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Jean-Claude Mougin

SIKINOS

LACAN DANS LES CYCLADES

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Sikinos jcm

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Jean-Claude Mougin

SIKINOS

le plongeur

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© Mougin Jean-Claude
37 rue du Dr Griveaud
71600 Paray-le-Monial
0385816474
jcm.mougin@wanadoo.fr
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www.platine-palladium.fr

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pour Héloïse

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Un jour, à Sikinos

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Les Cyclades, « Κυκλάδες », sont un archipel de la Grèce situé dans le sud de la mer Égée. L’archipel, com-
posé d’une multitude d’îlots, ne compte que vingt quatre îles habitées et forment un cercle, « κύκλος » autour
de l’île sacrée de Délos qui a vu naître les jumeaux sacrés, Artémis et Apollon. Parmi elles Sikinos.

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Sikinos est un simple rocher couvert d’une végétation arbustive, thym, sauge, des oliviers couchés pat les
vents et quelques citronniers protégés par des tours en pierres sèches. Habitée par à peine plus de 200
habitants elle est l’une des iles les plus sauvages des Cyclades. Elle ne possède aucune source, et les habitants

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ont déployé pendant des siècles une ingéniosité sans pareille afin de capter la moindre goutte d’eau de pluie.
Le blé base de leur nourriture est cultivé sur d’étroites bandes de terres qui parfois ne font que quelques
mètres de large, soutenues par des murs de pierres. Elles couvrent sur deux cents mètres la pente pierreuse
qui va jusqu’à la mer. Un moulin à vent une fois par an est mis en mouvement afin de moudre la farine,
nécessaire aux gens de l’île.

Occupée depuis la plus haute antiquité, par les Achéens, les Dorines, les Ioniens, elle fait partie au Vème siècle
avant J-C de la ligue de Délos. Pillée par les Goths elle voit passer les croisés et alors que la souveraineté de
Cyclades est attribuée aux vénitiens il y construise un kastro. En 1537 elle devient turque, mais elle ne fut
gouvernée que de loin par les ottomans qui se contentaient une fois l’an de prélever l’impôt. En 1830 elle
retrouve son indépendance.

En septembre 1986, l’île de Sikinos, n’était pas encore une île pour touristes et l’on ne pouvait accéder au
port d’Alopronia que par le moyen d’un bateau de pêche. Aujourd’hui un ferry relie l’ile à Athènes. Il n’y
avait que deux chambres à louer sur le port, et un restaurant pour les pêcheurs

Ils étaient arrivés le matin. Dans la nuit à plusieurs kilomètres de l’île qui n’était pas encore visible, ils pou-
vaient déjà sentir son odeur de thym et de sauge. Arrivés au port ils avaient pris un petit bus bleu qui
empruntait la seule route asphaltée de l’île jusqu’au la Chora et à son « kastro » vénitien. Ils étaient entrés
dans plusieurs maisons ou palais vénitiens, éventrés, avec des plafonds à des hauteurs invraisemblables,
finement décorés, copies rustiques de ceux que l’on peut voir à Venise.

L’après-midi durant, ils avaient suivi le chemin pierreux qui suit la crête de l’ile entre ciel et terre, jusqu’à
l’église tombeau d’Episkopi, petite église byzantine, désormais close et délabrée. Construite sur les ruines
d’un temple dorique dédié à Apollon, elle a conservé deux de ses colonnes qui encadrent le porche. De
celui-ci descend un chemin qui a conservé son pavement de marbre et qui conduit jusqu’à la plage. On
pouvait imaginer la longue procession des pèlerins en toges blanches gravissant le chemin qui jadis les menait
jusqu’au temple et au dieu à qui ils apportaient leurs offrandes.

Comment ne pas penser à Heidegger qui dans « L’origine de l’oeuvre d’art » décrit un temple grec au fond d’un
vallon. Il pense revenir « à la chose même » de l’œuvre d’art, qui construite autour d’un vide s’inscrit dans le
cadre, le quatuor, qui fait l’unité des quatre, l’unité du monde. Comment ne pas penser à ce cosmos, à la merveille
de cette petite ile grecque qui en est l’image dans la lumière du jour. Comment ne pas penser le cadre où se
rassemblent les choses du monde, pierres, arbres, maisons, temples, lieux sacrés du culte, troupeaux et
hommes affairés à leurs occupations. Le cadre est le monde où se déploient les choses dans leur être de
choses. Il donne au monde son image.

En lui chante le quatuor, l’unisson qui rassemble les quatre dans la simplicité.
- la terre et la libre étendue de la roche, du sable et de l’eau, s’offrant comme plante et animal, séjour
et transhumance pour les mortels.
- le ciel et la mesure du soleil, le cheminement de la lune, la lumière et le déclin du jour, l’amoncelle-
ment des nuages et la profondeur de l’azur.
- les divins et les signes de la divinité, leur puissance sacrée.
- les mortels qui, dans le quatuor sont ceux qui habitent et ont la garde du site : sauver la terre et la
ménager, laisser libre cours au ciel, à la juste mesure des journées et des saisons, être attentifs aux signes qui
viennent des dieux, « garder l’esprit ouvert au secret »”.

Dans cet unisson du quatuor, advient l’oeuvre d’art en tant qu’objet. Tout comme l’antique idole, l’oeuvre
d’art ne représente rien. “L’oeuvre d’art ne présente jamais rien, et cela pour cette simple raison qu’elle n’a
rien à présenter, qu’en étant elle-même, elle crée ce qui pour la première fois et grâce à elle entre dans
l’ouvert”. Car tel est le mystère de l’apparaître que, dans l’ouvert, ce qui se montre tout aussi bien se retire.

Sur le chemin du retour, l. et lui avaient fait la rencontre d’une petite chevêche, qui seule parmi les nocturnes
n’hésite pas à se montrer le jour. Elle les épiait en hochant de la tête de loin en loin, perchée sur un piquet,
un rocher. Était-ce elle, la « glaux », la déesse aux yeux pers, l’Athéna Pallas, que l’on avait vue quelques

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années auparavant portant le casque et l’égide, sa lance appuyée à la borne, sur le petit bas-relief de marbre
qui se trouvait au petit musée de l’Acropole.

Ils étaient bien de ces mortels qui face aux dieux allaient vers leur destin, noués qu’ils étaient par Ἀνάγκη,
la terrible Nécessité.

La nuit tombait quand ils se sont installés au restaurant de la plage d’Alopronia. Un autre couple de touristes
y était installé, et quelques pêcheurs buvaient des bières au bar. La cuisine grecque est peu variée et sans
doute L. et lui avaient-t-ils commandé une salade, un poisson grillé et peut-être l’un de ces gâteaux très
sirupeux qui ressemblent à des baklavas, mais qui ont ce goût si particulier et si puissant qui est celui du miel
de thym et de sauge, celui de l’île.

Ils n’avaient pas encore commencé leur interminable conversation que son regard fut attiré par une lumière
très brillante, peut-être celle d’une balise, qui se trouvait là au milieu de la mer, à l’horizon entre la mer et le
ciel, juste là devant lui, d’autant plus brillante que la nuit était noire et sans lune.

De toute la journée il n’avait pas pris une seule photo. Rien en vérité ne s’était donné à lui. Or cette lumière
intense fixée à l’horizon le regardait et demandait à être vue. Une image s’imposait à lui, et comme il ne
prenait jamais une photo sans le prévisualiser, il imaginait déjà quelle image il pourrait en tirer, un carré noir
à la façon de Malevitch ou d’Ad Reinhardt, avec au centre un regard cyclopéen, comme un point de fuite
qui, là devant nous, serait projeté dans l’infini d’une troisième dimension.

Il s’approcha du rivage, y déploya son trépied, installa l’Hasselblad. Dans le viseur carré finement quadrillé,
il plaça le point lumineux exactement au centre de l’image. Il fit la mise au point sur ce point blanc qui se
trouvait à l’infini. Le sujet n’avait besoin d’aucune profondeur de champ, il garda donc le diaphragme grand
ouvert.

Le temps d’exposition est déterminant, car c’est lui qui décide de la densité des valeurs d’un négatif, et donc
des valeurs qui seront obtenues sur le tirage positif. Cadrer une photo, c’est donc par avance prévoir l’image
que l’on veut obtenir. Il faut donc à tout prix éviter une sous-exposition qui rendrait le négatif inexploitable.
Dans ce cas précis, il fallait exposer le négatif de telle sorte que l’on puisse distinguer sur le positif final la
différence « inframince » qui existait entre le noir de la mer et celui du ciel. Aucune cellule photo ne pouvait
mesurer le temps d’exposition, tant la lumière était faible. Elle durerait donc le temps du repas.

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Il ne souvenait plus de la conversation que L et lui avaient eu ce soir-là à la table du restaurant durant la
prise de vue, mais il ne pouvait s’empêcher de se souvenir de ce passage du poème de Paul Celan « La Nuit »
qui dit si bien ce que L. était pour lui, ce soir-là.

La nuit, quand le pendule de l'amour balance


entre Toujours et Jamais,
ta parole vient rejoindre les lunes du cœur
et ton œil bleu,
d'orage tend le ciel à la terre.

