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Foi et savoir

suivi de

Le Siècle
et le Pardon
Jacques Derrida

Foi et savoir
suivi de

Le Siècle
et le Pardon
(entretien avec Michel Wieviorka)

Éditions du Seuil
Le texte • Foi et savoir » n été publié aux Éditions du Seuil
dans k volume La religion. Séminaire de Capi
(sous la direction de Jacques Derrida et Glanai Vattimo)
LeiexteeLeSiècketkon»aétépublié
dans k numéro 9 (décembre 1999) du Monde des cIéhutL

ISBN 978-2-02-047986-8
(IsBN 2-02-023560-9,1 publication de « Fol et savoir»)
C Éditions du Seuil/Éditions Latent 1996.
pour Foi et savoir».
C Éditions du Seuil. 2001. pour «Le Siècle et k Pardon »
et pour la composition du volume

Le tbè è h prpl& kiast fle ki cq a


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Foi et savoir
Les deux sources & la « religion »
aux limites de la simple raison
ITALIQUES

1. Comment « parler religion »? de la religion? Singu


lièrement de la religion, aujourd’hui? Comment oser en
parler au singulier sans crainte et tremblement à ce jour?
Et si peu et si vite? Qui aurait l’impudence de prétendre
qu’il s’agit là d’un sujet à la fois identifiable et nouveau?
Qui aurait la présomption d’y ajuster quelques apho
rismes? Pour se donner le courage, l’arrogance ou la
sérénité nécessaires, peut-être alors faut-il feindre de
faire un instant abstraction, abstraction de tout, ou de
presque tout, une certaine abstraction. Peut-être faut-il
gager sur la plus concrète et la plus accessible, mais aussi
sur la plus désertique des abstractions.
Doit-on se sauver par l’abstraction ou se sauver de
l’abstraction? Où est le salut? (En 1807, Hegel écrit.
«Wer denkt abstrakt? »: « Denken? Abstrakt? Sauve —

qui peut! » commence-t-il par dire, et en français juste


ment, pour traduire le cri «Rette sich, wer kann! »
— —

de ce traître qui voudrait alors fuir, d’un seul mouvement,


et la pensée et l’abstraction et la métaphysique: comme
la «peste ».)

2. Sauver, être sauvé, se sauver. Prétexte d’une première


question : peut-on dissocier un discours sur la religion
d’ un discours sur le salut, c’est-à-dire sur le sain, le saint,
le sacré, le sauf, l’indemne, l’immun (sacer, sanctus, hei
lig, holy- et leurs équivalents supposés dans tant de
langues)? Et le salut, est-ce nécessairement la rédemp
Foi et savoir
tion, devant ou d’après le mal. la fàure ou le péché Y
Maintenant: où est le mal? le mal aujourd’hui, présente
ment? Supposons qu’il y ait une figure exemplaire et
inédite du mal, voire du mal radical qui paraisse marquer
notre temps et nul autre. Est—ce à identifier ce mal qu’on
accédera à ce que peut être la fïgure ou la promesse du
salut pour notre temps, et donc la singularité de ce reli
gieux dont on dit dans tous les journaux qu’il fait retour ?
A terme, nous voudrions donc relier la question de la
religion à celle du mal d’abstraction. A l’abstraction
radicale. Non pas à la figure abstraite de la mort, du mal
ou de la maladie de la mort, mais aux formes du mal
qu’on lie traditionnellement à l’arrachement radical et
donc au déracinement de l’abstraction, en passant, ,nais
ce sera beaucoup plus tard, par celle des lieux d’abstrac
tion que sont la machine, la technique, la technoscience
et surtout la transcendance télé-technologique. Religion
«

et mekhanè »,religion et cyberespace


« », «religion et
numéricité », religion et digitalité », religion et espace-
« «

temps virtuel : pour mesurer un court traité à ces thèmes,


»

dans l’économie qui nous est assignée, concevoir une


petite machine discursive qui, pour être finie et peifec
tibie, ne soit pas tiop impuissante.
Afin de penser abstraitement la religion aujourd’hui,
nous partirons de ces puissances d’abstraction afin de ris
quer, à terme, l’hypothèse suivante : au regard de toutes
ces fi)rces d’ abstraction et de dissociation (déracinement,
délocalisation, désincarnation, formalisation, schématisa
tion universalisante, objectivation, télécommunication,
etc.), la religion est à la fois dans l’antagonisme réactif
« »

et la surenchère réaffirmatrice. Là où le savoir et la foi, la


technoscience ( capitaliste et fiduciaire) et la croyance,
»

le crédit, la fiabilité. l’acte de jéi auront toujours eu partie


liée, dans le lieu même, au noeud d’alliance de leur oppo
sition. D’où l’aporie une certaine absence de chemin, de

voie, d’issue, de salut et les deux sources.



Foi et Savoir Il
3. Pour jouer l’abstraction, et l’aporie du sans issue,
peut-être faut—il d’abord se retirer dans un désert, voire
s’isoler dans une île. Et raconter une histoire brève qui ne
soit pas un mythe. Genre. Il était une fiis une seule
« »,

tois, un jour. sur une île OU dans le désert, figure:-vous.


pour parler religion », quelques hommes, philosophes,
«

professeurs, herméneutes. ermites ou anachorètes, se


seraient donné le temps de mimer une petite communauté
à la fàis ésotérique et égalitaire, amicale et fraternelle.
Peut-être faudrait-il encore situer son propos, le limiter
dans le temps et dans l’espace, dire le lieu et le paysage,
le moment passé, un jour, dater le furtif et l’éphémère,
singulariser, faire comme si on tenait un journal, dont on
allait déchirer quelcues pages. Loi du genre : l’éphémé
ride (et déjà vous parle: intarissablement du jour). Date
le 28février 1994. Lieu une île, l’île de Capri. Un hôtel,
.

une table autour de laquelle nous parlons entre amis,


presque san.s ordre, sans ordre du jour, sans mot d’ordre,
sauf un mot, le plus clair et le plus obscur : religion. Nous
croyons pouvoir faire semblant de croire, acte fiduciaire,
que nous partageons quelque pré-compréhension. Nous
fusons comme si nous avions quelque sens commun de ce
que religion veut dire à travers les langues que nous
« »

croyons (que de croyance à ce jour, déjà!) savoir parler.


Nous croyons à la fiabilité minimale de ce mot. Comme
Heidegger pour ce qu’il appelle le Faktum dii lexique
de l’être (à l’ouverture de Sein und Zeit), nous croyons
(ou ci-oyons devoir) pré-comprendre le sens de ce mot. ne
serait—ce que pour pouvoir questionner. et en vue de nous
interroger à ce sujet. Or, nous devrons y revenir beau
coup plus tard, rien n’est moins pré-assuré qu’un tel Fak
tum (dans ces deux cas, justement!) et toute la question
de la religion renvoie peut-être à peu d’assurance.

4. A l’ouverture d’un échange préliminaire, à ladite


table, Gianni Vatti,no me propose d’improviser quelques
Foi et savoir
suggestions. Qu’ 011 me permette ici de les rappeler. en
italiques, dans une sorte d’avant-propos schématique et
télégraphique. D’autres propositions, sans doute, se
dessinèrent dans un texte de caractère diflrent que j’ écri
vis après coup. à l’étroit dans des limites de temps et
d’espace sans merci. Une tout autre histoire, peut-être,
mais, de près ou de loin, des paroles qui firent risquées
au commencement, ce jour-là, la mémoire continuera de
me dicter ce que j’écris.
J’avais d’abord proposé de porter au jour de la
réflexion, autant que possible sans méconnaissance ou
dénégation, une situation eflctive et unique, celle dans
laquelle nous nous trouvions alors : des faits, un engage
ment commun, une date, un lieu. Nous avions en vérité
accepté de répondre à une double proposition, à la fois
philosophique et éditoriale, laquelle ouvrait d’elle-même,
aussitôt, une double question de la langue et de la nation.

Or s’il y a, au jour d’aujourd’hui, une autre « question de


la religion », une donne actuelle et nouvelle, une réap
parition inouïe de cette chose sans âge, et mondiale ou
planétaire. il y va de la langue, certes plus précisément

de l’idiome, de la littéralité, de l’écriture, qui forment


l’élément de toute révélation et de toute croyance, un élé
ment en dernière instance irréductible et intraduisible —,

mais d’ un idiome indissociable, indissociable d’abord du


lien social, politique, familial, ethnique, communautaire,
de la nation et du peuple : autochtonie. sol et sang, 1-ap
port de plus en plus problématique à la citoyenneté et à
1’ Etat. La langue et la nation foi-nient en ce temps le corps
historique de toute passion religieuse. Comme cette ren
contre de philosophes, l’édition internationale qui nous
est proposée se trouve être d’abord « occidentale », ensuite
confiée, c’est-à-du-e aussi confinée, à quelques langues
européennes. celles que « nous » pai-lons ici à Capri, sur
cette île italienne: l’allemand, l’espagnol, le français,
l’italien.
Foi et savoir 13
5. Nous ne Sommes pas bu de Rouie, tiims nous ne
sommes plus à Rome. Nous voilà pour deux jours littéra
lement isolés, insularisés sur les hauteurs de Capri, dans
la différence entre le romain et l’italique, qui pourrait
symboliser tout ce qui peut incliner à l’écart. au regard

du romain en uénéral. Penser « religion ‘. c’est penser le


« romain ». Cela lie’ sefi’ra ni dans Rome ni trop loin hors
de Rome. Chance ou nécessité pour se rappeler à b’ his
toire de quelque chose comme lu « religion » : tout ce qui
sefttit et se dit en son nom devrait garder la mémoire cri
tique de cette appellation. Européenne. elle frit d’abord
latine. Voilà donc une donnée’ dont la figure au moins.
(0111111e lu limite’, reste contingente et signifiante à la fois.
Elle exige d’ être prise en compte. réfléchie. thématisée,
datée. Difficile de dire « Europe » sa,us connoter : Athènes
Jérusaiem-R orne-B v:ance, guerres de Religion, guerre
ouverte au sujet de l’appropriation de Jérusalem et du
mont de Moriah, du « Me voie-i »d’Ahraham ou d’ibrahim
devant l’extrême « sacrifice » demandé, l’offrande absolue
du fils bien-aimé, la mise à mort exigée ou la mort donnée
de l’unique descendance, la répétition suspendue à la
veille de toute Passion. Hier (oui, hier, vraiment, il y a
quelques joui-s à peine), ce jàt le massacre d’Héhron au
Tombeau des Patriarches, lieu commun et tranchée sym
bolique des religions dites abrahamiques. Nous repré
sentons et parlons quatre langues différentes, mais notre
« culture » commune, disons—le, est plus manifi’stement
chrétienne, à peine judéo-chrétienne. Aucun musulman
parmi nous, hélas, du moins pour cette discussion prélimi
naire, au moment où c’est vers l’islam que nous devrions
peut-être commencer par tourner notre regard. Aucun
représentant d’autres cultes non plus. Aucune ft’mme!
Nous devrons en tenir compte : parler pour ces ténioins
muets sans pai-ler pour eux, à leur place, et en tirer toutes
soi-tes de conséquences.
Foi et savoir
6. Pourquoi ce phénomène hâtivement nommé le « retour
des religions » est—il si difficile à penser ? Pourquoi sur
pi-end—il ? Pourquoi étonne—t—il en particulier ceux qui
croyaient ingénument qu’ une alternative opposait d’un
côté la Religion, de l’autre la Raison, les Lumières, la
Science, la Critique (la critique marxiste, la généalogie
niet:schéenne. la ps’chanalvse freudienne et leur héri
tage), comme si l’une ne pouvait qu en finir avec l’autre ?

Il friudrait au contraire partir d’un autre schéma pour


tenter de penser ledit « retour du religieux ». Celui-ci se
réduit-il à ce que la doxa détermine confusément comme
«fondamentalisme « intégrisme «. « fanatisme » ? lâilà
‘.

peut-être. à la mesure de l’urgence lustoi-ique. l’une de


nos questions préalables. Et parmi les religions abraha—
miques, parmi les «fndamentalisines » ou les « inté
grismes » qui s’y déploient universellement, car ils sont
aujourd’hui à l’oeuvre dans toutes les religions, quoi de
l’islam,justement ? Mais ne nous servons pas trop vite de
(‘e nom. Ce qui se rassemble précipitamment sous la réfé
rence « islamique » semble aujourd’hui détenir quelque
privilège mondial ou géopolitique, en raison de la nature
de ses violences physiques, de certaines de ses violations
déclarées du modèle démocratique et du cl,-oit internatio
nal (le « cas Rushdie » et de tant d’autres et le « droit à

la littérature »), en raison de lafrme à lafàis archakjue


et moderne de ses crimes « au nom de la religion «, de ses
dimensions démographiques, de ses figures phallocen
triques et théologico-poliriques. Pourquoi Y Ilfaudra dis
cerner: l’islam n’est pas l’islamisme, ne jamais l’oublier,
mais celui-ci s’exerce au nom de celui-là, et c’est la grave
question du nom.

7. Ne jamais traiter comme un accident la orce du nom


dans ce qui arrive, se fait ou se dit au nom de la religion,
ici au nom de l’islam. Puis, directement ou non, le théolo
gico—politique est, comme tous les concepts qu’on plaque
fro, et savoir 15
sur ces questions, à commencer par celui de démoci’atie
et de sécularisation, voire de droit à la littérature, non
seulement européen niais gréco-chrétien, gréco-romain.
Nous serons ici assiégés par toutes les questions dit nom,
et (le ce qui « se fàit au nom de » : questions du nom
« religion », des noms (le Dieu, de l’appartenance et de la
non—appartenance du non? propre au système de la langue,
donc de son intraductihihté, niais (11155! de son itérabilité
c’ est—à—dire de te qui en fut un lieu de répétabilité,
d’idéalisation et donc, déjà, de tekhnè, de technoscience,
de télé—technoscience dans l’appellation à distance), de
son lien à la per/ormativité (le l’appellation dans la prière
(là où, comme le dit Aristote, celle—ci n’est ni vraie ni
fiusse), de son lien à (e qui, dans toute perfôrmativité,
comme dans toute adresse et dans toute attestation, en
appelle à la fri de l’autre et se déploie donc dans une
foi jurée.

8. La lumière a lieu. Et le jour. On ne séparera jamais la


c-o-incidence du rayon de soleil et de l’inscription topo
graphique : phénoménologie (le la religion, religion
comme phénoménologie. énigme de 1’ Orient, du Levant
et de la Méditerranée (lotis la géographie du para ître. La
lumière (phos), partout OÙ cette arkhè commande et com
mence le discours, et donne l’initiative en général (phos,
phainesthai. phantasma, donc spectre, etc). aussi bien
dans le discours philosophique que clans les discours
d’ une révélation (Offenharung) ou de la révélabilité

(Offenbarkeit), d’une possibilité plus originaire de mani


festation. Plus originaire, (-‘est—à—dire plus proche de la
source, (le la seule et même source. Partout la lumière
dicte ce que, hier encore. on (‘m-oyait naïvement soustraire
voire opposer à la religion et dont il fàut repenser l’ave
nir aujourd’hui (AufklArung, Lumières, Enhightenment,
Illuminismo). Ne l’oublions pas : alors qit’il ne disposait
d’aucun termite comnmnun poitr « désigner, ilote Benveniste,
Foi et sai’oir
lu religion même, le culte, ni le prêtre, ni même aucun des
dieux personnels », le langage indo-européen se rassem
blait déjà sur « la notion même de “dieu” (deiwos). dont
le “sens propre est “lumineux” et “céleste” »

9. Dans cette même lumière, et sous le même ciel, nom


mons à ce jour trois lieux : l’île, la Terre promise, le
désert. Ce sont trois lieux aporétiques : sans issue ou cite-
min assuré, sans route ni arrivée, sans dehors dont la
cai-te soit prévisible et le programme calculable. Ces trois
lieu.v figurent notre horizon, ici maintenant. (Mais il
s’agirait de penser ou de dire, et ce sera difficile dans les
limites assignées. une certaine absence d’horizon. Para
doxalement, l’absence d’horizon conditionne l’avenir
nième. Le surgissement de l’événement doit trouer tout
horizon d’attente. D’où l’appréhension d’un abîme en ces
lieux, par exemple un désert dans le désert, là où l’on ne
peut ni ne doit voir venir ce qui devrait ou pourrait —

peut-être venir. Ce qui l’este à laisser venir.)


10. Est-ce un hasard si. presque tous méditerranéens


par l’origine et chacun de nous méditerranéens par une
sorte d’aimantation, nous avons été, malgré tant de diffé
rences, orientés par une certaine phénoménologie (encore
la lumière) ? Nous qui sommes aulourd’ hui réunis sur cette
île et avons bien dû nous choisir ou nous accepter plus ou
moins secrètement, est-ce un hasard si nous avons tous,
un jour, été tentés à la fais par une certaine dissidence
à I’ égard de la phénoménologie husserlienne et par une
herniéneutique dont la discipline doit tant à l’exégèse du

1. É. Benveniste, Le Vocabulaire des institutions indo-européennes,


Paris, Ed. de Minuit, 1969, t. 2, P. 180. Nous citerons souvent Benve
niste pour lui laisser aussi une responsabilité, celle de parler par
exemple avec assurance du « sens propre ». précisément dans le cas
du soleil ou de la lumière, mais aussi de toute autre chose. Cette assu
rance paraît largement excessive et plus que problématique.
Foi et savoir 17
texte religieux? Devoir d’autant plus impérieux, dès lors,-
ne pas oublier cela même, ceux ou celles que ce contrat
implicite ou cet « être-ensemble » doit bien exclure. Jlfau
drait, il eût fallu, commencer par leur donner la parole.

11. Rappelons aussi ce que. à tort ou à raison, je tiens


provisoirement pour une évidence quel que soit notre
-‘

rapport à la religion, puis à telle ou telle religion, nous ne


sommes ni des prêtres liés par un sacerdoce, ni des théo
logiens, ni des représentants qualifiés ou compétents de
la religion, ni des ennemis de la religion en tant que telle,
au sens où, pense-t-on. cem-tains philosophes dits des
Lumières pouvaient l’être. Mais nous partageons aussi et
par là même, me semble-t-il. autre chose, à savoir dési—

gnons cela prudemment un goût sans réserve, sinon une


préférence inconditionnelle pour ce qui. en politique, se


nomme la démocratie républicaine comme modèle uni
versalisable, ce qui lie la philosophie à la chose publique,
à la publicité, encore à la lumiè,’e du joui’, enco,’e aux
Lumières, encore à la vertu éclairée de l’espace public,
en l’émancipant de tout pouvoir extérieur (non laijue,
non séculier), par exemple la dogmatique, l’orthodoxie ou
l’autorité religieuse (soit un certain régime de la doxa ou
de la croyance, ce qui ne veut pas dire de toute foi). De
façon au moins analogique (mais j’y reviendrai plus tard)
et du moins aussi longtemps et en tant que nous parlons
ici ensemble, nous tenterons sans doute de transposer, ici
maintenant, l’attitude circonspecte et suspensive, une cer
taine epokhè qui consiste à tom’t ou à raison, car l’enjeu

est gm’ave à penser la m-eligion ou à la faire apparaître


« dans les limites de la simple raison ».

12. Question connexe: quoi de ce geste « kantien »


aujourd’hui ? A quoi ressemblerait aujourd’hui un livre
intitulé, comme celui de Kant, La Religion dans les limites
de la simple raison? Cette epokhè donne aussi sa chance
Foi et savoir
à un événement politique, j’avais tenté de le suggérer
ailleurs 2 Elle appartient même à l’histoire de la démo
cratie, notamment quand le discours théologique a dû
prendre les formes de la via negativa, et niéme là où il
semble avoir prescrit la communauté recluse, l’enseigne
ment initiatique, la hiérarchie, le désert ou l’insularité
ésotérique .

13. Avant l’île, et Capri ne sera jamais Patmos, il y aura


eu la Terre promise. Comment improviser et se laisser
surprendre à en parler? Comment ne pas craindre et
comment ne pas trembler, devant 1’ immensité abyssale de
ce thème? La Jïgure de la Terre promise, n’est-ce pas
aussi le lien essentiel entre la promesse du lieu et I’ histo
ricité ? Par historicité, nous pourrions entendre aujour
d’hui plus d’une chose. Tout d’abord, une spécificité
aigué du concept de religion, l’histoire de son histoire, et
des généalogies enchevêtrées dans ses langues et dans
son nom. Il faudra discerner: lafri n’a pas toujours été et
ne sera pas toujours identifiable à la religion, ni, encore
autre chose, à la théologie. Toute sacralité et toute sain
teté ne sont pas nécessairement, au sens strict de ce
terme, s’il en est un, religieuses. Il nous faudra revenir
sur le devenir et la sémantique de ce nom, « la religion »,
au travers à la fois de son occidentalité romaine et de son
lien contracté avec les révélations abrahainiques. Celles-
ci ne sont pas seulement des événements. De tels événe
ments n’arrivent qu’à se donner pour sens d’engager
l’historicité de l’histoire et l’événementialité de l’évé

nement comme tel. A la différence d’ autres expériences de


la «Ji », du « saint », de 1’ « indemne » et du « sauf», du

2. Cf. Saztf le nom, Paris, Gaulée, 1993, notamment p. 103 sq.


3. Je dois renvoyer ici à « Comment ne pas parler? ». in Psyché,
Paris, Gaulée, 1987, p. 535 sq.. où j’ai abordé de façon plus précise.
dans un contexte analogue, ces thèmes de la hiérarchie et de la «topo
litologie ».
Foi et savoir 19
« sacré », du « divin », à la différence d’autres structures
qu’on serait tenté d’appeler par analogie douteuse « reli
gions », les révélations testamentaires et coranique sont
inséparables d’une historicité de la révélation même.
L’horizon messianique ou eschatologique délimite cette
historicité, certes, mais seulement pour l’avoir d’abord
ouverte.

14. C’est là une autre dimension historique, une autre


historicité que celle que nous évoquions à I’ instant’, à
moins qu’elle ne la creuse en abyme. Comment prendre
en compte cette histoire de l’historicité pour traiter
aujourd’hui de la religion dans les limites de la simple
raison ? Comment y inscrire, pour la mettre à jour. une
histoire de la raison politique et technosc ‘ientifique, mais
aussi une histoire du mal radical, de ses figures qui ne
sont jamais seulement des figures et qui, e’ est tout le mal,
inventent toujours un nouveau mai? La « perversion radi
cale du coeur humain » dont parle Kant (1, 3), nous savons
maintenant qu’elle n’est pas une, ni donnée une fois pour
toutes, comme si elle ne pou’.’ait inaugurer que des figures
oit des tropes d’elle-même. Petit-être pourrions-nous nous
demander si ceci s’ accorde ou non avec 1’ intention de
Kant quand il rappelle que l’Ecriture « repi ente » bien
le caractère historique et temporel du mal radical, même
si ce n’est là qu’une « représentation » (Vorstellungsart)
dont l’Ecriture se sert en raison de la «Jàiblesse » humaine
(I, 4); et cela, même si Kant se bat pour rendre compte
de l’origine rationnelle d’un mal qui demeure inconce
vable à la raison, en affirmant simultanément que l’inter
prétation de l’Ecrïture excède les compétences de la raison
et que, de toutes les « religions publiques » qu’ il y eut
jamais. seule la religion chrétienne aura été une religion
« morale » (fin de la première Remarque générale). Pro
position étrange, mais iii’il fitur prendre rigoureusement
au sérieux en chacune de ses
20 Foi et savoir
15. Il n’y a en effet aux yeux de Kant. il le dit expressé
ment, que deux familles de religion, et en somme deux
sources ou deux souches de la religion et donc deux

généalogies dont on doit se demander encore pourquoi


elles partagent un même nom, propre ou commun: la
religion de simple culte (des blossen Cultus) recherche
les «faveurs de Dieu », mais auJnd, et pour l’essentiel,
elle n’agit pas, elle n’enseigne que la prière et le désir.
L’homme n’a pas à y devenir meilleur,fât-ce par la j’émis
sion des péchés. La religion morale (moralische), elle,
intéresse la bonne conduite de la vie (die Religion des
guten Lebenswandels); elle commande le faire, elle y
subordonne et en dissocie le savoir, elle prescrit de deve
nir meilleur en agissant à cette fin, là où « le principe sui
vant garde sa valeur: “Il n’est pas essentiel ni par suite
nécessaire à quiconque de savoir ce que Dieu fait ou a
fait pour son salut”, mais bien de savoir ce que lui-même
doit faire pour se rendre digne de ce secours ». Kant défi
nit ainsi une «foi réfléchissante » (reflektierende), c’est-
à-dire un concept dont lu possibilité pourrait bien ouvri,’
l’espace même de notre discussion. Parce qu’elle ne
dépend essentiellement d’aucune révélation historique et
s’accorde ainsi à la rationalité de la raison pure pratique,
la foi réfléchissante favorise la bonne volonté au-delà
du savoir. Elle s’oppose ainsi à la foi « dogmatique »
(dogmatische). Si elle tranche avec cette «foi dogma
tique », c’est que celle-ci prétend savoir et donc ignoi’e la
différence entre foi et savoir.
Or le principe d’une telle opposition, c’ est pourquoi j’y
insiste, pourrait n’ être pas seulement définitionnel, taxi
nomique ou théorique; il ne nous sert pas seulement à
classer des religions hétérogènes sous le même nom; il
pourrait aussi définir, pour nous encore, aujourd’hui, un
lieu de conflit, sinon de guerre, au sens kantien. Encore
aujourd’hui, fit—ce provisoirement, il pourrait nous aider
à structurer une problématique.
Foi et sai’oir 21
Sommes—nous prêts à mesurer sans faiblir les implica
tions et les conséquences de Ici thèse kantienne ? Celle—ci
paraît forte, simple et vertigineuse : la religion chré
tienne serait la seule religion proprement « morale »
une mission lui serait proprement réservée, à elle toute
seule libérer une «foi réfléchissante ». Il s’ ensuit donc
,‘

nécessairement que la moralité pure et le christianisme


sont indissociables dans leur essence et dans leur
concept. S’il n’y u pas de christianisme salis moralité
pure. e’ est que la révélation chrétienne nous enseigne
quelque chose d’essentiel quant à l’idée même de la
moralité. Dès lors, l’idée d’une morale pure mais non
chrétienne serait absurde ; elle passerait l’entendement
et la raison, ce serait une contradiction dans les termes.
L’ universalité inconditionnelle de I’ impératif catégorique
est évangélique. La loi morale s’ inscrit au fond de nos
coeurs comme une ,nén,oire de Ici Passion. Quand elle
s’adresse à nou.s. elle parle l’idiome du chrétien ou —

elle se tait.
Cette thèse de Kant (que nous voudrions plus tard mettre
en rapport avec ce que nous appc’llerons la mondialatini
sation), n’est-ce pas aussi, dans le noyau de son contenu,
la thèse de JVietzsche. alors même qu’il mène une guerre
inexpiable contre Kant ? Nietzsc’he eût peut-être dit «judéo
c’hrétienne », niais la place qu’ occupe saint Paul parmi
ses cibles privilégiées mnontre bien que c” est au christia
nisme, à un certain mouvement intériorisant dans le chris
tianisme qu’il en avait et qu’il faisait porter la plus

grave responsabilité. Les jumfi et le judainie européen


constitueraient encore, à ses yeux, une résistance déses
pérée, quand elle résiste du moins, une dernière protesta
tion interne contre un certain christianisme.
Cette thèse dit sans doute quelque chose de l’histoire du
monde, rie,, de moins. Indiquons encore, trop sc’hémati
cuement, deux de ses conséquences possibles, et deu.v
paradoxes parmi tant d’ autres
Foi et savoir
J) Dans la définition (le la «foi réfléchissante et de ce
qui lie indissolublement I’ idée (le la moralité pure à la
révélation chrétienne, Kant recourt à la logique d’un
principe simple. celui que nous citions à l’instant dans su
lettre : pour se conduire de fàçon morale, il faut tàire
en somme comme si Dieu n’existait pas ou ne s’occupait
plii5 (le notre salut. Voilà qui est moral et qui est donc
chrétien, si un chrétien se doit d’ être moral ne plus se
tourner vers Dieu au moment d’agir selon la bonne
volonté fàire en somme comme si Dieu nous avait aban
donnés. En permettant de penser (mais aussi de suspendre
en théorie) l’existence de Dieu, la liberté ou l’immortalité
de l’âme, l’union de la vertu et du bonheur, le concept de
« postulat de Ici raison pratique assure cette dissociation
radicale et assume en somme Ici responsabilité rationnelle
et plulosophique, la conséquence ici-bas, dans l’expé
rience. de (‘et abandon. iV’ est-ce pcis une ciutre ,fàçon de
dire que le christianisme ne peut répondre à sa vocation
morale et la morale à sa vocation chrétienne qu’à endu
rer ici—bas, dans l’histoire phénoménale, la mort de Dieu.
et, bien au—delà. des figures (le la Passion ? Que le chris
tianisme. c’est la mort de Dieu ainsi annoncée et rappelée
par Kant à Ici modernité des Lumières? Le judaïsme et
l’islam seraient peut-être alors les deux derniers mono
théismes à s’insurger encore contre tout ce qui. dans la
christianisation de notre monde, signifie la mort de Dieu,
la mort en Dieu, deux monothéismes non païens qui n’ad—
mettent pas plus la mort que ici multiplicité en Dieu (Ici
Passion, la Trinité, etc.), deux monothéismes encore assez
étrangers au coeur de l’Europe gréco-chrétienne. pagano
chrétienne, asse: étrangers à tille Europe c iii signifie la
1
mort de Dieu, pour m’appeler à tout prix que « mono
théisme signifie autant la fèi en l’Un, et en I’ Un vivant.
que la croyance en un Dieu unique.
2) Au regard de cette logique, de sa rigueur jârmelle
et de ses possibles. Heidc’gger ne fraye—t—il pas un autre
îoi et savoir 23
c’henun ? Il insiste en efiét clans Sein und Zeit sur le carac
tère à la ftis pré-moral (ou pré-éthique, si « éthique » ren
voie encore à ce sens de éthos que Heiclegger tic’nt pour
dérivé, inadéquat et tard vc’nu) et pré—religieux de la
« conscience » (Gewissen), de l’être-responsable-coupable—
endetté (Schuldigsein) ou de l’attestation (Bezeugung) ori
ginaires. On reviendrait ainsi en deçà de ce qui soucie la
morale à la religion, e’ est—à —chre ici au christianisme. Ce
qui permet en principe de répéter la généalogie n jet:
schéenne de la morale, mcns en Ici déchristianisant davan
tage là où ce serciit nécessciire, en déracinant ce qui lui res
terait de souche chrétienne. Stratégie d’autant plus retorse
et nécessaire pour Heiclegger quc’ celui—ci n’en finit jafliais
de s’en prendre ciii christianisme ou de se déprendre de
lui avec d’autant plus de violence qu’il est trop tard,

peut-être. pour dénier certains motifs archichrétiens (le la


répétition ontologique et dc’ 1’ analvticuc’ existentiale.
Qu’appelons—nous ici une « logique », sa « rigueur Jôr
melle » et ses «possibles » ? La loi elle-même, une néces
,rité c/ui. on le voit. progrdunme salis cloute une surenchère
infinie, une instabilité affi)lante entre ces « positions
Celles-ci peuvent être occupées successivement ou simul
tanément par les mêmes « sujets ». D’ une religion à l’autre.
les «fi»iclcnnentalisnies » et les « iitégrisnics hvperbo—
lisent aujourd’ himi cette surenchère. Ils l’exaspèrent au
moment où, nous y rc’viendrons plus loin, la mondialatini
sdition (cette cilliance étrcinge du c’hristicinisnie, comme
epérience dc’ la ilion (le Dic’u, et du capitalisme télé tech
noscientifique) est à la fus hégémonique et finie, sur
puisscliitc’ et c’n voie cl’ épuisement Simplement, ceux qui
s’engagent clcmns cette su,’enchère peuvent la conduire de
tous lc’s (‘ôtés, sur toutes les « positions », à lafàis ou tour
à tour, jusqu’à la dernière extrémité.
N’c’st—cc’ pas Ici fôlic’. l’cmncuclironie absolue de notre
temps, Ici dis jonction de toute contemporanéité à soi, le
jour voilé dc’ tout ciujourd’ hui ?
24 Foi et savoir
16. Cette définition de la foi réfléchissante apparaît
dans le premier des quatre Parerga ajoutés à la fin de
chaque partie de La Religion dans les limites de la simple
raison. Ces Parerga ne sont pas des parties intégrantes
du livre: ils « n’appartiennent pas au dedans » de « la
religion dans les limites de la raison pure ». ils y « confi
nent » ou s’y « apposent J’y insiste pour des raisons
‘.

théo-topologiques en quelque sorte, voire théo-architec


toniques : (‘es Parerga situent peut—être la bordure dans
laquelle nous pourrions à ce jour inscrire nos réflexions.
D’autant plus que le premier Parergon, ajouté dans la
seconde édition, définit ainsi la tâche secondaire (parer
gon) qui. au sujet de ce qui est moralement incontestable,
consisterait à lever des difficultés concernant des ques
(ions transcendantes. Quand on les traduit dans l’élément
de la religion, les idées morales pervertissent la pureté
de leur transcendance. Elles peuvent le faire de deux
fois deux façons. et tel carré pourrait encadrer au jour
d’ hui, pourvu qu’on veille aux transpositions appropriées,
un programme d’analyse pour les formes du mal pelpétré
aux quatre coins du inonde « au nom de la religion ». On
doit se contenter d’ en indiquer les titres et d’ abord les
critères (naturelsurnature, internelexterne, lumière théo
rique/action pratique, constat(fiperformatifi: J) la pré
tendue expérience interne (des effets de la grâce) : le fana
tisme ou l’enthousiasme de l’illuminé (Schwiirmerei);
2) la prétendue expérience externe (du miraculeux): la
superstition (Aberglaube): 3) les lumières supposées de
l’entendement dans la considération du surnaturel (les
secrets, Geheimnisse) l’illuminisme, le délire des adeptes,’
.‘

4) la tentative risquée d’agir sur le surnaturel (moyens


d’obtenir la grâce) : la thaumaturgie.
Lorsque Marx tient la critique de la religion pour la
prémisse de toute critique de l’idéologie, lorsqu’ il tient
Ici religion pour l’idéologie par excellence, voire pour la
frrme matricielle de toute idéologie et du mouvement
Foi et savoir
25
même (le élichisation, son propos tiendrait-il,
qu il
l’ait voulu OU non, dans le cadre parergonal d’
1411e telle
critique rationnelle ? Ou bien. ce qui est plus
viaisem—
blable, niais plus difficile à démontrer, déconstrujt-j)
déjà
l’axiomatique /àndamentalement chrétienne de
Kant?
Cela pourrait être I’ une (le nos questions, la plus
obscure
sans doute, car il n’est pas sûr que les principes
mêmes
de la critique marxiste n’en appellent pas encore
à une
hétérogénéité entre /ài et savoir, entre justice pratique et
connaissance. Or cette hétérogénéité, en dernière instance,
n’ est peut-être pas irréductible à I’ inspiration ou
à l’es
prit de La Religion dans les limites de la simple raison.
D’autant plus que es jïgures du mal discréditent,
tout
autant qi’ elles l’accréditent, ce « crédit » qu’est
l’acte de
ji. Elles excluent autant qu’ (‘11es e.pliquent. elles requiè
rent peut—être plus que jamais ce recours à la religion,
au principe de la ji, ne serait-ce que celui d’une
forme
radi ‘alement jiducia ire de ladite « foi réfléchissante
». Et
c’est cette mécanique, ce retour machinal de la religion,
que je voudrais interroger ici.

