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Jean-Claude Mougin

HEIDEGGER, LE QUADRIPARTI

La nuit du quatuor

1
à Christiane
Fassnacht

2
La nuit du quatuor

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Et le nomade se lève devant sa tente, le soleil est au zénith
et tout autour dorment les déserts et derrière eux les pays
et les peuples. Et au dessus du désert plane la Fata
Morgana, tout d’abord entièrement blême et comme
effacée, puis riche en couleurs et aux contours définis, telle
la véritable vie, la vie concrète. Et de nouveau tombe la
cendre sur la splendeur, mais l’image est comme gravée
dans l’œil du nomade, et lorsqu’il se lève avec ses
troupeaux pour de nouveau errer dans le désert, seul, loin
des hommes, alors dans l’image sombre de son esprit se
développe une obscure méditation, et dans l’eau noire de
cette méditation se reflète le ciel nocturne de l’énigmatique
avenir, parsemé de ses grandes et silencieuses étoiles.

Ola Hansson « Nietzsche »

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Avant propos sur la notion de « geviert »

Le mot « geviert » reste un mot peu usité en allemand


classique, mais Heidegger habitué à un usage peu
orthodoxe de la langue, considère que pour lui pour lui la
langue parle, et ce sont les mots eux-mêmes qui pensent,
ce qui par conséquent rend presque impossible leur
traduction dans toute autre langue.

Geviert est composé du préfixe « ge » qui a le sens de ce


qui rassemble et « viert » mot dérivé de « vier » qui veut
dire quatre.

Le « Geviert » a donc le sens de ce qui rassemble les


quatre en une unité. Il en a été donné en français des
traductions diverses telles que « quadriparti », alors que le
mot qui s’impose de lui-même est quatuor. Qui dit mieux
cette unité de quatre que ce long travail qui amènent quatre
concertistes, à cette sorte de perfection dans l’entente, à
ce « ne faire qu’un » qui dans l’avènement de la musique
conduit à tous les ravissements.

La notion de « Geviert » comme unité des quatre, le ciel, la


terre, les mortels, les divins apparaît dans l’œuvre
d ‘Heidegger dès 1937 quand il commence à développer
une conception de l’« Ereignis » comme Avènement de
l’être. Cette notion de « Geviert » est d’abord élaboré dans
le texte sur « l’Origine de l’Oeuvre d’art » dans lequel
Heidegger montre comment le temple grec ou toute œuvre

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d’art s’ouvre à un monde entre le ciel et la terre dans un
face à face entre les hommes et les dieux.

Mais c’est dans sa conférence « La Chose » qu’Heidegger


déploie au mieux le jeu de miroir dont le quatuor est fait, et
cela dans une langue d’une rare complexité.

« Les hommes à qui il est donné d’habiter le monde ont dès


lors la tache de ménager le quatuor des quatre en portant
le foyer de son déploiement au cœur des choses ».

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LA NUIT

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La nuit tombe. En réalité elle se lève, car lorsque la courbe du
soleil franchit la crête de la falaise, c’est bien l’ombre de la
nuit qui monte le long de votre corps jusqu’à vous engloutir
dans la pénombre alors que l’une après l’autre sous les
doigts d’Arturo Benedetto Michelangeli frappent à nos oreilles
les notes de la Chaconne de Bach.

A l’approche du tropique du cancer dans les zones


subsahariennes, c’est quasi instantanément que s’installe
la pénombre, et que s’illumine le ciel qui désormais
occupera tout l’espace. Alors, pour qui sait nommer les
étoiles et les constellations, apparaissent à l’horizon Vénus,
l’étoile du berger, puis Orion, le Verseau, les Gémeaux….
la Voie Lactée qui de part en part traverse le ciel, alors que
les planètes, se répartissant selon des proportions
musicales, qu’ont su reconnaître les pythagoriciens,
chantent la « musique des sphères », musique inaudible
jouée par Orphée sur une cithare sans cordes.

Des feux s’allument à l’entrée des tentes, on entend le bruit


des chèvres qui reviennent du plateau, les cris des garçons
qui courent parmi les pierres, celui des chiens, quelques
chameaux qui blatèrent. Les feux s’éteignent, les voix ne
sont plus que chuchotements, les corps se rapprochent,
certains s’étreignent ;

« quand les prend le chasseur, le long sommeil nocturne »


Sapphô

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La Nuit est là dans toute sa puissance, dans toute son
étendue, alors que s’organise sur la terre et dans le ciel la
vie des « nocturnes ».

Les philosophes et Heidegger en particulier ont peu parlé


de la nuit. A la nuit ils ont préféré, le non-être, le vide. Seul
des mystiques comme Saint Jean de la Croix ont trouvé
Dieu dans la nuit mystique là où de Dieu on ne peut rien
dire, si ce n’est qu’il est l’Aimé, l’Absent.

Heidegger s’en souviendra quand il définira l’être par la


différence avec les étants. L’être est, mais n’étant rien
d’étant, il n’est ni dieu ni quoique ce soit d’autre du monde.
A proprement parler il n’est rien « Nichts ». Et pourtant
l’homme, le Dasein cet être qui est le là de l’être, n’est
homme que parce qu’il se pose la question de l’être et de
cette différence.

Même si notre monde n’est qu’une caverne plongée dans la


pénombre, dans laquelle nous ne vivons plus que face à
des écrans, au point que nous finissons par croire qu’il n’y
a plus de « réalité qu’augmentée », nous savons bien nous
que le vrai monde est ailleurs dans la clarté du jour, dans la
nature dont nous avons fait notre dispositif. Nous pouvons
en disposer, nous en disposons, au point de transformer le
monde en « im-monde » en un monde qui fait table rase du
passé, de sa culture et qui ne voyant pas plus loin que ses
écrans se refuse de voir au delà de l’instant présent la
catastrophe qui se prépare, qui est déjà là. Disparition de la
réalité réduite à rien par un cannibalisme mené à son terme
par épuisement des stocks, arraisonnement des individus
au lois du marché et au cyberespace, substitution à la
réalité en voie de disparition d’une réalité qui n’est que plus
que virtuelle, simulée par des intelligences artificielles mais
où tout devient possible dans un monde de semblants et de

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stimulations qui transforme les sujets épars en supports
d’effets spéciaux, selon le mécanisme propre au
comportement animal, celui du stimulus-réponse.

Le monde.

C’est à la lumière des chandelles qu’au XVIII ème siècle se


jouaient les quatuors de Mozart, par des musiciens aux
tenues chamarrées et aux perruques poudrées, pour un
public aristocratique en tenue de soirée. Cette musique de
chambre est faite pour le salon et le cercle d’initiés, voire
d’amateurs qui se réunissent pour le plaisir de faire de la
musique. Même si la musique n’a pas méconnu la Nuit
comme thème ; que l’on songe aux Nocturnes de Chopin, il
n’y a guère que les « Leçons des ténèbres » qui se
chantaient dans une quasi obscurité.

Pourtant c’est toujours en pleine lumière qu’aujourd’hui se


produisent les quatuors aux noms célèbres, les Vegh, les
Prazac, le quatuor Italiano et bien d’autres, sur les scènes de
nos théâtres, sous les spots de la scène alors que la salle
est plongée dans la pénombre.

Quand Heidegger nous parle du Quatuor, il pense au temple


grec exposé aux vents et à la lumière, et lorsqu’il nous parle
de la simple cruche qu’il décrit dans la
« Chose », ce n’est que d’une simple cruche de terre, de ces
cruchons que jadis l’on pouvait voir en pleine lumière sur les
tables de ferme avant l’invention du formica et du plastique.

C’est donc dans la lumière du monde que peut se déployer


l’unité des quatre, le ciel et la terre, les hommes et les

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dieux. C’est dans la Nuit que peut se déployer cette unité
des quatre, dans la Nuit, celle que connaissent les
nomades, et non celle des citadins qui vivent des nuits
polluées par le bruit des villes, et la permanence des
éclairages artificiels, dans nos rues, le long de nos
autoroutes, de nos périphériques.

Le monde n’est pas la totalité des objets qui le constitue


mais l’habitation de la Terre par les hommes, l’occupation
du Site destiné aux Dasein et dont ils ont la garde. Aussi le
monde est-il à la mesure de l’homme qui ex-siste, qui hors
de soi se tient dans l’ouvert ; l’ouvert de ses
préoccupations, de son être avec les autres, avec lui-
même. Cette ouverture qui fait de l’âme humaine selon
Klossowski, un « lieu d’hospitalité », projette chacun dans
« l’innocence du devenir », qui selon Nietzsche se doit de
rester ouvert à tous les possibles à tous les « pouvoir-
être ».

Au contraire de ce monde là qui est notre habitation, notre


monde, le monde que l’on nous donne à vivre, est bien
celui de la totalité de ses objets, celui du « Dispositif », ce
qui dans le monde est placé là, à portée de la main, mis à
notre disposition, ce dont nous pouvons user, accumuler,
consommer et finalement détruire . User du monde, ce n’est
pas l’habiter, ce n’est pas prendre soin du Site, ce n’est pas
en garder les limites qui sont celle du Quatuor.

Au contraire user du monde contribue à fabriquer l’im-


monde qu’Empédocle d’Agrigente cinq siècles avant Jésus-
Christ décrit déjà comme un non-lieu à venir.

« Je pleurai et gémis à la vue du séjour qui m’était devenu


étranger »

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paroles que reprend le poète Lorand Gaspar,

« rien que ce vaste lieu, rien que le pas sûr de ton


égarement »

L « ’immonde » est le fruit de la dévastation quand le monde


est réduit à la totalité de ses étants et que l’homme devenu
l’homme rationnel de la Technique est lui même
« arraisonné », mis à la raison, mis en demeure de se
soumettre à la Machination, à la machinerie qui asservit
tout un chacun aux lois du marché, à celles de le finance,
fruits de la pensée calculatrice.
.
« A l’époque où la puissance est seule à être puissante, c’est-
à-dire où l’étant de façon inconditionnée fait presssion pour
être consommé dans l’usure, le monde est devenu im- monde
dans la mesure où l’être est bien présent mans sans règne
proche». Heidegger.

A l’époque du Règne de la Technique qui est aussi celui de


la fin de la métaphysique, il n’y a plus de place pour le
pensée méditante. A la différence de la pensée calculante
qui ne connait pas de limites, qui pense l’infini comme
actuel et qui ne donne aucune limite aux connaissances
humaines multipliées par des intelligences artificielles, la
pensée méditante se donne pour seul objet de penser les
limites contre lesquelles viennent buter toute existence
humaine à l’image de l’Athéna Pensive.

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L’Athéna pensive est représentée sur un bas relief de marbre
d’une cinquantaine de centimètre de haut que l’on pouvait
voir jadis dans le petit musée de l’Acropole. Il représente
Athéna en hoplite avec son casque, son égide. La tête
penchée, pensive et semble-t-il l’esprit ailleurs, elle s’appuie
sur le bout de sa lance qui vient buter contre une borne. Il y a
là une représentation imagée et précise de la pensée
méditante. Méditer consiste à penser les limites, ne pas
dépasser les bornes, car au delà commence
« l’hubris », la démesure, la folie. « L’infini n’est pas au
commandement » affirmait Aristote. Il l’est devenu et nous
sommes aux ordres.

Méditer c’est revenir à la « gelassenheit » à la Sérénité qui


est selon le dire d’Heidegger garde « l’égalité d’âme devant
les choses et l’esprit ouvert au secret ».

Méditer c’est reprendre sa place au sein du quatuor, sa juste


place, entre le ciel et la terre, dans « l’être avec » que nous
vivons avec d’autres hommes, dans le face à face avec les
dieux sont nous attendons les signes, car comme l’a dit
Heidegger dans son dernier entretien public au
« Spiegel », « Seul un dieu peut nous sauver. »

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Le cosmos

Le monde dans lequel s’installe le quatuor n’a rien de


cosmique ; ce n’est pas la monde tel que nous le présente
la science, un monde en expansion soumis à une entropie
négative, tel que l’ordre initial viendrait à se défaire,
englouti dans quelque trou noir.

Le monde dans lequel s’installe le quatuor, c’est le monde


tel que l’entendait les grecs, le cosmos.

« Ce cosmos que je dis en tant qu’il est le même pour tous,


aucun des dieux plus qu’aucun des hommes ne l’a produit,
mais toujours il était déjà là, lui qui est et sera, feu sans
cesse vivant, il s’allume et s’éteint en gardant la mesuré.
Héraclite (fragment 30)

Le grand Tout du monde est antérieur aux dieux qui n’en


sont qu’une partie. Le mot cosmos qui dit ce grand tout
évoque cet arrangement des choses, telles que chacune
est à sa place et s’y tient. Comme l’évoque le mot
cosmétique, chacune des chose est à son éclat .

