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XAVIER TILLIETTE

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Philosophes
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TEXTES ET ÉTUDES PHILOSOPHIQUES

DE BROUWER
NUNC COGNOSCO EX PARTE

TRENT UNIVERSITY
LIBRARY
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Kahle/Austin Foundation

https://archive.org/details/philosophesconteOOOOtill
PHILOSOPHES CONTEMPORAINS

’frwt UnWersitv Ubrary


DU MÊME AUTEUR
chez les mêmes éditeurs :

Existence et littérature : Rilke, Thomas Mann, Bernanos, Mal¬


raux, Giraudoux, Mallarmé, Jean-Claude Renard.
XAVIER TILLIETTE

PHILOSOPHES
CONTEMPORAINS
Gabriel Marcel
Maurice Merleau-Ponty
Karl Jaspers

TEXTES ET ÉTUDES PHILOSOPHIQUES

DESCLÉE DE BROUWER
PARIS
£A4-2>0 -\ b

Nihil obstat Lutetiæ, die 27 Februarii 1962


Phil. Durand-Viel
Praep. Prov. Paris

Imprimatur Lutetiae, die 12 Martii 1962


J. Hottot
vie. gen.

© 1962 by Desclée De Brouwer


AVERTISSEMENT

L’étude sur Gabriel Marcel, qui ouvre ce volume, a paru


naguère en version abrégée et en traduction dans la revue
Dokumente. Le texte original est publié ici dans son in¬
tégralité et muni de ses références. L’essai consacré à
Merleau-Ponty a été composé à partir d’hommages rédigés
après la mort du philosophe pour diverses revues (Études,
Archives de Philosophie, Razôn y Fe). L’article plus bref
sur Jasper s vient comme un regain tardif s’ajouter à un livre
écrit il y a quelques années. Il a eu pour occasion une contri¬
bution trop laconique à l’émission que la radio suisse (Studio
de Bâle) va offrir, en janvier 1963, à Karl Jaspers pour
ses 80 ans.
Dieu aidant, on espère donner quelque jour une suite à
cette trilogie, en examinant, par exemple, les œuvres de
Heidegger, Ernst Bloch, Eric Weil, Paul Ricœur, etc.

Nous sommes rivés à un temps, assujettis à une perspec¬


tive limitée. Tout notre effort d’intelligence du présent,
avec son exigence d’universalité, passe à travers une déter¬
mination étroite, comme le sable s’égrène par le col du sa¬
blier. En revanche la situation historique donne le privilège
incomparable de la contemporanéité. Nous respirons le même
climat que les penseurs vivants, nous aimons comme eux
/’Einmaligkeit de cette époque qui est la nôtre, nous par¬
tageons avec eux la lente angoisse et la courte accalmie ;
entre eux et nous l’échange s’effectue au sein d’une seule
8 AVERTISSEMENT

ambiance culturelle et d'un monde commun de préoccupa¬


tions et d'espoirs. Il faut avoir peiné sur des textes anciens,
essayé de reconstituer des pensées hors de l'atmosphère qui
les vit et fit naître, pour réaliser combien l'avantage de la
distance et du recul temporels est chèrement acquis : il coûte
le prix d'une expatriation. La célèbre consigne de Hegel :
«Tu ne seras pas mieux que le temps, mais tu le seras le
mieux possible », n'a pas de portée rétroversive.

Aussi la tâche du commentateur des philosophes con¬


temporains est-elle relativement aisée autant que modeste
(comment chercherait-il à couvrir la voix qu'il écoute?).
Il a pour premier souci de ne pas desservir les auteurs, de
restituer le mouvement de leur pensée. Il n'est qu'un inter¬
médiaire, un agent de liaison. Il n'a pas à s'ériger en justi¬
cier. Avant de juger il faut comprendre, et comprendre dis¬
pense souvent de juger. Là même où l'on est amené à me¬
surer l'écart, à contester, c'est encore au nom de la fidélité
au monde contemporain, dont les lacunes et les besoins
sollicitent notre attention à l'égal des richesses. On s'est
efforcé de ne faillir ni à la vérité ni à la liberté. Pour le
reste, c'est-à-dire pour l'effet du discours, Kierkegaard dit
que « tout est dans l’auditeur ».

Tübingen, septembre 1962


CHAPITRE PREMIER

GABRIEL MARCEL
OU LE SOCRATISME CHRÉTIEN

Dans l’Avant-propos du Mystère de l’Être1, Gabriel


Marcel consent à désigner sa recherche en lui donnant
le nom de « néosocratisme » ou de « socratisme chrétien ».
Ce titre est destiné dans son idée à refouler celui d’exis¬
tentialisme (fût-il atténué en existentialisme chrétien),
qui lui inspire de plus en plus d’agacement et même
d’irritation. Il est au surplus merveilleusement approprié
à traduire le mode de philosopher de Gabriel Marcel :
le libre et agile esprit de Socrate intérieur à une philo¬
sophie d’inspiration chrétienne. Aussi le prenons-nous
pour fil conducteur. Mais, soit dit sans clause de style,
ces pages, d’où nous éliminons le registre dramatique et
laissons fuir l’âme secrète de la philosophie marcélienne,
c’est-à-dire la musique, seront incomplètes et parfois
infidèles. Ce n’est qu’une lecture par-dessus l’épaule
du philosophe : furtive, cursive, un peu distante et in¬
distincte ; puisse-t-elle donner envie cependant de pren¬
dre en mains ses livres2!

1. P. 5. Cf. Présence et Immortalité, p. 96.


2. Nous ne mentionnons que les ouvrages philosophiques :
Journal Métaphysique (JM) ; Être et Avoir (EA ) ; Du Refus
à l’Invocation (RI) ; Homo Viator (HV) ; Regard en arrière,
dans Existentialisme chrétien; La Métaphysique de Royce; Les
Hommes contre VHumain; Le Déclin de la Sagesse (DS) ; Le
Mystère de l’Être. I. Réflexion et Mystère. II. Foi et Réalité
(ME, I et II) ; L’Homme problématique ; Présence et Immortalité
10 SOUS L’INVOCATION DE SOCRATE

Si tous les philosophes, créateurs ou épigones, rendent


à Socrate une sorte de culte domestique, bien peu ont
autant de droits que Gabriel Marcel à invoquer le pa¬
tronage de l’éternel débutant, de l’éternel ignorant. Dans
son Traité de Métaphysique, Georges Gusdorf signale
spontanément, à propos du « philosophe de la question,
philosophe en question, philosophe à la question dans
le monde1 », le Marcel du Journal Métaphysique - déjà
Paul Ricœur avait parlé de « l’aspect socratique de ces
esquisses en coup de sonde2». Gusdorf cite également
Bréhier, selon lequel, en dehors de l’intercession de
Socrate, « il n’y a pas de philosophie chrétienne 3 ».
Tel Socrate, philosophe ambulant, le penseur de
Gabriel Marcel est « 1 ’homo viator par excellence 4 ». Le
refus, d’abord provisoire, puis résolu, du système et de la
forme systématique exprime, non pas une insuffisance
de vigueur intellectuelle, mais une répulsion raisonnée 5.
A la construction harmonieuse et comme satisfaite
d’elle-même, Gabriel Marcel préfère la question, la
mise en branle, la marche infatigable qui ventile les pen¬
sées. Il conçoit la philosophie avant tout comme une
recherche, avec ce que ce mot implique de précaution¬
neux, de minutieux et de circonspect6. Il a pleine con¬
science de l’allure parfois tâtonnante et trébuchante de
son cheminement. Relevons en effet quelques-uns des
termes imagés qu’il emploie comme à plaisir pour
caractériser son mode de philosopher isagogique : ex¬
ploration, forage, défrichage, déblayage, désarticulation,

(PI) ; Position et Approches du Mystère ontologique (PA),


édité avec Le Monde cassé.
1. P. 25.
2. Gabriel Marcel et Karl Jaspers, p. 49.
3. Op. cit., p.9. 4. Id., p. 8.
5. RI 84, PI 15.
6. ME I, 8, 19, 2i, 43 ; JM 284.
UN PENSEUR INDÉPENDANT II

circonvallation, expédition spéléologique, prospection


circulaire, etc.1 Une telle procédure comporte des risques,
à savoir les apories, les impasses, les tunnels, les fausses
manœuvres... il faut faire machine arrière - mais aussi,
plus souvent, des chances : trouvailles du logos, per¬
spectives imprévues, riches filons, rencontres, et ces mul¬
tiples connexions, ces voies de communication dont le
dense réseau atteste la perspicacité intellectuelle de
Gabriel Marcel. A cet art de la synidèse 2 se rattachent le
propos et le programme d’une remise en honneur de
l’imagination, de l’inspiration, contre l’hégémonie froide
de la pensée abstraite. Ce n’est pas hasard si ce penseur
indépendant et, à dire vrai, un peu outsider3, indique plus
volontiers au chapitre de ses sources et de ses stimulants
des poètes et des romanciers comme Rilke, Ramuz,
Eliot, ou des écrivains autodidactes comme Gustave
Thibon et Max Picard, que les grands noms de la tra¬
dition philosophique, dont il est pourtant imprégné. Ses
références à Descartes, Spinoza, Kant, Hegel, Schelling
(auquel il consacra en partie son diplôme), Nietzsche...,
quoique d’une sûreté infaillible, ne dépassent pas en
général le schématisme des allusions scolaires ; du reste,
les citations érudites et l’appareil technique n’occupent
dans ses ouvrages qu’une place modeste, les notes y sont
très rares.
Cette réserve ne porte pas préjudice à l’exigence de
réflexion authentique. Mais les écrivains avec lesquels
Marcel se sent en correspondance ou en désaccord ne
lui servent qu’à entrer en résonance. Sa vibration se pro¬
page alors sur une autre portée. Même si le ton quelque
peu emphatique l’enfle parfois, elle demeure claire et
sobre à travers ses circonvolutions. Il est remarquable

1. RI 23, 55, 161 ; ME I, 47, 207 ; ME II, 89.


2. HV 27. 3- DS III.
12 UNE RÉFLEXION JOURNALIÈRE

que ce soit le plus sombre des livres de Marcel, Les


hommes contre l’humain, qui insiste avec force sur cette
catharsis de la réflexion, « notre seul recours1 ».
C’est pourquoi, malgré l’aspect provisoire de ses
esquisses toujours reprises, Gabriel Marcel ne se rattache
pas directement à la lignée des auteurs de fragments,
dont les représentants de génie sont Pascal et Nietzsche.
En dépit de leur morcellement, ses écrits publiés ne
donnent nullement l’impression de discontinuité et
d’éparpillement. Le choix du journal comme méthode
n’est pas destiné en effet à conserver en son jaillissement
la profusion des idées - comme les notes prolixes et
cursives de Simone Weil, par exemple. Le journal est en
effet l’outil de la réflexion « à l’écoute d’un certain chant
qui monte d’elle-même 2 » (l’univers mental de Gabriel
Marcel est éminemment acoustique, comme celui de
Kierkegaard), de sorte qu’il se confond avec l’écho de la
pensée en marche, il en note le timbre, les pas, les aper¬
çus, puis les progrès, les ratures et les péripéties. On est
tenté de rappeler l’illustre précédent de Maine de Biran.
Mais Biran est d’abord un psychologue, observateur et
interprète de ses états intérieurs. Tandis que, pour
Marcel, le cahier n’est pas un confident, un dépositaire,
il est le laboratoire actif de la réflexion. L’écrivain y met
en chantier ses problèmes, il accompagne leur gestation,
leur germination, les laisse s’imbriquer et se chevaucher,
s’exfolier pour ainsi dire - cette suite de métaphores
mute à dessein un procédé qui lui est familier. Conféren¬
ces et articles ne sont d’ailleurs que des exemples de la
méthode, des variantes ; ils puisent dans la réserve du
journal ; les résultats jamais définitifs qu’ils présentent
conservent l’accent de la rumination intérieure et de la

1. Conférence faite à l’Université Libre de Berlin (1950).


2. ME I, 91.
DIALECTIQUE 13

quête hasardeuse, et comptent moins que l’éveil et l’im¬


pulsion données à l’auditeur ou au lecteur. Peu à peu
seulement se dégagent les thèmes électifs, en leur répéti¬
tion concertée. Rien, au surplus, qui ressemble à une
autobiographie intellectuelle, ou à des propos à la manière
d’Alain, autre commensal socratique. Marcel ne se pré¬
occupe nullement d’épingler et de faire jouer des « pen¬
sées », mais il a souci d’imprimer à ses analyses le tour
alerte et laborieux de la pensée en activité.
Malgré l’absence de la forme interrogative et ironique,
la pratique socratique est ici aisément discernable.
Gabriel Marcel poursuit un dialogue ininterrompu avec
l’interlocuteur que chacun porte en soi, il exerce en
l’expérimentant sur lui-même l’art de la maïeutique. Car
l’essence de la réflexion est secrètement logée dans l’objet
qu’elle se propose. Sa vérité est tacitement prélevée sur
une expérience, d’où elle tire sa substance, sa densité
concrète, les adhérences qui la gardent de s’exténuer.
De là cette désignation, hélas barbare ! d’expérientialisme,
par laquelle Marcel aurait aimé définir le sens de son
effort. Par rapport à cette expérience, l’intelligence ne
fait que s’orienter en s’aidant de la dialectique. Il s’en
faut, certes, que la dialectique marcélienne soit chi¬
canière et rouée comme celle de Socrate, mais elle utilise
les mêmes ressorts. Les instruments auxiliaires qu’elle
emploie constamment sont en effet le langage (usage et
étymologie) et l’exemple.
Le langage constitue pour la philosophie un fonds de
réserve, une caisse de secours inépuisable. Les mots, seuls
ou convenablement mis en place, servent indéfiniment
à notre instruction : les plus simples, les plus ternes, les
plus familiers, véhiculent une somme d’expérience,
pour peu qu’on les décape de leur banalisation et de leur
déformation. Fréquemment la réflexion de Marcel se
contente d’être une méditation sur le sens des mots et sur
14 AU PLEIN DU LANGAGE

leur falsification courante : « avoir », « recevoir », « ren¬


contre », « témoignage », les modestes prépositions
« chez », « avec », etc.1 Les mots offrent à la pensée de
justes balances. Au reste, le style de Gabriel Marcel se
rattache à la tradition philosophique française, il ne
s’encombre pas de jargon, l’expression est savoureuse,
un peu chargée quelquefois, lestée de vocables inaccou¬
tumés dans le lexique philosophique (sur ce point,
l’écriture de Marcel a fait école), sans pourtant tailler
des pointes comme chez Alain, dont les ellipses et les
irisations précieuses tiennent du tour d’adresse. Marcel,
comme Bergson, reconnaît aux images un pouvoir de
suggestion intellectuelle, et même de structuration men¬
tale. S’il en abuse presque, c’est pour ressusciter des
connivences profondes et régénérer l’effet d’alerte et de
surprise. Moins diaphanes et chatoyantes que celles de
Bergson (qui a d’ailleurs plusieurs registres2), elles sont
en général plus robustes et pour ainsi dire directement
comestibles.
Les exemples - cette croix du professeur de philo¬
sophie - sont plus que des illustrations, ils font corps et
levier avec la réflexion. Pris (au double sens d’extrac¬
tion et d’engagement) dans l’expérience vive, ils s’arc-
boutent à la notion de situation, clef de voûte d’une
philosophie de l’existence. Marcel les puise délibérément
dans la vie vécue, fût-ce sous son aspect banal et tri¬
vial, Mais il les décortique en quelque sorte et les renou¬
velle constamment, pour les empêcher de « rancir3 » et
d’alourdir la pensée au lieu de l’aimanter. Le propre
registre théâtral est volontiers mis à contribution, d’au¬
tant plus qu’il est antérieur de toutes manières à l’in-

1. RI, 41 ; ME I, 134, I53> 184-5-


2. V. Lydie Adolphe, La dialectique des images chez Bergson
(PUF, 1951).
3. ME 1,74.
LOGOS ET DIALOGUE 15

vestigation philosophique : Marcel n’est pas un auteur


de pièces à thèse L
Langage et exemples forment donc la rampe d’une
méditation féconde, docile au réel, attentive à son mouve¬
ment interne 1 2. Mais les mots et les faits ne valent que
par leur pouvoir réverbérant3. La méthode marcélienne
suppose la confiance faite au logos, la certitude que l’in¬
telligence bien conduite désarticule Terreur. Et le logos
conserve son allure de dialogue, au moins implicite, où
question et réponse, objection et réplique, se prêtent un
mutuel concours. De là procède la démarche en va-et-
vient de navette, inhérente à cette pensée captée à l’état
naissant. Alors s’ébauche au sein d’une perpétuelle
genèse ce rythme à deux temps, de la vie vers la pensée,
et de la pensée vers la vie 4, qu’il nous faut décrire avec
plus de précision.

* UN SENTIER RABOTEUX ET ABRUPT » (Rép. VII, 515 e).

Cette voie étroite, ce raidillon, achemine des ombres de


la caverne à la clarté du jour. L’image simple et insur¬
passable de la conversion philosophique a été suggérée
une fois pour toutes. Ne nous étonnons pas qu’elle

1. G. Marcel s’est expliqué à plusieurs reprises sur la relation


théâtre-philosophie dans son œuvre, récemment encore dans
une conférence du Collège Philosophique. L’ouvrage d’initia¬
tion de Marie-Magdeleine Davy, Un philosophe itinérant,
tient grand compte de cette relation. L’étude de base reste celle
du P. Fessard, Théâtre et Mystère (avant-propos de La Soif).
Voir aussi les deux conférences de l’opuscule de G. Marcel,
Théâtre et Religion.
2. MEl, 133, 64. Cf. Studies, Summer 1959, « What can one
expect of Philosophy?» pp. 151-162 (conférence donnée à
Dublin).
3. ME I, 76. 4. ME I, 49.
i6 LE SENTIER DE LA CAVERNE

resurgisse à peine transposée sous la plume d’un pen¬


seur socratique d’aujourd’hui. Ce chemin malaisé, à
travers les lacets du Journal Métaphysique, c’est la ré¬
flexion, c’est aussi l’itinéraire de l’esprit vers Dieu.
La réflexion philosophique, comme lente et labo¬
rieuse approche de ce qui ne se découvre que peu à peu,
a toujours été pratiquée par Gabriel Marcel, on la voit
poindre comme un pressentiment dès les premières
pages de ses écrits. Mais elle ne s’est éclaircie et décan¬
tée que plus tard, dans la distinction entre une réflexion
primaire ou abstraite, et une réflexion seconde, « récu¬
pératrice 1 », qui se confond avec la philosophie. On est
tenté de rappeler la séparation bergsonienne de deux
modes de connaissance hétérogènes, l'intelligence fa-
bricatrice et l’intuition sympathique. Ce n’est pas du
reste le seul point de contact de Marcel avec un philo¬
sophe qu’il admire2 et auquel il a dédié le Journal
Métaphysique. La réflexion seconde se détache par con¬
traste sur la réflexion de type scientifique et idéaliste.
Celle-ci est dualiste, objectivante, « spectaculaire 3 », dé¬
crite de manière saisissante comme un exil, un exil in¬
fini4. Sa pureté est absence glacée. Elle se meut dans
l’aire de l’exact et du « vérifiable », ou encore de « l’au¬
tre », du « lui5 » ; elle convertit l’indivisible6 et ses rela-

1. ME I, 98, 180, 184; 11, 139 ; DS 23. Autres références


plus loin.
2. Au Congrès Bergson du centenaire (1959), il a dit pu¬
bliquement cette admiration, mais formulé aussi ses réserves.
On sait quelle reprise il a faite de la dialectique du clos et de
l’ouvert.
3. EA 25.
4. Dans une réplique de L'Iconoclaste (citée par R. Trois-
fontaines, De l'Existence à l'Être, II, p. 166). Cf. EA 12, RI
198, PI 31.
5. JM 140 sq., 207-8, 174, 215, 257 ; EA 244.
6. JM 328, 216, 253.
LE SENTIER DE LA CAVERNE 17

tions vivantes en rapports triadiques. Tant qu’elle


s’occupe de son domaine propre, la science et la techni¬
que, Gabriel Marcel se borne à la dédaigner: s’il ne s’est
pas tourné vers la philosophie des sciences, c’est par
loyauté, parce qu’il ne s’en reconnaissait pas la com¬
pétence. En réalité, sa méfiance constante, parfois uni¬
latérale et outrée, à l’égard de ces disciplines, s’alimente
à de tout autres mobiles que le préjugé et le dépit. Il veut
en effet déceler et déjouer l’usurpation métaphysique
subrepticement accomplie par le tiers1 ou le il imperson¬
nel - arracher la métaphysique à l’emprise nivelante et
appauvrissante de la « pensée dialectique2 ». Car la
considération objective s’empare sournoisement ou
avec arrogance de la mémoire, de la sensation, du senti¬
ment, du corps, de la liberté, d’autrui, etc... et prétend
rendre compte de leurs « problèmes ». C’est justement
ce mot, cette notion que l’on est en droit de contester,
dès qu’il s’agit de métaphysique 3. On doit se demander
si le « plan dialectique » est valide sans restrictions, s’il
représente la suprême instance, ou s’il n’est pas plutôt
une tentation fiée à la perte du sens de l’Être. La ré¬
flexion primaire est neutre, elle procède par réponses,
définitions, jugements, classements, elle remplit un
questionnaire, constitue un répertoire ; la sensation est
pour elle un « message », le corps un « instrument », au¬
trui un « lui », une « source de renseignements », et ainsi
de suite.
La réflexion seconde, ou « au second degré, à la se¬
conde puissance4 », ou rétrospective5, entre en jeu pré¬
cisément dès que la solution objective est discutée, ses
explications remises en question, plus profondément sa
contradiction prise au piège : car, par exemple, regarder
1. JM 275 ; EA 13, 25. 2. JM 161, 141.
3. JM 283. 4. EA 171 ; PA 276.
5. RI 136.
PC a
i8 LE SENTIER DE LA CAVERNE

l’autre comme une source de renseignements, c’est


supposer que l’on s’adresse à lui et par conséquent le
sous-entendre comme un toi. Aussi la réflexion seconde
est-elle une réflexion « approfondie », « supérieure », ou
encore « métacritique », « hyperphénoménologique1 » ;
elle n’émane pas du pur sujet législateur, épistémologi¬
que, du Cogito, lequel « garde » seulement « le seuil du
valable2 » ; elle n’est pas posée devant ses objets comme
une conscience séparée, mais elle émerge avec eux sans
rompre ses adhérences. Cette intransigeante contestation
de la pensée objective et dialectique est essentielle à
l’authentique réflexion. Elle laisse évidemment en sus¬
pens le problème de la science et, d’une façon plus
générale, le statut de la systématisation rationnelle. Cette
lacune voulue, comme nous venons de le dire, est com¬
pensée largement par le gain de l’existentiel, qui se
charge d’acquitter la « rançon métaphysique très lour¬
de 3 » consentie inéluctablement par la science. C’est
pourquoi nous hésitons à approuver sans réserves la
formule dont se sert le P. Troisfontaines, au cours de sa
remarquable exégèse entreprise avec la caution de
G. Marcel : il résume la démarche marcélienne en un
passage « de l’existence à l’être par Vobjectivité », con¬
férant à celle-ci le rôle de « donnée-pivot » qui appartient
en fait à la liberté. Quoi qu’il en soit - nous reviendrons
là-dessus - Gabriel Marcel insiste sans désemparer sur
V obturation4 ou Y amincissement qu’entraîne le processus
objectivant. C’est le résidu éliminé par la science et la
dialectique, et non leurs résultats positifs, que la ré¬
flexion dite récupératrice a tâche de revaloriser. Elle
est une « reconquête », un retour après des « vicissi-

1. EA 149, 175, 206 ; RI 107.


2. JM 315 ; EA 249 ; PA 264.
3. JM 289. 4. EA 35.
LE SENTIER DE LA CAVERNE 19

tudes1 », une fois dénoncé un abus de pouvoir, délivré


un constat d’impuissance, et détectée l’altération qui se
cache sous les traits convaincants de l’objectivité2.
La réflexion seconde, en effet, « récupère l’immédiat
de l’existence sans perdre le bénéfice de la rationalité 3 ».
C’est une récupération créatrice, au sens où Marcel
parle aussi de fidélité créatrice 4. C’est-à-dire une « phi¬
losophie concrète ou existentielle5 », se constituant « par
une sorte de ravitaillement incessant qu’assure sa per¬
pétuelle communication avec l’Être même6 » - et une
« philosophie de la pensée pensante », élaborée « à la fa¬
veur d’une dangereuse et perpétuelle acrobatie7», et
qui « n’est que pour et par la liberté8 ». Les deux as¬
pects se tiennent, car le concret est le terrain d’épreuve
de la pensée. Cet enracinement indéfaisable du Cogito,
Gabriel Marcel l’appelle « prise », « morsure du réel9 »,
ou « rapport dyadique » et, plus fréquemment, « partici¬
pation 10 * », « en une acception toute différente de Platon »,
précise-t-iln.
Car la connaissance n’est pas translucide à elle-
même, elle est solidaire de l’Être, abouchée à l’« iné¬
puisable concret12 », entée sur le « mystère ontologique »,
et mystérieuse elle-même. C’est le nœud de communica¬
tions de la philosophie de Gabriel Marcel : la pensée en

1. ME I, 98, 147.
2. V. l’article Existence et Objectivité, en conclusion du
Journal Métaphysique.
3. Troisfontaines, op. citI, p. 189.
4. EA 139 ; PA 276, 287 ; RI 16.
5. RI 35, 21 ; HV 163.
6. RI 22. 7- RI 21.
8. RI 35. 9- RI 89’; cf. HV 212.
10. ME I, 132-3 ; JM 155, 251 ; EA 19, 165 ; RI 224. Sur
« prise » et « maîtrise » : EA 182, 76, 63-5 ; PA 282 ; RI 96 ;
ME I, 53-
n. RI 33. 12. RI 91 > cf. EA 148.
20 LE SENTIER DE LA CAVERNE

prise sur l’Être1, et faisant émerger l’existence, le pas¬


sage de l’existence à l’Être - axe de la métaphysique -
s’opérant en ligne discontinue par le vouloir de la
liberté2.
Le mystère ontologique est le « métaproblématique3 »
et « l’appréhension du mystère ontologique comme
métaproblématique est le ressort de la réflexion récupéra¬
trice 4 ». La fameuse distinction du problème et du
mystère, proposée dans cette charte de la pensée mar-
célienne - son discours de la méthode! - qui s’intitule
Position et approches concrètes du mystère ontologique
(annexe du Monde cassé), n’a pas été intronisée sans
mûr examen, par une sorte de recours paresseux, avant
que la valeur positive du mystère ait été garantie. Le
problématique relève de la pensée objective, de la ré¬
flexion réductrice ; et la critique infligée à la réflexion
primaire permet de conclure que « beaucoup de pro¬
blèmes apparaissent comme des mystères dégradés 5 ». Le
mystère, qu’il se nomme Être, connaître, liberté, mal,
etc..., intègre les synonymes épars dans le Journal
Métaphysique : l’invériflable, l’intransmissible, l’indici¬
ble, l’inconceptualisable, l’injustifiable6... et leur accole
une origine et une visée communes. D’un mot, le
mystère n’est pas ce que nous ne comprenons pas, mais
ce qui nous comprend. « Le mystère est quelque chose
où je me trouve engagé7. » Ou, en termes plus abstraits :
un problème qui empiète sur ses propres données, ou
sur ses conditions immanentes de possibilité8. La

i. EA 43, 5i, 65, 76. 2. ME II, 31.


