A propos du texte de Benjamin « Expérience et Pauvreté »
Benjamin a vécu une enfance heureuse, mais avec un destin
qui est celui du « petit bossu » des contes allemands. Il a entrepris des études de philosophie mais n’a jamais été reconnu par l’Université Allemande. Privé de toute activité professorale, il a vécu d’expédient , en particulier de nombreux écrits pour des revues littéraires comme c’est le cas pour « Expérience et Pauvreté », écrit en 1933 pour la revue « Die Welt im Wort » à Ibiza où il a trouvé exil, au moment de l’arrivée de Hitler au pouvoir. Il a dès lors mené une vie errante et quelque peu parasitaire chichement financé qu’il était par l’Ecole de Franckfort d’Adorno et Horkheimer. Adorno défendait une ligne très léniniste alors que lui-même restait proche de Brecht peu favorable à l’idée d’une avant-garde du prolétariat. Il fit deux longs séjours à Paris où il passa ses journées à la Bibliothèque Nationale à collecter les fragments qui constitueront son livre majeur sur le dix neuvième siècle français « Les passages » Deux ans avant cet article il avait publié sa « Petite histoire de la photographie qui développe une thématique très voisine, la « scène du crime », étant assez proche sans sa thématique de l’idée d’une nouvelle barbarie. Atget n’est-il pas le photographe qui tourne le dos à la tradition et au pictorialisme. Le texte fait clairement allusion à la situation de l’Allemagne et de l’Europe en 1933, à la barbarie de destruction que fut la guerre de 14-18, guerre de position, guerre de Mobilisation Générale, guerre innommable dont les survivants ne pouvaient revenir que muets , à la crise économique et à l’inflation galopante que connaît l’Allemagne à cette époque, et à la misère qui l’accompagne. à l’arrivée de pouvoirs dictatoriaux fascistes et antisémites dans presque toute l’Europe. Mais la thèse Benjamin ne concerne pas cette pauvreté là, matérielle mais une autre pauvreté que l’on pourrait dire spirituelle, qui touche la culture. « Une toute nouvelle pauvreté s’est abattue avec le développement de la barbarie ». A la barbarie catastrophique et négative a succédé une nouvelle barbarie à la fois négative et positive. Négative, elle l’est en tournant le dos au passé, aux expériences accumulées par les générations précédentes, elle fait table rase du passé. Néanmoins elle peut être positive en rendant possible un nouveau commencement ? Qu’est-ce que Benjamin entend par expérience et que peut vouloir dire l’expression devenir pauvre en expérience ? En quoi cette pauvreté peut –elle être dite une barbarie ? Et en quoi celle–ci peut-elle être positive ? Enfin ce texte a-t-il encore une actualité ?
L’expérience au sens classique a d’abord un sens empirique et
constitue l’ensemble de ce que peut acquérir un individu en savoir-faire, en opinions, en croyances au cours d’une existence. C’est par expérience que l’on apprend à faire la vaisselle y compris en haute montagne, c’est par expérience que l’on devient chrétien ou autre, et même la foi, voire l’extase mystique relève d’une expérience. Cette expérience est non seulement acquise par chacune de nos activités propres, mais elle est surtout transmise de père à fils, du maître à l’élève, de l’artisan à son apprenti, du livre à son lecteur, par les nouveaux moyens moderne de communication et d’information. Il apparaît ici que l’expérience fait récit, elle est ce dont on parle, ce qui peut se raconter, même si certaines relevant de l’extrême restent indicibles du moins tente-t-on de les dire ainsi que le fait le poème. A cette expérience s’oppose une autre expérience, scientifique cette fois qui construite selon un raisonnement hypothétique et rationnel vient confirmer ou infirmer une idée qui jusque là n’a