Chez Homère le mot évoque la parure, les bijoux, le diadème


que porte la belle Hélène sur les murs de Troie, tout ce qui
par conséquent brille et attire le regard et suscite
l’étonnement. Le monde est à proprement parler la
« Merveille » et l’ajointement de toute chose dans cet
émerveillement, mêle le jour et la nuit, l’hiver et l’été, la
guerre et la paix, la misère et la richesse, « la vie et la mort
qui sont le même » disait Héraclite. Ainsi l’élan de la flèche ne
provient que du retrait de la corde de l’arc, de même que la
gracilité du son de la lyre ne résulte que de la vibration
mécanique de ses cordes.

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Mais dans ce qui nous apparaît au plus proche, dans la
beauté du monde, est aussi ce qui nous échappe et se met
à distance dans un quelque part qui nous échappe, s’éloigne
de nous et s’enveloppe de mystère. « La nature aime à se
cacher » aimait à dire Héraclite qui voyait dans la nature dans
la « phusis » cette puissance qui est de naître, croître et
mourir, puis à nouveau renaître selon le cycle qui est
l’anneau du destin.

Cette dimension d’éloignement et de proximité de toute


chose dans le mystère qui enveloppe le monde, tel est le
secret, la dimension sacrée de toute chose. Sacré s’oppose
à profane ; profane est tout ce qui peut être déposé devant
le temple, à la vue de tous, sacré au contraire est tout ce
qui se tient caché dans la « cella », la partie la plus retirée
et la plus secrète du temple, accessible seulement aux
initiés.

Cette expérience, mais aussi cette ouverture qui mêlent


proche et lointain, vie et mort mais aussi qui les séparent
dans leurs différences, telle est l’expérience qu’un étant, le
dasein peut faire de l’être, présent dans toute chose mais
tout aussi bien absent. Tel est L’être comme Différence.

Afin d’illustrer cette conception de l’être à la fois toujours le


même et toujours différent, comment ne pas évoquer le
fleuve d’Héraclite qui est l’image du flux continuel de toute
chose, alors que ses rives, elles, ne changent pas de place.

Et puis cette image que nous donne Clémence Ramnoux,


alors qu’elle vient de terminer son livre magistral sur
Héraclite :

« L’armistice signé, je sortis avec les autres de la cave, et


me dirigeai toute seule vers les quais de la Loire en

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passant par les quartiers indemnes où j’avais été à l’école
quand j’étais petite fille. La croix gammée régnait déjà sur
les bâtiments. En arrivant sur les quais, je découvris d’abord
devant moi, le Fleuve, et les coteaux familiers où mon
enfance avait cueilli la groseille. Puis je me retournai, et d’un
seul coup j’ai vu la ville incendiée. J’ai titubé entre les deux
visions. Le Ciel était là, le Soleil, un art à l’odeur de bataille,
une ville croulante et fumante. Le Fleuve coulait toujours si
semblable à lui même et portait toujours le même nom »

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LA NUIT D’AVANT LA NUIT

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Le Dao

On sait combien Heidegger aime à poser la question de


l’origine du « il y a », qui est la question du monde. Mais de
la question de l’avant du monde il ne parle guère. En
général les philosophies quand il s’agit de parler de
l’origine, font appel au mythe, comme l’a fait Platon de
façon systématique, soit à la mythologie qui est celle de
son temps, soit à une mythologie littéraire comme il le fait
dans de nombreux textes comme le Banquet.

Heidegger qui de temps à autre fait allusion à la mythologie


grecque, comme nous l’avons vu avec le personnage
d’Athéna, semble tout ignorer des mythologies scandinave
ou chinoise.

Or cette dernière qui peut s’autoriser d’une haute antiquité,


trouve naturellement sa place dans le quatuor. Elle se
développe dans une opposition de la terre et du ciel, du
« yin » et du « yang », qui sont les deux extrêmes de
l’habitation et donc du quatuor.

La pensée Taöiste a fait du Vide, la réalité essentielle


primordiale de toute chose, qui constitue la Voie, le
« Dao », qui intégrée à la pensée Bouddhiste deviendra le
« chan », puis le « Zen » dans la pensée japonaise
.
Le Vide est à la fois l’état premier de l’Origine, mais il est
aussi l’élément central du monde dont il est le moteur. Les
plus anciens textes cosmologiques chinois sur lattes de
bambou ont été trouvées en 1995 sur le site de Fujiwara.
L’une de ces lattes décrit l’origine du Dao comme du vide
primordial.

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« A l’origine le dao prit son essor dans le sans-avant. Tout
était obscur, trouble, immense, confus. Il n’y avait rien sur
quoi reposer. Du vide naquit la spontanéité et ainsi le pouvoir
de mutation fut activé. Avant même que le souffle primordial
ne s’actualise, naquit celui qu’on appelle l’Ancien de la Voie
et de la Vertu, le vénérable du « dao »…
Puis de la profondeur des ténèbres naquit une béance
abyssale, celle-ci engendra le grand rien qui en se
transformant produisit le souffle « qi » insondable, le souffle
« qi » primordial et le souffle initiateur « qi ». Ces trois
souffles en se mêlant confusément les uns aux autres
donnèrent naissance à la fille de Jade et l’Insondable
Mystère. Suite à cela les souffles chaotiques se coagulèrent
et engendrèrent un enfant qui sortit de l’aisselle gauche de la
Fille de Jade. On lui donna le nom de Lao Tseu, le Vieil
Enfant. »

Lao Tseu, au sens propre le Vieil enfant, est à la fois un


personnage mythique, mais aussi un penseur supposé
historique. Il serait né au VIème siècle avant Jésus-Christ
et serait l’auteur du Taö Tö King « De l’efficience de la voie
», texte particulièrement hermétique et fondateur de la
pensée taöiste. Ainsi décrit-il cette nuit, la nuit d’avant qu’est
aussi la Dao.

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« La voie qui est voie n’est pas la voie.

Le nom qui est nom n’est pas le nom

Sans la nommer origine du ciel et de la terre

Libre de toute préoccupation je contemple sa merveille

Constamment préoccupé je ne vois que sa lisière

L’une comme l’autre nommées différemment ont même


source

Cette source s’appelle l’obscur

Approfondir l’obscur voilà l’accès au merveilles »

Parmi les penseurs taöistes, le penseur et peintre Shitao


qui par dérision se faisait appeler le « Moine Citrouille Amère
» est celui qui décrit le mieux cette coupure du Ciel et de la
Terre par ce qu’il appelle dans son Traité de Peinture «
L’unique trait de pinceau »

Le trait fait allusion au « Yi King », le « Livre des Mutations


». Le trait plein correspond à la puissance originelle « yang »
qui est lumineuse, forte, spirituelle, active. L'hexagramme
est uniformément fort de nature. En tant qu'aucune faiblesse
ne s'attache à lui, il a pour propriété la force. Son image est
le ciel.

Au contraire les traits brisés correspondent à la puissance


originelle du « yin », qui est sombre, malléable, réceptif. La
propriété de l'hexagramme est le don de soi, son image est

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la terre. C'est le complément du créateur, son complément
et non son opposé, car il ne le combat pas mais le complète.
C'est la nature en face de l'esprit, la terre en face du ciel, le
spatial en face du temporel, le féminin en face du masculin.

Mais avant l’unique trait de pinceau, « la suprême Simplicité


» ne s’était pas encore divisée, elle était simplicité absolue,
comme celle d’un bloc de bois brut contenant encore tous les
possibles.

Ainsi, de « l’unique trait de pinceau » qui sépare le ciel de


la terre, le un devient deux, le « yang » et le « yin » le deux
devient trois (et non pas quatre!) et de trois peuvent naître les
mille créatures.

L’unique trait de pinceau, qui divise la simplicité, établit alors


la règle à laquelle toute activité de la plus simple à la plus
complexe doit se soumettre.

Mais la règle qui naît de l’absence de règle « embrasse la


multiplicité des règles ». Dès lors la peinture, mais il en est
de même pour la musique ou toute autre activité humaine,
ne se soumet plus à la règle mais est créatrice de règles.

Le Dao n’est pas simplement le principe de toute chose, mais


il participe en tant que souffle « qi » à ce qui anime toute
chose. En tant que Voie le Dao est aussi le but à atteindre
par le sage dans le non-agir, avec comme terme
« s’asseoir dans l’oubli »

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Le souffle « qi »

Zou auteur confucéen du « Li King » « Traité des Rites »,


datant du quatrième siècle avant notre ère décrit le son
comme participant au début de la vie. »

« Le Qi de la Terre s’élève vers le haut (les vapeurs montent


vers le ciel) le Qi du Ciel descend des hauteurs (les ondées
recouvrent la terre). Le Yang et le Yin entrent en contact ; le
Ciel et la Terre s’entrechoquent. Leur tambourinage est porté
par le choc et le grondement du Tonnerre ; leur battement
d’ailes rapide est porté par le Vent et la Pluie ; leur
déplacement provoque les Quatre Saisons, leur
échauffement le Soleil et la Lune. C’est ainsi que les cents
espèces procréent et fleurissent, que la musique unit le Ciel
et la Terre »

Le son n’a pas de « substance » proprement dite, ce n’est


qu’un mouvement (mouvement de l’air, mouvement des
souffles) en ce sens il remémore l’acte de création, il est à
l’origine de la vie.

De même Tchouang Tseu le grand maître du Tao du IVème


siècle avant notre ère nous donne à travers la notion se
souffle une description toute musicale de la terre entre ciel et
terre, yang et yin.

« Cette large masse qu’est la terre respire, et sa


respiration est ce que nous appelons le vent. Souvent, il reste
au repos, mais sitôt qu’il se lève, toutes les cavités de la
terre se mettent à hurler avec rage. Tu ne les as jamais
entendus, ces mugissements, wouh, wouh? (…) et cela
gronde, gémit, mugit, rugit, râle, murmure, hulule et pleure.
Ils entonnent de grands oh ! auxquels de grands ouh !

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répondent. Petite harmonie quand souffle la brise, grandes
orgues quand se déchaîne la tempête. Mais sitôt que les
rafales cessent, alors les cavités se vident. As-tu surpris
parfois comme toute la nature tremble et frémit ?

– Ainsi la musique terrestre sort de ces orifices de même


que la musique humaine émane des tubes de bambou.
Mais la musique céleste ? dit Tseu-yeou.

– Ah, la musique céleste, répondit Tseu-ts’i, elle souffle de


mille façons différentes, mais de telle manière que chaque
être exprime son moi, et que tous répondent spontanément
à leurs inclinations. Mais qui donc les anime.

Les grands esprits voient large, les petits mesquin, les


grands discours embrassent, et les petits excluent. Dans le
sommeil les âmes se mêlent, en état de veille le corps
s’ouvre. L’esprit se frotte au réel, s’y imbrique et lui livre jour
après jour un dérisoire combat. (…)

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le silence

Si le son est l’élément de la musique, le silence, qui est aussi


proche que possible d’un souffle inaudible, est l’essence
même de la musique, alors que le vide est l’essence même
de la matière. Un monde plein serait un monde immobile tel
le « Sphairos » d’Empédocle toujours à égal distance de
lui-même et bêtement joyeux.

Un son continu, sans intervalles ne serait qu’un brouhaha,


une sorte de bruit de fond parasite, mais sûrement pas de
la musique. Alors que pour John Cage » « 4’33’’ » de Silence
constitue de la musique, ou même peut-être la Musique, au
même titre que le Carré Rouge Malevitch, ou les Carrés
Noirs d’Ad Reinhardt sont la Peinture.

Le silence n’est silence que comme ce qui rend possible


l’apparition de sons nouveaux et inattendus comme par
hasard, de même le rouge de Malévitch est fait d’une
multitude de nuances de rouge qui semblent se confondre
dans une couleur uniforme.

Voici ce que dit John Cage de l’audition de son œuvre 4’33’’


de silence :

« Ce qu’ils ont pris pour du silence, parce qu’ils ne savent


pas écouter, était rempli de bruits au hasard. On entendait
un vent léger dehors pendant le premier mouvement.
Pendant le deuxième, des gouttes de pluie se sont mises à
danser sur le toit, et pendant le troisième ce sont les gens
eux-mêmes qui ont produit toutes sortes de sons
intéressants en parlant ou en s’en allant »

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« Je n’ai jamais écouté aucun son sans l’aimer: le seul
problème avec les sons c’est la musique ».

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La Nuit d’avant la nuit

Les filles de la nuit

La mythologie grecque a fait de Nyx, déesse de la nuit, la


fille de Chaos, le vide primordial, et la mère d’Ouranos et
de Gaïa , le Ciel et la Terre. Elle est tellement noire que
même Zeus en a peur, divinité chtonienne elle a donné
naissance à des filles qui sont le Sommeil, les Rêves,
l’Angoisse, le Secret, la Discorde, la Détresse, la Vieillesse,
le Malheur et la Mort.