La nuit était là, et dans la lumière vacillante des lampions qu’agitait le souffle du soir, à travers les mots qu’ils
échangeaient, il ne voyait que ses yeux bleus agrandis qu’ils étaient par le noir de sa chevelure et la blancheur
extrême de sa peau. Des yeux d’un bleu intense, comme l’est celui pervenches, d’un bleu profond comme
celui des grands fonds qu’ils avaient, une année auparavant, survolés avec leurs masques et leurs tubas au
large d’Amorgos. Un bleu qui s’assombrit à mesure que le regard le pénètre, alors que des myriades de
poissons brillants le traverse, jusqu’à devenir un bleu presque noir qui s’enfonce dans l’infini. Ses pupilles
naturellement agrandies par sa myopie, semblaient vouloir encore s’agrandir, à la mesure du désir qu’il avait
pour elle. Une fine cicatrice qu’elle avait juste au-dessus de sa lèvre supérieure, le fascinait, comme l’avait
été pour le jeune Descartes le regard bigle d’une petite fille « louche ». C’était là son « agalma », cet objet petit
a qui pour Lacan, est cause du désir, et vous regarde, tel un joyau, un bijou.

« C’est parce que çà me regarde qu’il m’attire si paradoxalement, quelque fois au plus juste titre que le regard de ma partenaire,
car ce regard me reflète et pour autant qu’il me reflète, il n’est que mon reflet, buée imaginaire ». Un grain de beauté.

Depuis dix ans il « vivait ainsi sous le regard d’elle ».

« Vivre sous le regard d’autrui », telle est la définition que donnaient les grecs de la « philia » à la fois amour
et amitié. Et de fait plus âgé qu’elle, elle aurait pu être sa fille, il était tout à la fois l’amant et l’ami, et partageait
avec elles toutes les passions qui les animaient. La peinture et les voyages en Italie, les séjours dans les iles
grecques, Pétra, Le Soudan, la Mauritanie, New York, la Chine, le Japon, l’île Maurice. Depuis leur première
rencontre, toutes ses photos avaient été prises en sa présence, sous son regard, et il avait commencé à
s’intéresser au palladium. Depuis sa disparition il ne faisait plus de prises de vues ou si peu. Désormais, il ne

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faisait plus qu’exploiter les milliers de négatifs accumulés pendant trente années de vie commune. Ils sont
là dans leurs feuilles cristal rangées dans des boîtes de carton noir. C’est là en négatif, des milliers de souve-
nirs qui attendent de revoir le jour comme un éternel retour de la jeune fille aux yeux bleus qui, il y a dix ans
n’est jamais revenue de la piscine, qu’il n’a jamais revue et qu’il attend « entre deux morts ».

« Esse est percipi », être c’est être perçu

Avant de la rencontrer, il lui semblait avoir toujours été de trop, n’existant pour personne ; enfant non désiré,
destiné à grandir dans des internats crasseux, il avait appris à faire tache, au vu de tous. Constamment remis à
sa place, il n’avait trouvé de quoi vivre que dans l’espace caché des livres, des romans.

Son regard à elle, enfin lui avait donné une place.

« Une des formes, disons l’origine du regard c’est la tache, et c’est ce qui met chacun en position d’être sous le regard du monde,
le regard n’est pas que ma propriété, au contraire le regard est dehors et je suis cerné par un monde omnivoyeur comme s’exprime
Lacan dans le Séminaire XI ……donc l’origine c’est la tache, le regard c’est déjà une métonymie de la tache, une variation de
la tache et il y a encore si je puis dire un troisième stade de la beauté et alors que la tache peut être l’élément déguelasse du
spectacle., mais par la même celui qu’il faut reconnaître, le regard, la beauté est la forme sublime de la tache, et donc on peut la
mettre comme un troisième stade, après la tache et le regard. ».

J-A Miller « Les us du laps » 31 mai 2000

A la fin du repas, il quitta la table pour aller au bord du rivage fermer le diaphragme, mettant fin à la prise
de vue. L’image était là dans la boîte noire, présente, absente, latente. Il tourna le levier de l’Hasselblad et fit
avancer la vue suivante. La lune commença à se lever, et ils continuèrent leur promenade sur le rivage et les
rochers qui le surplombaient, il continua à faire des prises de vue avec des temps très longs. La nuit était
tellement douce et était devenue si lumineuse, qu’ils ne virent pas le temps passer. Arrivé à la douzième
prise, il rembobina le rouleau, colla la languette jaune, et la pellicule se retrouva au fond du sac. Il ne le savait
pas encore, mais cinq des photos à venir de ce rouleau allait constituer à eux seuls la plus célèbre et la plus
vendue de ses séries « Sikinos ».

Tache, regard, beauté, ce dont l’image de Sikinos sst faite.

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Le Négatif

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Au retour des vacances, et peut-être un ou deux mois après, il a entrepris de développer les rouleaux des
vacances en Grèce.

Il y a un plaisir particulier et peut être pervers à prolonger ainsi le temps qui sépare la prise de vue et le
développement, ce passage du latent qui est là présent mais pas encore visible, au négatif qui ne sera que
l’envers de ce bout de réalité que l’on veut « momifier » comme aurait dit André Bazin. Ce temps est aussi le
vécu d’une angoisse, tant d’imprévus ont pu survenir au cours de la prise de vue, un mauvais déclenchement,
un disfonctionnement, une superposition de vues. La pellicule qui a trainé au fond d’un sac a pu être en-
dommagée. Enfin quand arrive le développement, des erreurs peuvent être commises pendant le charge-
ment de la pellicule sur la spire qui ira dans la boîte noire. Enfin le révélateur est-il le bon, le temps de
développement choisi donnera-t-il le bon contraste qui le moment venu donnera les bonnes valeurs ? Enfin
encore humide, le film est fragile, peut être rayé, mal lavé. Le nombre de bêtises que l’on peut faire dans un
laboratoire, ici la salle de bain, est invraisemblable. C’est donc le cœur battant qu’il éclaire le labo et que
devant le plafonnier il peut voir les négatifs encore tout humides de fixateur. Pour qui sait voir le monde à
l’envers, c’est un grand moment qui permet de savoir si sur cette pellicule-là, il y aura au moins une bonne
photo. Une sur douze et il est content. Avec la pellicule de Sikinos, il y avait au moins cinq bonnes photos
et il pouvait déjà voir en pensée le porte folio, la qualité des noirs, la subtilité des gris, la qualité du cadrage,
celle de leur composition.

Mais parmi ces douze négatifs l’un d’eux suscita son étonnement et une grande perplexité. Sur le moment il
ne reconnaissait aucun élément de ce qu’avait pu être la prise de vue. Cette photo il n’avait pas pu la prendre,
un Autre l’y avait prise à sa place.

Le négatif attendu

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Le négatif obtenu était bien différent.

La nuit était bien là, dans son absence, dans cet « inframince » entre la mer et le ciel. Mais l’éclat de projecteur
qu’il croyait être celui d’une balise était celui d’un « lamporo », et pendant une heure et demie un pêcheur,
une sorte de « Petit Pierre » grec avait tourné avec sa barque, lancé ses filets pour piéger les poissons attirés
par la lumière, et puis sa pêche terminée était retourné à son port. Pendant ce temps un ferry qui passait là,
au loin, avait laissé à l’horizon une trace lumineuse comme un trait d’une infime épaisseur. Cet étrange
négatif, il ne l’avait pas conçu, il venait d’un évènement qu’il n’avait pas vu venir mais qui l’avait regardé du
champ de l’Autre. Cette scène n’était que la transcription de nuit de la scène célèbre de la boîte de sardines
et du pêcheur « Petit Jean » que Lacan rapporte dans son Séminaire 11, et qui lui sert à établir la schize entre
l’œil et le regard.

Depuis les origines le négatif, a toujours « été », dans son unicité, considéré par les photographes comme
leur véritable création,. Au temps de la « calotypie » ils n’hésitaient pas à exposer leurs négatifs plutôt que les
tirages positifs qui par leur multiplicité, par la diversité de leurs interprétations perdaient cet « aura » de la
trace originaire, fixée comme pour l’éternité, « momifiée ».

Le négatif de par sa nature est un index, selon la terminologie de Charles Sanders Pierce ; il s’oppose à
l’icône et au symbole. Comme indice, toute photographie est selon le dire d’Atget est « une scène du crime ».
Elle atteste que ce soir-là, un pécheur grec pendant une heure et demie a tourné en rond au milieu de la mer,
occupé à sa tâche, et qu’un ferry est bien passé au large de Sikinos, ce soir-là, alors que L.et lui tout occupés
à leur « entreconnnaissance », n’avaient rien vu de la scène alors qu’ils étaient regardés de partout et en
étaient ainsi les sujets.

