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A propos du texte de Benjamin « Expérience et Pauvreté »

Benjamin a vécu une enfance heureuse, mais avec un destin


qui est celui du « petit bossu » des contes allemands. Il a
entrepris des études de philosophie mais n’a jamais été
reconnu par l’Université Allemande. Privé de toute activité
professorale, il a vécu d’expédient , en particulier de nombreux
écrits pour des revues littéraires comme c’est le cas pour «
Expérience et Pauvreté », écrit en 1933 pour la revue « Die
Welt im Wort » à Ibiza où il a trouvé exil, au moment de l’arrivée
de Hitler au pouvoir. Il a dès lors mené une vie errante et
quelque peu parasitaire chichement financé qu’il était par
l’Ecole de Franckfort d’Adorno et Horkheimer. Adorno défendait
une ligne très léniniste alors que lui-même restait proche de
Brecht peu favorable à l’idée d’une avant-garde du prolétariat. Il
fit deux longs séjours à Paris où il passa ses journées à la
Bibliothèque Nationale à collecter les fragments qui
constitueront son livre majeur sur le dix neuvième siècle
français « Les passages » Deux ans avant cet article il avait
publié sa « Petite histoire de la photographie qui développe une
thématique très voisine, la « scène du crime », étant assez
proche sans sa thématique de l’idée d’une nouvelle barbarie.
Atget n’est-il pas le photographe qui tourne le dos à la tradition
et au pictorialisme.
Le texte fait clairement allusion à la situation de l’Allemagne et
de l’Europe en 1933, à la barbarie de destruction que fut la
guerre de 14-18, guerre de position, guerre de Mobilisation
Générale, guerre innommable dont les survivants ne pouvaient
revenir que muets , à la crise économique et à l’inflation
galopante que connaît l’Allemagne à cette époque, et à la
misère qui l’accompagne. à l’arrivée de pouvoirs dictatoriaux
fascistes et antisémites dans presque toute l’Europe.
Mais la thèse Benjamin ne concerne pas cette pauvreté là,
matérielle mais une autre pauvreté que l’on pourrait dire
spirituelle, qui touche la culture. « Une toute nouvelle pauvreté
s’est abattue avec le développement de la barbarie ». A la
barbarie catastrophique et négative a succédé une nouvelle
barbarie à la fois négative et positive. Négative, elle l’est en
tournant le dos au passé, aux expériences accumulées par les
générations précédentes, elle fait table rase du passé.
Néanmoins elle peut être positive en rendant possible un
nouveau commencement ?
Qu’est-ce que Benjamin entend par expérience et que peut
vouloir dire l’expression devenir pauvre en expérience ?
En quoi cette pauvreté peut –elle être dite une barbarie ? Et en
quoi celle–ci peut-elle être positive ?
Enfin ce texte a-t-il encore une actualité ?

