Vous êtes sur la page 1sur 121

DU MÊME AUTEUR

GEORGES DIDI-HUBERMAN

de Balzac, 1985.
LA PEINTURE INCARNÉE, suivi de Le chef d'œuvre inconnu par Honoré

DEVANT L'IMAGE. Question posée aux fins d'une histoire de l'art, 1990.
CE QUE NOUS VOYONS, CE QUI NOUS REGARDE, 1992.
L'ÉTOILEMENT. Conversation avec Hantaï, 1998.

Chez d1autres éditeurs :

la Salpêtrière. Bd. Macula, 1982.


INVENTION DE L'HYSTÉRIE, Charcot et l'Iconographie photographique de

MÉMORANDUM DE LA PESTE. Le fléau d'imaginer. Bd C Bourgois, 1983.

présentation). Bd Macula, 1984.


LES DÉMONIAQUES DANS L'ART, de J.-M, Charcot et P . Richer (édition et
PHASMES
fRA ANGELICO -DISSEMBLANCE ET FIGURATION. Bd. Flammarion, 1990.
présentation). Ed. Flammarion, 1992.
ESSAIS SUR L'APPARITION
À VISAGE DÉCOUVERT (direction et

Ed. Macula, 1992.


LE CUBE ET LE VISAGE, Autour d'une sculpture d'Alberto Giacometti.

R Gar­
betta et M. Morgaine). Ed. Adam Biro, 1994.
SAINT GEORGES ET LE DRAGON. VERSIONS D'UNE LÉGENDE (avec

de C. Flammarion. Ed. Antigone, 1994.


L'EMPREINTE DU CIEL, édition et présentation des CAPRICES DE LA FOUDRE,

BATAILLE, Bd. Macula, 1995.


LA RESSEMBLANCE INFORME, OU LE GAI SAVOIR VISUEL SELON GEORGES

L'EMPREINTE, Bd. du Centre Georges Pompidou, 1997.

LES ÉDITIONS DE MINUIT


« Si ton regard était plus subtil, tu verrais toutes
choses se mouvoir : telle papier qui brû le se recro­
queville, ainsi s'évanouissent perpétuellement
toutes choses en se recroquevillant. »

automne 1881 [15 M Ill 4a, § 48].


F. Nietzsche, Fragments posthumes,
=

« L'objet émanant est une apparition. »


M. Duchamp, « À l'infi nitif» (1966).

19 65334-l(-

© 1998 by LES ÉDITIONS DE MINUIT


7, rue Bernard-Palissy, 75006 Paris

En application de la loi du 11 maJ:S 1957, il est interdit de reproduire


intégralement ou partiellement le présent ouvrage sans autorisation de l'éditeur
ou du Centre français d'exploitation du droit de copie, 3, rue Hautefeuille, 75006 Paris.

-ISBN 2-7073-1628-8
APPARAISSANT, DISPARATE

Par définition, le chercheur court après quelque chose qu'il


n'a pas sous la main, qui échappe, qu'il désire. Cette chose ?
<< Une sorte de chose en soi obscure, tentante et mystérieuse,
résidu suprême qu'on peut colorer de la valeur aussi bien la
plus idéale que la plus sordidement matérielle >>, ainsi que la
nommait, dans un autre contexte, Michel Leiris Cette chose
que le chercheur ne capturera, ne maîtrisera bien sûr jamais.
1•

Autrement cesserait l'essentiel, la recherche même en tant que


mouvement. Donc le chercheur continue de suivre son idée
fixe - fût-elle informulée -, s'abandonnant à sa passion pré­
dominante dans une course sans fin qu'il aura peut-être rai­
son de nommer une méthode.
Parfois, dans sa course, il s'arrête, interdit : une autre chose
tout à coup est apparue sous ses yeux, qu'il n'attendait pas.
Non pas la chose en soi de sa quête fondamentale, mais une
chose fortuite, explosive ou bien discrète, une chose inatten­
due qui se trouvait là, sur le passage. Devant cette chose, néan­
moins, le chercheur éprouve obscurément qu'il a... « trouvé
quelque chose >>. Mais à quoi ce qu'il a trouvé lui sert-il pour
ce qu'il cherche ? Cette chose accidentelle n'interrompt-elle
pas son « programme >>, comme on dit chez les professionnels
de la « recherche >> ? Sans doute. Ne risque-t-on pas, à s'at­
tarder sur l'événement imprévu, de se disperser, de mettre sa
propre méthode en péril ? Sans doute. Mais la trouvaille, si
l'on veut bien s'y arrêter quelque temps, s'avère d'une géné­
rosité, d'une fécondité surprenantes. Ce que la chose inatten­
due est incapable d'offrir - une réponse aux axiomes de la
1. M. Leiris, « Le caput mortuum ou la femme de l'alchimiste », Documents,
1930, fl0 8, p. 466.
10 PHASMES APPARAISSANT, DISPARATE 11

recherche en tant que demande quant au savoir -, elle en fait raissante, si ténue soit-elle, mériterait sa propre monographie,
don ailleurs et autrement : dans une ouverture heuristique, son propre livre Du moins en sort-on avec le sentiment de
dans une expérimentation de la recherche en tant que ren­ n'avoir pas tout oublié.
2•

contre. Autre genre de connaissance.


;,

Les phasmes - du mot grec phasma, qui signifie forme,


Telle serait la double vie de toute recherche, son double apparition, vision, fantôme, et par conséquent présage - sont
plaisir ou sa double tâche : ne pas perdre la patience de la des animaux assez étranges dont j'ignorais l'existence et l'as­
méthode, la longue durée de l'idée fixe, l'obstination des sou­ pect (en dépit d'avoir lu Caillois) avant de les découvrir un
cis prédominants, la rigueur des choses pertinentes ; ne pas jour dans le vivarium du Jardin des Plantes. Découverte res­
perdre non plus l'impatience ou l'impertinence des choses for­ sentie comme une petite expérience visuelle assez paradoxale,
tuites, le temps bref des trouvailles, l'imprévu des rencontres, marquante bien qu'inoffensive. Emblématique, pour tout dire,
voire des accidents de parcours. Tâche paradoxale, difficile à d'un problème plus général ayant trait à la ressemblance et à
tenir par ses deux bouts - ses deux temporalités - contra­ la dissemblance, à la figure et à la défiguration, à la forme et
dictoires. Temps pour explorer la voie royale, temps pour scru­ à l'informe.
ter les bas-côtés. Les temps les plus intenses étant probable­ J'ai pris l'habitude, par la suite, de spontanément ranger
ment ceux où l'appel du bas-côté nous fait changer de voie tous ces brefs récits d'« apparitions expérimentées devant
des objets très hétéroclites, choses de la vie, photographies,
»
royale, ou plutôt nous la fait découvrir pou� ce qu'elle était
-

déjà, que nous ne comprenions pas encore. A ce moment, la joujoux, textes mystiques, fragments de tableaux, insectes,
désorientation de l'accidentel fait apparaître la substance taches d'encre, récits de rêves, comptes rendus ethnogra­
même du parcours, son orientation la plus fondamentale. phiques, sculptures, plans cinématographiques, et la liste ne
Devant ces choses fortuites - choses de passage, mais saurait être close - sous la rubrique Phasmes. Comme si les
choses apparaissantes -, nous prend soudain l'envie dérai­ animaux sans queue ni tête que sont les phasmes pouvaient
sonnable de tout abandonner et de nous consacrer, sans perdre donner leur nom à la classe indéfinie de ces menues choses
une minute, à leur pouvoir de fascination. Légère angoisse, à apparaissantes, évidemment en prise sur la souveraineté du fan­
ce moment, d'oublier trop vite leur poésie intrinsèque, de tasme. Comme si des animaux sans queue ni tête pouvaient
reclore trop vite leur capacité à provoquer, à ouvrir une pen­ donner leur nom à un genre acczdentel de connaissance et
sée. Légère angoisse symétrique de mettre en danger la cohé­ d'écriture. Qui trouverait peut-être à se situer entre le mou­
rence du parcours que cette chose fortuite vient tout juste d'in­ vement cristallisateur du document (comme un symptôme
terrompre. d'objet, émis depuis le réel) et celui, plus erratique et centri­
La solution, fatalement imparfaite, consiste à offrir quelques fuge, de la disparate (comme un symptôme de regard, émis
heures, quelques pages tendues vers cette connaissance acci­ depuis l'imaginaire).
dentelle : façon de marquer sa dette à l'égard de la générosité Le risque est évident (mais s'y dérober serait, une fois de
propre aux choses apparaissantes. Façon, aussi, d'expérimen­ plus, sauver les meubles de la présentation académique) : il
ter sa propre position de regard - saisir et être dessaisi - concerne, non seulement l'unité de la recherche, mais encore
face à une telle générosité. Façon, enfin, de reposer la ques­
tion d'une écriture qui, à chaque fois, devrait pouvoir
s'involuer dans le style même de l'apparition. Mais de telles 2 . Un seul parmi les textes brefs versés dans ce recueil (in/ra, p. 217-227) a

pages seront toujours ressenties comme trop courtes, trop


donné lieu, quelques années plus tard, à un développement monographique. Cf.

légères, trop elliptiques, tant il est vrai que chaque chose appa-
G. Didi-Huberman, Le Cube et le visage. Autour d'une sculpture d'Alberto
Giacomettt� Paris, Macula, 1993.
12 PHASMES

celle de la langue elle-même. S'involuer dans le caractère dis­


parate, à chaque fois singulier, de l'apparition, c'est à chaque
fois reposer la question du style que cette apparition impose.
Le livre qu'on va lire ne doit pas uniquement sa disparité aux
<< époques ou << occasions très diverses de son écriture. Il
la doit aussi à sa tentative même de connaissance, à son pari
>> »

heuristique chaque fois recommencé : que la pensée se fasse


à l'objet apparaissant comme l'insecte nommé phasme se fait
à la forêt dans laquelle il pénètre.

RESSEMBLER
1

LE PARADOXE DU PHASME

N'apparaît que ce qui fut capable de se dissimuler d'abord.


Les choses déjà saisies en aspect, les choses paisiblement res­
semblantes jamais n'apparaissent. Apparentes, certes, elles le
sont - mais apparentes seulement : elles ne nous auront jamais
été données comme apparaissantes. Que faut-il donc à l'appa­
rition, à l'événement de l'apparaissant ? Que faut-il juste avant
que l'apparaissant ne se referme en son aspect présumé stable
ou espéré définitif ? Il faut une ouverture, unique et momen­
tanée, cette ouverture qui signera l'apparition comme telle. Un
paradoxe va éclore, parce que l'apparaissant se voue, dans
l'instant même où il s'ouvre au monde visible, à quelque chose
comme une dissimulation. Un paradoxe va éclore parce que
l'apparaissant aura, pour un moment seulement, donné accès
à ce bas-lieu, quelque chose qui évoquerait l'envers ou, mieux,
l'enfer du monde visible - et c'est la région de la dissem­
blance.
,,

Je voudrais t'entretenir de mon animal favori, ou plutôt de


celui qui me procura un jour la plus exquise terreur, la terreur
du dissemblable. Souviens-toi de ce lieu que le Jardin des
Plantes intitule vivarium, le vivier : c'est une enclave de vies
et de dangers, où les Anciens retenaient (pour pouvoir les
lâcher jour contre quelque ennemi, sans doute) murènes et
serpents, bêtes à dents et bêtes à poisons... Un silence de mort
un

règne habituellement dans ces lieux - qui sait si les bêtes les
plus méchantes ne seraient pas aussi les plus silencieuses ?
Aujourd'hui, cependant, le vivarium retentit de charmantes
petites clameurs : un enfant s'y amuse à frapper de l'ongle,
voire des poings, contre cette vitre qui le sépare à peine d'un
grand scorpion noir. Puissance véritable que donne la vitre,
16 RESSEMBLER LE PARADOXE DU PHASME 17

frontière sûre et frontière invisible : l'enfant jubile devant le tique m'eût contraint de décréter cette vitrine-là vide de tout
faux danger. Sa main contre le verre caresse un dard mortel, animal. Or, la suivante - phasmes encore -, avec ses
d'une caresse théorique et fascinante que lui permettent feuillages pour moitié pourris (signe d'aban
quelques millimètres seulement de dure transparence. Tout à brun, ne recelait ni la tête de quelque serpentdon) et virant au
, ni la queue de
l'heure, l'enfant brisera net, en constatant que la vitre est fen­ quelque scorpion... Pas âme qui vive, pour autant que l'âme
due : l'animal ennemi, lui aussi, caresse la frontière, mais c'est se puisse signaler par une tête ou par une queue.
pour y franchir la faille dans l'autre sens, et c'est bien sûr pour Mallarmé, dans sa préface au << mystère >> d'Hérodiade,
se venger de toi, enfant coupable, enfant inquiet. _
nomme - substantivemen t apparue la tête coupée de saint
Toujours le vivarium exhibe un décor, minéral ou végétal. Jean-Baptiste lorsque, déposée sur cette << vacuité louche
muette d'un plat >>, sa terrible hantise commence juste d'yet
-

Devant ses vitrines, le jeu consiste principalement à repérer le


captif, à discerner l'animal. Pourquoi tapons-n�:ms sur la vitre ? embrasser le lecteur 1• Pourrait-on imaginer
Pour voir bouger. Vivarium, le mot, nous d!t que la vze est hantise symétrique, la hantise d'une apparitl'expér ience d'une
ion faite de l'ab­
exposée là. Or, rien ne bouge d'abord. Non seulen:ent l'ani­ sence de toute tête ? Je veux dire : une apparition où ce qui
mal inconnu - je lis sur la pancarte : << Oxybèle brillant >> - apparaît tout à coup s'avère n'être pas exactem
peut se montrer tout à fait immobile, comme les trois croco­ Tel est le phasme, qui n'est pourtant pasentununfantôm corps ?
diles qui veillent dans la pièce d'à côté, insupportablement. Regardant son décor, le << fond >> vide d'animal, j'ai dû com­e.
Mais encore il arrive, et c'est le plus souvent, que rien ne se prendre à un moment - moment où l'incertitude s'effondra
montre. Alors, le jeu devient : chercher la /orme, la forme mais avec elle toute certitude aussi - que vie de cet animal:
vivante, supposée là devant moi dans un fond indifférent de le phasme, était ce décor et ce /and mêmes.laJ'ai peine à m'ex­
sables, de rocailles ou de végétaux, toutes choses propres à pliquer. D'habitude, lorsqu'on te dit qu'il y a quelqu e chose à
<< recréer >>, comme on ose dire, le << milieu >> de la bête. voir et que tu ne vois rien, tu t'approches :tu imagines que ce
Ainsi ai-je vu, contre deux grosses pierres sombres, une troi­ qu'il faut voir est un détail inaperçu de ton propre paysage
sième, à peine différente ; la vitre ne me dit pas ce qu'elle était visuel. Voir les phasmes apparaître exigea le contraire : dé-foca­
au toucher. Mais, imperceptiblement, elle respirait : voyais-je liser, m'éloigner un peu, me livrer à une visibilité flottante, voilà
dans cette masse abrutie, lovée sur elle-même, la << Grande ce que j'ai dû faire à peu près par hasard, ou d'un mouvem
salamandre du Japon >> qu'affirmait la légende ? J'en dus anticipant la peur. Mais les deux pas de recul me placèreent nt
convenir. Ailleurs, discernant à grand-peine certains verts sur d'un coup devant l'évidence effrayante que la petite forêt du
d'autres verts, je me retrouvai, d'un coup, face à une vipère vivarium était elle-même l'animal censé s'y cacher (fig. 2).
arboricole entortillée dans son fouillis de plantes exotiques. La Qu'est-ce donc qu'un phasme ? Un insecte,
mygale, quant à elle, se cachait derrière un tronc d'arbuste, du D'où lui vient son nom ? De phasma, sans doute,sans qui
doute.
signi­
moins je le suppose - car il faut bien supposer aussi des fie tout à la fois l'apparitiop, le signe des dieux, le phéno­
vitrines vraiment vides, désaffectées, en réfection, en attente mène prodigieux, voire monstrueux; le simulacre, aussi ; le
d'un nouvel animal, etc. présage, enfin. De quoi se nourrit-il ? De cette forêt, sans
Le jeu du mimétisme déjoué nous amuse seulement lorsque doute, dont il a pris lui-méme toute la forme et bientôt la
sa solution est jouée d'avance. C'est le monde visuel, autre­ matière. Car le phasme ne se contente pas d'imiter
ment, qui se joue de nous, et alors nous sommes la proie, nous le font tant d'autres animaux, une qualité particulière, comme
côtoyons la terreur. Du reste, les pancartes sont bien là, au milieu, la couleur par exemple. Le phasme a fait dede son son
vivarium, pour nous désinquiéter, nous dire à peu près quoi propre corps le décor où il se cache, en incorporant ce décor
chercher. Mais, devant la vitrine des phasmes - qu'est-ce donc
qu'un phasme ? le mot lui-même inquiète -, rien n'apparut
vraiment (fig. 1). Désirer une rapide solution à l'énigme mimé-
1. Cf. S. Mallarmé, Les Noces d'Hérodiade, mystère, éd. G.
Davies, Paris,
Gallimard, 1959, p. 56.
RESSEMBLER LE PARADOXE DU PHASME 19
18

2 . Phasmes. Paris, vivarium du Jardin des Plantes. Photo G. D.-H.

1 . Phasmes. Paris, vivarium du Jardin des Plantes. Photo G. D.-H.


mythique de tout platonisme, par quoi le modèle véritable­
où il naît. Le phasme est ce qu'il mange et ce dans quoi il ment assumé, digéré, fournirait la plus parfaite illustration du
habite. Il est rameau, bouture, branchage, buisson. Il est pouvoir de l'idée ? Mais passons.)
l'écorce et l'arbre. I.:épine, la tige et le rhizome. J'ai pu rapi­ Ce paradoxe en délivre un autre, dans le moment même -
dement constater que les feuilles pourries, virant au brun dans presque un moment d'horreur - que l'apparition propose :
la seconde vitrine, étaient elles aussi des phasmes vivants. le phasme ne fait si peur et ne peut s'apparenter à un présage
Puisque tout cela, très lentement, de partout, comme dans que dans la mesure où, fondamentalement, il dissemble.
un mauvais rêve, s'agitait. Pourquoi dire cela d'un prodige du mimétisme ou, mieux de
son extrémité? Justement parce qu'aux extrémités les ch�ses
* se renversent. Le phasme dissemble pour la première raison
(hyperbolique, certes) qu'il détruit, en le mangeant cela même
Le phasme - animal mythique, tu l'auras compris,_ pour qu'il imite. Une ressemblance existe-t-elle intacte' si l'un des
tout antiplatonisme - tire sa puissance du paradoxe smvant : deux termes de cette ressemblance a disparu? Mais, surtout,
en réalisant une espèce de perfection imitative, il brise la hié­ le phasme dissemble parce qu'une fois reconnu comme ani­
tp.al- qui bouge, qui s'accroche, qui s'accouple-, c'est l'ani­
rarchie exigible de toute imitation. Il n'y a plus ici le modèle . en s i que nous ne réussissons plus à reconnaître. Le pou-
et sa copie : il y a une copie qui dévore son modèle, et le 'JPlr. temftant
? du phasme consiste dans le fait qu'il appartient
modèle n'existe plus tandis que la copie, seule, par une étrange ordre bio!ogique dont il rejette toute forme, même la plus
loi de nature, jouit du privilège d'exister. Le I odèle irrüté d onentatlon : animal sans queue ni tête, animal
devient alors un accident de sa copie - un acCident ? fragile,
en danger d'être englouti- et non plus le contraire. Le moins­ •:·_·•·.�������l�bJle qu'on ne saura jamais, à strictement parler, envi-
être a mangé l'être, possède l'être, il est à sa place._ (N� P ur­ front comme un vivant dont je pourrais prévoir la
rait-on pas dire, au contraire, que nous tenons 1c1 1 ammal ? Oc;l•étnarch: e, ou simplement situer la bouche, pour me situer
20
RESSEMBLER

moi-même en face de lui ... Quan t à savoir de quelle sub�ta�c.e


est fait un phasme, ce bran e vivant, je renonce defmm-
chag
vement à l'imaginer. nce. n porte avec 1Ul·
Tel est donc le démon de la dissembla ble sensa­
un troisième paradoxe, par quoi cela d'absl'ir
s'ach ève �écusa 2

tion du cauchemar. n suffit comprendras que cette de


pour traire ou
� �asser
oret tro­ SIMILAIRE ET SIMULTANÉ
la vitre du vivarium : alors tu
picale où, jusqu'ici, tu avais évité la my�ale ,et la v1per.e arbo­
ricole tu comprendras que ôt. Com cette foret ou tu ch<_:mm�s est
l'animal qui te dévorera t'apparaît pren
_

bient ds-tu a present, A A. F.


enfant coupable? Tout ce qui s'avè re une pmssance
du dissemblable, et tout ce qui disse mb �e s'a � ère n'�tre �u f<;n� Similaire et simultané ont la même racine, simul, qui énonce
qu'une qualité menaçante du lieu - h �u ou tu n aurais deCl­ quelque chose comme la rivalité dans la chance : trois dés sont
dément pas dû, ce jour- là, mett re les pieds. jetés, trois dés absolument similaires qui tombent au hasard,
en même temps. Mais c'est pour définir, projeter tout à coup
(1989) trois chiffres, trois destins absolument différents, rivaux en un
sens, livrés à la chance et à sa cruauté. Tout se joue au même
instant, similairement. Mais, lorsque tout se joue, tout se
départage, les fossés se creusent infiniment, cruellement : à
l'un échoit la vie; à l'autre, la blessure; au troisième, la mort.
A l'un, le regard; à l'autre, l'imploration; au troisième, rien.

C'est l'image d'une collision, une collision aveugle mais qui


décide de tout. Du fracas des voitures écrasées, dans le
brouillard, dans le bruit de la route qui n'a pas cessé, il y a
trois hommes. L'un est là, ne sait comment. li s'est extrait des
décombres, a oublié comment. Il est entier, indemne, ignore
pourquoi. Tout ce qu'il peut faire, à ce moment d'hébétude
la niaiserie de sa chance, ce jour-là -, est de regarder. Il
regarde, et ce qu'il regarde lui montre où il devait être.

L'autre apparaîtra dans le blanc du brouillard. li sera devenu


,un monstre d'homme, dilacéré, mutilé, égaré. Debout, pour­
tant, absurdement debout. Il marche et il implore. <<Jo, où es­
tu, Jo, où es-tu?>> Il cherche son compagnon assis, quelques
secondes auparavant, à ses côtés. Il cherche sans voir. Il ignore
que sa propre vie ne tient qu'à un fil, et qu'il s'écroulera bien­
'.tÔt. Il implore de voir Jo, c'est là toute la vie qui lui reste.
Le troisième est invisible. L'imploration s'esseule autour du
débris fumant. Mais ce que le second implore, le premier, tout
22
RESSEMBLER

à coup, le voit. C'est une s'agran�t


large surface de sang qui vape
silencieusement sous le camion, dans la blanche ur u
brouillard.
3

-,trois _dés similaires j�tés LA SOLITUDE PARTENAIRE


Tel est le sens du coup de dés
simultanément : au troisièm e, être redmt a un� tache fqoltel neet
mort. Au deuxteme, la pre­
s'avance que du pouvoir t,dedesla souf Nous nous sentons bien seuls avec les scènes, toujours céli­
J'infinité, peut-être à mor don empotso
f:ance� phystques. Au bataires, de nos rêves. Esseulés en elles, esseulés d'elles. D'un
mier, sans doute à vie, le nne du regard. côté, elles nous enferment dans l'impossibilité d'en répéter,
(1986) d'en raconter aux autres l'importance pour nous, cette impor­
tance que nous ne comprenons pas nous-mêmes; d'un autre
côté, elles nous délaissent en ne nous laissant le plus souvent
que des bribes d'images dont nous sentons bien qu'elles nous
regardent, qu'elles nous touchent au plus profond, mais dont
nous ne savons ni ne saurons jamais les tenants et les abou­
·

tissants ultimes. Les scènes de nos rêves nous laissent seuls,


quelquefois jusqu'au désespoir, lorsque nous échouons à les
tirer de cette masse d'oubli - notre propre sommeil - dont
nous sentons bien, pourtant, que toute notre vie lucide et notre
pensée se trament.
Des bribes, des vestiges seulement : un homme rempli d'eau
qui tient en équilibre, à l'envers, dans la ramure d'un arbre
exotique. Un bateau posé en carène sur le toit d'une maison.
Un personnage sans tête qui court en tous sens. Une lettre iso­
lée, immense dans un paysage de nuit urbaine. Un coït anal
avec une jeune chasseuse du Niger; sa peau est d'une densité,
d'une douceur absolues; elle porte au talon un collier de
Wquillages, ceux qui ressemblent à des paupières ou à. des
lèvres entrouvertes, et dont les crânes d'ancêtres sont si sou­
vent parés ; quand je la quitte, je suis devenu aussi maigre
qu'un déporté. Ou bien ma main traîne distraitement sur un
mur blanchâtre, gluant; quelqu'un me regarde à ce moment
par une fenêtre, demi-visage de vieille femme derrière son
rideau; on me capture assez rapidement, le procès dure une
éternité, j'avoue quelque chose d'énorme que je n'ai pas fait;
tous mes amis que j'ai appelés pour ma défense sont accusés
à leur tour; nous sommes affreusement torturés et nous finis­
sons en flammes, brûlés vifs sur une place de Milan.
24 RESSEMBLER LA SOLITUDE PARTENAIRE
25

Fragmentations, montages, confusions, déplacements. Non


seulement les scènes de nos rêves nous laissent esseulés, orphe­
lins, mais leur multitude même ne semble former qu'une foule
- une fourmilière - d'images absolument orphelines, soli­
taires les unes aux autres. Et pourtant il n'en est rien. Car ces
images forment bien une communauté, mais chaotique, privée,
une communauté dont le sens est celui-là même de tous les
chaos et de tout ce dont la vie nous prive aussi. Freud a pro­
posé de ne surtout pas lire dans ces scènes, comme on le fait
en général, spontanément, un récit <<symbolique>> au sens tri­
vial ; et de ne surtout pas y voir, comme on l'exige spontané­
ment des images, une <<composition en manière de dessin
représentatif>> . Pour cette grande énigme faite d'images céli­
bataires, il a introduit, superbement, jouant sur les mots, le
paradigme du rébus :
« Supposons que je regarde un rébus {Bilderrâlsel ; une énigme

d'images) : il représente une maison sur le toit de laquelle on voit


un canot, puis une lettre isolée, un personnage sans tête qui court,
etc . Je pourrais déclarer que ni cet ensemble, ni ses diverses par­
ties n'ont de sens (unsinnig). Un canot ne doit pas se trouver sur
le toit d'une maison et une personne qui n'a pas de tête ne peut
pas courir ; de plus, la personne est plus grande que la maison
et, en admettant que le tout doive représenter un paysage, il ne
convient pas d'y introduire des lettres isolées, qui ne sauraient
apparaître dans la nature. Je ne jugerai exactement du rébus que
lorsque je renoncerai à apprécier ainsi le tout et les parties, mais
rn'efforcerai de remplacer chaque image par une syllabe Ou par

un mot qui, pour une raison quelconque, peut être présenté par
cette image. Ainsi réunis, les mots ne seront plus dépourvus de
sens, mais pourront former quelque belle et profonde parole. Le
rêve est un rébus (Bilderriitsel), nos prédécesseurs ont commis la
faute de vouloir l'interpréter en tant que dessin (als zeichnerische
Komposition) 1• »

Mais les choses sont plus retorses, si l'on y songe. Le rébus


solitaire de nos rêves, avec son apparent chaos, son paroxysme 3. Cyclone au Bangladesh, 199 1.
Photo M. Munir, AFP
.

1 . S. Freud, I:Interprétation des rêve::; ( 1900), trad. I. Meyerson revue par D.


Berger, Paris, PUF, 1971, p. 242.
26 RESSEMBLER LA SOLITUDE PARTENAIRE
27
d'images en bribes, ce rébus d'une certaine façon - qui est
radicale - existe, a existé, existera quelque part, à quelque
2�: �:�:t� � ut-ê t�e que toute solitude véritable est une soli-
a h
. s, aux con · Qu elle se heurte avec s�en
moment, dans le monde fatalement communautaire des
hommes lorsque en proie au chaos et au paroxysme de leur his­
tlge fusions dé 1 ents et rum'eses,debl'his rl·bes et ves-
toire. La
pointe extrê. me de n�tre �cl��: d e una gm arre ne
rême d� notre situatioalo
ser att r ·
�1��en�:��� �l�7 Pl�e�dintpoeurextnou
toire. Un canot ne doit pas se trouver sur le toit d'une maison; 1 ·
mais il s'y retrouve bien quand une inondation cataclysmique la ftgure du destin, . :� n c�r:
a mis tout le pays sens dessus dessous. Et l'homme à qui le canot , p. as p1us que e monde lui-mêmes, en tout cas, 1a scene n, est
appartenait aura bien pu, lui, se retrouver englouti dans le a lire comme un réce!l' it fût '1 <� sym b ]'tque au sen
-l
cyclone, noyé, gonflé d'eau, emporté par le fleuve et puis, à la plus que le monde, e n, est a vorr comme. un s triv·ial.
0 >>
. onPaens
décrue, retenu écartelé à l'envers dans la ramure d'un arbre wrme de des' sin figu
r
rati. f (votra pourquot un théâtre uniment e com po srtt
exotique (fig. 3). Une personne qui n'a pas de tête ne peut pas réaliste serat t, de ce po
courir en temps normal (si cette expression a un sens pour une rêve et monde, la scènemtdeVle d.e vue'. parfar·tement mu
ndra�t ce reb_ us par ·exctelle ile). Entre
telle situation) ; mais il est arrivé cent fois, dans cent batailles
ou génocides, que des hommes aient couru ne fût-ce que trois
chaque solitude d'im g comme la partenaire d'unence aut

secondes - une éternité pour qui les regardait - quand leur
et de tout ce qui n'es:p�:r:�:ge.
sent nos villes ., 1es mondes parall'leLeses d' terners du rêve construrei-
tête avait déjà été tranchée. Il ne convient pas d'introduire des monde lui-même, qm· n, est pas un qm.ll n'ecn s t
·vent 1a structure du
pas t�talisable, mais
lettres isolées et disproportionnées dans un paysage; c'est pour­ à tout le moins dédoublé�live,, ieu ete;, fant
: asttque. Le ­
tant ce que nous voyons un peu partout dans nos très urbains
paysages disproportionnés. Quant au sodomite qui oublie
chemars ne sont pas
criptions d'un état du demondeuvaqmrs nou
. reve s, mars les bonness cau
d'avoir été heureux, seule une misérable culpabilité religieuse reusement finit e t u. urs par nos hsantrattr e tous et, malhedes­ u­
pourrait lui faire croire qu'il ressemblera bientôt aux condam­ ram
d atisé es. scd �� ;;d ili } .?
� eatre ne att done qu ';l aper. L e monde
nés de l'imaginaire ou du réel historique; mais mal propagéun
comme un feu suffira, avec le temps, à inscrire dans son corps
tude partenatre des scènes de l'h . .ser re
, . e cette soli-
la marque invraisemblable de ce destin. Et c'est aussi une his­ �� ;���:� R�� �l����nt��àroSqhauekesp �:�� : ltt] :;}����� �;:��::�s
toire vraie d'épidémie que balbutiaient exactement les scènes pas le mond comm n d est vrate,_ sr a s_cène ne représente
de mur, de tortures et de procès à Milan t s, ca ��� �� �!��
2•

�:��:� �;�� frf�� �� J


i
_ .
s e est ges souvera1ns. � �;���: � o �=�� d�d� i � a

Qu'est-ce à dire? Que toutes nos extrêmes solitudes (1992)


d'images sont l'organe même par où nous touchons la com­
munauté dans ce qu'elle a de plus large, de plus entier, de plus
extrême : par exemple la communauté des choses à conjurer
mais qui surviennent quand même, et nous agglutinent dans
les catastrophes, les malheurs, les inquiétudes sans bornes.
2. Il s'agit du dossier hü.torique et juridique accablant réuni - mais en vue
d'une fiction, justement - par Manzoni au sujet des procès d'untori de la peste
milanaise en 1630. Cf. A. Manzoni, Histoz"re de la colonne in/âme (1843), trad.
anonyme, Paris, Maurice Nadeau/Papyrus, 1982. Cf. G. Didi-Huberman,
Mémorandum de la peste. Le fléau d'imaginer, Paris, Christian Bourgois, 1983.
IMAGES-CONTACTS 29

tacle à l'objet de sa vision 1• Que Cimabue tente-t-il de faire


devant la mouche <<posée >> par son élève Giotto sur le nez
d'une figure peinte ? De la <<chasser avec la main avant de
s'apercevoir de sa méprise 2 >>.
Là rhétorique du trompe-l'œil a, certes, fait de la musca
4 depicta un élément significatif de sa didactique des images. À
ce titre, la mouche peinte manifeste les pouvoirs de la mimèsis
IMAGES-CONTACT S et les <<progrès >>, comme on dit, du détail réaliste 3• Mais elle
le fait à condition d'être légèrement posée sur les marges du
elque chose pu is tableau, et de nous faire croire qu'on pourra la chasser d'un
es-con tacts ?
. lmages qui touchent qu simple revers de main. Une mouche qu'on ne chasse pas, une
Imag dre au vif des questi ons. .
quelqu, un. I?'agesaupour attem : tou-
. mouche qui revient, qui reste, qui rameute ses congénères et
votr ou contr alr touch er pour ne plus vozr; vozr
�traire voir pour toucher. Images qui s'agglutine en masse, cette mouche-là émet un tout autre
cher pour
h er ou, au � es-obstacles, mais où relent, qui est un relent de réel (et non de vraisemblance) : je
pour ne
pro
plus
ch
toue
es. Im ag e s ad he r� ntes Imag à ce veux dire un relent de pourriture. Ce qu'elle touche devient
trop . I � ages a�colé es entre elles, voire l'équivalent d'une chose qui est en train de se décomposer.
l'obst acle fait appar aztre.
es contig uës, images adossé es.
dont elles sont les lmag
. l s qui affle urent, I:émotion tactile, dès lors, ne s'identifie plus à l'illusion passa­
Images pesantes.rol?en u a o�s �:fs légèrenes,t enmais core. Images cares­ gère. Elle insiste et nous livre à une bien plus sale inquiétude.
t, no us f t et no us tou ch Cette inquiétude prolifère par exemple, dans Un Chien
effleu ren
a es taton na d t l�� u dé' à palpables. Images sculptées andalou, sous la forme d'insectes qui ne sont plus un <<point
.
santes n; �I
ateur, mo e Paj de l'ombre,
moulées par de noir >>, mais une multitude; qui ne sont plus immobiles au
par du revel te d p Ima es qui nousnous rat­
la lumi ère, tai llées pa \ du � cÎt� : �: � ges c�pables de qm bord de l'image, mais grouillent en son centre même; qui ne
trapent, nous manhlpu ent êtr sont plus un simple jeu optique, mais une blessure tactile, stig­
rter; fmages pour nous saisir. Images mate ouvert au beau milieu d'une main crispée 4• Elle s'exas-
froisser, de nouses eu devorent. , ,
pénètrent, imag qm
Images pour que notre mam s emeuve. 1. Cf. A. Reinach, Textes grecs et latùts relattfs à l'histoire de la pez'nture
àndenne. Recueil Mtlli'et (1921), éd. A. Rouveret, Paris, Macula, 1985, p. 213.
* . 2. G. Vasari, Les Vies des metlleurs peintres, sculpteurs et architectes (1550-
_:15?8), trad. dîrigée par A. Chastel, Paris, Berger-Levrault, 1981, II, p. 120. Je

ssi. que est Ï��o�� . e ent saturée d'ane cdotes SOuligne.

La tradition. clafam plus


.. 3. Cf. notamment A. Pigler, « La mouche peinte : un talisman», Bulletin du

eu ses , p � bles,
oins. vraisembla plctu- _inusée hongrois des Beaux-Arts, XXIV, 1964, p. 47-64. A. Chastel, Musca depicta,
- . plu s ou mo ms s de l'illusion , met
es - sur les pouvmr
'Milan, F. M. Ricci, 1984.
ou moms aP_ocrypfhort e la .mperiedeexsaercpercep
tro ee 4. L. Bufiuel et S. Dali, «Un chien andalou», La Révolution surréaliste, n°

raie : pouvoirspect s sl s, dit-on, qu em en t, ex 1ge a nt . - 12, 1929, p. 35-36 : « La femme s'approche et regarde à son tour ce qu'il a dans

le cor�s d u a t eur en mo uv tilité. Ma ls tent d'un trou noir. [. .] Quand le personnage est sur le point d'atteindre la jeune
.
la main. G. P de la main, au centre de laquelle grouillent des fourmis qui sor­

non visuelle un relalsvede motricité, presquegadetive,tacen ce sens


le plu s sou l t d'u ne tac tili té né fille, celle-ci l'esquive d'un bond et s'enfuit. Son agresseur, lâchant les cordes, se
il s'a git
t à rel �ttr e es h s en ordre à faire place nette, lance à sa poursuite. La jeune fille ouvre la porte de communication par où elle

qu �' e le ser , ag e. � ll� �! nte spon;anément d'é vacuer disparaît dans la chambre contiguë, mais pas assez rapidement pour pouvoir

à de po uss ier er 'Im ,lt surtout comme obstacle ou ·mtru-1 prisonnière, prise par le poignet. A l'intérieur de la chambre, serrant la porte de
s'enfermer. La main du personnage ayant réussi à passer par la jointure y reste

qu el que ch ose qu i a pp ara sios ? De retzreor s­e


sion. Que zeuxpe- 1s demande-t. -1'] a, Parrha
plus en plus, la jeune fîlle regarde la main qui se contracte douloureusement au

(le trom l'cel'] de f1deau) qu'il


prend pour un b ralenti et les fourmis qui reparaissent se dispersent sur la porte. »
ride au
30 RESSEMBLER IMAGES-CONTACTS
31
père avec la critique bataillienne de la représentation, lisible
et visuellement à l'œuvre dans les montages excentriques de
la revue Documents 5• Bataille a, sans relâche, imaginé ou mis
en scène des apparitions choquantes comme il disait lui­
même -, aussi choquantes <<dans l'ordre concret que celle
-

d'une mouche sur le nez d'un orateur 6 ».


La mouche de Bataille - celle qu'André Breton n'aura pas
tardé à prendre en horreur 7 n'était pas faite pour tromper
l'œil des esthètes, mais bien pour saisir, pour pénétrer ou dévo­
-

rer nos regards de vieux enfants inquiets. La mouche de


Bataille était là pour s'agglutiner à nous : apparaissante, trop
proche, faisant presque de notre chair une proie pour l'image.
Dans le dernier numéro de Documents, l'auteur d'Histoire de
!'œil a fait accompagner son texte de pattes de mouche déme­
surément agrandies, en sorte qu'elles apparaissent, sur la page
de la revue, aussi grandes que nos propres doigts posés sur le
papier. Puis, aux squelettes agglutinés de Santa Maria della
Concezione, à Rome, fait écho le célèbre papier tue-mouche
photographié par Boiffard : corps écrasés sur leur propre piège
- ce lieu tactile qui les capture, les fixe, les défigure -, cadavres
emmêlés, adhérents entre eux, poisseux a notre regard (fig. 4).
Bataille les impose à son lecteur pour que celui-ci prenne,
autant que possible, la mesure du renversement d'attitude
exigé dans ces pages : il faudrait, pour que les images nous
touchent vraiment, qu'elles ne soient plus cette pharmacie apai­
sante que la beauté trompeusement promet. Il faudrait, pour
que les images nous dévorent, que nous les regardions comme
nous regarderions un essaim de mouches s'approcher de nous :
un bourdonnement visuel autour de notre propre vocation à
nous décomposer.
«Le jeu de l'homme et de sa propre pourriture se continue dans
les conditions les plus mornes sans que l'un ait jamais le courage
' Boiffard, Papier collant
cie G. Bataille <<!:;esprit mod ouches,
et m {930.Illustration pour l' ar·
1930, no 8, p. 488.
5. Cf. G. Didi-Huberman, La Ressemblance in/orme, ou le gai savoir vùuel erne et e Jeu des transp
:ielon Georges Batazlle, Paris, Macula, 1995. , ositions»,
6. G. Bataille, «Figure humaine », Documents, 1929, no 4, p. 196.

d'affronter l 'autre. Il
7. A. Breton, Mant/este�· du surréalisme (second Manifeste, 1930), Paris,
Gallimard, 1979, p. 146: «Nous ne parlons si longuement des mouches que parce semble que Jam. ais
.
que M. Bataille aime les mouches. Nous, non : nous aimons la mitre des anciens trouver en face de l 'im nous ne pourrons nous
. age grand '
10se d 'une decompos1t10n
évocateurs, la mitre de lin pur à la partie antérieure de laquelle les mouches ne se "'·''Pltsqtle Intervenant à chaq ue souff1e dont

. .

posaient pas, parce qu'on avait fait des ablutions pour les chasser. » vie que nous préférons, est pourtant le sens
mêrne
nous ne savons pourquoi
, à celle
32 RESSEMBLER IMAGES-CONTACTS
33
d'un autre dont la respiration pourrait nous survivre. De cette
image nous ne connaissons que la forme négative, les savons, les
brosses à dents et tous les produits pharmaceutiques dont l'ac·
cumulation nous permet d'échapper péniblement chaque jour à
la crasse et à la mort. Chaque jour, nous nous faisons les servi�
teurs dociles de ces menues fabrications qui sont les seuls dieux
d'un homme moderne. Cette servitude se poursuit dans tous les
lieux où un être normal peut encore se rendre. On entre chez le
marchand de tableaux comme chez un pharmacien, en quête de
remèdes bien présentés pour des maladies avouables 8. »

Bataille espérait qu'un regard fût capable de toucher la chair


comme une maladie, c'est-à-dire de la décomposer. Espérance
paradoxale et intenable (sauf, peut-être, dans la longue durée
d'un travail psychique mortificateur) : les mouches de Boiffard
se maintiennent à bonne distance de notre visage, comme elles
se sont maintenues à distance - fût-elle minime - de l'objec­
tif photographique. Leur relent de réel n'est, après tout, qu'un
relent de papier propre et d'encre d'imprimerie.
Il est étonnant qu'un artiste fort éloigné de ces sombres exi­
gences soit parvenu àfaire mouche, si je puis dire, en rappro­
chant encore un peu l'insecte réel de notre main, de notre
regard (fig. 5). Patrick Bailly-Maître-Grand, pour cela, descend
à la cave. Il va dans les recoins poussiéreux et capture mouches
ou araignées qu'il n'écrase pas, mais qu'il endort tendrement
au chloroforme. Au poisseux papier tue-mouche il substitue
alors un piège de verre - deux plaques distantes de quelques
millimètres -, où les insectes se réveilleront sans comprendre.
Le dispositif est méticuleux, simple dans son principe, extrê­
mement subtil dans sa réalisation : la double plaque est dépo,
sée, en lumière inactinique, sur un papier sensible, au-dessus
duquel un flash de lumière blanche capturera, en un instant,
la position des insectes (position qui s'avère de bord ou de
marge, non par décision esthétique préétablie, mais parce que
les animaux cherchent simplement une issue à leur prison de
verre). Le coup de lumière a produit sur le papier sensible un sur le fond noirci
premier type d'empreinte : ombre blanche, trace négative de solariser, pour quedu1a susJhport. Il faut alors inverser
ouett e apparaisse comme
fi r·Image, sans omettre
,a l'ep de
onge une solution qui retire la-blanc
, zxer hir en appli
a
8. G. Bataille,« L'esprit moderne et le jeu des transpositions», Uo.cunzents,<
1929, n' 8, p. 490. - les pigments argentiques. Enfin, br. z. .
�r�/au:' �Js �� .
34 RESSEMBLER

soufre une image que Bailly-Maître-Grand cherche, para­


doxalement, à rendre solaire.
Le résultat est ambigu : d'un côté, il fait signe vers une tra­
dition picturale de distances bien calculées, de détails et de
délicatesses optiques. Le verre a été enduit de graisse pour
créer une sorte de matière, de fond pictural ; les bords de car­ 5
ton prennent, sur l'image finale, une allure de vieux cadre en REVENANCE D'UNE FORME
bois. D'un autre côté, le monotype photographique impose le
corps tactile de ce qu'il donne à voir : perspective abolie (ou,
mieux, écrasée); visualité paradoxale de ces anitnaux dont la «Mais il y a longtemp
r ·· n 'est -(, pas ' .. tre
8 dJa que

vous pourriez ê
silhouette n'est pas une ombre projetée, mais un contact -
·
tenté de rn obJecte C
t
.,

presque- direct (une ombre-contact, si l'on peut dire) ; évi­


beauté que d'en faire
un � �. p e jeu . et� deprecter la

dence troublante de l'échelle naturelle; absence de tout appa­


1er aux objets friv
appelés de ce nom
oles ��� de l'assimi­
e tout temps ont
été
?
reillage optique, de toute capture par objectif interposé. contradiction e 1
�� � l ��
c
est-ce pas se mettr
pt :ati�nnel et la dignité
e en
L'image s'est produite avec des corps anitnaux, un support chi­ de la beauté q e a �é Ire a n err
: qu'un simple
mique, une interface de verre, de la lumière, et quelques jeu, alors qu'elle est
la culture et n'est
tenue pour un mstr
umen t de
liquides passés à la maîn. tian avec e i
-ce pa se mettre
�. en contradic­
limite r à la s
c t
��k 6e ��f �;er mental de jeu que
a ' ors qu ,il e
de le
avec des objets � t compatible
qui exc uem tout
Jugement de
Images-contacts ? Images complexes. Entre toucher quelque goût ?

1e " )eu, quand


» Mais comm
chose (l'empreinte comme telle) et toucher quelqu'un (dans le nous savons que '
ent parler de "simP
. ,
,

regard instauré), il y a toujours une complexité, une média­ c est precise


.

seul qm, entre tous ment le jeu et le ·eu


J
·

les états dont l'h


tion, un supplément qui s'interposent. Le papier photogra­ capable, le rend corn
;. .
plet et 1e fait deploy , omme est
phique - que le galeriste, bien sûr, vous déconseillera ferme­ natures à la /ois C
el�n otre repré
er s es deux

ment de toucher - n'a pas vraiment touché la mouche. Il y tian vous appele �
li i o Je 1 a p � ��� �;
elle
senta­

extenston. [ ] Car,
mienn e- et 1·e l'ai 1.u selon
a eu l'interposition de la vitre, comme ailleurs il y aura l'în­ 5t"f' ' -
1 lee
' � la

· d'un seu] coup l"h


pour trancher enfm·
terposition d'un pelliculage, d'un vernis fixateur, d'une

� = f �:: � �
JOue omme ne
que là où dan 1 l . .'
chimique, d'une matière de frottage, d'une machinerie il est homme, et îl
· s t
..

� c7p on de ce mot
conque, d'un montage, d'un dépli où s'écarte le co;"fulct .. où il joue •. » a ait omme que

images-contacts ne sont donc pas des images
.

(genre qui, d'ailleurs, n'existe probablement pas). Plutôt . année, à l'approche de l'Épiphame,
. se
. la place
images qui imposent à la distance optique un ., en une bJ"en cuneu fo1r Navone
symptôme d'adhérence, en sorte que nous puissions sentir romain, avec ses fa ades raffme . , e.e , L'ecrm
, · solaire du
cher notre voir. Ou qui imposent au contact physique le et ses fontaînes de lég�nde, dIspar : son antique plan
.
Invra an en quelq ues )ours
- tranchant ou inframince - d'une mise à distance ag<en,céç , isemb lable de c h oses si. nombreus
·

d1 abord, ne les distin


en sorte que nous puissions sentir voir notre toucher. . . eur mouvante masseguebario pas de leur ensemble, oues
Images-contacts ? Un léger tremblement d'avant en lée1,· C'est, disent les
Un tâtonnement dialectique de la main qui cherche à voir Y a a tout ce
mercato di figurine Il
de l'œil qui cherche à toucher.
·

qu'il faut
1943 (éd. 1992\ /2��q;{1 ��;;:em�/1795), trad.
Lettres sur l'éducation
e h,
A ubier. R
.
RESSEMBLER REVENANCE D'UNE FORME 37

36
p etit Jésus et la munificen ce tagnes de <<Mars>> ou de << Twix>> ; Pinocchio en tous for­
la nms san ce
pour bien feterois mages. Tout ce qu'il faut pour

du s'amuse e r, fair mats avec Goldorak transformables ; panoplies de gladiateurs
. avec voitures électriques; carbone dolce - ces magnifiques
A

de ses bons Rbetlses, depe , our trois fols nen.


d'innocentes. du Maure -nserdonpt 1.1 ne. sert plus à grand-chos e pains de sucre en forme de cailloux volcaniques noirs - avec
.

.
A

La fontame e ut scultte,� �a G ovanni Antonio Man u- en ballons de football; barbes à papa avec mitraillettes à eau ;
de savoir qu'ell � � disparaît derrière le lll:o balais de sorcière avec masques pour la Guerre des Étoiles;
ode l e d u er i es bouquets de fleurs sèches avec maquettes de bombardiers ;
1654 sur un. m
des coc h ons r oses du manège, des cit.rowll marionnettes napolitaines avec tracteurs télécommandés...
vement 1anC1n d s che aux capd��çonnés des camlO uee
ant ns d
sans compter les chaussettes géantes remplies de bonbons, les
de Cendrillon, hehc ; opter� es pseudo-Ferrari,petits chaq
pompiers, uee des re tint am arre. Là, . et jeux de fléchettes, les étals de sucre d'orge, les cochons en
, de so n P : P
<< figure» do quelques dlO sla. ques grand-mères nap yeux) ohtam es plastique, les guitares miniatures ou ces géantes écharpes en
grands, voire . ;'Y mmutes de mes propres réglisse qui pendent aux plafonds des baraques. Sans comp­
al· v u il a cmq
(comme Je l' s'étomdls. dent u hme de ritournelies satu
y - ter l'Internationale des pistolets, des animaux en peluche et
et
s'esclaffent autre pomt e vu� �maîs à condition de lever des poupées Barbie.
rées. D'un menton au dessus de la foule - la fontainepein des Mercato di figurine, donc : un désordre festif et figuratif, un
très haut son ;œuvre du Bernin' fmerge à e bric-à-brac où les enfants sont rois, une kermesse à inlages.
Quatre F Ieuve s , che f -d leine de vrale p
. aill e et de importe que ces images, une fois acquises dans notre main
d'une crèche en gran deu r nat ure,
. s, sorte de "basse-cour pour persoennage
p s en car- : ri�� ;���;��� de près, se révèlent si <<pauvres>> (grossièreté de
fausses rumechée es qu lw. 1ance un légèreté du plastique, laideur du coloris). Ce qui
des pleces de 'tm-on onnai munificence est leur agglutination, leur nombre inca!­
ton-pât. e jon
d Sans dout e vol en core l'obélisque cen- ue : •cwao1e, leur entassement, leur exposition saturée qui - sous
enar
pubhc gogu taine, la mam du <<Rio de la Plata>> tenddans guiirlandes multicolores, les boules de Noël et les clochettes
on . . e h t du palmier scu1pte'
·
tra1 de 1a f de Borromml,
·

vers l'église 1
� ais ju ste au-dessous,tris'effi ­ i/dorées - les fait ressembler à des autels baroques. Même les
arm om s d a p l ·
la pierre, les fouillis� e l:: ions �t de câbles élec en ques, : j:)!JOs•es à manger sont ici figuratives : le chocolat se vend sous
loche tout un appent les /umets gras d'une porchetta de faux sesterces, le sucre d'orge sous forme de fausses
tandis que s'éch �)onnes, les gelées synthétiques sous forme de fausses tétines.
Pleine cuiss on. v . sueIle qui, de loin, confi ne !u�:�� étals sont remplis des· traditionnelles figurines en
. d one . Une
Une .f01re, poz'kilon d'un vers!colore . masse 1 . ou " me ,d le- ia qui imitent fruits et légumes avec la même effica­
au subi.1me d'unresque chaque objet · ttelle. me: nt, · donc le même imperceptible décalage, la même frange
, rega rd'e it,,\lvidporam K;irtqu.iétanl:e étrangeté>>- que les figures de cire au musée
val, mals ou P mauvaiS. gout sl'd'eral et très contem . .
.
'

, '1e d'un
se reve . sur, n'admet pas de classl'f'1cat1cri:ar 0n.
A

ment, b�en
tel entasse au plus re arq:'er que les couleurs sesdles.
A

;:
pourrait tout les chosesr;>a volt, et le sucre dans les cho
'

dominent dans .!ston· en, icl, éprouver,a sans doute quel que ve:rtütè
manger. Lh . lement, c lon - devantel t un ]:>ensi'e me traverse, au milieu de cette foire à images,
effroi ou é';'e rve!l �;�i��s, devantla Fort un W'admti!. ici, aurait eu probablement l'esprit- son esprit
désordre de V!achra Slons et de . tea �fques roues de une et d'anthropologue nietzschéen - en alerte et les
_

d
� sme
Disn. ey; angesdedelaRa]Jhai ''l>ror•rl.< ouverts. Comment, au milieu de ces chevaux de
bruyant de �
monstres
l'a
sortis du erme � � alt ces effigies sans nombre, ne pas penser au mercato
farces et attraohes., , olives sorcières que constituait, à la Renaissance, l'agglutination des
avec araignées de en p l astiq ue n siciliennes devant l'image miraculeuse de la Santissima
avec . Ba tman
, tra d'tio
1 nn elle pizza bianca avec des
machmes a

pop -corn .
RESSEMBLER REVENANCE D'UNE FORME 39

38
n
pas voir dans cette faço
Ann unzia ta 2 ? Comment, donc , ne solennelle et bar­
Befàna une « coutume
romaine de fêter la que Warburg reco nnais sait déjà dans
alogu e à celle ne pas
bare >> an
ntin e de fêter l'An nunziata 3 ? Comment ême
la façon flore ocessus de sécularisa
tion >>, au m
songer au même << pr de profane » pour des choses qui
mon
<< terrain de jeu du religieuses 4 ? Comment ne pas recon­
demeuren t avan t tout es >> et de
mêm e nœu d de << résurgences philologiqu de cir­
naître ce d'<< arts
dans une telle kermesse
<< racines populaires » n'y pas constater ce même tress age de
constance >> ? Comment ire et [de] l'élément
romantique­
ent enfan tin-po pula ies » que
<< l'élém magie fétichiste des effig
e cette m ême << laire » de
artistiqu »,
seule ment dans l'art << popu
Warburg dé couvr it, non uctions l'en-
de
e, m ais enco re dans les plus hautes prod
Florenc
le Magnifique 5 ?
tourage de Laurent le musée ?
secret entre la foire et tombé là
Y aurai t-il donc un lien
ne où,
figurine de la place Navo ctions vaticanes
Entre ce mercato di les colle
bule sans but, et
par hasard, je déam le but par excellence,
le tesoro delle
com me
visitées ce matin ? Et comment
artisti ques ? Mais où discerner un tel lien théorique ?
aussi
vacarme , une question
figure
soutenir, dans un tel son chemin : l'histo ire de l'art elle­
t, la qu estio n fait iolée de choses
Pourtan comme une masse bar culations et
n'app araît -elle pas
même et de changements,
de cir
et d'événements, d'états ment, dans cette masse, voir le deve­
de rumeurs ? Mais com pas seulement se demander ce que
aut
nir des formes ? Il ne f les formes. Il
nnen t , m ais aussi comment deviennen t di,,u:·<br•ent
devie
seule ment se dema nder comment elles se
faut pas ment, en se
l'esp ace et dans le temps, mais aussi com propre
, au rP<'""'; <
dans r
elles transforment leu
tribuant sans cesse, ort à l'usag e, à la valeur
rapp
anthropologique, leur ment les fo,rmes
fau t pas seule m ent se demander com
Il ne
florentine. DomeiU<
du portrait et la bourgeoisie
2. Cf. A. Warb
« L'art son
urg, Laurent de Médicis et de
ndaio à Santa Trinita. Les portraits de , Klincks iek, 1990,
Ghirla Paris
Muller, Essais florentins, ée et resserr1bla
rage » (1902) , trad. S. uberm an, « Ressemblance mythifi
et 124 -127. G. Didi-H
le vif" » , Mélan ges de
110
Vasari : la légen de du portrait "sur 2, p. 405-4 32.
oubliée chez
Italie et Méditerranée,
CVI, 1994, no
française de Rome - art. cit., p. 109.
« Lart du portrait»,
3. Cf. A. Warburg,
et 123.
4. Ibid., p. 107
121, 123.
5. Ibid., p. 109, 118,
RESSEMBLER 41
40
Plus d'un outil qui
gsprozesses weiterlebt).
laufenen Entwicklun la survie de l'humanité
la fronde, 1' arc ou
combat
le dur pour
trouve sa source dans la crécelle, est deve
nu,
exemp le lit­
primitive, par pour enfant s. La vieille
s culturel, un jouet cours
dans notre univer des chev aliers des
e, qui fut la lecture
térature romanesqu dans les couches les plus
basses
plus que
médiévales, ne subsiste sous forme de livres popu­
aniques et latines,
des sociétés germ ertures bariolées et cria rdes,

dans les foires [ . . .] 7• »


buvard et aux couv
laires en papier
qui sont proposé
*

, le démon de
alors que vient frapper, une fois encore rd ­
C'est
to romain, ce sont d'abo ns
\:analogie. Les figuri ne du merca artisa
crèche . Des
les figurines de la
Epiphanie oblige - baraq ues et proposent
nap olitai ns ont installé leurs
locaux ou es en miniature
ons des personnages bibliqu
différentes versi a faire office
qui, dans l'inst allation familiale, pourr
avec tout ce palmiers, cha­
de comp osition : ruines orientales,
de décor et ns, pastèques,
peau x de moutons, poules, dindo
meaux , trou quelquefois
oque s ... Tout cela en terre cuite -
angelots bar ion y demr�ure
-, et riche de couleurs vives . La tradit
plastique de la ville et de la
les petits métiers
vivace de représenter
légumes du marché.
pagne, les fruits et les é en mrnilrtu.rec
de ce marché en abyme - march
Au milie u apparaît sou<datn
é réel de la place Navone -
dans le march xte de sm1nnes
absol umen t étran ge dans un tel conte
une form e Forme étranr>e
et de culte du nouveau-né (fig. 6).
familles moins qu'une
qu'elle semble un peu .
soi, d'abord parce indéfin issable, 11nnoo<}lle
tas. Une mass e oblongue,
Plutôt un ement pâXetJse
e à la fois, bizarr ement contournée , vagu
et agité on dire : moins
miniature, pourrait-
De l'informe en terre cuite
ur. C'est fabriqué en
centimètres de haute nu. Cela semble
et verni d'un rouge plus soute
peint
extrême mauvais goût. connais par
ruité formelle, je la
Or, cette petite incong de la foule
Je la reconnais ici ?
milieu
rusquement - au
qui appr oche - avec la ser1s ati<
e vers l'Epip hanie
rée, tendu

trad. É. Pommier,
Histoire du portrait en cire (1911),
7. J. von Schlosser,
Macula , 1997, p. 8.
42 RESSEMBLER lŒVENANCE D ' UNE
43
FORME

peut avoir, comme conséquence, que de déplacer le savoir his­


torique lui-même. Le cas est ici exemplaire puisque, de l'ex­
voto étrusque jusqu'au santon contemporain, le travail du
déplacement s'est manifesté de façon abrupte et vertigineuse.
N'impose-t-il pas d'interrompre le récit continu des méta­
morphoses historiques et des transmissions stylistiques ?
N'exige-t-il pas d'ouvrir l'iconographie chrétienne - celle de
la crèche - à d'immémoriaux démons païens ? Ne demande­
t-il pas que l'on comprenne ce que vient faire cette image de
chairs sanguinolentes dans un contexte d'enfant Jésus et de
chairs virginales ? Ne réclame-t-il pas que l'on repense les rap­
ports du jouet à la religion (pensons à Baudelaire) et de l'es­
thétique à la marchandise (pensons à Benjamin, à Kracauer) 9 ?
Ne nous oblige-t-il pas à repenser l'histoire et l'art en termes
anthropologiques, c'est-à-dire en des termes que méconnaît
généralement la tradition esthétique ?