« Le spectateur est malgré lui forcé de chercher dans une pareille image, la petite étincelle de hasard, d’ici et
de maintenant, grâce à laquelle le réel a, pour ainsi dire brulé le caractère d’image et il lui faut trouver le lieu
imperceptible où, dans la façon d’être singulière de cette image depuis longtemps révolue, niche encore
aujourd’hui l’avenir, et si éloquent que par un regard rétrospectif, nous pouvons le retrouver. » Benjamin

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Comme indice, « ça a été », la photographie colle à la réalité comme à son référent ? Comme index, elle est
ce qu’elle montre, comme indice, elle est ce qui retient de ce qui du réel va disparaitre. Si la photographie
colle à la réalité, on doit à Philippe Dubois d’avoir montré tout ce qui en elle maintient la distance, qui nous
sépare de toute chose et annonce notre disparition.

Thomas Bernhard n’a-t-il pas dit de la photographie qu’elle « était le plus grand malheur du XXème siècle ».

La distance entre l’indice et son référent est d’abord spatiale, c’est toujours à distance des choses que se fait
la prise, la mise au point peut se faire jusqu’à l’infini. La prise de vue se fait à l’image de la Méduse qui
pétrifie, fige tout ce qui tombe sous son regard. Le référent qui nous sidère touche désormais l’intouchable,
telle « l’aura » de Benjamin qui à la fois se tient au plus proche tout en restant au plus loin, tout comme
l’ « unheimlichkeit » de Freud, qui rend étrange ce qui nous est le plus familier. Ce que l’on regarde sur le
négatif à la fois est là et n’est déjà plus là, au loin. Entre l’ici et là, entre le visible et l’intouchable, se mesure
toute la dimension de la perte, la dimension de ce qui aura été, la dimension de « l’entre deux morts ».

Dans le temps, l’ici et là fait place au maintenant à « l’alors ». Toute photo fait ainsi le deuil de ce qui a été.
L’île de Sikinos accueille désormais les ferries, les maisons vénitiennes écroulées ont sans doute été relevées
pour accueillir des B&B. Petit Jean a sans doute reconverti son bateau en navette à touristes qui souhaitent
visiter la grotte noire. Quant à L ses grands yeux bleus se sont fermés, et désormais selon sa volonté, « elle
nage dans la paysage », et quant à lui, il est bien là, il est là présent à évoquer ce qui n’est plus. « La photo
confirme et scelle un verdict, un compte à rebours déjà déclenché. Le sursis ne change rien à cette fatalité :
rien ne sera sauvé ». Derrida.

Reste l’image faite de platine et palladium, présumée inaltérable, devenue bien inaliénable de la B.N.F. qui
sera désormais son tombeau.

Depuis toujours la photographie s’efforce de conserver le vivant, mais elle ne conserver que des « scènes de
crime ». « Ça a été », ce n’est plus, est le signe que nous adresse toute photographie, à la façon de ces mains
négatives que nous ont laissé les chasseurs du paléolithique dans la nuit de grottes profondes.

La photographie n’est pas seulement la nostalgie du souvenir, mais beaucoup plus la répétition qui dit à
nouveau « ce qui une fois, et c’est chaque fois, la seule fois, c’est seulement ici et maintenant est aperçu et à
percevoir ». Paul Celan.

Est-ce là « l’Eros mélancolique », de J.Roubaud, dont les images ne seraient plus que « des carrés blancs de
mélancolie. »

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« La mort existe, elle est parmi nous, elle rôde, mais rien ne saurait éteindre « l'éphémère Destinée » de l'art ou
de cette fleur qui ne fleurit qu'une nuit. L'instant de la vie suffit à restaurer l'éternité. » :

Freud « Une éphémère destinée »

C’est à cette sorte d’éternité de l’instant qu’accède désormais l’image, lorsque, encadrée, exposée, soumise
au regard du passant elle apparait en elle-même « momifiée », sans son histoire, sans les affects de l’auteur,
avec « l’autorité de la chose ». Au jardin d’enfants de la phénoménologie elle est redevenue la « chose même ».

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Le Carré Noir

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Le carré

Le carré est une figure a quatre côtés égaux et quatre angles droits. A l’image du cercle dans lequel il s’inscrit
ou réciproquement, il est une figure centrée, dans laquelle on entre sans pouvoir en sortir. Un carré, à la
différence d’un rectangle, n’a pas de hors champ. C’est sa contrainte, mais aussi son efficacité.

Un point en son centre suffit à le transformer en monde, en cosmos selon les grecs ou en quadriparti, en
quatuor, comme le pense Heidegger.

Un carré avec un point de fuite, nous conduit ainsi à l’infini.

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Figure en deux dimensions il suffit de lui adjoindre des diagonales, pour qu’elle se transforme en pyramide
ou en puits profond.

Ce carré, pourrait n’être que la projection en deux dimensions de la boite noire d’un Hasselblad qui n’est
que la version moderne de la camera obscura des peintres de la Renaissance conçue par le scientifique
arabe Ibn al Haytam. Dans son traité d’optique de 1027, il y établit le fait que les faisceaux lumineux se
propagent en ligne droite. Plus tard il étudiera les rayons du soleil et conclura qu'ils forment un cône en se
rencontrant au niveau du trou de la camera obscura, un cône qui s’inverse de l'autre côté du même trou.

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Utilisation de la chambre noire par Ibn al Hayzam pour observer une éclipse de soleil.

Des peintres mathématiciens de la Renaissance, Alberti, Brunelleschi, Pier della Francesca dans son « De
prospectiva pingendi, » ont à sa suite jeté les bases de la géométrie prospective, ont défini les lois de l’optique
qui sont encore à la base du calcul des optiques qui équipent nos appareils photos modernes.

Piero delle Francesca : carré en perspective.

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Si la photographie de Sikinos peut nous apparaitre comme parfaitement plate, bien que produite par une
camera obscura, elle a néanmoins une profondeur. La composition, semble-t-il, fait disparaître toute
profondeur. Il n’en est rien. « La boîte de sardine » étincelante conduit le regard de l’avant plus foncé à
l’arrière légérement plus clair, alors que le trait blanc plus large à droite, trace du retour de la barque au port,
s’amincit à gauche, pour ne ne plus être que le trace lumineuse du ferry qui alors passe à des dizaines de
kilomètres de là. Perspective géométrique, donc, mais surtout perspective aérienne, à la façon du fameux
« sfumato » de Léonardde Vinci, si proche des procédés qu’utilisaient les peintres chinois pous représenter la
profondeur. Peintres chinois, qui ne se sont pas convertis à la pertpective géométrique, que des jésuites
italiens voulaient introduire au XVème siècle à la cour de l’empreur de Chine.

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Le carré noir

L’iconographie du carré noir commence avec le peintre Kasemir Malévich 1879 -1935.

La première exposition du « Carré Noir sur Fond Blanc » a eu lieu à Saint-Pétersbourg, du 19 décembre 1915
au 19 janvier 1916. Le fameux quadrangle y est présenté d’une façon tout à fait particulière, dans l’angle de
la pièce tout en hauteur, comme l’était traditionnellement l’icône dans toute maison russe.

Cette position haute du Quadrangle lui donne ainsi une dimension théologique. Selon Nicéphore l’iconodule,
l’icône participant du mystère de l’incarnation, elle a un pouvoir anagogique. Elle élève l’âme, la conduit au
divin.

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Malévitch avait sans doute cette conception mystique, disons « suprématiste », de son quadrangle.

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Nous sommes devant un «Quadrangle» qui n’est pas tout à fait un carré. Il s'agit d'une surface noire sur fond
blanc. Mais à travers les craquelures (présentes dès l’origine), on distingue une autre forme. Une récente
radiographie a même montré la présence de trois couches picturales superposées. L’image noire a donc une
épaisseur, que l’on retrouve dans la version du Centre Pompidou, peinte noire sur un bloc de plâtre ». Cette
surface craquelée laisse transparaître une autre réalité. L’icône s’ouvre comme une autre fenêtre sur le mys-
tère du monde et du divin. Un abîmes épare notre monde de son au-delà, mais l’icône est le reflet de ce
monde divin pour nous les humains.

« Lorsque, dans mon effort désespéré pour libérer l’art, je me réfugiais vers la forme du rectangle et exposait
une icône qui ne représentait qu’un carré noir sur un champ blanc, la critique soupira : « tout ce que nous
avons aimé a péri: nous sommes dans un désert » (…) moi aussi, une sorte de réserve poussée jusqu’à
l’angoisse m’emplit lorsqu’il s’agit de quitter le monde de «la volonté et de la représentation» (…) mais le
sentiment de satisfaction que j’éprouvais grâce à la libération de l’objet me porta toujours plus loin dans le
désert où n’existe comme fait que la sensibilité (…) ce n’était pas un carré vide que j’avais exposé, mais la
sensibilité du monde sans objets ».

Pour Malévitch, le seul monde vivant est le monde sans. Il définit le suprématisme comme une manifestation purement pic-
turale de la nature en tant que physis, site de l’être, de la vie, de ce Rien que le peintre libère sur la toile. Car l’acte créateur n’est
pas mimétique, mais est un « acte pur ». Les représentations figuratives de temps et d’espace disparaissent, font place à cette
« flamme cosmique », « sans nombre, sans précision, sans temps, sans espace, sans état absolu et relatif ». Ayant atteint le
zéro avec le « Carré noir », c’est-à-dire le Rien comme « essence des diversités », le « monde sans-objet », Malévitch explore
au-delà du zéro les espaces du Rien.