eu qu’une existence théorique. Comme le montre ici Benjamin, l’expérience, le mot allemand « erfahrung » évoque le voyage, le recours à la parole et au récit. Une expérience est ce qui peut ici se raconter. Ici selon Esope, la parole du vieux laboureur à ses enfants en les invitant à rechercher un trésor, leur transmet son expérience qui est un trésor caché : la richesse ne se trouve que dans le travail. Cette transmission orale des contes, des légendes, des mythes est essentielle au fonctionnement de toute société et à la survivance de sa culture, au fait que chacun peut y trouver sa place. L’expérience est donc le récit qui rend vivante la relation sociale comme tradition et culture ? On peut ainsi se reconnaître dans cette pensée d’Annah Arendt, cousine de benjamin, selon laquelle naître, c’est entrer dans un monde qui nous accueille, dont nous aurons la garde, ce qui fait de tout homme le conservateur d’un monde auquel il peut ajouter sa marque, mais dont il est comptable et qu’il doit rendre après l’avoir reçu à la génération qui vient. « Tout ce qui n’est pas conservateur est réactionnaire » affirme Annah Arendt dans un petit texte au titre révélateur : « Pourquoi le petit John ne sait pas lire ». C’est à ce côté conservateur progressiste que l’on retrouve chez Benjamin à la fais marxiste et féru de mystique juive ? En quoi l’homme est-il devenu « pauvre en expérience ». Etre pauvre en expérience, ce n’est pas être privé d’expérience du tout, ce qui serait impossible, mais c’est être réduit à l’expérience d’une vie nue » comme le dira plus tard le philosophe Agamben. « Une vie nue » est une vie dont il n’y a rien à dire. Il est né, il a vécu, il est mort. Cette vie Zoé en grec est la vie simplement vitale réduite à sa simple reproduction. Comment rester en vie était la seule préoccupation de combattant de 14. Zoé est opposé à Bios, la vraie, celle qui se raconte, telle la vie d’Ulysse qui n’en finit pas de rentrer chez lui, toujours en voyage.
La barbarie sauvage peut se résumer aux quarante millions de
mort de la première guerre. La nouvelle barbarie est celle de la guerre mécanique, industrielle, qui prive le soldat de tout exploit et qui le rend muet devant une expérience innommable, dont il ne saurait rien dire. On sait comment cette mort industrielle et programmée n’a fait que continuer dans le siècle. Rares sont ceux qui ont fait le récit de l’holocauste. Primo Levi est l’exception, mais n’a pu supporter l’idée de l’avoir fait et s’est suicidé. Aussi Adorno pouvait-il s’interroger : « Peut-on encore écrier un poème après Auschwitz » ? Priver un homme de son histoire, de sa parole, de toute biographie, c’est l’isoler de tout lien avec ceux qui l’ont précédé et c’est le priver de tout lien avec ceux qui lui succèderont et devraient avoir la garde de sa mémoire. C’est le réduire à la « vie nue », à une non vie. C’est cela la nouvelle barbarie selon Benjamin. Un barbare pour un grec ou pour un romain est un homme qui ne n sachant pas parler le grec et le latin est un sauvage réduit à l’animalité. Montaigne le premier à dit ce qu’il fallait penser de ces sauvages « sans foi, ni roi ni loi » qui mangent de l’homme. Les cannibales dit-il mangent des hommes, mais il sont déjà morts, le civilisé lui les mange « tout vif » et cela à grande échelle. Baudrillard a bien mis en évidence ce cannibalisme propre à notre civilisation humaniste et universelle qui a littéralement dévoré les espaces, les richesses, les cultures aujourd’hui disparues, mais avec la satisfaction de les avoir muséographiées et par là dit on sauvées de l’oubli, tels des trophées de chasse. Cette entreprise s’est faite par un « déploiement monstrueux de la technique » par une technique mécaniquement