans cette enclave, deux guerriers luttent, d'une adresse, d'une
vitesse à vous couper le souffle.
()n dirait que dans cette enclave une information (historique  ?)
m'est donnée, à moi seul, à ce spectacle.
Pendant que je suis en moi à m'en emplir d'émerveillement, ça
s'arrête, le tapis revient tapis. Tout entier tapis. C'est fini124.
Je voudrais le conter à quelqu'un. Vite. Il me tarde de le faire
connaître, de le communiquer. Je suis donc devenu si bavard ! Je ne
peux donc rien garder pour moi  ! Que cela est peu dans mon
caractère !
Je téléphone. Paroles banales. Pas un mot de ce que je me
proposais de dire. Quelque chose, une curieuse placidité à l'autre
bout125 du fil m'avertit qu'on ne pourrait pas me comprendre. Mes
propres mots, dès que je les entends, me décontenancent. Mes
paroles ne sont pas seules dans ma bouche. Une autre voix que la
mienne se pousse dans ma voix, en traître. Je m'arrête. Etrange.
Freinant. Décourageant. Avec un mot, qui n'était pas de moi, une
voix, étrangère aussi, a voulu intervenir.
J'ouvre la radio. Une symphonie. Je l'écoute. Tiens, de quelque
façon que je tourne les boutons, un instrument à cordes pourtant lié
aux groupes des cordes, vient en avant, sort, comme si au lieu d'être
sur la scène avec les autres, il venait tout près jouer à mes oreilles.
Désagréable, insensé et qui n'est pas du tout du genre des
ensembles de la B.B.C. et de ce qui est joué dans les grandes salles
sérieuses et compassées de Londres, et tout l'orchestre du reste,
raboteux, grossier, chaotique, comme il est absolument
invraisemblable venant de là. Notes incroyablement abruptes… et
approximatives. On dirait plutôt des villageois, mal exercés, sans
personne pour les diriger et qu'on aurait renoncé à améliorer.
Des attaques de notes tardives, des notes jamais d'ensemble,
non, c'est incroyable.
Ainsi un orchestre (et des plus grands) c'est imprécis, c'est
constamment imprécis, du travail grossier. Je ne l'aurais jamais cru.
Je prends un livre. Lecture difficile. Je saute un chapitre. Soudain
l'ombre de la page que j'ai tournée, l'ombre déplacée a quelque
chose d'important, de trop important, qui fait ombre sur moi, sur ma
vie. Ombre insoutenable, pesante, pesante, dont il faut absolument
qu'au plus tôt je me débarrasse.
Repos. Non. Non. Intranquillité. INTRANQUILLITÉ, laquelle ne
part plus.
La laideur me repousse, qui en temps ordinaire m'intéresse
plutôt, riche, révélatrice. Elle devient repoussante, presque aussitôt
repoussante. Oui, il faut que je la « repousse », que je rejette loin de
moi l'image de la personne laide. Elle s'impose trop, violant mon
espace vital.
Je vois ouvert ce singulier robinet : me vivre.
Effrayant. Effrayant.
J'entends le bruit d'un instrument de musique hindou. Seul,
ample. Magnifique ! Profond.
Ainsi de suite.
Peu de grand drame. Le drame est dans la trame, dans la trame
déviatrice qui n'en finit pas.
Des dizaines de déviations, de microdéviations. L'illusoire passe,
suivi d'un illusoire d'une autre sorte.
Le rôle des toutes petites illusions n'est pas secondaire, c'est un
rôle sans lequel dans l'aliénation il n'y aurait pas aussi souvent de
« grand rôle ». On y résisterait.
Le trouble mental n'existerait pas sans la surabondance des
insignifiants détournements d'attention et détournements de réalité
et détournements d'autorité.
C'est à la multitude de ces micro-opérations qui ne se montrent
pas en surface, évasives et destructives, que prennent leur départ
les grands drames, les grands délires de la folie. Et que celle-ci
persiste.
IV. LES PRÉSENCES QUI NE
DEVRAIENT PAS ÊTRE LÀ

La folie est une mystification sans fin, où l'aliéné sans cesse est
dépassé.
N. dans sa chambre, étendu sur le divan.
Autour, des présences. Une impression de présences  ; des
présences qui ne devraient pas être là.
Il essaie de lire. C'est le soir. La lumière de la lampe éclaire son
livre, ses mains, le divan. Lire cependant devient difficile. Quelque
chose, quelque part diffère. Il jette un regard par-dessus le texte. La
chambre est devenue plus grande, notablement plus grande. Ce
n'est pas sa chambre. Celle-ci – il la reconnaît tout de suite – se
trouve à plus de soixante lieues, au Grand-Duché, dans une grande
demeure où il est allé quelquefois, chez une grande dame. Elle
pourrait entrer. Elle entrait souvent. Comme c'est facile sans bouger
de passer d'une chambre à une autre, à distance. Il n'aurait jamais
cru. Invraisemblablement facile, simple, instantané. Redoutable.
Sans remuer, N. se remet à lire. D'une certaine façon, il sait que
c'est ce qu'il a de mieux à faire.
Et bientôt il se retrouve à nouveau dans sa chambre à Paris.
Sans lever les yeux de dessus le volume, il en est sûr. S'il pouvait
continuer à lire…
Il entend la porte s'ouvrir, doucement s'ouvrir. Mais à nouveau il
n'est plus dans sa chambre. Spacieuse la pièce où il est, spacieuse
par-dessus tout, d'une forme inhabituelle, oblongue, seigneuriale,
plutôt qu'une chambre une galerie dans un palais  ; cependant
aussitôt il y est parfaitement accordé, à l'aise et sans aucune gêne
demeure étendu « chez lui ».
Pièce, malgré sa forme singulière, d'un parfait naturel et lui, de
même, qui ne bouge pas, son livre ouvert devant lui, qu'il reprend.
Tout de même, ne faudrait-il pas… ne devrait-il pas…  ? Et
l'inquiétude vient, par en dessous. Il n'est plus maître de quelque
chose. Il n'est plus maître des lieux. Ce doit être comme ça un
sortilège. Mais il ne peut laisser ainsi aller les choses. Agir, il
faudrait, il faut agir.
Lire ne suffit pas. Il va écrire. Plus personnel. D'ailleurs, des
choses à noter.
Tiens, la voilà revenue, sa chambre !
Le papier trouvé, il commence à écrire.
Cependant, une fois écrits, ces mots – qu'est-ce qu'ils ont donc ?
– comme du bois qui sans intervention de feu serait devenu cendre,
les mots, sans qu'il ait rien fait de spécial ont cessé d'être de l'ordre
du langage.
A mesure que son écriture avance dans la page, les mots, restés
en arrière, traits et jambages, tracés précédemment, se sont
changés en petits tas, en petites touffes… dans le lointain. Il ne peut
plus s'y reporter. Il ne peut plus lire d'autres mots que ceux qu'à
l'instant il vient d'écrire et seulement pour un instant. Quoi qu'il fasse,
incessamment par le haut de la page, tout redevient étendue,
étendue immense, désertique, vibrante, sableuse dirait-on.
Cependant il continue à écrire, mais inéluctablement, à partir du
haut de la page, le désert revient, envahissant, dénaturant,
recouvrant la feuille où les mots en lointaines broussailles
tremblantes se perdent.
Comment se défendre  ? Il ne peut plus écrire sans qu'un grand
spectacle de la nature ne se présente à la place, ne s'impose,
s'étalant, se substituant à la page.
Pas toujours un désert, toujours une étendue.
Souvent un fleuve, une grande rivière aux eaux frissonnantes,
quelquefois la mer, une mer agitée qui descendrait vers lui. Il
continue à écrire pourtant. En présence de tant d'eau et
d'ondulations, il persévère et les mots, quoique tremblants, sont là,
écrits sur l'eau, pourtant pas mouillés, et que le fleuve n'efface pas,
mais eux non plus, ils ne peuvent effacer le fleuve.
Et à mesure, le sens, progressivement, rapidement, le sens
comme un son qui aurait été émis, à la vie courte, vite diminuante,
vouée à disparaître, le sens s'éteint.
Il a dû s'assoupir, ou presque, car tout à coup il est réveillé,
stoppé plutôt dans sa somnolence par une sensation extrêmement
forte, une sensation retentissante. Il va pour la noter. Tiens.
Impossible de la retrouver. Envolée  ! Elle et son souvenir. Rien à
faire. Plus une trace. La station est passée.
Il prend un livre qui traîne, en lit deux lignes. Mais étrange, ce
n'est pas lui qui lit, c'est l'auteur lui-même, une certaine Kamala
Markandaya, quelque part à Madras et qu'il ne connaît pas (sauf
qu'il a dû tout à l'heure voir sur la bande son portrait minuscule,
entouré d'une courte notice), c'est elle-même à présent qui les lui lit,
au pied de son divan, d'un air assuré et superbe et comme pour lui
faire la leçon.
Odieux ! Absurde ! Et il jette le volume à terre.
Plutôt encore essayer d'écrire… et à nouveau il s'y met. Il a des
tas de choses à « rendre ».
Pendant qu'il note ses réflexions, il se passe quelque chose,
quelque chose de nouveau.
Un écart apparaît entre ce qu'il se met à écrire et ce qu'il a dans
la tête… un écart dans le temps, un écart qui laisse la place à des
tas de choses.
Il voit avec surprise, et détachement, comme un garçon
regardant une tortue lentement cheminer, il voit le long, lent chapelet
des mots de la phrase, se former, s'étirer (quoiqu'il écrive à coup sûr
aussi vite qu'à tout autre moment), il voit l'écriture se traîner presque
comiquement en retard, il voit la cordelette dérisoire de la phrase,
qui n'en finit pas de s'allonger, de laborieusement se former, se
continuer, dirait-on, interminable avant d'arriver enfin au bout,
pendant que lui comme «  en congé  », disponible, ayant tout le
temps, se fait des idées sur son idée, cette idée dans la phrase
rampante.
C'est alors que lui vient soudaine, forte, indubitable, l'impression
de quelqu'un de penché sur son épaule, regardant par-dessus son
épaule son texte, en curieux, en amateur intéressé qui aurait son
mot à dire, qui de très près s'y intéresse, le suit, le surveille, le
critique, le lit avant même que l'écrit ne soit entièrement tracé !
Agaçant, fortement agaçant…
Sans doute, tournant la tête, il lui serait facile de voir qu'il n'y a
personne là en fait, en chair. Et alors  ? Ce qu'il ne peut empêcher,
c'est, agissante et critique, une intervention marginale, continuelle,
c'est une insistante présence qui ne laisse pas un mot sans s'en
mêler, qui souverainement, sans qu'il n'y puisse rien, écarte les
mots, comme battants de porte pour s'y introduire et introduire ses
réflexions, ses réflexions de témoin, de témoin qui se mêle de tout et
qui le plus souvent «  ne marche pas  ». Présence aussi qui remue,
qui a ses mouvements à elle, forts, inattendus, qui avance, recule,
revient comme quelqu'un qui serait là, proche à le toucher.
Ainsi continue l'écrit, « surveillé » par l'autre. Pas seulement par
un autre. C'est à présent une sorte de murmure, un multiple
murmure, comme d'un groupe de plusieurs qui s'immisceraient, qui
s'immiscent entre les mots, entre mots et mots, entre l'idée et son
contraire, et interrompent et interfèrent, et bougonnent et objectent
et moquent et désapprouvent et raillent, et font «  peut-être  » et
« peut-être pas » et « pas du tout », et reviennent sur, et ne tolèrent
pas, et discutent, et se désolidarisent, et rient, et rient, et rient, et
sursautent, et sabotent, et sabotent, petitement, multiplement,
continuellement, incroyablement.
Aussi sa phrase à lui, de même que son écriture, paraît – elle
sous leur vive et moqueuse attention, d'une régularité, d'une
application, d'une pauvreté, d'une étroitesse, d'une mesquinerie,
d'une insuffisance, d'un laborieux à peine soutenable, à peine
défendable.
Assez !
Il n'en peut plus. Il s'arrête, décidé : « Ne plus écrire ! » D'ailleurs
il ferme les yeux.
Et voilà que dans l'obscurité de derrière ses paupières closes, il
voit surgir, soudain, des hommes violents, faisant de grands gestes
de dénégation, puis une troupe, puis un défilé de gens mécontents,
avec pancartes, cortège pro – protestataire et menaçant.
« Ne plus » s'est changé en grévistes !
 
Ne sera-t-il pas un instant tranquille ?
Mécontent, se voyant toujours trompé, mené, il se retire et se
replie en lui-même.
Le calme n'est pas revenu.
Son être – il le sent ainsi – son être est chiffonné.
Il entend des sortes de fous rires étouffés.
Impression de traces partout, de traces et de « restes ».
Des essoufflements traversent, tapissent l'espace. Traces.
Réalité grignotée.
Comme le bruit de jets de vapeur qui s'échapperaient du foyer
d'une locomotive, à quelque distance, à peu de distance…
Il faudrait pouvoir nettoyer l'espace…
Sans aucune raison, mû en avant inexplicablement et comme
projeté, il se sent subitement, impérativement entraîné à se jeter par
la fenêtre, du troisième étage où il est.
Idiot. Absurde. Mais bizarrement, totalement mobilisé, il est
poussé en avant. L'acte, les actes, incroyablement ressentis,
incroyablement entraînants, se représentent et s'enchaînent en lui,
aussi forts que s'il les accomplissait, que si dans la réalité il rejetait
la couverture, et se levait, et bondissait hors du lit, et faisait
précipitamment les six ou sept pas qui le séparent de sa fenêtre, et
repoussait les rideaux, et ouvrait toute grande la fenêtre, prêt à
sauter sur l'appui, et y sautait, et debout se penchait sur le vide, et
se penchait davantage, davantage, irréversiblement et tombait…
Il essaye de se distraire. Il est urgent, capital que tout de suite il
soit distrait. Il allume la lampe à abat-jour, la lampe de chevet, puis
va tirer le rideau, les doubles rideaux, déplace les fauteuils, déplace
tout ce qu'il peut, afin d'interrompre le dangereux trajet vers le
dehors et d'y mettre obstacle, par une chaise, une petite table, par
n'importe quoi.
Il faut couper la voie, la voie dangereuse toujours ouverte,
tentante, qui continue à représenter la route du suicide. Etrange, ce
mot, qu'il ne reconnaît pas, quoique aucun autre ne convienne. C'est
qu'il n'a aucune envie de suicide. Cela ne fait pas partie de ses
idées.
Cependant, il est exténuant de lutter contre la représentation
entraînante, entraînante, incessamment renaissante, contre
l'attirance de la fenêtre, contre le je ne sais quoi qui le projette vers
la fenêtre, vers le vide, alors qu'il n'a tou-
C'est lorsqu'il a fallu descendre les marches que ça a été moins
vite, à cause de l'attention qu'il lui faut mettre, qu'il lui en coûte de
mettre à des gestes, à des mouvements variés et à tourner aussi
dans la cage d'escalier cependant qu'avec lui le descend aussi un
vertige nouveau venu.
Enfin le voici en bas. Et maintenant dehors.
Dans le fond de lui-même, c'est tout de suite compris : la rue, ce
sera trop fort pour lui (trop multiple, trop mouvant), mais il y est. Il y
restera, au moins quelque temps. Il ne va pas lâcher tout de suite.
Passants, pas simples. Et ces présences de tous côtés
mouvantes. Présences, redoublement des présences.
Dans la rue (mais d'abord c'est une fausse rue), dans la rue (une
rue qui a l'air d'attendre et de guetter les passants, et de vouloir les
surveiller), dans la rue donc (une rue qui les attend pour leur faire
sans doute un mauvais parti), il n'est pas à l'aise. Sa marche, ça ne
va pas. Pas parfaitement. Pas tout seul. Toutefois ce n'est pas
l'important. L'important, c'est cette rue, qui a de la place « en trop »,
de In place dont on ne sait que faire, excessive.
Surtout qu'il va devoir bientôt la traverser. Il s'arrête, Considère
un long temps s'il va réellement la traverser. C'est toute une affaire
que de franchir l'espace d'une rue pareille. Et au milieu, son vide…
Une rue pourtant par laquelle il passait, autant dire, tous les
jours.
Non seulement la voici atteinte d'un manque singulier, qui la rend
étirée, disproportionnée, mais, en façades aussi elle n'est plus tout à
fait pareille. Des façades si multiples en détails, en ornements, si
appuyés aussi, si voyants, indicatifs de… mais de… quoi ?
D'ailleurs, il ne la reconnaît pas vraiment. Sans doute si ce n'est
elle, laquelle pourrait-elle bien être ? Il n'y a qu'elle dans le quartier
pour occuper cette place. Mais comme elle l'occupe drôlement à
présent, sans aucun naturel. Elle l'occupe à la fois avec une sorte
d'absence, et avec trop d'ostentation pour que ce soit tout à fait ça.
Pourtant, une rue qui serait à sa place ou à très peu de distance et
parallèle à elle, et qu'il n'aurait pas remarquée jusque-là, ce serait
extravagant. Il l'aurait bien vue un jour. Fatalement. Fatalement  ?
Est-ce sûr ?
Il lui faut aussi marcher plus que d'habitude pour faire le trajet
voulu (on l'aurait agrandie alors, élargie  ? Quand ça  ?) C'est
éprouvant. Faut-il le supporter ? Mais comment s'y soustraire ? Par
quel moyen  ? Comme une farce qu'on lui aurait faite, grosse,
multiple, énorme. C'est insensé. Et par quel moyen ?
Il quitte la rue, en prend une autre, plus petite, plus calme,
étroite, trop étroite, exiguë, aux maisons penchées. Trop. Beaucoup
trop. Étrangement implantées aussi. L'étage du dessus, les
troisième et quatrième étages, une secousse un peu forte les ferait
sûrement tomber. C'est inadmissible d'avoir à passer dessous, avec
le risque d'un étage et d'un toit qui peut vous dégringoler dessus.
Sans doute on n'entend pas dire qu'il en tombe souvent. Mais qui est
au courant de tout ? C'est menaçant. C'est inquiétant. Cela arrivera
bien un jour, qu'ils tomberont. Un jour proche. Et si c'était
aujourd'hui ? Comment passer sans inquiétude ? Les gens ne lèvent
donc pas la tête ? Mais, en fait, il n'y a presque plus aucun passant
dans cette rue. Ils l'évitent…
N. aussitôt bifurque, bifurque encore. Cette fois, il entre dans une
large artère à grande circulation. Fatigué. Il prend place à un arrêt
d'autobus.
Bruits  ! Bruits en tous sens. Des bruits qui profondément lui
entrent dans la tête. Ah  ! voilà un autobus. Billet, argent, poche,
monnaie, donner, recevoir, monter, entrer, vérifier, compter, déclarer,
échanger, calculer, répondre, rendre, billets, papiers, actes, actes
obligatoirement dans un certain ordre, qui sinon ne réussissent
pas… qui maintenant ne vont plus tout seuls, que plusieurs fois il
manque d'intervertir, qui posent des problèmes, qui créent de
l'attente, qui perturbent, qui compliquent – qui attirent, qui
hypnotisent – qui font qu'on observe, qui dérogent. Usagers.
Bourgeois. Femmes. Rides. Rides avancées en âge. Rides très
fortes. Oh, quand elles rient… Comment osent-elles  ? Paquets de
rides, étoiles de rides. Pourquoi aujourd'hui tant de rides  ?
Plissements. Comme écorces gercées de vieux chênes…
Est-ce qu'on le regarde  ? Les regards des uns et des autres
d'abord dispersés et allant de-ci de-là, quelques-uns de ces regards
plus souvent maintenant se retrouvent sur lui, venus le dévisager,
une fois, plusieurs fois, d'abord sans s'y arrêter, puis à nouveau, se
dispersent, puis reviennent…
Hasard  ? Insistance  ? On ne le trouve pas comme tout le
monde ?
Il lui semble aussi que les gens peuvent lire dans sa tête. Ils
pourraient en profiter, l'un ou l'autre, tôt ou tard, s'il continue à
s'exposer…
Rentré. Epuisé.
Mais la rue en lui pas tout à fait épuisée.
Les bruits passés repassent.
Des murmures continuent à murmurer.
C'est comme si les voix précédemment entendues, au lieu de
disparaître ensuite, comme elles font, comme elles doivent faire,
étaient restées en suspens, et comme rideaux glissant sur des
tringles, de temps en temps repartaient, avançaient, se dérobaient,
de nouveau se rapprochaient.
La mise en repos des bruits ne se fait pas.
Des voix, entendues dans la rue il y a une demi-heure,
renaissent en sa chambre, ressuscitent, se développent, puis
s'amenuisent, puis à nouveau se rapprochent, raugmentent,
rediminuent presque berceuses. Vertige. Ondulations. Ondulations.
L'apaisement ne se fait pas. À nouveau il a recours à la lecture.
Une lecture assez facile, cette fois, une revue pour adolescents,
illustrée abondamment, qui se veut instructive. Il commence. Ça a
l'air d'aller.
Donc occupé à lire qu'« Archimède perdit la vie pendant le siège
de Syracuse lors de l'assaut final, ayant été frappé par un soldat
romain », voici que soudain des bruits, à ses côtés, se font entendre,
forts, retentissants. Ce sont les bruits de la bataille. Terribles, les
cris. Des glaives s'entrechoquent. Il entend les coups violents portés
contre les boucliers, des murs qui s'écrasent, des chutes de pierres.
Comme s'il était dehors, en cette ville, en cette année 212 avant
Jésus-Christ. Les gémissements des blessés surtout l'y ont
transporté. Le vacarme de la mêlée le laisse tout étourdi. Sans
lecture, le combat « lancé » continue sauvagement.
Un récit de bataille n'étant pas, à ce qu'il semble, ce qui lui
convient en ce moment, à cause du bruit qui curieusement en sort et
prend toute l'attention, toute la place, il s'adresse donc, après
quelque répit, à une autre lecture, religieuse celle-ci – ce sera mieux,
– plus apaisante à coup sûr, qui est la description de l'arrivée d'un
lama étranger dans un couvent népalais. Soudain, cette fois encore,
lecture brusquement suspendue. Les sons amples, cuivrés,
magnifiques, sortis de grandes trompettes thibé – taines,
puissamment retentissent, transformant sa chambre en une haute
vallée himalayenne, où régnent l'odeur du beurre rance et une
atmosphère de magie.
Lecture décidément impossible, il s'en détourne et tient les
paupières baissées. Quand il espère avoir dépassé le cap des
bruits, il rouvre les yeux qui aperçoivent une carte postale, reçue la
veille, venant de J., à Honfleur, comme l'indique la photo (le phare),
et au dos de laquelle il lit distraitement « souvenir amical » et que le
temps est couvert et humide.
À ces mots, il s'y trouve. En mer, près du port. La sirène de
brume se fait entendre, longuement, à plusieurs reprises, et le froid
du brouillard marin le pénètre…
Au sortir de ce bruit, N. se fait une recommandation très, très
importante sur… voyons sur… Mais au moment d'y revenir une
seconde plus tard seulement, elle est oubliée. Impossible de se la
remémorer. Seulement il retrouve le mot RECOMMANDATION. Tout
s'arrête là, à la vue du mot imprimé, RECOMMANDATION. Inutile
d'insister, seul le mot revient, le mur du mot.
Et s'il allait manger un peu.
La table à côté est mise. Il l'a mise tout à l'heure, mais un peu
n'importe comment. Il s'assoit, commence à manger, mais la
corbeille à pain est loin de son assiette, et aussi le beurre, et le sel
loin aussi placé de l'autre côté de la table, presque caché.
Le verre non plus n'est pas en face de lui, ni le couteau à la place
où il doit être, ni la bouteille d'eau. Placement désordonné que par
lassitude il n'a pas rectifié, et qui fait que faute de trouver à leur
place les objets usuels, quand il a besoin de quelque chose il erre.
Sa main part et se dirige chaque fois dans une mauvaise direction
qu'à mi-parcours ensuite il doit modifier, rectifier, tardivement, tant
bien que mal, se ressouvenant mal, ayant à faire effort extrême à
chaque résultat erroné, dans une impression grandissante
d'entrecroisement dans sa tête, d'épuisement de son attention, de
vertige, de misère, d'impuissance.
La main erre et abandonne.
Pendant un de ces laborieux «  trajets coudés  » il laisse par
mégarde tomber un verre d'eau, qui casse. Quoiqu'il n'y ait personne
chez lui, on entend aussitôt un fou rire, railleur, sarcastique, réponse
à la maladresse.
Décontenancé, dégoûté, il quitte la salle à manger pour s'étendre
sur le divan. Tout va peut-être encore pouvoir s'arranger…
Réveil.
Un goût désagréable dans la bouche, extrêmement prononcé,
horrible : de l'encre. Arrivera-t-il jamais à l'enlever ? Il ne voit rien qui
ressemble à de l'encre. Mais n'est-ce pas le goût que l'on a dans la
bouche lorsqu'on a été empoisonné à l'arsenic ? Qu'est-ce que cela
veut dire ? Et cette odeur de pourri ? De la putréfaction ? Déjà ? Il se
lève afin d'aller se brosser les dents. Oubliant qu'il est nu, il entre
dans le cabinet de toilette où, apercevant dans la glace sa nudité,
par surprise et en quelque sorte avec les yeux «  d'en face  », les
yeux impréparés d'un autre, d'un témoin qui serait là par hasard, et
qui au contraire des siens ne pourrait trouver ça naturel, il a un
mouvement de recul, de honte, comme pris en défaut, comme
devant une observation qui lui eût été faite, ou le mouvement
scandalisé de quelqu'un de profondément choqué par son absence
de tenue.
Il bouge trop. Comme tout à l'heure à table, en se servant, en
mangeant, en déplaçant des objets, les gestes provoquent, à cause
de sa maladresse et de ses impairs, provoquent la critique (qui au
lieu d'intérieure, paraît extérieure), Il vient de le comprendre. Il faut
qu'il reste tranquille, Il l'avait déjà entrevu tout à l'heure. Qu'il doit
rester tout à fait tranquille. Sinon il verra (ou sentira) la critique, les
gestes de la critique dirigés contre lui.
Du calme. Du calme afin d'empêcher les interventions, afin de ne
pas provoquer un « autre » à être.
Et s'il partait en voyage, s'il prenait l'avion, pour refaire sa vie  ?
S'il téléphonait pour retenir une place dans l'avion, maintenant, tout
de suite. Va ou va pas ? Va ?
Comme il hésite – il n'a de sa vie été attiré par l'Amérique –,
comme, sur la pente, il essaie de se retenir (mais déjà la poussée
commande et la pensée est après la valise, le passeport, le
chéquier, le téléphone…) une mouche paraît.
Une mouche lourde, une mouche en larges orbes sous le
plafond, entre le plafond et lui, vole. Une mouche d'une extrême
présence. Une mouche comme venue pour lui, pour l'avertir.
Significative, une mouche du destin. Une mouche pour lui donner la
réponse, lui faire signe s'il part ou non. Cependant la mouche sans
se presser, sans se poser, vole en larges orbes. Elle ne va pas tout
de suite donner la réponse, à mûrir d'abord… puis elle se posera
soit sur la fenêtre, si c'est pour partir, soit sur la table ou la
couverture si c'est pour rester…
Comme il est là, en robe de chambre, attendant le verdict-
mouche, on sonne, on sonne encore, on vient lui rendre visite. C'est
V., venue avec T.. Tiens ! Pourquoi s'est-il fait cette tête pour venir le
voir ?
Pourquoi ne pas être venu simplement  ? Pourquoi cette voix
caverneuse ? Quand on n'a quand même aucune profondeur… Il ne
se rend pas compte. Mais, s'il le faisait exprès ? S'il se moquait ? Le
certain est qu'il tente de se faire une nouvelle voix. Ridicule. Qui a
pu lui donner pareil conseil… qu'il a suivi comme un naïf ? On lui a
peut-être dit qu'il faisait trop léger, trop superficiel. Ou bien voudrait-il
insinuer que lui, N., est faussement profond, fait le profond, quand il
n'est que fermé ?
Ce ne doit pas être cela non plus. Le caverneux qu'il fait
entendre est trop monotone.
Mais qu'est-il venu faire, malade comme il est, quoiqu'il n'en parle
pas ? Est-ce qu'on rend visite lorsqu'on a un teint pareil, gris, gris de
cendre  ? Et sa mâchoire de moribond, elle va tomber. Elle ne tient
plus. Qu'il rentre donc chez lui se mettre au lit au lieu d'être dehors
dans un état pareil.
Et elle, quelle idée de venir avec un malade  ! Elle n'est pas à
l'aise. Elle veut se donner une attitude. Ou bien se seraient-ils donné
le mot ? Ces regards qu'ils se lancent…
Et elle aussi a une voix changée  ; comment fait-elle pour avoir
une voix pareille ? Quel duo ! Comédiens !
Ils sont partis. Enfin !
Il va sortir aussi. Pièce souillée.
Il sort. S'attarde un peu au pied d'un arbre de l'avenue.
Absence. Longue absence. Il « revient » à lui, assis sur un banc.
L'harmonie qui le saisit alors est une indescriptible harmonie. Il
ressent une justesse, une ampleur extraordinaire dans la justesse,
une justesse dont il n'avait aucune idée.
Tout est bien, bien comme ce doit être, magnifiquement bien. Il
est impensable que quoi que ce soit au monde puisse être mieux.
Tout dans un rapport presque suffocant de bonté, de bout à bout de
bonté, de perfection de convenance. Il reçoit à pleins flots. Ses
canaux se remplissent. C'est une sorte de miséricorde. Et c'est
comme un ensoleillement. Vaste venant d'un incroyablement Vaste :
il se passe une insémination cosmique. Une immense tranquillité a
atterri. Fusion des oppositions. Plus d'obstacles. Telle une eau
infiniment calme, qui se mettrait périodiquement en mouvement,
d'un mouvement infiniment petit… Désarmant, l'infini. Et cet
Immense navigue…
Et I'ABSOLU appelle, l'interpelle, le sollicite, vient en lui. Lui donne
pouvoir. Lui enjoint, l'emplit, « le gonfle ». Trop ! Trop ! À en éclater.
Il a une mission à remplir, une mission en rapport avec le MONDE.
Urgente. Pressant, le message qu'il doit délivrer (dont aussi il doit se
délivrer) : un message qu'absolument tout le monde doit entendre. Il
en est comme écartelé. Il n'en peut plus de le garder. Et pourtant, il
le faut. Message absolu. Message pour lequel il ne trouve pas de
paroles, pour lequel il n'y a pas de parole, aucune parole en aucune
langue.
Seulement d'ESPRIT. SEULEMENT quand il sera entièrement
transformé en esprit, il pourra délivrer le message.
(Cependant le message gonfle, gonfle, l'étouffe, incessant,
exorbitant, infini, infiniment brisant…
V. LE DÉPOUILLEMENT PAR L'ESPACE