L’abstraction suprématiste ne reconnaît donc qu’un seul monde, celui de celui de l’abîme de l’être, le sans fond, la Nuit
première.

St Trinit jcm

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Ad Reinhardt : l’ultime carré noir

Ce tableau L. et Lui l’ont longuement contemplé en 2008 au Moma, ainsi que les autres tableaux d’Ad
Reinhardt qui y sont exposés. Ces tableaux d’une matité noire à la fois sont noirs et ne sont pas noir, leur
longue contemplation, de ce qui a priori ne représente rien, apparaît comme pare accoutumance à la nuit,
ici une croix là des carrés, des rectangles coloriés, rouges, verts. bleus …. Cette expérience fut au sens propre
spectrale ? Ce tableau ne représente rien. Il n’existe que dans son apparition. En un mot ces tableaux nous
regardent, nous plongent dans une nuit mystique.

Ainsi le Moma commente-t-il le tableau à la croix :

« À première vue, ce tableau présente une surface noire et plate. Mais une vision plus longue révèle plus
d'une nuance de noir et une structure géométrique sous-jacente. Reinhardt a divisé la toile en une grille de
carrés trois par trois. Le noir dans chaque carré d'angle a un ton rougeâtre ; le carré au centre de la croix, est
noir bleuâtre dans sa barre verticale et noir verdâtre dans sa barre horizontale. Reinhardt a essayé de produire
ce qu'il a décrit être « une peinture pure, abstraite, non objective, intemporelle, sans espace, immuable, sans
relation, désintéressée - un objet qui est conscient de lui-même (pas d'inconscience), idéal, transcendant,
conscient de rien d'autre que d’être de l’art."

Dans ses Peintures Noires, Ad Reinhardt a utilisé une méthode semblable pour effectuer des décalages tonaux
et chromatiques, créant une perception très complexe des couleurs noires, qui ne peut être observée dans
une reproduction mais demande la présence physique de l’œuvre dans son « aura ». Lorsqu'ils sont observés,
ces peintures semblent représenter des champs de noir uniforme, mais il s'agit en fait de compositions très
subtiles composées de nuances intensément sombres de rouge, de bleu et de vert. Au sujet de ses peintures
noires, l'artiste a lui-même affirmé : « En tant qu'artiste, j'aimerais éliminer le symbolique, car le noir est
intéressant non pas en tant que couleur, mais en tant que non-couleur et absence de couleur.

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Le noir

Dans « Arts as Art », Ad Reinhardt cite Hokusai : « C’est un noir qui est vieux et c’est un noir qui est frais,
blanc brillant ou blanc mat, noir dans la lumière, noir dans l’ombre. A un vieux noir il est nécessaire d’ajouter
un peu de bleu, à un noir frais un peu de blanc, pour obtenir un noir brillant il faut lui ajouter un peu de
gomme. Le noir dans le soleil a des reflets gris »

Dans le même texte « Black, symbol and concept » Ad Reinhardt cite Lao Tseu « Le tao est sombre et noir »,
il fait une allusion à La Kaaba, la pierre noire de la Mecque ainsi que du « Noir Divin » de « Maître Eckhart,
et il insiste sur la relation que peuvent avoir ses recherches sur le noir avec la tradition orientale du clair-
obscur …. « Encore une fois le négatif, c’est un mot comme noir ; mais l’idée de négativité n’est jamais une
mauvaise idée, à moins de penser que le blanc semble grand et le noir terrible. C’est la négativité du noir,
l’obscurité du noir, particulièrement son obscurité qui m’intéresse en peinture »
« Dématérialisation, non-être »
« Le noir de l’absolue liberté »
« Partant de l’obscurité pour aller à une obscurité plus profonde encore. Mener le noir à son terme »
Ad Rhienhard

Noir palladium et peinture chinoise

La civilisation chinoise comme la civilisation occidentale sont de par le monde les deux seules civilisations
à avoir pensé les images et la peinture comme des moyens d’accès à une vérité au-delà des simples appa-
rences.

« La peinture dit la vérité » affirmait Cézanne, le plus chinois des peintres occidentaux qui ainsi rejoint Shitao,
« le Moine Citrouille Amère », dont « l’unique trait de pinceau » engendre la Règle, « origine de toute chose ». De même
que la peinture est pour le moine taoïste le plus haut degré de la méditation qui mène au « Dao », de même
les dernières « Sainte Victoire » de Cézanne et leurs « sensations colorées », au-delà de la simple représentation,
nous conduisent à une expérience quasi mystique de dépossession de soi face aux espaces de la toile restée
vides.

La technique du tirage palladium, peut ainsi aider au rapprochement des univers esthétiques chinois et oc-
cidental tellement éloignés et pourtant si proches. Tout comme la peinture traditionnelle chinoise avec ses
encres aux infinies nuances de noir et de gris, l’image palladium est faite d’une infinité de valeurs d’une
profondeur incomparable selon les diverses épaisseurs de pigment métallique présentes dans le papier.

La diversité de la peinture chinoise tient moins à la diversité de ses sujets, qui sont peu ou prou toujours les
mêmes, qu’à celle des touches du pinceau si bien décrites par Shitao dans son traité. De même les tirages
palladium dans leur « inactualité » nous rappellent qu’une œuvre d’art n’est pas simplement une image, mais
aussi une matière à l’origine d’une expérience émotionnelle et poétique, source de « sérénité » : « égalité d’âme
devant les choses, garder l’esprit ouvert au secret » selon une définition très taoïste du philosophe Heidegger.

Cette dimension de « secret », de ce qui ne peut être dit, appartient à la culture chinoise. L’image palladium
peut ainsi devenir pour elle l’instrument pour dire ce que nous cache le flux incessant des images numérisées,
à savoir la vérité ; non pas cette vérité qui résulte d’un calcul mais celle qui tout à la fois dévoile et cache ce
qui ne peut être dit : le conflit et l’alliance du Ciel et de la Terre, le conflit et l’alliance de ce qui se montre et
apparaît dans la clarté du jour avec ce qui demeure en retrait ; la nuit qui enveloppe les mortels et donne
naissance au « mille créatures »

La réalisation d’un palladium n’exige que des moyens d’une grande simplicité. Un négatif argentique, du
moins à l’origine obtenu par le moyen d’une « camera obscura » Une feuille de papier qui peut être un « gampi »

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qu’utilisent les calligraphes et les peintres chinois, un pinceau, une bouteille d’oxalate ferrique, une autre de
chlorure de palladium, une source d’ultraviolet ; le soleil par exemple.

Les peintres chinois pratiquaient le « pinceau-encre », il pratique depuis trente ans « pinceau-palladium ».

Avec le pinceau étendre et faire pénétrer une émulsion composée, à moitié, d’oxalate ferrique et à moitié de
chlorure de palladium. Sécher le papier et l’exposer sous un négatif à une lumière ultra-violette. L’exposition
peut durer une heure et plus. Développer l’image obtenue dans du citrate de soude, éclaircir l’image avec un
acide pour en éliminer le fer, laver, sécher. L’image finale ne sera faite que de papier et de filament métal-
liques de palladium qui de façon plus ou moins dense traduiront une gamme de valeurs de gris, du noir le
plus dense au blanc du papier. Les pigments ne sont pas déposés sur le papier comme le font les procédés
modernes de jets d’encre, mais sont dans le papier et donne à l’image sa profondeur, une troisième dimension
familière à la peinture au lavis d’encre.

La gamme de gris présente dans tirage palladium présente un certain nombre de valeurs conventionnelle-
ment définies par l’américain Ansel Adams en 1930 qui va de la zone 0 noir pur, à la zone X, le vide, le blanc
du papier. Sikinos ainsi oppose deux zones celle de la mer en Zone 0 et celle du ciel en zone 1 qui de toutes
les zones est la plus mystérieuse, celle de l’apparition du sens. La ligne blanche est légèrement voilée en zone
9, dernière valeur à avoir un sens.

Ainsi cette façon de concevoir les valeurs d’une image de les prévisualiser au moment de la prise de vue
donne à chacune de ces valeurs, une qualité physique, mais aussi sensible, un peu à l’image de ce que le
peintre Cézanne, le plus chinois de peintres occidentaux appelait des « sensations colorées ».

Cette même simplicité de moyens on la retrouve dans la calligraphie et la peinture chinoise traditionnelle,
« peinture au lavis d’encre » qui remonte au VIème siècle. Il est évident qu’une telle technique n’a que peu à voir
dans son principe avec une technique photographique et une représentation mathématique du monde sans
rapport avec la cosmologie chinoise du Yi King. Toutefois les qualités physiques des images chinoises tra-
ditionnelles et des images palladium ne sont pas sans ressemblance.

On attribue à Wang Wei, peintre du VIIIème siècle l’invention du « lavis d’encre » : « Dans l’ordre pictural, la
peinture à l’encre (le lavis) est supérieure entre toutes. Elle capte l’essence de la nature et parachève l’ordre de la Création. »

Pu Yen T’u de la dynastie Ts’ing, anticipe dans ce texte ce que seront les « sensations colorées » de Cézanne, et
les Zones d’Ansel Adams : « l’Art de l’encre, il est magique et quasiment surnaturel !... C’est avec les Six Couleurs de
l’Encre que le peintre incarne les lois de la Création.