3. EA 162, 165, 149. 4. EA 175 ; cf. RI 107.
5. RI 94 ; cf. PA 268.
6. JM 29 sq., 226, 229-30, 289-90, 146 n ; EA 219-20,
244-6.
7. EA 145, 169, 205 ; RI 94.
8
. EA 169, 183, 250 ; PA 267.
LE SENTIER DE LA CAVERNE 21

philosophie est alors repérage du mystère, rétrospection


« sur les conditions de son » propre « développement1 »,
« réflexion braquée sur un mystère », tributaire d’une
connaissance ou d’une intuition « aveuglée 2 », « intuition
réflexive 3 ».
La distinction problème-mystère n’est pas seulement
un défi jeté à la présomption dialectique, elle est la clef
qui rouvre à l’intelligence sa véritable destination. Car
« le métaproblématique, c’est le transcendant », « la Paix
qui passe tout entendement4 5 ». De ce mystère vivant, il
appartient à la raison réorientée et pour ainsi dire bran¬
chée sur lui de ressaisir sans trêve au niveau de l’ex¬
périence les implications et l’irréfutable présence. C’est
le programme d’une philosophie chrétienne, naturelle¬
ment et ouvertement chrétienne, qui, sise en deçà de la
religion positive, lui prépare son emplacementsp irituel6.
Aussi la réflexion, aimantée par prédilection vers la
réalité religieuse, la conversion, la foi, la prière, la
grâce..., découvre-t-elle dans l’adoration sa terra firma6.
Cette faculté de réflexion, qui n’est « en dernière analyse
qu’un certain mode de l’attention7 », au sens de Male-
branche, est en son essence recueillement ; elle postule
et opère un « refaçonnement intérieur8 ». Le lien est
ainsi noué entre la philosophie et la vie spirituelle et
théologale ; les thèmes électifs trouvent de la sorte leur
justification : la fidélité, le serment, le témoignage,
l’espérance, la charité... Qu’est-ce en effet que la pen-

1. EA ijo -, RI 136.
2. EA 36, 145-6, 175 ; PA 275.
3. EA 141-2, 170-1 ; PA 275.
4. EA 149, 176 ; RI 137.
5. ME II, 67 ; cf. PA 299 ; RI 109-10 ; EA 174 ; HV 126
227 ; Studies, art. cit., pp. 161-2.
6. RI 190 ; cf. EA 248, 254.
7. RI 35.
8. ME I, 131, 145, 147, 151 ; cf. PA 273 ; EA 164, 171.
22 L’ÂME PÉTRIFIÉE

sée, sinon un désir, une « exigence ontologique », me¬


surée par « l’intervalle entre moi et l’être1 »? Et qu’est-ce
que la transcendance, sinon « cette espèce d’intervalle
absolu, infranchissable, qui se creuse entre l’âme et l’être,
en tant que celui-ci se dérobe à ses prises2 »? « Une telle
philosophie se porte... d’un mouvement irrésistible à la
rencontre d’une lumière qu’elle pressent et dont elle
subit au fond de soi la stimulation secrète et comme la
brûlure prévenante3. » Mais avant de parcourir ce que
la réflexion explore, comme un ensemble de connexions
vivantes, du seuil de l’existence incarnée jusqu’aux
approches d’une ontologie de l’intersubjectivité et à
l’orée d’une métaphysique de la lumière, il faut envisager
les fondrières du chemin, les menaces de rupture, et
fixer le vide nocturne qui donne toute sa densité au
contrepoids ontologique 4.

« l’ame pétrifiée » (Rép. X, 610-1).

Un contraste marque les ouvrages de Gabriel Marcel,


encore latent dans le Journal Métaphysique, strident en¬
suite dans le contrepoint du clavier dramatique et du
registre philosophique. D’une part, une tonalité amère,
un diagnostic alarmé des signes du temps ; d’autre part,
une assurance indéfectible, la création glorifiée, le blanc
majeur de la joie. Écartons le soupçon de manichéisme
pour trouver dans cette alternance le développement par
fidélité créatrice des prémisses de la recherche. La philo¬
sophie antidualiste5 - il parle incidemment de son

1. EA 52, 165, 350 ; PA 260-1 ; ME II, 39, 130.


2. EA 277. 3. PA 301 ; RI 110.
4. EA 76, 149 ; RI 187.
5. RI 220 ; cf. JM 44, 48.
l’âme pétrifiée 23

trialisme1 - de Gabriel Marcel est d’un seul tenant, elle


va « du refus à l’invocation », elle n’est une philosophie
de l’invocation et du recours absolus que parce que
l’homme peut se perdre absolument1 2. Sa démarche se
déploie entre l’abîme et le salut. Mais l’intérêt de la
réflexion s’attache plus particulièrement aux jointures
et aux notions-charnières, regroupées ici autour de
l’idée d’épreuve.
U amorçage3 de l’enquête est invariablement une
sorte de choc en retour sur celui qui interroge, le
questionneur questionné et inclus dans la question.
Qu’est-ce que le moi ? demandait anxieusement Maine
de Biran. Que suis-je? s’inquiète Gabriel Marcel4. Je
ne sais pas qui je suis, je suis et je ne suis pas5, Qu’est
ce que ma vie6? Je suis et je ne suis pas ma vie. Ma
situation? C’est un fourré inextricable7. Une direction
s’offre, la ligne de fuite de la réflexion primaire : dresser
l’inventaire de mes qualités, de mes propriétés, de mes
possessions, relever des coordonnées spatio-temporelles
et historiques, effectuer un signalement, un bilan... Or
une telle entreprise plafonne, cette nomenclature laisse
filer à travers ses mailles mon être, ma vie, ma situation.
La réflexion seconde recule en deçà, pour atteindre
l’existentiel antérieur à tout éclairement... C’est l’in¬
comparable mérite de Gabriel Marcel de souder une
entreprise philosophique irréprochable à la condition
humaine telle quelle, non altérée, à l’expérience non

1. JM 162.
2. EA 172, 206 ; cf. PA 258-9, 276-7.
3. cf. EA 16.
4. PA 264 ; EA 222 ; HV 193 ; RI 92, 182, 188-9 J ME 1,
1x9, 141, 124, 154, 158, 163, 180-1.
5. ME I, 182 ; EA 249, 291.
6. EA 55, 103, 126-8, 132, 190, 291 ; RI 106, 125 ; ME I,
152, 163, 179.
7. EA 12, 24 ; ME I, 152, 157-8.
24 l’âme pétrifiée

désinfectée. Aussi attacherions-nous un prix extrême à


des notations d’accent personnel, fugitives mais d’autant
plus poignantes, éparses dans le Journal. Elles inter¬
rompent la ligne spéculative, mais elles traduisent
d’autant mieux son authenticité. Par exemple cette note :

22 Mars iç31 (un dimanche triste). Le temps comme


percée sur la mort - sur ma mort - sur ma perte. Le
temps-gouffre ; vertige en présence de ce temps au fond
duquel est ma mort et qui m’aspire \

Et plus loin :

14 Mars (1933). L’angoisse ces jours-ci passe toute


mesure. La conférence du désarmement expire. Incident
à Kehl, et la terreur règne là-bas. Il y a des moments où
je vis avec le sentiment que la mort est sur nous tous, sur
tout ce que nous aimons2.

L’impression, l’oppression d’affreuse tristesse que


mémorisent ces lignes, c’est ce que d’autres ont appelé
plus tard le sentiment de l’absurde. Le nihilisme,
l’absurde3, loin d’être absents de la pensée de Gabriel
Marcel, y sont tapis comme la secrète brûlure, silencieuse
ou intolérable, d’un cancer redouté. Mais cette angoisse
diffuse et insurmontable est comme reflétée dans un
univers qui la transcende - et cet horizon met Marcel
hors de pair. Tout le poids de fatalité et de détresse in¬
hérent à l’existence humaine4 est jeté dans la balance, à
la contrepartie de l’éternité. Interpréter le fatalisme et
l’absurde comme un « refus » n’est pas à son tour un

1. EA 117. 2. EA 205.
3. EA 132, 150.
4. JM 202, 230 ; EA 109, 172-3 ; HV 115, 202, 201 ; ME I,
177.
l’âme pétrifiée 25

refus d’endosser la condition humaine, mais au contraire


un acquiescement plus total.
Le temps comme abandon, la mort comme abîme,
s’appellent désespoir, capitulation, suicide1. Il est tou¬
jours possible de s’y enfoncer, d’y sombrer. La situation
est exil, captivité2. Marcel se méfie d’une attitude qui
écarterait comme du revers de la main cette éventualité.
Il souligne « l’importance énorme », dans sa philosophie,
« du thème du reniement possible 3 ». Ce thème est en
effet lancinant dans maintes pages d'Être et Avoir et
d'Homo Viator4. « Le vertige est une condition positive
de toute pensée métaphysique5. » Le désespoir est, en
un sens, irréfutable6. La « défection absolue7 » est la
menace toujours en suspens, en face de laquelle la
philosophie, qui énonce les prolégomènes de la foi ou
plutôt qui est l’expérience humaine sourdement éclairée
par la foi, apparaît comme une via salutis, un exorcisme,
une «réfection8». La métaphysique conjure les forces
ténébreuses qui peuvent nous submerger, qui sont déjà
à l’œuvre. Mais parce que la situation est nécessaire¬
ment ambiguë, dramatique, elle exige un acte de la
liberté singulière devant ce qui affiche la rigueur d’airain
de la fatalité.
L’homme peut subir la défaite sans merci, l’abîme le
convoite. Il est des âmes mortes, pétrifiées, défigurées
comme le pêcheur Glaucos, la momie de noyé ligotée

1. RI 107 ; PA 277 ; HV 71 ; ME II, 148, 153, 162 ; PI


9, 37, 181 sq.
2. RI 98 ; HV 43, 78, 115 ; ME II, 160 ; PI 105.
3. RI 34.
4. EA 56, 63,140-1,172 ; PA 276 ;RI 17, 34,100,154, 213 ;
ME I, 215 ; ME 11, 59, 186 ; pour HV, v. note 79 et passim.
5. RI 100.
6. EA 160 ; HV 59 ; ME II, 148, 153, 177.
7. EA 131, 138-40, 148, 172, 206 ; RI 104, 224.
8. EA 126, 150, 116 ; cf. Ricœur, op. cit., p. 226.
26 l’Ame pétrifiée

d’algues et incrustée de coquillages... Mais l’acuité de


vision de Gabriel Marcel perçoit et décrit des ravages
moins flagrants que la chute à l’absurde et le vertige du
néant. Elle étend la dénonciation du péril à des zones où
il demeure masqué, elle décèle sous son camouflage la
tranchée de perdition où s’abrite une mensongère dé¬
fense contre l’angoisse et la tragédie humaines. Car le
redoutable n’est pas confiné et comme lové dans les bas-
fonds de la conscience. Nous faisons allusion à la cri¬
tique de l’avoir et de son cortège de notions, l’indis¬
ponibilité, la fonction, l’autonomie..., avec leur pro¬
lifération monstrueuse dans la « trinité maléfique1 » du
technique, du collectif et de l’abstrait, qui n’étalent que
routine et torpeur mortelles. La tâche capitale de la
philosophie est de réagir ou de faire barrage contre « ces
données truquées2 ».
Elle s’y emploie en réintégrant le cœur de l’expérience,
la situation fondamentale, ma vie. Ici l’idée d’épreuve3,
le sens de l’épreuve et du temps comme « forme de
l’épreuve4 », fait pour ainsi dire charnière entre la dé¬
tresse dissolvante et l’irrécusable ontologique. Car
l’épreuve, dotée de sa résonance religieuse, est cette
réalité à double face, passion déprimante et active
assomption. Or « toute situation peut être regardée
comme une épreuve ; elle enveloppe en effet une
tentation et un enjeu5 ». C’est dire que « la zone de
l’épreuve est le champ même de la liberté6 ». Mais à
quelles conditions ma vie, ma situation, peuvent-elles
être assimilées à une épreuve, pensées sous la catégorie

1. Ricœur, op. cit., p. 172.


2. ME I, 183.
3. JM 178 sq, 228 ; EA 123 ; PA 289 ; ME I, 149 ; ME II,
142, 144.
4. EA 21. 5. JM 260 ; cf. EA 134.
6. JM 229.
l’âme pétrifiée 27

de l’épreuve? Il semble que d’elle-même, en avançant,


la vie se décante, se discerne comme épreuve. Mais il y a
des moments où elle stagne, « entièrement vide »,
dévastée ; « le malheur dépeuple l’âme, la vide1 ». La
sagesse de Besme, la sagesse du néant, fait fond sur ce
Rien n’est, Rien n’a d’importance2. Faut-il dire alors
que seul l’ordre de la foi permet d’interpréter ma vie
comme une épreuve, si « l’épreuve est ce qui a un au-
delà 3 » ? Mais en deçà du remous indéterminé, de la ligne
de partage indéfinissable où la philosophie concrète ren¬
contre l’existence religieuse et théologale, une philoso¬
phie de l’épreuve 4 est étroitement amarrée à l’ontologi¬
que et mouillée dans sa nappe profonde. C’est de l’Être,
de sa « vie palpitante et indivisible5 », qu’elle affleure,
émerge au ras des vagues. Toutefois cette indication
survient prématurément, ses corrélations sont encore
indécises : « Toujours le même dilemme. Fait objectif
ou disposition intérieure. Tout cela ou... rien que ceci.
Chaque fois que je le retrouve, j’ai le même sentiment de
montagne à soulever 6. »
C’est pourquoi la situation envisagée comme épreuve
nous reporte vers l’existence. Mais aussi elle désigne
déjà ce qui est comme la nébuleuse de la pensée de
Gabriel Marcel, en sa teneur, en sa condensation pri¬
mitives (si l’on fait abstraction des toutes premières re¬
cherches, orientées sur des problèmes intérieurs à l'in¬
tellectualisme) : non pas tant cette « sorte d’équivoque
fondamentale inscrite au cœur même des choses7 », que
« le paradoxe qui est au cœur de la création proprement
dite8 », l’accueil qui est ouverture et don, « l’indistinc-

r. JM 202.
2. JM 177-8 ; PA 262; RI 224 ; ME II, 59.
3. JM 198. 4. Ibid., cf. 260.
5. JM 199. 6. JM 200.
7. EA 33. 8. RI 123.
28 L’ATLANTIDE ENGLOUTIE

tion du toi et du moi, du toi et du lui », qui « n’est pas un


élément neutre où nous puissions nous perdre et comme
abdiquer », mais « une sorte de milieu vital de l’âme où
celle-ci puise sa force, où elle se renouvelle en s’éprou¬
vant1», «à la racine de ce que nous sommes,.,, un
vacillement », un « scintillement existentiel » auquel
« correspond à la cime de nous-mêmes le scintillement de
la croyance2 ». Dans ces formules ramassées se fonde
après coup la remarque lumineuse qui clôt dans le
Journal Métaphysique l’élucidation laborieuse de l’épreu¬
ve : « Triompher de l’épreuve, ce sera se maintenir en
tant qu’âme, sauver son âme. A approfondir3. » On
retrouve au détour de cette route sinueuse la recomman¬
dation socratique : se soucier de son âme 4.

« UNE ATLANTIDE ENGLOUTIE » (Tintée 2$ d).

La métaphore de l’Atlantide évoque le « champ


d’affleurement d’un certain royaume indéfini dont nous
ne pouvons que repérer accidentellement et comme par
éclairs les zones immergées, les prolongements sous-
marins... Le fait de vivre... implique... l’existence d’une
sorte d’Atlantide métaphysique, inexplorable par dé¬
finition, (qui) confère à l’existence son volume, sa va¬
leur, sa mystérieuse densité5. »
La situation fondamentale, c’est l’exister, l’existence6.
Conquise pour ainsi dire de haute lutte sur l’emprise
de l’objectivité, elle définit moins une facticité opaque
et brute qu’un certain climat1, faute d’un meilleur mot.
Sa caractéristique essentielle est l’antériorité radicale. La

i. RI 52. 2. RI 225.
3. JM 198. 4. Phédon 107 c.
5. RI 124, cf. 181. 6. RI 219.
7. JM XI.
L’ATLANTIDE ENGLOUTIE 29

situation concrète, en effet, l’incarnation, ouvrent jour


sur ce mystère central de l’existence. L’existence n’est
pas la nudité en quelque sorte plastique que la pensée
abstraite habille de qualités ; elle est le noyau irréduc¬
tible sur lequel je n’ai pas prise ni « maîtrise1 » mais qui
au contraire a prise englobante sur moi2. Elle est au
commencement, et, si elle n’est pas au commencement,
elle ne sera nulle part3. Une réflexion serrée sur le fait
de la sensation et la condition corporelle dégage cet
irréductible, cet « indubitable existentiel4 ». Le corps
est en effet le « repère existentiel », le repère des existants
ou mieux l’existant-type ou repère5. L’existence dresse
cette opacité, cette impénétrabilité de la présence cor¬
porelle. Mais ce n’est un obstacle infrangible que pour la
pensée objective, qui bute sans remède contre lui. A la
réflexion seconde, la situation incarnée atteste que je
suis déjà avant toute pensée enveloppé, inclus dans une
incoercible réalité. Cette immédiateté non médiatisable
de la sensation et du corps sous-jacent est médiation
absolue, ou médiation sympathique6, et, si l’on s’en
tient au sentir, on peut aussi parler de participation7.
Signalons en passant que les pages du Journal Méta¬
physique auxquelles nous nous référons sont un des
foyers, une des cellules germinales de la pensée de
Gabriel Marcel.
Le corps n’est donc pas, comme chez Sartre, le pesant
symétrique d’une liberté antécédente et néantisante. Il
porte au contraire la « conscience exclamative d’exis-

1. RI 96. 2. Ricœur, op. cit., p. 364.


3. RI 25, cf. 32.
4. RI 25 ; JM 312 ; EA 12 ; ME I, 103 sq. ; PI 91, 96,
118.
5. JM 261 ; ME I, 143 ; ME II, 27.
6. JM 238-9, 241, 265 ; EA 14 ; ME I, 117, 127.
7. JM 251 ;RI 33 ; ME I, 119 sq.
30 L’ATLANTIDE ENGLOUTIE

ter8 », celle de l’enfant qui ouvre des yeux admiratifs sur


le vaste monde - expérience originelle que G. Marcel
oppose à la déréliction. L’existence a quelque chose
d’irrévocable et de jaillissant que la réflexion intégrale
a pour mission de mettre en lumière. A ce niveau
s’amorcent les ardus problèmes concernant le rapport
de l’existence à l’être, dont le philosophe cherche parfois
péniblement à débrouiller l’écheveau. Son effort donne
plus d’une fois l’impression de se frayer un étroit
passage, comme une galerie de mine ou une « cheminée »
dans les rochers.
Nous ne donnerons que quelques jalons de piste. La
pensée réductrice1 est au rouet. Pour l’élever vers l’in-
caractérisable, la catégorie qui sert de levier ou de trem¬
plin est la catégorie de l’avoir. L’approche de l’être
s’effectue à travers la périlleuse analyse de l’avoir. Le
corps peut être en effet considéré comme le terme ex¬
trême d’une dialectique de l’avoir. Si l’on aborde par
ce versant la donnée-pivot qu’est l’existence2, il appa¬
raît que l’existant-type, le repère des existences (il s’agit
de repérage sensible, non d’identification abstraite3),
comme cas-limite de l’avoir, est indiscernable de mon
être4. Je puis regarder et manier mon corps comme un
instrument, mais cette instrumentalité craque et se
défait lorsque je veux en disposer absolument, dans l’acte
du suicide5. L’avoir absolu s’abolit dans l’indisponi¬
bilité, et même l’avoir relatif pour une réflexion atten¬
tive : « posséder, c’est presque inévitablement être
possédé6 ». « Mon corps m’appartient et ne m’appar-

1. ME I, 106, cf. 127 ; PI 162, 165.


2. EA 227 ; PA 269 (il y a oscillation sur le mot) ; cf. MEII, 68.
3. ME I, 107 ; EA n. 5. JM 304
4. EA 132, 166, 194, 209, 220 ; cf. 122, 214, 237.
5. EA 120, 127,180 ; PI 145 ; ME I, 178.
6. EA 99, 119 ; cf. 179.
l’atlantide engloutie 31

tient pas1. » L’avoir se nie lui-même dans son opposi¬


tion à l’être. Sans doute, il peut toujours se crisper sur
lui-même. Mais alors il laisse échapper l’existence. L’in¬
disponible joue ici le rôle de cran d’arrêt. Car l’existence
inclut, elle, un mode sui generis de disponibilité non-
instrumentale, Ou, si l’on veut, elle est dynamique, « en
pente2 » sur le vecteur qui va de la possession inerte à
l’Être palpitant. A sa limite supérieure et délicate, elle
est être, accès à l’être. « L’être ne peut être coupé de
l’existence3 ».
Il faut se garder cependant de confondre être et
existence, en vue de sauvegarder à la fois l’exigence on¬
tologique comme exigence de transcendance4, et la
réalité de l’épreuve. En effet, « n’exister plus » - la mort,
la « désincarnation », la destruction de l’avoir et des mé¬
diations instrumentales - ce n’est pas n’être plus, sauf
pour les yeux de l’objectivité ; c’est au contraire accéder
peut-être à l’éternel. Mais, en un autre sens, le « je suis,
j’existe » demande à être accentué ; l’existence est va¬
leur, elle est être. Choisir d’exister, c’est vouloir être, se
lier à l’être. L’existence dans le rapport dyadique est
présence et lieu de présences. Il arrive à G. Marcel
d’hésiter ici entre la vie et l’existence, et d’exalter tantôt
l’une, tantôt l’autre5. Mais en général l’oscillation
balance entre les deux versants de l’existence, l’existant
et l’existentiel6. L’indubitable existentiel est, dans la
terminologie de Présence et Immortalité, un indubitable
« à éclipses », « aux feux intermittents7 ». Il comporte
une « déficience ontologique8 »; mais par-dessus tout,
il traduit un apport d’être, une précession de l’être.

1. EA 215. 2. ME II, 29.


3. ME II, 35. 4. ME II, 130.
5. Cf. EA 162, et surtout PI 145, 134 ; ME I, 78-9.
6. PI 146-7, 167. 7. HV 209 ; PI 152, 155.
8. EA 255.
32 L’ATLANTIDE ENGLOUTIE

Exister, c’est exiger l’être, entretenir une relation vivante


et indivisible avec l’être, transcender vers lui qui nous
décentre et nous élève : « Nous vaudrons d’autant moins
que notre affirmation de l’existence sera plus restreinte,
plus pâle, plus hésitante » fi Ainsi se termine significa¬
tivement le Journal Métaphysique.
Si vif est le souci de G. Marcel de marquer l’assise
charnelle de l’existence qu’il semble parfois que l’In-
caractérisable qui aimante l’existence ait par une espèce
de choc en retour quelque chose de palpable, de tan¬
gible. Là réside l’origine de son intérêt, contenu mais
jamais démenti1 2, pour les recherches télépathiques et
métapsychiques. Il assimilerait volontiers les idées à des
effluves3, à des entités vaporeuses. Sa foi résiste à la ten¬
tation qu’on pourrait appeler, sinon « capharnaïte », du
moins « didymite ». Mais, hormis ces lisières d’une pen¬
sée en quête, il est inévitable que, dans leur entrelacs ser¬
ré, les notions en s’échelonnant chevauchent un peu les
unes sur les autres. Le « problème de l’être » est trou¬
blant, l’existence est «irritante4». Toutefois, le rapport
infixable de l’existence à l’être demeure saisissable en sa
mobilité : la liberté est la « jointure de l’être et de
l’existence5 », l’être est l’« articulation du vital et du
spirituel6 ». A travers lui, l’être en sa teneur axiologique
découvre sa face intérieure, sa dimension spirituelle ; et
inversement, l’existence en sa structure téléologique se
reconnaît comme don et accueil, liberté et grâce, capacité
de recueillement et d’ouverture, d’intimité et de per¬
méabilité à la Présence7. Participation immergée et

1. JM 306.
2. JM 133-4, 165-8, I93-4j 245-6 ; ME I, 198 ; ME II,
158-9; PI 190-1.
3. JM 134, 206 ; EA 7-8.
4. JM 303 ; ME II, 25. 5. ME II, 31.
6. ME I, 218 7. RI 224 ; PI 156.
AMOUR ET DÉNUEMENT 33
participation émergée1, cercle dont seul un arc étroit
est repérable, coïncident dans l’existentiel, avec une cer¬
titude qui déjoue le raisonnement, mais qui illumine la
réflexion seconde. Cette rencontre de l’ontologique et de
l’existentiel est éthique, style de vie, plutôt qu’énoncé
formel : la véritable métaphysique « redresse » ou « dé¬
tend2» l’existence, en desserrant l’étreinte de l’objecti¬
vité.
Mais l’être ne luit que par intermittences et ne
s’approche qu’à tâtons. Il peut être évoqué seulement,
invoqué. Quelle est sa nature? A quelles conditions
l’existence s’assure-t-elle de lui ? Un nouveau circuit est
nécessaire pour baliser les contours précaires, aux lueurs
clignotantes, de l’Atlantide engloutie. L’existence cernée
par l’avoir et l’objectivité comme figures du désespoir
se délivre dans une philosophie de l’épreuve. L’existence
investie par l’être se dégage et s’exalte par l’invocation.
L’être enfin comme réponse comble l’attente de l’exis¬
tence dénuée.