Elle est la sœur d’Erèbe qui personnifie les ténèbres


souterraines.

Le monde souterrain a toujours été perçu comme un « lieu


autre » où la vérité peut se révéler. Que l’on pense à la
caverne de Platon. Y pénétrer, s’y aventurer, c’est
entreprendre un voyage vers un autre monde, les parois
n’étant que les écrans sur lesquels surgissent des images
venues d’ailleurs.

En septembre 2008, dans la grotte de Hohle Fels (dans le


jura Souabe en Allemagne) ont été découvert les fragments
d'une flûte en os de vautour. Elle mesure 22 cm et comporte
cinq trous. Elle est datée (par la méthode du Carbone 14) de
plus de 35 000 ans !

« C'est sans ambigüité le plus vieil instrument de musique


dans le monde. »

Trois flûtes ont en fait été mises à jour par les chercheurs.
La seconde est en ivoire de mammouth et la dernière en os
de cygne.

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Une flute de même type a été trouvée à Lascaux.

Dans les grottes du paléolithique ont été découvert des


rhombes qui sont des pièces d'os ou de bois ovaloïdes
allongées qui présentent un trou à l'une de ses extrémités.
Cet orifice permet de passer un lien. Pour l'utiliser, on fait
tournoyer l'objet comme une fronde au bout d'une corde. Il
s'en dégage un sifflement ou un vrombissement peu
mélodieux.

L'art pariétal nous a laissé quelques peintures ou gravures


de personnages qui peuvent évoquer la musique ou la
danse.

Ainsi « Le petit sorcier de la Grotte des Trois Frères » dans


une posture dansante est relié à un objet présenté comme
un arc musical ou une sorte de flute à nez.

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A plus de 900m de l’entrée, on a découvert des empreintes
de pas humains sur le sol. Leur taille montre que des
enfants des adolescents ont pénétré en bande dans la
grotte.

Ces grottes ornées n’ont jamais été des lieux d’habitations,


mais des sanctuaires qui n’étaient qu’occasionnellement
visités vraisemblablement au moment de séances d’initiation,
dans le cadre d’une religion de type chamanique. La
représentation du « dieu cornu » pourrait être celle de l’un de
ces chamans recouvert d’oripeaux et à forme animale.

La visite d’une caverne ornée comme celle de Lascaux,


met en évidence un monde animalier qui semble sortir de la
paroi de calcite, comme s’ils venaient d’un autre monde.

Le shamanisme sans doute la plus vieille religion du monde


se trouvent sous diverses formes dans toutes les cultures
du monde. Elle suppose l’existence d’un monde invisible
avec lequel il est possible de communiquer par diverses
techniques en particulier la transe obtenue par le moyen de
la musique particulièrement l’usage de flutes et de
tambours. Cette transe, va des rites vaudous, aux extases
des danseuses berbères que l’on pouvait voir dans les
mariages en Afrique du Nord jusqu’aux danses des
derviches tourneurs.

Cet accès à un monde invisible à, partir d’un monde visible


se trouve également dans la philosophie, dans le taöisme,
dans de nombreuses formes de spiritualités.

La musique est fille de la nuit.

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La nuit de Dionysos

Pan est le dieu de la Nature tout entière. Il incarne la ruse


et la paresse. Son appétit sexuel était insatiable : il poursuivit
un jour la chaste Syrinx qui, pour lui échapper, se transforma
en roseau. Ne pouvant plus, dès lors, la reconnaître, il coupa
quelques roseaux pour en faire la flûte de Pan. Son fils
Silène fut le précepteur de Dionysos.

Dionysos, fils de Zeus et de Sémélé, fut sauvé par Hermès


après la mort de sa mère foudroyée, et porté dans la cuisse
de Zeus jusqu’au terme de sa naissance. Il est donc « deux
fois né ». À sa naissance, les Titans, sur l’ordre d’Héra,
s’emparèrent de l’enfant, le coupèrent en morceaux et le
firent cuire dans un chaudron. Il fut secouru par sa grand-
mère Rhéa qui le confia à Ino, à qui elle recommanda de
l’élever, déguisé en fille, dans le quartier des femmes.
Toujours dans le but d’échapper à Héra, Zeus dut, plus tard,
le transformer en chevreau et le présenter aux nymphes qui
le nourrirent de miel. Sur le mont Nysa, il inventa le vin. Sa vie
fut marquée par des errances guerrières multiples où il
transmit aux hommes l’usage de la vigne et établit un
nouveau culte fait de transes, de délires orgiaques et de
danses aux sons de la flute en roseau, l’aulos, de tympanons
et de cymbales. Dionysos est le dieu du vin et du délire
créateur ; il a un rôle initiatique dans le passage du lait au vin
et donne aux hommes le vin de la culture, en lieu et place du
lait de la nature.

C’est un dieu qui vient du dehors, toujours perçu comme


étranger à la cité, mettant en jeu sa stabilité. Son histoire
est centrée sur la dialectique entre identité et altérité. Il est
l’étranger à qui la cité doit faire face à certains moments de
l’année et en qui la raison doit reconnaître ses limites. Son
culte est fait d’orgies, réservées aux initiés et destinées à

31
donner l’ivresse divine. Regroupant essentiellement des
femmes, elles symbolisent le plus grand don de Dionysos :
l’émancipation des femmes et le sentiment de liberté totale.
La danse des Ménades s’accompagne de musiques
barbares, au son des flutes, des cymbales, des tambours.
Dans ces cérémonies rituelles, la musique joue un rôle
fondamental puisqu’elle permet la réunification de ce que le
rite a séparé. Vin, musique et danse «conduisent à
« l’exstasis » à une projection hors de soi. Lors de ces rituels
à l’équinoxe d’été les Ménades réalisaient le rite suprême :
l’assimilation au dieu qui conduit au meurtre rituel du
taureau déchiré à mains nue et dont on consomme la chair
crue et qui assure la résurrection de l’initiée

Tout dans ce personnage fait de Dionysos un étranger.


Tout en lui s’oppose aux concepts apolliniens de la mesure,
du goût et de l’harmonie. Dionysos est l’incarnation de
l’hubris. La résurrection s’oppose également à l’esprit grec,
selon lequel tout seul un dieu peut être immortel.

Le culte dionysiaque est un culte populaire, celui d’une


religion étrangère qui traduit l’invasion du monde barbare,
en même temps qu’il témoigne d’un effort violent de
l’humanité pour s’affranchir des barrières qui la sépare du
divin dans le but d’échapper à ses limites terrestres.

Ainsi Dionysos devient le dieu de la tragédie.

La représentation accompagnée par le chœur, à l’origine


celui des sylènes, est mise en scène par des acteurs
masqués. (C’est toujours masqué que Dionysos surgit dans
la nuit ). Ainsi les Bacchantes d’Euripide montre la vie de
Dionysos à la fois comme dieu mais aussi comme maitre
de l’illusion théâtrale, comme dieu mais aussi comme
étranger lydien « à l’allure de femme » tous les deux portant

32
le même masques, à la fois identiques et différents. Le
masque comme le dit Jean-Pierre Vernant dissimule le
masquant au sens propre tout en préparant à travers sa
méconnaissance et son secret, son triomphe et sa révélation
authentiques.

Et cette tragédie qui est aussi un culte du dieu de la transe


et de l’ivresse se termine par le sacrifice d’un bouc, d’où
l’origine même du terme tragédie, tragos : faire entendre
le « chant du bouc ».

Cet esprit dionysiaque de la musique, comme dépossession


de soi, par le moyen de danses extatiques, instruments de
communication avec un monde invisible, celui des morts,
celui des esprits, celui des dieux, reste la manifestation de
l’ancienne religion chamanique et se retrouve dans toutes les
cultures sous forme de manifestations bruyantes, Dionysos
comme l’affirme Nietzsche est souvent associé au Vacarme.
La « Villa des Mystères » à Pompéi, dont les fresques
illustrent un culte à Dionysos, au Phallos qui reste caché sous
un drap, met en scène des ménades, des satyres qui tous
jouent d’un instrument. Ce sont des instruments à
percussions tels le tympanon, les cymbales, les tambourins,
des instruments à cordes pincées telle la cithare mais aussi la
flute, l’aulos qui est l’instrument qui dans l’aigu est
particulièrement l’instrument qui affole et qui sidère.

Fastnacht

Nous savons combien le carnaval dans nos sociétés depuis


le haut moyen âge subvertit l’ordre social, inverse l’ordre du
pouvoir, la division homme femme, recourt à l’identité cachée
celle du masque. Il autorise l’ivresse, l’orgie.

33
Aujourd’hui ces carnavals ne subsistent plus guère que dans
des versions organisées pour des touristes en mal de
spectacle. Néanmoins le carnaval de Bâle a gardé une
authenticité et un côté dionysiaque bien que discipliné par
une morale réformiste. L’ivresse oui, mais pas l’orgie et cela
depuis le 15ème siècle. Pendant les «drey scheenschte Dääg»
(littéralement, les trois plus beaux jours), Bâle est
véritablement sens dessus dessous. Le lundi lors du fameux
«Morgestraich» qui suit le mercredi des Cendres, à 4 heures
précises, la ville dans sa totalité est plongée dans une nuit
complète. Des lampions des lanternes s’allument des
groupes se forment. Des milliers de joueurs de fifres et de
tambours déguisés et masqués forment des groupes
compacts qui défilent comme à la parade, chacun jouant
« un sujet » fifres et tambours mêlés, qu’il auront préparé
durant toute une année. De temps à autres ils s’arrêtent et
s’engouffrent dans une taverne pour boire force bière et
finissent au matin complètement enivrés. La fête continue
ainsi pendant trois jours jusqu’à «Endstraich», le jeudi matin
à 4h.

Cette ambiance nocturne aux bruits de tambours et de fifres


est proprement terrifiante, marque le retour des morts,
évoque le bruits de la guerre. (Les tambours et les fifres ont
toujours été les instruments de la musique propre à semer
la terreur chez l’ennemi.)

Nietzsche professeur de grec à Bâle et qui écrivit « La


Naissance de la tragédie à partir de l’esprit de la musique »
publiée en 1872, n’a pu que connaître le « fastnacht de
Bâle », toutefois il n’en parle pas dans son œuvre, mais on
lui doit une thèse philosophique qui fait du dionysiaque
l’esprit de la musique en conflit mais aussi en ajointement
avec l’esprit apollinien.

34
Apollon et Dionysos

L'expérience de la beauté est d'abord plaisir, délectation, une


joie profonde intense, touchant parfois à l’extase, Comme
plaisir, elle est aussi l'expérience de ce qui délivre des
terreurs de l'existence et des horreurs du monde.

« l’art seul, écrit Nietzsche, est à même de plier ce dégoût


pour l'horreur et l'absurdité de l'existence à se transformer
en représentations capables de rendre la vie possible ».

Il ne faut donc pas seulement dire que l'art guérit, mais


encore qu'il est le salut, que cette guérison par la beauté
est absolument nécessaire à la vie.

Comme thérapeutique, l'oeuvre d'art est le fruit d'un


« combat de contraires » Ces deux puissances, trouvent une
incarnation dans deux grandes figures du panthéon grec
qui sont Apollon et Dionysos, dont la dualité a donné
naissance, à la tragédie attique.

L'apollinien, vit de la belle apparence, de le « Fata Morgana


» du rêve de la belle illusion. L ‘apollinien comme monde
esthétique du rêve, se réalise dans les arts plastiques,
sculpture, peinture, architecture. Apollon est « le dieu de
toutes les formes plastiques », « le brillant », et celui qui «
voit loin ».

Cette mesure apollinienne, est celle d’un monde ou chaque


chose est à sa place ou rien n’est de trop, et où chacun doit
« apprendre à se connaître soi-même », à connaître ce
pourquoi il est fait, à connaître ses limites.

Nietzsche associe ce principe de la belle apparence à celui


du « principium individuationis » à celui du principe

35
d'individuation qui conforte chacun dans la certitude de soi,
capable d’apprécier de contempler ce qui fait la beauté
d’une œuvre.

Le dionysiaque, est le monde de l'ivresse celui de la


musique, de la danse. Il est celui de la dépossession de soi,
de la perte de tout principe d’individuation pour se perdre
dans le délire, dans la folie, dans les passions qui nous
emportent, dans la nature qui nous engloutit par tous ses
excès.

L’unité de la vie est dans l’éternel devenir, dans le vouloir


positif du tragique. Le dionysiaque veut positivement le
tragique affirmant par là que l'art et la beauté apollinienne ne
peuvent se passer de l'esprit de la musique.

C'est cette compréhension tragique du monde, portée par


le choeur dionysiaque et l'esprit de la musique, c'est dans ce
fond originaire de la tragédie grecque, que viennent se
dissoudre dans le drame et le mythe tragique toutes les
images apolliniennes.