17. Comment penser alors dans les limites (le la simple


raison une religion qui, sans redevenir « religion


natu
relie ». soit aujourd’hui effectivement universelle
? Et qui
pour (‘cia ne s’arrête plus au paradigme chrétien ni même
abrahamique? Que serait le projet d’un tel « livre »?
Car
avec La Religion dans les limites de la simple raison,
il y va
(l’un Monde qui soit aussi un Ancien—Nouveau Livre.
Ce
projet garde-t-il un sens ou une chance? Une chance
ou un
sens géopolitiques ? Ou bien l’idée même en teste-t-elle,
dans son origine et dans sa fin,
chrétienne ? Et serait-ce
nécessairement une limite, une limite comme une autre?
Un chrétien mais aussi bien un juif ou un musulman—,

ce
serait quelqu’un qui cultiverait le doute ait sujet (le
cette
limite, au sujet de l’existence de cette limite ou de sa réduc
tibilité à toute autre limite, à la figure courante de
la limite.
26 Foi et savoir

18. Gardant ces questions à l’esprit, nous pourrions y


mesurer deux tentations. Dans leur principe schématique.
l’une serait « hégélienne »: ontothéologie qui détermine
le savoir absolu comme vérité de la religion, au cours du
mouvement Jïnal décrit dans les conclusions de la Phéno
ménologie de l’esprit ou de Foi et savoir qui annonce

en effet une « religion des temps modernes » (Religion


der neuen Zeit) fondée sur le sentiment que « Dieu même
est mort ». La « douleur infinie » n’y est encore qu’un
« moment » (rein ais Moment), et le sacrifice moral de
l’existence empirique ne date que la Passion absolue
ou le Vendredi saint spéculatif (spekulativer Karfreitag).
Les philosophies dogmatiques et les religions naturelles
doivent disparaître et, de la plus grande « dureté », de la
plus dure impiété, de la kénose, du vide de la plus grave
privation de Dieu (Gottlosigkeit), doit ressusciter la plus
sereine liberté, dans sa plus haute totalité. Distincte de la
foi, de la prière ou du sacrifice, l’ontothéologie détruit
la religion, mais, autre paradoxe, c’est peut-être elle qui
instruit au contraire le devenir théologique et ecclésial,
voire religieux, de la foi. L’autre tentation (peut-être y
a-t-il encore de bonnes raisons pour garder ce mot) serait
de type « heideggerien » : au-delà de cette ontothéologie,
là où celle-ci ignore et la prière et le sacrifice. Ilfaudrait
ainsi laisser se révéler une « révélahilité » (Offenbarkeit)
dont la lumière (se) manijèsterait plus originairement
que toute révélation (Offenbarung). Il faudrait encore
distinguer entre la théo-logie (discours sur Dieu, la fti
ou la révélation) et la théio-logie (discours sur l’être-
divin, sur l’essence et la divinité du divin). Il faudrait
réveiller l’expérience indemne du sacré, du saint ou du
sauf (heilig). Nous devrons accorder toute notre attention
à cette chaîne, en partant de ce dernier mot (heilig), de
ce mot allemand dont l’histoire sémantique semble résis
ter pourtant à la dissociation rigoureuse que Le vinas
veut maintenir entre la sacralité naturelle, « païenne »,
Foi et savoir 27
voire gréco-chrétienne, et la .sainteté
4 de la loi (juive),
avant ou sous la religion romaine. Quant à la chose
« romaine » , Heidegger ne procède-t-il pas, dès Sein und

4. Le mot latin (voire romain) dont se sert Levinas, par exemple


dans Du sacré au saint (Paris, Ed. de Minuit, 1977), n’est, bien
entendu, que la traduction d’un mot hébreu (kidauch).
5. Cf. par exemple M. Fleidegger, Andenken (1943): « Les poètes,
quand ils sont dans leur être, sont prophétiques. Mais ce ne sont pas
des “prophètes” au sens judéo-chrétien de ce mot. Les «prophètes»
de ces religions ne s’en tiennent pas à cette unique prédiction de la
parole primordiale du Sacré (clas voraufçriïndende Wort des Heili
gen). Ils annoncent aussitôt le dieu sur lequel on comptera ensuite
comme sur la sûre garantie du salut dans la béatitude supra-terrestre.
Qu’on ne défigure pas la poésie de Hûlderlin avec le “religieux” de la
“religion” qui demeure l’affaire de la façon romaine d’interpréter
(eine Sache der riimjschen Deutung) les rapports entre les hommes et
les dieux.» Le poète n’est pas un «voyant» (Seher) ni un devin
(Wahrsager). «Le Sacré (da.s Heilige) qui est dit dans la prédiction
poétique ne fait qu’ouvrir le temps d’une apparition des dieux et
qu’indiquer la région où se situe la demeure (die Ortschafr des Woh
nens) sur cette terre de l’homme requis par le destin de l’histoire [.1.
Son rêve [celui de la poésiel est divin, mais elle ne rêve pas un dieu. >
((;esanztuusgahe, t. IV, p. 114; trad. française par Jean Launay, in
Approche de H?5lderlin, Paris, Gallimard, 1973, p. 145-146.)
Près de vingt ans plus tard, en 1962, cette protestation insiste contre
Rome, contre la figure essentiellement romaine de la religion.
Elle associe, dans la même configuration, l’humanisme moderne, la
technique, la politique et le droit. Au cours de son voyage en Grèce,
après la visite du monastère orthodoxe de Kaisariani, au-dessus
d’Athènes, Heidegger note: «Ce que la petite église a de chrétien
reste encore en consonance avec le grec antique. il règne ici un esprit
(das Walten eine,s Geistes) qui ne se courbera pas devant la pensée
juridique et étatique (de,n kirchenstaarlich juristischen Denken) de
l’Eglise romaine et de sa théologie. Au lieu où se trouve aujourd’hui
le comptoir du couvent, il y avait autrefois un sanctuaire “païen” (cm
“heidni,sches” Heiligtum) consacré à Artémis> (AuJî’nthalte, Séjours,
Paris, Ed. du Rocher, 1989, trad. française F. Vezin légèrement modi
fiée, p. 71).
Plus haut, alors qu’il se trouve dans les parages de l’île de Corfou,
encore une île, Heidegger rappelle qu’une autre île, la Sicile, parut
plus proche de la Grèce à Goethe; et la même évocation associe en
28 Foi et savoir

Zeit, à une répétition ontologico—existentiale de motif


chrétiens à la fois creusés et évidés jusqu’à leur possibi
lité originaire ? Une possibilité pré-romaine, justement?
N’avait-il pas confié à Liiwith, quelques années aupa
ravant. en 1921. que pour assumer l’héritage spirituel qui
constitue la fiicticité de son « je suis », il devait dire : « je
suis un “théologien chrétien” »? Ce qui ne veut pas dire
« romain Nous y reviendrons.
».

19. Sous sa forme la plus abstraite, lapone dans


laquelle nous nous débattons serait peut-être alors celle—
ci: la révélahilité (Offenbarkeit) est-elle plus onigulaire
que la révélation (Offenbarung), et donc indépendante
de toute religion ? Indépendante dans les structures de
son expérience et dans l’analytique qui s’y rapporterait?
N’est-ce pas là le lieu d’origine, au moins, d’une «foi
réfléchissante », sinon cette Jài elle—même ? Ou bien. inver—
sen2ent, l’événement de la révélation aurait-il consisté
à révéler la révélahilité même, et l’origine de la lumière,
la lumière originaire, l’invisibilité même de la visibilité ?
C’est peut-être ce que dirait ici le croyant ou le théo
logien, en particulier le chrétien de la chrétienté origi
naire, de l’Urchristenturn dans la tradition luthérienne à
laquelle Heidegger reconnaît devoir tant.

20. Lumière nocturne. donc. de plus en plus obscure.


Hâtons le pas pour finir: en vue d’un troisième lieu qui

deux phrases les «traits d’une Grèce romanisée et italienne (r<)niisch


iralienischen) », vue à la lumière d’un humanisme moderne”, et la
venue de l’« âge des machines» (ibid.. p. 19). Et puisque l’île figure
notre lieu d’insistance, rappelons-le, tel voyage en Grèce reste surtout
pour Heidegger un « séjour>’ (Auj i’nthalt). une halte dans la pudeur
(Scheu) auprès de Délos, la visible ou la manifeste, une méditation du
dévoilement au travers de son nom. Délos. c’est aussi l’île «sainte»
ou « sauve» (die heilige Insel) (ibid., p. 50).
Foi et savoir 29
pourrait bien avoir été plus que i’archi-originaire, le lieu
le plus anarchique et anarchivable qui soit, non pas
l’île ni la Terre promise. mais un certain désert et non

le désert de la révélation, mais un désert dans le désert,


celui qui rend possible, ouv,’e, creuse ou infinitise l’autre.
Extase ou existence de l’extrême abstraction. Ce qui
orienterait ici « dans » ce désert sans route et sans dedans,
ce serait encore la possibilité d’une religio et d’un rele
gere, certes, mais avant le « lien » du religare, étymologie
problématique et sans doute reconstruite, avant le lien
entre les hommes comme tels ou entre l’homme et la
divinité du dieu. Ce serait aussi comme la condition du
« lien » réduit à sa détermination sémantique minimale:
la halte du scrupule (religio), la retenue de la pudeur, zinc
certaine Verhaltenheit aussi dont parle Heidegger dans
les Beitrge zur Philosophie, le respect, la responsabilité
de la répétition dans le gage de la décision ou de l’affir
mation (re-legere) qui se lie à elle-même pour se lier
à l’autre. Même si on peut l’appeler lien social, lien à
l’autre en général, ce « lien » fiduciaire précéderait toute
communauté déterminée, toute religion positive, tout hori
zon onto-anthropo-théologique. Il relierait de pures sut
gulanités avant toute détermination sociale ou politique,
avant toute intei-suhjectivité, avant même l’opposition
entre le sacré (ou le saint) et le projàne. Cela peut ainsi
ressembler à une désertification, le risque en demeure
indéniable, înais celle-ci peut au contraire à la fois

rendre possible cela même qu’elle paraît menacer. L’abs


traction du désert peut donner lieu, par là même, à tout
ce à quoi elle se soustrait. D’où l’ambiguïté ou la dupli
cité du trait ou du retrait religieux, de son abstraction ou
de sa soustraction, Ce ne-trait désertique permet alors de
répéter ce qui aura donné lieu à cela même au nom de
quoi on voudrait protester cont,-e lui, contre ce qui res
semble seulement au vide et à l’indéterminé de la simple
abstraction.
30 Foi et savoir
Puisqu’il faut tout dire en deux mors, donnons deux
noms à la duplicité de ces origines. Car ici l’origine est
la duplicité même, l’une et l’autre. Nommons ces deux
sources, ces deux puits ou ces deux pistes encore invi
sibles dans le désert. Prêtons-leur deux noms encore
« historiques » là où un certain concept d’histoire devient
lui-même inapproprié. Pour le faire, référons-nous pro —

visoirement, j’y insiste, et à des fins pédagogiques ou


rhétoriques d’une part au « messianique », d’autre part

à la khôra, comme j’ai tenté de le faire plus minutieuse


ment, plus patiemment et, je l’espère, plus rigoui-eusemenr
ailleurs 6

21. Premier nom: le messianique, ou la messianicité


sans messianisme. Ce serait l’ouverture à l’avenir ou à la
venue de l’autre comme avènement de la justice, mais
sans horizon d’attente et sans préfiguration prophétique.
La venue de l’autre ne peut surgir comme un événement
singulier que là où aucune anticipation ne voit venir, là
où l’autre et la mort et le mal radical peuvent sur
— —

prendre à tout instant. Possibilités qui à lafiis ouvrent et


peuvent toujours interrompre l’histoire, ou du moins le
cours ordinaire de l’histoire. Mais ce cours ordinaire,
c’est celui dont parlent les philosophes, les historiens, et
souvent aussi les (théoriciens) classiques de la révolution.
interrompre ou déchirer l’histoire même, la faire en y
décidant, d’une décision qui peut consister à laisser venir
l’autre et à prendre la forme apparemment passive d’une
décision de I ‘autre : là même où elle paraît en soi, en moi,
la décision est d’ailleurs toujours celle de l’autre, ce qui
ne m’exonère d’aucune responsabilité. Le messianique
s’ expose à la surprise absolue et, même si c’est toujours
sous la forme phénoménale de la paix ou de la justice, il

6. Cf. KI,3,a et Spectres de Marx (Paris. Galilée, 1993) et Force de


loi (Paris. Gaulée. 1994).
Foi et savoir 31
doit, s’exposant aussi abstraitement, s’attendre (attendre
sans s’attendre) au meilleur comme au pire. l’un n’allant
jamais sans la possibilité ouverte de l’autre. Il s’agit là
d’une « structure générale de l’expérience ». Cette dimen
sion messianique ne dépend d’aucun messianisme, elle
ne suit aucune révélation déterminée, elle n’appartient en
piopre a aucune ieligion abtahamique (mcme si je dois
ici continuer. « entre nous », pour d’essentielles raisons
de langue et de lieu, de culture, de rhétorique provisoire
et de stratégie historique dont je parlerai plus loin, à lui
donner des noms marqués par les religions abraha
miques).

22. lin invincible désir de justice se lie à cette attente.


Par définition, celle-ci n’est et ne doit être assurée de
rien, par aucun savoir, aucune conscience, aucune pré-
visibilité, aucun programme comme tels. Cette messiani
cité abstraite appartient d’entrée de jeu à l’expérience
de laJi, du croire ou d’un crédit irréductible au savoir et
d’une fiabilité qui «fonde » tout rapport à l’autre dans le
témoignage. Cette justice. que je distingue du droit, per—
met seule d’espérer, au-delà des « messianismes ». une
culture universalisable des singularités, une culture dans
laquelle la possibilité abstraite de l’impossible traduction
puisse néanmoins s’annoncer. Elle s’ inscrit d’avance
dans Ici promesse, dans l’acte de foi ou clans l’appel à la
foi qui habite tout acte de langage et toute adresse à
l’autre. La culture universalisable de cette foi, et non
d’ une autre ou avant toute autre, permet seule un discours
« rationnel » et universel au sujet de la « religion ». Cette
messianicité dépouillée de tour, comme il se doit, cette foi
sans dogme qui s’ avance dans le risque de la nuit abso
lue, on ne la contiendra dans aucune opposition reçue
de notre tradition, par exemple l’opposition ent,’e raison
et mystique. Elle s’annonce partout ou, réfléchissant sans
fléchir, une analyse purement rationnc’lle fut apparaître
32 Foi et savoir
ce paradoxe, à savoir que le fondement de la loi la —

loi de la loi, l’institution de l’institution, l’origine de


la constitution est un événement « performatif» qui ne

peut appartenir à l’ensemble qu’ilfonde, inaugure ou jus


tifie. Tel événement est injustifiable dans la logique de ce
qu’il aura ouvert. Il est la décision de l’autre dans l’indé
cidable. Dès lors la raison doit reconnaître là ce que
Montaigne et Pascal appellent un irrécusable «fondement
mystique de l’autorité ». Le mystique ainsi entendu allie
la croyance ou le crédit, le fiduciaire ou le fiable, le secret
(ce que signifie ici « mystique ») au fondement, au savoir,
nous dirons plus loin aussi à la science comme «faire »,
comme théorie, pratique et pratique théorique, c’est-à-
dire à une fi, à la peiformativité et à la performance
technoscientijïque ou télé-technologique. Là où ce fonde
ment fonde en s’effrrndrant, là où il se dérobe sous le sol
de ce qu’il jnde, à l’instant où, se perdant ainsi dans le
désert, il perd jusqu’à la trace de lui-même et la mémoire
d’ un secret, la « religion » ne peut que commencer et
re-commencer: quasi automatiquement, mécaniquement,
machinalement, spontanément. Spontanément, c’est-à-
dire, comme le mot l’indique, à lafiis comme l’origine de
ce qui coule de source, sponte sua, et avec l’automaticité
du machinal. Pour le meilleur et pour le pire, sans aucune
assurance ni horizon anthropo-théologique. Sans ce désert
dans le désert, il n’y aurait ni acte defi, ni promesse, ni
avenir, ni attente sans attente de la mort et de l’autre,
ni rapport à la singularité de l’autre. La chance de ce
désert dans le désert (comme de ce qui ressemble à s’y
méprendre, mais sans s’y réduire, à la voie négative qui
s’y fraye le passage depuis une tradition gréco-judéo
chrétienne), c’est qu’à déraciner la tradition qui la porte,
à l’athéologiser, cette abstraction libère, sans dénier la
ji, une rationalité universelle et la démocratie politique
qui en est indissociable.
Foi et savoir 33
23. Le deuxième nom (ou avant-premier prénom), ce
serait khôra, telle que Platon la désigne dans le Timée
7
sans pouvoir la réapproprier dans une auto-interprétation
consistante. Depuis l’intérieur ouvert d’un corpus, d’ un
système, d’une langue ou d’une culture, khôra situerait
l’espacement abstrait, le lieu même, le lieu d’ extériorité
absolue, mais aussi le lieu d’une bifurcation entre deux
approches du désert. Bifurcation entre une tradition de la
« voie négative » qui, en dépit ou au-dedans de son acte
de naissance chrétien, accorde sa possibilité à une tradi
tion grecque platonicienne ou plotinienne qui se pour
— —

suit jusqu’à Heidegger et au-delà: la pensée de ce qui


(est) au-delà de l’être (epekeina tes ousias). Cette hybri
dation gréco-abrahamique reste anthropo-théologique.
Dans les figures que nous lui connaissons, dans sa culture
et dans son histoire, son « idiome » n’est pas universali
sable. Il parle seulement aux confins ou en vue du désert
moyen-oriental, à la source des révélations monothéistes
et de la Grèce. C’est là que nous pouvons tenter de déter
miner le lieu où, sur cette île aujourd’hui, « nous » nous
tenons et insistons. Si nous insistons, il le friut, et pour
quelque temps encore, dans les noms qui nous sont don
nés en héritage, c’est qu’au regard de ce lieu limitrophe
une nouvelle guerre des religions se redéploie comme
jamais à ce jour, et c’est un événement à la fois intérieur
et extérieur. Elle inscrit sa turbulence séismique à même
la mondialité fiduciaire du technoscientifique, de l’écono
mique, du politique et du juridique. Elle y met en jeu ses
concepts du politique et du droit international, de la natio
nalité, de la subjectivité citoyenne, de la souveraineté éta
tique. Ces concepts hégémoniques tendent à régner sur un
monde, mais seulement depuis leur finitude: la tension

7. Je dois renvoyer ici à la lecture de ce texte, en particulier à la


lecture « politique» que j’en propose dans «Comment ne pas par
ler? » (loc. cit.), Khôra (op. cii.) et Sauf le nom (Paris, Galilée, 1993).
34 Foi et savoir
croissante de leur puissance n’est pas incompatible, au
contraire, avec leur précarité autant que leur perfèctihi
lité. L’ une ne va jamais sans se rappeler à l’autre.

24. On ne comprendra pas le défrrlement « islamique ».


on n ‘y répondra pas si l’on n’ interroi’ pa. à la fois
le dedans et le dehors de ce lieu limitrophe ; si l’on se
contente d’ une explication interne (intérieure à l’histoire
de la foi, de la religion, des langues ou (les cultures
comme telles), si on ne détermine pas le lieu de passage
entre cette intériorité et toutes les dimensions apparemment
extérieures (technoscientifiques, télé—hiotechnologiques,
c’est-à-dire aussi politiques et socio-économiques, etc.)
Tout en interrogeant la tradition onto-théologico-poli
tique qui croise la philosophie grecque avec les révéla
tions abrahamiques, peut-être ficudrait-ilfiuire l’épreuve
de ce qui y résiste encore, de ce qui y aura toujours résisté,
depuis l’intérieur ou comme depuis une extériorité qui tra
vaille et résiste au-dedans. Khôra, 1’ « épreuve de khôra

serait, du moins selon l’interprétation que j’ai cru pouvoir
en tenter, le nom de lieu, un nom dc lieu, etfirt singulier,
pour cet espacement qui, ne se laissant dominer par
aucune instance théologique, ontologique ou anthropolo
gique, sacis âge, sans histoire et plies « ancien » que toutes
les oppositions (par exemple sensihle/intelligihle), ne s’an
nonce même pas comme « au—delà de l’être «. selon une
voie négative. Du coup, khôra reste absolument impassible
et hétérogène à tous les processus de révélation historique
ou d’e,q,érience anthropo-théologique, qui en supposent
néanmoins l’abstraction. Elle ne sera jamais entrée en
religion et ne se laissera jamais sacraliser, sanctifier,
humaniser, théologiser, cultiver, historialiser. Radicale
ment hétéi’ogène au sain et au sauf, au saint et aie sacré,
elle ne se laisse jamais indemniser. Cela même ne peut se

8. Cf. Sauf le nom, op.cit., p. 95.


Foi et savoir 35
dire au présent, car khôra ne se présente jamais comme
telle. Elle n’est ni l’Etre, ni le Bien, ni Dieu, nj l’Homme.
ni l’Histoire. Elle leur résistera toujours, elle aura toit—
jours été (et aucun futur antérieur, même, n’aura pu réap—
proprier. ,fàire fléchir ou î’éj7échir une khôra sans f i ni
loi) le lieu même d’une résistance infinie. d’ une restance
infiniment impassible suit tout autre sans visage.

25. Khôra n’est rien (rien d’étant ou de présent). mais


non le Rien qui dans l’angoisse du Dasein ouvrirait
encore à la question de l’être. Ce nom grec dit dans notre
mémoire ce qui n’ est pas réappropriahie. fit—ce par notre
mémoire, même par notre mémoire « grecque » il dit ,

cet immémorial d’un désert dans le désert pour lequel il


n’est ni seuil ni deuil. La question reste ouverte, et par là
même, de savoir si on peut penser ce désert, et le laisser
s’annoncer « avant » le désert que nous connaissons
(celui des révélations et des retraits, des vies et des morts
de Dieu, de toutes les figures de la kénose ou de la trans
cendance, de la religio ou des « religions » historiques);
ou si, « au contraire », c’est « depuis » ce dernier désert
que nous appréhendons l’avant-premier, ce que j’ appelle
le désert dans le désert. L’oscillation indécise, cette iete
nue (epokhè ou Verhaltenheit) dont il fut déjà question
plies haut (entre révélation et révélahilité, Offenbarung et
Offenbarkeit, entre événement et possibilité ou virtualité
de l’événe,nent,i, ne fliut-il pas la respecter elle-nième ? Le
respect de cette indécision singulière ou de cette 51(1’—
enchère hyperbolique entre deux originarités. entre dcccx
sources, entre, disons par écononue indicative, l’ordre du
« révélé et l’ordre du « révélahle ». n’est—ce pas à la fois
la chance de toute décision responsable et d’ une autre
«fi réfléchissante », d’une nouvelle « tolérance

26. Supposons que. d’accord « entre nous ». noies soyons


ici pour la «tolérance », même si nous ne sommes pas
36 Foi et savoir
chargés de mission pour la promouvoir, la pratiquer ou la
fonder. Nous serions ici pour tenter de penser ce qu’ une
« tolérance » pourrait être désormais. Je mets aussitôt des
guillemets à ce dernier mot pour l’abstraire et le sous
traire à ses origines. Et donc pour annoncer, à travers lui,
à travei-s l’épaisseur de son histoire, une possibilité qui ne
soit pas seulement chi étienne. Car le concept dc tolérance.
stricto sensu, appartient d’abord à une sorte de domesti
cité chrétienne. C’est littéralement, je veux dire sous ce
nom, un secret de ici communauté chrétienne. Il fut
imprimé, émis et mis en circulation au nom de la fài chré
tienne et ne saurait être sans rapport avec l’ascendance,
chrétienne aussi, de ce que Kant appelle la «foi réfléchis
sante » et la moralité pure comme chose chrétienne. La

leçon de tolérance fia d’abord une leçon exemplaire que


le chrétien pensait seul pouvoir donner au monde, même
s’il devait souvent apprendre à l’entendre lui-même. A cet
égard, autant que l’Aufldhrung, les Lumières furent d’es
sence chrétienne. Quand il traite de la tolérance, le Dic
tionnaire philosophique de Voltaire réserve à la religion
chrétienne un double privilège. D’une part elle est exem
plairement tolérante, certes, elle enseigne la tolérance
mieux que toute autre religion, avant toute autre religion.
Un peu à la manière de Kant, en somme, eh oui, Voltaire
semble penser que le christianisme est la seule’ religion
« morale », puisqu’elle est la première à devoir et à pou
voir donner l’exemple. D’où l’ingénuité, parfois la niaise
rie de c’eux qui sloganisent Voltaire et se mettent sous son
drapeau dans le combat de la modernité critique et, plus —

gravement encore, de son avenir. Car d’autre part cette


leçon voltairienne frit d’abord destinée aux chrétiens, « les
plus intolérants de tous les hommes
9 ». Quand Voltaire

9. Même si à la question Qu’est-ce que la tolérance? ». Voltaire


répond : « C’est l’apanage de l’humanité ». l’exemple de l’excellence,
ici, la plus haute inspiration de cette <humanité » reste chrétienne
Foi et savoir 37
accuse la religion chrétienne et l’Église, il invoque la
leçon du christianisme originaire, « les temps des premiers
chrétiens », Jésus et les apôtres, trahis par « la religion
catholique, apostolique et romaine ». Celle—ci est, « dans
toutes ses cérémonies et dans toits ses dogmes, l’opposé de
la religion de Jésus »
Une autre « tolérance » s’accorderait à l’expérience du
« désert dans le désert », elle respecterait la distance de
l’altérité infinie comme singularité. Et ce iespect serait
encore religio, religio comme scrupule ou re-tenue, dis
tance, dissociation, disjonction, dès le seuil de toute reli
gion comme lien de la répétition à elle-même, dès le seuil
de tout lien social ou communautaire
Avant et après le logos qui fut au commencement, avant
et après le Saint-Sacrement, avant et après les Saintes
Ecritures.

«De toutes les religions, la chrétienne est sans doute celle qui doit ins
pirer le plus de tolérance, quoique jusqu’ici les chrétiens aient été les
plus intolérants de tous les hommes» (Dictionnaire philosophique,
article «Tolérance »).
Le mot «tolérance» cache donc un récit: il raconte d’abord une his
toire et une expérience intra-chrétiennes. Il délivre le message que des
chrétiens adressent à d’autres chrétiens. Les chrétiens (» les plus into
lérants ») sont rappelés, par un coreligionnaire et sur un mode essen
tiellement coreligionnaire, à la parole de Jésus et au christianisme
authentique des origines. Si l’on ne craignait de choquer trop de monde
à la fois, on dirait que par leur antichristianisme véhément, par leur
opposition surtout à l’Eglise romaine, autant que par leur préférence
déclarée, parfois nostalgique. pour le christianisme primitif. Voltaire et
Heidegger appartiennent à la même tradition protocatholique.
10. Ibid.
Il. Comme j’ai tenté de le faire ailleurs (Spectres de Marx. op. cit.,
p’ 49 sq.), je proposerais de penser la condition de la justice depuis
une certaine déliaison, depuis la possibilité toujours sauve, toujours à
sauver, de ce secret de la dissociation, et non dans le rassemblement
(Versanirniung) vers lequel la reconduit Heidegger, dans son souci
sans doute justifié, jusqu’à un certain point. de soustraire Dikè à l’au
torité de Jus, à des représentations éthico-juridiques plus tardives.
38 Foi et savoir

POST-SCRIPTUM

Cryptes...

27. [...J La religion? Ici maintenant, à ce jour, si l’on


devait encore en parler, de la religion, peut-être devrait-
on tenter de la penser elle-même ou de s’y consacrer. Sans
doute, mais tenter avant tout de la dire et de se prononcer
à son sujet avec la rigueur requise, c’est-à-dire avec la
retenue, la pudeur, le respect ou la ferveur, en un mot le
scrupule (religio) qu’exige au moins ce qu’est ou prétend
être, en son essence, une religion. Comme son nom l’in
dique. il faudrait donc, déjà, serait-on tenté d’en conclure,
parler de cette essence avec quelque religio-sité. Pour ne
rien y introduire d’étranger, la laissant ainsi être ce qu’elle
est: intacte, sauve, indemne. Indemne dans l’expérience
de l’indemne qu’elle aura voulu être. L’indemne’
, n’est
2
ce pas la chose même de la religion?
Mais non, au contraire. Dira l’autre. On ne parlerait pas

12. Indemnis; qui n’a pas subi de dommage ou de préjudice. dam


num; ce dernier mot aura donné en français «dam» (< au grand
dam ») et provient de dap-no-m. affilié à daps, dapis, à savoir le sacri
fice offert aux dieux en compensation rituelle. On pourrait parler dans
ce dernier cas d’indemnisation et nous nous servirons ici ou là de ce
mot pour désigner à la fois le processus de compensation et la restitu
tion. parfois sacrificielle, qui reconstitue la pureté intacte, l’intégrité
saine et sauve, une propreté et une propriété non lésées. C’est bien ce
que dit en somme le mot « indemne» le pur, le non-contaminé, l’in-
touché, le sacré ou le saint avant toute profanation, toute blessure,
toute offense, toute lésion. Il a souvent été choisi pour traduire heilig
(« sacré, sain et sauf, intact ») chez Heidegger. Comme le mot heilig
sera au centre de ces réflexions, il nous fallait donc éclaircir dès main
tenant l’usage que nous ferons désormais des mots « indemne ».
« indemnité », «indemnisation ». Nous y associerons plus bas, et
régulièrement, les mots « immun », immunité » « immunisation ‘>. et
surtout «auto-immunité ».
Foi et savoir 39
d’elle si on parlait en son nom, si on se contentait de rflé—
chir la religion, spéculairement, religieusement. D’ailleurs,
dirait encore un autre, ou le même, rompre avec elle, fût
ce afin de suspendre un instant l’appartenance religieuse,
n’est-ce pas la ressource même, depuis toujours. de la foi
la plus authentique ou de la sacralité la plus originaire?
Il faudrait en tout cas tenir compte, de façon. si possible.
areligieuse, voire irréligieuse, et de ce que peut être pré
sentement la religion et de ce qui se dit et se jàit, de ce qui
arrive en ce moment même, dans le monde, dans l’his
toire, en son nom. Là où la religion ne peut plus réfléchir
ni parfois assumer ou porter son nom. Et l’on ne devrait
pas dire légèrement, comme en passant. <à ce jour », «en
ce moment même» et «dans le monde », « dans l’his
toire », en oubliant ce qui arrive là, nous revenant ou sur
prenant encore sous le nom de religion, voire au nom de la
religion. Ce qui nous arrive là concerne justement l’expé
rience et l’interprétation radicale de ce que tous ces mots
sont censés vouloir dire: l’unité d’un «monde » et d’un
«être-au-monde >, le concept de monde ou d’histoire dans
sa tradition occidentale (chrétienne ou gréco-chrétienne,
jusqu’à Kant, Hegel, Husserl, Heidegger). et tout aussi
bien du jour et tout aussi bien du présent. (Beaucoup plus
tard, nous devrions en venir à mettre en regard ces deux
motifs, aussi énigmatiques l’un que l’autre: la présence
indemne du présent d’un côté, et le cioire de la croyance
de l’autre; ou encore: le sacro-saint, le sain et sauf d’un
côté, et la foi, la fiabilité ou le crédit de l’autre.) Comme
d’autres naguère, les nouvelles «guerres de religion» se
déchaînent sur la terre humaine (qui n’est pas le monde) et
luttent même aujourd’hui pour contrôler le ciel au doigt
et à l’oeil: système digital et visualisation panoptique vir
tuellement immédiate. <espace aérien », satellites de télé
communication, autoroutes de l’information, concentra
tion des pouvoirs capitalistico-médiatiques, en trois mots
culture digitale, jet et TV sans lesquels il n’est aujourd’hui
40 Foi et sa voir

aucune manifestation religieuse, par exemple aucun voyage


et nulle allocution du pape. aucun rayonnement organisé
des cultes juif. chrétien ou musulman, qu’ils soient ou non
«fondamentalistes » Ce faisant, les guerres de religion
.