Ce qu’on appelle « Sans-Encre » n’est pas tout à fait dénué d’encre, c’est un prolongement de « sèche-diluée ». Tandis que
« sèche diluée » reste encore marquée par le « Plein », « sans-encre est totalement vide ». Il existe un état intermédiaire ch’iu-
jan qui consiste à suggérer le Vide par le Plein. En alternant Vide et Plein, on épuise les potentialités de l’Encre. S’il est aisé
au Pinceau-Encre de peindre le Visible, le Plein ? Il lui est plus difficile de représenter l’invisible, le vide. »

Pour Ting Kao de la dynastie Ts’ing « toute chose dans l’univers est dominé par le « Yin » et le « Yang ». Pour la
lumière, le clair est « Yang », l’obscur est « Yin ». Pour les habitations, l’extérieur est « Yang » et l’intérieur « Yin » ; pour
les objets, le haut est « Yang » et le bas « Yin », et si l’on veut rendre les effets du « Ying » et du « Yang », il faut que dans
le pinceau il y ait le Vide-Plein, de plus comme il y a du « Yang » dans l’intérieur du « Ying », et du « Yin » à l’intérieur
du « Yan »g il faut qu’il y ait dans le Pinceau le Vide-Plein. De plus comme il y a du « Yang » à l’intérieur du « Yi n » à
l’intérieur du « Yang », il faut également qu’il y ait du Vide dans le Plein et du Plein dans le vide dans le pinceau »

La description qui est ici donnée des multiples variations des valeurs de gris en termes de plein et vide
correspond tout à fait aux multiples variations de valeur de gris que l’on peut trouver dans un tirage palla-
dium traditionnel (non digital). Ici le choix du petit format oblige une plus grande proximité avec l’image,
au point d’en oublier ce qu’elle représente pour mieux explorer les infinies nuances de plein et de vide que
peut comprendre ces « sensations colorées ». Le plaisir de l’image est dès lors poétique, il est tout entier dans la
matière, dans la profondeur dans le « toucher de l’image » qui me touche.

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L’unique trait de pinceau

(la castration)

« Nigredo » noir plus noir que noir

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« Nuit enfanta Moros, la noire Kère et la Mort. Elle enfanta le Sommeil et avec lui la race des Songes. Sans
s’être unie d’amour la déesse les a enfantés, Nuit la Ténébreuse. Elle enfanta ensuite Sarcasme et Détresse
la douloureuse… ». Ainsi Hésiode nous racon-e-t-il la généalogie des dieux à partir de Chaos, le Sans Fond,
et de Noire, la Nuit première et essentielle.

Le noir est la soustraction de toutes les couleurs mais tout aussi bien leur addition. Le noir est tout à la fois
le vide et le plein. Il est « l’arche », la souche de tout ce qui est. Avant la lumière insaisissable et éthérée,
avant que « la lumière soit », la Nuit profonde était déjà là, noire plus noire que noire enveloppant de l’épais-
seur de son ombre les êtres à naître, des êtres qui pour vivre enfanteront des songes et des images, juste
avant que la mort à nouveau ne les prennent.

L’image enregistrée pour la première fois sur papier par la « boîte à souris » de Fox Talbot, minuscule ombre
de la croisée d’une fenêtre, n’était pas une photographie mais une une skiagraphie, elle n’était qu’une ombre,
un négatif et quand la photographie sera enfin révélée dans sa positivité elle ne sera plus dès lors que l’ombre
d’une ombre. Cette nature ombreuse faite de pigments métalliques : argent, platine, palladium lui donne sa
profondeur, son épaisseur, qui à la fois dévoile et occulte, invite le regard à une accoutumance, une contem-
plation qui approfondit, qui devine. Elle donne et elle retient.

Comme il en est pour la gravure, il existe en photographie une manière noire. La manière claire, informe,
donne à voir, se lit, invite au commentaire, elle est spectacle. Elle est, dirait Nietzsche, de l’ordre de l’apol-
linien. La manière noire, appartient, elle, au dionysiaque, elle fait apparaître, elle est spectrale. Tel le dieu qui
surgit dans la nuit, elle dépossède, elle affole, elle ravit. Le noir est mystique, « le noir est la nuit de l’âme »
disait Saint Jean de la Croix

Ainsi pouvait apparaître à l’initié dans la nuit de Lascaux la « Bête innommable », la « Sagesse aux yeux plein
de larmes ».

Ainsi au ciel dans la nuit de son sarcophage, apparaît le nageur de Paestum, le sourire aux lèvres, plongeant
dans la mort.

« The dark of absolute freedom »

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La castration de Chronos
Ouranos et Gaïa

Chez Homère, la Nuit est bien la puissance primordiale à laquelle Zeus lui-même doit se soumettre : elle y
est nommée Nuit dominatrice des dieux et des hommes (Iliade, XIV, vers 259). Zeus respecte en effet le pouvoir
immense de Nuit, alliée ici à ses deux enfants Hypnos et Philotes. Cette triade redoutable, Nuit, Sommeil et
Passion amoureuse, nous dit la toute puissance de l’amour au cœur de la nuit.

Chez Hésiode dans sa Thégonie, au commencement est le vide, un lieu de béance. Dans ce chaos primordial
où tout est confondu, la Terre et le Ciel, les mortels et les dieux ne vivent pas encore séparés. Le « Chaos »
reste l’ « Abîme », la « Béance » ou encore « l’Ouvert »., images d’un « vide sans fond » ; l’ « apeiron » dirait
Anaximandre.

De Gaïa et d’Ouranos naquirent une multitude d’enfants, mais Ouranos s’opposait à ce qu’ils voient le jour,
en ne faisant q’un avec Gaia dans une interminable confusion amoureuse.

« La Terre immense gémissait, profondément attristée, lorsqu’ enfin elle médita une cruelle et perfide ven-
geance. Dès qu'elle eut tiré de son sein l'acier éclatant de blancheur, elle fabriqua une grande faux, révélant
son projet à ses enfants et, pour les encourager, leur dit consumée de douleur :

« Mes fils ! si vous voulez m'obéir, nous vengerons l'outrage que vous fait subir votre coupable père : car il
est le premier auteur d'une action indigne. Elle dit. La crainte s'empara de tous ses enfants ; aucun n'osa
répliquer. Enfin le grand et astucieux Chronos, ayant pris confiance, répondit à sa vénérable mère :"Ô ma
mère ! je promets d'accomplir notre vengeance, puisque je ne respecte plus un père trop fatal : car il est le
premier auteur d'une action indigne. A ces mots, la Terre immense ressentit une grande joie au fond de son
coeur. Après avoir caché Chronos dans une embuscade, elle remit en ses mains la faux à la dent tranchante
et lui expliqua sa ruse tout entière. Le grand Ouranos arriva, amenant la Nuit, et animé du désir amoureux,
il s'étendit sur Gaïa de toute sa longueur. Alors son fils, sorti de l'embuscade, le saisit de la main gauche, et
de la droite, agitant la faulx énorme, longue, acérée, il s'empressa de couper l'organe viril de son père et le
rejeta derrière lui….Saturne mutila de nouveau avec l'acier le membre qu'il avait coupé déjà et le lança du
rivage dans les vagues agitées de Pontus : la mer le soutint longtemps, et de ce débris d'un corps immortel
jaillit une blanche écume d'où naquit une jeune fille qui fut d'abord portée vers la divine Cythère et de là
parvint jusqu'à Chypre entourée d’ilots. Bientôt, déesse ravissante de beauté, elle s'élança sur la rive, et le
gazon fleurit sous ses pieds délicats. Les dieux et les hommes appellent cette divinité à la belle couronne
Aphrodite, parce qu'elle fut nourrie de l'écume des mers. » Hésiode

« Elle, regarde là avec ta pensée, ne reste pas là les yeux éblouis

Elle qu’honorent les hommes plantés dans leur jointures ;

Par elle ils méditent l’amour, ils accomplissent les œuvres qui joignent

L’appelant de son nom de Joyeuse et d’Aphrodite

Personne ne l’a reconnue comme elle tournoie les yeux

pas un mortel……

Empédocle d’Agrigente

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« Il y a », le Dao

On sait comment les philosophes aiment à poser la question de l’origine en particulier Heidegger celle du
« il y a », qui est la question du monde. Mais de la question de l’avant du monde il ne parle guère. En
général les philosophes quand il s’agit de parler de l’origine, font appel au mythe, comme l’a fait Platon de
façon systématique, soit à la mythologie de son temps, soit à une mythologie littéraire comme il le fait le
Banquet.

Heidegger qui de temps à autre fait allusion à la mythologie grecque, comme nous l’avons vu avec le
personnage d’Athéna, semble tout ignorer des mythologies scandinave ou chinoise. Or cette dernière qui
peut s’autoriser d’une haute antiquité, trouve naturellement sa place dans le quatuor. Elle se développe dans
une opposition de la terre et du ciel, du « yin » et du « yang », qui sont les deux extrêmes de l’habitation
et donc du quatuor.