dominante, une économie basée sur le calcul et le profit immédiat, l’accumulation de plus en plus privée des richesses et la mise en place de processus de raréfaction. Le cannibalisme à l’échelle de la planète fabrique de nouveaux « convertis » qui à l’image de ces nouveaux riches d’Ensor, pantins ridicules, exhibent leur mauvais goût et ne sont plus que des personnages de carnaval. En une année Bejing s’est convertie au café, à la pizza, au hamburger et au sandwich. La mode est de manger avec cuillère et fourchette. La télé chinoise coupe ses programmes pour faire la promotion de boissons gazeuses avec une esthétique digne de l’American Way of Life des années 25. Comme l’a écrit Billeter « La chine est devenue trois fois muette ». Au début du vingtième siècle à la suite de sa défaite après la « révolte des boxers », elle a « tourné le dos à Confucius ». Un directeur de galerie rencontré hier ignorait le nom de Shitao, l’un des plus célèbres peintres chinois du XIIIème. Les films d’histoire sont revus façon Walt Disney. A trois pas d’ici le Président Mao en culboto, est représenté tout de rouge vêtu, on peut reconnaître son célèbre uniforme aux poches plaquées, mais sa tête est celle d’un Mickey rubicond. La révolution culturelle et ses millions de morts sont un sujet tabou ; comme est tabou toute question touchant au gouvernement de ce pays. Par contre les nouveaux riches aux voitures européennes surdimensionnées se pavanent et sont bien de nouveaux personnages d’Ensor. Cette nouvelle barbarie consiste bien à tourner le dos à un ancien monde et à faire fi de toutes les expériences passées jugées vieillottes, dépassées, devenues obsolètes. « Du passé faisons table rase », ce slogan de l’internationale n’est plus seulement politique à moins de le faire ironiquement à la façon de Brecht : « le communisme n’est plus le partage des richesses mais le partage de la pauvreté », il est devenu culturellement notre façon d’être. Tourner le dos au passé s’inscrit bien évidemment dans la tradition des avant-gardes ? Les tableaux de Paul Klee nous dit Benjamin « sortent de la table de dessin ». Klee a été professeur au Bauhaus qui fut le lieu de naissance de l’art industriel et du Design. Ainsi les architectes Loos et Le Corbusier seront les inventeurs de la maison d’acier et de verre, « sans aura ». Le verre nous dit Benjamin ne retient aucune trace. Ici en arrière fond apparaît le côté positif de cette barbarie. L’appartement bourgeois haussmannien était encombré de biblots, de napperons , de portraits, de souvenirs de voyages, une véritables accumulation de traces, comme une sorte de musée personnel, racontant l’histoire particulière d’une famille qui étale sa réussite sociale. Jadis on entrait dans ces salons sur des patins de feutre, car l’étranger ne devait pas laisser de traces. D’où le conseil donné par Berthold Brecht au futur habitant des villes de verre : « Efface tes traces ». Quelle trace peut-on laisser dans un appartement de la Cité Radieuse réduit à une perfection millimétrique du modulor et dans lequel l’accumulation de souvenirs de vacances serait du dernier mauvais goût. De même les personnages de Scheerbart dans ses romans parle déjà une langue qui est nouvelle, reconstruite en tournant le dos à l’ancienne syntaxe. Ses personnages portent des noms déshumanisés à l’image des enfants de la Révolution qui s’appelait Octobre, Potemkine de même que nos enfants ne portent plus les prénoms de leurs pères, mais celui de vedettes de séries américaines, Kevin, Ashley, Gregory ou Mégane alors qu’une voiture du même fabriquant s‘appelle Picasso. La nouvelle barbarie a besoin d’une novlang. Nous connaissons ainsi le succès de nouveaux mots comme émergeant, clivant, réalité augmentée etc..