L’expérience au sens classique a d’abord un sens empirique et


constitue l’ensemble de ce que peut acquérir un individu en
savoir-faire, en opinions, en croyances au cours d’une
existence. C’est par expérience que l’on apprend à faire la
vaisselle y compris en haute montagne, c’est par expérience
que l’on devient chrétien ou autre, et même la foi, voire l’extase
mystique relève d’une expérience. Cette expérience est non
seulement acquise par chacune de nos activités propres, mais
elle est surtout transmise de père à fils, du maître à l’élève, de
l’artisan à son apprenti, du livre à son lecteur, par les nouveaux
moyens moderne de communication et d’information. Il apparaît
ici que l’expérience fait récit, elle est ce dont on parle, ce qui
peut se raconter, même si certaines relevant de l’extrême
restent indicibles du moins tente-t-on de les dire ainsi que le fait
le poème.
A cette expérience s’oppose une autre expérience, scientifique
cette fois qui construite selon un raisonnement hypothétique et
rationnel vient confirmer ou infirmer une idée qui jusque là n’a
eu qu’une existence théorique.
Comme le montre ici Benjamin, l’expérience, le mot allemand «
erfahrung » évoque le voyage, le recours à la parole et au récit.
Une expérience est ce qui peut ici se raconter. Ici selon Esope,
la parole du vieux laboureur à ses enfants en les invitant à
rechercher un trésor, leur transmet son expérience qui est un
trésor caché : la richesse ne se trouve que dans le travail. Cette
transmission orale des contes, des légendes, des mythes est
essentielle au fonctionnement de toute société et à la
survivance de sa culture, au fait que chacun peut y trouver sa
place. L’expérience est donc le récit qui rend vivante la relation
sociale comme tradition et culture ? On peut ainsi se
reconnaître dans cette pensée d’Annah Arendt, cousine de
benjamin, selon laquelle naître, c’est entrer dans un monde qui
nous accueille, dont nous aurons la garde, ce qui fait de tout
homme le conservateur d’un monde auquel il peut ajouter sa
marque, mais dont il est comptable et qu’il doit rendre après
l’avoir reçu à la génération qui vient. « Tout ce qui n’est pas
conservateur est réactionnaire » affirme Annah Arendt dans un
petit texte au titre révélateur : « Pourquoi le petit John ne sait
pas lire ».
C’est à ce côté conservateur progressiste que l’on retrouve
chez Benjamin à la fais marxiste et féru de mystique juive ?
En quoi l’homme est-il devenu « pauvre en expérience ». Etre
pauvre en expérience, ce n’est pas être privé d’expérience du
tout, ce qui serait impossible, mais c’est être réduit à
l’expérience d’une vie nue » comme le dira plus tard le
philosophe Agamben. « Une vie nue » est une vie dont il n’y a
rien à dire. Il est né, il a vécu, il est mort. Cette vie Zoé en grec
est la vie simplement vitale réduite à sa simple reproduction.
Comment rester en vie était la seule préoccupation de
combattant de 14.
Zoé est opposé à Bios, la vraie, celle qui se raconte, telle la vie
d’Ulysse qui n’en finit pas de rentrer chez lui, toujours en
voyage.

