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ΣΙΚΙΝΟΣ

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Jean-Claude Mougin

SIKINOS
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© Mougin Jean-Claude
37 rue du Dr Griveaud
71600 Paray-le-Monial
0385816474
le plongeur
jcm.mougin@wanadoo.fr
www.platine-palladium.com 9
www.platine-palladium.fr

pour Héloïse

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Un jour, à Sikinos

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Sikinos est un simple rocher couvert d’une végétation arbus-


Les Cyclades, « Κυκλάδες », sont un archipel de la  Grèce si- tive, thym, sauge, des oliviers couchés pat les vents et quelques
tué dans le sud de la mer Égée. L’archipel, composé d’une citronniers protégés par des tours en pierres sèches. Habitée
multitude d’îlots, ne compte que vingt-quatre îles habitées qui par à peine plus de 200 habitants elle est l’une des iles les plus
forment un cercle « κύκλος » autour de l’île sacrée de Délos sauvages des Cyclades. Elle ne possède aucune source, et les
qui a vu naître les jumeaux sacrés, Artémis et Ap ollon. Parmi habitants ont déployé pendant des siècles une ingéniosité sans
elles Sikinos . pareille afin de capter la moindre goutte d’eau de pluie. Le blé
base de leur nourriture est cultivé sur d’étroites bandes de terre
qui parfois ne font que quelques mètres de large, soutenues par
des murs de pierres. Elles couvrent sur deux cents mètres la
pente pierreuse qui va jusqu’à la mer. Un moulin à vent une porche. De celui-ci descend un chemin qui a conservé son pa-
fois par an est mis en mouvement afin de moudre la farine, né- vement de marbre et qui conduit jusqu’à la plage. On peuvait
cessaire aux gens de l’île. imaginer la longue procession des pèlerins en toges blanches
gravissant le chemin qui jadis les menait jusqu’au temple et au
dieu à qui ils apportaient leurs offrandes.
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Occupée depuis la plus haute antiquité, par les Achéens, les
Dorines, les Ioniens, elle fait partie au V ème siècle avant J-C de
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la ligue de Délos. Pillée par les Goths elle voit passer les croi-
Comment ne pas penser à Heidegger qui dans « L’origine de
sés et alors que la souveraineté de Cyclades est attribuée aux
l’oeuvre d’art » décrit un temple grec au fond d’un vallon. Il
vénitiens ils y construisent un kastro. En 1537 elle devient
pense revenir « à la chose même » de l’œuvre d’art, qui
turque, mais elle ne fut gouvernée que de loin par les ottomans
construite autour d’un vide s’inscrit dans le cadre, le quatuor,
qui se contentaient une fois l’an de prélever l’impôt. En 1830
qui fait l’unité des quatre, l’unité du monde. Comment ne pas
elle retrouve son indépendance.
penser à ce cosmos, à la merveille de cette petite ile grecque
qui en est l’image dans la lumière du jour. Comment ne pas
En septembre 1986, l’île de Sikinos, n’était pas encore une île
penser le cadre où se rassemblent les choses du monde,
pour touristes et l’on ne pouvait accéder au port d’Alopronia
pierres, arbres, maisons, temples, lieux sacrés du culte, trou-
que par le moyen d’un bateau de pêche. Aujourd’hui un ferry
peaux et hommes affairés à leurs occupations. Le cadre est le
relie l’ile à Athènes. Il n’y avait que deux chambres à louer sur
le port, et un restaurant pour les pêcheurs. monde où se déploient les choses dans leur être de choses. Il
donne au monde son image.
Ils étaient arrivés le matin. Dans la nuit à plusieurs kilomètres
de l’île qui n’était pas encore visible, ils pouvaient déjà sentir En lui chante le quatuor, l’unisson qui rassemble les quatre
son odeur de thym et de sauge. Arrivés au port ils avaient pris dans la simplicité.
un petit bus bleu qui empruntait la seule route asphaltée de l’île - la terre et la libre étendue de la roche, du sable et de
jusqu’au la Chora et à son « kastro » vénitien. Ils étaient entrés l’eau, s’offrant comme plante et animal, séjour et transhu-
dans plusieurs maisons ou palais vénitiens, éventrés, avec des mance pour les mortels.
plafonds à des hauteurs invraisemblables, finement décorés, - le ciel et la mesure du soleil, le chemine ment de la
copies rustiques de ceux que l’on peut voir à Venise. lune, la lumière et le déclin du jour, l’amoncellement des
nuages et la profondeur de l’azur.
L’après-midi durant, ils avaient suivi le chemin pierreux qui
suila crête de l’ile entre ciel et terre, jusqu’à l’église tombeau - les divins et les signes de la divinité, leur puissance sa-
d’Episkopi. petite église byzantine, désormais close et déla- crée.
brée. Construite sur les ruines d’un temple dorique dédié à - les mortels qui, dans le quatuor sont ceux qui habitent
Apollon, elle a conservé deux de ses colonnes qui encadrent le et ont la garde du site : sauver la terre et la ménager, laisser
libre cours au ciel, à la juste mesure des journées et des sai-
sons, être attentifs aux signes qui viennent des dieux, « garder Ils n’avaient pas encore commencé leur interminable conversa-
l’esprit ouvert au secret  »”. tion que son regard fut attiré par une lumière très brillante,
peut-être celle d’une balise, qui se trouvait là au milieu de la
Dans cet unisson du quatuor, advient l’oeuvre d’art en tant mer, à l’horizon entre la mer et le ciel, juste là devant lui, d’au-
qu’objet. Tout comme l’antique idole, l’oeuvre d’art ne repré- tant plus brillante que la nuit était noire et sans lune.
sente rien. “L’oeuvre d’art ne présente jamais rien, et cela pour
cette simple raison qu’elle n’a rien à présenter, qu’en étant De toute la journée il n’avait pas pris une seule photo. Rien en
elle-même, elle crée ce qui pour la première fois et grâce à elle véri-té ne s’était donné à lui. Or cette lumière intense fixée à
entre dans l’ouvert”. Car tel est le mystère de l’apparaître que, l’horizon le regardait et demandait à être vue. Une image s’im-
dans l’ouvert, ce qui se montre tout aussi bien se retire. posait à lui, et comme il ne prenait jamais une photo sans le
prévisualiser, il imaginait déjà quelle image il pourrait en tirer,
un carré noir à la façon
1 8 de Malevitch ou d’Ad Reinhardt, avec au centre un regard cy-
Sur le chemin du retour, l. et lui avaient fait la rencontre d’une clopé-
petite chevêche, qui seule parmi les nocturnes n’hésite pas à se
montrer le jour. Elle les épiait en hochant de la tête de loin en 19
loin, perchée sur un piquet, un rocher. Était-ce elle, la
« glaux », la déesse aux yeux pers, l’Athéna Pallas, que l’on en, comme un point de fuite qui, là devant nous, serait projeté
avait vue quelques années auparavant portant le casque et dans l’infini d’une troisième dimension.
l’égide, sa lance appuyée à la borne, sur le petit bas-relief de
marbre qui se trouvait au petit musée de l’Acropole. Il s’approcha du rivage, y déploya son trépied, installa l’Has-
selblad. Dans le viseur carré finement quadrillé, il plaça le
Ils étaient bien de ces mortels qui face aux dieux allaient vers point lumineux exactement au centre de l’image. Il fit la mise
leur destin, noués qu’ils étaient par Ἀνάγκη, la terrible Né- au point sur ce point blanc qui se trouvait à l’infini. Le sujet
n’avait besoin d’aucune profondeur de champ, il garda donc le
cessité.
diaphragme grand ouvert.
La nuit tombait quand ils se sont installés au restaurant de la
Le temps d’exposition est déterminant, car c’est lui qui décide
plage d’Alopronia. Un autre couple de touristes y était installé,
de la densité des valeurs d’un négatif, et donc des valeurs qui
et quelques pêcheurs buvaient des bières au bar. La cuisine
seront obtenues sur le tirage positif. Cadrer une photo, c’est
grecque est peu variée et sans doute L. et lui avaient-t-ils com-
donc par avance prévoir l’image que l’on veut obtenir. Il faut
mandé une salade, un poisson grillé et peut-être l’un de ces gâ-
donc à tout prix éviter une sous-exposition qui rendrait le né-
teaux très sirupeux qui ressemblent à des baklavas, mais qui
gatif inexploitable. Dans ce cas précis, il fallait exposer le né-
ont ce goût si particulier et si puissant qui est celui du miel de
gatif de telle sorte que l’on puisse distinguer sur le positif final
thym et de sauge, celui de l’île.
la différence « inframince » qui existait entre le noir de la mer
et celui du ciel. Aucune cellule photo ne pouvait mesurer le
temps d’exposition, tant la lumière était faible. Elle durerait
donc le temps du repas.