"Le mot « dionysiaque » exprime un besoin d'unité, un


dépassement de la personne, de la banalité quotidienne, de
la société, de la réalité, franchissant l'abîme de l'éphémère;
l'épanchement d'une âme passionnée et douloureusement
débordante en des états de conscience plus indistincts, plus
pleins et plus légers; un acquiescement extasié à la propriété
générale qu'a la Vie d'être la même sous tous les
changements, également puissante, également enivrante;
la grande sympathie panthéiste de joie et de souffrance, qui
approuve et sanctifie jusqu'aux caractères les plus
redoutables et les plus déconcertants de la Vie: l'éternelle
volonté de génération, de fécondation, de Retour: le

36
sentiment d'unité embrassant la nécessité de la création et
celle de la destruction.

Nietzsche

37
LE CHAWAN NOIR

38
Le chawan noir

Un chawan est un bol à thé tel qu’il a été conçu Koyto au


XVème siècle comme objet autour duquel s’organise la
cérémonie du thé telles que les a définies Sen No Rikyu,
grand prêtre Zen. Il a commandé à Chojiro, potier coréen
un bol dont la simplicité et la rusticité soit appropriées à
l’esprit zen. Le fils de Chojiro Jokei recevra un sceau d’or
avec l’idéogramme « Raku » qui signifie « joie, bonheur,
sérénité ». La dynastie raku se perpétue encore aujourd’hui
avec la XVème génération.

Le chawan noir dont nous parlerons porte la signature de


Raku XII Konyo, né en 1857 et mort en 1936. Il a été
façonné et cuit au début du XX ème siècle.

Le chawan est le récipient essentiel de a cérémonie du thé


C'est dans ce bol que sera préparé le thé. Il nécessite
l’utilisation de toute une série d’autres outils, les petits pots
contenant le thé en poudre, la longue louche de bambou

39
servant à transvaser l'eau chaude de la bouilloire vers le
bol.

Deux éléments très importants président également dans la


cérémonie du thé: la petite spatule qui permet de verser le
thé en poudre, et surtout le fouet qui permettra de mélanger
la poudre de thé et l'eau, pour réaliser ce breuvage si
spécifique. Enfin élément indispensable pour répondre au
besoin de propreté indispensable dans toute cérémonie
Japonaise : la pièce de tissu qui permettra de garder un
aspect immaculé à tous les objets.

La voie du thé, qui embrasse les pensées philosophiques et


religieuses derrière un rituel, est de loin le rituel le plus
influent de la culture japonaise. Les racines culturelles et
religieuses proviennent du Bouddhisme Zen. Dans les
temples Bouddhistes de Chine, le fait de boire le thé était
considéré par les moines comme une aide à la méditation.
Pendant tout le 15 ème siècle, le Zen s’étendit très largement
à travers tout le Japon et la cérémonie du thé commença à
avoir une réelle influence avec la construction de la
première maison de thé, par le «Shogun» Yoshimasa.

40
Le chawan noir comme chose.

L’objet et le Quatuor dans la conférence de Heidegger. « La


Chose »

Chacun d’entre nous vivons dans un monde d’objets plus


ou moins utilitaires, certains purement fonctionnels, d’autres
chargés d’histoires et de souvenirs, enfin des oeuvres d’art.
Mais nous vivons aussi avec des écrans qui instantanément
nous apportent des nouvelles du bout du monde. Nous
pouvons en un instant communiquer avec des amis en
Chine ou au Brésil, alors que nous n’adressons plus la
parole à nos voisins qu’à l’occasion.

Ce qui est le plus éloigné peut être le plus proche à mesure


que ce qui est proche s’éloigne de nous. Mais comme le dit
Heidegger la suppression de toute distance n’apporte
aucune proximité. Elle nous échappe alors que l’éloignement
s’absente.

Pour Heidegger un objet se tient devant nous, et il n’est


qu’objet, ou bien alors nous l’avons « sous la main », et il se
caractérise alors par son « ustensilité », il constitue alors un
monde en relation avec d’autres objets comme le sont les
outils dans l’atelier du céramiste. Qu’un seul vienne à
manquer et le monde s’écroule, l’activité de l’atelier s’arrête.
Notre chawan n’est qu’un objet que parce qu’il constitue
l’élément central de la cérémonie du thé qui se déroule selon
un rituel précis.

Chaque ustensile, le bol à thé (chawan), le fouet (chasen)


et l'écope à thé (chasaku) sont symboliquement nettoyés
en présence des invités dans un ordre déterminé et en
utilisant des gestes très précis. Les ustensiles sont placés
dans l’ordre exact de rangement en accord avec la

41
préparation qui suivra. Lorsque les opérations de nettoyage
et de préparation des ustensiles est terminée, l’hôte place
une quantité de thé vert en poudre dans le bol selon qu'il
prépare un thé léger ou épais et ajoute la quantité appropriée
d’eau chaude, puis mélange le thé à celle-ci.

La conversation est gardée à son minimum et l'atmosphère


créée par les sons de l'eau et du feu, l’odeur de l’encens et
du thé, la beauté et la simplicité de la maison du thé est
presque religieuse.

Le bol est alors servi à l'invité d’honneur le « premier invité


» Les salutations d'usage sont échangées entre l’hôte et
l’invité d'honneur. L’invité salue le second invité et lève son
bol dans un geste de respect pour l’hôte. L’invité tourne le bol
afin d'éviter de boire sur sa « face avant ». Après avoir bu
une gorgée de thé il en essuie le bord, tourne le bol dans sa
position originelle et le passe à l'invité suivant tout en le
saluant. Cette procédure est répétée jusqu'à ce que tous les
invités aient pris le thé à partir du même bol. Le bol est alors
rapporté à l'hôte.

Chaque objet ici n’est pas simplement un objet posé là


comme dans un bric à brac, chaque objet est une chose
dans un monde qui s’inscrit dans une histoire, dans une
culture, dans une construction symbolique et sacré.

Ce qui nous est le plus proche, ce n’est pas l’objet mais la


chose, ici le chawan noir. Qu’il soit objet de contemplation,
ou objet d’usage, objet d’une représentation ou présence
objective, ce chawan est un « contenant » . (fassen)

Ce contenant est celui qu’a façonné, modelé de ses mains


le XII ème Raku Konyu, avec une terre à grès provenant des
carrière de Kyoto, son engobe contient des galets de la

42
rivière Kamo-Gavo qui réduit en poudre donneront la
couleur noire caractérique des Kuroraku. Il a été ensuite cuit
au bois dans un four « anagama » jusqu’à une température
de 1000, 1250 °.Alors qu’il est en feu il est plongé
brutalement dans l’eau. S’il résiste à cette épreuve, car très
souvent il se brise, il devient ce « contenant » qu’est un
koraku chawan noir.

Ce bol à thé par sa fabrication est fait de terre, d’eau et de


feu, sa couleur lui vient des galets de la rivière. Produit, (au
sens propre produire veut dire conduire un objet à passer
de l’invisible au visible) il n’est pas un simple objet qui se
tiendrait là devant nous qui n’existerait qu’en lui-même,
totalement détaché de l’acte qui l’a produit, comme le sont
les bols aligné sur un rayon se supermarché. Il est une
Chose mais comme le demande Heidegger « en quoi donc
consiste la « choséité de la chose » pour qu’elle soit un
contenant. Elle provient dirait Platon de l’idée, de la forme
qui existait dans la représentation du potier et qui lui donne
une forme matérielle par son art de potier. Par sa production
donc la chose est passée de « l’Invisible au Visible », la
chose désormais peut exister dans son apparaître.

C’est bien parce qu’il est un contenant que nous pouvons


verser le thé dans le « chawan ». Le bol, son fond, ses
flancs, son ouverture vers le bord, son rebord destinés aux
lèvres, sont conçus pour un contenir ; mais avant d’être un
contenant, avec un contenu le chawan est vide.

Pour le potier qui a fabriqué le bol, il l’a d’abord conçu en


fonction du vide qu’il tient, sa forme, sa contenance en fera
un bol pour l’été ou pour l’hiver, car comment s’assurer qu’il
saura contenir le thé à la bonne température.

43
Mais dans la réalité du bol, ce vide est un plein, ce vide fait
la place pour un plein, cela la simple expérience peut nous
l’apprendre.

Mais pourquoi l’objet qui se tient là devant nous, n’est pas


immédiatement perçu comme chose. Du vide au plein nous
avons oublié en quoi consiste l’être du contenant.

Il contient ce qu’il reçoit. Il prend en retenant. L’allemand


utilise le mot « fassen » pour dire en un mot ce double sens
du versement et du retenir. Prendre ce qui est versé et le
retenir sont en soi toujours solidaires. Leur unité est le
versement, ici boire au bol à thé, après l’avoir longtemps
examiné comme l’exige le rituel. Boire le thé c’est boire le
thé qui a été offert. L’essence du bol est dans le
rassemblement de ce qui est versé et offert, dans ce
qui est donné à boire.

Le sens du bol est offrande. Le don du ciel et de la terre


sont présents dans sa matière dans le feu et l’eau qui lui ont
permis d’apparaître.

Les mortels sont présents dans la cérémonie qui les


rassemblent, dans l’instant de leur vie, qui font qu’un jour ils
pourront mourir.

Les dieux, le sacré sont présents, puisqu’il s’agit dans la


cérémonie d’une libation d’une offrande adressée aux dieux
et aux ancêtres, d’une approche de la méditation qui peut
conduire au vide, celui du Dao ou du zen et au non-agir
une fois que la chose aura repris sa place de chose.

Ce pouvoir de recevoir, de retenir, celui d’offrir constitue ce


qu’Heidegger appelle Thing, mot du vieil allemand qui
désigne ce qui rassemble, par exemple le rassemblement

44
d’une communauté qui se réunit pour en commun décider
d’un destin commun.

Jean-François Mattéi ainsi :

« On verse dans une coupe la boisson destinée aux mortels


pour apaiser leur soif ou pour animer leurs fêtes ; mais on
offre aussi une libation aux dieux immortels lors des
sacrifices pour leur rendre hommage. En croisant le
versement et l'offrande, la libation et la boisson, Heidegger
compose peu à peu une séquence de phrases musicales
qui s'articulent les unes aux autres [...] elles aboutiront à
l'issue de cette cadence parfaite où tous les motifs sont
noués à l'accord final du Geviert ».

Le monde, constitue donc le cadre, la quadriparti, le


quatuor où se rassemblent les choses du monde, pierres,
arbres, maisons, temples, lieux sacrés du culte, troupeaux
et hommes affairés à leurs occupations.

Le quatuor, le cadre est le monde où se déploient les


choses dans leur être de choses. Il donne au monde son
image.

Le chawan noir est soumis à un mouvement cyclique d'essor


vers le toujours plus haut, « parti de la terre en laquelle
repose la source, la pensée et découvre l'immensité du ciel
qui dispense la pluie; c'est en ce point qu'Heidegger articule
les quatre puissances en nommant les divins avant de faire
retour aux mortels qui sont les fils de la terre. Tel est à partir
de cet exemple, le rassemblement de la chose qui dans son
être, fait rayonner le monde autour d'elle-même ».

45
En lui chante le quatuor, l’unisson qui rassemble les quatre
dans la simplicité.

- la terre et la libre étendue de la roche, du sable et de


l’eau, s’offrant comme plante et animal, séjour et
transhumance pour les mortels.

- le ciel et la mesure du soleil, le cheminement de la


lune, la lumière et le déclin du jour, l’amoncellement des
nuages et la profondeur de l’azur.

- les mortels qui, dans le quatuor sont ceux qui habitent


et ont la garde du Site: sauver la terre et la ménager,
laisser libre cours au ciel, à la juste mesure des journées et
des saisons, être attentifs aux signes qui viennent des
dieux, “garder l’esprit ouvert au secret”.

82

46
LE MONDE DU QUATUOR

47
Le quatuor à cordes et Heidegger.

On peut s’étonner qu’a propos du quatuor Heidegger ne


fasse aucune allusion au quatuor à cordes, qui illustre si bien
l’unité des quatre, et cette disposition de la musique qui
s’inscrit si bien dans l’ « anneau » du monde, qui en dit la
beauté toute apollinienne mais aussi en exprime toute la
dimension tragique de l’être pour la mort.

Heidegger ne fait que peu d’allusion à la musique si ce net


dans son cours sur le Principe de Raison de 1956 dans
lequel il rend hommage à Mozart, son compositeur préféré,
Lé 27 Janvier 1956 jour du 200ème anniversaire de la
naissance du maître. C’est dans ce cours qu’il énonce cette
proposition « Voir d’un seul regard et entendre ainsi tout à
la fois sont un seul et même acte. ». Pourtant un
commentateur d’Heidegger s’est appliqué à montrer que
deux grandes oeuvres d’Heidegger sont composées selon
deux modèles musicaux la sonate et la fugue.