La barbarie sauvage peut se résumer aux quarante millions de


mort de la première guerre. La nouvelle barbarie est celle de la
guerre mécanique, industrielle, qui prive le soldat de tout exploit
et qui le rend muet devant une expérience innommable, dont il
ne saurait rien dire. On sait comment cette mort industrielle et
programmée n’a fait que continuer dans le siècle. Rares sont
ceux qui ont fait le récit de l’holocauste. Primo Levi est
l’exception, mais n’a pu supporter l’idée de l’avoir fait et s’est
suicidé. Aussi Adorno pouvait-il s’interroger : « Peut-on encore
écrier un poème après Auschwitz » ?
Priver un homme de son histoire, de sa parole, de toute
biographie, c’est l’isoler de tout lien avec ceux qui l’ont précédé
et c’est le priver de tout lien avec ceux qui lui succèderont et
devraient avoir la garde de sa mémoire. C’est le réduire à la «
vie nue », à une non vie. C’est cela la nouvelle barbarie selon
Benjamin.
Un barbare pour un grec ou pour un romain est un homme qui
ne n sachant pas parler le grec et le latin est un sauvage réduit
à l’animalité. Montaigne le premier à dit ce qu’il fallait penser de
ces sauvages « sans foi, ni roi ni loi » qui mangent de l’homme.
Les cannibales dit-il mangent des hommes, mais il sont déjà
morts, le civilisé lui les mange « tout vif » et cela à grande
échelle. Baudrillard a bien mis en évidence ce cannibalisme
propre à notre civilisation humaniste et universelle qui a
littéralement dévoré les espaces, les richesses, les cultures
aujourd’hui disparues, mais avec la satisfaction de les avoir
muséographiées et par là dit on sauvées de l’oubli, tels des
trophées de chasse. Cette entreprise s’est faite par un
« déploiement monstrueux de la technique » par une technique
mécaniquement dominante, une économie basée sur le calcul
et le profit immédiat, l’accumulation de plus en plus privée des
richesses et la mise en place de processus de raréfaction.
Le cannibalisme à l’échelle de la planète fabrique de nouveaux
« convertis » qui à l’image de ces nouveaux riches d’Ensor,
pantins ridicules, exhibent leur mauvais goût et ne sont plus
que des personnages de carnaval. En une année Bejing s’est
convertie au café, à la pizza, au hamburger et au sandwich. La
mode est de manger avec cuillère et fourchette. La télé chinoise
coupe ses programmes pour faire la promotion de boissons
gazeuses avec une esthétique digne de l’American Way of Life
des années 25. Comme l’a écrit Billeter « La chine est devenue
trois fois muette ». Au début du vingtième siècle à la suite de sa
défaite après la « révolte des boxers », elle a « tourné le dos à
Confucius ». Un directeur de galerie rencontré hier ignorait le
nom de Shitao, l’un des plus célèbres peintres chinois du
XIIIème. Les films d’histoire sont revus façon Walt Disney. A
trois pas d’ici le Président Mao en culboto, est représenté tout
de rouge vêtu, on peut reconnaître son célèbre uniforme aux
poches plaquées, mais sa tête est celle d’un Mickey rubicond.
La révolution culturelle et ses millions de morts sont un sujet
tabou ; comme est tabou toute question touchant au
gouvernement de ce pays. Par contre les nouveaux riches aux
voitures européennes surdimensionnées se pavanent et sont
bien de nouveaux personnages d’Ensor.
Cette nouvelle barbarie consiste bien à tourner le dos à un
ancien monde et à faire fi de toutes les expériences passées
jugées vieillottes, dépassées, devenues obsolètes. « Du passé
faisons table rase », ce slogan de l’internationale n’est plus
seulement politique à moins de le faire ironiquement à la façon
de Brecht : « le communisme n’est plus le partage des
richesses mais le partage de la pauvreté », il est devenu
culturellement notre façon d’être.
Tourner le dos au passé s’inscrit bien évidemment dans la
tradition des avant-gardes ? Les tableaux de Paul Klee nous dit
Benjamin « sortent de la table de dessin ». Klee a été
professeur au Bauhaus qui fut le lieu de naissance de l’art
industriel et du Design. Ainsi les architectes Loos et Le
Corbusier seront les inventeurs de la maison d’acier et de verre,
« sans aura ». Le verre nous dit Benjamin ne retient aucune
trace. Ici en arrière fond apparaît le côté positif de cette
barbarie. L’appartement bourgeois haussmannien était
encombré de biblots, de napperons , de portraits, de souvenirs
de voyages, une véritables accumulation de traces, comme une
sorte de musée personnel, racontant l’histoire particulière d’une
famille qui étale sa réussite sociale. Jadis on entrait dans ces
salons sur des patins de feutre, car l’étranger ne devait pas
laisser de traces. D’où le conseil donné par Berthold Brecht au
futur habitant des villes de verre : « Efface tes traces ». Quelle
trace peut-on laisser dans un appartement de la Cité Radieuse
réduit à une perfection millimétrique du modulor et dans lequel
l’accumulation de souvenirs de vacances serait du dernier
mauvais goût.
De même les personnages de Scheerbart dans ses romans
parle déjà une langue qui est nouvelle, reconstruite en tournant
le dos à l’ancienne syntaxe. Ses personnages portent des
noms déshumanisés à l’image des enfants de la Révolution qui
s’appelait Octobre, Potemkine de même que nos enfants ne
portent plus les prénoms de leurs pères, mais celui de vedettes
de séries américaines, Kevin, Ashley, Gregory ou Mégane alors
qu’une voiture du même fabriquant s‘appelle Picasso. La
nouvelle barbarie a besoin d’une novlang. Nous connaissons
ainsi le succès de nouveaux mots comme émergeant, clivant,
réalité augmentée etc..