L’origine de cette nouvelle barbarie est à chercher selon
Benjamin dans ce qu’il appelle « le développement monstrueux de la technique ». On peut comprendre la violence de cette expression quand il nous parle de la première guerre mondiale qui fut la première guerre de matériel, et il y en aura d’autres plus dévastatrices encore en vies humaines, mais comment Descartes Einstein peuvent-ils participer de cette barbarie ? ` La barbarie est à prendre ici dans le sens conceptuel que lui donne W.B., faire table rase du passé. Descartes de ce point de vue est le premier philosophe qui prétend construire une métaphysique avec le seul usage de la raison et sans aucun recours à l’expérience. Si l’on est capable de penser par soi- même, nul n’est besoin de recourir à la connaissance des anciens. Il est même nécessaire avant de trouver une première certitude de faire table rase de toute connaissance ou de toute opinion. Cette idée de rupture nécessaire au commencement de toute science ou toute connaissance rationnelle aura un immense succès. Elle sera théorisée par Gaston Bachelard sous le terme de rupture épistémologique ou de coupure épistémologique par Louis Althusser. C’est ainsi que le terme de révolution appartenant au vocabulaire marxiste est devenu familier au langage épistémologique. Alexandre Koyré a justement parlé de révolution galiléenne et pour Einstein ici cité les althussériens ont inventé la notion de refonte, soit la reprise de la science depuis ses fondements, une sorte de révolution dan la révolution.. Naturellement cette notion de révolution s’applique aux techniques et ainsi on parle volontiers de révolution numérique ou digitale. En photographie une expression s’est imposée, « photographie émergente » qui exprime tout à fait une « cratio ex nihilo », une naissance à partir de rien. De toute évidence, cette révolution, cette nouvelle forme de « barbarie » est positive. Sur les ruines d’un ancien monde peut naître un monde nouveau. L’idée de progrès aidant on peut l’imaginer plus serein, plus efficace, plus juste, plus excitant aussi. A chaque révolution on imagine naturellement que l’on vit le Grand Soir. D’un point de vue technique, nos merveilleux objets, Iphones, diverses tablettes à obsolescence programmée sont immédiatement remplacés par des modèles, encore plus révolutionnaires. Révolution permanente ou barbarie toujours plus prégnante c’est selon.
Et si ces objets nous fascinent, c’est que nous en rêvons, et si
nous en rêvons c’est bien que ces écrans nous fabrique du rêve. Cette multiplication des images à fantasmer, jeux vidéo, personnages formatés, Benjamin ne pouvait l’imaginer en 19333 mais il en avait déjà une certaine idée. Mickey 1928, Hitler 1933, de même que le dictateur de Chaplin a eu raison du dictateur nazi, le personnage de Mickey, le Père Noël et d’autres icones de bandes dessinées, ainsi que le cinéma américain à la suite de Plan Marshall ont réussi la conquête de la vieille Europe avant d’entreprendre celle du restant du monde. J’ai pu voir à deux pas d’ici dans la quartier 798, quartier de Pékin consacré à l’art, une statue culbuto en résine rouge représentant Mao tsé Toung avec son grand uniforme à poches plaquées surmontée d’une tête de Mickey. Mickey a bien eu raison de Mao et la victoire du « tigre de papier » sur le géant communiste est désormais acquise et consommée. Oui l’homme moderne est devenu pauvre en expérience est devenu pauvre en récit ? Ainsi le Père Noël qui a remplacé Saint Nicolas. Qui se souvient encore de la légende de cet évêque qui ressuscite les enfants mis au saloir et rend une fois par an visite aux enfants sages pour leur apporter une orange, un pain d’épice. Son compagnon le Père Fouettard n’avait pas souvent l’occasion d’user de ses verges.
Désormais lui est préféré un personnage fabriqué de toutes
pièces, selon les lois de la marchandisation, pour un imaginaire de pure consommation, un personnage de super marché , le Père Noël. L’industrie hollywoodienne du film, l’industrie et le marché de la vidéo savent très bien, contre argent comptant, fournir à nos enfants un imaginaire préfabriqué et uniformisé qu’ils consomment de façon compulsionnelle, sans que leur propre imaginaire ou créativité ne soient jamais sollicitées .
Ce diagnostic de Benjamin sur la barbarie moderne date de
1933, et comme on vient de le voir et Mickey est toujours d’actualité et bien vivant et non pas mort dans un bunker en 1945. Pourtant pouvons dire que nous sommes devenus de plus en plus pauvres en expérience ?