En emportant fièrement deux ou trois exemplaires de la


minuscule forme viscérale, je sais bien que l'énigme persistera
encore longtemps au fond de ma poche. Mais, furtivement,
deux ou trois pensées me traversent et insistent alors que je
de crèche napolitaine
m'éloigne de la rumeur. La première surgit d'une association
provenant du mercato dt. .
d'idées entre l'étal du marché (où la petite forme se pouvait (Rome) 199 6 'terre c . figurine de
. mte pemte, hauteur : 47
mm.
'

prendre à pleines poignées) et la vitrine du musée (où les objets . D.-H.


sont si rares qu'il deviendrait criminel de les toucher). Entre viscéral étrusque me siècl
' e avant]. -C. Terre CUl.·1e ·
ces deux espaces, c'est tout un renversement de perspective Paris, musée du pemte, hau-
Louvre. Photo M . Chuzev
qui agite la notion même d'exposition, la valeur d'exposition, ille.
comme on dit. Que s'est-il passé à ce niveau, dans le dépla­
de Noël, entre unJos
�� f �� i.::��= �
cement des vingt-trois siècles écoulés ? L'ex-voto viscéral .
grandeur naturelle a << disparu », pour << revenir >> dans pages de Lévi-Straus
he u e 1� Nati ité.
ur a n , mer ':'
dimensions si modestes que l'obscénité organique de un complément , . tteratent
aspect passe aisément inaperçue et peut même s'exposer ••·. par l 'échelle ré i ap d�� .St
hologtque sur les
possibili­
,Jrrt,b ]'
·. · ·. 1 t, s
•·qelnen
e e fatre perszster une
o tquement, socialemen
t - dans
/orme -

..
e re;ou ,ement même l' oublt'
s de sa ge,ne,alogie co
''·� mm e de'
Pichois, Paris, Gallimard, 1975, 1, p. 581-587. W. Benjamin, Paris, capitale
9. Cf. C. Baudelaire, « Morale du joujou » (1853), Œuvres complètes, éd. "lltation de'gouta
. ' ntes.
à cet oubli une coh , .
xrxe siècle. Le livre des passages, éd. R. Tiedemann, trad. J. Lacoste, Paris, ,
erenc e semantique ou ico-
.
minima1e, il aura d ' atlleu
Cerf, 1989, p. 65-87, 704-708, etc. S. Kracauer, « Das Ornament der rs fallu procéder à
(1927), trad. angL T. Y. Levin, The Mass Ornament. Weimar Essays, Cambridg un
Londres, Harvard University Press, 1995, p. 75-86.
44 RESSEMBLER lŒVENANCE D 'UNE
FORME
45
autre déplacement, qui n'est pas d'échelle, mais de référence. lu - et annoté 12 - l'
oAenologie du dégoût
n. - essa1 etonnant d'A
. •

Dans les ftgures votives étrusques, les viscères sont humains. ure l Kolnai sur la
d
phé-
.
Ce sont des humains qui ont modelé dans la terre cuite une u
e l'.unp essJon
par�ounr cet essai, on retir
forme pour leurs propres souffrances charnelles, l'image .. u .degout serai
tion d� 1 ,art, a; la
t à la ques]' que le p roblème
votive se référant par définition au lieu de la guérison sou­ c� que le problème de question esth étiqu
e
haitée : la forme est construite - fût-elle paradoxale,
amorphe, viscérale - pour faire apparaître en l'humain << là
B!nswanger - est à la
� y lq e en général : que :��� � !
� se
;-::- se on Heidegger, p ui;
r a la question
d r� 1
à savoir un << rn Ontolo­
o
où ça fait mal >>. Et le dieu aux pieds de qui l'image sera dépo­
sée est prié d'agir contre cela, de faire médecine. Dans la figu­
e a situation
», une << rév"la .
dédie, non par
hasar d
���!a e on
. ;un_ental du sentiment
rwileg1ee de l'êt
. re-là 14 ».
rine chrétienne, au contraire, la médecine est devenue très Plt enti
. entr e dégoût �t ang . i� er de son livre à
moralisante et très métaphorique : nativité égale rédemption Disse . Ses anal
·

··:... . et p sych analytiqu yses phéno-


•·
du genre humain en général. Dès lors ne restera de la forme es regorgent pa
qui pourraient,
:t r ailleurs d'ex-

viscérale que son animalité pure - son non-sens fondamen­ j'en s persuadé, ètre
. de descriptions
di/tgurine : <<
de cette pug lues comme
tal, sa valeur de symptôme, sa simple nature de chairs expo­
.
. nante p etite forme
danse Vltale abstra du mer-
vtta1e », ou bien
.
sées. Et c'est, logiquement, dans un contexte d'accessoires de
-
boucherie boudins, saucissons, tranches de bœuf, morceaux »... La revenance
<-< "bflc "
lte démonstratiV
. b'rac lnextnc
. � a-
e mais sans
:
·

able de la
·

des form s ne con .


·

�:sterait-elle pas ici à


de saindoux - que la petite forme se verra désormais auto­ permettre de tenir
entre n .
risée à comparaître, à s'exposer. Je comprends soudain qu'un dans l'oubli du
dégoût __:; ::;d�l l lt;Iage même de
nos
]' .
historien de l'art vraiment sérieux devrait, face au problème, ce contact supp a dech irure corp orelle
?
entamer une enquête de terrain sur la << valeur d'exposition » ose exp ICitemen
t et originaireme
des viscères sur les étals des tripiers itali<;ns, afin d'en cotl)ec:­
étrusque nt dans
ferse 1,espnt .
dernière associati
turer la persistance artisanale, depuis les Etrusques jusqu'à nos on me trav .
au monumental . : )e p ense à
JOUrs. tressage de ans
son Rameau d'or ethnographiques
que
ifi . comment l 'eru
Cette dernière hypothèse - ici a dû s'engager ma de•uxièm< 17. ]e me souviens
tout début de - ­
son entrepnse,
ode : il
association d'idées - m'apparaît comme un couteau en:fon1q d'abord agi de corn Just lait sa méth
·

dans la plaie, je veux dire dans un cauchemar typique de prendre une Sing
ularité minuscule,
toire de l'art traditionnelle. Ce cauchemar est celui de
sentielle, de la fondamentale participation des /ormes vzsuez:te
au dégoût. S'il faut parler d'une << efficacité
- comme Lévi-Strauss a pu parler d'une << efficacité
ligue » en général 11 -, alors il faut commencer par
ger la répulsion autant que l'attraction, les images faites
éloigner autant que les images faites pour attirer. La
de l'informe ou de l'abjection n'est pas plus << cotltemr>orain<
qu'une autre en ce domaine, comme l'imaginent assez
ment les critiques d'art qui découvrent la chose chez
artistes d'aujourd'hui. Bataille, de cette question, avait
pris le caractère essentiellement anthropologique, lui qui

11. Id., Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, p. 205-226.


RESSEMBLER
46
prê­
règle curieuse qui régissait la
extrêmement locale - une « r com pre ndr e
i 18 >>. Mais, pou
trise et la royauté sacrée de Ném au jou r les rela ­
dire pour mettre
cette seule irrégularité, c'est-à- tre mil le pag es
avait fallu écrire qua
tions qui la constituaient, il
arné. li avait fallu, pour rendre
en vingt-cinq ans de trav ach
ail
s
tre en jeu la substance de tou
compte d'un seul accident, met rpr éter le sy m p­
it fallu, pour inte
les faits du monde. Bref, il ava
tôme, déployer toute la stru ctu re.
me fau dra it, si je voulais sérieusement
J'imagine donc qu'il it
t de l'ex -voto étrusque au pet
retracer les chemins qui von mes , tou te l'hi s­
santon chrétien, convoquer tou
tes les autres for
es
dra it écr ire un Rameau d'or des form
toire des formes : il fau
organiques . Et je me dis aus
du
si que chaque for
bric
me -
-à-brac de la place Navone -
cha que
II
joujou, chaque bonbon o­
nt cette puissance d' anachr
possède sans doute virtuelleme
nisme, de généalogie, de mé
moire revenante . li suff it, pou r la
APPARAÎTRE
peu les yeux.
toucher du doigt, d'ouvrir un
(199 6-1997)

18. Ibid., 1, p. 1 .
6

CELUI QUI INVENTA LE VERBE << PHOTOGRAPHIER >>

Celui qui inventa le verbe « photographier >> vivait dans une


chaleur intolérable, contre un escarpement du mont Sinaï. Il
'slexprimait en grec, du moins le pense-t-on puisque personne
jamais pu tirer de lui la moindre bribe de conversation.
eût dit que la chaleur accablante de la lumière, à cet
'''"'''"cuuH de la montagne - endroit nommé Batos, et supposé
<!à\roir été le lieu précis où brûla le Buisson Ardent -, on eût
l'air étouffant et sacré avait contraint cet homme à une
esp,èce de silence définitif.
<'u vHan dans la réclusion et la solitude. Mais il n'était pas un

grands savants du désert qui nous ont abreuvés de cent


vérités profondes et conduites à tenir. Il ne cherchait, lui,
cJ!l'Onlle, ni même connaissance. Il se contentait simplement
- être sous l'inhumaine lumière. Souvent il allait s'as­
d'un buisson, en mouillait les branches avec de la

ts;,�t;�:}�:;���;��'
tout le jour il en faisait des tresses, en marmonnant
une phrase incompréhensible. Il s'essayait,
�� prononciation de cette phrase, de toujours inspi-
donnait à tout son corps un rythme étrange, presque
à voir. Il s'imaginait peut-être qu'il absorbait avec l'air
la substance de ce qu'il proférait. Il s'imaginait peut-
mangeait la lumière du lieu. Il détestait ce moment,
're1;piratior1, où l'on rejette son souffle, car il avait alors
de se de retomber, de recracher dans l'air
·

et son grand amour pour l'air. Il désirait, bien sûr,


Quelquefois, cependant, pour mieux inspirer, il
menton sur sa poitrine, et son regard se posait lon­
veux dire pendant des jours entiers - sur son
p.é,mt>ril. Un certain Barlaam le Calabrais, méchant
,,,911,01que savant, ramena en Occident cette expression
pour le nommer : « Omphalopsyque >>, afin de signi­
qu'il voulait « mettre son âme dans son nombril >>.
APPARAÎTRE CELUI QUI INVENTA LE VERBE << PHOTOGRAPHIER>> 51
50 . et de cette immersion
le Siniite, ou Philo thée Constantinople, Damas ou Alexandne,
nom mait en réali té Phil othée de notre ère, baptismale il était ressorti avle un nom nouveau, son vrai nom
Il se le IX' et le XII' siècles · d'avoir
dut vivr e entre
de Batos. sait exactement quand. Les érudits dépl oren t de humble de << Philothée , >> et a certltude pour toUJou�s
Il
ne
mais nul aucun épisode de sa vie, ce qui est bien m al le dans l'eau revélé pour' ce qu'il étan. au plus essenuel de lui.
aîtr e oire, sans Or, cet .essentiel. , il le nomme,. dans ses ecnts , · to kat'ei-
ne conn qui désirait surtout vivre sans histcorps dans ce qm. signifie J'e'tre -se l 1 age.
on- tm : . Comme si toute
comprendre, lui nement autre que son
le dépli deretro extstence avait été guidee, par 1e souverain d'esir· de se trans-
épisode, sans évé uver quand
·

lant de . ars· l'a n,est


.

de l'Ho reb. Il est troub noncée, :rer.


''ctiJ!u . . d e se convertir lui-me A me en une tm g
a e. M
la lum ière
de sa p arole - sa p arole jamais profois Singularité de cet homme. Il y a ausst la voie qu'il .
même la trace
mais une fois écri te par lui, puis Venise, par
cent
où pour mener à bien s 1 mut�ti?n : car, dans l'ari-
,
peut-être piée - jusque dans les brumes de du mont Horeb il a�h:���t continument le bain d'eau
reco
d'autres folios manuscrits dorment repliés au-d ess us de
ois
trente-tr Les plus anciennes compilations où l'on t rouv e 1ustrale en bain de feu �t J. . suffocation de sa plon­
l'eau vert e 1• ou dans l'eau froide �ar l:;.d�b�r�ements embrases, de son
Il cherchait désormats �, noyer ses yeux dans le flot
Chap itres
son texte majetra ur, intitulé .Chapspitre et
s de la sobriété
l'esp retrouve
ace (car on lesPhil
ont versé le tem de ardent.. Imaginant devemr. !mage à se soumettre a, la
de l'éveil ,
x fins f onds de la Russ ie) s ous le nom ureux okalia,
du . L: umque chemin pens rut-il, pour vmr et être vu de
jusqu'au beau té>> . Philot amo
hée - l'« quarante cha­ chose qu'il nom�ai·t « D1eu
« l'amou r de la , puisque les texte tiennent ».

araît discrètementcom done renoncé pour 1'll vie . a, toute sensuelle fluidité,
divin>> - y appt par hes qui posed'une nt son
pitres ou plutôpages agrap seul emen t, au milie u foule de noms
doute :
comm e s avatt
,�puré, unique, intact devoulu l'anc
garde� 1e souve­
.
renne tmmersion
en quel ques anges que lui,desans . vou
étranges , noms d'hom mes aussi étr
doque, Jean assius,athos
Carp ,. qm. l avait, fait naître Il '
aurait 1 u ne p1us J·_amrus.
Cassie n, Hés ychiu s, Nil, Dia Jean qt;t· avait. eprouvé l'ivresse d'u?e _seu1e plongee. Le
·

Évagre, esse, Maxime le Confesseur,cdic Thal reVIent toujours dans ses rar�s ecnts est le mot. nèp-
Théodore d'Éd n, Thé ognos te, Élie l'E os, Théophane signifie la sobriété et, au-dela ' une esp'ec� de jeune A
Dam ascè ne, Phil émo cène, Macaire,pte,Sym éon le
Pierr e le D amas e du corps et jeûne de l" me. Le dessein en était
helle , atos, Théole Calliphor
Nicé

de l'Éc en, Nicét as Stéth parfaite vigilance . œil ;�u��urs ou,vert, œil pur.
Nouve au Thé ologi mas,
ire Pala Syméon ste
l'Hésichaste, Grégoi re le Sinaite, Grégo e Cata phygiotès, petit à petit dévêt� rejet ' ��bU1ll, ". comme peau
hop oul<?ï, Callist son troisième Chapztre de , la rzete, Philothée Je
Igna ce
alo
des Xant
niqu e, Mar c d'Ep hèse , Maxime le Cavsocalybite... �Jd:tOrite son lecteur mais a qut. s,adresse-t-il, lU1" qut.
Théss recouverts de, sable a, sa mort . ? , il
_

à << nous priver de l'exces de la nournture, retran-


-

qui inventa le verbe << pho avait


tographier>> rouge , qu'il nous est possible s 1 bm. r� et 1? m�nger ' ».

L:homme dans une grande vasque de marbre s� nourrissait-il que de f�r�es petnftees evoquant
jour plongé refractant la 1umiere " : ce sont les gouttes durcies
XIII, 439, du XIVe siècle d'arbre. Elles ont r la transparence et la couleur de
1. C'est le manuscrit
Nanian us 95), folios
Marcianus gr. C.I.II!LX
93t0 -125r0 , compr ena
d'autres copistes, d'
nt
autres
quat
époq ues - setr(���;����:���
re de ses écrits . dureté ne LODd pas rnais· s'.emiette dans la
faut une longue masticatton
"
·

" . pal!ente pour reumr ' ·


manuscrits connus -
(Matritensis gr. 14), au
Mont Athos (Iviro n 713), à Jérusalem
synodale, gr. 30), à ,,�.�,, m·ts en une pate
A

racorni e qm exh a 1 er a longtemps


à Moscou (Bibliothèque ), Paris
Patriarcat, gr. 171), mwell l l l , n. 25-26 à
432), à Oxford (Cro L:ironie du sort a
(Ambrosianus I, 9, gr. (B.N., gr. 156). de la prière du cœur'. X, 3 , trad. J . Gouillard, Paris, Le
(gr. 658) et à Vienne logie
gr. 1091) , au Vatican tome CLXII de la Patro
de Philothée dans le

� '
que l'édition des écrits un incend ie.
dans
entièrement détruite
par Migne, ait été

«*v �\
52 APPARAÎTRE . CELUI QUI INVEN
TA LE VERBE << pHOfü
. GRAPHIER >>
53
son suc amer. Les auteurs latins ont nommé cela gutta, en l'as­ .. Ce sont les corps
sociant aux larmes de la Vierge sur le tombeau du Fils, ainsi à corps fabuleux
'
Images contre images r Im . d 'Images en mêlées.
qu'aux aromates de l'ensevelissement. La gutta se brûlait ; bli, les unes passant !�

ur te
h
a es d� souve u contre images d'ou­
d'ailleurs en encens dans les synagogues et les vieilles basi­ secon des à tenter les po rc asser les autr
liques d'Orient. Philothée avait-il fait vœu de ne manger que prem e C�
�: � es, et les
ilest ams1. que Philo
:concevait toute la vie d
ce qui se brûle ? Peut-être néanmoins mangea-t-il un ou deux
thée
� ���� � J��
c
·

t
oignons crus que lui portait de temps en temps un vieux cara­
ce qu'il appelle l s
e

de l'e prit. D 'un côté
bres . eur pouv ,
; Jillllnens.,, redoutabl Oir est
e leur << encha'mement
''I faut
vanier d'Égypte sûr d'apprendre quelque chose à le voir éplu­ aux deux sens de la >> _ mot qu 1
cher lentement chacune des membranes, jusqu'à ce qu'il n'y .
liaison et de 1a captation
'"''cr<ses et sataniques le -, per-
ait plus rien, et pleurer en silence, sourire aux lèvres, le visage urs conse'quences :
tourné vers l'escarpement, laissant sécher sa larme. <� Cela com
mence par la
sentiment, la captivité sug estio mue par la liaison, ras­
. n et con�.

,,
continuité de l'habi �\ b
et fir I �r la passwn,
caractérisée par la
la victoire du men
tude. Et vo a remp ortée
songe 5. »
L'homme qui mventa le verbe << photographier >> désirait -
donc se transformer lui-même en une image, une image dia­
phane. Il eût voulu ne jamais boire et ne jamais fermer l'œil.
Il attendait, au fond, de << quitter son corps >>, comme il écrit
lui-même. L'œil pur, l'<< œil perpétuellement ouvert >>, l'absti­
nence et le << silence avisé des lèvres 3 >> - tout cela équivalait
pour lui à un grand acte de Mnèmè, la mémoire, ce fil tendu
entre l'eau de sa naissance (où ses paupières submergées
s'étaient un instant refermées) et la lumière de sa mort dont
il tentait précisément d'acquérir ce qu'il nomme une mémoire
(et où jamais plus il ne clignerait des yeux devant le soleil
ardent). Philothée le Sin:iite a maudit l'oubli comme on mau­
dit le diable, il pensait d'ailleurs que l'oubli est une ma-chùoe- ,
rie satanique. Nous nous tromperions donc lourdement
cherchant dans ses Chapitres de la sobriété une littérature
sage quiétude. Tout, au contraire, y dénote le combat
merci du souvenir avec l'<< oubli maudit >> :
« Il se déroule en nous un combat plus ardent que la
visible. [ . . .] C'est une guerre secrète dans laquelle les esprits
vais guerroient contre l'âme à coups de pensées . Comme
est incorporelle, ces puissances du mal l'attaquent imJ:naltérielle
ment, suivant leur nature. On voit s'affronter armes et fronts
batailles, embûches et engagements terribles, il y a des
corps [. .. ] 4• »
donc - peut-être un
ayant trop longtemps midi l bruÏant s�r on escar
fixe, e ' so1eJ1 -, il m
� ­
venta le
3. Ibid., X, 6 et 25 (p. 111 et 114).
4. Ibid., X, 1 et 7 (p. llO et 112).
APPARAÎTRE CELUI QUI INVENTA LE VERBE « PHOTOGRAPHIER
>> 55
54

r>> . Il resse ntait son corps et l'inté rieur


verbe « ph otogr aphie flaq nte
ue de cire sangla le Dieu que
de son corps sembl ables à une que
sceau. C'est là eninogr moi, pensa-t-il, photogra­
vient frapper uns'emp , phôte apheps, istai; se <<
lumineusement pensareint -t-il en mêm e tem que je le vois. Et
phie >> . C'est là, qu'il s'im tous les
agina avoir brisé mirag
il ouvr
7
ait des yeux si gran ds es,
pour toujo urs, paupi ères, voilem ents des sens, s'ex­
écran s Pendant ce temps sa ait
chair lui sembl pho­
la nuit elle-même. sous l'action de lapar leèrelumi parce que, <<
haler en fumerollesjus qu'au tréfond regarscea u de la lumière,
tographié>> , gravélumière qu'il avait su der en face.
il deven ait cette
croyance guide tout e que
cela : elle assurconnaî
Une très vieille voit, seul le semblable aime et t
seul le semblable semblque able. Tu ne saislumiè pas voir la lumi ère
véritablement son pas toi-m ême fait de re. Mais si, un
parce que tu n'es nt, te << photographie » à ce point queélé­ tu
jour, la lumière t'attei alors sache que tuque ême
es devenu toi-mla lumière l'
la puisses voir, de tu es devenu
ment et l'objet ta. vision, sache
que tu contemples << photographier>>onque ne répondait en d'ob­ rien,
Inventer le verbel'idé e d'une quelc ience singul fabric ation
on le comprend, àau désir expér ière et irre­
jets visibles, mais t l'appeld'une ascèse de la vision oùde
productible. C'étail'équivaled'une paradoxale du voir du et
raient enfin fleurir de l'être nce voyant dans le temps
vu, la dissolution oque de la lumière dans l'œil et de
l'incorporation récipr ter le verbe <<photoqui graphier>> réJ)Olldati\
dans la lumière. Inven doxale d'une pensée utilisait les
à l'exigence parainlagi er le mal absoluQra
n >> pour signifiérien .
<< artiste>> ou << foisnatio <<
plus que l'exp qu'àce <<cbtasser ntioto
faut répéter uneconçue de ne visait en somm e
phique>> ainsi l'expressio e de Philoth ée. Chasser
images», selon re accédern mêm par dépouillement, catharsis,
images, c'est-à-di de possibilité toutes les images, les
l'unique conditionmoins mauvaises.de Or, cette condition de
vaises comme les leur négation : c'est la lumière, la
sibilité est aussifigure>> (amorphos, aschèmatistos), la
<<sans forme ni
hée est déjà signalée
, 23 (p. 113). l}« invention » de Philot ·

7. Ibid., X les Orientaux


« La contemplation chez
l'article de J. Lemaitre, esne, 1953, col. 1854.
, II-2, Paris, Beauch
Dictionnaire de spiritualité
APPARAÎTRE
56
. ue comme l'exiglité ence non
graphier >> était venus 1,. a, sous sa dlangfo; me s de la réa , mais
pas d'un )[ai�� �:, ·��i��:�c� inf�nie de l'image sans forme :
co mm e ce e u )
. tact.lle qu'est la lumière en flots sur notre
cette pu re .
mt en slte . age vu par elie comme par une mère 7
visage off ert - no tre vis
qui nous enfante. SUPERSTITION
(1990)
« Sur les cendres des astres, celles indivises de
la famille, était le pauvre personnage, couché,
après avoir bu la goutte de néant qui manque
à la mer. »

S. Mallarmé, Igüur, V.

pot.sst·ere en suspens
t;àp<Jm;suère nous montre qu'existe la lumière. Dans le rai
ton1be au sol, du haut d'un oculus, la poussière semble
montrer l'idéale existence d'une lumière qui serait épu­
objets qu'elle rend visibles : entre un vent d'éther et
sans but d'infimes particules. Il ne s'agit que d'une
bien sûr, car l'objet, loin d'être épuré, est bien là, et
poussière elle-même. Mais il s'agit d'une fiction tan­
ou presque, insaisissable précisément, quoique tactile.
a · r� nous montre surtout qu'existe un lien profond
\l ������·��� avec la suspension, avec le suspens. Le suspens
comme la substance même de cette lumière-là.
)et•sicm et suspens, mots très proches, en appellent un troi­
cet ordre d'idées d'un quelque chose suspendu en
1 ><w<u, sans socle, au-dessus ou tout autour de nous : c'est
<< superstition >>, qui signifie d'abord le fait de se tenir
le fait de surplomber.
nous obsède ou nous menace n'a pas toujours la
épée suspendue au-dessus de nous, mais peut tout
bien exister, et même souverainement, dans la poussière
au-dessus, autour de nous, la poussière en suspens
rendue visible dans un rai de lumière, cette pons­
respirons même. Or, suspens veut dire menace.
po:uss:ièr·e nous invite à imaginer une espèce de prédiction
58 APPARAÎTRE SUPERSTITION
59
qui ne profère ni ne se voit vraiment, une prédiction éparse,
en particules infimes, dansantes et silencieuses, comme autant
d'aléatoires pointillés : des points de futur. Ainsi, lorsqu'une
image sous mes doigts vient à révéler sa connivence secrète
avec la poussière, je me prends malgré moi à rêver en elle de
diffuses superstitions.

Auréolée de noir
Il existe une photographie de Victor Regnault (fig. 8) que
rien au départ ne semblera distinguer de la série, admirable et
banale, où elle prit place : images familiales, intimes, portraits ·

des femmes et des enfants du clan. Ils ont été, quelquefois


même pas, ici -, discrètement parés ou déguisés pour
photo. Quelquefois ils lisent. Quelquefois s'ennuient.
images furent réalisées au milieu du XIX' siècle par un
teur éclairé, un savant physicien qui était en partie l'itwr�n1:eu.r
des procédés qu'il utilisait.
Deux femmes ont posé pour cette image. Ont attendu
le maître installe ses appareils. Ont attendu qu'un papier
sibilisé, encore humide, soit délicatement glissé entre
plaques de verre, dans la chambre photographique. Elles
peut-être aussi entendu le mot fatal de la prise en rmmttletlce.
Attention 1, mot qui ne pouvait que tendre davantage les
dans l'attente d'un effet, fatalement obscur, imprévisible,
leur pose ou posture. Attention 1, mot aussi du présage, mot
la menace. Attends, ne bouge pas. La prise durera <.JULeu!ue
secondes 1 • Et donc la pose se sera contenue, elle se contient
elle-même. Le visage, en proie à l'attente, se fatigue déjà de
lente image que l'on va puiser en lui, que l'on va distiller.
Car l'image est encore latente. Le papier - papier
transluàdé comme on disait si bien - ne montre rien
:Uimage est encore latente et négative. Victor Regnault
laisser l'attendrissante feuille vierge flotter un jour
sa cuve d'acide pyrogallique : << J'abandonne mes négatifs
eux-mêmes », écrit-il 2• Et l'image, peu à peu, encore

1. Cf. A. Civiale, �< Note sur la diminution du temps de pose pour le


ciré », Bulletin de la Société française de photographie, 1859, p. 2 qu'il agirait lentement ; tant
2. V Regnault, « Sur les avantages que présente un dé,•ela•ppement les expériences qui mieux r Car l.,ai touJou
.
rs remarqué
· .

épreuves négatives, et moyen d'y parvenir», Bulletin de la me sont personnelle


se dev
- elopper vingt-quatre
1es epreuves lentement s qu 11 etatt préfér
'
· '

able
,

negatt·1s a, eux-mêmes
J'abandonne mes
, ' ·

photographie, I, 1855, p. 95 : « Il serait utile d'essayer aussi l'acide · -

heures, Sl ce1a est néces


.

saire. »
60 APPARAÎTRE
61
L ll�sait tactilement
vement, se révélera. Mais, pendant ce temps, les visages, eux,
auront déjà vieilli.
sur la feuille nég Ive
lumière sur l'image posit

. est �evenu une intan­
On ne connaît aucun tirage ancien de ce négatif et de cette ,,,�-��·c poudreux i e. u, plutot, une auréole de
latence . .r.; attendrissante feuille translucide est restée au secret est une lumière parad

. Lumière fauss done,
« s�rnat re�e »

d'un tiroir de famille. Sans légende, sans indication aucune qui oxale une lumie, re d�arl!fi. en ce
: une lumière d'effacem ce, plus
nous permette de donner un nom à ces deux femmes. C'est que •mr sem . ent. 'Non seulement << né
mms encore négatrice dans ative >>
l'intimité n'avait pas besoin de le retranscrire. Intime, il était n'est que pour consommer 1 �
ses effets isuels'
déjà là, comme en dedans : chacun le portait . Victor Regnault chose ou de quelqu' un. a suppression de
n'a probablement jamais montré cette photo à qui que ce fût. . dep _ ot, de
poussière, graphite p ul , . , ,
Aujourd'hui que nous restituons l'image positive extraite de 1� vense, etale, sur la
,
aura néanmoins illumzne,
e. par un etran
.

feuille translucide, nous nous prenons au jeu de . cet te Im ag


renversement des valeu ge
·
• ·

rs
par la série, des bribes visuelles de cette intimité. Ainsi le m<>m>:: - anéantissait ]à tout . ' l'"mstrument du trait - le
clos de ces photos ne nous est plus absolument inciéc:hif±rBLbh� : Ut aspe:ct. Par 1 "t . Signe, toute forme discernable
e range et Simp le vertu du negati , "f, 1,.
cette femme, debout, à gauche, auréolée de noir, dessin devenait poudre . . Instru-'
de portraits en portraits, comme l'héroïne mi�latlCc>lic[ue 1ummeusement magi que à glori fi"er - Je veux
un di p .tion .
· ·

familial. Les enfants lui ressemblent. C'est Madame �;,�r:_��f : : �; Regnault a quelque­
·

. utilisé, dans ses paysag s l r


_

Elle émerge du continent obscur des robes, elle fait à l_iéjgatif mais c'ét i ouche au crayon nou
o ' pour discrètement sur
: � ��� ��:
· ·

comme à ses enfants, le don d'une ressemblance. éclairer u s souligner,


cl'exactitude photogr;p ' co? tratrement à son propre
hique , Regnault a satur
d'un so]eil négatif et . e' son
fictif C� faisan t, Il. a sacrifié
Auréolée de blanc
chose ou quelqu'un qUI
existait . acte du temps
· .

Mais où s'installe l'irrécusable intervention du ""'''"-LuJre.t, tné


,, tnoire, acte que ]'on peut imag , de
le commencement de l'angoisse, c'est quand nous voyons, iner f�tal.
la matière subtile de l'image, dans le grain du calotype,
chose - à droite - qui est de la lumière, et qui n'en est
Quelque chose qui irradie, mais n'éclaire rien autour de
Une aura fermée sur soi, forme peut-être à naître, ou plus
semblablement forme qui s'est enfoncée et disparaît
lumineux. C'est quelque chose comme un : c'est
démon de la dissemblance. C'est un don de dissirrml:aticm.
Or, l'<< irrécusable intervention du surnaturel >> mots
Mallarmé 3 - n'est ici qu'un acte de la poussière. �v<>'i.u
-

prend dans ses mains l'attendrissante feuille de papier <<


lucidé >>, on constate que Victor Regnault a créé un dis,para
de graphite : avec un crayon à mine de plomb, il a
recouvert quelque chose, à droite. Le papier porte encore
pèce d'éclat métallique et très sombre, gras, doux au
de cette tache de carbone. Et, bien sûr, ce que Regnault

de Mondor et G. Jean-Aubry, Paris, Gallimard, 1945, p. 273.


3. S. Mallarmé, « Le démon de l'analogie » (1864), Œuvres complètes,
62 APPARAÎTRE
63
série. Partout nous retrouvons les mêmes visages de ces deux
femmes, mais partout - partout ailleurs que dans cette photo­
ci - il y a un enfant au moins. Imaginons donc dans le
<< spectre >> de cette image un enfant en moins.
Regnault photographiait souvent ses enfants. Comme s'il
voulait << graver >> ceux à qui il avait donné l'être . On prétend
qu'il fit l'une des premières images intimes, non << posées >>, de
toute l'histoire de la photographie : c'est un enfant qui dort
dans son berceau, recroquevillé dans les langes, immobile.
Puis, l'enfant grandit. Nous le voyons encore grandir, de photo
en photo . Mais, plus il grandit, moins il est photographiable ;
petit diable furtif qui ne s'immobilise plus, qui joue, et en
jouant contre-effectue le rite de la pose. Ce faisant, il refuse (1987)
d'entrer dans la famille des images. Quand il bouge trop, ·
s'efface de lui-même, devient une tache floue ; ingénument, ·

ruine l'idéal du portrait et de l'exactitude supposée de


photographique. C'est un bon - un mauvais - tour joué
savant papa exact. Alors, celui qui a donné l'être se venmo:
sans se rendre compte qu'il se venge il noircit l' attendrissar1t
lange du négatif. Et il donne le néant.
Mais où revient l'irrécusable intervention du temps,
l'achèvement de l'angoisse, c'est quand nous voyons vers
ce destin va. Des deux fils de Victor Regnault - et
importe lequel des deux fut noyé dans cette image-ci
devint fou, aimant à se couvrir de cendres. Et l'autre,
que Mallarmé nommait gentiment << Piccolino le coloriste
mourut, face contre sol, dans la poussière d'un cnam.p
bataille, une balle dans la tempe gauche, en 1870 6•
temps, la femme du photographe, << tout entière si 11 ' nrr1at<ér1<'L
qu'elle semblait devoir échapper aux dures lois qui réglsseJ
les hommes 7 >>, se consumait en 1866, suivie par la sœur,
vie par la mère. Tous ceux qui avaient posé étaient em;evel
Et lui, le photographe, accablé, désœuvré, paralysé,
superstitieux, se mourut enfin au mois de janvier de

6. Cf. S. Malla1mé, « Scie improvisée le 18 mai 1862 avec E. des


Œuvres complètes, op. cit., p. 1613 : « Piccolino le coloriste 1 Qui pour
mer nos vingt ans 1 Pille comme un vieil herboriste 1 L'opulent écrin du
temps. »
7. H. Regnault, Lettre à S. Mallarmé (20 octobre 1866), Cm•res.pon·d.,ICe/
A. Duparc, Paris, Charpentier, 1872, p. 33.
SANG DE LA DENTELLIÈ
RE
65

LE SANG DE LA DENTELLIÈRE

];intime fascination, la mémoire


( .. . ) Mais que verra-t-on, enfin, dans un tel spectacle 1?-
ne poses pas, je crois, la bonne question. Il faudrait <'inre•rr.,.'
ger autrement : comment un tel spectacle en viendrait-il
interroger notre intime capacité de voir ?

(. . . ) Il sera question de ce qui nous fascine dans les mclm<ent:


de profonde, et aussi de spacieuse solitude. Il sera question
la fascination à l'œuvre dans la mélancolie, lorsque la
colie se fait, non pas sombre et intensive, mais lumineuse
extensive. Lumineuse, car cette pièce est un drame solaire.
lumière y suscite, y concentre, y protège la douleur.

(. .. ) J'écris dans un temps où l'actrice 2 n'a pas encore co11stru


l'espace de cette douleur. C'est pourquoi, évoquant
« la plus solitaire de toutes les femmes 3 >>, j'inclinerai à
simple invocation du démon de l'analogie : La Ue·nt<ei!ù?re,
Vermeer, à laquelle j'ai cru que le personnage de Richard,
la pièce, faisait lui-même appel 4 (fig. 9). Je ne te parle

1. Ces fragments ont été écdts en prolongement de note f ;:�


la mise en scène, par Jean-Pierre Vincent, de Félicité, une �
���:�:�
d'« Un cœur simple » de Gustave Flaubert par Jean Audureau
çaise, 1983). Les notes en question ont, elles, été publiées sous le

La Dentellière, vers
« Fragments dramaturgiques » en postface à J. Audu reau, Félicité - Édition

tot']e. pans,
.
maturgique, Paris, Comédie-français�, 1983, p. 173-215. 1670 (détail) Huile sur
2. Denise Gence. UJuvr·e. Photo. D.R. ·

3. J. Audureau, Félicité, Paris, Gallimard, 1983, p. 29.


4. Ibid. : « Imprudente Félicité ! .. 1 que je chanterai filant à son rouet
.

du temps et dans le temps de chaque saison 1 Félicité ! .. 1 Félicité !...


.

d'autres désigneront comme la rivale de la Dentellière 1 0 toi la plus


de toutes les femmes [...]. »
DE LA DENTELLIÈRE 67
66

e selon le défaut, ou la pud


eur, une souveraine inertie Rien ne se
.
ats alors �
tout de cette dentellière qu chose p�sse : le souffle, i·aura d'une a �· resences
_ f::��
te parler de l'actrice.
.
g
Hermes, Vtrgmte << Mo si�ur », et 1eur souvenir planant sur
ou fermés ? - La re{Jrésertt
a1:ioti: :� � �
C' t -a d'tr q'' :l' un euil, de toujours, habitait le quoti-
( ... ) Ses yeux sont-ils ouverts d
"

eurs rêve) tient son sortilè


ge P r c 1 j'lss!mu1ateur, pour cela porteur de toutes les
(ici peinture, là théâtre, aill nt,
yeux sont (ici picturaleme et e toutes les extases du temps.
composer l'indécision. Les mé s.
théâtralement, ailleurs oni
riquement) ouverts et
sur un ouvrage abstra
fer
it - ] ?
d� t ';1P5 Au sens proustien : << Isoler, immobi-
d
tête, légèrement s'inclinant C'est a duree un ec1au - un peu de temps à l'état pur ' ''
inclination mélancoliques. ·
tache de bleu. Inclinaison, bie n là souviens de cette fulguration du deut'l dans l a s1mp1e
ard en dedans. Et c'est
geste comme assoupi, reg imm <lbik ;Jintai5:on fat'tguee - d'un corps : << Bouleversement de toute ma
obilisé, non, il fut .
acte immobile (il n'a pas été imm événement discret, �rs<mrte [. . . ] . A peme eus-je touché le premier bouton de ma
.
c'est un
par essence, de toujours), ma pottrme s'enfla , rempl·te d' une presence - mconnue
bouleversant, de la mémo
ire. des sang1ots me se�ouèrent, des larmes ruisselèrent d�
.
.

x:ales [ . . . ] Je venats _ d apercevoir penché sur ma fattgue,


lerait donc de durées patrado
( ... ) Ce spectacle nous par s de pré sen t. Le tendre, preoccupe - - et deçu
,
'
de ma grand'mère [ ... ] · Et
ences fausse
Inertes et précipitées. Appar s un destr - - · ·
fou de me prectptter dans ses bras, ce
étroitem ent intriqué à des fulguration " ,. .
peu de l'imparfait jeu rs de la lan gue qu a 1 ms tant [. . . ] que je venais d'apprendre qu'elle était
des traits ma
passés simples. Or, c'est un ,. >>
Un cœ ur sim ple » : en la même page, le
Flaubert, dans <<
roquet Loulou y << descen
dait l'escalier, il appuyait
s << il se per d it
sur
>> ; . . •.
Donc, la secrète capacité destructrice du quottd.ten.
.
bec >> ; pui ,
marches la courbe de son de l'ea u et mfmte du neutre ,. La toute-puissance mortelle de la
!
au bor d ••
les buissons,
Félicité << le chercha dans Et cette parole de Proust, encore : << Tout re ard
les toits >> ; sa maîtresse <<
lui criait : vou s ête
et
s foll
Fla
e
ube
>>
rt
;

d
est un� �ecromancte
_ et chaque visage qu'on aim le �
e >> de Fél icit é ; , '
Loulou << tomba sur l'épaul u passe . »
du ma l à s'en remettre, ou plutôt ne s'en
chaîner << elle eut i<lll<�:
elle était sourde 5• >> Et, qu.o spectasle �ui composerait donc les intimes renverse-
jamais .. . Trois ans plus tard,
presque antith étique, cette de la memotre exaltée en désir. De la solitude exaltée
langue d' Audureau lui soit une ,. .
s et très brèves fait comme Du demi exalte_ en 1 msouciance de la decision
- . enfan-
tian de durées très longue
ture à tout le mouvement
dramatiqu e de Fél icit é. ,

"""'"'"'"'' a, coup es decisions,
:
dans ce spectacle, seraient
toutes tmmottvees, msensées - absolues pour cela.
at1çant,
n leur souvenir : << Ici dev
( ... ) Actes perpétrés ou bie
remémorant, au futur, au pas
sé, sous une app are nce �
f lgura;ions temporelles seraient fulgurations du lieu.
,
llar mé l'exige du geste théâtral '. . C est 1 un des secrets de la fascination . Or il
présent >>, ainsi que Ma
serait l'espace quotidien
de nos personnages. La dur
ée un tel secret le jeu du proche et du lointain . Reg�rd �
? - Fil tissé
s. Rien ne se passe
demi-siècle de leurs parole été s pou r ne
uvements trop rép . a. venzr, Paris, Gallimard, 1959
l'ennui, rouet du temps, mo commenté par M Blanchot , Le Lzvre
.
·

A la recherche du temps perdu. 5odome et G. omorrhe, Paris,


p. 23.
complètes,
r simple » {1876), Œuvres
5. G. Flaubert, « Un cœu Gen ette , « Du mod e narratif p. 755-756.
R. Deb ray-
Gallimard, 1952, II, p. 614. Cf. 198 3, p. 135 -165 . . Blanc�ot, L'Entretien in/im� Paris, Gallimard, 1969, p. 355-356
bert, Paris, Le Seuil,
·

Trois contes », Travail de Flau Œuv res com plètes, Par is, A la recherche du temps per.du. Le cote de Guermantes, Paris,
• ,

(188 6),
6. S. Mallarmé, « Mimique » 1954, p. 140.
1945, p. 310 .
69
68
Ce sont là, di;ais-je, ,comme des points d'hypnose. Le détail
tout petit tableau. Il nous parle
encore La Dentellière. C'est un devore 1 œil, et alors il s'ouvre comme un ciel.
i - somnambule, plutôt -, le . ,
de la proximité. Le geste assoup � son rour s'approfondira, s'étrécira comme un puits
nature presque morte. Mais resu�e_ au déchet d'une tache colorée. Lambeau d�
regard en dedans . Still !ife, une là,
tapis vert où la couleur, juste
dans les pans minuscules du écis, !urnaf(e proJete, comme une entière constellation ou comme
s, s'ouvre un moment ind .
- contment. Tout vol, transfiguré en chute. Et 'route chute
fait de lumineuses gouttelette la
e s'ouvre sous la paupière de . une chute dans le c1e!.
liquéfié, s'éloignant. Un paysag
« Félicité » sonne à notre
·

demoiselle (et de même que


et de la pure qualité, de wc:tuc ;�y��� cette pièce , de théâtr" serait comme un grand et
comme l'indécision du prénom v
tain, « Meer >> voulant dire �-�,t , .
systeme d mseaux. Evénements purs : des vols
« Vermeer » signifie au plus loin e
ien pour la mer) - un pays•1g chutes. << Toutes choses connues du peintre dans l'ins-
« lac >>, mais c'est un nom anc
intime se perdant, sans horizon,
dans l'ombre d'un rolls<:in J,
meme e son r�pt, mai,s dont il doit faire abstraction pour
A

un tralt, sur 1 aplat de sa toile, la somme vraie


l'éloignement. Le jeu du .
( . . . ) « S'approcher fait le jeu de mmce, tache de couleur.. Tache frappée comme d'un.
lointain . [ .. ] L'indécision
tain et du proche est le jeu du elle n est pourtant m chlffre ni sceau, n'e'tant s,·gue n1
tain : tous deux insitués,
.

ce qui rapproche proche et loin mals ja chose meme dans son fait et sa fatalité -
lieu ou un temps, mais cha:
A

Vlve, en tout cas, et prise au vif de son tissu 14. >>


·

.
tuables, jamais donnés dans un
et de lieu 11 >>
cun, son propre écart de temps
; 1
C'est- -dir un e_sp �ce que concernerait le fantasme. Et
que a, me ancohe s y falt extensive, lumineuse, cet espace
La ressemblance interminable �
n est as un e�tensum (une grandeur repérable et
plat ventre l'eau des mares •_sUJtat>le, un P �n) , mals b!�n un pur spatium, une profon­
( ... ) Félicité, enfant, « buvait à
voir de l'or. Chaque vitre mdeclse
_ mals mtensive I5, dont l'effet pour-
Pleurant, elle croyait peut-être . . .
méditation où l'espace un de pan, d'Ital-Je, vmre de panique : vertiges
était, j'imagine, hameçon pour une
ait avec lenteur, et re<:n<,!WH1
,
m>ure:s. Il est d'ff1 !Cile d en rendre compte, parce que cela
mement s'ouvrait. << Elle mange .
,a !� fms
de son pain >>. Et ces la pure surface (la carte de l'atlas, le tissu
du doigt sur la table les miettes .
une constellation d'étoiles. dentelhere, la peute tolle colorée de Vermeer) et que1que
lui étaient peut-être comme
rivière, << à saisir des comme un appel vertigineux de la profondeur.
aidait les enfants, près de la
tait >>. Et ces flocons lui
d'écume que le vent empor
mer désenlacées, et vives Ce serait do_nc comme une espèce de perspective
peut-être comme des taches de
éraire, écrit Flaubert, se >> - aJUsl qu'on parle d'états seconds , 1a mlse en
le ciel . Toute son éducation litt
·

e en estampes. Mais, des surfaces �em�s ou notre regard ira, captif, dange-
tait aux images d'une géographi
A •

point noir de La Havane Ell� releveralt de· la figurabilité onirique, de son


plant le presque imperceptible .
, se fatiguant la vue, la liberte --:- 1e pouvmr, notamment, de tout renverser
l'atlas, elle y cherchait encore
le texte d' Audureau, la sens contraire. Freud dit de la figuration du rêve qu'elle
où demeurait Victor 12 • Dans
pocalypse, et le corps enlP''u de t;ansformer le temps (et la logique) en ur
d'un lustre lui sera un ciel d'a f
entière, son << nonchaloir >>, - en !mages, en Simultanéités visuelles même con r -
du perroquet une << chambre >> : et c'est pourquoi une image de rêv� pourra repr - :
in 13•
« jeunesse », sa « mémoire >> enf
Perse, « Oiseaux », ŒuvreJ complètes, Paris, Gallimard, 1972,
11. M. Blanchot, Le Pas au-delà,
Paris, Gallimard, 197 3, p. 98-99. 606.
12. G. Flaubert, « Un cœu r simp le », op. cit., p. 592-593, 596, 599, Cf. G. Deleuze, Dtf/érence et répétition, Paris, PUF, 1968, p. 296-297.
cit., p. 15, 114.
13. J. Audureau, Félicité, op.
70 f!E>:>ANG DE LA DENTELLIÈRE

!'fi;,�,��;:��>> des sensations du rêve


71
senter aussi son contraire 16• Et c'est pourquoi tout vol ici sera
une chute, toute chute sera une chute dans le cie1 17•
'\1 et 2 1 0u l'organ
menaçant. Conf!uence, encor ' e e se fait.
avec proust

(... ) Rêver, certes, est se mouvoir dans un espace de solitude. des << perceptions vraies du
dec, e el da mond e du reAve >>

- . roquem
ns le reve
A une hyperesthésie du ,
·

22.

Les rêves sont absolument égoïstes, écrit Freud, et,


ils ne sont pas faits pour être compris par autrui 18 futcontcer reCip ent . avec Bergson 1orsqu'il aréel .
perception du réel vt·s'tb!e n
'est pas moins en ah'firme
f
son rêve, souvent, déçoit autrui, parce qu'autrui ne voit et par conséquent d'irréalité � te de
de ce qu'on lui raconte là. Félicité serait un défi poétique ' que dans le reve 23•
récit de rêve, en ce sens que chacun s'y trouve au plain
du rêve d'autrui. Chacun est dans le fil de la mémoire de t
�:
� �� esi;ace de. la ressemblance
� interminable
eg n u règne la pure resse
cun. Ce serait comme une hypnose ou bien un est semblant :haqw ? mblance:
lisme - car l'image de rêve y devient un acte -, mais à a• 1 'autre et enco ' re ue fIgure en est une. a�t.re, est sem-
à · une
sieurs. Genre qui n'existe que littérairement, thc§âtralerrtentt: 7!•crcrte 1e mod'e.]e on·gmaire,autre, et ceIle-CJ a une autre
Transfiguration de la solitude en personnages sachant s d _ t, a une on voudrait être
ter au plus intime.
e depar révélation initiale mais ilrenv '
oye, a:
est le semblable qui renvoie
>>
. éterdellement�Z s:':n�
(.. . ) Le rêve serait, aussi, un espace de la prémonition.
est, du moins, l'hypothèse même du texte d'Audureau, et
passage à l'acte théâtral : ce qui est rêvé prémtortitc>ircemen déchirante dans le vide du
ciel
immédiatement survient. Ou alors était déjà (la cette interminable ressemblan
monition est aussi un travail de la mémoire), le temps de n . . ce nous rapproche de
i u
apparition recomposant comme un impérieux futur antériey �\ e

e �
pe�-;�� e �hé��;; ê�� té e.�tre le rêve, ]'an-
umieres
- un souvenir arrive. Mais la prémonition reste bien de paradoxales frontières ·. �ui't de ce]U1. etqui<;mbres y
l'exigence intime et perpétuelle, toujours reconduite, 1umiere de cel i q':'i rêv
·
veille et
� e tout

l'image en tant que puissance. << Elle avait rêvé rouge. Elle sais ce qm rn arnve écrit Binswa haut
>>
. << Rêve r signi. -
gna 19• >> Freud distinguait soigneusement le rêve du sornnar t cmtolc)gi. tt
A e de l'ang
q e est ee]Ul-' ]a' mem
,
nger " . Mais
r:
oiss e an a
bulisme et le somnambulisme du délire 20• Peu importe, ne se pos as la quest << Q

la fiction distribue autrement les cartes, pour cette raison "'"acre, celm?-la? tente certaion Où suis-je ? ,; lo�sq ,.tl
·
inement d'oubi1er ' ce qu'est
moins que la << croyance en la réalité >> ne lui est pas un
tère. La fiction sait élargir à tout l'espace le << gr<)ssissemt!O 127. Cf. P. Fédida " L'h
ypocon dne. du

A la recherche du temps per


5, 1972, p. 225-238. rêve », Nouvelle Revue
de
du. La Ansonnz
. ëre, Paris, Gallimard,
16. Cf. S. Freud, L'InterprétattOn des rêves (1900), trad. l. Meyerson _oeJ:gscm,_ L'Énergœ
D. Berger, Paris, PUF, 1967, p. 269-279, 332, 401, etc. spmtuelle, Pans, Alcan,
[ . J Amst, à
a peu près comme not 1919 p 97-99 . « Nos
17. Ibid., p. 337-339. Cf. également L. Binswanger, « Le Rêve et ''···'""'�; re vrsion du m n ck
:
reel
la �
pr:non�d'un o Jet
' connaissance que nous
(1930), trad. J. Verdeaux et R. Kuhn, Introduction à l'analyse existentielle,
à celle qm s ' accompht en tmphque une opé­
Minuit, 1971, p. 199-225. . cell reve. o�s n 'apercevo
e ct lance un appel ns de la chose
18. Cf. S. Freud, L'Interprétation des rêves, op. dt., p . 278, 293. au souventr de la cho
se comp1,ete , et
dont notre espnt
19. A. Rimbaud, « Les premières communions», Œuvres complètes, n'avmt
, pas conscrence, q
ut nous
Gallimard, 1972, p. 63.
une simple p nsee,
� P_:�fite de l'occasion pour restait en

,
d'haIluctnatwn, Inse s'élancer
20. Cf. S. Freud, « Complément métapsychologique à la théorie du ree dans un cadre re
el, que nous
,nous voyons la chose.
(1915), trad. J. Laplanche et J.-B. Pontalis, Métap�ychologie, Paris, »

J ,
:
1968, p. 133. �;:;:; L Espace littéraire, Paris , Gallimard
� ;, « Le 1955 , P· 366.
rêve et l'exi·stence» , '
art. dt., p . 224.
72 APPARAÎTRE LE SANG DE LA DENT
ELLIÈRE
73
le théâtre. Paradoxale veille, regard de la nuit. Et le rêve : ni
veille, ni sommeil, les deux, plutôt, mêlés. Et encore ce trait
ontologique de l'angoisse : << I.:angoisse rend étranger », dans
le moment même où le sentiment de la situation nous révèle,
dans l'angoisse, « où l'on est 26 » - mais comme une intermi­
nable question.

( ... ) Il y aurait, de même, quelque parenté entre une tache, une


dentelle et un pan de mur. Flaubert écrit la rencontre de Félicité
avec le cadavre de Virginie comme une omniprésence, une obsi­
dionalité de taches colorées : le noir de la croix, la pâleur des
rideaux tissés << moins pâles que sa figure >>, les « taches
rouges » des trois chandeliers, le brouillard blanchissant les
fenêtres, le noir des deux nuits de veille, le jaunissement
subreptice du corps et le bleuissement de ses lèvres, la blan,
cheur du linceul, l'or de la chevelure 27• En l'absence de l'en­
fant, << Félicité entrait dans la chambre de Virginie, et <q;d< - ,
dait les murailles . . . Dans son désœuvrement, elle essaya de
de la dentelle . Ses doigts trop lourds cassaient les fils ; elle
tendait à rien, avait perdu le sommeil, suivant son mot,
"minée" 28 ». Puis Félicité, mourante, aura « cru voir, dans
cieux entrouverts, un perroquet gigantesque planant au-de:ssu
de sa tête >> : une tache de couleurs - vert, rose, bleu, doré

( ... ) Dans La Dentellière, il y a aussi cette tache las-cinant!


