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VOL.

Philosophie

Bachibac

IES DRAGO CADIZ


Philosophie Bachibac, vol 1
« Ce que les yeux des chauves-souris sont, en effet, à l'éclat du jour, l'intelligence de no-
IES Drago Cádiz
tre âme l'est aux choses qui sont de toutes les plus naturellement évidentes. Il est donc juste de
Septembre 2022
nous montrer reconnaissants non seulement pour ceux dont on peut partager les opinions, mais
encore pour ceux qui ont exprimé des vues plus superficielles : même ces derniers nous ont ap-
Choix de textes: Moisés Velasco Zapata.
porté leur contribution, car ils ont développé notre faculté de penser. S'il n'y avait pas eu de Ti-
Choix de textes des Séances parallèles: Ana Román.
mothée, bien des mélodies nous auraient manqué ; mais sans Phrynis, Timothée lui-même n'eût
Photographies: Moisés Velasco Zapata.
pas existé. Il en est de même de ceux qui ont exposé leurs vues sur la vérité : de plusieurs philo-
sophes nous avons reçu certaines doctrines, mais ce sont les autres philosophes qui ont été la
Reproductible sans autorisation ad infinitum.
cause de la venue de ces derniers ».

Aristote, Métaphysique (IV`ème siècle av. J.-C.).

« Penser, c’est dire non. Remarquez que le signe du oui est d’un homme qui s’endort ; au
contraire le réveil secoue la tête et dit non. […] Ce qui fait que le monde me trompe par ses pers-
pectives, ses brouillards, ses chocs détournés, c’est que je consens, c’est que je ne cherche pas
autre chose. Et ce qui fait que le tyran est maître de moi, c’est que je respecte au lieu d’exami-
ner. Même une doctrine vraie, elle tombe au faux par cette somnolence. C’est par croire que les
hommes sont esclaves. Réfléchir, c’est nier ce que l’on croit. Qui croit ne sait même plus ce qu’il
croit. Qui se contente de sa pensée ne pense plus rien. »

Alain, Propos sur la religion (1924).

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Sommaire
Vol. 1

Chapitre 1. L’art

Section 1 : L’art nous éloigne-t-il de la vérité?


Section 2 : L’art nous éloigne-t-il du bien?
Section 3 : textes complémentaires.
Section 4 : la séance parallèle.

Chapitre 2. L’homme

Section 1 : Quelle est la nature de l’homme?


Section 2 : L’existence humaine est-elle privée de sens?
Section 3 : Comment vivre?
Section 4 : textes complémentaires.
Section 4 : la séance parallèle.

Chapitre 3. La connaissance

Section 1 : La vérité existe-t-elle?


Section 2 : En quoi consiste l’objectivité scientifique?
Section 3 : Faut-il se méfier de la volonté de vérité?
Section 4 : textes complémentaires.
Section 4 : la séance parallèle.

Chapitre 4. Le réel

Section 1 : Quelle est la nature de la réalité?


Section 2 : La pensée est-elle à l’origine?
Section 3 : La pensée est-elle étrange à la matière?
Section 4: textes complémentaires.
Section 4 : la séance parallèle.

Chapitre 5. Boite à outils.

Section 1 : Connecteurs pour bien rédiger l’essai.


Section 2 : Lexique pour le débat.
Section 3 : Rúbricas para evaluar el trabajo de preparación de textos y la participación en clase.
Section 4 : Rúbricas para evaluar los ensayos.
OCTOBRE

L’art

Les textes

Platon, La République

Hegel, Esthétique (1832)

Nietzsche, Le gai savoir (1882)

Platon, La République

Adorno, Minima Moralia (1951)

Camus, Le discours de Stockholm (1957).

L’art nous éloigne-t-il de la vérité?


L’art nous éloigne-t-il du bien?

Section 1 : L’art nous éloigne-t-il de la vérité? Section 2 : l’art nous éloigne-t-il


du bien? Section 3 : textes complémentaires. Section 3 : la séance parallèle.
S ECTION 1 : L ’ ART NOUS ÉLOIGNE - I - IL DE LA VÉRITÉ ?

Séance 1: Platon, La R´publique (IVe avant J.-C.)

« Voici donc par où je distingue les amateurs de spectacles, qui ont la


manie des arts et qui sont enfoncés dans la pratique, d’avec les hommes en
question, à qui seuls convient le nom de philosophes.

Par où, je te prie ?

Les premiers, dont la curiosité est toute dans les yeux et dans les oreilles, ai-
ment les belles voix, les belles couleurs, les belles figures et tous les ouvrages
où il entre quelque chose de semblable ; mais leur intelligence est incapable
d’apercevoir et d’aimer le beau lui-même.

La chose est comme tu dis.

Ne sont-ils pas rares ceux qui peuvent s’élever jusqu’au beau lui-même et le
contempler dans son essence ?

Très rares.

Qu’est-ce que la vie d’un homme qui connaît de belles choses, dans une igno-
rance absolue du beau lui-même, et qui n’est pas capable de suivre ceux qui
voudraient le lui faire connaître ? Est-ce un rêve ou une réalité ? Prends
garde : qu’est-ce que rêver ? N’est-ce pas, qu’on dorme ou qu’on veille, pren-
dre la ressemblance d’une chose pour la chose même ?

Oui, je dirais de cet homme qu’il rêve.

Mais quoi ! celui qui tout au contraire peut contempler le beau, soit en lui-
même soit en ce qui participe à son essence, sans prendre jamais le beau
pour les choses belles, ni les choses belles pour le beau, sa vie te semble-
t-elle le un rêve ou une réalité ?

Une réalité, certes ».

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Séance 2 : Hegel, Esthétique (1835)

« La sauvagerie, force et puissance de l’homme dominé par les pas-


sions, (...) peut être adoucie par l’art, dans la mesure où celui-ci représente à
l’homme les passions elles-mêmes, les instincts et, en général, l’homme tel
qu’il est. Et en se bornant à dérouler le tableau des passions, l’art, alors
même qu’il les flatte, le fait pour montrer à l’homme ce qu’il est, pour l’en
rendre conscient. C’est déjà en cela que consiste son action adoucissante, car
il met ainsi l’homme en présence de ses instincts, comme s’ils étaient en de-
hors de lui, et lui confère de ce fait une certaine liberté à leur égard. Sous ce
rapport, on peut dire de l’art qu’il est un libérateur. Les passions perdent
leur force, du fait même qu’elles sont devenues objets de représentations,
objets tout court. L’objectivation des sentiments a justement pour effet de
leur enlever leur intensité et de nous les rendre extérieurs, plus ou moins
étrangers. Par son passage dans la représentation, le sentiment sort de l’état
de concentration dans lequel il se trouvait en nous et s’offre à notre libre ju-
gement. Il en est des passions comme de la douleur : le premier moyen que
la nature met à notre disposition pour obtenir un soulagement d’une douleur
qui nous accable, sont les larmes ; pleurer, c’est déjà être consolé. Le soulage-
ment s’accentue ensuite au cours de conversations avec des amis, et le be-
soin d’être soulagé et consolé peut nous pousser jusqu’à composer des poé-
sies. C’est ainsi que dès qu’un homme qui se trouve plongé dans la douleur
et absorbé par elle est à même d’extérioriser cette douleur, il s’en sent soula-
gé, et ce qui le soulage encore davantage, c’est son expression en paroles, en
chants, en sons et en figures. Ce dernier moyen est encore plus efficace ».

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Séance 3 : Friedrich Nietzsche, Le gai savoir (1882).

« Notre dernière gratitude envers l’art. [...] En tant que phénomène


esthétique, l’existence nous reste supportable, et l’art nous donne les yeux,
les mains, surtout la bonne conscience qu’il faut pour pouvoir faire d’elle ce
phénomène au moyen de nos propres ressources. Il faut de temps en temps
que nous nous reposions de nous-mêmes, en nous regardant de haut, avec le
lointain de l’art; pour rire ou pour pleurer sur nous il faut que nous décou-
vrions le héros et aussi le fou qui se dissimulent dans notre passion de con-
naître; il faut que nous soyons heureux, de temps en temps, de notre folie,
pour pouvoir demeurer heureux de notre sagesse ! Et c’est parce que, précisé-
ment, nous sommes au fond des gens lourds et sérieux, et plutôt des poids
que des hommes, que rien ne nous fait plus de bien que la marotte: nous en
avons besoin vis-à-vis de nous-mêmes, nous avons besoin de tout art pétu-
lant, flottant, dansant, moqueur, enfantin, bienheureux, pour ne pas perdre
cette liberté qui nous place au-dessus des choses et que notre idéal exige de
nous. [...] Il faut que nous puissions aussi nous placer au-dessus de la mo-
rale ; et non pas seulement avec l’inquiète raideur de celui qui craint à cha-
que instant de faire un faux pas et de tomber, mais avec l’aisance de quel-
qu’un qui peut planer et se jouer au-dessus d’elle! Comment pourrions-nous
en cela nous passer de l’art et du fou? ».

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S ECTION 2 : L ’ ART NOUS ÉLOIGNE - T - IL DU BIEN ?

Séance 4: Platon, La République (IVe avant J-C.)

Socrate-. La poésie imitative produit en nous le même effet pour l'amour, la


colère, et toutes les passions de l'âme, agréables ou pénibles, dont nous
avons reconnu que nous sommes sans cesse obsédés. Elle nourrit et arrose
en nous ces passions, elle les rend maîtresses de notre âme, quand il faudrait
au contraire les laisser périr faute d'aliments et nous en rendre maîtres nous-
mêmes, si nous voulons devenir heureux et vertueux, et non pas médians et
misérables.

Glaucon-. Je ne puis m'empêcher d'en convenir.

Socrate-. Ainsi, mon cher Glaucon, lorsque tu rencontreras des admirateurs


d'Homère disant que ce poète a formé la Grèce, qu'il mérite qu'on lise sans
cesse ses ouvrages pour apprendre à gouverner, a bien conduire les affaires
humaines et pour régler sa vie entière à l'aide de cette poésie ; il faudra avoir
toutes sortes d'égards et de considération pour ceux qui tiennent ce langage,
comme ayant tout le mérite possible, et leur accorder qu'Homère est le plus
grand des poètes et le premier des poètes tragiques ; mais en même temps
souviens-toi qu'il ne faut admettre dans notre république d'autres ouvrages
de poésie que les hymnes à l'honneur des dieux et les éloges des grands hom-
mes. Mais du moment que tu y recevras la muse voluptueuse, soit épique,
soit lyrique, le plaisir et la douleur régneront dans ton État à la place de la loi
et de cette raison qui a été reconnue dans tous les temps comme le meilleur
guide en toutes choses.

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Séance 5: Theodor Adorno, Minima Moralia (1951).

« Plus les positions de l'industrie culturelle se renforcent, plus elle


peut agir brutalement envers les besoins des consommateurs, les susciter,
les orienter, les discipliner, et aller jusqu'à abolir l'amusement : aucune li-
mite n'est plus imposée à un progrès culturel de ce genre. [...] S'amuser signi-
fie être d'accord. Cela n'est possible que si on isole l'amusement de l'ensem-
ble du processus social, si on l'abêtit en sacrifiant au départ la prétention
qu'a toute oeuvre, même la plus insignifiante, de refléter le tout dans ses mo-
destes limites. S'amuser signifie toujours : ne penser à rien, oublier la souf-
france même là où elle est montrée. Il s'agit, au fond, d'une forme d'impuis-
sance.

C'est effectivement une fuite mais, pas comme on le prétend, une fuite de-
vant la triste réalité; c'est au contraire une fuite devant la dernière volonté
de résistance que cette réalité peut encore avoir laissé subsister en chacun.
La libération promise par l'amusement est la libération du penser en tant
que négation. L'impudence de cette question qui est de pure rhétorique :
“que croyez-vous que les gens réclament?” réside dans le fait qu'elle en ap-
pelle à ces gens même en tant que sujets pensants qu'elle a pour tâche spécifi-
que de priver progressivement de leur subjectivité. Même lorsqu'il arrive que
le public se révolte contre l'industrie culturelle, il n'est capable que d'une
très faible rébellion, puisqu'il est le jouet passif de cette industrie ».

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Séance 6 : Albert Camus, Le discours de Stockholm (1957)

« Je ne puis vivre personnellement sans mon art. Mais je n'ai jamais


placé cet art au-dessus de tout. S'il m'est nécessaire au contraire, c'est qu'il
ne se sépare de personne et me permet de vivre, tel que je suis, au niveau de
tous. L'art n'est pas à mes yeux une réjouissance solitaire. Il est un moyen
d'émouvoir le plus grand nombre d'hommes en leur offrant une image privi-
légiée des souffrances et des joies communes. Il oblige donc l'artiste à ne pas
s'isoler; il le soumet à la vérité la plus humble et la plus universelle. Et celui
qui, souvent, a choisi son destin d'artiste parce qu'il se sentait différent ap-
prend bien vite qu'il ne nourrira son art, et sa différence, qu'en avouant sa
ressemblance avec tous.