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Il ne souvenait plus de la conversation que L et lui avaient eu


ce soir-là à la table du restaurant durant la prise de vue, mais il
ne pouvait s’empêcher de se souvenir de ce passage du poème
de Paul Celan « La Nuit » qui dit si bien ce que L. était pour
lui, ce soir-là.
21 « Vivre sous le regard d’autrui », telle est la définition que
La nuit, quand le pendule de l'amour balance donnaient les grecs de la « philia » à la fois amour et amitié. Et
entre Toujours et Jamais, de fait plus âgé qu’elle, elle aurait pu être sa fille, il était tout à
ta parole vient rejoindre les lunes du cœur  la fois l’amant et l’ami, et partageait avec elles toutes les pas-
et ton œil bleu, sions qui les
d'orage tend le ciel à la terre.
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La nuit était là, et dans la lumière vacillante des lampions animaient. La peinture et les voyages en Italie, les séjours dans
qu’agitait le souffle du soir, à travers les mots qu’ils échan- les iles grecques, Pétra, Le Soudan, la Mauritanie, New York,
geaient, il ne voyait que ses yeux bleus agrandis qu’ils étaient la Chine, le Japon, l’île Maurice. Depuis leur première ren-
par le noir de sa chevelure et la blancheur extrême de sa peau. contre, toutes ses photos avaient été prises en sa présence, sous
Des yeux d’un bleu intense, comme l’est celui pervenches, son regard, et il avait commencé à s’intéresser au palladium.
d’un bleu profond comme celui des grands fonds qu’ils Depuis sa disparition il ne faisait plus de prises de vues ou si
avaient, une année auparavant, survolés avec leurs masques et peu. Désormais, il ne faisait plus qu’exploiter les milliers de
leurs tubas au large d’Amorgos. Un bleu qui s’assombrit à me- négatifs accumulés pendant trente années de vie commune. Ils
sure que le regard le pénètre, alors que des myriades de pois- sont là dans leurs feuilles cristal rangées dans des boîtes de
sons brillants le traverse, jusqu’à devenir un bleu presque noir carton noir. C’est là en négatif, des milliers de souvenirs qui
qui s’enfonce dans l’infini. Ses pupilles naturellement agran- attendent de revoir le jour comme un éternel retour de la jeune
dies par sa myopie, semblaient vouloir encore s’agrandir, à la fille aux yeux bleus qui, il y a dix ans n’est jamais revenue de
mesure du désir qu’il avait pour elle. Une fine cicatrice qu’elle la piscine, qu’il n’a jamais revue et qu’il attend « entre deux
avait juste au-dessus de sa lèvre supérieure, le fascinait, morts ».
comme l’avait été pour le jeune Descartes le regard bigle d’une
petite fille « louche ». C’était là son « agalma », cet objet petit « Esse est percipi »,  être c’est être perçu
a qui pour Lacan, est cause du désir, et vous regarde, tel un
joyau, un bijou. Avant de la rencontrer, il lui semblait avoir toujours été de
trop, n’existant pour personne ; enfant non désiré, destiné à
« C’est parce que çà me regarde qu’il m’attire si paradoxale- grandir dans des internats crasseux, il avait appris à faire
ment, quelque fois au plus juste titre que le regard de ma par- tache, au vu de tous. Constamment remis à sa place, il n’avait
tenaire, car ce regard me reflète et pour autant qu’il me re- trouvé de quoi vivre que dans l’espace caché des livres, des ro-
flète, il n’est que mon reflet, buée imaginaire ». Un grain de mans.
beauté.
Son regard à elle, enfin lui avait donné une place.
Depuis dix ans il « vivait ainsi sous le regard d’elle ».
« Une des formes, disons l’origine du regard c’est la tache, et
c’est ce qui met chacun en position d’être sous le regard du
monde, le regard n’est pas que ma propriété, au contraire le
regard est dehors et je suis cerné par un monde omnivoyeur
comme s’exprime Lacan dans le Séminaire XI ……donc l’ori-
gine c’est la tache, le regard c’est déjà une métonymie de la
tache, une variation de la tache et il y a encore si je puis
dire un troisième stade de la beauté et alors que la tache peut
être l’élément déguelasse du spectacle., mais par la même ce-
lui qu’il faut reconnaître, le regard, la beauté est la forme su-
blime de la tache, et donc on peut la mettre comme un troi-
sième stade, après la tache et le regard. ».

J-A Miller « Les us du laps » 31 mai 2000.


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A la fin du repas, il quitta la table pour aller au bord du rivage 24


fermer le diaphragme, mettant fin à la prise de vue. L’image
était là dans la boîte noire, présente, absente, latente. Il tourna
le levier de l’Hasselblad et fit avancer la vue suivante. La lune
commença à se lever, et ils continuèrent leur promenade sur le
rivage et les rochers qui le surplombaient, il continua à faire
des prises de vue avec des temps très longs. La nuit était telle-
ment douce et était devenue si lumineuse, qu’ils ne virent pas
le temps passer. Arrivé à la douzième prise, il rembobina le
rouleau, colla la languette jaune, et la pellicule se retrouva au
fond du sac. Il ne le savait pas encore, mais cinq des photos à
venir de ce rouleau allait constituer à eux seuls la plus célèbre
et la plus vendue de ses séries « Sikinos ». Le Négatif
Tache, regard, beauté, ce dont l’image de Sikinos sst faite.
que l’on peut faire dans un laboratoire, ici la salle de bain, est
invraisemblable. C’est donc le cœur battant qu’il éclaire le labo
et que devant le plafonnier il peut voir les négatifs encore tout
humides de fixateur. Pour qui sait voir le monde à l’envers,
c’est un grand moment qui permet de savoir si sur cette pelli-
cule-là, il y aura au moins une bonne photo. Une sur douze et il
est content. Avec la pellicule de Sikinos, il y avait au moins
25 cinq bonnes photos et il pouvait déjà voir en pensée le porte
folio, la qualité des noirs, la subtilité des gris, la qualité du ca-
drage, celle de leur composition.

Mais parmi ces douze négatifs l’un d’eux suscita son étonne-
ment et une grande perplexité. Sur le moment il ne reconnais-
sait aucun élément de ce qu’avait pu être la prise de vue. Cette
photo il n’avait pas pu la prendre, un Autre l’y avait prise à sa
place.
Au retour des vacances, et peut-être un ou deux mois après, il a
entrepris de développer les rouleaux des vacances en Grèce. 26

Il y a un plaisir particulier et peut être pervers à prolonger ainsi Le négatif attendu


le temps qui sépare la prise de vue et le développement, ce pas-
sage du latent qui est là présent mais pas encore visible, au né-
gatif qui ne sera que l’envers de ce bout de réalité que l’on
veut « momifier » comme aurait dit André Bazin. Ce temps est
aussi le vécu d’une angoisse, tant d’imprévus ont pu survenir
au cours de la prise de vue, un mauvais déclenchement, un dis-
fonctionnement, une superposition de vues. La pellicule qui a
trainé au fond d’un sac a pu être endommagée. Enfin quand ar-
rive le développement, des erreurs peuvent être commises pen-
dant le chargement de la pellicule sur la spire qui ira dans la
boîte noire. Enfin le révélateur est-il le bon, le temps de déve-
loppement choisi donnera-t-il le bon contraste qui le moment
venu donnera les bonnes valeurs ? Enfin encore humide, le
film est fragile, peut être rayé, mal lavé. Le nombre de bêtises
La nuit était bien là, dans son absence, dans cet « inframince »
entre la mer et le ciel. Mais l’éclat de projecteur qu’il croyait
être celui d’une balise était celui d’un « lamporo », et pendant
une heure et demie un pêcheur, une sorte de « Petit Pierre »
grec avait tourné avec sa barque, lancé ses filets pour piéger les
poissons attirés par la lumière, et puis sa pêche terminée était
rentré au port. Pendant
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Le négatif obtenu était bien différent. 28


ce temps un ferry qui passait là, au loin, avait laissé à l’horizon
une trace lumineuse comme un trait d’une infime épaisseur. 29
Cet étrange négatif, il ne l’avait pas conçu, il venait d’un évè- Comme indice, « ça a été », la photographie colle à la réalité
nement qu’il n’avait pas vu venir mais qui l’avait regardé du comme à son référent ? Comme index, elle est ce qu’elle
champ de l’Autre. Cette scène n’était que la transcription de montre, comme indice, elle est ce qui retient de ce qui du réel
nuit de la scène célèbre de la boîte de sardines et du pêcheur va disparaitre. Si la photographie colle à la réalité, on doit à
« Petit Jean » que Lacan rapporte dans son Séminaire 11, et qui Philippe Dubois d’avoir montré tout ce qui en elle maintient la
lui sert à établir la schize entre l’œil et le regard. distance, qui nous sépare de toute chose et annonce notre dis-
parition.
Depuis les origines le négatif, a toujours « été », dans son uni-
cité, considéré par les photographes comme leur véritable créa- Thomas Bernhard n’a-t-il pas dit de la photographie qu’elle
tion,. Au temps de la « calotypie » ils n’hésitaient pas à expo- « était le plus grand malheur du XXème siècle ».
ser leurs négatifs plutôt que les tirages positifs qui par leur
multiplicité, par la diversité de leurs interprétations perdaient La distance entre l’indice et son référent est d’abord spatiale,
cet « aura » de la trace originaire, fixée comme pour l’éternité, c’est toujours à distance des choses que se fait la prise, la mise
« momifiée ». au point peut se faire jusqu’à l’infini. La prise de vue se fait à
l’image de la Méduse qui pétrifie, fige tout ce qui tombe sous
Le négatif de par sa nature est un index, selon la terminologie son regard. Le référent qui nous sidère touche désormais l’in-
de Charles Sanders Pierce ; il s’oppose à l’icône et au symbole. touchable, telle « l’aura » de Benjamin qui à la fois se
Comme indice, toute photographie est selon le dire d’Atget est tient au plus proche tout en restant au plus loin, tout comme
« une scène du crime ». Elle atteste que ce soir-là, un pécheur l’« unheimlichkeit » de Freud, qui rend étrange ce qui nous est
grec pendant une heure et demie a tourné en rond au milieu de le plus familier. Ce que l’on regarde sur le négatif à la fois est
la mer, occupé à sa tâche, et qu’un ferry est bien passé au large là et n’est déjà plus là, au loin. Entre l’ici et là, entre le visible
de Sikinos, ce soir là, alors que L.et lui tout occupés à leur et l’intouchable, se mesure toute la dimension de la perte, la di-
« entreconnnaissance » , n’avaient rien vu de la scène alors mension de ce qui aura été, la dimension de « l’entre deux
qu’ils étaient regardés de partout et en étaient ainsi les sujets. morts ».