A cette question Agamben philosophe contemporain propose la
réponse suivante : « Nous savons aujourd’hui, que pour détruire l’expérience point n’est besoin de catastrophe : la vie quotidienne suffit parfaitement en temps de paix à obtenir ce résultat. Dans une journée d’homme contemporain, il n’est presque plus rien en effet qui puisse se traduire en expérience : ni la lecture du journal, si riches en nouvelles irrémédiablement étrangères au lecteur même qu’elles concernent ; ni le temps passé dans les embouteillages au volant d’une voiture ; ni la traversée des enfers où s’engouffrent les rames du métro ; ni le cortège de manifestants, barrant soudain toute la rue ; ni la nappe de gaz lacrymogènes, qui s’effiloche entre les immeubles du centre- ville ; pas davantage les rafales d’armes automatiques qui éclatent on ne sait où, ni la file d’attente qui s’allonge devant les guichets d’une administration, ni la visite au supermarché ce nouveau pays de cocagne ; ni les instants d’éternité passés avec des inconnus, en ascenseurs ou en autobus, dans une muette promiscuité ; l’homme moderne rentre chez lui le soir épuisé par un fatras d’évènements divertissants ou ennuyeux, insolites ou ordinaires, agréables o
Enfance et Histoire 1978.
« La scène du crime », à propos de la photographie émergente.
Résumé d’une conférence donnée en 2015 au Musée Nièpce
de Chalon sur Saône, à l’ISIA à Urbino. ; à l’ENSP d’ Arles
En nous référant à Walter Benjamin et à sa « scène du crime »,
à Atget et sa distanciation du réel, ainsi qu’ à Baudrillard, et son « crime parfait », la disparition du réel, nous nous proposons d’interroger les notions de « photographie émergente », ou contemporaine, celle de « réalité virtuelle » ou de« réalité augmentée ». Ces expressions de la « novlangue » constituent une véritable « verneinung » dénégation (Freud). Ils disent une chose pour mieux refouler son contraire.
Nous montrons donc que la photographie émergente, n’est pas
une commencement, mais une fin, en cela, elle participe de « la technique comme achèvement de la métaphysique » (Heidegger).
Une conception mathématique du réel s’est imposée aux grecs
à partir de Pythagore et Platon, un modèle mathématique d’abord géométrique, l’Idée est la matrice des objets Icones, qui par imitation produisent le monde des Simulacres. Cette conception reste encore étroitement liée au concept de monde ; au cosmos, au couple Aletheia/Pseudos, le Vrai/le Semblant ; ce qui se montre, ce qui se cache ; à la nécessité de penser les hommes dans leur finitude, limités qu’ils sont par les monde des Dieux.
Le « tournant romain » (Heidegger) est contemporain de la «
fuite des dieux » (Plutarqer), de la « mort du Grand Pan. Le cosmos devient « realitas » soumise à l’Imperium. Commence alors la réalité « carnaval/cannibale » (Baudrillard), L’Aletheia/Pseudos, fait place à la Veritas/Falsum, falsum désignant le piège qui fait tomber l’adversaire, l’Imperium se donnant comme objectif politique de toujours repousser les limites.
Ce passage à la limite du monde à l’im-monde (Gérard Granel)
se réalisera avec l’invention de la perspective avec Brunelleschi, premier prototype de l’Ingénieur. Il invente la perspective et ainsi fait de la peinture une science, de même qu’il conçoit les mathématiques comme pratique, moyen par exemple de résoudre les problèmes posés à un architecte ; la construction de la coupole de Santa Maria del Fiore, par exemple. Nul n’ignore ici la place qu’a occupé Urbino dans cette révolution avec le cercle des Montefeltre, le mathématicien Luca de Pacioli inventeur de la comptabilité et de la Divine Proportion, Piero della Francesca. « La Cité Idéale », n’est-elle pas la première « scène du crime ». Le sujet n’est plus présent qu’au point de ligne de fuite pour disparaître dans la porte entrouverte du baptistère. Cette invention de la perspective géométrique se matérialisera dans la « camera obscura » qui reste le modèle de toutes les machines à photographier analogiques ou dialogiques. Enfin cette vision mathématique du monde sera celle de Galilée créateur de la science moderne ; « la nature est un grand livre ouvert devant nos yeux, il est écrit en langage mathématique, en cercles, carrés figures géométriques de toute forme ».