L'artiste se forge dans cet aller-retour perpétuel de lui aux autres, à mi-che-
min de la beauté dont il ne peut se passer et de la communauté à laquelle il
ne peut s'arracher. C'est pourquoi les vrais artistes ne méprisent rien; ils
s'obligent à comprendre au lieu de juger. Et, s'ils ont un parti à prendre en ce
monde, ce ne peut être que celui d'une société où, selon le grand mot de
Nietzsche, ne régnera plus le juge, mais le créateur, qu'il soit travailleur ou
intellectuel ».

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S ECTION 3 : T EXTES C OMPLÉMENTAIRES sur la matérialité, se voit remis en question par la reproduction, d’où toute matérialité s’est
retirée. Sans doute seul ce témoignage est-il atteint, mais en lui l’autorité de la chose et son
poids traditionnel. On pourrait réunir tous ces indices dans la notion d’aura et dire : ce
[S1] Hegel, Esthétique (1835) qui, dans l’oeuvre d’art, à l’époque de la reproduction mécanisée, dépérit, c’est son aura.
Processus symptomatique dont la signification dépasse de beaucoup le domaine de l’art.
« Quant au reproche d’indignité qui s’adresse à l’art comme produisant ses effets par l’ap- La technique de reproduction - telle pourrait être la formule générale - détache la chose
parence et l’illusion, il serait fondé si l’apparence pouvait être regardée comme quelque reproduite du domaine de la tradition. En multipliant sa reproduction, elle met à la place
chose qui ne doit pas être. Mais l’apparence est nécessaire au fond qu’elle manifeste, et est de son unique existence son existence en série et, en permettant à la reproduction de s’of-
aussi essentielle que lui. [...] L’art dégage des formes illusoires et mensongères de ce frir en n’importe quelle situation au spectateur ou à l’auditeur, elle actualise la chose repro-
monde imparfait et instable la vérité contenue dans les apparences, pour la doter d’une duite. Ces deux procès mènent à un puissant bouleversement de la chose transmise, boule-
réalité plus haute créée par l’esprit lui-même. Ainsi, bien loin d’être de simples apparences versement de la tradition qui n’est que le revers de la crise et du renouvellement actuel de
purement illusoires, les manifestations de l’art renferment une réalité plus haute et une l’humanité. Ces deux procès sont en étroit rapport avec les mouvements de masse contem-
existence plus vraie que l’existence courante ». porains ».

[C2] Emmanuel Kant, Critique du jugement (1790). [C5] Sigmund Freud, Introduction à la psychanalyse (1917).

«Le beau est ce qui est représenté, sans concept, comme l'objet d'une satisfaction univer- « Comme tout homme insatisfait, l’artiste se détourne de la réalité et concentre tout son
selle. [...] En effet celui qui a conscience de trouver en quelque chose une satisfaction désin- intérêt, et aussi sa libido, sur les désirs créés par sa vie imaginative, ce qui peut le conduire
téressée ne peut s'empêcher de juger que la même chose doit être pour chacun la source facilement à la névrose. Il faut beaucoup de circonstances favorables pour que son dévelop-
d'une semblable satisfaction ». pement n’aboutisse pas à ce résultat; et l’on sait combien sont nombreux les art [...] Je n’ai
pas besoin de vous dire qu’il [l’artiste] n’est pas le seul à vivre d’une vie imaginative. Le
[C3] Emmanuel Kant, Critique du jugement (1790). domaine intermédiaire de la fantaisie jouit de la faveur générale de l’humanité, et tous
ceux qui sont privés de quelque chose y viennent chercher compensation et consolation.
«Le sentiment délicat, que nous voulons examiner ici, comprend deux espèces: le senti- Mais les profanes ne retirent des sources de la fantaisie qu’un plaisir limité. Le caractère
ment du sublime et celui du beau. Les deux nous émeuvent très agréablement. [...] Des chê- implacable de leurs refoulements les oblige à se contenter des rares rêves éveillés dont il
nes élevés et des ombrages solitaires dans un bois sacré sont sublimes; des lits de fleurs, de faut encore qu'ils se rendent conscients. Mais le véritable artiste peut davantage. Il sait
petits buissons et des arbres taillés en figures sont beaux. La nuit est sublime, le jour est d’abord donner à ses rêves éveillés une forme telle qu’ils perdent tout caractère personnel
beau. Les esprits qui ont le sentiment du sublime sont entraînés insensiblement vers les susceptible de rebuter les étrangers, et deviennent une source de jouissance pour les au-
sentiments élevés de l’amitié, du mépris du monde, de l’éternité, par le calme et le silence tres. Il sait également les embellir de façon à dissimuler complètement leur origine sus-
d’une soirée d’été, alors que la lumière tremblante des étoiles perce les ombres de la nuit, pecte. Il possède en outre le pouvoir mystérieux de modeler des matériaux donnés jusqu’à
et que la lune solitaire paraît à l’horizon. Le jour brillant inspire l’ardeur du travail et le en faire l’image fidèle de la représentation existant dans sa fantaisie et de rattacher à cette
sentiment de la joie. Le sublime émeut, le beau charme ». représentation de sa fantaisie inconsciente une somme de plaisir suffisante pour masquer
ou supprimer, provisoirement du moins, les refoulements ».
[C4] Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation (1819).
[C6] Léon Tolstoi, Qu’est-ce que l’art? (1918)
«L’idée n’est point essentiellement communicable, elle ne l’est que relativement ; car, une
fois conçue et exprimée dans l’œuvre d’art, elle ne se révèle à chacun que proportionnelle- « Il y a un signe certain et infaillible pour distinguer l’art véritable de ses contrefaçons :
ment à la valeur de son esprit ; voilà justement pourquoi les œuvres les plus excellentes de c’est ce que j’appellerai la contagion artistique. Si un homme, sans aucun effort de sa part,
tous les arts, les monuments les plus glorieux du génie sont destinés à demeurer éternelle- reçoit, en présence de l’œuvre d’un autre homme, une émotion qui l’unit à cet autre
ment lettres closes pour la stupide majorité des mortels ; pour eux les chefs-d’œuvre sont homme, et à d’autres encore recevant en même temps que lui la même impression, c’est
impénétrables, ils sont à l’écart, séparés par un large abîme et ils ressemblent au prince que l’œuvre en présence de laquelle il se trouve est une œuvre d’art. Et une œuvre a beau
dont l’abord n’est pas permis au peuple ». être belle, poétique, riche d’effets et intéressante, ce n’est pas une œuvre d’art si elle
n’éveille pas en nous cette émotion toute particulière, la joie de nous sentir en communion
[C4] Walter Benjamin, L'oeuvre d'art a l'époque de sa reproduction mécanisée (1915). d’art avec l’auteur et avec les autres hommes en compagnie de qui nous lisons, voyons, en-
tendons l’œuvre en question ».
« L’authenticité d’une chose intègre tout ce qu’elle comporte de transmissible de par son
origine, sa durée matérielle comme son témoignage historique. Ce témoignage, reposant
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S ECTION 4 : LA SÉANCE PARALLÈLE

Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal (1861) Stendhal, Rome, Naples Florence (1817)

« L’Albatros »
«(…) je suis arrivé à Santa Croce. (…) Là, à droite de la porte, est la tombe
Souvent, pour s'amuser, les hommes d'équipage de Michel-Ange ; plus loin, voilà le tombeau d’Alfieri par Canova : je reconnais
Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers, cette grande figure de l’Italie. J’aperçois ensuite le tombeau de Machiavel ; et vis-à-
Qui suivent, indolents compagnons de voyage, vis de Michel-Ange, repose Galilée. Quels hommes ! Et la Toscane pourrait y join-
Le navire glissant sur les gouffres amers. dre le Dante, Boccace et Pétrarque. Quelle étonnante réunion ! Mon émotion est si
profonde, qu’elle va presque jusqu’à la piété. Le sombre religieux de cette église,
son toit en simple charpente, sa façade non terminée, tout cela parle vivement à
A peine les ont-ils déposés sur les planches,
mon âme. Ah ! si je pouvais oublier ! (…) Là, assis sur le marche-pied d’un prie-
Que ces rois de l'azur, maladroits et honteux,
Dieu, la tête renversée et appuyée sur le pupitre, pour pouvoir regarder au plafond,
Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches
les Sibylles du Volterano m’ont donné peut-être le plus vif plaisir que la peinture
Comme des avirons traîner à côté d'eux.
m’ait jamais fait. J’étais déjà dans une sorte d’extase, par l’idée d’être à Florence, et
le voisinage des grands hommes dont je venais de voir les tombeaux. Absorbé dans
Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule! la contemplation de la beauté sublime, je la voyais de près, je la touchais pour ainsi
Lui, naguère si beau, qu'il est comique et laid! dire. J’étais arrivé à ce point d’émotion où se rencontrent les sensations célestes
L'un agace son bec avec un brûle-gueule, données par les beaux-arts et les sentiments passionnés. En sortant de Santa
L'autre mime, en boitant, l'infirme qui volait! Croce, j’avais un battement de cœur, ce qu’on appelle des nerfs, à Berlin ; la vie
était épuisée chez moi, je marchais avec la crainte de tomber. Je me suis assis sur
Le Poète est semblable au prince des nuées l’un des bancs de la place de Santa Croce ; j’ai relu avec délices ces vers de Foscolo,
Qui hante la tempête et se rit de l'archer; que j’avais dans mon portefeuille ; je n’en voyais point les défauts : j’avais besoin
Exilé sur le sol au milieu des huées, de la voix d’un ami partageant mon émotion ».

Ses ailes de géant l'empêchent de marcher.

:.
L’image

Diego Rodriguez de Silva y Velazquez, Las Meninas (1656).

11
NOVEMBRE

L’homme
Les textes

Aristote, Politique (IVe siècle av. J.-C.)

Kant, Critique de la raison pure (1781)

Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes (1755)

Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation (1818)

Heidegger, Être et Temps (1927)

Sartre, L’existentialisme est un humanisme (1945)

Patanjali, Yogasutra (200 av. J.-C.)

Marc Aurèle, Méditations (180)

Spinoza, Ethique (1677)

Quelle est la nature de l’homme?


L’existence humaine est-elle privée de sens? .
Comment vivre?

Section 1 : Quelle est la nature de l’homme? Section 2 : L’existence humaine


est-elle privée de sens? Section 3 : Comment vivre? Section 4 : textes complé-
mentaires. Section 5 : la séance parallèle.
S ECTION 1 : QUELLE EST LA NATURE DE L ’ HOMME ?

Séance 1 : Aristote, Politique (IVe siècle av. J.-C.)

« Si l'homme est infiniment plus sociable que les abeilles et tous les
autres animaux qui vivent en troupe, c'est évidemment, comme je l'ai dit sou-
vent, que la nature ne fait rien en vain. Or, elle accorde la parole à l'homme
exclusivement. La voix peut bien exprimer la joie et la douleur ; aussi ne
manque-t-elle pas aux autres animaux, parce que leur organisation va jus-
qu'à ressentir ces deux affections et à se les communiquer. Mais la parole est
faite pour exprimer le bien et le mal, et, par suite aussi, le juste et l'injuste ;
et l'homme a ceci de spécial, parmi tous les animaux, que seul il conçoit le
bien et le mal, le juste et l'injuste, et tous les sentiments de même ordre, qui
en s'associant constituent précisément la famille et l'État.

La nature pousse donc instinctivement tous les hommes à l'association politi-


que. Le premier qui l'institua rendit un immense service ; car, si l'homme,
parvenu à toute sa perfection, est le premier des animaux, il en est bien aussi
le dernier quand il vit sans lois et sans justice. Il n'est rien de plus mons-
trueux, en effet, que l'injustice armée. Mais l'homme a reçu de la nature les
armes de la sagesse et de la vertu, qu'il doit surtout employer contre ses pas-
sions mauvaises. Sans la vertu, c'est l'être le plus pervers et le plus féroce ; il
n'a que les emportements brutaux de l'amour et de la faim. La justice est une
nécessité sociale ; car le droit est la règle de l'association politique, et la déci-
sion du juste est ce qui constitue le droit ».

13
Séance 2 : Jean Jacques Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de
l'inégalité parmi les hommes (1755).

« Il y a une autre qualité très spécifique qui les distingue [l’homme de


l’animal], et sur laquelle il ne peut y avoir de contestation, c’est la faculté de
se perfectionner; faculté qui, à l’aide des circonstances, développe successive-
ment toutes les autres, et réside parmi nous tant dans l’espèce, que dans l'in-
dividu, au lieu qu’un animal est, au bout de quelques mois, ce qu’il sera toute
sa vie, et son espèce, au bout de mille ans, ce qu’elle était la première année
de ces mille ans.