« Le spectateur est malgré lui forcé de chercher dans une pa- Dans le temps, l’ici et là fait place au maintenant à « l’alors » .
reille image, la petite étincelle de hasard, d’ici et de mainte- Toute photo fait ainsi le deuil de ce qui a été. L’île de Sikinos
nant, grâce à laquelle le réel a, pour ainsi dire brulé le caractère accueille désormais les ferries, les maisons vénitiennes écrou-
d’image et il lui faut trouver le lieu imperceptible où, dans la lées ont sans doute été relevées pour accueillir des B&B. Petit
façon d’être singulière de cette image depuis longtemps révo- Jean a sans doute reconverti son bateau en navette à touristes
lue, niche encore aujourd’hui l’avenir, et si éloquent que par un qui souhaitent visiter la grotte noire. Quant à L ses grands yeux
regard rétrospectif, nous pouvons le retrouver. » Benjamin bleus se sont fermés, et désormais selon sa volonté, « elle nage
dans la paysage », et quant à lui, il est bien là, il est là présent à
évoquer ce qui n’est plus. « La photo confirme et scelle un ver-
dict, un compte à rebours déjà déclenché. Le sursis ne change Est-ce là « l’Eros mélancolique », de J.Roubaud, dont les
rien à cette fatalité : rien ne sera sauvé » Derrida. images ne seraient plus que « des carrés blancs de mélanco-
lie. »
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Reste l’image faite de platine et palladium, présumée inalté-
rable, devenue bien inaliénable de la B.N.F. qui sera désormais
son tombeau. 31

Depuis toujours la photographie s’efforce de conserver le vi-


vant, mais elle ne conserver que des « scènes de crime ». « Ça « La mort existe, elle est parmi nous, elle rôde, mais rien ne
a été », ce n’est plus, est le signe que nous adresse toute photo- saurait éteindre « l'éphémère Destinée » de l'art ou de cette
graphie, à la façon de ces mains négatives que nous ont laissé fleur qui ne fleurit qu'une nuit. L'instant de la vie suffit à res-
les chasseurs du paléolithique dans la nuit de grottes pro- taurer l'éternité. » :
fondes.
Freud « Une éphémère destinée »

C’est à cette sorte d’éternité de l’instant qu’accède désormais


l’image, lorsque, encadrée, exposée, soumise au regard du pas-
sant elle apparait en elle-même « momifiée », sans son histoire,
sans les affects de l’auteur, avec « l’autorité de la chose ». Au
jardin d’enfants de la phénoménologie elle est redevenue la
« chose même ».

La photographie n’est pas seulement la nostalgie du souvenir,


mais beaucoup plus la répétition qui dit à nouveau « ce qui une
fois, et c’est chaque fois, la seule fois, c’est seulement ici et
maintenant est aperçu et à percevoir ». Paul Celan.
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33

Le Carré Noir
pas de hors champ. C’est sa contrainte, mais aussi son efficaci-
té.

Un point en son centre suffit à le transformer en monde, en


cosmos selon les grecs ou en quadriparti, en quatuor, comme le
pense Heidegger.

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Le carré 35

Le carré est une figure a quatre côtés égaux et quatre angles


droits. A l’image du cercle dans lequel il s’inscrit ou récipro-
quement, il est une figure centrée, dans laquelle on entre sans
pouvoir en sortir. Un carré, à la différence d’un rectangle, n’a
Un carré avec un point de fuite, nous conduit ainsi à l’infini.

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35

Figure en deux dimensions il suffit de lui adjoindre des diago-


nales, pour qu’elle se transforme en pyramide ou en puits pro-
fond.

37
Ce carré, pourrait n’être que la projection en deux dimensions
de la boite noire d’un Hasselblad qui n’est que la version mo-
derne de la camera obscura des peintres de la Renais-
sance conçue par le scientifique arabe Ibn al Haytam. Dans son
traité d’optique de 1027, il y établit le fait que les faisceaux lu-
mineux se propagent en ligne droite. Plus tard il étudiera les
rayons du soleil et conclura qu'ils forment un cône en se ren-
contrant au niveau du trou de la camera obscura, un cône qui
s’inverse de l'autre côté du même trou.
Utilisation de la chambre noire par Ibn al Hayzam pour observer une
éclipse de soleil.

Des peintres mathématiciens de la Renaissance, Alberti, Bru-


nelleschi, Pier della Francesca dans son « De prospectiva pin-
gendi, » ont à sa suite jeté les bases de la géométrie prospec-
tive, ont défini les lois de l’optique qui sont encore à la base du
calcul des optiques qui équipent nos appareils photos mo-
dernes.

Piero delle Francesca : carré en perspective.

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39

40
mais surtout perspective aérienne, à la façon du fameux « sfu-
mato » de Léonardde Vinci, si proche des procédés qu’utili-
saient les peintres chinois pous représenter la profondeur.
Peintres chinois, qui ne se sont pas convertis à la pertpective
géométrique, que des jésuites italiens voulaient introduire au
XVème siècle à la cour de l’empreur de Chine.

Si la photographie de Sikinos peut nous apparaitre comme par-


faitement plate, bien que produite par une camera obscura, elle
a néanmoins une profondeur. La composition, semble-t-il, fait
disparaître toute profondeur. Il n’en est rien. « La boîte de sar-
dine » étincelante conduit le regard de l’avant plus foncé à l’ar-
rière légérement plus clair, alors que le trait blanc plus large à
droite, trace du retour de la barque au port, s’amincit à gauche,
pour ne ne plus être que le trace lumineuse du ferry qui alors
passe à des dizaines de kilomètres de là. Perspective géomé-
trique, donc,
40
41
Cette position haute du Quadrangle lui donne ainsi une dimen-
sion théologique. Selon Nicéphore l’iconodule, l’icône partici-
pant du mystère de l’incarnation, elle a un pouvoir anagogique.
Elle élève l’âme, la conduit au divin.
41
Le carré noir
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L’iconographie du carré noir commence avec le peintre Kase- Malévitch avait sans doute cette conception mystique, disons
mir Malévich 1879 -1935. « suprématiste », de son quadrangle.

La première exposition du « Carré Noir sur Fond Blanc » a eu


lieu à Saint-Pétersbourg, du 19 décembre 1915 au 19 janvier
1916. Le fameux quadrangle y est présenté d’une façon tout à
fait particulière, dans l’angle de la pièce tout en hauteur,
comme l’était traditionnellement l’icône dans toute maison
russe.
Nous sommes devant un «Quadrangle» qui n’est pas tout à fait « essence des diversités », le « monde sans-objet », Malévitch explore
un carré. Il s'agit d'une surface noire sur fond blanc. Mais à tra- au-delà du zéro les espaces du Rien.
vers les craquelures (présentes dès l’origine), on distingue une
autre forme. Une récente radiographie a même montré la pré- L’abstraction suprématiste ne reconnaît donc qu’un seul monde, celui
sence de trois couches picturales superposées. L’image noire a de celui de l’abîme de l’être, le sans fond, la Nuit première.
donc une épaisseur, que l’on retrouve dans la version du
Centre Pompidou, peinte noire sur un bloc de plâtre ».  Cette
surface craquelée laisse transparaître une autre réalité.
L’icône s’ouvre comme une autre fenê-

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tre sur le mystère du monde et du divin. Un abîmes épare notre


44
monde de son au-delà, mais l’icône est le reflet de ce monde
divin pour nous les humains.

 « Lorsque, dans mon effort désespéré pour libérer l’art, je me


réfugiais vers la forme du rectangle et exposait une icône qui
ne représentait qu’un carré noir sur un champ blanc, la critique
soupira : « tout ce que nous avons aimé a péri: nous sommes
dans un désert » (…) moi aussi, une sorte de réserve poussée
jusqu’à l’angoisse m’emplit lorsqu’il s’agit de quitter le monde
de «la volonté et de la représentation» (…) mais le sentiment
de satisfaction que j’éprouvais grâce à la libération de l’objet
me porta toujours plus loin dans le désert où n’existe comme
fait que la sensibilité (…) ce n’était pas un carré vide que
j’avais exposé, mais la sensibilité du monde sans objets ».