La pensée taoiste a fait du Vide, la réalité essentielle primordiale de toute chose, qui constitue la
Voie, le « Dao », qui intégré à la pensée Bouddhiste deviendra le « chan », puis le « Zen » dans la pensée
japonaise. Le Vide est à la fois l’état premier de l’Origine, mais il est aussi l’élément central du monde dont
il est le moteur. Les plus anciens textes cosmologiques chinois sur lattes de bambou ont été trouvées en
1995 sur le site de Fujiwara. L’une de ces lattes décrit ainsi l’origine du Dao :

« A l’origine le dao prit son essor dans le sans-avant. Tout était obscur, trouble, immense, confus. Il n’y avait rien sur quoi
reposer. Du vide naquit la spontanéité et ainsi le pouvoir de mutation fut activé. Avant même que le souffle primordial ne
s’actualise, naquit celui qu’on appelle l’Ancien de la Voie et de la Vertu, le vénérable du « dao »…

Puis de la profondeur des ténèbres naquit une béance abyssale, celle-ci engendra le grand rien qui en se transformant produisit
le souffle « qi » insondable, le souffle « qi » primordial et le souffle initiateur « qi ». Ces trois souffles en se mêlant confusément
les uns aux autres donnèrent naissance à la fille de Jade et l’Insondable Mystère. Suite à cela les souffles chaotiques se
coagulèrent et engendrèrent de la Fille de Jade. On lui donna le nom de Lao Tseu, le Vieil Enfant. »

Lao Tseu, au sens propre le Vieil enfant, est à la fois un personnage mythique, mais aussi un penseur
supposé historique. Il serait né au VIème siècle avant Jésus-Christ et serait l’auteur du Taö Tö King « De
l’efficience de la voie », texte particulièrement hermétique et fondateur de la pensée taoiste. Ainsi décrit-il
cette nuit, la nuit d’avant, qu’est aussi la Dao.

« La voie qui est voie n’est pas la voie la voie

Le nom qui est nom n’est pas le nom

Sans la nommer origine du ciel et de la terre

Libre de toute préoccupation je contemple sa merveille

Constamment préoccupé je ne vois que sa lisière

L’une comme l’autre nommées différemment ont même source

Cette source s’appelle l’obscur

Approfondir l’obscur voilà l’accès au merveilles »

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Shitao, « L’unique Trait de Pinceau ».

Parmi les penseurs taoistes, le penseur et peintre Shitao qui par dérision se faisait appeler le « Moine
Citrouille Amère » est celui qui décrit le mieux cette coupure du Ciel et de la Terre par ce qu’il appelle dans
son Traité de Peinture « L’unique trait de pinceau » .

Le trait fait allusion au « Yi King », le « Livre des Mutations ». Le trait plein correspond à la puissance originelle
« yang » qui est lumineuse, forte, spirituelle, active. L'hexagramme est uniformément fort de nature. En tant
qu'aucune faiblesse ne s'attache à lui, il a pour propriété la force. Son image est le ciel.

Au contraire les traits brisés correspondent à la puissance originelle du « yin », qui est sombre, malléable,
réceptif. La propriété de l'hexagramme est le don de soi, son image est le ciel.

Mais avant l’unique trait de pinceau, « la suprême Simplicité » ne s’était pas encore divisée elle était simplicité
absolue, comme celle d’un bloc de bois brut contenant encore tous les possibles.

Ainsi, de « l’unique trait de pinceau » qui sépare le ciel de la terre, le un devient deux, le « yang » et le « yin » le
deux deviennentt trois et de trois peuvent naître les mille créatures.

L’unique trait de pinceau, qui divise la simplicité, établit alors la règle à laquelle toute activité de la plus
simple à la plus complexe doit se soumettre.

Mais la règle qui naît de l’absence de règle « embrasse la multiplicité des règles ». Dès lors la peinture, mais il en
est de même pour toute activité humaine, ne se soumet plus à la règle, mais est créatrice de règles.
Le Dao n’est pas seulement le principe de toute chose, mais il participe en tant que souffle « qi » à ce qui
anime toute chose. En tant que Voie, le Dao est le but à atteindre par le sage est le non-agir, et puis de
« s’asseoir dans l’oubli ».

Le souffle « qi »

Zou auteur confucéen du « Li King » « Traité des Rites », datant du quatrième siècle avant notre ère décrit le
son comme participant au début de la vie. »

« Le Qi de la Terre s’élève vers le haut (les vapeurs montent vers le ciel) le Qi du Ciel descend des hauteurs
(les ondées recouvrent la terre). Le Yang et le Yin entrent en contact ; le Ciel et la Terre s’entrechoquent.
Leur tambourinage est porté par le choc et le grondement du Tonnerre ; leur battement d’ailes rapide est
porté par le Vent et la Pluie ; leur déplacement provoque les Quatre Saisons, leur échauffement le Soleil
et la Lune. C’est ainsi que les cents espèces procréent et fleurissent, que la musique unit le Ciel et la
Terre »

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Ça me regarde

« la boîte à sardines »

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« Si nous sommes regardés de partout nous ne voyons que d’un point »

Comme il a déjà été raconté, cette image de Sikinos a enregistré une heure et demie du temps de pêche au
Lamparo, d’un pêcheur grec, une sorte de « Petit Pierre », si l’on veut bien se souvenir de la scène de pêche
que Lacan raconte dans son Séminaire 11.

Lacan n’a que 20 ans, et il accompagne à la pêche son ami « Petit Pierre », quand ce dernier lui montre au
loin un objet brillant flottant sur la mer : « Tu vois cette boîte ? Tu la vois, elle, elle ne te voit pas ».

Lacan n’a pas trouvé drôle la boutade, mais comme il le dit si bien il l’a trouvée « instructive ».

« Si la boîte ne me voit pas, c’est parce qu’en un certain sens, tout de même, elle me regarde, elle me regarde
au niveau du point lumineux, où est tout ce qui me regarde, et ce n’est pas là une métaphore. »

Et il ajoute considérant sa situation dans ce pauvre bateau de pêche, « Pour tout dire, je faisais tant soit peu
tache dans le tableau. ».

Et un peu plus loin il ajoute cette explication : « Je ne suis pas simplement un être punctiforme qui se repère
au point géométral d’où est saisie la perspective. Sans doute au fond de mon œil se peint le tableau. Le
tableau, certes est dans mon œil, mais moi je suis dans le tableau. ». …..

« Le corrélat du tableau, à situer à la même place que lui, c’est-à- dire au dehors, c’est le point du regard……
ce qui est entre les deux… ce quelque chose…élidé dans la relation géométrale et qui joue un rôle exacte-
ment inverse, non point d’être traversable, mais au contraire d’être opaque − c’est l’écran ».

« Ce qui me détermine foncièrement dans le visible, c’est le regard qui est au dehors….C’est par le regard
que je suis photo-graphié »

Lacan : Séminaire XI, p.88-89

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A regarder le carré noir de Sikinos nous ne voyons que le point blanc qui a pris la taille d’un bateau de
pêche et qui pourrait bien être un bateau à sardines, avec en plus , ce qui n’aurait pas manqué d’attirer l’œil
de Lacan à savoir cet unique « Trait de Pinceau », à la Shitao, qui sépare le ciel de la mer, symbole pourrait-
on dire de la castration , Chronos tirant à son tour un trait de sa serpe d’acier finement aiguisée, avec répandu
sur l’écume de la mer le sperme d’Ouranos d’où naîtra la belle Aphrodite, pourvoyeuse de désirs.

« Si elle fuit, bientôt elle sera chasseresse.


Si elle refuse les cadeaux, demain elle en offrira.
Si elle n’est pas amoureuse, bientôt elle sera amoureuse,
Même contre son gré. »

Sappho

Ce carré noir comme négatif est bien un carré d’un point de vue géométral, est bien un écran qui voile et
laisse entrevoir. Devenu carré noir palladium, accroché au mur, il est devenu opaque, et pourtant à travers
la tache de lumière qui fait trou, il donne à penser à un « inconscient optique », à l’inconnu qui ici fait tache.

« Dans certaines photos le réel a pour ainsi dire brûlé un trou dans l’image : petite étincelle de hasard, ici et
maintenant » Benjamin

« Si la boîte ne me voit pas, c’est parce que, en un certain sens, tout de même, elle me regarde. »

« Et même, je ne vois qu’elle. » Lacan

Au moment de la prise de vue, au moment de leur arrivée sur la plage de Sikinos, il ne voyait qu’elle, un
point lumineux au centre d’une mer et d’un ciel plongés dans une nuit profonde. Il brillait tel un agalma,
un objet précieux, étincelant et attirant au point de vouloir le capturer dans sa boîte noire. Voir c’est avoir
envie, c’est avoir le désir de posséder cet agalma, et de se l’approprier dans un monde, dont sa vision serait
le centre. Il voit et Il se voit voir, Il devient une sorte de « video sum » à l’image du « cogito sum » de
Descartes

Cette position centrale du sujet dans le monde, Lacan l’appelle « géométral » en faisant référence à la fois à
Descartes et à la « perspctiva artificilais » de la peinture ; conception mathématique et linénaire de l’espace,
conçue et théorisée par les peintres du Quattrocento, Brunelleschi, Alberti ; Piero della Francesca .