13. La place manque pour multiplier à cet égard les images ou les
indices, on pourrait dire les icônes de notre temps : l’organisation. la
conception (forces génératrices, structures et capitaux) comme la
représenta (ion audiovisuelle des phénomènes cultuels ou socioreli
gieux, Dans un « cyberespace» digitalisé, prothèse sur prothèse, un
regard céleste. monstrueu>. bestial ou divin, quelque chose comme un
oeil de CNN veille en permanence: sur Jérusalem et ses trois mono
théismes, sur la multiplicité, la vitesse et l’ampleur sans précédent des
déplacements d’un pape rompu à la rhétorique télévisuelle (dont la
dernière encyclique. Evangeliuin vitae, contre l’avortement et l’eu
thanasie. pour la sacralité ou la sainteté (le la vie saine et sauve —

indemne. heilig, hol’i> pour sa reproduction dans l’amour conjugal


—. —

seule immunité supposée, avec le célibat des prêtres, contre le virus


de l’immuno-déficience humaine (VIH) —, est immédiatement diffu
sée, massivement «marketisée » et disponible en CD-ROM; on
«cédéromise » jusqu’aux signes de la présence dans le mystère eucha
ristique); sur les pèlerinages aéroportés à La Mecque; sur tant de
miracles en direct (des guérisons — healings le plus souvent, c’est-à-
dire des retours à l’indemne, heilig, holv, des indemnisations) suivis
d’annonces publicitaires devant dix mille personnes depuis un plateau
de télévision américaine: sur la diplomatie internationale et télévi
suelle du Dalaï-Lama. etc.
Si remarquablement ajustée à l’échelle et aux évolutions de la
démographie mondiale, si bien accordée aux pouvoirs technoscienti
fiques. économiques et médiatiques de notre temps, la puissance de
témoignage de tous ces phénomènes se trouve ainsi formidablement
intensifiée. en même temps que rassemblée dans l’espace digitalisé,
par l’avion supersonique ou par les antennes audiovisuelles. L’éther
de la religion aura toujours été hospitalier à une certaine virtualité
spectrale. Aujourd’hui, comme la sublimité du ciel étoilé au fond de
nos coeurs, la religion « cédéromanisée >, « cyberespacée », c’est aussi
la relance accélérée et hypercapitalisée des spectres fondateurs. Sur
CD-ROM, trajectoires célestes de satellites, Jet, TV E-mail ou net
works de Internet. Actuellement ou virtuellement universalisable.
ultra-internationalisable. incarnée par de nouvelles « corporations ».
de plus en plus affranchies des pouvoirs étatiques (démocratiques ou
non, peu importe au fond, tout cela est à revoir, comme la « mondia
Foi et Savoir 41
cyberspatialisées ou cyberespacées n’ont d’autre enjeu
que cette détermination du « monde », de 1’« histoire », du
«jour» et du «présent ». L’enjeu peut certes rester impli
cite, insuffisamment thématisé, mal articulé. Il peut aussi.
d autre part les «retoulanl» en dissimuler ou depla.ei
beaucoup d autres C est a dire les inscriie comme c esl
toujours le as avei.. la topique du refoulement dans
d autres iteux ou d autres systemes ce qut ne va jamais
sans symptômes et phantasmes sans specttes phantas
mata) à interroger. Dans les deux cas et selon les deux
logiques, nous devrions à la fois prendre en compte tout
enjeu déclaré dans sa plus grande radicalité et nous
demander ce que peut virtuellement encrypter, jusqu’à sa
racine même, la profondeur de cette radicalité, L’enjeu
déclaré paraît déjà sans limite : qu’est-ce que le «monde »,
le «jour» le «present» (donc toute 1 histotre la terre
1 humanite de 1 homme les droits de I homme les droits
de I homme et de la femme 1 organisation poltttque et
culturelle de la societe la dttference entrc I homme le
dieu et 1 animal la phenomenahte du jom la valeur ou
l’« indemnité» de la vie, le droit à la vie, le traitement
de la mort, etc.)? Qu’est-ce que le présent, c’est-à-dire
qu’est-ce que l’histoire? le temps? l’être? l’être dans
sa propriété (c’est-à-dire indemne, sauve, sacrée, sainte,
heilig. hoR’)? Quoi de la sainteté ou de la sacralité? Est-ce
ou non la même chose? Quoi de la divinité de Dieu?
Combien de sens peut-on donner à iheion? Est-ce une
bonne manière de poser la question?

28. La religion? Article défini au singulier? Peut-être,


peut-être (cela devra rester toujours possible) y a-t-il autre
chose, bien entendu, et d’autres intérêts (économiques,
politico-militaires, etc.) derrière les nouvelles «guerres de

latinité » du droit international dans son état actuel, c’est-à-dire au


seuil d’un processus de transformation accélérée et imprévisible).
42 Foi et savoir

religion ». derrière cc qui se présente sous le nom de reli


gion. par-delà ce qui se défend ou attaque en son nom,
tue, se tue ou s’entretue, et pour cela invoque des enjeux
déclarés, autrement dit nomme l’indemnité en plein jour.
Mais inversement, si ce qui nous arrive ainsi, comme
nous le disions, prend souvent (non pas toujours) les
figures du mal et du pire dans les formes inédites d’une
atroce «guerre des religions ». celle-ci à son tour ne dit
pas toujours son nom. Car il n’est pas sûr qu’à côté ou en
face des crimes les plus spectaculaires et les plus barbares
de certains « intégrismes» (du présent ou du passé).
d’autres forces surarmées ne mènent pas aussi des «guerres
de religion » inavouées. Les guerres ou les « interven
tions » militaires conduites par l’Occident judéo-chrétien
au nom des meilleures causes (du droit international, de la
démocratie, de la souveraineté des peuples. des nations
ou des Etats, voire des impératifs humanitaires) ne sont-
elles pas aussi, par quelque côté, des guerres de religion ?
L’hypothèse ne serait pas nécessairement infamante, ni
même très originale, sauf aux yeux de ceux qui se hâtent
de croire que ces justes causes sont non seulement sécu
laires mais pures de toute religiosité. Pour déterminer
une guerre de religion comme telle, il faudrait être sûr de
pouvoir délimiter le religieux. Il faudrait être sûr de pou
voir distinguer tous les prédicats du religieux (et. nous
le verrons, ce n’est pas facile, il en est au moins de
deux familles, deux souches ou sources qui se croisent, se
greffent, se contaminent sans jamais se confondre; et pour
que les choses ne soient pas trop simples encore, l’une
des deux, c’est justement la pulsion de l’indemne, de ce
qui reste allergique à la contamination, saufpar soi-même,
auto-immunément). Il faudrait dissocier les traits essen
tiels du religieux comme tel de ceux qui fondent par
exemple les concepts de l’éthique. du juridique, du poli
tique ou de l’économique. Or rien n’est plus probléma
tique qu’une telle dissociation. Les concepts fondamen
foi et savoir 43
taux qui nous permettent souvent d’isoler ou de prétendre
isoler le politique, pour nous limiter à cette circonscrip
tion, restent religieux ou en tout cas théologico-poli
tiques. Un seul exemple. Dans une des tentatives les plus
rigoureuses pour isoler en sa pureté la sphère du politique
(notamment pour la séparer de l’économique et du reli
gieux), afin d’identifier le politique et l’ennemi politique
dans les guerres de religion, telles les croisades, Cari
Schmitt devait admettre que les catégories apparemment
le plus purement politiques auxquelles il avait recours
étaient le produit d’une sécularisation ou d’un héritage
théologico-politique. Et quand il dénonçait la «dépoliti
sation » en cours ou le processus de neutralisation du
politique, c’était explicitement par rapport à un droit euro
péen qui restait sans doute à ses yeux indissociable de
«notre » pensée du politique 0• A supposer même qu’on
accepte ces prémisses, les formes inédites des actuelles
guerres de religion pourraient impliquer aussi des contes
tations radicales de notre projet de délimitation du poli
tique. Elles seraient alors une réponse à ce que notre idée
de la démocratie, par exemple, avec tous ses concepts juri
diques, éthiques et politiques associés, celui de l’Etat sou
verain, du sujet-citoyen, de l’espace public et de l’espace
privé, etc., comporte encore de religieux, héritant en vérité
d’une souche religieuse déterminée.
Dès lors, malgré les urgences éthiques et politiques qui
ne laisseraient pas attendre la réponse, on ne tiendra donc
pas une réflexion sur le nom latin de «religion» pour un
exercice d’école, un hors-d’oeuvre philologique ou un luxe
étymologique, bref pour un alibi destiné à suspendre le
jugement ou la décision, au mieux pour une autre epokhè.

14. Sans même parler d’autres difficultés et d’autres objections


possibles à la théorie schmittienne du politique, et donc aussi du reli
gieux. Je me permets de renvoyer ici à Politiques de l’amitié. Paris.
Galilée. 1994.
44 Foi et savoir

29. La religion? Réponse: « La religion, c’est la


réponse.» N’est-ce pas là ce qu’il faudrait peut-être
s’engager à répondre pour commencer? Encore faut-il
bien savoir ce que répondre veut dire. et du même coup
responsabilité. Encore faut-il le bien savoir et y croire.

Point de réponse. en effet, sans principe de responsabilité:


il faut répondre à l’autre, devant l’autre et de soi. Et point
de responsabilité sans foi jurée. sans gage, sans serment.
sans quelque sacramentuni ou jus jurandum. Avant même
d’envisager l’histoire sémantique du témoignage, du ser
ment, de la foi jurée (généalogie et interprétation indis
pensables à qui voudrait penser la religion sous ses formes
propres ou sécularisées), avant même de rappeler que
quelque «je promets la vérité» est toujours à l’oeuvre,
et quelque «je m’y engage devant l’autre dès que je
m’adresse à lui, fût-ce et peut-être surtout pour parjurer »,

il faut prendre acte de ce que déjà nous parlons latin.


Nous le donnons à remarquer pour rappeler que le monde
aujourd’hui parle latin (le plus souvent à travers l’anglo
américain) quand il s’autorise du nom de religion. Pré
supposée à l’origine de toute adresse, venue de l’autre
même à son adresse, la gageure de quelque promesse
assermentée ne peut pas, prenant aussitôt Dieu à témoin,
ne pas avoir déjà, si l’on peut dire, engendré Dieu, quasi
machinalement. A priori inéluctable, une descente de
Dieu ex machina mettrait en scène une machine transcen
dantale de l’adresse. On aurait ainsi commencé par poser.
rétrospectivement, le droit d’aînesse absolu d’un Un qui
n’est pas né. Car en prenant Dieu à témoin, même quand
il n’est pas nommé dans le gage de l’engagement le
plus laïque >, le serment ne peut pas ne pas le produire,
«

invoquer ou convoquer comme déjà là, donc inengendré


et inengendrable. avant l’être même : improductible. Et
absent à sa place. Production et reproduction de l’impro
ductible absent à sa place. Tout commence par la présence
de cette absence-là. Les «morts de Dieu avant le chris
»,
Foi et savoir 45
tianisme, en lui et au-delà de lui, n’en sont que figures et
péripéties. L’inengendrable ainsi ré-engendré, c’est la
place vide. Sans Dieu, point de témoin absolu. Point de
témoin absolu qu’on prenne à témoin dans le témoignage.
Mais avec Dieu, un Dieu présent, l’existence d’un tiers
(terstis, testis) absolu, toute attestation devient superflue,
insignifiante ou secondaire. L’attestation, c’est-à-dire aussi
le testament. Dans l’irrépressible prise à témoin, Dieu res
terait alors un nom du témoin, il serait appelé comme
témoin, ainsi nommé, même si parfois le nommé de ce
nom demeure imprononçable, indéterminable, en somme
innommable dans son nom même; et même s’il doit
demeurer absent, inexistant, et surtout, à tous les sens de
ce mot, improductible. Dieu : le témoin en tant que nom«

mable-innommable ». témoin présent-absent de tout ser


ment ou de tout gage possibles. A supposer. concesso non
dato, que la religion ait le moindre rapport avec ce que
nous nommons ainsi Dieu, elle appartiendrait non seu
lement à l’histoire générale de la nomination mais, plus
strictement ici, sous son nom de religio, à une histoire du
acramentum et du testimonium Elle serait cette histoire
elle se confondrait avec elle. Sur le bateau qui nous
conduisait de Naples à Capri, je me disais que je commen
cerais par rappeler cette sorte d’évidence trop lumineuse,
mais je ne l’ai pas osé. Je me disais aussi à part moi que
l’on s’aveuglerait au phénomène dit de la religion»
«

ou du retour du religieux» aujourd’hui si on continuait


«

d opposer aussi naivement la Raison et la Religion la Cri


tique ou la Science et la Religion, la Modernité techno
scientifique et la Religion. A supposer qu’il s’agisse de
comprendre, comprendra-t-on quelque chose à « ce-qui
se passe aujourd hui dans-le monde-avec-la religion» (et
pourquoi dans le monde ? Qu’est-ce que le monde
« » « »

Qu’est-ce que c’est que cette présupposition? etc.) si on


continue de croire a cette opposition voire a cette incom
patibilité, c’est-à-dire si on reste dans une certaine tradi
46 Foi et savoir

tion des Lumières, l’une seulement des multiples Lumières


des trois siècles derniers (non pas d’une Aufkliirung dont
la force critique est profondément enracinée dans la
Réforme), mais oui, cette lumière des Lumières, celle
qui traverse comme un rayon, un seul, une certaine vigi
lance critique et antireligieuse, anti-judéo-christiano
islamique, une certaine filiation « Voltaire-Feuerbach
Marx-Nietzsche-Freud-(et même) Heidegger »‘? Au-delà
de cette opposition et de son héritage déterminé (d’ailleurs
aussi bien représenté de l’autre côté, du côté de l’autorité
religieuse), peut-être pourrions-nous essayer de «com
prendre» en quoi le développement imperturbable et
interminable de la raison critique et technoscientifique,
loin de s’opposer à la religion, la porte, la supporte et la
suppose. Il faudrait démontrer, ce ne sera pas simple, que
la religion et la raison ont la même source. (Nous asso
cions ici la raison à la philosophie et à la science en tant
que technoscience, en tant qu’histoire critique de la pro
duction du savoir, du savoir comme production, savoir-
faire et intervention à distance, télé-technoscience toujours
performante et performative par essence, etc.) Religion et
raison se développent ensemble, à partir de cette ressource
commune : le gage testimonial de tout performatif, qui
engage à répondre aussi bien devant l’autre que de la per
formativité performante de la technoscience. La même
source unique se divise machinalement, automatiquement,
et s’oppose réactivement à elle-même: d’où les deux
sources en une. Cette réactivité est un processus d’indem
nisation sacrificielle, elle tente de restaurer l’indemne
(heilig) qu’elle menace elle-même. Et c’est aussi la pos
sibilité du deux, du n + 1, la même possibilité que celle du
deus ex machina testimonial. Quant à la réponse, c’est ou
bien ou bien. Ou bien elle s’adresserait à l’autre absolu en
tant que tel, d’une adresse entendue, écoutée, respectée
dans la fidélité et la responsabilité; ou bien elle réplique,
riposte, compense et s’indemnise dans la guerre du ressen
Foi et savoir 47
timent et de la réactivité. Une des deux réponses doit tou
jours pouvoir contaminer l’autre. On ne prouvera jamais
que c’est l’une ou l’autre, jamais dans un acte de jugement
déterminant, théorique ou cognitif. Tel peut être le lieu et
la responsabilité de ce qu’on appelle la croyance, la fiabi
lité ou la fidélité, le fiduciaire, la « fiance» en général,
l’instance de la foi.

30. Mais voilà que déjà nous parlons latin. Pour la ren
contre de Capri, le « thème» que j’avais cru devoir propo
ser, la religion, fut nommé en latin, ne l’oublions jamais.
Or la « question de la religio » ne se confond-elle pas, tout
simplement, si on peut dire, avec la question du latin? Par
où il conviendrait d’entendre, au-delà d’une « question de
langue et de culture », I ‘étrange phénomène de la latinité
et de sa mondialisation. Ne parlons pas ici d’universalité.
voire d’une idée de l’universalité, seulement d’un proces
sus d’universalisation finie mais énigmatique. On l’inter
roge rarement dans sa portée géopolitique et éthico-juri
dique, là où précisément une telle puissance se trouve
relayée, déployée, relancée dans SOfl héritage paradoxal
par l’hégémonie mondiale et encore irrésistible d’une
« langue », c’est-à-dire aussi d’une culture pour une part
non latine, I ‘anglo-américain. Pour tout ce qui touche en
particulier la religion, pour ce qui parle « religion », pour
ce qui tient un discours religieux ou sur la religion, l’an
gb-américain reste latin. Religion circule dans le monde.
on peut le dire, comme un mot anglais qui aurait fait une
station à Rome et un détour par les Etats-Unis. Bien au-
delà de ses figures strictement capitalistiques ou politico
militaires, une appropriation hyper-impérialiste est en cours
depuis des siècles. Elle s’impose de façon particulière
ment sensible dans l’appareil conceptuel du droit inter
national et de la rhétorique politique mondiale. Partout où
ce dispositif domine, il s’articule à un discours sur la reli
gion. Dès lors, on appelle « religions » tranquillement (et
48 Foi et savoir
violemment) aujourd’hui tant de choses qui ont toujours
été et restent étrangères à ce que ce mot nomme et arrai
sonne dans son histoire. La même remarque s’imposerait
pour tant d’autres mots, pour tout le «vocabulaire reli
gieux ». à commencer par « culte », « foi ». « croyance ».
« sacré », « saint », « sauf», « indemne » (heilig, holv, etc.).
Mais, par contagion inéluctable, aucune cellule séman
tique ne peut rester étrangère. je n’ose plus dire « saine et
sauve », «indemne ». dans ce procès apparemment sans
bordure. Mondialatinisation (essentiellement chrétienne,
bien sûr), ce mot nomme un événement unique au regard
duquel un métalangage paraît inaccessible, alors qu’il
reste ici, pourtant, de première nécessité. Car cette mon
dialisation, en même temps que nous ne percevons plus
ses limites, nous la savons finie et seulement projetée. Il
s’agit d’une latinisation et, plutôt que d’une mondialité,
d’une mondialisation essoufflée, si irrécusable et impé
riale qu’elle reste encore. Que penser de cet essouffle
ment’? Qu’un avenir le garde ou lui soit gardé. nous ne
le savons pas et ne pouvons par définition le savoir. Mais
sur le fond de ce non-savoir, cet essoufflement souffle
aujourd’hui l’éther du monde. Certains y respirent mieux
que d’autres, certains y étouffent. La guerre des religions
s’y déploie dans son élément, mais aussi sous une couche
de protection qui menace de crever. La coextensivité
des deux questions (la religion et la latinisation mondiali
sante) donne sa dimension à ce qui ne saurait dès lors
se laisser réduire à une question de langue, de culture.
de sémantique. ni même sans doute d’anthropologie ou
d’histoire. Et si religio restait intraduisible? Point de
religio sans sacramentum. sans alliance et promesse
de témoigner en vérité de la vérité, c’est-à-dire de la dire,
la vérité: c’est-à-dire, pour commencer, pas de religion
sans promesse de tenir la promesse de dire la vérité en
promettant de la dire, de tenir la promesse de dire la vérité
— de l’avoir déjà dite — dans l’acte même de la promesse.
Foi et savoir 49
De l’avoir déjà dite, la veritas, en latin, et donc de se la
tenir pour dite. L’événement à venir a déjà eu lieu. La pro
messe se promet. elle s’est déjà promise, voilà la foi jurée.
et donc la réponse. La religio commencerait là.

31. Et si religio restait intraduisible? Et si cette ques


flou, et u fortiori la réponse qu’elle appelle, nous inscri
vait déjà dans un idiome dont la traduction reste pro
blématique? Qu’est-ce que répondre’? C’est jurer la —

foi : resjiondere. anti’orten, answer. swear (swaran) : « en


face de got .swaran [qui a donné schw5ren beschw5ren,
« jurer >, « conjurer », « adjurer », etc.], “jurer, prononcer
des paroles solennelles”: c’est presque littéralement
re—spondere
« Presque littéralement... » dit-il. Comme toujours, le
recours au savoir est la tentation même. Savoir est la
tentation mais en un sens un peu plus singulier qu’on ne
le croit en se référant habituellement (habituellement, du
moins) au Malin ou à quelque péché originel. La tentation
de savoir, la tentation du savoir, c’est croire savoir non
seulement ce qu’on sait (ce qui ne serait pas trop grave),
mais ce qu’est le savoir, et qu’il s’est affranchi, structurel
lement, du croire ou de la foi du fiduciaire ou de la fia

bilité. La tentation de croire au savoir, ici par exemple à


la précieuse autorité de Benveniste, ne saurait aller sans
quelque crainte et quelque tremblement. Devant quoi?
Devant une science reconnue, sans doute, et légitime et
respectable, mais aussi devant la fermeté avec laquelle.
s’autorisant sans trembler, lui, de cette autorité, Benve
niste (par exemple) avance le couteau tranchant de la
distinction assurée. Par exemple entre le sens propre et
son autre, le sens littéral et son autre, comme si justement
cela même dont il est ici question (par exemple la réponse,

15. É. Benveniste, Le 1,nuhuluire op. di., p. 215. article La


libation, I : Spol?SiO
‘.
50 Foi et savoir

la responsabilité ou la religion, etc.) ne naissait pas, de


façon quasiment automatique, machinale ou mécanique,
de l’hésitation, de l’indécision et des marges entre les
deux termes ainsi assurés. Scrupule, hésitation, indécision,
retenue (donc pudeur, respect, halte devant ce qui doit
rester sacré, saint ou sauf: indemne, immun), c’est aussi
ce que veut dire religio. C’est même le sens que Ben
veniste croit devoir retenir par référence aux « emplois
propres et constants» du mot à l’époque classiqu& .
6
Citons néanmoins cette page de Benveniste en y souli
gnant les mots « propre », «littéralement », un «presque
littéralement » qui laisse rêveur, et enfin ce qui dit le «dis
paru » et l’< essentiel » qui «reste ». Les lieux où nous
soulignons situent à nos yeux les abîmes au-dessus des
quels un grand savant s’avance d’un pas tranquille,
comme s’il savait de quoi il parle, mais aussi en avouant
qu’il n’en sait au fond pas grand-chose. Et cela se passe,
nous le voyons bien, dans la dérivation énigmatique
du latin, dans la «préhistoire du grec et du latin ». Cela
passe dans ce qu’on ne sait plus isoler comme un voca
bulaire religieux, à savoir dans le rapport du droit à la reli
gion, dans l’expérience de la promesse ou de l’offrande
indemnisante, d’une parole engageant un futur au présent
mais au sujet d’un événement passé: « Je te promets que
c’est arrivé. » Qu’est-ce qui est arrivé? Qui en l’occur
rence? Un fils, le tien. Comme un exemple est beau.
Toute la religion:

16. Ibid., p. 269-270. Par exemple: « De là vient l’expression reli


gio est, “avoir scrupule” [..j. L’usage est constant à l’époque clas
sique. I...] Au total la religio est une hésitation qui retient, un scru
pule qui empêche, et non un sentiment qui dirige une action, ou qui
incite à pratiquer le culte. Il nous semble que ce sens, démontré par
l’usage ancien sans la moindre ambiguïté, impose une seule interpré
tation pour religio: celle que donne Cicéron en rattachant religio à
legere.»
Foi et savoir 51
Avec spondeo, il faut considérer ce ,spondco. Le sens propre
de respondeo et la relation avec spondeo ressortent littérale-
ment d’un dialogue chez Plaute ((‘aptiui, 899). Le parasite
Ergasile apporte à l-légion une bonne nouvelle: son fils, dis
paru depuis longtemps, va rentrer. [légion promet à Ergasile
de le nourrir tous les jours, s’il dit vrai. Et celui-ci s’engage
Û son tour

898 1... sponden tu istud 7 Spondeo.


899 At ego tuum tihi aduenisse filium respondeo.

« Est—ce plvmi.s ? C’est promis. Et moi e te pro


mets de mon côté que ton fils est arrivé » (trad. Ernout).
Ce dialogue est construit sur une formule juridique
une sponsio de l’un, une re-sponsio de l’autre, formes d’une
sécurité désormais réciproque : «je te garantis, en retour, que
ton fils est bien arrivé ».
De cette garantie échangée (cf. notre expression
répondre de...) naît le sens déjà bien établi en latin de
« répondre ». Respondeo, responsun?. se dit des interprètes
des dieux, des prêtres, notamment des haruspices, donnant
en retour de l’offrande la promesse, en retour du cadeau la
sécurité; c’est la «réponse» d’un oracle, d’un prêtre. Ceci
explique une acception juridique du verbe : respondere de
iure « donner une consultation (le droit ». Le juriste, avec sa
compétence, garantit la valeur de l’avis qu’il donne.
Relevons une expression symétrique en germanique
vieil angl. and-swaru «réponse » (angl. answer « répondre »),
en face de got .,swaran «jurer, prononcer des paroles solen
nelles » : c’est pre.s que littéralement respondere.
C’est ainsi qu’on peut préciser, dans la préhistoire
du grec et du latin, la signification d’un terme hautement
important du vocabulaire religieu.s, et la valeur qui est dévo
lue à la racine 5.spe!ui vis à-vis des autres verbes indiquant
en général l’offrande.
En latin, une partie importante de la signification
primitive a disparu, mais il reste l’essentiel et c’est ce qui
d’une part détermine la notion juridique de la spon,sio, de
l’autre la liaison avec le concept grec de spondé

17. Ibid., p. 214-215. Seuls les mots étrangers et l’expression


«répondre de» sont soulignés par Benvenisie.
52 Foi et savoir
32. Mais la religion ne suit pas plus nécessairement le
mouvement de la foi que celle-ci ne se précipite vers
la foi en Dieu. Car si le concept de «religion» implique
une institution séparable, identifiable, circonscriptible,
liée dans sa lettre au jus romain, son rapport essentiel et à
la foi et à Dieu ne va pas de soi. Or quand nous parlons,
nous Européens, si communément et si confusément
aujourd’hui d’un «retour du religieux », que nommons-
nous? A quoi nous référons-nous? Le «religieux », la
religiosité, qu’on associe vaguement à l’expérience de
la sacralité du divin, du saint, du sauf ou de l’indemne
(heilig, holy), est-ce la religion? En quoi et dans quelle
mesure une « foi jurée », une croyance s’y trouve-t-elle
engagée’? Inversement, toute foi jurée, une fiabilité, la
fiance ou la confiance en général ne s’inscrivent pas néces
sairement dans une «religion », même si celle-ci croise en
elle deux expériences qu’on tient en général pour égale
ment religieuses:
I) l’expérience de la croyance, d’une part (le croire ou
le crédit, le fiduciaire ou le fiable dans l’acte de foi,
la fidélité, l’appel à la confiance aveugle, le testimonial
toujours au-delà de la preuve, de la raison démonstrative,
de l’intuition), et
2) l’expérience de l’indemne, de la sacralité ou de la
sainteté d’autre part?
On doit peut-être distinguer ici entre ces deux veines (on
pourrait dire aussi deux souches ou deux sources) du
religieux. On peut sans doute les associer et analyser
certaines de leurs co-implications éventuelles, mais on ne
devrait jamais confondre ou réduire l’une à l’autre comme
on le fait presque toujours. Il est en principe possible de
sanctifier, de sacraliser l’indemne ou de se tenir en présence
du sacro-saint de multiples manières sans mettre en oeuvre
un acte de croyance, si du moins croyance, foi ou fidélité
signifie ici l’acquiescement au témoignage de l’autre du —

tout autre inaccessible en sa source absolue. Et là où tout


Foi et savoir 53
autre est tout autre. Inversement, s’il porte au-delà de la
présence de ce qui se donnerait à voir, toucher, prouver,
cet acquiescement de la fiance n’est pas nécessairement et
de lui-même sacralisant. (Il faudrait prendre en compte et
interroger d’une part, nous le ferons ailleurs, la distinction
proposée par Levinas entre le sacré et le saint; et d’autre
part la nécessité pour ces deux sources hétérogènes de la
religion de mêler leurs eaux, si l’on peut dire, sans jamais
pour autant, nous semble-t-il, revenir simplement au
même.)

33. Nous nous étions donc réunis à Capri, nous « Euro


péens », assignés à des langues (italien, espagnol, alle
mand, français) dans lesquelles le même mot, religion,
devait vouloir dire, voulions-nous croire, la même chose.
Quant à la fiabilité de ce mot, nous partageons en somme
notre présomption avec Benveniste. Celui-ci semble en
effet se croire en mesure de reconnaître et d’isoler, dans
l’article sur sponsio que nous évoquions à l’instant, ce
qu’il appelle le «vocabulaire religieux ». Or tout reste
problématique à cet égard. Comment articuler et faire
coopérer les discours, disons plutôt, comme on avait rai
son de le préciser naguère, les «pratiques discursives»
qui tentent de se mesurer à la question «Qu’est-ce que la
religion? ».
«Qu’est-ce que... ? », c’est-à-dire, d’une part, qu’est
elle dans son essence? Et d’autre part, qu’est-elle (indica
tif présent) à présent? Que fait-elle, que fait-on d’elle pré
sentement, aujourd’hui, aujourd’hui dans le monde?
Autant de façons d’insinuer, à chacun de ces mots être,—

essence, présent, monde , une réponse dans la question.


Autant de façons d’imposer la réponse. De la pré-imposer
ou de la prescrire comme religion. Car voilà peut-être une
pré-définition: si peu qu’on sache de la religion, on sait
au moins qu’elle est toujours la réponse et la responsabi
lité prescrite, elle ne se choisit pas librement, en un acte
54 Foi et sai’oir

de pure et abstraite volonté autonomique. Elle implique


sans doute liberté, volonté et responsabilité, mais, tentons
de penser cela, volonté et liberté saii,s autonomie. Qu’il
s’agisse de sacralité. de sacrificialité ou de foi, l’autre fait
la loi, autre est la loi, et se rendre à l’autre. A tout autre et
au tout autre.
Lesdites « pratiques discursives » répondraient à plu
sieurs types de programme
1) S’assurer d’une pro\’eance par les étymologies.
La meilleure illustration en serait donnée par le différend
au sujet des deux sources étymologiques possibles du
mot reliç’io : a) reIcere, de Iegcre (< cueillir, rassem
bler ») : tradition cicéronienne qui se poursuit jusqu’à
W, Otto, J.-B. Hofmann, Benveniste; b) religare, de ligare
(< lier, relier »). Cette tradition irait de Lactance et Tertul
lien à Kobbert, Ernout-Meillet, Pauly-Wissowa. Outre que
l’étymologie ne fait jamais la loi et ne donne à penser qu’à
la condition de se laisser penser elle-même, nous essaie
rons plus loin de définir l’implication ou la charge com
mune aux deux souree de sens ainsi distinguées. Au-delà
d’une simple synonymie. les deux sources sémantiques se
croisent peut-être. Elles se répéteraient même non loin
de ce qui serait en vérité l’origine de la répétition, c’est-à-
dire aussi la division du même.
2) La recherche des filiations ou des généalogies histo
rico-sémantiques déterminerait un champ immense, celui
dans lequel le sens du mot est mis à l’épreuve des muta
tions historiques et des structures institutionnelles : his
toire et anthropologie des religions, aussi bien dans
le style de Nietzsche, par exemple. que dans celui de Ben
veniste quand il tient les « institutions indo-européennes
pour des «témoins » de l’histoire du sens ou d’une étymo
logie qui à elle seule pourtant ne prouve rien quant à

l’usage effectif d’un mot,


3) D’abord soucieuse des effets pragmatiques et fonc
tionnels, une analyse alors plus structurale, plus politique
Foi ci savoir 55
aussi, n’hésiterait pas à analyser des usages ou des mises
en oeuvre du lexique. là où. devant des régularités nou
velles, des récurrences inédites, des contextes sans précé
dent, le discours affranchit mots et significations (le toute
mémoire archaïque ou de toute origine supposée.
Ces trois partis pris semblent, de points de vue divers,
légitiiiies. Mais même s’ils répondent. comme je le crois,
à des impératifs irrécusables, mon hypothèse provisoire
(je l’avance avec d’autant plus de prudence et de timidité
que je ne puis la justifier suffisamment en si peu de place
et si peu de temps), c’est que, ici, à Capri, le dernier type
devrait dominer, Il ne saurait exclure les autres: cela
conduirait à trop d’absurdités : mais il devrait privilégier
les signes (le CC qui dans le monde, aujourd’hui, singula
rise l’usage du mol «religion» et l’expérience de ce
qu’on rapporte à ce mot, la « religion », là où aucune
mémoire et aucune histoire ne pouvaient suffire à l’annon
cer ou à lui ressembler, du moins au premier abord. Il
m’aura donc fallu inventer une opération, une machine
discursive, si l’on veut, dont l’économie non seulement
l’asse droit, dans un espace-temps assigné. à ces trois
requêtes, à chacun (les impératifs que nous ressentons, du
moins, comme irrécusables, mais qui en ordonne aussi la
hiérarchie et les urgences. A une certaine vitesse, à un
rythme donné dans des limites étroites.

34. Étymologies, filiations, généalogies pragmatiques.


Nous ne poun’ons consacrer ici toutes les analyses néces
saires à des distinctions indispensables mais rarement
respectées ou pratiquées. Elles sont en grand nombre (reli
gion/foi. croyance: religion/piété: religion/culte : reli
gion/théologie: religion/théiologie: religion/ontothéo
logie : ou encore religieux /divin mortel ou immortel

religieux I sacré-sauf-saint-indemne-immun heilig, holy).