Depuis longtemps je m'étais proposé d'aller un jour, à bonne


altitude, contempler sous c. i.126 un horizon de montagne. J'étais
venu pour cela en ce lieu. Pour savoir si action il y aurait sur moi et
laquelle. Plusieurs jours s'écoulent. Enfin j'absorbe la substance,
d'autres fois convoitée. Le temps passe. Rien. Je ne ressens aucun
changement. Les montagnes devant moi gardent la même
apparence. Trop de santé en moi peut-être revenue. Alors, les repas
ayant parfois une action de déclenchement, je descends à la salle à
manger.
La nuit vint trop tôt. J'avais dû mal calculer.
J'avais pensé à mon retour retrouver les montagnes, plus
capables même, dans le crépuscule, de m'impressionner. Quand je
revins, elles n'étaient plus là. Même les plus hauts sommets avaient
cessé d'être visibles. Jusqu'au dernier ils avaient disparu dans la
nuit.
Consterné, mon voyage manqué, seul sur la vaste terrasse au-
delà de ma chambre, sans rien avoir à contempler devant moi, ne
sachant plus que faire, je demeurais anéanti.
Enfin, avant de rentrer je lève la tête. Un ciel noir s'étendait
partout avec beaucoup d'étoiles. Je m'y abîmai. Ce fut
extraordinaire. Instantanément dépouillé de tout comme d'un
pardessus, j'entrais en espace. J'y étais projeté, j'y étais précipité, j'y
coulais. Par lui happé violemment, sans résistance.
Prodige jamais soupçonné… Pourquoi ne l'avais-je connu plus
tôt  ? Après la première minute de surprise il paraissait tellement
naturel d'être emporté dans l'espace. Et pourtant, combien de fois
n'avais-je pas regardé d'aussi beaux et de plus beaux ciels sans
autre effet qu'une vraie et vaine admiration. Admiration  :
antichambre, rien qu'anti – chambre. Une fois de plus je le vérifiais.
C'était – ce que je vivais – bien autre chose que de l'admiration,
un registre tout différent.
Quoi au juste ? Ce n'est pas facile à saisir. Comme soustrait à la
terre, me sentant emporté invinciblement par le haut, entraîné
toujours plus loin, grâce à une merveilleuse invisible lévitation, dans
un espace qui ne finissait pas, qui ne pouvait pas finir, qui était sans
commune mesure avec moi, qui toujours plus me tirait à lui, je
m'élevais, de plus en plus, aspiré inexplicablement, sans qu'évi –
demmcnt je pusse jamais arriver. D'ailleurs, arriver où ?
Cela aurait pu être épouvantable. C'était rayonnant.
Le statique, le fini, le solide avaient fait leur temps. Il n'en restait
rien, ou comme rien. Dépouillé, je filais, projeté  ; dépouillé de
possessions et d'attributs, dépouillé même de tout recours à la terre,
délogé de toute localisation, dépouillement invraisemblable qui
semblait presque absolu, tant j'étais incapable de trouver quelque
chose qu'il ne m'eût pas ôté.
C'est certain, jusqu'ici je n'avais pas vu, pas vraiment vu le ciel.
J'y avais résisté, le regardant de l'autre bord, du bord du terrestre,
du solide, de l'opposé.
Cette fois, la rive effondrée, je m'enfonçais. Vertigineusement je
m'enfonçais en haut.
Le ciel, j'y étais. Nous avions enfin des rapports.
Et je continuais à le regarder, si le mot « regard » s'applique à un
abîme où l'on est précipité et dont rien ne vous sépare plus.
L'uni d'un ciel étoilé, subitement disparu, avait démas – qué sa
profondeur qui n'a pas de fin. Il ne cessait pas de s'approfondir.
Par moments, détournant les yeux j'essayais de me recueillir
«  contre lui  », étant à la limite de ce que comme perte de moi je
pouvais supporter. M'étant ainsi d'une certaine façon récupéré, je le
regardais à nouveau et aussitôt il me reprenait, « arrivant sur moi » à
toute allure. Envahissement inexprimable. Raz de marée qui soudain
pénètre dans les terres, mais c'était le ciel, l'énorme ciel qui
souverainement entrait.
Je recevais le ciel et le ciel me recevait.
Simultanément, j'étais dans une expansion extraordinaire.
L'espace m'espacifiait…
De quantité d'autres façons encore, il me venait. L'espace était
partout.
Parfois, afin de ne pas me livrer à lui sur trop de plans, je tentais,
coupant les autres communications, de m'en tenir à la stricte vue
des petits points stellaires brillant dans le firmament, vue qu'alors,
l'excès étant en moi, je recevais, non plus parcimonieusement
comme d'habitude, mais surabondamment, démesurément. De telle
manière que la tête renversée en arrière pour être face à plus de
ciel, j'en sentais la vision, tant elle pénétrait loin et fort en moi,
m'entrait «  jusqu'aux oreilles, jusqu'à l'occiput  ». Ce sont les mots
qui s'imposèrent à moi dans ces instants où, m'agitant et résistant, je
tâchais de n'être plus un point emporté par l'espace, mais un témoin
qui, naufragé, utilise encore ses yeux.
C'était l'effet qu'alors cette vue me produisait, mais bientôt à bout
de résistance, ma force, que je voulais dirigée ainsi, cédait, je me
détachais du spectacle « restreint », la tête à nouveau perdue dans
la gueule de l'espace immensément béant qui m'avalait, m'avalait
plus avant.
Dans une sorte de nausée devenue délices, je voguais, balancé
sous les étoiles, lointaines et mouvantes, semblables par moments
aux feux de navires que de nuit l'on voit au loin tanguant sur la mer
houleuse, feux qui ici eussent été ceux de navires galactiques
naviguant sur l'océan du sans – bornes. Cet océan était en tout
sens, et seul comptait.
L'espace était permanent. Il n'était pas invariant. Même il variait
constamment. Pendant longtemps il fut en augmentation. Des
espaces au-delà de cet espace se formaient nouvellement, espaces
qui après quelque temps en engendraient d'autres, et encore
d'autres, de façon que chaque nouvelle nature d'espace défaisait le
précédent, lui soustrayant encore un je ne sais quoi, pour le rendre
plus immatériellement espace, espace purifié, sans plus rien
d'hétérogène à lui.
Espace, espace au-delà de tout. Contemplation. Face à face et
pas seulement face à face. Partout j'avais front commun avec lui, le
rencontrant de tous côtés. Indépassable et sans rien de
«  singulier  », sans donner à l'esprit une seule prise. Cependant,
j'étais en plein échange. Contempler, je le voyais, n'était pas ce que
j'avais cru. Contemplation, c'est être reçu.
Et toujours je subissais cette distance, ce déluge d'infini.
Comme on subit le froid du soir.
La distance était passée dans une autre classe, et moi aussi
j'étais passé dans une autre classe, l'élève que j'étais n'était plus
celui d'auparavant. Plutôt d'ailleurs «  épanché  » que recueilli, avec
des illuminations froides.
Espace ne me partageait avec rien d'autre.
Un temps sans pareil s'écoulait.
Le ciel n'était plus une coupole. La terre n'était plus un
soubassement. Ils n'étaient plus à unir. Il ne fallait plus de temple. Il
n'y avait plus nécessité de temple.
Le voyageur était émerveillé. Le participant était brassé.
Cependant l'observateur incorruptible assistait. Telles étaient les
trois faces de celui qui pourtant ne se sentait plus personne.
Espace, espace. Espace était mon seul réel. Sans quelques
traîtres regards vers le bas j'eusse pu me croire transformé en
espace.
L'espace qu'un souverain mécanisme avait déclenché, débloqué,
laisserait-il jamais mon être se recouvrir de matière ? Cela paraissait
impossible. L'inattendue incroyable illimité pour l'impondérable
révélée, perçue, ressentie de façon si incroyablement convaincante,
devait être pour toujours.
Tout ce que je reçus en espaces, ces heures-là  ! Et ne pouvoir
rien en dire  ! Mon essentielle indignité physique m'avait quitté, me
rendant acceptable à l'espace. En me donnant dépouillement,
l'espace s'était livré. Dépouille – ment  ; c'est par cette brèche
mystérieusement ouverte, qu'il se ruait en moi. Et moi en lui.
Mystérieuse interpénétration. Actions opposées, qui se répondaient,
sans s'exclure.
Qui s'exaltaient mutuellement.
Un croissant dépouillement m'ouvrait à plus d'espace lequel à
son tour me dépouillant davantage me préparait à une nouvelle
invasion d'espace. Ainsi je devenais capable de ressentir de plus en
plus d'espace à mesure que la lourdeur se défaisait en moi, me
laissant à la fois parfaitement indigent et comblé.
L'espace n'avait résonance avec rien, cependant répondait à
l'essentiel, à tout.
Je n'avais plus à renoncer. Je n'avais pas eu à renoncer.
La renonciation était faite et accomplie avant que je l'eusse
pressentie. Dans l'instant j'avais été dépouillé, sans avoir été
consulté, sans avoir eu le temps de l'envisager, de voir même ma
préférence, traité comme je devais l'être, en aveugle dont on ne
demande pas l'avis, qui en fait de dépassement est et sera toujours
ignorant, brouillon, bruyant, immanquablement mésinformé, toujours
inférieur à la conduite à tenir. Mais à cette opération, que je n'avais
pas pu comprendre, terminée avant que je l'eusse pu examiner, je
donnais mon agrément exalté, reconnaissant, rebondissant de
ravissement en ravissement plus grand, dans un enthousiasme
inouï, dans une ferveur comme seule la dissipation miraculeuse de
la « lourdeur » peut donner.
Désencombré de tout entourage, nettoyé de toute consistance,
de toute propriété, de tout sens d'une quelconque appropriation,
incapable d'en concevoir une autour de moi et démuni du minimum
préalable qu'il faut pour qu'il y ait attachement, j'étais dans une
extase d'espace.
Celui qui ne sait pas à quoi il doit croire venait de recevoir – je ne
vois pas d'autre mot – quelque chose comme un sacrement, le
sacrement spatial.
Comme si l'infini, pour se rendre manifeste, avait pris l'espace
comme simple et suffisant révélateur, espace devenu signe et
hymne. L'embaumé que j'étais, d'un coup dégourdi, se retrouvait
ouvert d'une ouverture comme puceron en qui se serait ouverte la
gueule d'un baleino – ptère, d'une ouverture qui n'était que pour
l'immense, qui ne pouvait se refermer.
Comme j'avais eu tort autrefois de chercher un dépassement en
des lieux fermés, étroits, face à des objets, à des personnes, à des
images du monde limité, dont, il est vrai, «  cela  » triomphait
momentanément, et assez merveilleusement, les déboîtant parfois
comiquement du carcan de leurs limites. Cependant les choses, leur
massivité ainsi transfigurée, transcendée, toujours présentes,
tendaient à revenir et, en effet, après peu, trop peu de temps, se
reconstituaient avec leur épaisseur.
Le ciel, lui, est différent. Différent et supérieur. (Car, en
spectacles, il existe une hiérarchie des valeurs. Dans ces cas, oui.)
Le ciel, donc, va de lui-même dans le sens de l'expansion, du
dépassement, de l'illimité. N'ayant rien de rapetissant, d'alourdissant,
il n'y a plus, une fois la barrière franchie d'un bond immédiat, il n'y a
plus d'obstacle ni de tendance à prochainement retomber, à déchoir,
à distraction.
Sans nouveauté, sans incident, sans analogue (qui puisse créer
évocation, donc changement) on demeure plongé dedans. Il répond
au transport éprouvé, par un accueil qui permet de n'avoir pas à
chercher ailleurs, infini tout trouvé qui, pour transcender, n'a pas
d'abord à se débarrasser du fini.
On reçoit l'espace comme une purification.
S'en est-on quelques moments volontairement ou non détaché,
on reçoit alors, chaque fois qu'on y revient, comme «  un coup de
spiritualité ».
Combien justifiée, je le voyais à présent, est la recherche des
horizons immenses et partant des lieux dominants, le séjour dans
l'Himalaya, ou dans d'autres montagnes, considéré comme aide
précieux, unique par des contemplatifs pourtant bien au-dessus,
semble-t-il, des contingences. Ils connaissent la vertu du tremplin
insigne.
Il y a dans l'espace, dans la distance, quelque chose de
particulier pour le méditant.
Son impression exclut l'impression des sensations, des
impressions profanes, c'est-à-dire les plus physiques, les plus
corporéisantes.
Au rebours aussi des êtres, des objets, des choses, la distance,
si augmentée qu'elle soit, ne devient jamais monstrueuse mais
simplement devient plus purement elle – même. Son
agrandissement se fait sans dommage pour celui qui la médite, la
ressent, alors que même la lumière ou la chaleur, le son même,
deviennent péniblement excessifs, tout en n'étant pas pareillement
« bons pour l'infini ». Aussi127 est-elle (avec l'impression d'extension
même) une voie privilégiée de libération.
Si extraordinaire qu'eût été ce ciel ouvert, le lendemain il n'était
plus. Avant même la fin de la nuit. Alors qu'en fait il n'avait pas dû
changer beaucoup, il n'était plus. Sa profondeur, dans laquelle si loin
je pénétrais, je n'y pénètre plus du tout. Il s'est gelé.
Les étoiles se sont remises en place, dans les figures qu'elles
paraissent composer entre elles. Je vois froidement les dimensions
apparentes, leur éclat apparent (c'est-à-dire comparé).
Je suis ici et elles sont là : j'ai atterri.
La conscience dualisante est revenue, qui est la plurali – sante,
qui est la plurilocalisante. La terrasse est ici, mon corps dessus. Le
ciel plus loin. La montagne qui va apparaître avec l'aurore, là ! Dans
cette direction, Lausanne – au-delà, sur la gauche.
La terrasse est en brique, la montagne en terre, moi en tissu
conjonctif, nerveux, osseux, etc. et en conscience de la situation.
L'espace n'est plus qu'une notion, une évaluation, une donnée.
Bourré de sensations, d'impressions expertement intégrées et
d'appréciations, mon être n'a plus qu'une petite place à donner à
l'impression d'espace.
Dans les heures admirables que j'avais vécues, toute
substantiation ou matière abolie, j'étais investi d'espace, investi on
ne peut savoir à quel point, au point où nous étions presque pareils,
indifférenciés.
À un point comme celui-là, l'esprit, recueillant «  soi  » et «  non-
soi » pareillement, se trouve dans un monisme de fait. Il en aura la
«  révélation  ». Mais de Maya, l'illusion Universelle, dont il a ici la
manifestation évidente, il peut également avoir la révélation. Et de
l'Absolu aussi il peut avoir la révélation, du Spirituel sans limite.
Même, s'il est de nature aimante, il peut d'un amour, unique réalité
universelle, avoir la révélation. De l'imprudemment appelée
« conscience cosmique », il peut aussi avoir la révélation.
D'une plongée souvent on revient avec des dogmes. Les
palissades du physique si magistralement abattues, le métaphysique
restant seul et en évidence, c'est de nourriture métaphysique qu'on
est affamé, aussitôt et incroyablement, c'est une réponse
métaphysique qu'impatiemment on réclame, c'est d'un monde
métaphysique que de toute urgence on a besoin afin d'y inclure la
révélation reçue.
Il n'est pas absurde de penser qu'en Inde, particulièrement,
l'expérience métaphysique (par action directe sur le corps) précéda
les grands systèmes métaphysiques, qui se sont faits d'abord
d'après elle, pour lui faire place.
La recherche de la libération de la dualité, « n'être plus impliqué
par rien  », le savant détachement d'avec soi et d'avec ses propres
actions et sa conduite, paraissent sortis d'expériences d'exception,
lesquelles servirent de modèle.
Pour moi, le coup de foudre du dépouillement, la béatitude dans
le dépouillement, l'expansion inouïe, cette ineffable non-dualité-là,
hors de toute comparaison, j'aurais voulu, malgré la tentation, ne
pas les insérer dans un système, ne pas les gauchir non plus
prématurément dans des applications dirigées. Ce qui vaut pour le
feu, comment s'y prendre pour qu'il vaille aussi pour la terre ?
Sans rien orienter, sans donner un coup de pouce, je tenais – à
tort  ? à raison  ? – à observer dans quel sens iraient, moi, et une
certaine nouvelle dissidence de moi d'avec moi, qui commençait à
se manifester, espérant aussi que ce qui si spectaculairement avait
été détruit et rasé ne se retrouverait pas de sitôt debout.
Mais revenue l'ordinaire réalité était là, pressante, sa pluralité qui
fait, qui déjà refait les contradictions, les non – sens, les mille
complications et les fatales inappropriations de la conduite, futurs
objets de scandale. Multiples sont les attachements. Multiples
reviennent les attachements. Invisibles sont les maisons de
l'attachement, et forts sont les liens fins, qui font l'âge de l'homme,
LOIN, loin maintenant est l'Un, le sans-problèmes, loin l'état souverain
de simplicité.