« AMOUR FILS DE DÉNUEMENT » (Banquet 203 c).

C’est comme une libération que, quelques jours après


d’épineuses explications sur la relation de l’existence et
de l’être, sonne dans le journal la magnifique formule :
« De l’Être comme lieu de la fidélité 3. » A peine essayée,
la lourde armure de Saül de l’ontologie traditionnelle est
définitivement rejetée, qui comprimait l’exigence on¬
tologique inscrite dans l’existence. Gabriel Marcel tente
alors de rompre le silence éléatique tout en évitant l’em¬
boîtement scolastique de propositions inertes et rigides.

1. RI 181 ; ME I, 130 ; ME II, 15.


2. JM 279, 283 ; PA 273. 3. EA 55, 137 ; RI 222.

PC 3
34 AMOUR ET DÉNUEMENT

Confiée à l’intuition aveuglée, qui est pareille à une fine


antenne et à un toucher musical, sa réflexion devine et
explore l’Être dans une intimité éloignée, dans la pro¬
fondeurl, comme élasticité, détente, perméabilité,
ouverture, présence, et, à l’aide de catégories moins
discrètes (mais tous les attributs coïncident)2, comme
plénitude, rassasiement, Paix vivante, fidélité, attesta¬
tion créatrice3. L’Être, c’est ce qui comble ; l’Être,
l’Éternel, c’est ce qui ne déçoit pas 4.
La philosophie, à ses confins qui ne sont autres que
son insatisfaction même5, est conduite à percevoir un
envers mystérieux, une nuit lumineuse où l’art, la reli¬
gion, la métaphysique, plongent leurs fondations6. On
n’oserait affirmer que les indications, somme toute suc¬
cinctes, concernant la « cité idéale », mettent au point
une théorie de la vérité7. Mais, affranchie des fausses
clartés du jugement et du vérifiable, la Vérité retrouve
son éclat primitif inaltérable : l’alpha et l’oméga8, tout
est là, dans cette philosophie de l’existence comme dans
celles de Jaspers et de Heidegger.
Sans doute, l’emplacement du « milieu intelligible9 »,
comme « projection sur un plan idéal10 », reste quelque
peu flottant. Mais ce n’est qu’une préfiguration, soumise
à l’attraction de l’« amour de la vérité11 ». L’échange,
Yintercourse12, dans lequel il s’allège et se rend poreux à
la lumière, annonce sur ses ondes l’« esprit de vérité13 », et

pi 29-35 ; me 1,208.
1.
EA 247.
2. 3. RI 181 ; ME II, 140.
4. JM 177 ; ME II, 46. 5. ME I, 231.
6. EA 255.
7. ME I, 85, 88, 155 ; ME II, 136
8. ME I, 235.
9. ME I, 89, 67 sq. ; ME II, 14, 136.
10. ME II, 14. 11. ME I, 84, 89.
12. ME I, 88.
13. ME I, 80 ; ME II, 178 ; HV 195.
AMOUR ET DÉNUEMENT 35

celui-ci la présence intersubjective. Là comme ailleurs,


il faut se garder de convertir en équation rigide : être-
inter subjectivité, ce qui est au-delà et au-dessus de toute
cristallisation conceptuelle. Mais la dimension interne
du mystère ou de la présence ontologique est l’inter-
subjectivité, le lien qui attache l’existence à l’être est le
nexus intersubjectif1. Tant que je reste dans mon
autonomie, mon altérité, tant qu’autrui est pour moi un
autre, un lui - c’est le triadique - l’accès à l’être est
obstrué, l’existence trahie2. « Le subjectif, c’est l’inter-
subjectif3. » Cet aspect de la philosophie marcélienne
est le plus insistant, le plus riche d’admirables analyses 4.
L’intersubjectivité du Mystère de l'Être est l’« universel »
du Journal Métaphysique 5. Le treillage serré des rapports
triadiques comprime ses nervures vivantes, et Marcel ne
se lasse pas de dénoncer l’accablement que fait peser sur
l’homme moderne la multiplication bureaucratique des
fiches, des enquêtes, des questionnaires6 *, des statisti¬
ques, contre laquelle s’élève sa protestation impuissante.
Cette dégradation est d’autant plus redoutable qu’elle
n’épargne personne ; car l’intersubjectivité n’est pas
l’extension d’une expérience privilégiée, amitié ou
amour, elle est l’étoffe intérieure du monde.
L’universel est un Nous7 qui n’est pas l’addition d’un
toi et d’un moi, mais l’origine où se fonde la mystérieuse
coalescence du Toi pour lequel Je suis Toi8. A partir
de cette rencontre merveilleuse, l’intersubjectif, ou le
dyadique, en une harmonisation polyphonique qui est

1. ME II, 14, 161, 171 ; PI 121-2, 160.


2. JM 265, 273, 305 ; RI 100, 104.
3. ME I, 194, 198 ; ME II, 13 ; PI 160.
4. ME I, 195 ; ME II, 157, 171 ; cf. JM 140 sq.
5. JM 200 ; ME 11,91. 6. JM 161 ; ME I, 38, 107.
7. JM 294 ; HV 107 ; ME II, 12.
8. ME II, 91, 171-2
36 AMOUR ET DÉNUEMENT

la charité, enveloppe toutes les distances, compénètre


toutes les existences. L’Être dévoile son véritable nom,
l’Amour. « Le métaphysique, c’est le prochain1 ».
« Être, c’est être aimé2. » La recherche philosophique,
la satisfaction de l’exigence ontologique, ne vont donc
pas sans amour, et donc sans décentration et sans dé¬
nuement. L’amour descelle l’avarice de l’avoir et, pre¬
nant élan vers Toi, attend que Tu me fasses Moi en me
faisant Toi. L’égoïsme à deux du couple n’est qu’une
contrefaçon, le bloquage précoce d’un appel constitutif3.
Car pour être lui-même, c’est-à-dire toute richesse,
générosité, liberté, l’amour doit être simultanément
pauvreté sans limites, entière disponibilité4, apparte¬
nance. L’âme la plus libre, c’est l’âme vouée, dédiée,
consacrée5. L’analyse hyperphénoménologique de la
disponibilité fournit ici la contre-épreuve de l’avoir dis¬
ponible.
Une philosophie de l’amour et de la charité prolonge
la philosophie de l’invocation et en suscite la reprise.
Son inspiration chrétienne parle à visage découvert.
L’image du saint ou de la sainteté sert de modèle à
l’intersubjectif6. Ce qui rend en effet l’amour incondi¬
tionnel, c’est Dieu même. La critique tenace, à peine
mitigée aujourd’hui, à laquelle Gabriel Marcel a soumis
la théodicée et la notion de preuve de l’existence de
Dieu7, s’enracine dans la reconnaissance de Dieu comme
Toi absolu et Recours unique8. La relation vivante et

1. Dans un discours du 26-X-1951, à Saint-Denis.


2. ME II, 61. 3. ME II, 157.
4. JM 217, 226-7, 294 i EA 179, 184 ; PA 292-3 ; RI 137.
5. EA 179, 184, cf. 130 n.
6. JM 45, 218 ; EA 103, 140 ; PA 295.
7. JM 255, 258 ; RI 53-
8. JM 137, 255, 265, 272-3 ; EA 105 ; RI 53-235 ; HV 81,
212.
AMOUR ET DÉNUEMENT 37

vraie à Dieu, née de la foi et de la conscience orante, est


l’archétype et le fondement des relations inter humaines.
Dieu fait de lui mon prochain. Le grand dogme de la
paternité divine est le centre rayonnant de l’intersub-
jectivité1. Qu’est-ce que j’aime quand j’aime mon Dieu?
La pathétique question de saint Augustin se résout ou se
dépasse elle-même dans l’amour du prochain et dans la
prière, ce seuil franchi par l’humilité et ce lieu habité par
la communion2. Le « problème de Dieu » n’a de sens que
pour le croyant - credo Deum mihi3 -, et aussi bien n’a
plus de sens pour lui. La foi opérante dans la charité im¬
plique ce caractère d’irréductibilité absolue aux modes
d’intelligibilité abstraite ; et de même, la grâce - l’une
des questions lancinantes du premier Journal - ne peut
être pensée que selon un mode d’intelligibilité religieuse,
inobjectivable4.
Dieu est « le » Toi - le seul Toi - qui ne puisse jamais
devenir un Lui anonyme, incognito, et pour qui rien ni
personne n’est « lui5 ». Dieu est toujours mon Dieu. Au
contraire, le prochain peut toujours se dégrader en lui.
Plus profondément il est inextricablement lui et toi,
d’autant plus toi qu’il cesse d’être lui6. Moi-même, je
suis indivisiblement moi et lui7. Il semble qu’il y ait une
inertie, une retombée des âmes. Mais Gabriel Marcel est
d’autant moins incliné à sacrifier au dualisme que le
statut mal défini du lui fait partie de l’épreuve. Et c’est
sans trêve à la remontée des âmes que renvoie la consi¬
dération du « milieu vital » ambigu8. Dans un contexte

1. JM 35, 46, 66-7, 86 ; RI 15 ; HV 131 ; ME I, 215 ; ME


II, 141, 171.
2. JM 159, 219, 225, 258, 170.
3. Cf. EA 135.
4. JM 54-5, 57, 59, 71, 232. 5. JM 153, 156 sq., 255, 272.
6. JM 145, 207-8 ; PI 72. 7. JM 275 n, 156.
8. RI 52 ; cf. ME I, 184.
38 UN NOUVEL ORPHISME

différent, la frange objective, sorte de solidification de la


vie sociale, l’armure de l’avoir même, pourraient faire
office de mur de protection au profit du toi vulnérable.
En fait, Marcel ne revient pas sur la condamnation pro¬
noncée. Il n’attend rien du confort extérieur, de la
technique, ni de l’organisation collective et étatique.
C’est l’intersubjectivité effective qui doit se sauvegarder
elle-même, enveloppée du « tégument protecteur » de la
famille1. La démarche axiale va donc de l’existence à
l’être par l’intersubjectivité. Mais l’intersubjectif récu¬
père le monde des choses et des existants et, dans une
certaine mesure, l’histoire ; la philosophie de l’invoca¬
tion se poursuit en philosophie de la présence. Ainsi
s’achève le mouvement qui englobe l’immédiat de la
sensation, non-évidence des choses vues, et l’immédiate-
té de la foi, évidence des choses non-vues2 - l’imprégna¬
tion mutuelle d’une « métaphysique sensualiste3 » et
d’une vie théologale.

UN NOUVEL ORPHISME.

Gabriel Marcel a évité l’écueil des spiritualismes, la


désincarnation progressive. Son ontologie de l’intimité
et de la lumière est pénétrée de dense réalité, plantée en
pleine terre temporelle. Car le spirituel est lui-même
charnel. L’existence est irrévocable, en son épaisseur, en
son âpreté ; elle est un destin qu’aucune volonté n’anti¬
cipe, une ratification, un « immense consensus » 4.
Répétons que la situation incarnée ne se réduit pas à

1. Troisfontaines, op. cit., II, p. 62. Cf. HV 130.


EA 27 ; cf. JM 131, Prini, Gabriel Marcel e la Meto-
2.
dologia delVInverificabile, p. 65, Ricœur, op. cit., p. 394.
3. JM 261, 305 ; Prini, op. cit., p. 39.
4. ME I, 132, 135.
UN NOUVEL ORPHISME 39

un donné inventoriable. Au plan préobjectif, je suis en


relation avec une ambiance spirituelle1. G. Marcel
inaugure et devance les analyses phénoménologiques. La
maison, les paysages, le passé disparu, la mémoire, respi¬
rent dans une atmosphère. C’est le crime de l’objectivité
abstraite de dissoudre ou de décolorer cette atmosphère,
d’en dessécher le souffle fragile. Cette ambiance spiri¬
tuelle est moins exhalée qu’aspirée, répandue que re¬
cueillie. Elle émane à la fois de la nouveauté fraîche du
monde offert à la découverte, et de la chaleureuse in¬
timité du chez-soi. Je participe à sa substance bien plus
que je ne lui donne sa qualité. Marcel évoque le lien très
fort qui unit le paysan à sa terre, le marin à la mer 2. Et
les notions d’enracinement, d’héritage, de nature, d’in¬
vestiture3, prennent dans son œuvre une importance
accrue, imprimant une inflexion décisive à la dialectique
de l’avoir.
Ce lien est un lien « nuptial4 », comme le serment se¬
cret qui « marie » l’âme à elle-même5, comme l’amour
conjugal6, comme la promesse qui engage devant Dieu.
C’est-à-dire que l’univers est investi de sacré7. Une
philosophie de la participation et de la présence repose
sur une philosophie de la création, qui a pour pierre
angulaire le « vœu créateur » ou le Fiat8. Le monde finale¬
ment n’est pas un tiers dans le vivant dialogue institué
entre Dieu et moi, et Gabriel Marcel récuse énergique¬
ment une attitude qui tendrait à rejoindre Dieu sur les
ruines du créé (l’ascétisme n’est pas mépris ni refus de la
création)9. De même, le monde n’est pas un tiers, un lui

1. JM 252 ; HV ni, 107-8. 2. ME I, 132.


2. ME I, 191.
3. HV 116, 121, 164, 225 ; PI 143.
4. JM 282. 5- FA 134 n.
6. EA 189 ; RI 87. 7. HV 105 ; cf. ME I, 84.
8. HV 162. 9- EA 156, cf. 125 n.
4° UN NOUVEL ORPHISME

pour Dieu : « il n’y a rien d’empirique pour Dieu1 », tout


peut être aimé et sauvé. Sans doute, « j’ai tendance à
traiter la réalité, l’univers comme un tiers par rapport au
dialogue que je poursuis avec moi-même2 » ; si le tria-
dique suppose un dialogue, inversement le dialogue pos¬
tule en un sens le triadique : l’univers est l’annuaire, le
répertoire, le réservoir où je puise pour informer autrui
et m’entretenir avec lui, c’est-à-dire pour le traiter
comme toi. Mais cette considération tend à passer au
second plan, et cède assez vite la place à un rapport
transfiguré, sur le type de la vie religieuse : « Croire en
Dieu, ce sera entretenir avec le réel des relations dya-
diques 3. » Et la consécration du monde est en même temps
une sorte de restitution.
La paternité divine embrasse donc à la fois l’inter-
subjectif - cristallisé dans le « mystère familial4 » - et la
réalité sacrale du monde, que profane une science
« sacrilège5 ». Il importe de restaurer une « conscience
sacrale » de l’univers6, cette sainte réalité, comme dit
Claudel. Mais G. Marcel est réticent devant la voie
analogique7. Il reste le philosophe de l’immédiatement
senti et éprouvé, aux écoutes de l’expérience profonde ;
et pour faire affleurer le mystère, pour conjurer ces pré¬
sences que délègue la présence divine, il suggère et
appelle ce « nouvel orphisme », « dont nous sentons au¬
jourd’hui l’impérieux besoin8». Nouvel orphisme,
approche du mystère caché, palingénésie, dont le Rilke
des Élégies et des Sonnets a été le chantre inspiré.
La fonction désacralisante de la science trouve en
effet sa contrepartie dans ces activités centrales de

i. JM 224. 2. JM 137, 158.


3. JM 155. 4. ME I, 213.
5. EA 350 ; ME I, 84, 136 ; ME II, 131.
6. Cf. ME II, 164. 7. EA 197.
8. ME II, 183 ; cf. PI 132.
UN NOUVEL ORPHISME 41

l’homme que sont l’art, la religion et la métaphysique L


Rares sont les notations esthétiques dans l’œuvre de
Gabriel Marcel, et relativement succinctes les allusions
à la Nature - mais leur brièveté est intense 2. C’est l’âme
du philosophe, c’est l’homme Gabriel Marcel, qui se
retrempe dans la source musicale « interdite à nos son¬
des », ou se délivre dans des improvisations au piano ;
également les paysages, arpentés naguère avant son acci¬
dent par l’infatigable voyageur au cours de ses randon¬
nées, rechargent ses forces ou apaisent son inquiétude.
Musique du silence ! L’art est admiration, miracle,
recueillement, contemplation créatrice3. Une secrète
connaturalité l’apparente au rêve du philosophe et,
comme Socrate attend sa dernière heure et la fin
de la nuit pour chanter le chant du cygne, la même
pudeur retient G. Marcel d’épancher le lyrisme qui en¬
vironne sa méditation comme une douve profonde.
L’art projette dans l’éternel ses visions passagères ;
comme Diotima, il est l’inspiration de la philosophie et
le message de l’Amour, c’est-à-dire de l’Être4.
Si l’art est mystère tu, mutisme sacré, la religion est
mystère révélé, présence des choses saintes. Tous les
thèmes marcéliens concourent à déceler, comme à l’aide
d’un diapason extrêmement délicat, les « affinités se¬
crètes » de la réflexion seconde et de la foi5. Non pas que
cette philosophie démarque purement et simplement les
vérités religieuses, mais elle en pressent les implications
et l’appel, elle en met au jour les racines. Elle n’est nulle¬
ment une transposition ou un décalque, mais une inser¬
tion ou une greffe. D’une réflexion sur les conditions de
la croyance et sur l’âme croyante, Gabriel Marcel s’est

1. EA 255. 2. EA 80-1, 197-8.


3. ME I, 137-8.
4. ME II, 61 ; cf. JM 135 ; ME I, 83.
5. ME II, 63.
42 HOMO VIATOR

acheminé à une rencontre des données chrétiennes et


des données fondamentales de la philosophie concrète h
Ce faisant, il a retracé et « transmué en pensée » sa propre
expérience. La théorie de l’existence éclairait naguère la
nature de la croyance2. La croyance à son tour projette
sur l’existence son irradiation. Aussi la philosophie de
G. Marcel instaure-t-elle à son principe et à son terme
la Lumière incréée 3, indéfectible, la Lumière du prolo¬
gue johannique4. La lumière ici n’est plus une méta¬
phore, mais l’irremplaçable élément5.
Toutefois la « métaphysique de la lumière6 » est l’hori¬
zon de joie7 d’une philosophie de l’incarnation et de
l’épreuve. De ce don du Père des lumières elle n’a reçu
que les arrhes et les prémices. Elle demeure invocatrice
dans sa fidélité, sa certitude obscure. L’existence
croyante est astreinte à la vie théologale. Elle n’est pas
arrivée au but, elle est en route, elle espère.

HOMO VIATOR.

« Être, c’est être en route8. » L’image du chemin re¬


vient sans cesse dans les écrits de Gabriel Marcel. La
réflexion suit la cadence de la marche, cette pensée voya¬
geuse connaît la halte, mais non l’arrêt et le repos, elle
ne construit pas d’abri permanent. La critique la plus
véhémente qu’elle adresse à l’idéalisme est d’immobiliser
fallacieusement l’intelligence, de mentir à la condition
humaine itinérante. Car la philosophie est quête in¬
lassable, aventure, cheminement personnel.
1. PA 298-301 ; RI 108-110 ; EA 135, 173 ; HV 227.
2. JM 305.
3. RI 225, 234 ; ME xi, 34, 210-4, 178.
4. ME I, 73. 5. ME II, 15.
6. ME II, I2i, 178 ; cf. DS 74 ; PI 189.
7. EA 24, 318. 8. HV 10.
HOMO VIATOR 43

L’homme est l’être itinérant1. Le temps est la forme


de son épreuve. L’existence est un destin, elle est passa¬
gère et en attente, en situation et en marche. L’incarna¬
tion implique distance entre moi et moi, entre moi et ma
vie2. Nous sommes séparés de nous-mêmes et d’autrui,
et le thème de la rencontre se détache sur ce fond de par¬
cours divergents2. L’itinérance est liée à la démarche
d’un être fini, inachevé et mortel3. Nous avançons vers
la mort, nous nous dispersons, notre passé s’en va en
pièces. Nous nous quittons les uns les autres et, comme
dit Rilke, nous « prenons toujours congé ». La mort
nous sépare de ceux que nous aimons et sépare de nous
ceux que nous aimons. Hôtes et voyageurs sur la terre!
La foi répète l’expérience de l’existence. Elle est une
marche, un exode. Mais cette marche n’est pas une
errance, une route sans but jusqu’à ce que l’on chavire
dans le fossé. Elle a un terme, et elle le sait : par-delà
l’issue apparente, la mort, un débouché invisible, l’éter¬
nel. La foi, substance des choses qu’on espère, attend la
cité aux solides fondements, la station définitive. Et la
philosophie aux yeux bandés suit ce pédagogue. La con¬
dition itinérante pourrait entraîner le pessimisme, ou le
nihilisme du « Rien n’est », mais le « redressement »
métaphysique défie ces égarements et ces feux de nau-
frageurs. L’itinérance, en effet, mieux comprise, donne
à la sagesse philosophique sa secrète impulsion4. Être
en route, ce n’est pas errer et se perdre, c’est aller vers,
c’est pérégriner. Nous sommes des pèlerins5, non des
vagabonds et des nomades. L’homme découvre dans
son ambiguïté même et son imperfection, avec la lésion
qui le rend infirme et le désespoir qui le menace, l’élan
qui le porte en avant et l’appel qui réarme ses forces.
i. HV 2x3 ; ME I, 149 2. ME II, 27.
Cf.
3. ME II, 129. 4- ME II, 163 ; ME I, 229.
5. ME I, 149 ; ME II, 188.
44 HOMO VIATOR

« Nous croyons et nous ne croyons pas, lit-on dans le


beau drame L'Émissaire, nous aimons et nous n’aimons
pas, nous sommes et nous ne sommes pas ; mais, s’il en
est ainsi, c’est que nous sommes en marche vers un but
que tout ensemble nous voyons et nous ne voyons pas. »
La connaissance est l’exil, la situation est la captivité ; et
il est toujours possible d’enchanter et de capitonner sa
prison, voire de dorer ses chaînes. On vit, sans plus ;
l’avoir sécrète sa carapace qui amortit les coups ; le
temps s’écoule morne et monotone. Mais l’idée d’itiné¬
rance, liée, nous l’avons dit, à celle d’incarnation1,
s’érige contre cette défection sournoise. L’âme en effet
s’intercale entre moi et ma vie, entre ma vie et mon es¬
pérance 2, et « c’est l’âme qui est la voyageuse, c’est d’elle
qu’il est vrai de dire qu’être, c’est être en route3 ».
L’itinérance est ainsi relayée par le mystère de la
deuxième vertu, que Péguy a si bien scruté. L’espérance
est le « ressort secret de l’homme itinérant », « l’étoffe
dont notre âme est faite4 ». Tant qu’on envisage le temps
comme trouée sur la mort, et la mort comme chute dans
le gouffre, on n’est pas ouvert au mystère de l’espérance,
cette « percée à travers le temps 5 », comme la mort est
accès à l’éternel.
Nous ne résumons pas, nous donnons simplement la
note de ces remarquables analyses concrètes où se dé¬
ploie la métaphysique de l’espérance6. L’espérance
s’oppose à l’ordre du désir et de l’espoir, elle est verti¬
cale, elle a jeté une fois pour toutes l’ancre en Dieu, et
c’est pourquoi elle demeure intrépide et indéfectible en
face du démenti ironique ou tragique que lui inflige
l’expérience de la vie. Sorte de « mémoire du futur », elle

i. Cf. ME II, 27. 2. EA 137.