Mais parmi elles, avant ou après elles, nous mettrons


à l’épreuve le privilège quasi transcendantal que nous
56 Foi et savoir

croyons devoir accorder à la distinction entre, d’une part,


l’expérience de la croyance (fiance, fiabilité, confiance,
foi, le crédit accordé à la bonne foi du tout autre dans
l’expérience du témoignage) et, d’autre part, l’expérience
de la sacralité, voire de la sainteté, de l’indemne sain et
sauf (heilig, holy). Ce sont là deux sources ou deux foyers
distincts. La «religion» figure leur ellipse à la fois parce
qu’elle comprend les deux foyers mais aussi parfois en
tait, de façon justement secrète et réticente, l’irréductible
dualité.
En tout cas, l’histoire du mot « religion» devrait en
principe interdire à tout non-chrétien de nommer «reli
gion », pour s’y reconnaître, ce que «nous» désignerions,
identifierions et isolerions ainsi, Pourquoi préciser ici
« non-chrétien»? Autrement dit, pourquoi le concept de
religion serait-il seulement chrétien? Pourquoi, de toute
façon, la question mérite-t-elle d’être posée et l’hypothèse
d’être prise au sérieux? Benveniste le rappelle aussi, il n’y
a pas de terme indo-européen « commun» pour ce que
nous appelons « religion >. Les Indo-Européens ne conce
vaient pas «comme une institution séparée» ce que Ben
veniste, appelle, lui, « cette réalité omniprésente qu’est la
religion ». Aujourd’hui encore, partout où une telle « insti
tution séparée » n’est pas reconnue, le mot « religion» est
inadéquat. 11 n’y a donc pas toujours eu, il n’y a pas tou
jours et partout, il n’y aura donc pas toujours et partout
(< chez les hommes» ou ailleurs) quelque chose, une
chose une et identifiable, identique à elle-même que, reli
gieux ou irréligieux, tous s’accorderaient à nommer « reli
gion ». Et pourtant, se dit-on, il faut bien répondre. A
l’intérieur de la souche latine, l’origine de religio fut le
thème de contestations en vérité interminables. Entre deux
lectures ou deux leçons, donc deux provenances: d’une
part, textes de Cicéron à l’appui, relegere, filiation séman
tique et formelle avérée, semble-t-il : recueillir pour reve
nir et recommencer, d’où religio, l’attention scrupuleuse,
Foi et savoir 57
le respect, la patience, voire la pudeur ou la piété et —

d’autre part (Lactance et Tertullien) religare, étymologie


« inventée par les chrétiens >, dit Benveniste et liant la

18. Ibid., p. 265 sq. Le vocabulaire indo-européen ne dispose d’au


cun «terme commun» pour «religion » et il est dans «la nature
même de cette notion de ne pas se prêter à une appellation unique et
constante ». Corrélativement, nous aurions quelque mal à rencontrer,
comme tel, ce que nous serions rétrospectivement tentés d’identifier
sous ce nom, à savoir une réalité institutionnelle ressemblant à ce que
nous appelons « religion ». Nous aurions quelque mal en tout cas à
trouver quelque chose de tel sous la forme d’une entité sociale sépa
rable. De surcroît, quand Benveniste propose d’étudier seulement
deux termes, grec et latin, qui, dit-il, « peuvent passer pour des équi
valent,s de “religion” », nous devons souligner à notre tour deux traits
significatifs, deux paradoxes aussi, voire deux scandales logiques:
I) Benveniste présuppose donc un sens assuré du mot « religion »,
puisqu’il s’autorise à en identifier des «équivalents ». Or, me semble-
t il, à aucun moment il ne thématise ni ne problématise cette pré-
compréhension ou cette présupposition. Rien ne permet même d’auto
riser l’hypothèse qu’à ses yeux le sens « chrétien » fournit ici la
référence conductrice, puisque, il le dit lui-même, « l’interprétation
par religare (“lien, obligation”), ... J inventée par les chrétiens [est]
fausse historiquement ».
2) D’autre part, quand, après le mot grec thrsketa (« culte et piété,
observance des rites », et beaucoup plus tard « religion »), Benveniste
retient c’est l’autre terme de la paire— le mot de religio, c’est seule

ment à titre d’« équivalent » (ce qui ne saurait dire identique) à «reli
gion ». Nous nous trouvons devant la situation paradoxale que décrit
fort bien, à une page d’intervalle, le double et déroutant usage que
Benveniste, délibérément ou non, fait du mot « équivalent » que
nous soulignerons donc
a) « Nous retiendrons seulement deux termes lthreskefa et religio I
qui, l’un en grec et l’autre en latin, peuvent passer pour des équiva
lents de “religion” » (p. 266). Voilà donc deux mots qui peuvent pas
ser, en somme, pour les équivalents de l’un d’eux! qui lui-même, à la
page suivante, est dit n’avoir aucun équivalent au monde, ou du moins
dans « les langues occidentales », en quoi il serait « infiniment plus
important à tous égards »!
b) « Nous en venons maintenant au deuxième terme, infiniment
plus important à tous égards: c’est le latin religio, qui demeure, dans
toutes les langues occidentales, le mot unique et constant, celui pour
58 Foi et savoir
religion au lien, précisément, à l’obligation, au ligament,
donc au devoir et donc à la dette, etc., entre hommes ou
entre l’homme et Dieu. Il s’agit encore, en un tout autre
lieu, sur un tout autre thème, d’une division de la souice et
du sens (et nous n’en avons pas fini avec cette dualisa
tion). Ce débat sur les deux sources étymologiques mais
aussi «religieuses » du mot religie est sans doute passion
nant (il tient à la Passion même, dès lors que l’une des
deux sources disputées serait chrétienne). Mais quel qu’en
soit l’intérêt ou la nécessité, un tel différend est pour nous
d’une portée limitée. En premier lieu parce que rien ne se
règle à la source, nous le suggérions à l’instant
<. Puis les
1
deux étymologies concurrentes se laissent reconduire au
même, et d’une certaine manière à la possibilité de la
répétition, qui produit autant qu’elle confirme le même.
Dans les deux cas (re-legere ou re-ligare), il y va bien
d’une liaison insistante qui se lie d’abord à elle-même. Il y
va bien d’un rassemblement, d’un ré-assemblement, d’une
ré-collection. D’une résistance ou d’une réaction à la
disjonction. A l’altérité ab-solue. <RecoIIecter », c’est
d’ailleurs la traduction proposée par Benveniste
°, qui
2
l’explicite ainsi: «reprendre pour un nouveau choix, reve
nir sur une démarche antérieure ». d’où le sens de «scru

lequel aucun équivalent ou substitut n’a Jamais pu s’imposer’> (p. 267


je souligne, J. D.. C’est un «sens propre » (attesté par Cicéron). ce
sont des emplois propres et constants» (p. 269, 272) que Benveniste
entend identifier pour ce mot qui est en somme un équivalent (panai
d’autres, mais sans équivalent!) pour ce qui ne peut être désigné en
somme que par lui-même, à savoir par un équivalent sans équivalent.
Au fond, n’est-ce pas la moins mauvaise définition de la religion?
En tout cas, ce que désigne l’inconséquence logique ou formelle de
Benveniste en ce point, c’est peut-être la réflexion la plus fidèle. voire
le symptôme le plus théâtral de ce qui s’est passé en fait dans l’ hs
loire de l’humanité ». et que nous appelons Ici la »mondialatinisa
tion u de la « religion ».
19. yoir 33, 1 et 2, p. 47-4f.
20. E. Benveniste, Le Vocabulaire..., op. (Il., p. 271.
Foi et savoir 59
pule », mais aussi de choix, de lecture et d’élection, d’in
telligence, la sélectivité n’allant jamais sans lien de col
lectivité et récollection. Finalement, c’est dans le lien à
soi, marqué par l’énigmatique « re- qu’il faudrait peut-
».

être tenter de ressaisir le passage entre ces différentes


significations (re—legere. re—liua,’e. re—spondeo. dont Ben—
veniste analyse ce qu’il appelle aussi, d’ailleurs, la «rela
tion » avec spondeo). Toutes les catégories dont nous
pourrions nous servir pour traduire le sens commun de ce
« re-» seraient inadéquates, et d’abord parce qu’elles ré
introduiraient ce qui reste à définir comme déjà défini
dans la définition. Par exemple en faisant semblant de
savoir quel est le « sens propre », comme dit Benveniste, de
tels mots : répétition. reprise, recommencement, réflexion,
réélection, récollection bref religion, «scrupule ». réponse

et responsabilité.
Quelque parti qu’on prenne dans ce débat, c’est à
l’ellipse de ce double foyer latin qu’on renvoie toute
la problématique moderne (géo-théologico-politique) du
« retour du religieux », Quiconque ne reconnaîtrait ni la
légitimité de ce double ftyer ni la prévalence chrétienne
qui s’est imposée mondialement à l’intérieur de ladite lati
nité devrait refuser les prémisses même d’un tel débat 2),
Et du même coup tenter de penser une situation dans
laquelle, comme ce fut un jour le cas, il n’existera peut-
être plus. comme il n’existait encore pas de «terme indo
européen commun pour “religion”
22 ».

35. Or il faut bien répondre. Et sans attendre. Sans trop


attendre. Au commencement, Maurizio Ferraris au Luté-

21. Ce qu’aurait sans doute lait Heidegger. dès lors qu’à ses yeux le
prétendu retour du religieus u ne serait que l’insistance d’une déter
mination romaine de la religion u. Celle—ci irait de pair avec un droit
et un concept dominants de l’Etat, eux-mêmes inséparables de I’» âge
des machines». (Voir supra IX, note 5, p, 25.)
22. E. Benveniste, Le t cabulaire..., op. cit., p. 265.
60 Foi et savoir
tia. «Il faut, me dit-il, il nous faut un thème pour cette
rencontre de Capri.» Je souffle, sans souffler, presque
sans hésiter, machinalement: «La religion.» Pourquoi?
D’où cela m’est-il venu, et oui, machinalement? Le thème
une fois retenu, les discussions s’improvisèrent entre

deux promenades en pleine nuit vers le Faraglione qu’on


voit au large, entre le Vésuve et Capri. (Jensen le nomme,
le Faraglione, et Gradiva revint peut-être, le spectre de
lumière, l’ombre sans ombre de midi, das Mittagsge
spenst, plus belle que tous les grands fantômes de l’île,
mieux qu’eux «habituée », comme elle le dit, «à être
morte », et depuis longtemps.) Il me faudrait donc après
coup justifier une réponse à la question: pourquoi ai-je
nommé d’un seul coup, machinalement, «la religion»?
Et cette justification serait alors, aujourd’hui, ma réponse
à la question de la religion. De la religion aujourd’hui.
Car, bien entendu, c’eût été la folie même, je n’aurais
jamais proposé de traiter de la religion elle-même, en
général ou dans son essence, seulement d’une question
inquiète, d’un souci partagé: «Que se passe-t-il aujour
d’hui, avec elle, avec ce qu’on appelle ainsi? Qu’est-ce
qui va là? Qui va là et si mal? Qui va là portant ce vieux
nom? Qu’est-ce qui au monde tout à coup survient ou
revient sous cette appellation ? » Bien entendu, cette forme
de question ne peut pas se séparer de la fondamentale (sur
l’essence, le concept et l’histoire de la religion elle-même,
et de ce qu’on appelle «religion »). Mais son abord,
d’abord, aurait dû, selon moi, être plus direct, global, mas
sif et immédiat, spontané, sans défense, presque dans
le style d’un philosophe obligé d’envoyer un bref commu
niqué de presse. La réponse que j’ai donnée presque sans
hésiter à Ferraris avait dû revenir à moi de très loin, réson
nant depuis une caverne d’alchimiste, au fond de laquelle
le mot fut un précipité. «Religion », vocable dicté par on
ne sait quoi ou qui : par tout le monde peut-être, par la
lecture du journal télévisé sur une chaîne internationale,
Foi et savoir 61
par le tout du monde tel qu’on croit le voir, par l’état du
monde, par le tout de ce qui est comme il va (Dieu, son
synonyme en somme, OU l’Histoire comme telle, etc.).
Aujourd’hui de nouveau, aujourd’hui enfin, aujourd’hui
autrement, la grande question, ce serait encore la religion,
et ce que certains se hâteraient d’appeler son «retour ». A
dire les choses ainsi, et pour croire savoir de quoi l’on
parle, on commencerait par ne plus rien comprendre:
comme si la religion, la question de la religion était ce qui
arrive à revenir, ce qui tout à coup viendrait surprendre
ce qu’on croit connaître, l’homme, la terre, le monde,
l’histoire, tombant ainsi sous la rubrique de l’anthropolo
gie, de l’histoire ou de toute autre forme de science
humaine ou de philosophie, voire de «philosophie de la
religion ». Première erreur à éviter. Elle est typique et on
pourrait en multiplier les exemples. S’il y a une question
de la religion, elle ne doit plus être une <question-de-la
religion ». Ni simplement une réponse à cette question.
Nous verrons pourquoi et en quoi la question de la reli
gion est d’abord la question de la question. De l’origine
et des bordures de la question comme de la réponse. On

perd donc de vue «la chose » dès qu’on croit s’en empa
rer sous le titre d’une discipline, d’un savoir ou d’une
philosophie. Or, malgré l’impossibilité de la tâche, une
demande nous est adressée: il faudrait le tenir, le faire ou
le laisser «tenir », ce discours, en quelques traits, en un
nombre limité de mots. Economie de la commande édito
riale. Mais pourquoi. toujours la question du nombre.
y eut-il dix commandements, ensuite multipliés par tant
et tant? Où serait ici la juste ellipse qu’on nous enjoint
de dire en la taisant? Où la réticence? Et si l’ellipse, si
la figure silencieuse et le « se taire » de la réticence, c’était
justement, nous y viendrons plus tard, la religion? On
nous demande, au nom de plusieurs éditeurs européens
rassemblés, de nous prononcer en quelques pages sur la
religion, et cela aujourd’hui ne paraît pas monstrueux,
62 Foi et savoir

là où un traité sérieux de la religion exigerait l’édification


de nouvelles Bibliothèques de France et de l’univers,
même si, à ne rien croire penser de nouveau, on se
contentait de se rappeler, d’archiver, de classer, de prendre
acte pour mémoire de ce que l’on croit savoir.
Foi et savoir: entre croire savoir et savoir croire, l’alter
native n’est pas un jeu. Choisissons donc, me suis-je dit,
une forme quasi aphoristique comme on choisit une
machine, la moins mauvaise machine à traiter de la reli
gion en un certain nombre de pages: 25 ou un peu plus,
nous donnait-on; et, disons, arbitrairement, pour dé-chif
frer ou anagrammatiser le 25, 52 séquences très inégales,
autant de cryptes dispersées dans un champ non identifié,
un champ néanmoins qu’on approche déjà, soit comme un
désert dont on ne sait pas s’il est stérile ou non, ou comme
un champ de ruines et de mines et de puits et de caveaux
et de cénotaphes et de semences éparses; mais un champ
non identifié, pas même comme un monde (l’histoire
chrétienne de ce mot, le «monde », nous met sur nos
gardes, déjà; le monde, ce n’est ni l’univers, ni le cosmos,
ni la terre).

36. Au commencement, le titre aura été mon premier


aphorisme. Il contracte deux titres de la tradition, il passe
avec eux un contrat. Nous sommes engagés à les défor
mer, à les entraîner ailleurs en développant, sinon leur
négatif ou leur inconscient, du moins la logique de ce
qu’ils pourraient laisser dire dc la religion à l’insu de leur
vouloir-dire. A Capri, au début de la séance, en impro
visant, j’avais parlé de la lumière et du nom de l’île (de la
nécessité de dater, c’est-à-dire de signer une rencontre
finie dans son temps et dans son espace, depuis la singula
rité d’un lieu, d’un lieu latin: Capri, ce n’est pas Délos, ni
Patmos — ni Athènes, ni Jérusalem, ni Rome). J’avais
insisté sur la lumière, le rapport de toute religion au feu et
à la lumière. li y a la lumière de la révélation et la lumière
Foi et ‘avoir 63
des Lumières. Lumière, phôs, révélation, orient et origine
de nos religions, instantané photographique. Question,
demande : en vue des Lumières d’aujourd’hui et de demain,
à la lumière d’autres Lumières (Aufidiirung, illuminismo,
enliçhtenment), comment penser la religion au jour d’au
jourd’hui sans rompre la tradition philosophique? Dans
notre «modernité », ladite tradition se marque de façon
exemplaire, on devra montrer pourquoi, dans des titres
foncièrement latins qui nomment la religion. D’abord
dans un livre de Kant, à l’époque et dans l’esprit de
l’Aufldàrung, sinon des Lumières: La Religion dans les
limites de la simple raison (1793) fut aussi un livre sur le
mal radical (quoi de la raison et du mal radical aujour
d’hui’? et si le « retour du religieux» n’était pas sans
rapport avec le retour moderne ou postmoderne, pour

une fois de certains phénomènes au moins du mal radi


cal’? est-ce que le mal radical détruit ou institue la possibi
lité de la religion ?). Puis le livre de Bergson, ce grand
judéo-chrétien, Les Deux Sources de la morale et de la
religion (1932), entre les deux guerres mondiales et à
la veille d’événements dont on sait qu’on ne sait pas
encore les penser, et auxquels aucune religion, aucune
institution religieuse au monde ne fut étrangère ou ne sur
vécut indemne, immune, saine et sauve. Dans les deux
cas, ne s’agissait-il pas, comme aujourd’hui, de penser la
religion, la possibilité de la religion, et donc de son retour
interminablement inéluctable’?

37. « Penser la religion? » dites-vous. Comme si un


tel projet ne dissolvait pas d’avance la question même. Si
on tient que la religion est proprement pensable, et même
si penser ce n’est ni voir, ni savoir, ni concevoir, alors on
la tient d’avance en respect et l’affaire est, à plus ou moins
brève échéance, jugée. Déjà en parlant de ces notes
comme d’une machine, j’ai été ressaisi par un désir d’éco
nomie: désir d’attirer, pour faire vite, la fameuse conclu-
64 Foi et Savoir

sion des Deux Sources.., vers un autre lieu, un autre


discours, une autre mise argumentative. Celle-ci pourrait
toujours être, je ne l’exclus pas. une traduction détournée,
une formalisation un peu libre. On se rappelle ces derniers
mots: <1. j l’effort nécessaire pour que s’accomplisse,
. .

jusque sur notre planète réfractaire, la fonction essen


tielle de l’univers, qui est une machine à faire des
dieux. » Que se passerait-il si on faisait dire à Bergson
tout autre chose que ce qu’il a cru vouloir dire mais s’est
peut-être secrètement laissé dicter’? Que se passerait-il s’il
avait, comme malgré lui, laissé une place ou un passage à
une sorte de rétractation symptomatique, selon le mouve
ment même de l’hésitation, de l’indécision et du scrupule,
du retour en arrière (retractare. dit Cicéron pour définir
l’acte ou l’être religiosus) en quoi consiste peut-être la
double source la double souche ou la double racine de

la religio’? On donnerait peut-être alors à telle hypothèse


une forme deux fois mécanique. «Mécanique» s’enten
drait ici en un sens en quelque sorte «mystique ». Mys
tique ou secret parce que contradictoire et déroutant, à la
fois inaccessible, dépaysant et familier, unheimlich.
uncamiv, dans la mesure même où cette machinalité, cette
automatisation inéluctable produit et re-produit ce qui à la
fois arrache et rattache à la famille (heimisch, homelv).
au familier, au domestique, au propre, à l’oikos de l’éco
logique et de l’économique, à l’éthos, au lieu du séjour.
Cette automaticité quasi spontanée, ilTéfléchie comme un
réflexe, répète encore et encore le double mouvement
d’abstraction et d’attraction qui à la fois arrache et
rattache au pays, à l’idiome, au littéral ou à tout ce qu’on
rassemble confusément aujourd’hui sous le terme de
l’« identitaire » : en deux mots ce qui à la fois ex-proprie
et ré-approprie, dé-racine et ré-enracine, ex-approprie
selon une logique que nous devrons formaliser plus tard,
celle d auto-indemnisation auto-immune.

Avant de parler si tranquillement du «retour du reli


Foi et savo 65

gieux» aujourd’hui, il faut en effet expliquer deux choses


en une. Il s’agit chaque fois de machine, de télé-machine:
I) Ledit «retour du religieux ». à savoir le déferlement
d’un phénomène complexe et surdéterminé n’est pas
un simple retour, car sa mondialité et ses figures (télé
techno-média-scientifiques. capitalistiques et politico-éco
nomiques) restent originales et sans précédent. Et ce n’est
pas un retour simple du religieux, car il comporte, comme
l’une de ses deux tendances, une destruction radicale du
religieux (stricto sensu, le romain et l’étatique, comme
tout ce qui incarne le politique ou le droit européens aux
quels font en somme la guerre tous les «fondamen
talismes» ou «intégrismes » non chrétiens, bien sûr, mais
aussi bien certaines formes orthodoxes, protestantes ou
même catholiques). Il faut bien dire aussi que, en face
d’eux, une autre affirmation autodestructrice, j’oserai dire
auto-immune, de la religion pourrait bien être à l’oeuvre
dans tous les projets «pacifistes» et oecuméniques,
«catholiques» ou non, qui appellent à la fraternisation
universelle, à la réconciliation des «hommes fils du
même Dieu ». et surtout quand ces frères appartiennent
à la tradition monothéiste des religions abrahamiques.
Il sera toujours difficile de soustraire ce mouvement
pacifiant à un double hori;on (l’un cachant ou divisant
l’autre)
a) L’horizon kénotique de la mort de Dieu et la ré
immanentisation anthropologique (les droits de l’homme
et de la vie humaine avant tout devoir envers la vérité
absolue et transcendante de l’engagement devant l’ordre
divin: un Abraham qui refuserait désormais de sacrifier
son fils et n’envisagerait même plus ce qui fut toujours
une folie). Quand on entend les représentants officiels
de la hiérarchie religieuse, à commencer par le plus
médiatique et le plus latinomondial et cédéromisé qui soit,
le pape, parler d’une telle réconciliation oecuménique,
on entend aussi (non seulement, bien sûr, mais aussi)
66 Foi et savoir
l’annonce ou le rappel d’une certaine « mort de Dieu ».
On a même parfois l’impression qu’il ne parle que de cela
— qui parle par sa bouche. Et qu’une autre mort de Dieu
vient hanter la Passion qui l’anime. Mais où est la diffé
rence’? dira-t-on. En effet.
b) Cette déclaration de paix peut aussi, poursuivant la
guerre par d’autres moyens, dissimuler un geste pacifi
tuteur, au sens le plus européano-colonial qui soit. En tant
qu’il viendrait de Rome, comme c’est souvent le cas.
il tenterait d’abord, et d’abord en Europe, à l’Europe,
d’imposer subrepticement un discours, une culture, une
politique et un droit, de les imposer à toutes les autres reli
gions monothéistes, y compris aux religions chrétiennes
non catholiques. Au-delà de l’Europe, à travers les mêmes
schèmes et la même culture juridico-théologico-politique.
il s’agirait d’imposer, au nom de la paix, une mondia
latinisation. Celle-ci devient désormais européo-anglo
américaine dans son idiome, comme nous le disions plus
haut. La tâche paraît d’autant plus urgente et probléma
tique (incalculable calcul de la religion pour notre temps)
que la disproportion démographique ne cessera désormais
de menacer l’hégémonie externe, ne laissant à celle-ci
d’autres stratagèmes que son intemalisation, Le champ de
cette guerre ou de cette pacification est désormais sans
limite : toutes les religions, leurs centres d’autorité, les
cultures religieuses, les Etats. nations ou ethnies qu’ils
représentent ont un accès inégal certes, mais souvent
immédiat et potentiellement sans limite, au même marché
mondial. Ils en sont à la fois producteurs, acteurs et
consommateurs courtisés, tantôt exploitants et tantôt vic
times. C’est donc l’accès aux réseaux mondiaux (transna
tionaux ou transétatiques) de télécommunication et de
télé-technoscience. Dès lors « la» religion accompagne et
même précède la raison critique et télé-technoscientifique,
elle veille sur elle comme son ombre. Elle est sa veille,
l’ombre de la lumière même, le gage de foi, le réquisit de
Foi et savoir 67
fiabilité, l’expérience fiduciaire que présuppose toute
production de savoir partagé. la performativité testi
moniale engagée dans toute performance technoscienti
fique comme dans toute l’économie capitalistique qui en
est indissociable.
2) Ce même mouvement qui rend indissociables la reli
gion et la raison télé-technoscientifique dans son aspect le
plus critique réagit inévitablement à lui—même. Il sécrète
son propre antidote mais aussi son propre pouvoir d’auto-
immunité. Nous sommes là dans un espace où toute auto-
protection de l’indemne, du sain(t) et sauf, du sacré (hei
lig, holv) doit se protéger contre sa propre protection, sa
propre police, son propre pouvoir de rejet. son propre tout
court, c’est-à-dire contre sa propre immunité. C’est cette
terrifiante mais fatale logique de l’auto—immunité de l’in
23 qui associera toujours la Science et la Religion.
demne

23. L’< immun » (immunis) est affranchi des charges, du service,


des impôts, des obligations (munus, racine du commun de la commu
nauté). Celle franchise ou cette exemption ont ensuite été transportées
dans les domaines du droit constitutionnel ou international (immunité
parlementaire ou diplomatique); mais elle appartint aussi à l’histoire
de l’Eglise chrétienne et au droit canon: l’immunité des temples,
c’était aussi l’inviolabilité de l’asile que certains pouvaient y trouver
(Voltaire s’indignait de cette immunité des temples « comme d’un
exemple révoltant clii mépris des lois et de l’« ambition ecclé
siastique «): Urbain VIII avait créé une Congrégation de l’immunité
ecclésiastique contre les impôts et le service militaire, contre la jus
tice commune (privilège dit dufr’r) et contre la perquisition policière.
etc. C’est surtout clans le domaine de la biologie que le lexique de
l’immunité a déployé son autorité. La réaction immunitaire protège
I ‘indemn-ité du corps propre en produisant des anticorps contre des
antigènes étrangers. Quant au processus d’auto-immunisation, qui
nous intéresse tout particulièrement ici, il consiste pour un organisme
vivajit, on le sait, à se protéger en somme contre son autoprotection en
détruisant ses propres défenses immunitaires. Comme le phénomène
de ces anticorps s’étend à une zone étendue de la pathologie et qu’on
recourt de plus en plus à des vertus positives des immuno-dépresseurs
destinées à limiter les mécanismes de rejet et à faciliter la tolérance
de certaines greffes d’organes, nous nous autoriserons de cet élargis—
68 Foi et savoir
D’une part, les « lumières » de la critique et de la raison
télé-technoscientifique ne peuvent que supposer la fia
bilité. Elles doivent mettre en oeuvre une «foi » irréduc
tible, celle d’un « lien social » ou d’une «foijurée ». d’un
témoignage (« Je te promets la vérité au-delà de toute
preuve et de toute démonstration théorique, crois-moi.
etc. »). c’est-à-dire d’un performatif de promesse à l’oeuvre
jusque dans le mensonge ou le parjure et sans lequel
aucune adresse à l’autre ne serait possible. Sans l’expé
rience performative de cet acte de foi élémentaire, il n’y
aurait ni «lien social >, ni adresse à l’autre, ni aucune per
formativité en général : ni convention, ni institution, ni
Constitution, ni Etat souverain, ni loi, ni surtout, ici, cette
performativité structurelle de la performance productive
qui lie d’entrée de jeu le savoir de la communauté scienti
fique au faire, et la science à la technique, Si nous disons
régulièrement ici technoscience, ce n’est pas pour céder à
un stéréotype contemporain, mais pour rappeler que, plus
clairement que jamais, nous le savons maintenant, l’acte
scientifique est, de part en part, une intervention pratique
et une performativité technique dans l’énergie même de
son essence. Et par là même il joue avec le lieu, il met en
oeuvre des distances et des vitesses, Il délocalise, éloigne
ou rapproche, actualise ou virtualise, accélère ou ralentit.
Or. partout où cette critique télé-technoscientifique se
développe, elle met en oeuvre et confirme le crédit fidu
ciaire de cette foi élémentaire qui est au moins d’essence
ou de vocation religieuse (la condition élémentaire, le
milieu du religieux sinon la religion elle-même). Nous
disons fiduciaire, nous parlons de crédit ou de fiabilité
pour souligner que cet acte de foi élémentaire soutient

sement et parlerons d’une sorte de logique générale de l’autoimniuni


sanon. Elle nous parait indispensable pour penser aujourd’hui les rap
ports entre foi et savoir, religion et science, comme la duplicité des
sources en général.
Foi et savoir 69
aussi la rationalité essentiellement économique et capita
listique du télé-technoscientifique. Aucun calcul, aucune
assurance ne pourront en réduire l’ultime nécessité, celle
de la signature testimoniale (dont la théorie n’est pas
nécessairement une théorie du sujet, de la personne ou
du moi, conscient ou inconscient). En prendre acte, c’est
se donner aussi le moyen de comprendre que, en principe,
aujourd’hui. dans ledit «retour du religieux ». il n’y a
pas d’incompatibilité entre les « fondamentalismes >. les
« intégrismes » ou leur « politique » et. d’autre part, la
rationalité, c’est-à-dire la fiduciarité télé-techno-capitalis
tico-scientifique, dans toutes ses dimensions médiatiques
et mondialisantes. Cette rationalité desdits « fondamenta
lismes » peut aussi être hypercritique 24 et même ne pas
reculer devant ce qui peut du moins ressembler à une radi
calisation déconstructrice du geste critique. Quant aux
phénomènes d’ignorance, d’irrationalité ou d’« obscuran
tisme» qu’on relève ou dénonce si souvent, si facilement,
et à juste titre, dans ces «fondamentalismes» ou dans ces
intégrismes », ce sont souvent des résidus, des effets
de surface, les scories réactives de la réactivité immuni
taire, indemnisatrice ou auto-immunitaire. Ils masquent
une structure profonde ou bien (mais aussi à la fois) une
peur de soi, une réaction contre cela même avec quoi l’on

24. En témoignent certains phénomènes. au moins, du fondamen


talisme ou de l’« intégrisme ‘>. en particulier dans l’< islamisme ‘>.
qui en représente aujourd’hui l’exemple le plus puissant à l’échelle de
la démographie mondiale. Les caractères les plus évidents sont trop
connus pour qu’on y insiste (fanatisme. obscurantisme, violence
meurtrière, terrorisme, oppression (le la femme. etc.). Mais on oublie
souvent que. notamment dans son lien au monde arabe, et à travers
toutes les formes de brutale réactivité immunitaire et indemnisatrice
contre une modernité techno-économique à laquelle une longue hi>
toire l’empêche dc s’adapter, cet islamisme développe aussi une
critique radicale de ce qui lie la démocratie actuelle. dan,’, ses limite>,
dan> >on concept et son pouvoir effectifs, au marché et à la raison télé—
technoscientifique qui y domine.
70 Foi et savoir
a partie liée la dislocation. l’expropriation, la délocalisa
tion, le déracinement, la désidiomatisation et la déposses
sion (dans toutes ses dimensions, en particulier sexuelle —

phallique) que la machine télé-technoscientifique ne


manque pas de produire. La réactivité du ressentiment
oppose ce mouvement à lui-même en le divisant. Elle
s’indemnise ainsi dans un mouvement qui est à la fois
immunitaire et auto-immun. La réaction à la machine est
aussi automatique (et donc machinale) que la vie même.
Une telle scission inteme, qui ouvre la distance, est aussi
le «propre» de la religion. ce qui approprie la religion au
« propre » (en tant qu’ il est aussi l’indemne heilig. saint.
sacré, sauf, immun, etc.). ce qui approprie l’indemnisation
religieuse à toutes les formes de propriété. de l’idiome lin
guistique dans sa « lettre » au sol et au sang. à la famille et
à la nation. Cette réactivité interne et immédiate, à la fois
immunitaire et auto-immune, peut seule rendre compte de
ce qu’on appellera le déferlement religieux dans son phé
nomène double et contradictoire. Le mot déjérlenient
s’impose à nous pour suggérer ce redoublement d’une
vague qui s’approprie cela même à quoi s’enroulant elle
semble s’opposer et simultanément s’emporte, parfois

dans la terreur et le terrorisme, contre cela même qui la


protège, contre ses propres «anticorps ». S’alliant alors
avec l’ennemi, hospitalier aux antigènes, entraînant l’autre
avec soi, le déferlement s’augmente et se gonfle de la
puissance adverse. Depuis le littoral de quelle île, on ne
sait, voilà le déferlement que nous croyons voir venir sans
doute, dans son gonflement spontané. irrésistiblement
automatique. Mais nous croyons le voir venir sans
horizon. Nous ne sommes plus sûrs de voir et qu’il y ait
encore de l’avenir là où l’on voit venir. L’avenir ne tolère
ni la prévision ni la providence. C’est donc en lui, plutôt.
pris et surpris dans ce déferlement, que « nous » sommes
emportés en vérité — et c’est lui que nous voudrions
penser, si on peut encore se servir ici de ce mot.
Foi L’t 5(1 Voir 71
La religion aujourd’hui sallie donc la télé—technoscience.
à laquelle elle réagit de toutes ses forces. Elle est bien, d’une
part, la mondialatinisation elle produit, épouse, exploite le
capital et le savoir de la télé-médiatisation ni les voyages et
la spectacularisation mondiale du pape. ni les dimensions
interétatiques de l’< affaire Rushdie ». ni le terrorisme pla
nétaire ne seraient possibles. à ce ryrhme. autrement et —

nous pourrions multiplier de tels indices à l’infini.


Mais, d’autre ja1’t, elle réagit aussitôt, simultanément,
elle déclare la guerre à ce qui ne lui confère ce nouveau
pouvoir qu’à la déloger de tous ses lieux propres, en vérité
du lieu même, de l’avoir-lieu de sa vérité. Elle mène une
guerre terrible contre ce qui ne la protège qu’à la menacer.
selon cette double structure contradictoire immunitaire et
auto-immunitaire. Or le rapport est inéluctable, donc auto
matique et machinal, entre ces deux motions ou ces deux
sources, dont l’une a la forme de la machine (mécanisation,
automatisation, machination ou ,nelhanè). et l’autre celle
de la spontanéité vivante, de la propriété indemne de la vie.
c’est-à-dire d’une autre (prétendue) autodétermination.
Mais l’auto-immunitaire hante la communauté et son sys
tème de survie immunitaire comme l’hyperbole de sa
propre possibilité. Rien de commun, rien d’immun, de sain
et sauf, heilig et holy, rien d’indemne dans le présent vivant
le plus autonome sans un risque d’auto-immunité. Comme
toujours, le risque se charge deux fois, le même risque fini.
Deux fois plutôt qu’une : d’une menace et d’une chance.
En deux mots, il lui faut prendre en charge, on pourrait dire
en gage, la possibilité (le ce mal radical sans lequel on ne
saurait bien faire.

et grenades

(Ces prémisses 011 définitions générales étant posées. la


place accordée devenaizt de plus en plus étroite, satelli
72 Foi et savoir

Sons les quin:e propositions finales sous une forme encore


plus égrenée. grenadée, disséminée, aphoristique. discon
tinue, juxtapositive. dogmatique. indicative ou virtuelle.
économique bref plus que jamais télégraphique.)