VI. CONSCIENCE DE SOI RAVAGÉE


Ceux-là qui, ayant absorbé d'une poudre aux effets quasi
magiques, se croyaient désentravés de tout, en plein gratuit, sortis
de ce monde peut-être, ils sont encore sur des rails. Ils subissent.
Des spectacles d'un prodigieux qui n'a pas son égal, croient-ils,
sont étrangement de la même famille. Eléments semblables, sur
lesquels ils n'ont pu faire que des modulations.
Ces libérés sont des prisonniers.
Il existe une banalité du monde visionnaire.
Par la vue de figures étonnantes, incessamment changeantes,
que chaque drogue fournit avec ses caractères propres, ils durent
obligatoirement passer.
Si fantastique qu'il paraisse (une fois dépassé les formes
géométriques, les couleurs contraires et kaléidoscopiques), le défilé
visionnaire, lui-même tributaire, accompagne, double et traduit le
défilé sensationnaire.
Le passage vertigineux des images, sans relation apparente, ni
entre elles, ni avec la personnalité, ce merveilleux présente surtout,
sous une forme qui court-circuite la conscience, rapides,
incessantes, visualisées sur-le-champ, les disparitions et
soustractions parcellaires du senti, les pertes de la conscience
spatiale du corps. N'y comprenant rien ou presque, le sujet y assiste,
sidéré, empoigné, émerveillé ou angoissé.
Sans doute, en plusieurs autres cas aussi apparaissent des
changements et des interruptions du senti, phénomène toujours
prodigieux, quoique simple désarroi d'une fonction, qui a sa fragilité,
comme tout ce qui est de l'homme, qui est sa propre intégration, la
conscience globale (d'ailleurs vague) qu'il a de son physique,
laquelle ne doit pas céder une seule seconde, sous peine d'extrême
étrangeté.
Mais ici, au lieu de simplement annuler cette conscience en bloc,
dans certains territoires physiques, d'une façon stable ou presque,
certaines drogues, de la série des «  Phantastica  », grâce à leur
polymorphe surexcitation, en font une tellement tumultueuse,
intermittente, irrégulière soustraction que c'est comme si on jouait
avec et, phénomène plus particulier, et qui ne manque jamais de
saisir, elles les «  mettent en scène  » et les illustrent avec éclat,
projetant sur le tableau noir de l'imagination le film éblouissant
d'images en mouvement qui y correspondent, brusquement
intensifiées, recolorées, actualisées et cela dans un espace sans
lieu, dans une intranquillité angoissante, face à une pluralité de
perspectives jamais connues, cependant que certaines pensées
singulièrement accentuées passent à toute allure en se dédoublant,
en s'opposant et se coupant comme des pièces.
Toutefois celui qui, les yeux restés ouverts, s'en tient aux seules
directes illusions de pertes de parties du corps, se trouvera devant
un phénomène plus rétréci.
Les absences de sentir, et ses apparentes erreurs, ne sont pas
infinies.
Des dizaines et des dizaines de sujets, interrogés pendant ou
aussitôt après ces états «  sans pareils  », disent pareil. Certaines
phrases, dans les confessions des hommes les plus différents, sont
en tout point interchangeables128.
Comme il existe une certaine banalité du monde visionnaire,
dans laquelle le génie comme le pauvre homme sont pareillement
entraînés, il se rencontre dans le monde sen – sationnaire une
certaine banalité dans l'extraordinaire. Les apparemment infinies
transformations du corps, dans ces cas-là, se ramènent souvent à
quelques types.
Car ce sentiment de perte d'une partie du corps, qu'il s'agisse de
bras, jambe, joue, de cou ou de la tête, n'est presque jamais celui
d'une disparition pure et simple. Disparaître, c'est encore apparaître.
C'est disparaître d'un certain ensemble de repères, de mises au
point, de centres de reconnaissance et de tout ce qu'il faut, et a fallu
pour englober en nous le membre ou la région du corps de manière
à nous les rendre proches et nôtres et constants. Disparaître de cet
ensemble c'est apparaître paradoxalement.
À cause d'un manque, un « plus », un « autre ».
Toute partie du corps peut alors paraître «  changée  », et dans
une situation changée.
Au sujet qui aura été mis dans cet état singulier129, son bras, par
exemple, peut maintenant lui apparaître d'un certain nombre d'autres
façons, mais pas de la seule dont il avait l'habitude et qu'il voudrait
tellement voir revenir.
Son bras donc peut lui apparaître étrangement éloigné. Ou bien
long, n'en finissant pas, ou curieusement se prolongeant dans des
meubles et des objets, bras d'un seul tenant avec l'accoudoir du
fauteuil. Ou (mais comment est – ce possible?) comme au bout du
monde, ou simplement comme n'étant plus son bras, ou comme
étant le bras d'un autre. (Les yeux fermés, il prendra d'ailleurs aussi
bien pour sien le bras d'une personne voisine.) Ou bras
méconnaissable, transsubstantié ou perdu, ou sans rapports. Bras
qui ne le renseigne plus. Amorti quelquefois, quelquefois sans
consistance. D'autres fois exagérément, inexplicablement léger, prêt
à s'envoler, ou, tout le contraire, extrêmement (et non moins
inexplicablement) lourd  ; ou partiellement scotomisé, hémibras ou
tiers de bras, raccourci, retourné, ou segmenté de façon
invraisemblable, ne correspondant à aucune zone d'innervation et
de sensibilité nerveuse, ou même devenu double ou triple.
Désarçonnante ou démoralisante ou affolante trahison, où jamais
plus il n'aboutit à son bras, pourtant là et qui ne devrait pas être
tellement différent de ce qu'il était auparavant  ; mais il a beau y
revenir, le tenir de l'autre main, le heurter130, il n'arrivera pas à le
reconstituer vraiment, il demeurera incapable de le sentir tout à fait
comme sien. Etrange, confondante « non – appartenance », qui va
loin, qui gêne profondément quelque chose de primordial, faisant
basculer une base qui devait rester stable, gêne désarçonnante,
préoccupante, erreur évidente qu'on ne peut tolérer sans
déséquilibre et même sans une sorte de vague sentiment
d'«  inconduite  ». Mais, c'est en deçà. Bras dont l'absence même
échappe au mental, échappe à une «  experte  » délimitation, n'est
pas vraiment saisissable, étant le fait d'une opération cérébrale, infra
– pensée archaïque et animale, tout à coup révélée par sa
disparition. Et la déviation foncière continue, ne laisse pas tranquille,
pousse à prendre parti (mais quel parti?), à rai – sonner… et très
faussement. Parfois un étrange bras, hors du bras se forme qui ne
peut plus être dissipé, qui ne peut plus être arrêté. Bras en excès,
exagérément important, répétitif, devenant un monde « bras ». « Re-
bras.  » Extra-bras, à rallonge, mais d'un rallongement métamental,
un allongement qui vous revient à l'esprit, une repousse de bras,
bras partout, bras métaphysique, bras sans cesse et inutilement
recommencé, bras saisi par la perpétuation, nouveau tonneau des
Danaïdes.
Ce bras qu'on ne pouvait arrêter de sentir, dont mystérieusement
on ne pouvait arrêter la continuation, inversement parfois va
s'interrompre absurdement au tiers, au quart de la longueur, ou se
mettre à distance, ou osciller entre deux distances ou même entre
plusieurs, comme aussi entre deux dimensions, entre deux tailles.
D'une façon ou d'une autre, le nouveau bras n'est plus en
coïncidence avec le bras devant soi, devant soi inutilement (devant
soi comme une proposition inacceptable…).
On apprend en ce jour de détresse (ou d'exaltation) ce qu'on
n'eût jamais cru possible, qu'on peut reperdre le sentiment de son
corps avec une aisance surprenante.
Tout le monde peut reperdre la conscience et la représentation
spatiale de ce corps qu'étant bébé on a eu tant de mal et a mis tant
de centaines de jours à acquérir, à constituer, et dont les premiers
dessins d'enfants sont le spectacle étrange et simple – on peut les
perdre et y trouver plaisir, horreur, plus souvent abattement.
Sans drogue cela arrive aussi parfois.
Venues de la sénilité, d'un commencement d'oblitération des
artères cérébrales, de contusions, de suites opératoires, d'échecs,
d'un désenchantement général, de la ménopause ou (plus rarement)
de l'andropause, des sensations inhabituelles font apparaître
insidieusement – plus souvent carrément – une nouvelle apparence
interne, une nouvelle image spatiale131 du corps à quoi il faut faire
face, gênante et fausse, qui déloge du corps en quelque sorte, et le
reconstruit et le refigure. D'une manière le remettent en question,
d'une autre manière donnent de sa part des réponses fausses132
qu'il s'agit de repousser, de réinterpréter, d'éliminer. En général le
convalescent, une fois guéri, ne garde pas en mémoire, pas assez,
combien ces sensations puissantes de brûlures, d'œdème, de
gonflement, d'inflammation des tissus, furent déroutantes133,
harassantes134, contre lesquelles il eut à lutter en proie aux
souffrances (parfois en vain, alors il délirait), persécuté par les
sensations excentriques qui obstinément proposaient et imposaient
une configuration de soi absurde, représentation obsédante qui
n'était pas pour peu dans sa fièvre et son épuisement.
Peu de chose suffit à déranger notre architecture. La pose d'un
simple garrot au niveau du bras135 trouble le schéma corporel,
faisant ressentir à la place du poignet, mentalement déformé et
dénaturé, une corde ou un sabot. La main qui n'a pas bougé, on la
dirait à présent pliée, perdue, les phalanges raccourcies ou coupées,
le bras déplacé…
Mais le garrot enlevé, tout s'arrange, et se remet en place…
La contrariété que constitue la perte de la conscience normale
d'un membre, ou même de toute une moitié du corps, peut être prise
avec un certain flegme136 par des
malades acceptant cela comme on accepte d'autres contrariétés
contre lesquelles on ne peut rien.
Chez d'autres, se liant à un sentiment d'insécurité, et à des
préoccupations, des appréhensions, des terreurs d'autrefois, cela
devient inquiétant, torturant. Cela bouge. Cela pèse, est
inacceptable, et va petit à petit perturber toute la personne.
Après maladie, accident, souffrances prolongées, il arrive qu'un
homme ne parvienne plus à ressentir son corps comme auparavant
et même, dirait-on, n'en veuille plus. Il ne se sent plus chez lui. La
maison de son corps a été dépréciée. C'est comme si, ayant perdu
la foi à cause d'un membre qu'il n'avait plus senti ou senti «  de
travers  », pendant quelque temps, il ne voulait plus revenir là-
dessus. Le corps qui ici ou là était comme absent ne se recomplète
pas. Le «  lacunaire  » peut encore se déplacer, mais ne peut plus
disparaître. Angoisse, lacunes, absences sont fiées. D'abord il y eut
entre lui et son corps, à cause de la douleur, un premier écart, car le
mal physique, auquel on voudrait tant échapper, fait en quelque
sorte qu'on tend à sortir de soi ; ensuite de nouvelles douleurs l'ont
fait hésiter à y revenir, à l'accepter tel quel ; l'appréhension jointe au
vide ressenti lui ont retiré sa confiance. Capital, le rôle de la
confiance  : la confiance est le double de la fonction. Sentir c'est
s'apprêter à sentir, c'est accepter de sentir, se tourner vers le sentir,
avoir la certitude et l'espoir de sentir. Maintenant il va vers le vide, le
manque. Il ne rencontre que lui. Celui qui a été une fois gravement
trompé en son corps dit qu'il n'a plus d'organes. Il s'est désolidarisé
de son corps qui une fois s'est montré traître, il n'ose plus s'y fier, ou
il le boude. Et le désertera et le répudiera. Sans estomac, il mange
pourtant, et le corollaire qu'on lui signale qu'il doit donc logiquement
avoir un estomac est insuffisant pour rétablir la réalité, et
contrebattre efficacement le non-senti. Il est trop tard. Le
détachement et l'impression persistante de « néant d'organes » sont
fixés. Le mal ne peut par des raisonnements être guéri, d'ailleurs
presque à tout traitement il est réfractaire. Il est devenu
hypocondriaque.
L'absence d'impression que leur font leur corps, ou la nouveauté
d'une impression métallique étrange amènent des malades à se
croire un estomac en zinc, ou qu'un caisson, un appareil métallique,
une cloison, une boîte, un coffre a pris sa place. Ou bien c'est leur
cœur, qui serait en aluminium ou en plomb. Mais toujours – à ce qu'il
m'a paru – il y a au début un mal physique réel, parfois presque
totalement oublié, un accident, des souffrances et une momentanée
perturbation accidentelle du sentiment de son corps, avec une gêne
qui entretient une sourde et dangereuse appréhension.
Un tel a dans une partie de chasse reçu quelques plombs dans la
fesse, dont à plusieurs reprises on a retrouvé quelques-uns, plus
bas, dans la jambe, ou dans le pied. Et où va-t-on en trouver plus
tard  ? Un autre a eu des éclats d'obus dans l'épaule, qui ont
voyagé ; il en est sorti un de la nuque, un dans le cou, un à l'épaule,
et il appréhende qu'on en retrouve d'autres, ailleurs, Dieu sait où. Il
ne se sent pas « rétabli » en lui-même (différence réelle parfois mais
qu'il exagère). C'est devenu capital. Il s'ensuit une pensée univoque
et constante, une rage d'être rétabli137 dans son absolue intégrité  ;
d'où sa folie d'être opéré, d'être opéré à tout prix et débarrassé de
ce quelque chose d'insolite qui s'est substitué à son corps normal.
Tel autre n'a eu qu'un mal de gorge, une cautérisation, une
opération bénigne, une ablation des amygdales. Depuis, le mal
voyage. Son attention interne angoissée voyage. Il est prêt à
n'importe quelle intervention pour en être débarrassé. Il attend de la
chirurgie ce que de sa seule pensée il ne pourrait obtenir. Déserteur
de son corps, il supplie. Il n'en peut plus. Il s'affole. Un médicament
qui entraîne un peu de sécheresse des muqueuses, ou le dégoût de
la nourriture, lui est un nouveau traumatisme, le point de départ
d'une nouvelle peur, celle d'un nouveau dégât d'organe, etc.
L'hypocondrie rebondit138.
En fait, le mal révèle un attachement au corps qu'on n'aurait pas
cru et un narcissisme sans lequel139 son hypocondrie, croit-on, ne
serait pas possible.
Chez celui-ci une pointe de complaisance, d'hystérie s'en mêle ;
une sorte d'appréciable gloire d'être passé déjà vingt fois sur une
table d'opération. Plus souvent, mélancolique, il en gémit.
Un autre, à tendances paranoïaques, proteste, irrité de la
sensation de perte ou de déplacement d'organes, accuse un
chirurgien de lui avoir retiré l'estomac, ou le cœur, d'avoir mis des
instruments à la place. Il menace, trouvant dans une revanche
mortelle qu'il médite une façon de rétablir la justice.
Au contraire de ce qui se passe souvent chez un amputé dans
l'illusion du « membre fantôme » (où la sensation fausse reste assez
stable et fixe, le bras coupé étant, par exemple, toujours ressenti
avec son bracelet-montre), illusion qui se présente140 «  comme
l'expérience refoulée d'un ancien présent qui ne se décide pas à
devenir passé  », le mal141 de l'hypocondriaque est actuel,
dramatique, virtuellement toujours prêt à passer à un nouveau
devenir, dangereux, redouté devenir.
En perdant le sentiment du corps, on est aussi tout prêt de
perdre le sentiment de ses limites.
En un autre corps, en celui d'une autre personne, d'un animal,
d'un démon, en une grande agglomération urbaine on transforme
son corps à soi.
Soustraction du corps, transformation du corps, énormité du
corps que plus rien presque n'arrête, ne limite.
On ne peut plus le retenir, on ne peut plus l'arrêter.
Au gré des malaises, des images, des réflexions il se transforme
et s'étend.
Délivré de la mesure et de la restriction142 qu'impose le corps,
lorsqu'on en est conscient, délivré de ce qui maintenait ensemble et
petit son être «  corporisé  », on voit grand, on voit énorme. Celui-ci
sent qu'en son corps logerait une caserne. Tel autre, une ville
entière. Aucune dimension en général ne gêne, pourvu qu'elle soit
considérable.
Extension formidable. Un ouvrier jusque-là modeste se sent une
stature gigantesque qui n'a pas de nom. Il a peur en tombant
d'écraser la foule, de détruire la ville et ses faubourgs, de défoncer
la Terre. Il a peur, s'il urine, d'inonder143 le monde et s'efforce de se
retenir.
L'appréhension n'est pas du tout inhabituelle chez ces géants.
Une impression, concomitante à la soustraction, qu'ont connue,
abasourdis, ne s'y étant nullement attendus, des dizaines, des
centaines d'expérimentateurs de la mescaline, impression qui a ses
équivalents dans plusieurs maladies mentales et conduit loin dans le
déréel et la mégalomanie, est l'impression d'un flux qui ne s'arrête
plus, d'un courant.
Impression de prolongation sans fin, d'extension indéfinie, de
perpétuité, d'immortalité, d'où les esprits prompts à philosopher et à
retrouver leurs désirs anciens reviennent avec des convictions
métaphysiques péremptoires.
De même qu'il existe au monde de la drogue une certaine
banalité dans les « visions » imaginaires, une certaine banalité aussi
dans les sensations imaginaires illusoires, il existe encore une
certaine banalité métaphysique, constituant le fond humain commun
des réflexions, devenant aussitôt croyances, et portant sur
l'immensité, la Pérennité. L'Immortalité. L'Absolu, l'immanence. Le
Hors du Temps, de l'Espace, de l'accidentel, et du phénomène.
L'impression d'immatérialité les engendre.
C'est dans l'état de schizophrénie que le «  sans mesures  »
trouble et ravage le plus.
L'énorme, dont certains144 avaient l'impression, c'était encore du
réel, une implantation baroque dans le réel, un excès dans le fini. Ça
n'allait pas sans une certaine limite.
Il va s'agir ici de tout autre chose, d'une plus totale dissipation du
fini, dissipation sur plusieurs plans, désagrégation du temps, de
l'espace, des fonctions et dispositions qui font tenir ensemble le
monde, les autres, et son « ego » même.
Une métaphysique dépossession remplace une simple
soustraction du corps.
« Tout est sans limites, dit celui-ci145. Un autre ciel noir et terrible
est derrière le ciel réel d'une soirée d'automne. »
«  L'espace me semble s'éloigner, croître à l'infini. Je me sens
livré à l'espace infiniment large. Le vieil espace se détache comme
un fantôme de l'autre espace, dit un autre. Tout est sans limites. »
Des centaines de ceux-là à qui on donne le nom de
schizophrènes, des milliers auxquels on n'a encore donné aucun
nom, et qui furent arrachés à eux-mêmes, à leur moi et leur
environnement, par une prise de mescaline, ont dit la même phrase,
ont connu la même illimitation, la même dissipation de leur mesure
propre, le même évanouissement des rapports avec ce qui est limité,
pragmatique et avec les étranges limités que sont les autres
hommes et qui bavardent, ne savent pas, n'ont pas l'air de se douter
de l'autre univers.
À la mesure, au limité, on n'aboutit plus. Quoi qu'on fasse alors,
on est dans les ondes sans fin du démesuré.
D'une façon, c'est un peu un retour.
L'enfant en son tout premier âge confondait la main, la tête, le
sein, la mère et lui-même dans une sphérique sphérifiante
impression globale qui n'avait pas de fin. Seul le sommeil revenant
souvent, revenait l'entourer, mais le sommeil, est-ce une frontière ?
Etrange planète, que chacun de nous a été. L'homme est un
enfant qui a mis une vie à se restreindre, à se limiter, à s'éprouver, à
se voir limité, à s'accepter limité. Adulte, il y est parvenu, presque
parvenu.
L'Infini, à tout homme, quoi qu'il veuille ou fasse, l'infini, ça lui dit
quelque chose, quelque chose de fondamental. Ça lui rappelle
quelque chose. Il en vient…
C'est pourquoi l'infini, enseigné un peu plus tard, mais encore
assez près de ses premiers jours, « prend » si bien. Il résiste peu au
dieu infini qu'on lui a dans la plupart des civilisations inculqué, quand
il était presque sans défense, croyance qui lui devient dès lors une
deuxième nature et chose de la plus parfaite évidence, pour laquelle
il fera au besoin la guerre.
Cependant, rarement, presque jamais dans les états de malheur,
le schizophrène ne retrouve sa religion. La religion, c'était aussi une
sorte de localisation, de voie unique, de digue, pour maintenir l'infini
bloqué, à part.
Celui qui par la chimie traîtresse dans son corps en état
d'exception, dans un au-delà de tout, un au-delà des religions, est
dépouillé de toutes les superstructures, des imageries, des
intermédiaires (anges ou saints et naturellement prêtres et
représentants sacerdotaux), est perdu dans un Infini, infiniment
dérangeant, un Infini sans retour (pas un Infini comme celui de la
méditation qui, une fois l'heure de méditation-concentration passée,
revient gentiment au confortable nid du fini, pas un Infini de
théologien qui fait un cours là-dessus et puis rentre chez lui, non), un
Infini sans issue, qui ne veut pas laisser repartir pour le fini, pour le
défini, pour l'arrondi du défini, du définissable, du définitif, un traître
Infini qui rend tout fini inaccessible, et soi et le monde et les autres
hommes inaccessibles. Celui-là ne retrouve pas la religion.
Le schizophrène est seul, sans frontières défendables. Derrière
chaque unité il y a un monde. Aucun ensemble ne subsiste. Son état
en a fait poussière.
L'infinisation, la perpétuation, l'atomisation, l'indéfinie
parcellisation, aggravée par les mouvements antagonistes et
contradictoires qui rendent tout absurde, ne permettent plus que
l'ambivalence, les réitérations, la rétivité, le refus et un inhumain
détachement.
Ce sera la seule attitude possible, l'unique parti à prendre pour
celui en qui tout s'atomise, et «  se distrait  » et se met «  en
discordance  », brisé par l'impossible «  sentir ensemble  »,
l'impossible «  imaginer ensemble  », l'impos – sible «  exposer
ensemble  » et dont le lot est l'inaccessible corps, l'inaccessible
«  personne  », l'inaccessible «  autre  », l'inaccessible «  réel  »,
l'inaccessible concordance, l'inaccessible convergence146.