Pourquoi l’homme seul est-il sujet à devenir imbécile? N'est-ce point qu’il
retourne ainsi dans son état primitif, et que, tandis que la bête, qui n’a rien
acquis et qui n’a rien non plus à perdre, reste toujours avec son instinct,
l’homme reperdant par la vieillesse ou d’autres accidents, tout ce que sa per-
fectibilité lui avait fait acquérir, retombe ainsi plus bas que la bête même? Il
serait triste pour nous d’être forcés de convenir, que cette faculté distinctive,
et presque illimitée, est la source de tous les malheurs de l’homme; que c’est
elle qui le tire, à force de temps, de cette condition originaire, dans laquelle il
coulerait des jours tranquilles, et innocents; que c’est elle, qui faisant éclore
avec les siècles ses lumières et ses erreurs, ses vices et ses vertus, le rend à la
longue le tyran de lui-même, et de la Nature ».

14
Séance 3 : Ernst Cassirer, Essai sur l'homme (1944).

« “L’homme qui médite, dit Rousseau, est un animal dépravé” : outre-


passer les frontières de la vie organique n'est pas pour la nature humaine per-
fection mais dégradation. Il n'existe pourtant aucun remède contre ce renver-
sement de l'ordre naturel. L'homme ne peut échapper à son propre accom-
plissement. Il ne peut qu'accepter les conditions de sa vie propre. Il ne vit
plus dans un univers purement matériel, mais dans un univers symbolique.
Le langage, le mythe, l'art, la religion sont des éléments de cet univers. Ce
sont les fils différents qui tissent la toile du symbolisme, la trame enchevê-
trée de l'expérience humaine. Tout progrès dans la pensée et l'expérience de
l'homme complique cette toile et la renforce.

Il n'existe pourtant aucun remède contre ce renversement de l'ordre naturel.


L'homme ne peut échapper à son propre accomplissement. Il ne peut qu'ac-
cepter les conditions de sa vie propre. Il ne vit plus dans un univers pure-
ment matériel, mais dans un univers symbolique. Le langage, le mythe, l'art,
la religion sont des éléments de cet univers. Ce sont les fils différents qui tis-
sent la toile du symbolisme, la trame enchevêtrée de l'expérience humaine.
Tout progrès dans la pensée et l'expérience de l'homme complique cette toile
et la renforce. L'homme ne peut plus se trouver en présence immédiate de la
réalité ; il ne peut plus la voir, pour ainsi dire, face à face. La réalité maté-
rielle semble reculer à mesure que l'activité symbolique de l'homme pro-
gresse. Loin d'avoir rapport aux choses mêmes, l'homme, d'une certaine ma-
nière, s'entretient constamment avec lui-même. Il s'est tellement entouré de
formes linguistiques, d'images artistiques, de symboles mythiques, de rites
religieux, qu'il ne peut rien voir ni connaître sans interposer cet élément mé-
diateur artificiel ».

15
S ECTION 2 : L ’ EXISTENCE HUMAINE EST - ELLE PRIVÉE DE SENS ?

Séance 4 : Arthur Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme repré-


sentation (1818).

« La volonté, la volonté sans intelligence (en soi, elle n’est point au-
tre), désir aveugle, irrésistible, telle que nous la voyons se montrer encore
dans le monde brut, dans la nature végétale, et dans leurs lois, aussi bien
que dans la partie végétative de notre propre corps, cette volonté, dis-je,
grâce au monde représenté, qui vient s'offrir à elle et qui se développe pour
la servir, arrive à savoir qu'elle veut, à savoir ce qu'est ce qu'elle veut : c’est
ce monde même, c'est la vie, telle justement qu'elle se réalise là. Voilà pour-
quoi nous avons appelé ce monde visible le miroir de la volonté, le produit
objectif de la volonté. Et comme ce que la volonté veut, c'est toujours la vie,
c’est-à-dire la pure manifestation de cette volonté, dans les conditions conve-
nables pour être représentée, ainsi c'est faire un pléonasme que de dire :
la volonté de vivre, et non pas simplement la volonté, car c'est tout un.

[...] Naissance, mort, ces mots n’ont de sens que par rapport à l'apparence
visible revêtue par la volonté, par rapport à la vie ; son essence, à elle volon-
té, c’est de se produire dans des individus, qui, étant des phénomènes passa-
gers, soumis dans leur forme à la loi du temps, naissent et meurent ; mais
alors même ils sont les phénomènes de ce qui, en soi, ignore le temps mais
qui n’a pas d'autre moyen de donner à son essence intime une existence ob-
jective ».

16
Séance 5 : Martin Heidegger, Être et Temps (1927).

« L'angoisse n'est pas seulement angoisse face à, mais aussi, en tant


que sentiment de la situation, angoisse pour. Ce pour quoi l'angoisse s'an-
goisse n'est pas un mode d'être ou une possibilité déterminés de l’être-là.
Car la menace, étant indéterminée en elle-même, ne saurait menacer tel ou
tel savoir-être facticie concret. Ce pour quoi l'angoisse s'angoisse est l'être-
au-monde lui-même. L'angoisse fait s'effondrer l’étant disponible qui occupe
le monde ambiant et, en général, tout étant intramondain. Le “monde” ne
peut plus rien offrir, comme ne peut plus rien offrir la coexistence d'autrui.
L'angoisse retire ainsi à l'être-là toute possibilité de se comprendre, comme
il le fait dans sa déchéance, à partir du «monde» et de l'explicitation publi-
quement établie. Elle re-jette l’être-là vers ce pour quoi il s'angoisse, vers
son savoir-être-au-monde authentique. L'angoisse singularise et isole l’être-
là sur son être-au-monde inaliénable, être-au-monde qui se comprend essen-
tiellement par le projet de ses possibilités. Le pourquoi de l'angoisse révèle
donc l'être-là comme un être possible et dans un être qu'il ne saurait être
que seul, de lui-même, et dans l'isolement.

[...] L'angoisse rend étranger. Ceci exprime en premier lieu l’indétermina-


tion originelle de la situation ressentie par l'être-là dans l'angoisse : le rien et
nulle part. Cette étrangeté signifie en même temps que l'être-là n'est pas
“chez lui”. [...] L'angoisse retire l'être-là à la déchéance qui le faisait passer
dans son “monde”. La familiarité quotidienne s'effondre. L'être-là est isolé
en lui-même, mais il l'est en tant qu'être-au-monde. L'être à... s'établit sur le
“mode” existential de ne pas être chez soi. On ne vise rien d'autre en parlant
“d'étrangeté” ».

17
Séance 6 : Jean Paul Sartre, L’existentialisme est un humanisme (1945).

« Qu'est-ce que signifie ici que l'existence précède l'essence ? Cela si-
gnifie que l'homme existe d’abord, se rencontre, surgit dans le monde, et
qu'il se définit après. L'homme est seulement, non seulement tel qu'il se con-
çoit, mais tel qu'il se veut, et comme il se conçoit après l'existence, comme il
se veut après cet élan vers l'existence : l'homme n'est rien d'autre que ce qu'il
se fait. Tel est le premier principe de l’existentialisme. C'est aussi ce qu'on
appelle la subjectivité, et que l'on nous reproche sous ce nom même. Mais
que voulons-nous dire par là, sinon que l'homme a une plus grande dignité
que la pierre ou que la table ? Car nous voulons dire que l'homme existe
d'abord, c'est-à-dire que l’homme est d'abord ce qui se jette vers un avenir,
et ce qui est conscient de se projeter dans l'avenir. Mais si vraiment l'existen-
ce précède l'essence, l'homme est responsable de ce qu'il est. Ainsi la pre-
mière démarche de l'existentialisme est de mettre tout homme en possession
de ce qu'il est et de faire reposer sur lui la responsabilité totale de son exis-
tence. Et quand nous disons que l'homme est responsable de lui-même, nous
ne voulons pas dire que l'homme est responsable de sa stricte individualité,
mais qu'il est responsable de tous les hommes ».

18
S ECTION 3 : COMMENT VIVRE ?

Séance 7 : Patanjali, Yogasutra (200 av. J.-C.)

II.15 Les effets douloureux de tout objet ou situation peuvent provenir d’un
ou plusieurs des facteurs suivants : changements dans l’objet perçu, désir de
répéter des expériences agréables et puissant effet du conditionnement pas-
sé.

II.17 La cause des situations qui produisent des effets douloureux est l’inca-
pacité de distinguer ce qui est perçu de ce qui perçoit.

III.35 L'esprit, qui est sujet au changement, et «ce qui perçoit», qui ne l’est
pas, sont proches mais sont, cependant, de nature distincte et différenciée.
Lorsque l’esprit est dirigé vers l’extérieur et agit de manière mécanique, se
dirigeant vers les objets, il y a du plaisir ou de la douleur. Cependant, quand
une personne commence une enquête sur la nature même du lien entre «ce
qui perçoit» et la perception, l’esprit est déconnecté des objets extérieurs et
apparaît la compréhension de «ce qui perçoit».

III.49 Quand on arrive à une compréhension claire de la différence qui


existe entre «ce qui perçoit» et l’esprit, on connaît les différents états de l’es-
prit et ce qui les affecte. Ainsi l’esprit devient un instrument parfait pour la
perception sans défaut de tout ce qui doit être connu.

III.55 La liberté est une situation dans laquelle l’esprit est en identité totale
avec «ce qui perçoit».

19
Séance 8 : Marc Aurèle, Méditations (180).

« Le temps que dure la vie de l’homme n’est qu’un point ; son être est
dans un perpétuel écoulement ; ses sensations ne sont que ténèbres. Son
corps composé de tant d’éléments est la proie facile de la corruption ; son
âme est un ouragan ; son destin est une énigme obscure ; sa gloire un non-
sens. En un mot, tout ce qui regarde le corps est un fleuve qui s’écoule ; tout
ce qui regarde l’âme n’est que songe et vanité ; la vie est un combat, et le
voyage d’un étranger ; et la seule renommée qui nous attende après nous,
c’est l’oubli.

Qui peut donc nous diriger au milieu de tant d’écueils ? Il n’y a qu’un seul
guide, un seul, c’est la philosophie. Et la philosophie, c’est de faire en sorte
que le génie qui est en nous reste pur de toute tache et de tout dommage,
plus fort que les plaisirs ou les souffrances, n’agissant en quoi que ce soit ni à
la légère, ni avec fausseté ou dissimulation, sans aucun besoin de savoir ce
qu’un autre fait ou ne fait pas, acceptant les événements de tout ordre et le
sort qui lui échoit, comme une émanation de la source d’où il vient lui-
même, et par-dessus tout, attendant, d’une humeur douce et sereine, la
mort, qu’il prend pour la simple dissolution des éléments dont tout être est
composé. Or si, pour les éléments eux-mêmes, ce n’est point un mal quelcon-
que que de changer perpétuellement les uns dans les autres, pourquoi regar-
der d’un mauvais œil le changement et la dissolution de toutes choses ? Ce
changement est conforme aux lois de la nature ; et dans ce que fait la nature,
il n’y a jamais rien de mal ».

20
Henri Bergson, L’Energie spirituelle (1919).

« Les philosophes qui ont spéculé sur la signification de la vie et sur la


destinée de l’homme n’ont pas assez remarqué que la nature a pris la peine
de nous renseigner là-dessus elle-même. Elle nous avertit par un signe pré-
cis que notre destination est atteinte. Ce signe est la joie. Je dis la joie, je ne
dis pas le plaisir. Le plaisir n’est qu’un artifice imaginé par la nature pour ob-
tenir de l’être vivant la conservation de la vie ; il n’indique pas la direction où
la vie est lancée. Mais la joie annonce toujours que la vie a réussi, qu’elle a
gagné du terrain, qu’elle a remporté une victoire : toute grande joie a un ac-
cent triomphal. […] Partout où il y a joie, il y a création : plus riche est la créa-
tion, plus profonde est la joie. La mère qui regarde son enfant est joyeuse,
parce qu’elle a conscience de l’avoir créé, physiquement et moralement. Le
commerçant qui développe ses affaires, le chef d’usine qui voit prospérer son
industrie, est-il joyeux en raison de l’argent qu’il gagne et de la notoriété
qu’il acquiert ? Richesse et considération entrent évidemment pour beau-
coup dans la satisfaction qu’il ressent, mais elles lui apportent des plaisirs
plutôt que de la joie, et ce qu’il goûte de joie vraie est le sentiment d’avoir
monté une entreprise qui marche, d’avoir appelé quelque chose à la vie ».