(fig. 10). C'est le filet rouge qui descend de la lèvre du
sin (du nécessaire à couture) et envahit le paysage liquéfié
tapis de table (le filet blanc que Vermeer lui associe
comme en suspens au-dessus du paysage). Ce filet de
.
c'est le << pan >> qui envahit mon regard, il est fJV't''"""
un filet de sang. Pourtant il ne représente
(voyez comment Vermeer, entre les doigts de la ueJmemt:re,
représenter un fil ; ici, avec ce rouge, il peint donc
chose de plus qu'une mimèsis de fil). Et c'est parce que ce
rouge est peint comme rien} c'est-à-dire comme rien
1670 (deta .
La Dentellière, vers .
.du Louvre. Photo - il) Huile
·
sur torle, Paris,
D.R.
26. M. Heidegger, I.:Être et le temps (1927), trad. R Boehm et A. de
Paris, Gallimard, 1964, p. 231.
27. G . Flaubert, « Un cœur simple », op. dt., p. 609.
28. Ibid., p. 603.
29. Ibid., p. 622.
74 APPARAÎTRE LE SANG DE LA DENTELLIÈRE
75
que de la peinture déposée toute liquide sur le surface ?u e� ��ce ". Et ce sem là son ultime << hal
tableau, que cette couleur est poignante comme u� sang (J_,m­ >�, s�n sort ultlme par elle-même jetélucination éparse d'ago­
, jeté dans le gouffre
siste : si Vermeer avait peint cela comme du sang, s apphqu�n; etel eblomssant.
à imiter du sang, il n'aurait donné que le détail d'une banahte
surréaliste). Ce filet de couleur rouge - avec sa pr'?pre sc:m­ Cette mort est, strictement, la fascination
sion de taches plus pâles, de taches plus pourpres et unmobiles e":orbttante, enfm au comble d'un contact enf ave
in réalisée,
comme une coagulation -, ce filet de couleur qui est un reto�r objet du désir de voir. Le regard y est << entraî c l'impos­
du jet du pinceau sur lui-même, �me d! agation, u? jeu dérai­ Un m uv�m�nt im111obile et un fond sanné' absorbé
sonnable et risque-tout de la mam, votlav_ que ce filet de cou­ 53 >> C �est-a- dtre que la fascination enfin réalisése con profon­
leur s'est avancé vers moi. Il devient un ciel, une pure surface, son pr�pre renve�sernent, qui est horreur siste
···

mais vertigineuse - profondeur absolue. Effet de pan. on;biltc de Ja �lSlon - ainsi que Freud parlait : vis ion d'a n­
.
reve - �u 1 mterrninable ressemblance s'écro de l'c m­
(. ..) Les mourants parlent au sang qui les fuit. Ils parlent à un dans un dts se�blable essentiel, l'image même deulenotou tre
t
mur ou bien ils parlent à la lumière. Connivence du pan, de_ la dtslocatwn, l'envers de notre visage, la
lumière et du sang. << Le pan de mur est en face, pour conju­ ''Ju'rm·e, souffrante, rouge,
�n p leine lum ièr e, spa
chair
rer le cercle de ton rêve. Mais l'image pousse son cri 30• >> Les _
(notre corps jusque-la 1 enserrait), ruisselan cie use tou tà
mourants parlent à des petits pans de murs lumine':'x peints va. Et ce renver ent est aussi celui de l' te de la vie
sur de la toile : << Enfin il fut devant le Ver Meer... enfm la solatr_ e et sanglant.sem
Un reg ard d'O rph ée au
œ
il ébloui,
cieuse matière du tout petit pan de mur jaune. Ses étcmrdisseé est perdu n'e s seulement Eurydice, ma in jour ple
ments augmentaient ; il attachait son regard, comme un enliant .'mëm.e. Et ce renverstsempaent est enfin écroulement du is Orphé�
à un papillon jaune qu'il veut saisir, au précieux petit temps.
mur. "C'est ainsi que j'aurais dû écrire, disait-il. Mes derni.en; l:imaginaire sait atteindre lui-même ses pro
livres sont trop secs, il aurait fallu passer plusieurs couches de cela . po�e la questlon de l'écrire. Si écrire pres limites.
couleurs rendre rna phrase en elle-même précieuse, comme ,a la fascm atlon de l'absence de temps 36 >> _ au- , c'est << se
petit pa� de mur jaune". Cependant, la gravité de ses fascmatlon, et comme son destin propre, il delà de
dissements ne lui échappait pas... Il se répétait : "Petit pan Geo!ges Batatlle : << La nécessité d'é y aura ceci,
mur jaune avec un auvent, petit pan de mur jaune". Lepe1t1d:ut�
il s'abattit sur un canapé circulaire... Il était mort 31• >>
•vcugJter peut etr � exprimée dans l'affirmation qublo 'en
uir et
der­
analyse le soletl est le seul objet de la descri
37. >> Parler de cela au théâtre est un défi au thé pti on litté-
(. .. ) La pièce d'Audureau également compose un parcours ausst une exzgence quant au théâtre. âtr e, ma is
taches, de petits pans de couleur jaune sur plumes ou
de saignements et d'éblouissements lumineux. D'un bout
l'autre du drame, les yeux de Félicité saignent 32• Av·euigle1mer (1983)
nocturne - l'image d'un voile noir déposé dans son
comme sur le corps du perroquet - et aveuglement
mêlés : l'ultime passion de voir ses rêves en /ace d'elle
pour Félicité, la décision, terrible et enfantine, de fixer le Ma.llarmé, « Un coup de
dés » 0897), Œuvres com1:'t•/ètes, op. ct!.,
·

p.
Blanchot, [;Espace littéraire
, op. dt., p. 25.
3 1 . M. Proust, A la recherche du temps perdu. La Przsonntere,
30. Saint-John Perse, « Le mur», Œuvres complètes, op. ��t., p. 12._ .
p. 22.
.
IL Paris,
op. ct!., p. « La nécessité d'éblou
32. J. Audureau, Félicité, op. cit., p. 15, 80, 120, etc. ir» , Œuvres complètes,
140.
UNE RAVISSANTE BLANCHEUR 77

L'expression est ambiguë : << voyant », cela veut dire que quel­
q_u'un exerce, pour connaître ce qui l'entoure, sa faculté
VIsuelle ; mais cela veut dire aussi que quelqu'un est vision­
n�i�e, prophète en son genre, et donc, très vite, capable de
delzrer. Ce qui, en deçà d'une telle ambiguïté, demeure incon­
9
testable, c'est que Freud a fort bien compris en quoi Charcot
abordait la maladie mentale, l'hystérie en particulier, à travers
UNE RAVISSANTE BLANCHEUR des catégories visuelles. , En tant que catégories, elles visaient
un au-delà de la simple description : elles avaient l'ambition
philosophique de l' eidos, et Charcot les avançait pour consti­
Freud « non voyant » ? tuer une forme du symptôme, non seulement au sens d'une loi
r un point de vue hisncetor, iqu e lorsqu'on de son aspect _(de son apparence), mais encore au sens plus
Si l'on désire adoptence ou la nor;-existe il faulatval eur ou la radical de sa loi morphogénétique (loi de son apparition) ' voire
s'interroge sur l'ex<<iste
esthétique freudienn e >>, commencer son étiologie, de sa cause essentielle.
non-valeur d'une rap ts de Freud avec Chdir.arce,ot. Alors qu_e Freud a introduit, avec l'idée d'un Charcot << voyant >> le
par interroger les is por peut de toute pre ­ - justifié - d'une << avidité » épistémique prop;e à
Freud arrivait à Pariqu<<e,vieChrgearc»,ot,s1 1'on
lm, venait de fonisan der une clini<]ue instaurée par Charcot dans les murs de la
occupa tion esthét
' · ue la toute première tte esthetiq
esthetiq du gen re
,
-. ue avait. tpoulesr
util Cette avidité, on pourrait la résumer ainsi : voir,
(t<>U}ou:rs voir, toujours voir plus. Et toujours, en voyant, cher­
concepts de la psychoent pathologie. Ce _fonctionnement à identifier la forme de ce que l'on voit, même si ce que
de rendre compte, du Jau
_

ambition, non seulem is, éventuellement, dana en ger la valeur. voit est le fugitif, le flou, l'informe par excellence Me
des œuvres d'art, ma ud, ses coupes ta?m1q ues �e .�er. ,,.t,vi<ent en mémoire un cas soigné par Charcot, celui d'un
4

En 1885, moment oùs leFrebra s, << débarque » 1mlameSalsepewu�h er�, foudroyé. La foudre, plus exactement, était tombée
veaux d'enfant souuis bien des ées une voh � ­ près de lui. Or Charcot, pour tenter de soigner cet
Charcot dirige dep nographte an � �
zcale et artzsttq';'e : ou ? . n �ornme, tenta d'abord d'objectiver ce qu'il avait put voir il
cation sous-titrée Icod'un milliermed
1
pages consacrees a ladepem- demanda donc de dessiner la /orme exacte de l'éclair
:

ne trouve pas moins1885, travaillededéj la rédactiOn , aussi des expériences sur lui-même, en se malmenant
5•••

ture. Charcot, enLes Démoniaques danàs àl,art, marque 1 espérant découvrir et reproduire la /orme exacte de ce
curieux ouvrage, itable << critique médicale » qm
·

œuvres appelait le << scotome scintillant » (/ig. 1 1). Son but, à


nement d'une vér fait , d'une clinique visuelledes 2 le moins, était de préciser l'aspect des choses vues, et
- c'est-à-dire, en e le récit des rapports com plexes ce moyen de les identifier pour en mieux connaître les
Je ne vais pas fair drais, d'a bor d, rés um er si.nnplem.ent
Freud et Charcot. Jegénvou l, est envisagée cette ant relation. face de cette avidité scopique, qui semble ne pas faire
la manière dont, en l'idéeérad'u n << Charcot voy » (Seher) aou1:e on peut se poser la question de savoir quelle fut,
lui-même a émis r.: dillférentce, l'avidité propre de la méthode freudienne. La
e

Progrès
ue de la Salpêtrière, Paris, _
1 Iconographie photographiq
.
la Nou velle tcon ographze de
-1880, s1_1ivie par
Del�haye et Lecrosnier, 1876 . Didi-Huberman, Invention de l'hystérie. Charcot et l'Iconographie
Salpêtrière Paris Delahaye et
Lecrosmer, 188 8-19 18.
� � ,
ques a�s l'a (.1887), édltlon
. .
!og•'apiiiqtte de la Salpêtrière, Paris, Macula, 1982.
2. J.-M: Char �ot et P. Richer, Les Dém onia
berman, préface de P. Fed
lv!
1da, l ar1s, acula, Charcot, Leçons du mardi à la Salpêtrière, 1888-1889, Paris,
présentation de G. Didi-Hu par J. Laplanc he, Resu ltats, médical, Lecrosnier et Babé, 1889, p . 438-442.
trad. dirigée
3. S. Freud, « Charcot » (189 3),
PUF. 1984, p. 62.
p,0blèmes, I. 1890-1920, Paris,
78 APPARAÎTRE UNE RAVISSANTE BLANCHEUR
79
réponse classique, c'est que Freud aurait substitué l'écoute à
la vision. Façon de dire qu'il aurait refusé au visuel toute valeur
de vérité, parce que le visuel est porteur de fascination, et que t
la fascination a à voir avec l'illusion, avec la tromperie. On
soutient également que Freud aurait été en cela cohérent avec
la religion de ses ancêtres, qui est une religion de l'<< interdit
de la représentation >>, comme on dit. Puis, symétriquement à
ce refus de la visualité, on a coutume d'affirmer que Freud a
inventé un art nouveau de l'interprétation, dont les critères ne
sont pas figuratifs, mais symboliques : non pas une esthétique
des surfaces, en quelque sorte, mais une sémiologie des pro­
fondeurs. Une anamnèse cherchant, non des formes, mais des
contenus et, même, les contenus les plus cachés qui soient...
Tout cela aboutissant à l'idée d'un Freud qui serait, en somme,
l'ascétique praticien d'une << non-voyance >>.
On peut cependant se demander si cette idée - cette
image - d'un Freud << refusant de voir >> pour mieux se main­
tenir, divan oblige, dans la dimension de l'invocant, de
l'écoute, n'est pas à nuancer, ou même davantage. Et cela, pour
deux raisons principales. D'une part, à s'en tenir à une telle
idée, on s'interdit de comprendre pourquoi le développement
intrinsèque de la théorie freudienne, à un moment crucial de
son histoire - l'année 1910 - a pu exiger un rapport aux
œuvres d'art, en l'occurrence la peinture de Léonard de Vinci,
,

pour se former peut-être, en tout cas pour s'évaluer en face


d'un objet visuel. Il faut se demander pourquoi le livre sur
Léonard, par-delà même son caractère auto-analytique, a pu J.-M. Charcot, Scotome sântzllant,
prendre pour Freud une telle importance, heuristique ou théo­ complètes, III, p. 75.
1886. Schéma publié dans les

rique Au moment où il y travaillait, Freud écrivit à Jones ces


quelques paroles de modestie : << Ne mettez pas d'espoir dans
6•

D'autre part, si !:on omet de s'interroger sur le rapport de


ce Léonard qui va sortir le mois prochain, ne vous attendez ,. a, une activite de voyance, ou tout au moins de regard
pas à y trouver le secret de la Vierge aux rochers, ni la solu' s mterdit d comprendre comment des concepts analy:
tion au problème de la Joconde >> Mais, neuf ans plus tard, "n""" peuvent <;_etre, pou r s, opératoires ou << turbulents >>
dans une lettre à Ferenczi, il soutenait que ce livre était tout pour �epre�dre l'expresnou
7•

de même << la seule belle chose qu'lill eût jamais écrite 8 >>. sion utilisée "dans ce colloque par
Fedtda - quant a' nos
ctat>leau, P,ar ex�mple �n tableau deman Léo
ieres d'envi· sager un
nard de Vinci. Il me
•scmrJJe necessaire, enfm, d'interroger l'esp èce de freudisme,
6. S. Freud, Un Souvenir d'en/ance de Léonard de Vinci (1910), trad.
J. Altounian et al., Paris, Gallimard, 1987.
7. Id., cité par E. Jones, La Vie et l'œuvre de Sigmund Freud (1953), trad. c�;;:�nication de �ferre Fédida
� ul
n'apparaît malheureusement pas
A. Berman, Paris, PUF, 1958 (éd. 1970), Il, p. 369. oque, Un Stec!e de recherches freudi dans
8. Ibid. ennes en France 1885186-
w , , 1986
ouse, Eres . '
80 APPARAÎTRE UNE RAVISSANTE BLANCHEUR
81
implicite ou explicite, qui �':j ?urd'h�i traverse - travail e - ! U,Interpr�tation des rê�es, où on peut lire
une grande partie de l'activite des h1stonens et des cntlques d anamn�se << doit proced que le travail
er en détail, et non pas en masse
d'art. Je n'aborderai pas tous les aspects de la question, b1en On smt egalement que les deu 13 »
. . x grandes règles classiques de.
sûr (faute de temps, je laisserai de côté, entre autœs, le pr? ­ la si:uatw analytique revien
, ails) et �a << ne nent à << tout dire >> (surtout
blème de la psychobiographie). Le point sur lequel Je �oudra1s det nen om les
. ettre dans l'interprétation » (surto
m'interroger surtout, en ce qui concerne ce suppose mlheu pas le� détails ) . Le d�tail, cependant, demeur ut
freudien dans lequel l'histoire de l'art, à :rav�rs sa �eth , e un objet de
?de conna1ss�nce extraordinairement
. fourbe et dangereux. Là où
iconologique << renouvelée », vivrait ou ne v1�ra1t pas, c est 1 ex­ les htstonens de l'art se précip
itent sur le détail et l'envisage
trême attention, l'avide passion que cette methode porte, dans volonue:s c mm b fz,n, la pom nt
� te du mouvement interpréta­
la peinture, aux détails. tif - hb�_ res ��tma .
gment -ils, des trop généraux
:
fJ!
�ents » wolf m�ns -, Freud au contraire orient
<< fonde­
ait l'analyse
a partzr du detail. Telle serait
Au-delà du principe de détail un premier malentendu dan
lequel l'Iconologie, aujourd'h s
La question n'est pas simple. D'un côté, l'attention au� ui, aurait envisagé sa propre
. accessiOn au << frel!dlsme » .
détails est une chose extrêmement posmve, dans 1� mesure ,ou . Freud interprétait le détail
la prise en considération des élément� les plus dŒcrets d un dans une chaîne dans un
déf ilé », je dirai même dans un file
tableau permet de s'interroger plus fmement, vmre de faue li� �ourlant, dans bien des textes hés àt de signifiant;, Ce qu'on
.
vaciller l'idée qu'on se faisait, au départ, du << sujet >> de ce hentee - de Panofs la méthode iconologique
. ky, c'est la recherche - toute
tableau. Ainsi, c'est un historien de l'art ayant plus ?u moms 'est opposée - de quelque différente si ce
lu Freud qui, dans la Nativité de Lorenzo Lotto, a S1enn�, .comme un chose comme un /zn m;t ou
signifié ultime : la solution d'une
découvre ce détail : l'enfant Jésus a encore son cordon ombi­ d'art serait censée avoir proposée. énigme que l'œ�vre
De pui s qu'on s'est avisé de
lical. Et la présence d'un tel cordon ombilical nous apprend
quelque chose, sans doute : quelq�e chose de pl�� sur la �ms�

la pre, sence, ans le Portrait des
époux Arnol/tnt; de Van Eyck,
cette espece de marque subject
en œuvre picturale de la matermte dlVme ou de 1 mcarnat10n , miM, ir convexe -
ive, laissée dans l'image du
avec la porte entrouverte, les deu
quelque chose de plus, sur Lorenzo Lotto lui-même 10• De l'irlscfip,ticm du peintre signant x silhouettes
même, c'est grâce à l'entremise ou à l'aval de la p �ychanalyse son témoignage dans la scène
(elle-:mêmé -, on s'est mis à rec
que des méthodes d' attribut�on passablement oubhees, comme hercher, dans l'abyme des jeux
. la repre,�entatwn (de la représent
celle de Morelli - qui attnbualt tel tableau a_ tel pemtre en . ation de la représentation,
un detml qut. nous parlerait, qui
vertu de critères de détail : la façon dont les ongle� sont de�­ nous dirait exactement
du << sujet » ou du << moi » dans
sinés, ou les paupières peintes, ou les lobes des or�1lles œpre­ le dispositif du tableau.
l'on retlfe l'impression qu'être
sentées 11 -, ont pu être réévaluées, à tout le moms re1mÜ;es .tao1eau, ce serait identifi r cette place en
<< freudien », devant un
. question, ce qui est
a. l' ordre du Jour 12 . ontoncjre su;et et 1dent1t�e nomma
, de <<
Voilà qui ressemble, effe�t1vement, � une metho ble, lieu et place assignable.
�n parle de la carafe dans le coi

il Y a un reflet, dans le reflet il


n du tableau : dans la
.

dienne », une méthode suivant la vme royale ouverte


y a une porte, entre les
battant� de la porte il y a un per
sonnage et voilà, c'est la
10. Cf. D. Arasse, « Lorenzo Lotto dans ses bizarrer�es : le J?eintr: et du « sujet », et l'on cherche dar
. e-dare ce qu'il dit, à quel
nographie », Lorenzo Loft?. Atti del C nvegno inte:nazto�ale dt studz il le d1t, qu' st-ce qu'il a fait pou
� ,
Centenario della nascita, dlt. P. Zarnpettl et V. Sgarbi, Trevise, . � r le dire, pourquoi il
l98 l , p .
dit pas plus clairement, bref, que
1 1 . Cf. G. Morelli [sous le pseudonyme d'Ivan LermolieffJ, K ,; w•tk rzJiS<:h t l est son crime z'navoué...
Studien über italienische Materez; Leipzig, Brockhaus, 1890-1891.
.
12 . Cf. H. Damisch, « Le gardien de l'interprétatton », Tel Quel, no S . Freud, L'Interprétation des
2 rêves (1900), trad. L Meyerson
1971, p. 70-84 et 8 -96. Berger, Paris, PUF, 1967, p 97. revue par
.
82 APPARAÎTRE UNE RAVISSANTE BLANCHEUR
83
Comme si la peinture était une activité criminelle ! Aprè� tout,
.
! Enfin, là où Freud entendait le détail comme un << rebut de
c'est possible. . . mais, si la peinture est ull:e activite cruni?elle, !'observation », l'interprétation icon ologiq
convenons que ses crimes sont multiples : Ils ne sont pas reduc- rconologiq _ ue >>, ue ou, mieux, « néo­
conçoit souvent le détail comme
tibles à un seul point et à un seul sujet.) . . . .. d'un� fi� esse de l'observation, laq résultant
uelle se précipite d'abord sur
Dans de tels cas, la découverte du detail , qm, << s1gmfle >> les d�tmls qm ressernblent bien
_ mettons des guillemets - fait moms preuve d une perspi­ : le chaton d'une bague, une
mscnptwn, un reflet.. . Mais la
cacité analytique de la part de celui qui regarde le tableau finesse d'observation devant
u� tableau, n'a d'autre sens que rela
tif à la finesse de 1; touche.
qu'elle n'offre la preuve d'une efficacité propre de la P';mture S approcher d'un tableau
pour en « détailler >> les parties
où le détail, bien souvent, s'échafaude �omme u,n appat po�r constitue peut-être l'opération la
le regard, un point de captatiOn. La pmssan�e d un tel ar;p�t plus problématique qui soit.
Je ne parle pas seulement des pei
se mesure, notamment, au fait que la fixation sur le detail ntres chez qui le fait est bien
conr.'u, Titien ou Chardin, par
engage le regard de l'historien à chercher autre chose encore exemple. Des textes célèbres
souhgnent que, quand on s'ap
que ce que montre le table�u. Ainsi croit-on être << freudien > proche des œuvres de ces
� peintre� , le détail disparaît, « tou
en étant curieux de ce qm ne se volt pas dans le tableau . t se brouille >> ; et que tout se
reconstitue quand on s'éloigne
qu'est-ce qu'il y a au-delà du c�dre ? Qui, _regarde en d�çà u
. � � du tableau - paradoxe inté­
;essa?t 7• bis ce problème existe même chez des peintres
1
plan de représentation ? Qu est-ce qu Il y a dernere .. que 1 on credit de la plus grande
� , de la plus souveraine pro­
·

Panofsky, dans un texte célèbre sur l'Allé?orie de la Prud�nce /J>ensic•n aux details. Je pense not
du Titien, a, sans le vouloir, donné le modele de �e !'enre d en­ amment à Vermeer dont la
Delft montre bien la part fantomatiq
quête en cherchant une solution �u �ableau � a. 1 emgme , d� ;,;,,,AllA propose ue de l'e;périence
, : le fameux « petit pan de mur
tableau - derrière le tableau lm-meme, celUI-Cl etant cens� un pan de mur - parce que jaune >> n'est
cacher quelque chose : un trésor, bien sûr. Moy�nnant qum, c'est plutôt un toit -, ni
:/)!<orne, exactement, un toit jaune
il ne dit pas grand-chose sur la pemt�re elle-meme (sa cou­ - parce que c'est en réa­
une espèce de « couche sur cou
leur, sa texture, son travail), me?'e , s il � t beaucoup sur la che >> de deux 'couleurs
ijnjff'é !nt<es où le jaune n'est pas
·

; absolument prédominant. On
représentation que cette pemture mstaure . Dans le hvre plus surtout un rose liquéfié, en dessou
récent de Carlo Ginzburg sur Piero della Francesca, le modèle . s, et puis, par-dessus,
:S)nOJments de Jaune grumeleux.
<< freudien >> - mal entendu - est plus explicite 15 • omme <: Ce qui est sûr, en revanche
qu'il s'agit bien d'un petit pan, un
pan de peinture (c'est:
si Freud à l'instar de Sherlock Holmes, ne cherchait qu a !den,
tifier de� coupables 16• Comme si le tableau avait fatalement sa �
. (c est-

une ati re indistincte), plus que
d'un détail de repré­
rztm�ion a-drre rendant visibles des objets
plus juste signification dans la signification la plu,� cachee, , swuu:•oJ"es) 18 distincts et
moins visible, la plus << hors-tableau >>. Je per.'se qu a un pratique du détail dont je parle

théorique on pou�rait compren re cette mepn�e comme Ch!m2ily1;e - elle le fait souvent
s'autorise en fait de la
?
espèce de scotomzsatzon du materzau, ouble. d une cOJlfulsio'll :!tetnerrt - s r la base de deux

plus implicitement qu'ex­
idées, de deux idéaux qui
entre représentations de mots et representatiOns de cnoS<:s. - i contradictiOn flagrante avec le poi
nt de vue freudien
ce qu'il a de plus per
tinent, à mon sens, pour l'histor
Il y a d'abord un idéal de la ien
description exhaustive
14. Cf. E. Panofsky, I.:Œuvre d'art et ses signi/lcations. Essais sur les
visuels » {1955), trad. M. et B. Teyssèdre, Paris, Gallimard, 1969, p. 257
15. Cf. C. Ginzburg, Enquête sur Piero della FranceJca (1981), �
. .. Cf. egalement td., « L'art de
Di i-Huberman, La Peinture
M. Aymard, Flammarion, Paris, 1983.
incarnée, Paris, Minuit, 1985, p. 28-6

. . 2.
ne pas décrire. Une aporie
16. Id., « Traces. Racines d'un paradtgme mdtctalre » (1979), trad. ­ », La Part de l'Œil, n° 2, 1986, du détail
Mythes, emblèmes, traces. Morphologie et histoire, Paris, Flammanon, p. 102- 119 [repris dans Dev
(;/U<?Sti<'m' posée aux fins d'une histo ant
p. 139-180. ire de l'art, Paris, Minuit, 1990
,
APPARAÎTRE UNE RAVISSANTE BLANCHEUR 85

e le détail » d'un <:·exige ces de vérification >>, dont l'enjeu concerne la << réus-
84

qui croit, ou vouon drait croire, qu'onailpeud'ut <<nefair


phrase écnte, donts,t site >> d�une analyse - donc sa do'ture - face a' des objets .
tableau comme tessailest par faire le dét cç:onJm.e 1a pemture ou �a littérature. En d'autres termes, il y
on épuiserait tou t idéal esttiesun(lesmopr? po;;it_io�s, puis les mo ch�z Freud lut-meme une divergence entre la radicalité
·

e eptstemtque qm ext ge
puis les lettres). Cee des objets représdel Er: d'autr es terme s, questwnnell], ent métapsyc!Jologique et la relativité de sa
la stabilité logiqu i voudrait que, danents és. on
la pemture, Il s'aglt pm sse psychanalyse appliquée >>.
c'est un idéal qu« non », « c'est » ou « ce pas >>. Quelle est donc la cheville métapsychologique de la posi-
dire « oui » ou viste à peine déguisé. n'est � de la �tse en quest10? - freudienne sur le détail ? Je
là d'un idéal positi t un idéal du sens caché : sens q�t. attend, deJa nommee : c ,est la notion d'un << appât pour le regard >>
Il y a d'autre parqu'on le décèle - qu'on le d�scelle - chez Freud prend l'exact contre-pied de la position d�
derrière le détail,. C'est là un idéal qui croit pouvotr exhaus­ <,�,Jhal:cot, pou: qm tout . ce qui était flou et imprécis, il fallait
comme un trésorle visible, comme on épuiserait un champ �e que conte en f.alte le détail >>. Freud propose ceci, qui
tivement creuser it qu'on pourrait arriver, en creusant systt;� tout simpl_ement l mverse : tout ce qui est détaillé, il faut
«

ruines ; et qui cromettre au jour quelque chose c?m�e 1� :re­ que conte le relever, au sens hégélien du terme - ou
matiquement, à ion. Cet idéal est, lm, un m�de�e :J exegese. il faut le faire s'effondrer pour Je mieux déconstruire.
sor de la significatpar-dessus tout, c,est la stab!lite semantique trouve cette pensée dans un certain nombre de textes
Ce qu'il souhaiteentés dans la peinture. Par exemple, tout per, celm sur les souvenirs-écrans, où le détail apparaî;
des objets représ nt, quelque part dans les pans de sa robe, tout comme un eff�t :Je _déplacement, de compromis, de
sonnage barbu aya t Pierre >>, et l'on n'e n parlera plus. ; �n heu ou, ecrlt Freud, « la représentation s'es­
une clé sera déclaré <<ancsain << iconologique >>. Et il. ajoute que représenter quelque chose en détail
ien : c'est un idéealRip
20

Cet idéal-là est trèss que lui nait Cesar a, ue en 1593, psychtquement parlant, l'équivalent de la formule :
justement. Au senIconologia,don dictionnaire << bilingpour>>jus:deternellt l;lttes-.le avec des fleurs >>. r; exemple qu'il en donne est
le début de son qui étaien d'une scèni? irreprésenta�le : une scène de défloration,
21

et d'images : imagesr une choset fait es, disait-il, qm �lent se. concretiser dans le détail trop précis
traduire, << signifie oit, au bout dufércom
dif ente de �:lle quese - pissenht Jaune - surgissant au milieu d'un sau­
voit 19 >>. On s'aperç pte, qu a trop ourt �eur
d
enfan�e. Et Freu� de co�dure qu'on ne peut pas dire,
ail on court le dourer
cipiter sur le détten ble risque - on en.c ce cas-la, que 1� detail << emerge >> : il faut dire que le
le double malen rhédu - de restau un ancien poûtivi:;m1 se /orme, ce qm est tout à fait différent On peut éga­
et une ancienne torique. ,atrouver
_
des mdtcatlons de cette mise en question du
22•

travers toute la théorie du fantasme. Quand, par


Freu�I remet, en question la réalité de la scène de
hysten ue, c �st en même te�ps une remise en ques-
question du lieu
La «femme flottante >>, ou la
si nous manque, �laall?s? laCette
Que nous reste-t-ildedonenvc ers la validite51du detml qm est en Jeu. Enfin, dans le texte
visuelle, toute certitu le statut du det e de trouve cette idée que la qualité essentielle
ftculté, me sembleste dans l'œuvr
-t-il, est déjà présenis,teopp serait,. Justement,
. sa qualité de détail ; que, par
à travers le contraces praqui, quelquefo ose exigences .
tiques et exigen l'autretiqceuesqu: eexiPiegen ces
d'un côté, et de rre Fédida a nominè
�����
« Sur les souvenirs-écrans » (1899), trad. dirigée par
, se, psychose et perversion, Paris, PUF, 1973, p. 113-119, 126.
gini cavate
a descrittione di diverse im�
19. C. Ripa, Jconologia, aver . Hûdeshe1m-N ew York, p
(159 3-16 03) , rééd
chità, e di propria inventione p. !32.
1970.
86 APPARAÎTRE UNE RAVISSANTE BLANCHEUR
87
conséquent,. celui-ci serait la chose qui se prête le mieux à la ment de savoir si << c'est >> si « ce n'est pas >> le sourire de
man1pu. 1atlan 23 . la première maman ; le proboulème
Il est fort important, pour 1,h1stonen
. . de 1,art, d,apprendre �ytrque n'est pas de savoir si « c'estd'un »
e esthétique psychana­
ou
en quoi le détail se prête éminemment aux fantasmes et aux vautour, un milan, ou que sais-je encore. siTou« tece l'am
n'est pas » un
biguïté de
manipulations perverses : bien souvent nous constztuons le la « psychanalyse appliquée >> apparaît ici au
gran d jour : elle
détail au moment même où nous croyons l'observer. B1en sou­ efait rien d: autre q':''�dopter les travers méthodologiq
�1 h1stm
vent le détail est précis en cela même qu'il se constitue comme re de 1 art tradltlonnelle parce qu'en dernier ressouesrt
de
elle
élaboration secondaire. Voilà à peu près ce que J'appelais une fait de l'œuvre - dans la meilleure tradition positiviste - un
fonction d'appât pour le regard : une fonction d'�cran, voire problème de clinique psychopathologique. Ce qui est retour­
de fétiche. Tout le problème e�t que \reud, malgre_ce_ f��d de pet au symptôme façon rcot. La clinique a, bien sûr, toute
considérations métapsycholog1ques, s est comporte, a 1 egard son importance dans la Cha cure
des tableaux de Léonard de Vinci, comme quelqu'un qm se �ien différemm�nt selon qu'o;nmais se
le mot symptôme s'entend
trou ve dans l'enfer hospita­
laisse passablement << appâter >> par le détail. r;exemple le plus lier, dans le cabmet de l'analyste ou deva nt les cimaises d'un
célèbre en est la manière dont, face à la Joconde, il focalise musée...
toute son attention sur cette discrète béance qu'on appelle, Quant à l'inquiétante étrangeté de la Joconde et à son pou­
généralement, « le souri;e de l� .Joco�_de >>. �'est à c� s_eul sou­ maternel de fascinatio - comme Freud le dit si juste­
rire qu'il attribue tout 1 eff�t d 1�qmeta�te etrangete emana�t /.rneJat : entre un amour et unn prés
du tableau. En un sens, b1en sur, 11 n a pas tort ; sauf u il lointain -, elle n'a, en finage funeste, entre un proche
cherche à détailler cet effet. Et comment cherche-t-Il �a le propres de Caterina, de Donnacomde pte, pas besoin des
un

détailler ? Il le localise d'une part, et d'autre part il cherche à


· "·�---
Albi
del Giocondo, pour fonctionner, pour era, ou de Mona
lui donner un nom. Il cherche une identification, ou une série apparaître. Freud
,;XJ!Ussat à mettre en jeu la « turbulence de sa pensée >> simple­
d'identifications : Caterina, la mère, mais aussi la belle-mère, lorsqu'il suggère que cette inquiétante étrangeté n'est pas
Donna Albiera... Il veut se faire Sherlock Holmes pour des f;§�ule:ment localisable dans le détail du sour
raisons, pour des « exigences de vérification >>. ,. . . . tapport de ce sourire avec tout le reste duiretable : elle est dans
C'est fatalement sur ce point - sur ce plan d 1denuflcat1on, que la discrète béance du sourire de Mona Lisaau.pouIlrn'y par­
a
c'est-à-dire de connaissance positive - que les historiens de d'un tel pouvoir d'étrangeté. Regardons simplement la
l'art ont pu accabler Freud : erreurs d'identifications, erreurs fîu,rtic'n du portrait (fig. 12) juste derrière la
biographiques, erreurs factuelles. Vo�re, ce 9m . semble plus . Un abîme. Et cela ne se voit pas souventfemm
:

dans
e, qu'y a­
grave pour un analyste, erreurs d mterpretatwns sy�bo­ . Une femme au-dessus de gigantesques montagnesles? por­
liques 24• Mais le problème... est que ce n'_est pas le p robleme, donc dans le ciel. C'est, disons, une /emme flottante.Elle La
si l'on veut bien suivre Freud dans ses exigences metapsycho­ d'inquiétante étrangeté, le jeu du proche et du loin­
logiques et méthodolog!ques plutôt . que dans se� nous sont donnés immédiatement, sans égard au nom
espoirs de résoudre une emgm� h1stonque. Leyrobleme du Ils sont donnés dans la simple - mais
tableau ne se résout pas lorsqu on y a 1denuf1e tel ou tel 'de,rtzj;iab,ie - situation de la figure dans l'esp
ace - dans
sonnage ; le problème de la Joconde n'est pas fmld,,m,entalec npossablle lieu - où celle-ci apparaît.
23. Id., « Le fétichisme » (1927), trad. dirigée par J. Laplanche, La Vie sexueue" 1 : la tautologie du visible
Paris, PUF, 1977, p. 133-138.
, . . son livre sur Léonard de Vinci, Freud a donné
précieuses indication pour que soit repensée une
)tervetJticm plus juste de la spsyc
24. Cf. M. Schapiro, « Léonard et Freud : une etude d hrstOlre de

. .
(1956), trad. J.-C. Lebensztejn, Style, artiste et société, Pans, Gallimard,
p. 93-138.
hanalyse - je dirai plus
88 APPARAÎTRE UNE RAVISSANTE BLANCHEUR
89
volontiers : de la métapsychologie - dans le champ de l'his­
toire de l'art. Toutes ces voies définissent, à mon sens, un mou­
vement qui serait définissable comme au-delà du principe de
détail. Car elles concernent toutes, non pas la question de ce
que j'appellerai la figure figurée - la forme, l'aspect, l'eidos,
bref tout ce qui faisait l'objet de la quête de Charcot -, mais
celle d'une figure en acte, ce que j'appellerai la figure figu­
rante : figure en suspens, en train de se faire, en train d' ap­
paraître. En train de << se présenter >>, et non en train de
« représenter >>. C'est exactement là que Freud se réfère à la
situation du rêve et au travail de la figurabilité. Je note en pas­
sant que les textes importants pour toutes ces questions font,
très souvent, la conjonction de la question du rêve et de celle
de l'hystérie : deux domaines où, en réalité, Freud n'aura
jamais cessé d'être << voyant >>, s'interrogeant sans relâche sur
le statut de ce que je nommerai la visualité symptomale 25•
Quant aux indications repérables dans le Léonard, j'en indi­
querai, brièvement, trois.
La première, je la nommerai la tautologie du viszble, le
truisme du visible. Arrivé aux deux tiers de son livre, Freud
envisage - enfin - la question de l'efficacité picturale. Il se
met alors, dit-il, << à penser au tableau de Léonard >>. Et là,
il produit un texte qui n'est fait que d'évidences abruptes et
26

décevantes. Comme s'il ne pouvait « dire >> la peinture de


Léonard que dans une espèce de faiblesse de la langue où s'ac­
cumulent les adjectifs : c'est « singulier >>, c'est « ensorcelant >>,
c'est « énigmatique »... Plus loin, c'est « enchanteur », c'est
étrangement beau >>. Finalement, il n'y a rien à dire. Alors,
Freud écrira que c'est « léonardesque >>. Très conscient d'avoir
«

produit une tautologie, il conclut qu'aucune explication ne


paraît satisfaisante 27 I.:efficacité du tableau - la fascination
qu'il suscite - demeure donc aussi énigmatique qu'elle est
évidente.
On ne saurait pourtant en rester là. Car Freud s'est déjà
confronté aux problèmes de la fascination et de la tautolo­
gie. Il les a analysés, et c'est cela qui, pour nous, devient réel- · Léonard de Vinci, La Joconde, !503-1506. Huile
sur bois. Paris,
du Louvre. Photo du musée.

25. Cf. G. Didi-Huberman, Invention de l'hystérie, op. cil., panim.


26. S. Freud, Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci, op. cit., p. 132.
27. Ibid., p. 132.
90 APPARAÎTRE UNE RAVISSANTE BLANCHEUR
91

lement intéressant et riche d'enseignements. Ces analyses sont


partout dans la clinique freudienne de l'hystérie. J'en rap­
pellerai seulement deux occurrences. La première remonte au
séjour de Freud à Paris. Ce séjour - toute la correspondance
avec Martha le montre bien - peut être interprété comme
une sorte de voyage initiatique, une entrée dans le problème
de la fascination. Fascination visuelle, fascination féminine :
Sarah Bernhardt au théâtre, et au Louvre la Joconde, mais
aussi la Vénus de Milo avec sa si belle « pâleur 28 >>. Songeons
aussi à tout ce que Freud n'écrit pas à Martha, mais dont on
peut s'imaginer que ça n'en fut pas moins troublant pour
lui : à savoir la séduction hystérique des malades de Charcot,
que Freud, jour après jour, fréquentait fatalement. Leur
charme, donc, et ce qu'il a appelé plus tard leur << belle indif­
férence >>. Mais aussi leur terrible obscénité. Ou le jeu entre
les deux 29.
Autre occurrence (toujours dans le champ de l'hystérie) :
c'est l'observation de Dora, capitale dans le contexte qui est
le nôtre, parce qu'ici Freud se heurte véritablement à la ques­
tion et se doit, d'une certaine façon, d'y répondre. Souvenons­
nous du moment où, parlant de sa rivale - Madame K. -,
Dora évoque soudain, comme un point d'extrême fascination,
ce qu'elle nomme la << blancheur ravissante de son corps 30 >>.
À ce moment, Freud reste coi devant l'énigme d'une fasci­
nation qui ressemble bien à une fascination amoureuse, qui
apparaît comme une fascination pour la << ravissante blan­
cheur >> d'un corps féminin. Le travail d'interprétation aurà
d'abord à se déployer sur la base de cette évidence, de cette
énigme. Mais intervient cet autre élément de l'observation
c'est lorsque Dora évoque ses deux heures de fascination
. : ·

elle-même nommant cela « deux heures d'admiration .·


recueillie et rêveuse >> - devant la Madone Sixtine de


·

Raphaël " (fig. 13). Soulignons d'emblée un point commull


qui unit fortement la Joconde et la Madone Sixtine ces deux


Raphaël, La Madone Sixtine, 1513 -1514
. Huile sur toile Dre5de,
:
Ge1miilde1�alerie.. Photo Giraudon. ·

font aP.paraître deux versions de la /emme flottante.


28. Id., Correspondance 1873-1939, trad. A. Berman et J.-P. Grossein, Paris;
Gallimard, 1966, p. 184, 186, 191, 199, etc.
de Raphael avance da s les airs sur une sorte de par­
·

. . de nuages: Et �re:'d d?mter


29. Cf. G. Didi-Huberman, Invention de l'hystérie, op. cit., p. 173-272.

l demandai - ecnt-il - ce roge r sa patiente : << Quand


30. S. Freud, « Fragment d'une analyse d'hystérie » (1905), trad. M. Borwpr�rte•

qui lui avait tant plu dans


et R M. Lcewenstein, Cinq psychanalyses, Paris, PUF, 1954, p. 44.
3 L Ibtd., p. 71. UI
92
APPARAÎTRE UNE RAVISSANTE BLANCHEUR 93

ce tableau, elle répondit de façon confuse. Enfin, elle dit : dinaire acuité - théorique, mais également visuelle - ce fait
symptomal qualifié, au départ, d'<< incompréhensible >>, bien
<< la Madone >> 32• >> du détail. Les deux élé­ que celui-ci puisse se présenter de façon très spectaculaire : il
Voilà qui ne constitue aucunement blanch eur >>, << la Madone ;> s'agit de l'identification contradictoire à deux images dans un
ments que j'évoque - << ravissante s confuses, logi­ même corps et à un même moment 35 • Comme si le corps de
- forment, au contraire, un ensemble de chose iques, comme en l'hystérique pouvait être - tel un camélia dans le rêve - à la
quement repliées sur elles-mêmes, aporétfondamentales
arrêt. Elles ouvrent cependant des pistes que cette espècepour de
fois rouge et blanc, à la fois homme et femme, à la fois por­
teur et martyr d'une même violence.
l'interprétation du cas. Pourquoi ? Parce t la cheville même Dans le cas de Dora, nous retrouvons exactement ce
fermeture logique devant l'objet visuel fourni
d'une ouverture phénoménologique dont l'analyse se doit de moment, ce nœud de contradiction, lorsque Freud en arrive à
tenir compte. Davantage : elle donne unsemble départ fondamental l'idée que l'effet de fascination produit par la << blancheur
à l'interprétation, même si, d'emblée,. elle vidée ?e se?�· ravissante >> du corps de Madame K. peut manifester, ou visuel­
nous attemt
La << turbulence >> de la pensée freudtenne e chose comme 1c1 ven­ lement incarner, le nœud indémêlable d'un amour et d'une
tablement, et elle le fait à partir de quelqu que de supporune rivalité. La << turbulence >> de la pensée freudienne peut, ici
phénoménologie du sensible, avant mêmequelconque. ter encore, atteindre l'historien de l'art, en ce deuxième sens que
nous devons tenir compte - de façon sublogique ou paralo­
une signification - une iconographie - gique, en quelque sorte - de ce que je nommerai les figures
figurantes. Les figures figurantes, qui figurent de manière tou­
Figurabilité, 2 : la contradiction des figures jours contradictoires. Qui admettent, et même exigent, leur
La deuxième indication est donnée dansraila laprise en consi­ antithèse constamment maintenue. Qui n'ont pas encore
dération, par Freud, de ce que je nomme nous indiqueiction décidé à quoi elles vont s'identifier.
des figures. Une simple note en bas de page cette La peinture met aisément en jeu de telles << figures figu­
contrad

affirmé que
voie dans le livre sur Léonard, lorsqu'est Louvre, re semble à le tableau rantes >> - et nous sommes, là encore, << au-delà du principe
représentant La Vierge et sainte An,ne, auen sorte qu;il. est dif­ . de détail >> - par le simple fait que les corps, dans la pein­
des << figures de rêve mal condensees >>, commence 33. Freud ture, ne sont jamais matériellement isolés, ne sont jamais iden­
ficile de dire où Anne finit et où Marie repéré dans le rêve tifiables tout à fait, ou détaillables tout à /ait, comme les corps
met ici le doigt sur un point capital, déjà ment, dans leur réels dans l'espace, ou comme les mots écrits noir sur blanc
et dans le symptôme hystérique : très précisé dans une phrase. Cela, pour une raison toute bête, à savoir
commune capacité à mettre en œuvre la des métamorphose, mais 'lue c'est une même matière la matière peinture - qui sup­
aussi la << simultanéité contradictoir e >> figures. Dans le porte la représentation d'une chose et celle de son contraire.
-

rêve, la possibilité pour un caméli a d'être e� tant ,que Ainsi en est-il, dans le tableau qui intéresse Freud, de la main
dans la vtsuahte du
rouge
camélia mais d'être présenté comme es contradictoir es du
rêve, p�rmet de nouer les caracté ristiqu
blanc

péché et de la virginité 34• Il en est de même dans la cnse hys­ 35. Id, « L�s fantasmes hystériques et leur relation à la bisexualité » (1908),

térique. Deux années avant la publica tion du livre sur Léonar d, Jrad. dirigée par J. Laplanche, Névrose, psychOJe et perversion, op. cit., p. 155 :

Freud avait écrit un article sur << Les fantasm es hystéri ques et -�( [un exemple de cette contradiction est fourni par] certaines attaques hysté­

leur relation à la bisexualité >>. Il y analysa it avec une extraor -


riques dans lesquelles la malade joue en même temps les deux rôles du fantasme
sous-jacent ; ainsi, dans un cas que j'ai observé, la malade tient d'une main
sa robe serrée contre son corps (en tant que femme) tandis que de l'autre main
elle s'efforce de l'arracher (en tant qu'homme). Cette simultanéité contradictoire
32. Ibid., p. 71. conditionne en grande partie ce qu'a d'incompréhensible une situation cepen­
33. S. Freud, Un souvenir d'en/ance de Léonard de Vinci, op. cit.,
p. 142·143, dant si plastiquement figurée dans l'attaque et se prête donc parfaitement à la
34 . .Id., L'Interprétation des rêves, op. cit., p. 299, 322-324. dissimulation du fantasme inconscient qui est à l'œuvre. »
94 APPARAÎTRE UNE RAVISSANTE BLANCHEUR 95

de la Vierge : cette main est censée offrir un << détail du corps


de Marie, à ce titre elle est censée lui « appartenir », à ce
>>

corps... et pourtant, il n'en est rien. La main de Marie ne lui


appartient déjà plus, car elle se perd dans un halo, quelque
part dans le corps du Christ (fig. 14). A ce moment précis,
nous avons affaire à quelque chose qui n'est plus tout à fait
une « représentation » de la main, mais la figurabilité d'une
main, entre la Madone et Christ.
Figurabilité, 3 : la virtualité des figures
La troisième indication, je la nommerai la virtualité des
N'est-ce pas cela que Pierre Fédida nomme l'« image
visuelle » ? Cette troisième voie est ouverte par Freud dès les
figures.

premières pages du livre sur Léonard. La question se pose


alors de savoir pourquoi les œuvres de Léonard sont in/t�
nies ... Pensons à l'expression freudienne d'« analyse infi­
nie ».: œuvres ou interprétations jamais finies, donc toujours
36

en puissance, toujours virtuelles. Jamais en acte définitif, jamais


37

closes sur des résultats ou des « figures figurées ». Avant même


qu'en soit cherchée une réponse biographique ou clinique
- réponse improbable et difficilement vérifiable, on s'en
doute -, une telle question posée à la peinture de Léonard
nous fait saisir combien la figurabilité, avec ses compromis et
ses contradictions, tourne autour d'une figure toujours vir­
tuelle. L'efficacité même du visuel démontrerait ses pouvoirs
les plus décisifs en nous donnant accès à des figures virtuelles
plutôt qu'à des figures figurées, c'est-à-dire des détails. Ne
figurant rien, ne détaillant rien, elles préfigurent quelque chose.
Leur consistance suspensive passe au premier plan, donne à
l'image sa consistance même, son poids de temps.
C'est exactement ce qui se passe dans les fameuses « deux
heures d'admiration recueillie et rêveuse de Dora devant la
Madone Sixtine. Cette « admiration recueillie et rêveuse
>>

devant une femme flottante engage donc ce qu'il faut nommer


>>

une visibilité flottante qui ne « se figure rien, qui ne


- >>

14. Léonard de Vinci, La Vierge, l'enfant Jésus et saznte Anne vers 1510
36. S. Freud, Un Souvenir d'enfance de Léonard de Vinct; op. cit., p. 60-61.
37. Id., « L'analyse avec fin et l'analyse sans fin » (1937), trad. dirigée par

(détail). Huile sur bois. Paris, musée du Louvre. Photo du usée.
J. Laplanche, Résultatj� idées, problèmes, IL 1921-1938, Paris, PUF, 1985,
p. 231-268.
96 APPARAÎTRE UNE RAVISSANTE BLANCHEUR
97
cherche pas encore à identifier quoi que ce soit. Freud a bien
raison d'y découvrir une image, une préfigure de Dora elle­
même. Or, ce n'est pas un hasard si ce tableau précisément a
été élu par Dora pour une telle fonction (comme il l' avait été
par la Lisa des Démons, entre autres 38) . Dans son mouvement,
dans sa structure mêmes, le tableau de Raphaël répond exac­
tement à cette visibilité flottante qu'exigeait, en somme, Dora,
afin de pouvoir situer son désir. Comment le tableau de
Raphaël représente-t-il la « ravissante blancheur >> de la Vierge
flottante ? En s'agitant de vents, c'est-à-dire de choses vir­
tuelles, contradictoires (ainsi ce vent n'atteint-il, au centre du
tableau, que les cheveux de l'enfant). Surtout, on s'aperçoit
que le ciel, qui est véritablement le fond, le milieu dans lequel
apparaît et avance la Madone, est fait de nuages où l'on décou­
vrira bientôt qu'ils sont eux-mêmes faits de visages (fig. 15) :
visages à peine lisibles, visages virtuels d'anges. Leur pouvoir
de regard - je veux dire leur pouvoir de << regarder >> Dora
regardant le tableau - est fait de cette virtualité même. Cette
virtualité offre ici l'indice et même le mouvement souverains
du visuel.
On comprend alors que, si l'œuvre de Freud a pu exiger, à
un moment de son développement, une telle rencontre avec
la peinture de Léonard, c'est que le travail spécifique de cette
peinture comportait exemplairement ce que j'appellerai une
heuristique de la /igurabilité. Je veux dire une expérimentation,
et aussi une théorie, de la façon dont les figures non pas seu­
lement « représentent » mais « se présentent »,
combinent et se contredisent pour raconter plusieurs nu;Lotre:>
à la fois, pour décrire plusieurs objets à la fois.
déjouer constamment la << mise au détail >> du monde vi>lLJl'''P
Enfin, cette prise en considération du travail de la ugur•.•, ,
bilité possède la vertu de nous mettre en face d'une an · ncwu,x
majeure pour toute esthétique, qu'elle soit << freudienne >>
non. D'un côté, nous avons besoin d'un point de vue
tura! pour aborder la pertinence théorique de la peinture, Raphaël, La Madone Sixtine,
1513 -151 4 (détail). Huile sur
est d'une extraordinaire finesse, et dont la méthode lCC>nO.lofu Gemhldegalerie. Photo Giraud toile.
on.
gique de Panofsky a ouvert, en quelque sorte, la c01mprétuen'''

38. Cf. F. Dostoïevskî, Les Démons (1872), trad. B. de Schloezer et S.


Paris, Gallimard, 1955, p. 135-136, etc.
APPARAÎTRE
98

. d'où l'exigence d'une dimension << détaillée >> du


voir,
l :d�:;����
.
le tabl�au t s
d�� position éveillée, lucide devant
aut
, '<<
re _cote, .
tifs de représentation . Ma is, d 'un
, ue1 pon t 1al
10
ne a
recueillie et rêveuse » de Do
einture est saisie, au plus prè
ra nou s ens eig
J
s d'elle-même, ans que que
ension du regard. A cela cor
­
� hose u'il faut nommer la dim
a
respon la << visibilité flottan
te »,_ pre�q�e t;ndormz ; j J.� Do �t' ÉLOGE DU DIAPHANE
for t bien mslste sur << lswn u
uoi cela '1 Lacan a !
à l'état de veille 39 » : à l'état
o
; ��d
e
es perpétuellement soustrait,
de veille, e
mis entre parenthes
reg
es. S
�rd n�us
i l a pern � - Je ne puis, à présent, que partir d'un lambeau, un pan

ture est affaire d e ch oses pou


lemeu local de ce tableau (fig. 16). Mais c'est lui qui, bientôt, aura
·
r le regard - et pas seu
d' une diff iculté manifesté une étrange puissance du partir Il m'abandonne. Je
s faut convenlf
de choses à voir -, alors il nou vra
.
llne nt u� n'aurai pu le suivre des yeux qu'un bref moment. Il a disparu,
rie. Pour regarder
ma'eure, et même d'une apo ma nt ... ce qm , si je puis dire. Où ? Dans quelque chose que l'on aimerait

ta leau, il faudrait pouvoir le
regarder en dor
nommer << profondeur », ou << épaisseur ». Une esquive ou
bien sûr, est impossible. soustraction dans les dessous, Unterdrückung. Cela est vrai.
(1986) Pourtant, l'épaisseur est ténue, je le vois bien, je prends à cet
endroit la toile entre mes mains, je sens bien mon doigt sous
mon doigt. L'épaisseur est ténue, il n'y a pas << effets de
matière », comme on dit. Et pourtant, entre mon doigt et mon
doigt, l'épaisseur de ce tableau est d'une folle complexité.

-,-- Le pan, le lambeau, disparaît d'abord comme il est apparu :


sous mes yeux, c'est cela qui est troublant, c'est aussi simple
à
et énigmatique, difficile décrire, que lorsque je vois la peau
légèrement scarifiée d'un corps que j'aimerais, par exemple
- la scarification supposant ce paradoxe pénible d'une inci­
sion (quelque chose a tranché), mais superficielle (rien n'a
tranché vraiment, tout reste atteint, mais en l'état).
I:événement d'apparition du pan, son épiphasis, serait donc de
l'ordre de la plus légère coupure. Et l'événement de sa dispa­
rition, son aphanisis, serait un événement d'indiscernabilité.
Une espèce d'équivoque corporelle (au sens cartésien du
corps : une équivoque de la res extensa). Donc, une espèce
d'inquiétude du regard, entre ce qu'il voudrait maintenir et ce
qui est coupé (l'incision) , entre ce qu'il voudrait distinguer et
qui est indiscernable (l'indécision) .

C'est, entre autres raisons, pourquoi ce tableau ne propose


son lambeau, son pan, comme un détail, au sens où un
39. J. Lacan, Le Séminaire,
�I. Les quatre concepts fondamentau
x de la
serait l'élément isolable d'un dispositif figurai. C'est un
l, !973 , p. 70-7 1.
chanalyse (1964), Paris, Le Seut
100 APPARAÎTRE ÉLOGE DU DIAPHANE
101
peu plus et un peu moins que cela. Je veux dire que ce n'est
pas une monade, un atome de signifiance ou de figurativité. Le
modèle descriptif n'en saurait être moléculaire. C'est un détail,
en un sens différent. À la fois il s'impose (il avance, concrète­
ment il est en protension) et il se refuse à une existence indi­
vise. C'est parce qu'il est lui-même, dans l'espèce de labyrinthe
et de tresse de la, des toiles ou couches - c'est parce qu'il est
à la fois un portant structurel, un principe de coupure, et l'in­
discernable de ce qu'il coupe et contribue à structurer.

- Cela semble contradictoire. Peut-être le travail de Bonnefoi


consiste-t-il à mettre en œuvre des apories, ou plutôt à mettre
l'œuvre en aporie (l'aporie n'est pas l'inexistence, mais l'exis­
tence-pan, au sens du pan de mur qui fait obstacle, exige l'ar­
rêt, le regard, me surplombe, ruine l'illusion d'un langage qui
passerait à travers toutes choses). Cela, donc, est contradic­
toire. Car cela impose une procédure temporalisée, jamais indi­
vise, de la constitution de ce tableau en objet visible. En aucun
cas sa légitimation, même sa description, ne sauraient être géo­
métriques, synchroniques. Il y faut non seulement du temps,
mais des temps - une patience différentielle. Il y a un temps,
par exemple, où j'ai cru discerner la fonction « portante >> de
ce lambeau : moins comme élément de << composition >> que
comme travail de la stabilité matérielle même. Je ne vois pas
comment le tableau, tant en extension qu'en épaisseur, pour­
rait « tenir » sans ce lambeau ; c'est lui ou bien, j'en ai peur,
un trou. Mais il y a un autre temps, où ce même lambeau fait
irruption, extranéité au tableau : il est comme en trop ; il aura
fallu un épinglage pour qu'il tienne ; son existence semble alors
rapportée, ne semble pas constitutive de l'état présent. Une
plaie en acte ou en partielle cicatrisation. La manifestation,
1
écrit Bonnefoi, d'un << principe divisé-divisant >>. Il y a un troi­
sième temps où ce lambeau n'est ni ceci ni cela. Il inexiste, si
l'on peut dire (au sens où la forme verbale indique une exis­
tence quand même). Il est là, visible mais disparaissant comme
tel ; il << se fond >>, semble-t-il, à tout le reste, comme l'irra­
1982- 1983 (d"etat"]) .
diation du << principe divisé-divisant >>, sa mise en aura. Il n'est 16. C . Bonnefoi, tableau d u groupe Babel
IV
Acry1tque et graph"Ite sur toile et tarlatane. Paris, collection
'

même plus un détail, mais l'indiscernable coloré du lieu envi- particulière.


Photo G. D.-H .

1. C. Bonnefoi, « Sur l'apparition du visible », Macula, n° 5-6, 1979, p. 195.


102 APPARAÎTRE ÉLOGE DU DIAPHANE 103

tonnant ; ce n'est pas là un trompe-l' œil, car l' aphanisis, éva­ _J' fond d'invisibilité qui est le point même d'indivisibilité >>' écrit'
nouissement, agit aussi bien dans la vision rapprochee, et exige Bonnefoi 3 •
même au toucher (le tableau entre mes deux doigts - quelque
chose comme le videre in manibus eius de saint Thomas). Il - Mais en quoi consiste une telle invisibilité (cette épreu
ve,
reste qu'en chacun de ces trois ten:ps le ambeau � ait me! c� fond) ? La question en ressortit d'abord à la problématiqu
e
contraindre aux deux autres : alors meme qu il d1spara1t, Je ne d un lzeu de la pemture. << Reste la question contemporaine du
peux pas ignorer qu'il continue, dans les dessous, à faire struc­ véritable lieu. De cette question, depuis un siècle, la peinture
ture mais aussi bien à faire incision dans la structure. Ce boucle, à différents moments, de différentes manières, la
fic­
tabl�au me contraint donc à une mémoire de ce je ne vois déjà tion de son origine : que la peinture aurait un fond et que
ce
plus en lui. fond s'appellerait "surface". Ce fond sur quoi rebondit
ce
qu'on veut bien y jeter alors que l'intention a toujours été de
- Il y a un entrelacs au point de fortune où chaque coup le crever ou tout au moins d'en voir son envers , dans l'hypo
d'œil se poserait, dans ce tableau, de pan en pan. chaque A , (on se la perme
these t) que "ce sera son véritable endroit" >>
­
4
lieu et à chaque moment de ce tableau, il y a un phénomène Il y a là quelque chose comme une visée heuristique. Pour
(quelque chose se manifeste) doublé, entrelacé plutôt, d'un << connaître >> la peinture, Frenhofer avait soulevé << couche par
phénomène-indice : << On entend par là des événement� cor­ couche >> les tableaux du Titien 5• Bonnefoi, de son propre
porels qui se manifestent et qui, da?s et par leur mamfest� ­ tableau, fait de même, soulevant, quelquefois perceptiblement,
tion, "indiquent" quelque chose qm ne se mani/este pas _lm­ quelquefms Imperceptiblement, les cent pellicules où << la
>>
même. L'apparition de tels événements, leur J_Oamfestatlo�, toile se constitue. Mais il n'y aura toujours qu'un soulèvement
marche de pair avec l'existence de troubles qm ne se mam­ partiel, labile, comme indécis : mi-heuristique, mi-énigmatique.
festent pas eux-mêmes. Le phénomène, comme phénomène­ Il ne s'agit peut-être pas tant d'un problème de préséa
nce (l'en­
indice de quelque chose, ne signifie donc pas simplement : ce vers sur son endroit) que celui de l'entrelacs des faces

qui se manifeste soi-même, mais l'annonce de quelque chose s'abîme toute notion de la surface : un nœud indéfectlble,
gui ne se manifeste pas par quelque chose qm se mamfeste. structurel, qui constitue le pan de toile, de toiles plutôt, comm
e
Etre indiqué par un phénomène-indice, c'est ne pas se mani­ un jeu d'intrications, de coupures et d'indiscernabilités. Qui
/ester. Cette négation ne doit néanmoins aucunement être ne constitue donc pas, de toute façon, le tableau comme sur­
confondue avec la négation privative qui détermine la struc­ face. Yve-Alain Bois évoquait, à propos de cette constitution
ture de l'apparence 2• >> C'est ce qui, non pas présuppose, mais inextricable de la trame, les << labyrinthes tressés >> des collage
s
induit le relatif aveuglement à quoi ce tableau, d'une certame de Mondrian 6. C'est qu'effectivement le devenir-visible
de
façon, me contraint. Éprouver, donc, mener l'expérience d� ce l'endroit manifeste quelque chose comme l'efficace de son
paradoxe : un tableau fait de jours et d'entre-deux, de cla1es, envers. Ou plutôt : l'entrelacs produit une labilité des plans.
de fascines (faisceaux, ligatures des épaisseurs) - ce tableau La << destruction de l'entité de surface >> consisterait moins
est fait pour anéantir aussi toute idée de clairvoyance. d�ns sa réversion, ou inversion, ou réflexion - que dans
sa
Paradoxe d'une incision de la toile pensée et amenée au sta­ m1se en passage : motilité et Au/hebung. << Chercher de-ci,
tut d'un indiscernable. Conséquence paradoxale : une indis­
cernabilité amenée mise au jour à travers une sorte d'épreuve
p
d'invisibilité. << La einture se soutient et se pense à partir d'un 3. C. Bonnefoi, « À propos de la destruction de l'entité de surface
» Macula '
n' 3-4, 1978, p. 165. '
4. Ibid., p. 163.
5. H. de Balzac, « Le chef"d'œuvre inconnu » (1831-1837) La
Comédie
2. M. Heidegger, I.:f3tre et le temps (1927), trad. R. Boehm et A. de Wadhens, humaine, X É'tudes philosophiques, Paris, Gallimard, 1979, p. 424
.
Paris, Gallimard, 1964, p. 46. 6. Y.-A. Bois, « Le futur antérieu r», Macula, ll0 5-6, 1979, p. 233.
104 APPARAÎTRE ÉLOGE DU DIAPHANE 105

de-là c'est-à-dire devant-derrière, à côté, etc., jusqu'où il y a qualités de surface peinte et de ses qualités d'excroissance
enco �e peinture dans cette opposition à l'entité d'origine 7 >> colorée faisant ombre au plan, coloré autrement, qu'il sur­
que serait la surface comme plage de fixation, immobilisation plombe (cela se repère un peu dans les différences de deux
et identité, pour << la >> peinture. photographies prises à deux moments de la journée). Voici
donc, déjà, trois qualités du gris dans ce petit pan gris du
- << Coller, épingler, traverser, sécher : hommage à Picasso 8 >>. tableau. Au moins trois. Car il y a encore autre chose. Il y a
Ce pan du tableau est effectivement épinglé en haut, comme les traversées, subreptices ou irruptives, de trois autres cou­
pour ne pas tomber hors tableau ; et puis, sans doute collé ou leurs : !flle apparition déchirante de jaune, une pointe (à l'ex­
:
encollé, traversé par son propre << fond >>, en bas (et la, d devient trême cap d'une autre déchirure) de bleu, et une aura très sub­
l'indiscernable substance, même s'il continue un moment à tile, une sous-jacence plutôt, de rouge. Donc, l'ombre
figurer, à mimer la coupure). Entre l'épinglage et la traversée, elle-même du lambeau sur le plan (ce plan d'où surgit le lam­
il y a donc une espèce d'aporie en acte de la notion de sur/ace beau et que le lambeau surplombe), une telle ombre se colore
en tant que celle-ci serait situable. C'est que, d'abord, le feuille­ quelquefois de passages, de labilités très ténues ; ici, du rouge.
tage, l'encollage et la saturation des couches admettent des Qu'elle déchire le plan du dessous ou bien qu'elle y déploie
moments de réelle transparence : si je retourne le tableau, Je une obombration très atmosphérique, la couleur de toute
vois un plastique transparent ; si l'éclairage s'aventure en deçà façon ne se pose pas vraiment, toujours elle est en état de tra­
du plan normal d'exposition, il y a alors une déflagration de versée. Elle n'est donc jamais collée à la surface : elle n'est
déchirures, de jours, de mises à vide absolument imprévues, tout simplement pas une qualité de la surface. Plutôt la qua­
car elles ne recoupent pas celles qu'à la surface picturale on voit lité d'un passage dans les surfaces.
retracées. Scission de la << surface réelle >> et de la << surface pic­
9
turale >>. Et, si vous posez l'œuvre contre un miroir, il vous - C'est à peu près ce que Hegel exigeait du matériau sensible
arrivera sans doute de voir passer une ombre dans ce tableau de la peinture, à l'extrême pointe de son effet coloré : au-delà
- votre reflet passant derrière lui. C'est donc bien d'une trans­ de la perspective aérienne (Lu/tperspektive) et même au-delà
parence réelle du tableau qu'il s'agit (elle est efficace). Mais, du problème de l'incarnat (Karnation), Hegel nomme magie la
dans les conditions usuelles de son accrochage, on ne la vmt procédure qui, dans l'œuvre, consisterait à << traiter toutes les
pas comme telle (elle n'en reste pas moins efficace). couleurs de façon à produire un jeu d'apparence sans objet
(objektloses), ce qui constitue la pointe extrême et évanescente
- Il y a plus. Cette aporie de la surface ne prend effet que du coloris ; c'est une interpénétration des couleurs (ein
dans l'événement coloré du tableau. C'est aussi d'une épipha­ Ineinander von Fiirbungen), un jeu de reflets qui sont eux­
sis-aphanisis de la couleur qu'il s'agit. Et encore, quant à la mêmes des reflets de reflets, le tout étant d'une finesse, d'une
couleur : une ouverture mi-énigmatique, une fermeture ml­ instantanéité, d'une plénitude de vie et de sentiment telles
heuristique. La première entrevue avec les Dessins de Bonnefoi qu'on se sent presque transporté dans le royaume de la
me fut l'épreuve d'une confusion, à tous les sens du mot musique 10• >> Le pan gris du tableau de Bonnefoi prendrait ici
- une confusion colorée, l'impossibilité de discerner ce qui l'exacte mesure de cette exigence de l'Ineinander : l'Un-dans­
faisait couleur-pigment et ce qui faisait ombre colorée dans ces l'Autre, la traversée, l'entrelacs, la finesse, l'instantanéité. Mais
œuvres. << Mon >> lambeau, par exemple, fait ici dilution de ses avec cette différence toutefois : l'entrelacs est ici travaillé et
pensé dans une dimension où il apparaît justement comme
cit.,
7 . C. Bonnefoi, « À propos de la destruction de l'entité de surface », art.
10. G. W F. Hegel, Vorlesungen über die Asthetik, Francfort, Suhrkamp, 1970
p. 166. , 1980), III, p. 80-81. Trad. S. Jankélévitch, Esthétique, Paris, Flammarion,
(ed.
8. Ibid., p. 163.
9. Id., « Sur l'apparition du visible », art. cit., p. 201. 1979, III, p. 273.
APPARAÎTRE ÉLOGE DU DIAPHANE 107
106

incompatible avec toute notion du reflet. Vlneinander s 'éla­ qui croyaient que la couleur n'est qu'une qualité de surface
bore en fait comme l'efficace d' obombrations ou de lumines­ (super/�ete) et contre Platon qui croyait que la couleur se
cences sans << objets >> (et même sans partis pris formels), de résume à une pure qualité lumineuse (!ume), Aristote, plus per­
passages colorés à travers un labyrinthe diaphane d'épaisseurs. t�nemment, a tenté de dialectiser cette notion de coloris, Il l'as­
signe à quelque chose qu'il nomme en grec to diaphanés, et
- Ce serait en quelque sorte la peinture la plus luczde qui soit. 13•
que Dolce traduit en italien : la luczdezza Exiger la peinture
la plus << lucide >> qui soit revient donc, déjà, à la penser selon
Peut-être, comme telle, conscience déchirée. Parce qu'elle
f
s?� ond d'invisibilité. Le point crucial de l'hypothèse aristo­
pense la constitution du visible non dans les termes d'une pure
déposition chromatique ou signifiante sur la toile, mais dans teliCienne --:- et qu'elle ,soit << péri;née >> au regar de la phy­
_ nen : c est precisement parce qu elle est pré­
?
ceux d'un avènement transperçant de la couleur, en tant que sique n� lm ote
lux ou bien en tant que lumen. Elle exige d'elle-même un newtomenne, refuse la distinction de la couleur-pigment et de
déploiement de la couleur qui soit << d'un autre point de vue la couleur << naturelle >>, par exemple, qu'elle est intéressante
que chromatique 11 >>. Son lieu, son là, n'est dès lors plus une aujourd'hui dans le champ pictural -, ce point crucial consiste
évidence, mais quelque chose comme un avènement-évidement à distinguer la puissance et l'acte de la couleur. << On peut
de densités : ce serait d'abord une << irruption de la densité en
sance >>, écrit Aristote 14, « Diaphane >> est le nom de la cou­
prendre chaque sensible en un double sens : en acte et en puis­
place de l'image >> ; ensuite l'« apparition à la surface d'un effet
de l'effacement 12 >>. J'y ajouterai une troisième << dimension >>, leur en_ puissance. C'est une pure dynamis. « Là où le diaphane

rité 15 • >> Le diaphane serait ainsi la condition, invisible comme


qui comprend, entre autres choses, cet effet d'obombrations est present, seulement en puissance, là aussi existe l' obscu­
colorées, mi-superficielles, mi-atmosphériques : un effet qm, _

doit être l'incolore, comme celui du son, le silencieux 16• >> Or,
strictement parlant, a lieu dans une portion d'espace comprise telle, de l'apparition du visible. « Le réceptacle de la couleur
entre le plan devant lequel est posé le tableau (le mur derrière
lui : car, s'il est coloré, ou miroir, ou source lumineuse, ou ce « réceptacle >> est pensé comme une nature mixte (koinè
autre chose, tout change) - et d'autre part ce là, lui-même physis) de l'air et de l'eau : l'atmosphérique et ]'aqueux, les
équivoque, d'où je le regarde. Que la visualité de ce tableau deux élét;J�nt� dont l' œil lui-même est constitué. Le diaphane
_
sera eleve _
a 1 acte par la pmssance du feu qui lui est imma­
nent : son actualisation, c'est la lumière. r;événement coloré
ne soit pas assignable à un plan (une distance fixe, une super­
ficie, un extensum) mais à un espace labile (un spatium), cela
porte avec soi la conséquence d'une motilité, d'une inquiétude _i
en const tuera la détermination singulière, selon les corps,
du regard. Entre savoir (mi-ouverture heuristique) et obnubi­ selon qu ils renferment plus ou moins de feu ou de terre, de
lation (mi-fermeture énigmatique). l'élément brillant ou de l'élément obscur. << La lumière est
comme la couleur du diaphane >>, mais la couleur en tant que

sage par un corps singulier 17•


- Il y a donc l'Ineinander : une densité apparaissante nouée telle est le d1aphane (non la lumière) actualisé dans son pas­
à l'effet de son effacement, l'un et l'autre assignables sans
doute à ce passage du coloris à travers le tableau, depuis son
en-deçà (le mur) jusque vers son au-delà (mon regard) . Cela
signifie qu'une telle œuvre donne à la couleur la qualité d'un �3 . L .Dolce, « Dialogo nel quale si ragiona delle qualità, dîversità e proprietà
1979, IX, p. 2212-2213. Cf. Platon, Timée, 67c-68d.
diaphane : notion aristotélicienne qui fit fond, notamment, de clet colon » (1565), éd. P. Barocchi, Scritti d'arte del Cinquecento, Turin, Einaudi,