VII. LE BESOIN DE SURCHARGER ET


DE DÉSIMPLIFIER

L'état dans lequel on voit le schizophrène recouvre bien des


choses, que lui, pour lui seul, et très mal, très fragmen – tairement et
par intermittence découvre et qu'il ne peut, et ne pourrait s'il le
voulait, découvrir aux autres.
Indicible univers désorganisateur, auquel les autres n'ont pas
accès, et qui le porte à s'enfermer en lui-même, refusant toute
communication. Très peu de cet extraordinaire qui l'habite transpire
au-dehors.
Tel ou tel, tout enfermé qu'il soit, laisse entendre par des paroles
déviatrices, hermétiques, le merveilleux singulier dont les autres
n'ont aucune idée, qui rend le faux, pas plus faux que le « vrai » des
autres. Ses gestes surtout, amorcés plutôt qu'accomplis, leur allure
générale, sa démarche de qui en sait long, son air plein de sous-
entendu, de mystère, ne donnent aucune clef. Il sait quelque chose
que l'autre147 ne sait pas. Il se meut là où l'autre n'entre pas.
Autrement, plus profondément que n'importe quel humain, il
ressent que rien n'est simple, ni ne va simplement, que tout est
multiple, irrémédiablement divergent, contradicteur.
A le voir ainsi, les psychiatres, parlant au nom des normaux,
disent qu'il est maniéré.
«  Le maniérisme, écrit Minkowski, nous ramène à l'homme
maniéré, et que nous souhaiterions voir plus simple, plus direct, plus
immédiat, non seulement dans ses gestes, dans ses mouvements,
mais encore dans sa façon de penser, de sentir. »
Mais cette simplicité-là ne dit rien au schizophrène, ne lui
convient pas, lui paraît indigente, artificielle, impropre.
En gestes, en tracés (ceux de ses dessins « fouillés »), il l'a fui.
Dans son état, c'est la multiplicité insensée qui est naturelle et la
simplicité qui est antinaturelle, brouillonne, insuffisante, insipide.
Même dans son écriture il la fuit, écriture d'ailleurs appelée par
certains maniérée148. Maniérée ou non il convient de l'observer de
près. L'orthographe et le vocabulaire, et le sens, et la syntaxe, et la
scription souvent y sont singularisés. Récalcitrant à la simplicité et
aux règles, le schizophrène a introduit ses accentuations et
surimpressions à lui, indépendamment les unes des autres, à
chacun des différents niveaux du langage. Au niveau du vocabulaire
il met les néologismes, au niveau de l'orthographe la répétition, la
birépétition, la trirépétition des lettres ou des syllabes, au niveau de
la scription les spirales, les boucles aux lettres, les vains
soulignements, au niveau sémantique l'hermétisme, les ellipses
outrées, indéchiffrables, les apparents non-sens.
L'écrit, ainsi bourré d'indications soulignées, mais qui ne vont pas
de concert et ne travaillent pas synergiquement, n'arrive pas à
constituer un ensemble qui vaille.
L'auteur de l'écrit ne semble pas voir l'ensemble, et surtout pas
se représenter l'effet que sa lettre, quand il en fait une, ainsi rédigée,
aux éléments non concordants, va produire sur les autres.
Ce qu'il a laborieusement souligné le fera remarquer, non comme
un homme remarquable, mais comme un homme qui ne se rend pas
compte de l'ensemble, qui ne le contrôle pas, à qui il échappe
incroyablement.
En bien d'autres choses aussi, paraît le besoin de
désimplification qui le tourmente.
Passant un jour par les couloirs d'un hôpital psychiatrique de
province, je me trouvai en présence d'une table extrêmement
surprenante.
Dès qu'on l'avait remarquée, elle continuait d'occuper l'esprit. Elle
continuait même je ne sais quoi, sa propre affaire sans doute,
comme si elle ou son auteur toujours indécidé débattait encore si
elle serait table ou autre chose. «  Exemple typique de maniérisme
objectai », me dit le spécialiste qui m'accompagnait.
Cette table, la plus pesante qui fût, la plus compacte, elle,
maniérée !
Aussi loin que possible, il est vrai, d'être tout bonnement table,
comme sont les autres.
Ce qui frappait, c'est que, n'étant pas simple, elle n'était pas non
plus vraiment complexe, complexe d'emblée ou d'intention ou d'un
plan compliqué. Plutôt désimplifiée à mesure qu'elle avait été
travaillée.
Lent au travail, appliqué, perfectionniste (quand dans une
chambre il avait «  à faire le ménage  », il y passait trois jours,
astiquant tout, briquant le plancher, faisant reluire d'une idéale
propreté ce qui pourtant allait bientôt être sali sans égards), son
auteur, E., avait mis plus d'une année à la terminer, ou plutôt à la
mener à son état actuel. Car était-elle terminée ? Telle quelle, c'était
une table à rajouts, comme furent faits certains dessins de
schizophrènes, dits « bourrés149», et si elle était terminée, c'est dans
la mesure où il n'y avait plus moyen d'y rien ajouter, table qui était
devenue de plus en plus entassement, de moins en moins table.
Agrégat de plus en plus compact, l'ouvrage de quelqu'un qui
revient périodiquement à l'idée de « table ». Car elle n'avait pas été
faite non plus à l'aventure. Le phénomène le plus important s'était
passé dans le temps. La table qu'on avait devant les yeux était le
résultat de reprises incessantes. Son auteur ne finissait pas de la
reprendre, de la compliquer, de la « bourrer ».
Par petits blocs, successivement mis en place, ajouts inutiles,
supplément pour le supplément, sans malices, signe d'une tendance
irrésistible à en remettre sans jamais pouvoir s'arrêter, sans que ce
fût jamais « assez », E. avait œuvré, direction « table ». En était-ce
une  ? Elle n'était appropriée à aucun usage, à rien de ce qu'on
attend d'une table. Lourde, encombrante, elle était à peine
transportable. On ne savait comment la prendre (ni mentalement, ni
manuellement). Le plateau, la partie utile de la table,
progressivement réduit, disparaissait, étant si peu en relation avec
l'encombrant bâti, qu'on ne songeait plus à l'ensemble comme à une
table, mais comme à un meuble à part, un instrument inconnu…
dont on n'aurait pas eu l'emploi. Table déshumanisée, qui n'avait
aucune aisance, qui n'était pas « bourgeoise », pas rustique, pas de
campagne, pas de cuisine, pas de travail. Qui ne se prêtait à rien,
qui se défendait, se refusait au service et à la communication.
En elle quelque chose d'atterré, de pétrifié. Elle eût pu faire
songer à un moteur arrêté. Quelqu'un à qui nous en montrions la
photographie fit, sans rien savoir de l'artisan, cette remarque. Or,
quoique depuis son entrée à l'asile E. n'eût été occupé que comme
une sorte de domestique, emploi où il se révéla sûr et soigneux à
l'extrême, mais très lent, il était, auparavant, chauffeur-conducteur
de camions, métier où vraisemblablement plus d'une fois en panne
sur la route, il avait dû lui arriver de considérer, capot ouvert, le
moteur de son camion, moteur qui par là n'est peut-être pas sans
analogie avec cette table compliquée, énigmatique, à l'arrêt elle
aussi, comme à présent la vie d'E., lui-même, quelque chose en sa
tête arrêté, inexplicablement, cerveau dérangé qui ne livre pas son
secret.
La table en question n'avait jamais servi. L'idée^ sans doute ne
vint à personne de l'utiliser comme table. A une visite postérieure
que nous fîmes à E., nous vîmes dans le couloir une autre table de
sa fabrication, à côté d'ouvriers procédant à une réfection locale et
sur laquelle rien n'avait été posé, quoiqu'il y eût des outils et des
planchettes et des bouts de bois traînant un peu partout, qui y
eussent été plus commodes à reprendre que par terre. E. l'aurait-il
interdit ? Il semble plutôt que cette table portait en elle – même son
interdit, objet bizarre à la compréhension et à l'utilisation duquel il
eût fallu être initié, et qui, «  encombrée d'elle-même  », semblait
rejeter tout encombrement de plus, et dont le plan d'organisation,
étranger aux idées courantes, tenait à distance.
À E., les tables, il va sans dire, ne constituaient pas un problème.
Il se servait de celles de l'asile qui, elles, n'avaient aucun caractère
spécial.
Mais l'état naturel d'une table simple ne lui avait pas suffi150,
quand il s'était agi d'en faire une.
Ainsi' à tel autre malade l'état naturel du mot «  palliatif  » ne le
satisfait pas, qu'il écrira pallillilllattiftif, quoiqu'il voie bien le mot, et le
reconnaisse sans hésiter dans le texte ou le journal qu'il lit, et que le
mot ne s'écrive qu'avec un /, et seulement deux et un seul tif et sans
cette énorme boucle du p qu'il y a ajoutée. Mais de ce redoublement
il a besoin, il est entraîné à cause d'un certain foisonnement qui est
en lui (en dépit d'une froideur et d'un certain arrêt de la vie
communicative avec autrui), il est entraîné par palliatif à aller au-
delà.
Les règles du langage, même s'il les transgresse souvent, plus
souvent le tiennent encore trop asservi.
C'est par le dessin ou par les coloriages ou la peinture qu'il va,
n'eût-il jamais dessiné ou peint jusque-là, qu'il va – peut-être – enfin
pouvoir se livrer (en partie s'y délivrant) à la multiplicité
contradictoire qui le tient et le gêne, aux phantasmes qui le harcèlent
et au foisonnement – surtout au foisonnement – aux répétitions, au
dévergondage des répétitions, cédant, pouvant enfin céder, à
l'extrême entraînement de la répétition qui le possède.
E., l'auteur de la table, avait encore d'autres modes d'expression.
Ses salutations, notamment lorsqu'il voyait une infirmière
sympathique ou un interne de sa connaissance, formaient une
séquence extravagante. Comme si un salut ordinaire était
évidemment insuffisant, il composait une sorte de fête d'accueil, de
féerie par gestes, approbation et réjouissance où entraient aussi du
jeu, de la raillerie, de l'opposition, du panache. Chef-d'œuvre de
complication et d'Abracadabra. Un véritable rituel, cocasse, suspect,
avec dans le fond peut-être une sorte de défi, un challenge.
J'en garde cette impression à travers ce que j'en vis qui n'était
plus si complexe, si mouvementé que dans les premiers temps.
L'élan et son inverse, c'est-à-dire plusieurs petits élans correcteurs
qui ne manquaient pas de suivre, correcteurs de toute confiance, me
frappèrent par une ambivalence asymétrique. Le parler difficile, qui
venait ensuite, biscornu, par moments précipité, débordant, semblait
avec des mots quelconques, avancés puis repris, vouloir faire
passer l'indicible, et puis l'effacer.
E. donnait spectacle, spectacle d'accueil. Mais trop explosif, suivi
du retournement discret, gênant. De rapides regards sauvages,
défiants, aussi vite disparus qu'apparus, des regards sans merci
étaient alors décochés. J'y voyais un potentiel de fureur, de
destruction, de terrible immédiateté capable d'emporter tout. Cela
n'étant pas trop apparent, il était bien vu à l'asile, travaillait pourvu
qu'on ne lui commandât pas trop de choses et qu'on le laissât agir à
sa guise. À mon sentiment, un « je ne sais quoi » d'irréductible était
toujours là.
Il y a une vingtaine d'années, il avait tué sa femme.
Sauvagement. Il l'avait supprimée. Supprimé une cause
d'énervement. On l'avait retiré définitivement de la Société. Il ne
tenait pas à y rentrer. Même pas pour un jour ou deux. Lorsque
devant moi un médecin lui proposa une «  sortie  » d'une journée,
cela ne le tenta point, lui causant panique. Son expression devint
d'un homme traqué. Dehors, vite tout est compliqué, irritant, et on ne
peut pas toujours se retenir.
Pour revenir à la table : aux visiteurs occasionnels, la table d'E.
faisait pitié, au lieu de les scandaliser, comme eût fait l'œuvre
apparemment débraillée de tel ou tel artiste moderne mais
néanmoins ayant son unité d'audace, d'insolence et de savoir-faire.
Ils se demandaient quel est l'incapable qui n'avait pu venir à bout de
faire simplement une table.
En effet, sans tenir compte du matériau et de son fâcheux effet
sur l'ensemble, E. avait, par exemple, mis de vieux morceaux de
linoléum usagés pour faire le pendant ici et là de parties en bois.
N'était-ce pourtant pas là le plus émouvant, qu'il fût revenu
périodiquement à la symétrie, comme à une obligation, et que
cependant les parties ne concordaient pas. Le zèle n'avait pas suffi à
faire concorder.
Plus forte que tout, sa discordance… (maladie de la discordance,
premier nom donné à la schizophrénie) s'était exprimée.
VIII. ALIÉNATIONS EXPÉRIMENTALES

Lorsqu'on fait sur sa personne une expérience d'aliénation, il est


capital qu'il reste en soi assez de présence vigile pour observer le
mental maltraité151 qui, toujours en mouvement, cherche à continuer
son travail, le faisant autrement, à la diable, vous menant sur des
voies singulières.
Sans s'en apercevoir – ou à peine – on se trouve amené par les
cheminements déviés, aberrants, qui suivent presque
immanquablement un premier trouble, à être trompé, à ne pas
pouvoir corriger l'erreur, à être inefficace. Voici, entre cinquante
autres, quelques modèles d'enchaînements défectueux qui
s'établissent alors, et qui doivent, semble-t-il, n'être pas bien
différents de ce qui se passe dans beaucoup de maladies mentales,
non provoquées. Voici donc quelques points de départ, leur suite, les
points d'arrivée.
I. Au départ  : Une excitation intérieure diffuse (légère d'abord),
puis plus forte, incernable excitation dont on ne voit pas le siège… ni
à quoi elle tend, qui n'est ni bruit, ni son, ni couleur, ni lumière, ni
pensées, qui n'est encore rien de cela, mais qui peut devenir
beaucoup de choses, énormément de choses, qui est augmentation,
sourde augmentation, déjà présence, bientôt foule.
Suites possibles  : L'impression croît, on entend, quand on ne
devrait rien entendre, un «  Brr  » qui va devenir un bruissement un
grondement sourd, donc lointain, qui augmente, donc de quelque
chose, qui a dû s'approcher, qui approche, à quoi il faudra prendre
garde, donc une menace, donc un danger, danger qui ne se
présente pas comme il devrait, qui ne se révèle comme rien de
connu, qui reste inapparent, insolite, énigmatique, suspect152  ; qui
ressemble à des murmures, à de sourdes récriminations, à des voix,
des voix qu'on ne peut localiser.
—  Au départ  : Toujours cette infime, immanente agitation
intrapsychique imperceptible mouvement sur place comme celui
d'une plaque métallique vibrante, mais c'est l'âme même de l'être
entré en vibrations.
Suite : L'entourage paraît semblablement atteint.
Il devient difficile, même en s'y attachant, de décider si devant soi
une chose inerte ne serait pas en vie, d'une vie cauteleuse, cachée,
d'une intra-vie pareille à celle qu'on ressent sous la sienne. L'hiatus
entre le vivant et le non-vivant n'apparaît plus. L'agitation, qu'on a,
rayonne, se projette.
L'inanimé a cessé d'être loin de l'animé. Dynamisé, capable de
mouvement, siège de mouvements, tout partout semble prêt à
s'animer.
Le minéral n'a plus la solidité lourde et reposante qui était la
sienne. Tout objet est chargé, est potentiel153. En bois, en pierre, en
cuivre ou en toute autre matière, il a perdu son air serré et stable. Un
statique vrai n'est plus imaginable.
D'où quantité de débuts d'illusions où l'objet est vu prêt à se
mouvoir.
Dans ces conditions, demeurer tranquille et quiet ne serait pas
naturel  : on n'est plus à l'abri. La peur peut venir, si pour d'autres
raisons elle n'est pas déjà là.
—  Au départ : Une impression de flottement en son corps, avec
lequel on ne coïncide plus, dont on ne fait plus l'occupation pleine,
vigoureuse, satisfaisante.
On n'est plus protégé par sa volonté (absente), par sa maîtrise
de soi (perdue), par sa facilité (disparue) à se manier, à se conduire,
et se manœuvrer.
Sans se croire traqué, on a déjà la même sensation qu'a un
homme traqué réellement.
Une suite possible sera qu'on ne se sent plus en sécurité.
Préoccupation. On se demande si quelqu'un ne pourrait pas profiter
de cela. On s'attend à être observé, critiqué, raillé… Le craignant, on
cherchera d'où va venir la persécution.
Méfiance vient.
—  Au départ  : L'impression de n'avoir plus tous ses pouvoirs.
(C'est vrai.)
Suite  : Une certaine perte d'autorité à certains rappellera
l'enfance, l'état où l'autorité, c'était les autres (père, professeurs,
juges, surveillants, police).
Au cours d'une première période de la vie, une habitude s'installe
pour de longues années  : l'appréhension d'être repris. Pour des
raisons souvent indébrouillables, bon nombre d'actes alors pour
lesquels on risque d'être repris (une fâcheuse abstraction en fit des
actes «  répréhensibles  », en soi). Dans l'enfance, l'habitude a été
prise de voir pardessus et au lieu de sa propre vue, le point de vue
des Grands, ces redoutables mécontents capables de réprimander,
frapper, punir, humilier, accuser, etc. Ce que comme adulte on avait
acquis, de n'être plus ou plus pareillement réprimandable, va par le
retour inquiétant du manque d'assurance et de maîtrise intérieure,
rappeler, faire revivre l'état de dépendance d'autrefois, de l'enfance,
l'état de non – autonomie. Ce sont les autres qui sont de nouveau
les maîtres, les forts, les tyrannisants, les persécuteurs.
Peut rappeler aussi la culpabilité, lorsque incertain si l'on serait
châtié, réprimandé ou non, on passait devant le tribunal du père, du
dominant, de l'enseignant, du surveillant.
—  Au départ : N'étant plus situé comme avant dans son corps,
l'impression d'être devenu une sorte d'âme libre.
Détaché.
Vibrant à un autre niveau psychique.
Suite : L'impression d'être plutôt qu'un corps, un être psychique,
fait que ce sont aussi des présences psychiques auxquelles on
s'attend (c'est plus tard qu'elles apparaissent physiques). On a des
impressions de présences, on sent des variations de présences, des
renforcements de présences, des demi-présences. Dans le dos, sur
le côté, dans les endroits où règne l'ombre, mais aussi dans la
lumière, dans les angles, dans ce qui est en retrait on sent, on voit
venir des présences, déjà il y a des infraprésences, des vides
denses qui vont devenir présences. De l'espace chargé comme lui-
même sort une menace d'être. Des apparitions suivront, mais c'est
l'état avant l'apparition qui compte, l'apparition potentielle154 partout
possible, partout capable de surgir, de se manifester davantage.
C'est là le phénomène.
Suite  : Envahissement par les présences155. Des présences de
cet ordre, quand elles viennent, il n'y a pas de parade. Elles sont là,
et l'on a son territoire envahi. Cette sorte d'antichambre que chacun
possède, qui lui permet de tenir à distance la personne qui est près
de lui, ne fonctionne plus. Plus d'antichambre. L'autre entre en vous.
Il viole votre espace vital. Les regards156 des autres se jettent sur
soi sans intermédiaire.
On est vulnérable, traumatisable, le seuil de souffrance tout de
suite atteint.
On ne peut supporter de certaines personnes qu'elles soient là.
Des regards, même en photos, on est sans défense devant eux.
Perte du territoire psychique, des propriétés du terrain.
Terrain réduit, presque punctiforme.
Impression de la présence de l'autre, de la poussée de l'autre, de
l'empiétement de l'autre. L'autre ressenti comme danger, comme
attaquant, poursuivant, voulant agir sur soi.
Il ne peut voir quelqu'un sans avoir l'impression de relation. On le
regarde. Il sent le poids, le poids nouveau, excessif des regards qui
ont affaire à lui, pense-t-on, mais si ces regards sont distraits, posés
en passant.
On l'observe. Si l'on a des choses à se reprocher, ceci se
conjuguant avec cela, c'est la catastrophe.
—  Au départ  : Un sentiment d'expansion, expansion
insurmontable, qui continue, qui persévère, inondante, rayonnante,
océanique, qui va déferler, qui devrait déferler, qui voudrait essaimer,
qui est pullulation, qui est maximum, qui est au-delà du maximum,
qui est extrême, toujours augmenté d'afflux nouveaux.
Bouillonnement. Il faut, il faut absolument que quelque chose
d'extrême soit déclaré, soit proclamé à la face du monde entier.
Les suites sont connues  : dilaté, se sentir, se déclarer
extrêmement important et par-dessus tout. Si cet état doit durer
longtemps, emportement à se dire Régnant, Empereur, Dieu.
L'expansion continue. Souvent simultanément avec elle
l'impression de tension, comme si l'on était une corde de violon sur
laquelle on appuierait plus, toujours plus, incroyablement plus,
toutefois pas jusqu'à la briser. Qui fait qu'on voudrait crier grâce, s'il
y avait seulement quelqu'un à qui s'adresser qui puisse faire grâce,
qui puisse interrompre la tension intolérable.
Tension qu'il faut faire cesser. Coûte que coûte.
Certains n'en pouvant plus se suicident sans raison spéciale,
mais parce que quelque chose doit cesser.
Ils ne voient pas plus loin et leur vie aussi cesse, sans que cette
conséquence naturelle ait été nécessairement et réellement
envisagée.
Raptus, impulsions soudaines  ; actes plus tôt commis que
considérés ; et les plus extrêmes, tuer, se tuer, incendier, détruire…
en accord avec la furie intérieure. La pensée, court-circuitée, a été
devancée.
A un autre étage de soi on ne se retient pas. On ne retient pas.
On lâche les secrets. Les secrets qu'il aurait fallu le plus garder.
Ils sont sur les lèvres, on est occupé à parler, avant de
comprendre qu'on a livré un secret.
7- Au départ : Tout, à présent, appuie trop, pèse, s'enfonce.
Les blessures, la laideur, les accidents, les bagarres, la vue
d'une gueule ouverte, d'un crâne, d'une patte d'ongulé, au lieu d'être
des vues parmi d'autres, ou des renseignements, sont devenus
pénibles, redoutables, retentissent, adhèrent, déséquilibrent. Il faut
veiller à éviter leur rencontre. État d'alerte.
Suite : Apparition de la malfaisance. Au contraire de ce qui arrive
à l'état normal où la perception est modérée et comme tamisée, les
mêmes choses perçues dans ce nouvel état font irruption
violemment, blessent et ne s'en vont pas.
Seuil de souffrance vite atteint par la sensation.
La vie maintenant, c'est l'invasion. On vit sous l'occupation.
—  Au départ : Une autre invasion, venue du dedans. Evocations,
fragments de souvenirs, impressions, images, sons reviennent en
force.
Ce qui devrait être atténué comme chose entendue il y a
longtemps, et oubliée, revient. On entend, semblable à un vrai bruit,
un bruit inexistant. Il faut de la subtilité pour saisir la différence, et
pas celle à laquelle on s'attendrait. Même si l'élément sonore
hallucinatoire est faible, il est plus important qu'un bruit réel, plus
indéniable157… Dans ce cas, dira quelqu'un, il suffit de n'y pas
croire. Mais justement, c'est toujours un bruit parfaitement croyable,
plus croyable que perçu. Un bruit de l'ordre du perçu est moins
accaparant.
—  Au départ : Des objets, pas du tout singuliers auparavant, des
personnes aussi, des images, des portraits paraissent chargés de
significations appuyées, gênantes, fâcheuses, suspectes.
Il est vrai que tout objet a normalement une et des significations.
Il vient faire quelque chose. Il a un sens. Il était destiné à quelque
chose. Une intention l'a mené là. Toute une affaire qu'en gros et vite,
si besoin est, nous reconstituons par interprétation.
Interprétation, grande affaire, constamment à reprendre, et qu'il
faut mener à bien, qui ne va pas de soi ; loin de là.
À présent, en lui, bouillonnement des significations.
Tentatives d'interprétations. Beaucoup de mauvaises pour une de
bonne. Tous les objets, comme prêts à faire connaître et signifier des
choses, bien des choses, inattendues, surprenantes, pourtant
indubitables.
D'objets totalement indifférents, il ne s'en trouve plus. D'objets
dont on est sûr qu'ils resteront totalement indifférents et sans ouvrir
des horizons.
—  Au départ  : Comme certaines sensations, certaines idées
sans raison visible, prennent trop de place.
L'on ne peut plus s'en débarrasser, collantes, prenantes,
insistantes, fascinantes, prévalentes… D'une façon qui ne permet
plus de considérer les autres.
Suite  : Est-ce cela être autosuggestionnablel On est devenu
Musant à certaines idées, dont l'ampleur inusitée, injustifiée, bouche
l'horizon. L'exaltation secrète sans objet, lorsqu'elle rencontre un
objet intéressant, une idée, s'y met à la refaire, à la défaire, à la
pousser à un extrême tel qu'elle en devient absurde.
Danger des évocations qui deviennent des imprégnations.
Imaginer une chose, la fait venir comme réelle. Au bout de peu
de temps le réel vrai, par comparaison est déconsidéré.
Comme la conscience que l'on a dans l'aventure de la drogue
dévalorise la conscience normale, la folie, provoquée ou non,
discrédite l'état normal de la santé de l'esprit.
Tendance à bafouer.
II. Au départ, il y a la difficulté de compartimenter, de définir,
d'attribuer à chacun, à chaque objet, idée, acte, ce qui lui est dû. On
ne voit plus ce qui lui est propre et qui est sien.
Il y a en l'homme à l'état normal constamment des pensées, des
pensées venant en contraste, en opposition, en contradiction, puis
d'autres pensées d'appui pour la première, puis une pensée
éloignée des premières et qui mène ailleurs du moins quelques
instants, puis on revient.
Là-dessus nous faisons des opérations. On est très possesseur
dans l'espèce humaine.
Quelle opération ? La première idée qui nous est venue et nous
convient, nous nous l'attribuons, ainsi que celle plus loin qui est du
même type. Nous la reconnaissons comme nôtre. Les suivantes,
venues en contraste, nous les attribuons alors communément à un
imaginaire contradicteur commode  ! Ça nous arrange. Mais il s'agit
probablement d'une opposition automatique, sans propriétaire.
Quant à la dernière, sortie du champ, nous la traitons comme si
nous avions voulu une comparaison, alors que probablement il n'en
est rien. Elle est venue toute seule et nous, courant après,
cherchons à l'englober par ce moyen.
L'état sain, comme tous les états des vertueux, est un état de
convenance et d'hypocrisie, pas d'intégrité. L'homme qui est
mentalement dispos, patronne dans l'ensemble du flux mental
idéique certaines idées et met celles qu'il récuse sur le dos des
autres. Plaqués sur les idées, beaucoup de «  distinguo  »,
d'accaparement d'un côté et de relégation de l'autre. Le malade
mental laisse aller davantage. Il ne prend pas. Quand il attribue des
propriétés, quand il détermine c'est, vu ses difficultés, approximatif,
inadapté.
Suite  : Supprimé le patron surveillant, attentif, avide d'efficacité,
la mise au pas des idées n'est plus, ni leur justesse d'application.
Elle n'existait que par une opération de supervision, de contrôle, de
mainmise. Elle ne tenait qu'à cela.
Il s'agira encore de troubles en chaîne. Mais la chaîne observée,
expérimentée, on pourra enfin leur faire confiance.
Les maladies mentales observées ne montrent qu'une petite
partie des troubles mentaux possibles.
Des troubles, on pourra, on va en inventer d'autres qui,
introduisant des dégâts précis, circonscrits, sans négliger des
désintégrations extensives, nouvelles, permettront une observation
fine. Ils feront apparaître par comparaison que les folies naturelles
examinées jusqu'à maintenant sont des ensembles frustes, gros,
confus.
Une désorganisation mentale détaillée reste encore à obtenir. À
la chimie surtout, à une excitation cérébrale électrique sélective, il
appartiendra de provoquer, de détecter, distinguer, isoler les uns des
autres les multiples qui donnent l'illusion de un et qui, en fait, sont
« groupe ».
On va pouvoir ainsi suivre jusqu'au bout, jusqu'à ses
conséquences, son extension maximum, une racine de trouble.