L’origine de cette nouvelle barbarie est à chercher selon


Benjamin dans ce qu’il appelle « le développement monstrueux
de la technique ». On peut comprendre la violence de cette
expression quand il nous parle de la première guerre mondiale
qui fut la première guerre de matériel, et il y en aura d’autres
plus dévastatrices encore en vies humaines, mais comment
Descartes Einstein peuvent-ils participer de cette barbarie ?
` La barbarie est à prendre ici dans le sens conceptuel que lui
donne W.B., faire table rase du passé. Descartes de ce point de
vue est le premier philosophe qui prétend construire une
métaphysique avec le seul usage de la raison et sans aucun
recours à l’expérience. Si l’on est capable de penser par soi-
même, nul n’est besoin de recourir à la connaissance des
anciens. Il est même nécessaire avant de trouver une première
certitude de faire table rase de toute connaissance ou de toute
opinion.
Cette idée de rupture nécessaire au commencement de toute
science ou toute connaissance rationnelle aura un immense
succès. Elle sera théorisée par Gaston Bachelard sous le terme
de rupture épistémologique ou de coupure épistémologique par
Louis Althusser. C’est ainsi que le terme de révolution
appartenant au vocabulaire marxiste est devenu familier au
langage épistémologique. Alexandre Koyré a justement parlé
de révolution galiléenne et pour Einstein ici cité les
althussériens ont inventé la notion de refonte, soit la reprise de
la science depuis ses fondements, une sorte de révolution dan
la révolution..
Naturellement cette notion de révolution s’applique aux
techniques et ainsi on parle volontiers de révolution numérique
ou digitale. En photographie une expression s’est imposée,
« photographie émergente » qui exprime tout à fait une « cratio
ex nihilo », une naissance à partir de rien.
De toute évidence, cette révolution, cette nouvelle forme de «
barbarie » est positive. Sur les ruines d’un ancien monde peut
naître un monde nouveau. L’idée de progrès aidant on peut
l’imaginer plus serein, plus efficace, plus juste, plus excitant
aussi. A chaque révolution on imagine naturellement que l’on vit
le Grand Soir. D’un point de vue technique, nos merveilleux
objets, Iphones, diverses tablettes à obsolescence programmée
sont immédiatement remplacés par des modèles, encore plus
révolutionnaires. Révolution permanente ou barbarie toujours
plus prégnante c’est selon.

Et si ces objets nous fascinent, c’est que nous en rêvons, et si


nous en rêvons c’est bien que ces écrans nous fabrique du
rêve. Cette multiplication des images à fantasmer, jeux vidéo,
personnages formatés, Benjamin ne pouvait l’imaginer en
19333 mais il en avait déjà une certaine idée. Mickey 1928,
Hitler 1933, de même que le dictateur de Chaplin a eu raison
du dictateur nazi, le personnage de Mickey, le Père Noël et
d’autres icones de bandes dessinées, ainsi que le cinéma
américain à la suite de Plan Marshall ont réussi la conquête de
la vieille Europe avant d’entreprendre celle du restant du
monde. J’ai pu voir à deux pas d’ici dans la quartier 798,
quartier de Pékin consacré à l’art, une statue culbuto en résine
rouge représentant Mao tsé Toung avec son grand uniforme à
poches plaquées surmontée d’une tête de Mickey. Mickey a
bien eu raison de Mao et la victoire du « tigre de papier » sur le
géant communiste est désormais acquise et consommée.
Oui l’homme moderne est devenu pauvre en expérience est
devenu pauvre en récit ? Ainsi le Père Noël qui a remplacé
Saint Nicolas. Qui se souvient encore de la légende de cet
évêque qui ressuscite les enfants mis au saloir et rend une fois
par an visite aux enfants sages pour leur apporter une orange,
un pain d’épice. Son compagnon le Père Fouettard n’avait pas
souvent l’occasion d’user de ses verges.

Désormais lui est préféré un personnage fabriqué de toutes


pièces, selon les lois de la marchandisation, pour un imaginaire
de pure consommation, un personnage de super marché , le
Père Noël.
L’industrie hollywoodienne du film, l’industrie et le marché de la
vidéo savent très bien, contre argent comptant, fournir à nos
enfants un imaginaire préfabriqué et uniformisé qu’ils
consomment de façon compulsionnelle, sans que leur propre
imaginaire ou créativité ne soient jamais sollicitées .