Christophe Perrin a montré comment Sein und Zeit était


composé sur le modèle en trois mouvements; l’exposition, le
développement et la réexposition. Une première partie qui
se propose d’interpréter la position du de l’être là par rapport
à la temporalité avec l’explicitation du temps comme
horizon de la question de l’être, un deuxième partie qui
développe les rapports du dasein et de la temporalité, la
troisième partie réexposait la question d’Etre et Temps en
inversant les termes et en posant la question de l’être à
partir de l’être et non plus du dasein. Cette partie a été écrite
mais ne sera jamais publiée.

« Entre 1936 et 1940 Heidegger a travaillé aux « Beiträge »


« Apports à la philosophie ». Ce texte n’a été publié que ces
dernières années. Il a été écrit selon la forme de fugue.

48
La fugue suit un principe d’imitation, chaque voix reproduisant
un motif original qui donne à l’auditeur l’impression que
chaque voix fuit en poursuivant une autre voix. La fugue a
ainsi une pratique spécifique du contrepoint « point contre
point ». Les notes à plusieurs voix cherchent ainsi la
conciliation des contraires. La répétition d’un même thème
par des vois plurielles en même temps que sa désertion par
chacune d’elle, poursuit un thème qui n’en finit pas d’en finir,
dans une perpétuelle fuite en avant.

Ainsi les « « Apports à la Philosophie » restent-il un texte


déconcertant et particulièrement difficile à démêler. « Ce
qu'il s'agit de faire apparaître à travers l'ajointement de ces
six fugues, c'est leur unité, dans la mesure où elles disent
le « Même », ce qui explique les nombreuses répétitions
des mêmes thématiques, lesquelles sont abordées à
chaque fois à partir d'un autre domaine de ce qui est
nommé ici Ereignis » ?

Gérard Guest

49
Le quatuor à cordes comme « geviert »

Le quatuor à cordes une formation composée de deux


violons (premier violon et second violon), d’un alto et d’un
violoncelle. Il a été créé au XVIIIème par Joseph Haydn, qui a
su l’imposer comme un des genres majeurs dans l’histoire
de la musique occidentale, genre redouté, réputé difficile et
élitiste, genre roi dans l’univers de la musique de chambre.

Comme l’indique le terme musique de chambre, ce genre


musical invite a un usage élitiste de la musique, faite pour
le salon et la réunion d’amis voire d’amateurs. Le quatuor
est ainsi à la fois pratiqué par des ensembles professionnels
de renom international comme le sont ou l’ont été les
ensembles Allan Berg, Amadeus Vegh Praznac, Italiano
etc… qui se produisent sur les grandes scènes
internationales ? Les auditeurs de salon au plus proche, des
musiciens se retrouvent plongés dans la pénombre de
l’auditorium, alors que sur scène s’installent en pleine lumière
le modeste ensemble que peut constituer quatre musiciens.

« Thing »

Le quatuor constitue bien en lui même, « das Ding », la


Chose comme « Thing », rassemblement selon le mot du
vieux-haut-allemand, qui désigne l’assemblée réunie pour
délibérer d’une affaire en question.

Le quatuor est l’unité de quatre, qui entrent en dialogue,


chacun à sa place pour former une seule voix. Cette unité

50
est bien éloignée de celle de l’orchestre dans lequel chaque
musicien est anonyme et solitaire dans sa formation
suivant sa partition et marchant à l’œil et la baguette d’un
chef tout puissant qui impose à l’ensemble son
interprétation et sa volonté sans aucune discussion
possible.. La tyrannie d’un Toscanini, ses fureurs, ses
répétitions tempêtueuses sont bien connues.

Rien de tel dans un quatuor même si pendant les répétition


des points de vue s’opposent mais pour se conclure par un
unisson terminal.

Jouer dans un quatuor revient à renoncer à une la carrière


de soliste prestigieuse ou de musicien d’orchestre, plus
confortable et assurée. Jouer dans un quatuor c’est accepter
un long et dur travail non seulement musical mais aussi sur
soi même. L’amitié est la règle de ce jeu à quatre et l’amitié
veut l’ « entreconnaissance » comme l’affirmait si bien La
Boétie.

Un quatuor ne peut commencer à se produire en public


qu’au terme d’un long travail en commun. D’autres
formations, peuvent se contenter de répétitions
occasionnelles, pas un quatuor s’il veut obtenir un résultat
satisfaisant. Le répertoire est difficile, nécessite des réglages
minutieux du jeu des archets coups, travail sur le phrasé sur
les diverses attaques sur le tempo.

Pour les interprètes, la pratique du quatuor est une véritable


ascèse. Elle suppose non seulement des qualités
instrumentales et artistiques de haut niveau à titre individuel,
mais elle exige aussi de l’ensemble des musiciens une
recherche de cohésion à la fois technique et esthétique :
l’interprétation d’une œuvre se construit à quatre, à travers
un long travail de réflexion commune, de dialogue

51
et de préparation. Il faut non seulement s’accorder sur la
manière de jouer ensemble, non seulement s’interroger sur
interprétation de l’œuvre, mais il faut parvenir à l’unisson des
divers musiciens.

Le quatuor à cordes est le seul genre en musique de


chambre qui demande un tel degré d’engagement à la fois
personnel et collectif. Vivre à quatre, concilier vie du quatuor
et vie personnelle, gérer les conflits, accepter les critiques
des trois autres qui, au nom de la qualité de l’ensemble, ne
peuvent faire aucune concession, telle est la dure condition
du musicien.

52
Les quatre

La formation en quatuor est une sorte de formation à 16


corde composée de deux violons d’un alto et d’un
violoncelle, le premier violon jouant dans l’aigu, et le
second dans le medium aigu, d’un alto jouant dans le
médium grave, et d’un violoncelle jouant dans le grave.

Voici ce qu’écrit Berlioz dans son « Traité d’instrumentation


et d’orchestration » :

« Le violon est l’instrument des qualités en apparence


inconciliables :
Les violons surtout peuvent se prêter à une foule de nuances
en apparence inconciliables. Ils ont (en masse) la force, la
légèreté, la grâce, les accents sombres et joyeux, la rêverie
et la passion. Il ne s’agit que de savoir les faire parler. On
nřest pas obligé d’ailleurs de calculer pour eux, comme pour
les instruments à vent, la durée d’une tenue, de leur
ménager de temps en temps des silences ; on est bien sûr
que la respiration ne leur manquera pas. Les violons sont
des serviteurs fidèles, intelligents, actifs et infatigables. »

Les violons ont vocation à la musique céleste.

« Le violoncelle est un chanteur au timbre langoureux : Les


violoncelles [...] sont essentiellement chanteurs, leur timbre
sur les deux cordes supérieures est un des plus expressifs
de l’orchestre. Rien n’est plus voluptueuse mélancolique et
plus propre à bien rendre les thèmes tendres et langoureux
qu’une masse de violoncelle jouant à l’unisson sur la

53
chanterelle. Ils sont aussi excellents pour les chants d’un
caractère religieux »

Le violoncelle est l’instrument de la terre et des divins.


« L’alto est l’instrument de la profonde mélancolie et de
l’envoûtement :

De tous les instruments de l’orchestre, celui dont les


excellentes qualités ont été le plus longtemps méconnues,
c’est l’Alto. Il est aussi agile que le Violon, le son de ses
cordes graves a un mordant particulier, ses notes aigues
brillent par leur accent tristement passionné, et son timbre
en général d’une mélancolie profonde, diffère de celui des
autres instruments à archet. Son timbre attire et captive
tellement l’attention qu’il n’est pas nécessaire d’en avoir dans
les orchestres un nombre tout à fait égal à celui des seconds
violons, et les qualités expressives de ce timbre sont si
saillantes que, il n’a jamais manqué de répondre à l’attente
des compositeurs. »

Hector Berlioz : Traité d’instrumentation et d’orchestration

L’alto semble bien destiné à occuper la place des hommes


entre le ciel et la terre.

54
FASSEN

55
Le contenant « fassen »

Shitao pensait que la peinture résultait de deux opérations,


la « réception » et « l’adoration ». Un quatuor n’est pas un
contenant comme le serait un bol à thé, mais il est par
définition instrumental, un moyen donc. En cela il est un
moyen de faire de la musique, et d’en proposer une
interprétation soumise à l’appréciation d’un public qui peut
être l’adoration. « J’adore » est même devenu une expression
populaire que l’on peut entendre à la sortie d’un concert.

Le quatuor est d’abord un vide qui sera celui de la réception,


d’une partition qui lui est confiée ou qu’il a choisie à partir
d’un répertoire qui peut être classique ou moderne. En cela il
est un contenant de musique qui n’existe d’abord que comme
signes, notes, silence, notations de nuances, voire des
annotations manuscrites du compositeur. Cette partition est
silencieuse et demande à être « retenue » grâce au travail du
concertiste pour la déchiffrer, la faire sienne et en faire une
musique audible qu’il devra ensuite accorder aux
interprétations de ses trois autres compagnons. De longues
semaines seront nécessaires pour mener ce travail à sa
pleine maturité.

Le versement

De même que le versement du thé dans le chawan obéit à


un rituel strict, le concert lui même est soumis à des
conduite codées à l’extrême. L’arrivée des amis dans la
salon, leur bavardage, le brouhaha des spectateurs qui
s’installent dans l’auditorium. La salle plongée dans la
pénombre propre à l’écoute, l’arrivée du quatuor dans la
lumière des projecteurs. Suit une musique chaotique, une
sorte de tohu bohu, musical. Chacun pour soi ajuste son

56
instrument tend plus ou moins les cordes, vérifie la justesse
des sons de son instrument. Cette musique
« cacophonique » précède un long silence. Ce même silence
s’empare des auditeurs. Un silence comme un suspens, celui
qui précède l’attaque, le premier coup d’archet, qui comme «
l’unique trait de pinceau » sépare le ciel de la terre, et
organise l’unité des quatre, mais aussi l’unisson de ceux qui
rassemblés ne font plus qu’un avec la quatuor, dont il peut
voir et suivre l’ extrême concentration de chacun des
instrumentistes, appliqué à tirer le meilleur de son
instrument qui vibre sous ses doigts et son archet, mais aussi
tout de travail de mise en miroir par lequel chacun se place
sous le regard des trois autres. Personne ici ne dirige, mais
un regard suffit, un signe à peine perceptible déclenche un
changement de rythme, un nouveau mouvement.

L’offrande

Le temps du concert, chacun se déprend de lui même, pour


ne faire qu’un avec une assemblée, qui ne fait plus qu’un
seul corps sensible qui vibre aux accents du quatuor. Ce
sentiment fusionnel, océanique est très proche de l’extase.
La belle apparence de la musique qui pour instant est une
sorte de thérapeutique à la laideur du monde, cette
apparence toute apollonienne fait place à une ivresse à une
dépossession toute dionysiaque, même si dans le cas de la
musique de quatuor cet enthousiasme reste contenu. Mais
tel n’est pas le cas de l’opéra ou la prestation
exceptionnelle d’une soprano peut déclencher des
applaudissements, des cris, qui en arrivent à interrompre le
spectacle.

L’offrande musicale, monte de la Terre, son sens reste celé,


dans le secret des intentions du compositeur, dans les

57
instruments de bois instruments d’une extrême fragilité, leur
vernis à la composition souvent tenue secrète, dans leurs
cordes en boyaux, et dans le savoir des instrumentistes qui
a demande des années de travail et d’exercice pour arriver
à cette excellence.

La musique, où chacun note n’est là que pour instant et puis


s’évapore, monte vers le Ciel, non pas parce qu’elle serait
religieuse, mais surtout parce que la musique nous élève bien
plus haut que ne le sont les simples affaires du monde.
Comme le Ciel nous donne le soleil la pluie et les saisons, la
musique embellit nos vie, nous tire des larmes, et nous
conduit à l’éternel retour du même.

Elle s’adresse aux Humains, aux mortels, à qui la musique


rappelle leur condition, celle de leur dire leur limite, et cet
insondable secret contre lequel vient buter leur vie.

De la musique nous recevons les signes du Divin, tout ce


qui dans notre existence apparaît dans sa présence, se
voile et se retire.

L’offrande musicale, le chant de la terre, la jeune fille et la


mort, le chant de l’aube, tel est le quatuor.

58
LA NUIT QUI VIENT

59
Heidegger, lorsqu’il conçoit la place de l’homme ou du
dasein dans le monde, dans le cadre du quatuor, celle-ci
est celle d’un mortel. L’homme vivant perpétuellement en
avant de lui même, ne peut vivre que dans l’anticipation de
la mort. C’est cette anticipation qui le soustrait de la voie
commune selon laquelle il est préférable de ne pas y panser,
et lui donne d’assumer de lui-même son être le plus propre.