21
S ECTION 4 : T EXTES COMPLÉMENTAIRES [C3] Arthur Shopenhauer, Essai sur le livre arbitre (1880).

« Le caractère de l’homme est invariable : il reste le même pendant toute la durée de sa


[C1] Platon, Phèdon vie. Sous l’enveloppe changeante des années, des circonstances où il se trouve, même de
ses connaissances et de ses opinions, demeure, comme l’écrevisse sous son écaille,
— Laisse-le dire, reprit Socrate ; mais il est temps que je vous rende compte à vous, qui l’homme identique et individuel, absolument immuable et toujours le même. Ce n’est que
êtes mes juges, des raisons qui me portent à croire qu'un homme qui s'est livré sérieuse- dans sa direction générale et dans sa matière que son caractère éprouve des modifications
ment à l'étude de la philosophie doit voir [64a] arriver la mort avec tranquillité, et dans la apparentes, qui résultent des différences d’âges, et des besoins divers qu’ils suscitent.
ferme espérance qu'en sortant de cette vie il trouvera des biens infinis ; et je vais m'effor- L’homme même ne change jamais : comme il a agi dans un cas, il agira encore, si les mê-
cer de vous le prouver, Simmias et Cébès. Le vulgaire ignore que la vraie philosophie n'est mes circonstances se présentent (en supposant toutefois qu’il en possède une connais-
qu'un apprentissage, une anticipation de la mort. Cela étant, ne serait-il pas absurde, en sance exacte). L’expérience de tous les jours peut nous fournir la confirmation de cette véri-
vérité, de n'avoir toute sa vie pensé qu'à la mort, et, lorsqu'elle arrive, d'en avoir peur, et de té : mais elle semble la plus frappante, quand on retrouve une personne de connaissance
reculer devant ce qu'on poursuivait ? après vingt ou trente années, et qu’on découvre bientôt qu’elle n’a rien changé à ses procé-
dés d’autrefois ».
[C1] Baruch Spinoza, Ethique (1677)
[C4] Sigmund Freud, Introduction à la psychanalyse (1916).
« Proposition VI. En tant que l'âme conçoit toutes choses comme nécessaires, elle a sur ses
passions une plus grande puissance : en d'autres termes, elle est moins sujette a pâtir. « Dans le cours des siècles, la science a infligé à l'égoïsme naïf de l'humanité deux graves
démentis. La première fois, ce fut lorsqu'elle a montré que la terre, loin d'être le centre de
Démonstration : L'âme comprend que toutes choses sont nécessaires (par la Propos. 29, l'univers, ne forme qu'une parcelle insignifiante du système cosmique dont nous pouvons
part. l), et qu'elles sont déterminées à l'existence et à l'action par l'enchaînement infini des à peine nous représenter la grandeur. Cette première démonstration se rattache pour nous
causes (par la Propos. 28, part. 1) ; et en conséquence (par la Propos. précéd.) les passions au nom de Copernic, bien que la science alexandrine ait déjà annoncé quelque chose de
que les objets lui font éprouver sont moins fortes, et (par la Propos. 48, part. 3) elle en est semblable. Le second démenti fut infligé à l'humanité par la recherche biologique, lors-
moins affectée. C. Q. F. D. qu'elle a réduit à rien les prétentions de l’homme à une place privilégiée dans l'ordre de la
création, en établissant sa descendance du règne animal et en montrant l'indestructibilité
Scholie : A mesure que cette connaissance que nous avons de la nécessité des choses s'ap- de sa nature animale. Cette dernière révolution s’est accomplie de nos jours, à la suite des
plique davantage à ces objets particuliers que nous imaginons de la façon la plus distincte travaux de Ch. Darwin, de Wallace et de leurs prédécesseurs, travaux qui ont provoqué la
et la plus vraie, la puissance de l'âme sur ses passions prend de l'accroissement ; c'est une résistance la plus acharnée des contemporains. Un troisième démenti sera infligé à la mé-
loi confirmée par l'expérience. Nous voyons en effet que la tristesse qu'un bien perdu nous galomanie humaine par la recherche psychologique de nos jours qui se propose de mon-
fait éprouver s'adoucit aussitôt que l'on vient à considérer qu'il n'y avait aucun moyen de trer au moi qu'il n’est seulement pas maître dans sa propre maison, qu'il en est réduit à se
conserver ce qui nous a été ravi. ». contenter de renseignements rares et fragmentaires sur ce qui se passe, en dehors de sa
conscience, dans sa vie psychique ».
[C2] David Hume, Traité de la nature humaine (1738).
[C5] Martin Heidegger, Acheminement vers la parole
« Il y a certains philosophes qui imaginent que nous avons à tout moment la conscience
intime de ce que nous appelons notre moi; que nous sentons son existence et sa continuité « L’être humain parle. Nous parlons éveillés ; nous parlons en rêve. Nous parlons sans
d’existence; et que nous sommes certains, plus que par l’évidence d’une démonstration, de cesse, même quand nous ne proférons aucune parole, et que nous ne faisons qu’écouter ou
son identité et de sa simplicité parfaites. Malheureusement toutes ces affirmations positi- lire ; nous parlons même si, n’écoutant plus vraiment, ni ne lisant, nous nous adonnons à
ves sont contraires à l’expérience elle-même [... :] nous n’avons aucune idée du moi à la un travail, ou bien nous abandonnons à ne rien faire. Constamment nous parlons, d’une
manière qu’on vient d’expliquer ici. [...] Je peux m’aventurer à affirmer du reste des hom- manière ou d’une autre. Nous parlons parce que parler nous est naturel. Cela ne provient
mes qu’ils ne sont rien qu’un faisceau ou une collection de perceptions différentes qui se pas d’une volonté de parler qui serait antérieure à la parole. On dit que l’homme possède la
succèdent les unes aux autres avec une rapidité inconcevable et qui sont dans un flux et un parole par nature. L’enseignement traditionnel veut que l’homme soit, à la différence de la
mouvement perpétuels. [...] L’esprit est une sorte de théâtre où diverses perceptions font plante et de la bête, le vivant capable de parole. Cette affirmation ne signifie pas seulement
successivement leur apparition ; elles passent, repassent, glissent sans arrêt et se mêlent qu’à côté d’autres facultés, l’homme possède aussi celle de parler. Elle veut dire que c’est
en une infinie variété de conditions et de situations. Il n’y a proprement en lui ni simplicité bien la parole qui rend l’homme capable d’être le vivant qu’il est en tant qu’homme.
à un moment, ni identité dans les différents moments ». L’homme est homme en tant qu’il est celui qui parle ».

22
S ECTION 5 : LA SÉANCE PARALLÈLE

Arthur Rimbaud, Poésie (1870)

« Le dormeur va mal »

C'est un trou de verdure où chante une rivière,


Accrochant follement aux herbes des haillons
D'argent ; où le soleil, de la montagne fière,
Luit : c'est un petit val qui mousse de rayons.

Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue,


Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu,
Dort ; il est étendu dans l'herbe, sous la nue,
Pâle dans son lit vert où la lumière pleut.

Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant comme


Sourirait un enfant malade, il fait un somme :
Nature, berce-le chaudement : il a froid.

Les parfums ne font pas frissonner sa narine ;


Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine,
Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit.

:.
L’image

Rembrandt, La Leçon d'anatomie du docteur Tulp (1632)

23
DÉCEMBRE

La connaissance
Les textes

Sextus Empiricus, Contre les mathématiciens (160)

Platon, Cratyle (IVᵉ siècle av. J.-C).

Nietzsche, Vérité et mensonge au sens extramoral (1873)

Durkheim, L’évolution pédagogique en France (1904)

Bachelard, La formation de l’esprit scientifique (1938)

Popper, Conjectures et réfutations : la croissance du savoir scientifique (1962)

Marx, Manifeste communiste (1848)

Habermas, La Technique et la Science comme idéologie (1968)

Foucault, L’ordre du discours (1971)

La vérité existe-t-elle?
.
En quoi consiste l’objectivité scientifique?
1-

Faut-il se méfier de la volonté de vérité

Section 1 : Existe-t-il la vérité? Section 2 : En quoi consiste l’objectivité scientifi-


que? Section 3: Faut-il se méfier de la volonté de vérité? Section 4 : textes com-
plémentaires. Section 5 : la séance parallèle.
S ECTION 1 : LA VERITÉ EXISTE - T - ELLE ?

Séance 1 : Sextus Empiricus, Contre les mathématiciens (160)

« Gorgias met en place, dans l'ordre, trois propositions fondamentales


: premièrement, et pour commencer, que rien n'existe ; deuxièmement que,
même s'il existe quelque chose, l'homme ne peut l'appréhender ; troisième-
ment, que même si on peut l'appréhender, on ne peut ni le formuler ni l'expli-
quer aux autres ».

25
Séance 2 : Platon, Phédon (IVᵉ siècle av. J.-C).

« Socrate-. Lorsqu’on commence, sans avoir acquis aucune compé-


tence en la matière, par accorder son entière confiance à un raisonnement et
à le tenir pour vrai, on ne tarde pas à juger qu’il est faux : il peut l’être en ef-
fet, comme il peut ne pas l’être ; puis on recommence avec un autre, et en-
core avec un autre. Et, tu le sais bien, ce sont surtout ceux qui passent leur
temps à mettre au point des discours contradictoires qui finissent par croire
qu’ils sont arrivés au comble de la maîtrise et qu’ils sont les seuls à avoir com-
pris qu’il n’y a rien de sain ni d’assuré en aucune chose, ni en aucun raisonne-
ment non plus ; que tout ce qui existe se trouve tout bonnement emporté
dans une sorte d’Euripe (1), ballotté par des courants contraires, impuissant
à se stabiliser pour quelque durée que ce soit, en quoi que ce soit.

Phedon-. C’est la pure vérité, dis-je.

Socrate-. Mais ne serait-ce pas vraiment lamentable, Phédon, d’éprouver pa-


reil sentiment ? Lamentable, alors qu’il existe un raisonnement vrai, solide,
dont on peut comprendre qu’il est tel, d’aller ensuite, sous prétexte qu’on en
rencontre d’autres qui, tout en restant les mêmes, peuvent nous donner tan-
tôt l’opinion qu’ils sont vrais et tantôt non, refuser d’en rendre responsable
soi même, ou sa propre incompétence ? Lamentable encore de finir [...] par
se complaire à rejeter sa propre responsabilité sur les raisonnements, de pas-
ser désormais le reste de sa vie à les détester et à les calomnier, se privant
ainsi de la vérité et du savoir concernant ce qui, réellement, existe ?

Phedon-. Par Zeus, dis-je, oui, ce serait franchement lamentable !

Socrate-. Il faut donc nous préserver de cela avant tout, dit-il. Notre âme
doit se fermer entièrement au soupçon que, peut-être, les raisonnements
n’offrent rien de sain ».

(1) Euripe : nom d’un canal séparant l’île d’Eubée du continent grec. Ce canal est connu
pour le phénomène de ses courants alternatifs qui changent de direction plusieurs fois par
jour.

26
Séance 3 : Friedrich Nietzsche, Vérité et mensonge au sens extramoral (1873).

« Pensons encore en particulier à la formation des concepts. Tout mot


devient immédiatement concept par le fait qu’il ne doit pas servir justement
pour l’expérience originale, unique, absolument individualisée, à laquelle il
doit sa naissance, c’est-à-dire comme souvenir, mais qu’il doit servir en
même temps pour des expériences innombrables, plus ou moins analogues,
c’est-à-dire, à strictement parler, jamais identiques et ne doit donc convenir
qu’à des cas différents. Tout concept naît de l’identification du non-identi-
que. Aussi certainement qu’une feuille n’est jamais tout à fait identique à
une autre, aussi certainement le concept feuille a été formé grâce à l’aban-
don délibéré de ces différences individuelles, grâce à un oubli des caractéristi-
ques, et il éveille alors la représentation, comme s’il y avait dans la nature,
en dehors des feuilles, quelque chose qui serait « la feuille », une sorte de
forme originelle selon laquelle toutes les feuilles seraient tissées, dessinées,
cernées, colorées, crêpées, peintes, mais par des mains malhabiles au point
qu’aucun exemplaire n’aurait été réussi correctement et sûrement comme la
copie fidèle de la forme originelle.

L’omission de l’individuel et du réel nous donne le concept comme elle nous


donne aussi la forme, là où au contraire la nature ne connaît ni formes ni
concepts, donc, pas non plus de genres, mais seulement un X, pour nous in-
accessible et indéfinissable.

Qu’est-ce donc que la vérité ? Une multitude mouvante de métaphores, de


métonymies, d’anthropomorphismes, bref, une somme de relations humai-
nes qui ont été poétiquement et rhétoriquement faussées, transposées, o
nées, et qui, après un long usage, semblent à un peuple fermes, canoniales et
contraignantes : les vérités sont les illusions dont on a oublié qu’elles le sont
[...] ».

27
S ECTION 2 : EN QUOI CONSISTE L ’ OBJECTIVITÉ SCIENTIFIQUE ?

Séance 4 : Emile Durkheim, L’évolution pédagogique en France (1904)

« Il n’est pas douteux que les procédés rigoureux de la démonstration


scientifique ne sont pas susceptibles de s’appliquer à toutes choses. Cepen-
dant, là où nous ne pouvons pas penser et raisonner avec les procédés les
plus parfaits dont la science dispose, nous ne pouvons pas renoncer à penser
et à raisonner. Nous ne pouvons pas abdiquer notre intelligence par cela seul
que nous ne pouvons en faire un emploi impeccable. Nous raisonnons donc
encore, seulement nos raisonnements n’ont pas la même valeur démonstra-
tive que quand ils sont strictement scientifiques. Il faut nous résigner à ne
leur demander que ce qu’ils peuvent nous donner dans ces conditions, à sa-
voir des propositions vraisemblables, plausibles, que de bonnes raisons justi-
fient sans les imposer nécessairement à notre esprit. Or, des propositions
vraisemblables, ce sont des propositions discutables, des propositions qui
appellent la controverse. Puisque aucune d’elles n’exclut impérieusement
des propositions différentes ou contraires, il n’y a qu’une manière de choisir
entre elles, c’est de les rapprocher et de les confronter; c’est de les mettre en
concurrence, afin que la plus apte à survivre témoigne de sa supériorité en
triomphant des autres. Or, cette confrontation c’est la discussion. Voilà com-
ment en ces matières la discussion doit nécessairement avoir le dernier mot,
et puisque la dialectique est l’art de raisonner avec vraisemblance, la discus-
sion, la dispute, en sont nécessairement un élément essentiel ».