38. D’un discours à venir sur l’à-venir et la répétition.


Axiome: nul à-venir sans héritage et possibilité de répé


ter. Nul à-venir sans quelque itérabilité, au moins sous la
forme de l’alliance à soi et de la confirmation du oui ori
ginaire. Nul à-venir sans quelque mémoire et quelque pro
messe messianiques, d’une messianicité plus vieille que
toute religion, plus originaire que tout messianisme. Point
de discours ou d’adresse à l’autre sans la possibilité d’une
promesse élémentaire. Le parjure et la promesse non
tenue réclament la même possibilité. Point de promesse,
donc, sans la promesse d’une confirmation du oui. Ce oui
aura impliqué et impliquera toujours la fiabilité ou la fidé
lité d’une foi. Point de foi, donc, ni d’avenir sans ce
qu’une itérabilité suppose de technique. de machinique et
d’automatique. En ce sens, la technique est la possibilité,
on peut aussi dire la chance, de la foi. Et cette chance doit
inclure en elle le plus grand risque, la menace même du
mal radical. Autrement, ce dont elle est la chance ne
serait pas la foi mais le programme et la preuve, la prédic
tivité ou la providence, le pur savoir et le pur savoir-faire.
c’est-à-dire l’annulation de l’avenir. Au lieu de les oppo
ser, comme on le fait presque toujours, il faudrait donc
penser ensemble, comme une seule et même possibilité, le
machinique et la foi mais aussi le machinique et toutes

les valeurs engagées dans la sacro-sainteté (heilig, holv,


sain et sauf, indemne, intact, immun, libre, vivant, fécond,
fertile, fort, et surtout, on va le voir, «gonflé »). plus pré
cisément dans la sacro-sainteté de l’effet phallique.

39. Cette double valeur, n’est-ce pas ce que. par


exemple. signifie dans sa différence un phallus. ou plutôt
Foi et savoir 73
le phallique. l’effi’! de phallus, qui «est pas nécessaire
ment le propre de l’homme’? N’est-ce pas là le phéno
mène. le phaine.sthai. le jour du phallus ‘? mais aussi, en
raison de la loi d’itérabilité ou de duplication qui peut le
détacher de sa pure et propre présence, n’est-ce pas là son
phantasma, en grec son fantôme, son spectre, son double
ou son fétiche’? N ‘est-ce pas l’automaticité colossale de
l’érection (le maximum de vie à garder indemne, indemni
sée, immune et sauve, sacro-sainte) mais aussi, et par là
même, dans son caractère réflexe, le plus mécanique, le
plus séparable de la vie qu’il représente’? Le phallique,
n’est-ce pas aussi, à la différence du pénis et une fois déta
chée du corps propre. cette marionnette qu’on érige,
exhibe, fétichise et promène en procession’? Ne tient-on
pas là, virtualité de virtualité, la puissance ou la potence
d’une logique assez puissante pour rendre compte (logoti
didonai), comptant et calculant avec l’incalculable, de
tout ce qui allie la machine télé-technoscientifique, cette
ennemie de la vie au service de la vie, avec la ressource
même du religieux, à savoir la foi dans le plus vivant
comme mort et automatiquement sur-visant, ressuscité
dans son phantasma spectral. le saint, le sain et sauf, l’in
demne, l’immun, le sacré, tout ce qui traduit, en un mot,
heilig? Matrice, une fois encore, d’un culte ou d’une
culture du fétiche généralisé, d’un fétichisme sans bord.
d’une adoration fétichisante de la Chose même. On pour
rait, sans arbitraire, lire, élire, relier dans la généalogie
sémantique de l’indemne «saint, sacré, sain et sauf,
heilig, holy» tout ce qui dit la force, la force de vie, la

fertilité, l’accroissement, l’augmentation. le gonflement


surtout, dans la spontanéité de l’érection ou de la gros
sesse. Pour être bref, il ne suffit pas de rappeler ici tous

25. Égrenons ici tes prémisses d’un travail à venir. Puisons-les


d’abord, et encore, dans le chapitre si riche que Le t ocabulcure des
i,,.stitution. ind)—européennes (op. cii.) consacre au Sacré et au Saint
74 Foi et Savoir

les cultes phalliques et leurs phénomènes bien connus au


coeur de tant de religions. Les trois « grands mono
théismes » ont inscrit les alliances ou promesses fonda-

après avoir opportunément rappelé quelques « difficultés dc méthode ».


li est vrai que ces «difficultés » nous paraissent encore plus graves et
plus principielles qu’à Benveniste même s’il consent à reconnaître

les risques de voir peu à peu l’objet de létude se dissoudre


(p. 179). Entretenant aussi le culte du sens premier» (la religion
même, et le sacré >‘), Benveniste identifie en effet, dans toute la
complexité du réseau des idiomes. (les filiations et des ét mologies
étudiées, le thème récurrent et insistant de la «fertilité », du «fort ».
du «puissant ‘>, en particulier dans la figure ou le schème imaginaI (lu
gonflement.
Qu’on nous permette une longue citation, et de renvoyer le lecteur
à l’ensemble de l’article pour le reste : «L’adjectif stra ne signifie pas
seulement “tort” il est aussi une qualification de plusieurs dieux, de
quelques héros dont ZaraOuîtra, et de certaines notions comme
l”aurore”. Ici intervient la comparaison avec les formes apparentées
de la même racine, qui nous livrent le sens premier. Le verbe védique
i- vû- signifie “se gonfler, s’accroître”, impliquant “force” et “pros
pérhé”; de là ,ii,a- “fort, vaillant”. Le même rapport notionnel unit
en grec le présent kueîn “être enceinte, porter dans son sein”, le sub
stantifkûma “gonflement (des vagues), flot”, d’une part, et de l’autre
kûro “force, souveraineté”, kdrio “souverain”, Ce rapprochement
met en lumière l’identité initiale du sens (le “gonfler” et, dans chacune
des trois langues, une évolution spécifique. ... I Tant en inclo-iranien
qu’en grec, le sens évolue de “gonflement” à “force” ou “prospérité”.
[...j Entre gr. kuéô “être enceinte”, et kdrios “souverain”, entre av.
sra “fort” et .vpanta. les relations sont ainsi restaurées qui. peu à peu.
précisent l’origine singulière de la notion de “sacré”. I..] Le caractère
saint et sacré se définit ainsi en une notion de force exubérante et
fécondante, capable d’amener à la vie, (le faire surgir les productions
de la nature » (p. 183-184).
On pourrait aussi inscrire au titre des « deux sources» le fait remar
quable, et souligné par Benveniste, que, «presque partout », à la
« notion de “sacré”» correspondent non pas un seul terme mais
deux termes distincts >. Benveniste les analyse, notamment en germa
nique (le gotique weihs, consacré et le runique haling. aIl. heiliç’).
» «,

en latin suc’r et sanctus, en grec hôgios et hie,-ôs. A l’origine de l’al


lemand heilig. l’adjectif gotique hails traduit l’idée de « salut, santé,
intégrité physique «, traduction du grec ?ivgies. hvgiainon. ‘<en bonne
Foi et Savoir 75
trices dans cette épl’eui’e de l’indenzne qu’est toujours une
circoncision, qu’elle soit « extérieure ou intérieure », lit
térale ou, comme cela fut dit avant saint Paul, dans
le judaïsme même, «circoncision du coeur », Et ce serait
peut-être ici le lieu de se demander pourquoi. dans le
déchaînement le plus meurtrier d’une violence indissolu
blement ethnico-religieuse, de tous les côtés, les femmes
sont des victimes privilégiées (non seulement, si on peut
dire, de tant de mises à mort, mais des viols ou mutilations
qui les précèdent ou les accompagnent),

40. La religion du vivant, n’est-ce pas là une tautologie’?


Impératif absolu, loi sainte, loi du salut: sauver le vivant
comme l’intact, l’indemne, le sauf (heilig), qui a droit au
respect absolu, à la retenue, à la pudeur, D’où la nécessité
d’une tâche immense : reconstituer la chaîne des motus
analogues dans I ‘attitude ou I ‘intentionalité sacro-sanctifi
catrice, dans le rapport à ce qui est, doit rester ou qu’on
doit laisser être ce qu’il est (heilig, vivant, fort et fertile.
érectile et fécond: saut’, intègre, indemne, immun, sacré,

sante ». Les formes verbales correspondantes signifient «rendre ou


devenir sain. guérir». (On pourrait situer ici Benveniste ne le fait
pas la nécessité pour toute religion ou toute sacralisation d’être aussi

guérison heilen. healing


— —, santé, salut ou promesse de cure curu.

Sorge —,hori7on de rédemption. (le restauration de l’indemne, d’in


denousution. ) De même pour l’anglais holv, voisin de si’hole C> entier,
intact (lone » sauf, sauvé, indemne dans son intégrité, immun ». Le
«,

gotique hails, en bonne santé, qui jouit de son intégrité physique ‘>.

porte aussi le souhait, comme le grec 1> haire, « salut! ». Benveniste y


souligne la « valeur religieuse » « Celui qui possède le “salut”, c’est-
à-dire qui a sa qualité corporelle intacte, est capable aussi de conférer
le “salut”. “Etre intact” est la chance qu’on souhaite, le présage qu’on
attend, Il est naturel qu’on ait vu dans cette “intégrité” parfaite une
gràce dis inc. une signification sacrée. La divinité possède par nature
ce don qui est Intégrité, salut, chance, et elle peut l’impartir aux
hommes .1. Il y a eu au cours de l’histoire remplacement du terme
primitif got. iieihs par halls. hailig< « (p. 185—187
76 Foi et savoir

saint, etc.). Salut et santé. Une telle attitude intentionnelle


porte plusieurs noms de la même famille : respect, pudeur.
retenue, inhibition. Achtung (Kant), Scheu, Verhaltenheit,
Gelussenheit (Heidegger). la halte en général 26, Les pôles.
les thèmes, les causes n’en sont pas les mêmes (la loi, la
sacralité, la sainteté, le dieu à venir, etc.), mais les mou-

26. Je tente ailleurs, dans un séminaire, une réllexion plus soute


nue sur cette valeur de halte et sur le lexique qu’elle commande, en
particulier autour de hait en, chez Heidegger. A côté de Aufenthait
(séjour, éthos, souvent auprès de ce qui est heilig), Verhaitenheit (la
pudeur ou le respect, le scrupule, la réserve ou la discrétion silen
cieuse qui se suspendent dans la retenue) n’en serait qu’un exemple,
majeur il est vrai pour ce qui nous importe ici et compte tenu du rôle
que joue ce concept dans les Beitrûge zur Philosophie, au regard du
« dernier dieu », de I’» autre dieu», du dieu qui vient ou du dieu qui
passe. Je renvoie ici, en particulier sur ce dernier thème, à l’étude
récente de Jean-François Courtine. «Les traces et le passage du Dieu
dans les Beitrbge zur Philosophie de Martin Heidegger in Archivio
».

di! ilosolm. 1994. n 1-3. Quand il rappelle l’insistance de Hcidegger


sur le nihilisme moderne comme déracinement (Entwiirzelung),
» ‘<

« désacralisation ou dé-divinisation (En! gi5!teriuig). désenchan


« »

tement (Entzaubeiz ng). Courtine l’associe justement à ce qui est dit


»

de et toujours implicitement contre le Gesteil et toute « manipula



tion technico-instrumentale de l’étant» (Machenschaft), à laquelle il


associerait même «une critique de l’idée de création principalement
dirigée contre le christianisme » (p. 528), Cela nous paraît aller dans le
sens de l’hypothèse que nous avancions plus haut: Heidegger appelle
la suspicion à la fois sur la «religion » (surtout christiano-romaine),
sur la croyance, et sur ce qui, dans la technique, menace le sauf, l’in
demne ou l’immun, le sacro-saint (heiiig). C’est l’intérêt de sa «posi
tion dont nous pourrions dire, à simplifier beaucoup, qu’elle tend à
».

se déprendre à la fois, comme du même, de la religion et de la tech


nique. ou plutôt de ce qui porte ici les noms de Gesteli et de Machen
schafi. Le même, oui, tentons-nous de dire ici aussi, modestement et à
notre manière. Et le même n’exclut ou n’efface aucun des plis diffé
rentiels. Mais cette même possibilité une fois reconnue ou pensée. il
n’est pas sûr qu’elle appelle seulement une réponse heidegge
« »

rienne. ni que celle-ci soit étrangère ou extérieure à cette même possi


bilité, soit à cette logique de l’indemne, ou de l’indemnisation auto
immune que nous tentons d’approcher ici. Nous y reviendrons plus
bas et ailleurs.
Foi et savoir 77
vements paraissent bien analogues qui s’y rapportent et
s’y suspendent, en vérité s’y interrompent. Tous ils font
ou marquent une halte. Peut-être constituent-ils une sorte
d’universal, non pas « la Religion », mais une structure
universelle de la religiosité. Car s’ils ne sont pas propre
ment religieux, ils ouvrent toujours, sans plus jamais
pouvoir la limiter ou l’arrêter, la possibilité du religieux.
Possibilité encore divisée. D’une part, certes, c’est l’abs
tention respectueuse ou inhibée devant ce qui demeure le
mystère sacral, et doit rester intact ou inaccessible, telle
l’immunité mystique d’un secret. Mais à tenir ainsi en
retrait, la même halte ouvre aussi un accès sans médiation
ni représentation, donc non sans quelque violence intui
tive, à ce qui reste indemne. C’est là une autre dimension
du mystique. Un tel universal permet ou promet peut-
être la traduction mondiale de religio, à savoir: scrupule.
respect. arrêt. Ve,’haltenheit. pudeur. Scheu, shunte, discré
tion, Gelassenheit, etc., halte devant ce qui doit ou devrait
rester sain et sauf, intact, indemne, devant ce qu’on doit
laisser être ce qu’il doit être, au prix parfois du sacrifice
de soi et dans la prière: l’autre. Un tel universal, une telle
universalité «existentiale » pourrait avoir fourni au moins
la médiation d’un schème à la mondialatinisation de la
religio. En tout cas à sa possibilité.
Il faudrait alors, dans le même mouvement, rendre
compte aussi d’une double postulation apparente: d’une
part le respect absolu de la vie, le «Tu ne tueras point»
(du moins ton prochain, sinon le vivant en général),
l’interdit « intégriste » sur l’avortement, l’insémination
artificielle, l’intervention performative dans le potentiel
génétique. fût-ce à des fins de thérapie génique, etc., et
d’aut,’e part (sans même parler des guerres de religion,
de leur terrorisme et de leurs tueries) la vocation sacrifi
cielle, elle aussi universelle. Ce fut naguère, ici ou là.
le sacrifice humain, y compris dans les «grands mono
théismes C’est toujours le sacrifice du vivant, encore et
».
78 Foi et savoir

plus que jamais à l’échelle de l’élevage et de l’abattage


de masse, de l’industrie de la pêche ou de la chasse, de
l’expérimentation animale. Soit dit au passage, certains
écologistes et certains végétariens dans la mesure du

moins où ils croient encore être purs (indemnes) de tout


27 seraient les seuls
carnivoracité, fût-elle symbolique —

«religieux » de ce temps à respecter l’une de ces deux


sources pures de la religion et à porter en effet la respon
sabilité de ce qui pourrait bien être l’avenir d’une religion.
Quelle est la métallique de cette double postulation (res
pect de la vie et sacrificialité)? Nous l’appelons méca
nique. car elle reproduit, avec la régularité d’une tech
nique, l’instance du non-vivant ou, si l’on préfère, du mort
dans le vivant. C’était aussi l’automate selon l’effet phal
lique dont nous parlions plus haut. C’était la marionnette,
la machine morte et plus que vivante, le phantasme spec
tral du mort comme principe de vie et de sur-vie. Ce
principe mécanique est en apparence très simple: la vie
ne vaut absolument qu’à valoir plus que la vie. Et donc à
en porter le deuil, à devenir ce qu’elle est dans le travail
du deuil infini, dans l’indemnisation d’une spectralité sans
bord. Elle n’est sacrée, sainte, infiniment respectable
qu’au nom de ce qui en elle vaut plus qu’elle et ne se
limite pas à la naturalité du biozoologique (sacrifiable) —

encore que le vrai sacrifice doive sacrifier non seulement


la vie « naturelle », dite «animale» ou «biologique »,
mais ce qui vaut aussi plus que ladite vie naturelle. Le
respect de la vie conceme ainsi, dans les discours de la
religion comme telle, la seule « vie humaine », en tant
qu’elle porte témoignage, de quelque façon, de la trans
cendance infinie de ce qui vaut plus qu’elle (la divinité, la
27. C’est-à-dire de ce qui dans les cultures occidentales reste sacri
ficiel, jusque dans la mise en oeuvre industrielle, sacrificielle et
« carno-phallogocentrique ». Sur ce dernier concept, je me permets de
renvoyer « il faut bien manger», in Points de suspension, Paris,
Galilée, 1992.
Foi et savoir 79
sacro-sainteté de la loi 25) Le prix du vivant humain,
c’est-à-dire du vivant anthropo-théologique. le prix de ce
qui doit rester sauf (hei!ig. sacré, saint et sauf, indemne.
immun), comme prix absolu, le prix de ce qui doit inspirer
respect, pudeur, retenue, ce prix n’a pas de prix. Il corres
pond à ce que Kant appelle la dignité (Wiirdigkeir) de la
fin en soi, de l’être fini raisonnable, de la valeur absolue
au-delà de toute valeur comparable sur un marché (Markt
,reis). Cette dignité de la vie ne peut se tenir qu’au-delà
du vivant présent. D’où transcendance, fétichisme et spec
tralité, d’où religiosité de la religion. Cet excès sur le
vivant, dont la vie ne vaut absolument qu’à valoir plus
que la vie, plus qu’elle même, en somme, voilà ce qui
ouvre l’espace de mort qu’on lie à l’automate (exemplai
rement « phallique »), la technique, la machine, la pro
thèse, la virtualité, bref les dimensions de la supplémenta-
rite auto immunitari et autosacrificielle cUte pulsion
de mort qui travaille en silence toute communauté, toute
auto-co-immunité, et en vérité la constitue comme telle,
dans son itérabilité, son héritage, sa tradition spectrale.
Communauté comme com-mune auto-immunité : nulle
communauté qui n’entretienne sa propre auto-immunité,
un principe d’autodestruction sacrificiel ruinant le prin
cipe de protection de soi (du maintien de l’intégrité intacte
de soi), et cela en vue tic quelque sur-vie invisible et spec
trale. Cette attestation autocontestatrice tient la commu
nauté auto-immune en vie, c’est-à-dire ouverte à autre
chose et plus qu’elle-même : l’autre, l’avenir, la mort,
la liberté, la venue ou l’amour de l’autre, l’espace et
le temps d’une messianicité spectralisante au-delà de tout
messianisme. Là se tient la possibilité de la religion, le
lien religieux (scrupuleux, respectueux. pudique. retenu.
inhibé) entre la valeur de la vie, sa «dignité » absolue,

28. Sur l’association et la dissociation de ces deux valeurs (sucer et


sanctus),nous renvoyons plus bas à Benveniste et à Levinas.
Foi et savoir

et la machine théologique, la « machine à faire des


dieux

41. La religion, comme réponse à double détente et à


double entente, est alors ellipse : l’ellipse du sacrifice.
Pourrait-on imaginer une religion sans sacrifice et sans
prière’! Le signe auquel Heidegger croit reconnaître l’on
tothéologie. c’est que le rapport à l’Etant absolu ou à la
Cause suprême s’y soit affranchi, les perdant par là même,
de l’offrande sacrificielle et de la prière. Mais là encore.
deux sources: la loi divisée, le double hind. le double
foyer aussi bien, l’ellipse ou la duplicité originaire de la
religion, c’est que la loi de l’indemne, le salut du sauf,
le respect pudique de ce qui est sacro-saint (heilig, holy)
exige et exclut à lafris le sacrifice, à savoir l’indemni
sation de l’indemne, le prix de l’immunité. Donc l’auto-
immunisation et le sacrifice du sacrifice. Celui-ci repré
sente toujours le même mouvement, le prix à payer pour
ne pas blesser ou léser l’autre absolu. Violence du sacri
fice au nom de la non-violence. Le respect absolu com
mande d’abord le sacrifice de soi, du plus précieux intérêt.
Si Kant parle de la « sainteté » de la loi morale, c’est qu’il
tient explicitement, on le sait, un discours sur le « sacri
fice », à savoir sur une autre instance de la religion «dans
les limites de la simple raison ». de la religion chrétienne
comme la seule religion «morale ». Le sacrifice de soi
sacrifie donc le plus propre au service du plus propre.
Comme si la raison pure. dans un processus d’indemni
sation auto-immune, ne pouvait jamais opposer que la
religion à une religion ou la foi pure à telle ou telle
croyance.

42. Dans nos «guerres de religion >, la violence a deux


ages. L’une, nous en parlions plus haut, paraît «contem
poraine >, elle s’accorde ou s’allie à l’hypersophistication
de la télé-technologie militaire de la culture «digitale»

Foi et Sm’oir 81
et cyberespacée. L’autre est une « nouvelle violence
archaïque», si l’on peut dire. Elle riposte à la première et
à tout ce qu’elle représente. Revanche. Recourant en fait
aux mêmes ressources du pouvoir médiatique, elle revient
(selon le retour, la ressource, le ressourcement et la loi
de réactivité interne et auto-immune que nous tentons de
formaliser ici) au plus près du corps propre et du vivant
prémachinique. En tout cas de son désir et de son phan
tasme. On se venge contre la machine expropriante
et décorporalisante en recourant en revenant à la main
— —

nue, au sexe ou à l’outil élémentaire, souvent à l’< arme


blanche ». Ce qu’on appelle les « tueries» et les « atro
cités », mots qu’on n’utilise jamais dans les guerres
(<propres », là où justement l’on ne compte plus les morts
(obus téléguidés sur des villes entières, missiles «intel
ligents », etc.). ce sont les tortures, les décapitations. les
mutilations de toute sorte. Il y va toujours d’une ven
geance déclarée, souvent déclarée comme revanche
sexuelle: viols, sexes meurtris ou mains tranchées, exhi
bition de cadavres, expédition des têtes coupées, qu’on
tenait naguèie, en France, au bout d’une pique (proces
sions phalliques des «religions naturelles »). C’est le cas
par exemple. mais ce n’est qu’un exemple, dans l’Algérie
d’aujourd’hui, au nom de l’islam, dont se réclament,
chacun à sa manière, les deux belligérants. Ce sont là
aussi les symptômes d’un recours réactif et négatif. la
vengeance du corps propre contre une télé-technoscience
expropriatrice et délocalisatrice, celle qui se trouve en fait
identifiée à la mondialité du marché, à l’hégémonie mili
taro-capitalistique, à la mondialatinisation du modèle
démocratique européen, sous sa double forme, séculaire
et religieuse. D’où, autre figure de la double origine,
l’alliance prévisible des pires effets de fanatisme, de dog
matisme ou d’obscurantisme irrationaliste avec l’acuité
hypercritique et l’analyse vigilante des hégémonies et
des modèles de l’adversaire (mondialatinisation, religion
82 Foi et savoir

qui ne dit pas son nom, ethnocentrisme à visage, comme


toujours, «universaliste », marché de la science et de la
technique, rhétorique démocratique, stratégie «humani
taire» ou du « maintien de la paix» par une peacekeeping
frrce, là où l’on ne comptera jamais de la même façon les
morts du Rwanda et ceux des Etats-Unis d’Amérique ou
d’Europe). Cette radicalisation archaïque et apparemment
plus sauvage de la violence « religieuse» prétend, au nom
de la « religion >, réenraciner la communauté vivante,
lui faire retrouver son lieu, son corps et son idiome intacts
(indemnes, saufs, purs, propres). Elle sème la mort
et déchaîne l’autodestruction dans un geste désespéré
(auto-immun) qui s’en prend au sang de son propre corps:
comme pour déraciner le déracinement et se réapproprier
la sacralité intacte et sauve de la vie. Double racine,
double déracinement, double éradication.

43. Double viol. Une nouvelle cruauté allierait donc,


dans des guerres qui sont aussi des guerres de religion,
la calculabilité technoscientifique la plus avancée à la
sauvagerie réactive qui voudrait s’en prendre immédiate
ment au corps propre, à la chose sexuelle qu’on peut

violer, mutiler ou simplement dénier, désexuer autre —

forme de la même violence. Est-il possible de parler


aujourd’hui de ce double viol, d’en parler d’une façon qui
ne soit pas trop sotte, inculte ou niaise, en « ignorant» la
« psychanalyse»’? Ignorer la psychanalyse, cela peut se
faire de mille façons, parfois à travers un grand savoir
psychanalytique mais dans une culture dissociée. On
ignore la psychanalyse tant qu’on ne l’intègre pas aux
discours aujourd’hui les plus puissants sur le droit, la
morale, la politique, mais aussi la science, la philosophie,
la théologie, etc. Il y a mille manières d’éviter cette inté
gration conséquente, y compris dans le milieu institution
nel de la psychanalyse. Or la « psychanalyse» (il nous
faut aller de plus en plus vite) est en récession dans
Foi et savoir 83
l’Occident; elle n’a jamais franchi, effectivement franchi,
les frontières d’une partie de la « vieille Europe >. Ce
« fait» appartient de plein droit à la configuration de phé
nomènes, signes, symptômes que nous interrogeons ici au
titre de la « religion >. Comment prétendre à de nouvelles
Lumières pour rendre compte de ce «retour du religieux»
sans mettre en oeuvre au moins quelque logique de l’in
conscient’? Sans y travailler, au moins, et à la question
du mal radical, de la réaction au mal radical qui se trouve
au centre de la pensée freudienne’? Une telle question
ne se laisse plus séparer de tant d’autres: la compulsion
de répétition, la « pulsion de mort >, la différence entre
« vérité matérielle» et « vérité historique» qui s’imposa
d’abord à Freud au sujet de la « religion », précisément, et
s’élabora en premier lieu au plus près d’une interminable
question juive. Il est vrai que le savoir psychanalytique
peut lui aussi déraciner et réveiller la foi en s’ouvrant à
un nouvel espace de la testimonialité, à une nouvelle
instance de l’attestation, à une nouvelle expérience du
symptôme et de la vérité. Ce nouvel espace devrait être
aussi, quoique non seulement, juridique et politique. Nous
aurons à y revenir.

44. Nous nous essayons constamment à penser


ensemble, mais autrement, le savoir et la foi, la techno
science et la croyance religieuse, le calcul et le sacro
saint. Sans cesse nous avons croisé dans ces parages l’al
liance, sainte ou non, du calculable et de l’incalculable.
Aussi bien de l’innombrable et du nombre, du binaire, du
numérique et du digital. Or le calcul démographique
concerne aujourd’hui l’un des aspects, au moins, de la
« question religieuse» dans sa dimension géopolitique.
Quant à l’avenir d’une religion, la question du nombre
affecte autant la quantité des « populations» que l’indem
nité vivante des «peuples >. Cela ne veut pas seulement
dire qu’il faut compter avec la religion, mais qu’il faut
84 Foi et savoir

changer les manières de compter les fidèles à l’époque de


la mondialisation. Qu’elle soit ou non exemplaire la
« »,

question juive reste encore un assez bon exemple


(sainple, échantillon, cas particulier) pour l’élaboration à
venir de cette problématique démographico-religieuse. En
vérité cette question des nombres obsède, on le sait, les
Ecritures Saintes et les monothéismes. Quand ils se sen
tent menacés par une télé-technoscience expropriatrice
et délocalisatrice. les peuples» redoutent aussi de nou
«

velles formes d’invasion. Ils sont terrifiés par des «popu


lations» étrangères dont la croissance autant que la pré
sence, indirecte ou virtuelle, mais alors d’autant plus
oppressante, devient incalculable. Nouvelles manières
de compter, donc. On peut interpréter de plus d’une façon
la survivance inouïe du petit «peuple juif» et le rayonne
ment mondial de sa religion, source unique des trois
monothéismes qui se partagent une certaine domination
du monde et qu’elle égale donc au moins en dignité.
On peut interpréter de mille façons sa résistance aux
entreprises d’extermination autant qu’à une disproportion
démographique dont on ne connaît aucun autre exemple.
Mais que deviendra cette survivance le jour (déjà venu,
peut-être) où la mondialisation sera saturée’? Alors la
« globalisation ». comme on dit en américain, ne permet
tra peut-être plus de découper à la surface de la terre
humaine ces microclimats, ces microzones historiques.
culturelles, politiques, la petite Europe et le Moyen-
Orient, dans lesquels le «peuple juif» a déjà eu tant de
mal à survivre et à témoigner de sa foi. «Je comprends
le judaïsme comme la possibilité de donner à la Bible un
contexte, de garder ce livre lisible », dit Levinas. La mon
dialisation de la réalité et du calcul démographiques
ne rend-elle pas la probabilité de ce «contexte» plus
faible que jamais et aussi menaçante pour la survie que le
pire, le mal radical de la «solution finale»? Dieu est
«

l’avenir >, dit aussi Levinas tandis que Heidegger voit



Foi et savoir 85

le «dernier dieu» s’annoncer jusque dans l’absence


même d’avenir: «Le dernier dieu: il trouve son déploie
ment essentiel dans le signe (im Wink), l’irruption et l’ab
sence d’avent (den, Anfali und Aushleih der Ankunft),
aussi bien que la fuite des dieux passés et leur secrète
métamorphose 29,»
Cette question est peut-être plus grave et plus urgente
pour l’Etat et les nations d’Israél, mais elle concerne
aussi tous les juifs, et sans doute aussi, de façon moins
apparente, tous les chrétiens du monde. Nullement les
musulmans aujourd’hui. C’est là, à ce jour, une différence
fondamentale entre les trois «grands monothéismes»
originels.

45. N’y a-t-il pas toujours un autre lieu de dispersion’?


Où la source aujourd’hui se divise-t-elle encore, comme
le même se dissocie entre foi et savoir? La réactivité ori
ginale à une télé-technoscience expropriatrice et délo
calisatrice doit répondre au moins à deux figures. Celles-
ci se superposent, elles se relaient aussi ou se remplacent.
ne produisant en vérité, à la place même de l’emplace
ment, que de la supplémentarité indemnisante et auto-
immune:
I) l’arrachement, certes, à la radicalité des racines
(Entwiir:elung, dirait Heidegger, nous le citions plus haut)
et à toutes les formes de phvsis originaire, à toutes les res
sources supposées d’une force génératrice propre. sacrée,
indemne, «saine et sauve» (heilig): identité ethnique,
filiation, famille, nation, sol et sang. nom propre. idiome
propre, culture et mémoire propres;
2) mais aussi, plus que jamais. contre-fétichisme du

29. Beitrâge.... § 256.


cité par J-E Courtine, «Les traces et le pas

sage de Dieu... », toc. cit., p.533. très légèrement modifiée. Sur une
certaine question de l’avenir, du judaïsme et de la judéité, je me per

mets de renvoyer à Mal d’archiue, Paris, Gaulée, 1995, p, 109 sq.


Foi et savoir

même désir inversé, le rapport animiste à la machine télé


technoscientifique, qui devient dès lors machine du mal,
et du mal radical, mais machine à manipuler autant qu’à
exorciser. Parce qu’elle est le mal à domestiquer et parce
qu’on utilise de plus en plus des artefacts et des prothèses
dont on ignore tout, dans une disproportion croissante
entre le savoir et le savoir-faire, alors l’espace de cette
expérience technicienne tend à devenir plus animiste,
magique, mystique. Ce qui en elle reste toujours spectral
tend alors à devenir, à la mesure, si on peut dire, de cette
disproportion, de plus en plus primitif et archaïque. Si
bien que le rejet peut, aussi bien qu’une apparente appro
priation, prendre la forme d’une religiosité structurelle et
envahissante. Un certain esprit écologiste peut en partici
per. (Mais il faut distinguer ici entre cette vague idéologie
écologiste et un discours ou une politique écologiques
dont les compétences sont parfois très rigoureuses.)
Jamais dans l’histoire de l’humanité, semble-t-il, la dis
proportion entre l’incompétence scientifique et la compé
tence manipulatrice n’a été aussi grave. On ne peut même
plus la mesurer quant aux machines dont l’usage est
quotidien, la maîtrise assurée et la proximité toujours plus
étroite, intérieure, domestique. Avant-hier, certes, tous les
soldats ne savaient pas comment fonctionnait l’arme à feu
dont ils savaient pourtant très bien se servir. Hier, tous les
conducteurs d’automobile ou les voyageurs en train ne
savaient pas toujours très bien comment «ça marche ».
Mais leur incompétence relative n’a plus aucune com
mune mesure (quantitative) ni aucune analogie (qualita
tive) avec celle qui rapporte aujourd’hui la majeure partie
de l’humanité aux machines dont elle vit ou avec les
quelles elle aspire à vivre dans la familiarité quotidienne.
Qui est capable d’expliquer scientifiquement à ses enfants
comment fonctionnent le téléphone (par câble sous-marin
ou satellite), la télévision, le Fax, l’ordinateur, le courrier
électronique, le CD-ROM, la carte à puce, l’avion à réac-
Foi et sai’oir

tion, la distribution de l’énergie nucléaire, le scanner.


l’échographie. etc. ?

46. La même religiosité doit allier la réactivité du retour


primitif et archaïque. nous le disions plus haut, e’t au
dogmatisme obscurantiste et à la vigilance hypercritique.
Les machines qu’elle combat en tentant de se les appro
prier sont aussi des machines à détruire la tradition histo
rique. Elles peuvent déplacer les structures traditionnelles
de la citoyenneté nationale, elles tendent à effacer à la fois
les frontières de l’Etat et la propriété des langues. Dès
lors, la réaction religieuse (rejet et assimilation, intro jec
tion et incorporation, indemnisation et deuil impossibles)
a toujours deux voies normales, concurrentes et apparem
ment antithétiques. Mais elles peuvent toutes deux aussi
bien s’opposer que s’allier à une tradition « démocra
tique» : c’est ou bieii le retour fervent à la citoyenneté
nationale (patriotisme du he: soi sous toutes ses formes,
attachement à l’Etat-nation. réveil du nationalisme ou de
l’ethnocentrisme. le plus souvent alliés aux Eglises ou aux
autorités du culte) ou bieji, tout au contraire, la protes
tation universelle, cosmopolite ou oecuménique: «Ecolo
gistes, humanistes, croyants de tous les pays, unissez-vous
dans une Internationale de l’anti-télé-technologisme!» Il
y va d une Intemation tIc qui d ailleurs et c est la singu
larité de notre temps, ne peut se développer que sur les
réseaux qu’elle combat, en utilisant les moyens de l’ad
versaire. A la même vitesse contre un adversaire qui est
en vérité le même. Le même en deux, à savoir ce qu’on
appelle le contemporain dans l’anachronie criante de sa
dislocation. Indemnisation auto-immune. C’est pourquoi
ces mouvements « contemporains» doivent chercher le
salut (le sain et sauf. comme le sacro-saint), la santé aussi.
dans le paradoxe d’une nouvelle alliance entre le télé
technoscientifique et les deux souches de la religion (l’in
demne, heilig, holy, d’une part. la foi OU la croyance, le
88 Foi et savoir

fiduciaire, d’autre part). L’< humanitaire» en donnerait un


bon exemple. Les «forces du maintien de la paix » aussi.