Pour Malévitch, le seul monde vivant est le monde sans. Il définit le su-
prématisme comme une manifestation purement picturale de la nature
en tant que physis, site de l’être, de la vie, de ce Rien que le peintre li-
bère sur la toile. Car l’acte créateur n’est pas mimétique, mais est un
« acte pur ». Les représentations figuratives de temps et d’espace dis-
paraissent, font place à cette « flamme cosmique », « sans nombre,
sans précision, sans temps, sans espace, sans état absolu et relatif ».
Ayant atteint le zéro avec le « Carré noir », c’est-à-dire le Rien comme
St Trinit jcm Ce tableau L. et Lui l’ont longuement contemplé en 2008 au
Moma, ainsi que les autres tableaux d’Ad Reinhardt qui y sont
exposés. Ces tableaux d’une matité noire à la fois sont noirs et
ne sont pas noir, leur longue contemplation, de ce qui a priori
ne représente rien, apparaît comme pare accoutumance à la
nuit, ici une croix là des carrés, des rectangles coloriés, rouges,
verts. bleus …. Cette expérience fut au sens propre spectrale ?
Ce tableau ne représente

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Ad Reinhardt : l’ultime carré noir


rien. Il n’existe que dans son apparition. En un mot ces ta-
bleaux nous regardent, nous plongent dans une nuit mystique.
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Ainsi le Moma commente-t-il le tableau à la croix :
Le noir 
« À première vue, ce tableau présente une surface noire et
plate. Mais une vision plus longue révèle plus d'une nuance de Dans « Arts as Art », Ad Reinhardt cite Hokusai : « C’est un
noir et une structure géométrique sous-jacente. Reinhardt a di- noir qui est vieux et c’est un noir qui est frais, blanc brillant ou
visé la toile en une grille de carrés trois par trois. Le noir dans blanc mat, noir dans la lumière, noir dans l’ombre. A un vieux
chaque carré d'angle a un ton rougeâtre ; le carré au centre de noir il est nécessaire d’ajouter un peu de bleu, à un noir frais
la croix, est noir bleuâtre dans sa barre verticale et noir ver- un peu de blanc, pour obtenir un noir brillant il faut lui ajouter
dâtre dans sa barre horizontale. Reinhardt a essayé de produire un peu de gomme. Le noir dans le soleil a des reflets gris »
ce qu'il a décrit être « une peinture pure, abstraite, non objec-
tive, intemporelle, sans espace, immuable, sans relation, désin- Dans le même texte « Black, symbol and concept » Ad Rein-
téressée - un objet qui est conscient de lui-même (pas d'incons- hardt cite Lao Tseu « Le tao est sombre et noir », il fait une al-
cience), idéal, transcendant, conscient de rien d'autre que d’être lusion à La Kaaba, la pierre noire de la Mecque ainsi que du
de l’art." « Noir Divin » de « Maître Eckhart, et il insiste sur la relation
que peuvent avoir ses recherches sur le noir avec la tradition
Dans ses Peintures Noires, Ad Reinhardt a utilisé une méthode orientale du clair obscur …. « Encore une fois le négatif, c’est
semblable pour effectuer des décalages tonaux et chroma- un mot comme noir ; mais l’idée de négativité n’est jamais une
tiques, créant une perception très complexe des couleurs mauvaise idée, à moins de penser que le blanc semble grand et
noires, qui ne peut être observée dans une reproduction mais le noir terrible. C’est la négativité du noir, l’obscurité du noir,
demande la présence physique de l’œuvre dans son « aura ». particulièrement son obscurité qui m’intéresse en peinture »
Lorsqu'ils sont observés, ces peintures semblent représenter « Dématérialisation, non-être »
des champs de noir uniforme, mais il s'agit en fait de composi-
tions très subtiles composées de nuances intensément sombres « Le noir de l’absolue liberté »
de rouge, de bleu et de vert. Au sujet de ses peintures noires, « Partant de l’obscurité pour aller à une obscurité plus pro-
l'artiste a lui-même affirmé : « En tant qu'artiste, j'aimerais éli- fonde encore. Mener le noir à son terme »
miner le symbolique, car le noir est intéressant non pas en tant
que couleur, mais en tant que non-couleur et absence de cou- Ad Rhenhardt
leur.
nous rappellent qu’une œuvre d’art n’est pas simplement une
image, mais aussi une
matière à l’origine d’une expérience émotionnelle et poétique,
48 source de « sérénité » : « égalité d’âme devant les choses,
garder l’esprit ouv-
Noir palladium et peinture chinoise ert au secret » selon une définition très taoïste du philosophe
Heidegger.
La civilisation chinoise comme la civilisation occidentale sont
de par le monde les deux seules civilisations à avoir pensé les 49
images et la peinture comme des moyens d’accès à une vérité Cette dimension de « secret », de ce qui ne peut être dit, ap-
au-delà des simples apparences. partient à la culture chinoise. L’image palladium peut ainsi de-
venir pour elle l’instrument pour dire ce que nous cache le flux
« La peinture dit la vérité » affirmait Cézanne, le plus chinois incessant des images numérisées, à savoir la vérité ; non pas
des peintres occidentaux qui ainsi rejoint Shitao, « le Moine cette vérité qui résulte d’un calcul mais celle qui tout à la fois
Citrouille Amère », dont « l’unique trait de pinceau » en- dévoile et cache ce qui ne peut être dit : le conflit et l’alliance
gendre la Règle, « origine de toute chose ». De même que la du Ciel et de la Terre, le conflit et l’alliance de ce qui se
peinture est pour le moine taoïste le plus haut degré de la mé- montre et apparaît dans la clarté du jour avec ce qui demeure
ditation qui mène au « Dao », de même les dernières « Sainte en retrait ; la nuit qui enveloppe les mortels et donne naissance
Victoire » de Cézanne et leurs « sensations colorées », au-delà au « mille vréatures »
de la simple représentation, nous conduisent à une expérience
quasi mystique de dépossession de soi face aux espaces de la La réalisation d’un palladium n’exige que des moyens d’une
toile restée vides. grande simplicité. Un négatif argentique, du moins à l’origine
obtenu par le moyen d’une « camera obscura » Une feuille de
La technique du tirage palladium, peut ainsi aider au rappro- papier qui peut être un « gampi » qu’utilisent les calligraphes
chement des univers esthétiques chinois et occidental tellement et les peintres chinois, un pinceau, une bouteille d’oxalate fer-
éloignés et pourtant si proches. Tout comme la peinture tradi- rique, une autre de chlorure de palladium, une source d’ultra-
tionnelle chinoise avec ses encres aux infinies nuances de noir violet ; le soleil par exemple.
et de gris, l’image palladium est faite d’une infinité de valeurs
d’une profondeur incomparable selon les diverses épaisseurs Les peintres chinois pratiquaient le « pinceau-encre », il pra-
de pigment métallique présentes dans le papier. tique depuis trente ans « pinceau-palladium ».

La diversité de la peinture chinoise tient moins à la diversité de Avec le pinceau étendre et faire pénétrer une émulsion compo-
ses sujets, qui sont peu ou prou toujours les mêmes, qu’à celle sée, à moitié, d’oxalate ferrique et à moitié de chlorure de pal-
des touches du pinceau si bien décrites par Shitao dans son ladium. Sécher le papier et l’exposer sous un négatif à une lu-
traité. De même les tirages palladium dans leur « inactualité » mière ultra-violette. L’exposition peut durer une heure et plus.
Développer l’image obtenue dans du citrate de soude, éclaircir du Yi King. Toutefois les qualités physiques des images chi-
l’image avec un acide pour en éliminer le fer, laver, sécher. noises traditionnelles et des images palladium ne sont pas sans
L’image finale ne sera ressemblance.
faite que de papier et de filament métalliques de palladium qui
de façon plus ou moins dense traduiront une gamme de valeurs On attribue à Wang Wei, peintre du VIII ème siècle l’invention
de gris, du noir le plus dense au blanc du papier. Les pigments du « lavis d’encre » : « Dans l’ordre pictural, la peinture à
ne sont pas déposés sur le papier comme le font les procédés l’encre (le lavis) est supérieure entre toutes. Elle capte l’es-
modernes de jets d’encre, mais sont dans le papier et donne à sence de la nature et parachève l’ordre de la Création. »
l’image sa profondeur, une troisième dimension familière à la
peinture au lavis d’encre. Pu Yen T’u de la dynastie Ts’ing, anticipe dans ce texte ce que
seront les « sensations colorées » de Cézanne, et les Zones
d’Ansel Adams : « l’Art de l’encre, il est magique et quasi-
50 ment surnaturel !... C’est
La gamme de gris présente dans tirage palladium présente un avec les Six Couleurs de l’Encre que le peintre incarne les lois
cert- de la Création.
ain nombre de valeurs conventionnellement définies par l’amé-
ricain Ansel Adams en 1930 qui va de la zone 0 noir pur, à la
zone X, le vide, le blanc du papier. Sikinos ainsi oppose deux 51
zones celle de la mer en Zone 0 et celle du ciel en zone 1 qui Ce qu’on appelle « Sans-Encre » n’est pas tout à fait dénué
de toutes les zones est la plus mystérieuse, celle de l’apparition d’encre, c’est un
du sens. La ligne blanche est légèrement voilée en zone 9, der- prolongement de « sèche-diluée ». Tandis que « sèche di-
nière valeur à avoir un sens. luée » reste encore marquée par le « Plein », « sans-encre est
totalement vide ». Il existe un état intermédiaire ch’iu-jan qui
Ainsi cette façon de concevoir les valeurs d’une image de les consiste à suggérer le Vide par le Plein. En alternant Vide et
prévisualiser au moment de la prise de vue donne à chacune de Plein, on épuise les potentialités de l’Encre. S’il est aisé au
ces valeurs, une qualité physique, mais aussi sensible, un peu à Pinceau-Encre de peindre le Visible, le Plein ? Il lui est plus
l’image de ce que le peintre Cézanne, le plus chinois de difficile de représenter l’invisible, le vide. »
peintres occidentaux appelait des « sensations colorées ».
Pour Ting Kao de la dynastie Ts’ing « toute chose dans l’uni-
Cette même simplicité de moyens on la retrouve dans la calli- vers est dominé par le « Yin » et le « Yang ».  Pour la lu-
graphie et la peinture chinoise traditionnelle, « peinture au la- mière, le clair est « Yang », l’obscur est « Yin ». Pour les ha-
vis d’encre » qui remonte au VIème siècle. Il est évident bitations, l’extérieur est « Yang » et l’intérieur « Yin » ; pour
qu’une telle technique n’a que peu à voir dans son principe les objets, le haut est « Yang » et le bas « Yin », et si l’on veut
avec une technique photographique et une représentation ma- rendre les effets du « Ying » et du « Yang », il faut que dans
thématique du monde sans rapport avec la cosmologie chinoise le pinceau il y ait le Vide-Plein,  de plus comme il y a du
« Yang » dans l’intérieur du « Ying », et du « Yin » à l’inté-
rieur du « Yan »g il faut qu’il y ait dans le Pinceau le Vide-
Plein. De plus comme il y a du « Yang » à l’intérieur du  L’unique trait de pinceau
« Yi n » à l’intérieur du « Yang », il faut également qu’il y ait
du Vide dans le Plein et du Plein dans le vide dans le pin-
ceau » (la castration)