28
Séance 5 : Gaston Bachelard, La formation de l’esprit scientifique (1938)

« La science, dans son besoin d’achèvement comme dans son prin-


cipe, s’oppose absolument à l’opinion. S'il lui arrive, sur un point particulier,
de légitimer l’opinion, c’est pour d’autres raisons que celles qui fondent l'opi-
nion; de sorte que l’opinion a, en droit, toujours tort. L'opinion pense mal;
elle ne pense pas : elle traduit des besoins en connaissances. En désignant
les objets par leur utilité, elle s’interdit de les connaître. On ne peut rien fon-
der sur l’opinion : il faut d’abord la détruire. Elle est le premier obstacle à
surmonter. Il ne suffirait pas, par exemple, de la rectifier sur des points parti-
culiers, en maintenant [...] une connaissance vulgaire provisoire. L’esprit
scientifique nous interdit d’avoir une opinion sur des questions que nous ne
comprenons pas, sur des questions que nous ne savons pas formuler claire-
ment. Avant tout, il faut savoir oser des problèmes. Et quoi qu’on dise, dans
la vie scientifique, les problèmes ne se posent pas d’eux-mêmes. C’est précisé-
ment ce «sens du problème» qui donne la marque du véritable esprit scienti-
fique. Pour un esprit scientifique, toute connaissance est une réponse à une
question. S’il n’y a pas eu de question, il ne peut y avoir connaissance scienti-
fique. Rien ne va de soi. Rien n’est donné. Tout est construit ».

29
Séance 6 : Karl Popper, Conjectures et réfutations : la croissance du savoir
scientifique (1962).

« La connaissance, et la connaissance scientifique tout particulière-


ment, progresse grâce à des anticipations non justifiées (et impossibles à jus-
tifier); elle devine, elle essaie des solutions, elle forme des conjectures. Cel-
les-ci sont soumises au contrôle de la critique, c'est-à-dire des tentatives de
réfutation qui comportent des tests d’une capacité critique élevée. Elles peu-
vent survivre à ces tests mais ne sauraient être justifiées de manière positive
: il n’est pas possible d’établir avec certitude qu’elles sont vraies [...]. La criti-
que de nos conjectures est déterminante : en faisant apparaître nos erreurs,
elle nous fait comprendre les difficultés inhérentes au problème que nous
tentons de résoudre. C’est ainsi que nous acquérons une meilleure connais-
sance de ce problème et qu’il nous devient possible de proposer des solu-
tions plus concertées : la réfutation d’une théorie (c’est-à-dire, de toute tenta-
tive sérieuse afin de résoudre le problème posé) constitue toujours à elle
seule un progrès qui nous fait approcher de la vérité. Et c’est en ce sens que
nos erreurs peuvent être instructives.

Celles de nos théories qui se révèlent opposer une résistance élevée à la criti-
que et qui paraissent, à un moment donné, offrir de meilleures approxima-
tions de la vérité que les autres théories dont nous disposons, peuvent [...]
être définies comme la science de l’époque considérée. Comme aucune d’en-
tre elles ne saurait recevoir de justification positive, c’est essentiellement
leur caractère critique et le progrès qu’elles permettent (le fait que nous pou-
vons discuter leur prétention à mieux résoudre les problèmes que ne le font
les théories concurrentes) qui constituent la rationalité de la science ».

30
S ECTION 3 : FAUT - IL SE MÉFIER DE LA VOLONTÉ DE VÉRITÉ ?

Séance 7 : Karl Marx, Manifeste communiste (1848).

« Est-il besoin d'une grande perspicacité pour comprendre qu'avec


toute modification de leurs conditions de vie, de leurs relations sociales, de
leur existence sociale, les représentations, les conceptions et les notions des
hommes, en un mot leur conscience, changent aussi ? Que démontre l'his-
toire des idées, si ce n'est que la production intellectuelle se transforme avec
la production matérielle ? Les idées dominantes d'une époque n'ont jamais
été que les idées de la classe dominante. Lorsqu'on parle d'idées qui révolu-
tionnent une société tout entière, on énonce seulement le fait que, dans le
sein de l'ancienne société, les éléments d'une société nouvelle se sont formés
et que la disparition des vieilles idées va de pair avec la disparition des an-
ciennes conditions d'existence ».

31
Séance 8 : Jürgen Habermas, La Technique et la Science comme idéologie
(1968).

« Le progrès quasi autonome de la science et de la technique dont dé-


pend effectivement la variable la plus importante du système, à savoir la
croissance économique, fait [...] figure de variable indépendante. Il en ré-
sulte une perspective selon laquelle l'évolution du système social paraît être
déterminée par la logique du progrès scientifique et technique. La dynami-
que immanente à ce progrès semble produire des contraintes objectives aux-
quelles doit se conformer une politique répondant à des besoins fonction-
nels.

Or, une fois que cette illusion s'est effectivement bien implantée, la propa-
gande peut invoquer le rôle de la science et de la technique pour expliquer et
légitimer les raisons pour lesquelles, dans les sociétés modernes, un proces-
sus de formation démocratique de la volonté politique concernant les ques-
tions de la pratique "doit" nécessairement perdre toute fonction et céder la
place aux décisions de nature plébiscitaire concernant les alternatives met-
tant tel ou tel personnel administratif à la tête de l'État. C'est la thèse de la
technocratie, et le discours scientifique en a développé la théorie sous diffé-
rentes versions. Mais le fait qu'elle puisse pénétrer aussi, en tant qu'idéolo-
gie implicite, dans la conscience de la masse de la production dépolitisée et
avoir un pouvoir de légitimation me paraît plus important ».

32
Séance 9 : Michael Foucault, L’ordre du discours (1971)

« Certes, si on se place au niveau d'une proposition, à l'intérieur d'un


discours, le partage entre le vrai et le faux n'est ni arbitraire, ni modifiable,
ni institutionnel, ni violent. Mais si on se place à une autre échelle, si on
pose la question de savoir quelle a été, quelle est constamment, à travers nos
discours, cette volonté de vérité qui a traversé tant de siècles de notre his-
toire, ou quel est, dans sa forme très générale, le type de partage qui régit no-
tre volonté de savoir, alors c'est peut-être quelque chose comme un système
d'exclusion (système historique, modifiable, institutionnellement contrai-
gnant) qu'on voit se dessiner.

Et pourtant, c'est d'elle sans doute qu'on parle le moins. Comme si pour
nous la volonté de vérité et ses péripéties étaient masquées par la vérité elle-
même dans son déroulement nécessaire. Et la raison en est peut-être celle-
ci: c'est que si le discours vrai n'est plus, en effet, depuis les Grecs, celui qui
répond au désir ou celui qui exerce le pouvoir, dans la volonté de vérité, dans
la volonté de le dire, ce discours vrai, qu'est-ce donc qui est en jeu, sinon le
désir et le pouvoir ? Le discours vrai, que la nécessité de sa forme affranchit
du désir et libère du pouvoir, ne peut pas reconnaître la volonté de vérité qui
le traverse ; et la volonté de vérité, celle qui s'est imposée à nous depuis bien
longtemps, est telle que la vérité qu'elle veut ne peut pas ne pas la masquer.

Ainsi n'apparaît à nos yeux qu'une vérité qui serait richesse, fécondité, force
douce et insidieusement universelle. Et nous ignorons en revanche la volon-
té de vérité, comme prodigieuse machinerie destinée à exclure ».

33
S ECTION 4 : T EXTES COMPLÉMENTAIRES mer que ce qu'il a dans l'esprit, et qu'il l'exprime en effet. Mais bien qu'il ne mente pas, il
n'est cependant point irréprochable, s'il croit ce qu'il ne faut pas croire, ou s'il pense savoir
une chose qu'il ignore, quand même elle serait vraie : car il tient pour connue une chose
[C1] Platon, Cratyle (IVᵉ siècle avant J.-C).
inconnue. Ainsi donc mentir, c'est avoir une chose dans l'esprit, et en énoncer une autre
soit en paroles, soit en signes quelconques. C'est pourquoi on dit du menteur qu'il a le
« Voyons, Hermogène : penses-tu aussi que les êtres n'aient qu'une existence relative à
cœur double, c'est-à-dire une double pensée : la pensée de la chose qu'il sait ou croit être
l'individu qui les considère, suivant la proposition de Protagoras, que l'homme est la me-
vraie et qu'il n'exprime point, et celle de la chose qu'il lui substitue, bien qu'il la sache ou la
sure de toutes choses ; de sorte que les objets ne soient pour toi et pour moi que ce qu'ils
croie fausse ».
nous paraissent à chacun de nous individuellement ; ou bien te semble-t-il qu'ils aient en
eux-mêmes une certaine réalité fixe et permanente ? ».
[C4] René Descartes, Discours de la méthode (1637).

[C2] Platon, La République (IVᵉ siècle avant J.-C).


« Mais, comme un homme qui marche seul et dans les ténèbres, je me résolus d'aller si
lentement, et d'user de tant de circonspection en toutes choses, que, si je n'avançais que
« L’opinion connait-elle ce que connait la science, et la même chose peut-elle être à la fois
fort peu, je me garderais bien, au moins, de tomber. Même je ne voulus point commencer
l’objet de la science et de l’opinion ? ou cela est-il impossible ? De notre aveu cela est im-
à rejeter tout à fait aucune des opinions qui s'étaient pu glisser autrefois en ma créance
possible. Car si des facultés différentes ont des objets différents, si d’ailleurs la science et
sans y avoir été introduites par la raison, que je n'eusse auparavant employé assez de
l’opinion sont des facultés, et des facultés différentes, comme nous l’avons dit, il s’ensuit
temps à faire le projet de l'ouvrage que j'entreprenais, et à chercher la vraie méthode pour
que l’objet de la science ne peut être celui de l’opinion. Si donc l’être est l’objet de la
parvenir à la connaissance de toutes les choses dont mon esprit serait capable ».
science, celui de l’opinion sera autre chose que l’être ».
[C5] Martin Heidegger, Être et temps (1927).
[C3] Aristote, Réthorique (IVe siècle av. J.-C.)

« Les preuves inhérentes au discours sont de trois sortes : les unes résident dans le carac- « [...] conception traditionnelle de l’essence de la vérité et l’opinion qu’on se fait de sa défi-
tère moral de l'orateur ; d'autres dans la disposition de l'auditoire ; d'autres enfin dans le nition première : (1) le «lieu» de la vérité est l’énoncé (le jugement) ; (2) l’essence de la
discours lui-même, lorsqu'il est démonstratif, ou qu'il paraît l'être. vérité réside dans l’«accord» du jugement avec son objet. [...] Il n’y a» de vérité que dans
la mesure où et aussi longtemps que le Dasein [l’homme] est. Avant que le Dasein fût,
[1] C'est le caractère moral (de l'orateur) qui amène la persuasion, quand le discours est après que le Dasein ne sera plus, aucune vérité n’était ni ne sera, parce qu’elle ne peut
tourné de telle façon que l'orateur inspire la confiance. Nous nous en rapportons plus vo- alors être en tant qu’ouverture, découverte, être-découvert. Avant qu’elles ne fussent dé-
lontiers et plus promptement aux hommes de bien, sur toutes les questions en général, couvertes, les lois de Newton n’étaient pas «vraies» ; il ne suit pas de là qu’elles étaient
mais, d'une manière absolue, dans les affaires embrouillées ou prêtant à l'équivoque. Il fausses ».
faut d'ailleurs que ce résultat soit obtenu par la force du discours, et non pas seulement
par une prévention favorable à l'orateur. Il n'est pas exact de dire, comme le font quelques- [C6] Hans Jonas, Le principe responsabilité (1979).
uns de ceux qui ont traité de la rhétorique, que la probité de l'orateur ne contribue en rien
à produire la persuasion ; mais c'est, au contraire, au caractère moral que le discours em- « La multiplication gigantesque du matériau du savoir, de ses subdivisions et des métho-
prunte je dirai presque sa plus grande force de persuasion. [2] C'est la disposition des audi- des spéciales développées, toujours plus subtiles, conduit à une fragmentation extrême du
teurs, quand leurs passions sont excitées par le discours. Nous portons autant de juge- savoir total disponible entre ses adeptes. L'individu paie la participation créative au proces-
ments différents, selon que nous anime un sentiment de tristesse ou de joie, d'amitié ou de sus, et même déjà une authentique compréhension avertie de simple observateur, par le
haine. C'est le seul point, nous l'avons dit, que s'efforcent de traiter ceux qui écrivent au- renoncement à partager la possession de tout cela, exception faite de son étroite compé-
jourd'hui sur la rhétorique. [3] Enfin, c'est par le discours lui-même que l'on persuade lors- tence. Ainsi, tandis que s'accroît le capital total du savoir, le savoir de l'individu devient
que nous démontrons la vérité, once qui paraît tel, d'après des faits probants déduits un à toujours plus fragmentaire. [...] En outre tout ce savoir devient toujours plus ésotérique,
un ». toujours moins communicable aux profanes, a ainsi exclu la majeure partie des vivants. Il
se peut qu'un véritable savoir de la nature ait toujours été l'affaire d'une petite élite, mais
[C4] Augustin d’Hippone, Du mensonge (421) on a le droit de douter que le contemporain cultivé de Newton ait été aussi démuni devant
son oeuvre que l'homme d'aujourd'hui devant les mystères de la théorie quantique. Le
« Quiconque énonce une chose qu'il croit ou qu'il s'imagine être vraie, bien qu'elle soit gouffre s'agrandit et dans le vide qui se produit se répandent le savoir de substitution et la
fausse, ne ment pas. En effet, il a une telle confiance dans son énoncé qu'il ne veut expri- superstition ».