47. De quoi devrait-on prendre acte si l’on tentait de for


maliser de façon économique l’axiome des deux sources
autour de chacune des deux «logiques », si l’on veut, ou
des deux «ressources» distinctes de ce que l’Occident
nomme en latin «religion »‘? Rappelons l’hypothèse de
ces deux sources : d’une part la fiduciar-ité de la confiance,
de la fiabilité ou de la fiance (croyance, foi, crédit, etc.),
d’autre part l’indernn-ité de l’indemne (le sain et le sauf,
l’immun, le saint, le sacré, heilig, holy). Peut-être faudrait
il d’abord s’assurer au moins de ceci: chacun de ces
axiomes, en tant que tel, réfléchit déjà et présuppose l’autre.
Un axiome affirme toujours, son nom l’indique, une
valeur, un prix; il confirme ou promet une évaluation qui
doit rester intacte et donner lieu, comme toute valeur, à
un acte de foi. Ensuite chacun des deux axiomes rend
possible, mais non nécessaire, quelque chose comme une
religion, c’est-à-dire un appareil institué de dogmes ou
d’articles de foi déterminés et indissociables d’un socius
historique donné (Eglise, clergé, autorité socialement légi
timée, peuple, partage de l’idiome, communauté de fidèles
engagés dans la même foi et accréditant la même histoire).
Or l’écart restera toujours irréductible entre l’ouverture de
la possibilité (comme structure universelle) et la nécessité
déterminée de telle ou telle religion; et parfois à l’inté
rieur de chaque religion entre, d’une part, ce qui la tient
au plus près de sa propre et «pure » possibilité et, d’autre
part, ses propres nécessités ou autorités déterminées
par l’histoire. C’est ainsi qu’on pourra toujours critiquer,
rejeter, combattre telle ou telle forme de sacralité ou de
croyance, voire d’autorité religieuse, au nom de la plus
originaire possibilité. Celle-ci peut-être universelle (la
foi ou la fiabilité, la « bonne foi » comme condition du
témoignage, du lien social et même du questionnement
Foi et savoir 8
le plus radical) ou déjà particulière, par exemple la
croyance en tel événement originaire de révélation, de pro
messe ou d’injonction, comme dans la référence aux
Tables de la loi, au christianisme primitif, à quelque parole
ou écriture fondamentale, plus archaïque et plus pure qu
le discours clérical ou théologique. Mais il paraît impos
sible de dénier la possibilité au nom de laquelle, grâce
laquelle, la nécessité dérivée (l’autorité ou la croyanc
déterminée) se trouverait mise en cause ou en question,
suspendue, rejetée ou critiquée, voire déconstruite. On
ne peut pas la dénier, cela veut dire qu’on peut tout au
plus la dénier. Le discours qu’on lui opposerait alors,
en effet, céderait toujours à la figure ou à la logique d.
la dénégation. Tel serait le lieu où, avant et après toutes
les Lumières du monde, la raison, la critique, la science
la télé-technoscience, la philosophie, la pensée en général
gardent la même ressource que la religion en général.

48. Cette dernière proposition, en particulier pour ce qui y


concerne la pensée, appelle au moins quelques précisions
de principe. Impossible d’y consacrer ici tant de dévelop
pements nécessaires ou de multiplier, comme cela serait
facile, les références à tous ceux qui, avant et après toutes
les Lumières du monde, ont cru à l’indépendance de la rai
son critique, du savoir, de la technique, de la philosophie et
de la pensée au regard de la religion et même de toute foi.
Pourquoi privilégier alors l’exemple de Heidegger’? A
cause de son extrémité et de ce qu’il dit, en ce temps, d’une
certaine «extrémité ». Sans doute, nous le rappelions plus
haut, Heidegger a-t-il écrit dans une lettre à Lùwith, en
1921 : «Je suis un “théologien chrétien”
.» Cette décla
30
30. Voir plus haut, 18, p. 25. Cette lettre à Li3with, datée du 19 août
1921 a été dernièrement citée en français par J. Barash, Heidegger et
>on siècle, Paris, PUF, 1995, p. 80, noIe 3, et par Françoise Dastur, in
Heidegger et la théologie », Revue philosophique de Louvuin, mai
août 1994, n° 2-3, p. 229. Avec celle de Jean-François Courtine citée
Foi et SaVOir

ration mériterait de longs protocoles d’interprétation et


n’équivaut sûrement pas à une simple profession de foi.
Mais elle ne contredit, n’annule ni n’interdit cette autre
certitude : Heidegger n’a pas seulement déclaré, très tôt et
à plusieurs reprises, que la philosophie était dans son prin
cipe même « athée », que l’idée de la philosophie est pour
la foi une « folie» (ce qui suppose au moins la réci
proque), et l’idée d’une philosophie chrétienne aussi
absurde qu’un « cercle carré ». Il n’a pas seulement exclu
jusqu’à la possibilité d’une philosophie de la religion. Il
n’a pas seulement proposé une dissociation radicale entre
la philosophie et la théologie, science positive de la foi.
sinon entre la pensée et la théiologie ‘. discours sur la
divinité du divin, Il n’a pas seulement tenté une «destruc
tion» de toutes les formes de l’ontothéologique, etc. Il a
aussi écrit, en 1953: « La croyance [ou la foi] n’a aucune
place dans la pensée (Der Glaube bat im Denken .eiiieii
Plat:) 32,» Sans doute le contexte de cette ferme déclara-

plus haut, cette dernière étude compte parmi les plus éclairantes et les
plus riches, me semble-t-il, qui soient parues tout récemment sur le
sujet.
31. Je me permets encore de renvoyer sur ces questions à Coin-
ment ne pas parler? toc. (j!. Quant à la dis mité du dis in. au the,oo,
,,

qui serait ainsi le thème d’une théiologie. distincte à la fois de la théo


logie et dc la religion, il ne faut pas manquer la multiplicité de ses
sens. Déjà chez Platon, et plus étroitement dans le limée, où l’on ne
compterait pas moins de quatre concepts du divin (voir sur ce point le
remarquable ouvrage de Serge Margel. Le Tombeau du dieu arl,.u,n.
Paris, Ed. de Minuit. 1995). lI est vrai que cette multiplicité «em
pêche pas. elle commande au contraire dc se rendre à la pré-compré
hension unitaire, à l’horizon de sens au moins de ce qu’on appelle
ainsi du même mot. Même si. au bout du compte, il fallait renoncer à
cet horizon lui-même.
32. «Der Spruch des Anaximander in Ho1251’ege, Klostermann,
»,

1950, p. 343; trad. française W. Brokmeier, « La parole d’Anaxt


mandre », in Chemiit qui ne mè,ieiu iiu/ie pui,. Paris. Gallimard.
1962. p. 303.
Foi et sai’oir 91
lion est-il assez particulier. Le mot Glaube semble y
concerner d’abord une ft)rme de la croyance, la crédulité
ou le consentement aveugle à l’autorité. Il s’agit alors en
effet de la traduction d’un Spruch (parole, sentence, arrêt,
décision, poème, en tout cas une parole qui ne se laisse
pas réduire à l’énoncé théorique, scientifique ou même
philosophique, et qui se lie de façon à la fois singulière
et performative à de la langue). Dans un passage qui
concerne la présence (Anwesen, P,dsenz) et la présence
dans la représentation du représenter (in de,’ Repriisenta
[ion des Vorstellens). Heidegger écrit : « Nous ne pouvons
pas prouver (heweisen) scientifiquement la traduction ni
ne devons, en vertu de quelque autorité, simplement lui
faire foi [lui faire crédit, la croirej (glauhen). La portée de
la preuve j sous-entendu «scientifique »j est trop courte.
La croyance n’a aucune place dans la pensée [dans le pen
ser] (Der Glauhe bat 1m Denlen keinen Plat:). s> Heideg—
ger congédie ainsi dos à dos et la preuve scientifique (ce
qui pourrait laisser penser qu’il accrédite dans cette
mesure un témoignage non scientifique) et le croire, ici la
confiance crédule et orthodoxe qui, fermant les yeux,
acquiesce et accrédite dogmatiquement l’autorité (Auto
rltàt). Certes, et qui le contredirait’? Qui voudrait jamais
confondre la pensée avec un tel consentement’? Mais
Heidegger n’en étend pas moins avec force et radicalité
l’assertion selon laquelle le croire en général n’a aucune
place dans l’expérience ou l’acte de penser en généi’al. Et
là nous pourrions avoir quelque peine à le suivre. D’abord
dans son propre chemin, Même si l’on évite, comme il
importe de le faire aussi rigoureusement que possible. le
risque de confondre les modalités, les niveaux, les
contextes, il paraît néanmoins difficile de dissocier de la
foi en général (Glauhe) ce que Heidegger lui-même, sous
le nom de Zusage (< accord, acquiescement, fiance ou
confiance »), désigne comme le plus irréductible, voire le
plus originaire de la pensée. avant même ce questionne-
92 Foi et savoir

ment dont il avait dit qu’il constitue la piété (Frômmig


keit) de la pensée. On sait que, sans remettre cette dernière
affirmation en question, il y apporta plus tard une préci
sion qui faisait de la Zusage le mouvement le plus propre
de la pensée, et au fond (bien que Heidegger ne le dise
pas sous cette forme) ce sans quoi la question même ne
surgirait pas Ce rappel à une sorte de foi, ce rappel
à la fiance de la Zusage, «avant» toute question,
donc «avant» tout savoir, toute philosophie, etc., se for
mule sans doute de façon particulièrement saisissante
assez tard (1957). Elle se formule même sous la forme
(rare chez Heidegger, d’où l’intérêt qu’on lui porte sou
vent) non pas d’une autocritique ou d’un remords, mais
du retour sur une formulation à affiner, à préciser, disons
plutôt à ré-engager autrement. Mais ce geste est moins
nouveau et singulier qu’il n’y paraît. Peut-être essaierons-
nous de montrer ailleurs (il y faudra plus de temps et
de place) qu’il est conséquent avec tout ce qui, de l’analy
tique existentiale à la pensée de l’être et de la vérité de
l’être, réaffirme continûment ce que nous nommerons
(en latin, hélas, et de façon trop romaine pour Heidegger)
une certaine sacralité testimoniale, disons même une foi
jurée. Cette réaffirmation continue traverse toute l’oeuvre
de Heidegger. Elle habite le motif décisif et en général
peu remarqué de l’attestation (Bezeugung) dans Sein und
Zeit, avec tous ceux qui en sont indissociables et dépen
dants, c’est-à-dire tous les existentiaux et, au plus près, la
conscience (Gewissen). la responsabilité ou culpabilité
originaire (Schuldigsein) et 1 ‘Entschlossenheit (la détermi
nation résolue). Nous ne pouvons aborder ici, à nouveaux
frais, l’immense question de la répétition ontologique,

33. Sur ces points et faute de pouvoir le développer ici — je me


permets de renvoyer à De l’esprit, Heidegger et la question, Paris,
Galilée, 1987, p. 147 sq. Cf. aussi Françoise Dastur, « Heidegger et la
théologie », loc. dc. p. 233, note 21.
Foi et savoir 93
pour tous ces concepts, d’une tradition chrétienne si mar
quée. Contentons-nous donc de situer un principe de lec
ture. Comme l’expérience de l’attestation (Bezeugung)
authentique et comme tout ce qui en dépend, le point de
départ de Sein und Zeit a son lieu dans une situation qui
ne peut pas être radicalement étrangère à ce qu’on appelle
la foi. Non pas la religion, bien sûr, ni la théologie, mais
ce qui dans la foi acquiesce avant ou par-delà toute ques
tion, dans l’expérience déjà commune d’une langue et
d’un «nous ». Le lecteur de Sein und Zeit et le signataire
qui le prend à témoin sont déjà dans l’élément de cette foi
au moment où Heidegger dit «nous» pour justifier le
choix de l’étant «exemplaire» qu’est le Dasein, cet être
questionnant qu’on doit aussi interroger comme un témoin
exemplaire. Et ce qui rend possible, pour ce «nous >, la
position et l’élaboration de la question de l’être, l’explici
tation et la détermination de sa « structure formelle» (das
Gefragte, das Erfragte, das Befragte), avant toute ques
tion, n’est-ce pas ce que Heidegger appelle alors un Fak
tum, à savoir cette pré-compréhension vague et ordinaire
du sens de l’être, et d’abord des mots «est» ou «être»
dans le langage ou dans une langue (2)? Ce Faktum
n’est pas un fait empirique. Chaque fois que Heidegger se
sert de ce mot, nous sommes nécessairement reconduits à
cette zone où l’acquiescement est de rigueur. Qu’il soit ou
non formulé, il reste requis avant et en vue de toute ques
tion possible, donc avant toute philosophie, toute théolo
gie, toute science, toute critique, toute raison, etc. Cette
zone est celle d’une foi sans cesse réaffirmée à travers une
chaîne ouverte de concepts, à commencer par ceux que
nous avons déjà cités (Bezeugung, Zusage, etc.), mais elle
s’ouvre aussi à tout ce qui, dans le chemin de pensée de
Heidegger, marque la halte réservée de la retenue (Verhal
tenheit) ou le séjour (Aufinthalt) dans la pudeur (Scheu)
auprès de l’indemne, du sacré, du sain et du sauf (das Hei
lige), le passage ou la venue du dernier dieu que l’homme
94 Foi et savoir

n’est sans doute pas encore prêt à recevoir. Que le mou


vement propre de cette foi ne fasse pas une religion, c’est
trop évident. Est-il indemne de toute religiosité? Peut-
être. Mais de toute «croyance de cette «croyance»
>,

qui n’aurait «aucune place dans la pensée»’? Cela


paraît moins sûr. Comme la question majeure reste à
nos yeux, sous sa forme encore toute neuve: «Qu’est-ce
que croire? s>, on se demandera (ailleurs) comment et
pourquoi Heidegger peut à la fois affirmer l’une des pos
sibilités du «religieux» dont nous venons d’évoquer
schématiquement les signes (Fakturn, Beeugung. Zusage,
Verhaltenheit, Heilige, etc.) et rejeter aussi énergiquement
la «croyance » ou la «foi» (Glaube) >. Notre hypothèse

34. Sur tous ces thèmes, le corpus à invoquer serait immense et


nous ne saurions lui rendre ici justice. Il est surtout déterminé par la
parole d’un entretien entre le Poète (à qui est assignée la tâche de dire,
et donc de sauver l’indemne, das Heilige) et le Penseur, qui guette les
signes du dieu. Sur les Beitriige particulièrement riches à cet égard,
je renvoie encore à l’étude de Jean-François Courtine et à tous les
textes qu’elle évoque et interprète.
35. Samuel Weber a rappelé à mon attention, et je l’en remercie,
les pages très denses et difficiles que Heidegger consacre à «La
pensée de l’Eternel Retour en tant que croyance (ais rio Giaube) »
dans son Nietzsche (Neske. 1961. t. I, p. 382 sq. trad. française
P. Klossowski. Paris. GaHimard, 1971, t. I. p. 298 sq.). A la relecture.
il me paraît impossible de faire justice en une note à la richesse, à la
complexité et à la stratégie de ces pages. Je tenterai d’y revenir
ailleurs. En pierre d’attente, seulement deux points
1) Une telle lecture supposerait un séjour patient et pensant auprès
de cette halte (Hait. Haitung. Sichhalten) dont nous parlions plus haut
(note 26. p. 66) dans le chemin de pensée de Heidegger.
2) Cette «halte est une détermination essentielle de la croyance.
telle que Heidegger du moins l’interprète à la lecture de Nietzsche et
notamment (le la question posée dans Lu toionté de puissance
‘Qu’est-ce qu’une croyance . Comment naît-elle’? Toute croyance est
un tenir-pour-vrai (.Jeder Glauhe ist ein Fiir-Wahr-halten). ‘< Sans
doute Heidegger reste-t-il très prudent et suspensif dans l’interpréta
tion du « concept de la croyance» (Giaubenshegrifl) selon Nietzsche,
c’est-à-dire de son «concept de la vérité et du “se-tenir (Sichhalten)
Foi et savoir 95
renvoie encore aux deux sources ou deux souches de la
religion que nous distinguions plus haut: l’expérience de
la sacralité et l’expérience de la croyance. Plus accueillant
à la première (dans sa tradition gréco-hûlderlinienne ou
même archéo-chrétienne), Heidegger aurait résisté davan
tage à la seconde, constamment réduite par lui à autant
de figures qu’il n’a cessé de mettre en question, pour ne
pas dire «détruire » ou dénoncer: la croyance dogmatique
ou crédule en l’autorité, bien sûr, mais aussi la croyance
selon les religions du Livre et l’ontothéologie, et surtout
ce qui dans la croyance en l’autre a pu lui sembler (à tort
selon nous) faire nécessairement appel à la subjectivité
égologique de l’alter ego. Nous parlons ici de la croyance

clans la vérité et à la vérité”». li déclare même y renoncer, comme à


représenter la saisie nietzschéenne de la différence entre religion et
philosophie. Il multiplie pourtant les indications préliminaires en se
référant à des sentences datant (le la période du Zarathoustra. Ces
indications laissent paraître qu’à ses yeux, si la croyance est consti
tuée par le «tenir-pour-vrai » et par le « se-maintenir dans la vérité >‘,
et si la vérité signifie pour Nietzsche la « relation à l’étant dans sa
totalité >, alors la croyance, qui consiste à «prendre pour vrai quelque
chose de représenté (rio ½,rcesteiltc.r cils Wahres nehncen) », reste
donc métaphysique, en quelque sorte, et dès lors inégale à ce qui dans
la pensée devrait excéder et l’ordre de la représentation et la totalité de
l’étant. Ce qui serait conséquent avec l’affirnation que nous citions
plus haut Der Giauhe bai un Denken keinen Plat;. De la défini
tion nietzschéenne de la croyance (Ftir-Wahr-haiteni. Heidegger
déclare d’abord ne retenir qu’une chose, mais» la plus importante ». à
savoir «‘ s’en tenir au vrai et se maintenir clans le vrai (Jas Sichhalien
an Jas Wahre umi inc Walzren) Et il aioutera un peu plus loin < Si le
».

se-maintenir dans la vérité constitue une modalité de la vie humaine,


alors on ne pourra décider au sujet de l’essence de la croyance, et du
concept nietzschéen de croyance en particulier, qu’une fois éclaircie
sa conception de la vérité en tant que telle, et de sa relation à la “vie”,
c’est-à-dire pour Nietzsche la relation à l’étant dans sa totalité (ziini
Seienden in, Ganzen). Sans avoir acquis une notion suffisante de la
conception nietzschéenne de la croyance. nous n’oserions dire sans
mal ce que le mot “religion” signifie pour lui j... j s> (p. 386 trad.
légèrement modifiée, p. 30 I).
96 !oi et savoir

demandée. requise. de la croyance fidèle en ce qui. venu


de l’autre tout autre. là où sa présentation originaire et
en personne serait à jamais impossible (témoignage ou
parole donnés au sens le plus élémentaire et irréductible
qui soit, promesse de vérité jusque dans le parjure),
constituerait la condition du Mitsein, du rapport ou de
l’adresse à autrui en général.

49. Par-delà la culture, la sémantique ou l’histoire du


droit d’ailleurs enchevêtrées qui déterminent ce mot
— —

ou ce concept, l’expérience du témoignage situe une


confluence de ces deux sources: l’indemne (le sauf, le
sacré ou le saint) et le fiduciaire (fiabilité, fidélité, crédit,
croyance ou foi, «bonne foi» impliquée jusque dans
la pire «mauvaise foi »). Nous disons ces deux sources-
là, en l’une de leurs rencontres, car la figure des deux
sources, nous l’avons vérifié, se multiplie, nous ne les
comptons plus, et là serait peut-être une autre nécessité
de notre interrogation. Dans le témoignage, la vérité est
promise par-delà toute preuve, toute perception, toute
monstration intuitive. Même si je mens ou parjure (et tou
jours et surtout quand je le fais), je promets la vérité et
je demande à l’autre de croire l’autre que je suis, là où je
suis le seul à pouvoir en témoigner et où jamais l’ordre de
la preuve ou de l’intuition ne seront réductibles ou homo
gènes à cette fiduciarité élémentaire, à cette « bonne foi»
promise ou requise. Cette dernière, certes, n’est jamais
pure de toute itérabilité ni de toute technique. donc de
toute caiculabilité. Car elle promet aussi sa répétition dès
le premier instant. Elle est engagée dans toute adresse à
l’autre. Elle lui est dès le premier instant co-extensive et
conditionne ainsi tout « lien social », tout questionnement,
tout savoir, toute performativité et toute performance télé
technoscientifique. dans ses formes les plus synthétiques.
artificielles, prothétiques. calculables. L’acte de foi exigé
par l’attestation porte. par structure, au-delà de toute intui
Foi et savoir 97
tion et de toute preuve, de tout savoir (< Je jure que je dis
la vérité, non nécessairement la “vérité objective”, mais la
vérité de ce que je crois être la vérité, je te dis cette vérité,
crois-moi, crois à ce que je crois, là où tu ne pourras
jamais voir ni savoir à la place irremplaçable et pourtant
universalisahie, exemplaire, depuis laquelle je te parle;
mon témoignage est peut-être faux, mais je suis sincère et
de bonne foi. ce n’est pas un faux témoignage »). Que fait
donc la promesse de ce performatif axiomatique (quasi
transcendantal) qui conditionne et précède comme leur
ombre aussi bien les déclarations «sincères» que les
mensonges et les parjures, et donc toute adresse à l’autre?
Il revient à dire: « Crois à ce que je dis comme on croit
à un miracle.» Et le moindre témoignage a beau porter sur
la chose la plus vraisemblable, ordinaire ou quotidienne,
il en appelle à la foi comme le ferait un miracle. Il se
propose comme le miracle même dans un espace qui ne
laisse aucune chance au désenchantement. L’expérience
du désenchantement, toute indubitable qu’elle est, n’est
qu’une modalité de cette expérience «miraculée », l’effet
réactif et passager, dans chacune de ses déterminations
historiques, du merveilleux testimonial. Qu’on soit appelé
à croire à tout témoignage comme à un miracle ou à une
« histoire extraordinaire ». voilà qui s’inscrit sans attendre

dans le concept même de témoignage. Et on ne doit pas


s’étonner de voir les exemples de «miracles» envahir
toutes les problématiques du témoignage. qu’elles soient
classiques ou non, critiques ou non. L’attestation pure. s’il
y en a, appartient à l’expérience de la foi et du miracle.
Impliquée dans tout «lien social >, le plus ordinaire soit
il, elle se rend aussi indispensable à la Science qu’à la
Philosophie et à la Religion. Cette source peut se rassem
bler ou se dissocier, se re-joindre ou se dis-joindre. A la
fois ou successivement. Elle peut sembler contemporaine
d’elle-même là où la fiance testimoniale dans le gage de
l’autre unit la croyance en l’autre à la sacralisation d’une
98 Foi et savoir I

présence-absence ou à la sanctification de la loi, comme


loi de l’autre. Se diviser, elle le peut de diverses façons.
D’abord dans l’alternative entre une sacralité sans
croyance (indice de cette algèbre: <Heidegger>) et une
foi dans une sainteté sans sacralité, en vérité désacrali
sante, faisant même d’un certain désenchantement la
condition de l’authentique sainteté (indice : «Levinas»
notamment l’auteur de Du sacré au saint). Elle peut se
dissocier ensuite là où ce qui constitue ledit <(lien social »
dans la croyance, c’est aussi bien l’interruption. Il n’y a
pas opposition fondamentale entre «lien social» et

«déliaison sociale ». Une certaine déliaison interruptive


est la condition du « lien social >, la respiration même de
toute «communauté ». Il n’y a même pas là le noeud d’une
condition réciproque, plutôt la possibilité ouverte au
dénouement de tout noeud, à la coupure ou à l’interrup
tion. Là s’ouvrirait le socius ou le rapport à l’autre comme
secret de l’expérience testimoniale donc d’une certaine

foi. Si la croyance est l’éther de l’adresse et du rapport au


tout autre, c’est dans l’expérience même du non-rapport
ou de l’interruption absolue (indices: «Blanchot »,
« Levinas »...). L’hypersanctification de ce non-rapport
ou de cette transcendance passerait là encore par la désa
cralisation, ne disons pas la sécularisation ou la laïcisa
tion, concepts trop chrétiens; peut-être même par un cer
tain «athéisme », en tout cas par une expérience radicale
des ressources de la « théologie négative» et au-delà —

même de sa tradition. Il faudrait ici séparer, grâce à un


autre lexique, par exemple hébraïque (la sainteté du
kidouch). le sacré et le saint, et ne plus se contenter de la
distinction latine rappelée par Benveniste entre la sacra-
lité naturelle dans les choses et la sainteté de l’institution
ou de la loi
.
Cette dis-jonction interruptive enjoint une

36. É. Benveniste, Le Vocabulaire.., op. cit., notamment p. 184,


187-192, 206.
Foi et savoir 99
sorte d’égalité incommensurable dans la dissymétrie abso
lue. La loi de cette intempestivité interrompt et fait l’his
toire, elle déjoue toute contemporanéité et ouvre l’espace
même de la foi. Elle désigne le désenchantement comme
la ressource même du religieux. La première et la der
nière. Rien ne paraît donc plus risqué, plus difficile à tenir,
rien ne paraît ici ou là plus imprudent qu’un discours
assuré sur l’époque du désenchantement, l’ère de la sécu
larisation, le temps de la laïcité, etc.

50. Calculabilité: question apparemment arithmétique


du deux, ou plutôt du n+Un, à travers et par-delà la
démographie dont nous parlions plus haut. Pourquoi faut-
il qu’il y ait toujours plus d’une source? Il n’y aurait pas
deux sources de la religion Il y aurait foi et religion toi
ou religion parce qu il y a au moins deux Parce qu il y à
pour le meilleur et pour le pire division et iterabilite de
la source Ce supplement introduit I incalculable au coeur
du calculable (Levinas «C est cet être a deux qui est
humain qui est spirituel ») Mais le plus d Un c est sans
retard plus de deux. Il n’y a pas d’alliance à deux, à moins
que cela ne signifie en effet la folie pure de la foi pure.
La pire violence. Le plus d’Un est ce n +Un qui introduit
l’ordre de la foi ou de la fiabilité dans l’adresse à l’autre,
mais aussi la division machinale, mécanique (affirmation
testimoniale et réactivité, «oui, oui », etc., répondeur
automatique, answerillg machine et possibilité du mal
radical: parjure, mensonge. meurtre télécommandé, com
mandé à distance même quand il viole et tue à main nue).

51. La possibilité du mal radical détruit et institue à la


fois le religieux. L’ontothéologie en fait de même quand
elle suspend le sacrifice et la prière, la vérité de cette
prière qui se tient, rappelons une fois encore Aristote, au-
delà du vrai et du faux, au-delà de leur opposition, en tout
cas, selon un certain concept de la vérité ou du jugement.
Foi et savoir

Comme la bénédiction, la prière appartient à ce régime


originaire de la foi testimoniale ou du martyre que nous
essayons de penser ici dans sa force la plus «critique ».
L’ontothéoloie encrypte la foi et la destine à la condition
d’une sorte de marrane espagnol qui aurait perdu, en
vérité dispersé, multiplié, jusqu’à la mémoire de son
unique secret. Emblème d’une nature morte: la grenade
entamée, un soir de Pâques, sur un plateau.

52. Au fond sans fond de cette crypte, l’Un + n engendre


incalculablement tous ses suppléments. Il se fait violence
et se garde de l’autre. L’auto-immunité de la religion ne
peut que s’indemniser sans fin assignable. Sur le fond
sans fond d’une impassibilité toujours vierge, khôra de
demain dans des langues que nous ne savons plus ou ne
parlons pas encore. Ce lieu est unique. il est l’Un sans
nom. Il donne lieu, peut-être, mais sans la moindre géné
rosité, ni divine ni humaine. La dispersion des cendres n’y
est même pas promise, ni la mort donnée.

(Voilà peut-être ce que j’aurais voulu dire d’un certain


mont Moriah en allant à Capri, l’an dernier, tout près

du Vésuve et de Gradiva. Aujourd’hui je me rappelle ce


que j’avais lu naguère dans Genet à Chatila. dont il
faudrait rappeler ici tant de prémisses en tant de langues,
les acteurs et les victimes, et les veilles et la conséquence.
tous les paysages et tous les spectres « Une des ques
»
tions que je n’ éviterai pas est celle (le la religion
Laguna, le 26 avril 1995.)

37. J. Genet, Genet à Chatila, Paris, Solin, 1992, p. 103.


Le Siecle et le Pardon

Entretien avec Michel Wieviorka


Le pardon et le repentir sont depuis trois ans au centre
du séminaire de Jacques Derrida à l’Ecole des hautes
études en sciences sociales. Qu’est-ce que le concept de
pardon ? D’où vient-ii? S’impose-t-il à tous et à toutes les
cultures ? Peut-il être porté dans l’ordre du juridique ?
Du politique ? Et à quelles conditions ? Mais alors qui
l’accorde ? Et à qui Y Et au nom de quoi, de qui Y

Michel Wieviorka. Votre séminaire porte sur la question


du pardon. Jusqu’où peut-on pardonner? Et le pardon
peut-il être collectif, c’est-à-dire politique et historique?