B. – L'IMMENSE INEXPLIQUÉ

À me relire, je remarque combien j'ai montré ou tenté de montrer


de l'intelligible.
Ce faisant, j'induisais en erreur.
Recevant au cours des expériences tumultueuses, recevant par
paquets, par cascades dévalantes, de l'impossible à comprendre,
j'aurais, je suppose, tenu à relever le défi et à trouver quand même
de l'intelligible en ces états inondés d'absurde et d'insaisissable. Je
m'acharnais sous la pluie battante des insanités et dans des
glissements continuels à vouloir me retenir à tout ce qu'il était
possible de saisir, fût-ce très mal et très fragmentairement. Je
m'accrochais.
Trop. J'ai dépassé le but.
Il est grand temps que je le fasse constater. Trois ou quatre faits
suffiront, remettant à sa très modeste place le mince « reconnu » au
milieu de l'immense resté inconnu.
D'abord, rarement j'ai été de bout en bout vraiment présent
pendant une expérience entière.
Le milieu m'échappait en grande partie. « Moi » s'y effaçait, Il me
manque quantité de «  milieux  », tandis que j'ai presque tous les
débuts. Peu de «  finales  » aussi. À la fin, la lin qui est paix
retrouvée, qui est grande paix incomparable, on n'a plus le même
genre d'attention. On n'est plus sûr du tout que ce soit bien indiqué
d'avoir de l'attention.
Conclusion  : des trous énormes. Je suivais, oui, mais fasciné,
obtus. Si quelqu'un me décrivait faussement ces parties
extraordinaires en allées, je pourrais dire «  non, ce n'est pas ça  ».
Là s'arrête à peu près sur quantité de points, importants et vécus,
mon savoir.
Autre fait :
Concernant les visions  : pendant des dizaines d'heures j'ai eu
des divisions intérieures. Des milliers de scènes ont passé, des
torrents d'images. Je suivais éberlué, exalté, puis je perdais pied. À
peine et difficilement je comprenais ce que signifiaient et comment
venaient les premières, les quatre ou cinq premières. Au-delà,
jusqu'à peut-être huit, ou neuf images, les comprendre c'était un
coup de chance. Ensuite, je ne voyais plus du tout comment se
faisaient les associations, je ne voyais aucune raison qui pouvait
avoir associé l'une à l'autre, la neuvième à la dixième, la onzième à
la douzième image (ou scène). Il n'y avait plus de piste. Tout
divergeait de plus en plus.
Parfois, comme un rêve interrompu fortuitement montre ses
connexions et ses rapports, il arrivait, après interruption de quelques
séquences, qu'à nouveau je saisissais (un peu) la raison de telle ou
telle scène, mais tout de suite le défilé insensé, «  exsensé  »,
reprenait, sans que j'y comprenne plus rien.
Certains penseront que je n'y mettais pas de bonne volonté.
Persuadés de l'existence d'un subconscient, où dorment, prêts à
s'éveiller, obsessions, complexes, sujets de frustration, souvenirs et
scènes pénibles refoulées, ils imaginent que, reprises, plus ou moins
pareilles, ces images obsédantes doivent passer et repasser. Ce
retour est peu saisissable.
Un des premiers « examinateurs » du haschich constate que lors
d'une séance, qui peut durer une dizaine d'heures et davantage, une
image ne vient qu'une fois, ne revient pas, ne se répète jamais (on
pourrait l'appeler une loi, la loi de Ludlow, tant c'est vrai et bien
observé et général).
Les images sont d'une inépuisable nouveauté. On ne peut
compter sur leur retour pour y réfléchir, y voir clair. Voilà qui est bien
loin des rêves.
Autre fait :
Lorsque j'étais d'humeur à réfléchir, que des réflexions me
venaient et se suivaient, il arrivait qu'après un temps dans
l'abstraction, l'une accrochait une image… là je voyais la relation, la
première image étant une sorte d'exemple, la suivante une
comparaison, et une troisième venait, une quatrième, une
cinquième… toujours des images, associations sans doute, mais
amenant, autant que des rapprochements, des éloignements
successifs. Elles passaient, non de façon à conduire, mais à
détourner, par diversifications à perte de vue, chacune étant, pour le
sens, une rupture et un saut à accomplir et de plus en plus malaisé.
Là je pouvais voir clairement que ce n'est qu'en littérature que les
images se continuent et que la métaphore grandit, s'amplifie, se
détaille, se poursuit. Ici, des images continuées, jamais je n'en vis ;
seulement des discontinuées. Il y avait, un seul instant, parallélisme,
métaphore, rapprochement, puis l'écart s'agrandissait, vite et
follement vite à partir du point de tangence. C'est la
désassociation158 qui est la règle. La spontanéité, ce sont les
rebonds, les ricochets, le retour à l'imparallélisme et à la divergence.
C'est seulement par volonté, par désir de continuer son plaisir grâce
à un esprit de suite (qui est une volonté de suite) qu'en littérature
une image demeure parallèle à une autre et est suivie de plusieurs
qui vont dans le même sens. Sinon, elles ne demeurent pas
parallèles et repartent au plus vite. D'images en images, en trois,
quatre secondes, on est loin.
Autre fait :
Autre incompréhensible et qui l'est resté  : plusieurs fois,
écoutant, essayant d'écouter à la radio soit un cours, soit même le
discours de tel ou tel, d'un homme d'Etat par exemple, pendant que
l'orateur parlait, venait sur la boiserie, avec simplicité et un parfait
naturel, sur un des motifs (une sorte de coquille) de la boiserie Louis
XV, venait se poser une tête, jamais la même, une tête doucement
animée, en couleurs pastel ou effacées.
Parfois un buste entier, petit de taille, habillé d'un vêtement
souvent d'une autre époque et d'un autre lieu. Ni dans la tête, ni
dans l'expression, ni dans le vêtement ou l'époque, je ne pus établir
un rapport clair avec l'orateur, avec son discours, avec son
personnage, avec sa situation. Jamais.
Cependant «  mon hôte  » sur le mur faisait des séjours assez
longs, d'un bon quart d'heure ou davantage. Dans les feuilles des
arbres de la cour, j'en vis aussi quantité, et quantité de fois,
compagnons de discours et de discoureurs, et la raison de leur
présence et de mon illusion ne fut jamais bien débrouillée. Je n'avais
pas l'excuse de la vitesse comme pour les visions intérieures où
elles passent vertigineuses, non, ils restaient bien sagement sur
place, ne faisant que des gestes réduits, et des moues. Non pas non
plus comme des gens qui écoutent, je dirais plutôt comme des gens
qui n'entendent pas. C'est peut-être alors moi tout simplement,
représenté au-dehors, moi vaguement ennuyé, agacé ? Non, j'aurais
au moins saisi par-ci par-là dans leurs expressions une rencontre. Et
les vêtements d'une autre époque, sans compter les formes de la
tête si différentes ? Des souvenirs ? Une fusion de souvenirs ? Mais
j'eusse dû, au moins, une fois en retrouver un. Des significations
actuelles, j'eusse dû en pénétrer quelques-unes. Cette compagnie
qui a été là tant de fois, et différente, je dois faire comme s'il n'y en
avait pas eu. Je ne pourrais rien en dire, je ne sais encore quoi en
penser.
Restait toujours un irritant décalage. Ils ne venaient rien faire là,
voilà quelle était mon impression. Supposons-la fausse. Si comme il
est probable, il y avait tout de même une relation159, comment le
décalage, une fois ma demi – explication trouvée, restait-il tellement
fort, tellement persistant ?
Mon erreur était de chercher à tout prix une correspondance, et
surtout une bonne correspondance.
Que sait-on des rapports160 ? On y est bien primaire.
Tout moment n'est-il pas riche de milliers de rapports possibles.
Dans certains états ni le conscient, ni le subconscient, l'un et l'autre
à distance, ne consentent à fournir des rapports qui aident la
personne. En maint endroit, on a l'impression d'une résistance non
passive mise aux relations avec la personne. On a envie de parler
de malice, de discordance, de non-collaboration, ou d'une
intervention étrangère…
Les trois ordres de faits cités ici sont donnés pour leur apparence
agaçante, mais, presque à chaque demi-minute, de l'« inexpliqué »
passe, qu'on perd aussi vite qu'on le perçoit, dont, bien loin d'en
deviner le sens, on ne pourrait même pas situer son non-sens. Par
des « absences » seulement, on sait qu'ils ont été.

IX. LES QUATRE MONDES

Au cours de ces pages il a été beaucoup parlé d'aliénation. Il s'en


présente, en effet, dès que l'on a absorbé certaines substances qui
mènent à la folie, mais peuvent mener à tout autre chose.
Comment se conduire, comment conduire cet afflux de forces,
d'élans, d'envies, cette fureur, ce futur explosif ?
Il vaut peut-être la peine à qui s'est mis dans cette situation
infernale161, de savoir que le même flux désorganisa – teur, le même
afflux forcené qui déborde de toutes parts, pour lequel vous n'avez
pas d'emploi, que vous ne pouvez ni retenir, ni contenir, qui vous
affole, le même désorgani – sateur peut devenir à qui sait s'y
prendre le tremplin même de la transcendance.
Dans la vie ordinaire, le bien et le mal, ce qui est bien pour soi,
ce qui est mauvais pour soi, passent ensemble tellement mélangés,
liés, qu'on renonce souvent à faire une distinction.
Dans l'état dont il est question ici, sous l'effet de ces produits
singularisants, il en va tout autrement  ; le bien existe, tout à fait à
part. Ce qui est « bon » pour soi est parfaitement différent de ce qui
est « mauvais ». Il a des effets immédiats.
Impossible de louvoyer, de baguenauder, de prendre un peu de
l'un, un peu de l'autre, de se maintenir entre les deux.
Si c'est bon, c'est bon par-dessus tout, hautement exaltant. Si
c'est mauvais, c'est mauvais d'une mauvaiseté, d'une malveillance,
d'un maléfice terrible, insoutenable.
Aller n'est plus se promener.
On risque son esprit à se tromper de chemin. Car où qu'on
arrive, c'est pour déboucher sur l'entièreté.
Dans la vie ordinaire, on passe sans dommage du bon au très
bon, au moins bon, au pas bon. On est aux distractions, à quantité
de distractions. Dans ce nouvel état, au contraire, lorsque
s'emparent de vous la dislocation, les contradictions, les
bouillonnements, l'incohérence et enfin l'affolement qui est
l'incontrôlable peur, lorsque vous êtes emporté par le dragon géant,
quand il n'est plus question de plaisirs, de surprises, ni même de
découvertes, que faire alors  ? Que faire lorsque vous êtes
dépassé ?
Eh bien ! il existe encore une possibilité de faire avorter la folie,
de gagner sur elle aux moments mêmes où vous en êtes travaillé et
miné, il existe une possibilité de faire de l'éparpilleuse, de la
dissipatrice, de la dislocatrice, de la dévastatrice, de la brisante, de
la déchirante, de l'incoordonnée convulsive, d'en faire l'alliée, l'appui,
le soutien du rayonnement et de l'illumination162.
L'absolue non-unité, le détraquage présent peut, en quelques
secondes, être effacé et inversé comme un signe – se change en un
signe +.
Non pas en revenant au normal, absolument impossible,
irréalisable, même un peu, même en partie, mais en créant une
super, monstrueuse, magnifique unité, aussi excessive que la
dislocation d'il y a quelques instants était excessive.
Unifiant les petits courants qui paraissaient divergents, mais qui
appelaient secrètement à la convergence, votre royaume divisé va
se trouver dans une unité, dans une splendeur d'unité telle que, si
on vous l'avait prédite, vous l'eussiez déclarée absurde, impossible,
inhumaine. Pourtant c'est fait, elle est là.
Tous les petits courants d'avant ne sont plus, mais collaborent à
un entraînement dynamique unique, fleuve entraînant qui ne permet
pas de regards en arrière, monde en mouvement qui vous emporte.
Il existe quatre mondes (en dehors du monde naturel et du monde
aliéné). Un seul apparaît à la fois. Ces mondes excluent
catégoriquement le monde normal, et s'excluent l'un l'autre.
Chacun d'eux a une correspondance nette, unique, avec un
endroit de votre corps, qui est porté à un autre niveau d'énergie, et
qui reçoit un ravitaillement, un rajeunissement et un réchauffement
instantané.
Le premier de ces mondes a dû par plusieurs être trouvé
d'instinct, dans un de ces moments critiques, hautement critiques,
où on ne voit pas ce qu'on pourra inventer pour se tirer d'affaire. Un
beaucoup plus grand nombre l'a trouvé et gâché en même temps,
voulant obtenir de ce monde spécial un assouvissement qui
évidemment s'y présente (ou aussi parce qu'ils y mêlent paroles,
scandales ou actions, provocations, violence qui défont l'unicité de
ce monde). Ce monde est érotisme pur.
Quelques-uns donc l'ont trouvé, un plus petit nombre a compris
qu'il fallait y demeurer tel quel.
À l'instant ce monde est sauveur. Étant un, il ferme la porte à tout
ce qui n'est pas lui, et qui cesse d'apparaître. Un, d'une unité
merveilleusement enveloppante, pas statique, mais circulante, si
pleine et plénifiante qu'un retour au monde habituel ne semble plus
possible. Il n'est déjà plus évocable, absolument plus évocable. On
est voué à ce seul monde, qui se refait, se reconstitue et surabonde
constamment de façon extraordinaire. La peur, la peur qu'on vient de
quitter, si forte et paniqueuse qu'elle ait été, est instantanément,
totalement épongée. Et tout le temps que dure cette enclave de
supra-jouissance (c'est aussi un suspens, voici pourquoi l'homme
moyen, ce n'est pas pour lui), durant ce temps qui peut être long,
pas une idée, pas une image, indifférente ou étrangère, pas même
pendant un centième de seconde, ne reviendra sauf entièrement
« insensée », changée de sens, ni ne peut, même pas par contraste,
être imaginée. Univers sans contraire, sans contraste. On est sauvé.
Sauvé de la folie et libéré du monde ordinaire, du monde où il y a de
tout, du monde de la diversité.
Des courants de convergence alors vous maintiennent sans que
vous ayez à intervenir. A partir d'un certain moment, ce n'est plus
vous que ça regarde. C'est lancé.
Si la soustraction du monde habituel, et l'envahissement
totalitaire de ce monde érotique a lieu une seconde fois, un autre
jour, il sera facile de remarquer que ce monde est lié à la présence
dans la colonne vertébrale, à l'intérieur d'une des vertèbres sacrées,
d'une force nouvelle qui est la nourricière de votre état extraordinaire
d'où vient un afflux continuel. Quelle que soit l'intensité de l'excitation
sexuelle, c'est cet endroit-là, étoffé de force nouvelle qui, quoique en
retrait, est le maître, d'où tout dépend, nid dynamique qui tient en
échec toute tendance à la peur et à toute impression autre
qu'érotique.
Un problème néanmoins se posera ; il va sans dire aussi qu'il est
presque toujours mal résolu, résolu dans la facilité. Ce qui n'est pas
un désastre et manifestera même un rayonnement pas ordinaire ; et
la peur ne reviendra pas, ou pas de sitôt. Mais on est passé à côté
de quelque chose de plus important encore.
Celui qui ayant connu cet état, une fois ou plus d'une fois,
répugnera à se laisser mener au même point, signe d'un certain
stade où il reste fixé, sentant confusément qu'il y a mieux à faire, et
que de ce monde érotique, sans repasser par le monde d'aliénation
désagrégatrice et dislo – catrice, il y a lieu de passer à un autre
niveau, celui-là seul, désertant l'abri de l'érotisme, trouvera peut-être
ce qu'il faut trouver.
Donc, au dernier ou plutôt à l'avant-dernier moment163, sc
détachant du monde érotique il démarre de la zone renforcée164 où
celui-ci a son attache physiologique. Mais pour aller où  ? S'il ne
trouve pas, il retombe dans la folie émiet – teuse et atomisante.
Il reste trois autres mondes, où peut entrer le psychisme
surtendu, tous trois parfaitement exclusifs, indépendants, pleins,
fermés. Seulement l'élan, l'élan intérieur forcené y fait entrer, y fait
demeurer.
Comment entrer dans l'un d'eux ?
Puisse-t-il venir, le mot magique, le son, l'image qui va vous
découvrir ce monde à l'intérieur duquel vous serez invulnérable !
Puisse-t-il venir vite !
Car il ne faut pas avoir à chercher longtemps, sinon vous
retombez en plein dans l'angoisse, l'excitation désordonnée, la
tension intolérable.
Le hasard va jouer peut-être, et un monde que vous ne
soupçonniez pas pouvoir vous retenir jamais se révèle à vous, vous
absorbe, consentant, plus que consentant, adonné. Quelque chose
l'a déclenché et conjointement, ou une seconde avant, a déclenché
le nouvel état d'âme, où vous arrivez méconnaissable, une inouïe
irruption de vaillance emplissant votre poitrine et votre être entier
transfiguré, dynamo de courage, prêt à faire, désireux de faire face à
la plus téméraire aventure.
Central et exorbitant.
Arrivé là, là encore, plus place pour la peur. Les agitations en
tous sens, même si elles ont eu le temps de revenir, disparaissent
comme par enchantement. Peur envolée. Une vraie antipeur, là où
vous êtes. Intrépidité, vaillance, ardeur, générosité et bravoure
mystérieusement, instantanément réchauffée, intensifiée et tout ce
qui va avec élan sans calcul, sacrifice, don de soi en sont la base et
l'appât. Le don de soi est le secret pour traverser l'affolant.
Exaltation qui exclut toute autre exaltation. Et toute considération.
De même que précédemment dans le monde exceptionnel de
l'érotisme total, le sadisme était ou pouvait aussi bien être absent
(on n'en avait pas besoin, la sensualisation seule suffisant dans sa
plénitude qui ne pouvait pas être dépassée, qui n'avait pas besoin
d'un adjuvant), de même, ici, dans le monde héroïque, il n'y a pas
d'agressivité, aucune nécessité de haine, de vengeance, d'outrages,
de perversité, de cruauté, non, l'exaltation est surtout dans
l'imagination du sacrifice. On a « du cœur165 ».
Mais ce n'est pas non plus au cœur qu'on le ressent. Le lieu, où
l'on est maintenant, d'où l'on reçoit afflux et réenrichissement et
nouvel incessant ravitaillement, c'est aussi dans la colonne
vertébrale, mais plus haut, à l'intérieur d'une vertèbre lombaire.
Sans doute l'élan est vers l'avant et entraîne en avant. Mais le
réservoir de force qui l'alimente est en arrière, on dirait sur les reins,
qu'on s'appuie sur les reins166.
À ce moment on mettrait le doigt dessus, sur la vertèbre, avec la
plus grande exactitude, sans se tromper de la largeur d'un demi-
doigt.
Ce nœud de force est là, il n'est pas question qu'on hésite. Il
vous en a assez coûté. Lorsque, quittant le monde de l'érotisme
pour un monde de vaillance, lorsqu'on quitte le premier, puis
lorsqu'on arrive au second, quel choc  ! Surtout quand on quitte le
premier, c'est un arrachement, si différent de ce qu'on connaît, que
l'on reste sans respirer tout un temps, attendant un phénomène
extraordinaire, sans doute désastreux et peut-être fatal qui ne va pas
manquer, semble-t-il, de se produire… L'infidélité au centre
psychique érotique, l'arrachement à cette place sûre,
magnifiquement renforcée, où l'on se trouvait magiquement arrêté, à
ce nid d'éclosions et de renforts incessants, c'est un coup de volant
comme on n'en connut jamais, qui vous fait tressaillir profondément,
en vos « œuvres vives ».
Comme s'il y avait eu dérogation à on ne sait quelle loi occulte,
on se trouve sans souffle, et le cœur comme celui d'un cheval après
une haie trop haute, qui ne peut plus sauter ensuite. Mais on a
sauté… puis tout se remet en marche. On se demande si ce ne
serait pas ça l'éveil de la Kundalini, la force du serpent qui doit
s'éveiller et «  percer  » les centres supérieurs, ou plutôt les vivifier.
Ça y ressemble. Jusque-là du moins. On a peut-être frôlé des
dangers. Ça a été un fameux choc.
On a en tout cas désassoupi, d'une façon inouïe, ce nid où loge
le je ne sais quoi qui rend la personne érotique et érotisée et, au
moment de succomber à sa tentation propre (qui vous y aurait
enfermé), on a remonté l'énergie, on l'a remontée le long de la
colonne vertébrale, là où à présent elle féconde des batailles et tout
ce qui en émane et lui est adjoint, siège d'une énergie dont on
s'emplit et se sature maintenant prodigieusement. On n'est plus
dans le monde érotique. Il n'en reste que la force. Ici aucun effort à
faire. Aucun choix ne vous incombe plus. L'ardeur au combat est
une grâce qui vous est donnée. Prodigieux ! On n'a toujours aucune
haine, éperdu d'enthousiasme, ayant épongé en soi toute lâcheté,
toute bassesse, toute réserve et précaution. La bataille, merveilleux
contrepoison de la peur, déclenche une attitude d'attaque sans
aucune colère, pas besoin d'aucune colère, d'aucune animosité ni
de rancune, on est dans la bataille comme un poisson dans l'eau, ou
comme le feu dans le bois  ; dévorant, inassouvi, naturel. On a
désassoupi un deuxième centre.
Il existe encore deux autres «  au-delà  », tout aussi exclusifs,
fermés, où l'on n'entre que grâce à une sorte de cyclone, et pour
arriver à un monde qui est lui-même un cyclone, mais centre de
cyclone, là où c'est vivable et où même c'est par excellence la Vie.
On y accède par transport, par transe. Et n'est possible, ce
transport, cet élan « éperdu », que si l'objet est sans fond, et dont on
est sûr qu'il n'y a pas avec lui à être mesuré, précautionneux, averti,
expérimenté.
Amour effréné, souverain, oui, mais surtout extase d'amour.
Le profane c'est la pluralité, la variété, dont, à l'état de bric-à-brac
et d'incohérence, l'excitation aliénante montre la caricature. Le
profane n'est pas le vil, ni le mal, c'est la distraction, dont le
recueillement est l'inverse. D'autre part, un recueillement sans
intensité ne sert pas  ; il faut, dans toutes ces opérations, être à la
deuxième et plutôt à la dixième puissance, arriver à un autre niveau
d'énergie, à un summum.
Là, plus de partage, plus de division. La distraction n'est plus qui,
incessamment réductrice et pire que la souillure, est l'antisacré.
Une exclusion absolue maintient le transport, cet état galvanisé.
Sinon comment ce monde érotique-là aurait-il cet aspect non
profane, et ce monde de la bravoure un aspect non profane ? Ainsi
cet amour-ci tellement différent de l'autre, quoiqu'il ne soit que son
dépassement, dépassement miraculeux. Quand on y est, il semble
qu'il ait suffi d'être effleuré seulement par une aspiration amoureuse
pour être soudain dans son impétueux courant, dans ce raz de
marée d'amour qui vous prend tout entier, tout entier dépendant.
L'amour, pour beaucoup semble, à les entendre, la seule
occupation, le seul havre. Pourtant, dans le naufrage, il ne se
présente pas souvent à ceux qui avant en parlaient sans cesse.
Celui-ci a comme condition une absolue soumission dont sans doute
ils n'ont pas l'idée et dont ils se gardent bien, ne s'en doutant peut-
être même pas.
Ici, une fois pris sous cette aile, votre avis ne compte plus, ce
que vous croyez que vous croyiez, tout cela aussitôt est du passé,
du passé en ligne oblique, vous vous trouvez pris, reçu, emporté.
Plus de parti pris, plus de préférence, plus de principe. Plus de
décision. Choix, façon, déroulement ne vous incombent plus. Ça
vous est donné, et avec le don vous allez vers plus de don.
Dépassement sans fin.
Cet amour-là, c'est savoir se laisser porter.
C'est pourquoi un je ne sais quoi d'espérant est la vertu à garder,
c'est en répondant à elle que vient la grâce, à elle, à une espérance
invisible, officieuse, humble, invincible, inapparente, inconnue peut-
être de celui qui l'avait.
Intervenir. Comment ? Pourquoi ?
Le penchant à détester aboli, les délices d'aimer, de pouvoir
aimer arrivent, sont là, inondent.
Attirance supérieure, attirance omniprésente. On ne résiste plus.
C'est la fête parfaite, sans l'anxiété, la fête d'amour. Mystère
célébré de la façon la plus psychiquement dénudée167. L'Immense
est là, mais pas affolant. Il vous convient et vous à Lui. Vous y êtes
adapté, le cœur rassasié et à la fois irrassasié. Il n'y a pas à prendre
garde, à prendre précautions. Pas de désaccord. C'est l'Accord
même.
Plénitude. Infini sans rien d'amorti. Infini. Sans réserve, sans
retrait, sans distance.
On s'est posé dans le courant voulu.
Evincée, annulée, la peur, comme s'agissant d'une inconnue dont
on ne sait rien, a perdu jusqu'à son sens.
L'élan, l'extrême élan, car plus encore, si possible, que la
béatitude et que la félicité psychique, est l'élan (cet élan-là, qui
empêche d'avoir des impulsions), l'élan souverain, vaste, fluvial168.
Extase, non, en-stase. Voir des anges, on n'en aurait pas besoin.
On subit une transformante irradiation.
L'état d'érotisme exalté, d'intrépidité exaltée, d'amour exalté, de
contemplation exaltée, de ces quatre états le dernier, comment ne
pas le désirer plus que tout autre ?
Cependant, n'y arrive pas qui pensait y trouver sa place. On ne
peut prendre naturellement pied sur ce territoire. L'attitude
d'abandon y est indispensable. Des spécialistes de religions, soumis
à l'action de ces aliments générateurs d'expansion, se sont agités
comme des gamins irrévérencieux169. D'autres, simplement, sont
restés dehors sans pouvoir entrer.
Même préparés par le recueillement, certains se sentaient
perdus et devenir fous, ou seulement torturés, ils boudaient, se
mettaient en colère. Qui peut savoir s'il est préparé ? Si malgré ou à
cause d'une science de la concentration il n'est pas davantage
impréparé ?
Tel habitué170 de l'entraînement mental, initié aux pratiques de la
méditation orientale et du Zen, a été complètement perdu pendant
tout un temps, ne réussissant pas à trouver un centre.
S'il y arriva enfin, «  ce fut par renonciation  ». Et ce n'est pas
facile, s'abandonner, même sachant que c'est ça qu'il faut faire. La
peur est encore une lutte, la fâcheuse représentation d'une
résistance… malheureuse.
Qu'on soit arrivé par un chemin ou par l'autre, c'est-à – dire
directement, par inclination naturelle, ou en passant d'abord par le
relais du centre situé le plus bas, mais qui est aussi le plus fort, une
fois là, c'est comme un éclair dans une nuit sombre, tout illumination,
mais c'est un éclair qui dure. Ce qui a précédé est oublié.
L'afflux d'unifiants, c'est bien ici qu'il devait aboutir, à l'Unité
même.
Non recherchée. L'invasion de l'Unité s'est faite sans vous,
apparemment sans avoir besoin de vos convictions, prométhéenne
opération, dans une conscience agrandie.
Félicité par dépersonnalisation.
Si l'étendue est un des caractères du divin, bien plus encore la
tension.
Il y a mieux à faire qu'à contrarier des courants.
Le dissocié, incohérent, disruptif, était peut-être nécessaire
entraînement à leur contraire, leur contraire exalté. Les
emportements devenus un transport sont arrivés là où il fallait
arriver.
Plus d'événements. Finis les épisodes, les calculs, la pluralité171.
Finie la dualité. Bizarrement finie, et on doit revenir un peu plus
tard de l'exaltation pour se rendre compte de son extrême bizarrerie.
Voilà que soudain, elle n'est plus. Délivré !
L'insignifiance des constructions de l'esprit apparaît.
Contemplation sans mélange. Les appartenances, on n'y songe
plus, les désignations, les déterminations, on s'en passe  ; du vent
est passé par-dessus, un vent psychique qui défait avant qu'elles ne
naissent les déterminations, les catégories.
Illumination : contemplation absolument non appropria – trice, qui
seulement reçoit, absolument non conquérante, absolument
tranquillisante, déségoïsant, aveuglant les petites discriminations172
pour une vaste, inouïe clairvoyance.
L'intelligence des distinctions supplantée de façon stupéfiante.
L'esprit de dépréciation totalement disparu. Intérêt désintéressé.
Mais la variété innombrable du monde, elle doit bien être là,
pourtant… Elle n'est là que si on cherche à s'emparer, à classer,
délimiter, déterminer.
On est au-delà, à présent.
Sagesse non profane, non utilisable.
L'absolu : la vraie non-violence.
COMMENTAIRES
Qui n'a pas été bousculé à fond n'y arrivera pas, quoique souvent
sur le point d'y arriver… Si seulement il ne s'accrochait pas à l'une
ou l'autre détermination ou à quelque pensée faisant diversion. Se
livrer entièrement à un monde doit répugner aussi à la plupart, et ils
s'en éloignent d'instinct, sans même s'en rendre compte.
Les centres.
Pour passer de l'un à l'autre, particulièrement du premier
(l'inférieur) aux supérieurs, quelle embardée !
Car il s'agit de quitter le centre d'érotisme à son maximum de
tension pour l'utilisation mentale ou psychique d'un phénomène
arrêté juste avant et en opposition à la jouissance physique.
Passage dont on se souviendra  ! Tour de force ou coup d'audace
dont, comme on a le sentiment d'avoir violé une loi de nature, on se
demande ce qui va arriver, si la vie va suivre…
Des inconvénients non négligeables conduiront habituellement à
abandonner ces expériences.
Conjointement à l'absorption dans le monde d'érotisme, on
ressent une concentration d'énergie dans les vertèbres sacrées. Au
monde d'exaltation de courage correspond une concentration dans
une des vertèbres lombaires. Le monde d'attirance supranaturelle et
d'amour irrésistible va avec une concentration dans une des
vertèbres dorsales. Quant à la contemplation illuminative, elle
constitue un arc qui va d'une vertèbre cervicale à différents points de
l'encéphale. Il ne s'ensuit pas qu'il s'agisse de centres. Encore moins
de centres visibles anatomiquement. Plutôt de relais, de passages
privilégiés pour des circonstances exceptionnelles.
Je ne déciderai pas si ce sont des chakras. Il faut rappeler que
ceux-ci ne s'identifient nullement avec le nombril, le plexus solaire, la
gorge et autres lieux sur le devant du corps, comme des
représentations picturales le montrent, mais bien davantage (sans
toutefois s'y identifier, seulement s'y associer) avec des centres
subtils médullaires qui y correspondent, ayant leur siège dans la
colonne vertébrale.
Malgré des élans qui devaient, semble-t-il, en tant que tels, aller
vers l'avant ou le haut, ou le cœur, ou le sexe, c'est en retrait, en
arrière (dans chacun des nids ou centres renforcés de la moelle) que
toujours, je me sentais alors, et rayonnais.
L'impur est une entrave peut-être. La montée, la remontée par
exemple du centre situé dans une vertèbre sacrée au centre cervical
n'est certes pas naturelle.
Après une première expérience de ce centre érotisant, on pourra
une autre fois obtenir en apparence d'emblée (je veux dire sans
repasser cette fois par lui) le passage au centre cervical
correspondant à l'illumination.
Ce serait une erreur de croire que, connaissant des chemins, on
va les retrouver ; qu'ayant connu les mondes d'extase, on va pouvoir
y rentrer à volonté. Nullement. Volonté ne compte pas, ni désirs
conscients. C'est au profond inconscient de soi, où l'on ne peut
savoir ce qui actuellement vit, que tout se passe d'abord et d'où
sortira un monde de jubilation… si une certaine aspiration vraie s'y
trouve déjà.
La terreur peut aussi venir, elle vient plus souvent, elle a, elle
surtout, dans le désordre de l'heure, constamment sa chancea.
Mais, dira quelqu'un, ces mondes sans objet, au-delà d'un objet,
amour sans objet, contemplation sans objet, n'est-ce pas de la
fumée, dont il restera moins encore que de la fumée ?
Une étendue nouvelle, un fond surcreusé, depuis en partie
comblé, mais non annulé, subsiste après l'expérience et peut-être à
jamais, non pas tout uniment non plus.
Ces états rares, comme les séjours en ces quatre mondes, ont
été possibles grâce à un abandon, une acceptation, un « oui ».
Or tout homme est un «  oui  » avec des «  non  ». Après les
acceptations inouïes et d'une certaine façon contre nature, il faut
s'attendre à des retours de «  non  », cependant que quelque chose
continue à agir, qui ne peut être effacé, ni revenir en arrière, vivant à
la dérobée de l'inoubliable.
Évolution en cours…
 