Le géométral

Le schéma que donne Lacan de la vision centrée sur le point géométral qui est le point de fuite de la pers-
pective est semblable au portail de Dürer.

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L’image qu’enregistre la machine Hasselblad obéit à la même logique linéaire qui était celle de la « perspectiva
artificialis » et il serait possible de refaire l’expérience de Brunellichi avec un Hassselblad en remplaçant la
peinture du « Bel San Giovani » par une photographie. En faisant la mise au point de l’image sur le miroir
réflexe de l’Hasselblad, puis la mise au point sur le « Bel San Giovani », on aurait point par point une corres-
pondance exacte entre les deux images ; le trou, car il faut un trou, serait le diaphragme de l’objectif.

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La fonction « manque » dans la perspective

La « perspectiva artificialis » des peintres ou la conception mécanique des machines à dessiner supposent que
toute l’image passe par un point, qui est aussi un trou. L’image entière se réduit alors au point géométral,
qui en peinture ou en photographie est son point de fuite, ici dans Sikinos, la barque, la boîte à sardine. A
l’exemple de l’objet petit a de Lacan, l’image se réduit à ce point qui est tout aussi bien l’agalma que le trou
dans lequel il disparaît. Cet objet-regard ne fait qu’élider la castration qui est au centre de la pulsion scopique.

N.B. L’image mise en perspective se déforme à sa périphérie en anamorphose. Ainsi à la périphérie d’une
camera obscura ou sur la rétine de l’œil u un cercle se déforme-t-il en ellipse.

Le regard,

Les peintres à partir du Quattrocento ou la philosophie classique à partir de Descartes mettent le sujet au
centre de la représentation. Il faudra attendre les trois subversifs que sont Marx, Freud et Nietzsche, pour
que le Sujet soit excentré et devienne un non sujet, un sujet divisé.

C’est à ce renversement que procède Lacan, en inversant le schéma optique classique.

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Dans Sikinos, le point lumineux de la « barque à sardines » pour ainsi dire ne montre rien. En effet « il n’y
a rien à voir ». Et pourtant l’agalma qui brille dans le trou noir qu’interrompt l’unique trait de pinceau de la
castration, lui me regarde.

Le regard à la différence de la vue, de ce qui fait envie, ne possède pas ne s’appropie pas un monde, à partir
d’un centre de vision qui serait un œil cyclopéen de l’Un. Il est en dehors, de partout, alors qu’au centre
de l’œil, est la tache aveugle qu’élide la vue. Le voir et son « me voir voir » s’épuisent dans leur aveuglement.
Le regard lui, est possédé, exstasié, décentré, dédoublé comme le sont les ocelles de « Caligo Promethéus »,
les yeux de Gorgô la méduse, ceux de Dionysos, dieu de la transe, dieu de la déposession de soi, dieu de la
tragédie.

Au « je vois » il faut opposer le « Ça me regarde ». A la certitude de la vision qui identifie, reconnait et


assimile et constitue le monde comme mien, familier, il faut opposer le regard qui saisit, effraie, met « hors
de soi », qui se trouve confronté à un au-delà de monde où il n’est plus de sujets, au royaume des morts
celui dont Gorgô est la gardienne.

De cette expérience du regard Lacan nous en montre l’efficience dans l’analyse célèbre qu’il nous donne du
le tableau des « Ambassadeurs » d’Holbein.

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Nous voyons debout deux personnages puissants entourés des symboles du pouvoir, engoncés dans leurs
vêtements somptuaires pour l’un et plus humbles pour l’autre qui est un clerc de haut rang. Dans leur
boursouflure ils sont en eux-mêmes des personnages phalliques, alors qu’au premier plan, un objet non
identifié une sorte « d’os de sèche », se dresse lui aussi tel un objet phallique et semble désigner le personnage
de droite.

Le tableau est un « piège » à regard », mais aussi un « dompte regard qui invite à déposer là son regard
comme on dépose les armes. Quelque chose est donné non point tant au regard qu’à l’œil, quelque chose
qui comporte l’abandon du regard », une sorte de « plus à jouir » qui est donné à la pulsion scopique, ce
plaisir proprement esthétique et apollinien qui est donné à qui aime la peinture.

Mais il suffit de changer de point de vue, et de s’éloigner sur la droite du tableau pour qu’apparaisse le regard
comme objet a et que surgisse l’anamorphose de la tête de mort.

Par le pouvoir de néantisation du sujet le sujet en est pétrifié, renvoyé à sa propre castration, à sa propre
mort. La boîte de sardine comme l’os de sèche sont d’abord des objets que chacun de nous peut voir, fixer
de l’œil, mais alors il est pris au piège par ces regards qui le fascinent, et qui le prennent au piège, comme
point lumineux ou « os de seiche », alors qu’ils ne sont que mort et trous.

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« Le regard, la beauté est la forme sublime de la tache »

Jacques-Alain Miller

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L’écran noir

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Le studium (Barthes)

L’écran noir bientôt tiendra toute la place, le pécheur sera rentré au port, le ferry aura atteint son port, la
nuit sera redevenue noire, le repas et leur entre-deux vécus sous le regard de cette lumière venue de la
mer seront terminés, et ils passeront la fin de le soirée à se promener sur les rochers plats qui bordent l’île
et quand la lune se lèvera, il continuera à faire quelques prises longues de quoi terminer la pellicule durant
toute la soirée qui ne se finira que très tard, dans une nuit très douce, et parfumée,.

Le rideau qui s’interpose entre le monde et le rien, est un voile, un rideau sur lequel ce qui est au-delà comme
manque tend à se réaliser comme image. De ce manque elle vient et y retourne comme le ferait un point sur
une bande de Moebius.

Pour Barthes le « studium » d’une image est ce que cette image peut m’apprendre, à moi le « spectator ».

Dans cette image, il n’y a rien à voir, elle n’a rien à montrer si ce n’est une longue ligne blanche, avec une
brève coupure qui la coupe de part en part, à l’image d’une castration symbolique entre le ciel et la mer. Et
puis une tache blanche, telle « une boîte à sardines » qui illumine deux nuances de noir.

Seul l’«operator » peut dire ce que cette cette image veut bien dire. L. qui était présente aurait pu confirmer
la réalité de cette soirée de vacances dans une ile grecque. La photographie, comme l’écriture, sont la tra-
duction d’une mémoire qui vivante sera bientôt morte.

L, mais qui désormais se souvient d’elle, n’est plus. Elle a choisi, il y a dix ans, de plonger dans le vide à
l’image du « nageur de « Paestum ». La veille avant de s’endormir, elle avait écrit dans son petit carnet rouge
ce qui était sa dernière volonté : « nager dans le paysage ».

Sikinos est donc une photographie de vacances ; la photographie de la vacance de L. L’image vidée de toute
histoire, n’est plus que le vide que de son absence.

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86
L. qui lui manque comme il lui manque à elle. L. qui n’est plus que manque, alors que lui n’est plus que le
manque d’elle.

« Mon deuil me plaît parce qu’il me rappelle sans cesse l’amie que j’ai perdue ».

Anonyme du XVIII ème siècle

Le « studium » est devenu un « spectrum ». Le « Ça a été », de Sikinos pour moitié appartient à une mémoire
disparue. Elle ne sera bientôt plus rien quand lui aura été.

e: petite étincelle de hasard, d’ici et maintenant…. Elle allume la mèche d’un dispositif dans ce qui a été. »
Benjamin

La « boîte à sardines » étincelante qui illumine le tableau, masque de même le trou noir qui donne à l’image
toute sa vacuité.

Le punctum

Là où la vue vient à manquer, s’érige le regard qui ne voit pas, qui aveugle. L’être du désir, l’être désirant de
l’homme ne peut naître que de la perte, de la séparation, de la castration. Le voir est ce qui me rend aveugle
à mon désir, me donnant à voir cette unité illusoire et imaginaire d’une conscience qui se voit se voir. Car si
je suis regard pour l’Autre, je ne verrai jamais ce que je veux voir, car je ne saurai jamais ce que, de fait, je
veux voir.

Le punctum, est précisément ce qui dans une photo me regarde, « il a un côté aventureux, il advient. « Je le
reçois en pleine figure », il est comme une flèche qui part de la scène et me perce. Il me traverse, me fouette,
me zèbre, il est ce qui pointe, me point me poigne, C’est un détail pour rien, une petite tache. Un rien qui
me méduse pourrait-on dire. » Barthes

« Indeveloppable, insaisissable, inconnaissable, il n’est que pour moi, il trahit ce par quoi je me livre » .

« Il est dans la photographie son champ aveugle » Barthes

Le deuil

Toute photographie est nécessairement porteuse de deuil, puisque par définition elle ne garde que la trace
de ce qui va disparaître ou qui a déjà disparu. Dès sa naissance la photographie s’est intéressé aux ruines
lointaines, au portait qui fige la beauté d’un visage qui devra se flétrir, puis disparaître. Elle est devenue
photographie post mortem, à usage familial ou médico-légal.