14. Aristote, Du sens et des sensibles, III, 439a, trad. }. Tricot, Paris, Vrin,
l'opposition entre couleur et coloris au XVI' siècle. Ludovico
Dolce résumait ainsi le problème : contre les Pythagoriciens 1951, p. 13.
15. Id., De l'âme, II, 7, 418b, trad. ]. Tricot, Paris, Vrin, 1972, p. 107.
16. Ibtd., 418b, p. 109.
1 1 . C. Bonnefoi, « Sur l'apparition du visible », art. cit., p. 199. 17. Ibid., 418b, p. 107.
12. Ibid., p. 207, 213, 227.
APPARAÎTRE ÉLOGE DU DIAPHANE 109

renees et d'opacités, de pigmentations et d'obombrations. Je


108
.
tela le d it pas s'ente ndre abstraite- parle de labilité - une certaine façon, pour le tableau, d'exis­
- Couleur en puzssance, e mz zeu 0du visible (entre l'objet et
ment.Le diaphane est plus lom en gisant qu e le dia bane est aussi ter selon ses propres symptômes, si je puis dire : j'imagine par
l' œil). Aristote lava visibi � diap hane exemple qu'un souffle d'air, uù vent, intensifieraient follement
le véhicule de , 11, leslité, sa �naml��e mêm ns
Le
bien, selon son existence de lambeaux multiples, ici consistants, collés,
ou mo i
pénètre les corpss d air ettrad�ers u. 0 / c'est précisément danssont la densifiés, là moins, presque libres -, je parle de labilité parce
leurs proportlüncorps sont traeaverses , le diaph
,
ane qu'ils que ]'essence de la couleur, à suivre Aristote, revient à déter­
mesure où les C lorés. On p rend dès lors pourquoi la ar
miner, dans la mise en acte du diaphane, un événement d'al­
susceptibles d'êtrelt etre ? surface des loiôsis mot qui se traduit par mouvement, ou bien par alté­
couleur ne saur1�ont_ cru lne �0j,,P ualité etdelesla peintr es du
:

ration. Voir, écrit ailleurs Aristote, revient à produire une


corps (commert/surface). es�a�;,l c ? u
ago;iciens
1 r écrit Aristo te, c'est le altération, un mouvement immobile du sujet 21• Voir est un
groupe Suppo
ton k�/h'auto oratôn) : à
la fois acte de la distance qui contient en lui-même, en puissance, la
sur-visible pa; _solei »et(tasonepzreco uvrement , sa relèv e, voir e son motilité qu'appellerait cette distance, s'il s'agissait de toucher,
la surface du vistb
<<
par exemple.
après-coup. - Or, il s'agit, justement, de toucher. Sans le toucher, aucun
ur n'a pas lieu àane la sur­
- Cela signifie en to�t cas q�e la coule du diaph qui sens ne peut être donné : c'est la pensée même de l'alloiôsis2
face des co rps ma iS a un e ltm lt e
18 . L événement colore, marqu� 1.a
(eschaton) qui portait Aristote à cette conclusion dans le traité De l'âme 2 •
qm '. les trave rse J'y trouve un écho dans cette labilité du pari gris : son expé­
est en eux, invisible cause, le dI' apbane, au moment ou il
limite de son ersant , � re conl:a�:�� c s . [ ] visible rience optique semble bien exiger son prolongement haptique,
s'actualise en travent en ut- � mem '; � . <

d��a �isibllitécorps 19 ». tactile. Sauf que l'espace haptique, tel que le définissait Riegl 23,
parce qu'il conti e bien la limit e du , . trouve ici un renversement de rous ses paramètres - la « cer­
Autrement dit : la cou ieur « exl � dans
Ce qui ouvr e titude de l'impénétrabilité » et la disparition des ombres, entre
mais n'.est p�s d 1 ama moms· 1a ltmtte du corps 20 te · '>
'
extrême autres choses -, pour la simple raison que ce dont nous nous
ble de la « poin
la posslblhte decolorts, ».duLatrou
u et
,
cou le � r existe aussi subtil ement; ar>pt-ochons, là, ce petit pan gris, n'est pas une surface stable
évanescen te du , u e n deçà du co�ps coloré, et re)Jréserltati'on. C'est précisément la pénétrabilité poten­
nt act ua hse e, un pe
différemme a de 1 · et 1·usqu'à mo·t, et au-dela' de moi support qui fait pan, et c'est précisément l'équivoque
un peu au-de1,sée à !a s fac s o eIle est un jeu et de l'ombre colorée qui appelle le
· .

m,

n'est pas dépolle vacllie de pla�� e� ;f:�s dans l'espace. ' à un aheurtement (choc et achoppement) face au
de la hmue, e .
ons par ' l a qu el q ue chose de l'effe t Ce mot de pan est donc là (il faudrait en construire la
Nous saisiss
. aissen t mieu x son effilcacité, sa puissa. nc
de ce pan gn s . Appar , pan de grts ) pour essayer, vaille que vaille, de rendre compte de
il'tte, sa subtilité . Ce petit
_

de trouble et de mot une acte mais aussi une existence « aporétique » du tableau : entre densité et
feste non s�ulemendtans l���r:�de'::'x de � es effets de iMMI'PnrP endroit et envers, incision et indécision, plan et
leur en pmssance,
439a, p. tâme, op. cit., III, 12, 435a, p. 215.
des sensibles, op. cit., Ill,
18. Ibid., 418a, 105. Id Du sens et
P· Londres-Ca mbridge, 12, 435b, p. 217.
Hett ,
co/oribus, II, 792a-I V, 792b , trad . W. S .
·• Riegl, SpiitrOmische KunJtindustrie, Vienne, Üsterr. Staatsdruckerei,
De Cf. H. Maldîney, Regard, parole, ôpace, Lausanne, VÂge d'homme,
p. 8-21.
Classical Library, 1936,
418a, p. 106. . 196.
19. Id., De l'âme, op. cit., . 14.
Du sens et des senstbleJ� op. at., III, 439a, p.
20. Id.,
110 APPARAÎTRE

soulèvement du plan, couleur et diaphanéité, phénomène et


phénomène-indice, extensum et spatium, discernable et indis­
cernable, choc et subtilité aérienne. Rendre compte de tout
cela en même temps est certes difficile. Notamment parce que
le point de vue structurel (le sémiotique) s'y conjoint spécifi­
quement avec une expérience de l'aheurtement (le phénomé­
nologique) qui met toute structure en indécision. Pan serait
un mot pour cette conjonction, dans le tableau. Il y a l'ou­
verture heuristique du tableau, sa lucidité sémiotique, si
l'on peut dire : proposant une aporie de la notion de surface
« >>

- non moins que de celle de couche, en tant qu'elle serait la


simple superposition d'une surface-pigment sur une autre -,
proposant une limite, le travail très complexe de plans entre­
lacés. Mais il y a aussi cette quasi-fermeture du tableau pro­ III
posant, elle, une aporie phénoménologique pour toute notion
de res extensa : une énigme corporelle, ici peut-être entre la
peau et l'incision. Une limite : le travail très subtil d'effets REGARDER
optiques et haptiques entrelacés. Le pan est un mot de la den­
sité (<< le pan de mur ) et du lambeau ; un mot du choc
(<< pan ! ) et de l'enveloppement (<< le pan de sa robe ) un
>>

mot du devant (ce qui fait face) et un mot du dedans, de l'en­


>> >> ;

trelacs (le << pan est aussi une sorte de filet pour capturer les
animaux sauvages). Le lambeau gris du tableau est tout cela
>>

au moins, c'est d'ailleurs pourquoi il me regarde, comme le


<< petit pan de mur jaune regardait Bergotte, qui sait.
>>

(1984)
11

LA PARABOLE DES TROIS REGARDS

Ressouvenir d'écume
Un jour - cela se pass il y a bien longtemps, au IV' siècle
avant Jésus-Christ -, le epein tre grec Apelle, dans un geste
de fureur, projette, contre un table
miner, une éponge imbibée d'eau,audegu'coul il n'arrivait pas à ter­
organiques, peut-être du blanc d'œuf mêléeurs à du
et de liants
quelque obscure semence animale. En un instant, enlaitunoucri,à
le tableau explose et se défigure. Une écume blanche a envahi
l'image, la striant par endroits de filets, d'aléas, d'éclabous­
sures rouges. La figure peinte, Aphrodite, gu'Apelle a détes­
tée, ou plus vraisemblablemen t trop aimée, la figure peinte a
presque disparu. Voilà gue cette grande tache d'écume l'a en
partie recouverte et vient faire flott er tous ses contours. Le
tableau, naguère inachevé, semble bien << achevé >>, à présent :
niais au sens d'un meurtre. Il ne se donn e plus gue comme
Une large surface d'indécision.
C'est alors gue le peintre Apelle contemple, comme en
- avec ce caractéristiqu
et d'un impossible auqueleonméla ne
nge d'un réel gui s'im-
saurait oser croire -,
{! procl!ge qu'il vient malgré lui de susciter
représentée, et pourtant elle : Aph rodite a bien
le.

est
présente devant lui. Elle est là en ce sens pluslà, gue
aut·ette naît. Non pas comme une forme formée, puisque l'évé extrême
;t�emetat de la tache a tout bouleversé dans le tableau. Mais­
cela : comme la formation même du corps
dans le remo d'écume, les gouttes de sang et
� sp,ern1e d'un dieu - leusCiel
''"'l"" vu'"

- mutilé par Chronos, par


J'asse:nt les jours et les nuits. Le tableau d'Apelle, laissé en
et pour toujours gardant orme en lui, n'a cessé de
la stupeur et l'admiration del'inf
tous. Chacun le connaît sous
1 14 REGARDER LA PARABOLE DES TROIS REGARDS 1 15

le titre désormais fameux d'Aphrodite anadyomène. Étrange Le regard pour veiller


mot, d'ailleurs, que ce mot anadyomène, puisqu'il signifie à la
fois ce qui émerge, ce qui naît, et puis ce qui replonge, ce qui Lorsqu'il arrive au château, après un parcours labyrinthique,
sans cesse redisparaît. Mot du flux, mot du reflux. Or, tel est tout est silencieux, vide, obscur. Nulle âme qui vive, sauf les
bien le tableau d'Apelle. D'aucuns y croient voir Aphrodite tableaux de l'exposition, peut-être, mais ils resteront, ce soir,
en personne, d'aucuns n'y voient rien, mais quelquefois pré­ deux fois celés : puisque tout est clos, et puisque le jour a
tendent se sentir éclaboussés par une écume marine venue du repris ce qui peut être vu. Notre héros ne distingue que les
tableau lui-même. Pline l'Ancien chante la louange de son masses confuses du bâtiment, ses trois grandes tours, le puits
inachèvement et pleure nostalgiquement cette main d'artiste dans la cour. Il s'en approche et s'y appuie ; à ce moment seu­
lement, la fatigue embrasse son corps. Il voudrait voir son
propre visage, car il se sent devenir un vieillard. Il attend que
exstincta, éteinte, disparue, là pourtant, présente dans les traces
de sa fureur. Mais l'effacement dévorera tout. Les jours et les
nuits ont délabré le chef-d'œuvre. Le tableau s'effrite, les vers la lune - si étroite cette nuit-là - sorte d'un nuage.
Lorsqu'elle apparaît, il se penche au-dessus de la margelle et
il regarde au fond de l'eau. Mais il ne discerne que l'ombre
en ont déjà rongé toute l'épaisseur du bois. L'empereur Néron,
qui avait acquis l'œuvre pour un prix phénoménal, montre à
tous qu'il n'a rien compris en ordonnant qu'on fasse une copie de ses cheveux, ombre très noire, flottante et incertaine. Il vou­
du tableau, puis qu'on le jette au feu, comme une peste. drait avoir sommeil - un sommeil réparateur, comme on dit
Depuis, la copie elle-même a tout à fait disparu. lorsqu'on ignore les puissances du sommeil -, il voudrait
Passent encore huit cent mille jours et huit cent mille nuits. qu'un dieu lui accorde le don de déposer ses yeux à ses côtés
Par une belle soirée d'été, un homme sans âge - que nous pour dormir d'une nuit sans image.
pourrions appeler l'arpenteur du visible - chemine dans la Il s'endort finalement, mais d'un sommeil troublé, anadyo­
forêt. Il se hâte car là-bas, au château, on l'attend certaine­ mène : plongeant, resurgissant, replongeant sans cesse.
ment. L'exposition ouvre ses portes, et les tableaux eux-mêmes Aphrodite lui apparaît par bribes. Il voudrait la toucher ; sa
doivent attendre son infaillible appréciation critique. C'est là main restera toujours en deçà ou au-delà, peut-être n'ayant
en effet tout son savoir-faire : depuis huit mille jours et huit jamais bougé. Après un long, indéfinissable moment,
mille nuits, l'arpenteur du visible abreuve - et étonne - le Aphrodite lui parle : <<Je suis bien trop loin pour que tu arrives
monde avec sa grande sapience en matière de regard (mais, jusqu'à moi. Mais je puis consoler ta soif. Fais trois vœux, et
quand on lui dit qu'il voit ce que les autres ne voient pas, il ils seront exaucés. >> Il répond sans réfléchir : << Je voudrais
sait bien, lui, qu'il ne doit pas voir tout ce que les autres jouir d'un regard qui voie tout, qui voie le tout du visible. >>
voient). Ce jour-là, pourtant, sera différent. Aphrodite lui apprend que ce regard doit être nommé le
L'arpenteur du visible voudrait se hâter, mais il ne le peut. regard du veilleur.
Il a l'étrange sentiment que son pas ne cesse de ralentir, bien Elle lui offre cent yeux, comme Argus à qui rien n'échap­
qu'aucune fatigue ne l'ait encore étreint. Il connaît son che­ pait : cent yeux pour que cinquante, perpétuellement, puis­
min, et pourtant il passe et il repasse devant la même souche sent veiller lorsque sommeillent les cinquante autres. Alors, le
d'arbre - du moins le croit-il -, la même clairière. Il sent monde visible devient pour notre héros comme une immense
le vent léger caresser sa joue droite, et quelque temps après mécanique dont il saisira chaque rouage. L'acuité de sa vue
il le sent contre sa nuque, puis sur sa gauche, enfin contre ses devient infinie. Il pourrait, du monde entier, faire la descrip­
paupières, face à lui. Une impression d'embruns l'envahit, tan­ tion la plus minutieuse et la plus exhaustive. Tout ce qu'il voit
dis que le vent fait dans son oreille comme une rumeur lui semble une composition dont il pourrait nommer chaque
interne, une rumeur marine. Le souvenir de l'Aphrodite ana­ partie, chaque particule. Ainsi lui apparaît, de nouveau,
dyomène effleure sa pensée, tandis que lentement tombe la l'Aphrodite anadyomène : il sait à présent y définir chaque
nuit. mouchetis d'écume, y mesurer chaque inflexion du pinceau, il
116 REGARDER LA PARABOLE DES TROIS REGARDS 117

sait y donner l'angle de chaque ligne qui se brise. Tout lui de quoi il est question - la mer, le corps d'Aphrodite, l'île
devient discernable, tout lui est un détail. de Cythère -, << mais quand même... >>, se dit-il. Car il sent
Mais, au lieu de se satisfaire, son désir de voir s'affole et aussi que tout ce qui accorde les éléments visibles entre eux
finalement se pervertit, devient insupportable. Car chaque répond à un travail souverain de l'énigme. Par exemple, lors­
détail est un point qui accuse ou qui renie les autres. Le lien qu'il suit du regard la hanche d'Aphrodite, très vite ce qu'il a
lui échappe. Il a beau chercher le fin mot de l'image dans pris pour une hanche se met à ruisseler partout, à rouler en
chaque partie, chaque partie aussitôt éclairée lui renvoie écume, et l'écume dessine le rivage, et la terre du rivage fait
l'énigme de toutes les autres. Il enquête, il accuse : qu'y a-t-il comme une hanche de femme. Là, donc, plus d'espace à mesu­
donc « sous >> chaque détail, qu'est-ce qui tente de s'y cacher ? rer : le lointain ne cesse de s'approcher tandis que le proche
Et l'arpenteur du visible ne sera plus jamais satisfait de tout dessine jusqu'à l'horizon lui-même.
ce qu'il a vu - bien qu'il ait été capable de tout voir. Il vou­ C'est ainsi que l'arpenteur du visible découvre la contradic­
dra donc aiguiser toujours plus son œil de veilleur, et son œil tion des figures : une figure sait être autre chose que ce qu'elle
deviendra cruel, vrille ou foret : il creuse le tableau comme on figure. Elle est même faite, lui dira Aphrodite, pour cela exac­
ouvre un corps. C'est alors qu'il se voit lui-même dans le bois tement. Tout ce à quoi répugne le réalisme de la réalité
du tableau, par-delà l'image. Jamais Aphrodite ne lui a sem­ -:- qu'une hanche de femme soit d'écume et de rivage -, la
blé plus lointaine et invisible. Il comprend combien le détail figure, elle, n'est faite que pour le produire, comme des
fut un appât pour son regard. Et il constate avec horreur qu'il << images de rêve mal condensées >>, ainsi que le disait Freud
se meut dans les fibres du bois comme le ver qui ravage un devant un énigmatique tableau de Léonard. Grâce à la contra­
chef-d' œuvre d'Apelle. diction des figures, le monde peint s'est débarrassé de tout
<< quant à · soi >> ontologique : les corps, dans la peinture, ne
sont pas séparés. Voilà ce que découvre notre héros devant
Le regard pour s'endormir cette hanche qui fait rivage. Les figures jouent et se jouent de
L'angoisse, donc, chemine en lui. Il voudrait incliner sa tête la contradiction, elles savent jouer l'être et son autre en même
et refermer ses cent yeux, mais il connaît son destin - destin temps, jouer l'être avec son non-être. Elles ont jeté au diable
d'Argus - s'il s'abandonne à dormir : une épée recourbée lui la limite, la séparation exigible de toute chose identifiable.
trancherait le cou, et les cent yeux éparpillés ne seraient plus L'arpenteur du visible comprend alors en quel sens un disciple
qu'une constellation d'ocelles sur le plumage d'un paon. Alors, · de Platon avait pu parler, autrefois, du tableau d'Apelle comme
il appelle Aphrodite, il gémit, se repent. Il dit : « J'ai discerné d'un << entrelacement de l'être et du non-être >>.
l'aspect des moindres choses, et voilà que ma lucidité m'a porté Devant cet entrelacs, la logique s'ouvre comme une boîte de
bien au-delà de tout ce que je désirais regarder. Voilà que ma Pandore. Un logicien dirait sans doute qu'elle se perd, ou
lucidité m'épuise. Ce n'est pas en voyant toute chose, je le même qu'elle se referme. Comment raisonner ouvertement sur
comprends désormais, que l'on regarde un seul objet. Le une image de peinture dont on ne peut pas affirmer, en fin de
regard du veilleur n'est pas mon lot, il me tue. Donne-moi au compte, ce qu'elle est, sinon qu'elle est une image de peinture ?
moins de quoi m'endormir. >> Cela s'appelle une tautologie : une << fermeture >> logique. Mais
Aphrodite l'exauce en lui donnant un regard qui ne saisit �ela s'appelle aussi une fascination : une ouverture ontologique.
déjà plus et qui sombre déjà : c'est le regard de qui s'endort A présent, l'arpenteur peut cesser d'arpenter le monde visible
sans dormir encore. La sensation en est celle d'une chute très puisque la peinture - la matière peinture - le tient rivé à
lente et de quelques éblouissements. Les objets n'y ont pas elle dans la fascination. Elle le tient devant elle comme l'évi­
. denee et
vraiment perdu leur consistance réaliste, mais la logique qui l'énigme mêlées d'une tache d'écume qui fait un corps,
les relie se met à flotter, presque à divaguer. Devant le tableau la mer et son rivage tout à la fois. Elle le tient devant elle comme
d'Apelle qui lui réapparaît, l'arpenteur du visible « voit bien >> l'évidence et l'énigme de la figure figurante, de la figure-ques-
118 REGARDER LA PARABOLE DES TROIS REGARDS 119

tion, et cette question est sans fond. Elle le tient devant elle L' arpenteur comprend alors le mot << soif >> prononcé tout à
comme la simplicité d'une matière en acte : la peinture, la pein­ l'heure par la déesse apparaissante. Mais il aura compris trop
ture faite d'eau (une mer en puissance), de pigments terreux tard : le voilà livré à l'épreuve d'une étrange noyade, où son
(un rivage en puissance) et de liants organiques (des corps en corps devient l'eau qui le noie. Ses cheveux flottent comme
puissance). Elle lui donne à comprendre pourquoi ce tableau­ des algues autour de son visage, l'enveloppent d'un froid gla­
ci fut nommé Aphrodite anadyomène : c'est parce qu'il dési­ cial. Et dans ce froid il n'y a plus que l'intense ballottement
gnait le mouvement même de sa matière, l'écume (aphros, en de ce qui surgit et sans cesse replonge. En sombrant, le pauvre
grec) qui fait éclore une forme, retombe dans les dessous, resur­ héros n'a que le temps de penser à Ophélie car, sombrant, il
git, roule en vagues sur le sable. Et elle lui donne à entendre regarde tout ce qu'elle dut voir. A ce moment - moment du
la rythmique rumeur de l'œuvre. plus profond de son sommeil -, il sentira l'éparpillement de
tout son corps : c'est une gigantesque turbulence qui le met
en pièces, ou plutôt en milliers de trajectoires liquides, de
Le regard pour songer
vagues, de jaillissements, de gouttelettes et d'embruns. Dire
Enfin, Aphrodite exauce un troisième vœu que l'arpenteur qu'il se sent mourir n'est qu'une approximation de ce qu'il
du visible n'a même plus à prononcer. Elle lui donne le regard ressent - il le ressent en tout cas comme le prix à payer pour
pour songer, regard de l'au-delà du visible, et cet au-delà, elle avoir regardé la déesse Aphrodite. Il serait plus juste de dire
le nomme le visuel parce que c'est un mot qui sonne bien, qu'il est devenu lui-même, tout simplement, une grande écla­
dit-elle, avec le mot virtuel. Notre héros plonge alors dans un boussure d'écume et de sang.
rêve de blancheurs. Non pas des blancheurs étales, mais des
mouvements, des remous de blancheurs : où cent corps, cent
jaillissements liquides, cent rivages peuvent surgir et attendent, Épilogue de la petite sirène
virtuels, qu'on les effleure, qu'on les touche du doigt ou des L'aube le réveillera. Son œil s'ouvre sur un lointain estompé,
paupières. Chaque brassée de l'espace devient le nœud d'une où la rosée noie encore tous les contours du monde réel. Elle
myriade de figures virtuelles dont la vie serait, justement, ana­ a aussi humecté son visage d'une froidure déjà automnale. Par­
dyomène. delà les brumes, une grande raie rouge traverse l'horizon.
L'arpenteur ne se tient donc plus devant l'image, mais en L'arpenteur du visible se relève et, machinalement, il penche
elle - comme en un milieu de blancheurs vivantes. Ondes, à nouveau son visage au-dessus de l'eau du puits. Il ne par­
marées, vapeurs, auras ou tourbillons, qu'importe puisque tout vient toujours pas à se voir distinctement, sauf ses cheveux qui
ici n'existe qu'en se métamorphosant. L'œil du héros a perdu font dans l'eau quelques sinuosités d'ombre. Lorsqu'il
tout objet à << saisir >>, au sens du visible. Désormais, il est en remarque trois petits poissons qui nagent innocemment au
lui-même perdu dans le visuel comme on se perd dans le désir fond du puits, il se demande un instant s'ils ne sont pas sor­
ou le dessaisissement de tout repère. L'œil - qui n'est, après tis de son propre cerveau.
tout, qu'une grande goutte d'eau vibratile, traversée de nerfs, Voulant chasser cette idée, il se souvient du temps de son
de quelques fines zébrures sanguines et d'une couronne enfance où il aimait sans fin à contempler les poissons, et à
d'iris -, l'œil rejoint son remous natif, il se recueille dans le s'imaginer quelque amour romanesque et malheureux avec la
milieu de l'image comme le poisson replonge dans la mer ; petite sirène d'Andersen :
puis il s'y laisse aller, rêveusement. Visualité flottante, à tous
les sens de ce mot. Non, les corps ne sont pas séparés dans « Tout devint silencieux, La petite sirène, appuyée sur ses bras
l'image, pour la simple raison que c'est une même matière, un blancs au bord du navire, regardait vers l'orient, du côté de l'au­
même remous, qui leur donne naissance et constitue l'espace rore ; elle savait gue le premier rayon de soieil allait la tuer.
de leurs séparations. Soudain ses sœurs sortirent de la mer, aussi pâles qu'elle-même ;
120 REGARDER

leur longue chevelure ne flottait plus au vent, on l'avait coupée.


"Nous l'avons donnée à la sorcière, dirent-elles, pour qu'elle te
vienne en aide et te sauve de la mort. Elle nous a donné un cou­
teau bien affilé que voici. Avant le lever du soleil, il faut que tu
l'enfonces dans le cœur du prince et, lorsque son sang encore
chaud tombera sur tes pieds, ils se joindront et se changeront en 12

LES PARADOXES DE I.:ÊTRE À VOIR


une queue de poisson. Tu redeviendras sirène ; tu pourras redes­

ans que tu disparaîtras en écume. Mais dépêche-toi ! car avant le


cendre dans l'eau près de nous, et ce n'est qu'à l'âge de trois cents

reviens ! Vois-tu cette raie rouge à l'horizon ? dans quelques Voir au-delà des corps ?
lever du soleil, il faut que l'un de vous deux meure. Tue-le, et

minutes le soleil paraîtra, et tout sera fini pour toi ! Puis, pous­
"

Que voient donc mes yeux ? Je me regarde, mais est-ce


sant un profond soupir, elles s'enfoncèrent dans les vagues.
que je vois mon être ? Je ne vois ni mes cheveux qui blan­
chissent - plus tard seulement je m'apercevrai que mes che­
» La petite sirène écarta le rideau de la tente, et elle vit la jeune

veux sont devenus, sont déjà blancs - ni ma peau qui se


femme endormie, la tête appuyée sur la poitrine du prince. Elle
s'approcha d'eux, s'inclina, et déposa un baiser sur le front de
celui qu 'elle avait tant aimé. Ensuite elle tourna ses regards vers fane. Je ne vois donc même pas le présent de mon propre
l'aurore, qui luisait de plus en plus, regarda alternativement le changement ; comment verrais-je mon propre être, ce qui en
couteau tranchant et le prince qui prononçait en rêvant le nom moi demeure (quod manet) et subsume tout changement ?
de son épouse, leva l'arme d'une main tremblante, et ... la lança Saint Augustin a aimé comparer l'homme du monde visible,
loin dans les vagues. Là où tomba le couteau, des gouttes de sang l'homme idolâtre en un sens - et c'est lui-même avant sa
semblèrent jaillir de l'eau. La sirène jeta encore un regard sur le
conversion - à quelqu'un qui se nourrit en rêve et n'est pas
prince, et se précipita dans la mer, où elle sentit son corps se dis­
rassasié, bien que l'illusion soit entière : il ne mange en effet
soudre en écume. »
que des phantasmata splendida, des fantômes de splendeurs ;
r.; arpenteur du visible comprend alors qu'il doit sa vie au
il ne s'abreuve que de vide (inanitas) et de creuses fictions
sacrifice d'une image disparue depuis longtemps, et qui cette (/igmenta) l

Chacun a fait l'expérience de cette << infinité d'images >> où


nuit exauça ses trois vœux. voguent les splendides fantômes de corps absents : << Elles se
jettent jusque dans les yeux de l'âme avec une impétuosité dont
(1987)
il est bien difficile de se défendre », confie Augustin dans un
texte qui se donne comme épistolaire et personnel Le ton 2•
de la confidence, la parole << en nom propre » donnent ici l'in­
dication d'un trait augustinien fondamental, que l'on retrou­
vera partout, de texte en texte : c'est que l'expérience visuelle
jamais cessé de faire le creuset de son questionnement
1. Augustin, Con/essionum, II, 6, 10. Je réduis ici, pour les besoins de la rédac­
l'appareil des notes au strict nécessaire. Les traductions sont en général

> )JesCie< de Brouwer, 1947-1982, voL I-LXXII). Pour les textes non encore tra­
de la « Bibliothèque augustinienne » (saint Augustin, Œuvm,� Paris,

dans cette édition, on a utilisé la Patrologiae cursus completus � Series


de Migne.
Id., Epistula CXLVII, 42.
REGARDER LES PARADOXES DE L'ÊTRE A VOIR 123
122

ontologique - désir et défi mêlés en une sorte de corpsdeà une ligne continue où Augustin « n'a eu qu'à ajouter à l'in­
corps. Comme si Augustin, révoquant tous les « fantômes e telligentia de Cicéron le qualificatif de divina pour obtenir une
splendeurs », n'avait pour autant jamais renoncé à poursuivr définition chrétienne de l'Idée 4 >>. Il est hors de doute que
une splendeur qui ne fût ni vide, ni spectrale, ni m,ême l'océan philosophique sur lequel navigue saint Augustin s'iden­
« visible >>. Comme si Augustin avait cherché dans l'Etre, tifie globalement avec l'idéalisme néoplatonicien : comme
opposé au visible trompeur, quelque chose comme un réel de Plotin, comme Platon autrefois, ]'évêque chrétien admoneste
la splendeur. Mais qu'est-ce que cela peut signifier, un réel non sans répit tous ceux qui « se refusent à viser plus haut >>, plus
visible de la splendeur ? haut. que leurs yeux - ce qui, soit dit en passant, « leur per­
Il faut se souvenir - et le livre IV des Confessions nous le mettrait de juger pourquoi les objets visibles sont agréables >> :
rappelle lui-même - que le tout premier ouvrage composé
par Augustin traitait de la beauté corporelle comme d'un accès « Supposons que je demande à un maçon (arti/ex : un artisan ou

privilégié à la vérité de l'être : si la beauté nous attire tant, un artiste) qui vient de construire une arcature pourquoi il en

c'est que nous voulons nous unir à elle ; et si la beauté suscite TI répondra, je pense : "Pour que, dans ma construction, les par�
entreprend une seconde toute pareille, en face, du côté opposé.

un tel désir d'union, ou d'unité, ce doit être qu'elle participe


d'une unité fondamentale par quoi se définit le Tout des êtres,
ties semblables se correspondent" (paria paribus aedi/icii membra

leur indivision originaire, leur qualité d'essence... Au moment cisément cette disposition, il dira que cela convient, que c'est
respondeant). Si j'insiste et lui demande pourquoi il adopte pré­

des Confessions - œuvre pourtant vouée à l'exercice de la beau, que cela plaît aux regards (delectare cementes) ; il ne se
mémoire -, saint Augustin aura non seulement renié son hasardera pas plus loin. Courbé vers la terre, il s'en remet à ses
ouvrage, mais encore il l'aura « perdu, égaré loin >>, ne se sou­ yeux sans comprendre le principe 5• »
venant même pas en combien de livres ou parties il était com­
posé 3. Entre Augustin perverti par le visible et Augustin Et à quoi revient ce principe que l'artisan ne comprend pas,
converti par la foi chrétienne, la distance n'est pourtant que alors même qu'il le met en œuvre ? Quel est le pourquoi de
celle d'Augustin à Augustin : il y a dans son écriture un reste, cette symétrie, de cette similitude entre les parties, de leur
un relief>> de l'oubli, il y a dans ses élaborations les plus tar­ répons agréable aux yeux ? Tout revient, dit saint Augustin, à
dives et les plus conceptuelles cent « flots d'images >> qui ren­
<<
l'« unité d'une harmonie >> unitas et convenientia, dont le
:

dront bien vaine la tentative critique de « remettre les méta­ principe transcendant sera à son tour nommé « l'unité unique
phores à leur place >>, c'est-à-dire d'abstraire le texte de qui découle toute unité >>. Idéale unité, donc, que cette
augustinien des figures visuelles qui le circonviennent en son ultime « unité unique >> par rapport à laquelle tous les êtres
principe. du monde, si beaux et parfaits soient-ils, n'existent que comme
La façon la plus simple et la plus classique - mais, on le les traces imparfaites, les indices, les « vestiges >> (vestigia)
verra, insuffisante - d'expliciter l'attitude d'Augustin à épars 6. Le monde peut bien faire « les délices de mes yeux >>
l'égard du monde visible, serait évidemment d'en appeler à la par tout ce qui m'entoure - « les formes belles et variées, les
leçon idéaliste et néoplatonicienne : saint Augustin faisant couleurs vives et fraîches >> -, ce monde n'en restera pas
sienne la reconquête par Cicéron d'une part, Plotin d'autre moins, et pour la raison même qu'il m'est visible, le lieu
part, d'une Idea ou « forme intérieure >> (endon eidos) dont oppressant, trop terrestre, d'une perpétuelle dissémination,
toute beauté, toute forme visibles ne seraient que les copies que nomme justement le mot vestige.
- des « reflets >>, inférieurs bien sûr en dignité ontologique.
C'est ainsi que Panofsky développe les prestiges de l'Idée selon 4. E. Panofsky, Idea. Contribution à l'histoire du concept de t'ancienne théorie
l'art (1924), trad. H. Joly, Paris, Gallimard, 1 983, p. 198.
5. Augustin, De vera religione, XXXII, 59.
3. Id., Con/essionum, IV, 13, 20. 6. Ibid., XXXII, 59 à XXXVI, 67.
124 REGARDER LES PARADOXES DE L' ÊTRE A VOIR 125

Lorsque je vois avec plaisir ces << couleurs vives et fraîches » de l'exigence qui lui était soumise : voir au-delà des corps
du monde, j'oublie qu'à ce moment même je ne vois pas la visibles - puisque telle semble bien être, en ce contexte, l'in­
lumière, reine des couleurs » qui, pourtant, inondan « t t?ut jonction maîtresse.
ce que nous distinguons, où que je sois durant le jour, s.e ghsse Le paradoxe, c'est que la visée de l'<< unité unique >> ne
«

vers moi de mille manières et me caresse alors que Je fmsvoir autre puisse faire autre chose qu'engendrer la dissociation du sujet
chose et ne lui prête pas attention ». li faudrait donc la dépositaire d'une telle visée, la bifidation de l'acte de voir
envers et contre lui-même . L'œuvre d'Augustin, il est vrai, ne
7

lumière d'où naissent les couleurs , au lieu de voir les couleurs .


Il faudrait surtout voir, au lieu des corps dans l'espace , l'unité ces�e de proposer à son lecteur des << unités uniques » toujours
matricielle dont se composent ou plutôt se décomposent les plurielles, pluralisées, c'est-à-dire finalement des mystères,
corps - et qui n'est, elle, dans aucun espace. Mais l'homme dont la Trinité - Dieu unique, non triple, mais << trine » en
doué d'yeux est-il capable de voir, au-delà des pierres laéparses son unité - fournira le paradigme absolu. Or, en deçà même
du monde, ce roc unique où Augustin veut situer seule de cet exemple prestigieux, nombreuses ont été, chez
Vérité digne de ce nom ? Augustin, les << unités » qui savaient revêtir une pluralité de
corps, une pluralité de << personnes ». Ainsi, l'<< unité unique »
« Âmes obstinées, montrez-moi un homme qui voie san-:. imagi­ qui transcende toutes les splendeurs visibles des choses du
ner aucun objet charnel (qui videat sine ulla imaginatione visorum monde aura-t-elle pu prendre la figure de l'artiste - signa­
carnalium) . Montrez-moi un homme qui voie que le principe de taire unique de la multiplicité de ses œuvres -, de la mère ou
toute unité n'est autre qu'une unité unique de qui découle toute de la matrice - lieu inchoatif de toutes choses -, enfin celle
unité, qu'elle accomplisse ou non cet idéal. Montrez-moi un du Père divin qui agence toutes les créatures selon son libre
homme qui le voie, sans faire d'objection, sans se donner l'air de vouloir et en son Nom propre...
voir ce qu'il ne voit pas. Montrez-moi un homme qui tienne tête Un tel paradoxe ne cessera pas d'en produire d'autres.
aux sens charnels et aux coups dont ils ont frappé son âme, qui
Dissocier le voir - opération sans doute principielle à toute
résiste au déterminisme humain, aux louanges humaines, qui "sur
sa couche se tourmente la conscience" (Psaumes, IV, 5), qui se
pensée idéaliste - ne peut que mettre l'œil en discord d'avec
lui-même : il voit et il se hait de voir un monde qu'il juge
extérieures, ne recherche pas les illusions" (id., IV, 3 ) 8• »
façonne un cœur nouveau, qui ne "soit pas épris des frivolités
comme la pure et simple parade du non-être. Première cou­
pure, première faille. Ainsi se ferme-t-il sur son jugement, mais
<< ne
Il n'est pas indifférent que l'homme rare, celui quifiguré il l.'leure dans la com12onction, le tourment de ne toujours pas
recherche pas les illusions >>, soit d'entrée de jeu situé, VOir l'Autre absolu, l'Etre vrai, l'<< unique unité de qui découle
comme quelqu'un qui << sur sa couche se tourmente ».le Dans unité ». Et telle est la seconde faille. Il faut s'émerveiller
la version latine des Psaumes qu'Augustin utilise, c'est verbe m,',,hQ civilisation entière ait pu se donner expressément la
compungo qui apparaît ici, avec la riche connotation de ce f!iE:so•ciation - ce malheur, cette convulsion - comme candi-
blesse, coupe et pique de toutes parts. . . Dans l'homme nécessaire à tout envol de la pensée. Cet envol prendra
punctus, il y a donc l'homme déjà blessé, affligé, . la forme d'un combat, qui est un combat du sujet contre
- et, par-delà, il y a bien sûr l'homme de la componc t!O!l propres yeux .
religieuse, de la contrition et du repentir. Ainsi, la cnu4u� Or, c'est précisément là qu'Augustin se montre boulever­
universel : entre le refus des << fantômes de splendeurs »
du monde visible aura-t-elle d'emblée produit un sujet """'''
un sujet voué à la dissociation du voir, par la nature la recherche d'un Réel de toute splendeur, il ouvrait une
infinie - toujours reconduite, involuée, haletante,
ll!.Perb·e, refluante - des difficultés de l'être voyant, lorsque
se voit postulé au-delà du voir. Augustin fondait ainsi
7. Id., Con/essionum, X, 34, 51.
8. Id., De vera religione, XXXIV, 64. véritable anthropologie du désir, dans la mesure même où
126 REGARDER LES PARADOXES DE L'ÊTRE À VOIR 127

il exigeait, inventait ce qu'on peut nommer un corps chrétien « Eh quoi ! Je suis assis chez moi, et un lézard qui cherche à
organique Il faut se souvenir qu'au temps d'Augustin les
9
• prendre des mouches, une araignée qui les entortille dans ses toiles
corps - disons, pour commencer : la cohésion globale du
tion 1 1 ! »
dès qu'elles s'y jettent, suffisent souvent à capter mon atten­
corps social - ne venaient pas au monde chrétien comme dans
un élément immémorial, stable et unitaire. L'édit impérial par
lequel le christianisme avait été porté au statut de religion d'É­ . Faudrait-il
Pire
alors méditer la mort en la dévorant des yeux ?
est encore la perversion lorsque la curiosité se satisfait
tat, cet édit était tout récent (il date en effet de l'an 3 80). Aussi d'expérimenter dans le visible ce qui pour l'homme le plus
n'effaçait-il pas la mémoire du temps des martyrs, dont on souvent signifie le pire - ainsi, << regarder dans un cadavre
continuait de retranscrire les Actes. Et le fait que le culte païen déchiqueté cela même qui te fait frémir d'horreur » (vzdere in
se soit vu interdire à Rome, en 391, n'aura pas pesé bien lourd latziato cadavere quod exhorreas) ... Pourtant, il accourent bien
lorsqu'en 410 le Barbare Alaric mit à sac la Ville éternelle. les badau?s, . les cur�eux, à la vue de ce corps qui gît au sol:
D'autre part, le christianisme lui-même se débattait dans la tous fremissent d horreur, et tous << craignent même de le
convulsion de ses propres hérésies - le manichéisme avant r<eva,H· en dormant, comme si, éveillés, quelqu'un les avait for­
tout, qui avait « séduit Augustin avant d'être pourfendu par
>>
s�s � le voi , ou qu'utze rumeur de beauté les y eût engagés »...
lui, et l'arianisme qui pervertissait en profondeur les assises du
dogme trinitaire. Enfin, le monde antique, le monde païen des (Üns1 sont-:�s tous la, de leur propre fait, yeux écarquillés,
grandes philosophies et des grandes idolâtries, continuait demeurant la-devant, comme pour éprouver la pâleur qui les
d'exister en face de l'âme chrétienne, comme cette chose étran­ >!Wif!ne (ut palleant) 12
.

gement familière qu'il fallait bien sûr renier, mais comme on réalité, âli�sant, ils ne s'aperçoivent pas de leur propre
renie sa langue maternelle - c'est-à-dire dans le démenti ou é11id,en<:e : qupils tmttent la mort. Car, si la passion du visible,
la << tourmente de la conscience ». en boucle à la passion des corps, se nomme perversio
Voilà pourquoi, dans les milliers de pages écrites par saint ne,qut''tia, c'est bien parce que l'homme ne tourne là son
Augustin, nous en trouvons des centaines consacrées à cet ,J;e:ga1td que vers le néant. Nequitia - la << dissipation » du
<< homme en lutte contre lui-même » qui cherche la forme - doit son nom, écrit Augustin, à l'expression ne quid­
d'un désir inédit en sacrifiant toutes les formes de ses désirs c'est-à-dire rien, << et c'est pourquoi les grands pervers
anciens, nommés ici << tentations », là « concupiscences », appelés des hommes de rien » (et tdeo nequissimi
ailleurs << perversions ». Car c'est bien de perversion fJO<"!t1tes, nzhili homines appellantur) La thèse majeure de
13

s'agit lorsque, fasciné par l'indéniable beauté des stattwes Augustin, en la circonstance, sera donc que l'homme
antiques, l'homme idolâtre se rend incapable de discerner ', vers le visible comme vers le néant thèse radicale au
:

combien le moindre animalcule vivant sous terre


·

d'affirmer qu'il n'y a pas d'autre mort que celle conte-


une perfection infiniment supérieure, lui qui fut créé, ag<enc:è. ...,�.uo•uo le mot << perversion », puisque, selon l'enseignement
et animé par le vouloir divin Mais, que la vie se < ce n'est pas Dieu » mais l'homme du péché,
qm� << fait la mort », qui l'a inventée avec l'aide du
10•
en elle-même objet de la curiositas - et l'homme à a

veau retombe dans cette espèce de divertissement ou 14

Jaina:ts, pourtant, Augustin n'aura dû songer à se crever les


malsain (morbus cupiditatis) qui le détourne de l'<< comme Origène, autrefois, avait pu << crucifier sa chair »
un1que » :
Id., Confessionum, X, 35, 57.
9. Cf. J. L. Schefer, J.;fnvention du corps chrétien. Saint Augustin, le Ibid., X, 35, 55. Je souligne.

. Ibid.> XI, 22, citant le Livre de la Sagesse, I, 13.


naire, la mémoire, Paris, Galilée, 1975 (en particulier p. 16, 24-28, 286). , , Id., De vera religione, XI, 2 1 .
10. Augustin, De diversù quaestionibus, LXXVIII.
LES PARADOXES DE L'ÊTRE A VOIR
129
128 REGARDER

en se châtrant réellement. L'œil, comme tout existant, << dans


la seule mesure où il est, est bon >> ; et, s'il fait pencher
devient ce qu'est le diable, c'est-à-dire semblable à lui ; et il lui
.
e�t �s �uJ.�tt1 comme nous est assujetti notre corps. Et c'est ce que
l'homme vers le néant, c'est dans la seule mesure où il s'at­ signifie etre mangé par le serpent 17 • »
tache à « ce qui a le moins de part à l'essence >>, c'est-à-dire
le monde charnel, le monde des corps. L'œil serait ainsi comme Sache donc 9ue, ce que tu vois, tu le manges, et qu'en man­
une poche de libre passage, une poche d'échange qui reporte geant tu le devie ns, parce que cela t'engloutit de l'intérieur et
te digère de l'intérieur. Sache que
dans l'âme ce qu'il veut bien recevoir du monde. L'œil n'est
pas, mais devient l'organe privilégié de la perversion lorsque, son m�rtel et dé�orant. L'image -le lavisibl e est comme un poi­
mena ce - se précisera
balayant en lui toute capacité d'« irradier la lumière de la rai­ .t>!�s lom, Augustm comparant la volupté charn
son >> (expandere lumen rationis), l'esprit malin y enténèbre les y1s1b!e à ,une cécité di?ne du poisson qui mordelle à
du monde
l'ham
sens et les sature de vapeurs, brumes ou nuages que portent , et se regale, sans savoir que ce qu'il avaleeçon
il !loute 1, ap�;at
n'est
:

avec eux tous les désirs de la chair (malignus spiritus... tene­ fait en realite que pour le déchirer de l'intérieur :
brat sensus... nebulis implet) Les « âmes plongées dans les
15•
affections de la chair >>, écrit ailleurs Augustin, « ressemblent « Car le poisson aussi se réjouit quand ne voyant pas l'hameçon

ainsi à des bois remplis d'eau (ligna humore saginata), où le il dévore l'appât. Mais, lorsque le pêcheur commence à le tirer
'

feu ne vomit (vomit) que de la fumée et ne peut avoir de . ses entrailles sont d'abord déchirées, ensuite, par cette nourriture
cause de sa joie, il est entraîné de la joie à la mort. Ainsi il en v;
'

flammes lumineuses >> 16

Entre « se remplir >> et « vomir >>, la métaphore augusti­ de tous ceux qui pensent trouver leur bonheur dans les biens tem­
nienne - même lorsqu'elle concerne des éléments aussi sub­ p�rels. Ils ont mordu à l'hameçon et ils errent avec lui çà et là.
tils que feu, lumière ou fumée - ne cessera plus de juxtapo­ rés avec avidité 18• »
VIendra un temps où ils sentiront quels tourments ils ont dévo­

ser images d'incorporation et images de métamorphoses ou de


générations : générations subies, monstrueuses, dévorantes.
Ainsi, l'œil pervers qui « penche vers le néant >>, au sens très
concret où il ne s'attache qu'aux objets « du bas >>, les objets
terrestres, sera menacé par Augustin de devenir lui-même de
la terre - matière où vit et se love le serpent -, parce qu'ici
le corps devient ce qu'il incorpore. Parce que ce que le corps
incorpore le dévore de l'intérieur :

« En effet, quand il a été dit au diable : "Tu mangeras de la


il a été dit au pécheur : "Tu es terre et tu iras dans la
(Genèse, III, 14, 19). Le pécheur a donc été donné en nourriture
au diable. Ne soyons pas terre si nous ne voulons pas être
gés par le serpent. Car, de même que, ce que �� �n��o�u::sn:��;� :;�:
e :
nous le convertissons en notre corps (quod n 1
trum corpus convertimus), en sorte que la nourriture elle-nrerrie
devient ce que nous sommes selon le corps : ainsi, celui qui
mauvaises ses mœurs par méchanceté, et orgueil, et

Ibzd., VII, 8.
15. Id., De diversis quaestionibus, XII. Ibid., II, 2.
16. Id., De agone christiano, XVI, 18.
130 REGARDER LES PARADOXES DE LÊTRE À VOIR 131

Retraçons l'essentiel de cet argument : l'être, affirme fie généralement de nomen substantiae - en l'impliquant, en
Augustin, se définit principalement par ce qui ne �hange pas. l'involuant dans son écriture. La langue latine, certes, se prê­
Mais qu'est-ce qui ne change pas ? Ta pupille se retracte, ton tait moins que l'hébreu à l'espèce d'agglomération temporelle
corps vieillit, et ton âme elle-même se modifie, passe d'un état nécessaire pour rendre compte d'une entité qui « n'est pas
à l'autre, s'assombrit quelquefois jusqu'à s'éteindre presque. faite, mais est comme elle fut, et ainsi sera toujours >> : entité
Ce qui ne change pas, le seul esse verum, c'est Dieu. Parce dans laquelle l'avoir été et le devoir être sont contenus, noués
qu'il cumule les deux attributions de l'éternité �! de l'im?'u­ « dans l'être seulement, puisqu'elle est éternelle >>. Augustin
20

tabilité Dieu se donne non seulement comme 1 etre supreme a. donc forgé un signifiant, évident et original tout à la fois,
(summ �m esse) ou la suprême essence (summa essentia), mais pour ce présent d'éternité qui devait ici fonctionner comme
encore comme le seul être qui soit « pleinement véritable >>. Nom propre de Dieu « à la troisième personne >> :
Le texte biblique lui-même ne suggérait pas autre chose lors­
qu'il fondait l'énonciation princeps du sujet doué de l'être dans « Qu'est ceci, ô Dieu, notre Seigneur ? Comment te nommes-tu ?
une espèce de boucle tautologique mise, si l'on peut dire, dans -Je me nomme Est, répond-il. - Mais encore, que veulent dire
la bouche même de l'Autre absolu, ce Dieu qui ne parlait là, nité [ . . ] 21• »
ces mots : Je me nomme Est ? - Que je demeure dans l'éter­
.
évidemment,. qu'en) 19son Nom propre : «Je suis celui qui suis >>
(ego sum quz sum . Ainsi, l'idée d'un Nom propre de Dieu aura-t-elle dû exi­
Or, le << Nom propre >> en question n'est pas donné sous une ger, produire dans l'écriture quelque chose comme un hapax
autre forme que celle d'un segment verbal : qui sum - c'est humain, symétrique de l'imprononçable ego sum divin. En
cela que je suis, c'est comme cela que je m'appelle, dit cet être affirmant de Dieu qu'il « est l'Est >>, saint Augustin pensait par­
qui n'est pas un être humain. Le Nom propre de D1eu se pro­ venir à. une nomination qui n'objective rien, propulse à l'in­
nonce donc d'abord (et de façon interdite à toute bouche fini le « sujet >> du Verbe, et ne s'entende que selon la tempo­
humaine) comme un verbe en première personne où s'affirme ralité d'un présent bien particulier, qui n'est pas le présent
le pur « est >> d'un ego divin. On ne s'étonnera donc pas que historique du deest latin mais celui, éternel, éternellement
le Nom propre de la personne en question - au sens strict actuel, d'un est épuré. C'est un présent qui a toujours été pré­
que donne à ce mot toute la théologie trinitaire - soit le Nom sent et le sera toujours, un présent sans passé qui lui aurait
Verbe. Le Nom de Dieu, c'est d'abord son Verbe, terme pour préexisté, sans devenir ni avenir. C'est donc une présence sans
lequel il convient d'adopter la majuscule, puisqu'il dénote ici contamination d'altérité, sans « faille de néant >> : lorsque mes
le nom propre d'une personne. Souvenons-nous que, pendant cheveux blanchissent, dit Augustin, c'est la couleur de mes
des siècles, les chrétiens, entrant dans leurs églises, se sont age­ cheveux qui change et donc qui meurt, admet l'altération,
nouillés et s'agenouillent encore devant les figures d'un enfant penche vers le néant. Or, rien en Dieu ne change ni ne s'al­
qui tient entre ses mains le phylactère de la certitude d' exis­ tère et, lorsque saint Jean écrit qu'« au commencement était
ter ego sum. Ainsi, l'existence vraie, sous sa forme apodic­
: lç Verbe >>, ce temps n'est au fond qu'une manière de rejouer
tique, était-elle sur terre confiée au seul Fils de Dieu, au seul J'imparfait d'essence, le to ti èn einaï aristotélicien : ce n'est
Sauveur du monde - ego sum lux mundi -, et ce Fils, cette donc, du point de vue d'Augustin, qu'une figure du présent
lumière, la théologie les nomme encore Verbe. d. 'éternité, qui englobe l'imparfait puisque, dès le commence­
Parce qu'il n'était pas seulement glossateur de doctrmes, .
et pour toujours, le Verbe est, « ne progressant pas parce
mais aussi inventeur et écrivain, saint Augustin a tenté d'ex­ est parfait, ne déclinant pas parce qu'il est éternel >>
22•

pliquer cette « boucle >> du Nom essentiel - que l'on quali-


Augustin, Confessionum, IX, 9, 24.
2L Id., Sermo VI, Ill, 4.
19. Exode, Ill, 14. Id., ln primam Iohannis, IV, 5.
132 REGARDER LES PARADOXES DE L'ÊTRE A VOIR 133

Cette insistance à concentrer la nomination de Dieu, son Augustin demande que l'on s'interdise de penser qu'est ce
« nom de substance >>, dans quelque chose qui n'est justement Dieu, parce que nous pouvons dire seulement qu'il est, par
pas un nom grammatical, mais se donne plutôt comme une excellence, au-delà de toute attribution. En quoi l'exigence
pure temporalité de cristal - un verbe sans sujet et sans déter­ augustinienne se déploie sur le fil d'un rasoir : à l'exacte limite
minant -, cette insistance comporte pour nous une consé­ d'une théologie positive et d'une théologie négative, soit à
quence majeure, encore une fois paradoxale : la divinité y est l'exacte limite d'une affirmation absolue (il est l'Est) et d'une
postulée comme perfection, comble de la présence (qu'est-ce condamnation de la pensée à un silence non moins absolu du
qui, en effet, pourrait être plus que cette chose qui se nomme négatif (ce qu'est l'Est, jamais vous ne le saurez, vous, les
Est ?) ; et cependant, pour la raison même qu'une << tempora­ vivants de la terre).
lité de cristal » exclut toute mise en corps, toute étendue, tout Or, ce fil du rasoir, Augustin le nomme très précisément :
espace, cette présence absolue n'est nulle part. << Dieu n'est pas il le nomme /ruitio, la jouissance, et même per/ruitio, mot où
quelque part », écrit Augustin, pour la raison qu'il n'est pas s'exprime que la jouissance comme telle ne saurait être qu'in­
un corps 23• Au comble de la présence se superpose donc le finie 25• On s'aperçoit ici combien fut essentiel au discours
comble - disons, pour faire classique : la transcendance - théologique le rabattement terme à terme de la valeur sym­
d'une absence. Ce Dieu est postulé comme Verbe, il est appelé bolique extrême - Dieu comme Verbe - sur la position d'un
Est... mais qu'est-ce qu'un verbe sans sujet grammatical Réel absolu : Dieu, unique Réel de l'être, son infinie et soli­
situable, énoncé ou visible ? Quant à l'infinité de ce Est, ne taire << plénitude », Dieu impensable se voit invoqué comme
suppose-t-elle pas que, quel qu'il soit, il sera infiniment loin l'unique objet possible de la jouissance. Sans lui, << qui seul suf­
et que, fût-il infiniment près, présent contre ton visage, jamais fit >>, l'âme humaine, dira saint Augustin, << ne se suffit pas et
tu ne le verras ? Augustin, inlassablement, ressasse le paradoxe rien ne lui suffit 26• >>
- et même il l'interpelle, comme parlerait un aveugle à quel­ Mais ne jouit-on pas des choses humaines ? Augustin
qu'un qu'il ne peut pas toucher : répor;d en avançant une nouvelle dissociation : c'est qu'il y a,
parmi toutes les choses du monde, celles qui sont faites pour
« Mais toi, très élevé et très proche (altissime et proxime), très la jouissance (/ruitio) et celles qui sont faites pour l'usage
secret et très présent (secretissime et praesentissime), toi dont les (usus) :
membres ne sont pas les uns plus grands et les autres plus petits,

lotus es et nusquam locorum es)[. . ] 24• »


mais qui es tout entier partout et nulle part dans les lieux (ubique « Jouir, en effet, c'est s'attacher (inhaerere) à un<:; chose par amour

dont on fait l'usage à l'objet qu'on aime, si toutefois il est digne


.
pour elle-même. User, au contraire, c'est ramener (re/erre) l'objet

d'être aimé. [ . .] Faisons une supposition. Nous sommes des voya­


Voir depuis la mort ?
.

geurs et nous ne pouvons vivre heureux que dans notre patrie.