3. HV 10. 4. ME II, 163 -, EA 117.
5. HV 71 ; cf. ME II, 162 ; EA 117.
6. PA 278-80, 284-6 ; EA et HV, passim.
HOMO VIATOR 45

affirme résolument un Jenseits, un Au-Delà, dont elle


repère et précise déjà dans l’obscurité les signes irréfu¬
tables 1, Elle émerge du désespoir, qu’elle exorcise 2, elle
est le contrepoids d’un monde et d’un être en train de se
défaire, et elle n’acquiert son tonus, sa force constitu¬
tive, sa structure inébranlable, que par rapport à la
destruction radicale et à la perte totale. Espérance et
foi vivent donc l’une de l’autre, et s’alimentent à la
charité 3. Car l’espérance, en fin de compte, fait crédit à
l’amour divin4, ou mieux elle réagit au crédit illimité
ouvert par Dieu. Sa formule développée, c’est : J’espère
en Toi pour nous5. J’espère en Toi, Toi absolu, Re¬
cours unique - pour nous : pour la communauté vi¬
vante 6 que nous formons. Toi et moi, moi et moi, moi et
les êtres que j’aime.
Ainsi ma mort et surtout cette anticipation de ma
mort qu’est la disparition de l’être aimé - l’inéluctable! -
accueillent l’espérance de l’immortalité irreprésentable.
« Les embouchures de l’espérance se situent dans le
monde invisible7. » Dieu ne trahira pas, Dieu ne peut
pas laisser anéantir ce qu’il a marqué du sceau de Son
amour. Ce n’est pas là un souhait, c’est une affirmation.
La mort est le « tremplin d’une espérance absolue8 »,
« l’épreuve de la présence9 ». Aimer un être, c’est lui
dire : tu ne mourras pas10. Protestation et appel, élan et
bond, recours éperdu. Mais corrélativement, l’espérance
est chez elle, comme l’a profondément vu Péguy, dans
un monde qui semble pourtant comptabiliser inflexible-

1. EA 185, ni, 114 ; HV 213.


2. EA 126. 3- EA 136 ; ME II, 171.
4. EA 107, 115 ; PA 278 ; RI 218 ; ME II, 78-9.
5. HV 81, 89,107,128 ; cf. JM 159, 219 ; ME II, 172.
6. HV 212 ; EA 115. 7. EA 114.
8. EA 135 ; cf. PA 280. 9. PA 289
10. EA 137 n ; HV 205 ; ME II, 62, 154.
46 HOMO VIATOR

ment nos raisons de désespérer. Un arbre a de l’espé¬


rance, lit-on au livre de Job. L’espérance est charnelle¬
ment « enracinée dans l’être »1, « suspendue à l’ontolo¬
gique2». Tous ceux-là espèrent qui, dans une grande
aventure commune, ont accès par l’amour et l’inter-
subjectivité à un « mystère central et indivisible de la
destinée humaine3 » - seul le mystère réunit4 ; et ce
mystère s’accomplit dans l’invisible, sa manifestation
n’est que pour quelques jours retardée. « Par la mort,
nous nous ouvrirons à ce dont nous avons vécu sur la
terre5. » Admirable parole, et Gabriel Marcel pourrait
faire sien ce qui suit : Je te üvre la pensée qui me nourrit.
L’Éternel est une présence parmi nous, la plus instante,
la plus secrète, devinée derrière les autres présences pa¬
reilles aux dessins du givre sur un vitrage hivernal.
L’espérance est le beau risque du philosophe antique6,
et bien plus encore, certitude imprenable, fidélité créa¬
trice 7, attestation créatrice8.
Tous les thèmes de la recherche marcélienne com¬
posent sur elle leurs reflets. Guidée d’en haut, télé¬
guidée, l’espérance est élan du désir qui appelle vers
l’Amour qui sollicite et le Don qui devance. Elle est la
jeunesse, la disponibilité, l’alacrité de l’âme9 qui s’est
désarmée de la cuirasse de l’avoir. Elle s’élève au-dessus
du monde parce qu’elle est démunie et dépouillée. Cela
même la rend créatrice et inventive comme l’amour :
fille, elle aussi, d’Expédient et de Pauvreté. Ingénue et
joyeuse10, l’enfant Espérance emplit ses yeux de l’admira-
i. PA 285-6, 295. 2. RI 106.
3- RI 14- 4- RI 198.
5. Arnaud Chartrain, dans La Soif (p. 281) ; cf. RI 225 ;
ME 11, 187.
6. HV 214.
7. EA 76 ; PA 287 ; HV 127, 169 ; ME II, 155-6.
8. EA 174 ; RI 16 ; ME II, 140.
9. HV 68. 10. Ibid.
HOMO VIATOR 47

tion du monde. Mais ses traits révèlent aussi l’humilité, la


patience, la fidélité1, comme le visage des vieilles ser¬
vantes.

Si la condition même d’une métaphysique de l’espé¬


rance est de ne se traduire qu’en termes précaires et tou¬
jours renouvelés, l’hymne à l’espérance est par contre
l’intarissable source de l’orphisme que Gabriel Marcel
évoque. Orphisme vibrant du pressentiment de l’Au-
Delà comme de la quatrième dimension - spirituelle -
du monde, incantation de l’invisible qui prépare le cli¬
mat hors duquel le Christianisme s’étiole. Là où l’espé¬
rance est en marche, un souffle pur, ozonisé 2, fouette le
sang aux tempes, accélère le pas, allège le fardeau, dans
la profondeur du matin. Aussi convient-il, en terminant
ces cadences, de s’adresser avec le philosophe à l’esprit
de métamorphose, grâce auquel la vertu parénétique3
de cette œuvre a chance de germer, comme graine au
vent, dans l’âme singulière. Comme Socrate achève le
Phèdre par la prière au dieu Pan, ainsi Gabriel Marcel
et son lecteur se tournent vers un ange tutélaire. Ce n’est
plus la philosophie qui parle, c’est le chant qui jaillit ;
ce n’est plus la réflexion, c’est le murmure de l’invocation.
Écoutons la conclusion de Homo Viator :

« Esprit de métamorphose.
Quand nous tenterons d’effacer la frontière de nuées
qui nous sépare de l’autre royaume, guide notre geste
novice !
Et lorsque sonnera l’heure prescrite, éveille en nous
l’humeur allègre du routier qui boucle son sac tandis que
derrière la vitre embuée se poursuit l’éclosion indis¬
tincte de l’aurore !4 »
1957

i. HV 52. 2. ME II, 82.


3. EA 298 ; cf. ME I, 229. 4. HV 358.
,

>
CHAPITRE II

MAURICE MERLEAU-PONTY (1908-1961)


OU LA MESURE DE L’HOMME

« Comme un homme perdu dans la forêt... marche tout droit... »

(Discours de la Méthode)

Maurice Merleau-Ponty est brusquement décédé


dans la nuit du 3 au 4 mai 1961, à l’âge de 53 ans. « Pré¬
coce en tout1 », et jusque dans sa mort, il n’aura illustré
que pendant une décade à peine la chaire de Philo¬
sophie Générale du Collège de France, où il avait suc¬
cédé à Bergson et à Louis Lavelle. Il venait de faire
paraître un recueil d’articles. Signes, qui avait valu un
regain de faveur du public à ce penseur indépendant,
estimé, indifférent à la réclame, aux engouements et
aux fluctuations de l’opinion.
Sa disparition est attristante parce qu’elle interrompt
une trajectoire qui reprenait l’envol, parce qu’elle stoppe
une réflexion parfaitement maîtresse d’elle-même. Elle
laisse une impression poignante d’inachèvement. Elle
est plus amère encore si on la considère à part de l’œuvre,
qui subsiste. Car cette vie prématurément brisée sem¬
blait s’être immunisée également contre l’inquiétude et
contre l’espérance :
Nil igitur mors est ad nos neque pertinet hilum
Quandoquidem natura animi mortalis habetur.
(Lucrèce)
1. Jacqueline Piatier, dans Le Monde du 5 mai 1961.
PC 4
5° RIEN QUE LA TERRE

Merleau-Ponty s'efforçait d’être pour son compte le


« sujet voué au monde » qu’il a infatigablement décrit.
Rien que la terre ! Pas plus que les autres existentialistes
français, il ne s’est attardé à l’idée de la mortL Certes, il
savait que « la conscience de la vie est radicalement con¬
science de la mort1 2 » ; il aurait manqué à sa tâche s’il
avait complètement retranché de sa méditation cette
échéance ultime. S’y arrêter, cependant, lui semblait
inutile et malsain. « Il y a comme une essence de la mort
qui est toujours à l’horizon de mes pensées 3 », mais elle
ne tarit pas la « vie inépuisable » qui sourd en moi, qui
« se précède et se survit toujours4 ». « Je vis donc, non
pour mourir, mais à jamais 5. » La mort est pure vacuité,
ou opacité impénétrable. A l’autre pôle de la naissance,
elle n’est qu’un aspect, le dernier, de l’insurmontable
contingence, du « hasard fondamental qui nous a fait
paraître et nous fera disparaître »6. Elle règle le compte
et n’intervient pas dans le bilan. La vie est une somme
sans reste. On meurt par surcroît. Aussi la pensée de la
mort est-elle étrangère aux vivants et ne peut-elle leur
dicter une conduite : « de on meurt seul à on vit seul la
conséquence n’est pas bonne7 ». Merleau-Ponty loue
l’attitude de Montaigne qui « veut que nous mesurions le
non-être d’un regard sec, et que, connaissant la vie toute
nue, nous connaissions la mort toute nue8 ». Car les yeux
arides s’emplissent aussitôt du présent inépuisable jail¬
lissant par l’étroite ouverture d’une seule existence limi¬
tée, d’une finitude. Merleau-Ponty faisait sienne la
phrase lapidaire de Simone de Beauvoir, qui résume un

1. Sens et Non-Sens (SNS), p. 138.


2. Id., p. 132.
3. Phénoménologie de la Perception (PhP), p. 418.
4. Ibid. 5. SNS, p. 138.
6. Signes (S), p. 255. 7. Id., p. 221.
8. Id., p. 255.
PRESSENTIMENT 51

raisonnement ancien : « Pour moi vivant ma mort n’est


pas1 ». La consigne qu’il a recommandée à propos de la
mort des autres doit donc s’appliquer désormais à lui-
même disparu : « Le seul souvenir qui les respecte est
celui qui maintient l’usage qu’ils faisaient d’eux-mêmes
et de leur monde, l’accent de leur liberté dans l’inachève¬
ment de leur vie 2 ».
C’est pourquoi la discrétion s’impose à l’égard de
l’homme privé. Extérieurement, il était élégant, maître
de lui, scrutateur, un peu distant ; l’abord était courtois,
mais empreint de réserve, protégeant l’intimité. Nous
ne nous reconnaissons donc pas le droit de révéler ce que
nous avons appris indirectement de lui, de sa jeunesse en
particulier. L’invitation qu’il nous adresse de dissocier
l’écrivain et l’homme nous sert de règle : « Après tout,
si l’on veut le rencontrer (l’auteur), il a déjà donné ren¬
dez-vous aux amateurs dans ses livres... le plus court
chemin vers lui passe par eux, enfin... il est un homme
qui travaille à vivre, et ne peut dispenser personne du
travail de lire et du travail de vivre 3 ».
Mais ce n’est pas enfreindre la délicatesse obligée que
de discerner dans les pages de la préface de Signes de¬
venue son testament philosophique une sorte de pressen¬
timent, en tout cas une note grave et comme prémoni¬
toire. Lui, habituellement avare de confidences, se re¬
tourne longuement vers son passé, vers « notre jeunesse »:
il évoque la mémoire de son ami Paul Nizan en des

1. SNS, p. 138. Cf. Maupertuis : « Nous n’avons reçu que


depuis peu de temps une vie que nous allons perdre. Placés
entre deux instants, dont l’un nous a vus naître, l’autre nous va
voir mourir, nous tâchons en vain d’étendre notre être au-delà
de ces deux termes, nous serions plus sages, si nous ne nous
appliquions qu’à en bien remplir l’intervalle. »
2. Éloge de la Philosophie (EP), p. 88.
3. S, p. 397-
52 JEAN-PAUL SARTRE

phrases qui prennent aujourd’hui une étrange résonan¬


ce :

« A une autre vie finie trop tôt, j’applique les mesures


de l’espoir. A la mienne qui se perpétue les mesures
sévères de la mort1. »

Ainsi le hasard ou une intention du destin le faisait


repasser sur des traces anciennes à l’heure où elles
allaient s’effacer avec lui à jamais.
Son ultime lacet de route, son chemin de Samarcande,
il l’aura donc parcouru à la recherche d’un mort. Mais,
ce faisant, il suivait les pas d’un vivant, du compagnon
capricieux que l’histoire de la philosophie placera dé¬
finitivement à ses côtés. En effet, la préface de Signes est
en grande partie un commentaire en marge du liminaire
de Jean-Paul Sartre à la réédition du récit de Nizan,
Aden Arabie. Et leur amie commune Colette Audry rap¬
portait dans L’Express que les derniers mots qu’elle ait
entendus de la bouche de Merleau-Ponty furent cette
exclamation à la fois familière et goguenarde : sacré
Sartre! Les gémeaux ou, pour parler plus simplement,
les deux chefs de file de l’existentialisme français, avaient
été jadis bons camarades, sans plus, à l’École Normale
(Merleau-Ponty, de trois ans le cadet, n’appartenait pas
à la même promotion). Les avatars mouvementés de
leurs relations sont bien connus. Jamais, à vrai dire, ils
ne se sentirent très proches l’un de l’autre ; le contraste
de leurs tempéraments, l’opposition de leurs croyances
au début, ne favorisaient pas l’intimité. Leur collabora¬
tion amicale, dans la pensée et dans l’action, atteignit son
plus haut degré après la Libération, lors du lancement
de Temps Modernes. Mais dès avant cette époque, ils

i. 5, p. 37.
AFFRONTEMENTS 53

étaient conscients de leur « différence » philosophique.


Elle portait sur des chapitres primordiaux : le corps, le
sujet, la passivité, autrui, la temporalité, la liberté... Ces
thèmes électifs abritaient des conceptions et recevaient
des solutions divergentes. L’inspiration commune n’en
était pas affectée pour autant, et Merleau-Ponty défen¬
dait vigoureusement contre des adversaires bornés « un
auteur scandaleux1 ». C’est le dissentiment politique,
plus exactement l’attitude envers le marxisme, qui devait
transformer la différence en différend, et bientôt le
désaccord en discorde. Tandis que Sartre, avec quelques
bonds de côté, se ralliait au communisme, Merleau-
Ponty prenait de plus en plus ses distances, puis s’éloi¬
gnait sans retour. Sartre vient de raconter, avec sa sincé¬
rité coutumière, les origines et la cause prochaine de
leur brouille, ainsi que les prodromes d’une réconcilia¬
tion qui n’eut pas le temps de mûrir. Le point aigu de la
dissension fut marqué par la longue étude « Sartre et
l’ultra-bolchevisme » des Aventures de la Dialectique. Ce
texte implacable valut à Merleau-Ponty une diatribe de
Simone de Beauvoir, parue dans Temps Modernes et
reproduite dans le volume Privilèges : Merleau-Ponty
était mis au pilori comme réactionnaire et penseur bour¬
geois! Parallèlement, l’évolution des carrières respec¬
tives contribuait à entretenir la froideur réciproque.
Alors que Sartre, non-conformiste, libre d’attaches
sociales, exploitait sur la place publique les ressources
d’un talent varié, Merleau-Ponty gravissait les échelons
universitaires et gardait strictement le cap sur la re¬
cherche philosophique. Depuis quelques années, cepen¬
dant, les hostilités faisaient trêve, l’armistice était conclu,
comme en témoignent la préface de Signes et le dédicace
à Jean-Paul Sartre d’un essai de ce même recueil. Mais

x. SNS, p. 83.
54 CONFRONTATIONS

cette querelle instructive, qui d’ailleurs remua moins


l’opinion que l’acerbe dispute Sartre-Camus, n’aura pas
connu un franc dénouement.
On le regrette d’autant plus qu’au seul point de vue
spéculatif, au-dessus des polémiques passagères, la
confrontation de ces deux esprits remarquables était
singulièrement féconde. Pour Merleau-Ponty, en parti¬
culier, les positions de Sartre servaient fréquemment de
repères et d’indices de comparaison. Au leitmotiv : « Nous
sommes condamnés à la liberté », il rétorquait : nous
sommes condamnés au sens1. Tout en admettant la
même tonalité contingentiste fondamentale, il n’a pas
cessé de contredire cette liberté néantisante, ce « sujet
acosmique », pur projet, délesté de significations préa¬
lables. Il décelait en eux, recroquevillé et comme dissi¬
mulé, le germe latent de la conscience narcissique du
vieil idéalisme, que tout son effort tendait à expulser. Or
Sartre venait de prendre un nouveau départ avec la
Critique de la Raison dialectique. Les questions brûlantes
de philosophie historique et d’actualité politique, qui
passionnaient Merleau-Ponty, se trouvaient rebrassées
et triturées dans ce compact ouvrage. Mais le temps a
failli à l’auteur des Aventures de la Dialectique pour for¬
muler ses réactions et ses objections.

Ce serait être infidèle à l’esprit de sa philosophie que


de poursuivre sur le ton de ce préambule. Certes rare¬
ment œuvre foudroyée aura laissé aux lecteurs et aux
auditeurs des cours une telle impression de frustration.
Ricœur a su dire, dès le lendemain de la mort, l’émotion
qui l’a étreint devant l’interruption brutale d’une pensée
en marche. On guettait la suite qui n’arrivera jamais. On

i. PhP, p. XIV.
UNE PENSÉE EN MARCHE 55

pressentait, sinon une refonte, du moins une évolution.


Il est vain de l’imaginer, hasardeux même de l’affirmer.
Bien plutôt devons-nous examiner en historien le sens
hélas ! définitif que prend l’édifice prématurément
arrêté. Il réside presque exclusivement dans les deux
grands livres de 1942 et 1945, les thèses de doctorat,
La Structure du Comportement et Phénoménologie de la
Perception. Ce dernier ouvrage est le plus célèbre et il a
porté ombrage au précédent. Mais, à certains égards,
surtout par l’ampleur des perspectives qu’il ouvre dans
les chapitres de conclusion, le volume de 1942, terminé
en réalité en 1938, est en avance sur la thèse principale, la
préface de celle-ci exceptée. Au reste, la Phénoménologie
de la Perception se contente souvent d’occuper le terrain
rapidement déblayé par La Structure du Comportement
et d’exploiter en longues et subtiles analyses les thèmes
qui y étaient abordés : la sensation, le corps le langage,
le Cogito, le temps, la liberté... Chose remarquable, les
mots de ralliement dont Merleau-Ponty s’est servi plus
tard pour définir les points-clefs de sa réflexion, appa¬
raissent déjà en bonne place : ambiguïté, institution,
champ, dialectique, coexistence. Les trois premiers, par
exemple, se trouvent concentrés dans un seul alinéa de
La Structure du Comportement1.
Le développement ultérieur était en effet précontenu
dans les prémisses. On a fait état, nous venons de le dire,
d’un changement d’orientation, d’une mutation en
cours2. Merleau-Ponty est mort sur l’ébauche d’un
manuscrit intitulé « Le Visible et l’invisible ». Sur la foi
de ce beau titre, des âmes non prévenues pourraient
escompter l’annonce d’une inflexion spiritualiste. En
fait - sous réserve de révélations qu’apporterait la cor-
1. P. 238.
2. Cf. Paul Ricœur, Hommage à Merleau-Ponty (Esprit,
juin 1961).
56 OUVERTURE

respondance - rien ne le donne à entendre, à commencer


par les indications éparses de Signes. Jusqu’au bout,
Merleau-Ponty aura été en somme fidèle au programme
de la Phénoménologie de la Perception. Il est difficile de
tirer argument des leçons professées au Collège de
France pour étayer l’hypothèse contraire. L’ouverture
de plus en plus ample qui s’y manifestait, l’apparition
constante des préoccupations ontologiques, se diri¬
geaient invariablement vers l’homme en extension
plutôt que vers l’homme en compréhension1. Sans doute
n’aurait-il plus répété qu’«il n’y a pas d’homme in¬
térieur », mais une révolution copernicienne de sa philo¬
sophie demeurait improbable. Il n’y a pas de seconde
philosophie de Merleau-Ponty. Même il avait vraisem¬
blablement renoncé au dessein d’écrire cette Origine de
la Vérité promise il y a quinze ans 2.
Par là nous ne voulons pas insinuer le moindre re¬
proche de défaitisme. Au contraire, il ne cessait d’élargir
ses horizons, il récapitulait et il reconstruisait, en même
temps que son expression, si souple et captivante dès
les débuts, acquérait une ductilité et une alacrité vrai¬
ment merveilleuses. Bref il ne se dérobait pas à la double
tâche qu’il a énoncée en style de maxime : « Rester
fidèle à ce qu’on fut, tout reprendre par le début, cha¬
cune des deux tâches est immense3. » Dans cette per¬
spective, il accueillait royalement, il intégrait, avec une
estime non feinte, les pensées les plus étrangères à la
sienne, mais sans les « embaumer4 », c’est-à-dire il
s’efforçait de les traduire, de les refaire en épousant leur
genèse et leur mouvement incomparables. Leur pluralité,
leur incompatibilité aussi, étaient marques irrécusables
d’authenticité, étincelles signifiantes, dont le parcours
1. Cf. Humanisme et Terreur (HT), p. 191.
2. SNS, p. 188. 3. S, p. 12.
4. Cf. id., p. 102.
LE COLLÈGE DE FRANCE 57

résume la démarche du philosophe. Les documents de


l’œuvre écrite, comme de l’enseignement oral, ne nous
font assister ni à un impensable reniement, ni même à
un notable revirement. Mais jusqu’à la nuit fatidique où
il s’effondra, Merleau-Ponty aura offert le spectacle d’une
intelligence en quête active, d’un chantier d’idées bour¬
donnant. Ce progrès continuel dans la recherche et la
maîtrise est bien propre à aviver les regrets. Le style,
nous l’avons dit, allait de pair. Quant à la parole, diserte
et précise, elle est vouée à s’effacer lentement de nos
mémoires fugitives. Ce philosophe du langage avait reçu
le don de la langue. Il était un conférencier hors ligne. Il
ne recourait à aucun artifice oratoire, à aucun effet gran¬
diloquent. Il avait hérité la chaire de Bergson et de La-
velle, il ne la déparait pas. Sa voix, égale et nuancée,
n’enflant jamais le ton et ne trébuchant jamais, trouvait
sans effort le mot juste et la formulation élégante. Il
tenait l’auditoire sous le charme par le seul art d’une
démonstration bien dite et bien conduite. Car il ne sem¬
blait pas chercher l’intonation convaincante, l’accent
chaleureux. Persuader lui suffisait. Il était professeur, et
non pas prophète ou prédicateur.
Si l’on nous permet une digression, il avait quelque
mérite à ne pas se départir de son attitude magistrale, à
conserver à ses cours une haute tenue scientifique. Le
public mouvant du Collège, en effet, n’est pas le plus
stimulant qui soit. C’est un rassemblement composite et
passablement inconstant. Il est fait de connaisseurs et
d’amateurs, de vieillards studieux, de pédagogues re¬
traités, et de jeunes recrues échappées des amphis de la
Faculté voisine, de jouvenceaux frais émoulus du
baccalauréat, d’étrangers de passage venus exercer une
ouïe hésitante, d’étudiants allemands qui s’installent en
pays conquis dans cette enceinte philosophique. En
outre, quelques curieux, des dames à fourrure et, çà et là,
58 LE COLLÈGE DE FRANCE

le noir costume d’un ecclésiastique. Parfois, la présence


d’un collègue de marque rehausse la qualité de l’audi¬
toire : on voit s’infiltrer dans les derniers rangs la sil¬
houette emmitouflée de Jean Wahl ou celle, prompte et
juvénile, de Ricœur... Une loi statistique mystérieuse
gouverne le flux et le reflux de l’assistance : la salle est
tantôt comble, tantôt clairsemée. Parmi le carré des
fidèles - pendant les années 1955-57 où je fréquentais
assidûment les cours - j’observais avec amusement deux
personnes, deux sœurs, à en juger par leur ressemblance,
d’origine orientale, à se fier à leurs traits. Leur coiffure,
toque pour l’une, chapeau à visière pour l’autre, aidait à
les distinguer. Elles prenaient régulièrement siège au
second rang, juste en face de la chaire, un quart d’heure
avant le début de la leçon, et se préparaient à écouter.
Jamais sermonnaire n’eut droit à une attention si dévote.
La porteuse de toque, en particulier, dans une religieuse
immobilité, dardait sur le maître un visage patiné de
vieille porcelaine, béatifié par l’extase. Merleau-Ponty
ne paraissait pas, lui, savourer une admiration aussi
manifeste, pas plus qu’il ne se souciait des fronts que
l’incompréhension ou la surdité barrait d’un pli. Son
arrivée subite avait fait taire les travées bruissantes. Mais
il regardait au loin, la physionomie préoccupée, vers la
porte du fond, d’où débouchaient importunément de
plus retardataires que lui, qui risquaient de troubler le
fil de son exposé.
Qu’on me pardonne ces souvenirs infimes. Mieux
vaut traduire l’impression générale qui se dégageait de
cet enseignement « exotérique ». Si une modification
s’amorçait, elle s’effectuait à grande amplitude, et sur le
ciment des fondations antérieures. Jusqu’au bout
Merleau-Ponty aura été fidèle à ses premières découver¬
tes et à Husserl. Lorsqu’après de longs excursus his¬
toriques ou des prélections de textes, il revenait à la per-
LE MYTHE D’ANTÉE 59

ception, à la description du monde perçu, il se retrouvait


sur son terrain, il touchait son sol d’Antée. Ce fils de
marin ne se résignait pas à perdre terre. Il s’appliquait
à « formuler une expérience du monde, un contact avec
le monde qui précède toute pensée sur le monde1 ». Dans
la thèse principale, au terme de pérégrinations dans les
paysages imaginaires ou pathologiques, éclatait encore et
toujours la certitude inébranlable : le perçu est et de¬
meure, il y a des choses, il y a un monde2. Cette certi¬
tude, antérieure à la conscience thétique, supporte
comme Atlas tout le poids du mystère absolu3, c’est-à-
dire l’opacité impénétrable de la chose et du monde,
dans laquelle s’enracine le « mystère de la raison4 ».
Pourtant une autocritique s’ébauchait. Voici, en effet,
pris presque au hasard, un fragment du cours de 1956.
Je m’excuse de transcrire telles quelles des notes prises
au vol :

La science ne peut effacer qu’elle est née dans une cer¬


taine patrie... La terre est l’arche (Husserl), la terre est
le niveau et le sol de notre pensée, ce qui enveloppe et
nourrit de pensée la pensée. La terre, c’est la nature,
l’horizon de toute notre vie, le fond de tous les fonds, le
mveau de tous les niveaux... Une philosophie de ce
genre ne peut être claire d’emblée, car elle aborde tout ce
qui résiste à l’élaboration réflexive. La Phénoménologie
de la Perception surestimait la plénitude du perçu qui se
présente en personne, de la Dingwahrnehmung, mais en
suraccentuant cet aspect, elle appauvrissait l’autre. Il
faut restituer l’allusif, le lacunaire du perçu qui n’est
pas la réplétion de notre sentir. Le contact est loin d’épui¬
ser la chose. La chose est présence, mais aussi absence.
Elle se donne avec une certitude absolue, et avec un
horizon presque indéfini de connaissances et de pro-

1. SNS, p. 54. 2. PhP, p. 396.


3. Id., p. 384. 4. Id., p. XVI.
6o LA PALME DU MONDE

priétés nouvelles. A l’analyse elle fuit sous nos doigts,


son contenu échappe, elle n’est jamais complètement
cernée... La chose n’est pas un terme, elle inaugure un
commencement, toute une série de couches de significa¬
tions qui ne l’épuisent pas. Les signes n’ont de sens que
sur le fond du monde. Ce sont des allusions sur le thème
fondamental du monde, ils renvoient à ce champ d’allu¬
sions.