L’île de Sikinos n’existe plus, elle est sans doute devenue une ile pour touristes comme las autres cyclades.
Le port de pèche accueille désormais des ferries, sans doute n’y pratique-t-on plus la pËche au lamparo mais
la pêche industrielle.

Au XIème siècle, deuil se disait duel, peut-être parce que le deuil est un entre-deux. Une souffrance pour Lui,
il la conbnbaît, mais qu’elle pouvait était sa souffrance à elle au moment de choisir le vide !

L. lui manque, comme Lui manque à L. Voilà ce que lui dit cet éclair blanc dans la nuit, qui la regardait L
autant que lui. Cette flèche qui blesse, qui pointe, qui point.

L’image de Sikinos, n’est plus dès lors que l’indice d’un « entre-deux morts ». Peut-on mourir sans mourir,
alors que survivre se réduit à vivre sans le regard d’elle, et que vivre ne se compte plus qu’à rebours.

41
La photo noire de Sikinos, nimbée de nostalgie et de mélancolie, « confirme et scelle un verdict, un compte
à rebours déjà déclenché. Le sursis ne change rien à cette fatalité : rien ne sera sauvé »

Derrida.

42
L.

43
L. à Santorin 1998

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44
CV

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Jean-Claude Mougin

né le 30 novembre 1943 

professeur de philosophie au Lycée de Sfax, Tunisie, de 1969-1978
professeur de philosophie au lycée de Charolles de 1979-2004

1971 : débuts en photographie

expositions personnelles

1976 « Images du Portugal »,Théâtre de Sfax 

« Les signes et les v isages” avec une préface de Michel
Tournier
Bibliothèque Charles de Gaulle, Tunis
Maison de la culture Ibn Rchiq, Tunis
1977 « Les Anglais », Le Poisson Banane, Arles

1978 « Des signes à la dérive », 
Odéon-Photo, Paris
1981 « Gens de Copenhague », 
Institut Français de Copenhague
1986 « La Bresse, voyage photographique”, 
Musée Niépce, Cha
lon-sur-Saône, catalogue

1987 « La Bresse, voyage photographique », Ecomusée de la
Bresse, Pierre-en-Bresse 

1989 « L’atelier des locos », Talant 

1992 « Imaginary museum », 
Fox Talbot Museum ; Lacock Ab
bey
1997 « La Fabrique de l’arbre” »
Espace des Arts, Chalon-sur-
Saône
1998 « 12 mineurs de fond et 1 lampiste » 
X ème mois de la
photographie, Talant
1998 « Gaïa, la terr », XIème mois de la photographie, Ta-
lant, catalogue 

« Affaire(s) de générations »,
Espace Georges Brassens, Talant 

1999 « Gaïa, la terre », 
Centre d’art contemporain , Grignan

“Gaïa, la terre”, 
M.J.C., Dieppe

« Affaire(s) de générations, », 
F.N.A.C. Dijon 

2000 « 12 mineurs de fond et 1 lampiste »
Musée de la Mine,
Blanzy 

« L’exil d’Hélène », rétrospective 1970/2000 L’ARC, Le Creusot
2003 « Mzab », PEP+NO NAME, Basel
2011 « Carrés de Pierres », hommage à Laurence, Tour Saint
Nicolas, Paray-le-Monial

2012 « Carrés de Pierres », hommage à Laurence, Le grenier à
sel, lTalant 

2012 « Nomos » exposition « Regards » ,Villeneuve-la- Rivière 

2013 « Le Noir » Tilt Gallery, Phoenix ,
Arizona
2013 « L’Exil d’Elle », Ceret
2014 « Après le jour vient la nuit », Wuyue Image Space, Pékin
2016 « 2nd Shenzen International Photographic Week », Shenzen
2016 « Blue and Black » « Luxun Academy of Fine Arts” Shen
yang
2019 « Jean-Claude Mougin » See+, Bejing
2019 « exposition sur table », Tree Shadows, Bejing
2020 « UMB » Brasilia

46
expositions collectives

1991 « Mémoire du regard », Musée de la Vie Bourguignone,


Dijon
1993 Espace des Arts, Chalon-sur-Saône 

« Les Conserves de Nicéphore », Galerie du Château d’eau
Toulouse 

1995 « Photographie(s) & bibliothèque(s) » Abidoc, Dijon 

1997 « Exposition du 10ème anniversaire,prix Henri Vincenot »,
Talant
1998 « Exposition du Champ freudien » Galerie Maeght, Barce
lone
“Exposition Hasselblad Open” Photokina 98 ; Cologne 

2003 « L’art à 20 balles » Galerie des grands bains douches de la
plaine, Marseille 

« Lauréats du prix Agfa » Galerie Baudoin-Lebon, Paris 

2008 « La lenteur », Rencontres photographiques de
Montreux-Riviera
2013 « Sikinos » Phoenix Art Museum :
« The Annual Infocus Photography »
Eternal Plartinum-contemporary paltinum/palladium”
Prints avec Dick Arentz
2017 « Paris, Photo” See+ Gallery
2018 New York, » Aipad », See+ Gallery
2020 Paris, « Noir et Blanc» » , B.N.F., R.M.N, Grand Palais

Collections

Musée Niépce, Chalon-sur-Saône 



Fox Talbot Museum, Lacock Abbey

Fonds de Photographie Régional, Talant
Musée de l’Elysée, Lausanne
« Luxun Academy of Fine Arts », Shenyang
“Three Shadows”, Bejing
Center for Creative Photography, The University of Arizona
Bibliothèque Nationale de France, collections d’art contemporain 258 tirages

47
Bibliographie

48
Adams Anselm: « The Negative »Barthes Roland: « La Chambre Claire »
Baltrusaitis Jurgis: « Anamorphoses »
Bazin André: « Ontologie de l’image phortographique »
Benjamin Walter : « Le Livre des Passages »
Benjamin Walter : « Petite Histoire de la photographie »
Blanchot Maurice : « les deux versions de l’imagie »
Caillois Roger : « Méduse et compagnie »
Celan Paul : « La Nuit », Pavot et mémoire
Celan Paul : « L’Entretien sur la Montagne »
Cheng François : « Vide et Plein »
Conésa Jean-Claude « Esse est percipi »
Damisch Hubert : « L’Origine de la Perspective »
Derrida Jacques : « Demeure, Athènes »
Duchamp Marcel : « Notes »
Dubois Philippe: « L’Acte Photographique »
Freud Sigmund : « Pulsions et Destins des pulsions »
Freud Sigmund : « Éphémère destinée »
Freud Sigmund : « La Tête De Méduse »
Freud Sigmund : « L’Inquiétante Étrangeté »
Heidegger Martin: « L’Origine de l’Oeuvre d’Art »
Heidegger Martin: « La Chose »
Heidegger Martin: « Batir, Habier, Penser »
Heidegger Martin: « Gellassenheit »
Krauss Rosalind : L’inconscient optique »
Lacan Jacques: « Le Stade du Miroir »
Lacan Jacques: « Les Quatres Concepts Fondamentaux de la Psychanalyse » séminaire 11
Lao Tseu : « Tao Tö King »
Lie Tseu : « Traité du Vide Parfait »
Martineau Emmanuel : Malévitch et la philosophie
Merleau-Ponty Maurice : « L’œil et l’Esprit »
Miller Jacques-Alain : « les Us du Laps »
Reinardt Ad : « Art as Art »
Sapphô : « Le Cycle des Amies »
Roubaud Jacques et Garréta Anne F. : « Eros mélancolique »
Wang Wei : « Ecrits sur la Peinture »
Le Yi King

Dumézil Georges: « Le Crime des Lemniennes »

Dans ce texte Dumézil commente le récit d’Apollonios de Rodes, auteur du III ème siècle av. J-C,
qui rapporte le crime des femmes de Lemnos qui en une nuit ont tué tous leurs maris. Celles-ci
devenues malodorantes suite à une malédiction d’Athena, sont délaissées par leurs maris qui leur
préfèrent leurs esclaves thraces. Folles de jalousie, en une nuit dionysiaque, elles les tuent tous.
Toutefois Hypsyle, la fille du roi Thaos, arrive à sauver son père en le déguisant en femme et en le
confiant à une barque qui part à la dérive sur la mer Egée. Elle finit per échouer et trouve son port
à Sikinos. Thaos s’établit dans l’ile et en devient le roi, et donne naissance à une nouvelle lignée.

49
TABLE

50
SIIKINOS LACAN DANS LES CYCLADES

6. Un jour à Sikinos

12. Le Négatif

17. Le Carré Noir

32. Çà me regarde
( la castratiuon )
39. l’écran noir

43. L.

45. C.V.

48. Bibliogaphie

50. Table

51
Ouvrage écrit et durant l’été 2020
à l’occasion de l’exposition « Noir et blanc : une esthétique de la photographie »
collections de la BnF.
Grand Palais, RMN, du 12 nov. 2020 au 4 janv. 2021.

1. N0°Nphie – Col

1.

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10.

11.

12.

13.

14. N &

le plongeur

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