Il faudrait tenter de comprendre la dialectique de ce comble Rendus malheureux par notre voyage et désireux de mettre fin à
de la présence noué au comble d'un secret. Que Dieu soit notre misère, nous désirerions rentrer chez nous. Or, nous aurions
donné comme praesentissime, << plus-que-présent », cela peut besoin de transports (vehiculis), ou terrestres ou maritimes, dont
s'inférer du Est lui-même : dire que Dieu est !'Est, sans aucun nous devrions user (utendum) pour pouvoir parvenir à cette patrie
déterminant, sans dire jamais si Dieu est ceci ou cela, comme dont nous devons jouir (/ruendum). Mais, si les agréments de la

ceci ou comme cela, revient à situer sa qualité de présence au­ route ou le balancement des véhicules nous charment et nous

delà de toute vision, de tout jugement, de toute pensée.


amènent à jouir de ces biens dont nous aurions dû user, nous ne

23. Id., De diversis quaestionibus, XX. 25. Id., De doctrina christiana, I, 10, 10.
24. Id., Con/essionum, VI, 3, 4. 26. Id., De trinitate, X, 5, 7.
134 REGARDER LES PARADOXES DE L'ÊTRE A VOIR 135

voudrons pas de sitôt finir notre voyage et, enveloppés d'une dou� sans fin qui ne viendra qu'à la fin, et dans laquelle tout est pro­
ceur perverse (perversa suavitate implicatz), nous nous dét?urne� mis, tout sera contenu : vision, béatitude, inhérence à la« »
rons (alienaremur) de la patrie dont la douceur nous rendrait heu­ cause 30. . Jouissez sans fin au lieu de jouir partiellement, vous
dit la religion. Et elle ajoute : mais attendez, pour jouir sans fin,
.

reux (beatos) 27• »


attendez de mourir. Tant il est vrai qu'une jouissance sans fin
r.: avertissement semble clair : le monde des choses terrestres ne peut qu'exiger la fin du sujet.
n'est qu'un << véhicule >> sur lequel nous transitons, entre A celui qui écoutait, à celui qui lit Augustin, cette fin
l'émergence hors d'une sorte de néant - notre naissance - mythique n'est évidemment jamais - encore - présente. Elle
et l'accession à l'Être même, la proximité divine, la patria : en est donc bien reconnue comme secrète, et même secretissime)
bref, l'au-delà. Augustin nous parle ici du monde terrestre puisqu'il lui faut la fin des temps pour se dévoiler. Il suffira
comme Homère aurait pu parler de la magicienne Circé : une alors d'un coup de pouce pour que l'objet unique d'une jouis­
<< suavité perverse >> qui enlace et enveloppe le voyageur, veut sance imaginée au-delà de la mort devienne l'unique objet du
lui faire oublier à quel objet de jouissance il devait depuis tou­ désir des vivants. Voilà sans doute l'opération la plus sitnple et
jours rechercher l'inhérence, par-delà tout divertissement de la plus fondamentale : l'ouverture au désir que suppose le pla­
l'usage, par-delà toute << aliénation >>. En opposant la perverse cement de l'objet absent comme objet d'une promesse.
suavité du monde à la béatitude - qui nomme proprement I.:opération est fondamentale, miraculeuse même - au sens
l'effet de la jouissance -, saint Augustin nous donne donc à d'une << solution miracle >> -, dans la mesure où elle suscite
comprendre ceci : l'homme ne jouira véritablement qu'en un attachement envers l'objet qui soit proportionnel à son
jouissant de Dieu ou, plus précisément, de la Trinité entière. absence. Plus le Verbe est absent, et plus je le désire. Telle
Or Dieu n'est pas une chose, mais, insiste le théologien, la serait, en quelque sorte, l'admirable gestion -poétique au sens
ca �se de toutes les choses, ce qui est fort différent On pour­
28• fort - de la coupure et de la faille où les hommes mortels,
rait, en repliant le point de vue eschatologiqu sur le point de sevrés, solitaires, amoureux, en appellent à l'Autre :
vue cosmologique, affirmer de cette cause qu�elle est aussi la
fin de toutes les choses, en ce sens notamment que l'homme « Et qu'est�ce que cela (et quzd est hoc) ? J'ai interrogé la terre et
n'y parvient, c'est l'évidence, qu'en passant par la morL elle a dit : "Ce n'est pas moi". Et tout ce qui est en elle a fait le
I.:unique objet de la jouissance ne serait donc << possible >>, même aveu. J'ai interrogé la mer, les abîmes, les êtres vivants qui
atteignable, qu'à présupposer la mort du sujet. Et cette mort ne rampent. Ils ont répondu : "Nous ne sommes pas ton Dieu ;
sera pas pensée autrement que_ comme un hymen. Dans son cherche au-dessus de nous" (quaere super nos). J'ai interrogé les
commentaire sur la première Epître de samt Jean, Augustm brises qui soufflent ; et tous les espaces aériens ont dit avec ceux
développe ainsi la comparaison : << Supposons qu'un fiancé qui les habitent : "Anaximène se trompe : je ne suis pas Dieu".
donne une bague à sa fiancée ; si celle-ci préfère la bague à son J'ai interrogé le ciel, le soleil, la lune, les étoiles : "Nous non plus

fiancé, qui a fait cette bague pour elle, ne surprend-on pas, dans nous ne sommes pas le Dieu que tu cherches" , disent-ils. Et j'ai

cet attachement au cadeau du fiancé, un cœur adultère 29 ? >> dit à tous les êtres qui entourent les portes de ma chair : "Dites­

Qu'est-ce que la bague ? c'est le monde. Qui est le fiancé ? c'est lui au moins quelque chose" (dicite mzhi de illo aliquid)[ . ] n >>
moi sur mon Dieu, puisque vous, vous ne l'êtes pas, dites-moi sur
.
le Verbe. Il ne faut donc ni aimer le monde contre son Créateur,
.

ni jouir du monde avant de jouir de la substance divine. Que Ce << quelque chose >> que diront les êtres sur l'Est qui les
faut-il faire, alors ? Il faut attendre. Attendre cette JOUissance domine sera énoncé, exclamé d'une immense voix (exclama-
27. Id., De doctrina christiana, I, 4, 4. 30. Id., De doctrina christiana, I, 10, 10, où sont juxtaposés les trois verbes
28. Ibid., l, 5, 5. per/ruere, penpicere et inhaerere.
29. Id., In primam Iohannis, II, 11. 31. Id., Con/essionum, X, 6, 9.
136 REGARDER

verunt voce magna). Il sera, non par hasard, un chant de


louange - une citation des Psaumes << C'est Lui-même qui
:
nous a faits >> (ipse /ecit nos) 32••• Voilà qui est évidemment
beaucoup dire, et fort peu. C'est redire que Dieu ne constitue
pas une chose, mais une cause, une instance d'origine. C'est
dire que là où tu désires aller comme vers l'Être même, là est
13

ta propre origine, à la fois concrète et impénétrable : concrète l:ARMOIRE À MÉMOIRE


parce que tu consistes en elle - selon un mode qui reste à
analyser -, impénétrable parce que nul ne se tient, nul n'ac­
cède tout à fait au lieu de son origine. « Qui l'obtiendrait, fût­ Imago : la porte close et la mémoire des corps
ce à bout de souffle ? [... ] Qui présumerait se tenir là ? >> - Le dernier cycle pictural connu de Fra Angelico est d'une
ainsi s'exclamera, une fois encore, saint Augustin 33• Le lieu troublante modestie : c'est une porte le simple battant
d'origine, ce réceptacle hors de tout espace accessible, voilà porte d'armoire. Porte peinte pou� être close troublan d'une
l'Est que tu cherches à voir. Il est postulé comme inimaginable
et, en effet, il l'est. Mais inimaginable, mot qui prend sens donc_ l'idée courante selon laquelle toute œ�vre de lat
comme l'au-delà de toutes les images, peut aussi nous indi­ Renaissance, à plus forte raison si elle est florentine, devrait
se comprendre comme une << fenêtre ouverte sur le monde
quer qu'un lieu s'invente là, où plusieurs images coexistent, se
condensent, se déplacent, inaccessibles seulement au regard de fût-ce le m�mde i�agi?aire de fables d?nt elle essayerait d>>�
qui n'entre pas dans le rêve ou dans le grand cheminement de nous convamcre grace a ses outils de vraisemblance optique 1•
l'extase. � Fl?rence au Quattrocento, la vraisemblance optique ne se
redmt pas a, la perspective : elle est aussi - contrairement
Il y aurait donc un << lieu >> tout à la fois créateur (comme
l'œuvre d'un artiste), subtil (comme le souffle du Saint-Esprit), la peinture nordique - une vraisemblance de l'échelle uneà
vraisemblance de la grandeur nature (pensons seulem
impérieux (comme un Nom-du-Père), miraculeux (comme un
Verbe qui prendrait corps de sa seule prononciation), réel la Trinité de Masaccio). Sur ce point encore, le cycle de�ntFraà
(comme la matrice d'où chacun naît)... Et ce << lieu >>, cette �ngehco demeure étrangement modeste, disposant ses trente­
cause, toujours là, toujours perdus, feraient en l'homme la dia­ cmq tableautms (38,5 x 3 7 centimètres chacun, tous n'étant
lectique de l'errance et de l'élan - la dialectique du désir. Tu pas autographes) selon un échiquier d'images qui forment
veux voir l'<< unité unique >>, tu veux voir la cause ? Ferme les deyant nous comme un montage de petites prédelles assem­
yeux. Ne regarde plus ta peau fanée ou tes cheveux déjà blees.
blancs. Ne crains plus la mort : espère-là. Et, en l'espérant, Ce sont, bien sûr, des images religieuses : également
ferme les yeux, désire. Soliloque avec toi-même en seconde modestes - en apparence tout au moins - du point de vue
personne, appelle l'au-delà en première personne et désire, et de leur propos iconographique, qui est de rabâcher une fois
espère que ton désir puisse appeler la réciproque du désir de encore les scènes de la vie du Christ, depuis l'Annonciation
l'Autre 34• Ainsi va la croyance. ?ù, c?�me Verbe divin, il s'in�arne dans le giron de la Vierge,
Jusqu a ses _miracles, . son humiliation, sa mort de trois jours,
,
sa �esurrectw n et enfm sa gloire où il couronne de ses propres
(1988)
mams celle qm 1 ,enfanta sur terre.. . Toute cette modestie de
32. Ibid., citant le Psaume C 3.
1. « Fenêtre ?uve�te par laquelle on puisse regarder l'histoire » (aperta fines­
Ir� est ex qua hzstorza contueatur), comme l'écrivait exactement L.B. Alberti, De
33. Id., Enarrationes in Psalmos, CI. pzctura 0435), I, 19, trad. ].L. Schefer, De la peinture, Paris, Macula/Dédale,
34. Id., Solzloquia, l, !, 2-3. 1992, p. 115.
138 REGARDER L'ARMOIRE À MÉMOIRE
139

la fonction comme du propos aura fait dire, souvent, que


l'Armadio degli Argen ti, ainsi qu'on l'appelle, n'offrait que
<< quelques petites œuvres mineures d'un peintre dominicain
»
déjà fort célèbre, mais « limité dans son activité artistique >>

parce qu'occupant à cette époque - soit entre 1450 et 1452


- la lourde fonction de prieur au couvent de San Domenico
de Fiesole 2•
Pourtant, cette modestie est d'une très grande rigueur, qui
opère dans la vision globale des trente-cinq images comme
dans le microcosme de leurs singularités locales. Le mot
rigueur voudrait suggérer ici que l'intransigeance iconogra­
phique et religieuse du peintre lui-même - disciple du très
sévère Giovanni Dominici, et qui ne pratiquait certes pas la
peinture dans le genre de visées mondaines dont parlera si
souvent l'histoire de l'art de Vasari -, cette intransigeance
sur le contenu religieux n'allait pas sans une certaine intran­
sigeance ou rigueur sur la /orme elle-même. L'art de Fra
Angelico, y compris dans ses œuvres censées « populaires >>

ou didactiques, comme celle-ci, confine à un certain « mini­


malisme iconographique, si je puis dire, qui se repère immé­
>>

diatement lorsqu'on pose un premier regard sur l'armoire


peinte.
Que voyons-nous en effet, avant même de reconnaître cha­
cune des trente-cinq scènes représentées (fig. 1 7) ? Nous
voyons une sorte de grille qui met en place, à travers le jeu
alterné des compositions internes et de leurs valeurs chroma­
tiques, tout un tableau de signes d'ouverture et defermeture. Et
chaque image produit, comme en abyme, un jeu déjà complexe
de ces signes d'ouverture et de ces signes de fermeture. Partout,
l'horizon est sensiblement à la même hauteur, et, mises à part
deux ou trois scènes de translation orientée, telle la Fuite en
Égypte, tout se présente frontalement, selon un schéma le plus
souvent ternaire, trilobé. Mais, surtout, chaque unité ou
presque met en œuvre tout un champ de variations du signe
de passage et du signe de l'obstacle c'est l'ouverture centrale,
:
dans l'Annoncù:ztion, ouverture qui donne sur un « pan de 17. Fra Angeli o et collaborateurs, Porte de I'Armadzo degli
? Argentz;
fuite l'obstacle de la fontaine, tout au fond ; c'est la porte
>>,
1450-1452 (details : Roue mystique de la vision d'Ezéch
Annonciation, Circoncision, Adoration des mages, Fuite en
iel
Égypte:
Massacre des Innocents). Tempera sur bois. Florence, musée
de San
2. Et non de San Marco, comme le dit G.C. Argan à qui l'on doit aussi ces
Marco. Photo G. D.-H.
jugements négatifs - et hâtifs -, écrits en conclusion d'un livre par ailleurs fort
bien pensé. Cf. G.C. Argan, Fra Angelico, Genève, Skira, 1955, p. 109.
140 REGARDER L'ARMOIRE À MÉMOIRE 141

toute noire de l'Adoration (graphiquement ouverte, mais chro­ autres et de << creuser >> en quelque sorte le sens de cette scène
matiquement opaque) ; c'est l'espace liturgique et strictement biblique par-delà son apparence anecdotique.
architecturé de la Circoncision, de la Dispute au Temple ou de Quelque chose, en tout cas, se jouait là entre un devant
la Cène ; ce sont les effrayants cubes minéraux dans lesquels le visible et un dedans qui ne l'était plus. Qu'y avait-il, d'ailleurs,
Christ se fait injurier et flageller, cubes ouverts devant nous, dans l'armoire en question ? Il y avait d'étranges objets liés
mais si resserrés sur les corps qu'ils semblent devoir se refer­ justement au mystère - et à l'angoisse - des corps. C'étaient
mer sur eux ; ce sont les vides ouverts mais infranchissables du de précieux ex-voto que les riches Florentins (mais aussi les
tombeau christique ; ce sont les Limbes, antres montrés béants princes de l'Europe entière, les papes eux-mêmes) venaient
d'un monde qui n'est pas le nôtre ; c'est, enfin, l'extraordinaire déposer en offrande devant l'image miraculeuse de la
clôture lumineuse de la porte qui protège la Pentecôte. Santissima Annunziata, pour la salvation de leur corps.
Nous sommes donc, devant ces << cases >> subtilement géo­ Réchappait-on d'un attentat politique (comme ce fut le cas de
métriques, comme devant les tiroirs faussement ouverts (<< sous Laurent le Magnifique, en 1478) ou désirait-on guérir de
une apparence fausse d'ouverture >>, aimerait-on dire) d'une quelque maladie, que l'on offrait au sanctuaire marial des simu­
armoire où se raconterait, mais en réseau tabulaire autant lacres de son corps, tableautins, morceaux de cire, portraits
qu'en narration, toute la mémoire du mystère de l'Incarnation : entiers ou objets de métal précieux, ces argenti que l'armoire
cela même qu'exigeait de toute image un grand dominicain du peinte avait pour fonction de conserver 4 Or, ces bras, ces
XIV' siècle, Giovanni di Genova 3• Nous n'en sommes pas cœurs, ces écrins d'or et d'argent, les images du peintre domi­
moins devant I'Armadio comme devant le fichier borgesien nicain avaient d'abord pour enjeu de les recueillir et tout à la
d'un mystère toujours visuellement agencé, mais jamais visi­ fois de les celer au regard. Façon d'attester leur valeur et de
blement décrit ni expliqué : le tiroir est ouvert, nous lisons leur conserver quelque aura (le mystère de ce qui est dedans) ;
clairement la << fiche >> - sorte de résumé où l'Annonciation, façon aussi de présenter l'armature allégorique et dogmatique
par exemple, s'expose dans sa plus claire symétrie -, mais au d'un tel mystère d'écrin en disposant devant les yeux de cha­
centre de l'image quelque chose vient nous indiquer que cette cun une mémoire figurative du mystère dont tous les autres
fiche en cache mille autres, comme la rangée d'arbres qui étaient censés procéder, le mystère de l'Incarnation.
fuient en rangs serrés derrière ce qui semble n'être, toujours
dans l'Annonciation, qu'un unique cyprès. La modestie et la
Figura : le passé raconté et la mémoire du futur
rigueur - la profonde et très particulière simplicité - de Fra
Angelico auront donc donné lieu à quelque chose qui se révèle Mais les images de l'Armadzo ne se contentent pas de don­
pour être un véritable exercice de la subtilité figurale. ner une manière d'interface entre un devant et un dedans :
Et cette subtilité nous enseigne déjà ce qu'un peintre comme elles développent aussi une subtile dialectique du temps passé
l'Angelico pouvait attendre d'une image, lorsque cette image
servait d'abord comme clôture - et, plus rarement, comme 4. Cette armoire fut peut-être commanditée par Piero de' Medici en 1448
ouverture - pour un espace liturgique : donner, mais jusqu'à (selon la Cronaca de Benedetto Dei) pour l'église de la Santissima Annunziata à
un certain point seulement, les signes visibles et clairement Florence. Une première série de tableaux fut réalisée par l'Angelico entre 1450
et 1452. Mais, en 1461, sous les ordres de Piero de' Medici, l'armoire fut dépla­
<< lisibles >> de choses connues de tous (une porte, un cyprès, cée et son décor pictural redistribué, donnant lieu à de nouveaux panneaux.
une Vierge, un ange aux ailes multicolores), puis, au-delà, don­ L'armoire était dans le « chiostrino dei Voti » lorsqu'elle fut déplacée en 1687
ner la dialectique visuelle d'une relation qui exigeait, pour dans la chapelle Feroni, puis dans la chapelle Galli. Les panneaux furent démem..
comprendre une seule scène représentée, d'avoir vu toutes les brés en 1782, et placés dans la bibliothèque de l'église, d'où ils passèrent en
1810 à l' Accademia. Ils sont aujourd'hui conservés au Musée de San Marco. Sur
toutes ces transformations, cf. surtout E. Casalini, « L'Angelico e la cateratta per
3. Giovanni di Genova (Giovanni Balbi), Catholicon (XIVe siècle), Venise, rArmadio degli Argenti alla SS. Annunziata di Firenze », Commentarz; XIV,
Liechtenstein, 1497, fol. 163 V0• n' 2-3. 1963, p. 104-124.
142 REGARDER L'ARMOIRE À MÉMOIRE
143
et du temps futur, dont le << présent >> de l'image donnerait, là diat, pas d'information
encore une manière d'interface. Loin de « raconter >>, pure­ u_que s�btilité « théoriquevisi>>.ble
Pas
sans le support d'une authen­
ment �� simplement, leur série d'anecdotes biblique�, les tee, vo1re reconfrgurée, par l'exégèdesenar(lesratisold
on qui ne soit orien­
ats de la Montée
scènes de !'Armadio degli Argenti procèdent en effet a une au Calvaire, exemple parmi d'a
utr es, arb ore nt
opération très dialectique sur le statut mên;e de ce que nous commentaire, invraisemblable historiquement, qui uue armoirie­
devons appeler désormais - parce que c est ams1 que Fra scorpiOns). De ce point de vue, le sens narratif les vêt en
Angelico devait lui-même les nommer - des figures. représentées n'est fait que pour s)ouvrù; justement - des scènes
Il y a d'abord le côté évident, le côté avenan:, le cote clazr surce que saint Augustin nommait l'« admirable pro s'ouvrir
• •

, s1mphflees et e� cou­ fondeur >>


A

des figures : elles dépeignent en scenes (m!r� profundztas) du sens scip


tur aire , que les
leurs presque signalétiques des récits sacrés mveslls par a!lleurs med1evaux, au-delà de toute historia, n'auront ces ologiens
. thé
d'une redoutable profondeur théologique. Fra Ang:_l1co offre cher à travers des mots tels gu'allegoria, tropologia, ana sé de cher-
l'évidence de la figura parce que la res, la c�ose mem_e - le 1 On c?mprend alors gue les trente-cinq tableaugogia _ _ 6
contenu la vérité du mystère -, à personne n est donnee com­ 1-Armadzo s01ent b1en des « figu tins de
_

plèteme�t. Et ses figures peintes, en ce sens, s'apparentent bie_n res


j'évi-derlce se double d'une formidable exigence, >>, ma is dan s un sen s où
à la production littéraire d'un autre fameux domu_ncam, Je : S<?mi71atzce opugue se double d'u où la
veux parler de la Légende dorée de Jacques de Voragme. Elles ne aut hen tiqu
dogmatique. Ou. , donc, la clarté même des représe e que stio
vrai
n de
­

ont la clarté du légendier médiéval, elles se « hsent >> d�ns 1� se met au serv1ce de que lqu e cho nta­
sens aisé de la gauche vers la droite, comme une h1stoue (� mystère. Et il faut dire que cette
se gui rest e et rest era
l'exception des trois panneaux peints par Alessio Baldovm_ �lll: nou vel le opé
recouvre exa�tement la définition la plus technique­ rati on dia
·

qui procèdent du haut vers le bas). Elles s'_apparentent, amsl mot figura, tel gu on pouvait le prononcer dans
_
qu'on l'a souvent dit, à une sorte de catechisme en 1mages (le domu;icair; du XV" siècle. Cela, d'ailleurs, nous obl un cou­
dernier panneau inscrit d'ailleurs les paroles du Credo), dans ,_()n,stater 1 umte ngoureuse du propos iconograp ige à
lequel l'aspect narratif semble, toujours comme chez Jacques :� - tout au moms dans son princip hique, dû
de Voragine, passer au premier plan. '#����f�,��� lm-i-:même, gui put ensuite déléguer l'exécuetion deà
Mais on ne dit pas assez que la Legende doree elle-meme panneaux à quelqu ns de ses disciples, Zanobi
_
.

Benozzo Gozzoh, Does-u


, A

constitue bien plus qu'un simple recueil d'histoires saintes .: menico di Michelino ou encore
son ordre n'est pas historique, et l'organisation de son texte r';tam(�UX « Maître de la cellule
2 >> identifié ic/ par Pope-
règle entièrement sur des exigences très rigour�uses: d:ordre 7
étymologique, liturgique et doctrmal. Bref: la szmpüczte donc gu'une figu en ce sens spécifique, le seul
rairement agencée par Jacques ?e Vor�gme n,allMt. pas, - lom d,Alberu -raaux
encore sans l'élaboration ommpresente d une subtzlzte - exégète néo-scolastique du xv<yeu sièc
x d'un dominicain ou
gétiqu� et théologique - extrêmement concertée Le loJtsgue s?int Paul écrit de certains leévé?nem Qu'est-ce qu'une
!ls av.aie:nt heu zn figura ? Pas plus gue l'iment
5
phétisme de Savonarole devall, lm aussi, alher ces deux s bibliques
apparemment contradictoires. O:, d�ns so? « recue!l >> ago, la figura
_

récits figuratifs, Fra Angehco se snue a la meme hauteur �


ses deux coreligionnaires, développant exactement la ici al l.}SÎ�n à la théorie - et à
Pe 1 Ecnture ». Cf. 1 ,ouvrage class
la pratique - médiévale du «
stratégie des signes : pas de « simplicité >>, pas d'affect
qua­
.
ique de H. de Lubac, Exégèse
. Les sens de l'Ecriture, Paris, Aubier,
1959-1964 (4 vol.).

des �roblèt;nes d'attributions est
donné par M.C. Improta, « La
tavo a dell Angelico et del Quattroc
ento », La chiesa e il convento di
a Fzrenze, Florence, Cassa di Risp
dres, Phaidon, 1974 (!" éd., 1952
armio, 1990, II, p. 110. Voir sur-
5. Cf. A. Boureau, La Légende dorée. Le système narratifde Jacques de Pope-flen.ne,sy, Fra Ange!tio, Lon
Paris, Le Cerf, 1984, p. 242-249. � ),
144 REGARDER L'ARMOIRE A MÉMOIRE 145

n'est une chose : c'est une relation, et plus précisément c'est te; le même titre ou presque que l'ouvrage publié par un
une relation temporelle. C'est une mémoire du passé tendue célèbre prédicateur dominicain, Giovanni di San Gimignano :
vers un futur. Elle définit l'un des enjeux fondamentaux du non pas une Summa theologica à strictement parler, mais plus
christianisme, qui fut l'absorption de la Bible hébraïque et la !Jlodestement une << somme d'images >>, une petite Somme
certitude que la Loi nouvelle << réalisait >> et se trouvait déjà d'exemples et de similitudes concernant les choses du Christ 9•
contenue, << figurée >> ou préfigurée, dans la Loi ancienne Or, 8. � · -·;\:.Ce n'est, certes, ni un codex, ni un volumen. Ce n'est que
les images de l'Armadio sont exactement et obstinément struc­ ]a chatoyante porte imagée clôturant le volume mystérieux
turées par ce type de relation : ce qui est à voir - l'historia d�un trésor d'objets votifs. Mais c'est tout de même l'exten­
représentée - n'est que l'entre-deux d'un rapport, d'une sion tabulaire d'une sorte de thesaurus de figures, disposé en
figura (cela même que le spectateur est requis de comprendre, qamier. Tout est là, présenté, attendant que l'œil passe d'une
peut-être de contempler), matérialisée par le double bandeau scène à l'autre pour établir des relations figurales (par exemple,
de textes canoniques qui encadre, en haut et en bas, chacune très naïvement, en regardant l'enfant de la Fuite en Égypte, et
des scènes peintes. Qu'est-ce à dire ? Que tout ce qui advient .tous ceux du Massacre des Innocents, juste à côté, qui lui res­
dans le temps sacré ouvert par l'Incarnation du Verbe avait semblent tant), et finalement pour prendre la mesure escha­
été énoncé dans le verbe prophétique (<< Voici, une vierge tologique du temps chrétien. L'art de la mémoire, disait Albert
concevra et enfantera un fils >>, lit-on dans Isaïe et sur le ban­ le Grand, concerne surtout le futur, c'est le pont à établir entre
deau supérieur de l'Annonciation peinte par Fra Angelico) ; et une mort passée et une vie à venir, celle-là même que l'Armadio
que tout cela se trouve replacé dans l'histoire rédemptrice par représente au bout de son parcours (comme chez Dante) avec
l'événement nouveau que rapporte le verbe évangélique Ja gloire lumineuse de deux visions célestes, le Jugement der­
(<< Voici, tu concevras et enfanteras un fils >>, dit l'ange à la nier et le Couronnement de la Vierge.
Vierge dans le récit de saint Luc, que l'on retrouve sur le ban­ ''- .LV1"'1> à cette mémoire eschatologique répond aussi une sorte
deau inférieur de la même Annonciation). mémoire théorique, qui aura produit, dans le cycle lui­
Telle est, sommairement présentée, la dialectique des une exigence iconographique nouvelle : c'est ce qui
figures : telle est donc la perpétuelle mise en relations que les Çltmrre le début et la fin de tout, c'est ce qui nous fait passer
scènes conçues par Fra Angelico, sévèrement << gardées >> par texte p_rophétique à la vision (qui se dit théôria, en grec),
leurs cadres textuels (et temporels), tendent à exiger d'un de la vrs10n au texte doctrinal. Le premier panneau, en effet,
regard qui sur elles voudrait bien ne pas seulement se poser, v.,pepr:és,enl:e sur une sorte de ciel textuel (qui se déroule sur les
mais s'approfondir ou, mieux, s'ouvrir en elles. y<Jru>, un peu comme les anges de Giotto déroulaient leur ciel
(ug:enzet.>t, à la chapelle Scrovegni) où s'inscrit la vision pro­
Tabula la vision disposée et la mémoire de la loi nzectnel (fig. 1 7). Vision d'images et de mots mêlés
:
cela que dit le mot théorie) qui se déploie en une double
Cette pensée exégétique que proposait la série de ses devant la figure renversée du visionnaire : roue des
<< tiroirs >> figuraux, Fra Angelico, enfin, la nommait proba­ Hl?l•trian:h<" et des prophètes, au cœur de laquelle se resserre
blement un ars memorandz; un art de la mémoire. TI produi­ un point de pure lumière la roue des évangélistes...
sait là encore, mais en tant que peintre, ce que bien d'autres encore, nous comprenons que l'image - par exemple
de ses coreligionnaires dominicains avaient développé littérai­ « dissemblable >> de saint Jean, avec sa tête d'aigle -
rement au XIV' siècle. Son << armoire >> pourrait sans doute por-
8. Cf. E. Auerbach, « Figura », Archivum romanicum, XXII, 1938, p. 45<o-415>. Cf. Giovanni di San Gimignano, Summa de exemp!is et simi!itudinibus
G. Didi-Huberman, « Puissances de la figure. Exégèse et visualité dans l'art De Gregori, Venise, 1499. Cf. G. Didi-Huberman, Fra Angelico -
tien », Encyclopaedia Universalis - Symposium, Paris, E.U., 1990, p. 596-609. i/Jis.semb/a;za et figuration, Paris, Flammarion, 1990, p. 64-83.
146 REGARDER L'ARMOIRE À MÉMOIRE 147

donnait ici l'interface de ces deux extrémités nécessaires à la


croyance : le pur point de vision, exactement figuré à la feuille
d'or par k peintre au centre de la composition, et l'expansion
du texte qui, de prophétique, sera devenu évangélique, puis
exégétique et dostrinal. C'est pourquoi Grégoire le Grand,
commentateur d'Ezéchiel, est représenté assis en face de lui,
pour avoir justifié la nature /igurale de la vision prophétique :
« La roue était dans la roue, ce >qui signifie que le Nouveau
Testament était dans l'Ancien > . 10

Or, ce modèle concentrique aura dû en passer par le modèle


tabulaire mais aussi linéaire et narratif - des trente-trois
scènes intermédiaires pour acquérir son ultime structure arbo­
-

rescente et hiérarchiqne, celle qu'offre le dernier << tiroir >> du


fichier, traditionnellement intitulé Lex Amorzs (fig. 18). C'est
sur une figure de la Loi (une personnification de l'Église) que
se clôt donc le dispositif de l'armoire à figures : une sorte
d'arbre généalogique figuré par un chandelier à sept
branches, d'où émergent centralement la croix et l'étendard
du Christ, avec l'inscription des sacrements et des rubriques
hiérarchiques de la foi. De part et d'autre se tiennent les
douze prophètes et les douze apôtres, avec des phylactères
où s'inscrit à gauche ce qui a été prédit, et à droite ce à quoi
il faut croire.
Le système est-il bouclé ? Oui et non. Oui, parce que le
jeu des relations de sens qu'il est possible de tirer de ce
tableau au sens rigoureux que Michel Foucault donnait à
ce terme, à savoir une « série de séries 1 1 couvre vir­
-

»
tuellement toute l'étendue du dogme chrétien. Non, parce
-

que cette virtualité même laisse ouverte la possibilité de nou­


velles mises en séries. Comment, par exemple, un historien
de l'art ne serait-il pas frappé par l'espèce de mémoire interne
que Fra Angelico développe là sur sa propre peinture ? Dix­
sept sujets de l'Armadio sont repris aux fresques de San
Marco, mais d'autres auto-citations concernent la prédelle du
retable de Cortone (la Dispute), celle du Prado (l'Adoration),
etc. On retire alors l'impression que l'Armadio de la 18. Fra Angelico et collaborateurs, Porte de I'Armadio degli Argenti,
1450-1452 (détails : Crucifixion, Mise au tombeau, Ascension,
Pentecôte, Jugement dernier, Lex Amoris). Tempera sur bois. Florence,
de San Marco. Photo G. D.-H.
10. Grégoire le Grand, Homélies sur Ézéchiel, I, 6, repris et commenté par
Thomas d'Aquin, Somme théologique, Iallae, 107, 3 .
11. M. Foucault, I.:Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, p . 19.
148 REGA!IDER

Santissima Annunziata est aussi une << armoire à mémoire pic­


turale >>, une sorte de petite encyclopédie portative : la << boîte
en valise >> d'un artiste qui désirait sans doute, quelques
siècles avant Marcel Duchamp, que son œuvre ne s'arrête 14
décidément pas à son œuvre...
UNE PAGE DE LARMES,
(1995) UN MIROIR DE TOURMENTS

Il existe une tradition hassidique selon laquelle rabbi


Menahem-Mendel de Kotzk, << le maître malgré lui >> - mais
était-ce bien lui, ou un autre ? ou beaucoup d'autres que lui ?
je ne sais plus -, écrivait chaque soir une page unique, une
page qu'il eût voulu définitive, mais que, commençant chaque
matin de relire, il noyait de ses propres larmes, la rendant illi­
sible et désespérante à ses propres yeux, faisant de la page,
avec ses signes noyés, quelque chose comme une mer morte.
Et j'imagine que, le soir venu, c'était sur la même feuille à
peine séchée qu'il tentait de nouveau son don de vérité.
Mais pourquoi cela ? Pourquoi ce flux et ce reflux du texte ?
La tradition, à ma connaissance, ne répond pas clairement.
Est-ce parce que cette page échouait à ne pas médire de l'es­
_. sem:JeJ ? Parce qu'elle y réussissait trop bien ? Parce qu'elle
>à<:cu:sai't l'écrivain d'une lucidité trop définitive, et par ce don
larmes le reconduisait chaque matin à un état plus natif du
désir ?
*

existe, dans la tradition chrétienne, un genre médiéval


;��·:�t, M�ir��o�ir: où, de façon exemplaire - et contredisant
'' f� t l'imagerie d'une catoptrique glacée, lisse,
>)riinérale, trop fidèle, trop asservie-, tout semble agencé pour
le lecteur, y prêtant foi, doive y plonger littéralement,
dans une sorte de corps. Volume, il fait corps, et
s'offre comme un corps ; volume, il est composé pour
imaginer des corps, et en même temps donner lieu à des
én<!memts du corps, à des symptômes, à des kinesthésies, à
aussi. Censé tout contenir, il forme un labyrin­
dispositif pour l'identification, sous l'autorité symbo­
d'une exégèse où l'allégorie sera requise de s'incarner, la
150 REGARDER UNE PAGE DE LARMES, UN MIROIR DE TOURMENTS 151

tropologie de valoir pour chacun comme le plus intime de ses plaies (le quali sono vermiglie di sangue, e sono molto grandi e
viatiques, et où l'anagogie, elle, sera requise de faire sortir grosse), qui donnaient là le signe majoré d'une vérité de la foi
- comme par un rebondissement physique à partir de la page et comme le résumé de toute l'Écriture (abbreviata tutta z;
elle-même, sa materialis manuductio - le lecteur hors de soi 1• Scrz'ttura) 3 .
Au trente-sixième chapitre de son Specchio della Croce, livre Voilà bien le don réciproque que la page et son sujet s'ac­
extraordinaire qui eut une influence déterminante sur la poé­ cordaient ici l'un à l'autre, moyennant l'exercice - mais
tique de sainte Catherine de Sienne, Domenico Cavalca en extrême - d'un regard.
sera, lui, arrivé à boucler la boucle imaginaire du corps cru­
cifié qu'il exaltait jour après jour, et du volume même
- tranche rouge, reploiement du papier, noirs caractères, (1994)
papillon blanc de la page ouverte - sur lequel il œuvrait, grat­
tait, jour après jour. Dans ce chapitre, il recompose dans le
Crucifié une figura di libro : comme si, ne voyant pas (pas assez,
pas assez immédiatement) le corps écartelé, l'instrument de
bois, le sang, le supplice à la fois trop loin dans sa violence et
trop loin dans sa divinité, il prenait le risque, tout à coup, de
baisser juste le regard sur le livre qu'il est en train d'écrire.
Alors, ce qu'il a sous les yeux, sous la main, prend corps de
quelque chose qu'il ne voit pas, mais qui se prend, par une
sorte d'hallucination matérielle, à le regarder.
Vediamo se è cosi /atto, écrit-il : « Voyons si le Crucifié est
ainsi fait qu'un livre Voyons : il y a le parchemin, c'est-à­
2 >>.
dire la peau d'un agneau, que l'on a rasée pour que des signes
puissent s'y inscrire lisiblement ; le Christ aussi, Agneau para­
digmatique, a bien été << rasé avant de monter sur la croix,
>>
lorsque les Juifs lui tiraient la barbe en dérision de sa royauté.
Voyons encore : les pages sont ici reliées entre deux
<< planches >> (legate /ra due tavole), comme la peau du suppli­
cié fut clouée entre les deux bois de la croix (questa pelle cosi
nuda... con/itta /ra due legni della croce). Considérons, enfin,
les marques que la page reçoit et qu'elle donne en retour, à
tous, comme signes de la vérité même : ces signes sont alter­
nativement noirs (le texte) et rouges (la rubrique, les têtes d'ali­
néas gli principali capoversi sono lettere grosse vermiglie) ; or,
:
la chair du Dieu crucifié fut en même temps, écrit Cavalca,
annegrita par les coups reçus, puis ponctuée de cinq grandes

1 . Cf. en général l'étude classique de H. de Lubac, Exégèse médiévale.


quatre sens de l'Écriture, Paris, Aubier, 1959-1964.
2. Domenico Cavalca, Lo Specchio della Croce, XXXVI, éd. T. Sante
Bologne, Edizioni Studio domenicano, 1992, p. 282. Ibid., p. 282-284.
DON DE LA PAGE, DON DU VISAGE 153

phisme, d'amant plus souverain qu'il semblera d'abord fragile,


_
gratmt, mev1dent, un peu fou. Ainsi mettrons-nous la page en
n:ouvement, �omme pour l'investir de notre propre kinesthé­
�le : nous projetons, certes - comme on dit -, mais nous ne
15 jetons tout cela à la face de la page que pour mieux recevoir
d'elle unyossible regard. Telle est l'offrande, déjà lyrique, l'of­
DON DE LA PAGE, DON DU VISAGE ,J
frande _reciproque que e subjectile (la page comme support)
_ s accordent l'un à l'autre.
.et le SU]Çt quelquefOis

t
Songeons d'abord, précédant l'ouverture d'un livre devan
nos yeux, au << sacrifice dont saigna [sa] tranch e rouge >>.
.'TI n'y a �ans doute pas d'offrande poétique sans << campo-
Songeons à l'<< introduction d'une arme, ou coupe-papier, pour : .. de heu , », et le lieu par excellence, le lieu d'expé­
dans
établir la prise de possession ». L'arme, ou lame, a fendu de celui qui l'écrit n'est autre que la page elle-même
te déjà, mais
la feuille, intimement, selon son pli : page ouver laquelle il la tend. La page supporte une expérience : elle
s'ouvr e enfin le
pas encore offerte. Quand à notre regard se contente pas d'en recueillir les signes volontaires elle
s qu'il installe ,
volume, le << reploiement du papier et les dessou aussi, l'engendre même, lui donne forme sel;n sa
l'ombre éparse en noirs caractères >> -
tout cela vient s'offrir
•( Ç:onfig1uration propre - extrême simplicité du donné de
'?P'W'm ,
e,
et nous regarder << comme un bris de mystère, à la surfac un champ blanc orienté, extrême arborescence de ce
ence la lec­
dans l'écartement levé par le doigt » ... Alors comm .
donne pour_ finir -, selon sa virtualité kinesthésique,
ture, ce << va-et-vient successif incessant du regard ». Alors pmssance ·de m1se en mouvement, de mise en regard.
nous oublierons peut -être la page, puis avec elle cette sorte ce qm se passe, par exemple, dans les manuscrits
d'<< attention que sollicite quelque papillon blanc 1 ». connus de Victor Hugo où le poète ne s'est pas contenté
la
Est-ce tout ? Non, bien sûr. Car le papillon ouvert de .,.-_ ----- jo 'er à la plume, à l'encre, à la page, leur tradition­
à quelqu e
page, fût-il purement blanc, fût-il vraiment mort, :
fonctiOn mstrumentale. Car l'instrument, ici, délivre lui­
pagne r l'im­
moment bat de l'aile, ne serait-ce que pour accom .Jn.err>e les conséquences de son maniement ouvert et démul­
nt,
périeux et discret battement de nos paupières. A tout mome

fois interro m­ c'est-à-dire sans relâche contredit, mis en crise


l'ouverture en deux de la page, sa symétrie à la taltraité jusqu'au déchirement, exalté jusqu 'à la brisure, jus:
nouve l effeuil le­
pue (fragile) et reconduite (obstinée) par un la tache.
ment ou feuillettement du livre, à tout mome nt l'ouve rture du
une sorte d'or­ de la plume : trempée dans l'encre par son bout
volume est capable de s'offrir à nous comme courant toujours dans le même sens pour honorer la
ganisme, au moins comme une mobilité, une motilité : légère­ elle se cabre d'un coup... Alors le sens s'inverse, l'encre
ment vivante. les barbes, les barbes à rebours tracent un mouvement
Comme nous le faisons pour d'autres objets, anciens SU]pports qui lui-même produit l'évocation d'une plume d'ai-
de cultes dans lesquels à toutes forces nous continuons ?
noire, étren;pée, c'est-à-dire ressemblant à ciel, orage,
ser du temps, du sens, nous aimons - incorrigiblement - prê­ mer demontee, paysage trop lointain ou organisme trop
-'
ter aux volumes cette puissance inhérente à tout anthrojooJmc>r

c.orncme il n'y � pas d'« exerci�e spirituel » sans « composition de lieu ».


<;:
_
notion capitale, cf. P.-A. Fabre, Ignace de Loyola. Le lieu de l'image.
1. On aura reconnu, entre les guillemets, les mots de S. Mallarmé, « . . .
au livre » (1895), Œuvres complètes, éd. H. Mondor et G. Jean-Aubry, qrol•lènre de la composttwn de lzeu dans les pratiques spirituelles et artistiques
Gallimard, 1945, p. 379-382. de la seconde moitié du XVI� siècle, Paris, Vrin-EHESS, 1992.
154 REGARDER DON DE LA PAGE, DON DU VISAGE
155
proche 3 • Ainsi de l'encre : non plus délicatement retirée de sa
bouteille, non plus maintenue dans ce magique équilibre où
la retenait encore le bec de plume, mais tout à coup déversée,
en pluie sur la page, extravagante, mêlée à d'autres fonds,
d'autres marcs de café, pétrie à même la feuille 4• Ainsi de la
page : non plus étalée dans le << bon sens >> d'une lecture à pro­
duire, mais dérangée, démenée, coupée, pliée, donnant lieu à
à
volumes, à verticalités, pochoirs, et produisant dès lors un
abîme de sens pour des visions à multiplier, à démultiplier sans
cesse 5 •
Cette heuristique visuelle à partir des moyens matériels de
l'écriture n'est pas seulement une façon de transformer un
manuscrit en dessin. Elle donne lieu à des figures, certes, des
figures « figuratives >> telles que manoirs, arbres, paysages
marins, monstres tentaculaires . . . Mais les modalités concJ:èt<os;
processuelles, de ce donner-lieu, en font un champ de +'""'"·
bilité où les traces visuelles sont maintenues le plus lo11gt:en1ps
à
possible - et si possible jamais - dans l'état d'être «
tantes >>, plutôt que « figurées >>, fixées, lisibles. Elle
donc un champ d'expectative, l'expérience de s'attendre à
attendu, de voir surgir une forme qui, parce qu'instable,
lement surprendra, fatalement inquiétera, fatalement reJ?ar,deril:
Comme une prophétie obscure attendant sa révélation,
un chaos qui bouge au bord de figurer.

3. Cf. le catalogue de la récente exposition à la Ca' Pesaro de Venise,


Hugo peintre, Milan, Mazzotta, 1993, no 49 (avec l'inscription : « Toujours
ramenant la plume »), 50, 53, 95, etc.
4. Deux textes célèbres, l'un de Georges Hugo et l'autre de Philippe
rendent compte de ces triturations : « li jetait l'encre au hasard en w:as.mr
plume d'oie qui grinçait et crachait en fusées. Puis il pétrissait, pour ainsi
la tache noire qui devenait burg, forêt, lac profond ou ciel d'orage ; il

bait la pluie sur le papier humide [ ...] . Ces barbes en plume d'oie font
délicatement de ses lèvres la barbe de sa plume et en crevait un nuage d'où
Taches avec empreintes de doigts vers
. , 1864-1865 . Enere
aux nuées des torrents de larmes. Tous les moyens lui sont bons, le fond sur papter. Pan.s, Bibl
. "' 1.,".'" ,
iothèque nationale de France Mss
·· 13345, f. 28. Photo D.R.
tasse de café versé sur une feuille de vieux papier vergé, le fond d'un ' '
versé sur du papier à lettre, étendus avec le doigt, épongés, séchés, repris
avec une grosse ou une fine plume, lavés par-dessus avec de la gouache
vermillon, rechampis de bleu, rehaussés d'or. Parfois l'encre de la Petite­
traverse le papier à lettre : au revers, naît un second dessin vague. » Cités · �
de l'encr'; pro uira donc, lutôt qu'u
p n signe
une « forme agitee >> ; 1 agitation petr
p. 95-96. ie fera masse sur
5. Ibid., no 14, 37, 40, 69, etc. Sur l'absence de « haut » et de « bas
_ lera tete

; et la n;asse, regar ée dans un sens
, , crane ou dans l'autre,
ces images, cf. le texte de J.-J. Lebel, « Hugo et la chaosmose », ibid., p. reve ou visage, bref quelque chose
156 REGARDER DON DE LA PAGE, DON DU VISAGE 157

20. V. Hugo, << Dentelles et spectres >>, vers fin 1855. Plume, encre brune
et lavis, fusain, application de dentelle sur papier. Paris, Maison Victor
Hugo, 878. Photo D.R.

qui fixement regarde. Ici, la page presque envahie d'encre et


de lavis produit la spatialité d'un obstacle frontal, mais il aura
suffi de quelques empreintes de doigts dans la portion d'es­
pace resté vierge, en haut, pour que le lieu entier bascule en
contre-plongée, et que surgisse l'impression de têtes en sur­
plomb nous guettant du haut d'un puits 6 (fig. 19). Ailleurs,
c'est une surface réticulée, obtenue par report d'une dentelle
trempée dans l'encre brune, qui donnera lieu quelque chose à
que l'on aimerait nommer une transparition de visages - évi­
demment tirés par Hugo vers une idée de crânes ou de fan­
tômes : tel est le fameux dessin intitulé Dentelles et spectres,
où l'aléatoire de la texture aura produit, par le supplément
volontaire de trois ou quatre points de lavis, une face
effrayante, tandis que l'aléatoire des bordures aura produit,
lui, un profil où telle lacune fera bouche ouverte, et telle den­
telure, dentition de cadavre 7 (fig. 20). V. Hugo, Tache d'encre retouchée sur papier plié, vers 1856-1857.

N.A.F. 13351, f. 28. Photo D.R.


Ailleurs enfin (fig. 21), c'est la page elle-même qui, faisant encre brune et lavis sur papier. Parîs, Bibliothèque nationale,
à
creuset la coulure d'encre, a été pliée verticalement, refer-

6. « Taches avec empreintes de doigts », ibid., no .38. comme un trésor ou comme un livre ; lorsqu'elle s'offre
7. « Dentelles et spectres », ibid., no 27. nouveau, selon un jeu du fermé et de l'ouvert, du caché et
158 REGARDER DON DE LA PAGE, DON DU VISAGE
159
du montré qu'affectionnent les enfants, elle révèle une symé­
trie de taches - un ordre de désordres - où le poète aura,
par quelques rapides surlignements, repéré et produit pas
moins de treize ou quatorze visages, de face ou de profil, tra­
giques ou grotesques, en positif ou en négatif : c'est alors
comme si la page, aléatoirement maculée mais très volontai­
rement verticalisée, regardait de toutes parts, regardait mul­
tiplement dans le seul jeu de sa symétrie chaotique 8• Cenere
n'a rien écrit sur cette page, mais le geste de la replier, puis
de l'ouvrir, aura magiquement fomenté là un véritable don de
visages 9 •

Hermann Rorschach, fils d'un professeur de dessin, se prêta


lui aussi, comme on le sait bien, au jeu de la tache et de la
page pliée, au jeu des formes données et des formes reprises
sur le hasard, avant que d'y soumettre ses patients pour ten­
ter de scruter ce qui les regardait dans ce qu'ils croyaient voir. D�H
La partie intitulée Exemples >> de son fameux Psycho­
«
Rorschach, Planche IV du Psych
odiagnostic, 1921 . Photo
diagnostic donne au total, pour la seule planche IV - que je
,

n'ose décrire (fig. 22) - quelque chose comme quatre-vingts regardé, dans
<< lectures >> ou reconnaissances d'objets, dont on sent bien que vmgt-sept personnes seulemelant.liste d'exemples don­
visuel et fortuit,
la liste forme un système relativement clos d'éléments répéti­ Et il n'est pas indif­
tifs (symptomatiques pour cela, sans doute), mais capable qaueuncette hste en son long puisse transiter d'un papillon
de s'ouvrir à l'invention d'éléments toujours inattendus VIsage humain :
doute symptomatiques pour cela).
Recopier transversalement, sur une ou deux pages, la · « Un papillon ; la partie médiane en
forme de colonne et les ailes
en question revient à produire une taxinomie qui n'est Un or�ement en haut d'un meuble, plan
·

che redressée.
en haut le bassin en b·as 1e
. .
moins fascinante que cette encyclopédie chinoise >> admira<
Une fontaine mdtenne à éléphants,
« socle Une queue d''msecte. Deux femm
blement revisitée par Borges 10 -, sauf qu'ici un aspect
'
�Ul es avec des voile
. ·
. s flottants
dansen� autour d'un puits. Des petit
extraordinaire encore consiste dans le fait que cette taJdntonnie" ?
Jete e ch1en . U cœur dégénéré.
es pattes de cheval. Une

ne décrit pas une classe d'objets, mais un seul objet, un � Un animal, deux ailes. Un
Esqmmau. Un mmal du fond des mers
� . , un genre de seiche. Une
". de f ntatne, Il Y a là quelqu'un d'assis sur un
� bâton. Des
us�gees. Des serpents. Une feuille de

8. « Tache d'encre retouchée sur papier plié », ibid., n° 35. lierre. Maurice tombé
la pate, comme ans le livre de Busc
9. Rappelons que la majeure pattie de cette production visuelle était h, Max et Maurice. Un
rot de conte �u1 salue deux reines
par Hugo dans l'optique du don, de l'offrande, de l'envoi amoureux. venant de droite et de
"""c'>e (avec des voiles flottants).
taches et pliages de V. Hugo, cf. les propos introductifs de J. Petit dans Un cygne qui nage le long de la
logue de l'exposition Soleil d'encre. Manuscrits et dessins de Victor Hugo, Une �Ietlle fem e courbée devant
:n un tombeau. Deux têtes,
Bibliothèque nationale/Musée du Petit Palais, 1986, p. 118-119. profils accentues avec barbe en pointe.
Deux interlocuteurs
10. Et qui fait, on s'en souvient, l'ouverture du livre de M. Foucault, Les se tournent le dos. Un monstre, car
ça embrasse tout. Un
et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1966, p. Une femme avec un sac plein de bois.
Un polype, Un bla-
160 REGARDER DON DE LA PAGE, DON DU VISAGE 161
son. Un crocodile. Un serpent. Une tête de chien. La tour du jeu la lecture de ces notes me livre à l'étrangeté de
d'échecs. Un satyre ou un moine. Un griffon vu par devant. Une
ne pas recon­
naître devant moi, sur l'image, ce qui est écrit avoir été vu. Un
femme courbée sur un livre. Des gerbes réunies. Un peuplier. Un seul détail, mais fragile, et concernant la même planc
visage de clown. Quelque chose d'un éléphant. Deux branches he IV, me
donne à penser qu'il pourrait s'agir de moi. Cependant
noueuses. Ou des chenilles. La partie du corps d'un papillon. Une la cer­
titude est loin d'être entière, je préfère quoi qu'il en
peau d'animal. De chaque côté un Esquimau dormant dans un sac soit lais­
ser planer un doute sur cette page trouvée, ce possible
de couchage. Une figure sur un fauteuil. Une femme courbée qui et indis­
cernable autoportrait qui n'est pas de ma main - page
marche. Des découpures faites avec une scie à chantourner. Une dont
j'espère honorer l'offrande en la recopiant moi-même,
peau d'animal. Deux figures avec des voiles flottants, accourant fût-ce
vers la colonne médiane, ce sont les déesses de la Vengeance. Des dans le sentiment, qui persiste, de sa non-reconnaissan
ce :
belettes. Deux petites figures qui appuient la main sur quelque
chose. Des cygnes. Un monstre en peau de mouton avec des « (Perplexe) Je n'arrive à rien dire. Vu d'en haut. Et c'est le dos
grosses bottes. Une plante quelconque ou quelque chose comme d'un animal. Une peau. Ces animaux descentes de lits. La tête en
ça. Deux petites têtes (tache noire à l'intérieur de la surface noire). haut et les quatre pattes, et il faut bien le dire une très grosse queue.
Un corps maternel, à cause des deux petites têtes qui sont dedans. Je suis étonnée [sic : je suppose qu'ici la belle jeune femme qui pre­
Un kangourou, parce qu'à peu près au centre de la surface noire nait note a laissé son automatisme d'écriture à la première per­
on verrait quelques têtes et que le kangourou a une poche abdo­ sonne s'involuer dans le fe du locuteur] de cette queue. La Belle
minale de ce genre. Comme un Gambrinus sur les enseignes d'au­ et la Bête. Une bête-tête (global). Yeux fermés qui pleurent inté­
berge. Des phoques. Un tapis de fantaisie. Un ours, il se penche. rieurement, et la bouche fermée malgré le blanc. Une bête à poil,
Des menottes. Une brodeuse assise. Deux jambes. Une puce. Un espèce de lion. Un visage tout fermé. Extrême limite. Dans le blanc
os. Une chauve-souris. La forme a quelque chose d'une personne, deux caricatures qui se tournent le dos ... nostalgiques, simples
.
:
mais la représentation n'est pas bonne, une figure assise. Une mécontents, srmples. Ils regardent en l'air, cheveux frisés. »
figure de frise. Une colonne vertébrale. Des poissons. Deux têtes
de chiens. Un géant avec d'énormes pieds est assis là. Un ours *

avec la gueule ouverte. Une chauve-souris ouvre ici la bouche. Une


couleuvre à collier. Une Vierge qui prie. Un homme qui pense. Un Nos manuels de philosophie nous ont habitués à distin
faucon qui vole. Des oiseaux. Un visage humain 11 ». guer
sans trop d'hésitation l'image hallucinée de l'image
perçue.
Outre qu'elle forme une << conception délirante » · et
absolu­
Recopiant ce texte, je découvre fortuitement, parmi les dix ment inobjective, la première se caractérise, dit-on
, par sa
planches cartonnées d'une édition du Psychodiagnostic retrou­ nature interne, tandis qu'il entre dans la définition
de la
vée dans ma bibliothèque, dix pages numérotées, écrites d'une seconde de porter sur des objets externes. Mais l'ouverture,
au
main qui n'est pas la mienne. Il s'agit, je m'en aperçois vite, XIX' siècle, du champ d'expérimentatio
n hypnotique, lié aux
de la transcription exacte - et non d'un simple résumé, découvertes fascinées des prodiges corporels hystériques,
des
comme dans les listes de Rorschach - d'un protocole de l'ex­ cas extrêmes, des hyperesthésies, des protocoles d'obs
ervations
périence. Je me souviens, certes, m'être prêté un jour à ce pro­ multipliés jusqu'à la contrainte perverse - tout cela
devait
tocole, et il serait logique que ces pages jaunies, conservées là, contribuer à brouiller les cartes d'un jeu conceptuel
dualiste
m'aient été données par la belle jeune femme qui procéda au et à introduire, avec le doute, un niveau de complexité
supé�
test. Mais, de ceci, je ne me souviens pas vraiment, et surtout rieur dans l'approche de ce qu'on pourrait nommer
sances psychiques du regard 12• L'âge positiviste sans
les puis­
relâche
11. H. Rorschach, Psychodiagnostic. Méthode et résultats d'une expérience dia­
gnostique de perception (t'nterprétatz'on libre de formes fortuites) (1921), trad.

(réponses concernant la seule planche IV).


A. Ombredane et A. Landau, Paris, PUF, 1962 (3e éd. revue), p. 136-199 12. On pourra se référer, pour une histoire de ces protoco
les, au livre de]. Car­
roy, Hypnose, suggestion et psychologie. L'invention de sujets, Paris,
PUF, 1991.
REGARDER DON DE LA PAGE, DON DU VISAGE 163
162
s, et ceux-ci furente Plus remarquable que ja suggestlon eIle-même serait la per-
accumulait des faitvens, des faits d'expériedencedém rn ,
· - ou, 1e paysage
·

me autant entis à la théori ­ sistance - donc la emmre v1sue,lle .pr'eC!se


produits bien sou s td'acom bord. Il aura fallu'un l'hypothèse de l'int photographié est tenu dans ,son eqUivalence avec le portrait.
qui les avait suscitéeux com prendre ce qu e qu relation d'obje La « théorie du point de rePe�e >>, _comm� une théorie visuelle
conscient pour mi e, compo rte de subversion duantded aux fron­ du << point de capiton >> con ste a suggerer que le regard de
visuelle, si je puis dir ant et la patiente a fixé pere��t��s�u:Tse:J! ���rtames configura:ions
tières de l'externe qu et de l'interne, duntdev rschac h, cep
ans.
end ant, spatiales, certains portan Image l:'hotographlque,
Trente-cinq ou arafra nte ans ava Roest né exp éri me n­ en associant. point par point certames conflguratwns privi
nçais auront qu iones d'un champ
quelques psychologosiuestion des c�rta ns nts /antasmatiq_ues de son propre corps:
talement la transp images sensoriell osition de per­ "aoulte �. e f,�:fJucmauon aurait donc pour base � au
de perception à unenautperre, par mple lahéstraiqu
exe nsp , u•uuJs pour mstrument - un repérage pe:ceptuel extr�me-.
tio ns kin est es. Alfred Binet
ceptions visuelles ues-unes
a synthétisé quelq de ce de
cep
ces expériences et proe du
ori
qu'il nomme la <<lathéprésence d'édu
it l'hy­
point
précis et << objectif
.
[ l Car. il faut b1en que 1a patiente
.
>> de l'image soumise a conversion
· 1es vote [ces points de
·

nte
pothèse intéressaabl vlsue1s pour projeter son hallucination >>... bien qu'elle
de rendre compteterdenes et même objeclé­­
···

de repère >>, cap eent ,'�:;:,:;.�!une


c,'i

tuels (ex Jamais] a reconnaître qu'ils forment, par leur réunion


ments authentiquemationperprocepvoq uée par hypnose. Le s expé­ vue des Pyr'enees , _ 14:
le opre d ,une expenmentation
.,,·�·w••,

tifs) dans l'hallucin intéressent not re propos dan sio s la mesure est d'aller. toujours
riences qu'il évoque revoir un procesexe sus de loin JÙ�red Bmet aura done pou , h' r d i
où elles nous font ent
��� � i 2 � �! � �
ver n
mple
con
l'es pac e rep e > j i � Ï:
·

s. C'est par
surfaces donnant lieu à visage
ne ph otogra ph ie de paysage �� 1; �h:;�;�;�����d��s r��� . e, � . � �� t , ne
pectif et accidentétivd'u - quoique de faç on su:<gé1rée pas 1a encore que le sujet hypnotlse pmsse ." voir >> dans
reconnue << objec enemchaentcun>> de repères visuels, comme simple feuille de p ap i er bi
, 1es taches de rousseur qui le visage
anc son propre avec les
donc délirante - se voit, et seses voit nu : memes, P arsement
,
. . prenne ap l· sur ; le
portrait où le sujet troublant sera que cette h a Ilucmatlon
pêtrière, le
. hyperesthésie du support du subjectJ'U
authentique e, . hors
nde, le chimiste de la Sal
« Nous tenons de M. Lo som nam bulisme, il toute marque représentationnelle' ho'rs de toute « fIgure
» -. le sUJe' t reconnaissant en son grain même n
: Wit . . . étant en
suivant, qui vient à l'appui rése ntant une vue
photographie rep
cette page-ci (et pas une au�r:, ;:�
montre le cliché d'une
·

; en mê me
tid.ents microscopiques,
volt d,abord, lm, strictement identique)
gravissant une côte
Pyrénées, avec des ânes vou s êtes toute nue" .
t votre por trait,
lui dit : "Regardez, c'es
son réveil, la malade ape
rçut par hasard le cliché
voi sin de la
et, furieuse
nat ure, elle
son image umque, son don de visage :
un état trop
s'y voir représentée dans tiré de ce cliché
is on ava it déjà .
dessus et le brisa . Ma ées avec « On présente au sujet un carton de papier complètement blanc
ues, qui furent conserv ,
�; � j
'
épreuves photographiq et on lui dit .· "Regard ez, c est votre p t l·t " A lt t,
igne de
�ff �: i
su et
· "

lade les aperçoit, elle trép


h ; . j
Chaque fois que la ma Au bou t d' un an, voit apparaître son portrait sur une su a anc , ecrtt la
représenté e nue.
car elle s'y voit toujours .
et le costume, aJ·outan� avec sa propre Imagination à l'hallu-
n ». . ,
lucination dure encore '"'rlnati
·cm suggeree, et sile sujet est une femme elle est mecontente
souvent ' et trouve 1e portrait peu flatté L'un d' 11
'
� �

'
s

13. A. Binet, La Psychologie


du raisonneme nt. Recherches expérimentales
t à propos de
::' .
h : � =:�: ::
a!S dont le teint est semé de petites tac es d ro s
· '
p. 57-58. C'est précisémen u JOUr, en regardant son portrait imaginaire : (Tai bien des
X!Xe siècle la
e, Par is, Alcan, 188 6,
l'hypnotism aura pu se poser au
tman, qu'on
malade, nommée Blanche Wit que »... Cf. G.
ir « jusqu'où peu t aller la suggestion hypnoti
tion de savo l'Iconographie ph,otoJ<rat<hique
stérie. Charcot et
Huberman, Invention de l'hy
, 1982, p. 287-288.
la Salpêtrière, Paris, Macula
REGARDER DON DE LA PAGE, DON DU VISAGE 165
164
. , en ai pas tant que ça)!, Quand le sujet qu'évoque ici l'expérience, comme il donne aussi le creuset
taches de rousseur, mal. s Je n s le carton blanc, prenons ce
: d'un temps pour « toucher au mort » ? 16

a contemplé pendant que


lque t
s !e avec une uzaine de d� cartons . du mêm e La situation décrite bouleverse d'autre part le protocole sur
carton, confondon . - s se hl a bles , et nou s serions mcapabies lequel !'expérimentateur l'aura d'abord construite il n'y a plus :
genre ; voilà treize carton � ' . . si nous ne prenions ici, clairement distingués, un observateur (un savant qui voit
de retrouver celui qui a por �
te l all c� :�� �� l �iré des mains de la << objectivement >>) et un observé (un patient scruté dans sa
pas le soin de le marq ? a
. e p
� � � b: ��
r
so de marques � si on lui
pré- symptomatologie << subjective >>). Ici, l'observateur, toutes pau­
en 1ui cl"tsant de cherch
malade. Ma rs la ma lad

sente 1e paquet de cartons .