Ce texte indique sommairement dans quelle direction


s’orientait sans hâte la méditation de Maurice Merleau-
Ponty. Ou plutôt il suggère le mouvement enveloppant
dans lequel se découvrait et se dérobait à la fois au re¬
gard du philosophe l’envers des choses. Ce qui incon¬
testablement primait tout au long des pages déliées et
minutieuses de Phénoménologie de la Perception, c’était
l’expérience vive du sentir et du corps, l’événement de
la perception, le thème du Cogito incarné. L’accent
appuyait sur l’évidence perceptive, l’expérience pri¬
mordiale, YUrdoxa ou YUrglaube (la « foi originaire de la
perception »), le moi naturel, le corps, qui est « notre
ancrage dans un monde1 », le « sens incarné, phénomène
central2 ». Le livre regroupait patiemment, comme une
toile arachnéenne, le réseau des « fils intentionnels » qui
relient le corps au monde et le monde au corps. Merleau-
Ponty n’était pas près de déserter les rives où la palme du
monde ploie sa profusion. Cependant, l’autre face,
humaine et sociale, de la positivité philosophique le
sollicitait de plus en plus. Il estimait sans doute que le
sujet ou quasi-sujet corporel offrait une plateforme trop
étroite pour supporter l’expérience humaine intégrale.
Aurait-il répété en 1961 aussi catégoriquement qu’en
1945:

I. PhP, p. 169. 2. Id., p. 193.


LA PENSÉE SAUVAGE 61

Si nous retrouvons le temps sous le sujet et si nous


rattachons au paradoxe du temps ceux du corps, du
monde, de la chose et d’autrui, nous comprendrons qu’il
n’y a rien à comprendre au-delà3 ?

En tout cas, le problème de l’univers objectif ne lui pa¬


raissait plus pouvoir se solder simplement par le retour
à l’irréfléchi. Merleau-Ponty s’efiorçait visiblement
d’échapper à l’impasse d’une description-compréhen¬
sion finalement monocorde, endiguée dans les lisières de
Y esse est percipi. Il abordait franchement la question
transcendantale : comment la rationalité est-elle possi¬
ble? L’expérience native en est la condition nécessaire,
mais non suffisante. Ou, sous une forme plus radicale :
pourquoi l’être se livre-t-il à cette aventure de la raison ?
Qu’il fît précéder la réponse d’une vaste enquête préa¬
lable parmi les sciences, les systèmes philosophiques,
les documents psychologiques et littéraires, la solution
se trouvait de ce fait ajournée, mais non décommandée.
Une double action s’exerçait désormais à l’intérieur
de la thématique et en ébranlait les supports : d’une
part, la propulsion du langage, qui manifestait la poussée
de la créativité humaine, la perpétuelle genèse institu¬
tionnelle au sein d’une « histoire cumulative2 », et ce que
Merleau-Ponty appelait la « spontanéité enseignante3 »
- d’autre part, en sous-œuvre, le creusement de la per¬
ception originaire rétrogradant vers un en-deçà inacces¬
sible, à savoir « la région sauvage... investie par aucune
culture », la liberté, l’esprit et le monde sauvages 4, l’être
« à l’état brut ou sauvage », dont Husserl avait réveillé la
notion5. Et sur cette hantise d’un pays de fouilles ou
d’un monde avant le monde se greffait l’idée de plus en

i. PhP, p. 419. 2. S, pp. 75, 156.


3. Id., pp. 118, 121. 4. Id., pp. 45, 151, 228.
5. Id., pp. 215, 217.
62 UNE PHILOSOPHIE NEUVE

plus insistante de Y adversité anonyme, du principe barbare


(Schelling), ou de l’« ombre portée » de la philosophie1,
bref de toute une Nachtseite qui incitait la phéno¬
ménologie à approfondir et à intégrer les domaines
immémoriaux de la Nature, du Mythe et de l’univers
primitif. Nous venons d’entendre Merleau-Ponty, en
une sorte de rétractation, réintroduire le moment de
latence, de négativité, qu’il avait de son propre aveu
estompé dans sa thèse. Mais Raison et Chaos, Sens et
Non-Sens, forment les pôles écartés entre lesquels
s’inscrit un nouveau type d’universalité, qui détermine
le logos du monde naturel et le logos du monde culturel :
la philosophie telle que la conçoit Merleau-Ponty a pour
tâche d’explorer cette zone d’interférence.

Car la physionomie contrastée de l’expérience appelle


un nouveau type de philosophie également, ou plutôt de
recherche philosophique, dont Merleau-Ponty a élaboré
dès ses débuts la notion. La Phénoménologie de la Per¬
ception n’est pas plus que La Structure du Comportement
l’exposé d’ensemble d’une philosophie. De même que
La Structure du Comportement s’attache à donner un
statut et une envergure philosophiques au concept de
forme ou de structure (ce terme ajoutant à l’autre l’idée
de signification), et cela à partir d’une réfutation serrée
de la réflexologie de Pavlov, du behaviourisme de
Watson, de la Gestalt, du bergsonisme et enfin du trans¬
cendantalisme de Brunschvicg, de même l’autre ouvrage
s’emploie à varier le thème de l’existence incarnée, de la
conscience inhérente au monde, en le dégageant de la
somme des sciences humaines, et en l’opposant au
« sujet épistémologique » et à tous les avatars de la con¬
science constituante. Les références à Husserl ponctuent

i. S, pp. 139, 225.


LE CORPS VÉCU 63

ce livre. C’est à Husserl, miroir plus que mentor, au


dernier Husserl surtout, dont il interprète l’inspiration
profonde, que Merleau-Ponty emprunte non seulement
la conception de l’intentionnalité, mais la précession
constante de la vérité perceptive comme assise et berceau
de toute connaissance. De ce sillage dérivent l’expérience
primordiale, le privilège du sens incarné, le repérage et
la description des niveaux et couches de significations,
l’instauration de la vérité au titre de vérification ou de
sédimentation. Les analyses admirables, échelonnées
selon un programme classique de la sensation au Cogito
et à la temporalité, gravitaient de manière en revanche
moins traditionnelle autour du corps phénoménal ou
corps propre, relevé de la longue vassalité où l’avait main¬
tenu la suprématie idéaliste. Le corps est en effet notre
poste unique, factionnaire vigilant, véhicule de l’être-
au-monde, fléau de nos balances, et comme tel indépas¬
sable. Il est aussi l’outillage complet, l’« instrument poly¬
morphe » de l’expression1, la masse de manœuvre ou le
volant des significations qui s’emmagasinent en lui par
l’osmose continue de l’activité et de la passivité. Il
fonctionne comme une espèce de moi naturel. Les pro¬
priétés que l’idéalisme et la philosophie réflexive assi¬
gnaient au Je pur et à l’esprit tendent à rejoindre le corps
vécu : « Je suis la source absolue »2, c’est-à-dire comme
existence et individu corporel. L’universel en tant que
lien des esprits est destitué de son hégémonie. Car il n’y
a pas de subjectivité transcendantale, il faut abolir la
fiction d’un univers de vérité, d’un monde de substances
ou d’essences intemporelles. Il n’y a rien derrière les
regards qui croisent leurs feux, derrière les paroles et
les pensées qui s’affrontent - pour leur imposer des nor¬
mes, les étalonner d’après la vérité et les soumettre tacite-

1. S, p. 126. 2. PhP, p. IV.


64 LA PENSÉE INCARNÉE

ment à l’autorité de son sceptre. C’est une chimère que


la pure « conscience étrangère » qui ramènerait « aussitôt
le monde qui m’est donné à la condition de spectacle
privé1 ». Il n’y a que des existences en relation dialecti¬
que, la collection non intégrable des perceptions et des
perspectives, et il y a du sens qui se défait et se reforme
selon la mobilité temporelle. Le monde intersubjectif
est simplement l’intermonde, le monde de la coexistence
ou de la comprésence : des existences situées ensemble
dans le même et seul monde, allusion inépuisable et
multiple défaut. Car Merleau-Ponty traque aussi ferme¬
ment l’absolu sournois qui pourrait s’insinuer dans la
rencontre d’autrui que l’illusoire transcendance d’une
conscience constitutive.
Ainsi la pensée n’est jamais coupée de ses racines
corporelles et sensibles. Inversement le corps est incrusté
d’intentions, lesté de significations ; et il ne s’agit nulle¬
ment, dans cette archéologie ou histoire naturelle de la
conscience, de reculer à la platitude de l’empirisme.
Merleau-Ponty aurait pu s’approprier une suggestion de
Pascal, qui la comprenait, certes, autrement : « Qu’on
s’imagine un corps plein de membres pensants... »
D’ailleurs ce philosophe de la fenêtre ouverte a été avant
tout un homme d’études, qui savait se reclure. Mais,
comme Husserl, comme Bergson, il n’a jamais cessé, pour
employer une de ses comparaisons, de confronter la
carte avec le paysage, ni d’écouter, comme un accom¬
pagnement à la réflexion, le bourdonnement de la ville
en rumeur.
Il reste que le régime de l’intellection et de la con¬
science jugeante est le talon d’Achille de la philosophie
de Merleau-Ponty. Retirer à l’entendement ses prérogati¬
ves exclusives, le reconduire sans trêve à la fondation

i. La Structure du Comportement (StrC), p. 169.


LE CONCRET INDIVIS 65

perceptive, ce n’est assurément pas dissoudre la science


et l’objectivité, mais c’est statuer en faveur d’un aspect.
Or Merleau-Ponty garde une vue aiguë de la dualité de
souche de la connaissance humaine et, loin de l’esquiver,
il fait de cette dualité, étendue en ambiguïté, le levier de
sa démarche : l’homme est naturant et naturé, corps réel
(objectif) et corps phénoménal, sujet pensant et moi
corporel, habitant du monde et cosmotheoros (selon
deux expressions de Kant). Il insère ces moments dans
une dialectique flexible, qui, au rebours de la dialectique
hégélienne, laisse subsister la tension des contraires, et
multiple, qui ne se réduit pas à la pure dialectique sujet-
objet1. Mais on ne garantira pas qu’il ait donné au pro¬
blème une solution satisfaisante. Il l’abordait, l’accostait,
et cependant, fasciné par la « pensée sourde », laissait sur
pied la question de Leibniz :

Qu’est-ce que ces idées qui sont en nous, non pas tou¬
jours en sorte qu’on s’en aperçoive, mais toujours en
sorte qu’on les puisse tirer de son propre fonds et les
rendre apercevables2 ?

Parmi tant d’énigmes, Merleau-Ponty préférait décrire


l’origine de la faculté pensante plutôt qu’en localiser la
cible. Il se mouvait dans le concret, l’indivis, il aimait
mieux éprouver les corps et les choses que manipuler
leurs épures et leurs images mentales. Dans La Structure
du Comportement, il considère la philosophie transcen¬
dantale (dont le modèle est scientifique) comme une
« acquisition définitive », mais en tant que « première
phase de la réflexion3 ». Dans Phénoménologie de la
Perception, il incline à discréditer l’attitude naturelle et

1. StrC, p. 302.
2. Nouveaux Essais sur l'Entendement humain, 1. 4, ch. x, § 7.
3. StrC, p. 293.

PC 5
66 LE PROBLÈME DE LA SCIENCE

sa formalisation objective, pour reporter la systématisa¬


tion scientifique sur le logos historique et culturel. D’où
la proposition fameuse sur la nébuleuse de Laplace qui
« n’est pas derrière nous, à notre origine », mais « devant
nous, dans le monde culturel1 ». Plus tard, notamment
dans les leçons publiques et les articles récents, il
n’atténue, il n’esquive rien de l’ambiguïté ; au contraire
il la répercute en deçà et au-delà de la vie de la con¬
science, il n’hésite pas à parler, sur le ton de Pascal, de
notre « condition monstrueuse2 ». Mais il se montre de
plus en plus soucieux d’intégrer, d’englober les an¬
tinomies dans une perspective ontologique. L’attention
de toujours prêtée au phénomène corporel donnait le
signal à une « réhabilitation ontologique du sensible 3 ».
La pensée errante, erratique, l’universel latéral4 du
monde originel, d’un côté, et la spontanéité enseignante,
de l’autre, déclassent l’événement de la science, à la¬
quelle toutefois un rôle important est dévolu dans
l’inspection de la réalité humaine historique. Il semblait
à Merleau-Ponty que l’actuel retour sur soi de la pensée
scientifique confirmait ses propres vues relativistes. Mais
il se laissait aiguillonner par le problème plus qu’il ne le
résolvait.
L’insensible déplacement de perspective auquel don¬
nait lieu l’attention croissante portée au logos historique
et scientifique demeurait donc touché par le rayon de
l’ancien foyer. D’emblée, en effet, la conscience est
mouvement, transcendance de part en part, télé¬
vision6. Elle s’éveille et s’établit dans un milieu saturé
d’intelligibilité, qui n’est plus la lumière naturelle ; dans
une certaine mesure, elle se déleste du sens préhumain.

i. PhP, p. 494. 2. S, p. 257.


3. Id., p. 210. 4. Id., p. 150.
5. Id., p. 24.
LE LANGAGE 67

A la suite de Husserl, Merleau-Ponty parle de téléologie


de la conscience. L’interrogation initiale reçoit ainsi une
affectation supplémentaire. La « spontanéité ensei¬
gnante » signifie que le sens et le discours décollent de
leurs amarres perceptives. Les fissures actives de la né¬
gativité mordent la chair compacte du monde. Or l’élé¬
ment ou le ferment de cette mutation, c’est le langage.
Le corps n’est plus le véhicule suffisant de l’être-au-mon-
de. L’« excès du signifié sur le signifiant1 » est moins
rapporté à l’inexhaustivité du perçu que reversé sur la
richesse créatrice du langage. Merleau-Ponty s’est méfié
de la volubilité de la parole. Celle-ci reste assujettie,
dans le fil des réflexions antérieures, à l’appartenance au
monde, comme un fait premier et un prodige2. Mais
alors qu’auparavant le phénomène ou le mystère de
l’expression3 s’insérait assez malaisément dans la des¬
cription noématique, maintenant il est intronisé comme
médiateur concret universel. L’histoire progresse vers
sa vérité par le récit4. En réalité, perception, histoire,
expression, ces trois instances, dans l’ordre, symboli¬
sent5. L’art, l’histoire, le monde vécu, voix du silence,
débordent sous la poussée oblique du langage qui habite
les hommes et excède leur parole. Et la « grâce » de la
dialectique, langage indirect, jonction de l’individuel et
de l’universel, du pour soi et du pour autrui, est un autre
nom pour le « phénomène d’expression qui se reprend
et se relance par un mystère de rationalité6 ».
Il est émouvant de suivre, dans le dernier écrit si
soigneusement perlé, l’effort du philosophe pour appro¬
cher au plus près, à l’aide des suggestions et des con¬
fidences des peintres, le « seul Être actuel, présent » que

1. PhP, p. 447. 2. Id., p. 449.


3. Id., p. 447. Cf. S, p. 91. 4. S, pp. 93-4.
5. Ibid. 6. Id., p. 91.
68 LA PENSÉE PICTURALE

nous hantons1. Ce beau texte rappelle Valéry, ce


Valéry qui, dans une sentence gravée au fronton du
Palais de Chaillot, a loué « la main de l’artiste, égale et
rivale de sa pensée ». Mais l’intention de Merleau-Ponty
transcende la fascination du génie esthétique. A l’école
des peintres, il cherche à apprendre ce que leur pensée
manuelle, leur « pensée au contact2 », possède à l’état
implicite, ce que la pensée « désinvolte3 » des savants
néglige : la leçon limpide et pourtant ésotérique d’un
accès inédit à l’Être. Cette « science silencieuse4 » qui
livre, selon le mot de Rilke, des « formes non décache¬
tées 5 », peut en effet servir à évoquer l’enveloppe de
l’Être, l’Être enveloppé, muet6, que Merleau-Ponty
appelle aussi polymorphe et abyssal7. A travers l’icono¬
graphie taciturne, c’est la texture même de l’Être 8 qu’on
déchiffre et que le philosophe contemple avec convoi-

1. L'Œil et l’Esprit, p. 195. Texte d’abord paru dans la revue


Art de France (1961, N° 1) et reproduit en tête du numéro
spécial d’hommage de Temps Modernes (1961, n° 184-185),
PP- 193-227. Nos citations renvoient à cette pagination.
Outre le texte de Merleau-Ponty, ce cahier de Temps Moder¬
nes comprend un superbe morceau de Sartre, « Merleau-Ponty
vivant », et de belles études de J. Hyppolite, Claude Lefort,
J.-B. Pontalis, A. de Waelhens, Jean Wahl. Ce remarquable en¬
semble est malheureusement déparé par une méditation bouf¬
fonne de Jacques Lacan, mauvais pastiche mallarméen dont
voici la chute :
« Qu’ici mon deuil du voile pris à la Pietà intolérable à qui le
sort me force à rendre la cariatide d’un mortel, barre mon pro¬
pos, fût brisé. »
2. L’Œil et l’Esprit, p. 213. 3. Ibid.
4. Id., p. 223. 5. Ibid.
6. Id., p. 225. 7. Id., pp. 209, 213.
8. Id., p. 200. Cf. p. 202 : « Ce qu’on appelle inspiration de¬
vrait être pris à la lettre : il y a vraiment inspiration et expiration
de l’Être, respiration dans l’Être, action et passion si peu dis¬
cernables qu’on ne sait plus qui voit et qui est vu, qui peint et
qui est peint... La vision des peintres est une vision continuée. »
RETOUR À L’ÊTRE 69

tise : « un système d’équivalences, un logos des lignes,


des lumières, des couleurs, des reliefs, des masses, une
présentation sans concept de l’Être universel1 » (défini¬
tion où se discerne une réminiscence lointaine de
l’hypotypose kantienne). Le terme insondable de signe
s’adresse en premier lieu aux images. Attestatrices du
« fait inaugural2 » de la présence sensible, elles courbent
l’arc scintillant qui ajuste ces deux éclairs, la « fulgura¬
tion de l’existence3 » et la « déflagration de l’Être4 ».
Sartre s’inquiète, tandis qu’il médite tristement sur leur
entente mal réparée, de cette orientation ontologique
et pour lui aberrante de l’humanisme de son ami ; et il
s’efforce, sans trop y parvenir, de se rassurer et de se
dissimuler à lui-même l’écart devenu béant de leurs che¬
mins intellectuels5.
Mais il était écrit que Merleau-Ponty ouvrirait un seuil
qu’il ne pénétrerait pas. Il aura mis en chantier seule¬
ment « cette philosophie qui est à faire6 », et laissé à
d’autres ou à personne la tâche d’explorer plus avant la
« mutation dans les rapports de l’homme et de l’Être »7
survenue à la fin de l’âge classique, de retrouver le
« secret perdu » depuis Descartes, par un « nouvel
équilibre entre la science et la philosophie, entre nos
modèles et l’obscurité du II y a8 ».

Mais il nous faut insister brièvement, au risque de


retourner sur nos pas, à propos de quelques idées car¬
dinales qui confèrent à l’ensemble sa membrure.
Pour définir son hypothèse de travail ou le statut
ontique de l’homme, Merleau-Ponty avait choisi, nous

1. L'Oeil et l'Esprit, p. 218. 2. S, p. 211.


3. SNS, p. 309. 4. L'Œil et l'Esprit, p. 216.
5. Art. laud., pp. 367-8. 6. L'Œil et l'Esprit, p. 214.
7. Id., p. 215. 8. Id., p. 212.
70 l’ambiguïté

l’avons suggéré, le terme d’ambiguïté, plus rarement il


parlait d’équivoque et de contradiction. Des interprètes1,
munis d’intentions diverses, ont fait un sort au premier
de ces vocables. U ambiguïté, en effet, est inscrite dans
l’être-au-monde, elle désigne l’inhérence au temps et au
monde, elle rappelle la condition étrange d’un être qui
est indivisiblement son corps et sa pensée. « L’ambiguïté
n’est pas une imperfection de la conscience ou de l’exis¬
tence, elle en est la définition2. » Déjà logée dans la
chose inerte, elle se répercute de cercle en cercle en celui
qui délie le sens :

Installé dans la vie, adossé à ma nature pensante, fiché


dans ce champ transcendantal qui s’est ouvert dès ma
première perception et dans lequel toute absence n’est
que l’envers d’une présence, tout silence une modalité
de l’être sonore, j’ai une sorte d’ubiquité et d’éternité de
principe, je me sens voué à un flux de vie inépuisable...
Cependant cette même nature pensante qui me gorge
d’être m’ouvre le monde à travers une perspective, je
reçois avec elle le sentiment de ma contingence3...

Ni conscience-témoin, pur regard survolant les phéno¬


mènes, ni situation étanche et insurmontable. Merleau-
Ponty poursuivait l’oscillation de l’ambiguïté sur toutes
les plages de l’expérience. Le monde a du sens, mais
c’est un sens non transparent. Le corps est corps opaque
et corps vécu. Il est essentiel à la vision de se saisir dans
une sorte d’ambiguïté et d’obscurité4. L’espace n’est

1. Ferdinand Alquié, Une Philosophie de F Ambiguïté


{Fontaine, 1946) ; Alphonse de Waelhens, Une Philosophie de
F Ambiguïté : Maurice Merleau-Ponty (Bibliothèque Philo¬
sophique de Louvain), et, sous le même titre, l’introduction à
la réédition de La Structure du Comportement.
2. PhP, p. 38. 3. Id., p. 419.
4. Id., p. 432.
l’ambiguïté 71

ni construit ni préexistant, il se dispose par rapport à


l’étrave des mes mouvements. Le langage n’est ni une
suite de sons ni un système de signes : il est parole origi¬
naire fluant sous les symboles. Le Cogito est contact
simultané avec mon être et avec l’être du monde. Le
temps n’est ni une série de moments, ni une durée
uniforme ; il est une réalité dans laquelle je suis pris et
que je ne décompose pas, mais qui se réorganise d’elle-
même à partir de mon présent. Le monde intersubjectif
est un univers d'alter ego, d’êtres reconnus comme « je »
et comme « autres » : je perçois autrui, mais de biais. La
liberté en situation est ambiguë : infinie, mais liée au
monde et engrenant sur lui. L’histoire présente attend de
l’avenir qu’il lui donne le sens. L’événement n’éclate pas
pour autant dans le vide de l’incertitude, car le passé
adhère à lui. Par emboîtement se forme une continuité
historique, c’est-à-dire une perspective dont le champ
est sans cesse réajusté. Il y a donc un sens de l’histoire,
non pas une marche inflexible, mais des thèmes, des
valeurs. L’histoire n’est pas absurde, « bruit et fureur »,
arbitraire et insensée ; elle est en suspens, défaite et
refaite comme une toile de Pénélope. L’ambiguïté
trouve là son domaine d’élection.
Plus tard, dans les écrits de circonstance et dans les
cours, Merleau-Ponty apposait à l’ambiguïté la contre-
marque de Y institution. L’institution - la Stiftung - est
destinée à reléguer l’idéal de la connaissance intellec¬
tuelle, l’hégémonie d’une conscience pure, constitutive
de ses objets, norme de vérité. Le sens institué détrône
la conscience constituante. Une philosophie de l’institu¬
tion force ce dernier « réduit de conscience absolue1 »,
elle exile ce fantôme qu'à ce lieu son pur éclat assigne. Il
n’y a pas de constitution sans des présupposés et des in-

1. SNS, p. 186.
72 l’institution

vestissements, et l’institution engendre un échange entre


l’activité et la passivité. Cette notion assez fluide signale
essentiellement l’ouverture d’un champ (Merleau-
Ponty parlait quelquefois de « philosophie du champ »),
mais à la manière d’une naissance, d’une génération, à
partir d’une matrice symbolique. En somme, Merleau-
Ponty généralisait le champ de présence de l’événement
perceptif. Le propre de l’institution est la stabilité dans
le mouvement, la genèse dans la perpétuation. C’est
pourquoi l’archétype et le prototype de l’institution,
l’institution des institutions, c’est le temps1. L’être
s’identifie à sa temporalisation2. Merleau-Ponty inven¬
toriait sur pièces et exemples l’institution effective dans
les domaines physique, animal, psychologique, scien¬
tifique, culturel, social, historique. Partout il repérait la
sédimentation active, la spontanéité cumulative. Il retrou¬
vait là le principe dynamique de la Gestalt, qu’il avait
mis en œuvre dans La Structure du Comportement et
quelque peu abandonné ensuite, la structure, configura¬
tion organisée, totalité orientée par des lignes de force,
système concret doté d’un « sens lourd3 ». Il serait trop
long même d’en résumer le multiple emploi. Ce qu’il
faut souligner, c’est qu’à tous les degrés la réalité est
symbolisation, et qu’il n’est pas une parcelle d’existant qui
ne soit devenir et institution. Une proposition telle que :
« L’homme est une idée historique et non pas une espèce
naturelle4 » a scellé la formule et peut-être le destin de
cette philosophie.
L’intention philosophique de Merleau-Ponty se tra¬
duisait encore dans le terme de dialectique. Par là, rejoi¬
gnant une vue profonde de Schelling, il ripostait à la
méthode hégélienne et marxiste, contre laquelle il polé-

i. Cours inédit. 2. Cf. PhP, p. 381.


3. S, pp. 146-7. 4. PhP, p. 199.
LA DIALECTIQUE 73

miquait, d’autre part, à travers Lukâcs et Sartre. Il dis¬


tinguait en effet la dialectique ternaire, fallacieuse,
destructrice4, et sa dialectique binaire, réversible, dans
laquelle les contraires, au lieu d’être assommés, sont
assumés tels quels et prévalent tour à tour en une ten¬
sion aiguë. Dans la mouvance de l’irrévocable ambi¬
guïté, il préconisait cette dialectique véritable de « rap¬
ports qui se renversent et qui s’impliquent, ou de vues
alternées..., dépassement qui n’est pas dépassement
définitif, ni télescopage des contradictoires1 2. » Une
telle opération n’a pas sa fin en elle-même. Elle est une
démarche de la raison qui ne possède pas par soi sa
force de propulsion. Merleau-Ponty suggérait cette
consigne : aller de la dialectique à une métadialectique
par le prédialectique3. Car le mouvement provient d’une
vis a tergo. L’Être excède la pensée de l’Être4. Il est
derrière nous, le langage est devant nous. Ce point d’ap¬
pui suffisant et ce levier soulèvent le monde. Ainsi, tout
en s’inspirant de Heidegger, Merleau-Ponty restait
invariablement fidèle à Kant, intransigeant témoin de
la dualité humaine. De même il décelait dans toutes les
grandes philosophies et hypothèses scientifiques, et
jusque dans Bergson - dont il admirait, contre l’opinion
courante, Durée et Simultanéité - la trace apparente, non
résorbée, de la disjonction dialectique. Mais il marquait
sa griffe sur le commentaire. C’est-à-dire qu’il ramenait
impérieusement au sol la courbe du mouvement et qu’il
prohibait la ligne de fuite vers un univers nouménal, un
univers de vérité sans vérification, cette «idée trom¬
peuse 5 ». Si loin que tirât la flèche, elle volait dans un
espace clos et n’échappait pas à la gravitation terrestre.

