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VINCENT DE COOREBYTER

SARTRE
AVANT LA
PHÉNOMÉNOLOGIE

Autour de
«La nausée»
et de la
«Légende de la
vérité»

OY ZIA
OUSIA.
SARTRE AYANT LA PHÉNOMÉNOLOGIE
Autour de «La nausée»
et de la «Légende de la vérité»

UNIVERSITÉS DE PARIS
BIBLIOTHÈQUE D E LA SORBONNE

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La publication de ce livre a été encouragée par une subvention
accordée p ar le Service de la langue française
de la Direction générale de la Culture et de la Communication
de la Communauté française de Belgique.

DU MÊME AUTEUR
Vincent de Coorebyter,
Sartre face à la phénoménologie. Autour de “L ’intentionnalité" et de “La trans­
cendance de l ’Ego", Bruxelles, Ousia, 2000,696 p.
Juliette Simont et Vincent de Coorebyter (dir.),
Etudes sartriennes, n° 9, Retour critique sur L’Être et le Néant, Bruxelles,
Ousia, 2005.

Aux éditions Vrin :


Vincent de Coorebyter,
« Genèse et structure de la Légende de la vérité » et « Les boxeurs contre la cui­
sine anglaise : sens et totalisation dans la Critique de la raison dialectique, II »,
dans Ecrits posthumes de Sartre, H, avec un inédit de Jean-Paul Sartre, « Frag­
ments posthumes de la Légende de la vérité », coordination scientifique Juliette
Simont, Paris, Vrin, 2001.
Jean-Paul Sartre,
La transcendance de l'Ego et autres textes phénoménologiques, textes introduits
et annotés par Vincent de Coorebyter, Paris, Vrin, 2003, 220 p.
VINCENT DE COOREBYTER

SA R TR E
AVANT LA PHÉNOMÉNOLOGIE
Autour de «La nausée»
et de la «Légende de la vérité»

O Y 2 IA
OUSIA
E U R O R G A N sprl

Éditions OUSIA
Rue Bosquet 37 - Bte 3
B - 1060 Bruxelles
Tél. (322) 647 11 95
Fax (322)647 34 89
e-mail: ousia@swing.be
http ://www.eurorgan.be

DISTRIBUTION

Librairie Philosophique J. Vrin


6, Place de la Sorbonne
F - 75005 PARIS
Tél. (331)43 54 03 47
Fax (331)43 54 48 18
e-mail: contact@vrin.fr
http://www.vrin.fr

© Éditions OUSIA, 2005


ISBN 2-87060-120-4
Dépôt légal 2954/05/6
Imprimé en Grèce par K. MIHALAS S.A.
TABLE ALPHABÉTIQUE DES SIGLES

Afin de ne pas alourdir l’appareil de notes, nous donnerons les références


des citations sartriennes entre parenthèses dans le corps de notre texte, sous la
forme d’un sigle indiquant le titre du volume ou du texte, suivi de la
pagination. Nous procéderons ainsi pour : 1) les articles, livres et recueils
signés Sartre ; 2) les interviews et autres déclarations de Sartre qui se laissent
aisément isoler et titrer, qu’elles paraissent ou non sous sa signature ; 3) La
cérémonie des adieux de Simone de Beauvoir et Les écrits de Sartre de Michel
Contât et Michel Rybalka, dont Sartre est pratiquement co-auteur ; 4) le
collectif sur la genèse des Mots issu des travaux de l’équipe Sartre de l’Institut
des textes et manuscrits modernes (Pourquoi et comment Sartre a écrit Les
Mots, sous la direction de Michel Contât), ouvrage qui livre de nombreux
inédits importants pour notre propos. Enfin, nous traiterons de la même ma­
nière tout développement d’un éditeur ou commentateur (notes, notices, etc.)
encadrant un texte cité en vertu de ces conventions.
Les textes et interviews repris dans un recueil signé Sartre, ainsi que les
textes rassemblés dans Les écrits de Sartre, sont cités sur base de ces recueils
et non dans leur version originale.
Nous donnons ci-dessous, par ordre alphabétique des sigles, les indications
relatives aux références des textes qui ont retenu notre attention dans le cadre
de cette étude. Pour les posthumes ou les textes hors recueil dont nous n’avons
pas employé l’édition originale, et dont le titre ne livre pas cette indication,
nous rappelons entre parenthèses, après la date de l’édition utilisée, la date de
la rédaction (posthumes) ou de l’édition originale du texte (autres). Pour les
dates de rédaction ou de première édition des textes repris en recueil, il
convient de consulter ces recueils.
Afin de faciliter la lecture, tous les textes seront évoqués dans notre étude
par un titre en italiques. Les titres respectent la graphie choisie par Sartre
(L’être et le néant, L ’Idiot de la famille...) ou, à défaut, par l’éditeur d’un
posthume.
Quelques interviews, déclarations et textes de Sartre que nous avons
consultés ne sont pas repris ici parce qu’ils ne se laissent pas isoler et titrer. Les
citations de Satire extraites de ccs sources feront l’objet de notes de références
classiques.
6 TABLE ALPHABÉTIQUE DES SIGLES