 
1)
Professeur Roger Heim, 1957, Revue de
mycologie, fascicules 1 et 2, et du même auteur,
Les Champignons hallucinogènes du Mexique,
Ed. du Muséum, 1958.  ↵
2)
Mais l'intelligence, occupée là, ne peut que
mal répondre à des problèmes étrangers qu'on
lui proposerait.  ↵
3)
«  Toutes les plantes métagnomogènes sont
hallucinatoires.  » A. Rou – hicr, Des plantes
divinatoires, supplément à son livre sur le Peyotl,
Ed. Doin, 1927.  ↵
4)
Misérable miracle, Éd. du Rocher, 1956, p.
17.  ↵
5)
Bien d'autres drogues, y compris certains
anesthésiques généraux comme l'éther, ont été
pendant un bref temps de conscience ressenties
pareillement. 
Une auto-observation (par G. Allary, Tour
Saint-Jacques, 1960, numéro sur la drogue, p.
133) se termine par cette notation significative  :
«  Avant tout, il s'agit de vibrations inattendues,
inimaginables, impossibles, qui se développent
contre vous, ou plutôt, ce qui est pire, sans
vous. »  ↵
6)
Le professeur Heim, décrivant l'effet d'un
champignon hallucinogène (loc. cit, p. 31)  : «…
Les contours des images qui m'entourent
deviennent mouvants comme des vagues dans la
confusion des lignes oscillantes. Mon écriture est
profondément modifiée, comme mue par une
mécanique accélérée. »  ↵
7)
Celle, en dents de scie, de l'épileptique, chez
qui il s'agit d'ondes alpha, desquelles toutefois il
ne peut être question ici.  ↵
8)
Pourquoi la bouche  ? Peut-être, aussi, à
cause d'une certaine présence particulière de sa
propre bouche. Les spasmes et les tendances au
spasme des muscles de la mâchoire sont notés
par beaucoup durant l'épreuve mescalinienne.  ↵
9)
Qui peuvent aussi n'être pas sans rapport
avec les trépidations notamment augmentées du
globe oculaire.  ↵
10)
Havelock Ellis, cité par Rouhier.  ↵
11)
Certains, avec le peyotl ou la mescaline, rient
aux larmes. Francisco Hernandez, cité par le
professeur Heim, parle de «  champignons  »,
appelés Teyhuinti, qui, une fois mangés, ne
causent pas la mort, mais une sorte de folie, qui
dure parfois et dont le symptôme est un rire
inextinguible. De hisioria plantarum Novae
Hispaniae, p. 357.  ↵
12)
Cette infinisation si inattendue, sans mesure
et sans choix et sans préférence, qui opère le
dégagement de tout fini, qui ne refuse aucun
travail, infinissant aussi bien les bagatelles,
inarrêtable, qui prolonge tout sans fin et renvoie à
plus loin, sans doute vient-elle des neurones, et
d'un mouvement périodique contraignant, plutôt
que d'un contact avec un autre monde ; elle n'en
rend pas moins à sa façon quelque chose de
l'infini, qui, loin de la banlieue à dieux, est éternel
dépassement, hors de toute prise, hors de tout
repos, non halte essentielle, en tout sens, en
toute direction, en tout objet, en toute matière,
brisant, écartelant, toujours au-delà, au – delà de
toute personne, si divine qu'on la veuille, au-delà,
de quelque façon que ce soit, au-delà, au-delà,
inaccessible, échappant vertigineusement à toute
enclave provenant d'un esprit d'homme.  ↵
13)
Un peu avant l'extase, je remarquais des
ondes égales, les sinusoïdales, qui sont aussi les
plus simples des fonctions périodiques. Cela
existe, les ondulations religieuses. Les artistes, et
pas seulement les bouddhistes, savent que les
lignes parallèles, serrées, doucement ondulées,
répétées rythmiquement avec très peu de
variations, sont des lignes d'abandon aux
sentiments de pitié, de religion et d'infini. Des
dessins faits à la fin de la journée mescalinienne
montrent cette tendance dans leurs douces
sinuosités parallèles qui les rapprochent aussi
des dessins médiumniques. 
Nombreux exemples chez les mystiques
d'Orient. Ramakrishna décrit ainsi sa première
extase  : «… Aussi loin que pouvait aller mon
regard, j'apercevais de brillantes vagues, qui
surgissaient de tous côtés, et déferlaient sur
moi…  » et la vitalité hindoue, par S. Lemaître,
Ed. 
du Seuil, p. 62.)  ↵
14)
stéphane Lupasco, dans Logique et
contradiction (Presses universitaires, 1947) et
dans plusieurs études, proclame l'importance et
presque l'omniprésence des antagonismes  ».
Cependant, il voit dans l'aliéné quelqu'un qui se
trouverait privé, retiré des antagonismes. (Les
Trois Matières, i960, Ed. Julliard, p. 93.) Façon
ingénieuse de rendre compte de certains délires
absolument non critiques et de la démarche
mentale unilinéaire des schizophrènes. Mais les
antagonismes, simplement se plaçant autrement,
ne cessent pas, tout au contraire. J'ai vu – et rien
n'est plus courant – un schizophrène, enfermé
depuis vingt ans dans son système délirant et qui
n'en était pas moins le sujet et presque
caricatural d'une ambivalence extraordinaire,
presque mécanique, où les négations suivaient
aussitôt les affirmations, dans un rebondissement
d'oppositions continuel.  ↵
15)
Une autre fois, avec la même entièreté, on
sera dans le bain d'une parfaite perversité
pareillement impossible à quitter, pareillement
sans mélange et noyauté.  ↵
16)
Récit d'une expérience faite en 1958 à
l'hôpital Sainte-Anne. Grâce à l'obligeance du
professeur Roger Heim, directeur du Muséum, et
du professeur Jean Delay, je pus essayer sur moi
la psilocybine, tirée d'un champignon mexicain,
Psilocybe mexicana Heim, identifié, rapporté,
essayé et cultivé au Muséum par le professeur
Heim et isolé par le Dr Hoffman, de Bâle. 
La deuxième expérience je l'ai faite, seul,
chez moi, avec une dose moindre : 4 mg au lieu
de la normale qui est de 10  mg, et le matin au
lieu de l'après-midi. 
Les champignons sacrés du Mexique (il en
existe plusieurs variétés) y sont l'objet d'un culte.
À consulter  : Les Champignons hallucinogènes
du Mexique, par Roger Heim et R. Gordon
Wasson, avec de nombreux collaborateurs (Ed.
du Muséum, Paris, 1958).  ↵
17)
La psilocybine ne donne en général et ne me
donnait à moi en particulier, ni nausées, ni
angoisse dans la région du cœur, ni mal de tête,
ni mal au foie, ni vrai vertige. Elle enlevait de la
force musculaire, de l'attention au musculaire.
Tenir un crayon était un effort extrême, d'ailleurs
impossible à presque tous les sujets. Elle détend,
enlève de l'impressionnabilité, c'est-à-dire à moi
m'enlevait presque entier.  ↵
18)
Un rapport, au moins indirect, existe sûrement
avec l'écriture ravagée par des rythmes que l'on
a dans ces moments. Le professeur Heim,
expérimentant avec le Psilocybe Aztecorum\ la
décrit en ces termes, si justes  : «  Les jambages
des lettres de mon écriture rappelaient les lignes
d'un diagramme aux oscillations serrées  », et,
sous l'effet du stropharia cubensis, il note
l'apparition d'une écriture « en dents de scie » (p.
29 et 31 de la Revue de mycologie, septembre
1957, Paris).  ↵
19)
Maintien, attitude  : envers des idées. Un état
d'âme eét lié à toute pensée. L'originalité est une
indiscipline, l'idée est un penchant, une
cénesthesique complaisance. (D'où la différence
des idées entre les uns et les autres. D'où les
batailles pour ce que l'on appelle les idées, mais
qui appartiennent à des ensembles « sentis ».)  ↵
20)
Expression classique en psychiatrie, mais qui
dit souvent plus qu'elle ne doit dire.  ↵
21)
D'autres ont connu, au moins au début, une
agitation et des visions colorées, mais «  le plus
souvent le sujet accuse un vide idéique plus ou
moins complet  », Psilocybine, par J. Delay, P.
Pichot et T. Lemperière, La Presse médicale, n°
49, du 24 octobre 1959.  ↵
22)
Professeur Delay, p. 500, dans Champignons
hallucinogènes, R. Heim.  ↵
23)
Un ami m'ayant téléphoné pour des
renseignements sur mon œuvre (!) écrite, j'y
répondis sans grande difficulté, mais raccroché
l'appareil, la parenthèse disparut dans un non-
sens, un non-goûté absolu.  ↵
24)
L'extase elle-même, on l'a vu dans la
mescaline – L'Infini turbulent (Mercure de
France) et Paix dans les brisements (Ed. Flinker,
Paris) –, s'appuie sur un phénomène périodique.
Ondes égales, égalisantes". Il est entré dans une
zone réservée, hors de laquelle est la pluralité, la
diversité, le profane, le monde. Dans la zone
réservée règne une absolument singulière et
souvent majestueuse retenue. Il y ressent un
dégoût de la multiplicité. Il éprouve la sensation
du sacré. Il ressent aussi comme un rappel à
l'ordre, un appel à revenir au souverainement
important, ou encore à l'ordonnance, à une
ordonnance rigide, impérative, despotique. 
Une attitude en découlera, et très vite  : il se
détournera des autres. Autisme  ? Pas
précisément. Apartisme plus qu'autisme (comme
d'ailleurs souvent le schizophrène) et pour les
mêmes raisons. Ce n'est pas toujours tellement
son moi opposé à celui des autres, qu'un état
supérieur, qu'un état ineffable opposé à l'état
commun des autres, perles qu'il ne faut pas
donner à partager aux indignes.  ↵
25)
Historia de las Indios de Nueva Espana, de
Motolinia, citée par Gordon Wasson, dans Les
Champignons hallucinogènes du Mexique, du
professeur Roger Heim.  ↵
26)
Sans doute la cantharide se change bien en
tentations, on le savait, mais par des chemins
tout autres ».  ↵
27)
Jean Delay et G. Lemaire, Psychologie des
mathématiciens^, dans L'Encéphale, 2, 1959.
Une disposition de caraétère pousse certains à
utiliser au maximum cette faculté (présente chez
presque tout le monde), où ils satisfont, sans se
faire remarquer, une tendance au refuge.  ↵
28)
Le Psilocybe mexicanus contient deux
hallucinogènes, la psilocybine et la psilocine. La
deuxième, moins active, m'est inconnue.  ↵
29)
Qu'est-ce qui resterait alors ? Les montées et
les descentes de la voix (sans voix) ou de
l'expression (mais sans expression) comme
quand on passe de l'aigu au grave, de l'affirmatif
à l'interrogatif, etc. Phrases abstraites de tout,
sauf de cela.  ↵
30)
Comment l'ai-je observé sans le
comprendre ? Parce que si souverain. Il circulait
comme un monarque. Je restais fasciné par sa
façon de croiser  ↵
31)
Louis Lewin  : Les Paradis artificiels, p. 131,
Paris, Payot.  ↵
32)
L'Infini turbulent, chap. v.  ↵
33)
Misérable miracle, p. 59.  ↵
34)
Comparé aux autres hallucinogènes, le
haschich est faible, dépourvu de la toute grande
envergure, mais maniable, commode, répétable,
sans danger immédiat. Or, je tenais avant tout à
bien suivre, à saisir dans le détail. Toute direction
de recherche faisant le sacrifice des autres
directions, les fameuses «  fantasias  » pourtant
typiques et dont il existe depuis longtemps de
célèbres descriptions, sont omises ici.  ↵
35)
Ou adverbe.  ↵
36)
Il est bon de déclarer ici que mes souvenirs
de voyage tout au contraire sont si flous et
vagues, si difficiles à retrouver, si extrêmement
atténués que, panier percé, il ne me reste
d'autres ressources que de me remettre à
voyager.  ↵
37)
Dès la fin du XIXe siècle on mit en évidence,
dans des expériences métapsychiques, les
mouvements inconscients indicateurs et d'une
grande force chez des sujets haschisés, qui n'en
avaient pas présenté de perceptibles avant
d'avoir pris du haschich, micro-mouvements
soudains qui trahissaient maintenant leur
pensée, faisaient tourner les tables, indiquaient
sans le vouloir l'emplacement d'objets cachés,
etc.  ↵
38)
Combien de malades mentaux,
particulièrement parmi les schizophrènes,
reçoivent, avec les hallucinations, des
abstractions intensifiées,  ↵
39)
À n'importe ce qu'elle exprime elle est prête à
vous convertir. Sa méchanceté aussi est
enjôleuse. Cependant, avec les visages
grossiers, aux traits « tranchés à la hache », une
difficulté est à surmonter, que ne suscitent pas
les traits harmonieux lesquels donnent avec
aisance l'impression de vie continuée et
cependant insaisissable.  ↵
40)
J'étais tout de même surpris de son
mécontentement à lui. Le mien  ? À suivre cette
pièce « pénible » ? Mais elle me plaisait comme
elle était. Mécontentement d'avoir pris du
chanvre, ce soir-là ? Mécontentement de ce que
je me forçais par devoir (!) de prendre ce chanvre
sans m'y plaire ?  ↵
41)
Reconnaître, plutôt, cela va sans dire.  ↵
42)
En recopiant un an et demi plus tard,
seulement alors je remarque – flagrante
association que je n'avais pas aperçue – que
saisir malgré les résistances, c'est justement le
métier du pirate. Le pirate était l'illustra – tion
même de ma pensée.  ↵
43)
Comme se présentent des manques dans les
toiles que construisent les araignées Zilla qu'on a
droguées.  ↵
44)
C'est pourquoi, peut-être, les points toujours
précis et en profondeur que j'avais notes à
l'encre sur la tête examinée dans le moment où
je croyais pénétrer les autres ne correspondaient
pas avec les points et plutôt les zones qu'il est
vrai, après beaucoup d'hésitation seulement,
j'aurais indiqués dans mon état naturel et en
surface comme étant des points de conscience. 

45)
Parfois (lorsque la dose est trop forte) on fait
avec une phrase de l'auteur de rapides échanges
de balles, avec le texte dont son auteur même
n'a sûrement pas vu les multiples implications,
étonnant foisonnement, démonstration en action,
carillon qu'on ne peut entendre que sans oreilles
et porté par les ardeurs de l'esprit second. Pour
la détection de la mesure même de l'auteur, une
dose moyenne est plus convenable.  ↵
46)
(Si voyance il y avait, on était plutôt gêné par
des renseignements donnés, en vrac.) L'article
d'un autre auteur que je lisais continuait –
inconvénient souvent remarqué – d'être
interrompu par des mots clefs concernant le
premier auteur lu avant lui et par une abondance
insolite de mots qu'il n'avait pas prononcés, mais
qui devaient être de son « bord », de son milieu.
Cette imprégnation persistante non égale, mais
revenant en rappels inattendus, cocasses.  ↵
47)
L'auteur du présent écrit a, depuis cinq ans,
expérimenté la plupart des démolisseurs de
l'esprit et de la personne que sont les drogues
hallucinogènes, l'acide lysergique, la psilocybine,
une vingtaine de fois la mescaline, le haschisch
quelques dizaines de fois, seul ou en mélange, à
des doses variées, non spécialement pour en
jouir, surtout pour les surprendre, pour
surprendre des mystères ailleurs cachés.  ↵
48)
Pourrait-elle correspondre à une certaine
enveloppe énergétique, qui nous couvre, encore
à découvrir, et qui serait ici réellement atteinte ? 