34
S ECTION 5 : LA SÉANCE PARALLÈLE

Georges Perec, La Vie mode d’emploi (1978)

« Cinoc, qui avait alors une cinquantaine d’années, exerçait un curieux mé-
tier. Comme il le disait lui-même, il était « tueur de mots » : il travaillait à la mise à
jour des dictionnaires Larousse. Mais alors que d’autres rédacteurs étaient à la re-
cherche de mots et de sens nouveaux, lui devait, pour leur faire de la place, élimi-
ner tous les mots et tous les sens tombés en désuétude.

Quand il prit sa retraite, en mille neuf cent soixante-cinq, après cinquante trois ans
de scrupuleux services, il avait fait disparaître des centaines et des milliers d’outils,
de techniques, de coutumes, de croyances, de dictons, de plats, de jeux, de sobri-
quets, de poids et de mesures; il avait rayé de la carte des dizaines d’îles, des centai-
nes de villes, et de fleuves, des milliers de chef-lieux de canton; il avait renvoyé à
leur anonymat taxinomique des centaines de sortes de vaches, des espèces d’oi-
seaux, d’insectes et de serpents, des poissons un peu spéciaux, des variétés de co-
quillages, des plantes pas tout à fait pareilles, des types particuliers de légumes et
de fruits; il avait fait s’évanouir dans la nuit des temps des cohortes de géographes,
de missionnaires, d’entomologistes, de Pères de l’Église, d’hommes de lettres, de
généraux, de Dieux et de Démons.

(...)

« Cinoc lisait lentement, notait les mots rares, et peu à peu son projet prit corps et
il décida de rédiger un grand dictionnaire des mots oubliés, non pas pour perpé-
tuer le souvenir des Akkas, peuple nègre nain de l’Afrique centrale, ou de Jean Gi-
goux, peintre d’histoire, ou d’Henri Romagnesi, compositeur de romances, 1781-
1851, ni pour éterniser le scolécobrote, coléoptère tétramère de la famille des longi-
cornes, tribu des cérambycins, mais pour sauver des mots simples qui continuaient
encore à lui parler. En dix ans il en rassembla plus de huit mille, au travers des-
:.
quels vint s’inscrire une histoire aujourd’hui à peine transmissible ».
L’image

Le Prêteur et sa femme, Quentin Metsys (1514)

35
FÉVRIER

Le réel
Les textes

Parménide, De la nature (Vᵉ siècle av. J.-C).

Platon, La République (IVe siècle av. J-C.)

Schopenhauer, Le monde comme volonté et représentation (1819)

Platon, Théétète (IVe siècle av. J-C.)

Leibniz, Théodicée (1710)

Spinoza, Ethique (1632-1677)

Descartes, Discours de la méthode (1637)

Dennett, Entretien (2015)

Quelle est la nature de la réalité?


.
La pensée est-elle à l’origine du réel?
La pensée est-elle étrange à la matière?

Section 1 : Quelle est la nature de la réalité? Section 2 : La pensée est-elle à


l’origine du réel? Section 3 : La pensée est-elle étrange à la matière? Section 4
: textes complémentaires. Section 5 : la séance parallèle.
S ECTION 1. QUELLE EST LA NATURE DE LA RÉALITÉ ?

Séance 1 : Parménide, De la nature (Vᵉ siècle av. J.-C).

« Allons, je vais te dire et tu vas entendre quelles sont les seules voies
de recherche ouvertes à l’intelligence; l’une, que l’être est, que le non-être
n’est pas, chemin de la certitude, qui accompagne la vérité; l’autre, que l’être
n’est pas: et que le non-être est forcément, route où je te le dis, tu ne dois au-
cunement te laisser séduire. Tu ne peux avoir connaissance de ce qui n’est
pas, tu ne peux le saisir ni l’exprimer; car le pensé et l’être sont une même
chose.

Il m’est indifférent de commencer d’un coté ou de l’autre; car en tout cas, je


reviendrai sur mes pas. II faut penser et dire que ce qui est; car il y a être : il
n’y a pas de non-être; voilà ce que je t’ordonne de proclamer. Je te détourne
de cette voie de recherche où les mortels qui ne savent rien s’égarent incer-
tains; l’impuissance de leur pensée y conduit leur esprit errant: ils vont
sourds et aveugles, stupides et sans jugement; ils croient qu’être et ne pas
être est la même chose et n’est pas la même chose; et toujours leur chemin
les ramène au même point.

Il n’est plus qu’une voie pour le discours, c’est que l’être soit ; par là sont des
preuves nombreuses qu’il est inengendré et impérissable, universel, unique,
immobile et sans fin. Il n’a pas été et ne sera pas ; il est maintenant tout en-
tier, un, continu. Car quelle origine lui chercheras-tu ? D’où et dans quel
sens aurait-il grandi ? De ce qui n’est pas ? Je ne te permets ni de dire ni de
le penser ; car c’est inexprimable et inintelligible que ce qui est ne soit pas.
Quelle nécessité l’eût obligé plus tôt ou plus tard à naître en commençant de
rien ? Il faut qu’il soit tout à fait ou ne soit pas. Et la force de la raison ne te
laissera pas non plus, de ce qui est, faire naître quelque autre chose ».

37
Séance 2 : Platon, La République (IVe siècle av. J-C.)

« Socrate-. Ne sont-ils pas rares ceux qui peuvent s'élever jusqu'au beau lui-
même et le contempler dans son essence ?

Glaucon-. Très rares.

Socrate-. Qu'est-ce que la vie d'un homme qui connaît de belles choses, dans
une ignorance absolue du beau lui-même, et qui n'est pas capable de suivre
ceux qui voudraient le lui faire connaître ? Est-ce un rêve ou une réalité ?
Prends garde : qu'est-ce que rêver ? N'est-ce pas, qu'on dorme ou qu'on
veille, prendre la ressemblance d'une chose pour la chose même ?

Glaucon- Oui, je dirais de cet homme qu'il rêve.

Socrate-. Mais quoi ! celui qui tout au contraire peut contempler le beau,
soit en lui-même soit en ce qui participe à son essence, sans prendre jamais
le beau pour les choses belles, ni les choses belles pour le beau, sa vie te sem-
ble-t-elle un rêve ou une réalité ?

Glaucon-. Une réalité, certes.

Socrate-. Celui-ci qui connaît, possède une connaissance ; celui-là qui juge
sur l'apparence, n'a qu'une opinion : disons-nous bien ?

Glaucon-. Oui.

Socrate-. Mais si ce dernier qui, selon nous, juge sur l'apparence et ne con-
naît pas, s'emporte contre nous et soutient que nous ne disons pas la vérité :
n'aurons-nous rien à lui dire pour le calmer et lui persuader doucement qu'il
se trompe, et en lui cachant qu'il est malade ? ».

38
Séance 3 : Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et représentation
(1819).

« Le monde est ma représentation. — Cette proposition est une vérité


pour tout être vivant et pensant, bien que, chez l'homme seul, elle arrive à se
transformer en connaissance abstraite et réfléchie. Dès qu'il est capable de
l’amener à cet état, on peut dire que l'esprit philosophique est né en lui. Il
possède alors l’entière certitude de ne connaître ni un soleil ni une terre,
mais seulement un-œil qui voit ce soleil, une main qui touche cette terre ; il
sait, en un mot, que le monde dont il est entouré n'existe que comme repré-
sentation dans son rapport avec un être percevant, qui est l’homme lui-
même. S'il est une vérité qu'on puisse affirmer a priori, c'est bien celle-là ;
car elle exprime le mode de toute expérience possible et imaginable, concept
de beaucoup plus général que ceux même de temps, d'espace et de causalité
qui l’impliquent. Chacun de ces concepts, en effet, dans lesquels nous avons
reconnu des formes diverses du principe de raison, n’est applicable qu'à un
ordre déterminé de représentations ».

39
S ECTION 2 : LA PENSÉE EST - ELLE À L ’ ORIGINE ?

Séance 4 : Platon, Théétète (IVe siècle av. J-C.)

« L’étranger-. Or tous les animaux mortels, et toutes les plantes qui naissent
sur la terre de semences et de racines, et tous les corps inanimés, fusibles ou
non fusibles, qui se forment dans l’intérieur de la terre, devons-nous dire
que ces choses qui n’existaient pas d’abord, c’est un autre qu’un dieu créa-
teur qui leur a donné ensuite l’existence ? Ou adopterons-nous la croyance et
le langage de la foule ?

Théétète-. Quelle croyance ?

L’étranger-. Que la nature les fait naître de quelque cause naturelle en de-
hors de toute pensée créatrice, ou suivant la raison et par une science divine
qui vient de Dieu ?

Théétète-. Pour moi, sans doute à cause de mon âge, je passe souvent d’une
opinion à l’autre ; mais aujourd’hui, en te regardant, je soupçonne que ta con-
viction à toi, c’est que ces choses sont issues d’une pensée divine, et je le
crois comme toi.

L’étranger-. C’est bien, Théétète. Si je croyais que tu doives par la suite être
de ceux qui pensent autrement, j’essayerais en ce moment de te gagner à
mon opinion par le raisonnement et par la force de la persuasion. Mais je
vois que ton naturel se porte de lui-même, sans que j’aie besoin d’argumen-
ter, vers ces croyances où tu te sens attiré, dis-tu ; aussi je passe outre, car ce
serait perdre le temps. Je poserai seulement que les choses qu’on rapporte à
la nature sont les produits d’un art divin et que celles que les hommes com-
posent au moyen d’elles sont les produits d’un art humain, et qu’en consé-
quence il y a deux genres de production : l’un humain, l’autre divin ».

40
Séance 5: Gottfried Wilhelm Leibniz, Théodicée (1710).

« J’appelle monde toute la suite et toute la collection de toutes les cho-


ses existantes, afin qu’on ne dise point que plusieurs mondes pouvaient exis-
ter en différents temps et différents lieux. Car il faudrait les compter tous en-
semble pour un monde, ou si vous voulez pour un univers. Et quand on rem-
plirait tous les temps et tous les lieux, il demeure toujours vrai qu'on les au-
rait pu remplir d'une infinité de manières, et qu’il a une infinité de mondes
possibles dont il faut que Dieu ait choisi le meilleur, puisqu'il ne fait rien
sans agir suivant la suprême raison.

Quelque adversaire ne pouvant répondre à cet argument répondra peut-être


à la conclusion par un argument contraire, en disant que le monde aurait pu
être sans le péché et sans les souffrances ; mais je nie qu'alors il aurait été
meilleur. Car il faut savoir que tout est lié dans chacun des mondes possibles
: l'univers, quel qu’il puisse être, est tout d’une pièce, comme un océan ; le
moindre mouvement y étend son effet à quelque distance que ce soit, quoi-
que cet effet devienne moins sensible à proportion de la distance ; de sorte
que Dieu y a tout réglé par avance une fois pour toutes, ayant prévu les priè-
res, les bonnes et les mauvaises actions, et tout le reste : et chaque chose a
contribué idéalement avant son existence à la résolution qui a été prise sur
l'existence de toutes les choses. De sorte que rien ne peut être changé dans
l'univers (non plus que dans un nombre) sauf son essence, ou si vous voulez,
sauf son individualité numérique. Ainsi, si le moindre mal qui arrive dans le
monde y manquait, ce ne serait plus ce monde, qui, tout compté, tout rabat-
tu, a été trouvé le meilleur par le créateur qui l’a choisi ».