Ce diagnostic de Benjamin sur la barbarie moderne date de


1933, et comme on vient de le voir et Mickey est toujours
d’actualité et bien vivant et non pas mort dans un bunker en
1945. Pourtant pouvons dire que nous sommes devenus de
plus en plus pauvres en expérience ?

A cette question Agamben philosophe contemporain propose la


réponse suivante :
« Nous savons aujourd’hui, que pour détruire l’expérience point
n’est besoin de catastrophe : la vie quotidienne suffit
parfaitement en temps de paix à obtenir ce résultat. Dans une
journée d’homme contemporain, il n’est presque plus rien en
effet qui puisse se traduire en expérience : ni la lecture du
journal, si riches en nouvelles irrémédiablement étrangères au
lecteur même qu’elles concernent ; ni le temps passé dans les
embouteillages au volant d’une voiture ; ni la traversée des
enfers où s’engouffrent les rames du métro ; ni le cortège de
manifestants, barrant soudain toute la rue ; ni la nappe de gaz
lacrymogènes, qui s’effiloche entre les immeubles du centre-
ville ; pas davantage les rafales d’armes automatiques qui
éclatent on ne sait où, ni la file d’attente qui s’allonge devant les
guichets d’une administration, ni la visite au supermarché ce
nouveau pays de cocagne ; ni les instants d’éternité passés
avec des inconnus, en ascenseurs ou en autobus, dans une
muette promiscuité ; l’homme moderne rentre chez lui le soir
épuisé par un fatras d’évènements divertissants ou ennuyeux,
insolites ou ordinaires, agréables o

Enfance et Histoire 1978.


« La scène du crime », à propos de la photographie émergente.

Résumé d’une conférence donnée en 2015 au Musée Nièpce


de Chalon sur Saône, à l’ISIA à Urbino. ; à l’ENSP d’ Arles

En nous référant à Walter Benjamin et à sa « scène du crime »,


à Atget et sa distanciation du réel, ainsi qu’ à Baudrillard, et son
« crime parfait », la disparition du réel, nous nous proposons
d’interroger les notions de « photographie émergente », ou
contemporaine, celle de « réalité virtuelle » ou de« réalité
augmentée ». Ces expressions de la « novlangue » constituent
une véritable « verneinung » dénégation (Freud). Ils disent une
chose pour mieux refouler son contraire.

Nous montrons donc que la photographie émergente, n’est pas


une commencement, mais une fin, en cela, elle participe de « la
technique comme achèvement de la métaphysique »
(Heidegger).

Une conception mathématique du réel s’est imposée aux grecs


à partir de Pythagore et Platon, un modèle mathématique
d’abord géométrique, l’Idée est la matrice des objets Icones, qui
par imitation produisent le monde des Simulacres. Cette
conception reste encore étroitement liée au concept de monde ;
au cosmos, au couple Aletheia/Pseudos, le Vrai/le Semblant ;
ce qui se montre, ce qui se cache ; à la nécessité de penser les
hommes dans leur finitude, limités qu’ils sont par les monde des
Dieux.

Le « tournant romain » (Heidegger) est contemporain de la «


fuite des dieux » (Plutarqer), de la « mort du Grand Pan. Le
cosmos devient « realitas » soumise à l’Imperium. Commence
alors la réalité « carnaval/cannibale » (Baudrillard),
L’Aletheia/Pseudos, fait place à la Veritas/Falsum, falsum
désignant le piège qui fait tomber l’adversaire, l’Imperium se
donnant comme objectif politique de toujours repousser les
limites.