Jacques Derrida. En principe, il n’y a pas de limite au


pardon pas de mevui e pas de moderation pas de
«jusqu’où? >. Pourvu, bien entendu, qu’on s’accorde sur
quelque sens «propre» de ce mot, Or qu’appelle-t-on
«pardon»’? Qu’est-ce qui appelle un «pardon»? Qui
appelle, qui en appelle au pardon’? II est aussi difficile de
mesurer un pardon que de prendre la mesure de telles ques
tions. Pour plusieurs raisons que je m’empresse de situer,
1. En premier lieu, parce qu’on entretient l’équivoque,
notamment dans les débats politiques qui réactivent et

Cet entretien entre Jacques Derrida et Michel Wievorka est paru sous
ce titre dans le numéro 9 du Monde des débuts (décembre t999).
Foi et savoir

iplacent aujourdhui cette notion, à travers le monde. On


canfond souvent, parfois de façon calculée, le pardon avec
es thèmes voisins : l’excuse, le regret, l’amnistie, la pres
iption, etc., autant de significations dont certaines relè
vLnt du droit, d’un droit pénal auquel le pardon devrait
rester en principe hétérogène et irréductible.
2. Si énigmatique que reste le concept de pardon, il se
irnuve que la scène, la figure. le langage qu’on tente d’y
a Lister appartiennent à un héritage religieux (disons abra
hamique. pour y rassembler le judaïsme, les christia
insmes et les islams). Cette tradition complexe et diffé

renciée, voire conflictuelle est à La fois singulière et en


voie d’universalisation, à travers ce que met en oeuvre ou


net au jour un certain théâtre du pardon.
3. Dès lors et c’est l’un des fils directeurs de mon

séminaire sur le pardon (et le parjure)—. la dimension


même du pardon tend à s’effacer au cours de cette mon
dialisation, et avec elle toute mesure, toute limite concep
tuelle. Dans toutes les scènes de repentir, d’aveu, de
pardon ou d’excuses qui se multiplient sur la scène géo
politique depuis la dernière guerre, et de façon accélérée
depuis quelques années, on voit non seulement des mdi
idus mais des communautés entières, des corporations
professionnelles, les représentants de hiérarchies ecclé
siastiques, des souverains et des chefs d’Etat demander
« pardon ». Ils le font dans un langage abrahamique
qui n’est pas (dans le cas du Japon ou de la Corée. par
exemple) celui de la religion dominante de leur société
mais qui est déjà devenu l’idiome universel du droit, de
la politique. de l’économie ou de la diplomatie: à la fois
I agent et le symptôme de cette internationalisation.
I a prolifération de ces scènes de repentir et de «pardon»
demandé signifie sans doute une urgence universelle
dc la mémoire : ilfaut se tourner vers le passé; et cet acte
dc mémoire, d’autoaccusation, de «repentance ». de compa
rution, il faut le porter à la fois au-delà de l’instance
Le Siècle et le Pardon 105

juridique et de l’instance État-nation. On se demande


donc ce qui se passe à cette échelle. Les pistes sont nom
breuses. L’une d’entre elles reconduit régulièrement à
une série d’événements extraordinaires, ceux qui. avant
et pendant la Seconde Guerre mondiale, ont rendu pos
sible, ont en tout cas «autorisé >, avec le Tribunal de
Nuremberg, l’institution internationale d’un concept juri
dique comme celui de « crime contre l’humanité ». Il x’
eut là un événement «performatif » d’une envergure
encore difficile à interpréter. Même si des mots comme
« crime contre l’humanité » circulent maintenant dans le
langage courant.
Cet événement fui lui-même produit et autorisé par une
communauté internationale à une date et selon une figure
déterminées de son histoire. Celle-ci s’enchevêtre mais ne
se confond pas avec l’histoire d’une réaffirmation des
droits de l’homme, d’une nouvelle Déclaration des droits
de l’homme. Cette sorte de mutation a structuré l’espace
théâtral dans lequel se joue sincèrement ou non le
— —

grand pardon, la grande scène de repentir qui nous


occupe. Elle a souvent les traits, dans sa théâtralité même,
d’une grande convulsion oserait-on dire d’une compul

sion frénétique? Non, elle répond aussi, heureusement, à


un «bon» mouvement. Mais le simulacre, le rituel auto
matique. l’hypocrisie, le calcul ou la singerie sont souvent
de la partie, et s’invitent en parasites à cette cérémonie
de la culpabilité. Voilà toute une humanité secouée par
un mouvement qui se voudrait unanime, voilà un genre
humain qui prétendrait s’accuser tout à coup, et publique
ment, et spectaculairement, de tous les crimes en effet
commis par lui-même contre lui-même, «contre l’huma
nité >. Car si on commençait à s’accuser, en demandant
pardon, de tous les crimes du passé contre l’humanité, il
n’y aurait plus un innocent sur la Terre et donc plus
personne en position de juge ou d’arbitre. Nous sommes
tous les héritiers, au moins, de personnes ou d’événements
Foi et savoir

marqués. de façon essentielle, intérieure. ineffaçable, par


des crimes contre l’humanité. Parfois ces événements, ces
meurtres massifs, organisés, cruels, qui peuvent avoir été
des révolutions, de grandes Révolutions canoniques
et « légitimes ». furent ceux-là mêmes qui ont permis
l’émergence de concepts comme ceux des droits de
l’homme ou de crime contre l’humanité.
Qu’on y voie un immense progrès, une mutation histo
rique ou un concept encore obscur dans ses limites, fra
gile dans ses fondations (et on peut faire l’un et l’autre à la
fois j’y inclinerais, pour ma part), on ne peut dénier ce
fait : le concept de «crime contre l’humanité» reste à
l’horizon de toute la géopolitique du pardon. 11 lui fournit
son discours et sa légitimation. Prenez l’exemple saisissant
de la Commission vérité et réconciliation en Afrique du
Sud, Il reste unique malgré les analogies, seulement des
analogies. de quelques précédents sud-américains, au
Chili notamment. Eh bien, ce qui a donné son ultime justi
fication, sa légitimité déclarée à cette Commission, c’est
la définition de l’Apartheid comme «crime contre l’hu
manité» par la communauté internationale dans sa repré
sentation onusienne.
Cette convulsion dont je parlais prendrait aujourd’hui la
tournure d’une conversion. D’une conversion de fait et
tendanciellement universelle: en voie de mondialisation.
Car si, comme je le crois, le concept de crime contre l’hu
manité est le chef d’accusation de cette autoaccusation, de
ce repentir et de ce pardon demandé; si d’autre part une
sacralité de l’humain peut seule, en dernier ressort, justi
fier ce concept (rien n’est pire, dans cette logique, qu’un
crime contre l’humanité de l’homme et contre les droits
de l’homme); si cette sacralité trouve son sens dans la
mémoire abrahamique des religions du Livre et dans une
interprétation juive, mais surtout chrétienne, du « pro
chain » ou du « semblable » si dès lors le crime contre
l’humanité est un crime contre le plus sacré dans le vivant,
Le Siècle et le Pardon 107

et donc déjà contre le divin dans l’homme, dans Dieu-


fait-homme ou l’homme-fait-Dieu-par-Dieu (la mort de
l’homme et la mort de Dieu trahiraient ici le même crime),
alors la «mondialisation » du pardon ressemble à une
immense scène de confession en cours, donc à une convul
sion-conversion-confession virtuellement chrétienne, un
processus de christianisation qui n’a plus besoin de l’Eglise
chrétienne.
Si, comme je le suggérais à l’instant, un tel langage
croise et accumule en lui de puissantes traditions (la
culture « abrahamique » et celle d’un humanisme philo
sophique, plus précisément d’un cosmopolitisme né lui-
même d’une greffe de stoïcisme et de christianisme pauli
nien), pourquoi s’impose-t-il aujourd’hui à des cultures
qui ne sont à l’origine ni européennes ni « bibliques »?
Je pense à ces scènes où un Premier ministre japonais
«demanda pardon » aux Coréens et aux Chinois pour
les violences passées. Il présenta certes ses « liear/’lt
apologies » en son nom personnel, d’abord sans engager
l’Empereur à la tête de l’Etat. mais un Premier ministre
engage toujours plus qu’une personne privée. Récem
ment il y eut de véritables négociations, cette fois, offi
cielles et serrées, entre le gouvernement japonais et
le gouvernement sud-coréen à ce sujet. Il y allait de
réparations et d’une réorientation politico-économique.
Ces tractations visaient, comme c’est presque toujours le
cas, à produire une réconciliation (nationale ou inter
nationale) propice à une normalisation. Le langage du
pardon, au service de finalités déterminées, était tout
sauf pur et désintéressé. Comme toujours dans le champ
politique.
Je prendrai alors le risque de cette proposition : chaque
fois que le pardon est au service d’une finalité, fût-elle
noble et spirituelle (rachat ou rédemption. réconciliation.
salut), chaque fois qu’il tend à rétablir une normalité
(sociale, nationale, politique, psychologique) par un tra
Foi et savoir I

vail du deuil, par quelque thérapie ou écologie de la


mémoire, alors le «pardon» n’est pas pur ni son

concept. Le pardon n’est, il ne devrait être ni normal,


ni normatif, ni normalisant. Il devrait rester exception
nel et extraordinaire, à l’épreuve de l’impossible:
comme s’il interrompait le cours ordinaire de la tem
poralité historique.
11 faudrait donc interroger de ce point de vue ce qu’on
appelle la mondialisation et ce que je propose ailleurs 2
de surnommer la mondialatinisation pour prendre en

compte l’effet de christianité romaine qui surdétermine


aujourd’hui tout le langage du droit, de la politique, et
même l’interprétation dudit «retour du religieux ». Aucun
prétendu désenchantement, aucune sécularisation ne vient
l’interrompre, bien au contraire.

Pour aborder à présent le concept même de pardon, la


logique et le bon sens s’accordent pour une fois avec le
paradoxe: il faut, me semble-t-il, partir du fait que, oui,
il y a de l’impardonnable. N’est-ce pas en vérité la seule
chose à pardonner? La seule chose qui appelle le par
don? Si l’on n’était prêt à pardonner que ce qui paraît
pardonnable, ce que l’Eglise appelle le « péché véniel »,
alors l’idée même de pardon s’évanouirait. S’il y a
quelque chose à pardonner, ce serait ce qu’en langage
religieux on appelle le péché mortel, le pire, le crime ou
le tort impardonnable. D’où l’aporie qu’on peut décrire
dans sa formalité sèche et implacable, sans merci: le
pardon pardonne seulement l’impardonnable. On ne peut
ou ne devrait pardonner, il n’y a de pardon, s’il y en a,
que là où il y a de l’impardonnable. Autant dire que
le pardon doit s’annoncer comme l’impossible même.
Il ne peut être possible qu’à faire l’impossible. Parce
que, en ce siècle, des crimes monstrueux (« impardon

2. cf upra «Foi et savoir», p. 47-49, 66.


Le Siècle et le Pardon 109
nables », donc) ont non seulement été commis ce qui—

n’est peut-être pas en soi si nouveau mais sont devenus


visibles, connus, rappelés, nommés, archivés par une
«conscience universelle» mieux informée que jamais,
parce que ces crimes à la fois cruels et massifs parais
sent échapper ou parce qu’on a cherché à les faire échap
per, dans leur excès même, à la mesure de toute justice
humaine, eh bien, l’appel au pardon s’en est trouvé
(par l’impardonnable même, donc!) réactivé, remotivé,
accéléré.
Au moment de la loi de 1964 qui décida en France de
l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité, un débat
fut ouvert. Je note au passage que le concept juridique
de l’imprescriptible n’est en rien équivalent au concept
non juridique de l’impardonnable. On peut maintenir
l’imprescriptibilité d’un crime, ne mettre aucune limite à
la durée d’une inculpation ou d’une poursuite possible
devant la loi, tout en pardonnant au coupable. Inversement
on peut acquitter ou suspendre un jugement et pourtant
refuser le pardon. Il reste que la singularité du concept
d’imprescriptibilité (par opposition à la «prescription»
qui a des équivalents dans d’autres droits occidentaux,
américain par exemple) tient peut-être à ce qu’elle intro
duit aussi, comme le pardon ou comme l’impardonnable,
une sorte d’éternité ou de transcendance, l’horizon apoca
lyptique d’un jugement dernier: dans le droit au-delà du
droit, dans l’histoire au-delà de l’histoire, C’est un point
capital et difficile. Dans un texte polémique justement
intitulé « L’imprescriptible », Jankélévitch déclare qu’il ne
saurait être question de pardonner des crimes contre l’hu
manité, contre l’humanité de l’homme: non pas contre
des «ennemis» (politiques, religieux, idéologiques),
mais contre ce qui fait de l’homme un homme c’est-à

dire contre la puissance de pardonner elle-même. De


façon analogue, Hegel, grand penseur du « pardon» et de
la «réconciliation >, disait que tout est pardonnable sauf
Foi et savoir j

le crime contre l’esprit, à savoir contre la puissance récon


ciliatrice du pardon. S’agissant bien sûr de la Shoah, Jan
kélévitch insistait surtout sur un autre argument, à ses
yeux décisif: il est d’autant moins question de pardonner.
dans ce cas, que les criminels n’ont pas demandé pardon.
lis n’ont pas reconnu leur faute et n’ont manifesté aucun
repentir. C’est du moins ce que soutient, un peu vite, peut
être, Jankélévitch.
Or je serais tenté de contester cette logique condi
tionnelle de l’échange. cette présupposition si largement
répandue selon laquelle on ne pourrait envisager le pardon
qu’à la condition qu’il soit demandé, au cours d’une scène
de repentir attestant à la fois la conscience de la faute, la
transformation du coupable et l’engagement au moins
implicite à tout faire pour éviter le retour du mal. Il y a
là une transaction économique qui à la ftds confirme et
contredit la tradition abrahamique dont nous parlons. Il est
important d’analyser au fond la tension, au coeur de l’héri
tage, entre d’une part l’idée, qui est aussi une exigence.
du pardon inconditionnel, gracieux, infini, anéconomique,
accordé au coupable en tant que coupable, sans contrepar
tie, même à qui ne se repent pas ou ne demande pas par
don et, d’autre part, comme en témoignent un grand
nombre de textes, à travers beaucoup de difficultés et
de raffinements sémantiques, un pardon conditionnel, pro
portionné à la reconnaissance de la faute, au repentir et à
la transformation du pécheur qui demande alors, explicite
ment. le pardon. Et qui dès lors n’est plus de part en
part le coupable mais déjà un autre, et meilleur que le
coupable. Dans cette mesure, et à cette condition, ce n’est
plus au coupable en tant que tel qu’on pardonne. Une des
questions indissociables de celle-ci, et qui ne m’intéresse
pas moins, concerne alors l’essence de l’héritage. Qu’est
ce qu’hériter quand l’héritage comporte une injonction à
la fois double et contradictoire? Une injonction qu’il faut
donc réorienter, interpréter activement, performativement,
Le Siècle et le Pardon ‘Il
mais dans la nuit, comme si iious devions alors, sans
norme ni critere preetabhs rernventer la memoire
9
Malgré mon admirative sympathie pour Jankélévitch, et
même si je comprends ce qui inspire cette colère du juste,
j’ai du mal à le suivre. Par exemple quand il multiplie les
imprécations contre la bonne conscience de «l’Alle
mand» ou quand il tempête contre le miracle économique
du mark et l’obscénité prospère de la bonne conscience,
mais surtout quand il justifie le refus de pardonner par le
fait, ou plutôt l’allégation du non-repentir. Il dit en somme:
«S’ils avaient commencé, dans le repentir, par demander
pardon, nous aurions pu envisager de le leur accorder,
mais ce ne fut pas le cas. » J’ai d’autant plus de peine à le
suivre ici que dans ce qu’il appelle lui-même un «livre
de philosophie », Le Pardon, publié antérieurement, Jan
kelevitch avait ete plus accueillant a 1 idee d un pardon
absolu. Il revendiquait alors une inspiration juive et sur
tout chrétienne, Il parlait même d’un impératif d’amour
et d’une « éthique hyperbolique»: d’une éthique, donc,
qui se porterait au-delà des lois, des normes ou d’une obli
gation Ethique au-dela de I ethique voila peut être le lieu
introuvable du pardon. Toutefois, même à ce moment-là,
et la contradiction demeure donc, Jankélévitch n’allait pas
jusqu’à admettre un pardon inconditionnel et qui donc
serait accordé même à qui ne le demande pas.
Le nerf de l’argument, dans «L’imprescriptible », et
dans la partie intitulée «Pardonner? », c’est que la singu
larité de la Shoah atteint aux dimensions de l’inexpiable.
Or pour l’inexpiable, il n’y aurait pas de pardon possible.
selon Jankélévitch, ni même de pardon qui ait un sens, qui
fasse sens. Car l’axiome commun ou dominant de la tradi
tion, finalement, et à mes yeux le plus problématique,
c’est que le pardon (loi! avoir du sens. Et ce sens devrait
se déterminer sur fond de salut, de réconciliation, de
rédemption, d’expiation, je dirais même de sacrifice. Pour
Jankélévitch. dès lors qu’on ne peut plus punir le criminel
Foi et savoir

d’une « punition proportionnée à son crime» et que,


dès lors, le «châtiment devient presque indifférent >, on a
affaire à de « l’inexpiable» il dit aussi de «l’irrépa

rable» (mot que Chirac utilisa dans sa fameuse déclara


tion sur le crime contre les Juifs sous Vichy: « La France,
ce jour-là, accomplissait l’irréparable >). De l’inexpiable
ou de l’irréparable, Jankélévitch conclut à l’impardon
nable. Et l’on ne pardonne pas, selon lui, à de l’impar
donnable. Cet enchaînement ne me paraît pas aller de
soi. Pour la raison que j’ai dite (que serait un pardon qui
ne pardonnerait que le pardonnable?) et parce que cette
logique continue d’impliquer que le pardon reste le corré
lai d’un jugement et la contrepartie d’une punition pos
sibles, d’une expiation possible, de l’« expiable >.
Car Jankélévitch semble alors tenir deux choses pour
acquises (comme Arendt, par exemple, dans La Condition
de l’homme moderne):
1. le pardon doit rester une posihilité humaine j’in

siste sur ces deux mots et surtout sur ce trait anthropo


logique qui décide de tout (car il s’agira toujours, au fond,
de savoir si le pardon est une possibilité ou non, voire une
friculté, donc un «je peux» souverain, et un pouvoir
humain ou non),
2. cette possibilité humaine est le corrélat de la possibi
lité de punir non pas de se venger, bien sûr, ce qui est

autre chose, à quoi le pardon est encore plus étranger,


mais de punir selon la loi. «Le châtiment, dit Arendt, a
ceci de commun avec le pardon qu’il tente de mettre un
terme à une chose qui, sans intervention, pourrait conti
nuer indéfiniment. Il est donc très significatif, c’est un
élément structurel du domaine des affaires humaines [je
souligne I que les hommes soient incapables de pardonner
ce qu’ils ne peuvent punir, et qu’ils soient incapables de
punir ce qui se révèle impardonnable.»
Dans « L’imprescriptible », donc, et non pas dans Le
Pardon, Jankélévitch s’installe dans cet échange, dans
Le Siècle et le Pardon 113

cette symétrie entre punir et pardonner: le pardon n’aurait


plus de sens là où le crime est devenu, comme la Shoah,
«inexpiable », «irréparable », hors de proportion avec
toute mesure humaine. «Le pardon est mort dans les
camps de la mort », dit-il. Oui. A moins qu’il ne devienne
possible qu’à partir du moment où il paraît impossible. Son
histoire commencerait au contraire avec l’impardonnable.
Ce n’est pas au nom d’un purisme éthique ou spirituel
que j’insiste sur cette contradiction au coeur de l’héritage,
et sur la nécessité de maintenir la référence à un pardon
inconditionnel et anéconomique: au-delà de l’échange
et même de l’horizon d’une rédemption ou d’une réconci
liation. Si je dis : «Je te pardonne à la condition que,
demandant pardon, tu aies donc changé et ne sois plus
le même », est-ce que je pardonne? qu’est-ce que je par
donne? et à qui’? quoi et qui’? quelque chose ou quel
qu’un’? Première ambiguïté syntaxique, d’ailleurs, qui
devrait déjà nous retenir longtemps. Entre la question
« qui? » et la question « quoi? ». Pardonne-t-on quelque
chose, un crime, une faute, un tort, c’est-à-dire un acte ou
un moment qui n’épuise pas la personne incriminée et à
la limite ne se confond pas avec le coupable qui lui reste
donc irréductible’? Ou bien pardonne-t-on à quelqu’un,
absolument, ne marquant plus alors la limite entre le tort,
le moment de la faute, et d’autre part la personne qu’on
tient pour responsable ou coupable? Et dans ce dernier
cas (question « qui? »), demande-t-on pardon à la victime
ou à quelque témoin absolu, à Dieu, par exemple à tel
Dieu qui a prescrit de pardonner à l’autre (homme) pour
mériter d’être pardonné à son lotir’? (L’Eglise de France a
demandé pardon à Dieu, elle ne s’est pas repentie directe
ment ou seulement devant les hommes, ou devant les
victimes, par exemple la communauté juive, qu’elle a
seulement prises à témoin, mais publiquement, il est vrai,
du pardon demandé en vérité à Dieu, etc.) Je dois laisser
ces immenses questions ouvertes.
Foi et savoir

Imaginez donc que je pardonne à la condition que le


coupable se repente, s’amende, demande pardon et donc
soit changé par un nouvel engagement. et que dès lors il
ne soit plus tout à fait le même que celui qui s’est rendu
coupable. Dans ce cas, peut-on encore parler d’un par
don’? Ce serait trop facile, des deux côtés: on pardonne
rait un autre que le coupable même. Pour qu’il y ait par
doit, ne faut-il pas au contraire pardonner et la faute et le
coupable en tant que tels, là où l’une et l’autre demeurent,
aussi irréversiblement que le mal, comme le mal même, et
seraient encore capables de se répéter, impardonnable-
ment, sans transformation, sans amélioration, sans repen
tir ni promesse’? Ne doit-on pas maintenir qu’un pardon
digne de ce nom, s’il y en a jamais, doit pardonner l’im
pardonnable. et sans condition’? Et que cette incondition
nalité est aussi inscrite, comme son contraire, à savoir la
condition du repentir, dans «notre » héritage’? Même si
cette pureté radicale peut paraître excessive, hyperbolique,
folle? Car si je dis, comme je le pense. que le pardon
est fou, et qu’il doit rester une folie de l’impossible, ce
n’est certainement pas pour l’exclure ou le disqualifier.
Il est peut-être même la seule chose qui arrive, qui sur
prenne. comme une révolution, le cours ordinaire de l’his
toire, de la politique et du droit. Car cela veut dire qu’il
demeure hétérogène à l’ordre du politique ou du juridique
tels qu’on les entend ordinairement. On ne pourra jamais,
en ce sens ordinaire des mots, fonder une politique ou un
droit sur le pardon. Dans toutes les scènes géopolitiques
dont nous parlions, on abuse donc le plus souvent du mot
« pardon ». Car il s’agit toujours de négociations
plus ou
moins avouées, de transactions calculées, de conditions et.
comme dirait Kant, d’impératifs hypothétiques. Ces trac
tations peuvent certes paraître honorables. Par exemple
au nom de la «réconciliation nationale », expression à
laquelle de Gaulle, Pompidou et Mitterrand ont tous les
trois recouru au moment où ils ont cru devoir prendre la
Le Siècle et le Pardon 115

responsabilité d’effacer les dettes et les crimes du passé,


sous l’Occupation ou pendant la guerre d’Algérie. En
France les plus hauts responsables politiques ont réguliè
rement tenu le même langage: il faut procéder à la récon
ciliation par l’amnistie et reconstituer ainsi l’unité natio
nale. C’est un leitmotiv de la rhétorique de tous les chefs
d’Etat et Premiers ministres français depuis la Seconde
Guerre mondiale, sans exception. Ce fut littéralement le
langage de ceux qui, après le premier moment d’épura
tion, décidèrent de la grande amnistie de 1951 pour les
crimes commis sous l’Occupation. J’ai entendu un soir,
dans un document d’archives, M. Cavaillet dire, je le cite
de mémoire, qu’il avait, alors parlementaire, voté la loi
d’amnistie de 1951 parce qu’il fallait, disait-il, « savoir
oublier » d’autant plus qu’à ce moment-là, Cavaillet y
insistait lourdement, le danger communiste était ressenti
comme le plus urgent. Il fallait faire revenir dans la
communauté nationale tous les anticommunistes qui, col
laborateurs quelques années auparavant, risquaient de se
trouver exclus du champ politique par une loi trop sévère
et par une épuration trop peu oublieuse. Refaire l’unité
nationale, cela voulait dire se réarmer de toutes les forces
disponibles dans un combat qui continuait, cette fois en
temps de paix ou de guerre dite froide. Il y a toujours un
calcul stratégique et politique dans le geste généreux de
qui offre la réconciliation ou l’amnistie, et il faut toujours
intégrer ce calcul dans nos analyses. «Réconciliation
nationale », ce fut encore, je l’ai dit, le langage explicite
de de Gaulle quand il revint pour la première fois à Vichy
et y prononça un fameux discours sur l’unité et l’unicité
de la France; ce fut littéralement le discours de Pompidou
qui parla aussi, dans une fameuse conférence de presse,
de «réconciliation nationale» et de division surmontée
quand il gracia Touvier; ce fut encore le langage de Mit
terrand quand il a soutenu, à plusieurs reprises, qu’il était
garant de l’unité nationale, et très précisément quand il a
Foi et savoir I
refusé de déclarer la culpabilité de la France sous Vichy
(qu’il qualifiait, vous le savez, de pouvoir non-légitime ou
non-représentatif, approprié par une minorité d’extré
mistes, alors que nous savons la chose plus compliquée,
et non seulement du point de vue formel et légal, mais
laissons). Inversement, quand le corps de la nation peut
supporter sans risque une division mineure ou même trou
ver son unité renforcée par des procès, par des ouvertures
d’archives, par des < levées de refoulement >, alors d’autres
calculs dictent de faire droit de façon plus rigoureuse et
plus publique à ce qu’on appelle le « devoir de mémoire ».
C’est toujours le même souci: faire en sorte que la
nation survive à ses déchirements, que les traumatismes
cèdent au travail du deuil, et que l’Etat-nation ne soit pas
gagné par la paralysie. Mais même là où l’on pourrait le
justifier, cet impératif « écologique» de la santé sociale et
politique n’a rien à voir avec le «pardon » dont on parle
alors bien légèrement. Le pardon ne relève pas, il devrait
ne jamais relever d’une thérapie de la réconciliation.
Revenons au remarquable exemple de l’Afrique du Sud.
Encore en prison, Mandela crut devoir assumer lui-même
la décision de négocier le principe d’une procédure
d’amnistie. Pour permettre d’abord le retour des exilés
de l’ANC. Et en vue d’une réconciliation nationale sans
laquelle le pays aurait été mis à feu et à sang par la ven
geance. Mais pas plus que l’acquittement, le non-lieu, et
même la «grâce» (exception juridico-politique dont nous
reparlerons), l’amnistie ne signifie le pardon. Or quand
Desmond Tutu a été nommé président de la Commission
vérité et réconciliation, il a christianisé le langage d’une
institution destinée à traiter uniquement de crimes à moti
vation «politique» (énorme problème auquel je renonce
à toucher ici, comme je renonce à analyser la structure
complexe de ladite commission, dans ses rapports avec
les autres instances judiciaires et procédures pénales qui
devaient suivre leur cours). Avec autant de bonne volonté
Le Siècle et le Pardon 117

que de confusion, me semble-t-il, Tutu, archevêque angli


can, introduit le vocabulaire du repentir et du pardon. Il se
l’est fait reprocher, entre autres choses d’ailleurs, par une
partie non-chrétienne de la communauté noire. Sans parler
des redoutables enjeux de traduction que je ne peux ici
qu’évoquer mais qui, comme le recours au langage même,
concernent aussi le second aspect de votre question: la
scène du pardon est-elle un face-à-face personnel ou bien
en appelle-t-elle à quelque médiation institutionnelle? (Et
le langage lui-même, la langue est ici une première insti
tution médiatrice). En principe, donc, toujours pour suivre
une veine de la tradition abrahamique, le pardon doit
engager deux singularités : le coupable (le « perpetrator »,
comme on dit en Afrique du Sud) et la victime. Dès
qu’un tiers intervient, on peut encore parler d’amnistie, de
réconciliation, de réparation, etc. Mais certainement pas
de pur pardon, au sens strict. Le statut de la Commission
vérité et réconciliation est fort ambigu à ce sujet, comme
le discours de Tutu qui oscille entre une logique non-
pénale et non-réparatrice du «pardon» (il la dit «restau
ratrice >) et une logique judiciaire de l’amnistie. On
devrait analyser de près l’instabilité équivoque de toutes
ces auto-interprétations. A la faveur d’une confusion entre
l’ordre du pardon et l’ordre de la justice, mais aussi bien
en abusant de leur hétérogénéité, comme du fait que le
temps du pardon échappe au processus judiciaire, il est
d’ailleurs toujours possible de mimer la scène du pardon
«immédiat» et quasi automatique pour échapper à la
justice. La possibilité de ce calcul reste toujours ouverte
et on pourrait en donner beaucoup d’exemples. Et de
contre-exemples. Ainsi Tutu raconte qu’un jour une
femme noire vient témoigner devant la Commission. Son
mari avait été assassiné par des policiers tortionnaires.
Elle parle dans sa langue, une des onze langues officielle
ment reconnues par la Constitution. Tutu l’interprète et la
traduit à peu près ainsi, dans son idiome chrétien (anglo
118 Foi et sai’oir

anglican): «Une commission ou un gouvernement ne


peut pas pardonner. Moi seule, éventuellement, pourrais
le faire. (And J am flot ready toforgive.) Et je ne suis pas
prête à pardonner — ou pour pardonner.» Parole fort
difficile à entendre. Cette femme victime, cette femme de
3 voulait sûrement rappeler que le corps anonyme
victime
de l’Etat ou d’une institution publique ne peut pardonner.
Il n’en a ni le droit ni le pouvoir; et cela n’aurait d’ailleurs
aucun sens. Le représentant de l’Etat peut juger mais le
pardon n’a rien à voir avec le jugement. justement. Ni
même avec l’espace public ou politique. Même s’il était
«juste», le pardon serait juste d’une justice qui n’a rien
à voir avec la justice judiciaire, avec le droit, II y a des
cours de justice pour cela et ces cours ne pardonnent
jamais. au sens strict de ce mot. Cette femme voulait peut-
être suggérer autre chose encore: si quelqu’un a quelque
titre à pardonner, c’est seulement la victime et non une
institution tierce. Car d’autre part, même si cette épouse
était aussi une victime, eh bien, la victime absolue, si l’on
peut dire, restait son mari mort. Seul le mort aurait pu,
légitimement, envisager le pardon. La survivante n’était
pas prête à se substituer abusivement au mort. Immense
et douloureuse expérience du survivant : qui aurait le droit
de pardonner au nom de victimes disparues ? Celles-ci
sont toujours absentes, d’une certaine manière. Disparues
par essence, elles ne sont jamais elles-mêmes absolument

3. Il y aurait beaucoup à dire ici sur les différences sexuelles, qu’il


s’agisse des victimes ou de leur témoignage. Tutu raconte aussi comment
certaines femmes ont pardonné en présence des bourreaux. Mais Antje
Krog, dans un livre admirable. The Countn’ of mv Skull. décrit aussi la
situation de femmes militantes qui. violées et d’abord accusées par les tor
tionnaires de n’être pas des militantes mais des putains, ne pouvaient
même pas en témoigner devant la Commission, ni même dans leur famille.
sans se dénuder, sans montrer leurs cicatrices ou sans s’exposer une fois de
plus, par leur témoignage même, à une autre violence. La «question du
pardon» ne pouvait même pas se poser publiquement à ces femmqs dont
certaines occupent maintenant de hautes responsabilités dans l’Etat. Il
existe une Gender Commission à ce sujet en Afrique du Sud.
Le Siècle et le Pardo’t l9
présentes. au moment du pardon demandé, comme les
mêmes, celles qu’elles furent au moment du crime; et
elles sont parfois absentes dans leur corps, voire souvent
mortes.
Je reviens un instant à l’équivoque de la tradition, Tantôt
le pardon (accordé par Dieu ou inspiré par la prescription
divine) (loir être un don gracieux. sans échange et sans
condition; tantôt, il requiert, comme sa condition mini
male, le repentir et la transformation du pécheur. Quelle
conséquence tirer de cette tension? Au moins celle-ci, qui
ne simplifie pas les choses : si notre idée du pardon tombe
en ruine dès qu’on la prive de son pôle de référence
absolu, à savoir de sa pureté inconditionnelle, elle reste
néanmoins inséparable de ce qui lui est hétérogène, à
savoir l’ordre des conditions, le repentir, la transforma
tion, autant de choses qui lui permettent de s’inscrire dans
l’histoire, le droit, la politique. l’exislence même. Ces
deux pôles, l’inconditionnel et le conditionnel, sont abso
lument hétérogènes et doivent demeurer irréductibles l’un
à l’autre, Ils sont pourtant indissociables : si l’on veut, et il
le faut, que le pardon devienne effectif, concret, histo
rique, si l’on veut qu’il al’l’i’t’e. qu’il ait lieu en changeant
les choses, il t’aut que sa pureté s’engage dans une série de
conditions de toute sorte (psycho-sociologiques, politiques,
etc.). C’est entre ces deux pôles, ii’réconciliables mais
indissociables, que les décisions et les responsabilités sont
à prendre. Mais malgré toutes les confusions qui réduisent
le pardon à l’amnistie ou à l’amnésie, à l’acquittement ou
à la prescription, au travail du deuil ou à quelque thérapie
politique de réconciliation, bref à quelque écologie histo
rique, il ne faudrait jamais oublier, néanmoins, que tout
cela se réfère à une certaine idée du pardon pur et incondi
tionnel sans laquelle ce discours n’aurait pas le moindre
sens. Ce qui complique la question du « sens », c’est
encore ceci, je le suggérais tout à l’heure : le pardon pur et
inconditionnel, pour avoir son sens propre, doit n’avoir
Foi et savoir

aucun «sens », aucune finalité, aucune intelligibilité


même. C’est une folie de l’impossible. Il faudrait suivre
sans faiblir la conséquence de ce paradoxe ou de cette
aporie.
Ce qu’on appelle le droit de grâce en donne un exemple,
à la fois un exemple parmi d’autres et le modèle exem
plaire. Car s’il est vrai que le pardon devrait rester hétéro
gène à l’ordre juridico-politique, judiciaire ou pénal, s’il
est vrai qu’il devrait à chaque fois, en chaque occurrence,
rester une exception absolue, alors il y a une exception à
cette loi d’exception, en quelque sorte, et c’est justement,
en Occident, cette tradition théologique qui accorde au
souverain un droit exorbitant. Car le droit de grâce est
bien, comme son nom l’indique, de l’ordre du droit mais
d’un droit qui inscrit dans les lois un pouvoir au-dessus
des lois. Le monarque absolu de droit divin peut gracier
un criminel, c’est-à-dire pratiquer, au nom de l’Etat, un
pardon qui transcende et neutralise le droit. Droit au-des
sus du droit. Comme l’idée de souveraineté même, ce
droit de grâce a été réapproprié dans l’héritage républi
cain. Dans des Etats modernes de type démocratique,
comme la France, on dirait qu’il a été sécularisé (si ce mot
avait un sens ailleurs que dans la tradition religieuse qu’il
maintient en prétendant s’y soustraire). Dans d’autres,
comme les Etats-Unis, la sécularisation n’est pas même
un simulacre, puisque le Président et les gouverneurs, qui
ont le droit de grâce pardon, (lernency), prêtent d’abord
serment sur la Bible, tiennent des discours officiels de
type religieux et invoquent le nom ou la bénédiction de
Dieu chaque fois qu’ils s’adressent à la nation. Ce qui
compte dans cette exception absolue qu’est le droit
de grâce, c’est que l’exception du droit, l’exception au
droit est située au sommet ou au fondement du juridico
politique. Dans le corps du souverain, elle incarne ce
qui fonde, soutient ou érige, au plus haut, avec l’unité de
la nation, la garantie de la constitution, les conditions et
Le Siècle et le Pardon 121
l’exercice du droit. Comme c’est toujours le cas, le prin
cipe transcendantal d’un système n’appartient pas au
système. Il lui est étranger comme une exception.
Sans contester le principe de ce droit de grâce, le plus
«élevé» qui soit, le plus noble mais aussi le plus «glis
sant» et le plus équivoque, le plus dangereux, le plus arbi
traire. Kant rappelle la stricte limitation qu’il faudrait lui
imposer pour qu’il ne donne pas lieu aux pires injustices:
que le souverain ne puisse gracier que là où le crime le
vise lui-même (et donc vise, dans son corps, la garantie
même du droit, de l’Etat de droit et de l’Etat). Comme
dans la logique hégélienne dont nous parlions plus haut,
n’est impardonnable que le crime contre ce qui donne
le pouvoir de pardonner, le crime contre le pardon, en
somme l’esprit selon Hegel, et ce qu’il appelle «l’esprit

du christianisme » mais c’est justement cet impardon


nable, et cet impardonnable seul que le souverain a encore


le droit de pardonner, et seulement quand le « corps du
roi », dans sa fonction souveraine, est visé à travers l’autre
« corps du roi », qui est ici le «même », le corps de chair,
singulier et empirique. En dehors de cette exception abso
lue, dans tous les autres cas, partout où les torts concer
nent les sujets eux-mêmes, c’est-à-dire presque toujours,
le droit de grâce ne saurait s’exercer sans injustice. En
ftdt, on sait qu’il est toujours exercé de façon condition
nelle, en fonction d’une interprétation ou d’un calcul, de
la part du souverain, quant à ce qui croise un intérêt parti
culier (le sien propre ou ceux des siens ou d’une fraction
de la société) et l’intérêt de l’Etat. Un exemple récent
en serait donné par Clinton qui n’a jamais été enclin à

gracier qui que ce soit et qui est un partisan plutôt offensif


de la peine de mort. Or il vient, en utilisant son right to
pardon, de gracier des Portoricains emprisonnés depuis
longtemps pour terrorisme. Eh bien, les Républicains
n’ont pas manqué de contester ce privilège absolu de
l’exécutif en accusant le Président d’avoir ainsi voulu
122 Foi et savoir

aider Hillary Clinton dans sa prochaine campagne électo


rale à New York où les Porto-Ricains sont, comme vous
le savez, nombreux.