AHM L ’affaire Henri Martin (recueil de textes commentés par J.-P.


Sartre), Paris, Gallimard, 1953, 290 p.
Arc « Jean-Paul Sartre répond », entretien avec L'Arc, il0 30, 1966,
p. 87-96.
B Baudelaire (précédé d’une note de Michel Leiris), Paris, Galli­
mard, « Idées », 1980 (1947), 246 p.
CA S. d e B e a u v o ir , La cérémonie des adieux suivi de Entretiens avec
Jean-Paul Sartre, août-septembre 1974, Paris, Gallimard, « Fo­
lio », 1987, 626 p.
CD « Carnet Dupuis », Cahiers R1TM, n° 24 (Études sartriennes VIII),
2001 (1931-32 ?), p. 13-21'.
CDG Carnets de la drôle de guerre. Septembre 1939 -Mars 1940 (nou­
velle édition, augmentée d’un carnet inédit. Texte établi et annoté
par Ariette Elkaïm-Sartre), Paris, Gallimard, 1995, 674 p.
CPM Cahiers pour une morale, Paris, Gallimard, 1983 (1947-48), 602 p.
CR « La conférence de Rome, 1961. Marxisme et subjectivité^ », Les
Temps modernes, n° 560, 1993, p. 11-39.
CRD, I Critique de la Raison dialectique précédé de Questions de métho­
de, 1.1, Théorie des ensembles pratiques (texte établi et annoté par
Ariette Elkaïm-Sartre), Paris, Gallimard, 1985 (1960), 916 p.
CRD, II Critique de la Raison dialectique, t. II (inachevé), L'intelligibilité
de l ’Histoire (texte établi et annoté par Ariette Elkaïm-Sartre),
Paris, Gallimard, 1985 (1958-62), 464 p.
CSCS « Conscience de soi et connaissance de soi », Bulletin de la
Société française de Philosophie, t. XLII, n° 3, 1948, p. 49-93.
DBD Le diable et le bon dieu, Paris, Gallimard, « Folio », 1972 (1951),
252 p.
EEH L ’existentialisme est un humanisme, Paris, Nagel, 1946, 142 p.
EJ Ecrits de jeunesse (édition établie par Michel Contât et Michel
Rybalka), Paris, Gallimard, 1990, 558 p.
EM J.-P. S a r t r e et B. Lévy, L ’espoir maintenant. Les entretiens de
1980 (présentés et suivis du Mot cle la fin par Benny Lévy),
Lagrasse, Verdier, 1991, 102 p.
EN L’être et le néant. Essai d ’ontologie phénoménologique, Paris,
Gallimard, 1966 (1943), 722 p.

1. Celte édition livre la première moitié d’un carnet manuscrit déposé à la


Bibliothèque Nationale de France, et dont la seconde moitié est publiée dans
les Œuvres romanesques, p. 1678-86.
2. Texte établi à partir de notes prises à la conférence de Sartre, réécrites par
Michel Kail.
TABLE ALPHABÉTIQUE DES SIGLES 7