Ce passage à la limite du monde à l’im-monde (Gérard Granel)


se réalisera avec l’invention de la perspective avec
Brunelleschi, premier prototype de l’Ingénieur. Il invente la
perspective et ainsi fait de la peinture une science, de même
qu’il conçoit les mathématiques comme pratique, moyen par
exemple de résoudre les problèmes posés à un architecte ; la
construction de la coupole de Santa Maria del Fiore, par
exemple. Nul n’ignore ici la place qu’a occupé Urbino dans
cette révolution avec le cercle des Montefeltre, le
mathématicien Luca de Pacioli inventeur de la comptabilité et
de la Divine Proportion, Piero della Francesca. « La Cité Idéale
», n’est-elle pas la première « scène du crime ». Le sujet n’est
plus présent qu’au point de ligne de fuite pour disparaître dans
la porte entrouverte du baptistère. Cette invention de la
perspective géométrique se matérialisera dans la « camera
obscura » qui reste le modèle de toutes les machines à
photographier analogiques ou dialogiques. Enfin cette vision
mathématique du monde sera celle de Galilée créateur de la
science moderne ; « la nature est un grand livre ouvert devant
nos yeux, il est écrit en langage mathématique, en cercles,
carrés figures géométriques de toute forme ».

Descartes conduira la science au-delà de ses limites, par


l’invention de la géométrie analytique. Tout problème
désormais pourra être résolu par le calcul, et la calculabilité ne
connaît pas de limites, elle s’ouvre sur l’infini. « L’homme peut
devenir comme le maître et possesseur de la nature ».
Descartes est réellement le penseur du « Tout Numérique » et
comme le dit Benjamin il inaugure « une Nouvelle Barbarie »,
positive celle là qui consiste à faire table rase du passé, « à
devenir pauvre en expérience ». Ce geste d’une pensée
émergente, comme si elle n’était précédée par rien, est
précisément le geste de cette émergence d’une technique qui
ne s’autorise que d’elle même, qui prétend définir une réalité
augmentée, c’est-à-dire virtuelle, «un monde sans cachette »,
qui n’est que l’ombre d’une réalité disparue, l’ombre d’un
monde épuisé, exploité, complètement « cannibalisé ». Le
crime est parfait et Baudrillard peut se poser la question «
Pourquoi y-a-t-il rien plutôt que quelque chose ? ».

L’histoire de la photographie peut témoigner de cette


transformation du monde en im-monde.

Benjamin en a été le contemporain et l’analyste. La


photographie primitive celle de Hill, Bayard, Cameron,
participait encore du « sacré » et du mythe. L’ « aura » entoure
l’œuvre d ‘art de mystère, proche elle est néanmoins lointaine,
elle se donne et se tient en retrait, ici et maintenant elle a
l’autorité de la chose, elle oblige à lever les yeux. Objet d’un
culte, elle a une valeur quasi religieuse. Le progrès des
techniques, donnant des possibilités accrues de reproduction,
va conduire à un déclin de l’aura, à une exposition, à une
multiplication toujours plus grande des images, à leur
marchandisation, à une perte de l’ « aura ». Et pourtant ce sont
les marchands, Disdéri, qui s’attribueront le titre d’artiste.
Malgré l’impasse du pictorialisme, la photographie ne pourra
retrouver son aura. Son avenir est la photographie « moderne
», celle d’Atget, d’August Sander, de Rodtchenko. Une
photographie qui comme le fait Atget montre la « scène du
crime », non plus montrer ce qui est pittoresque, remarquable,
mais les indices du crime, d’une réalité en disparition. La
photographie ainsi nous rend le monde étranger pour en
prendre conscience et politiquement le transformer.

Benjamin a sans aucun doute pu mesurer combien les


totalitarismes ont su utiliser les images non pas dans un sens
libérateur mais de propagande et d’assujettissement à la fois
dans un « national esthétisme » et dans « réalisme socialisme
». Aussi dans l’un de ses derniers texte se représente-t-il le
progrès, comme le vent de l’histoire qui pousse au milieu d’une
accumulation de ruines, l’Angelus Novus, (Paul Klee) à
reculons, dans un avenir qu’il ne saurait voir.

Un monde qui derrière ses écrans fait table rase du passé, et


qui ne voyant pas plus loin que ses écrans se refuse de voir au
delà e l’instant présent la catastrophe qui se prépare, n’est-ce
pas la définition du « contemporain ». Disparition de la réalité
réduite à rien par un cannibalisme mené à son terme, par
épuisement des stocks, arraisonnement des individus au lois du
marché et au cyberespace, substitution à la réalité en voie de
disparition d’une réalité dite augmentée, mais qui n’est que
virtuelle, simulée par des intelligences artificielles mais où tout
est possible dans un monde de semblant et de stimulations qui
transforme les sujets épars en supports d’effets spéciaux.