« Les mortels sont les hommes. On les appelle mortels parce


qu’ils savent qu’ils peuvent mourir. Mourir signifie : être
capable de la mort en tant que la mort. Seul l’homme meurt,
l’animal périt. La mort comme mort, il ne l’a ni devant lui, ni
derrière lui. La mort est l’Arche du Rien….En tant qu’Arche du
rien, la mort est l’abri de l’être. »

L’art de toutes les activités humaines est celle qui ne peut


s’exercer que dans la proximité de la mort, dans l’urgence
de la création pour laquelle le temps compte.

L’art naît avec l’homo sapiens il y a trente mille ans. Qu’est


ce qui pouvait pousser ces hommes à peine émergés de
l’animalité à s’enfoncer dans la nuit de cavités étroites et
dangereuses, parfois à plusieurs kilomètres de l’entrée de
la grotte, éclairés par la lumière vacillante de lampes de
pierres alimentée de graisse animale, pour y peindre ces
fantastiques fresques animalières que l’on peut voir à
Lascaux ou y laisser la marque de ces mains négatives
entourées d’ocre rouge, que l’on peut compter par centaine
à Pech Merl ?

L’homme vient-il de prendre conscience de sa finitude, et


souhaite-t-il comme le dira bien plus tard Diotime dans le
Banquet assurer son éternité soit par le corps en se
reproduisant, soit par l’esprit, en laissant derrière soit une

60
œuvre, une trace de ce qui a été et assurer ce que Platon
nomme la repousse de l’être.

Les peintures pariétales sont essentiellement animalières et


l’homme y est rarement représenté. Il s’agit alors d’hommes
confronté à la mort, comme le sont les hommes fléchés de
Cargas et le célèbre homme du puits de Lascaux qui a tant
fasciné Georges Bataille.

Un homme à la tête d’oiseau et au sexe dressé git sur le sol


aux pieds d’un bison éventré alors que s’éloigne de la scène
un rhinoréros. Le prix à payer de la mort donnée à l’animal
est d’accepter la mort qui vous frappe. Comme le dit
Georges Bataille: » Le sens ce dette célèbre peinture serait le
meurtre et son expiation.

Dès l’origine, dans la nuit de Lascaux l’homme montre et


assume sa condition de mortel, celle d’ « un être pour la

61
mort », « un être qui se doit à la mort » expression dont
Derrida a eu la révélation dans le cimetière du Céramique à
Athènes.

« N’est-elle pas lourde en effet du mystère initial qu’est à


ses propres yeux la venue au monde, l’apparition initiale de
l’homme? Ne lie-t-elle pas en même temps ce mystère à
l’érotisme et à la mort ».

Georges Bataille

62
La nuit qui vient, l’art comme inachèvement,

Il est notoire que les plus grands chefs d’œuvres de l’art


sont restés sont inachevés, comme le sont « Les malheurs
d’Apollon » du Poussin où bien alors marqués par un pathos
porté à la plus sublime beauté par l’immanence de la mort.

Que l’on songe à la Piéta du Titien de l’Academia peinte la


dernière année de la vie du peintre alors que presque
aveugle (il a 88 ans) on est obligé de lier son pinceau à sa
main. Il continue alors de peindre avec cette pâte aussi
grumeleuse que sera celle de Julian Freud, et d’où se
dégage une force extatique qui vous arrache des larmes.

Picasso dans un autoportrait réalisé la veille de sa mort,


regarde la mort en face de ses deux yeux qui sont comme
deux ocelles qui nous saisissent d’effroi, regard de Gorgone
que l’on ne peut croiser sans être pétrifié. Nous nous «
devons » à la mort, tel est le mot que l’on peut de l’artiste.

63
Un an avant sa mort, Richard Strauss âgé de 85 ans écrit
« In Abenrot » son dernier lieder, qui dit combien la mort peut
être belle, avec cette douceur que seule peut donner une
délivrance, une fin heureuse et mélancolique.

« Ist dies etwa der Tod ? » (« Serait-ce déjà la mort ? ») sont


les dernières paroles du poème d’Eichendorff.

Schumann a écrit son sublime « Chant de l’Aube » cinq mois


avant sa tentative de suicide et son internement dans un
hôpital psychiatrique et trois ans avant sa mort.

64
Paul Celan a écrit ce poème prémonitoire quelques mois
avant sa mort par suicide, en se jetant dans la Seine du
haut du pont Mirabeau le 20 Avril 1970.

De la pierre de taille du pont,


d’où
il est allé
s’écraser dans la vie, initié
au vol par les blessures, du
Pont Mirabeau.
Où ne coule pas la rivière Oka. Et quels
amours !

65
La nuit qui vient: Beethoven

Beethoven les cinq dernières années de sa vie aura écrit


ces œuvres majeures que sont la 9ème symphonie, les 5
derniers quatuors, et sa dernière sonate op111, alors qu’il
est plongée dans une surdité presque complète encombrée
d’acouphènes qui sont un vrai pour lui un véritable
« tintamare ». C’est donc dans une véritable nuit de l’audition
qu’ils aura composé ses plus grands chefs d’œuvres, mais
aussi ses plus pathétiques, marqués par une mort qui
s’annonce.

Beethoven, la 9ème symphonie, l’achèvement et la


gloire.

La 9ème symphonie, reste le chef d’œuvre incontesté dans


lequel Beethoven exprime au mieux son génie musical et
son savoir faire avant qu’il n’entreprenne l’écriture des
derniers quatuors qui seront son adieu a la musique et dont
certains ont remis en cause la qualité musicale, à la
manière du philosophe Adorno dans son ouvrage posthume
« La philosophie de Beethoven ».

Pourtant c’est ce même Adorno qui affirme « la musique de


Beethoven, c’est la philosophie de Hegel ». Et de fait on peut
dire que la 9ème symphonie est à la musique ce que la
« Phénoménologie de l’Esprit » est à la philosophie, à savoir
une entreprise grandiose de dire l’histoire de l’humanité
comme tentative de retrouver une unité perdue dès son
origine, au terme d’une histoire marquée par la relève de
conflits de contradictions entre deux forces antagonistes, les
unes négatives et obscurantistes et les autres positives
représentées par l’esprit et le triomphe des

66
Lumières. La fin de l’histoire comme règne de l’Idée, comme
Savoir Absolu, comme humanité réconciliée avec elle-même,
c’est cela que chante le poème de Schiller et l’ode à la joie,
La victoire définitive du Jour sur la Nuit.

Cette constante lutte entre l’obscurantisme et les lumières


Beethoven nous la raconte musicalement.

Le premier mouvement commence comme une interrogation


pleine de mystère, d’abord pianissimo pour ensuite, exploser
monter en puissance au bruit des timbales. Le premier
thème est puissant sombre dominateur, le second ainsi que
son développement au bruit de timbales déchaînées disent
la nécessaire soumission, le rappel à l’ordre en réponse à
quelques accents de révolte. Une marche funèbre et
désespérante en marque le terme.

Le second mouvement commence par un scherzo, tout en


puissance, triomphal scandé par les timbales, comme pour
l’arrivée du despotisme. Il est suivi par un trio plus calme et
serein presque pastoral qui annonce de meilleurs temps
mais rappelés à l’ordre par les timbale pour se terminer par
un dernier accent triomphal et dominateur.

Après un déchainement de puissance et de fureur le


troisième mouvement dans une ambiance de paix et de
sérénité développe dans une première partie un long adagio
molto e cantabile d’une grande douceur presque océanique
qui nous parle d’une humanité heureuse et fusionnelle qui
aspire à une paix humanité fraternelle et réconciliée. Cette
musique lumineuse est ainsi à l’image de cette aspiration
qu’ont les hommes au bonheur de vivre ensemble. Dans la
seconde partie sur un mode plus allant, andante moderato
hausse la musique se hausse d’un ton s’accélère,

67
est ponctuée par quelques emballements de l’orchestre, et
manifestement nous invite à ne pas nous laisser au rêve mais
bien de passer à la réalité. Les Lumières ne sont pas une
simple utopie, elles appellent l’humanité au progrès.

La finale commence par une fanfare, la « fanfare de l’effroi


» comme l’appelait Wagner qui nous rappelle ce qu’a été le
déferlement des forces de l’obscurantisme avant le triomphe
des lumières qui va exploser comme un feu d’artifice dans le
chant final de l’hymne à la joie allegro energico et la note
soutenue de la soprano dont la hauteur touche au ciel des
étoiles. C’est par degré et dans une élévation continue de
l’âme que Beethoven nous conduit jusqu’à cette ultime
expression d’une joie extatique et dionysiaque. Le thème est
d’abord récité par l’orchestre, repris ensuite par le baryton
puis chanté par le choeur et les solistes dans un grandiose
et sublime élan. Une fois parvenu « au dessus de la voute
des étoiles » comme le proclame le poème de Schiller. La
symphonie peut alors se terminer par un prestissimo
déchaîné et éclatant, totalement dionysiaque laissant
exploser toute la Joie du poème de Schiller.

« Ô extase ! Extase divine. C’était splendeur et splendosité


faits de chair. C’était comme un oiseau tissé en fil de
Paradis, comme un nectar argenté coulant dans une cabine
spatiale, et la pesanteur devenue une simple plaisanterie »

Alex dans « Orange Mécanique »

Beethoven aurait pu ainsi se terminer œuvre de par cet


ultime chef d’œuvre et avoir cette pensée que lui prête
Berlioz: « terminant son œuvre, et considérant les majes-

68
tueuses dimensions du monument qu’il venait d’élever, il dut
se dire : “Vienne la mort maintenant, ma tâche est
accomplie.” »

Il n’en a rien été, puisqu’à partir de 1822, Beethoven plongé


dans la surdité, cette autre nuit de l’âme, continuera à écrire
une dernière sonate inachevée l’op et 5 quatuors, selon un
style qu’Adorno a appelé « tardif », dans le style de ce que
Kundera affirmera dans « L’insoutenable légèreté de l’air ».

« Qu’est-il resté de Beethoven ?


Un homme morose à l’invraisemblable crinière, qui prononce
d’une voix sombre « Es muss sein ».

« Es muss sein »

Adorno en réduisant les œuvres de Beethoven à un « style


tardif », prend en compte le véritable renversement stylistique
des dernières œuvres, en contradiction totale avec le grand
style des œuvres de la maturité et de ne voit dans ces
œuvres qu’un document sur la fin d’un homme miné par la
maladie, muré dans sa nuit auditive, vivant dans l’effroi
d’une mort qu’il sait immanente. Selon la conception marxiste
qui est la sienne Adorno ne voit que l’expression d’une
subjectivité décadente en contradiction avec la conception
dialectique des œuvres de la maturité. « C’est la
subjectivité qui force les extrêmes à se rassembler dans
l’instant, remplit la polyphonie dense de ses tensions,
l’interrompt par des unissons, puis dégage et laisse derrière
elle le ton dans sa nudité ; la phrase dans sa pureté
devient monument à ce qui a été, marque d’une subjectivité
pétrifiée. Les césures, les discontinuités soudaines qui
caractérisent, plus que n’importe quoi d’autre, le tout dernier
Beethoven, sont des moments de rupture ; l’œuvre devient

69
silence à l’instant où elle est abandonné et révèle ce qui
s’éprouve du vide »

Et il ajoute: « La maturité des dernières oeuvres, ne res-


semble pas à celle des fruits. Elles n’ont pas de rondeur,
mais sont ravagées de crevasses. Amères et piquantes au
lieu d’être douces, elles ne se fondent pas en pure
jouissance».

Enfin selon une logique toute dogmatique Adorno dans sa


« Philosophie de la nouvelle musique écrira que
« Schöenberg a essentiellement prolongé tout ce qu’il ya
d’irréconciliable, de négatif, et d’immobile chez le dernier
Beethoven ».

Tout ce qu’Adorno affirme ici du « style tardif » de Beethoven


peut parfaitement être inversé dans un sens positif.
Beethoven en revenant à la forme sonate et au quatuor, alors
qu’il abandonne le chantier d’une 10ème symphonie, peut être
vu tout au contraire comme un musicien habité par un sursaut
de volonté créatrice, signe d’une « grande santé » selon le
mot de Nietzsche, soit réinventer un nouveau style, une
musique autre qui puisse rendre compte de cet « être pour la
mort » qui est l’essence de tout homme de tout « être là »,
car comment dire cet indicible de l’ « autre nuit ». Ces
œuvres ne sont pas d’un style tardif, si ce n’est qu’elles sont
les dernières, mais bien au contraire elles sont neuves pour
ne pas dire modernes.

70
« Es muss sein », le dernier mouvement du 16eme et
dernier quatuor de Beethoven.