1. Qu’il appelle, d’un mot de Beaufret, une philosophie


« ventriloque » (S, p. 196).
2. Cours inédit. 3. Id.
4. Id. 5. SNS, p. 185.
74 LA COEXISTENCE

Un autre mot-clé est la coexistence. Toutes choses


tiennent ensemble et font un monde, chaque sujet est un
système ouvert sur le champ de présence intersubjective
ou de comprésence. Merleau-Ponty ne va pas au-delà de
la solidarité intracosmique et interhumaine. Mais peu
d’écrivains actuels ont su exprimer avec autant d’agilité,
de subtilité, l’ordre complexe de la réalité concrète,
vivante et humaine, ont su étendre le filet multiple des
relations au point d’enserrer dans la nasse l’implicite et
l’informulé, d’y capter la fugacité des reflets, des vibra¬
tions et des signes. Il a eu le sentiment vif de la positivité
primordiale, de l’indivis, de la situation donnée dans
l’englobant de l’être et de la vérité. La dialectique, fac¬
teur d’allégement dans l’épaisseur primitive, faisait
saillir les contrastes, prodiguait les tensions. Redisons
quelle place considérable tiennent dans la pensée de
Merleau-Ponty, surtout vers la fin, la résistance irration¬
nelle, l’adversité, le non-sens. Mais le miracle toujours
renaissant consiste en ce pouvoir effectif qu’a l’homme
de passer outre, de faire avancer d’une pièce son bien et
son mal, sa vie et sa mort, son présent et son passé, lui
et autrui, le langage et le silence, l’activité et la passivité,
le visible et l’invisible.

Par une mystérieuse conformité des signes et comme


une réponse de l’oracle, le destin aura sanctionné par
l’étrange rigueur de son arrêt le voeu et le projet d’une
philosophie phénoménologique, à laquelle Merleau-
Ponty conférait délibérément un caractère inchoatif de
mouvement inachevable. Cette philosophie, cependant,
dont le style s’est effrité à travers le prisme de nos
analyses, revendique hautement sa dignité et promulgue
sa charte dans la préface de la thèse de 1945. Elle n’est
pas une simple propédeutique, une méthode prépara-
l’irréfléchi 75

toire, comme l’a sans doute comprise Husserl, elle est de


principe. C’est pourquoi elle intègre les philosophies
antérieures, au moins à titre de Weltanschauungen, et
elle est la seule qui convienne à ce temps. Deux res¬
sorts la sous-tendent : la prise du concret et le sentiment
de la contingence.
La philosophie n’est plus, ne peut plus être un édifice
d’idées adamantin, une maison de cristal. Elle a dévêtu
à jamais sa nature glorieuse, son privilège exclusif. Elle
ne stipule rien, ne prescrit rien. Cette modulation per¬
siste inchangée d’un bout à l’autre de la carrière de
Merleau-Ponty, et que de fois, au cours de ses inter¬
prétations historiques, il a écarté les injonctions de la
« pensée canonique », prude et solitaire ! Car la philo¬
sophie est réflexion sur un irréfléchi, sur le préréflexif. A
aucun prix elle n’est le « purisme de la Raison » (Hamann).
Elle s’emploie à « rétablir un commerce avec le monde et
une présence au monde plus vieux que l’intelhgible1 », à
retrouver « la richesse insurpassable, la miraculeuse
multiplicité du sensible2 », et elle s’épuise dans cet effort
même,

« ...laborieuse comme l’œuvre de Balzac, celle de


Proust, celle de Valéry et celle de Cézanne, - par le même
genre d’attention et d’étonnement, par la même exigence
de conscience, par la même volonté de saisir le sens du
monde ou de l’histoire à l’état naissant3. »

La contingence transit de part en part la présence au


monde et l’expérience existentielle. Elle est sans remède,
sans appui transcendant. Elle définit le climat et la vérité
d’une vie qui émerge entre les deux gouffres symétriques
de la naissance et de la mort. Tel est le sort d’une « con-

i. SNS, p. 106. 2. S, p. 23.


3. PhP, p. XVI.
76 LA CONTINGENCE

science jetée dans le monde, soumise au regard des


autres et apprenant d’eux ce qu’elle est1 ». La contingen¬
ce, frappant de précarité « tout ce qui existe et tout ce
qui vaut2 », exige un acquiescement libre et viril. Mais
l’ombre rend sa moitié de lumière. Car si la contingence
extermine tout rêve de destination bienheureuse, elle
abonde de la richesse du monde. Et surtout elle assure à
la vie humaine la gravité, le sérieux d’une liberté et d’un
enjeu. D’une part, « la contingence du vécu est une me¬
nace perpétuelle pour les significations éternelles dans
lesquelles (l’homme) croit s’exprimer tout entier3 ».
D’autre part, « la même contingence fondamentale qui
menace (le monde humain) de discordance le soustrait
aussi à la fatalité du désordre et interdit d’en désespérer 4».
Ces fières maximes pourraient servir d’épigraphes à une
philosophie adossée à la non-philosophie ou à la non-
phénoménologie5, à un humanisme ombrageux qui a
exorcisé toute prétention transcendante et toute destina¬
tion morale ou axiologique. Car le relativisme de Mer¬
leau-Ponty s’étend jusque là : le refus tenace des absolus
frappe aussi « l’honneur d’être homme, la dignité hu¬
maine 6 » et ce qu’il nomme roidement « l’humanisme
sans vergogne7 ». L’homme est tel quel, sans définition
préalable. Tant homme que rien plus. Aucun idéal, au¬
cune visée normative, ne préside à son action, ne précède
sa nature et sa liberté. Merleau-Ponty n’a pas développé
systématiquement les conséquences éthiques de cet hu¬
manisme « d’homme à homme8 », s’il en a maintes fois
désimpliqué les incidences poütiques. Mais, dans Sens et
Non-Sens, et à la dernière page de la Phénoménologie de
la Perception, s’inspirant de Saint-Exupéry - dont il

i. SNS, p. i2o. 2. Id., p. 192.


3. StrC, p. 303. 4. HT, p. 206.
5. Cf. S, p. 225. 6. Id., p. 92.
7. Id., p. 287. 8. HT, p. 206.
HUMANISME 77

reprenait l’idée de l’homme « nœud de relations », leit¬


motiv de Citadelle -, il a tracé le portrait de son héros, qui
seul fait coïncider son acte et sa liberté.
Cette philosophie d’une physionomie si neuve rejoint
donc pour s’y éclairer l’exploit du héros comme la créa¬
tion de l’artiste. Plus simplement, jour après jour, elle
est accordée à la vie humaine, pas autre dans les livres
que dans la vie. Elle est la vie humaine éprouvée et dite
par un homme singulier. La philosophie de Merleau-
Ponty, la philosophie de notre époque, la philosophie
tout court, n’a pas d’espace aérien, d’eaux territoriales.
Elle ne monte pas la garde autour de son stable trésor et
de ses temples sereins. Car elle habite « partout et nulle
part1 ». Le philosophe n’est pas un homme autre, un
homme supérieur, un mage, encore moins le « sel de la
terre », le témoin » et le « prêtre de la vérité », que Fichte
a exalté en une envolée sublime2. Il est lui aussi quel¬
qu’un qui vit et soulève chaque jour le fardeau de vivre.
Il n’est pas mieux partagé que ses compagnons de route,
avec lesquels il avance épaule contre épaule. Il n’est pas
le détenteur d’arcanes et de secrets prodigieux. Néan¬
moins il est investi d’une charge et d’une tâche. Parmi ces
êtres écrasés et muets ou à demi engourdis, « il est
l’homme qui s’éveille et qui parle3 », le préposé à la
vigilance. Il ne dit rien de plus que ce que les autres font,
souvent mieux que lui. Mais comme il « peint sans cou¬
leurs, en noir et blanc, comme les tailles-douces », il
« ne nous laisse pas ignorer l’étrangeté du monde 4 ». De
là cette « douceur rebelle », cette « adhésion songeuse5 »
qu’il apporte à l’accomplissement de sa mission.

1. S, p. 138 ; EP, p. 46.


2. Einige Vorlesungen über die Bestimmung des Gelehrten,
vierte Vorlesung (Werke, Hrsgb. Medicus, Bd 1, S. 261).
3. EP, p. 86. 4. S, p. 31.
5. EP, p. 46.
78 LA PHILOSOPHIE

La philosophie est « la conscience de la rationalité dans


la contingence1 ». « Tel est le sort d’un être qui est né,
c’est-à-dire qui, une fois et pour toujours, a été donné
à lui-même comme quelque chose à comprendre 2. » Car
si la contingence explose dans l’absurdité de la mort, le
penseur d’aujourd’hui l’éprouve plus volontiers dans
l’événement de la naissance, à l’origine. « Je n’ai pas
choisi de naître3 », mais, parce que je suis né, je suis ce
mélange de faiblesse et de puissance, de vide et de pléni¬
tude, à travers lequel le temps fuse :

Ouvrage pur d’une éternelle Cause...


...Je suis en toi le secret changement.

Seule la pensée constituante oublie cette infrastruc¬


ture de la naissance (elle le fait explicitement chez Fichte)
et ce temps, marque de mon impuissance. Mais Merleau-
Ponty côtoie ici des penseurs existentiels avant la lettre :
« Notre âme est jetée dans le corps, où elle trouve nom¬
bre, temps, dimensions » (Pascal) - « La liberté com¬
mence et trouve un ordre établi » (Lequier). Il se détache
d’eux, dans la mesure où la contingence est ce qui ne
peut être surmonté. Pas d’espérance, pas d’appel vers
un anywhere out of the world. Une philosophie concrète
n’est pas une philosophie heureuse4, pas plus qu’elle
n’est la conscience malheureuse.
On comprend alors le refus qu’à l’époque du « déclin
des absolus » Merleau-Ponty oppose à l’Absolu, réel ou
en idée. Cette philosophie est d’un bout à l’autre sans
absolu. Elle en a expulsé la notion, le vestige, le vertige,
le mirage, et elle a colmaté les brèches. L’absolu est
irrémédiablement « suspect5 » et impitoyablement con-

i. S, p. 140. 2. PhP, p. 399.


3. Id., p. 488. 4. S, p. 198.
5. PhP, p. 449.
ABSENCE DE L’ABSOLU 79

gédié. Le «préjugé1» d’une pensée absolue est dis¬


crédité. « La position absolue d’un seul objet est la mort
de la conscience, puisqu’elle fige toute l’expérience
comme un cristal introduit dans une solution la fait
cristalliser d’un coup2. » La phrase suivante de l’essai
sur « le métaphysique dans l’homme » est fameuse :

La conscience métaphysique et morale meurt au


contact de l’absolu parce qu’elle est elle-même, par delà
le monde plat de la conscience habituée ou endormie, la
connexion vivante de moi avec moi et de moi avec au¬
trui 3.

Or la philosophie de Merleau-Ponty ne semble pas


souffrir de cette absence de l’absolu, elle ne la ressent
pas comme un vide ou une brûlure. Elle réside intensé¬
ment dans le séjour mortel, elle en accepte la paix pré¬
caire, la finitude, l’incertitude ; elle inscrit l’ombre et la
lumière, enregistre le sens et le non-sens. Tout est là, le
reste est illusion ou silence. Comme un homme qui pré¬
fère le toit natal, Merleau-Ponty ne veut pas échanger la
terre, la cité charnelle. C’est ce qui rend son athéisme,
dénué d’emphase et de pathétique, invulnérable au ni¬
veau d’une apologétique de l’inquiétude humaine.

Sur le terrain de l’histoire et de la politique, son do¬


maine favori de réflexion, le même assentiment au monde
et à l’homme, avec leurs impasses et leurs lacunes, l’a
écarté progressivement, mais sans recours, de l’idéologie
communiste. Il s’est expliqué en clair sur cette évolution.
Avant et plus encore après la guerre, il avait subi, comme
toute l’intelligentsia française, la séduction contagieuse

i. S, p. 136. 2. PhP, p. 86.


3. SNS, p. 191.
8o PHILOSOPHIE POLITIQUE

du marxisme. Dans Humanisme et Terreur, il adopte le


point de vue du matérialisme historique et tente de justi¬
fier contre Koestler (Le Zéro et T Infini), ou tout au
moins de comprendre, les procès de Moscou et la tacti¬
que des Soviets. Il y apportait, comme il l’a dit plus tard,
une « sympathie sans adhésion1 ». Il voyait bien le péril,
il mesurait la menace d’asservissement, il n’identifiait pas
sens de l’histoire et marxisme dialectique, il était réticent
devant l’aspect messianique et eschatologique, mais il
continuait à faire crédit au mouvement prolétarien, sinon
à son élément moteur, le parti, pour tout ce qu’il recélait
de dynamisme et de potentiel humains non dégradés. Il
alertait seulement la vigilance.
Les événements devaient bientôt à coups redoublés
saper cette créance librement consentie. La guerre de
Corée, brasier funèbre des espérances de l’après-guerre,
fut l’occasion d’une révision franche, que la répression
de Budapest, consumant les derniers restes d’illusions,
accentua encore. Il malmène durement Sartre (hostile,
lui aussi, peu après la parution des Aventures de la
Dialectique, à l’assassinat du peuple hongrois), avec le¬
quel il vient de rompre. Il qualifie sans indulgence le pro¬
gressisme, « sa douceur rêveuse, son entêtement in¬
curable, sa violence feutrée 2 ».
Depuis, Merleau-Ponty avait quitté la ligne de feu. Il
n’avait jamais été un penseur enrôlé, ni même engagé.
Son propos était plus critique, il faisait profession de
lucidité et de sang-froid. Quelques articles et interviews
de L'Express, qui ne put jamais le mobiliser entièrement,
attestent son indépendance de vues. Il prônait un rallie¬
ment de la gauche non-communiste, de cette nouvelle
gauche dont il ne partageait pas les passions partisanes.

1. Les Aventures de la Dialectique, p. 308.


2. Id., p. 223.
LE MARXISME 81

Mais il gardait comme une nostalgie étouffée à l’égard


d’un marxisme régénéré, vraiment dialectique. Naguère
il avait préconisé, voix dans le désert, « un marxisme
sans illusions, tout expérimental et volontaire1 ». Il per¬
sistait à reconnaître une « sérieuse valeur heuristique du
marxisme2 », en tant qu’institution, que phénomène
historique. Il en appelait avec prédilection à Marx, au
jeune Marx philosophe, qu’il admirait comme il admi¬
rait Freud le penseur. Mais il avait arraché au marxisme
scolastique, au communisme effectif, ses masques, ses
utopies et ses dogmes. Là comme dans le système hégé¬
lien, c’était le même principe pervers qu’il pourchassait,
la prétention à une vérité et à un savoir absolus. Lui, pour
son compte, s’efforçait de pratiquer ce qu’il loue chez
Machiavel, l’union du « sentiment le plus aigu de la con¬
tingence ou de l’irrationnel dans le monde avec le goût
de la conscience ou de la liberté dans l’homme3 ». A
l’oppression d’un dogme il préfère les cumuls de l’his¬
toire, le dépistage hasardeux des signes.

Des critères analogues commandent son attitude vis-


à-vis de la religion. Il ne lui a pas accordé, à beaucoup
près, autant d’attention qu’au marxisme. Sans doute
même l’intérêt passionné qu’il a longtemps porté au
marxisme l’avait-il partiellement insensibilisé au pro¬
blème religieux. La vérité est qu’il n’y a point place dans
sa pensée fût-ce pour une conception sécularisée de
Dieu. Dieu, la religion, le salut, n’obsèdent guère une
philosophie qui se déclare une « recherche sans décou¬
verte », une « chasse sans prise 4 », n’effleurent que rare¬
ment un humanisme qui proclame l’homme « mesure de
toutes choses 5 ». Merleau-Ponty n’a pas cru que fussent
i. SNS, p. 251. 2. S, p. 15.
3. Id., p. 275. 4- Id., p. 255.
5. Id., p. 305.

pc 6
82 CRITIQUE DE LA RELIGION

conciliables ou seulement compatibles la vérité inachevée,


la contingence radicale de la finitude humaine avec
quelque existence ou réalité absolue. On ne peut vivre
deux vies à la fois, hanter ensemble deux mondes dis¬
parates, être en marche ici et arrivé là-bas, risquer sur
cette terre et s’assurer là-haut. D’ailleurs le croyant a
choisi l’éternel, « l’homme du salut se défalque du
compte1 ». De toutes les contradictions la religieuse est
la plus stridente. Certes le chrétien peut rétorquer ces
arguments, dénoncer une telle conception de la Trans¬
cendance. Sur ce point, Merleau-Ponty, nous allons le
montrer, est prêt à lui concéder beaucoup. Mais le
croyant ne va pas jusqu’au terme du voyage humain.
Pratiquement il se dérobe. Le philosophe, au contraire,
garde sa ligne : il y a le monde, l’être-au-monde, la
coexistence, cela est, c’est irrécusable, indépassable.
Il rencontre pourtant le nom et l’idée de Dieu, il cou¬
doie des croyants. Il se doit de comprendre ce que Dieu
veut dire, et pourquoi des croyants. Il ne sépare pas, du
reste, l’une et l’autre interrogations, sur l’idée de Dieu,
sur la foi effective des croyants, afin de les encercler
dans une seule réfutation, de les assiéger d’une seule
objection.
Le philosophe n’évite pas la pensée de Dieu : « C’est
le propre de l’homme de penser Dieu, ce qui ne veut pas
dire que Dieu existe2 ». En effet, la « transcendance
verticale » - le Dieu des philosophes et des savants, le
Dieu en idée - s’est dégradée, s’est effacée. Dans le
christianisme même, elle est dessaisie au profit de l’In¬
carnation. Merleau-Ponty n’acère pas une critique qui
lui paraît suffisamment établie par la mentalité moderne.
Il se contente d’entériner l’héritage post-hégélien. Quant
x. S, p. 40.
2. Société française de Philosophie, séance du 23 novembre
1946 (Bulletin, p. 151).
CRITIQUE DE LA RELIGION 83

au Dieu intérieur, en qui je puis aimer autrui comme


moi-même, il n’est pas moins illusoire ; car ma subjectivi¬
té n’est pas Dieu, n’est pas le sujet infini ; si celui-ci se
révèle au moi fini, l’ombre de l’ignorance passée obscur¬
cit la lumière dès qu’elle se dévoile. Mon amour pour
Dieu ne provient pas de moi, et je ne puis donc aimer
autrui en Dieu ou Dieu en autrui sans contradiction :

Pour finir il n’y aurait nulle part amour d’autrui, mais


un seul amour de soi qui se nouerait sur lui-même par-
delà nos vies, qui ne nous concernerait en rien et au¬
quel nous ne pourrions pas accéder. Le mouvement de
réflexion et d’amour qui conduit à Dieu rend impossible
le Dieu auquel il voulait conduire fi

En revanche, le Dieu incarné du christianisme agrée


au philosophe de l’existence incarnée. Mais Merleau-
Ponty l’exphque, en adaptant des catégories hégéliennes,
à la manière humaine. Il loue le christianisme d’être la
religion de la mort de Dieu2. L’Incarnation divine sym¬
bolise la médiatisation des transcendances (celle de Dieu,
celle de l’avenir humain), l’embrassement de l’infini et
du fini en l’homme, l’« étrange enveloppement » de Dieu
se faisant homme et de l’homme se faisant Dieu 3. Mais
la religion ainsi comprise, la religion ramenée à sa racine
de contingence, n’est pas pour la religion vérité : « Sans
Dieu en idée... le Christ est un homme... Il ne serait pas
raisonnable d’attendre d’une religion qu’elle conçoive
l’humanité, selon la belle parole de Giraudoux, comme
la ,cariatide du vide’4 ». La religion statutaire, la théolo¬
gie catholique, l’Église, restaurent une « transcendance
massive5 » (le Dieu « vissé là-haut » dont parle Schel-

I. PhP, p. 412. 2. SNS, p. 193.


3. S, pp. 88-9. 4. Id., p. 307.
5. Ibid.
*
84 CRITIQUE DE LA RELIGION

ling!) qui dément la volonté d’incarnation de quelques


fidèles. La religion selon Merleau-Ponty ne fait partie de
la culture que « comme cri1 ». C’est bien peu.
Les croyants eux-mêmes, si intelligents, si libres qu’on
les imagine, adhèrent au dogme, appartiennent à cette
Église qui prêche l’anticommunisme et soutient le clergé
espagnol2. Ils désertent en fin de compte la société
réelle, ils ne sont pas sincères jusqu’au bout avec leur
pensée profonde, ils abdiquent : « le polythéisme est trop
dur3 ». Le mot cruel de Gide est évidemment injuste :
« La foi tout court dispence de la bonne 4 ». Mais le fait
est que le chrétien se forge des alibis, une « sincérité
seconde 5 », et qu’il ne maintient pas sans faille l’échange
scabreux, la communication malaisée entre foi et bonne
foi6.
L’article de 1945, qui articule ce dernier grief, est
écrit en guise de réplique à un témoignage du Père
Daniélou. A la relecture, il a vieilli, ses flèches sont
émoussées, le centon de citations bibliques est assez
superficiel. Mais on apprécie la probité de l’attitude, la
courtoisie de la forme. Merleau-Ponty ne s’est jamais
départi de ce ton de bonne compagnie lorsqu’il discutait
avec des croyants, bien qu’il ne se prêtât pas souvent au
dialogue. Son athéisme n’était pas de principe, il l’a dit
expressément dans l’interview accordée à Madeleine
Chapsal7. Athéisme pratique, exempt de morgue et
indemne de ressentiment, et partant difficilement ébran-
lable en sa calme autarcie. Peut-être était-ce néanmoins
un mode d’attentisme, le faible espoir de nouvelles lu¬
mières. Le paragraphe « Christianisme et Philosophie »

1. SNS, p. 193. 2. Cf. S, p. 308.


3. Prière d’insérer d’Humanisme et Terreur.
4. Cf. SNS, p. 365.
5. Id., p. 364. 6. Id., pp. 368-70.
7. V. Écrivains en personne (Julliard, i960).
SORTILÈGE D’UNE ENFANCE 85

de l’introduction aux Philosophes Célèbres1 atteste un


effort de rapprochement et une pénétration plus intime.
Mais en substance la position demeure inchangée.
Merleau-Ponty récuse pour le philosophe un renonce¬
ment vital qu’il exige à mots couverts du croyant.

Les pages sobres et sereines où il exposait les raisons


de son abstention recouvraient sans doute un drame
secret. Élevé dans la foi catholique, tala à l’École Nor¬
male, membre des premiers groupes Esprit, il avait perdu
après 1930 (plus tard que ne prétend Sartre) les croyan¬
ces de son enfance et de sa jeunesse. Sans crise probable¬
ment, par étiolement progressif. Mais qui sait quel fré¬
missement imperceptible dissimulaient sa froideur
apparente et son contrôle de soi? Tel qu’en lui-même le
temps l’avait changé, il confiait à Sartre qu’il n’était pas
guéri des souvenirs d’une enfance heureuse2. Si difficile
qu’il soit de se représenter Maurice Merleau-Ponty au
voisinage d’Alain-Fournier et de Bernanos - mais
Proust l’enchantait ! - c’est peut-être un secret d’enfance
qui, dans cette œuvre harmonieuse presque dépourvue
de repères autobiographiques, propage le thème insis¬
tant de la fugue. Et c’est pourquoi l’aimantation singu¬
lière vers la naissance serait donnée à lire comme un
chiffre personnel. Cependant la mémoire de Merleau-
Ponty dans le champ de ses écrits est moins une trace
qu’un sillon.

Il eut des funérailles religieuses, ce qui n’a pas manqué


de surprendre... Croyants et incroyants, avec les mêmes
visages affligés et muets, nous avons accompagné « le

r. Mazenod 1957 (reprise dans Signes).


2. Art. cit., p. 305.
86 SIGNE D’UNE MORT

philosophe et son ombre » par les allées bordées de tom¬


bes. C’était une chaude après-midi de printemps. Puis
le cortège s’est arrêté. Il n’y eut pas de discours, pas
d’adieu. Mais, au bord de la fosse, le geste du prêtre tra¬
çait sur la vieille terre entr’ouverte, sur le profond ber¬
ceau qui attend sous les hommes, le signe qui transcende
et unifie tous les signes.
1961
CHAPITRE III

KARL JASPERS
OU LA FOI INCRÉDULE

Au début de sa massive Critique de la Raison dialecti¬


que, Sartre, sans le moindre ménagement, étrille l’« exis¬
tentialisme » de Jaspers. Il vaut la peine de citer cette
page acerbe, véritable adresse d’antipathie :

L’apparition dans l’entre-deux-guerres, d’un existen¬


tialisme allemand, correspond certainement - au moins
chez Jaspers - à une sournoise volonté de ressusciter le
transcendant.
...Jaspers, lui, joue cartes sur table : il n’a rien fait
d’autre que de commenter son maître (Kierkegaard) ;
son originalité consiste surtout à mettre certains thèmes
en relief et à en masquer d’autres. Le transcendant, par
exemple, paraît d’abord absent de cette pensée, en fait il
la hante ; on nous apprend à le pressentir à travers nos
échecs, il en est le sens profond.
...Jaspers, muet sur la Révélation, nous ramène - par
le discontinu, le pluralisme et l’impuissance - à la sub¬
jectivité pure et formelle qui se découvre et découvre la
transcendance à travers ses défaites. La réussite, en effet,
comme objectivation, permettrait à la personne de s’ins¬
crire dans les choses et, du coup, l’obligerait à se dé¬
passer. La méditation de l’échec convient parfaitement à
une bourgeoisie partiellement déchristianisée mais qui
regrette la foi parce qu’elle a perdu confiance dans son
idéologie rationaliste et positive.
Ce qui importe à Jaspers, c’est d’en tirer (du thème
chrétien de l’échec) un pessimisme subjectif et de le faire
88 SARTRE CONTRE JASPERS

déboucher en un optimisme théologique qui n’ose pas


dire son nom; le transcendant, en effet, reste voilé, ne se
prouve que par son absence ; on ne dépassera pas le
pessimisme, on pressentira la réconciliation en restant au
niveau d’une contradiction insurmontable et d’un total
déchirement... Jaspers est en régression sur le mouve¬
ment historique puisqu’il fuit le mouvement réel de la
praxis dans une subjectivité abstraite dont l’unique but
est d’atteindre une certaine qualité intime (en note,
Sartre déclare que cette qualité est l’existence). Cette
idéologie de repli exprimait assez bien, hier encore,
l’attitude d’une certaine Allemagne butée sur ses deux
défaites et celle d’une certaine bourgeoisie européenne
qui veut justifier les privilèges par une aristocratie de
l’âme, fuir son objectivité dans une subjectivité exquise
et se fasciner sur un présent ineffable pour ne pas voir
son avenir. Philosophiquement, cette pensée molle et
sournoise n’est qu’une survivance, elle n’offre pas grand
intérêt1.