49)
Dans l'état de fermeté diminuée où il est, il
serait incapable de faire face à une hostilité
déclarée, à quelqu'un qui lui voudrait du mal, à
une action tant soit peu élaborée, à une
persécution. Il la prévoit, il l'appréhende. Il la
préfabriqué. Hypothèse à ajouter aux autres,
mais douteuse et qui rendrait compte plutôt de la
méfiance délirante.  ↵
50)
Un malade, dans son autobiographie après
guérison, raconte qu'en trouvant si faux un
individu qui venait fréquemment lui rendre visite,
se disant son frère, et pourtant si différent,
quoique assez bien grimé, il lui envoya, pour s'en
assurer, un message à une adresse sûre,
secrète, et par une voie détournée qui lui disait :
«  Si c'est réellement toi, mon frère, viens avec
cette lettre à la main  », ce que fit celui-ci, par
quoi, enfin, le malade fut persuadé. Croyant le
fait ainsi vérifié, acceptant de ne plus écouter le
témoignage de ses sens, quoi qu'il lui en coûtât. 

51)
(Jette impression éprouvée dans la plupart
des drogues dure rarement assez d'heures,
encore moins assez de jours, pour poser un
problème. Mais l'aliéné en qui elle ne cesse plus
n'a-t-il pas raison de s'appuyer sur elle (et d'y
prendre garde)  ? L'impression n'est-elle pas ce
sur quoi en priorité tout le monde s'appuie, a
raison de s'appuyer  ? Ce n'eft pas avec des
raisonnements que l'on reconnaît quelqu'un, ni
soi-même.  ↵
52)
Il y a peut-être autant simultanéité que cause.
L'ensemble de l'épreuve se défait, en aires
irrégulières et avec fluctuations.  ↵
53)
«  Dans la mescaline la durée de la post-
image augmente de cinq à vingt fois.  » Le
Mécanisme des troubles perceptivo-associatifs
en rapportr avec l'origine de l'hallucination et du
délire, par le professeur K. Agadjanian, Ed.
Peyronnet, Paris, 1946. 
Observations et expériences capitales faites
sur des étudiants, requérant beaucoup
d'attention, de maîtrise, de contrôle et d'esprit de
collaboration – et malheureusement, par là, sans
doute impossibles sur ceux qui ont « lâché », qui
vivent et entendent rester « de l'autre côté ».  ↵
54)
À de rarissimes exceptions près (dont celle de
Beringer) et qui demanderaient à être discutées
et réexaminées, la mescaline visualise sons,
bruits, et surtout compositions musicales, qu'elle
exclut catégoriquement. Un de mes amis,
pianiste professionnel, musicien entièrement
absorbé par la musique, au moment, dans la
mescaline, d'entendre un orchestre imaginaire
qu'il observe occupé à jouer, voit une fabuleuse
partition à un nombre insensé de parties, mais il
ne peut entendre une note de l'inouïe symphonie
exécutée devant lui. 
L'effet du haschich est différent. 
Dans la mescaline, la réflexion se transforme
en images ; dans le haschich, elle se transforme
aussi bien en voix et en bruits qu'en images. 
C'est particulièrement étrange et démonstratif
de leurs spécificités respectives que de prendre
du haschich quelques heures après la mescaline.
On assiste alors à ce curieux phénomène  : la
mescaline commençant à virer au haschich, des
particularités du second se substituant
progressivement à celles de la première. Sorte
de contre-épreuve nécessaire dans l'étude de
toute drogue.  ↵
55)
Il arrive qu'en gros il convienne que les voix
partent de lui-même – mais un peu comme une
hypothèse à retenir, et sans pouvoir suivre le
détail désordonné du phénomène, sans y trouver
la preuve décisive.  ↵
56)
Pour moi (sous l'effet du haschich) ce fut une
surprise parfaite. Auparavant j'aurais juré ce
phénomène totalement inexistant en moi.  ↵
57)
Jamais je n'entendis une voix qui, même de
très loin, pût correspondre à la mienne, et j'en ai
entendu clairement des dizaines.  ↵
58)
Ou, nouveau dévoiement, un accord forcené,
drolatique, à effets, et approximatif… Parfois,
comme un essai fait sans conséquence et avec
amusement, autre tour joué par le subconscient,
et qui augmente la difficulté de recherche et de
reconnaissance.  ↵
59)
Et moi aussi je cherchais où, ces voix
inventées dans l'instant, où donc j'avais pu en
entendre de pareilles et comment j'avais pu bien
les retenir et les imiter instantanément, moi qui
n'ai ni la mémoire, ni le moindre talent pour ce
genre d'évocations. Ne serait-ce pas par une
sorte de jeu, me disais-je encore, que je place
une voix si pointue sur une réflexion ? Trois mois
après je découvre que c'est la voix d'une voisine
que j'entendais l'an dernier dans un proche jardin
appeler les enfants, voix en fait assez
désagréable (pas seulement pour moi), et dont je
me débarrassais ainsi à la première occasion  ;
elle n'était pas, en effet, parfaitement accordée à
l'esprit de la réflexion, ce n'était qu'une
approximation, un jeu imprécis, un choix faute de
mieux. Autre difficulté. Autre relance dans
l'absurdité et dont un psychotique en difficulté ne
peut, évidemment, trouver l'explication, qui à moi-
même me demandait des heures de recherches
et de retours en arrière, c'est-à-dire d'efforts.  ↵
60)
Mais une voix étrangère sera toujours
extrêmement dépaysante. Moi – même, dans
l'état second du Ha, j'avais beau faire la preuve
presque du passage de la réflexion à la voix
hallucinatoire, j'avais beau, dans le propos
entendu, avoir retrouvé l'origine presque
indéniable de la réflexion entamée et que celle-ci
achevait, je ne pouvais les sentir liées. Ainsi, un
écriteau qu'on apercevrait portant « Attention au
» et qui soudain  ↵
61)
Voix embrouillées aussi, allant en tout sens,
dans cette pauvre démocratie toute nouvelle
mais qui ne sera jamais bien installée, chacune
n'ayant droit qu'à une demi-seconde ou à un
quart, à deux secondes au plus, chassée par la
suivante, éperdue de se manifester au moins un
instant, de dire son fait à celui qui a perdu le
contrôle et le pouvoir de contrainte.  ↵
62)
J'en ai connu aussi qui étaient voix
d'applaudissement, mais peu. Il n'aurait pas fallu
s'y fier. Elles vous surveillent sans trêve, pensées
d'accompagnement, d'insoumission au trajet
pensant principal. Certains ont leurs voix
mégalomanes tandis qu'eux restent gênés,
brisés, ne se laissent pas vraiment entraîner. On
sous-évalue le supplice qu'est indéfiniment pour
un aliéné d'entendre proférer jusqu'à sa mort un
commentaire à voix haute, ronchonneur,
discordant, dépréciatif, sorte de chœur antique,
dévoyé, invisible, mesquin, bourgeois, perfide, à
qui rien, rien n'échappe, haie traîtresse le long de
laquelle il doit avancer indéfiniment. 
L'accompagnateur applaudisseur est
extrêmement détériorant parfois. Tel malade
inaétif, qui ne peut plus rien faire, est noté
comme «  satisfait de lui-même  ». Il l'est, mais
pas nécessairement comme on le croit. Il «'agit
souvent d'un double qui le paralyse. Il entend une
incessante voix d'approbation. Il est deux. Il
reçoit le témoignage d'approbation. Il est
approuvé de l'intérieur. Il ne s'approuve pas. Il est
approuvé. Dangereux approbateur qui ne lui
laisse plus une minute pour se dégager, pour
agir, pour vivre.  ↵
63)
Il y a toujours deux façons générales de voir
un acte ou une idée, un sentiment  : en son
aspect de grandeur ou en son aspect de
mesquinerie, de petitesse, d'ignominie. Notre bas
peuple choisit toujours ce dernier que le
personnage principal ne veut pas voir, ne veut
pas inclure. L'homme honnête n'existe pas. Il est
décidé à ne pas voir le duel de vérité. Ne
cherchons pas ailleurs, dans je ne sais quel
Moïse ou quel Adam, le sentiment de la faute.
Faute originelle s'il en est que celle que tout
homme depuis ses six ou sept ans commet, dont
personne n'est tout à fait innocent. 
Etrange monde renversé par les voix.
Quelqu'un est entré en lui. Si ce n'était que
quelqu'un  ! Elles sont dans la pièce. Le
surveillent sans arrêt. Plus assommantes encore
que méchantes. «  Ça cause, ça parle de tout,
une vrai T.S.F.  » Baruk, Traité de psychiatrie, p.
923.  ↵
64)
C'est ce qui éberluait les exorcistes du Moyen
Âge (mais il s'agissait d'états seconds plus
achevés et de dissociations plus poussées). Plus
elles sont profondes, plus profond est le savoir. 

65)
Dans son monde incertain, transparent, les
signes deviennent les seuls points d'appui.  ↵
66)
John Custance, dans Wisdom and Madness,
s'appuyant sur William James, Varieties of
Religious Experiences, et sur l'expérience des
crises alternantes qu'il a subies de manie et de
psychose maniaque dépressive, a donné des
observations remarquables sur l'état de grâce et
l'état de désolation, l'état de communion et l'état
où Dieu se retire, où tout devient répugnant, et
soi-même, sale, immonde, coupable.  ↵
67)
Pour qui aurait oublié l'énorme faim
d'explications dans l'espèce humaine (actuelle), il
lui suffirait d'écouter un enfant parler.
«  Pourquoi?  » est son maître-mot, son lassant
maître-mot. Il semble ne penser que pour
chercher des explications. L'adulte a appris à
attendre.  ↵
68)
Il faut relire Inferno de strindberg, livre plein
de relations de signes, comme aussi
d'explications, dont un grand nombre dans le
domaine scientifique. Significations comme
explications, la plupart manifestement
inconsistantes. On y trouve cet aveu (qui pourrait
être mais ne paraît pas ici marque de voyance et
le conduit à des rapprochements insensés) : « Je
n'avais qu'à ouvrir un livre quelconque à
n'importe quelle page, je trouvais l'explication
désirée. »  ↵
69)
La méfiance outrée et une interminable
récrimination, sur de nouveaux sujets,
semblablement reprise, seront la réponse à cette
impression sui generis, qui est loin d'apparaître
uniquement chez le paranoïaque.  ↵
70)
Quand il ne peut plus les saisir, d'autres peut-
être en sont la cause qui en font la saisie.  ↵
71)
Cette vitesse est parfois si grande que l'idée
alors paraît surtout rendre manifeste le
phénomène oscillatoire qui sans doute la sous-
tend*.  ↵
72)
Même un homme de sang-froid aurait peine à
ne pas ressentir cette action-destruction comme
intentionnelle, comme ayant une finalité.  ↵
73)
L'arrêt de la pensée, je dirai dans une autre
étude comme elle se présente à l'aliéné.  ↵
74)
Tanzi (cité par Baruk, Traité de psychiatrie,
Masson, 1959).  ↵
75)
«  Volatilité  », expression si juste qu'emploie
Binswanger à propos de la manie, dans le texte
présenté et traduit par le docteur Ey, Études
psychiatriques, n° 21.  ↵
76)
Noté par Henry Ey, Études psychiatriques, t.
III, p. 167, n° 22.  ↵
77)
Sauf quelques femmes tournées vers le
Christ avec un sentiment équivoque et qui gêne
même les incroyants.  ↵
78)
Observation curieuse du criminologiste belge
E. De Greeff, dans Âmes criminelles, Casterman,
1947  : «  Chez presque tous les prisonniers de
Louvain qui versent dans une idée délirante, se
retrouve à un moment donné, précédant de
quelques mois ou un peu plus l'apparition du
délire, une conversion au protestantisme. C'est
un fait, ils veulent la Bible, sans rien ni personne
d'interposé. »  ↵
79)
Certains se défendent, luttent contre la
poussée de Dieu et la poussée qu'ils sentent à le
proclamer partout. Mais la rébellion ne sert pas à
grand-chose. Quelques minutes plus tard, un
nouveau flot d'infini les attaque, les submerge. 
Chez d'autres, on peut voir les efforts
maladroits pour adapter à la vie, et à des idées
viables cette massive, inexplicable intrusion
d'infini qui les brise et constamment les
interrompt au lieu de les grandir et de les
éclairer.  ↵
80)
Expression de Jacques Masui dans un texte
inédit décrivant une expérience personnelle
quand, au lieu de l'harmonisant et du bénéfique
qu'il connaissait, et entretenait méthodiquement,
il connut soudain « la brusque rupture par où les
forces les plus sombres, les plus étranges (forces
effroyables et indifférenciées), ont déferlé devant
ses yeux épouvantés ».  ↵
81)
L'homme est un être à freins. S'il en lâche un,
il crie sa liberté (le pauvre  !), cependant qu'il en
tient cent autres bien en place. La vitesse des
images, des idées, tient à la perte de la maîtrise.
Seuls les freins rendent la pensée lente et
utilisable. Elle est naturellement extrêmement
vite, follement vite.  ↵
82)
De toute façon, la présence d'une amplitude
aussi exceptionnelle en quelqu'un le rend inapte
à toute vie normale, même s'il arrivait à se rete- 

83)
Il peut sembler que l'on a excessivement
parlé jusqu'à présent du tumulte intérieur, de la
fièvre mentale, de l'excitation, alors qu'il y a une
autre voie ouverte au perturbé mental, celle de la
fermeture, de l'arrêt, du repliement sur soi, de
l'immobilité. Ainsi les sujets de Pavlov
artificiellement contrariés, hommes ou chiens,
manifestent leur trouble par de l'ex – citation ou
par de l'inhibition  ; les uns plutôt réagissent en
visible excitation, les autres en visible inhibition.
Selon moi l'arrêt est rare, incomplet et recouvrant
une extrême et anormale agitation, et, d'autre
part, 1'état d'effervescence, même violente,
couvre des zones de sommeil, de retrait, d'arrêt,
de sorte qu'à des niveaux différents les deux
conduites apparemment contradictoires toujours
coexistent.  ↵
84)
Confronté avec une situation qui démontre
trop clairement son inadaptabilité (femme avec
laquelle il ne peut vivre, à laquelle il ne peut pas
parler, travail où il se révèle fondamentalement
incapable, ce en quoi il ne se trompe pas, mais
qu'il ne va pas avouer, ce qui ne servirait du reste
à rien), il ne peut répondre que par une fermeture
complète, par un refus de covivre avec le monde,
par une aliénation de dernier recours, ou par une
explosion de colère qui peut aller jusqu'au
meurtre. 
Même chez des schizophrènes depuis des
années à l'asile, chez de presque paralysés
psychiques (mais qui souvent peuvent sentir
douloureusement qu'ils sont empêchés de sentir
à la façon des autres) de soudaines
exaspérations éclatent encore périodiquement,
sur quoi leur calme apparent reposait. Le contact
avec les gens du dehors suffirait souvent,
redémontrant son inadaptation, à faire de cet
immobile indifférent un furieux déchaîné.  ↵
85)
… qui donna à Freud, étudiant, l'idée de la
rechercher dans d'autres affections mentales, où
elle est inapparente.  ↵
86)
Ce secret si commun, quoique mal explicable,
de faire la sphère en soi, et avec quelque autre
qu'on a choisi, de la faire mieux encore, elle ne le
trouve pas. Elle ne veut pas de ce qu'elle trouve,
reste béante, crispée, détournée. Elle s'habitue à
ne pas faire face. Déguisant, dissimulant, à elle-
même dissimulant, simulatrice, joueuse, sortant
de fausses cartes, ne jouant pas le jeu,
menteuse par fuite, en tout elle tient à porter
l'attention ailleurs.  ↵
87)
La petite hystérique seulement singe
puérilement celui qu'elle veut comprendre (ou
égaler). Devant un prêtre, irrésistiblement,
puérilement, elle fait un sermon (cité par le P. de
Tonquédec). Devant un avocat, elle commence
un plaidoyer, etc. – Egalité cherchée par la voie
pauvre.  ↵
88)
Le Christ lui convient particulièrement quand
elle a la foi chrétienne. Elle le prend comme une
plaie. Elle en a été marquée souvent dès son
enfance, non par le Christ en gloire, mais par
celui du calvaire. Miraculée ou non, voyante, elle
vit une aventure extraordinaire de dépossession
et de possession.  ↵
89)
Ses vomissements réflexes par hyperesthésie
des muqueuses, son impuissance à boire par
spasmes du pharynx l'ont amenée là
naturellement.  ↵
90)
Sachant aussi arrêter totalement certaines
fondions, certains besoins pourtant
indispensables, présentant aussi des blessures
qui ne saignent plus, elle a avec son corps des
rapports nouveaux (ou que l'espèce humaine
avait seulement perdus…). On serait hystérique
par les singes. Ce qui nous resterait d'ancêtres
communs  : le goût de la crise. D'ailleurs, pour
certains, l'hystérie témoignerait de conduites de
régression. 
Les bébés singes, avec et plus encore que
les bébés hommes, se diittinguent de tous les
mammifères par une tendance à la transe. Une
affection à laquelle il n'a pas été convenablement
répondu, une jalousie, un effroi les précipite dans
une détresse, une théâtralisation de la détresse
qui est unique, sorte de retour sur soi, de
remaniement de la détresse qui devient
cataclysme. Le goût, le sens de l'abîme est là.
Les transports de la rage, d'une rage dépassant
toute colère, tout objectif de la colère, les met en
pleine démesure, en convulsions… au lieu que
les petits des fauves se tiennent très bien. 
Conduite puérile, qui est aussi un pouvoir. Les
hystériques, non à tort, sont connues pour
dramatiseuses et chercheuses d'éclats, arme
contre les autres.  ↵
91)
À condition de rester capable de répondre
aux dangers de cet état, aux innombrables
suspensions de pouvoir dont l'hystérie est pleine
(paralysie, aphonie, etc.) et plus qu'à tout, à ce
qui est aussi la maladie du disciple, à la
suggestibilité.  ↵
92)
Comme disait déjà si bien Humphry Davy, il y
a un siècle et demi, à propos de l'effet terminal
du protoxyde d'azote qu'il venait de découvrir.  ↵
93)
L'acide lysergique, actuellement en cours
d'expérience dans l'armée américaine en vue
d'une éventuelle guerre des gaz, a été choisi à
cause du pouvoir qu'il a – à forte dose – d'inhiber
toute faculté de calculer, combiner, décider.
Répandue à l'endroit voulu, la poudre
«  merveilleuse  » désorienterait, réduirait à
l'impuissance tout un état-major…  ↵
94)
Pour une digression (ou une parenthèse) de
la parole, dix incidentes et «  à côté  » de la
pensée.  ↵
95)
La parole « retient », et l'écrit reste… mais la
pensée est repartie depuis longtemps loin du
«  rapport déposé  ». Chacun périodiquement
atterrissant dans le langage vient y donner ou y
prendre rendez-vous avec les autres… et ensuite
repart seul dans le monde de son esprit.  ↵
96)
Correspondant à certains dessins
médiumniques. 
La répétition est aussi (comme me le signale
le docteur Koupernik) un facteur constructif et
d'apprentissage chez l'enfant. Habitude dont il
reste quelque chose.  ↵
97)
Simultanément toutefois, plate-forme
inattendue, détachement inouï, vient alors une
conscience d'au-delà, d'un absolument au-delà,
dos tourné à tout superficiel ou accidentel. Une
conversion à l'essence s'est opérée, à l'Absolu. 

98)
Tenir un raisonnement, arriver à faire tenir
successivement ou ensemble ses éléments, à en
tenir compte, à les varier, à les changer, à les
reprendre, garder assez de maîtrise pour mettre
fin aux raisonnements, pour juger, pour décider,
quelle merveille  ! Il n'en avait pas idée
auparavant. Tout ce que ça suppose !  ↵
99)
Et ressentie comme telle.  ↵
100)
Dans les expériences de la psychologie de la
Gestalt, il a été montré qu'on se rappelle mieux
les aérions inachevées que les aérions
achevées. Peut-être que les gaffes, les erreurs
commises, les objets égarés, les oublis fâcheux,
reviennent à la mémoire en somme comme
aérions inachevées, c'est-à-dire auxquelles
manque, pour être complètes et tranquillisantes
et oubliables, une reérification, une nouvelle
opération.  ↵
101)
* Et s'il s'agissait de vingt fois  ? Ou même
seulement de six fois ? Ne 
serait-ce pas suffisant pour, toutes
impressions changées, être débordé, avoir (à
tort) le sentiment d'une vitesse fantastique. Pour
moi, il m'est arrivé en quelques secondes de voir
défiler un film entier. Apparemment entier. Mais
l'était-il  ? Avec tous ses détails  ? Sans doute
avec seulement les détails qui m'importaient, qui
comptaient pour moi, réduit donc à l'es – sentiel,
à peu de chose peut-être et qui dès lors pouvait
aller vite…  ↵
102)
Dans certaines émotions, sous un choc, dans
une chute, pendant une noyade, on peut voir à
toute allure passer une partie de sa vie. Certains
calculateurs peuvent en quatre à cinq secondes
mener à leur fin des calculs que de bons
mathématiciens mettent quatre ou cinq heures à
accomplir, et qui représentent des milliers
d'opérations. Ces arithméticiens-prodiges, par
ailleurs pas du tout remarquables, pas des
génies, hommes comme tout le monde, sans rien
non plus de pathologique, grâce à quelle
déconnexion, dissociation arrivent-ils à profiter de
la réelle vitesse mentale, à se mettre en rapport
direct avec elle ?  ↵
103)
Qu'il suffise de savoir qu'elle donne des
imaginations à qui se laisse aller et met des
bâtons dans les roues à qui veut se maintenir.  ↵
104)
Sans doute c'est en me frottant
machinalement les yeux que le phé- 
nomène s'est déclenché, mais c'est tout seul,
tout autrement que, devenu spectacle, il
continue.  ↵
105)
Il importe d'ajouter que, médusé par l'étrange
blocage, je ne cherchais rien d'esthétique. D'une
façon surprenante je n'y étais pas sensible alors,
et ne remarquais aucunement ce qui, de ce point
de vue, pouvait être plus ou moins intéressant. 
Je ne voyais que l'absence de
correspondance. À cet embrouillamini verbal ne
correspondait, en effet, pas la moindre
impression en moi d'em – brouillé.  ↵
106)
Même la pensée, l'image la plus libre, la plus
involontaire, au débouché même de l'inconscient,
doit, si elle entre dans le langage, être amenée à
sa place (une place entre plusieurs). Une infime,
imperceptible, instinélive intervention les place,
suffit pour les placer. Cette infime aétion eût
encore été trop pour moi, il me semble.  ↵
107)
En partie à cause de l'évanouissement ou du
presque évanouissement successif des
propositions intermédiaires.  ↵
108)
Comme le voit aussi Mary Coate dans
Beyond all Reason. A Personal Experience of
Madness, des idées de traverse, biscornues,
extravagantes, fausses, il s'en présente
couramment au cerveau. Impressions,
associations mettent constamment sur le chemin
du fantastique. Le fantastique est tout ce qu'il y a
de plus naturel, mais… il ne convient pas.
L'homme malade est celui qui ne peut les rejeter.
L'homme sain mentalement est un continuel
correcteur d'impressions fantastiques. Le poète
essaie parfois leur fête.  ↵
109)
Celui qui, étant sous l'effet d'un
neurodysleptique, voudra étudier sur soi
l'opération appelée raisonnement, n'aura pas de
mal à remarquer combien il est change de ce
point de vue et pourquoi. Qui ne voit plus la
chaîne des implications et n'en maintient pas
l'ensemble aisément est amené à déserter le
raisonnement, à le négliger, comme incertain
(rien n'étant plus prouvable), ou à raisonner faux.
Il remarquera combien dans ces moments cela
s'admet facilement – sans en être préoccupé –
constatation qui peut éclairer le cas des
empêchés de l'esprit appelés malades mentaux. 