La description qui est ici donnée des multiples variations des


valeurs de gris en termes de plein et vide correspond tout à fait
aux
multiples variations de valeur de gris que l’on peut trouver
dans un tirage palladium traditionnel (non digital). Ici le choix
du petit format oblige une plus grande proximité avec l’image,
au point d’en oublier ce qu’elle représente pour mieux explorer
les infinies nuances de plein et de vide que peut comprendre
ces « sensations colorées ». Le plaisir de l’image est dès lors
poétique, il est tout entier dans la matière, dans la profondeur
dans le « toucher de l’image » qui me touche.

52 5 3
5 4

« Nuit enfanta Moros, la noire Kère et la Mort. Elle enfanta le


Sommeil et avec lui la race des Songes. Sans s’être unie
d’amour la déesse les a enfantés, Nuit la Ténébreuse. Elle en-
fanta ensuite Sarcasme et Détresse la douloureuse… ». Ainsi
Nigredo noir plus noir que noir
Hésiode nous racon-e-t-il la généalogie des dieux à partir de
Chaos, le Sans Fond, et de Noire, la Nuit première et essen-
tielle.

55
54
Le noir est la soustraction de toutes les couleurs mais tout aussi « The dark of absolute freedom »
bien leur addition. Le noir est tout à la fois le vide et le plein. 56
Il est « l’arche », la souche de tout ce qui est. Avant la lumière La castration de Chronos 
insaisissable et éthérée, avant que « la lumière soit », la Nuit Ouranos et Gaïa
profonde était déjà là, noire plus noire que noire enveloppant
de l’épaisseur de son ombre les êtres à naître, des êtres qui Chez Homère, la Nuit est bien la puissance primordiale à la-
pour vivre enfanteront des songes et des images, juste avant quelle Zeus lui-même doit se soumettre : elle y est nommée
que la mort à nouveau ne les prennent. Nuit dominatrice des dieux et des hommes (Iliade, XIV, vers
259). Zeus respecte en effet le pouvoir immense de Nuit, alliée
L’image enregistrée pour la première fois sur papier par la ici à ses deux enfants Hypnos et Philotes. Cette triade redou-
« boîte à souris » de Fox Talbot, minuscule ombre de la croisée table, Nuit, Sommeil et Passion amoureuse, nous dit la toute
d’une fenêtre, n’était pas une photographie mais une une skia- puissance de l’amour au cœur de la nuit.
graphie, elle n’était qu’une ombre, un négatif et quand la pho-
tographie sera enfin révélée dans sa positivité elle ne sera plus Chez Hésiode dans sa Thégonie, au commencement est le vide,
dès lors que l’ombre d’une ombre. Cette nature ombreuse faite un lieu de béance. Dans ce chaos primordial où tout est
de pigments métalliques : argent, platine, palladium lui donne confondu, la Terre et le Ciel, les mortels et les dieux ne vivent
sa profondeur, son épaisseur, qui à la fois dévoile et occulte, pas encore séparés. Le « Chaos » reste l’« Abîme », la
invite le regard à une accoutumance, une contemplation qui ap- « Béance » ou encore « l’Ouvert »., images d’un « vide sans
profondit, qui devine. Elle donne et elle retient. fond » ; l’ « apeiron » dirait Anaximandre. 

Comme il en est pour la gravure, il existe en photographie une De Gaïa et d’Ouranos naquirent une multitude d’enfants, mais
manière noire. La manière claire, informe, donne à voir, se lit, Ouranos s’opposait à ce qu’ils voient le jour, en ne faisant q’un
invite au commentaire, elle est spectacle. Elle est, dirait avec Gaia dans une interminable confusion amoureuse.
Nietzsche, de l’ordre de l’apollinien. La manière noire, appar-
tient, elle, au dionysiaque, elle fait apparaître, elle est spec-  « La Terre immense gémissait, profondément attristée, lorsqu’
trale. Tel le dieu qui surgit dans la nuit, elle dépossède, elle af- enfin elle médita une cruelle et perfide vengeance. Dès qu'elle
fole, elle ravit. Le noir est mystique, « le noir est la nuit de eut tiré de son sein l'acier éclatant de blancheur, elle fabri -
l’âme » disait Saint Jean de la Croix qua une grande
faux, révéla son projet à ses enfants et, pour les encoura-
Ainsi pouvait apparaître à l’initié dans la nuit de Lascaux la ger, leur dit consumée de douleur :
« Bête innommable », la « Sagesse aux yeux plein de larmes ».
« Mes fils ! si vous voulez m'obéir, nous vengerons l'outrage
Ainsi au ciel dans la nuit de son sarcophage, apparaît le nageur que vous fait subir votre coupable père : car il est le premier
de Paestum, le sourire aux lèvres, plongeant dans la mort. auteur d'une action indigne. Elle dit. La crainte s'empara de
tous ses enfants ; aucun n'osa répliquer. Enfin le grand et astu-
cieux Chronos, ayant pris confiance, répondit à sa vénérable L’appelant de son nom de Joyeuse et d’Aphrodite
mère :"Ô ma mère !
Personne ne l’a reconnue comme elle tournoie les
yeux
57
je promets d'accomplir notre vengeance, puisque je ne respecte pas un mortel……
plus un père trop fatal : car il est le premier auteur d'une action
indigne. A ces mots, la Terre immense ressentit une grande  
joie au fond de son coeur. Après avoir caché Chronos dans une Empédocle d’Agrigente 58
embuscade, elle remit en ses mains la faux à la dent tranchante Il y a, le Dao
et lui expliqua sa ruse tout entière. Le grand Ouranos arriva,
amenant la Nuit, et animé du désir amoureux, il s'étendit sur On sait comment les philosophes aiment à poser la question
Gaïa de toute sa longueur. Alors son fils, sorti de l'embuscade, de l’origine en particulier Heidegger celle du « il y a », qui
le saisit de la main gauche, et de la droite, agitant la faulx est la question du monde. Mais de la question de l’avant du
énorme, longue, acérée, il s'empressa de couper l'organe viril monde il ne parle guère. En général les philosophes quand il
de son père et le rejeta derrière lui…. s’agit de parler de l’origine, font appel au mythe, comme l’a
Saturne mutila de nouveau avec l'acier le membre qu'il avait fait Platon de façon systématique, soit à la mythologie de son
coupé déjà et le lança du rivage dans les vagues agitées de temps, soit à une mythologie littéraire comme il le fait le
Pontus : la mer le soutint longtemps, et de ce débris d'un corps Banquet.
immortel jaillit une blanche écume d'où naquit une jeune fille
qui fut d'abord portée vers la divine Cythère et de là parvint Heidegger qui de temps à autre fait allusion à la mythologie
jusqu'à Chypre entourée d’ilots. Bientôt, déesse ravissante de grecque, comme nous l’avons vu avec le personnage d’Athé-
beauté, elle s'élança sur la rive, et le gazon fleurit sous ses na, semble tout ignorer des mythologies scandinave ou chi-
pieds délicats. Les dieux et les hommes appellent cette divinité noise.
à la belle couronne Aphrodite, parce qu'elle fut nourrie de Or cette dernière qui peut s’autoriser d’une haute antiquité,
l'écume des mers. » Hésiode trouve naturellement sa place dans le quatuor. Elle se déve-
loppe dans une opposition de la terre et du ciel, du « yin » et
« Elle, regarde là avec ta pensée, ne reste pas là les du « yang », qui sont les deux extrêmes de l’habita-
yeux éblouis tion et donc du quatuor.