. er son por trai
er
t,
;
pières écarquillées, ne voit pas grand-chose sur la feuille de
rton ,le plus sou ven t san s se tro mp
carton blanc ; tandis que l'observé, paupières tremblantes, ne

elle retrouve 1e pr�mlet a ' elie le présente toujours dans le


ce qu'il y a de mieux . n renverse le carton selon ses borcls, e11e
, c�est qu se contente pas d'y halluciner son propre visage : car, pour ce
t ue faire - pour halluciner -, il honore la texture visuelle
� 1a tête en bas . Mais voici
même sen � � s, qui est encore
voit le portrait Imagm �� aue
que dix Jours,
. concrète d'une attention formelle exemplaire, << objective >>.
p1us fart. s·1 on fait .photograp
hier le carton b 1 anc , et
montre à la mal.ade l'épreuve
pho· Sans doute les configurations subliminales de la surface et
vingt jours, un mots apres, on , mtemte de la profondeur du papier - grain, nervures, filigranes

encore son portratt.


tograph'rq�e, elle y retrouve por· grammage - << impressionnent >>-elles l'observé avec la pré-
ple d'e xpliquer cette localisation du
» La man�er� 1a P,lus sim cision
ser que l'im
trait îmagmaire, c est d.� su?po . te - à l'impression visuelle
age hal luc ina toir e s'est
. d'une plaque photographique, c'est-à-dire avec la pré-
d'un dispositif optique plus aigu que l'œil << naturel >>,
d'une maniere mconscien .
so
tes les fois qu� c�tte l� pe un dispositif jugé au XIX" siècle comme << la vraie rétine du
· ,

�� ���: �blanc ; de sorte que, touggè


11e su re' par asso cia tmn , l
.
m
t g
�� sava11t 17 >>... Sauf qu'ici le savant lui-même échoue à recueillir
sion visuelle est renouve1,ee, e
·

. . soit , ,
Il y a tou'ours dans un car
ton de pap ier, si bla nc q u'il
que lui offre cette << vraie rétine >>, là où l'halluciné, lui, le
d
quelq�es étails particuliers
; nous pouvons les trouver aveA
c un :
.dise<ernte parfaitement. Le lieu d'observation serait-il capable
.
peu d attention ., la malade les
aperçoit instantanéme
ces cl · il
r. �� : ��
nt, gra
·I 1 servent!
ce
tel déplacement psychique 18 ? Et celui-ci à son tour serait­
son sens visuel hyperesth ésié ; �e so � :� .w ,car>aoie de faire en sorte que l'objet vu - la page - soit
·

jeter 1U1age. o c me des .


de points de repères pour pro anc he. , moins en moins << visible >> et de plus en plus intense visuel­
c1ous qui fixent le portrait ima . , ssi' t plus sur
ginaire sur la sur f ce bl
.

par .Jernertt, c'est-à-dire, comme pan blanc, capable de regarder ?
si vrai· que l'expérience du por
ement
· Il y a enfin une troisième scission d'évidences, qui concerne
trait reu
0
. bns . tol " ».
1
que par l' emp 1 de pap ter
re
lieu de la page elle,même. Nous pourrions sans doute, en
ploi de pap ier ord inai
·

concernant l'acte des, voi r et l'o,ftran<jt 'iJ.t<�rr<)g<�antt son paradoxe, mieux accéder à cet ordre de réa­
Bien des évidences gén éral sont ouverte e.boCar,verdan
ule sees, complexe que l'on nomme un anthropomorphisme. Qu'est­
du monde visible teensituatio raordmatr s, donc que cette forme, cette morphè, qui n'a besoin que d'un
le. rés.ultat de cet iseur - na_ ext savmr le tenantCite . _ relauseve
s up po
sttua.tlon, l'hypnot ard » - deco ' l'in capa
«sanputss ancest. du reg d'un sujetuvre dont
<<
ceil luc de en facecapable, par son eta " t », sujet
endormi « L'homme dans la nuit s'allume pour lui-même une lumière, mort et
pourtant. Dormant, il touche au mort... » Héraclite, fragment 36, corn"
sens visuel se rendsies prodigieuses Le /zeu 1u s':)�:�1 P. Fédida, << Le rêve a touché au mort », Crise et contre-transfert, Paris,

même, d'hyperesthé cette nutt p�radoxaplusqugra offr t p. 37-44 .

ou plutôt le lieu de ser ait-il l'écrm des pour toucher n des


. Londe, La Photographie moderne. Traité pratique de la photographie et

somnambulisme -!-
applications à l'industrie et à la science, Paris, Masson, 1896, p. 546. Cf.

1e creuset d'un temps tt. peu


; B,:rnard et A. Gunthert, L:Instant rêvé. Albert Londe, Nîmes, J. Chambon,
visuelles ? Serait "1pro pre vis age , dan s ce << portra
direct em ent à son Sur le déplacement psychique comme « moyen d'observation », cf.
, « Le sens de l'observation », Contraintes de pensée, contrainte à pen­
magie lente, Paris, PUF, 1992, p. 47-79.
15. Ibid., p. 56-57.
166 REGARDER

subjectile - un support de papier blanc en attente de traces


ou de << points de repères >> - pour regarder le sujet plus inten­
sément que tout reflet en miroir ? « La malade n'a pas besoin
de marques >> (entendons qu'elle n'a pas besoin de signes), écrit
Binet dans sa description de l'expérience ; mais la feuille de
papier, elle, a besoin, dit-il encore, de « clous >> ou de points de
capiton formels pour structurer le champ blanc en support
d'image. Le blanc opaque, couleur d'oreiller contre quoi poser
son visage, a donc besoin de ces stigmata qui, en constellations,
organiseront la surface devant quoi toucher son visage.
La leçon esthétique de cette expérience concerne proba­
blement une question touchant à la prégnance anthropo­
morphe des formes « non iconiques >>, non représentation­
nelles. Pour l'observateur qui voit et cherche à reconnaître, à IV
lire un visible, la photographie représente une vue des
Pyrénées, et la page blanche ne représente rien, est « vide >>
tout simplement, ne propose rien à « voir >>. Pour le patient DISPARAÎTRE
qui regarde et échoue à reconnaître, à lire dans le visible ses
aspects et ses signes, la photographie comme la page blanche
ne sont que de purs champs visuels et virtuels ; ils ne font que
se présenter dans la rigueur et dans le chaos de leurs constel­
lations formelles, de leurs « points de repères >>. Et c'est en
cela même qu'ils prennent valeur de bonnes ou de mauvaises
étoiles ; c'est en cela qu'ils finissent par se rapprocher, par sur­
plomber, et prendre valeur d'un don de visage, dans le déploie­
ment du lieu que propose la simple page offerte. C'est en cela
même qu'une page blanche ne peut plus être dite « abstraite >>,
« vide >> ou « inhumaine >> : elle regarde parce qu'elle se pré­
sente, elle fait visage parce qu'elle regarde, elle touche parce
qu'elle fait visage.
Et, pour en recevoir toute l'intensité visuelle, l'être halluciné
du patient doit se faire scrutateur, c'est-à-dire, d'une certaine
façon, matérialiste (parce que pour lui une feuille de papier
ordinaire n'a rien à voir avec une feuille de et forma­
liste (parce que pour lui comptent d'abord les cot1filllll'ation�;
du champ visuel qui lui est offert et où il rêvera son ciel
visages). Façon de dire que les vrais rêveurs ne sont jamais
« doux rêveurs >>, qu'ils sont d'authentiques scrutateurs.
16
DISPARATES SUR LA VO
RACITÉ

I:homme qui mangeait pour mie


ux tuer
Ma première histoire se pas
se dans une forêt vierge épo
vantable. Là, vit en maître un u­
petit faucon au bec rouge -
pr<,digi<:ux chasseur, en vér un
ité. Il a l'œil si perçant qu'
hauteur considérable, dis il peut,
tinguer un ver qui se glis
deux feuilles pourrissant au se
sol ; alors, il plonge vers lui
l'emporte au ciel avec une
célérité et une précision fou
-
la forêt dont je parle, ces
qualités font du petit oiseau
proie quelque chose ou
quelqu 'un comme un die
h0Jnrr1e qui survit ici en oub u.
lie presque de chasser pour
lui ­
er l'oiseau superbe, il reste
' il ne se lasse pas de regard
le visage renversé, les yeu
x secs et brûlants, à
ce calme hypnotique et sou
tceJntr1q11e, lorsque le faucon verain du vol plané
guette ou choisit sa proie ;
rouge de son bec venant fen puis
dre le ciel comme le signe
le signe aiguisé, déjà sangla
nt - de sa prédation
lJOmlne, bien sûr, envie l'oiseau. Il l'aime
InlciUJtmc�nt sa capacité de voi et le vénère, il
r - de si bien voir et de
ch,tsse:r. Il jalouse donc, aus
si, et donc il hait ce pou­
du regard et de la virtuosité
ti l'inale:m<�nt. comme font dans l'art de mettre
presque toujours les homme
il le tuera, profitant d'un ins s
tant où le petit fau­
déjà des yeux une marmott
e égarée. Après une
dans le fouillis des arbres,
l'homme retrouvera
du bel oiseau. Alors, il le pre
ndra dans ses deux
l'éllèvcera au-dessus de son
visage renversé, il lui crè­
Et il fera couler l'humeur vit
reuse dans les siens
}q:1m1me un collyre. Puis
il repartira chasser, certain
que rien ne lui saurait échapp
er.
170 DISPARAÎTRE DISPARATES SUR LA VORACITÉ
171
Frazer, à qui j'emprunte ce fait amazonien, nomme cela une
<< magie homéopathique Il simplifie sa11s aucun doute en . pas
lier
sage, ce serait une initiati
au pouvoir de tuer. Lorsqueonlaaujeunpou voir - en particu­
1 ».
affirmant avec suffisance que << notre na1f sauvage compte chérubm une cuillerée de soupe avec l'argume e maman tend à son
naturellement absorber une part de la substance divine avec 1.vumg:e, tu ne sais pas qui te mangera, elle nt facétieux du
la substance matérielle Rien ici - malgré la luxuriante cou­ n'ig
rnru1gt�r pour ne pas mounr,_ v01re pour ne pas eêtrenor pas qu'il faut
2 >>.
leur locale -, rien ne se décide << naturellement Mais la
i

peut:etre que, partout dans le monde, il faut tué. Mais


m1�ux tuer, voire manger ce que l'on veut auss i
>>.
recension de Frazer n'en touche pas moins à un problème cru­ tuer
cial de l'anthropologie, voire de l'esthétique : c'est celui de "s est-a-.dll:e �e quel'?n a déjà tué, d'une manière ou d'une
l'art d'incorporer, lorsque l'incorporation tend à ouvrir ou à tltre, 1 mventa1re accablant reu , ni autre:
faire fleurir la puissance - peut-être l'essence - mag1que de par Fra zer
secouer - entre l'angoisse et le fou rire -, commene cess e de
l'acte de ressembler. Il y a dans ce problème, bien sûr, l'énoncé "S.e.<WLte en tous sens le mot omnivore que l'on attribue c'esil
du plus ancien adage où la médecine opère similia similibus
: connu, à ur� �rand nombre d'oiseaux, aux porcs, a�x ratst
curantur les choses semblables ne peuvent être guéries que par hommes evtdemment, ivores jusqu'au délire (c'est­
des cho�es semblables 3 Ou bien nommons cela un impéra­ jusqu'a_u, système), omnomn
tif imaginaire qui, littéralement, contraindrait l'homme à man­ la voracite propre aux rituivor es jusqu'à l'homovoracité.
els, c'est la voracité pro
•••

ger ce à quoi il veut ressembler, br?f à ma�ger ce qu:zl veut être: Une page et une seule, mais qui semblepre déjà
à
I.;Indien Kobeua presse donc 1 œtl qu il voudrait etre,
, celm l,t�::��;:, sur les quelque deux ou trois mille que com
du faùcon, sur le sien propre : œil pour œil - en ce sens de la o , de Frazer, suff1ra pour nous rouvrir les yeux : pte
préposition pour qui << sert à marquer le rapport entre une chose
qui affecte et la personne affectée En ce sens également que
la procédure symbolique et l'opération du tenant-lieu se réait­_ 1 Australre) varent coutume de
4 >>. <: Les guerriers des tribus Theddo
ra et Ngarigo (sud-est de
sent ici dans un acte d'absorption, une intimité qu'on imagine . � . manger les pieds et les mains des
ennemts qu ils avm
bouleversante. A strictement parler, l'Indien mangeait pour voir. �es qual.ités des mor
ent tués ; ils croyaient ainsi acquérir
certaines
1 Austr�1e centrale, uand un cond
ts et leur courage. Dans la tribu Dier
Car c'était déjà une façon de manger - ou plutôt, ici, de boire execut rs o�fict llernent désignés
.� amné avait été mis à mort par
i de

- que de presser l'humeur vitreuse de l'oiseau entre_ les lèvres des


t a 1 executwn dans un petit récipient
. nt serv�� , � , on lavait les armes qui
de ses paupières . Dans d'autres forêts, d'autres Indiens man, avrue
en bois, et la mix­
gent les prunelles des hiboux afin de voir la nuit 5. Ailleurs , ture sanglante était administrée à tous
man1�re pre cri e : ils s'étendaient
. les bourreaux suivant une
encore, les hommes dévorent leurs oiseaux auguraux - cor' � : sur le dos et les anciens leurs
beaux ou faucons - afin de voir dans l'avenir 6.
versat�nt le hqm_de dans la bouche. On
croyait que ce procédé leur
Manger deviendrait alors l'exercice par excellence d'un ·
d�nnatt une double force, un double
courage et une grande éner­
gie pour leur prochaine entreprise Les
. Kilimarois de la Nouvelle­
Galle du sud mangeaient le foie aussi
bien que le cœur d'un homme
courageux ��ur acquérir son courage.
Au Tonkin également, c'est
1. J. G. Frazer, Le Rameau d'or, III. Esprits des blés et deJ bois (1912), une sup�rst1t10n populaire que le
foie d'un homme brave rend
P.Sayn, Paris, Laffont, 1983, p. 280. �rave qmconque le mange. Aussi, lors
lique f�t.�écapité au Tonkin, en 1837
qu'un missionnaire catho­
2. Ibid p. 281.
, le bourreau arracha le cœur
.•

3. Cf. Hippocrate, DeJ lieux dans l'homme, XLII, 2, éd. et trad. R. Joly, de sa v:ctune et en mangea une partie,
pendant qu'un soldat essayait
4. É. Littré, Dictionnaire de la langue française (1866), Monte-Carlo,
Les Belles Lettres, 1978, p. 72. devorer cru un autre morceau . Les
. Chinois avalent dans une
l <iint<ontion analogue la bile de bandits
du Cap. 1966. III, p. 4897. , fameux qui ont été exécutés.
. , . Les Dayaks de Sarawak mangeai
chair �es genoux de ceux qu'ils avai
5. ]. G. Frazer, Le Rameau d'or, op. cit., p. 284. : . ent les paumes des mains et la
6. Ibzd., p. 283-284. Il commence à aller de soi que manger, a contrarto. ent tués, afin d'avoir la main
chair d'un poulet rend peureux - ou que manger la chair d'une tortue plus sure et les genoux plus robustes.
Les Tola1akis, fameux chas­
de courir (ibtd., p. 282). seurs de têtes du centre des Célèbes,
boivent le sang et mangent
172 DISPARAÎTRE DISPARATES SUR LA VORACI

173
le cerveau de leurs victimes pour devenir braves. Les Italones des br��n����ur ��r idéalement du pouvoir de te
Philippines boivent le sang des ennemis qu'ils ont tués et mangent e qJa tu me mangeras. tuer et d'être
une partie de leur occiput et de leurs entrailles, tout cela cru, pour 0r, dans la logique même du récit de Frazer
.

't
acquérir leur courage. Pour la même raison, les Efuagos, autre tribu
e re un dzeu que tendrait
en f de otnpte, cet ' c'est bien a'
Kais de la Nouvelle-Guinée mangent le cerveau de leurs ennemis
des Philippines, sucent la cervelle de leurs ennemis. De même, les
rituelle. Le rêve ultime en' serai peut�et� re, tou te voracité
· m

man er le . l C' st un peu ce q � t crûment, de


.

qu'ils tuent pour acquérir leur force. Chez les Kimbundas de ;


où u� ho:�e declde un }our de ne man ul se pas se dans d'a utres .forêts,
il s'abre �']" . qm's vient
l'Ouest africain, quand un nouveau roi vient à régner, on met à
mort un prisonnîer de guerre courageux, pour que le roi et les du ciel. Il dévore les oiseaux que ce
nobles mangent de sa chair et acquièrent ainsi sa force et son cou­
��u���To�����nstoutcélceestquies -a é;am
é touché�:r Îa f����� :�e: ;e��:�
liés, météores - il s'en fart. des ma , arbres calci-
ux fou.droyes,
rage. Le fameux chef Zoulou Matuana but la bile de trente chefs,
dont il avait détruit les sujets, dans la croyance que cela le rendrait
fort. Les Zoulous s'imaginent qu'en mangeant le milieu du front ' rep as, ma is aus
'il s'"Incorpore a, même la peau, par scan.f.si des onguents
et les sourcils d'un ennemi, ils acquièrent la faculté de regarder un S ouvnr cent bouches Alors, 1e cie. 1 entre!cation
' ·
' comme
en lui. Peu à
adversaire en face. À Tud, ou Ile du Guerrier, dans le détroit de
il deviendra 1e cœl, ?u on gardien sur terre,
·

, St>nttmt comme il le dIt lm-m�eme : son repré-


·

Torrès, les hommes buvaient la sueur de guerriers renommés, et


mangeaient les saletés souillées de sang humain coagulé qui

rendre fort comme la pierre, et ne pas connaître la peur". A Nagir,


venaient de leurs ongles des mains. On agissait ainsi " p our se
« En effet, quand
le ciel est sur le point de s'obscu

�� ��:
rcir ava t �ern
" e
ou que le tonnerre gro�d
autre île du détroit de Torrès, pour infuser le courage aux jeuneS que les _nuages apparaissent
e
garçons, le guerrier prenait l'œil et la langue d'un homme qu'il
x
dten ce'leste s nt l'orage arri

Quand le c1el commence à � ���;
ver : il bouillonne e 'la c
s 'assombfl·� l'homme aussi
il administrait le mélange au garçon, qui le recevait les yeux fer·
avait tué et, après les avoir hachés, il les mêlait avec son urine ; puis ·

s'assombrit ; quand il tonne


il fronce les sourc1l's pour
,1 . »
que son

VIsage sott courroucé comme


· .

més et la bouche ouverte, assis entre les jambes du guerrier. Avant la face irri.te'e dU Cle
. s
chaque expédition guerrière, les habitants de Minahassa (Célèbes)
prenaient les mèches de cheveux d'un ennemi tué et les trempaient ,
dans de l'eau bouillante pour en extraire le courage ; les guerriers
buvaient alors cette infusion de bravoure 7• »

Et caetera. Comme on le voit, l'homme n'est pas setÜetne,ntj


un loup pour l'homme : il peut être, de façon plus raffinée
veux dire cruelle), un thé pour l'homme, ou bien son m<eilleUir.
plat reconstituant, sa soupe de bravoure qui permettra
mieux tuer. Donne-moi le milieu de ton front à manger
que je puisse te voir en face et maîtriser ta mort, donc
7. Ibid., p. 288. La page est extraite du même chapitre, intitulé « La
homéopathique du régime carnivore » (p. 280·297), ce qui nous indique une
de plus que nous sommes par·delà bien et mal, et que dans ces rites
(destructeurs) fonctionnent tous les dispositifs communs à l'art de
rateurs). Géza Roheim signale un grand nombre de faits apparentés dans
chapitre sur « L'homme-médecine et l'art de guérir», L'Animisme, la magie
roi divin (1930), trad. L. et M. M. Jospin et A. Stronck, Paris, Payot,
p. 123-144. G. Frazer, Le Rameau d'or, op. cit.
, p. 293.
DISPARAÎTRE DISPARATES SUR LA VOHACITÉ 175
174
e le saint rabbi Baalt do ble sens qui lui éch�ppe,_ ou si ce rêve n'était en lui-même
Il y au rai t do nc qu elq u'u n de plu s sai nt qu
quelqu'un de plus sam qu?un �auva1s coup demomaque . Plusieurs jours de suite, le
Shem Tov ? Oui,le car il y a toujourse de rabbi s mterroge sans comprendre et lutte contre l'écœure­
que soi. Tel est lesen s ou la moral ntece �êvdue. sens . �e la JJ:lent. Il paye encore son hôte détestable pour l'observer un
A son réveil, rabbi ne se
conte . m m
o� plus longtemps, à la dérobée, se disant que tout cela n'est
ral e de son rêv e. Il dé cid e d'a lle r vo ir sur place --;-��mcqm femte peut-erre, un semblant, un déguisement de saint
mo ste qui le dépasseS em en samtete se t t��:� qm veut cacher sa sainteté. Alors, la nuit, il épie son
�.;>.,.. �

gnito, bien sûrvo-isinceauJupa rad l s. L � Ba al � Tov �e d�gm ] : grossiers gros ronflements. Le matin, il épie son
ser a son fut ur d , ha bit ud e ( d ailleurs, il ndea pacess ii
do nc en me nd ian t, com me part P<;u: un e� : grossiers gros grognements (mais pas de phylactères au
grand-chose à chesando ger à sa mise) -:- �Jui� fil est si genereux . B� il touJours pas la moindre prière). Puis il reprend l'infer­
lon gs vo yag nt le lég en da ire absorptiOn contmue.
trè s après des_ marchesezhamir;ser a;santes, le v1e
des semaines plusvetarded,van t la ma iso n, ass able, de celm la fin, dég�ûté, 1� Baal She_m Tov prend congé du per­
ho mm e se retrou nt de bavarder ffle pour touJours sonn<lge et se prepare a rentrer tnstement dans son village. Sur
qu'il veut voir unu-d e fois vivant avaive fort, nous pas de la porte, il glisse un rouble de plus dans la main dif­
avec lui dans l'a e etelàla. C'e st l'h r, le ventaissou tout, ce sou et demande, comme un ultime recours : < De tous ces
sommes en Russi bbat, lenumo it va tomber. M les, sur retrou­ derme�s, nous ne nous so_mmes pas dit < grand-chose,
est un soir de shale repos sacrémeduntsep où tous Juifs nsse cha que mi,;m:'" tu.,n as presque pas cesse de manger. Mais, avant de
me jour. Da
vent pour fêter soir-là, c'est la joie tièdu repas partage_ , de 1� e; quit1ter, J al une question à te poser quand même pourquoi
:

maison juive, ce ume dt; pain q�e yon consacre. �e soir-la, tu manges tout ça ? Où cela ira-t-il ? » Et l'homme
bougie qu'on all c pe; che. Ce so1r-la, route table reserve brusquement : << Bien sûr, à toi je peux le dire : quand
tristesse rime aver de passage. enfant, mon père_ a été pris par les cosaques. Ils lui ont
place au voyageu Tov frappe donc à la porte, heureux un cr':'Clf�x - et lui, un Juif pieux, il a refusé,
Le Baal Shem de sainteté qu'il va partager '"ttuellelment.
'·• Alors, ils 1 ont battu, mais il a continué de refu­
. 1,ont couvert
avance du moment nt que lui. C'estntrun pas très lourd !ls de pétrole et ils ont mis le feu. J'ai
ment avec plus sai rte s'e ouvre - car elle yeux, mon �ère _brûler .- mais très peu de temps,
résonne alors et�tqu-an, dunlae po tête obèse , pre squ e mé chante, imJore:ndls-tu : mo� pe�e �tall tres maigre, il n'avait que la
trouvre seulem sser son chem Le Baal Shem Tovbbresatte? ! �ur les os. Il s. est etemt b1en trop vite, comprends-tu ?
demande de pa refuse l'hospin.italité soir de sha me sms Ju�e de brûler longtemps, très longtemps, et
péfait : quel Juifi pas où dorm1r cetteunnmt. .. Je te payerai. .. une torche s1 grasse que les cosaques eux-mêmes trou­
insiste : «Je n'a à contrecœur ouvre sa porte et - mon feu beau et généreux. >> Le Baal Shem Tov lui dit ·
Le mastodonte e l'argent. Dans tout ce qui suit, le à présent, et je te remercie. .. Mais nous e�
péché t - il emposurchpri en effare�ents erece de de. cepllo?� 11lrl<'"otis plus tard. »
Shem Tov ira des. I.:homses ,
n'est qu une esp vicdetua�ille orac1te son bel ouvrage sur le messianisme juif, Gershom
angoisses réelle n dans me meure que de� re. Pas uns s1gnale un commentaire hassidique du Psaume CVII
acte. Il n'y a rie , déjà pusaande . Pas un seul hv ps, 11 m nge verset (« Ils avaient faim et soif et leurs âmes s'en:
sées en désordre mange, il tes nge tout le tems de pn_�ere, pp:aiei1t »), sans doute compilé vers 1760 par le prédica­
delier. I.:hommeugie à allumma er, pas de joie, pae
·JVHmdel d� Bar, ami et disciple du Baal Shem Tov - mais
tout. Pas de bo ranger. Juste e, un tradlllonnellement au grand rabbi lui-même :
de place pour l'étd'engloutir. une obtus
solitaire volontéait être la sainteté de cet hon_;me ?, Le
et la botsson dont 1 homme a besoin ? La raison est que celles-ci
Voici �n grand m stère : pourquoi Dieu a-t-il créé la nourriture
Quelle pourr son reve n a pas

Shem Tov commence à se demander s1


DISPARAÎTRE
DISPARATES SUR LA VORACITÉ 177
176
lieu dans l'eucharistie à l'institution d'un rite sacramentel des­
. . . 11e du premier tiné à en répéter indéfiniment la mémoire. En donnant à man­
près sa
. des eunce \ homme, Adam . A

ger, le Christ donne donc matière à se souvenir - << faites cela


sont remplies les quatre
a enve �p�ees " et cachées dans

en mémoire de moi >>. Manière d'annoncer gue ce qu'on


chute, celui-ci les aux , les anima ux et

t
de la natur e, les mm�raux, les végét cher
mange, sa << chair >>, constitue déjà une répétition (mot à
domaines s'atta
a retourner et à
.
·
mes. Elles aspirent mamtenan et bott
prendre dans tous les sens, anticipatif et théâtral, ou anamné­
les hom . . l'homme mange
ame
. d� l a sam" teté· Amsr' ce que estaure r.
s�m1e et rituel), une mnémotechnique de sa mort à venir. Enfin,
a u dom . n de r
quand il écrivait
es prop es qu'il a l'obligatio
1mis
relève de ses. euncell � : : Ils
renverse in extremis le sens lugubre de toute cette
· te fa1sa1t all uston
. '·
C'est à qum le psa , · _ elle s s'enve-

Cérémonie en promettant à tous ses convives de les retrouver


t
·

1opp azen
avaient /atm . et soz. f et l�lurs âmes s enve . . . " que
qui slgntfte
nt far·m et soif' ce
jour pour un Banquet éternel où ils ne cesseront plus de
. e dont 1 s avate .
loppa1ent dans c mes et des vêtements
etran-
·
·

et de boire ensemble à la table du Père On com­


• · 1 en exil
etaten . dans des ror c
a b esom
leurs ames

c h oses do nt l'hom me ,.
les
alors gue le repas eucharistique était aussi conçu en vue
que toute s . 12•
gers . Sachez done . cac hée ses propres enfant
s Jetes
d e f açon
matière à espérer le meilleur (c'est-à-dire l'impos­
u t ''""P<'"
pour m anger cons�t: ;�
tte »
en exil et en captlv ·
. L'acte de manger, on le voit, aura servi tous les enjeux
fois.
r mieux ressusciter
Plus étrange encore est le déplacement gui parcourt texte,
cel!e d' un homme gui sait son heure
J;homme qui mangeait pou
La troisième hrst01reorest plutôt cet ensemble de textes. Au départ, le Christ désire
ce

. se un grand re qu'il ouvre .


. .

venu e. Que fait-il ? ga m


.· <<J'al ardemmenfd�siré manger << manger avant de souffrir », comme il dit lui-même.
ment donne à manger : il donne et partage du pain, à l'image
n
exac t e
;

cette paro 1e . · >, tl prend du pain, il le rompt, 1e


vous avant de souf fnr. , c ecl est. monprendcorps ,
·,
sa parole, de cet enseignement qu'il termine ici de prodi-
tribu e , et il dit : << Pr enez,
·
m angez Il du . à ses disciples. Et pour terminer l'enseignement, par­
. moL >>
·

d e
·

ft e n mém Oire la valeur salvatrice de cet enseignement, il se donne à


r
\ti� cll����. u:� =: U d�t : << Cec i est mocl���gde!Îo s��>g de
el
lui-même, en tant gue corps, sous les espèces palpables
liance gm va e't]'act re répandu:f� pour une · '
ebres du pain et du vin.
e d. e m rde à des problèmesc.élah•"S
dans ces phra ses
rn

Que s!gnifie lstl !tù l'épisode de l'institution eucharistique, d'ailleurs,


l'ins ut uuon eucha � gu \ assez présentait déjà cette particularité insigne, jugée
de la transsubs tantiation, es m:: ots ;·ont finalement rac:aatao•rante par certains mêmes de ses disciples : c'est qu'il
le C h T�e d'abord qu'il
en donn ant à mang er, ���
. - < o � qui va être
;
pl't�acit pour du pain. Parce qu'il désirait ardemment se faire
matière à antzczper le pzre --:- t d œur du repas en qu.es1l oî ou manger comme du bon pain. Son discours dans la
C'est mê�e un 'eplrepargmu���� ir� �rrive à savoir de Capharnaüm - gui survient, non par hasard,
puisque 1 homla, r; en tram "\ de �anger parmi les autres. << : ,
le miracle de la multiplication des pains - porte les
est justementlivrera, un gm. mange avec moi >> dit la versi•on d'une espèce de certitude délirante : <<Je suis le pain...
_

de vous me de Marhleu ; < Q e1 'un qui a plongé de vie... Je suis le pain vivant, descendu du ciel. Qui
Marc. Et celle s le p at, VOl a. �el�i g�� va me livrer >> de ce pain vivra à jamais. Et même le pain gue je don­
moi la mam dangm va etre , une fois pour toutes répandu, ma chair pour la vie du monde... En vérité, en vérité,
u.

le pire, ce sang le dis, si vous ne mangez la chair du Fils de l'homme et


son sang, vous n'aurez pas la vie en vous. Qui mange
.
. tsme
Messtan . :.r
JUl ,
J . Es�·ais sur la spiritualité du
· et boit mon sang a la vie éternelle... Qui mange ma
Scholem, Le 285.
9 · G.
· C lmann Levy 1974 , PMarc,
; xXvi,
ans, ·
(1971) , trad. B. Dupuy, p �
·

26. XIV, 24.


thie

i9.
10. Luc, XXII, 14-15 et , 21 : «
xry,
XXII
18. Mat�hze�, X VI Z3
Quant à Luc,
1 1 . Marc, sur table .»
1Ul qm me liv;e e�t avec m oi la
voici que la mam de ce
178 DISPARAÎTRE DISPARATES SUR LA VO
RACITÉ
chair et bolt. mon sang demeure en moi et moi en lui >> Ph;ases
17 9
s'adresse d'a rd à des novices, à
mon fils, pobo
1J.
abyssales - sexuelleme�t abys;a1es. Phrases d'amour mystique,
c'est-à-dire porteuse� d une to ale voracité : aime-moi, viens en encore sans fourrce.gran dir. Ton corps deests en fants) : tu manges,
tou
.
mol, dem��r� enmO!- , mange-mot. Et tu J' cuiras éternellement . Thomas parlera doTu manges pour achever lat pe vie
tit encore, et
Dans 1 episode evan�eTtque de cet extraordinaire . d'1scours terme d'alimentum ncdebien de la nourriture euchen ar
toi. Saint
ist
sur le pain, saint Jean n o p s d raconter la réaction scan- «naître >> $pirituellement lale mê me façon que le baptêiqmeuefaient
l'exercice eucharistique (ususcoserpussuchrétien, de la même façon
:
dalisée des audtteurs << Elt s� du:e cette parole ! Qui peut
l'écouter ? >> Qm peut, en :
effe� , soute�ir l'éclat de ce cristal �� nourrir et de grandir "- Grandir jusqmptio) lui permettra de se
jouissance ? Jésus aura beau pree , iser, en fin de parcours, qu il der l'enfant. Telle est bien la quest u'où ? - pourrait deman­
parIe « en esprit >> et non. en corps - « Cela vous scanda- vra vite que l'acte de manger du diion, en effet. On s'aperce­
lise ? . .. L':�. pa;ole� qu� ? vo�s ai dites sont esprit ! >> -, 1e du pain et du vin - sa « présen eu sous les espèces consa­
mal est deJa fat!, c est:a_ Jtre q e la chair a déjà fait son office P•DU<:ne -, cet acte vise quelque ce réelle >> saisissable en
d'effroi dans le surmoi des s?ec1aJ��r:� Et saint Jean de consta­
retour que cet appel du corps qui l'absorbe. chose comme une enflure
ter abruptement l'effet de repu
vorace du Christ vtent e _s .. « ns
susciter Dès lors' beaucoup
ce n'est pas seulement une enflure
et de perpétuelle renaissance : «duQutemps, productrice
ses disciples se retlre . ,
d
ent, n , allaient plus avec l . ,, . >> Ldee
� il mon sang a la vie éternelle 18. >> C'es i mange ma chair
du dteu qut se d�n.�e à manger pour la vie de ses
U1
fantasme une esp nflure locale qui prtoloaung ssi, plus direc­
suJets - se1on u_ne hgne contmue
.
. q1ut' roc
va du sacrifice au sacre- ;pr(�llen. de procèchee d'e
en proche, pour l'emplir jusera le corps
ment " - constitue pourt�m b!en de toute la croyance et la multitude. Ca qu 'à
et de toute la liturgie chretle�nes� S . t Thomas d'Aquin la liturgie eucharistique, «l'ébenoaur­­
sont un dans le Chr,risdatns>> (m
l'entendait . pas autrement, lu! q i ���itula du mot devient beaucoup 19• >> ult , et
(manducat n) les"douze artlcies de sa quatre-vilngti. ème16ques·'· ••.
i sunt unum in Christo)
les corps séparés, d'un seul corpmm Co e si l'absorption, pa r
.
10

l.détmtm<ent disséminé dans toutes less christique - lui-même


·•
tien, dans la trolsteme partie de la Somme théo ogzque . .
Sumptio, l'acte de ?'anger, y t décrit dans les mêmes terme:s les gouttes de vin consacré -, av miettes d'hostie et dans
a, peu près où un pere se ver::it contraint d'expliquer à . • d'unir tous les corps les uns aux auait pour effet d'ajou­
f1ls pourquoz. z·z fiaut manger (et n'oublions pas que 1a d'un corps-monde. L'eucharistie tres jusqu'à la déme­
a été pensée depuis saint ,Padit ul
e sacramentum
comme un « mystère de l'unité >> de et les Pères de
s co (mysterium
ce mystère
nommé « mystipaqurequ»,oiauun corps, un seul rpetsgig
ra été censé se produire,ansetesfo que
13. Jean, VI, 48-56.

?gt rn�d. eroe s'essaye vainement - et à partir de tous ce


14. Jean, VI, 60-66.
d.
ux qui absorbent le même dieu ; c'estr-
ment - à briser. On ret�en �a lCl la juste leçon d'Henri de Lubac :
15. Ligne que la theol ,
l'unitas corporis de l'E
.

l'événement de la messegli, seavan tout entière qui se coagule


.
tout il conviendra d'oubher, st :o;nmode et si fondée qu'elle soit par
.
séparation mise Par tant de traites modernes entre "l'Eucharistie comme t de se réaliser pour tou-
� ��:
. .
fiee " et "l'Euchanstte comme sa r nt" Car le sacrement ne se compren
.
.
sans le sacnflce au cours �u9ue ré�ise et auquel, dans sa
conserve une re'f'
.�
. ··
_ .

tiatur ; et de son co�e le sa�n lce e l i-même un sacrement [.. .] » H cle


er;r:ce obhgee In sacramento corporis Christt mors ezus '!�:,::.�����:;;;: : « De même qu
p ��
e la vie spirituelle
· ·
g (generatio) spirituelle, a requis le baptêm
Corpus mysticum. L eucharzstte et eg , se au Moyen Âge, Paris, Aubier, 1 949 et la confirmation e,
spirituelle, de même qui est croissance

. !!la, 80 . De usu seu sumptione . » Ibtd.,


revue), p. 70. elle a requis le sacrem
(alimentum) spirituelle ent de l'eucharistie,
qui
sar..:ramenti in commum (« De l usage ou man
16. Thomas d'Aqm� , Summa theologtae,
·

VI, 52, commenté Ilia, 73, 1 .


,
·

. ducation de ce sacrement, en par Thomas d'Aqu


in, Summa theo!ogiae, Ili
ral »). a,
d'Aquin, Summa the
ologiae, IIIa, 82, 2.
180 DISPARAÎTRE DISPARATES SUR LA VORACITÉ
181
jours dans le grand festin éternellement nuptial de la fin des communia : en recevant l'eucharistie,
chacun magiquement se
temps 20 • sent « passer dans le corps du Chr
ist 24 ». Ce qui permet, au
Mais qu'est-ce donc que l'on mange exacteme?t dans ces bout du compte - et selon le prin
cipe sauvage d'une véri­
quelques miettes, dans ces quelques gouttes censees soutemr table autophagte mystique -,
de penser le corps qui mange
et reproduire le corps d'un dieu et de tous les autres corps comm; devenant ela même qu'zl man
qui, en l'espèce, l'incorporent ? Ce que vous mangez ? e grace diVme ,;. Mangez-vous les
ge, à savoir une substance
uns les autres, vous qui
- explique en substance saint Thomas -, c'es: quelque chose .etes les ,:nembres de ce grand corp
s du dieu que vous vous
qui, constamment, transite entre masse et representatl�n. Et il devez d mcorporer en sacrement.
, Tel serait l'énoncé impératif
explique : d'abord, vous mangez des especes (ex speczebus zn de cette forme d'amour et de cett
e alliance vorace avec le dieu
quibus traditur hoc sacramentum) ; c'est une masse, une mas�e - un amour, une alliance de cha
ir mangée et de sang bu.
de vin issue de tous les grains du raisin, une masse de pam
� Ur:
Mais, devan I' pérat!f universel
de ce fantasme des corps,
issue de tous les grains de blé. Ensuite, vous mangez une �hacun, bten sur, reagit a sa façon. Il y a les sages de Die
modalité (ex modo quo traditur hoc sacramentum) : une masse il Y a l;'s fous de Dieu, chacun mod u et
ulant la loi générale de
de matière qui vous convertit spirituellement parce qu'elle vaut voractte avec plus ou moins de
voracité singulière. Il y a les
une grâce spirituelle. Troisièmement, vous mange� un contenu excessifs, ceux qm. vont droit à
. l'essentiel. Ceux-là mettront
(ex eo quod in hoc sacramentum contznetur. . .) : et c est le Chnst tout en �uvre pour manger le Chr
ist par là même où il a rendu
lui-même (... quod est Christus), dans sa << réelle présence >>. Et, ;; 1.au1e : ils mang:ront le pain de
vie en plongeant dans un vin
enfin vous mangez une représentation (ex eo quod per hoc mort. Donc Ils mangeront le cœu
sacra'mentum repraesentatur. .. ) : et c'est, dit Thomas d'Aquin,
r. Ils voudront incorpo­
la Passion du Christ (quod per
hoc sacramentum reprae­
la Passion du Christ (... quod est passio Christz) - son épreuve ;S<mt.2t�<r, pa son cœur ou par cœur,
� et l'étrange topologie de
sacrificielle, son rite mortel et mortifère de passage à votre •.l'inc:lusio•n reciproque les amèner
a finalement à entrer dans ce
mémoire 21. Pour faire enfler la vie en toi, mon enfant, il fau­ à l'habiter et à être mangés par lui
:
dra bien que tu manges la mort et que tu incorpores la souf.
france de ton dieu. ·
« Il Y a la même diffé
rence entre celui qui s'exerce à
méditer les
Il y a là une loi bien étrange. Son parad�xe ne lui vient douleurs intimes du Christ et celu
i qui s'arrête à celles de sa seule
seulement de ce que la mort y vienne nournr la vte. Il lm humanité - qu'il y a entre le
miel ou le baume qui est dans
aussi d'une topologie fantasmatique selon laquelle celuz. vase, et les quelques gouttelettes le
. qui humectent le vase au-dehors.
Celm donc qui -désire goûter la
mange est incorporé dans ce qu'il mange, à savoir dans le Passion du Christ ne doit pas
se
contenter de promener sa lang
du dieu. Le Christ, on s'en souvient, avait prononcé
!
ue sur le bord extérieur du vase

c'est-à-d re les plaies et le sang
phrase choquante : « Qui mange ma chair et boit mon l'humantté du Christ... Qu'il entr
qui adhèrent à ce vase sacré d
demeure en moi et moi en lui 22• >> Le liturgiste du Moyen e dans le vase même, j'entends
.. s 26• »
le cœur du Christ béni, et là il
renchérira en ces termes : « Celui qui mange et est in,-o,:oc>ré . sera rassasié, au-delà même de ses
destr
a le sacrement et le réel (res, la chose) du sacrement.
mange mais n'est pas incorporé a le sacrement, mais n'a
23
le réel du sacrement • » C'est là un sens extrême pour le

20. Ibid., Ilia, 79, 7. Matthieu, XXII, 1-14. Cf. H. de Lubac, Corpus
cum, op. cil., p. 27 .
21. Thomas d'Aquin, Summa theologiae, Ilia, 79, 1.
22. Jean, VI, 56.
23. Hugues de Saint-Victor, De Sacramentù� II, 8, PL, CLXXVI, col.
182 DISPARAÎTRE DISPARATES SUR LA VORACITÉ
183
Ces quelques phrases, dues à la Bienheureuse Camilla Ilhomme
Battista da Varano (1458-1524), ces quelques phrases intenses
qui mangeait pour mieux pourrir
qui déclinent l'acte de manger comme celui d'entrer dans ce Je raconterai pour , finir une plus brève hIs. tmre . , apparen
qu'on mange pour s'en faire digérer, héritent bien sûr de,toute , 0i
ll_1 t; s gra ve. C_est l'histoire d'un homme très doux et1-
�a!lnalt que ': m1el. Toute sa vie, il ia passait à prodig�er
·

une tradition qui connut son apogée à la fin du Moyen Age 27• 1
ouceurs et a ma r du miel Au bout de que
Les exemples en sont innombrables et aussi stupéfiants les uns
que les autres. Songeons aux << famines eucharistiques >> (esu­ ; �lltlée>s, ses e�cre-ments nge eux -me me s étai ent dev enu
1gues
s du
,

tar�, apr sa mort et selon son vœu d'éternelle do miel.


·

ries) de sainte Catherine de Sienne, qui se faisait vomir à l'aide 1e m1t daness un cercueil de pierre, complètement PÏ��u�
d'une baguette prévue à cet effet pour mieux jouir de l'unique
festin de chair et de sang divins qu'elle s'offrait avec une pas­ 7 mtel. Cent années passèrent, pendant lesquelles s/!n
sion unilatérale ; au point qu'elle mordit un jour le calice qu'on m�; par,;.e f<mdre dans le miel. Alors on rouvrit le cer
lui tendait avec tant de force que l'empreinte de ses dents se �. . · et
,,_ g�ens on lstn. bua cette substance aux malades, par ­
_
grava dans le métal, et que le prêtre eut bien de la peine à le ;. � salt toutes sortes d'affections. ce
lui retirer de la bouche. Songeons aussi à Dorothée de Montau . se t ouve dans un ouvrage chinois intitulé Tcho-
(1347-1394), dont le procès de canonisation signale que l'ab­ et date! de. 1366. L'�ute ur précise qu'elle n'est pas
�U!lO<:ht_one . En chmms vulgaire, nou

sorption des espèces eucharistiques << l'agitait comme une eau mot �trafger est mou-nat�yi >> Or, ces dis
<<
ons homme de miel .
bouillante >> ; que, << si on le lui avait permis, elle aurait volon­ momie. e miel >> de l'histoire est sansnieaucr ter der me désign�
tiers arraché l'hostie des mains du prêtre pour la porter à sa un
(ou �ne :_:op bonne) traduction de l'arabe dou te une
<<

bouche >> ; qu'après la réception du sacrement elle avait , _


mumza, mumtat, mots qui désign et du er­
nette sensation de porter en elle un fœtus - le fœtus de cet ,.
ent le bit um e ou l' asp h
u Mo Onent pour oindre les cadavres à momif lte �
époux divin, de ce sponsus qui l'envahissait de sa présence
distillant à travers tout son corps quelque chose comme . Le m�:t1 mayen gique de notre histoire pourrait alors tirerierso� 29
.. u commerc hie
consolatio, ou une suavitas, ou une delectatio quelque chose ·
qu'elle finit par nommer elle-même avec les mots copula Zl·m,na, Moyen Orwnt ':a :outn eparl'Eticu uro
lier qui reliait en ces temps-
�apon, . jusqu .a la Chm� :pe,c,éta mais qui essaima aussi
...

peracta, c'est-à-dire un orgasme Comme la Vierge


28• it une pharmacopée
l'Annonciation, sans doute, Dorothée de Montan éoro•uv:l-t­ ,a a1agu partll des momies egyptienne
elle la présence christique selon le battement rythmique . <;_ e Ambroise . Paré consacs,ra une -
poudre de
pour s 'en
prodigieuse opération qui la remplissait dans le temps hien sur - une ven _ table petite monograp
où elle se sentait s'y noyer. comment les Anciens utilisaient le bitume hie ou
. Il
<< pour la conftture de leurs corps >>, avant de fair l'aZ
corps des m1�ls ou des confitures de bien-être e de
des vivants 0,
pour les
:
27. Parmi l'abondante littérature critique, on pourra lire deux études
figues A. Vauchez, « Dévotion eucharistique et union mystique chez les
de la fin du Moyen Âge», Atti del Simposio internazionale caterù'ziarzo-t?errMrd,
m'ana, Sienne, Accademia senese degli Intronati, 1982, p. 295-300. C. W du Lévütàu . « Lorsqu
1 e' XV 16 un homme aura un é

I-ioly Feast and Holy Fast. The Religious Significance of Food to Medieval
����e��I���
h
' •
il sera impur jusqu'au soir. » Tho
Berkeley, University of California Press, 1987. mas d'Aquin, Summa the
28. Cité par A. Vauchez, « Dévotion eucharistique et union mystique », H Franke, « Das chinesische Wor

��:�:�;:
cit., p. 296-298. On pourrait comparer ce passage avec la question - jugée t für Mumie » Orr·ens, X 1957
' ) ,
fisamment importante par Thomas d'Aquin pour donner lieu à un article « Di�cours d la mumie [sic]
de la Somme théologique - de savoir si la pollution nocturne empêche � » 0582), Œuvres complètes
p -'
. e: Geneve, Slatkine Reprints éd
' ,1970 III p 476 Cf auss
.

de manger le sacrement eucharistique (utrum nocturna pollutio impediat i R. ecout


.

:
de momœ.
,

· Des tombeaux d Egypte aux


'
• · ·
.

sorciers d'Europe, Paris


·

a sumptione corporis Christi). La réponse (positive, bien sûr) se base sur 1981.
184

Pourquoi donc mangeons-nous si ises voracement ? Pour toute�


les bonnes et pour toutes les mauva raisons. Pour des rai�
sons de vœ, · pour des. ra1so . ns de mort Pour des raisons dis- ,
pourtant ne se
Patates,.' voire contradlctolres, et erquinous
·
17

pas n Importe comment. Manghistoire). Mang al'de à mieux ' . DANS LES PLIS DE I:OUVERT
____ -

(c:était le se?s d;�� �r::�"'ed� ma seconde histeroire) nous alde .


m1eux moun r (c l . an
, 1e sens même duJYl 1ge\
.
nous alde a, .mieu x ressusciter c est
(
ment eue h anstl. q e) La derni ère histoire nous ensei
.
gne •

� . , . rir pour mieux


manger peut servir aussd a mieuax ::o�rir' Comme si l'acte
·

r o
: ��de q:d�! �hose co�me une heur:tstlqu;
« Un bandeau sur les yeux, un bandeau tout serré,
::::n ;� : s� ��t: cousu sur 1 'œil, tombant inexorable comme volet
de la mort. de fer s' abattant sur fenêtre. Mais c'est avec son
bandeau qu'il voit. C'est avec tout son cousu qu'il
découd, qu'il recoud, avec son manque qu'il pos­
sède, qu'il prend. »

H. Michaux, La Vt'e dans les plis 1,

'est probablement pas de croyance sans la disparition


. Et l'on pourrait appréhender une religion, le chris­
exemple, comme l'imm
pour durer, pour se répéter,ensepoutrav
r ne
ail collectif
salm<D-t:ng;enur,er obsessionnellement -, l'immjama is ces­
ense ges­
v_m,�oJ!lq<le de cette disparition. Ainsi le Christ n'en finit
se manifester, puis de disparaître, puis de manifester­
>ar:ttlc>n même. Toujours le Christ s'ouvre et se referme.
il s'avance jusqu'au contact et se retire jusq
mondes. Par exemple, il disp u'au fin
araît dans sa mor
son ensevelissement, mais reparaît bientôt dans t humi­
gl<)rieuse.. Or, sa résurrection a aussi pour foncsa­
ip1•a!t:ct:lqute fonction - d'ouvrir le temps d'une nou­
�P\ltlllOtl, celle que marquera la croyance elle-même : le
social, liturgique, où son abse
son retour, de son << règne éternel ». nce devient l'at­
"w'u•m,

disparition, la transformer en << règne », cela veut


agencer les marques logiques et visuelles de cette
même. Or, ces marques form ent nécessairement
La Vie dans les pliJ� Paris, Gallimard, 1972, p. 158.
186 DISPARAÎTRE DANS LES PLIS DE L'OU
VERT
1 87
- morphologiquement - des plis >> (pour parler comme
«

Gilles Deleuze) ou des catastrophes >> (pour parler comme


«

René Thom) 2 ce sont avant tout des jeux subtils de la limite,


:
entre l'ouvert et le fermé, le visible et l'invisible, l'ici et l'au­
delà, la chose captée et la chose qui capte, le devant et le dedans.
Dans l'iconographie de l'Ascension, ce jeu des limites semble
donné dans sa version figurale élémentaire : il s'agit tout sim­
plement de montrer comment le corps du Christ, enlevé au «

ciel >> - selon l'expression des Actes des apôtres -, se dérobe


à la vue des témoins et convertit cette disparition en événement
visuel capable de constituer l'absence en croyance, c'est-à-dire
l'invisibilité en marque visuelle de la présence retirée.
Or, une telle marque ne saurait se suffire comme la --·-r··•
bordure entre deux espaces. Si la limite entre l'ici visible et
delà invisible est un pli >> visuel, une catastrophe topolo­
<< « >>
gique, alors cette limite, quelque élémentaire que soit ·
- comme dans les plus banales feuilles de dévotion xyLugra".
phiées du XV' siècle (fig. 23) -, ne saurait être simple.
comme un voile en mouvement, un voile agité par le vent
l'aura. Elle sera donc multiplex, pour employer un mot
rent de la scolastique médiévale : elle sera d'abord
cadrement de l'image même, qui se feuillette en zones colorée�
(noir, vert, noir, jaune) ; elle sera ensuite dans les plis du
ment rouge qui nous cache le corps du Christ ; elle sera
sûr dans la nuée verte qui décrit une sorte de fronce autour
la présence disparaissante ; elle apparaîtra enfin sous la
d'une section de mandorle lumineuse, qui darde ses
jaunes comme des épées blessantes pour le regard des
Voilà donc comment le Christ se soustrait (subtractus,
que l'énonce Thomas d'Aquin dans son commentaire
l'Ascension 3) au regard des hommes. La formule
phique de sa disparition aura donc conjoint les deux
4

classiques de l'apparition divine dans l'Ancien Testame:nt,


veux dire la nuée, qui obscurcit, et le feu de gloire, de

Les théol s médiévau ont u. slste


nuée glorieuse nogien
2. Cf. G. Deleuze, Le PH Leibniz et le baroque, Paris, Minuit, 1988. R 5•

· i ;'Ascens; sur le fait


'était pas' dans
. ,

wn, le véhicule
Morphogenèse et imaginaire, Paris, Lettres modernes, 1978.
3. Thomas d'Aquin, Summa theologiae, Ilia., 57, 1.
4. Cf. l'analyse classique de M. Schapiro, « The Image of the Disap['e' XL, 38 : « Car, le jour,
Christ » (1943), in Late Antùjue, Early Chrùtian and Mediaeval Art. . la nuée de Y:ahve, etm.t
il y avait dedans un feu . sur la Demeure
aux yeux de toute la
,

Papers, III, Londres, Chatto & Windus, 1980, p. 267-287. »


,
matson d'Israël, à toutes
188 DISPARAÎTRE DANS LES PLIS DE L'OUV
ERT

Le
18 9
(vehiculum) de sa disparition, mais son signe (signum) : en tant montage - ubiquités
que telle, la disparition du Christ fut pensée comme une façon de l'organe
d'« ouvrir le chemin>> aux hommes, et non pas de refermer le « L� plénitude de sa
divin sur lui-même 6• Quand le Christ monte aux cieux hors "
patlt
plaie l'isole de l'acc1"dent
comme on règne. » . Il

de la vue des humains, il est censé <<monter aussi dans le cœur


de l'homme 7>>, par cet effet de réversion fantasmatique propre H. Michaux, La Vie dans
Du point de vue d l'h�·��Ire
les plis w.
à toute interprétation exégétique en quête, non de vues, mais
de visions. est dite, comme cha�un · dhrist!q?e (l'historia) , la plaie
Or, une telle réversion- monter profondément, partir haut droit du Christ que la lance de 1o� �ote ?'· , C'est pa; le côté
pour mieux être en nous - trouve encore ses marques consomme le sacrifice du D' 1 �t phnetre jusqu au cœur
visuelles dans la complexification de ce voile, de cette limite du côté>> que la bl=�u:-e o 0ll_l rgm
me. C'est par la
qui impose contact et déchirure entre le groupe religieux, relié, - création de ja temme, tentatwn elle de la côte

des témoins d'une part Oes douze apôtres avec la Vierge), et , ou rédimée
d"_etre guerie Et c , ' stchute
b ' - com-
d'autre part le phénomène glorieux lui-même. Entre les drort du corps crucifi , ue les � u
ren sur le
humains du premier plan et le Christ qui franchit le cadre de représentent l'att pem tres
mo.�titere du pauvre supplénéra g le-
le point de vue deeinte
·

leur - de notre - champ optique, il y a cette étrange dupli­ icié. Tel


·

cation réversive, cette étrange symétrie qui articule la gloire l'historre, tej est le point de vue
vue. de
vestige de la gloire : les pieds, frontalisés et stigmatisés, du de vu e de la vision, ,qdr· suppose une totale
leur chair (n'oublions pas que c'est en tant que corps �conhguration symbolique
Christ accède ici à la droite du Père 8), ont laissé ici-bas l:e:Ké!;èse médiévale nomm-e p�'ectse � st-�- Ire un déplacement
preinte (vestigium) de leur passage fulgurant. C'est transgresse. bien souvent ses j·1m1tement figura -, 1a p1ale·
empreinte pour le regard humain : matérielle, noire, vue .. alors e11e devren . s corporel!es nor-
t cette c h ose
maintenue par deux ang ?Ï;.erte, cette chose-ouver-
perspective. Elle est bien de l'ordre de la vue (on
comme relique, indéfiniment la revoir), et non de l'ordre comme l'objet cen��afd�u�:��d��:ti��s��'d�is à
la vision (comme ce qui la surplombe immédiatement, et "'"'"PlaiJlon sur 1e sacnfice du Sauveur (JZ'"g. 24). vmct . . doune
fut donné aux seuls apôtres). Elle s'inscrit en creux du côté <<recentrée>> sur 1e cœur, sur "
nc
pierre, là où le Christ laisse entrevoir, une dernière fois >>. La croix érigee , qm. surp1ombe le <<noyau de
la fin des temps), sa dernière extrémité corporelle. C'est central de la lance etrd� la ptqu . e, cette vrsto· r;, 1e croise-
·

le roc d'une montagne (celle de l'historia), mais c'est position tout .a' 1a 101s ouvrantetout et
cela vtent confir-.
axr ·
forme régulière de quelque chose qui évoque presque un
(une figura liturgique). Elle est comme le négatif de la
'IStJIQule comme obJet de VIsion, comme « plia1e odue «lacatas
. . plale
»
-
originelle, qu'elle pérennise. Ce qui reste aux humains
imaginer le futur franchissement glorieux de leurs à la fig�re de ceux qui
limites terrestres 9• par les pteds de Jésus
le posaient. Une pre v
-Christ, c ,est qu ,on vmt� : que cet. endroi.
t avait été
et que 1a terre conserve tmpr-'
unes , des vestiges de
encor
gravés " . » Jacques de Vo
e u
�ff
.
�re qut res�emble à des pas qui y
6. Thomas d'Aquin, Summa theologiae, Ilia, 57, 4 et 6.
7. Ibid, Illa, 57, 2, cirant les Psaumes, LXXXIII, 6.
ragine
Pari�, Garnier-Flammarion ' /�
, 196

g nde oree (c. 1290),
trad. J.-B.
p . 358-359. Plus tard
8. Ibid., Ilia, 57, 5.
9. Jacques de Voragine rapporte ainsi la légende de cette empreinte : «
..., tailleurs de pierre se ré .
c<eigneur », faisant de
__
'
cette empreinte, srgm
'
umront en « Confréries d
. .1. . e l'Ascenswn de
·
les
'

pratique. tcattvement, l'emblème de


sur ce lieu de l'Ascension, ce que dit Sulpice, évêque de Jérusalem, et
J. Ledit, La Plaie du
Michaux, op. cit., p. 145
côté Rorne, pont. Instit
'
la glose : "Après qu'on eut bâti là une église, le lieu où Jésus-Christ _
ciel posa les pieds ne put jamais être recouvert par un pavé ; il y a plus, le utum Orientalium
1970.
190 DISPARAÎTRE DANS LES PLIS DE L'OUVERT

trophe >> mystiques. Les Arma Christi - les trente deniers, les
191

trois dés, le crachat, la verge de la flagellation, etc. - se dis­


posent tout autour dans un ordre apparemment aléatoire et
fragmentaire 12•

Que devient là le corps du Christ ? On pourrait répondre


à cette question en disant que la croyance et la dévotion ne
vont pas sans un montage qui fait du corps vénéré un orga­
nisme littéralement << incroyable >>, tout à la fois décomposé
(démembré, dilacéré) et recomposé : un corps toujours déplacé
et décalé, à la façon d'un rébus ou d'un rêve. Le montage dra'
matise et focalise le regard, dans la mesure où il invente
nouvelles hiérarchies organiques. Ainsi, le cœur ouvert est-il;
ici, la partie qui vaut - presque monstrueusement - pour le
tout, central à l'image jusqu'à l'envahir presque. Le <<
plan >> dramatique 13 s'est ici fiché au plus profond de la
jusqu'à cette endoscopie paradoxale d'un corps qui aeme:ur'�·•·
absent. En même temps, le montage invente des
inouïs : il dissémine partout l'organisme de la Passion.
contraint le regard à zigzaguer d'une figure à l'autre, à
de chaque figure isolée (principe figuratif du détail) la
exégétique de toutes les autres (principe figura! de l'asS<)CÎli
tian et du montage, bien plus fondamental que le pri'cé<:leli
en ce qu'il gère des relations, et non des termes). Alors, la
ronne d'épines traversée de clous devient une figure de la
elle-même, le cœur << tendu >> par les deux anges vaut
voile de Véronique que le crachat agresse presque aussi
lemment qu'une lance.
Mais, pour que ce montage, pour que ces relations mlJltlpl<
aient lieu, il faut encore que l'organe lui-même soit
limites impossibles, de << plis >> qui en rendent le statut
indéfiniment convertible. Le cœur ouvert est ici page büm<:l}·
vélin tendu, voile présenté au spectateur ; mais il est aussi.
déchirure sanglante de ce voile, et encore le volume LllJJiei.uet ie du Christ, vers 1470. Gra
!\n•onynle allemand, Pla
_ nne
. Vte vure sur bois
, Albertina. Photo du mu
sée.

de ce cœur aussi grand que la croix. La pla


12. Cf. notamment R. Berliner, « Arma Christi», Münchner Jahrbuch

��� �%��h,"
�1�- couleur-obstacle, le ro�ge intense et saturé ie ouverte
denden Kunst, VI, 1955, p. 35-152. R. Suckale, « Arma h
zur Zeichenhaftigkeit Mittelalterlicher Andachtsbilder », S ;
1977, p. 177-208. , c�tte plaie
nous dit qu elle est donnée à l'exact
pla1ellhnstJque, �ette plaie sera aussi unee me sure
13. Cf. S. Ringbom, leon to Narrative. The Rùe of the Dramatic

nature e que le devot se voit requis d'emb che


Ftfteenth-Century Devotional Painting, Doorspijk, Davaco, 1965 (2"

rasser
mentée, 1984). bou
192 DISPARAÎTRE P{INS LES PLIS DE L'OUVER
T
lèvres à lèvres 14• Elle sera encore un sexe féminin, explicite­
193

ment nommée uterus dans quelques textes fameux 15, explicic


tement utilisée par l'imaginaire dévot à des fins de pénétration
ou d'incorporation.
La critique contemporaine se fascine aisément sur la crudité
de cette métaphorisation sexuelle. Mais, à trop se fixer sur une
mal dite << sexualité du Christ 16 >>, elle manquerait l'efficacité
fantasmatique essentielle de son opération, qui gît plutôt dans
la poly-organicité de cette déchirure ourlée. Plaie, bouche et ·

sexe, la double lèvre qui nous fait face n'a pas de statut réa­
liste, ni même métaphorique au sens strict : elle agit plutôt
comme un inlassable déplacement métonymique, où toute par­
tie organique n'échappe à la « vue >> descriptive que
mieux convoquer notre vision, c'est-à-dire nous regarder ­
contre œil, larmes de sang contre larmes de piété.