Descartes conduira la science au-delà de ses limites, par
l’invention de la géométrie analytique. Tout problème désormais pourra être résolu par le calcul, et la calculabilité ne connaît pas de limites, elle s’ouvre sur l’infini. « L’homme peut devenir comme le maître et possesseur de la nature ». Descartes est réellement le penseur du « Tout Numérique » et comme le dit Benjamin il inaugure « une Nouvelle Barbarie », positive celle là qui consiste à faire table rase du passé, « à devenir pauvre en expérience ». Ce geste d’une pensée émergente, comme si elle n’était précédée par rien, est précisément le geste de cette émergence d’une technique qui ne s’autorise que d’elle même, qui prétend définir une réalité augmentée, c’est-à-dire virtuelle, «un monde sans cachette », qui n’est que l’ombre d’une réalité disparue, l’ombre d’un monde épuisé, exploité, complètement « cannibalisé ». Le crime est parfait et Baudrillard peut se poser la question « Pourquoi y-a-t-il rien plutôt que quelque chose ? ».
L’histoire de la photographie peut témoigner de cette
transformation du monde en im-monde.
Benjamin en a été le contemporain et l’analyste. La
photographie primitive celle de Hill, Bayard, Cameron, participait encore du « sacré » et du mythe. L’ « aura » entoure l’œuvre d ‘art de mystère, proche elle est néanmoins lointaine, elle se donne et se tient en retrait, ici et maintenant elle a l’autorité de la chose, elle oblige à lever les yeux. Objet d’un culte, elle a une valeur quasi religieuse. Le progrès des techniques, donnant des possibilités accrues de reproduction, va conduire à un déclin de l’aura, à une exposition, à une multiplication toujours plus grande des images, à leur marchandisation, à une perte de l’ « aura ». Et pourtant ce sont les marchands, Disdéri, qui s’attribueront le titre d’artiste. Malgré l’impasse du pictorialisme, la photographie ne pourra retrouver son aura. Son avenir est la photographie « moderne », celle d’Atget, d’August Sander, de Rodtchenko. Une photographie qui comme le fait Atget montre la « scène du crime », non plus montrer ce qui est pittoresque, remarquable, mais les indices du crime, d’une réalité en disparition. La photographie ainsi nous rend le monde étranger pour en prendre conscience et politiquement le transformer.
Benjamin a sans aucun doute pu mesurer combien les
totalitarismes ont su utiliser les images non pas dans un sens libérateur mais de propagande et d’assujettissement à la fois dans un « national esthétisme » et dans « réalisme socialisme ». Aussi dans l’un de ses derniers texte se représente-t-il le progrès, comme le vent de l’histoire qui pousse au milieu d’une accumulation de ruines, l’Angelus Novus, (Paul Klee) à reculons, dans un avenir qu’il ne saurait voir.
Un monde qui derrière ses écrans fait table rase du passé, et
qui ne voyant pas plus loin que ses écrans se refuse de voir au delà e l’instant présent la catastrophe qui se prépare, n’est-ce pas la définition du « contemporain ». Disparition de la réalité réduite à rien par un cannibalisme mené à son terme, par épuisement des stocks, arraisonnement des individus au lois du marché et au cyberespace, substitution à la réalité en voie de disparition d’une réalité dite augmentée, mais qui n’est que virtuelle, simulée par des intelligences artificielles mais où tout est possible dans un monde de semblant et de stimulations qui transforme les sujets épars en supports d’effets spéciaux.