Elle qu’honorent les hommes plantés dans leur join- La pensée taoiste a fait du Vide, la réalité essentielle primor-
tures ; diale de toute chose, qui constitue la Voie, le « Dao »,
qui intégré à la pensée Bouddhiste deviendra le « chan »,
Par elle ils méditent l’amour, ils accomplissent les puis le « Zen » dans la pensée japonaise. Le Vide est à la fois
œuvres qui joignent l’état premier de l’Origine, mais il est aussi l’élément central
du monde dont il est le moteur. Les plus anciens textes cos- Sans la nommer origine du ciel et de la terre
mologiques chinois sur lattes de bambou ont été trouvées en
1995 sur le site de Fujiwara. L’une de ces lattes décrit ainsi Libre de toute préoccupation je contemple sa mer-
l’origine du Dao : veille

« A l’origine le dao prit son essor dans le sans-avant. Tout Constamment préoccupé je ne vois que sa lisière
était obscur, trouble, immense, confus. Il n’y avait rien sur
quoi reposer. Du vide naquit la spontanéité et ainsi le pou- L’une comme l’autre nommées différemment ont
voir de mutation fut activé. Avant même que le souffle pri- même source
mordial ne s’actualise, naquit celui qu’on appelle l’Ancien
de la Voie et de la Vertu, le vénérable du « dao »… Cette source s’appelle l’obscur

59 Approfondir l’obscur voilà l’accès au merveilles »


Puis de la profondeur des ténèbres naquit une béance abys-
sale, celle-ci engendra le grand rien qui en se transformant
produisit le souffle « qi » insondable, le souffle « qi » pri-
mordial et le souffle initiateur « qi ». Ces trois souffles en se
mêlant confusément les uns aux autres donnèrent naissance 60
à la fille de Jade et l’Insondable Mystère. Suite à cela les Shitao, « L’unique Trait de Pinceau ».
souffles chaotiques se coagulèrent et engendrèrent de la
Fille de Jade. On lui donna le nom de Lao Tseu, le Vieil En- Parmi les penseurs taoistes, le penseur et peintre Shitao qui
fant. » par dérision se faisait appeler le « Moine Citrouille Amère »
est celui qui décrit le mieux cette coupure du Ciel et de la
Lao Tseu, au sens propre le Vieil enfant, est à la fois un per- Terre par ce qu’il appelle dans son Traité de Peinture «
sonnage mythique, mais aussi un penseur supposé historique. L’unique trait de pinceau  » .
Il serait né au VIème siècle avant Jésus-Christ et serait l’au-
teur du Taö Tö King « De l’efficience de la voie », texte Le trait fait allusion au « Yi King », le « Livre des Mutations
particulièrement hermétique et fondateur de la pensée taoiste. ». Le trait plein correspond à la puissance originelle « yang »
Ainsi décrit-il cette nuit, la nuit d’avant, qu’est aussi la Dao. qui est lumineuse, forte, spirituelle, active. L'hexagramme est
uniformément fort de nature. En tant qu'aucune faiblesse ne
« La voie qui est voie n’est pas la voie la voie s'attache à lui, il a pour propriété la force. Son image est le
  ciel.
Le nom qui est nom n’est pas le nom
Au contraire les traits brisés correspondent à la puissance ori-
ginelle du « yin », qui est sombre, malléable, réceptif. La pro- vers le ciel) le Qi du Ciel descend des hauteurs (les ondées
priété de l'hexagramme est le don de soi, son image est le recouvrent la terre). Le Yang et le Yin entrent en contact ; le
ciel. Ciel et la Terre s’entrechoquent. Leur tambourinage est porté
par le choc et le grondement du Tonnerre ; leur battement
Mais avant l’unique trait de pinceau, « la suprême Simplicité d’ailes rapide est porté par le Vent et la Pluie ; leur déplace-
» ne s’était pas encore divisée elle était simplicité absolue, ment provoque les Quatre Saisons, leur échauffement le So-
comme celle d’un bloc de bois brut contenant encore tous les leil et la Lune. C’est ainsi que les cents espèces procréent et
possibles. fleurissent, que la musique unit le Ciel et la Terre »
Ainsi, de « l’unique trait de pinceau » qui sépare le ciel de la
terre, le un devient deux, le « yang » et le « yin » le deux de-
vient trois et de trois peuvent naître les mille créatures.

L’unique trait de pinceau, qui divise la simplicité, établit


alors la règle à laquelle toute activité de la plus simple à la
plus complexe doit se soumettre.

Mais la règle qui naît de l’absence de règle « embrasse la


multiplicité des règles ». Dès lors la peinture, mais il en est
de même pour toute activité humaine, ne se soumet plus à la
règle, mais est créatrice de règles.

61 62
Le Dao n’est pas seulement le principe de toute chose, mais
il participe en tant que souffle « qi » à ce qui anime toute
chose. En tant que Voie, le Dao est le but à atteindre par le
sage est le non-agir, et puis de « s’asseoir dans l’oubli ».
Le souffle « qi »

Zou auteur confucéen du « Li King » « Traité des Rites », da-


tant du quatrième siècle avant notre ère décrit le son comme
participant au début de la vie. » Ça me regarde
« Le Qi de la Terre s’élève vers le haut (les vapeurs montent
« la boîte à sardines »

63
64
65
Lacan n’a que 20 ans, et il accompagne à la pêche son ami
« Petit Pierre », quand ce dernier lui montre au loin un objet
brillant flottant sur la mer : « Tu vois cette boîte ? Tu la vois,
elle, elle ne te voit pas ».

Lacan n’a pas trouvé drôle la boutade, mais comme il le dit si


bien il l’ a trouvée « instructive ».

« Si la boîte ne me voit pas, c’est parce qu’en un certain sens,


tout de même, elle me regarde, elle me regarde au niveau du
point lumineux, où est tout ce qui me regarde, et ce n’est pas là
une métaphore. »

Et il ajoute considérant sa situation dans ce pauvre bateau de


pêche, « Pour tout dire, je faisais tant soit peu tache dans le ta-
bleau. ».

Et un peu plus loin il ajoute cette explication : « Je ne suis pas


simplement un être punctiforme qui se repère au point géomé-
tral d’où est saisie la perspective. Sans doute au fond de mon
œil se peint le tableau. Le tableau, certes est dans mon œil,
mais moi je suis dans le tableau. ». …..
« Si nous sommes regardés de partout nous ne voyons que
d’un point »
« Le corrélat du tableau, à situer à la même place que lui, c’est-
à- dire au dehors, c’est le point du regard…… ce qui est entre
Comme il a déjà été raconté, cette image de Sikinos a enregis-
les deux… ce quelque chose…élidé dans la relation géométrale
tré une heure et demie du temps de pêche au Lamparo, d’un
et qui joue un rôle exactement inverse, non point d’être traver-
pêcheur grec, une sorte de « Petit Pierre », si l’on veut bien se
souvenir de la scène de pêche que Lacan raconte dans son sable, mais au contraire d’être opaque  c’est l’écran ».
Séminaire 11.
« Ce qui me détermine foncièrement dans le visible, c’est le re-
gard qui est au dehors….C’est par le regard que je suis photo-
graphié »
Lacan : Séminaire XI, p.88-89 « Et même, je ne vois qu’elle. » Lacan

66 Au moment de la prise de vue, au moment de leur arrivée sur


A regarder le carré noir de Sikinos nous ne voyons que le point la plage de Sikinos, il ne voyait qu’elle, un point lumineux au
blanc qui a pris la taille d’un bateau de pêche et qui pourrait centre d’une mer et d’un ciel plongés dans une nuit pro-
bien être un bateau à sardines, avec en plus , ce qui n’aurait pas fonde. Il brillait
manqué d’attirer l’œil de Lacan à savoir cet unique « Trait de
Pinceau », à la Shitao, qui sépare le ciel de la mer, symbole 67
pourrait-on dire de la castration , Chronos tirant à son tour un
trait de sa serpe d’acier finement aiguisée, avec répandu sur
l’écume de la mer le sperme d’Ouranos d’où naîtra la belle tel un agalma, un objet précieux, étincelant et attirant au point
Aphrodite, pourvoyeuse de désirs. de vouloir le capturer dans sa boîte noire. Voir c’est avoir en-
vie, c’est avoir le désir de posséder cet agalma, et de se l’ap-
« Si elle fuit, bientôt elle sera chasseresse. proprier dans un monde, dont sa vision serait le centre. Il voit
Si elle refuse les cadeaux, demain elle en offrira. et Il se voit voir, Il devient une sorte de « video sum » à
Si elle n’est pas amoureuse, bientôt elle sera amou- l’image du « cogito sum » de Descartes
reuse,
Même contre son gré. » Cette position centrale du sujet dans le monde, Lacan l’appelle
« géométral » en faisant référence à la fois à Descartes et à la «
Sappho perspctiva artificilais » de la peinture ; conception mathéma-
tique et linénaire de l’espace, conçue et théorisée par les
Ce carré noir comme négatif est bien un carré d’un point de peintres du Quattrocento, Brunelleschi, Alberti ; Piero della
vue géométral, est bien un écran qui voile et laisse entrevoir. Francesca . 
Devenu carré noir palladium, accroché au mur, il est devenu
opaque, et pourtant à travers la tache de lumière qui fait trou, il Le géométral
donne à penser à un « inconscient optique », à l’ inconnu qui
ici fait tache.