Le repli - topologie de la mort mère

ver. Il renie la présence de lui-même pour se


« Il étend la surface de son corps pour se

1'autre Vide, un petit semblant de plein. »


ver. Il vêt d'une chemise quelques vides pour,

H. Michaux, La Vie dans les p!ts

Il n'est pas de croyance sans organismes « incroyables >>


lover - plier, déplier, replier, développer et renvelopper
un acte visuel de dévotion. La croix qui nous est ici
trée (fig. 25) laisse dépliées devant elle les extrémités
nales du corps christique, ses mains et ses pieds
tisés, où compte avant tout la frontalité des quatre
(l'artiste du XV' siècle représente certes les pieds en biais,
il ouvre les stigmates devant nous, en ménage so•tgn1eu.setne
les cavités pour les remplir de quatre touches
rouge).
allemand, Cœur du Christ,
, VIenne, Albertina. Photo vers 1460-1475 . Gravure sur
Jappements (Vf-xv· siècle), Paris, Méridiens Klincksieck, 1989, p. )"''')'"·
14. Cf. les commentaires de ]. Wirth, !}Image médiévale. Naissance et du musée.
·

Beauchesne, 1928, Il, p. 174.


15. Cités par A. Hamon, Histoire de la dévotion au Sacré-Cœur,
a de cet esp ace corporel
16. Cf. L. Steinberg, The Sexuality of Christ in Renaissance Art and in ��;::b;
des
, es - et c est une figure
emphatisé par
de croix que
l' '
ObliVion, Londres, Faber and Faber, 1984. sur ce quadruple dep · rnent - s,.unposent br
' 1Ole
17. H. Michaux, op. cit., p. 179. n·
1' e lpse, ecrasement, u-
le repli du corps chris
tique
DISPARAÎTRE DANS LES PLIS DE L'OUVERT 1 95
194
able . Difficile plaie un calice au premier plan. Enfin, ce qui se donne à la
asse o urlee , , d' abord indéfiniss celui-ci : il vue comme paradoxe intenable de !a corporéité constitue le
corps lit-
re,duit à une m
rs n e plus antr-
·
. vr' truvien que sens même d'une vision incarnationnelle où travaillent !a réver­
d'imaginer un organ ; chrffo
u frm sse, . nne, , mis en boule, un
r bizarre, figurale et la « logique du repli imaginaire 19 >> : travail
évo que un tiss . orga ne central - cœu esure, e.
1Je, sur son , à convertir le détail organique (quelque chose qui est
téralement rep erce une 1ance eIle-même norr
d em .
que t r ansp . me avec 1e de 1a le corps) en véritable lieu morphogénétigue (quelque
hypertrophre, " systè .
coul eur no rte
. r
. cr fait
qur l 'en- dans quoi le corps se /orme 20) .
I.:intrusion de . des clous acéré
s
plaie qu, eile pro voq ue
;
avec le no!f
noir - glmre
· b1un niliiée que le Christ propose ici à !a vision du dévot l' orga­
t etrang� nimbe
cadrent, et av�c- c�
gloire de l'hu milra uon - qu � sert de couronne
us , assrs sur on ne
au Christ entantt
sait quoi.
��:;��;�fu��
[J
incroyable de quelque chose qui défie J'espace natureL
r >::·:�:. y est certes omniprésent, mais il subit
repre, sente, devant no propose P. d'une extraordinaire décomposition. Voici en effet
tte imag nous e
r.; opératio n v !
ole nte
_ z:�h� ist , habite sa propre deux
mzse à image qui nous montre le Christ comme enveloppé et
enveloppe tout à !a fois, comme organe déchiré et
sommarrem ent a ce d - . matisent les
PasslO? , qu emblé origine matricielle de sa propre déchirure. Voici une
et avant elle sa deux. sirlÎsl:res
_

,.1 re
t' nt serr es contre l i , tels u
gui se déploie comme le tressage de trois échelles au
truments qu r
en;a .f nt a, naître
habzte le gzron " de
co mme un s' est donne - les trois échelles contradictoires d'un espace externe
hoch ets - d":eu des Chrétiens
eule ent 1 e .i.\sacr:ific:e (le Golgotha, la croix érigée), d'un gros plan cor­
mère. Non � � seulement il s'est
rmmaculee � non (les mains et les pieds stigmatisés) , et enfin d'un lieu mor­
mère une Vrerge 18 mal's encore il s'est
même la fonction
· d"te re mere joueront toutes ll!.é.nétiq•te et destina! (giron où tout se forme, cœur trans­
e�c�re,' b"r sûr
la mort po ur mère . Et là
;d
uterus e u c;,ur' ,
du cœur et tout se meurt) que l'histoire christique, elle,
·

équiva1ence s f.rg urale


plate
_ s
et
d
d
e
e
l
l a totalité d'un corp
s voue �u dans la longueur des récits évangéliques
.
l'esni'ce de repli, !a condensation exégétique que sup­
la plaie , de la à l'infinr
rect wn. On poutrait gloser montage stupéfiant, ne sont possibles, formellement,
fiee et à la résur
urs couvert'bles r de ces marques
b .
m ,
es e t to uJo ces f'rgures travers l'invention concertée d'un bord complexe qui
sens corn . rques de mort' de
fi
qur son t des ma proch e du les trois échelles hétérogènes dont je viens de parler :
naissance _ s nt des ures de gloire. Plus
serait l''iJnte,rr<)g>tt ce pli en acte, n'est autre qu'une mandorle qui entoure
souffrance qur
ene
?
dans �
cet composition _ d'un système de fronces traversées par cette couleur
vail form el m
à développ er sur
les par a �
d xes topol ogiqu es ici mrs en
drre - bleutée, que l'artiste repasse en bande tout au som-
d le devrait-on
Car la part
pose
ie cent
au
rale
r ega rd \: � s a�ialité affolante
de
cœur boml:>é
l'inlage, au-dessus de la croix, comme un ciel ou même
» du sacrifice filial (ce serait donc l'indication des
w.t<
image pr?
. l'ouverture pratiquée y Slg:r
, temps convexe (le

est en m eme paterne.ls:. Là encore, la vision est requise de se lover,
chose qur ,
(1 uter, us cre ; et hvc>lucer dans paradoxes topologiques que propose une
concave ' ur vulnéré)
ar e l'agonie (cœ
même temps le trav
la mise au m o:-rde ( � irt q . "c
�� \�
arre) cela à travers
coul�ur rouge : elle
bordure : l'iconographe parlera certes de mandorle

ce qu a , m t i
prétation duph ? (fibres ca<;>>•o�.
ce d un r�ane lein
en effet à la cons rstan
-l
men°t lrqur e du
matriciel G. Didi-Huberman, Fra Angelico - Dissemblance et figuration, Paris,
la lance) auta nt qu 'à
d
. - S
J'élé
rvm. an interprété
eucnansŒqw;'. 1990, p. 226-241 (éd. 1995, collection " Champs », p . 356-381).
notion médiévale du locus comme opérateur de morphogenèse, cf.
gulé par
dans d'aut
le
res
sem
rma
en
ges d u m �
, e ype, qui disposent sous
em De natura loa; éd. P. Rossfeld, Opera omnia, V-2, Münster,
p. 1-46. Cf. également l'étude de A. Delorme, « La mor­
n'Idhe·" le Grand dans l'embryologie scolastique », Revue thomiste,

Cf. C. W. Byn um, Jesus a M th { �X


Studies in the Spirit
ersity of
ualit;J
Californ la 1931, p. 352-360.
18.
s, Berkeley-L os Ange es- on es, Univ
Middle Age
DANS LES PLIS DE L'OUVERT
197
196
ée d'un
e à la gloire céleste et à l'id
au sens strict, ce qui renvoi l'A sce nsi on [fig . 23]
s (l'image de
au-dessus des choses humaine ment com arable de la nuée .
illeurs un fronce p
p résentait d'a as vo ir en mê me temps, dans le
ne
divine ). Mais comment p r<mrre;
inal de cette écœurante cou
retroussement quasi intest ue cho se qui
organique, quelq
l'indication d'une bordure ple xe qu i ent ou re
ef, le bord com
développe en dedans ? Br e lim itro p he
autre qu'une zon
la figure christique n'est s hu ma in - l'échelle
d'o ù le cor p
deux échelles extrêmes ulsé.
a tout simplement été exp
vienne, si l'on veut - aur l et d'u n cœ ur. Et
ux d'un cie
sommes là dans l'entre-de -m êm e ind iqu e
ce bord sur lui
bizarre chantournement de ue art ent re le
us lace : quelq p
la double distance où il no p l'au-delà.
ans et le plus lointain de
profond du ded

Le sillon - hérésie du réseau


es fatales, s'enfonce
« Dans un réseau de lign
parole irréfléchie. »
prudent qui prononça une
H. Michaux, La Vie dans
les

ortance considérable du
Lorsqu'on réfléchit à l'imp
uelles de la dévotion
gravure dans les pratiques vis
ficilement s'empêcher de
et renaissante, on peut dif
erminée aura réuni le
qu'une connivence surdét
message » religieux. Il y a,
d'image avec sa fin, son << rrnr
init, dans le cadre d'une srr·n
la reproductibilité, qui déf "�
iel de la gravure sur -1'' "''"
croyance, un avantage essent
resque de l'image gravée
visuel s. Ainsi en serait-il p v•oi
ristie : c'est un même pou
la monnaie ou de l'eucha
s tous les cas prolifère, se
jamais appauvri - qui dan
e, et ce n'est pas un ua:saru
se rend présent, disponibl
ée ici [fig. 26]) se donnent 22•
hosties (telle celle rep résent
>>, généralement estampées
des « monnaies du Christ e,
ve, c'est-à-dire qu'il se livr
il y a plus : le graveur gra aut é
du cuivre, à un acte de cru
voile compact du bois ou Sebald Beham Chrzst
• .
.
· au calice et à thostte,
1520. Gravure sur
Albertina Photo du musee.
·

203.
21. H. Michaux, op. cit., p. le pouvoir et
stique dans sa relation avec
22. Sur le paradigme euchari Mar in, Le Por trait du roi, Paris,
s de L.
de la monnaie, cf. les analyse
198 1, p. 145-168.
DISPARAÎTRE DANS LES PLIS DE L'OUVERT 199
198
s�n�, d;> mur qui fuit vers la droite .
interposés. La représe lons
ntation 1 , 1e tronc ravage de la croix

tieuse, par bu rin ou « lan ce tte >>


mais de sil d ou Jesus-Christ semble littera . ed�nt << sortir >> - son pied
yen de traits déposés,
ne se forme pas au mo essures portées qui, dans le cas des gauche encore invisible une �mbrasure de porte ;
creusés, de striures, de
bl
tion, coïncident éto
nnamment les cassures irrationnelles d�rr:�t piquete de marques cruci­
innombrables im ag es de dé vo
êmes. Longin pourra
it être à formes . .. Tout cela fait d .. , �:' espace hérétique pour la cruci-
avec la cruau té de s mo tif s eu x-m
aveurs de la Passion ch aveur
ristique. �:
fixion ou la liturgie euch ts tque. 1 . .
sai nt pa tro n de s gr D'autre part, c'est à une échelle �s mtcroscopique que le
bon droit le rtout un gr
fut un peintre, mais su de pièces, qui F
Hans Sebald Beham re�eau produit tous ses effets de Imites en mouvement, de

illier
extraordinairement pr
olifique : plus d'un m e - une deplacements figuraux . il a 1a consonance des nervures tour­
au -d elà de Dü rer , dont il fut le discipl �
rnentées de l'arbre se� n uds et ses fentes, avec les nervures
manifestent - nt comme
e dont les plaques sorte du corps et les nœ�ds du e onzum ; il Y a le traitement aber-
nt gr ap hi qu t resserrés
sorte d'ach ies, réseaux infinimen à l'hos­
ar ne me
23• ra_nt du nimbe ourlé tnt�eneurement d'une rangee
str ;zz
s M illion s de ,.. de stries
martyrisée t au calice et
'

au support. Son Chris '


des griffures portées son bannissement ho ique
rs de provocantes, informe et cornme {epoussé par chaque pointe
tie précèd e de cin q an né es
de iconolog de la couronne d'épines . il 1Y a � rapport contrasté entre le
es hérétiques >>. Une étu de cette posi­ blanc qui s'échappe 'de a mmuscule plaie Iermee,
Nuremberg pour << idé ·
et les
n. otres
r •
sa nt s
' , evoquent P1us puissamment la cou-
tenants et les abou tis .
poussée nous dirait les r sa façon de rep rés en ter les thèmes stnes verticales qui
] .
es su

tion, et ses co ns éq ue nc lée _ d'un sang par- de a 1 tmage du cal"lee dont 1a base, elle,
'
religieux traditionnels
Mais il su ffi t d'u n
.
pr em ier coup d'œil, presque
naïf, pour
graphique
i. . s'ou•vre à nos yeux comme une i
: ces ob stinées ca ta stro : ���
h
es ue pl.�te ou�erte. Il y
]l
e a matle�e bnsures de
ment la prolifération
·
e co m
·•• .
an ch

pl nœuds du bois boucles d es cheveux epmes rapes


constater su r ce tte
attendue, l'image dc•gn
1atiqu1e. .,d -
.

ire r l'im ag e ' . ' ':'uluples


fait du deda ch av cé engendre , notrceur excessive d e l'h ostte - ces ex a-
' · ·

ns
ent la surcharge du tra nne s'affole, ]
Pour constater comm dü re rie ' .. qui dramatisent froiddment, �omme a /aux, 'arti-
age. La minutie
sentielle noirceur de l'im - dans l'apparente gratuité chrétienne de la foi e l'esperance et de la mort
'
nt
complexifie étrangeme rs ce réseau figurati/ qui est aussi Fhlristiqcte.
e - à tra ve
« maniérism e de cette
»

ura!. La texture grillagé produit


réseau associatif et fig qu 'elle
: au contraire, ce tache - onction du lointain
n'enferme donc rien qu ivalences et
autre qu 'un e mu lti pl ica tio n indéfinie d'é « Dans les rn b ���:r
ande circulation d'écot-
pl is qu i vie nn en t dès lors voiler la ret>
rés:en.tatl'O! ; :�j
chés. (. .. ) Le r f n �r�eJ repasse sans
limites, de
cret, cette doublure ex
cessive où r >�
OICI les lieux de la
lui imposer ce chaos se
cesse Sut le mur allon , ·
s'oppresse à la fo is. �;
marche des ensanglant ".:!. IT .
n o�a�e, mamtenant, se
figure s'indétermine et aphique
l'intensité du réseau gr tout
lève. Dans ces marbres QUl l eut cru ? »
D'une part, en effet,
·

r re nd re
chelle et finit pa
verse intimement l'é
H. Michaux, La Vie dans les plis 24.
faut
rtionné et surligné (il
: un co rp s di sp ro po
oisés , le dessin, attribué à Fra Ange1tco
· 25
exagère, en traits recr dont la ·
oppressan t .
der comment l'artiste ctu ra ux nous retrouvions - 1om des << orgamsmes
; des pans archite · des montages decomposants
du dos et de l'épaule) ue quelque ch os e comme une " ' ya[>les >>, ]om
"O; . que ]'art du
ais ré pé té) ac ce nt
rerie (le bi rayée en
iré e de l'e sp ac e ; la texture énigmatique,
ture chav . _ H. Michaux, op.
cit., p . 189-190
L. D�uglas (Fra Angelico, Lond�es, G. B ell, l900, p. 199) le considérait
une etude pour le Chn"st en craz·x du corndor de San Marco. B . Berenson
Verzeichnis
. Ein kritisches
ns Sebald Beham
23. Cf. G. Pauli, Ha chnitte, éd. complé tée par H.
· OJ; the Florentine Painters, Ch.
DrawmP,s .
tiche, Radierungen und Holzs
,
, Icago, The Umversity of Chicago
Kupfers
1974.
Baden-Baden, Koerner,
200 DISPARAÎTRE DANS LES PLIS DE L'OU
VERT
201
nord déploie dans la longue durée de son « automne du Moyen
Âge >> -, l'échelle vitruvienne, équilibrée, non maniériste,
l'échelle sobre et convenante du corps christique. C'est une
échelle humaniste où rien ne semble biaisé : le corps se pré­
sente frontalement ; la croix admet une construction perspec­
tive << légitime >> ; l'indication architecturale, sur la gauche, est
d'un classicisme parfait. Enfin, tout effet de rébus, de sur­
charge symbolique, a disparu. C'est donc une Cruet/ixion mini­
male, ouverte simplement au regard du dévot (dominicain ou
artiste, ou les deux à la fois) , qui semble n'appeler aucun tra'
vail interprétatif, où rien ne semble << voilé >>, où rien dans la
signification ne semble faire << repli >>.
Mais, comme souvent chez l'Angelico - voire chez les
meilleurs de ses disciples -, la simplicité même possède cette
vertu complexe où, peu à peu, se révèle un travail extraordU
nairement subtil du déplacement, du repli, un travail qui
opère là où l'iconographe ne l'attend jamais. La nudité
l'image, dans toute la théologie négative relayée au M<wen
et à la Renaissance par certains commentateurs
du Pseudo-Denys 26, cette << nudité >> est un travail co;>npb:B
qui << feuillette >> l'image de l'intérieur, si l'on peut dire.
le petit dessin de l'Albertina se contente d'une ret)réserlta:tio(
du Crucifié qui exclut la dimension liturgique omnif>ré�:ent
dans les fresques de San Marco, où des témoins
Martyr ou saint Dominique, donnés comme figures "'''""'""
fication gestuelle pour le religieux dans sa cellule 27 ) sont
jours associés à la Crucifixion. Il n'y a là qu'un dieu
hors histoire - pas d'indication narrative, pas de <<
locale >> -, hors témoin, offert simplement à la solitude

Press, 1938, I, p. 5 ) l'attribuait à un « unknown and charming imitator » de


Angelico. J. Pope-Hennessy (Fra Angelico, Londres, Phaidon, 1974, p.
considère comme l'œuvre d'un disciple. Mais il est accepté comme
par B. Degenhart et A. Schmitt, Corpus der tfalienùchen Zeichnungen,
I-2, Berlin, Gebr. Mann, 1968, p. 448.
26. Cf. Denys l'Aréopagite, La Hiérarchie céleste, XV, 1-9, éd. et trad.
et M. de Gandillac, Paris, Le Cerf, 1958, p. 163-191. Albert le
Commentarii in Librum B. Dionysii Areopagitae, éd. A Borgnet, Opera
XIV, Paris, Vivès, 1892. W. Wackernagel, Ymagine denudari. Éthique de
et métaphysique de l'abstraction chez Maftre Eckhart, Paris, Vrin, 1991. Angelico (?), Crucifixion,
vers 1438- 1446 . Encre
27. Cf. W. Hood, Fra Angelico at San Marco, New rtaven-Lc>nares, . Vlenne, Albertina. et tempera sur
Photo du musée.
University Press, 1993, p. 147-165, qui s'appuie sur un De modo orandi '
nicain du XIIIe siècle (Bibliothèque vaticane, MS Rossianus 3).
202 DISPARAÎTRE DANS LES PLIS DE L'OUVERT
203
son spectateur dévot. Mais, bras écartés, visage penché sur la ce 9u'il offre dans l'ab e proxinlité, à savoir un
poitrine, il est à la fois déplié comme un pauvre papillon sur mais t?uJours transsusolu bstantié, que ce soit dan s
sang désor­
la planche du naturaliste, et replié sur lui-même dans l'émou­ euchansuque ou dans l'onction picturale deux fois réa la litur ie
vante clôture des yeux comme dans l'engoncement de la tête ce morceau de papier. comme dans 1es marbr lisée :ur
sur le buste. · formes >>, de San Marco 28, l'image
<< 111 es tachetés
Toute cette humilité, toute cette simplicité représentation­ _ est pen sée dan
cessus de_ << fi?ure figurante >> autant que dans son s son ro:
nelles se doublent cependant d'une opération matérielle et << figure figuree >>. SI cette feuille n'est qu'une SI.nlp résultaf. de
symbolique fascinante. C'est encore une opération qui fait un. adde-me'!'otr� ou se transmet peut-être au disciple le esquisse
l'indica:
·

signe vers le registre liturgique - mais sur un mode qui n'est J�onpl�su for maitre, Il faut entendre le mot mémoire dans son
,

pas identificatoire ni spéculaire, et qui fait verser subtilement


le figuratif dans le figurai, la vue dans la vision. Tout le poids
t, celm auq
vo�alt Justement le sen�uelmêlemedom micain Giovanni di Gensen ova
s
de cette image tient, me semble-t-il, dans la violence que recèle de toute image figurative incar­ :
tra 29
na tonzs mysterzum ... zn memoria
l'opération finale du dessin, l'utilisation d'une seule couleur Dans cette opération subtile s'innos stal le aÎors quelque h
- lourde, opaque, saturée - pour surligner et bouleverser en f
�::��:(l: ��rfs� ��- d� f��������q���:�� Pjadis 1 � �
même temps la représentation du Crucifié : rouge supérieur
du nimbe cruciforme soigneusement disposé derrière la tête
de Jésus ; rouge du sang qui éclabousse toute l'image, court
Pf:�e de t hes prés n�ée, offerte
� pre squ e ta�tile
p gran e proximite de celui qui regarde (c'es nt, dans la
�t me
�:n:el � t�
sous les deux bras (quitte à s'isoler, à un moment, sur la page, ce1ui· qm· dans l'Ima " ge cherche une vision)
C ]"
t-a-d"1re de
nous re�d �insi à l'efficacité la plus émo�va�fe e h n I

comme un signe absolu du sacrifice divin), jaillit du torse, et


surtout tombe vers le sol en épaisses coulures. La simplicité celle qm fmt surgir le lointain - voire l'invisibled� L�:: :
propre à l'Angelico retrouve là ses deux vertus complémen­ proximite VIsuelle et << haptique >> d'un événement - dan� 1�
taires : vertu anagogique qui, par nimbe interposé, nous pro­ façatlonn - relatij;'' une. pluie de t�ches par exemple. Addmfr dT
jette vers le haut ; vertu atterrante qui fait du choc sanglant d . � I on. sm: la def, 1mt1on de Walter Benjamin �tYde�
un mouvement vers le bas, un mouvement qui précipitera le pro mre 1 aura a meme une simple feuille de pap
regard au pied du crucifix. ier.
_

Mais il y a plus. Ce travail de la tache, comme atteinte ges­ « Emplie des voiles

tuelle du subjectile, nous demande d'être plus attentifs au sup­ Emplie de phs.. sans fin de vouloirs obscurs
port tendu de l'image : or, c'est sur un voile déjà maculé que
·

Emplie de nuit.
l'artiste a décidé de faire jaillir sa fictive matière sanglante. Le Empl�e des plis indéfinis, des plis
support semble abîmé ; mais les restaurateurs de l'Albertina
de ma vigie.
Emphe de plui_e.
suspectent depuis quelque temps que les taches brunâtres, Emplie de bris, de débris de mon
.
De ens aussi,. surtout de 'cris.
.
ceaux de de"bns.
délavées, qui envahissent cette page ont précédé le dessin lui­ Emplie d'asphyxie.
même ; en tout cas elles ont précédé à l'évidence la peinture Trombe lente. »
rouge qui vient dessus. Qu'est-ce à dire ? Que le peintre, id,
a intégré une pluie de taches à sa propre volonté d'image et H. Michaux, La Vie dans les p lis Jo.
à sa propre volonté d'y représenter les taches sanglantes du
sacrifice divin. Ce qu'un mauvais restaurateur voudrait peut­ (1995)
être << nettoyer >> pour rendre la figure plus lisible a fait partie �id�-Huberman, Fra Angelico, op. cit. p 17-l ll
- fût-ce fortuitement - du travail de l'image. Et même a pu 28.G
nnt di Genova, Cathozzcon
C�. G.

constituer le sujet même de cette image : ici, le Christ (être


29 rova ., ' ·

· [XIIIe sled
·

folio
· e], Venise, Liechtenstein, 1497,
infiniment éloigné, absent par excellence) vaut en effet pour
163 verso.
30. H. Michaux, op. cit., p. 74.
DANS LA LUEUR DU SEUIL 205

nuation d'un système >> qu'ici refuse le poète ; car, dans


le système, << la mort n'est qu'une idée qui se fait la com­
plice d'autres, dans un règne éternel où justement rien ne
meurt-' >>.
Peuimporte, au fond, l'injustice d'une telle protestation face
18
à la philosophie hégélienne (tant il est vrai que Hegel voulut
placer la philosophie elle-même << à hauteur de la mort >> ; tant
DANS LA LUEUR DU SEUIL il est vrai qu'il fit des tombeaux, à commencer par les pyra­
mides égyptiennes, un objet par excellence pour provoquer la
pensée 4). L'essentiel gît dans la protestation elle-même, dans
cette exigence de rendre à la mort le vif du contact qu'impose
Réalism e de l'obscur
, a ec un tombe au, posan t sur lul .
les chaque tombeau : son vrai lieu, comme l'écrit Bonnefoy à la
Com ment, face a f ace :
. a la t 'il impose - comm ent façon des Grecs anciens 5• L'essentiel gît dans le fait que cette
yeux, livré à la d�ehltfure, ut son {':: �o��re la noti;n même d'un exigence vient plier - ou déplier - notre pensée à la solli­
ne pas prote st er � �me sans perte et sans déchrnell irure citation de l'objet senstble le tombeau n'est pas la métaphore,
<< tou t de l'ê tre >> D un � ys te l'éte e .
:
mais la demeure sensible du mort. Il le touche et nous touche
Pl ace assignée à
?
a mor t au rait sa 1omtam e ' 1a de ce contact même. Bonnefoy l'approche à l'aide de mots tels
ou, 1
eure des ,
1dees ? Dans 1 e fac e-à -fa ce av ec un tombeau,est que « lieu », <-< présence », « acte », << glissement 6 ».
dem
mort n'est ni comm une, ni... gener , , le ni même idéale. làEllenous , Moins qu'une ontologie, à quoi de tels mots pourraient
<< a Îa�e » vie. puisque ce
là, mais elle n' �st p�s b :: ss � notr � Elle est partagée, • bien sûr se prêter, j'y vois un engagement esthétique concret,
concer ne, nous m vestl �tb ous regarde semblabler_nble ent: qui parle de l'écriture autant que du regard. Recommencer à
elle regar de notre sem a le et n
. tranchante et singulière, impossi a ·• voir, recommencer à écrire en interrogeant « Les tombeaux
Mais elle demeu re aussi nt le dissemblable, no<<usla de Ravenne >>, c'est, ici, exactement s'engager dans la voie
abstrair e tou t à fai t, no us !ffipo sa d'un réalisme de l'obscur. Le texte de Bonnefoy n'ouvre pas
'est pas << !a mort tomb >>, mais << le mort >>, .
livrant a, 1u1.. El!te bn_Jen m e
'm e le eau et le corps qm .. pour rien ce recueil intitulé I:Improbable, où l'épigraphe poé­
morte >> . Elle es,
l'
a, ,
\ au qu i devant' touche et presque tique arrête notre pensée tout comme une épitaphe funéraire
est à m eme notr e .c '
pierre.
s,
enlace la froidefuroy,depuladique
dedan
ment' a ec , rl't cette
Yves Bonne de tout son e'tre contr e la << dem .ereure
3. Ibid., p. 12.
1orsque, protestant la m ort au premi chef -, .
ce qui demande la plus grande force. [.. ] La vie de l'Esprit n'est pas la vie
de
4. « La mort est ce qu'il' y a de plus terrible et maintenir l'œuvre de la mort

nelle >> de s co nc ep ts - c elui les


il a revencliqué ces dem
eures paradoxalestan que son
t qu ,obt Jet
. s .
s'effarouche devant la mort, et se préserve de la destruction, mais celle qui

x, ces d em eures d e la dis pa rit ion , en ,


la mort et se conserve en elle. L'esprit n'obtient sa vérité qu'en se trou-
beau
et déch irant s pour f.� pen ,�, ��':: j'art pour la polaesœ
e soi-mi'me dans le déchirement absolu. » G. W. F Hegel, « Préface » à La
sifs d B efoy il donne à \ém?m•'nolog;'e de l'Esprit (1807), traduite par A. Kojève et commentée par

L'esprit s'inter���i� !�,rm��;�i s� détou rne des pierres,


la mort et le sacrifice » (1955), Œuvres complètes, XII, Paris,

sa << pl ace de qu'il. ab andonne a, l'oubli dans le << me:ns<Jlll\'


wmna•u, 1988, p. 331. Sur le motif de la pyramide, cf. G. W. F. Hegel,

des tombea�x, C'est l'idéalisme et c'est Hegel, c'est <<


(1835), trad. S. Jankélévitch, Paris, Aubier-Montaigne, 1964, VI, p. 64-

Gandillac, Paris, Gallimard, 1970, p. 407 (§ 458, commenté par J. Derrida,


que l 'Encyclopédie des sâences philosophiques en abrégé (1830), trad.
du concept >>. puits et la pyramide. Introduction à la sémiologie de Hegel » [1971], in
obable, de la philœophie, Paris, Minuit, 1972, p. 79-127).
e » (1953}, in I.:Impr
1. Y. Bonne- �oy,
---- Les tombeaux de Ravenn
<< Bonnefoy, « Les tombeaux de Ravenne », op. cit., p. 23.
p. 9-34.
Mercure de France, 1959, Ibid., p. 28.
2. Ibid., p. 11- 13.
DANS LA LUEUR DU SEUIL 207
DISPARAÎTRE
206
sur l'Appia verde est ôté, la tombe vide. [ . . .] Quelle contemplation qui fende
arrêterait les pas de quelque promeneur romain les cieux peut plus profondément ouvrir la maison de l'Idée, quel
éclair peut sauver d'un coup âme plus forte et plus libre ? Les
antica :
le, c'est-à-dire à c� qui est}-·J
À parois intérieures du sarcophage sont d'une substance joyeuse et
<< Je dédie ce livre à l'improbab "fine. Toutes ont été sculptées. Et comme autant de catégories gue
urs dechi::�T::.
au lieu de réso� re, q�I
un grand réalisme, qui aggrave l'�sprit exilé recouvre, voici rangés dans le bas�relief, resserrés
scur, qui tienne les clar
l'ob tés pou � nuées tou!� dans l'espace de la tombe comme au vrai lieu de leur être, la mai"
rancable clarte . »
Qui ait souci d'une haute et imp son et ses dépendances, et l'intérieur de la maison, sièges, armoires

Qu'est-ce donc qu' un réalisme de la lism nuée déchirée, de� ��


et tables, et le lit où la morte est allongée. Il y a aussi des
b
? Qu'est-ce qu'un réa e de l'
d bs� u amphores, où l'huile et le vin sont conservés. Il y a dans la poudre
clarté déchirablequa nd même, et comme fu pomt e � l ­
de cette pierre un frisson infini de rideaux qui ne bougent plus 9• »

l'obscur désigne oy pe;stste a nom Tel serait donc l'objet par excellence du << réalisme de l'obs­
haute exigence, que-ell lque chose q�e Bonne , alors,
une clarté fût e << àimpserati cable >> ? Et qu est-ce r l��::
cur >>. Les historiens pourtant - du moins à ma connais­
uer ? e lec tlu sance - n'ont pas réservé à ce tombeau l'attention qu'il méri­
�sa�·ns�nedouclarte téau�uimorésndeisted'oxymoprarestiqque �
deplote a t
��
tait : trop familier en un sens par son iconographie, puisqu'on
ne'gative' et qu'Yvespre Bonnefoy sem' ble justement mettre en- s'est habitué à l'évidence qu'un tombeau est la domus aeterna
' · · '
<< poesie destree 'etra :· Mangets <<dta.Les tom
. e du mort ; puisqu'on se souvient que les nécropoles préhisto­
arallèle avec sa pro>> offriro
8

nt, à cet te bte n lec uqt riques du premier âge du fer ont livré une quantité impres­
b a de Ravenne clarté, un support plus palpable, une p us sionnante d'urnes cinéraires imitant les types divers de
d: r�bscur et de lante matière à penser. cabanes ; puisqu'on regarde les stèles funéraires des Celtes
concrète et toucha comme l'image réduite de l'habitation du mort ; puisqu'on
retrouve dans les grandioses hypogées étrusques une disposi­
Dimage tion qui reproduit exactement le plan des demeures, comme
tes les idées du
réversive
Car il est des objets plus abyssaux queplutou s ver t�gmeux que
dans la célèbre << Tombe des stucs >>, à Cerveteri, où sur les
et à toucher
monde des objets àlavoirhér tor parois intérieures sont représentés en bas-reliefs les ustensiles
ique (ce serait entree;restune
toutes les figures dechez Yves Bon peu t-e
en (
�es
ter e domestiques qui, dans la réalité, étaient accrochés aux murs
raisons Poét. iques, de l'histoire nef oy, de son , , de la maison Mais le tombeau de Leyde est sans doute éga­
de. .l'ar� t. '� dan s attentive fre- 10 •

lement trop étrange, trop singulier pour que l'archéologue,


dans 1a d1sc1·p1·1ne lques objets prt qm. aggravebt au
1
quentation de que>>). L'un de cesvtleobjg�esets<<f�� � m eau, l'historien - qui, eux aussi, prisent fort la << demeure éter­
nelle >> des généralités - puissent en tirer quelque leçon de
lieu de résoudre au musée de Leyde >> (jizg. e�n2 J . certitude, stylistique ou rituelle Je ne me souviens guère que
<< aperçu naguère d'une tombe au musée de Syracuse qui présentât, à cette
11•

be, venue d'un c�:np r��ain de échelle, la particularité de l'objet décrit par Yves Bonnefoy.
èce la plus grosstere. J.st une
« Rien dans l'aspect de cette tom
Rhénanie qui ne soit de l'esp
la . �' Je ne sais pas e nom
en friche:M_E�le paraî�
n ale comme la paroi d'une cave .
�: ��� ��:
t� rre terreuse, dont la surface
a roulé
est
sur un corps. ais le cou�
9. Ibid., p. 19-20.
tout utilitaire, vieux drap qu'on 10. Cf. F. Cumont, Recherches sur le symbolisme funéraire des Romains, Paris,
: 0<:uthner, 1942, p. 351-456. Id., Lux perpetua, Paris, Geuthner, 1949, p. 24-25.

;���:::;,:t�.
tombeau en question, dit de Simpelveld (lieu de sa découverte), fut
r évoqué par F. Cumont, Lux perpetua, op. cil:., p. 25, et par
:.j Tomb Sculpture. Fout Lectures on Its Changing Aspects from Andent
�- ! f!�:�:�ritet dede veill
b une poésie désirée,
e. Aux théologies négatives. À éd. H. W Janson, Londres, Phaidon 1964 (éd. 1992), p. 32.
pluies, d'attente ven » Ibzd., p. 7.
t.
208 DISPARAÎTRE DANS LA LUEUR DU SEUIL
209

28-29. Tombeau romain de Simpelveld. Leyde, musée archéologique.

é�range qu'il faudrait sans doute nommer, formellement, une


Photo D.R

Quelle particularité ? Celle, avant tout, de ne pas sacrifier : non seule


le vlSlble dans le cele�, ent l'extérieur y passe s l'intérieur,
le tissu dans la doublurdan
rev�rszon
à la règle formelle la plus évidente du tombeau sculpté en
Occident depuis que l'art romain en a donné tant de chefs­ toutes le_s val�urs spatiales de la demeure représene,téemais encore
d' œuvre. : c'est la règle, c'est l'évidence de visibilité à laquelle nent, SI je pms d1re, en doigts de gant. C'est sans douseteretopou
ur­
tout le travail figuratif pratiqué sur un tombeau se doit d'être qum le sculpteur a voulu maintenir jusqu'au bout, sur lesr­
voué. Les tombeaux en Occident sont sculptés pour être vus : quatre pans de ce dedans gle, l'ambiguïté constante du
ils sont sculptés pour les vivants. lis s'adressent au dehors. ��dans et du 1ehor;, du dedaveu
Mais l'objet que décrit Bonnefoy a été sculpté pour la morte elements representes renvoienans t
et du devant : la plupart des
certes à l'intérie
dont il servait de boîte définitive, comme si l'habitation �on - table, fauteu� « é�rusque >>, �ans compterurladefigularemai­
<< regardait en dedans >> et s'était progressivement réduite, re�­ jeune femme allongee, mmtature mmérale de celle qui occude­
serrée, jusqu'à toucher, jusqu'à embrasser le cadavre lm­ pait reelle��nt toute la cavité du sarcophage -, mais le point
même. Le tombeau de Leyde, à cet égard, se caractérise par de v e exten ur sur les deux bâtiments vient briser cette conti­
une sorte de bizarrerie formelle ou d'anachronisme qui le rap­ nmte� f1gurat1v; �, sans con
prochent un peu des cercueils égyptiens, de leurs peintures ambivalente, d une porte a;pter dou
la représentation, fatalement
ble battant qui vient signifier
intérieures, par exemple ces représentations de la déesse Nout et le dedans et le dehors.
qui, bras ouverts, enlace littéralement la momie déposée dans Le monde domestiq de cette jeune femme n'aura donc
sa boîte. L'image ici se replie à l'intérieur, ou plutôt elle se pas �té seulement réduueit aux
livre au paradoxe de s'ouvrir dans la clôture même du tom­ cache dans la pierre : il a été dim man
ensions d'une miniature et
beau. Telle est sa force sourde, son « réalisme de l'obscur >>. un gant que l'on retourne. Il nou;;ipul dit
é spatialement comme
Elle donne une existence, non pas invisible absolument, mais s,euleme�t represen _ tatwn, mms reversioque l'image n'est pas
n d'un monde. Que
visuelle et repliée, de quelque chose qu'il faut bien appeler, l 1mage s �ncarne tout à fait, non pas lorsqu'elle « projette >> un
avec Bonnefoy, une « clarté impraticable >>. Jusqu'à ce que n;ond; (fut -ce au travers d,un code), mais lorsqu'elle le rend
s'ouvre cette tombe, les regards portés sur elle - sur sa « sur­ r�vers1ble, le mampule sens dessus dessous, le subvertit et le
face en friche >> - n'auront été que regards veufs, veufs de deto urne en formes spécifiques (c'est-à-dire non mimétiques) ,
toute figuration. e': f�rmes zmprobables (où tout e codification s'affole, fût-ce
Mais il y a plus. Ce trésor d'images réservé à l'intimité d'une dd�scretement). Yves Bonnefoy n'én
morte, ce trésor sculptural discret aura produit une opération approchant, parlant de poésie,onclorse-t-i l pas quelque chose
qu'il aborde l'image
DISPARAÎTRE DANS LA LUEUR DU SEUIL 211
210

comme << cette impression de réalité enfin pleinement incar­ révèle l'opération du deuil. Elle nous dit aussi la fondamentale
née qui nous vient, paradoxalement, de mots détournés de l'in­ - et si difficile à penser - connivence du psychique et du
carnation 12 >> ? Incarnation et détour définiraient alors deux minéral 14•
opérations conjointes de l'image, ce par quoi l'espace, une fois Chaque texte d'Yves Bonnefoy appelle sans doute la lecture
œuvré, se rendra capable d'accéder au statut de lieu, et de tol)s les autres. Je ne puis plus, quant à moi, lire le poème
le visible, une fois figuré - c'est-à-dire transfiguré, trans­ << Dans le leurre du seuil >> sans que ne s'impose l'image men­
formé -, de se livrer au vertige visuel d'un petit monde t le du to bea de Leyde décrit une vingtaine d'années plus
retourné en doigt de gant. t?�t. J� vols� la �Jeune femme allongée dans << cet à jamais de
s1lenc1euse respiration nocturne >> ; je vois le couvercle du sar­
cophage et la petite porte en bas-relief dans la << porte scel­
Seuil, lueur, ornement lée >>, dans l'<< absolu des pierres >>, dans cet << avant de
La réversion est une question de seuil. Dans la réversion, en l'image >> que dit le poème ; je vois l'étrange choix du com­
effet, un seuil se chanto urne sur lui-mê me, un dedans touche manditaire en deuil dans cet objet << où l'antique espérance se
presque un dehors , et le entre les deux s'ou­ penche sur 1 Les lèvres de l'image 15 >>. Je vois enfin une théo­
Les images les plus intenses rie de l'image esquissée dans les vers interrogatifs :
t virtuel
t
contac
vrage, s'ouvre, devien on du seuil - en
les image s où la questi
visuel.
ne seraient-elles pas
seuil

jeux de plis, de replis, de déplis conjoi nts - se voit le plus [ . . .] Et pourquoi l'image
<<

intensément œuvré e ? Et la tombe ne donne rait-el le pas le para­ Qui n'est pas l'apparence, qui n'est pas

digme même de l'imag e, s'il est vrai que, dans tous les cas, une En dépit du déni de l'être 16 ? >>
Même le rêve trouble, insiste-t-elle

tombe constitue pour notre regard l'objet par excelle nce du


seuil et de sa déchirante questi on ? Entre l'œil clos de la morte Cette insistance nomme peut-être le pouvoir même du seuil.
et les larmes du veuf, entre la << surfac e en friche >> du devant Et le rapprochement spontané des deux textes appellerait du
et le << vrai lieu >> du dedan s, entre la << gangue >> visible et la coup un nouveau déplacement, une nouvelle rêverie théo­
« substance >> visuelle, entre le << détour >> et l'<< incarnation >>, rique : le leurre du seuil ne serait-il pas la lueur comme telle ?
]'étrange tombeau de Leyde pose et repose une question de li y a, certes, un leurre entre la << gangue >> de pierre brute et
seuil. Avant même de nous parler - métap horiqu ement et par la << substance >> imageante du tombeau de Leyde, entre la
dénégation - de quelqu e au-del à que ce soit, il nous place << surface en friche >> de son extérieur et ]'émouvante figura-
fatalement, concrètemen t, entre un et un : il nous isole
ns plus - ici je suis,

n'emb rassero
ici
du corps, du sôma que nous
là est la morte. Mais il crée tout autant le rite de passag e du
deuil et de la mémo ire, du monum ent ou du elle Flavia Nicopolis. Elle ne vivra pas sans que je la chérisse, tant que la vie me res­

souven ir et la
: ici
en son
sèma
demeure - en moi qui me recuei lle
tera. Aucun repos, déjà, ne subsiste pour moi, si ce n'est l'image défunte (nisi

devien t son tombe au -, je suis,


mortis imago) : je cherche en songe à retrouver celle que les dieux m'ont ravie... »

pleure, en ma psychè qui


dans la pierre, en attente de la rejoindre 13• L'opération du seuil
là Tombeaux romains. Anthologie d'épitaphes latines, trad. D. Porte, Paris,
Gallimard, 1993, p. 3 1 et 69.
, ��· Sur cette connivence, on peut se référer, du point de vue anthropologique,
� .
a 1 etu e classique de ].-P. Vernant, « Figuration de l'invisible et catégorie psy­
!
cho ogtque du double : le colossos » (1962), in Mythe et pensée chez les Gren�
ns sur la poé· Pa:ts, Maspero, 1965, II, p. 65-78. Il faut, du point de vue métapsychologique,
12. Y. Bonnefoy, « La Présence de l'image » (1981), in Entretie rehre les travaux de P. Fédida, notamment son dernier ouvrage Le Site de l'étran­
sie (1972-1990), Paris, Mercure de France , 1990, p. 191.
manifestent le ger, Paris, PUF, 1995.
13. Nombreuses sont les inscriptions funéraires romaines qui
mon vivant, je fus sa seule et chère épouse. 15. Y. Bonnefoy, « Dans le leurre du seuil » (1975), in Poèmes, Paris,
deuil comme un travail du seuil : « De
glacée, sa bouche a pris mon âme. En pleurs, il a baisé mes yeux' Gallimard, 1982, p. 254, 257, 270, 317.
Sur ma bouche
était, durant sa vie,' 16. Ibzd., p. 255.
qui chaviraient. [...] L'épouse très chérie d'Aelius Stéphanus
212 DISPARAÎTRE DANS LA LUEUR DU SEU
IL
2 13
tian de son intérieur : il y a leurre, puisque quelque chose s'y
cache pour ceux qui ne savent pas, puisque quelque chose s'y
fomente comme un piège à regard. Mais, une fois aperçu le
dedans du tombeau, l'opération leurrante se renverse elle aussi
en doigt de gant, et devient une sorte de révélation, que
Bonnefoy énonce, une fois de plus, dans le vocabulaire de la
<< clarté impraticable >> : une << contemplation qui fend[e] les
cieux >>, un << éclair >>, un accès soudain à la paradoxale
<< lumière des tombes 17 >>. Enter notre regard dans l'intérieur
de ce tombeau comporte donc le paradoxe d'une violation de
sépulture qui se fait lumineuse : voir, ici, fait violence au
deuil 18, mais cette violence n'est là que pour accéder poéti­
quement à la vérité psychique du deuil lui-même.
Je nommerai donc lueur l'êvénement de vérité qui surgit au
seuil de l'<< obscur >> et de la << clarté >>. Je nommerai lueur l' avè­
nement du << réalisme impraticable >> que constitue ce bas-relief
replié dans le tombeau de Leyde. La lueur n'est ni l'obscurité,
ni la lumière, mais l'improbable de leur rencontre, de leur
seuil, le moment de leur conjointe réversion, l'éclair de
renversement Je ne m'étonne pas qu'Yves Bonnefoy ait par­
19•
ticulièrement admiré, dans << Les tombeaux de Ravenne
mausolée de Galla Placidia, qui << résume en quatre .
la perfection grave et triste dont le désir mortel est capable 20

Que sont, en effet, ces quatre murailles de grave pertection ?


Ce sont quatre murailles de paradoxes spatiaux et lurmrteux}
la frontalité s'y enchevêtre constamment avec le détour
arcatures ; l'obscurité générale du lieu fait des mosaïques
support d'une << clarté impraticable >>, vouée à l'improbable
des rayons du soleil, lieu tour à tour caverneux et, par en>df<lits
éblouissant ; enfin, les fenêtres d'albâtre réservent au
Fenêtre d'alb't
a re byzannne. Ravenn
·

e, Mausolée de Galla Pla


teur un véritable vertige du seuil. Opaques comme le
G. D.- H. cidia.

des tombeaux, puis translucides comme l'ambre ou


pid��: )�=�:;use : �es fenêtres sont des murs
. e funermre pms souda · et nous. enfer-
17. Id., « Les tombeaux de Ravenne », op. cit., p. 7, 19, 22.
. , i n eIles
surgir que1que chose qm' n est pas la lumièreflam bment et
18. Je rappelle que l'étymologie du verbe voir, telle que Varron la
une lueur VIvante, vemee_ de rouge à peu cte exa . me. nt. ­,
se réfère à la force (vis) et donc à la violence. Cf. Varron, De lingua
(notamment par la photographie) pr� , s msaisi
elle serait�
80, éd. et _trad. P Flobert, Paris, Les Belles Lettres, 1985, p. 38. '(fig
' 30'
19. Le mot, cher à Bonnefoy dans le texte sur « Les tombeaux de magie, la lueur du sem .1 : un rythm · /.
se retrouve non par hasard dans l'approche phénoménologique de
Passag<e, du devant et du dedans du làeetvisdeuell' . de. l'arrêt et
loppée par H. Maldiney, L'Art, l'éclair de l'être, Seyssel-sur-Rhône,
. révisib
et te;nporelle Imp ' zcz. Une com-
Comp'Act, 1993.
20. Y. Bonnefoy, « Les tombeaux de Ravenne », op. cit., p. 14. »,re'alIsm
· e de 1 obscur. le - << impraticable
214 DISPARAÎTRE DANS LA LUEUR DU SEUIL
215
Or, tout cela, Bonnefoy le nomme, étrangement, jouissance
et joie. <<]e me réjouissais des sarcophages >>, confie-t-il de
son trajet dans Ravenne Puis, parlant du bas-relief de
Leyde, il décrit sa tactilité, par opposition à la « pierre ter­
21•

reuse >> de la face extérieure, comme une « substance joyeuse


et fine >> : on comprend alors que la substance fine et pro­
bablement soyeuse du seuil fait ici don de quelque chose qui
est une joie Joie mélancolique parmi les tombeaux de
Ravenne - joie qu'Yves Bonnefoy nomme, enfin, ornement 23,
22•

Il pourra sembler surprenant, dans ce texte qui relève d'un


poétique « voyage en Italie >>, de voir surgir tout à coup l'hy­
pothèse d'une << théorie de l'ornement >>. Mais l'écrivain s'y
engage - fût-ce par le geste d'une simple esquisse - dans
24 31. Sarcophage romain. Pise
, Camposanto. Photo D.R.
la mesure même où tout son texte, comme je l'ai dit, se sou­
tient d'une protestation contre le « règne éternel >> d'idées proteste contre le leurre où l'improbablt des ent
universelles. Bonnefoy croit d'abord résumer l'ornement teste contre la certitude cles contours, ou. a torme par relacs p�o­
comme « une abstraction qui ne retient que l'essence >> ; puis proteste contre le « tout >> de 1a represe , ntauon figuratiucu ve.
here
J'y.
il renverse sa propre hypothèse en évoquant l'irréductibilité verrais' quant a' mo,·, une autre façon d 1 r
matérielle - le travail soyeux du bas-relief dans la pierre -+ l'0� Pe?se �? motif ornemental le plus c�Jr:�� -� d s .1
des ornements funéraires où se consomme « l'alliance mom s . etudle -:-- des tombeaux romains à sav01r. 1e mo t �tone: t'e
forme et d'une pierre >>. str1g1les >>, on com. prend d'emblee, le 11en . ' structural entruf
e
des
l'or
Dans cette conjonction de l'universel et du singulier, co1nrr(� et 1
l'a])pr:lütti'<ma st;�onc
25
uon du seuil. H est déjà significatif que, sou�
il dit encore, Bonnefoy ne refuse certes pas l'implication zgzlts ou s;rza, Vmuve ait considéré
l'ornemental dans le travail de la pensée Il la situe sim.pi� plus a :��o?, d mlleurs - comme une imicetatimoontif-
ment dans un ordre de constante protestation : où la de la rl� � t-a- d1re une lffiage de ces drapes, qm. des
26•

statuaire ant'ique fomentaient 1e subtl.1 contact, la , dans


., ver·sicm du corps 'voile, et du corps mis à nu
>ré· possible
�es strdglles (fig. 31) araît comme un seuil par
c est-a_ ; 1re cor;:>me unapp
21. Ibùl., p. 15. 27_
22. Ibid., p. 20. Dans la nouvelle édition de I.:Improbable,
il mouvant. Souvent asso­
à des fJgures d angles, a des scaseu
« joyeuse » a été finalement reconduit au plus évident « soyeuse ».
L'Improbable et autres essaù� suivi de Un rêve /ait à Mantoue, Paris, Ga!Jim,lr<
nsio
ces fausses portes :ntrouvertes quens laarctom hitecturales voire
be de Le de
1992, p. 19.
23. Un travail universitaire récent et inédit de M.
t:orneJttaiit pas de represer;ter, ce motif creuse ryth miquem�nt
Slltntce, comme s_culpte pour la lueur car il stri
(Ornementation et décor dans la Légende de saint François de Giotto,
Université de Paris�I, 1992) établit certaines bases historiques du lien entre !.
d� concavlt�s et d'arêtes vives, d'ombres en tran
: e le 1�
lumJer�s. en cretes, façon de rendre indécidable ou i ché �
ment et joie au Moyen Âge.
24. Y Bonnefoy, « Les tombeaux de Ravenne », op. cit., p. 16.

pos wn exacte, soit la limite, la distance exacte ��;:�


d:dans ;:e corps mort)
25. Ibid., p. 19.

et son devant (le corps en deuil).


26. Il faut, sur ce point, renvoyer à la théorie de l'ornemental que
Bonne élabore depuis quelques années sous l'angle d'un « processus
spéculatif [opérant] sur le mode esthétique », et qui « constitue l'une

l'art médiéval (vn"-Xlle siècle). Le modèle insulaire », L'Image. i'011ctf,ons


de la pensée symbolique ou mythique ». Cf. J.-C. Bonne, « De l'or'llernenttal�

· · natre
·
des images dans l'Occident médiéval, dir. J. Baschet et J.-C. Schmitt, , De architectura IV 1 7 Cf S D . . ..
Léopard d'or, 1997, p. 185-218. n.mtqu.l!es grecques et roma ' ' · · · ortgny' « Stngrhs », Dzctwn
' ines
' VIII parts, Hachette, 1902, p. 1534
'
.
-1535.
216 DISPARAÎTRE

Le motif des strtgde. . fait. donc respirer et vibrer lumineuse-


ment notre propre d� ance Îu rt Il nous tient en respect
entre son leurre et T r :,� i;,pose le pouvoir de l'or­
nement comme cet� ul J,��� on�ologie visuelle du seuil:
Par quel,.,ultime renversement yves Bonnefoy en vient-li a
clore ces << lOmbeaux de Ravenne >> sur l'e'vénement d'un cri ?

.

19
, 'f d'u souvenir d'enfance ou
Par 1e �etour: Par l'e. ffet revers! SUR LES TREIZE FACES DU CUBE
les crêtes d'un espace fait· d'�-
' _

le cri d un Olseab nme e


n

probabilités, de rumes_�y· �arête vive de l'ornement, sa )Ole.


déchirante, . trou�ent lCl �:�� se;{1 de arole 29, Et la lueur
. u. ve sa dim
tro ensiOn mvo e: {le est �omme le seuil d'un_e Face enterrée
JOUlssance et d'une lamentation, , quant l'antiqu
evo motif
. e resur� Le Cube, on
funéraire de l'oiseau e n me e tem� ue sa vers1on
. Ile C'est a1ors qun;<< un êm geste dit l'absence , èdre irrégulier quleesai les
t, n'en est pas un (fig. 32). C'est un
talogues décrivent comme ayant dopouzly­
faces - ce beau chiffca
<l,
rect10nne
5

i évoque le coup de dées


,..

et Y main eït une vre. ' · V, cl. d ne une << vie qm. ne s,ef re
mallarméen, au moment oùdesodonnuzene tqu
·

Jo .

fraie pas Se .a �ort ] et �� ;ess�isi� dans la mort m�me dans la sombre demeure d'Igitur. les douze coups de minuit,
.

• .

comme l'écnt onnef"oy pour finir' conscient que, lom Giacometti, pourtant, ne s'est pas co
concept - mais pas lom que ce1a , il parodie en<:Or<!_ ,, n<>mi'Jre des fac es d'u n dé ou ntenté de doubler le
Hegel 31•
SI
complexifier la géométrie. L'objet, réa d'u n cu be no rmal, et donc d'en
.

beaucoup plus tard, entre 1 954 et 19lis62é en plâtre avant d'être


_

le fondeur Susse, est d'abord loin d'avo- produit en bronze


·

de démonstra n géométrique. Ses pla ir l'exactitude d'un


une légère courtio bure, ils ont quelque chosns accusent sou­
caractère fatalement tranché, et la main pproximatif e d'a
n'a pas voulu
,,.,15,� ,�,.,
les nomb
perturbent la sureurfasesce.traPrceèss,devolalonbataise,res ou accidentelles, qui
f9quarlt que cette face-là devient doub une pliure s'esquisse,
à l'opération du << 1 1 >>, sile,l'oqu n
e l'unité déjà vient
pe
surtout, les ob vateurs oublient cetteut dire.
la première etser
+

face qui est en


terre. Elle nous laditdel'ornpéièrrate ion du polyèdre : c'e
d'un chiffre du st la face
kt(�nctrat't - outre qu'elle regarde ve destin
grave et plus sinistre du rs le ba s - ve rs la
!U elq ue tre
sorte. Il faudra donc partir de cette tre ize : << >>,
izièm
+
e
12
fac
=

à elle co e à la face aveugle qui san e


1 13

les douze autremm s. s doute fait


'
28. Y. Bonnefoy, « Les tombeaux de Ravenne », op. czt., p. 30-31
. . '
.

29. « 1 mseau chanta. Je devra1s dtre pour être juste, qu'il parla, sens introuvable
,

valeur d'aveuglement ou d'enterrement


.
... '

·1
crête de ses brumes, pour un mstant de solitude parfaite. » lbt·d., p.

: on dirait que ]'objet a reelos dans saest aussi méta­


30. Cf. F. Cumont , Lux perpetua, op. Ct ., p 293-302 409-411.

grande masse
· '

3 1 . Y. Bonnefoy, « Les tombeaux de Ravenne », op. cit., p. 34.


218 DISPARAÎTRE SUR LES TREIZE FACES
DU CUBE

des valeurs de signification qui nous échappent, ou bien qui


219

n'existent plus, ou bien même qui n'auraient jamais existé.


Giacometti, le premier, a voulu - mais après coup, presque
trente ans plus tard - réduire cette sculpture à quelque chose
qui pour lui n'était justement pas de la sculpture un objet, un
simple objet abstrait, esthétique jusqu'au non-sens, apparenté
:

même à ses collaborations avec le décorateur Jean-Michel


Frank. C'était donc un échec finit-il par revendiquer 1 •
Non seulement le .Cube n'était pas un cube, mais encore cette
<< >>,

sculpture n'était même pas pensable comme de la sculpture.


Quoi donc, alors ? Les historiens de l'art ont tous été sen­
sibles à la place qu'occupe cet objet dans la chronologie de
l'œuvre : 193 4 - ou la toute fin de 1933 -, ce n'est déjà plus
l'époque de ces objets stupéfiants où l'espace traditionnel de la
sculpture n'avait cessé de se réinventer et de se faire maltraiter
en tous sens (l'époque de la Point à l'œzl ou bien de l'éprou'
vante Femme égorgée), et c'est juste avant la fameuse rupture
avec le surréalisme et les avant-gardes en général, juste avant le
trop vite dit retour à la réalité et à la présence
Cette situation chronologique d'entre-deux pourra s'inter'
<< >> << >> << >>.

prêter de différentes façons. La plus courante consiste à y voit


une parenthèse, un temps faible obéissant à la logique du ni.:.
ni : le Cube n'aurait ni l'audace fantasmatique des œuvres sur­
réalistes, ni la profondeur existentielle des œuvres où pendan't<
si longtemps se cherchera une ressemblance des visages. Ce
serait qu'une abstraction - mot qui, dans ce contexte, pr•en<l',
vite la valeur d'un sec appauvrissement. A ce titre, donc, l' œ11vr•e
se voit partout - le propre jugement de l'artiste aidant
dénuée de sens : elle n'a pas de contenu comme pure
lisation formelle, elle n'accède pas à cette valeur es,:entleiUt
<< >> ; <<

de l'art de Giacometti, à savoir la présence 2 Parlerait-on


>>

vocabulaire cubiste - ce qui, d'ailleurs, n'a rien


dent - que l'œuvre retournerait vite dans l'ombre
<< >>

moment transitoire sans réelle conséquence stylistique.