Ecrite à l’automne de 1926, ce seizième quatuors sera sa


dernière œuvre et le quatrième mouvement la dernière
musique écrite par un homme enfermé dans sa surdité,
confronté à une situation familiale désespérante, des
problèmes d’argent, une tentative de suicide de son neveu
et un état de santé qui inexorablement se dégrade ;

Le dernier mouvement porte une inscription de la main u


compositeur « Muss es sein? Es Muss sein « « Le faut-il,. Il
le faut ».

.
Cette interrogation et une réponse qui fait allusion à un
l’épisode d’un mauvais payeur qui lui posait la question s’il
devait lui payer son travail. A ce sujet Beethoven avait écrit
un bref canon sur ce sujet « Es muss sein » à coloration
humoristique ». Au sujet de cette adresse Beethoven avait
écrit à son éditeur « Vous voyez quel homme je suis, non
seulement que ce quatuor était difficile à écrire parce que je
pensais à quelque chose de plus grand, mais parce que je
vous l’avais promis et j’avais besoin d’argent; et que cela a
été difficile, vous pouvez en déduire « ça doit être, « ça doit
être le dernier mouvement, car j’ai besoin d’argent.

En un mot tout dans l’existence finit par se payer du prix de


sa propre mort. Aussi le contexte de la question n’est-elle
pas de circonstance ou humoristique, mais bien

71
existentielle. Nous nous « devons à la mort » comme le dira
plus tard Jacques Derrida, ce qui pourrait être une bonne
traduction de « es muss sein ». Ananké disaient les grecs,
pour expliciter la Nécessité, qui est le figure du destin, mais
aussi la nécessité de qui tient le Tout, tout ensemble.

C’est bien à cette ultime question que répond le Quatrième


mouvement de l’opus 135

En tête Beethoven écrit « Der schwer gefaaste


entschluss » la « résolution difficilement prise ». Le
mouvement commence par la question posée par les basse
suivies immédiatement de la réponse qui dans leur stridence
affirment la nécessité du destin , « il le faut ». deux forces
dès lors s’affrontent, douceur et liquidité de la question,
agressivité rythmique des violons, violence de la réponse. Il
en suit un allégro qui mêle un mélancolie douce et
nostalgique de la vie mêlée à une affirmation joyeuse du
plaisir d’exister encore, alors que les violons pas scansion
rappelle dans leur stridence, la terrible nécessité,
le « tragos », la chant du bouc. Le climat s’assombrit par un
retour du grave, une musique proprement dionysiaque et
tragique qui mélange de façon hallucinée les basses et les
stridences des violons, pour toute réponse à la question
posée « muss es sein ». On est là devant l’autre de la mort.
Il le faut « es muss sein ». Puis le mouvement se termine
par un allegro, une sorte de sérénade comme un ultime
« pied de nez » à la mort.

72
L’AUTRE NUIT
(Maurice Blanchot)

73
L'oeuvre attire celui qui s'y consacre vers le point où elle est
à l'épreuve de l'impossibilité. Expérience qui est proprement
nocturne qui est celle même de le nuit.

Dans la nuit, tout a disparu. C'est la première nuit. Là


s'approche l'absence, le silence, le repos, la nuit ... là
s’achève et s’accomplit la parole dans la profondeur
silencieuse qui la garantit comme son sens.

.Mais quand tout a disparu dans la nuit, «tout a disparu »


apparaît. C'est l'autre nuit. La nuit est apparition du « tout a
disparu ». Elle est ce qui est pressenti quand les rêves
remplacent le sommeil, quand les morts passent au fond de
la nuit, quand le fond de la nuit apparaît en ceux qui ont
disparu. Les apparitions, les fantômes et les rêves sont une
allusion à cette nuit vide. C'est la nuit de Young, là où
l'obscurité ne semble…. Ce qui apparaît dans la nuit est la
nuit qui apparaît, et l'étrangeté ne vient pas seulement de
quelque chose d'invisible qui se ferait voir à l'abri et à la
demande des ténèbres: l'invisible est alors ce que l'on ne
peut cesser de voir, l'incessant qui se fait voir.

Mais l'autre nuit n'accueille pas, ne s'ouvre pas. En elle, on est


toujours dehors. Elle ne se ferme pas non plus, elle n'est pas
le grand Château, proche, mais inapprochable, où l 'on ne
peut pénétrer parce que l'issue en serait gardée. La nuit est
inaccessible, parce qu'avoir accès à elle, c'est accéder au
dehors, c'est rester hors d'elle et c'est perdre à jamais la
possibilité de sortir d'elle.

Cette nuit n'est jamais la pure nuit. Elle est essentiellement


impure. Elle n'est pas ce beau diamant du vide que
Mallarmé contemple, par delà le ciel, comme le ciel
poétique. Elle n'est pas la vraie nuit, elle est nuit sans vérité,
qui cependant ne ment pas, qui n'est pas fausse, qui n’est

74
pas la confusion où le sens s'égare, qui ne trompe pas,
mais dont on ne peut se désabuser. Dans la nuit, on trouve la
mort, on atteint l 'oubli. Mais cette autre nuit est la mort qu'on
ne trouve pas, est l'oubli qui s'oublie, qui est, au sein de
l'oubli, le souvenir sans repos.

Maurice Blanchot : « L’Espace Littéraire »

75
L’opus 110, l’adieu à la sonate, le chant de l’au de là de
la nuit.

La Sonate pour piano n°32 opus 111, de Ludwig van


Beethoven, composée entre 1820 et 1822, appartient à la
dernière période créative du compositeur. Il s’agit de son
ultime sonate sorte de synthèse entre la forme sonate, la
fugue et la variation. Elle ne comporte que deux mouvements
très contrastés dont le second est une Arietta à
variations. Selon la formule de Thomas Mann, elle est «
l'adieu à la sonate ».

Thomas Mann dans « Faustus » met en scène un


personnage nommé Kretzshmar, modeste pianiste et
organiste, bègue de surcroit, mais qui n’a qu’une idée en tête
transmettre sa passion de la musique par des conférences
devant un public particulièrement clairsemé. L’une de ses
conférences porte sur l’opus 110, qu’il joue sur un mauvais
piano, et qu’il agrémente de commentaires qui en constituent
le contenu.

Selon lui « Beethoven s’était lui-même dépassé. Des régions


habitables de la tradition, il avait sous le regard effrayé des
hommes, accédé au sphères où ne subsistait plus que son
essence personnelle un moi douloureusement isolé dans
l’absolu…. Dans ces créations le subjectif et le conventionnel
nouait un nouveau rapport déterminé par la mort »…. Cet
élément personnel se surpassait encore, pour pénétrer, grand
et hallucinant, sur le plan mystique et collectif »

C’est dans le commentaire de l’adagio molto simplice e


cantabile, que la commentaire de Kretzshmar se déchaine
dans une passion hallucinée à la mesure de l’œuvre qu’il

76
commente, et qu’il n’est possible de résumer qu’à grands
traits.

Les seize premières mesures sont réductibles pour lui à trois


notes seulement » scandées à peu près comme »
« bleu-du ciel » ou « mal-d’amour » ou « adieu-cher » ou
« temps-jadis » ou « pré fleuri », « et c’est tout. » Cette
formule mélancolique et paisible » le maître l’élève vers des
nuits et des clartés surnaturelles, « il la précipite et l’élève
vers des sphères de cristal où la chaleur et le froid, la paix
et l’extase se confondent. » Kretzshmar jouaient ces
métamorphoses en chantant à gorge déployée. « Dim-dada
» et en criant des commentaires. « Les chaines de trilles
fioritures et les cadences! Entendez-vous comme la
convention reste intacte »… ». Dim-dada, l’art rejette
toujours l’apparence de l’art » « Dim-dada » écoutez ici
comment la mélodie s’efface sous le poids fugué des
accords. Elle devient statique, elle devient monotone, deux
fois ré, trois fois ré, à la queue leu leu, c’est grâce aux
accords »…… Enfin la sonate prenait congé. « Le signe
d’adieu » ré-sol-sol- adouci mélodiquement par l’ut diès était
un adieu grand comme l’œuvre, l’adieu à la sonate.

Enfin on doit à Wilhelm Kempf ce dernier commentaire ce qui


caractérise c’est au-delà de nuit qui habite l’opus 111 .

« Lorsque les premières mesures de l'Arietta (Adagio molto


semplice e cantabile) retentissent, il devient manifeste que
Beethoven interprète ici, contrairement à ce qu'il fait dans le
final de la Cinquième Symphonie, le passage du sombre
ut mineur au lumineux ut majeur comme un dernier pas qui
mène de ce monde-ci dans l'au-delà. Le changement
s'accomplit en cinq variations, qui équivalent chacune à un
pas de plus dans ces régions que nous ne pouvons que
soupçonner. Puis lorsque le thème enfin accueilli dans l’har-

77
monie des sphères nous guide et nous éclaire tel une étoile,
nous comprenons que Beethoven, dont l'oreille ne percevait
plus aucun son terrestre, a été élu pour nous “faire entendre
l'inouï”.

78
Deux interprétations de l’Arietta de l’opus 110,
l’une par Arthuro Benedetti
l’autre par Glenn Could.

Nous devons à Jean-Jacques Rousseau dans son « Essai


sur l’Origine des Langues », l’affirmation que les langues
naissent des passions et non du désir d’expression ou de
communication. C’est ainsi qu’il distingue les langues du
nord, dominées par la rationalité de l’expression et la
pauvreté de l’affectivité. Quand on parle une langue du Nord
on donne toujours l’impression « d’appeler au secours »
dit-il, alors que lorsqu’on parle une langue du midi, on finit
toujours par dire je t’aime. Ce conflit entre expression et
rationalité harmonie et mélodie, Rousseau l’applique à la
musique, qui n’a pu commencer que par le chant et la
mélodie, alors que l’harmonie sera le résultat de la
dénaturation de l’homme à mesure de sa socialisation qui
développe la raison, cette passion de la comparaison, origine
de l’amour propre qui seule rend l’homme méchant.

Cette contradiction entre l’affectivité et la raison, Rousseau


l’appliquera à la musique comme opposition de l’harmonie,
attachée à la théorie musicale et à l’écriture de la partition,
à la mélodie, à l’interprétation et au chant. Sa controverse
avec Rameau est connue. Chanter un opéra en français
serait une pure aberration, un acte contre nature, le français,
langue du Nord est impropre au chant, que dure de
l’allemand !

Sans aucun doute Nietzsche qui n’avait aucune affection pour


Rousseau, ne se doutait-il pas que son opposition Apollinien
Dionysiaque reprenait cette distinction toute rousseauiste
entre raison et affectivité.

79
C’est cette opposition que nous retrouvons entre nos deux
interprètes, Arturo Benedetti Michelangeli et Glenn Gould, ont
des rôles qui paraissent s’inverser. L’homme du sud joue sa
partition dans la plus froide harmonie possible, alors que
l’homme de « l’Idée du Nord » qui rêvait de nuits boréales fait
chanter son piano tout en chantant lui-même, jusqu’au délire
dionysiaque.

Arturo Benedetti Michelangeli l’arietta de l’opus 111 de


Beethoven

Arturo Benedetti Michelangeli, Pianiste perfectionniste,


d’une technique parfaite était par ailleurs un amateur de
sports dangereux, et on a souvent l’impression qu’il joue du
piano avec le doigté qu’il faut pour conduire une Ferrari. IL
est connu qu’il avait rapport maniaque à son instrument,
s’occupait lui-même de sa mécanique, était capable
d’interrompre un concert quand il jugeait que le piano n’était
pas en plein milieu.

« Ses doigts se refusent à faire ne serait-ce qu'une fausse


note, et une fois lancé rien ne pourrait l'arrêter. Dans bien
des morceaux du répertoire romantique, bien qu'il semble
peu sûr de lui émotionnellement, son indéfectible technique
lui confère une puissance expressive qui perturbe
l'écoulement musical même. » Harold Schonberg

Pour Arturo Benedetti Michelangeli, le piano est bien un


objet, un instrument qui est là « sous la main », Il est bien là
à la bonne distance, celle de la longueur des bras du
pianiste, il est bien présent et silencieux dans sa
monumentalité et dans sa perfection mécanique, dans
l’attente de celui qui bientôt saura le maîtriser et le conduire
jusqu’à sa perfection.

80
Arturo Benedetti Michelangeli, assis droit sur son tabouret,
presque rigide, le domine. Le corps restera presque
immobile en dehors d’un doigté d’un grand raffinement et
d’un mouvement des mains parfaitement maîtrisé. Les
notes claires justement posées se détachent les unes des
autres tout en s’enchaînant selon un flux continu et
parfaitement dominé que rien ne saurait interrompre.