EP « L’écriture et la publication », entretien avec M. S ic a r d , Obli­


ques, n° 18-19, 1979, p. 9-29.
ES M. C ontât et M. R y b a l k a , Les écrits de Sartre3. Chronologie,
bibliographie commentée, Paris, Gallimard, 1970, 784 p.
ESP J.-P. S a r t r e , D. R o u s s e t , G. R o s e n t h a l , Entretiens sur la poli­
tique, Paris, Gallimard, 1949, 212 p.
ETE Esquisse d ’une théorie des émotions, Paris, Hermann, 1969
(1939), 68 p.
G « Je ne suis plus réaliste », entretien avec P. V e r s t r a e t e n ,
Gulliver, n° 1, 1972, p. 39-46.
CN « Préface » aux Guides Nagel (Les pays nordiques ; Danemark ;
Finlande ; Islande ; Notvège ; Suède), Genève/Paris/New York/
Karlsruhe, Nagel, 1952, p. V-VII.
HC/M Huis clos suivi de Les mouches, Paris, Gallimard, « Folio », 1997
(1944/1943), 246 p.
HG « Hommage à Giacometti », Obliques, n° 24-25, 1981 (1979 ou
1980), p. 10.
/ « Interférences », entretien de J.-P. Sartre et S. de Beauvoir avec
M. S ic a r d , Obliques, n° 18-19, 1979, p. 325-29.
ID Het Ik is een Ding : sehets ener fenomenologische beschrijving4
(inleiding van Leo Fretz, vertaling van F. Montens en L. Fretz),
Amsterdam, Boom Meppel, 1988 (1978), 126 p.
IF, I-II L’Idiot de la famille. Gustave Flaubert de 1821 à 1857, t. MI,
Paris, Gallimard, 1971,2136 p.
IF, III L ’Idiot de la famille. Gustave Flaubert de 1821 à 1857, t. III,
Paris, Gallimard, 1972, 666 p.
IF, IV L ’Idiot de la famille. Gustave Flaubert de 1821 à 1857, t. III
(nouvelle édition revue et complétée'), Paris, Gallimard, 1988
(1972), 824 p.
Ion L’imagination, Paris, Presses Universitaires de France, « Quadri­
ge», 1981 (1936), 162 p.
IR « Idéologie et Révolution », Obliques, n° 18-19, 1979 (1960),
p. 293-97.

3. Ce volume cite une multitude de courts textes de Sartre (prières d’insérer,


interviews, etc.), et reprend une trentaine d’essais plus importants, restés
inédits ou difficilement accessibles (cf. Appendice II, p. 501-745).
4. Cette traduction de La transcendance de l'Ego comprend une interview
de Sartre par Leo Fretz (p. 101-25).
5. Cette édition livre les notes de Sartre en vue du quatrième tome de
L’Idiot de la famille (p. 665-812). Toutes nos citations de ce volume porteront
sur ces notes, le texte du troisième tome étant cité dans l’édition de 1972.
8 TABLE ALPHABÉTIQUE DES SIGLES

Ve L ’imaginaire. Psychologie phénoménologique de l ’imagination,


Paris, Gallimard, 1965 (1940), 250 p.
LC, I-II Lettres au Castor et à quelques autres (édition établie, présentée
et annotée par Simone de Beauvoir), t. I (1926-1939) et t. II
(1940-1963), Paris, Gallimard, 1983, 520 et 368 p.
LV « Fragments posthumes de la Légende de la vérité », in J. S im o n t
(dir.), Écrits posthumes de Sartre, II, Paris, Vrin, 2001 (1930-31),
p. 27-57'5.
LW « Lettres à Wanda », Les Temps modernes, n° 531-33, 1990
(1937), p. 1292-1433.
M Les mots, Paris, Gallimard, 1964, 214 p.
MLFO Mallarmé. La lucidité et sa face d ’ombre (texte établi et annoté
par Ariette Elkaïm-Sartre7), Paris, Gallimard, 1986(1952), 172 p.
M-P « Merleau-Ponty8 », Revue internationale de philosophie, n° 152-
53, 1985(1961), p. 3-29.
MPE « Marxisme et philosophie de l’existence », in R. G a r a u d y , Pers­
pectives de l ’homme. Existentialisme, pensée catholique, mar­
xisme, Paris, Presses Universitaires de France, 1959, p. 111-14.
MS Les mains sales, Paris, Gallimard, « Folio », 1980 (1948), 246 p.
OR Œuvres romanesques (édition établie par M. Contât et M. Ry-
balka, avec la collaboration de G. Idt et G. H. Bauer), Paris,
Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1981, CXII-2170 p.
P « Préface » à O. T o d d , Les paumés, Paris, Union générale d ’édi­
tions, « 10/18», 1973, p. 7-14.
PA « Penser l’art », entretien avec M. S ic a r d , Obliques, n° 24-25,
1981, p. 15-20.
PCS M. C ontât (dir.), Pourquoi et comment Sartre a écrit Les Mots9,
Paris, Presses Universitaires de France, 1996, X-500 p.