Dans le cas à la fois exceptionnel et exemplaire du droit


de grâce, là où ce qui excède le juridico-politique s’ins
crit, pour le fonder, dans le droit constitutionnel, eh bien il
y a et il n’y a pas ce tête-à-tête ou ce face-à-face person
nel, et dont on peut penser qu’il est exigé par l’essence
même du pardon. Là même où celui-ci devrait n’engager
que des singularités absolues, il ne peut se manifester
de quelque façon sans en appeler au tiers, à l’institution, à
la socialité, à l’héritage transgénérationnel, au survivant
en général; et d’abord à cette instance universalisante
qu’est le langage. Peut-il y avoir, de part ou d’autre, une
scène de pardon sans un langage partagé? Ce partage
n’est pas seulement celui d’une langue nationale ou d’un
idiome, mais celui d’un accord sur le sens des mots, leurs
connotations, la rhétorique, la visée d’une référence, etc.
C’est là une autre forme de la même aporie: quand la
victime et le coupable ne partagent aucun langage, quand
rien de commun et d’universel ne leur permet de s’en
tendre, Le pardon semble privé de sens, on a bien affaire à
cet impardonnable absolu, à cette impossibilité de pardon
ner dont nous disions pourtant tout à l’heure qu’elle était,
paradoxalement, l’élément même de tout pardon possible.
Pour pardonner, il faut d’une part s’entendre, des deux
côtés, sur la nature de la faute, savoir qui est coupable
de quel mal envers qui, etc. Chose déjà fort improbable.
Car vous imaginez ce qu’une «logique de l’inconscient»
viendrait perturber dans ce «savoir », et dans tous les
schémas dont elle détient pourtant une «vérité ». Et vous
imaginez aussi ce qui se passerait quand la même pertur
bation ferait tout trembler, quand elle viendrait retentir
dans le « travail du deuil », dans la «thérapie» dont nous
parlions, et dans le droit et dans la politique. Car si un par-
Le Siècle et le Pardon 123

don pur ne peut pas, s’il ne doit pas se présenter comme


tel, donc s’exhiber sur le théâtre de la conscience sans
du même coup se dénier, mentir ou réaffirmer une sou
veraineté, alors comment savoir ce qu’est un pardon, s’il
a jamais lieu, et qui pardonne qui, ou quoi à qui? Car
d’autre part, s’il faut, comme nous le disions à l’instant,
s’entendre, des deux côtés, sur la nature de la faute,
savoir, en conscience, qui est coupable de quel mal envers
qui, etc., et si la chose reste déjà fort improbable, le
contraire est aussi vrai. En même temps, il faut en effet
que l’altérité, la non-identification, l’incompréhension
même restent irréductibles. Le pardon est donc fou, il doit
s’enfoncer, mais lucidement, dans la nuit de l’inintelli
gible. Appelez cela l’inconscient ou la non-conscience, si
vous voulez. Dès que la victime < comprend» le criminel,
dès qu’elle échange, parle, s’entend avec lui, la scène
de la réconciliation a commencé, et avec elle ce pardon
courant qui est tout sauf un pardon. Même si je dis «je ne
te pardonne pas » à quelqu’un qui me demande pardon,
mais que je comprends et qui me comprend, alors un
processus de réconciliation a commencé, le tiers est inter
venu. Pourtant c’en est fini du pur pardon.

M. W. Dans les situations les plus terribles, en Afrique,


au Kosovo, ne s’agit-il pas, précisément, d’une barbarie
de proximité, où le crime s’est noué entre gens qui se
connaissaient? Le pardon n’implique-t-il pas l’impos
sible: être en même temps dans autre chose que la situa
tion antérieure, avant le crime, tout en étant dans la com
préhension de la situation antérieure?

J. D. Dans ce que vous appelez la « situation antérieure »,


il pouvait y avoir en effet toutes sortes de proximités : lan
gage, voisinage, familiarité, famille même, etc. Mais pour
124 Foi et savoir

que le mal surgisse. le « mal radical» et peut-être pire


encore, le mal impardonnable, le seul qui fasse surgir la
question du pardon, il faut que, au plus intime de cette
intimité, une haine absolue vienne interrompre la paix.
Cette hostilité destructrice ne peut viser que ce que Lévi
nas appelle le <visage> d’autrui, l’autre semblable, le
prochain le plus proche, entre le Bosniaque et le Serbe
par exemple, à l’intérieur du même quartier, de la même
maison, parfois de la même famille. Le pardon doit-il
alors saturer l’abîme? Doit-il suturer la blessure dans un
processus de réconciliation? Ou bien donner lieu à une
autre paix, sans oubli, sans amnistie, fusion ou confusion?
Bien entendu, personne n’oserait décemment objecter à
l’impératif de la réconciliation, Il vaut mieux mettre fin
aux crimes et aux déchirements. Mais encore une fois, je
crois devoir distinguer entre le pardon et ce processus de
réconciliation, cette reconstitution d’une santé ou d’une
« normalité », si nécessaires et souhaitables qu’elles puis
sent paraître à travers les amnésies, le «travail du deuil »,
etc. Un pardon «finalisé» n’est pas un pardon, c’est
seulement une stratégie politique ou une économie psycho-
thérapeutique. En Algérie aujourd’hui, malgré la douleur
infinie des victimes et le tort irréparable dont elles souf
frent à jamais, on peut penser, certes, que la survie
du pays, de la société et de l’Etat passe par le processus de
réconciliation annoncé. On peut de ce point de vue «com
prendre» qu’un vote ait approuvé la politique promise
par Bouteflika. Mais je crois inapproprié le mot de « par
don» qui fut prononcé à cette occasion, en particulier par
le chef de l’Etat algérien. Je le trouve injuste à la fois par
respect pour les victimes de crimes atroces (aucun chef
d’Etat n’a le droit de pardonner à leur place) et par respect
pour le sens de ce mot, pour l’inconditionnalité non
négociable, anéconomique, a-politique et non-stratégique
qu’il prescrit. Mais encore une fois, ce respect du mot
ou du concept ne traduit pas seulement un purisme
Le Siècle et le Pardon 125
sémantique ou philosophique. Toutes sortes de <poli
tiques» inavouables, toutes sortes de ruses stratégiques
peuvent s’abriter abusivement derrière une «rhétorique »
ou une «comédie » du pardon pour brûler l’étape du droit.
En politique, quand il s’agit d’analyser, de juger, voire
de contrarier pratiquement ces abus, l’exigence concep
tuelle est de rigueur, même là où elle prend en compte,
en s’y embarrassant et en les déclarant, des paradoxes
ou des apories. C’est, encore une fois, la condition de la
responsabilité.

M. W. Vous êtes donc en permanence partagé entre une


vision éthique « hyperbolique» du pardon, le pardon pur,
et la réalité d’une société au travail dans des processus
pragmatiques de réconciliation?

J. D. Oui, je reste «partagé », comme vous le dites si

bien. Mais sans pouvoir, ni vouloir, ni devoir départager.


Les deux pôles sont irréductibles l’un à l’autre, certes,
mais ils restent indissociables. Pour infléchir la « poli
tique» ou ce que vous venez d’appeler les «processus
pragmatiques », pour changer le droit (qui se trouve donc
pris entre les deux pôles, l’« idéal » et l’« empirique» —

et ce qui m’importe ici, c’est, entre les deux, cette média


tion universalisante, cette histoire du droit, la possibilité
de ce progrès du droit), il faut se référer à ce que vous
venez d’appeler «vision éthique “hyperbolique” du par
don >. Bien que je ne sois pas sûr des mots «vision»
ou « éthique », dans ce cas, disons que seule cette exi
gence inflexible peut orienter une histoire des lois, une
évolution du droit. Elle seule peut inspirer, ici, main
tenant, dans l’urgence, sans attendre, la réponse et les
responsabilités.
126 Foi et savoir

Revenons à la question des droits de l’homme, du


concept de crime contre l’humanité, mais aussi de la sou
i’eraineté. Plus que jamais. ces trois motifs sont liés dans
l’espace public et dans le discours politique. Bien que
souvent une certaine notion de la souveraineté soit positi
vement associée au droit de la personne, au droit à l’auto
détermination, à l’idéal d’émancipation, en vérité à l’idée
même de liberté, au principe des droits de l’homme, c’est
souvent au nom des droits de l’homme et pour punir ou
prévenir des crimes contre l’humanité qu’on en vient à
limiter, à envisager au moins, par des interventions inter
nationales, dc limiter la souveraineté de certains Etats
nations. Mais de certains d’entre eux, plutôt que d’autres.
Exemples récents: les interventions au Kosovo ou au
Timor-oriental, d’ailleurs différentes dans leur nature et
leur visée. (Le cas de la guerre du Golfe est autrement
compliqué : on limite aujourd’hui la souveraineté de l’irak
mais après avoir prétendu défendre, contre lui, la sou
veraineté d’un petit Etat et au passage quelques autres

intérêts, mais passons.) Soyons toujours attentifs, comme


Hannah Arendt le rappelle aussi lucidement, au fait que
cette limitation de souveraineté n’est jamais imposée
que là où c’est < possible» (physiquement, militairement,
économiquement), c’est-à-dire toujours imposée à de
petits Etats, relativement faibles, par des Etats puissants.
Ces derniers restent jaloux de leur propre souveraineté en
limitant celle des autres. Ils pèsent aussi de façon déter
minante sur les décisions des institutions internationales.
C’est là un ordre et un «état de fait » qui peuvent être
ou bien consolidés au service des «puissants» ou bien,
au contraire, peu à peu disloqués, mis en crise, menacés
par des concepts (c’est-à-dire ici des performatifs insti
tués, des événements par essence historiques et transfor
mables), comme ceux des nouveaux « droits de l’homme»
ou de « crime contre l’humanité », par des conventions sur
le génocide, la torture ou le terrorisme. Entre les deux
Le Siècle et le Pardon 127
hypothèses, tout dépend de la politique qui met en oeuvre
ces concepts. Malgré leurs racines et leurs fondements
sans âge, ces concepts sont tout jeunes, du moins en tant
que dispositifs du droit international. Et quand, en 1964 —

c’était hier la France a jugé opportun de décider que les


crimes contre l’humanité resteraient imprescriptibles


(décision qui a rendu possibles tous les procès que vous
savez hier encore celui de Papon), elle en a implicite

ment appelé à une sorte d’au-delà du droit dans le droit.


L’imprescriptible, comme notion juridique, n’est certes
pas l’impardonnable, nous avons vu pourquoi tout à
l’heure. Mais l’imprescriptible, j’y reviens, fait signe vers
l’ordre transcendant de l’inconditionnel, du pardon et
de l’impardonnable, vers une sorte d’anhistoricité, voire
d’éternité et de Jugement dernier qui déborde l’histoire et
le temps fini du droit: à jamais, «éternellement », partout
et toujours, un crime contre l’humanité sera passible d’un
jugement, et on n’en effacera jamais l’archive judiciaire.
C’est donc une certaine idée du pardon et de l’impardon
nable, d’un certain au-delà du droit (de toute détermina
tion historique du droit) qui a inspiré les législateurs et les
parlementaires, ceux qui produisent le droit, quand par
exemple ils ont institué en France l’imprescriptibilité
des crimes contre l’humanité ou, de façon plus générale,
quand ils transforment le droit international et installent
des cours universelles. Cela montre bien que malgré son
apparence théorique, spéculative, puriste, abstraite, toute
réflexion sur une exigence inconditionnelle est d’avance
engagée, et de part en part, dans une histoire concrète.
Elle peut induire des processus de transformation poli —

tique, juridique, mais en vérité sans limite.

Cela dit, puisque vous me rappeliez à quel point je suis


«partagé» devant ces difficultés apparemment insolubles,
je serais tenté par deux types de réponse. D’une part, il
y a, il doit y avoir, il faut l’accepter, de l’« insoluble ».
128 Foi et savoir

En politique et au-delà. Quand les données d’un problème


ou d’une tâche n’apparaissent pas comme infiniment
contradictoires, me plaçant devant l’aporie d’une double
injonction, alors je sais d’avance ce qu’il faut faire,
je crois le savoir, ce savoir commande et programme
l’action: c’est fait, il n’y a plus de décision ni de respon
sabilité à prendre. Un certain non-savoir doit au contraire
me laisser démuni devant ce que j’ai à faire pour que j’aie
à le faire, pour que je m’y sente librement obligé et tenu
d’en répondre. Il me faut alors, et alors seulement,
répondre de cette transaction entre deux impératifs contra
dictoires et également justifiés. Non qu’il faille ne pas
savoir. Au contraire, il faut savoir le plus et le mieux pos
sible, mais entre le savoir le plus étendu, le plus raffiné, le
plus nécessaire, et la décision responsable, un abîme
demeure et doit demeurer. On retrouve ici la distinction
des deux ordres (indissociables mais hétérogènes) qui
nous préoccupe depuis le début de cet entretien. D’autre
part, si l’on appelle «politique » ce que vous désignez en
parlant de «processus pragmatiques de réconciliation »,
alors, tout en prenant au sérieux ces urgences politiques,
je crois aussi que nous ne sommes pas définis de part
en part, par le politique, et surtout pas par la citoyenneté,
par l’appartenance statutaire à un Etat-nation. Ne doit-on
pas accepter que, dans le coeur ou dans la raison, surtout
quand il est question du «pardon », quelque chose arrive
qui excède toute institution, tout pouvoir, toute instance
juridico-politique? On peut imaginer que quelqu’un,
victime du pire, en soi-même, chez les siens, dans sa
génération ou dans la précédente, exige que justice soit
rendue, que les criminels comparaissent, soient jugés
et condamnés par une cour et pourtant dans son coeur

pardonne.
Le Siècle et le Pardon 129
M. W. Et l’inverse?

J. D. L’inverse aussi, bien sûr. On peut imaginer, et accep


ter, que quelqu’un ne pardonne jamais. même après une
procédure d’acquittement ou d’amnistie. Le secret de cette
expérience demeure. Il doit rester intact, inaccessible au
droit, à la politique, à la morale même: absolu. Mais je
ferais de ce principe trans-politique un principe politique,
une règle ou une prise de position politique: il faut aussi
respecter, en politique, le secret, ce qui excède le politique
ou ce qui ne relève plus du juridique. C’est cela que j’ap
pellerais la «démocratie à venir ». Dans le mal radical
dont nous parlons et par conséquent dans l’énigme du
pardon de l’impardonnable, il y a une sorte de «folie»
que le juridico-politique ne peut approcher, encore moins
s’approprier. Imaginez une victime du terrorisme, une
personne dont on a égorgé ou déporté les enfants, ou telle
autre dont la famille est morte dans un four crématoire.
Qu’elle dise «je pardonne» ou «je ne pardonne pas >,
dans les deux cas, je ne suis pas sûr de comprendre, je suis
même sûr de ne pas comprendre et en tout cas je n’ai rien
à dire. Cette zone de l’expérience reste inaccessible et je
dois en respecter le secret. Ce qu’il reste à faire, ensuite,
publiquement, politiquement, juridiquement, demeure
aussi difficile. Reprenons l’exemple de l’Algérie. Je com
prends, je partage même le désir de ceux qui disent: « il
faut faire la paix, il faut que ce pays survive, ça suffit,
ces meurtres monstrueux, il faut faire ce qu’il faut pour
que ça s’arrête », et si, pour cela, il faut ruser jusqu’au
mensonge ou à la confusion (comme quand Bouteflika
dit: «Nous allons libérer les prisonniers politiques qui
n’ont pas de sang sur les mains »), eh bien, va pour cette
rhétorique abusive, elle n’aura pas été la première dans
l’histoire récente, moins récente et surtout coloniale de
ce pays. Je comprends donc cette «logique >, mais je
comprends aussi la logique opposée qui refuse à tout prix,
130 Foi et savoir

et par principe, cette utile mystification. Eh bien, c’est


là le moment de la plus grande difficulté, la loi de la tran
saction responsable. Selon les situations et selon les
moments, les responsabilités à prendre sont différentes.
On ne devrait pas faire, me semble-t-il, dans la France
d’aujourd’hui, ce qu’on s’apprête à faire en Algérie. La
société française d’aujourd’hui peut se permettre de
mettre au jour, avec une rigueur inflexible, tous les crimes
du passé (y compris ceux qui reconduisent en Algérie,
précisément, et la chose n’est pas encore faite), elle peut
les juger et ne pas laisser s’endormir la mémoire. Il y a
des situations où, au contraire, il faut, sinon endormir la
mémoire (cela, il ne le faudrait jamais, si c’était possible),
mais du moins faire comme si, sur la scène publique, on
renonçait à en tirer toutes les conséquences. On n’est
jamais sûr de faire le choix juste on ne sait jamais, on ne

le saura jamais de ce qui s’appelle un savoir. L’avenir


ne nous le donnera pas davantage à savoir car il aura


été déterminé, lui-même, par ce choix. C’est là que les
responsabilités sont à réévaluer à chaque instant selon
les situations concrètes, c’est-à-dire celles qui n’attendent
pas, celles qui ne nous donnent pas le temps de la délibé
ration infinie. La réponse ne peut être la même en Algérie
aujourd’hui, hier ou demain, et dans la France de 1945, de
1968-1970, ou de l’an 2000. C’est plus que difficile, c’est
infiniment angoissant. C’est la nuit. Mais reconnaître ces
différences «contextuelles >, c’est tout autre chose qu’une
démission empiriste, relativiste ou pragmatiste. Justement
parce que la difficulté surgit au nom et en raison de prin
cipes inconditionnels, donc irréductibles à ces facilités
(empiristes, relativistes ou pragmatistes). En tout cas,
je ne réduirais pas la terrible question du mot « pardon» à
ces «processus» dans lesquels elle se trouve d’avance
engagée, si complexes et inévitables soient-ils.
Le Siècle et le Pardon 131
M. W. Ce qui reste complexe, c’est cette circulation entre
le politique et l’éthique hyperbolique. Peu de nations
échappent à ce fait, peut-être fondateur, qui est qu’il y a
eu des crimes, des violences, une violence fondatrice,
pour parler comme René Girard, et le thème du pardon
devient bien commode pour justifier, ensuite, l’histoire de
la nation.

J. D. Tous les États-nations naissent et se fondent dans la


violence. Je crois cette vérité irrécusable. Sans même
exhiber à ce sujet des spectacles atroces, il suffit de souli
gner une loi de structure : le moment de fondation, le
moment instituteur est antérieur à la loi OU la légitimité
qu’il instaure. Il est donc hors la loi, et violent par là-
même. Mais vous savez qu’on pourrait «illustrer» (quel
mot, ici!) cette abstraite vérité de terrifiants documents,
et venus de l’histoire de tous les Etats, les plus vieux et
les plus jeunes. Avant les formes modernes de ce qu’on
appelle, au sens strict, le «colonialisme >, tous les Etats
(j’oserais même dire, sans trop jouer sur le mot et l’éty
mologie, toutes les cultures) ont leur origine dans une
agression de type colonial. Cette violence fondatrice n’est
pas seulement oubliée. La fondation est faite pour l’occul
ter; elle tend par essence à organiser l’amnésie, parfois
sous la célébration et la sublimation des grands commen
cements. Or ce qui paraît singulier aujourd’hui, et inédit,
c’est le projet de faire comparaître des Etats ou du moins
des chefs d’Etat en tant que tels (Pinochet), et même des
chefs d’Etat en exercice (Milosevic) devant des instances
universelles. 11 s’agit là seulement de projets ou d’hypo
thèses mais cette possibilité suffit pour annoncer une
mutation : elle constitue à elle seule un événement majeur.
La souveraineté de l’Etat, l’immunité d’un chef d’Etat
ne sont plus, en principe, en droit, intangibles. Bien
entendu, de nombreuses équivoques demeureront long
temps, devant lesquelles il faut redoubler de vigilance. On
132 Foi et savoir

est loin de passer aux actes et de mettre ces projets


en oeuvre. car le droit international dépend encore trop
d’Etats-nations souverains et puissants. De plus, quand on
passe à l’acte, au nom de droits de l’homme universels
ou contre des «crimes contre l’humanité », on le fait
souvent de façon intéressée, compte tenu de stratégies
complexes et parfois contradictoires, à la merci d’Etats
non seulement jaloux de leur propre souveraineté
mais dominants sur la scène internationale, pressés d’in
tervenir ici plutôt ou plus tôt que là, par exemple au
Kosovo plutôt qu’en Tchétchénie, pour se limiter à
des exemples récents, etc., et excluant, bien sûr, toute
intervention chez eux; d’où par exemple l’hostilité de la
Chine à toute ingérence de ce type en Asic, au Tirnor,
par exemple cela pourrait donner des idées du côté
du Tibet; ou encore la réticence des Etats-Unis. voire de
la France, mais aussi de certains pays dits «du Sud ».
devant les compétences universelles promises à la Cour
pénale internationale, etc.

On en revient régulièrement à cette histoire de la sou


veraineté. Et puisque nous parlons du pardon. ce qui
rend le «je te pardonne» parfois insupportable ou odieux,
voire obscène, c’est l’affirmation de souveraineté. Elle
s’adresse souvent de haut en bas, elle confirme sa propre
liberté ou s’arroge le pouvoir de pardonner, fût-ce en tant
que victime ou au nom de la victime. Or il faut aussi pen
ser à une victimisation absolue, celle qui prive la victime
de la vie, ou du droit à la parole, ou de cette liberté, de
cette force et de ce pouvoir qui autorisent, qui permettent
d’accéder à la position du «je pardonne». Là, l’impar
donnable consisterait à priver la victime de ce droit à
la parole, de la parole même, de la possibilité de toute
manifestation, de tout témoignage. La victime serait alors
victime, de surcroît, de se voir dépouillée de la possibi
lité minimale, élémentaire, d’envisager virtuellement de
Le Siècle et le Pardon 133
pardonner à l’impardonnable. Ce crime absolu n’advient
pas seulement dans la figure du meurtre.
Immense difficulté, donc, Chaque fois que le pardon est
effectivement exercé, il semble supposer quelque pouvoir
souverain. Cela peut être le pouvoir souverain d’une âme
noble et forte, mais aussi un pouvoir d’Etat disposant
d’une légitimité incontestée, de la puissance nécessaire
pour organiser un procès, un jugement applicable ou.
éventuellement, l’acquittement, l’amnistie ou le pardon.
Si, comme le prétendent Jankélévitch et Arendt (j’ai dit
mes réserves à ce sujet), on ne pardonne que là où l’on
pourrait juger et punir, donc évaluer, alors la mise en
place, l’institution d’une instance de jugement suppose un
pouvoir, une force, une souveraineté, Vous connaissez
l’argument «révisionniste » le tribunal de Nuremberg
était l’invention des vainqueurs, il restait à leur disposi
tion, aussi bien pour établir le droit, juger et condamner
que pour innocenter, etc.
Ce dont je rêve, ce que j’essaie de penser comme la
«pureté » d’un pardon digne de ce nom, ce serait un par
don sans pouvoir : inconditionnel niais sans souveraineté.
La tâche la plus difficile, à la fois nécessaire et apparem
ment impossible, ce serait donc de dissocier incondition
nalité et souveraineté. Le fera-t-on un jour? C’est pas
demain la veille, comme on dit. Mais puisque l’hypothèse
de cette tâche imprésentable s’annonce, fût-ce comme
un songe pour la pensée, cette folie n’est peut-être pas si
folle...
Du même auteur

AUX MÊMES DlT1ONS

L’Écriture et la Différence
«Tel Quel », 1967
et «Points Essais» n°100, 1979

La Dissémination
« Tel Quel», 1972
et « Points Essais » n°265, 199,3

Signéponge
« Fiction & Cie », 1988

Circonfession
in Jacques Derrida, Geo/,frey Bennington et Jacques Derrida
« Les Contemporains» n°11, 1991

La Religion
Séminaire de Capri
(ouvrage collectif sous la direction
de Jacques Derrida et Gianni Vattimo)
1996

Mémoires d’aveugles
Lautoportrait et autres ruines
Coédition SeuilRéunions des Musées nationaux, 1999

CHEZ D’AUTRES fDITEURS

L’Origine de la géométrie de Husserl


(introduction et traduction)
PUI’ 1962

La Voix et le Phénomène
PUf 1967, 1993, 2004, 2009

De la grammatologie
Minuit, 1967

Marges de la philosophie
Minuit, 1972
Positions
Minuit, 1972

L’Archéologie du frivole
(introduction à l’Essai sur l’origine
des connaissances humaines de C’ondillac)
Gaulée. 1973, 1990
repris à part chez Gonthier-DenoiI, 1976

Glas
Gaulée, 1976
Gonthier-Denoli, 1981

Economimesis
in Mimesis
Auhier-FIam,narion, 1975

Où commence et comment finit un corps enseignant


in Politiques de la philosophie
Grasset, 1976

Fors
(préface à le Verbier de l’<Homme aux loups’
de Nicolas Abraliam et Maria Torok)
A uhie,’—Flanimarion. 1976

Scribble
(préface à l’Essai sur les hiéroglyphes de irburton)
Aubier-Flammarion, 1978

Eperons
Les styles de Nietzsche
Flanimarion, 1978, 1991, 2010

La Vérité en peinture
Flanima,’ion, 1978, 1990. 2010

La Carte postale
De Socrate à Freud et au-delà
Aubier-Flammarion. 1980

Ocelle comme pas un


(préface à L’Enfant au chien assis de Jas Joliet)
Galillée, 1980
Sopra-vivere
Milan, &4trini. 1982

D’un ton apocalyptique adopté naguère en philosophie


Gaulée, 1983, 2005

Otohiographies
L’enseignement de Nietzsche et la politique du nom propre
GaUlée. 1984, 2005

La Filosofia como instituciôn


Barcelone, Juan Granica, 1984

Popularités
Du droit à la philosophie du droit
(avant-propos à Les Sauvages dans la cité)
Champ-vallon. 1985

Lecture de Droit de regards


(lecture)
Minuit, 1985

Préjugés devant la loi


in La Faculté de Juger
(avec Vincent Descoinhes)
Minuit, 1985

Schibboleth
Pour Paul Ceylan
GalUée, 1986, 2003

Parages
Gaulée, 1986, 2003

Forcener le subjectile
(pré/ice aux Dessins et portraits d’Antonin ,4rtaud)
Gallimard, 1986

Feu la cendre
Edirions des fr,nmes—Antoinette F9uque, 1987, 1999

Ulysse gramophone
Deux mots pour Joyce
Galilée. 1987
Psyché
1m entions de I autre
Gaulée. /987. /998

Heidegger et la question
De Fesprit et autres essai’
Gaulée, 1987
Flanunarion, Champs /990. 20 / 0
«.

Mes chances
in Confrontation
Aubie,: /988

Mémoires pour Paul de Man


Gaulée, /988

Phèdre
(ed.)
Fla,nniar,on, /989

Some Statements and Fruisms...


-

in The States 01 Theory


-

(ed. Da,,d u roi?)


Colunihia Unn’eesnv Press, /969

Limited INC.
Gaulée, 1990

Du droit à la philosophie
Gaulée, / 990

Le Problème de la genèse dans la philosophie de Kusserl


PUJ’ 1990. 2010

« Interpretations at war. Kant, le Juif,


l’Allemand», phénoménologie et politique
(mélanges offerts è .lacques lè,ninioux)
Bruvelles, ()usia, /990

L’ Autre Cap
Minuit, 199/

Qu’est-ce que la poésie -

(éd. quadrilmgue t
Berlin, Brinckn,ann & Base, 1991
Donner le temps
La fausse monnaie
Gaulée. 1991. 1998

Points de suSpension
Entretiens
(,ali/ee, / 992

L’Ethtque du don
Anne-Marie Mélaillié, /992

Passions
Gaulée, 1993

Saut le nom
Gaulée, 1993

Khora
C,al,lee. /993

Spectres de Marx
6al,lee. 1993

Politiques de l’amitié
Gaulée, /993

Résistances de la psvchanals se
Gaulée. / 995

Moscou aller-retour
Éditions de / ‘Aube, /995, 2005

Mal d’archive
Une impression freudienne
Gaulée, 1995

Apories
Gaulée. /996

Le Monolinguisme de l’autre ou la prothèse d’origine


Gaulée. 1996

Mille e Ire
Volume 5: lignées
(arec Henich Micaéla t
W Blake, 1996
Échographie de la télévision
Entretiens filmés avec Bernard Stiegler
Guidée. INA, 1996

De l’hospitalité
(avec Amie Detiurma,itellei
/997
C’a/,nann-Léi’v.

Marx en jeu
(avec Marc Guillaume et Jean-Pierre Vincent)
Descartes cf Cie, 1997

Le Droit à la philosophie du point de vue cosmopolite


Verdier 1997

Cosmopolites de tous les pays, encore un effort


Gaulée, 1997

Adiett à Emmanuel Lévinas


Gaulée, ‘‘?

Demeure
Maurice Blanchot
Galtlee. 1998

Voile ,

(avec Helene Cixou)


Guidée, 1998

Sur parole
Instantanés philosophiques
Éditions de l’Aube, 1999, 2005

La Contre-allée
Voyager avec Jacques Derrida
(avec Catherine Malabou)
Oninaine littéraire, 1999

Donner la mort
Gaulée. 1999

Tourner les mots


Au bord d’un film
(avec Safaa Fathv)
Guidée, 2000
Le Toucher. Jean-Lue Nancy
Guidée. 2000

États d’âme de la psychanalyse


Gaulée. 2000

Dire l’événement, est-ce possible?


Séminaire pour Jacques Derrida
(avec Alexis Nous.v)
L’Harmattan, 2001

La Connaissance des textes


(avec Jean-Luc Nancy et Siinon Hantaï
Gaulée, 2001

De quoi demain..
Dialogue
(avec Éiisabeth Roudinesko)
Fuyard, 2001
Flanunarion. Champs >‘. 2003

L’ Université sans condition


Gaulée, 2001

Papier Machine
Gaulée, 2001

Atlan
Galliinard, 2001

Fichus
Discours de Franclort
Gaijiée, 2002

Artaud le Moma
Interjections d’appel
Gaulée, 2002

HC pour la vie, c’est-à-dire...


Gahlée. 2002

Au-delà des apparences


(avec Antoine Spire)
Le Bord de I ‘eau, 2002
Marx & Sons
PUF 2002

Voyous
Deux essais sur la raison
Gaulée, 2003

Genèses, généalogies, genres et le génie


Les secrets de l’archive
Gaulée, 2003

Psyché
Inventions de l’autre. vol. 11
Gaulée, 2003

Chaque fois unique. la fin du monde


(présenté par Pascale—Aime Brouit et Michael Nau,s)
Gaulée, 2003

Beliers
Le dialogue inïnterrornpu: entre deux infinis, le poème
Gaulée, 2003

Le Concept du Il septembre
Dialogues à New York (octobre-décembre 20011
(avec Jtfrgen Hahermas)
Gahiée, 2004

Prégnances
À
propos de la peinture de Colette Deblé
Mont-de-Marsan, L’Atelier des Brisants, 2004

Apprendre à vivre enfin


Entretien avec Jean Birnbaum
Gaulée, 2005

Déplier Ponge
Entretien avec Gérard Farasse
Villeneuve-d’Ascq, Éditions du Septentrion, 2005

Surtout pas de journalistes!


Herne. 2005

Pardonner
L’impardonnable et l’imprescriptible
Herne, 2005
Gaulée, 2012
Histoire du mensonge
Prolégomènes
Herne. 2005
Gaulée, 2012

Le parjure, peut-être
«brusques sautes de syntaxe»
Herne, 2005

Et cetera
and so on, und so weiter, and so forth,
et ainsi de suite, und sa Oberall, etc.
Herne, 2005

Les Yeux de la langue


Herne, 2005
Gaulée, 2012

Poétique et politique du témoignage


Herne. 2005

Qu’est-ce qu’une traduction « relevante» )


1-lerne, 2005

L’animal que donc je suis


Gaulée, 2006

Séminaire
La bête et le souverain. Volume I (2001-2002)
Gaulée. 2008

Demeure Athènes
Gaulée. 2009

Séminaire
La bête et le souverain, Volume 11 (2002-2003)
Gaulée, 20)0

Politique et amitié
Entretiens avec Michael Sprinker sur Marx et Althusser
Gaulée, 20/1

Séminaire
La peine de mort. Volume 1(1999-2000)
(édition établie par Geoffrev Bennington.
Marc Crépon et Thoinas Dutoit)
Gohiée. 2012
Heidegger: la question de l’Être et l’Histoire
Cours de l’ENS-Ulm 1964-1965
(avec Thomas Dutoit et Marguerite Derrida)
Galilée, 2013

- Penser à ne pas voir


Ecrits sur les arts du visible I 979-2004
(textes réunis et établis par Ginette Michaud,
Joana Masé et Javier Bassas)
La D/férence, 2013

À dessein, le dessin
suivi de Derrida, à l’improviste
(avec Ginette Michaud)
Le Havre, Franciscopolis éditions, 2013

RÉALiSATION: PAO ÉDITIONS DU SEUIL


IMPRESSION: NORMANDIE ROTO IMPRESSION S.AS À LONRAI
DÉPÔT LÉGAL: FÉVRIER 2001. N°47986-6(1403171)
Imprimé en Fronce
Foi et savoir
Comment penser la religion aujourd’hui, sans
rompre avec la tradition philosophique?
Et qu’est-ce que pardonner après la Shoah,
si le seul pardon qui vaille consiste i pardonner
l’impardonnable? Si le langage même du pardon
s’impose à des cultures qui ne sont ni euro
péennes, ni bibliques?
« Foi et savoir» et «Le Siècle et le Pardon »
(entretien avec Michel Wieviorka) sont deux jalons
importants et complémentaires de la réflexion de
Jacques Derrida sur les urgences historiques de
notre temps de «mondialatinisation»

Jacques Derrida (1930-2004)


Philosophe majeur du xxc siècle, initiateur de
la « déconstruction », il est l’auteur d’une oeuvre
considérable, dont, publiés au Seuil, La Dissémi
nation (1972), L1criture et la Dfférence (1979) et
Signéponge (1988.

i i www.lecerclepoints.com

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