110)
Juvet dans structures des nouvelles théories
physiques, texte que je ne connaissais pas alors
et que j'ai trouvé depuis cité par G. Bachelard.  ↵
111)
Aux perceptions aussi.  ↵
112)
L'acide oxyribonucléique qui, à ce qu'il
semble, «  permet  » la mémoire de l'individu.
Celle de l'espèce étant plutôt celle de l'A.D.N.  ↵
113)
Réciproquement, l'absence d'inter-réflexion et
de considérations pourrait être cause que la
vitesse de passage augmente, et qu'il n'y ait pas
retenue et ralentissement convenable.  ↵
114)
L'opération de mémoration n'est peut-être pas
possible s'il n'y a pas participation (fût-elle peu
consciente) aux fins d'utilisation dans les abysses
des successives intégrations.  ↵
115)
De même des épileptiques apparemment
sans aucune trace mnésique apres l'accès, mais
qui «  parfois se retrouvent de crise en crise
comme certains rêveurs de rêve en rêve », selon
l'expression de J. Delay.  ↵
116)
** Les malades qui, dans un parfait «  oubli à
mesure » (doéteur J. Bar – bizet, 1965), vingt fois
dans la matinée, à deux minutes d'intervalle,
oublient la visite qu'on vient de leur faire, et
même les piqûres et les traitements douloureux,
leurs rêves, parfois leurs gestes, prouvent que,
sans le savoir, ils ont retenu.  ↵
117)
Dans l'aliénation, c'est ainsi sûrement, on n'en
finit pas de remettre au point les choses et d'avoir
à nouveau à les remettre au point. 
L'aliéné acceptera de revenir sur certaines
idées, mais moins d'une heure après, parfois
deux minutes après, tout est à reprendre. Il
faudra le ramener de là, où à cause d'un
impérieux entraînement il s'est replacé, dans
l'erreur, l'erreur qui l'appelle, qui est son étrange
obligation et son actuel confort intérieur.  ↵
118)
Tout fauteuil est construit de telle façon que
visiblement il invite, il suggère, il appelle son
complément  : homme assis. Je n'arrive pas à le
voir, ou le croire vide. Est-il vraiment occupé ? Il
n'est plus inoccupé.  ↵
119)
Celui à qui ceci arrive (et cela arrive souvent
dans mainte maladie mentale), et qui ressemble
beaucoup à une façon (qui serait bien aussi une
intention) de mimer, de contrarier et partant
quoique très secondairement, de moquer, aura
une tendance à voir en cela un coup monté  ;
c'est pour le singer qu'on répète ses paroles,
dira-t-il, naïf, au lieu de voir le côté du
phénomène automatique, si peu nuancé, si peu
approprié, et qui ferait plutôt que c'est le singe et
le singeur qui sont grotesques, puisqu'ils
n'arrivent jamais à une trouvaille, ni à attraper le
ridicule. Mais celui qui dans la maladie mentale
est en proie à bien d'autres malaises et durant
longtemps, sera surtout frappé par la déréglante
attaque subie, le très réel bâton mis dans les
roues plutôt que par des imperfections de ladite
manœuvre  ». Du reste cette sauvage répétition
monotone n'a pas 
entraîné tous ceux qui en souffrirent, surtout
pas d'emblée, à l'interpréter comme œuvre de
ridiculisation, qui en effet est aussi peu calculée
que la répétition de la voix contre une paroi ou un
mur à échos. 
La tendance humaine étant de personnaliser,
tout au plus aurais-je dit, si j'avais accepté
l'hypothèse de l'intervention de quelqu'un, qu'il
s'agissait alors d'une entreprise de sabotage très
médiocre, primaire et robotique. 
Toutefois si le phénomène avait duré
davantage, ma résistance, cette résistance qui
est ma critique, eût été bousculée.  ↵
120)
D'autres fois, j'ai vu des figures autrement
dramatiques. Aux époques où régnaient des
surveillants officiels de la conscience, évêques,
prêtres ou payeurs, ceux qui avaient beaucoup
ou croyaient avoir beaucoup à se reprocher ont
vu les grimaces d'êtres à l'aspect démoniaque,
affreux. C'était grandiloquent, excessif, mais cela
portait, les démoniaques figures ne manquaient
pas d'apparaître aux moments de détresse, de
malnutrition, d'angoisse. Même sans la foi, ils
ressuscitent encore, images d'Épi – nal, ou
images archétypales, mais leur pouvoir n'étant
pas soutenu par un grand fond de croyance, on
peut saisir parfois en eux le pantin. Pas souvent.
L'eût-on pu autrefois  ? Dans la drogue plus la
dose est forte, plus la figure est effrayante. Dès
qu'elle est très effrayante, vous perdez. Elle a
affaire en vous. Vous êtes son « répondant ».  ↵
121)
Dont rien n'a été retenu.  ↵
122)
Ceux qui parlent d'hallucination ou de
pseudo-hallucination visuelle, par ces seuls mots
déjà sont et vont à côte. Ils semblent croire
qu'une chambre, ou un lieu, un meuble, c'est très
fixe, très solide, que la vue sans cesse consolide
et qu'il faut un autre élément visuel (réel ou
imaginaire) pour les vaincre ou s'y substituer. 
Fâcheuse représentation de gens qui croient
à la primauté du visuel, qui veulent tout
commencer par là, par ce qu'on voit. 
Une façon d'être, une attitude, c'est par elles
plutôt que ça commence. C'est parce que je n'ai
plus la force d'être seul dans ma chambre, que je
suis sur une terrasse, et que des garçons et filles
parlent près de moi. Parce que je manque
d'autonomie, il y a du monde. Mon manque de
maintien intérieur a fait venir les lieux ouverts,
ces gens qui ne s'occupent pas de moi, mais
dont l'entourage me convient, à mon état qui lui
« répond », état d'un homme privé de la force de
solitude. 
Si on l'appelle illusion visuelle, c'est encore
une voie vers l'erreur, c'est secondairement
qu'elle est visuelle. Une impression, excluant les
autres, et en deux ou trois secondes on visualise
la scène. On y est, avant de la voir. Surtout et
d'abord on y est. 
Si on l'appelle état hallucinatoire, c'est pour y
appeler le délire comme maître enchanteur,
délire qui n'est nullement nécessaire, pas plus
qu'un somnambulisme sans actes. 
Autour de ces «  tableaux  » de l'irréel, si
variés, si fins, si naturels, des cadres ont grand-
peine à se placer.  ↵
123)
Et de là s'étendrait à la forêt, à la
campagne…  ↵
124)
Un peu court ce spectacle, qui pourtant ne le
fut pas. La page contenant les notes qui le
décrivent a disparu avec pas mal d'autres. 
C'était il y a deux ou trois ans déjà, et
l'apparemment «  inoubliable à jamais  »  » sans
les notes demeure disparu.  ↵
125)
Il s'agit pourtant d'un garçon qu'à l'état normal
je trouve – et à juste titre – nerveux et tout le
contraire d'un tempérament tranquille.  ↵
126)
Une des substances à choc psychique, parmi
les plus anciennement connues.  ↵
127)
A condition qu'on s'abstienne de chercher à
l'évaluer en chiffres, en mesures déterminées
(mètres, années-lumière ou parsecs).  ↵
128)
Voir la communication du docteur Alf.
Saavedra, dans Revista de Neu – ropsydiatrica,
de Lima (Pérou), 1953, t. XVI, n° 1, mars 1953 :
«  Algunas alteraciones psicopatologicas del
despertar del Coma insulinique. » 
Et aussi : « Alteraciones mentales producidas
por la Opuntia cylin – drica  », per Gutierrez-
Noruiega y G. Cruz Sanchez, Lima, Revista [de]
Neu – ropsydiatrica, t. X, n° 24, 1947.
(Expériences faites sur 32 sujets.) 
(Selon des travaux récents, cet Opuntia serait
un Trichocereus dont l'agent hallucinogène serait
la mescaline, mais les observations sur les sujets
restent valables.) 
Et  : «  El esquema corporal o la psicosis
lisergica  », per Juan Carlos Rey, Faculté de
médecine de Montevideo, Clinica Psiquiatrica I-II,
1959. 
Et surtout  : «  Méconnaissances et
hallucinations corporelles  », de H. Hécaen et J.
de Ajuriaguerra, Ed. Masson, Paris, 1952.  ↵
129)
De la somatognosie perturbée.  ↵
130)
Curicusement les émotions, qui suppriment
l'impression du corps et |par exemple font les
« jambes en coton », et que « le cœur manque »,
ne 
laissent pas de trace, et guère d'inquiétude.
C'est qu'elles ne vont pas loin, rentres gnosiaues
n'ont pas été réellement, profondément,
durablement atteints, au-delà, si on peut dire, de
la limite d'élasticité permise. Il faut, comme
souvent dans la folie, qu'un seuil ait été dépassé.
Il faut que ces centres ou ces relais aient subi
non un choc, mais une défaite.  ↵
131)
Comme il arrive dans le cas d'hémiplégie,
dans certaines lésions des hémisphères majeur
ou mineur. Voir H. Hécaen et J. de Ajuriaguerra,
loc. cit..  ↵
132)
Voir également «  Les Illusions visuo-
spatiales  », P. Mouren et Tatos – sian,
L'Encéphale, t. LII 1963..  ↵
133)
Après une fraéture de l'olécrane et l'opération
qui suivit, entraînant ensuite une arthrite post-
traumatique, j'eus l'occasion de remarquer sur
moi-même, pendant des jours et des nuits, les
incoercibles transformations du membre atteint
que je ressentais lorsque je n'avais plus les yeux
ouverts pour le surveiller, et la force de cette
incessante poussée sur l'imagination. Plus
récemment, un simple doigt cassé me permit
d'observer à nouveau les changements
impératifs, les changements jusqu'à l'absurde de
l'image du schéma corporel en ce qui concernait
la main intéressée, et aussi l'évolution de cette
conscience avec la convalescence. Si pour une
bagatelle, la transformation éprouvée est grande
et impérative, que ne sera-t-elle pas lorsqu'il
s'agit d'une grave et profonde lésion ? Cf « Bras
cassé », revue !>/, printemps 1962, n° 9.  ↵
134)
Alajouanine, Les Souffrances, Masson,
éditeur, Paris.  ↵
135)
Expérience de Meerovitch.  ↵
136)
**** De son asymbolie à la douleur, de sa
cécité psychique celui-ci ne fait pas un drame. Et
s'il cherche vainement son oreille sous son
épaule, et croit avoir trouvé un troisième bras en
saisissant le gauche, et s'il perd même tout son
espace gauche, cela ne devient pas
nécessairement un foyer, une lancinante
question qui le pousse irrésistiblement et le force
au délire mais demeure à part, presque statique.
(Hécaen et J. de Ajuria – guerra, toc. cit.  ;
Angelergues et Hécaen, La Cécité psychique,
Masson, éditeur ; et P. Angelergues, « Le Corps
et ses images  », dans LLvolution psychiatrique,
n” 2, année 1964.) Dans cette dernière étude,
observations curieuses sur non seulement le
corps gauche, atteint dans certaines maladies,
mais tout l'espace à gauche qui est atteint, qui a
cessé au moins par – tiellement de compter.  ↵
137)
Le schéma corporel, il ne faut pas trop le
questionner. Il répondrait par vide et par erreur. Il
est assez vague. Et même en un homme sain
n'aura pas les bonnes réponses qu'il attend. Peu
solide est le corps, dès qu'on veut, les yeux
fermés, immobile, le ressentir, le reconstituer.
L'appréhension aussitôt le défait. Plus virtuel que
réel, c'est lorsqu'il vient à manquer uu'on prend
conscience qu'il avait quelque chose d'une
forme ».  ↵
138)
Et s'il existe des centres de coordination, ces
centres auraient subi une altération, au moins
une défaite dont on ne peut se remettre.  ↵
139)
Paul Schilder, The Image and Appearance of
the Human Body, Int. University Press, New York,
1950.  ↵
140)
Selon Merleau-Ponty.  ↵
141)
Il faut y revenir, à cette soustraction. L'homme
sain n'arrive pas sans résistance à s'imaginer
que quelqu'un puisse perdre son corps, puisse,
sans être mourant ou amputé, se retrouver avec
rien. 
L'expérience de la drogue est capitale pour
ouvrir les yeux là-dessus. R. B., un ami qui deux
fois fit, et sans grand plaisir, l'essai du haschich,
me rappelait dernièrement sa première
impression qui fut de se trouver soudain sans
corps, son corps escamoté. Il ne cessait d'être
surpris de ce qui paraissait un truc de
prestidigitateur. Et, pendant des heures, il
demeura sans corps. « J'étais, me disait-il, creux,
véritablement creux, une statue creuse.  » Il
remarqua avec malaise qu'il n'avait plus de
pouls. Il semblait qu'il n'avait plus de cœur.
(Impression signalée en médecine mentale dans
plus d'un cas, et notamment chez les P. G., si l'on
se reporte à des observations anciennes.)  ↵
142)
Délire d'énormité. Syndrome de Cottard.  ↵
143)
Si les expérimentateurs étaient moins prudes
et tenaient plus à la sincérité qu'à veiller à ce
qu'on ne rie pas d'eux, on saurait depuis
longtemps et par maints exemples que c'est
précisément là une des impressions que donne
la mescaline, quand ayant bu pas mal de boisson
sucrée, on a l'étrange, unique, risible impression,
mais qui alors ne fait pas rire, que l'on va, si l'on
cède à un certain besoin, inonder le monde.
(Impression faite à la fois de celle d'énormité, de
sans limites, et l'impression de ce qui dans le
temps est sans fin, et ne s'arrêtera plus.)  ↵
144)
Dans le Syndrome de Cottard.  ↵
145)
De Fischer, cité par Mouren et Tatossian, loc.
cit. et nombre d'autres exemples, notamment
dans Iaspers, Bleuler, Henri Ey, Minkowski et
dans toute la littérature psychiatrique.  ↵
146)
Ce qu'il ressent n'est pas rien, mais ne se
laisse pas mettre ensemble, est indicible.
Exaspérant comme les autres ne saisissent rien,
sont à côté, à côté et satisfaits. Le schizophrène,
habituellement replié en lui, soudain exaspéré
part en explosions subites contre ses parents
qu'il hait, ces êtres à liens de sensiblerie, pères
et mères de famille, qui ne comprennent et ne
devinent rien, mesquins, à jamais sur leur plan
ridicule. 
Les adolescents schizophrènes se révèlent
souvent par une haine solide à l'endroit de leurs
parents, ces « sensibles » autour d'eux qui ne les
« sentent » pas.  ↵
147)
L'autre, c'est-à-dire tout autre. Un
schizophrène ne comprend pas le schizophrène,
son voisin.  ↵
148)
Par Bleuler d'abord. Plus récemment par
Henri Maurel, «  Le Maniérisme du langage  »,
Entretiens psychiatriques, 5, P.U.F., 1960.  ↵
149)
Selon l'expression du docteur G. Ferdière.  ↵
150)
Après la première expérience mescalinienne
que je fis, je me souviens combien j'avais des
envies de faire des boucles, des spirales, des
tracés en zigzag, combien j'en remplissais des
pages et certes non par goût de l'ornementation,
lequel me manque. Griffonnage toujours dans le
même sens. Plus encore je me souviens du
lendemain, quand aux vitrines de libraires je
considérais des reproductions de chefs-d'œuvre
des plus belles époques, qui me parurent alors
insupportablement simples, simplettes. Rien en
moi n'y correspondait plus.  ↵
151)
On a utilisé à des doses convenables, c'est-à-
dire minimes (le plus souvent), des
hallucinogènes connus par ailleurs depuis
longtemps.  ↵
152)
On est entouré d'un bruit de fond. On entend
un bruit comme celui que ferait une troupe en
marche, qui approche, ou un camion, ou une
armée. On entend un bruit d'un moteur régulier, à
peu de distance, des locomotives, un bruit sourd
indéfinissable, fort, alarmant, inconnu jusque – là.
Les bruits amplifiés, et déplacés par une
perception inhabituelle, font de celui pourtant si
effacé du sang dans les artères cérébrales une
rumeur profonde, qui semble venue du dehors,
du lointain. 
Le cœur (au bruit amplifié et très nettement –
cause pourtant qui échappe à certains) fournit
l'illusion de l'usine, de la marche au pas
cadencée, du moteur à deux temps. Les
mâchoires qui se serrent font… venir un convoi
en marche.  ↵
153)
** Hallucinations ou illusions toujours dans le
même sens  : un lézard empaillé paraîtra vivant,
prêt à détaler, mais un lézard vivant, immobile,
ne paraîtra pas empaillé.  ↵
154)
La peur, l'appréhension n'eft nullement
indispensable. Et l'on assiste à bien aes
présences qui sont admirables ou même
plaisantes, ou seulement gênantes.  ↵
155)
** Des personnes incompréhensives au sujet
des apparitions demandent des details de
configuration, d'habillement. Ce n'est pas
l'important 
sauf, il est vrai, pour quelques femmes qui,
même saintes, ne se déshabituent pas de
regarder l'habillement. Ce qui compte, c'est qu'il y
ait là quelqu'un qui ne devrait pas y être. 
Lorsqu'il y a apparition, le rapport avec la
figure apparaissante, la parti – cipation accapare,
même si l'on ne dit rien et qu'on pense peu. On
fait partie d'un ensemble. Cette conscience
occupe. Remarque valable pour les illusions.  ↵
156)
*** D 'où réaction chez nombre de malades
mentaux qui attaquent aux ueux. Beaucoup
d'accidents ainsi, autrefois.  ↵
157)
Un jour que j'entendais le son illusoire,
hallucinatoire d'un hautbois, la porte soudain
ouverte de l'appartement d'en bas laissa sortir
des gosses qui se mirent à taper sur des lattes
de bois. Le bruit établi en ma tête n'entra pas en
conflit avec leurs bruits et leur musique. 
Sans doute l'un gênant l'autre, mais pas
comme s'ils venaient tous du dehors. Non, mon
hautbois était à un niveau différent, intérieur.
Leurs bruits à eux, pour forts qu'ils fussent,
étaient superficiels, et à «  ma  » périphérie,
occupés à essayer d'entrer. Sans doute les cris
d'enfants sont perçants et leurs bruits écrasaient.
Pourtant, ils ne traversaient pas celui du
hautbois. 
Le hautbois, lui, était l'habitant, affecté d'une
vie pleine, dense  ; les autres étaient des bruits
«  proposés  ». Jamais encore je n'avais si bien
remarqué, à ma grande surprise, combien le son
réel pourtant fort est insignifiant, passager,
extérieur, insuffisant et, malgré son tapage, plus
douteux que l'hallucinatoire.  ↵
158)
Les images, pour leur compte, faisant bande
à part, allaient leur chemin, non pas notre
chemin, ne m'aidaient pas.  ↵
159)
Un jour que tout de même une connexion
avec l'orateur et certain uniforme d'il y a
cinquante ans me parut possible, pouvait venir à
l'esprit, il est remarquable que d'y songer ne
modifia nullement l'image, le «  compagnon  » de
sur la boiserie, à qui ça aurait pu régler son
compte, annulant l'illusion, pu au contraire le
rendant, lui, plus apparent, et surtout plus image
d'Épinal et ne bougeant plus  ; non il restait à
l'aise, vivant tranquillement, inconcerné, sans
s'occuper de mes pensées et investigations à
son sujet, et si je l'avais revu plusieurs fois,
j'aurais pensé, dans cet hôtel antique, à quelque
forme fantomale d'un de ses occupants
d'autrefois, dont il m'était donné d'en voir un
(enfin un fantôme) ; je pouvais aussi penser à un
épisode ancien de la vie de l'orateur, mais rien de
tout cela ne convenait vraiment.  ↵
160)
Un jour je vis (c'était la première fois que
j'assistais à pareil spectacle) une malade
soumise à un traitement de choc. Elle se
débattait, hurlait en cris pourtant à demi étouffés,
luttait contre du terrifiant, du suprêmement
repoussant. J'en étais profondément troublé. 
Quelques minutes plus tard, interrogée par le
psychiatre qui ne bron – cha pas, elle dit que
ç'avait été très bien. Comment  ? A mon tour, je
l'interroge. Cette panique, cette horreur en son
visage, en ses gestes, en toute son attitude,
qu'était-ce donc ce drame qu'elle avait vécu (ou
revécu) ? 
Elle répondit toujours «  non  » et que ç'avait
été des moments Agréables… 
Certes le souvenir, plus encore que la
perception immédiate, c'est davantage encore
parfois une rupture d'association, une élimination
des rapports, un renversement de rapports, une
liquidation, déjà un renou-  ↵
161)
Pendant les grandes perturbations, dues à de
fortes doses de neuro – dysleptiques.  ↵
162)
Que ceux qui prennent des produits pour
s'adonner aux excitations collectives,
trépignements, danses hystériques, bagarres ou
viols, s'arrêtent et ne se mettent pas à croire qu'il
y a quelque chose ici pour eux. On ne parle pas
la même langue. On ne va pas aux mêmes
effets. Celui qui est Incapable de retenir les
aétes, incapable de garder tout dans le mental
est complètement à côté. 
Le psychique contemplateur est
« retranché ».  ↵
163)
Empêchant l'orgasme qui le guettait et le
soulagement.  ↵
164)
** C'est-à-dire de la vertèbre en question, du
centre sacré.  ↵
165)
Dans le sens où on le disait autrefois, ou du
moins l'homme le disait.  ↵
166)
Plutôt peut-être dans les surrénales.  ↵
167)
L'amour a bien des façons différentes. Ainsi
celui du divin et que montrent les religions, est
tantôt une inclination à célébrer, tantôt à
s'humilier devant, ou à la soumission aveugle, à
l'offrande ou à l'émerveillement, ou à s'unir.
Ailleurs inclination selon le modèle de la relation
de l'enfant aimant pour le père, de la fiancée vers
le fiancé, de l'amant pour l'amante. Chacune peut
prêter sa forme au dépassement. Dans la prière,
l'oraison, ce sont surtout des appels, ici appels et
réponses sont simultanés dans la plénitude,
l'épanouissement sans retard. 
Le fidèle, le « serviteur » d'un culte où il s'agit
d'un Dieu personnalisé se dirigera vers lui. 
Pour qui envisage plutôt un Dieu immanent,
c'est une expansion en tous sens qui fait
rencontrer l'infini de tous côtés et dans une joie
indi – cible. 
L'étonnant, c'est qu'on ne puisse sans félicité
se trouver aux approches de l'infini.  ↵
168)
Le point ou la station de surpression, auquel
correspond dans le corps l'amour exalté et
sanctifiant, est à l'intérieur d'une vertèbre située
plus haut dans la colonne vertébrale, à hauteur
du diaphragme.  ↵
169)
R. C. Zaehner, professeur de religions
orientales à Oxford  : Mysticism Sacred and
Profane, 1957.  ↵
170)
Tel John Blofeld, «  Yogic experience with
mescaline  », Psychedelic Peview, n° 7, 1966  :
« My fear of permanent madness increased and I
suffered especially from the feeling of having no
inner self or center of consciousness into which
to retreat from the tension and to take rest. » 
La confession de ce spécialiste fera
indirectement comprendre et, s'il en est besoin,
excuser ceux qui voyant arriver sur eux l'irruption
insensée d'images et d'idées, l'incohérence et le
chaos furieux, et ne trouvant aucune plate-forme,
ont eu recours au centre équilibreur sexuel,
après quoi ils purent s'élever. Quoique de pouvoir
s'en passer soit assurément mieux pour la
plupart. Le point de départ compte. On peut le
constater dans les textes tantriques. Si
libérateurs qu'ils soient, ils sentent la racine de
l'arbre. Pourtant, une fois reversée l'énergie du
centre érotique à un centre supérieur, il ne
repasse plus une seule image ou idée érotique.
Ce sont seulement les forces de ce centre, non
ses images et son monde, qui passent à un
niveau supérieur.  ↵
171)
Il est difficile de voir passer, sans faire des
classifications, le flot de couleurs, sons,
impressions qu'on reçoit, sans un peu se reposer
sur cette mise au point, où l'un est observé, et
l'autre est observateur, où le sujet est d'un côté,
l'objet de l'autre et les objets situés ici et là avec
leur raison d'être. Il semble impossible d'aller là
contre. Ici pourtant, on y arrive, et sans l'avoir
cherché.  ↵
172)
C'est-à-dire que presque tout le temps on
laisse aller sans établir de relation. En fait, il
subsiste des relations, mais atteintes d'une
diminution spectaculaire, qui totalement
transforme l'impression générale.  ↵

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