41
Séance 6 : Spinoza, Ethique (1632-1677).

« [...] les hommes ont accoutumé d’appeler les choses naturelles parfai-
tes ou imparfaites, plutôt d’après un préjugé que d’après une vraie connais-
sance de ces choses. Nous avons montré, en effet, dans l’appendice de la pre-
mière partie, que la Nature n’agit pas en vue d’une fin ; car cet Être éternel et
infini, que nous appelons Dieu ou la Nature, agit avec la même nécessité
qu’il existe. C’est, en effet, de la même nécessité de nature qu’il existe, qu’il
agit aussi, comme nous l’avons montré. La raison donc, ou la cause, pour-
quoi Dieu ou la Nature agit, et pourquoi il existe, est unique et la même. Ain-
si, comme il n’existe en vue d’aucune fin, il n’agit aussi en vue d’aucune fin ;
mais, de même qu’il n’a aucun principe ou fin d’exister, de même il n’en a
aucun d’agir. Aussi bien, ce qu’on appelle cause finale n’est rien, à part l’ap-
pétit humain, en tant qu’il est considéré comme le principe ou la cause fonda-
mentale d’une chose.

Par exemple, lorsque nous disons que l’habitation a été la cause finale de
telle ou telle maison, nous n’entendons alors certes rien d’autre, sinon qu’un
homme, du fait qu’il a imaginé les commodités de la vie domestique, a eu
l’appétit de construire une maison. Ainsi l’habitation, en tant qu’elle est con-
sidérée comme cause finale, n’est rien à part cet appétit particulier, qui en
réalité est une cause efficiente, laquelle est considérée comme première,
parce que les hommes ignorent communément les causes de leurs appétits».

42
S ECTION 3 : LA PENSÉE EST - ELLE ÉTRANGE À LA MATIÈRE ?

Séance 1 : René Descartes, Discours de la méthode (1637).

« [...] parce que d’un côté j’ai une claire et distincte idée de moi-
même, en tant que je suis seulement une chose qui pense et non étendue, et
que d’un autre j’ai une idée distincte du corps, en tant qu’il est seulement
une chose étendue et qui ne pense point, il est certain que ce moi, c’est-à-
dire mon âme, par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement et véritable-
ment distincte de mon corps, et qu’elle peut être ou exister sans lui.

La nature m’enseigne aussi par ces sentiments de douleur, de faim, de soif,


etc., que je ne suis pas seulement logé dans mon corps, ainsi qu’un pilote en
son navire, mais, outre cela, que je lui suis conjoint très étroitement et telle-
ment confondu et mêlé, que je compose comme un seul tout avec lui. Car, si
cela n’était lorsque mon corps est blessé, je ne sentirais pas pour cela de la
douleur, moi qui ne suis qu’une chose qui pense, mais j’apercevrais cette
blessure par le seul entendement, comme un pilote aperçoit par la vue si
quelque chose se rompt dans son vaisseau ; et lorsque mon corps a besoin de
boire ou de manger, je connaîtrais simplement cela même, sans en être aver-
ti par des sentiments confus de faim et de soif. Car en effet tous ces senti-
ments de faim, de soif, de douleur, etc., ne sont autre chose que de certaines
façons confuses de penser, qui proviennent et dépendent de l’union et
comme du mélange de l’esprit avec le corps ».

43
Séance 2: Daniel Dennett, Entretien publié dans la revue de philosophie québé-
coise Médiane.

Médiane : Revenons au problème de la conscience, et commençons par le


problème du corps et de l’esprit. Le sens commun dira volontiers qu’il n’y a
pas de vraiment ici de problème et que Descartes avait raison : nous sommes
composés de deux substances, le corps (res extensa) qui se caractérise par
l’étendue et l’esprit (res cogitans), cette « chose pensante », qui doute, qui
conçoit, qui imagine, qui sent, qui veut et ne veut pas, et ainsi de suite.

Daniel Dennett : C’est la conception la plus spontanée que l’on puisse avoir
et il faut pratiquer une très exigeante gymnastique intellectuelle pour conve-
nir, d’abord, qu’il ne doit pas nécessairement en être ainsi; ensuite, qu’il ne
peut pas en être ainsi. Le fait est que notre esprit est ce que fait notre cer-
veau ; et sitôt qu’on le comprend de manière suffisamment précise, on voit
qu’étant donné un système nerveux qui possède l’architecture fonctionnelle
adéquate, celui-ci va générer les pensées, les réactions, les dispositions, les
préférences, les sensations, les joies qui sont les nôtres ; tout cela va émer-
ger, d’une manière qui n’est pas mystérieuse, des activités de ce cerveau et
de ce système nerveux. Cela est bien entendu difficile à imaginer. Mais consi-
dérez les choses qui étaient difficiles à imaginer autrefois et qui ne le sont
plus. Considérez par exemple ce qu’on fait aujourd’hui en matière d’anima-
tion par ordinateur. Toutes ces images complexes sont en bout de piste pro-
duites par une machine qui accomplit des calculs arithmétiques.

Daniel Dennett : Un œil ne peut voir par lui-même, il fait partie d’un tout, il
est un élément d’un système auquel il envoie des signaux. De même pour
l’oreille qui appartient à un système qui perçoit des sons, ou pour une dou-
leur ressentie dans un membre et qui, par l’influx nerveux, parvient au cer-
veau. Et alors qu’arrive-t-il ? Ces signaux et ces informations sont traités et
puis, quelque part, quelque chose de magique se produit : tout cela est unifié
et c’est là qu’apparaît la conscience. C’est une manière tout à fait naturelle
d’envisager les choses, mais cela ne peut qu’être faux. Il n’y a pas de cerveau
dans le cerveau, ou de petit homme qui se tiendrait là et qui serait conscient
de tout ce qui se passe.

44
Séance 3 : Paul Henri Thiry d’Holbach, Système de la nature (1770).

« Ce que l'homme va faire est toujours une suite de ce qu'il a été, de ce


qu'il est et de ce qu'il fait jusqu'au moment de l'action. Notre être actuel et
total, considéré dans toutes ses circonstances possibles, renferme la somme
de tous les motifs de l'action que nous allons faire ; principe à la vérité du-
quel aucun être pensant ne peut se refuser. Notre vie est une suite d'instants
nécessaires et notre conduite bonne ou mauvaise, vertueuse ou vicieuse,
utile ou nuisible à nous-mêmes ou aux autres est un enchaînement d'actions
aussi nécessaires que tous les instants de notre durée. Vivre, c'est exister
d'une façon aussi nécessaire pendant des points de la durée qui se succèdent
nécessairement.

[...] Si nous connaissions le jeu de nos organes, si nous pouvions nous rappe-
ler toutes les impulsions ou modifications qu'ils ont reçues et les effets qu'el-
les ont produits, nous verrions que toutes nos actions sont soumises à la fata-
lité, qui règle notre système particulier comme le système entier de l'univers.
Nul effet en nous, comme dans la nature, ne se produit au hasard qui comme
on l'a prouvé, est un mot vide de sens. Tout ce qui se passe en nous ou ce qui
se fait par nous, ainsi que tout ce qui arrive dans la nature ou que nous lui
attribuons, est dû à des causes nécessaires qui agissent d'après des lois néces-
saires, et qui produisent des effets nécessaires d'où il en découle d'autres ».

45
S ECTION 4 : T EXTES COMPLÉMENTAIRES de la sélection naturelle que dans la direction d’où souffle le vent. Tout dans la nature est
le résultat de lois immuables ».
[C1] Agustin d’Hipone, Confessions (397-401).
[C4] Friedrich Nietzsche, Vérité et mensonge au sens extramoral (1873).
« Qu’est-ce donc que le temps? Si personne ne m’interroge, je le sais; si je veux répondre à
cette demande, je l’ignore. Et pourtant j’affirme hardiment, que si rien ne passait, il n’y « Tout concept naît de l’identification du non-identique. Aussi certainement qu’une feuille
aurait point de temps passé; que si rien n’advenait, il n’y aurait point de temps à venir, et n’est jamais tout à fait identique à une autre, aussi certainement le concept feuille a été
que si rien n’était, il n’y aurait point de temps présent. Or, ces deux temps, le passé et l’ave- formé grâce à l’abandon délibéré de ces différences individuelles, grâce à un oubli des ca-
nir, comment sont-ils, puisque le passé n’est plus, et que l’avenir n’est pas encore? Pour le ractéristiques, et il éveille alors la représentation, comme s’il y avait dans la nature, en de-
présent, s’il était toujours présent sans voler au passé, il ne serait plus temps; il serait l’éter- hors des feuilles, quelque chose qui serait « la feuille », une sorte de forme originelle selon
nité. Si donc le présent, pour être temps, doit s’en aller en passé, comment pouvons-nous laquelle toutes les feuilles seraient tissées, dessinées, cernées, colorées, crêpées, peintes,
dire qu’une chose soit, qui ne peut être qu’à la condition de n’être plus? Et peut-on dire, en mais par des mains malhabiles au point qu’aucun exemplaire n’aurait été réussi correcte-
vérité, que le temps soit, sinon parce qu’il tend à n’être pas?» ment et sûrement comme la copie fidèle de la forme originelle ».

[C2] Leibniz, Théodicée (1710). [C5] Frederich Nietzsche, Par delà le bien et le mal (1886).

« Le déterminisme est de la mythologie. Dans la vie réelle il ne s’agit que de volonté forte
« Dieu est la première raison des choses : car celles qui sont bornées, comme tout ce que
et de volonté faible. — C’est presque toujours le symptôme qu’il lui manque quelque chose,
nous voyons et expérimentons, sont contingentes et n'ont rien en elles qui rende leur exis-
lorsqu’un penseur, dans tout enchaînement causal, dans toute nécessité psychologique,
tence nécessaire, étant manifeste que le temps, l’espace et la matière, unis et uniformes en
éprouve une sorte de contrainte, un danger, une obligation, une pression, un manque de
eux-mêmes et indifférents à tout, pouvaient recevoir de tout autres mouvements et figures,
liberté ; c’est une véritable trahison de sentir ainsi — et c’est la personne qui se trahit.. ».
et dans un autre ordre. Il faut donc chercher la raison de l'existence du monde, qui est l’as-
semblage entier des choses contingentes, et il faut la chercher dans ‘la substance qui porte
[C6] Sigmund Freud, L’avenir d’une illusion (1927).
la raison de son existence avec elle, et laquelle par conséquent est nécessaire et éternelle.

Il faut aussi que cette cause soit intelligente. Car ce monde qui existe étant contingent, et « Les dieux gardent leur triple tâche à accomplir : exorciser les forces de la nature, nous
une infinité d’autres mondes étant également possibles et également prétendant à l'exis- réconcilier avec la cruauté du destin, telle qu'elle se manifeste en particulier dans la mort,
tence, pour ainsi dire, aussi bien que lui, il faut que la cause du monde ait eu égard ou rela- et nous dédommager des souffrances et des privations que la vie en commun des civilisés
tion à tous ces mondes possibles, pour en déterminer un. Et cet égard ou rapport d’une impose à l'homme ».
substance existante à de simples possibilités ne peut être autre chose que l'entendement
qui en a les idées ; et en déterminer une, ne peut être autre chose que l’acte de la volonté [C7] Alan Turing, Computing machinery and intelillence (1951).
qui choisit. Et c’est la puissance de cette substance qui en rend la volonté efficace. La puis-
sance va à l'être, la sagesse ou l’entendement au vrai, et la volonté au bien. Et cette cause « I propose to consider the question, "Can machines think?" This should begin with defini-
intelligente doit être infinie de toutes les manières et absolument parfaite en puissance, en tions of the meaning of the terms "machine" and "think." The definitions might be framed
sagesse et en bonté, puisqu'elle va à tout ce qui est possible. Et comme tout est lié, il n’y a so as to reflect so far as possible the normal use of the words, but this attitude is dange-
pas lieu d’en admettre plus d’une. Son entendement est la source des essences, et sa volon- rous, If the meaning of the words "machine" and "think" are to be found by examining how
té est l’origine des existences. Voilà en peu de mots la preuve d’un Dieu unique avec ses they are commonly used it is difficult to escape the conclusion that the meaning and the
perfections, et par lui l’origine des choses. answer to the question, "Can machines think?" is to be sought in a statistical survey such
as a Gallup poll. But this is absurd.
[C3] Charles Darwin, L’autobiographie (1887)
Instead of attempting such a definition I shall replace the question by another, which is
«Bien que je n’aie guère réfléchi à l’existence d’un Dieu personnel avant une période bien closely related to it and is expressed in relatively unambiguous words. The new form of the
plus tardive de ma vie, je livrerai ici les vagues conclusions auxquelles je suis parvenu. Le problem can be described in terms of a game which we call the 'imitation game." It is
vieil argument d’une finalité dans la nature, qui me semblait autrefois si concluant, est played with three people, a man (A), a woman (B), and an interrogator (C) who may be of
tombé depuis la découverte de la loi de sélection naturelle. Désormais, nous ne pouvons either sex. The interrogator stays in a room apart front the other two. The object of the
plus prétendre, par exemple, que la belle charnière d’une coquille bivalve doive avoir été game for the interrogator is to determine which of the other two is the man and which is
faite par un être intelligent, comme la charnière d’une porte par l’homme. Il ne semble pas the woman »
qu’il y ait une plus grande finalité dans la variabilité des êtres organiques et dans l’action
46
S ECTION 5 : LA SÉANCE PARALLÈLE

Marcel Proust, À la recherche du temps perdu: Du côté de chez


Swann (1913)