« Dans certaines photos le réel a pour ainsi dire brûlé un trou


dans l’image : petite étincelle de hasard, ici et maintenant »
Benjamin

« Si la boîte ne me voit pas, c’est parce que, en un certain


sens, tout de même, elle me regarde. »
Le schéma que donne Lacan de la vision centrée sur le point correspondance exacte entre les deux images ; le trou, car il
géométral qui est le point de fuite de la perspective est sem- faut un trou, serait le diaphragme de l’objectif.
blable au portail de Dürer.

68 69

L’image qu’enregistre la machine Hasselblad obéit à la même


logique linéaire qui était celle de la « perspectiva artificialis »
et il serait possible de refaire l’expérience de Brunellichi avec
un Hassselblad en remplaçant la peinture du « Bel San Giova-
ni » par une photographie. En faisant la mise au point de
l’image sur le miroir réflexe de l’Hasselblad, puis la mise au
point sur le « Bel San Giovani », on aurait point par point une
70
La fonction « manque » dans la perspective
71
La « perspectiva artificialis » des peintres ou la conception Le regard,
mécanique des machines à dessiner supposent que toute
l’image passe par un point, qui est aussi un trou. L’image en- Les peintres à partir du Quattrocento ou la philosophie clas-
tière se réduit alors au point géométral, qui en peinture ou en sique à partir de Descartes mettent le sujet au centre de la re-
photographie est son point de fuite, ici dans Sikinos, la barque, présentation. Il faudra attendre les trois subversifs que sont
la boîte à sardine. A l’exemple de l’objet petit a de Lacan, Marx, Freud et Nietzsche, pour que le Sujet soit excentré et de-
l’image se réduit à ce point qui est tout aussi bien l’agalma que vienne un non sujet, un sujet divisé.
le trou dans lequel il disparaît. Cet objet-regard ne fait qu’éli-
der la castration qui est au centre de la pulsion scopique. C’est à ce renversement que procède Lacan, en inversant le
schéma optique classique.
N.B. L’image mise en perspective se déforme à sa périphérie
en anamorphose. Ainsi à la périphérie d’une camera obscura
ou sur la rétine de l’œil u un cercle se déforme-t-il en ellipse.
le monde comme mien, familier, il faut opposer le regard qui
saisit, effraie, met « hors de soi », qui se trouve confronté à un
au-delà de monde où il n’est plus de sujets, au royaume des
morts celui dont Gorgô est la gardienne.

De cette expérience du regard Lacan nous en montre l’effi-


cience dans l’analyse célèbre qu’il nous donne du le tableau
des « Ambassadeurs » d’Holbein.

Dans Sikinos, le point lumineux de la « barque à sardines »


pour ainsi dire ne montre rien. En effet «  il n’y a rien à voir ».
Et pourtant l’agalma qui brille dans le trou noir qu’interrompt
l’unique trait de pinceau de la castration, lui me regarde.

Le regard à la différence de la vue, de ce qui fait envie, ne pos-


sède pas ne s’appropie pas un monde, à partir d’un centre de
vision qui serait l’œil cyclopéen de l’Un. Il est en dehors, de
partout, alors

72
qu’au centre de l’œil, est la tache aveugle qu’élide la vue. Le 73
voir et son « me voir voir » s’épuisent dans leur aveuglement.
Le regard lui, est possédé, exstasié, décentré, dédoublé comme
le sont les ocelles de « Caligo Promethéus », les yeux de Gor-
gô la méduse, ceux de Dionysos, dieu de la transe, dieu de la
déposession de soi, dieu de la tragédie.

Au « je vois » il faut opposer le « Ça me regarde ». A la certi-


tude de la vision qui identifie, reconnait et assimile et constitue
armes.   Quelque chose est donné non point tant au regard
qu’à

74
l’œil, quelque chose qui comporte l’abandon du regard », une
sorte
de « plus à jouir » qui est donné à la pulsion scopique, ce plai-
sir proprement esthétique et apollinien qui est donné à qui
aime la peinture.

Mais il suffit de changer de point de vue, et de s’éloigner sur la


droite du tableau pour qu’apparaisse le regard comme objet a
et que surgisse l’anamorphose de la tête de mort.

Nous voyons debout deux personnages puissants entourés des


symboles du pouvoir, engoncés dans leurs vêtements somp-
tuaires
pour l’un et plus humbles pour l’autre qui est un clerc de haut
rang. Dans leur boursouflure ils sont en eux-mêmes des per-
sonnages phalliques, alors qu’au premier plan, un objet non
identifié une sorte « d’os de sèche », se dresse lui aussi tel un
objet phallique et semble désigner le personnage de droite.

Le tableau est un « piège » à regard », mais aussi un « dompte Par le pouvoir de néantisation du sujet le sujet en est pétrifié,
regard qui invite à déposer là son regard comme on dépose les renvoyé à sa propre castration, à sa propre mort. La boîte de
sardine comme l’os de sèche sont d’abord des objets que cha-
cun de nouspeut voir, fixer de l’œil, mais alors il est pris au
piège par ces regards qui le fascinent, et qui le prennent au
piège, comme point lumineux ou « os de seiche », alors qu’ils
ne sont que mort et trous.

75
« Le regard, la beauté est la forme sublime de la tache » 76

Jacques-Alain Miller

L’écran noir
Le studium (Barthes)

L’écran noir bientôt tiendra toute la place, le pécheur sera ren-


tré au port, le ferry aura atteint son port, la nuit sera redevenue
noire, le repas et leur entre-deux vécus sous le regard de cette
lumière venue de la mer seront terminés, et ils passeront la fin
de le soirée
77
78
à se promener sur les rochers plats qui bordent l’île et quand la
lune se lèvera, il continuera à faire quelques prises longues de
quoi terminer la pellicule durant toute la soirée qui ne se fini-
ra que très tard, dans une nuit très douce, et parfumée,.

Le rideau qui s’interpose entre le monde et le rien, est un voile,


un rideau sur lequel ce qui est au-delà comme manque tend à
se réaliser comme image. De ce manque elle vient et y retourne
comme le ferait un point sur une bande de Moebius.

Pour Brathes le « studium » d’une image est ce que cette


image peut m’apprendre, à moi le « spectator ».

Dans cette Pimage, il n’y a rien à voir, elle n’a rien à montrer
si ce n’est une longue ligne blanche, avec une brève coupure
qui la coupe de part en part, à l’image d’une castration symbo-
lique entre le ciel et la mer. Et puis une tache blanche, telle
« une boîte à sardines » qui illumine deux nuances de noir.

Seul l’«operator » peut dire ce que cette cette image veut bien


dire. L. qui était présente aurait pu confirmer la réalité de cette
soirée de vacances dans une ile grecque. La photographie,
comme l’écriture, sont la traduction d’une mémoire qui vivante
sera bientôt morte.
L, mais qui désormais se souvient d’elle, n’est plus. Elle a
choisi, il y a dix ans, de plonger dans le vide à l’image du « na-
geur de « Paestum ». La veille avant de s’endormir, elle avait
écrit dans son petit carnet rouge ce qui était sa dernière volon-
té : « nager dans le paysage ».

Sikinos est donc une photographie de vacances ; la photogra-


phie de la vacance de L. L’image vidée de toute histoire, n’est
plus que le vide que de son absence.

79
L. qui lui manque comme il lui manque à elle. L. qui n’est plus 80
que manque, alors que lui n’est plus que le manque d’elle. Le « studium »
Le « studium » est devenu un « spectrum ». Le « Ça a été », de
« Mon deuil me plaît parce qu’il me rappelle sans cesse l’amie Sikinos pour moitié appartient à une mémoire disparue. Elle ne
que j’ai perdue ». sera bientôt plus rien quand lui aura été.

Anonyme du XVIII ème siècle « … petite étincelle de hasard, d’ici et maintenant…. Elle al-
lume la mèche d’un dispositif dans ce qui a été. » Benjamin

La « boîte à sardines » étincelante qui illumine le tableau,


masque de même le trou noir qui donne à l’image toute sa va-
cuité.

Le punctum

Là où la vue vient à manquer, s’érige le regard qui ne voit pas,


qui aveugle. L’être du désir, l’être désirant de l’homme ne peut
naître que de la perte, de la séparation, de la castration. Le voir
est ce qui me rend aveugle à mon désir, me donnant à voir
cette unité illusoire et imaginaire d’une conscience qui se voit
se voir. Car si je suis regard pour l’Autre, je ne verrai jamais ce
que je veux voir, car je ne saurai jamais ce que, de fait, je veux
voir.
Le punctum, est précisément ce qui dans une photo me re-
garde, « il a un côté aventureux, il advient. « Je le reçois en L. lui manque, comme Lui manque à L. Voilà ce que lui dit cet
pleine figure », il est comme une flèche qui part de la scène et éclair blanc dans la nuit, qui la regardait L autant que lui. Cette
me perce. Il me traverse, me fouette, me zèbre, il est ce qui flèche qui blesse, qui pointe, qui point.
pointe, me point me poigne, C’est un détail pour rien, une pe-
tite tache. Un rien qui me méduse pourrait-on dire. » Barthes L’image de Sikinos, n’est plus dès lors que l’indice d’un
« entre-deux morts ». Peut-on mourir sans mourir, alors que
« Indeveloppable, insaisissable, inconnaissable, il n’est que survivre se réduit à vivre sans le regard d’elle, et que vivre ne
pour moi, il trahit ce par quoi je me livre » . se compte plus qu’à rebours.