Cette phase d’épuisement est la marque de la fin de l’Histoire.
Fin de l’histoire de l’art que Hegel avait déjà conçue comme produite par l’immatérialité des œuvres. Fin de l’histoire de la philosophie programmée par les penseurs de la déconstruction, fin même du progrès technique qui arrive au terme de son processus de numérisation. Bien sûr il reste l’évènementiel, mais plus rien ne peut nous arriver, même si l’histoire n’en finit pas de finir, sous le masque d’un progrès technologique qui n’est qu’une obsolescence programmée des prothèses, téléphones aux applications multipliées, tablettes et écrans divers, que l’industrie informatique nous fabrique.
Pour Kojève lecteur de Hegel, la fin de l’histoire résulte de la
réalisation de l’ Etat Universel. On peut douter qu’un tel Etat soit réalisé, mais la mondialisation a imposé cette universalité sous la forme d’une par économie de marché qui impose un modèle universel de production et de consommation qui réduit l’homme selon Kojève à l’animalité c’est-à-dire à la simple satisfaction de besoins biologiques, ou de besoins artificiellement créés par le marché. En effet selon Kojeve l’homme ne peut accéder à l’humanité que par des conduites négatives qui nient et dépassent son animalité. L’homme de la réalité augmentée est ainsi devenu comme l’animal un être « pauvre en monde » réduit à vivre dans l’instantanéité des stimuli réponses qui ouvrent la voie à tous les conditionnements, et toutes les servitudes volontaires. Toutefois dans une note de la seconde édition de son ouvrage « Introduction à la Lecture de Hegel », et après un voyage au Japon, Kojève découvre une alternative à cette animalité post historique dans ce qu’il appellera le « snobisme », pratique du suicide rituel (Mishima) ou rituel extravagant de la cérémonie du thé, le Théâtre Nô, l'art des bouquets de fleurs. Sans doute s’il avait pu prendre connaissance de la politique moderne (il est mort en 1968) aurait-il vu dans le terrorisme, une nouvelle forme de l’activité kamikaze et dans le « tribalisme » la forme ultime de résistance à l’Universel de la mondialisation. Le « snobisme » selon Kojève, comme le refus de participer à un devenir moyen, médiocre pourrait s’appliquer à ces formes de résistance qui en photographie résistent à la dématérialisation actuelle de l’art. La photographie a toujours donné une place prépondérante aux amateurs, à ces originaux comme Niépce, ou Talbot qui était un authentique snob, Bayard ,Hill, Julia Cameron au fort tempérament aristocratique. Sans compter ces autres snobs que furent Sieglitz, Demachy et les cercles pictorialistes mondains.
Peut-être que le mouvement Lomo, le retour à des pratiques
anciennes et pauvres, conservatrices de techniques primitives ; sténopé, camera povera, collodion, tirages aux sels de fer ; cyanotypes et tirage platine participent-ils d’un mouvement snob qui sait utiliser les réseaux sociaux avec formation de groupes internationaux riches en expériences.
Ces mouvements sont en continuité avec une longue tradition
antiautoritaire et conservatrice. « Tout ce qui n’est pas conservateur est réactionnaire » Annah Arendt ; « I would prefer not to » Bartleby ; La Boétie et De la Servitude Volontaire, on peut se soumettre à un autorité sans pour autant vouloir la servir et l’aimer, l’anarchisme conservateur de Georges Orwell, la recommandation enfin que nous donne Brecht au futur habitant des villes : « Efface tes traces » celle de Gérard Granel : « Attention, tenez-vous éloignés des quais, fermeture automatique des portes ».
Heidegger : « Qu’est-ce que la technique ? »
Benjamin : « La petite histoire de la photographie », « Expérience et Pauvreté
Essais d'un dictionnaire universel: Contenant généralement tous les mots François tant vieux que modernes, & les termes de toutes les Sciences & des Arts