Comme à distance de son instrument, tout entier absorbé


par la perfection du geste et de l’expression, son visage
paraît impassible, ne manifestant aucune émotion, aucune
de ces extases que parfois montrent certains interprètes qui
sont comme habités par la musique. Rien de tel pour Arturo
Benedetti Michelangeli. La musique qu’il joue ne semble
avoir aucun effet apparent sur son apparence, même si
sans aucun doute il vit cette musique avec une très haute
intensité intérieure, mais dont il ne laisse rien paraître.

De cette perfection se dégage une harmonie toute


apollinienne et une beauté quasi architecturale, et un plaisir
d’écoute quasi aristocratique à l’image de l’interprète. Le
pianiste et son instrument dans leurs perfections techniques
rendent raison à la partition de façon quasi scrupuleuse, dans
son moindre détail, sa moindre nuance, et dans le respect
total de ce qui a été écrit par Beethoven.

La beauté apollinienne de cette interprétation, en


contradiction sans doute avec le contenu tragique de l’Arietta
fascine par son caractère olympien et spirituel comme si elle
surgissait d'en haut et de loin, telle une puissance de l'esprit
d’une extrême légèreté .

81
Glenn Gould.

Glenn Gould bénéficie d’une véritable « aura », auprès de ses


inconditionnels admirateurs alors que tout aussi bien il est
honni par ses détracteurs qui ne voient en lui qu’un destructeur.
Cette réputation est largement due à une personnalité
excentrique. Hypocon-driaque, il s’est quasiment détruit la
santé en raison d’un excès de prises de médicament. Il souffrait
d’une phobie du contact physique et avait une aversion pour
toute forme de rassemblement de masse, et par conséquent
pour les conconcerts. Dès l’âge de 36 ans il choisit de ne plus
se produire en public et de ne se consacrer qu’à des
enregistrements en studio et à des émissions radio.

Il avait une attirance pour la solitude, et il appréciait


particulièrement l’ambiance de réclusion des studios. Enfin
c’était un homme de la nuit. « Je rêve depuis des années, et je
désespère d’y arriver jamais de passer au moins un hiver entier
au nord du cercle artique. Tout le monde peut y aller en été,
mais je dis que je ne voudrais y aller qu’au moment où le soleil
est couché. Vraiment je le voudrais et je vous dis que j’irai un
de ces jours ».

Cette personnalité atypique pour ne pas dire névrotique


s’accompagnait de manies excentriques quant à l’ usage de
son piano. Assis sur une chaise pour enfant fabriquée par son
père, le piano rehaussé sur des coussins, ses mains se
trouvaient au même niveau que les touches, comme s’il se
tenait à genoux devant l’instrument. Son piano fétiche était
réglé au millimètre, tendu à l’ex-trême pour plus de rapidité, son
jeu pratiquement dépourvu de legato.

C’est pourtant le pianiste de toutes ces excentricités qui est


l’auteur de ce chef d’œuvre incontesté qu’est l’interprétation
des « Variations Goldberg » de 1955.

82
L’arietta de l’opus 111 de Beethoven par Glenn Gould

Pour Glenn Gould le piano n’est pas simplement un objet,


posé « là devant » à sa disposition, comme le serait un
instrument dont il aurait l’usage et qu’il aurait à dominer de
tout son savoir pianistique. Il est au sens heideggerien
« une chose », qui se vit dans la plus extrême proximité,
mais qui néanmoins reste à distance dans son autonomie.
Glenn Gould n’a pas cette raideur et cette hauteur qui était
celle d’Arturo Benedetto Michelangeli. Bien au contraire, il
s’abaisse devant le piano, le piano rehaussé sur des

Il avait une attirance pour la solitude, et il appréciait


particulièrement l’ambiance de réclusion des studios. Enfin
c’était un homme de la nuit. « Je rêve depuis des années,
et je désespère d’y arriver jamais de passer au moins un
hiver entier au nord du cercle arctique. Tout le monde peut
y aller en été, mais je dis que je ne voudrais y aller qu’au
moment où le soleil est couché. Vraiment je le voudrais et
je vous dis que j’irai un de ces jours ».
coussinets de bois et lui rabaissé, assis sur son étrange et
Cette personnalité atypique pour ne pas dire névrotique
s’accompagnait de manies excentriques quant à son usage
du piano. Assis sur une chaise pour enfant fabriquée par
son père, le piano rehaussé sur des coussins, ses mains se
trouvaient au même niveau que les touches, comme s’il se
tenait à genoux devant l’instrument. Son piano fétiche était
réglé au millimètre, tendu à l’extrême pour plus de rapidité,
son jeu était pratiquement dépourvu de legato.
excentrique tabouret destiné à un enfant. Certains critiques
ont souligné l’infantilisme et l’immaturité de ses
interprétations, mais c’est parce qu’il est comme un enfant,
qu’il se laisse dominer par l’instrument alors qu’il le conduit
aussi bien avec une très grande douceur, qu’avec une
violente vélocité..
83
Il ne se tient pas à distance de l’instrument, ses mains
pratiquement au niveau des touches, ce n’est que par
d’étranges contorsions de ses doigts qu’il arrive à frapper
les notes. Il fait réellement corps avec l’instrument, il
accompagne la musique en oscillant du corps de droite à
gauche, d’arrière en avant. Son corps est réellement habité
par la musique. A chaque instant son visage exprime
l’intériorité des diverses passions qui l’anime jusqu’à des
formes d’extase, et il n’hésite pas alors à chanter certains
des passages qu’il joue, soit de façon inaudible ou par un
long murmure. Quand la partition le ferait un marteau.

84
Glenn Gould fait de la musique sa propre chair. Il est la
partition, il est lui même le piano dont il joue, il n’est plus
l’interprète d’une partition dont il devrait rendre le plus
fidèlement possible le contenu. En jouant il recrée la
partition, n’hésite pas à modifier les tempo, le rythme des
notes, à ne pas respecter pas les annotations de l’auteur, le
« poco ritenende » du premier mouvement est par exemple
joué avec une rapidité étonnante et iconoclaste.

Devenu « corps-piano », Glenn Gould est littéralement


possédé par la musique, ne connaissant pas la mesure, il la
conduit jusqu’à l’extase dionysiaque.

Son interprétation de l’op 110 n’échappe pas à cette


conception comme hallucinée de la musique dans un sublime
l’adagio molto simplice e cantabile.

C’est avec une grande douceur qu’il nous fait entendre les
premières notes remplies de nostalgie « bleu-du ciel » ou
« mal-d’amour » ou « adieu-cher » ou « temps-jadis » ou
« pré fleuri », dans un sublime ’adagio molto simplice e
cantabile.

La deuxième variation est d’un style endiablé très « jazzy »


interrompu par de sombres et tragiques interruptions.

Les deux suivantes, l’une dans l'extrême grave, l'autre dans


l'extrême aigu sont étroitement entremêlées comme un
dialogue entre la terre et le ciel.

A la basse le thème est fractionné comme des débris jeté au


sol alors qu’une montée aérienne des notes nous transporte
alors dans un monde paradisiaque.

85
Mais le retour dans le grave en la mineur nous ramène les
pieds sur terre dans un paysage désolé et glacial.

Alors le vent se lève, des bourrasques de triples croches


montent à l'assaut du thème, revenu dans le haut medium
et soudain les trilles font leur apparition, envahissent tout,
saturent l'espace, accèdent comme par degré à une nouvelle
naissance et dans l'aigu se confondent dans le bleu du ciel
et dans le thème, devenu immatériel et qui achève de se
dissoudre

Les dernières notes dans leur simplicité bouleversante font


écho au « bleu du ciel », au « mal d’amour », au pré fleuri »
dans un dernier adieu.

« Il est une éclipse de toute existence, un silence de notre


être où il nous semble avoir tout trouvé. Il est une éclipse,
un silence de toute existence où il nous semble avoir tout
perdu, une nuit de l’âme où nul reflet d’étoile, même pas un
bois pourri nous éclaire »

Holderlin

86
NACHTS

« Paul Celan »

87
Nachts, wenn das Pendel der Liebe schwingt
zwischen Immer und Nie,
stösst dein Wort zu den Monden des Herzens
und dein gewitterhaft blaues
Aug reicht der Erde den Himmel.

Aus fernen, aus traumgeschwärztem


Hain weht uns an das Verhauchte,
und das Versäumte geht um, gross wie die Schemen der
Zukunft.

Was sich nun senkt und hebt,


gilt dem zuinnerst Vergrabnen:
blind wie der Blick, den wir tauschen,
küsst es die Zeit auf den Mund.

Paul Celan : « Mohn und Gedächnis »

88
LA NUIT, quand le pendule de l'amour balance
entre Toujours et Jamais,
ta parole vient rejoindre les lunes du cœur
et ton œil bleu,
d'orage tend le ciel à la terre.

D'un bois lointain, d'un bosquet noirci de rêve


l'Expiré nous effleure
et le Manqué hante l'espace, grand comme les spectres du
futur.

Ce qui maintenant s'enfonce et soulève


vaut pour l'Enseveli au plus intime :
embrasse, aveugle, comme le regard
que nous échangeons, le temps sur la bouche.

Paul Celan : « Pavot et Mémoire »

Paul Celan : « Pavot et Mémoire »

89
BIBLIOGRAPHIE

90
Adorno : « The Beethoven’s philosophy »

Bataille Georges: « Les Larmes d’Eros »

Blanchot Maurice : « L’Espace Littéraire »

Berlioz : « Traité d’Instrumentation et d’


Orchestration »

Cage John : « Silence : conférences et


Entretiens

Celan Paul : « Mohn und Gedächnis »


« Pavot et Mémoire »

Derrida Jacques : « Demeure,Athènes »

Guest Gérard : « Séminaire Paroles des Jours »

Hansson Ola : « Nietzsche »

Heidegger : « Etre et temps »


« la Chose »
« Batir, Habiter, Penser »
« L’Origine de l’œuvre d’Art »
« La Provenance de l’Art et l’Origine
de la Pensée »
« Le Chemin de Campagne »

Héraclite : « Fragments »

Homère : « L’ Illiade »

Kundera Milan : « L’Insoutenable Légèreté de


l’Etre »

91
La Boétie : « De la Servitude Volontaire »

Lao Tseu : « Tao Tö King »

Mattéi Jean-François : « Le quadriparti »

Mann Thomas : « Faustus »

Nietzsche : « La Naissance de la Tragédie à


partir de l’Esprit de la Musique »

Otto Walter : « Dionysos »

Perrin Christophe : « De la musique avant toute


chose ?
Heidegger compositeur »

Platon : « La République »
« Le banquet »

Prost : « Une ontologie du quatuor à cordes »

Ramnoux Clémence : « Héraclite »


« Les Filles de la Nuit »

Shitao : « Traité sur la Peinture »

Tchouang Tseu : « L’œuvre de Maître Tchouang »

Zou : « Li King »

92
TABLE DES MATIÈRES

93
LA NUIT DU QUATUOR

avant-propos.......................................... 11
1

le cosmos .............................................. 16

LA NUIT D’AVANT LA NUIT

le dao.....................................................20

le souffle « Qi »…................................. 24

le silence................................................ 26

les filles de la nuit… .............................. 28

la nuit de Dionysos .................................32

fastnacht… ............................................. 33

Apollon et Dionysos................................ 36

LE CHAWAN NOIR

le chawan noir .......................................69

le chawan noir comme chose............... 42

LE MONDE DU QUATUOR

le quatuor à cordes et Heidegger.......... 49

le quatuor à cordes comme « geviert »51

94
les quatre.............................................. 54

FASSEN

contenant « fassen »… ......................... 57

le versement… ......................................57

l’offrande................................................ 58

LA NUIT QUI VIENT

L’art comme inachèvement… ...............64

La nuit qui vient, Beethoven…..............67

Beethoven la 9ème symphonie ...............67

« Es muss sein »… ...............................70

« Es muss sein » le dernier mvt du 16ème


quatuor de Beethoven.......................... 72

L’AUTRE NUIT ( Maurice Blanchot)

L’opus 110… ........................................77

Deux interprétations de l’opus 110…..80

Arturo Benedetti Michelangeli ..............81

Glenn Gould .........................................83

NACHTS (Paul Celan)

95
Bibliographie.........................................90

Table des matières ................................ 91

96
Ouvrage écrit durant

l’été 2019

Références musicales/

Beethoven : 9ème Symphonie Celibidache


Beethoven : Seizième Quatuor op 135, 4ème mouvement Quatuor Vegh 1973
Beethoven : Sonate pour piano n°32 op 111 2ème Arietta Arturo Benedetto Michelangeli
1961
Beethoven : Sonate pour piano n°32 op 111 2ème Arietta Glen Gould I956 Londres
Beethoven : Sonate pour piano n°32 op 111 2ème Arietta Glen Gould I956 New York

97

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