Cette phase d’épuisement est la marque de la fin de l’Histoire.


Fin de l’histoire de l’art que Hegel avait déjà conçue comme
produite par l’immatérialité des œuvres. Fin de l’histoire de la
philosophie programmée par les penseurs de la déconstruction,
fin même du progrès technique qui arrive au terme de son
processus de numérisation. Bien sûr il reste l’évènementiel,
mais plus rien ne peut nous arriver, même si l’histoire n’en finit
pas de finir, sous le masque d’un progrès technologique qui
n’est qu’une obsolescence programmée des prothèses,
téléphones aux applications multipliées, tablettes et écrans
divers, que l’industrie informatique nous fabrique.

Pour Kojève lecteur de Hegel, la fin de l’histoire résulte de la


réalisation de l’ Etat Universel. On peut douter qu’un tel Etat soit
réalisé, mais la mondialisation a imposé cette universalité sous
la forme d’une par économie de marché qui impose un modèle
universel de production et de consommation qui réduit l’homme
selon Kojève à l’animalité c’est-à-dire à la simple satisfaction de
besoins biologiques, ou de besoins artificiellement créés par le
marché. En effet selon Kojeve l’homme ne peut accéder à
l’humanité que par des conduites négatives qui nient et
dépassent son animalité. L’homme de la réalité augmentée est
ainsi devenu comme l’animal un être « pauvre en monde »
réduit à vivre dans l’instantanéité des stimuli réponses qui
ouvrent la voie à tous les conditionnements, et toutes les
servitudes volontaires.
Toutefois dans une note de la seconde édition de son ouvrage
« Introduction à la Lecture de Hegel », et après un voyage au
Japon, Kojève découvre une alternative à cette animalité post
historique dans ce qu’il appellera le « snobisme », pratique du
suicide rituel (Mishima) ou rituel extravagant de la cérémonie du
thé, le Théâtre Nô, l'art des bouquets de fleurs. Sans doute s’il
avait pu prendre connaissance de la politique moderne (il est
mort en 1968) aurait-il vu dans le terrorisme, une nouvelle
forme de l’activité kamikaze et dans le « tribalisme » la forme
ultime de résistance à l’Universel de la mondialisation.
Le « snobisme » selon Kojève, comme le refus de participer à
un devenir moyen, médiocre pourrait s’appliquer à ces formes
de résistance qui en photographie résistent à la
dématérialisation actuelle de l’art.
La photographie a toujours donné une place prépondérante aux
amateurs, à ces originaux comme Niépce, ou Talbot qui était un
authentique snob, Bayard ,Hill, Julia Cameron au fort
tempérament aristocratique. Sans compter ces autres snobs
que furent Sieglitz, Demachy et les cercles pictorialistes
mondains.

Peut-être que le mouvement Lomo, le retour à des pratiques


anciennes et pauvres, conservatrices de techniques primitives ;
sténopé, camera povera, collodion, tirages aux sels de fer ;
cyanotypes et tirage platine participent-ils d’un mouvement
snob qui sait utiliser les réseaux sociaux avec formation de
groupes internationaux riches en expériences.

Ces mouvements sont en continuité avec une longue tradition


antiautoritaire et conservatrice. « Tout ce qui n’est pas
conservateur est réactionnaire » Annah Arendt ; « I would
prefer not to » Bartleby ; La Boétie et De la Servitude
Volontaire, on peut se soumettre à un autorité sans pour autant
vouloir la servir et l’aimer, l’anarchisme conservateur de
Georges Orwell, la recommandation enfin que nous donne
Brecht au futur habitant des villes :
« Efface tes traces »
celle de Gérard Granel :
« Attention, tenez-vous éloignés des quais, fermeture
automatique des portes ».

Heidegger : « Qu’est-ce que la technique ? »


Benjamin : « La petite histoire de la photographie »,
« Expérience et Pauvreté

Jean-Claude Mougin

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