« Un homme qui dort tient en cercle autour de lui le fil des heures, l’ordre
des années et des mondes. Il les consulte d’instinct en s’éveillant, et y lit en une se-
conde le point de la terre qu’il occupe, le temps qui s’est écoulé jusqu’à son réveil ;
mais leurs rangs peuvent se mêler, se rompre. Que vers le matin, après quelque in-
somnie, le sommeil le prenne en train de lire, dans une posture trop différente de
celle où il dort habituellement, il suffit de son bras soulevé pour arrêter et faire re-
culer le soleil, et à la première minute de son réveil, il ne saura plus l’heure, il esti-
mera qu’il vient à peine de se coucher. Que s’il s’assoupit dans une position encore
plus déplacée et divergente, par exemple après dîner assis dans un fauteuil, alors le
bouleversement sera complet dans les mondes désorbités, le fauteuil magique le
fera voyager à toute vitesse dans le temps et dans l’espace, et au moment d’ouvrir
les paupières, il se croira couché quelques mois plus tôt dans une autre contrée.
Mais il suffisait que, dans mon lit même, mon sommeil fût profond et détendît en-
tièrement mon esprit ; alors celui-ci lâchait le plan du lieu où je m’étais endormi, et
quand je m’éveillais au milieu de la nuit, comme j’ignorais où je me trouvais, je ne
savais même pas au premier instant qui j’étais ; j’avais seulement dans sa simplici-
té première le sentiment de l’existence comme il peut frémir au fond d’un animal ;
j’étais plus dénué que l’homme des cavernes ; mais alors le souvenir — non encore
du lieu où j’étais, mais de quelques-uns de ceux que j’avais habités et où j’aurais pu
être — venait à moi comme un secours d’en haut pour me tirer du néant d’où je
n’aurais pu sortir tout seul ; je passais en une seconde par-dessus des siècles de civi-
lisation, et l’image confusément entrevue de lampes à pétrole, puis de chemises à
col rabattu, recomposaient peu à peu les traits originaux de mon moi. »

:.
L’image

Francisco de Goya y Lucientes, Perro semihundido (1820 - 1823)

47
Boîte à outils

Section 1 : Connecteurs pour bien rédiger l’essai. Section 2 : Lexique pour le dé-
bat. Section 3 : Rúbricas para evaluar los ensayos. Sección 4: Rúbricas para
evaluar el trabajo de preparación de textos y la participación en clase.
Connecteurs pour bien rédiger un essai

Connecteurs pour annoncer son Tout d’abord, pour commencer, premièrement... / Ensuite... / En fin...
plan Dans une première partie... / Dans une seconde partie... / En conclusion...

Connecteurs pour effectuer les J’en viens à présent à la première, deuxième, dernière partie de mon exposé
transitions entre les parties du Nous allons à présent voir...
plan Venons-en maintenant à la question
D'abord, en premier lieu / en deuxième lieu, premièrement / deuxièmement, d’un côté / d'un
Structurer autre côté, d'une part / d'autre part, de plus, par ailleurs, en outre / en dernière lieu, en fin, pour
terminer

Justifier Parce que. Car. Puisque. Vu que

Étayer Selon. En vertu de. Étant donné

Preciser, présenter des avantages


Mais. Cependant. Pourtant, mais pourtant. Néanmoins. Toutefois. En revanche. En échange. Sauf
et des inconvénients

Pour présenter un fait De toute évidence. Il est évident que. Il est certain que. On observe que. On constate que.

Reformuler Autrement dit. C'est-à-dire. Cela revient à dire que. En d’autres termes.

Nuancer ou préciser Plus précisément. Dans le détail.

Comparer En comparaison à. À différence de.

Introduire un exemple Par exemple. On peut donner l’exemple de. C’est le cas de

Ajouter une idée De plus. Et. En outre. Notons également. Mais (en fait). Cependant. Pourtant. Or

Conclure, expliquer des


Donc. Par conséquent. En consequence. Ainsi. De sorte que. De telle sorte que.
consequences
Lexique pour le débat

Je pense… / je crois…. / j’estime…. / je trouve que…. / je suis sûr(e) que…. / j’ai l’impression que….
Structures d’opinion
Je suis certain(e) que…. / pour ma part, je trouve que…. / à mon avis…
Je trouve que c’est formidable de … / je pense qu’il est très utile de … / Il est tout à fait normal que (+
Jugement positif subjonctif)… J’approuve complètement… / Quelle excellente idée !

J’estime que c’est honteux de… / je considère qu’il est absolument inutile de …
Jugement négatif
Je trouve cela anormal que (+ subjonctif)… / Je désapprouve catégoriquement… / Quelle mauvaise idée…
Effectivement! / C’est exact / Absolument / En effet! / Tout à fait / Je suis d’accord / C’est vrai /Vous avez
raison / Je suis (complètement / tout à fait / absolument) d’accord avec vous pour dire que… /
Pour dire qu’on est d’accord Je partage votre point de vue quand vous dites que… / vous avez entièrement raison d’affirmer que… /
Je suis pour l’idée de … / Je suis favorable à …

Tu as tort / Tu te trompes / Ce n’est pas vrai / Jamais de la vie / C’est faux / Ça m’étonnerait /J’en doute
Je ne suis pas convaincu /Je ne suis (absolument) pas d’accord avec vous quand vous dites que… /
Pour le désaccord et le doute Je ne suis pas de votre avis quand vous dites que… / je suis désolé(e) de vous contredire, mais… /
Je suis contre l’idée de… / Je suis opposé(e) à …

Il vaudrait mieux / On ferait mieux de + (infinitif) /Je recommande de (+infinitif)


Pour donner un conseil Je vous recommande de… / Il faudrait … /vous devriez… / vous pourriez…/ pensez à …
Il vaut mieux de ne pas…. / évitez de… / n’essayez pas de…

Pour renforcer l’idée


En effet. D’ailleurs. Du reste. Certes Passé Autrefois. Auparavant. Dans le passé.
précédent
Pour introduire une idée De nos jours. Ces dernières temps.
Mais (en fait). Pourtant. Cependant. Or Présent
contradictoire Actuellement
Pour expliquer les Dans les années à venir. À l’avenir.
C’est pourquoi. Donc. Par conséquent. De sorte que Futur
conséquences Bientôt
Rúbricas para la para la evaluación del trabajo de Autoevaluación del trabajo de preparación de textos
preparación de textos y de la discusión en clase y de la discusión en clase

Competencia alta (A) Nom et prénom :

• Preparo profundamente todas las clases. E1 - L’art


• Intervengo frecuentemente en las sesiones de trabajo aportando, de modo Séance 1 : prep ( ) disc ( ) Séance 4 : prep ( ) disc ( )
efectivo, buenas ideas al grupo. Séance 2 : prep ( ) disc ( ) Séance 5 : prep ( ) disc ( )
• Sigo de manera muy concentrada el debate de clase, haciendo anotaciones Séance 3 : prep ( ) disc ( ) Séance 6 : prep ( ) disc ( )
frecuentes y sistemáticas.
Séance 4 : prep ( ) disc ( ) Séance 7 : prep ( ) disc ( )
Séance 5 : prep ( ) disc ( ) Séance 8 : prep ( ) disc ( )
Competencia media (M)
Séance 6 : prep ( ) disc ( ) Séance 9 : prep ( ) disc ( )

• Preparo las clases, aunque no con el detenimiento que podría. Complementarios : prep ( ) disc ( ) Complementarios : prep ( ) disc ( )

• Intervengo regularmente en las sesiones de trabajo, pero no con la frecuen- Síntesis : prep ( ) disc ( ) Síntesis : prep ( ) disc ( )
cia y la efectividad deseada.
• Suelo seguir de manera concentrada las discusiones de clase, hago anota- E2 - L’homme E4 - Le réel
ciones ocasionalmente. Séance 1 : prep ( ) disc ( ) Séance 1 : prep ( ) disc ( )
Séance 2 : prep ( ) disc ( ) Séance 2 : prep ( ) disc ( )
Competencia inicial (I)
Séance 3 :prep ( ) disc ( ) Séance 3 : prep ( ) disc ( )
Séance 4 : prep ( ) disc ( ) Séance 4 : prep ( ) disc ( )
• No consigo preparar bien las clases, por una razón u otra.
Séance 5 : prep ( ) disc ( ) Séance 5 : prep ( ) disc ( )
• No participo lo suficiente en las sesiones de trabajo.
• No suelo concentrarme en las discusiones de clase, anoto solo cuando me Séance 6 : prep ( ) disc ( ) Séance 6 : prep ( ) disc ( )
lo dice el profesor. Séance 7 : prep ( ) disc ( ) Séance 7 : prep ( ) disc ( )
Séance 8 : prep ( ) disc ( ) Séance 8 : prep ( ) disc ( )
Sin datos para la evaluación de las competencias (N) Séance 9 : prep ( ) disc ( ) Séance 9 : prep ( ) disc ( )
Complementarios : prep ( ) disc ( ) Complementarios : prep ( ) disc ( )
• Falto regularmente a clase. Síntesis : prep ( ) disc ( ) Siíntesis : prep ( ) disc ( )
• Olvido el libro de textos, no preparo las clases.
• No participo ni sigo la discusión de clase.
E3 - La connaissance
Séance 1 : prep ( ) disc ( )
Séance 2 : prep ( ) disc ( )
Séance 3 : prep ( ) disc ( )

51
Rúbricas para la evaluación de los ensayos

6. Ideas
1. Elementos formales y ortografía
• Cada parte del desarrollo defiende una idea que responde en parte a la pregunta.
• El texto está justificado a derecha e izquierda; Introduces una línea en blanco
• Las ideas defendidas son expuestas de manera detallada, haciendo si es necesa-
entre párrafo y párrafo.
rio distinciones conceptuales.
• El tamaño de la letra es de 11 puntos, el interlineado es de 1.5 puntos. y se mantie-
• Las ideas defendidas se ilustran utilizando ejemplos o analogías.
ne el tipo de letra a lo largo de todo el ensayo.
• En las últimas líneas de cada parte del desarrollo se reformula la idea a modo de
• El ensayo no tiene errores ortográficos ni erratas. recuerdo.
• Tras los puntos y las comas, introduces un espacio.
7. Argumentos
2. Vocabulario y expresión
• Se dan razones o argumentos para defender las ideas propias.
• El vocabulario no es repetitivo, usas sinónimos.
• Se responde a posibles objeciones.
• El vocabulario es preciso, riguroso, no afectado.
• Se rebaten posiciones distintas o contrarias.
• Te sirves de los conceptos filosóficos aprendidos.
• No usas frases hechas o fórmulas de expresión mecánicamente; la expresión es 8. Referencia a los autores.
natural, auténtica, elocuente y está realmente al servicio de las ideas planteadas.
• Te refieres a los autores para apoyar las ideas que defiendes.
• Te refieres a los autores para introducir posibles objeciones a las ideas que de-
3. Extensión y redacción
fiendes (y obviamente, responder).
• El ensayo alcanza o incluso supera el mínimo de palabras exigido.
• Haces referecia a los autores que hemos trabajado para exponer ideas distintas o
• La redacción es correcta: el ritmo de la frase permitiría la lectura en voz alta del contrarias a las que defiendes (y como es evidente, rebatirlas).
texto y no dificulta su comprensión.
• La puntuación es correcta: se emplea el punto y seguido, evitando abusar de las 9. Citas
comas.
• La introducción de las citas no es forzada sino que responde a la voluntad de ilus-
• Las frases no son excesivamente cortas ni demasiado largas. trar de modo fiel la posición de los autores.
• Las citas están integradas en la frase (pueden leerse como si formaran parte de la
4. Estructura
frase) y tienen una extensión adecuada (una línea y media como máximo).
• El ensayo consta de introducción, desarrollo en tres partes, y conclusión.
• Las referencias bibliográficas están completas y no presentan errores.
• El desarrollo constituye entre el 75% y el 80% del contenido total del ensayo.
• El número de citas supera la decena.
• El desarrollo sigue el plan anunciado en la introducción.
10. Conclusión
5. Introducción
• Recoge el conjunto de ideas defendidas a lo largo del desarrollo.
• La introducción se inicia presentando el tema, que conduce de manera clara a la
• Responde de manera efectiva y profunda a la cuestión.
formulación de la pregunta, mostrando su pertinencia e incitando a la lectura.
• No recoge sumativamente las ideas defendidas en el desarrollo, sino que las pre-
• Tras la presentación del tema se formula una única pregunta. senta como una unidad, sintéticamente.
• Enuncia un plan temático para responder la pregunta en tres partes.
• No se formulan las ideas que dan respuesta a la pregunta usando las mismas pa-
• Cada parte del plan tiene un objetivo: hacer una distinción conceptual, presentar labras o las mismas frases empleadas en el desarrollo, sino que se reformulan
argumentos en favor de una idea o refutarla.
creativamente.
• Presenta alguna nueva pregunta que extiende el debate desde lo planteado en el
ensayo.
52
C’est parce que nous sommes au Paradis que tout dans ce
monde nous fait mal. Hors du Paradis, rien ne gêne, car rien ne
compte.

Ono no Komachi.

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