La violente diatribe de Sartre n’offre pas non plus


grand intérêt. Malgré sa brièveté, elle est constellée d’er¬
reurs et de méprises. Le dogmatisme dur et franc qui
condamne une « idéologie de repli » est par nature in¬
capable d’approcher l’intention de Jaspers. Du moins
son ton irrité souligne-t-il la présence gênante et persis¬
tante chez Jaspers du Dieu de Kierkegaard.
Aussi la semi-incompréhension dont naguère Karl
Barth faisait preuve au tome III de sa Dogmatique 2, est-
elle plus surprenante, tout enveloppée qu’elle soit dans

1. Critique de la Raison dialectique. Tome I. Théorie des en¬


sembles pratiques (Galimard, i960). Question de Méthode,
pp. 21-22.
2. Die kirchliche Dogmatïk. Dritter Band. Die Lehre von der
Schdpfung. Zweiter Teil (Evang. Verlag, Zollikon-Zürich,
1948), S. 130-143-
BARTH HOSTILE 89

des formules courtoises. Certes, de son point de vue de


théologien, Barth a raison en fin de compte de récuser la
Transcendance lointaine de Jaspers. Mais, au cours de
ses élucidations, il ne rend pas pleine justice à son col¬
lègue philosophe, et la « subjectivité exquise » de celui-ci
fait ressortir par contraste le caractère abrupt de l’ob¬
jectivisme barthien. Il est vrai que toute pensée tant soit
peu vigoureuse est plus ou moins imperméable à la
pensée d’autrui. L’histoire de la philosophie - et même
de la théologie, salva régula fidei - est jalonnée de ces
malentendus sans lesquels il n’y aurait ni affrontement,
ni réforme, ni progrès.
Karl Barth articule contre Jaspers des griefs sévères.
S’attachant à l’analytique des situations-limites (le
chapitre de Philosophie qui a davantage frappé les pre¬
miers lecteurs1), il conteste sans ambages leur valeur
d’index de la Transcendance. Il constate qu’en règle
générale, l’homme empirique, coincé dans l’étau des si¬
tuations-limites (la mort, la souffrance, le combat, la
faute), ne se tourne en fait ni consciemment, ni incon¬
sciemment, vers le plus ultra de la Transcendance, qu’il
ne s’interroge même pas sur l’énigme de sa nature frac¬
turée. L’homme quelconque est « inéducable » (un-
belehrbar). Aussi Karl Barth dénie-t-il une portée tran¬
sitive, transexistentielle, à ces expériences extrêmes.
Jaspers n’a cerné qu’un « phénomène humain », à l’in¬
star de K. F. Meyer, de Gottfried Keller2! Peut-être,
mais Y Existenzerhellung se présente explicitement comme

1. Cf. Gabriel Marcel, dans Du Refus à VInvocation


(Situation fondamentale et situations-limites chez Karl Jaspers);
Louis Lavelle, dans Le Moi et son Destin ; Luigi Pareyson,
dans La Filosofia delVEsistenza e Carlo Jaspers (Luigi Loffredo,
Napoli, 1940) ; Peter Wust, Ungewissheit und Wagnis (Anton
Pustet, 1937). Etc.
2. Op. cit., pp. 133-4.
90 LA TRANSCENDANCE

la description de l’existence possible1. Un constat d’im¬


puissance n’enseigne rien sur les structures de l’être-
humain. D’autre part, les quatre situations exemplaires
sont reprises elles-mêmes dialectiquement et investies
par des données plus conductrices de transcendance : la
détermination historique du Dasein, l’incertitude de
toute réalité empirique, la pluralité du Vrai2. Loin
d’éclore comme la rose sur la croix des situations-limites,
la Transcendance les précède et leur imprime la marque
d’épreuves décisives infligées à la liberté.
Barth élève ensuite des doutes sur la nature de la
Transcendance heurtée au « mur » des situations-
limites3. Dieu ou démon, comment discerner sa face
ténébreuse ? Il lui semble présomptueux d’affirmer d’une
traite, sans reprendre haleine (in einem A temzug4J,
qu’il s’agit de l’authentique Transcendance. En effet,
tant que la Transcendance n’est aperçue que négative¬
ment, en creux, dans le choc des situations-limites, il est
téméraire de se prononcer. Mais la Transcendance de
Jaspers ne se confond pas avec la muraille nue. Elle est
progressivement dessinée et sculptée, par l’action éthi¬
que, le « faire intérieur », l’« agir inconditionné 5 », par
l’accomplissement du Soi6 qui est la réalisation de

1. Philosophie (P), ire édit. (Springer, 1932), n, 204.


2. P 11, 249, 252-3, 441.
3. Barth, op. cit., pp. 132, 136. Cf. Pu, 203.
4. Op. cit., pp. 136-7, 140-1.
5. P 11, 292-335, surtout 320, 322. «Neppure (l’esistenza)
nel suo polo trascendente appare del tutto ineffabile, chè, se,
salendo a quello, le categorie mondane vengono meno e si va
nell’Infïnito, questo Infinito non è l’Indefinito nè, a propria-
mente parlare, l’Ineffabile... E, almeno nei suoi riflessi creatu-
rali, la Trascendenza diventa in qualche modo predicabile. »
Alberto Caracciolo, Studi Jaspersiani (Marzorati, Milano,
1958), p. 112.
6. Pu, 206.
ANTICRITIQUE 91

l’existence. Elle est portée par une tradition et accom¬


pagnée d’un firmament miroitant de chiffres, parmi les¬
quels figure l’« image de Dieu ». Réduire l’anthropologie
de Jaspers à une stricte « anthropologie de la limite1 »,
c’est la tronquer. La critique de Barth accentue unilaté¬
ralement la pente pessimiste du philosopher de Jaspers.
Cette vue simplificatrice, au reste agrémentée d’un léger
persiflage, s’est rivée sur l’instance réfractaire du Tout-
Autre.
Une semblable mésintelligence, en partie justifiée par
le contexte de l’exposé, déforme l’antithétique des
« relations existentielles à la Transcendance » (défi et
abandon, chute et essor, passion de la nuit et loi du jour 2).
Celles-ci ne dressent pas par rangs de deux des alter¬
natives dont une seule est chaque fois la bonne et la
porte d’accès à une destination supérieure. Mais elles
énoncent deux directions contraires, dont les mouve¬
ments se renversent en une tension continuelle. Elles
traduisent le contraste alternant dans l’histoire humaine
du Dieu sombre et du Dieu clair, du Courroux et de
l’Amour, et dans la liberté finie le reflet ambivalent du
mystère de Dieu : la lutte de Jacob et « dans la main de
Dieu », le Dràngen und Ringen et Vezvige Ruhe in Gott
dem Herrn3. On arpente avec Jaspers un pays d’images
et de symboles, là où Barth décrit une contrée de nuit
opaque et de contour indéterminé.
Mais le grand théologien maintient roidement que les
situations-limites ne peuvent être « chargées de trans¬
cendance4 », et que la Transcendance est inauthentique.
S’il en était autrement, il n’y aurait pas le choix entre
deux attitudes à l’égard de la Transcendance! Le doute
qui plane sur la Transcendance de Jaspers ramène Barth
1. Barth, op. cit., p. 134. 2. P ni, 68-127.
3. Cf. P ni, 48.
4. Barth, op. cit., pp. 137, 139.
92 INSTANCES

à l’obsédant tiers exclu de la « léthargie1 » humaine. Mais


c’est quitter le plan des structures et des possibilités
réelles, où joue l’antagonisme des projets fondamentaux.
En outre, il n’est pas exact que Jaspers ignore l’attitude
areligieuse, qu’il refuse l’espace vital à « l’homme las et
indifférent ». La place de l’homme quelconque, de l’In¬
dividu engourdi, est partout sous-entendue dans une
œuvre d’inspiration parénétique2. Rien n’est tenu pour
acquis, un ébranlement profond peut toujours réveiller
l’existence écrasée. D’ailleurs, la ügne de partage des
antithèses traverse même le milieu de l’atonie impres¬
sionnante, et le divise en puissance : qui n’est pas avec
moi est contre moi ou pour moi. Enfin, traiter de pro¬
blématique le « principe de la relation transcendante de
l’existence humaine3 » entraîne une périlleuse option
théologique.
Cependant Barth accepte de mettre les choses au
mieux, il consent à des concessions et il envisage la
métaphysique existentielle selon la meilleure hypothèse.
Quelle est alors la conséquence ? « Ici et là, dedans et
dehors, maintenant et naguère, existence et Trans¬
cendance, c’est tout un4 ». L’homme porte avec lui la
Transcendance, elle ne lui apporte rien. Il a le grand
repos. Tout le reste est frappé d’inauthenticité. Les ten¬
sions se relâchent, la déchirure disparaît, l’adversité de
la Transcendance s’évanouit, l’existence s’arrondit sur
elle-même. Cette existence qui conjurait sa Transcendan¬
ce n’atteint pas ce qu’elle vise, elle n’étreint que l’air. Il
n’y a plus ni Transcendance, ni existence (car le « pur
sujet » est néant), ni évocation, ni appel. L’homme réel

1. Barth, op. cit., p. 138.


2. Cf. Pu, 208, 440 (la Gleichgültigkeit) et ni, 81 (critique
de la mauvaise Hingabe).
3. Barth, op. cit., pp. 138-9.
4. Id., p. 141.
INSTANCES 93

s’est évaporé, ne subsiste que le « phénomène de l’hom¬


me ». Malgré le sérieux inamissible de son accent reli¬
gieux, cette philosophie n’esquisse qu’un programme ;
elle est un symptôme saisissant, mais stérile à cause de
son irrésolution à poursuivre plus avant.
D’autres interprètes ont formulé des critiques analo¬
gues1, qui découvrent en effet un point faible de la

i. Récemment, Wenzel Lohff, dans Glaube und Freiheit.


Das theologische Problem der Religionskritik von Karl Jaspers
(Cari Bertelsmann, Gütersloh 1957), p. 138 sq. Parmi les prises
de position plus anciennes, citons Peter Wust et Helmuth
Burgert, particulièrement drastiques :
« Wenn dem aber so ist (das Halbdunkel der menschlichen
« Insecuritas » - Situation in die vôllige Nacht einer absoluten
Ungewissheit verwandelt .. dann ist auch die in dieser Situation
der absoluten Ungewissheit geforderte Entscheidung als ein
absolut blindes Wagnis aufzufassen, als ein Griff der Existenz
ins absolute Ungefahr der dunklen Schicksalsurne des Seins.
Das menschliche Leben ist dann aber nichts andres mehr als
ein einziges grosses Vabanquespiel, das Abenteuer eines
Wesens, das in diesem Falle weit hinter dem Tier zurück-
stànde, da das Tier wenigstens durch seine Instinktsicherheit
in das Sein hineingeborgen ist.
« ...sein Wagnis ist das Wagnis der absoluten Wagnislosigkeit.
Die von ihm geforderte Entscheidung ist die unendliche Vorsicht
der Nichtenscheidung, die absolute « inoj7] » aus dem Totalitâts-
grunde der Existenz heraus, der Vemunft sowohl wie des
Willens... im übrigen lâsst sie das, was in den gewaltigen
Hintergründen des Daseins spielt, in grandioser Skepsis
letzten Endes auf sich beruhen... Zum mindesten wird mit der
Môglichkeit einer solchen Paradoxie des Seins geliebàugelt.
Und das Sonderbare ist, dass bei diesem « Amor fati » noch der
Schein einer Seelenruhe und Gelassenheit entstehen will... In
Wirklichkeit aber handelt es sich um die Friedhofstille des
Todes.
«...Das Problem der «Insecuritas humana » hat hier auf
dem Wege über die « Insecuritas hujus saeculi » die geradezu
groteske Gestalt einer « Insecuritas entis ipsius » gewonnen. »
(op. cit., pp. 276-280).
« Der Mensch, der wirklich das Menschsein auslebt, das
94 RÉPLIQUE

philosophie de Jaspers, la hantise de Yamor Fati1. Mais


cette philosophie ne ressemble pourtant pas à un
paysage écroulé. Les coups qu’on lui porte par le biais
de la relation constitutive existence-Transcendance la
font d’autant moins chanceler qu’elle affirme avec éclat
la réalité absolue, indépendante, de la Transcendance2,
l’éventualité dramatique de se perdre, inscrite en la
liberté3, et l’existence donnée à elle-même, c’est-à-dire
créée. Il faut chercher ailleurs son bord vulnérable.

Banni par les uns, suspecté par les autres, Jaspers


trouve dans les jugements qu’on lui consacre de quoi
assouvir sa passion hérétique4. Il croit cependant
désarmer les griefs hostiles en les incluant dans le milieu
impondérable de Yenglobant. Au vrai, sa pensée, si

heisst der wahrhaft existierende Mensch, ist der Held, der es


ertràgt, sterblich zu sein, Transzendenz nur zu ahnen, auf
eigene Gefahr, also ohne vorgefundene ethische Impérative das
Leben zu leben. Es ist der Held, der die furchtbaren « Grenzsi-
tuationen » ertràgt, ohne zu einem problematischen Gott beten
zu müssen.
« ...Jaspers starrt mit eigentümlicher Lust in die Finsternis
dieses hegelisch-hebbelschen Pantragismus... Wessen letztes
Wort « Scheitern » ist, der kann es mit sich allein gegenüber
dem Nichts nicht mehr aushalten.
« ...diese Philosophie stôsst uns - trotz aller angeblichen
« Existenzerhellung » - noch tiefer in das Chaos hinein, das
Theodor Haecker in dem Bûche « Was ist der Mensch ? » be-
schrieben und in seinen geheimsten Gründen enthüllt hat. »
(Helmuth Burgert, Karl Jaspers’ Philosophie der hochgemuten
Verzweiflung, dans Schildgenossen, 1934).
1. Cf. Pii, 218-9. 2. P ni, 8, 22.
3. Karl Jaspers, Der philosophische Glaube angesichts der
christlichen Offenbarung (PGXO), dans Philosophie und
christliche Existenz. Festschrift für Heinrich Barth (Helbing &
Lichtenhahn, i960), 92 S. P. 47.
4. Cf. Pu, 391-2.
LA FOI PHILOSOPHIQUE 95

fluide au premier abord, est remarquablement étanche,


sans fissures. Longuement mûrie, elle est gravée à l’em¬
preinte d’un homme qui se l’est pour ainsi dire incor¬
porée. Et, lentement écrite, à travers les orages et les
désordres d’un temps sans merci, elle a trouvé dans la
tradition éclairée de Lessing et de Kant, son arche sûre,
son atmosphère natale, qu’elle ne pourrait déserter sans
commettre une sorte d’apostasie. La polarité raison-
existence et la méthode des englobants traduisent au
niveau de la Logique philosophique la réciprocité in¬
dissoluble, indéfectible, du choix initial et de l’« horizon
ouvert ».
Cette philosophie aux vastes perspectives s’est
élaborée en marge des confessions et des croyances
religieuses, mais elle a repris à son compte le beau nom
de la foi, en lui donnant une extension, sinon une accep¬
tion, qu’il n’a pas chez Kant. La foi philosophique de
Jaspers ne s’adresse ni au « monde suprasensible », ni à
l’« ordre moral » (Fichte), mais directement et intré¬
pidement à la Transcendance cachée. Réalité absolue.
Aussi est-elle amenée par son exigence la plus impérieuse
à se mesurer sans cesse au Credo révélé, en une attitude
qui alterne le refus et l’appropriation (Aneignung). Sur
les traits de la foi religieuse, elle découvre son visage
déformé, défiguré ; en même temps, elle discerne par
contraste, négativement, sa pure essence, son âpre et
nostalgique élan. Le croyant philosophique est celui qui
ne peut pas vivre (ou se contenter, ou se pourvoir) d’une
foi révélée, ecclésiastique1. Or une telle critique ne vise
pas à la dissolution de la foi religieuse, elle se défend
d’empiéter sur le terrain des consciences particulières,
elle s’interdit de détruire les contenus dogmatiques, bien

i. Die geistige Situation der Zeit, p. 127 ; Die Frage der


Entmythologisierung (FE), p. 51 ; PGXO 13.
96 PHILOSOPHIE ET RELIGION

qu’elle en interprète le sens. C’est sa vérité qu’elle cherche


dans l’incomparable trésor de chiffres mis au jour par la
religion, elle ne se prononce pas sur la vérité étrangère.
Jaspers conçoit l’opposition de la foi philosophique et de
la croyance religieuse comme un combat amoureux1,
comme une rivalité de frères ennemis. S’il lui arrive de
revendiquer pour la philosophie un droit d’aînesse et
une créance supérieure2, en postulant une métamor¬
phose de la foi révélée3, c’est en vertu d’un jeu spéculatif
et d’un pari historique qui demeurent sous l’empire
d’une option ; car le choix philosophique, s’il rend in¬
vraisemblable la conversion, le passage à Vautre qu’est
la religion, doit par contre, pour assurer son horizon,
envisager le retour du croyant religieux au bercail
philosophique. Mais ce n’est point la pensée la plus pro¬
fonde de Jaspers, qui va à la « clarté des scissions 4 ». Phi¬
losophie et Religion (ou Théologie) sont deux pôles,
deux origines, ou deux Puissances (Màchte), dont la
tension et le conflit ne peuvent être résolus au détriment
de l’une ou de l’autre. Chacune lutte contre l’autre pour
parvenir à sa pure réalisation5. C’est pourquoi ce que
nous avions appelé le « dialogue exigeant et nécessaire »
des philosophes et des théologiens trouve en Jaspers un
interlocuteur privilégié, parce qu’il ne sacrifie pas la
proximité à la distance, ni l’inverse, et qu’il n’écrase pas
les différences dans un dépassement omnicompréhensif.

1. P ii, 242.
V. ci-dessous p. 107, n. 2. « Lo esistenzialismo dello Jaspers,
2.
corne fede filosofica, si riconosce dunque qui corne l’approdo
dell’authentico liberalismo, corne l’interpretazione teoretica-
mente più adeguata e verace delle esigenze positive implicite
in quel grandioso movimento che riempe l’epoca modema e
che, in un senso più profondo, è l’anima di tutta la storia. »
(Caracciolo, op. cit., p. 66).
3. PGXO 15, 68-9, 73, 85, 89. Cf n. précéd.
4- P 1, 315- 5- P 1, 301-
PHILOSOPHIE ET CHRISTIANISME 97

Quand nous ajoutions que Jaspers a poussé ce dialogue


« aussi loin que possible », nous ne formulions évidem¬
ment pas un jugement absolu : qui oserait contester que
Hegel et Blondel, par exemple, pour prendre deux anti¬
podes, ont atteint beaucoup mieux au cœur le problème
du philosophique et du religieux? Mais nous songions
à la norme subjective du dialogue, à sa teneur prédialec¬
tique, et là l’effort de Jaspers pour maintenir l’échange
et épuiser les répüques est aussi exemplaire que stimu¬
lant1. Les théologiens ne l’ont pas toujours compris en
proportion égale.
Ils ne manquent pas d’excuses. Le chrétien qui aborde
avec sympathie l’œuvre de Jaspers commence en effet
une expérience curieuse. Alors que le philosophe avoue
loyalement qu’il n’entre pas dans la terre étrangère du
Christianisme, lui ne se sent pas dépaysé dans l’univers
de Jaspers, il s’étonne qu’on veuille le refouler. Car il
reconnaît d’emblée cette image de l’homme, il y trouve
le reflet de sa détresse surmontée, le clair-obscur de ses
doutes, le sursaut de son espérance, il marche à travers
des symboles qui l’observent avec des regards familiers.
Ce phénomène ne laisse pas de l’intriguer, et la tentation
est vive d’utiliser Jaspers à des fins apologétiques, de le
mettre en perspective sur la positivité chrétienne,
comme l’a fait, d’ailleurs avec beaucoup de prudence et

i. Cf. notre Karl Jaspers (Aubier, i960), l’Avertissement et


les chapitres sur « La vérité religieuse.» et « Le débat de la foi
philosophique». Parmi de nombreux textes, v. P 1, 294-317
(philosophie et religion), 312 (philosophie et théologie) ;
P in, 27 (philosophie et théologie) ; Vernunft und Existenz
(VE), ire éd. (Wolters, Groningen, 1935), p. 108 ; PGXO 15,
19, 23, 59j 88. V. également les pénétrantes remarques de
G. Morel à propos de notre ouvrage (Jaspers et le Christianis¬
me, Recherches de Science Religieuse XLIX, n° 2, avril-juin 1961,
pp. 212-218, surtout pp. 216-218).
98 PHILOSOPHIE ET THÉOLOGIE

de tact, le théologien catholique Bemhard Welte x. Mais,


par ce procédé d’annexion, on risque de déranger le
« sévère portique » de l’autonomie philosophique et de
s’intéresser au cas Jasper s, au Jaspers implicite, plutôt
qu’à Jaspers lui-même.
Il reste que le penseur chrétien est porté à voir en
Jaspers un allié ou un partenaire plus qu’un ennemi,
tandis que Jaspers s’emploie sans relâche à démasquer
chez le croyant le « vieil adversaire ». L’héritage kierke-
gaardien n’est pas la seule explication de cette rupture
de niveau. Il faut qu’il y ait dans la texture même du
philosopher de Jaspers un élément intact, irréductible,
de vérité et d’expérience religieuses.
Peut-être notre propre origine nous rend-elle parti¬
culièrement sensible à certains aspects et moins per¬
méable à d’autres aussi importants, aux vestiges de
Nietzsche, à la réhabilitation de l’Aufklàrung... Le
dialogue engagé n’est-il pas gros de malentendus 1 2 ? Le
chrétien trop conciliant ou séduit, qui céderait aux
objections de Jaspers sous prétexte d’établir un terrain
d’entente, verrait fondre la substance de sa foi. C’est
même ce qui arrive, d’après Jaspers, dans ses entretiens
avec tel ou tel théologien3. Or cette réaction, loin de
satisfaire le philosophe, paradoxalement l’étonne et le

1. Der philosophische Glaube bei Karl Jaspers und die


Môglichkeit seiner Deutung durch die thomistische Philo¬
sophie (Symposion n, 1949, S. 1-190). Traduction française de
Marc Zemb chez Desclée de Brouwer.
2. « Eine fruchtbare Diskussion mit Jaspers ist nicht môg-
lich. Einerseits ist er begrifflich so unscharf, gleichsam male-
risch in seiner Ausdrucksweise, dass der strenge Philosoph ihn
nirgends recht fassen kann. Anderseits leugnet Jaspers ja von
vornherein die Allgemeingültigkeit von Philosophie und làsst
«zwingendes Wissen» nur für den Bereich der Einzelwissen-
schaften gelten » (Helmuth Burc-ert, art. cit.).
3. PGXO 87.
CONTRADICTIONS 99

tourmente1. Ce qu’il ne peut ni comprendre ni admettre,


ce qu’il rejette comme absurde, paraît cependant à son
intense vouloir communicatif digne d’être et de sur¬
vivre, et quasi nécessaire. C’est un « point virtuel2 » situé
au grand large des possibilités, comme si pour rehausser
la fascination des horizons inaccessibles il fallait aussi
la folie d’un rêve chimérique. Comment accorder cette
ouverture extrême avec l’autre tendance, qui ramène la
Révélation au Chiffre et la foi confessionnelle à la foi
biblique et humaine? Le comportement du philosophe
à l’égard des religions positives est contradictoire3. Il
oscille entre la transformation ou la reconversion de la
foi révélée en écriture chiffrée (conformément à la
Verhüllung latente de la Révélation) et la sauvegarde de
la Révélation comme réalité. La première direction fait
partie de la lutte pour la pureté de l’univers des chiffres,
la seconde du « respect » communicatif en face du
sérieux de la foi religieuse. Mais Jaspers n’est jamais si
proche du Christianisme que lorsqu’il envisage la coïn¬
cidence de la réalité et du chiffre dans la Révélation, et les
deux approches contraires trahissent une secrète con¬
vergence.
Il est remarquable, en effet, que l’actuelle prépondé¬
rance de l’aspect englobant et rationnel dans la pensée de
Jaspers ne modifie pas, n’ébranle pas pour l’essentiel la
relation de la foi philosophique et de la foi religieuse
comme la décrivait Philosophie. La philosophie garde le
« flanc découvert4 », l’opposition ne se crispe nulle part
sur une négation formelle, l’interprétation de la foi reste
une confrontation de « foi contre foi5 ». Nous avions
naguère établi une gradation, un resserrement croissant
de l’étreinte, soit sur le plan existentiel, soit sur le plan
x. PGXO 87. 2. PGXO 48, 52-3, 88.
3. PGXO 88. 4- P 299.
5. Pii, 434-441 ; 1, 246-255 (foi et incroyance).
100 LA DIVINITÉ DE JÉSUS

de l’englobant, jusqu’à l’opposition irréductible, le


rejet ou la confession de la divinité de Jésus. Mais même
cette séparation irrévocable n’implique pas une limite
absolue. Car elle laisse intangible la vérité existentielle
du chrétien1, elle n’intervient que pour illustrer la
« catholicité », pôle adverse de la « raison », et elle se tient
sous l’emprise d’un présupposé que le croyant baptisé
peut accepter tel quel : nul homme n’est Dieu 2, à con¬
dition de ne pas exclure la possibilité imprévisible,
toute gratuite et divine, de l’Incarnation. A l’instance
des croyants faite à Jaspers, que le refus catégorique de
l’Incarnation prescrit une limite à l’action divine3, le
philosophe rétorque vivement qu’une idée aussi folle
ne l’effleure pas. Il s’élève simplement contre la préten¬
tion intolérable de la « minorité4 » chrétienne à imposer
sa foi, au besoin par contrainte, à la donner comme uni¬
versellement valable et nécessaire. C’est cet exclusivisme
qui le trouve à la parade5, non la foi intime et person¬
nelle des chrétiens en la réalité de la divinité de Jésus-
Christ. Celle-ci n’a point sa place dans l’espace spirituel
du philosophe. La vivacité de ses attaques contre
l’« absurdité » de l’Incarnation n’est qu’un réflexe de
défense, un mode polémique de s’exprimer, car Jaspers
pressent, s’il ne le dit pas clairement, que la raison
théologique s’accomplit dans une lumière intellectuelle
et non dans le martyre de la pensée. Mais l’horreur de
l’intolérance fait flèche de tout bois. Certes les arguments
dont Jaspers assortit sa négation ne pèsent pas d’un
grand poids auprès de la foi vécue ; il ne peut se faire
beaucoup d’illusions sur la portée d’objections emprun¬
tées à un rationalisme et à un protestantisme libéral de-