« Il est dans la photographie son champ aveugle » Barthes La photo noire de Sikinos, nimbée de nostalgie et de mélanco-
lie,
« confirme et scelle un verdict, un compte à rebours déjà dé-
clenché. Le sursis ne change rien à cette fatalité : rien ne sera
sauvé »
81
Le deuil Derrida.

Toute photographie est nécessairement porteuse de deuil,


puisque par définition elle ne garde que la trace de ce qui va 82
disparaître ou qui a déjà disparu. Dès sa naissance la photogra-
phie s’est intéressé aux ruines lointaines, au portait qui fige la
beauté d’un visage qui devra se flétrir, puis disparaître. Elle est
devenue photographie post mortem, à usage familial ou médi-
co-légal.

L’île de Sikinos n’existe plus, elle est sans doute devenue une
ile pour touristes comme las autres cyclades. Le port de pèche
accueille désormais des ferries, sans doute n’y pratique-t-on
plus la pËche au lamparo mais la pêche industrielle.

Au XIème siècle, deuil se disait duel, peut-être parce que le deuil L.


est un entre-deux. Une souffrance pour Lui, il la conbnbaît,
mais qu’elle pouvait était sa souffrance à elle au moment de
choisir le vide !
84

83
L. à Santorin 1998

85
8
87

CV
88 89
Jean-Claude Mougin 1998 « Gaïa, la terr », XIème mois de la photographie,
Talant, catalogue
né le 30 novembre 1943 « Affaire(s) de générations »,Espace Georges Bras-
professeur de philosophie au Lycée de Sfax, Tunisie, de 1969- sens, Talant
1978 1999 « Gaïa, la terre », Centre d’art contemporain , Grignan
professeur de philosophie au lycée de Charolles de 1979-2004 “Gaïa, la terre”, M.J.C., Dieppe
1971 : débuts en photographie « Affaire(s) de générations, », F.N.A.C. Dijon
  2000 « 12 mineurs de fond et 1 lampiste »Musée de la Mine,
expositions personnelles Blanzy
« L’exil d’Hélène », rétrospective 1970/2000 L’ARC,
1976 « Images du Portugal »,Théâtre de Sfax Le Creusot
« Les signes et les visages” avec une préface de Michel 2003 « Mzab », PEP+NO NAME, Basel
Tournier 2011 « Carrés de Pierres », hommage à Laurence,
Bibliothèque Charles de Gaulle, Tunis Tour Saint Nicolas, Paray-le-Monial
Maison de la culture Ibn Rchiq, Tunis 2012 « Carrés de Pierres », hommage à Laurence,
1977 « Les Anglais », Le Poisson Banane, Arles Le grenier à sel, Talant
1978 «  Des signes à la dérive », Odéon-Photo, Paris 2012 « Nomos » exposition « Regards » ,Villeneuve-la- Ri-
1981 « Gens de Copenhague », Institut Français de Copen- vière
hague 1986 « La Bresse, voyage photographique”, Musée 2013 « Le Noir » Tilt Gallery, Phoenix ,Arizona
Niépce, Cha 2013 « L’Exil d’Elle », Ceret
lon-sur-Saône, catalogue 2014 « Après le jour vient la nuit », Wuyue Image Space, Pé-
1987 « La Bresse, voyage photographique », Ecomusée de la kin
Bresse, Pierre-en-Bresse 2016 « 2nd Shenzen International Photographic Week », Shen-
1989 « L’atelier des locos », Talant zen
1992 « Imaginary museum », Fox Talbot Museum ; Lacock Ab 2016 « Blue and Black » « Luxun Academy of Fine Arts”
bey Shenyang
1997 « La Fabrique de l’arbre” »Espace des Arts, Chalon-sur- 2019 « Jean-Claude Mougin » See+, Bejing
Saône 2019 « exposition sur table », Tree Shadows, Bejing
1998 « 12 mineurs de fond et 1 lampiste » X ème mois de la 2020 « UMB » Brasilia
photographie, Talant
Collections

Musée Niépce, Chalon-sur-Saône


Fox Talbot Museum, Lacock Abbey
90 Fonds de Photographie Régional, Talant
expositions collectives Musée de l’Elysée, Lausanne
« Luxun Academy of Fine Arts » Shenyang
1991 « Mémoire du regard », Musée de la Vie Bourguignone,
Dijon 91
1993 Espace des Arts, Chalon-sur-Saône “Three Shadows”, Bejing
« Les Conserves de Nicéphore », Galerie du Château Center for Creative Photography, The University of Arizona
d’eau
Toulouse
1995 « Photographie(s) & bibliothèque(s) » Abidoc, Dijon
1997 « Exposition du 10ème anniversaire,prix Henri Vince- 92
not », Bibliothèque Nationale de France, collections d’art contempo-
Talant rain 258 tirages
1998 « Exposition du Champ freudien » Galerie Maeght, Barce
lone
“Exposition Hasselblad Open” Photokina 98 ; Cologne
2003 « L’art à 20 balles » Galerie des grands bains douches de
la
plaine, Marseille
« Lauréats du prix Agfa » Galerie Baudoin-Lebon, Paris
2008 « La lenteur »,Rencontres photographiques de
Montreux-Riviera
2013 « Sikinos » Phoenix Art Museum :
« The Annual Infocus Photography » 
Eternal Plartinum-contemporary paltinum/palladium”
Prints avec Dick Arentz
2017 « Paris, Photo” See+ Gallery
2018 New York, » Aipad », See+ Gallery
2020 Paris, « Noir et Blanc» » , B.N.F., R.M.N, Grand Pa-
lais,
92
94

Bibliographie
Heidegger Martin: « L’Origine de l’Oeuvre d’Art »
Heidegger Martin: « La Chose »
Heidegger Martin: « Batir,Habier, Penser »
Heidegger Martin: « Gellassenheit »
Krauss Rosalind : L’inconscient optique »
Lacan Jacques: « Le Stade du Miroir »
Lacan Jacques: « Les Quatres Concepts Fondamentaux
de laPsychanalyse » séminaire 11
Lao Tseu : « Tao Tö King »

9(
Adams Anselm:  « The Negative »
Barthes Roland: « La Chambre Claire » 96
Baltrusaitis Jurgis: « Anamorphoses » Lie Tseu : « Traité du Vide Parfait »
Bazin André: « Ontologie de l’image photographique » Martineau Emmanuel : Malévitch et la philosophie
Benjamin Walter : « Le Livre des Passages » Merleau-Ponty Maurice : « L’œil et l’Esprit »
Benjamin Walter : « Petite Histoire de la photographie » Miller Jacques-Alain : « les Us du Laps »
Blanchot Maurice : « les deux versions de l’imagi- Reinardt Ad : « Art as Art »
naire »  Sapphô : « Le Cycle des Amies »
Caillois Roger : « Méduse et compagnie » Roubaud Jacques et Garréta Anne F :
Celan Paul : « La Nuit », Pavot et mémoire « Eros mélancolique »
Celan Paul : « L’Entretien sur la Montagne », Wang Wei : «  Ecrits sur la Peinture »
Cheng François : « Vide et Plein » Le Yi King
Conésa Jean-Claude « Esse est percipi »
Damisch Hubert : « L’Origine de la Perspective » Dumézil Georges: « Le Crime des Lemniennes »
Derrida Jacques : « Demeure, Athènes »
Duchamp Marcel : « Notes » Dans ce texte Dumézil commente le récit d’Apollonios de
Dubois Philippe: « L’Acte Photographique » Rodes, auteur du III ème siècle av. J-C, qui rapporte le
Freud Sigmund : « Pulsions et Destins des pulsions »  crime des femmes de Lemnos qui en une nuit ont tué tous
Freud Sigmund : « Éphémère destinée » leurs maris. Celles-ci devenues malodorantes suite à une
Freud Sigmund : « La Tête De Méduse » malédiction d’Athena, sont délaissées par leur maris qui
Freud Sigmund : « L’Inquiétante Étrangeté » leur préfèrent leur esclaves thraces. Folles de jalousie, en
une nuit dionysiaque, elles les tuent tous. Toutefois Hyp-
syle, la fille du roi Thaos, arrive à sauver son père en le
déguisant en femme et en le confiant à une barque qui
part à la dérive sur la mer Egée. Elle finit per échouer et
trouve son port à Sikinos. Thaos s’établit dans l’ile et en
devient le roi, et donne naissance à une nouvelle lignée.

97 97

TABLE
74. l’écran noir

90. L.

94. Bibliogaphie

98 99

3. SIKINOS

12.  Un jour à Sikinos

24. Le Négatif

25. Le Carré Noir

52. L’unique trait de pinceau

60. Çà me regarde
( la castratiuon )
101
100
Ouvrage écrit et imprimé durant l’été 2020
à l’occasion de l’exposition « Noir et blanc : une esthétique
de la photographie » - collections de la BnF.
Grand Palais, RMN, du 12 nov. 2020 au 4 janv. 2021.

10 exemplaires sur papier Conquéror


accompagnés d’un tirage palladium original
réalisé par l’auteur aux sels de fer et de palladium

N° /10

1. N0°Nphie – Col
1. N &

le plongeur 103
105

106
2.

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