1. A. Giacometti, « Entretien avec A. Parinaud » (1962), Écrits,


Hermann, 1990, p. 271-272.
2. Cf. par exemple J. Dupin, Alberto Giacomettz; Paris, Maeght, 1963, . Giacometti, Le Cube, 193
R. Hohl, Alberto Giacometti; Lausanne, Clairefontaine, 1971, p. 4. Bronze 94 x 54 .
.
(Fondation A. Giacometti) . ' x 5 9 cm. Zunch,
]. Fletcher (dir.), Alberto Giacometti, 1901-1966, Washington, Pho to D Bern d
1997. · ar c ADAGP,
©
Museum/Smithsonian Institute, 1988, p. 108.
220 DISPARAÎTRE SUR LES TREIZE FACES DU CUBE
221
Comme pour sauver cette œuvre décidément obscure, on hü Construction dans les masses, clarté du dessin et construc­
a cherché une iconologie à tout pnx et, par une sorte d, 1rome tion logique jusque dans
<<

objective, c'est au motif originaire de la discipline iconolog1que ou arabesques, profils deslemasdern


ses
ier centimètre carré. Lignes
elle-même - celle de Warburg, en 1902, avant celle, plt;s v1des provenant de la construction,danets plén
l'espace et profils des
fameuse de Panofsky - que l'on s'est cru obhge_ de revenu aux hgnes contraires 5 ... >> itude par rapport
pour en�isager le Cube : il devint alors pour l'historien de l'art Ainsi, le polyèdre du Cube aura-t-il été dessiné comme struc­
un objet du sens hermétique pa� excelle�ce, un_ objet - un ture polygonale complex e, voire erratique, avant que d'être
outil >> - astrologique, et par smte un objet carrement mys­ compacifié dans l'indubitable
tique 3 >>. Le sens faisait tellen;_ent dé�aut qu'on a �oulu y vo1r cela, de deux façons apparemetmendéfi nitive forme de plâtre. Et
« <<

une œuvre inachevée, alors meme qu elle est s1gnee. t


tement nouées. D'-un côté, le polygoneembdiss lables mais secrè­
Il faut donc, peut-être, changer la logique de notre regard Pfemière prise de corps des volumes à dessoffr lui ait comme la
historien, et ne pas juger cette œuvre _à l'aune de la trop tetes : cela se voit en 1 922 dans un portrait d'O iner , surtout les
fameuse poursuite de la réalité >> que _Gia omettl revendiqua exemple, ma1s surtout dans la série entière, rigoureuttili
_ a, par
lui-même à partir de 1935. Les mots realtte� ou p�esence, app�­ se
tinée, des autoportraits dessinés entre 1 922 et 1 940, oùobs­ et
<<

raissent moins, dans ce contexte, comme les reponses ade­ polygones s'orgamsent en facettes internes dans l'approxima­ les
quates ou les clés interprétatives pour aborder l'œu:r: de
e tion toujours inquiète d'une volumétrie du visage.
Giacometti, qu'ils ne sont à prendre �omme des mots a mte:­
préter eux-mêmes - parce qu,ils viennent d; 1, a;tlste lm­
même, qui sut si bien les tra�smettre, les �uggerer � to':_ls ses Face de la cage et du cristal transparent
grands exégètes - et à toujours requestl?nner, c est-a-d1re D'un autre côté, ce même polyèdre apparaît dessiné en 1932
approfondir et critiquer, devant l'œuvre v1s1bl ?. . du �ube dans une vue générale de l'ate
Alors pourra-t-on envisager le moment partlcuher tout près de la Femme cuzllère,lierunoùobje
Giacometti mit en scène
t polyédrique dont le�
comme une pliure et non plus comme une parenthese : arêtes ne définissaient pas les pliures d'un
moment où deux choses contradictoires au moms se rabattent mals les tlges ou les barreaux multiples d'unvolu
e
me compact,
espè
l'une sur l'autre, se cristallisent avant de se séparer à nouveau. dans laquelle s'affolait une version tourmentée decel'ho de cage
mme
Moment qui obéirait à la logique plus !n�éressante, plus e�u­ vitruvien.
bérante aussi, du et... et non pas un ep1sode plus ou moms Alors s'impose la sens n, renforcée par les rapports avec
creux dans l'histoire d'une œuvre, mais le cristal à facettes, le d,autres œuvres comme atio
:

prisme de tout un destin artistique qui constamment se cher­ la Cage, le Palais à quatre heures du
matin ou bien encore l'étude faite en 1933
chait, et peut-être à ce moment-là plus qu'à tout autre. texte de Re�é Crevel, que le Cube aurait étépou r illustrer un
rêvé
c�mme le cristal t�ansparent �t la prison subtile d'unparcorpavance
s en
deroute, qm en lm ne cesserait plus jamais - fût-ce virtuelle­
ment - de s'affoler, de rir et de retomber à son existence
d'os ou de fossile, chu, mou
Face du dessin qui cherche son volume
Giacometti on le sait cherchait avec le dessin. Et à ce épars et enfermé.
midable >> ou;il de la re�herche, comme il_ le disait lui�même
<<

à ce moyen jamais remis en cause, 11 demandrut Face des corps qui se dé/ont
C'est comme si tout al - géométrie d'arêtes vives, archi­
3. Cf. M. F. Brenson, The Barly Work of Alberto Giacometti : VLJ->no,
Ph.D., Baltimore, The Johns Hopkins University, 1974, p. 176-17 8 �t
.
': tecttire de couteaux trancrist
sparents - ne pouvait se penser, chez
,
4. A. Giacometti, « Entretien avec P. Schne1der » (1961), Ecrtts, op.
p. 263. Ibzd., p. 114 (vers 1924).
222 DISPARAÎTRE SUR LES TREIZE FACES DU CUBE
223

Giacometti, que dans l'atroce contrepoint d'un corps qui se Compacte et aveugle au-delà de sa nature de cristal : c'est là
déchire, se défait, se disloque en lui ou en face de lui. Voilà sa magie, sa force, son coup de dé pour nous atteindre ou non
qui se repère dans un dessin de 1935 où le même objet poly­ et donc aussi son fragile équil
édrique flotte presque dans l'unique main d'une figure anthro­ ce pouvoir paradoxal de nous ibre. C'est là, en tout cas dan�
fixer, que réside son esse�tielle
pomorphe dont toute la volumétrie est pourtant mise à mal, teneur anthropomorphique.
ici aplanie en page blanche, là creusée en gouffre noir, déchi­ Mais paradoxale, je le te. Donc dépassant et transfor­
rée ou démembrée. Déjà, en 1933 , la Table surréaliste confron­ mant sa propre _référence répè anth morphique. Ce n'est pas là
tait un petit polyèdre à la tête << célibataire >> (sa demi-bouche, affa!re de << stylisatiOn >> : avecropo
son œil unique) et à cette main coupée qui échouait tout à fait llmetres de hauteur, le Cube n'estsestoutquatre-vingt-quatorze cen­
à saisir quoi que ce fût. Très certainement, le Cube, dans ce (bien plu_s que cela), ni un monument simp (bien
lement ni un objet
contexte, n'est pas éloigné de la problématique où se pensa N1 un cadiou, un corps humain. Peut-êtremoin
m
leur
s que cela).
entre-deux
fantasmatique, sous l'espèce d'un monolithe inquiétan
maternel. On sait que Giacometti lutta toute sa vie contr�t l'im­ non
l'Objet invisible.
Car il en est peut-être de tout cristal - de toute géométrie,
selon Giacometti - comme de tout corps : l'affirmation et la possibilité de saisir la dimension juste de ce qu'il disait voir. Le
dureté de ses arêtes ne seraient qu'un moment du cristal lui­ Cube n' �chappe pas à cette inqu
même en perpétuel danger de diffraction interne, et plus fut place, en 1935, sur un socle <<iétud e fondamentale, puisqu'il
cérém
encore de cassure, d'ouverture, de dislocation. r.;artiste dessi­ ber définitivement à son assise de corpsonie l >> avant de retom­
brut enté dans le sol.
nait exactement cela, en 1934 (c'est la composition pour l'al­
bum Jakovski), juste après avoir compacifié son polyèdre en
statue. Face des têtes mortes
Nous comprenons alors que le Cube ne fait masse qu'à sup­
poser un vide en lui, qui d'ailleurs s'entend concrètement . Or,ns1on
d1me �e q�i voue les objets ou les corps au paradoxe d'une
1mposs1ble, c'est,
lorsque nous interrogeons du doigt l'une de ses faces comme l'advenue ou l'insistance de àlaenmort croire Giacometti lui-même
on frapperait à une porte inconnue. Mais c'est sur le mode de la mort de T. nous montre l'artiste en aux
eux : le fameux réci;
prises avec un corps
d'une mise en regard que ce vide réellement s'éprouve. mort qui << était partout >>, << n'avait plus de
D'abord sur le mode allégorique, dans le dessin de 193 3 que même que sa pauvre tête était devenue << commlimit e
es >> - alors
un objet quel­
Giacometti intitula Lunaire : ici, le corps humain est vraiment conque >> pendant que Giacometti lui passait une
devenu << l'objet invisible >>, mais il a transformé sa propre autour du cou en guise de toilette funéraire 6• Bien pluscrava te
tard
absence dans la mise face à face d'un masque - le creux par - et lui-même près de mourir -, l'artiste conviendra que le
excellence, en l'absence du visage - et d'une masse - le plein mot mort aura toujours été pour lui quelque chose de << presque
à première vue, mais le plein inquiété, inquiétant, peut-être abstrazt 7 >>.
faux, d'un polyèdre qui, d'un coup, sera passé de son �chelle
d'objet à la stature plus anthropomorphe d'une espece de . Obje
b1en
t sans échelle familière, le Cube nous regarde peut-être
comme un objet de mort laten
colossos funéraire. question n'a plus à se poser, dès lors quete. Abstrait ou non - la
l'�nchâsse dans une série de dénégations répé Giacometti lui-même
lm demandant s'il avait jamais fait << une sculptées.ture
James Lord
Face de l'impossible dimension abstraite >>, l'artiste répondit : <<Jamais, à l'exceptionréellement
du grand
Tel est le Cube devant nous : une masse qui nous regarde
abruptement, sur un mode qui ne peut plus désormais se rat­
tacher à quelque allégorie visible. Et elle nous regarde, nous
fait face, dans la mesure même où elle se donne aveugle.
6. Ibid., p. 30 (« Le rêve, le sphinx et la
mort de T. », 1946).
7. Ibtd., p. 9 (1965).
225
224 DISPARAÎTRE SUR LES TREIZE FACES
DU CUBE

que j'ai fait en 1934, et encore je le considérais en réa­ tée dans un marbr
péfiant qui aura poertéblaGincacoenme192 7 ,. o� 1e reno ce;nent stu
Cube
lité comme une tête. De sorte que je n'ai jamais rien fait de ? ­
véritablement abstrait 8• » dans une Tête du père réduit a, o1a meme annee, a trancher
tti,
Exception et non-exception, polyèdre abstrait et tête d'une de facette sur laquelle un dess�n d� �dexlste nce de �ce: voire
es profondes !eta
dimension impossible pour une tête, le Cube offre donc son s'entailler. it venu
étrangeté monolithique, inquiétante par sa seule taille. Il fut
construit comme une tête, mais dans la subversion d'espace
- et de signification - que supposait la dimension d'une Face de l'opacité et du crz'stal
mort. Tête d'une mort, donc - mais laquelle ? La référence
aveugle
Mais le visage ,
formelle avec la Tête cubiste s'impose en un sens, parce que nuait sans d0 dispagru deu perlace,omsaettface retranchée, conti-
les analogies formelles y sont frappantes (surtout lorsqu'on dissemblance �� �fè;: r= � �e serait a1�r� i dep�is son fond de
regarde celle-ci de dos), et parce que le rapport au crâne, ce le cristal de cette rabs en�e et cle �ett� opame ;a etpensaser comme
cristal creux, y demeure évident. Mais ce n'est pas encore tout même comme le ' géom
ose, �, l artlste pour recueillir -étrie
dire. ce un temps - celzeuvisimpage de l absence. fût-
Face perdue, face du père Face de l'ombre et de l'expec
tatz've
En 193 3 , le visage qui disparaît tout à coup pour Il est arrivé que Giacometti voie dans un .
Giacometti, le visage qui devient crâne dans la terre, est le
visage du père. Son œil ne surplombera plus l'œuvre du fils
. temps un << crista l
(t�l est: d'ailleurs, leà fac ette . v. olent, tenvisduage, ranen même
:assé
, hbre, à la douleCuurbe l�i���el 10 et une vocatwn au
>>

et le fils lui-même - cet œil auquel Giacometti accordait le deseqm , au << gouffre >>. Dans s .
privilège exclusif, comme sacré, d'un savoir sur les vraies d b e
dimensions de toute figure représentée 9• Giovanni Giacometti u fr e
p�rad��� �!��l:bl�� fa�! ou masse d'bien
peu t-être l'inquiét�d: � ���
meurt en juin 193 3 au moment même où Alberto expose sa om
en respect depuis son an s a re. bre. qui nous tient
trop calme pour n'être étr f�h� d� ,1'-Pavillo
· ·

Table surréalù'te extravagante chez Pierre Colle à Paris.


pas < nocturne:
Mais la coïncidence chronologique serait d'une faible por­ il est t b
vrai que Giacometti éprouv�i� d:�: l= � �cur >>. Tant
>>,

tée si le père de l'artiste n'apparaissait en même , un redout bl u t le calme


l'objet d'un incessant travail de figuration et de déJfil!.'"ra,tiow excellence 1 ! . a e << flen un <<pire ou l'<< effroyable
·

>>,
>>
>>

- ce sera au frère d'en être plus tard l'objet -, qui n'est . Ainsi, le Cube nous tient-il peut-être en
sans rapport avec le travail spécifique mené dans le son mventeur lui-même, arrêté devant respect comme il
suffira d'évoquer la massification polyédrique de la tête "'""" pa:caI!Ve - entre d 11 d ' · - de sav lui dans l'ex-
de plus, réinven�� l'��pa��� oir comment, une
8. J. Lord, Un Portrait par Giacometti (1965), trad. P. Leyris, Paris, Gallinm_<J,,
1991, p. 116. Dans son grand livre, Yves Bonnefoy évoque le double mélancolique
ment d'une « résistance intérieure » de la forme à toute mimèsis, et d'un
peut-être faudra l nommer mélancolie 1a �lo . 1ence ,
d une telle attente-t-i: par
cement incessant de l'abstraction vers autre chose : « La forme ne peut pas
ter abstraite longtemps chez Alberto, quel qu'ait pu en être, à des moments, �rre-
ce que le deuil du pere ouvrait
désir. Il faut tout de suite qu'elle redevienne la vie, c'est-à-dire, vers 1934,
obsession de la mort. » Y. Bonnefoy, Alberto Giacometti, biographie d'une
la
Paris, Flammarion, 1991, p. 217.
9. Cf. A. Giacometti, « Entretien avec D. Sylvester » (1971), Écrits, op. · Ibid., p. 208 (vers 1959).
p. 289. Ibid., p. 154 (vers août 193
3).
226 DISPARAÎTRE SUR LES TREIZE FACE
S DU CUBE

brec, he d'un danger capab1e de faue . prendre à Giacometti le remisa dans son atelier derrière d'a
227

deuil de soi-même en ta�\qu'ar;'·st · trace parmi d'autr es de utres plâtres, comme une
que Giacometti, ascme e� 1933 par la Mélancolie de tant d'act es
.On
. sait
Durer, commença d'onenter son propre polyèdre en. gestation
même comme manqués, marqués parintimes qu'il pensait lui­
vers un sens que la mort du .
e pouvait que précipiter, ens- Mais, entre-temps, une forme avait Je manque 13•
travail que Giacometti comparait lui- été fixée. Fixée selon un
e�, avec sa facies nigra, médite
• .

talliser. Le personnage de b�; - une transformation, une transpmême au travail d'un rêve
devant un obj�t de la ll_éom�, n.:l'a ��, un iconographe attendra!l incessant, une condensation (ou crisosition, un déplacement
surtout de volt un crane. r, i l . regarde avec attention �a << synthèse comme il disait 14, qui tallisation), une sorte de
face qui regarde le persznnage penslf on constate qu'à la dlffe­ >>,

image dialectique : tendue entre un oui faisait de toute image une


renee des autres une orme s y esq�isse en pointillés - une diquée et déniée tout à la fois. Son et un non, forme reven­
forme assez m. dist�.ncte (commeunmare de café) pour que l'idée mère (puisque Giacometti en acceptcaractère faussement éphé­
de visage, de fantome ou de crâne s'impose peu à peu. le symptôme d'une émouvante volonatélad'oubl
fonte) n'étant ici que
ier.
Face du dessin qui cherche son entaille
, Plus tard Giacometti prendra la face
Vers 1938, peut-etre
Face enterrée

supérieure de son Cube corn��' la page de plâtre où tracer Oublier quoi ? Peut-être : qu'à la m
tombé dans un état de prost ort de son père, il était
- en profondeur, en enta son autoportrait. Il prend rati on telle,
lui avait été impossible d'être présent ou de catalepsie, qu'il
bien soin, comie lour Pl�s��� tous ses autoportraits (mals que le visage aimé disparaissait à l'enterrement. Pendant
aussi comme 11 e lt avec réelle du cadavre de T.), d� devenait une statue. dans le sol, Giacometti, lui,
nouer . une cravate autour de ce buste esquissé. Plus bas, il Mais ce qui
redessme 1e Cube lui-même comme si l'objet .impersonnel d'autres objets dereste souverain, dans Je Cube comme
était capable de prodm.le son' pro re autoportra!l. Giac
très simplement, à savoiomett i, c'est ce que Jean Genet énodans
On comprend alors a ten��� taradoxale qui agite cette un mort 15 Objet de deuil, r que ces statues, toujours, << veillnça
sculpture. : entre un lzeu pure t géométrique et un portrait >>. ent
le Cube le fut peut-être à un degré
' tl·que. Inquiété et problé, spécial, entre 1933 et 1934
toujours
. " ' , touJOurs prohlerna
mqmete, Giacometti rêvait d'une sculpture . Genet raconte aussi que
,
mal!que parce que condamne lu!·-même à la tension géné•!lo. rêva-t-il spécialement du Cube aprèsà enterrer 16. Peut-être le
gique d'un pere e: d'un fis, d'un visage trop absent et

1 • érigé pour son père une pierre tom qu'il eut, en été 1934,
visage qui reste, ne de cette b nee Giacometti, on le bale de stature analogue.
v?u1ut mourir - et effectlve�:�t m�urut - à l'âge de
pere. C. omme s ,.1 n'avait cessé d'éprouver sa propre gr,ande'"\
1
ou pelltesse au regard de 1 a dimension paternelle. .. (1 991)

.
; r��:;;:��
13. lbzd., p. 133 (vers
1932). Cf. également, p.
ne puis parler qu'in 17, le fameux texte de
s. L . ] L'objet une fois
Face pour en finir avec l'objet directement de mes sculptu 1933 :

On pe�t !ma . �iner qu'une fois son autoportrall. ;


ce qui les a motivée
transfotmés et déplacés
.
res et espérer dire que
construit, j'ai tendance
par-
ày
Giacometti _con�! er, a qu'il << en avait fini avec ce 2
des images, des impr
B'<>Ch<$, bien que je sois
l ému (souvent à mon essions, des faits qui m'ont
' pour d'autres sculptures 1 ·
>> insu), des formes que
comme il lm arnva de le d!te troublantes. »
incapable de les identifier, je sens m'être très
ce qui me les rend
toujours
Ibzd., p. 161, 176.J77 ,
182·185.
]. Genet, « L'atelier
d'Alberto Giacometti »
Gallimard, 1979, p. 65. 0957), Œuvres complètes,
12. Ibzd., p. 85 (1960). V,
Ibid., p. 56.
LE LIEU MALGRÉ TOUT
229
qu'il se devait de prendre en charge. En tou
on dit en toute log iqu e, .
il aura t s ns oute
t bon sens, comme
choses qu'un film pour cette ven ; te� qu�il se pu faire d'autres
en charge. Il ne faisait d'ail! s pas exacte devan de prendre
' ·

20 cinéaste. Mais le cinéma Iuf�� n r co trsment profession de


peu comme à Robert Antelme � qm� n �avamd1sp�nsable, un
LE LIEU MALGRÉ TOUT fession d'écrivain - l'ecn ' .ture fut un it jam ais. fait pro-
recours 2 Le cinéma f t d c a, cet hom jou ·r j In
•· dIspensable
même te;, s , b f �:m me un recours en
ion -
dispensabl� v�� ��.:� p���!dre acte visuellem et non pas un festin -, l'in­
Le retour au lieu impon·ibles' humamement . ent de
sibles, à traiter ou à transfiguImrer possib!es, et- hIquement impos- lieux réels
L'histoire du cinéma est pleine de tous les lieux possibles. Des _ rs
en deco
lieux inventés, réinventés, reconstruits ou transfigurés qui, à ees 1leu
. x, ce sont le
de quelle façon extr���fa_çon1es�camp ps, s de la mort. Mais
·

chaque film, impriment leur marque mémorable, offrent à la les cam


réminiscence comme un cadre inaltérable. Appelons cela une des lieux >> ' A' quelle pensee et a que]] ps· nous sont.-ils
_

, un Il VIsua1Ite
«

magie des lieux. Songeons aux immenses murs babyloniens 1es camps nous oblig · - du heu
ent-ils .
' C'
·

d'Intolérance, aux toits obliques de Caligari, aux souterrains de bien d'autres, que Claude Lan�� n hdeva a te e qu est ion, parmi
Métropolis, aux gratte-ciel de King-Kong, au labyrinthe de glaces t�ute la longueur �h ' une rep n pr po
� ser, dans
de La Dame de Shanghai; au palais oppressant d'Ivan le Terrible, reponse filmique quidedemsoneurefilmdmiroa dble
onse, une
et, da ns son
.

ou encore au monolithe noir de 2001 . . Même les << décors natu­ absolument indép able. Que fa re, o genre,
rels >>, comme on dit - les statues géantes de North by ces lieux de destrass :
uction eux-men;es general � c, ave c ces lieux-
;re qu en faire- �n;ent détruits
.

Northwest ou la Rome arpentée de Fellini Roma -, prennent depuis la fin de la gue


dans les grands films cette fascinante qualité de lieux transposés, qu. ement .' Pendant 1es onze annees _ que dura cm ematographi-
film apatride la question f t b .en souven travail sur ce l e
'

rendus magiques, ouverts à toute l'étendue d'un possible, je


veux dire ouverts à la puissance apparemment sans bornes, cha­ bon retourn�r sur les l �ux �. Pau a t celle-là : à quoi
toyante, exubérante, de ce qu'on dit être l'imaginaire. Le d'Auschwitz que Lanzmann est all�e Biren, survivante
z

cinéma, en ce sens, nous offrirait quelque chose comme une per­ Cincinnati, lui dit : Interroger jusqu'à
pétuelle fête, un perpétuel festin d'espaces possibles.
Mais je ne puis, s'agissant du lieu - et d'autres choses «Mais, qu ,est-ce que je ver
rais ?
encore -, qu'en revenir à un autre genre d'inoubliable, plus a ? L . .]
Comment affronter cel
lourd à porter. C'est celui qui aura contraint un homme, il y Comment puis-je retourn
er à ça, visiter ? 3
a une vingtaine d'années de cela, à commencer un film sur la Et cette femme dit aussi que le u�eu;
»

base du refus, ou d'une vitale impossibilité, devant toute cette grands-parents furent � . . , re de Lodz, où ses
chatoyante règle du jeu scénique et cinématographique. Il refu­ détruit, rasé et donc ent errés' est UI-meme en passe d'être
sait le décor >> et sa magie - disons, pour faire bref : le lieu
«

œuvré par la fable -, non exactement par choix esthétique, serme· nt encor' e localisabeles]'a>>, ou
qu
1
ses morts d'avant guerre
']� ne 1e seront bientô
,

Filmant cette parole Lanzmann la rappro


«
t plu
comme Straub avait pu le faire, mais plutôt selon une ' che, par montage,s.
contrainte éthique interne à son propos 1, interne à la vérité
?·, R. �ntelme, L'Espèce humaine, Paris' Gall'Imard
cre a ce
.
1957. Cf. le dossier
1. Mais on comprendra vite que toute contrainte juste est un choix, et ltvre essentiel dans la revue consa-
Lignes, 1994, n � 21, p
tout choix esthétique juste relève d'une règle éthique (je ne dis pas d'une 3 . C. Lanzmann Shoah Pan· . 87 -202.
' • s , Fayard 1 985, p. 27.
,
230 DISPARAÎTRE LE LIEU MALGRÉ TOUT

de l'abyssale et brutale constatation · d'une Madame Pietyra, filmer cela exactement : que rien n'ait bougé
23 1

. '
citoyenne d'Auschwitz, q�i exphque P?urquo: !e ��metière 'uif dan� le fait que Lan . Vessentiel gît
de son VI'Ilage est « ferme . « On n enterr pl , là-bas � ». zm ann a tro uvé la jus
ner à voir cette consistance, ce paradoxe, et pou te pour don­
' . Que pourraient nous
/orm
doxe en retour, immédiatement, durablement r que ce para­
e
Alors, pourquoi retourner sur 1es lleux
>> •

i .
« dire » de tels 1eux dans un s'il n'y a plus rien à y vozr. ?
film
'1

les lieux détruits ont maintenu dans son film, ma, nous regarde :
Lanzmann, qUI· flt 1e pas - le voyage - en 1978, avait d'abord gré eux, l'indestructible mémoire de leur office lgré tout, mal­
ressenti la Pologne: e: toute la géographie des camps, comme cette destruction dont ils furent, par l'histoirede destruction,
l re d j'' agmalre par exce!!ence ' . Sa quête ressem- demeurent, par ce film, le lieu pour toujours. , et dont ils
l�t �: �·7� à� �� db��l :! t i e e e u s .
� du chemin de fer, la pancarte indiquant au Comme la voie
>>

bparce qu s :reu t a u : ��� l� �h �l� �n� �1:, ��:� arrive à Treblinka est toujours là. Treblinka est voyageur qu'il
si ce là n ,existe plus, a e, , défi uré est devenu, que srus-Je, cela signifie que la destruction est toujours toujours là. Et
1

une autoroute ou sup::marc�é. Mais la quête du cinéaste telle est l'œuvre du film - qu'elle est ici, là, ou plutôt -
était d'une aut;e sorte,. b . , . Lanzmann revenait sur les ici pour toujours,
un

proche à nous toucher, à nous regarder au plu


lieux parce qu il voulall �b�ol���t voir _ et faire regarder que le lieu ne se présente apparemment que coms profond, bien
_ là où des mill1ons de ses semblables avaient été détruits par toute « extérieure ». me une chose
d'autres de leurs semb�ables. Voilà pourquoi
Or, ce retour malgre tout, malgré le fait qu'il n'y ait plus lieu n'a rien d'imagil'asnaicèsre,e de
que le film de Lanzmann impose au
métaphorique ou d'idéaliste 8. Ce
rien,
.
p1us rien à voir ce retour ou recours filme,, filmant. ' nous n'est pas l'essence d'un lieu qu
aura onned , aceès à Ia violence de quelque chose que Je nom­ fois Platon le tenta dans son Timi ée est recherchée, comme autre­
. , le lieu malgre ,tout, m�me si , à un moment Lanzmann,
merai ment le philosophe en venait à faire-duetlieu l'on se souvient com­
1Ul, n a tr?uve' que 1 expressiOn de non-lieu » p�ur nommer chose comme une apparition onirique : « Lu« épuré » quelque
� "

tout cela � Pourquoi. �es rleux de la destruction sont-ils « 1e n'est perceptible que grâce à une sorte dei-même, [le lieu]
<
'
'

lieu malgre tout », le lieu paf hnxcellence, le lieu absolument ? hybride que n'accompagne point la sensation raisonnement
·

Parce
.
que Lanzmann: en !es i ant _ selon des règles intran­ on y croire. C'est lui, certes, que nous aperce ; à peine peut­
s1geantes qu'1� faudrall ana
. lyser en de'tail -, leur découvre. une
. un rêve 9 »... Or, c'est bien exactement le vons comme en
terrible consistance, qm bien
va . au-delà
, de cet « imagma1re cherche ici : le lieu n'a pas à être « épuré », contraire qui se
x Il n auquel d avait pense d' abord. C'est la cousis-
:'a�c� d: c: ;�i, détruit lu dé��r , parce que l'histoire s'est déjà chargée de le déftout simplement
« raser » ; il ne se donne pas dans un igurer ou de le
>>

« Le choc n est pas ;;eu emen �o�����;��:�� �'::eb:é:f:r� hybride », mais dans une sorte d'évidence abr« raisonnement
géographj9ue dt meme �ok��rathi:bue �récises à des noms d'exclure la sensation, l'impose justement com upte qui, loin
devenus e,gen alr � ob or helmno, Treblinka, distance et de proximité tout à la fois, sensat me sensation de
etc. -, 1. est au� i-;;t :urto�t de p�rcevoir que rien n'a l'étrange et - plus insupportable encore - du ion mêlée de
bo �, , » . de ce lieu-là n'a plus rien d'« imaginaire » ni d'ofamilier ; enfin,
V� s��tiel gît dans le fait que Lanzmann n'a pas cramt qu'il s'impose comme le document, toujours nirique, parce
généralisable) et toujours incarné (jamais apaisab singulier (jamais
lision entre un passé de la destruction et un préle), de la col­
4. Ibid., p. 29. sent où cette
5 . Id., « J'al enquete en po1ogne » (19781 ' Au sujet de Shoah, le film de Claude
• •

Lanzmann, Pans, . Be]'m, 1990 p. 212


, 8. Id., « Les non-lieux de la
1 6. Id., « Les non-].teux de ]a memmre
, ·. » (1986) ,·b,·d., p 280-292. idéaliste que j'ai fait. Pas de
mémoire », ibtd., p. 287 : «
Ce n'est pas un film
i
grandes questions, ni de répo
• ·

7. Id., « J'ai enquêté en Pologne », t.btd., p. 213 . Cf. également td., « Le métaphysiques. C'est un film nses idéologiques ou
;:
de géographe, de topographe.
et la parole » (1985), ibtd., p. 299. 9. Platon, Timée, 52b. »

1
232 DISPARAÎTRE LE LIEU MALGRÉ TOUT
233
destruction même, bien que défigurée, << n'a pas bougé >>. Plus au lieu, au stle ce du lieu, et construire cinématographique­
personne n'est là ou presque, plus rien n'est là ou J?resque, se ment la v1sualne� de ce silence,
dit-on et pourtant le film nous montre dans de d1screts ves­ parole vraie. Ainsi en fut-il parpour exem
que le lieu délivrât de la
tiges �ombien tout, ici, demeure, dev�nt nous. r.;œuvre de l'un des deux rescapés de èhelmno, etplea;ecdequiSimo nou
n Srebnik
s entron�
Lanzmann est d'avoir pu constrmre, 1rrefutablement, VIsuelle­ dans le film. Lanzmann a clairement exposé le problème : ce
ment, rythmiquement, ce devant-là. que Srebmk pouvait di�e �'ét�it d�abord rien, ce n'était que
c nfuswn, fohe, m apaClte- a dJre, silence de plerre. << Il y avait
d�abord la difficultse de les fatre
Le silence du lieu parler. Quelques-uns sont fous parl et
er. Non qu'ils refusent de
inca pables de rien trans­
<<J'ai filmé les pierres comme un fou >>, dit Lanzmann mettre. Mais ils avaient vécu des expérienc es tellement limites
quelque part 10 Comment cette phrase ne résonnerait-elle pas 9J aJu.'ils ne pou�aient pas les communiquer. La première fois
étrangement pour le spectateur de son film, qui s'ex;rait de la Srebmk, le survivant de Chelmno (qui avait treize que ans
projection bouleversé par tant de paroles, tar:t de rec1ts, tant à l'époque, c�étaient des gens très jeunes), il m'a fait un récit
vu

de visages ? Cette phrase, 1! nous la faut peut-etre compren�re d'une confuswn extraord e, auquel je n'ai rien compris. Il
au regard de la difficulté première où Shoah s'es;, d emblee, ava1t te!lemen; vécu dans inair
affronté. Il s'agissait de prodmre en ce flim une remmlsc,�nce procede _ par talonnementsl'hor
. Je
reur qu'il était écrasé. J'ai donc
me
qui fût radicale, qui fût donc le contra1re, pour chacun, d evo­ et je me suis aperçu qu'il fallait suis com
rendu sur les lieux seul
quer des souvenirs déjà prêts. Il s'agissait, avant même que de sa,voir et voir, et il faut voir et savoir.bine r les choses. ri fau�
Indi ssolublement. [... ]
les faire entendre de faire parler les surviVants de cette des­ C est pourquoi le problème des lieux est capi tal " >>.
truction - victi�es survivantes, bourreaux encore là - à u? Le cinéaste avait compris que, devant l'incapac ité à recueillir
degré de précision telle que faire venir une parole so';ls l'œil un récit normalement articulé, la question du lieu
de la caméra s'apparentait presque à la gageure ---: 1� vwlence compris à la fois comme site interrogatif de la paro- le
le lieu
insensée' mais nécessaire : une violence par conszderatzon - tion de son énonciation, et comme question à toujou;scond repo

de faire parler des pierres. Chacun, dans ce film, , se voit ser, toujours plus précisément, dans les dialogues filmés c'est­­
contraint, par l'impératif catég?nque �u fdm lm-mer,ne, de à-dire comme élément central de tous les énoncés -' cette
délivrer une parole dont la proferauon, a chaque fœs, uent de question était celle que le film devait d'abord prenclre en
la brisure - miracle, symptôme, lapsus, écroulement, forclu­ charge, construire et développer jusqu'à l'impossible. Il suffit
sion - parce que chacun, dans ce film, s'est, e� _tant que sur; de se remémorer les quelques minutes du début de Shoah pour
vivant et pour des raisons à chaque fœs smguheres, eprouve ommencer de comJ?rendre l'exi
�llque
comm� un fou ou comme une pierre 11• Fou de douleur, ou de toute cette Immense consgenc
truc
e, la logique et l'esthé­
tion filmique.
refermé à sa p �opre histoire comme une pierre le serait à sa Il Y a d'abord, souvenons-nous, un
nom tracé c'est le titre
propre rivière. . . , a du film, ce nom de Shoah, ce mot étranger non traduit et :

Lanzmann a donc tenté d'ouvrir des p1erres, et le cmem _ dont l'exergue, dans le mêm , ne dit qu'une chose' ­
était là pour cela. Mais, pour cela même, il fallait en revemr qu'il est un impérissable nome, plan parc
nous la destruction des hommes 13 • eSilen qu'impérissable est en
cieux le nom tracé
silencieux le générique, silencieux aussi le texte qui suit immé:
10. C. Lanzmann, « Le lieu et la parole», Au sujet de Shoah, �P· cit., � · 299.
?
11. Tel est, par exemple, ce qu 'on pourrait nommer le « sounre e pterre »
de Mordechaï Podchlebnik, au début du film : le bouleversant so�nre du sur· 12. C. Lanzmann, « Le lieu et la parole », Au sujet de Shoah, op. cil., p. 294.
vivant (« Tout est mort, mais on n'est qu' un homme... »). Franz Su�ho�el, le .
13. « Et Je leur d�nnerai un nom impérissable » (Isaïe, LVI, 5). Sur l'impé­
SS Unterschar/ührer de Treblinka, est une pierre d'un autre genre, qm volt tom­
ber les gens (( comme des pommes de terre ».
.

�tss_a le et .la destruction, cf. M. Blanchot, « L'indestructible », dans L'Entretien
tn/tnz, Pans, Gallimard, 1969, p. 180-200.
234 DISPARAÎTRE LE LIEU MALGRÉ TOUT
235
diatement : c'est un récit déroulé, c'est le récit sans affect d'un à fond lat glissa?! surJa rivière. La première image du film est
lieu nommé Chelmno, qui « fut en Pologne le site de la pre­ d<;ille �1 pun chant elo g_ne, un
mière extermination des Juifs par le gaz << Sur les quatre cent
». ans esp�ce, qm s:el,01gne chan de
t éloigné dans le temps comme
1� caméra mais se rapproche de
mille hommes, femmes et enfants qui parvinrent en ce lieu >>, nous en glissant sur 1 eau, tand1s qu'une voix polonaise un
dit encore le texte silencieux, << on compte deux rescapés >>. paysan de Chelmno - dit se souv enir.
Et puis, nous voici à même la lisièr
_

Le premier est Simon Srebnik, dont l'histoire nous est briè­ e du lieu :
vement présentée, son père abattu sous ses yeux au ghetto de un vzsage clos, celui de Simon Srebnik, timi c'est d'abord
Lodz, sa mère asphyxiée dans les camions de Chelmno, et lui, toussottant un peu, ne sachant où regarder dans de,. trop neutre,
enfant de treize ans, enrôlé dans la << maintenance >> du camp, �e s� propre destruction, marchant en lisière dece lasiteforê détruit
et pas moins promis à la mort que les autres. Mais le récit s arrete et regarde encore, puis, en allemand le plus t.durIl
nous apprend l'étrange destin qui le fit << être épargné plus ch01x pour partager ces mots -, il prononce les premières_

longtemps que les autres >> grâce à sa voix, sa mélodieuse voix phr�ses. d� �e qui va devenir, dans
d'innocent. << Plusieurs fois par semaine, quand il fallait nour­ tretien 1nfm1 avec le réel de la destrtout le film, une sorte d'en­
uction :
rir les lapins de la basse-cour SS, Simon Srebnik, surveillé par
un garde, remontait la Ner sur une embarcation à fond plat,
jusqu'aux confins du village, vers les prairies de luzerne. Il
« Difficile à reconnaître, mais c'était ici.
Ici, on brûlait les gens.
chantait des airs du folklore polonais et le garde en retour Beaucoup de gens ont été brûlés ici.
l'instruisait de rengaines militaires prussiennes. Tous à Oui, c'est le lieu Oa, das z'st das Platz) 15 ».
Chelmno le connaissaient >>. Juste avant l'arrivée des troupes
soviétiques, en janvier 1945, Simon Srebnik fut, comme les Que� li u (/ig: 33) ? C'est un espace ouvert, absolument vide,
autres <<Juifs du travail >>, exécuté d'une balle dans la nuque. marque d�u�e hgne de fondation déjà mangée par l'herbe, et
Mais << la balle ne toucha pas les centres vitaux >>, et il survé­ q.u� la ca�era emb.rasse d,un lent panoramique. Sur cette
cut 14• VISion du heu, �a VOIX de Srebnik continue, bien que chaque
C'est dans le silence, donc, que ce terrible fragment phrase sonne desormais comme l'impossibilité d'en dire plus :
d'histoire, à la fin touché par l'étrangeté d'un miracle de conte
oriental, nous aura été donné. Lanzmann n'a pas requis Srebnik « Personne n'en repartait vivant 16 ».
de raconter cette histoire (comme n'importe quel auteur de Tel est donc le li u de Skoah, }e lie�, pour nous, aujour­
documentaires l'eût fait). Cette histoire nous est offerte, bien d,hm, de la Shoah : 1�explorat
sûr, mais elle restera en Srebnik, à Srebnik, comme sa pierre ses 1namov1bles ve�tiges ; l'expionlorat
necessaire de ce << vide >> dans
intouchable d'enfance et de silence. Lanzmann n'a voulu
qu'une chose, mais radicale : que Srebnik, non pas raconte, mais sonne >> dans ses mnombrables destioninsnéce;
ssaire de ce << per­
l'exp
revienne. Qu'il revienne avec lui sur les lieux, et d'abord sur saire de ce << Jamais >> dans sa leçon pour toujoloraturs.
ion néces­
Lanz mann
cette rivière où il chantait, où désormais il remémore et pour c�tte exploration dut << revenir sur les lieux seul
transmet pour toujours - pour un film de la mémoire - ce co?'me il le dit l�i-même. Puis il dut revenir sur les lieux e�>>
chant de Shéhérazade qui est aussi un fragment de l'histoire des ex1geant des surviVants - qu'il avait recherchés partout la
hommes. La première image du film sera donc, entre allégorie _ uve que leur épreuve exigeait, celle
f;ule epre d'être transmise
_

et vérité, entre passé et présent, celle d'un homme qui chante ut-ce en nommant un lieu : «fa, das ist das Platz
doucement (d'abord imperceptiblement) sur une embarcation accompagne donc Simon dans le champ ouvert, quiLanz ». man�
n'a jamais
15. lbtd., p. 18.
14. C. Lanzmann, Shoah, op. cil., p. 15-17. 16. Ibid., p. 18.
236 DISPARAÎTRE LE LIEU MALGRÉ TOUT
237
bougé, de ce camp qui a disparu après avoir tant fait dispa­
raître. Puis il laisse Simon dans le lieu, éloigne la caméra et
laisse à la voix, triste et étonnée, toute proche et presque inté­
rieure, le soin d'énoncer ceci : le silence d'aujourd'hui (le
« calme >> de la campagne visible) est à l'aune du silence d'hier
(le << calme >> inimaginable des morts).
«] e ne crois pas que je suis ici.
Non, cela, je ne peux pas le croire.
C'était toujours aussi tranquille, ici. Toujours.
Quand on brûlait chaque jour 2000 personnes, des Juifs,
c'était également tranquille.
Personne ne criait. Chacun faisait son travail.
C'était silencieux. Paisible.
Comme maintenant 17 ».

Tel est le lieu de Shoah son silence, qui renonce à rendre


visible un événement sans témoin, qui n'engage le dialogue
:

qu'avec .des témoins porteurs de silence 18, ce silence montré


et monté tout aussi bien, c'est -à-dire mis en forme, construit
- donne précisément au lieu le pouvoir de nous regarder, et
-

33. C. Lanzmann, Shoah, 1985. Photogramme.


en quelque sorte de nous « dire >> l'essentieL Voilà pourquoi
un tel silence est si lourd à porter pour chacun dans ce film consensuelle -: il l'expliqu la déplie, l'offre ouverte dans sa
(ceux qui sont devant la caméra comme ceux qui sont der­ forme s1 smguher: em�nt mine,utie use autant que bouleversante.
rière, ceux qui sont à l'écran comme ceux qui sont dans la s� forme ? Je v;ux dtre sa nature cinémat
salle devant leurs semblables projetés) : c'est que ce silence est _ filmique comme recours ogra
here. Sa qualite à
phique particu­
l'imp
lourd d'inimaginable. Pour lui, le film a construit, obstinément, raconter « normalement une histoire, sa qualité ossibilité de
littéralement, visuellement, cette terrible pesanteur que les comme r.;cours viSuel et rythmique au paradoxe des lieux
>>
filmique
paroles ne cessent d'évoquer : corps détruits, s'effritant, « du la mort reelle : tout a été détruit, rien n'a bougé. de
dessous >>, broyés, « partant avec le flot >>, « empilés >>, sur la
rampe, « tombés >> comme des choses, agglomérés de cristaux
violets, défigurés, mis en cendres ou pris en bloc comme des Le présent du lieu
falaises de basalte, etc. 19• Dans Shoah, dirait-on, le silence filmé . Telsmg
heu
est le lieu de Shoah, son jeu infini de renvois (car chaque
ulier, si clos soit-il, appelle la mémoire de tous les
des visages et des lieux contient la destruction des corps, la
transmet et la protège tout en même temps. Il ia reclôt donc, � utre s), son parado_xe infini, sa cruauté infinie, partout mis au
mais aussi - parce que Shoah est un film de savoir et non de t{:J dans les questiOn s, dans les récits et dans les images que
curiosité journalistique, encore moins un film de dramatisation d m mlas�ablement déro �le.ditIl y a par exemple « Je charme
e ce;�e foret de Sobtbor ou,
Jours Il y a la bordure entreun Polonais, « on chasse
le camp où des hommes tou­
»
.

17. Ibid., p. 18.


18. Cf. S. Felman, « À l'âge du témoignage : Shoah de Claude Lanzmann »
».
par
[ �Qi !b���P 2 1 . Et conti u : « Il a
(1988-1989), Au sujet de Shoah, op. cit., p. 55-145.
19. C. Lanzmann, Shoah, op. cit., p. 24-27, 66-69, 71-72, 139-140, etc. · il
� �
... Cl, a epoque, on ne fatsalt que
Y beaucoup d'animaux de toutes sortes.
la chasse à l'homme ».
238 DISPARAÎTRE LE LIEU MALGRÉ TOUT
239
milliers agonisent et le champ où d'autres hommes continuent camp de Maïdanek, fut baptisé par les Allemands Rosengarten
de cultiver la terre, parce qu'il faut bien le faire, et aussi parce ou Rosenfeld (le << jardin de roses >>, le << champ de roses >>)
qu'à tout « on s'habitue 21 >>. Il y a les opiniâtres, les insuppor­ hien qu'aucune fleur, évidemment, n'y poussât ; mais le;
tables et nécessaires questions de Lanzmann sur les dzmenszons hommes qui y mouraient s'appelaient quelquefois Rosen 24. Le
et les limites des camps, la taille des camions et des chambres film de Lanzmann, quant à lui, explore toutes ces circulations
à gaz, l'exiguïté des vestiaires, la superficie exacte nécessitée par paradoxales et t?utes ces cruautés du lieu. Nous apprenons
une destruction elle-même chiffrée au plus près, la topographie amsz que les cmemas étaient ouverts à Varsovie pendant que
et le genre de sable de la « place de tri >> à Treblinka, de la le ghetto brûlait 25 • Et Madame Pietyra, la citoyenne
« rampe >> à Auschwitz ou du << boyau >> camouflé qui menait à d'Auschwitz, explique à sa façon le paradoxe du << transfert >> :
la mort, la gestion du trafic ferroviaire ou de la collaboration
industrielle - Krupp, Siemens - aux usines de la mort 22•
Il y a encore ces cruautés du lieu plus ou moins spontané­
« Qu'est-ce qui est arrivé aux ]uz/s d'Auschwz'tz
?

ment lâchées par les témoins ou les fonctionnaires de la des­


Ils ont été exptÙsés et réinstallés,

truction : tel, le geste - doigt sur la gorge - induit chez un


mais je ne sais pas où.

Polonais par la situation où le replaçait Lanzmann. Telles, ces


En quelle année ?
Ça a commencé en 1940, parce que je me
expressions également induites par une mémoire des lieux plus
suis installée en 1940
ici,

aisément suscitée, énonçable, que la mémoire même de ce pour et cet appartement appartenait aussi à des

quoi ces lieux étaient faits : << Nous avons compris que ce que
, Juifs.
�ais, d afrès les informations dont nous dispos
d/ }�sc_hwztz ont é!é « réin�tallés », puisque c'est le ons,
les Allemands étaient en train de construire ne servirait pas les
les ]uzfs
mot, pas loin
hommes >>. Ou, dans la bouche de Franz Suchomel : << Ça puait
_
d tcz, a Benztn et a Sosnowtecze, en Haute-Silésie.

à des kilomètres [...] . Partout. C'était selon le vent >>. Ou


Oui, parce que c'étaient aussi des villes juives

encore, dans celle de Franz Grassler, qui fut l'adjoint au com­


Sosnowiecze et Benzin. '

missaire nazi du ghetto de Varsovie : <<Je me souviens mieux


Et, est-ce que Madame sait ce qui est arrivé plus
tard aux Juifs

de mes excurs1ons en montagne


d'Auschwttz ?
. n

Ces cruautés, elles non plus, n'ont pas bougé. Comme le


». Je pense qu'ensuite ils ont fini au camp
, tous.
C'est-à-dire qu'ils sont revenus à Auschwitz ?
lieu vide de Chelmno, elles subsistent toutes, elles affleurent Oui.
telles des lignes de fondations dans ces paroles pourtant cen­ Ici, il y avait toutes sortes de gens,
surées ou claquemurées sur leur volonté d'oubli. Mais les de tous les côtés du monde,

inoubliables noms de lieux suffisent, dans les réponses don­ qui sont venus ici, qui ont été dirigés ici.

nées aux questions de Lanzmann, à produire quelque chose Pour mourir 26 » .


Tous les Juifs sont venus ici.

comme la figure impensée de toute cette destruction, de tout


cet innommé. On sait en effet l'innommable de la mort dans Nous comprenons alors en quoi ce << film de géographe, de
l'administration des camps eux-mêmes, où il était interdit de t?pographe >>, comme dit Lanzmann lui-même, aura pu faire du
prononcer ce que l'on y faisait, et où l'on usait précisément heu tout à la foi� la figure, l'objet et 1� << chose >> de son propos.
d'une figure locale, le << transfert >>, pour le dire quand même. Fzgure, parce qu il forme souvent le detour par lequel une vérité,
On sait que le périmètre de la zone d'extermination, dans le
24. R. Hilberg, La Destruction des juifs d'Europe
et A. Charpentier, Paris, Fayard, 1988 (éd. « Folio-Histoire), »trad. M.-F. Paloméra
(1985
21. Ibid., p. 36-37.
22. Ibid., p. 43, 49-51, 53-62, 76, 92, 124, 126-127, 137, 147-151, 163-166. 25. C. Lanzmann, Shoah op. cit., p. 218.
, 1991), p. 762-763.
23. Ibid., p. 68, 80, 196. 26. Ibid., p. 31-32.
240 DISPARAÎTRE LE LIEU MALGRÉ TOUT 241

incapable de s'énoncer par signes, vient au jour symptomale­ l'Autrefois, sans mythifier l'Autrefois se rassurer du
ment, ne serait-ce que dans un panoramique sur la clairière vide Maintenant :
m

d'une forêt ; et ce que Srebnik ne peut dire adéquatement -


raconter comment brûlaient les siens -, il le désigne abrupte­
ment, localement (on comprend aussi que son détour n'en est
<< Il ne faut pas dire que le passé éclaire le présent ou que le pré­

sent écla�re le passé. Une mage, au contraire, est ce en quoi

pas un) en reconnaissant, dubitatif, que « c'était ici >>. Objet, l.Autref01s rencontre le Mamtenant dans un éclair pour former

parce que le lieu devient l'une des questions et l'un des actes �n� c�nstellation . .En d'autres termes : l'image est la dialectique
essentiels de ce film, ce que le film interroge sans cesse en a 1 arret. Car, tand1s que la relation du présent au passé est pure­

contrepoint des visages rescapés. Mais c'est aussi la chose de ce


ment temporelle, la relation de l'Autrefois avec le Maintenant est

film, parce que le champ visuel qu'il ouvre simplement - tou­ figurative (bildlich): Seules les images dialectiques sont des images
dialectique : elle n'est pas de nature temporelle, mais de nature

jours dans ces panoramiques désespérément vides, ou dans ces


travellings trop lents pour s'apparenter à quelque manipulation
au:henttquement historiques, c'est-à-dire non archaïques. L'image

que ce soit, genre Spielberg ou « travelling de Kapo 27 >> -, ce


qm est lue - je veux dire l'image dans le Maintenant de la

champ visuel ouvert ne fait lui-même que tracer une bordure


connaissabilité - porte au plus haut degré la marque du moment

présente autour de cette chose inimaginable (et surtout pas à


critique, périlleux, qui est au fond de toute lecture 29 ».

<< reconstituer >>) que furent les camps. Le<< champ >> filmique de Voilà donc un film - de nature évidemment figurative -
Lanzmann est donc bien le contraire du champ polonais de qm aura tenu le pari dialectique d'être un << film de présent
Treblinka : sa bordure, pourtant construite dans une distance de pur 30 >>, mais aux seules fins de développer ce << moment cri­
quarante ans, n'est pas celle du renoncement à témoigner, mais tique et périlleux >> qui fait de lui un ensemble d'<< images
celle par quoi un lieu présentement interrogé, filmé, parvient à authentiquement historiques >>, c'est-à-dire une œuvre de
nous mettre face au pire, proches des visages survivants, face à << connaissabilité >>. li est significatif que, dans cette << fiction
qui a eu lieu. L'attention au lieu, le travail du lieu dans Shoah, de réel 31 >>, Pierre Vidal-Naquet ait pu reconnaître une << mise
n'étaient sans doute aux yeux de Lanzmann que le seul moyen
ce
en mouvement de la mémoire >> qui procéderait, sur la connais­
possible, la seule forme possible pour << diriger sur l'horreur un sance historique elle-même, à une décision équivalen celle
regard frontal 28 ». q�e. Marcel Prou�t prit avec la forme romanesque 32•teOr,de cette
S'il n'y a pas d'images d'archives dans ce << documentaire >> d oswn_ <� �roustlenne >> tient tout entière dans le déploiement
sur la Shoah, c'est aussi que les lieux de la destruction furent d�une vente que permet le temps du retour au lieu
constamment pensés par Lanzmann dans une tension dialec­ tout entière dans la posture de Srebnik lorsqu'il dit : elle tient :

tique que j'ai déjà évoquée : << tout est détruit >> (comment alors
<< C'était

pourrions-nous approcher de ces images passées ?), mais << rien


n'a bougé >> (n'est-ce pas l'essentiel que de voir et de com­
prendre où ces lieux nous sont si proches ?). Voilà pourquoi
29. W Benjamin, Paris, Capitale du XIX� siècle. Le Livre des passages, éd. R.
.

Shoah répond exactement, me semble-t-il, à l'exigence critique


Ttedemann, trad. J. Lacoste, Paris, Le Cerf, 1989, p. 479-480.
3 1 . Ibid., p. 301.
30. C. Lanzmann, « Le lieu et la parole », Au sujet de Shoah, op. cit., p. 297.

que formulait Walter Benjamin vis-à-vis de l'œuvre d'art en


général : qu'elle se constitue elle-même en image dialectique,
32. P. Vidal-Naquet, « L'épreuve de l'historien : réflexions d'un généraliste »

c'est-à-dire qu'elle produise une collision du Maintenant et de


(1988), Au sujet de Shoah, op. cit., p. 208 : « Entre le temps perdu et le passé
retrouvé il y a l'œuvre d'art, et l'épreuve à laquelle Shoah soumet l'historien c'est
�ette ob�ig�tion où il se trouve d'être à la fois un savant et un artiste, sans quoi
_ _
il perd, lrremedtable ment, une fraction de cette vérité après laquelle il court ».
_
Cf. egalement td., Les ]uzfs, la mémoire et le présent, II, Paris, La Découverte,
27 . Cf. S. Daney, « Le travelling de Kapo », dans Persévérance, Paris, POL,
1991, p. 221 : « Il s'agit de mettre en mouvement la mémoire faire en somme
1994, p. 13·39.
28. C. Lanzmann, « Hier ist kein Warum » (1988), Au sujet de Shoah, op. cit.,
pour l'histoire ce que Proust avait fait pour le roman. C'est diÛicile, mais Shoah
p. 279. a montré que ce n'était pas impossible... »
242 DISPARAÎTRE

Le c'était nous interdit d'oublier l'Autrefois terrible des


camps, il nous interdit de croire que le présent n'a de comptes
ici >>.

à rendre qu'au futur. Le ici nous interdit de mythifier ou de


sacraliser cet Autrefois des camps, ce qui reviendrait à l'éloi­
gner et, d'une certaine façon, à s'en débarrasser. Telle est
l'image dialectique de Shoah, son exigence de Maintenant :
« Le pire crime, en même temps moral et artistique, qui puisse
être commis lorsqu'il s'agit de réaliser une œuvre consacrée à
RÉFÉRENCES DES TEXTES
est soit légende, soit présent, il n'est en aucun cas de l'ordre du
l'Holocauste est de considérer celui-ci comme passé. L'Holocauste

<< Le paradoxe du phasme >>, Antigone. Revue littéraire de


n° 13, 1989, p. 30-36.
souvenir. Un film consacré à ,l'Holocauste ne peut être qu'un 1.
contre-mythe, c'est-à-dire urie enquête sur le présent de photographie,
2. « Similaire et simultané >>, inédit (1986).
l'Holocauste, ou à tout le m6ins sur un passé dont les cicatrices
sont encore si fraîchement et si vivement inscrites dans les lieux

3 . « La solitude partenaire >>, Théâtre de la Bastille - Revue


et dans les consciences qu'il se donne à voir dans une halluci­

no 13, 1992, p. 45-46.


nante intemporalité 33 ». '

Sans doute le contre-mythe de Shoah se désintéressa-t-il 4. « Images-contacts >>, texte d'introduction à l'exposition
d'abord de l'histoire du cinéma, en ce qu'il avait à affronter [;!mage-contact, galerie Michèle Chomette (Paris), 1997.
une Histoire autrement plus redoutable que celle de nos habi­
tuels festins d'images. Mais la /orme de cet affrontement, dans 5. « Revenance d'une forme >>, inédit (1996-1997).
les neuf heures d'images et de paroles, ne pouvait que modi­
fier le cours même du cinéma dans sa conscience, c'est-à-dire 6. « Celui qtü inventa le verbe "photographier" >>, Antigone.
dans son histoire. , de photographie, n° 14, 1990, p. 23-32.
Revue lttterazre
7 � « Superstition >>, Antigone. Revue littéraire de photographie,
n 8, 1987, p. 22-52.
(1995)

8. « Le sang de la dentellière >>, Comédie française, no 123-124,


1983, p. 17-22.

9. « Une ravissante blancheur >>, Un Siècle de recherches freu­


diennes en France, 1 885186 - 1 985/86, Toulouse, Erès, 1986,
p. 71 -83 (texte établi par André Jarry d'après l'enregistrement
d'une communication orale au Centre Georges Pompidou' ici
revu et corrigé).
10. « Éloge du diaphane >>, Artistes, no 24, 1984, p. 106-1 1 1 .

1 1 . « La parabole des trois regards >>, Le Regard du dormeur,


Rochechouart, Musée départemental d'Art contemporain,
1987, p. 13-18.
33. C. Lanzmann, « De l'Holocauste à Holocauste, ou comment s'en débar.,
rasser » (1979), Au sujet de Shoah, op. dt., p. 316.
244 PHASIVIES

12. << Les paradoxes de l'être à voir >>, I.:Écrit du Temps, n° 17,
1988, p. 79-91 (publié sous le titre : « Le paradoxe de l'être à
voir, fragment >>).
13. « L'armoire à mémoire. L'Armadio degli argenti de Fra
Angelico >>, FMR, XI, no 54, 1995, p. 107-126.
14. « Une page de larmes, un miroir de tourments >>, Nouvelle TABLE
Revue de psychanalyse, no 49, 1994, p. 238-240.

15. « Don de la page, don du visage >>, Po&Sie, n°67, 1994, Apparaissant, disparate .. .. . . . . ... . .. .. ... . ... ... .. . . ... . .. . . . . ... ... . . 9
p. 95-105. Repris dans Poétique du _texte offert, dir. J.-M. I.
Maulpoix, Fontenay-aux-Roses, ENS Editions, 1996, p. 57-75. Ressembler
1. Le paradoxe du phasme ................................. . ............. 15
16. « Disparates sur la voracité >>, Po&sie, no 58, 1991, p. 32- 2. Similaire et simultané.................................................... 21
42. Édition américaine dans MLN, CVI, no 4, 1991, p. 765- 3. La solitude partenaire................................................... 23
779. 4. Images-contacts ............. . ............................................... 28
5. Revenance d'une forme .. . ............................................. 35
17. « Dans les plis de l'ouvert >> : notices (en allemand) pour II.
le catalogue Glaube, Hoffnung, Liebe, Tod, dir. C. Geissmar­ Apparaître
Brandi et E. Louis, Vienne, Kunsthalle-Graphische Sammlung 6. Celui qui inventa le verbe « photographier >> ............. 49
Albertina, 1995, p. 140-141, 150-151, 253-257, 460-461. Texte 7. Superstition.................................................................... 57
français dans Contretemps, no 2, 1997, p. 238-249. 8. Le sang de la dentellière .... ...... .. ...... ...... ........ ...... ........ 64
9. U?e ravissante blancheur........................................ . ..... 76
18. « Dans la lueur du seuil >>, inédit (1995). 10. Eloge du diaphane ...................................................... 99
III.
19. « Sur les treize faces du Cube >>, Alberto Giacometti - Regarder
11. La parabole des trois regards..................................... 1 13
Sculptures, peintures, dessins, Paris, Musée d'Art moderne de
la Ville de Paris, 1991, p. 43-46. 12. Les paradoxes de l'être à voir.................................... 121
13. L'armoire à mémoire................................................... 137
20. « Le lieu malgré tout >>, Vingtième siècle - Revue d'his­ 14. Une page de larmes, un miroir de tourments ....... . .. 149
toire, n° 46, 1995, p. 36-44. 15. Don de la page, don du visage.. . ............................... 152
IV. Disparaître
16. Disparates sur la voracité ........................................... 169
17. Dans les plis de l'ouvert ............................................. 185
18. Dans la lueur du seuil ................................................ 204
19. Sur les treize faces du Cube ............. .. . . .......... . .......... . 217
20. Le lieu malgré tout ..................................................... 228
Références des textes ................................ . ....................... . 243

Vous aimerez peut-être aussi