1. PGXO 7.
2. P 1, 317 ; ii, 145 ; PGXO 47, 63-4.
3. PGXO 48, 56. 4. PGXO 2, 73.
5. PGXO 56, 68, 75.
LA FOI IMPOSSIBLE IOI

puis longtemps périmés. Mais les affirmations qui sous-


tendent les négations ont une autre force et procèdent
d’une intuition religieuse d’une ombrageuse pureté :
Dieu nous a créés libres, la divine Sagesse n’est pas
moins admirable dans ce qu’elle nous a donné que dans
ce qu’elle nous a refusé1 ; Dieu est lointain, caché, sans
images2, l’absolue réalité de la Transcendance inviolable
est mieux préservée dans son retrait que dans sa mani¬
festation, et, mesurée au témoignage de la Bible et de la
philosophie, l’idée d’une incarnation de Dieu est blas¬
phématoire, Gottesldsterung 3.
Que si, dans une sorte de contre-offensive, le chrétien
s’efforce de montrer qu’aucune des valeurs de trans¬
cendance si ardemment défendues par la philosophie ne
périclite dans sa propre vision du monde, que la majesté
divine ne sombre pas avec l’Emmanuel, mais se réper¬
cute au contraire aux confins de la présence, que la liberté
est interpellée et sollicitée à sa fibre nerveuse la plus in¬
time par la question du Christ, et qu’enfin l’attitude de
refus répète l’aveuglement de la Synagogue, par con¬
séquent ce que le Christianisme a sans cesse en vue et
qu’il exorcise en son tréfonds, toutes ces instances de¬
meurent sans effet. Car Jaspers répond invariablement
que cette foi ne lui a pas été donnée et qu’il est impos¬
sible de vouloir croire en contraignant la liberté 4 *. L’acte
de foi en sa teneur inhumaine représenterait pour lui une
démission, une abdication, ce serait un salto mortale5 qui
équivaudrait à une espèce de suicide mental6. Personne
n’est en droit de réclamer de lui qu’il adhère à ce qu’il

1. PGXO 13, 56-7.


2. P 1, 302 ; ni, 79-80, 167 ; PGXO 58-9.
3. PGXO 74. 4- PGXO 86, 79.
5. Cf. P 1, 299, 306-7, 317 ; in, 38 ; PGXO 78.
6. VE 104. Sur le cas de Kierkegaard, v. Von der Wahrheit,
PP- 54i, 599, 853 i FE 36 ; PGXO 60, 77.

PC 7
102 EXISTENCE ET RAISON

ne comprend pas ; or la théologie est un langage her¬


métique, un livre scellé1.
Désaveu assez étrange de la part d’un penseur qui, plus
qu’aucun autre, a fait place à l’incompréhensible et à
l’inconcevable, qui a propagé à tous les échos l’échec de
la pensée 2. Comment se fait-il que les mystères chrétiens,
ces sources d’intelligibilité, restent dans l’angle mort de
sa spéculation, ou seulement interviennent en lecture
existentielle sous forme de chiffres déchiffrants et dé¬
chiffrés ? La stricte polarité ou corrélation de l’existence
et de la raison impose cette omission ou ce traitement.
Toutes les vérités offertes à l’ouverture illimitée de la
raison repassent obligatoirement au feu de l’existence.
L’existence est le lieu d’écoute unique des chiffres, le
seul mystère manifeste, l’aire de l’incompréhensible,
l’abîme de la liberté. Le Dieu caché est le Dieu visé par
l’existence. Inversement la vérité existentielle ne s’éclaire
que dans l’englobant métalogique et communicatif de la
raison. Rien ne peut être énoncé sur l’être de l’homme
qui n’ait reçu la sanction de la raison, et la raison est la
raison humaine : elle n’a pas d’usage transcendantal,
pas de destination transcendante, elle n’est que le lien
des englobants3, l’air qui circule entre eux ; elle ne se
prononce pas sur l’Un ou la Transcendance qui meut à
une distance inaccessible son activité infatigable.
L’existence suit la vue de la raison, la raison Yintérêt de
l’existence. Les deux composantes fondamentales de
l’être-humain se conjuguent et se limitent4.

1. PGXO 62-5, 87-8.


2. P ni, 38-9, 43, 45, 53, 220.
3. PGXO 34-5-
4. Cf. VE 26. Dans un récent article de la Revue Internationale
de Philosophie (56-7, 1961, fasc. 2-3, pp. 278-288), « Jaspers
et la Religion », M. Jean Paumen a voulu montrer justement,
mais malheureusement sans grande vigueur ni précision, que
EXISTENCE ET RAISON IO3

La philosophie de Jaspers, d’où l’idée chrétienne a été


arrachée, est une synthèse de pathos judaïque et de

la « complémentarité » raison-existence commandait l’option


antichrétienne de Jaspers et se reflétait en elle. Il est vrai que la
réciprocité existence-raison, dans les termes où Jaspers l’a an¬
crée, fixe le destin de cette philosophie. Peter Wust, à une épo¬
que antérieure à Von der Wahrheit, stigmatisait une réunion
qu’il estimait hybride et ruineuse pour le sort de la raison :
« Es ist denn auch kein Wunder, wenn in diesem absoluten
Entscheidungsquietismus - denn um einen solchen handelt es
sich hier - die Korrelation von Vemunft und Existenz die
Synthèse des ,absurdum absolutum’ bedeutet. Der absolute
Wïderspruch wird in die Vemunft selbst mit hineingenom-
men ; der ewige Logos wird mit dem an sich Alogischen
geradezu vermàhlt » (op. cit., pp. 278-9).
Mais la corrélation est une polarité, une tension, dont l’équi¬
libre au sein de la philosophie de Jaspers est problématique. De
toutes manières, c’est sur la résultante du rapport de forces
entre existence et raison qu’il faut chercher la ligne des para¬
doxes internes, la direction d’une évolution possible et la cause
des lectures et interprétations divergentes auxquelles donne
lieu l’œuvre prise dans son ensemble. Les derniers ouvrages
(Die grossen Philosophen, Die Atombombe und die Zukunft des
Menschen ) font resurgir la tension et rendent plus urgent
l’examen du rapport exact entre liberté existentielle (et lecture
chiffrée) et espace rationnel (et vérité englobante). A. Caracciolo
estime que la prépondérance existentielle est strictement main¬
tenue et même renforcée dans Die grossen Philosophen (Filo-
sofia corne strumento e corne linguaggio dell’esistenza e
filosofia trascendentale, op. cit. pp. 81-124), en faisant toute¬
fois une réserve pour le chapitre sur Kant :
« ...si capisce che tutto tende a gravitare sull’esistenza, che
la ragione sta di fronte a questa in rapporto funzionale ed
espressivo... (p. 105).
« E dunque l’esistenza che ha già in sè la filosofia autentica.
Quella che Jaspers chiama la filosofia è un puro involucro, una
piuttosto macchinosa impalcatura estrinseca (il termine stesso
di Apparatur, spesso usato dallo Jaspers, è terribilmente si¬
gnificative)... (p. 109).
« L’errore dello Jaspers ci sembra proprio quello di ridurre
il momento délia ragione a puro linguaggio délia ragione im-
104 EXISTENCE ET SAISON

Lumières philosophiques. C’est ce qui lui donne sa


physionomie énigmatique. Le pathos judaïque retentit

plicita nell’esistenza, arrestando e assolutizando e presumendo


ineffabile questa ragione medesima (p. 113).
« Per tutti gli aspetti che siamo venuti sottolineando vien
certamente fatto di parlare di uno svigorimento délia Ver-
nunft » (p. 118).
H. Fahrenbach tire Jaspers dans la même direction, en
envisageant le problème théologique soulevé par la controverse
avec Bultmann. Toutefois il relève la dualité incluse dans le
philosopher de Jaspers, et les possibilités d’élargissement uni¬
versel enveloppées dans l’englobant. Nous faisons allusion à sa
longue étude, Philosophische Existenzerhellung und theolo-
gische Existenzmitteilung (Theologische Rundschau, 1956-7,
Heft 1, S. 77-99 ; Heft 11, S. 105-135), que nous avons analy¬
sée ailleurs.
En revanche dans un essai attentif et fort bien mené qui
examine les écrits récents d’histoire de la philosophie et de
philosophie politique, Richard Schaeffler incline vers un
jugement en sens contraire, quoique très nuancé (Philoso¬
phische Überlieferung und politische Gegenwart in der Sicht von
Karl Jaspers, dans Philosophische Rundschau 7, 1959, Heft 1, S.
81-109; Heft II, S. 260-293). Il se demande si l’attache de la rai¬
son à l’existence n’a pas été desserrée, si l’empreinte existentielle
éclairée par la raison n’a pas un peu perdu la conscience de son
historicité :
« ...das geschieht um den Preis, dass das anders Gemeinte
und anders Verwirklichte unsichtbar wird, und dass das Be-
wusstsein von der Endlichkeit und geschichtlichen Tiefe des
eigenen Philosophierens verblasst zugunsten der Vorstellung
einer universalen Einstimmigkeit aller Denker in dem einen
Sinn des Philosophischen : im Scheitem des Sagens, Denkens
und Lebens den transzendenten Grund spürbar zu machen »
(p. 109).
De même le cri d’alarme lancé par Die Atombombe et les
affirmations proférées avec décision risquent d’étouffer la
♦ puissance d’écoute » (Hôrkraft) de la liberté, c’est-à-dire la
raison existentielle :
« Wo es den Anschein erweckt, als werde dieser Appell aus
den vorfindlichen Objektivitàten der gegenwàrtigen Welt-
stunde abgelesen, da droht das Buch die Tatsache zu ver-
LA PHILOSOPHIE CHRÉTIENNE 105

dans l’espace rationnel en théologie négative et vertige


dialectique. Les Lumières refluent sur l’apophantique
existentielle en autonomie de la raison et exaltation de la
liberté. Le penseur chrétien peut prendre acte de ces
mouvements antithétiques et entrelacés qui sont an¬
térieurs et intérieurs à sa foi, et passer outre. Il est riche
de ce qui manque au philosophe, et pauvre de ce que
l’autre a en excès. Jaspers l’aide à refranchir le seuil de
sa foi, à prendre plus nette conscience du monde nouveau
qu’elle lui ouvre. Mais n’est-ce pas dédaigner le débat,
fuir l’assaut opiniâtre de la foi philosophique et la juger
avant de l’entendre ? C’est pourquoi, en face de l’entre¬
prise de Jaspers, on devrait craindre de jeter par dessus
bord la notion de philosophie chrétienne comme l’inter¬
médiaire indispensable entre philosophie tout court et
théologie - en l’interprétant non pas au sens de Jaspers1
ou comme théologie déguisée (verkappte Théologie)2,
mais à la manière de Blondel, comme itinéraire existen¬
tiel et mental de l’homme vers Dieu. Au fond, par maints

schleiem, dass schon die Beschreibung der Weltlage hier den


Charakter der Chiffre hat... Wo das Buch andere Môglich-
keiten der Entscheidung in Religion, Moral und Politik dis-
kutiert, ist der Leser betroffen durch die Gewaltsamkeit, mit
der - ohne Ergründung der sittlichen Motive - als vemunftlos
und ruinôs verurteilt wird, was den Jaspersschen Forderungen
widerspricht.
« Jaspers hat in diesem Bûche die Grenze zwischen Chiffren-
sprache und zwingender Démonstration, die ihm andernorts so
wichtig ist, übersprungen... Dem Leser bleibt die Aufgabe ge-
stellt, in die Sprache existentiellen Glaubens zurückzuüber-
setzen, was sich als Darstellung objektiver Tatsàchlichkeit und
Notwendigkeit gibt. Leistet der Leser diese Aufgabe nicht, so
würde das Buch als profan-eschatologische Gerichtspredigt
gefàhrliche Folgen haben und jenen Jaspers nicht mehr er-
kennen lassen, der vor Jahrzehnten die ,Existenzerhellung’ ge-
schrieben hat » (pp. 292-293).
1. PGXO 19-20. 2. VE 108 ; PGXO 90.
io6 LA FOI RELIGIEUSE

aspects, la philosophie de Jaspers apparaît comme une


recherche rétractée qui, sous les grands noms de liberté
et de Transcendance, dissimule son incapacité subjective
à aboutir.

Mais la foi religieuse, même chez les théologiens, est


trop souvent paresseuse et allant de soi. Elle occupe ou
administre son domaine, et elle évite sa propre peur de
revenir aux fondements, de se mettre chaque fois en
question et de s’exposer au glaive d’une interrogation
radicale. Devant l’inégahté des réactions du croyant
philosophe à la Révélation, d’une part, du croyant reli¬
gieux à la philosophie représentée par Jaspers, d’autre
part, devant le sérieux de l’un et la froideur de l’autre,
nous nous demandions si le dialogue amorcé engage
vraiment les adversaires à fond, au fort du combat, au
cœur de la chose. Si la méditation de Jaspers harcèle la
religion statutaire pour lui arracher sa « différence » spé¬
cifique, en revanche la foi chrétienne ne se sent pas
poussée par cette philosophie dans ses ultimes retran¬
chements, acculée à ses fondations. Elle a l’impression,
et elle pense en fournir la preuve, qu’elle comprend
mieux Jaspers que lui ne la comprend. La foi philoso¬
phique lui apparaît comme la ügne critique et la frange
d’ombre de son propre développement. La croyance
religieuse, qui postule la conformité de l’adhésion sub¬
jective et des contenus objectifs de foi, le cercle de la
fides qua creditur et de la fides quae creditur, ne dispose
pas d’une autre conception de la foi, qui ne soit ni
théologale ni théologique. Aussi est-elle habituée à con¬
sidérer comme ses ennemis héréditaires, outre l’athéisme
théorique et pratique, les diverses figures d’usurpation
rationnelle et de mystique naturelle. La religion comprise
et la communion avec Y Un et Tout parachèvent dans
PROGRAMME D’ENTENTE IO7

l’autarcie de la raison ce que la théologie et l’expérience


religieuse accomplissent dans l’obéissance de la foi.
Or seule une erreur d’optique empêche d’apercevoir
cette tentative s’infiltrer dans la « modestie philosophi¬
que » de Jaspers. Non pas sous l’égide de la raison
dialectique, mais sous celle de la « lecture des chiffres ».
Non pas sous la garantie de Yunio mystica, mais sous
celle de la farouche inaccessibilité de l’Un. Nous avons
fait allusion à ce périlleux et fallacieux terrain d’enten¬
te1. Jaspers non plus ne prend pas son parti de la frac¬
ture insupportable entre philosophie et théologie et il
lui semble que notre époque, anticipant les tâches de la
réflexion, a déjà produit les prodromes ou les conditions
d’une réconciliation :

Un changement de la foi révélée, changement qui


peut-être existait déjà de tout temps, devient mainte¬
nant seulement, à point nommé, nécessaire dans la con¬
science universelle. Alors tous les dogmes, sacrements,
formes culturelles, passeraient dans un creuset qui ne
serait pas la confusion d’une Aufklârung superficielle,
mais le médium dans lequel la foi biblique une fois en¬
core, resurgie avec tout son sérieux parmi les conditions
de notre époque, de son nouveau savoir, de ses nouvelles
méthodes de pensée, de sa nouvelle existence empirique,
retrouverait un mode d’apparition stimulant, parce que
digne de créance. Cette métamorphose, vue de la
philosophie, réside dans la nature des choses. Elle est
aussi le but de la foi philosophique au fondement trans¬
cendant de notre réalité. La philosophie et la théologie,
de nouveau, ne feraient qu’un2.

Cette perspective postule la désintégration du Chris¬


tianisme au profit d’une «religion humaine3». Jaspers
r. Cf. P r, 314.
2. PGXO 68. Cf. id., 15, 69, 73, 85, 89. V. p. 96, n. 2.
3. VE 108 ; Rechenschaft und Ausblick (RA) 131.
io8 CROYANCE INCROYANTE

assortit l’hypothèse de restrictions qui en neutralisent


l’audace. Toutefois le cours de sa réflexion périchré-
tienne l’entraîne irrésistiblement à une intégration anti¬
chrétienne. La réticence subjective se mue fatalement
en contrefaçon objective. Même si on préfère accentuer
la tendance conciliatrice, il ne faudrait pas fermer les
yeux au danger de nivellement.
C’est pourquoi nous avons appelé paradoxalement la
croyance philosophique une foi incrédule. La compré¬
hension dont le chrétien se targue est une arme à double
tranchant. Le philosophe peut l’invoquer comme un
titre de crédibilité en sa faveur. En réaüté, tant que
Jaspers affronte deux formes de croyances, deux visages
de la Transcendance, deux déterminations du Dasein...,
le chrétien n’est pas directement concerné dans sa foi
vive. Mais lorsqu’il bat en brèche la révélation même,
lorsqu’il conteste l’intellection de la foi, alors l’existence
et la raison chrétienne se trouve sapée à sa base sur¬
naturelle. Est-ce encore une foi qui dresse devant une
autre foi son miroir obscurci et plaintif? La référence
biblique risque de ne plus recouvrir que des produits
naturels sélectionnés. Néanmoins - car la philosophie
de Jaspers enferme sa propre contestation - le philo¬
sophe s’élève avec véhémence1 contre l’accusation de
« théologie sécularisée » ou « camouflée2 ». Et l’insincérité
de théologiens qui admettent pratiquement pour leur
compte la foi philosophique le rebute, nous l’avons dit3.
Là où l’obéissance est la norme, qu’elle soit totale ! L’au¬
tonomie de la raison ne connaît la foi que comme écoute
des chiffres (des réalités du monde) sur la corde vibrante

i. PGXO 90. 2. Ibid.


3. Cf. p. 98, n. 2. C’est la « théologie incroyante » de VE 23.
Nous avons remarqué que Richard Schaeffler parle en passant
d’un «énoncé de la croyance-ou incroyance — philosophique»...
(loc cit. p. 273).
l’accueil du surnaturel 109

qui joint l’existence chaque fois unique à la Trans¬


cendance toujours voilée.
On évalue à cette protestation l’écart de ces deux
« figures », philosophique et religieuse, dont chacune ne
va à l’encontre et à la rencontre de l’autre que pour régner
sans partage. L’accueil du surnaturel est pour la pensée
philosophique l’imposition d’un joug rigoureux et meur¬
trissant. C’est une nouvelle naissance, mais la promesse
en est amère comme la mort. La Révélation chrétienne
n’est pas premièrement le chiffre poignant d’une faim
acharnée de présence - que Dieu paraisse, que les voiles
tombent! -, elle est avant tout la création d’un homme
nouveau. Jaspers récuse cette action de Dieu comme
attentatoire à la liberté. Force nous est de constater que
les prémisses de sa systématique englobante sont in¬
compatibles avec les réquisits de la foi chrétienne.
Et cependant les chemins peuvent se rapprocher. La
liberté qui peut se perdre, pourquoi ne pourrait-elle pas
aussi se gagner ? Le Jeweils ne suppose-t-il pas l’« une
fois pour toutes » de la Révélation ? Inversement l’inter¬
pellation de la foi chrétienne, qui bouleverse nos modes
d’être et d’agir, met à nu le « fondement posé dès le
commencement ». La Révélation parfaite en Jésus-
Christ érige l’axe de révolution des chiffres sans inter¬
cepter les lueurs intermittentes et précaires dont la
fragilité est inhérente à toute vie finie. Le Dieu incarné
n’est pas le Dieu « intercalé1 ». Il est la diaphanie de
Dieu et des signes du monde.
Jaspers ignore YErhebung de la foi - durus sermo - que
son expérience semble appeler ; et cela, même si l’austère
passion du Dieu caché qui l’anime recèle une authentique
aspiration religieuse. La vérité est que la foi, qui n’est ni
doxa ni conviction, ne passe que par Jésus-Christ.

1. PGXO 63-4 (die Zwischenschaltung).


IIO JÉSUS-CHRIST

Jaspers l’a pressenti lorsqu’il ne voyait pour notre temps


que l’alternative entre le Christ et le Néant fi Mais ligne
de démarcation trop fugitivement tracée. Du moins la
foi incrédule nous force-t-elle, revenu à notre origine, à
reconnaître que l’objet de la foi révélée est Jésus-Christ
(Schelling l’a souligné avec force)1 2. Il n’y a pas une di¬
mension de sagesse universelle dont le Christ serait le
vecteur privilégié ou la figure transparente. Aucune con¬
naissance, aucune expérience, philosophique ou reli¬
gieuse, n’iront plus loin que la vie et la mort de Jésus-
Christ.
1962

1. RA 288.
2. Cf. Philosophie der Offenbarung, 2. Teil (Jub.-Ausg.
Hptbd VI 427).
TABLE DES AUTEURS CITÉS

Adolphe (Lydie) 14 Daniélou 84


Alain 13, 14 Davy (Marie-Magdeleine)
Alain - Fournier 85 15
Alquié 70 Descartes 11, 69
Audry (Colette) 52
Augustin (saint) 37 Eliot (T. S.) 11

Balzac 75 Fahrenbach 104


Barth (Karl) 88-93 Fessard 15
Beaufret 73 Fichte 77, 78, 95
Beauvoir (Simone de) 50, Freud 81
53
Bergson 14, 49, 57, 64, 73 Gide 84
Bernanos 85 Giraudoux 83
Biran (Maine de) 12, 23 Gusdorf 10
Blondel (Maurice) 97, 105
Bréhier 10 Hamann 75
Brunschvicg 62 Hegel 11, 97
Bultmann 104 Heidegger 34, 73
Burgert 93'94> 98 Husserl 58, 59, 62-64, 67,
75
Camus 54 Hyppolite 68
Caracciolo 90, 96, 103
Cézanne 75 Jaspers 34
Chapsal (Madeleine) 84
Claudel 40 Kant 11, 65, 73, 95
112 TABLE DES AUTEURS CITÉS

Relier (Gottfried) 89 Picard (Max) 11


Kierkegaard 12, 87-88,101 Platon 19
Koestler 80 Pontalis 68
Prini 38
Lacan 68 Proust 75, 85
Laplace 65
Lavelle 49, 57, 89 Ramuz 11
Lefort (Claude) 68 Ricœur 10, 25, 26, 38,
Leibniz 65 54-55. 58
Lequier 78 Rilke 11, 40, 43, 68
Lessing 95
Lohff 93 Saint-Exupéry 76
Lucrèce 49 Sartre 29, 52-54, 68-69,
Lukâcs 73 73, 80, 87-88
Schaeffler 104-105, 108
Machiavel 81 Schelling 11, 62, 72, no
Malebranche 21 Socrate 9, 10, 13, 41, 47
Marcel (G.) 89 Spinoza n
Marx 81
Maupertuis 51 Thibon n
Meyer (K. F.) 89 Troisfontaines 16, 18, 19,
Montaigne 50 38
Morel (G.) 97
Valéry 68, 75, 78
Nietzsche 11, 12
Nizan 51, 52 Waelhens (A. de) 68, 70
Wahl 58, 68
Pareyson 89 Watson 62
Pascal 12, 64, 65, 78 Weil (Simone) 12
Paumen 102-103 Welte 98
Pavlov 62 Wust (Peter) 89, 93, 103
Péguy 44
Piatier (Jacqueline) 49 Zemb (Marc) 98
TABLE DES MATIÈRES

Avertissement. 7

CHAPITRE PREMIER.

Gabriel Marcel ou le socratisme chrétien . . 9

CHAPITRE II.

Maurice Merleau-Ponty (1908-1961) ou la me¬


sure de l’homme. 49

CHAPITRE ni.

Karl Jaspers ou la foi incrédule . 87

TABLE DES AUTEURS CITÉS .III

Imprimé en Belgique
ACHEVÉ D’IMPRIMER SUR LES PRESSES
DE L’IMPRIMERIE SAINT-AUGUSTIN
A BRUGES, LE 19 SEPTEMBRE 1962
POUR LES ÉDITIONS
DESCLÉE DE BROUWER
Date Due

CAT. NO. 23 233 PR1NTED IN U.S.A.


B 2430 .M254 T5
Tilliette, Xavier. 010101 000
Philosophes contemporains: Gab

0 33 99414 5
TRENT UNIVERSITY

B2430 .M254T5

Tilliette, Xavier

Philosophes contemporains.

ISSUED TO

66375
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