6. Seule la première partie de la Légende de la vérité était parue dans la


revue Bifur en 1931 (texte repris dans Les écrits de Sartre, présentés ici sous le
sigle ES). Les fragments posthumes correspondent aux trois parties de
l’ouvrage, mais présentent des degrés divers d’achèvement.
7. Ce volume reprend, corrigé et annoté, « L’engagement de Mallarmé »
publié dans le n° 18-19 d’Obliques ; il donne aussi, pour la première fois, la
version intégrale de l’article-préface sur Mallarmé repris en Situations, ¡X.
8. Première version de l’hommage à Merleau-Ponty paru dans Les Temps
modernes et repris en Situations, IV.
9. Cet ouvrage propose de nombreux inédits et textes divers de Sartre, soit
dispersés, soit regroupés sous forme de sélection d’avant-textes des Mots
(Appendice I, p. 417-43) et d’épitextes (Appendice II, p. 445-73).
TABLE ALPHABÉTIQUE DES SIGLES 9

PMPS « Lettre-préface » à F . J e a n s o n , Le problème moral et la pensée


de Sartre suivi de Un quidam nommé Sartre (1965), Paris, Seuil,
1971 (1947), p. 11-12.
PP « Pourquoi des philosophes ? », Annales de l ’Institut de Philoso­
phie et de Sciences morales, 1987 (1959), p. 77-92.
PR/MSS La p... respectueuse suivi de Morts sans sépulture, Paris, Galli­
mard, « Folio », 1985 (1947), 218 p.
QMM « Questions sur la musique moderne », entretien avec J.-Y.
B o s s e u r et M. S ic a r d , Obliques, n° 24-25, 1981, p. 239-54.
RA La reine Albemarle ou le dernier touriste (texte établi et annoté par
Ariette Elkaïm-Sartre), Paris, Gallimard, 1991 (1951-52), 202 p.
RP « La transcendance de l’Ego. Esquisse d’une description phéno­
ménologique », Recherches philosophiques, VI, 1936-37l0, p. 85-
123.
RQ J R éflex io n s su r la question ju iv e , Paris, Gallimard, « Idées », 1965
(1946), 186 p.
RR P. G a v i, J.-P. S a r t r e et P. V ic t o r , On a raison de se révolter.
Discussions, Paris, G a llim a rd , 1974, 378 p.
RV « Avant-propos » à R.D. L a in g et D .G . C o o p e r , Raison et vio­
lence. Dix ans de la philosophie de Sartre (1950-1960), Paris,
Payot, « Petite Bibliothèque Payot », 1976 (1963), p. 5.
S Sartre. Un frfm réalisé par Alexandre Astruc et Michel Contât,
Paris, Gallimard, 1977, 136 p.
SA Les séquestrés d ’Altona, Paris, Gallimard, « Folio », 1986 (1960),
376 p.
SF Le scénario Freud (préface de J.-B. Pontalis), Paris, Gallimard,
1984 (1958-1960), 580 p.
SG Saint Genet, comédien et martyr, Paris, Gallimard, 1978 (1952),
690 p.
SMD « Saint Marc et son double (Le Séquestré de Venise) », Obliques,
n° 24-25,1981 (1961 ?), p. 171-202.
SPF « Sartre parle de Flaubert », entretien avec M. S ic a r d in Essais
sur Sartre. Entretiens avec Sartre (1975-1979), Paris : Galilée,
1989, p. 139-68.
SPK « Lettre-préface au S.P.K. », Obliques, n° 18-19, 1979 (1972), p. 62-
64.
SR « Jean-Paul Sartre répond à ses détracteurs. L’existentialisme et la
politique », in C. A u d r y (clin), Pour et contre l ’existentialisme, s. 1.,
A tlas, 1948, p. 181-90.

10. La version originale de La transcendance de l ’Ego permet de corriger


les coquilles de l’édition Vrin.
10 TABLE ALPHABETIQUE DES SIGLES

S, î Situations, I. Essais critiques, Paris, Gallimard, 1968, 308 p.


S, II Situations, II. Qu'est-ce que la littérature ?, Paris, Gallimard,
1987,330 p.
S, III Situations, III. Lendemains de guerre, Paris, Gallimard, 1977, 312 p.
S, IV Situations, IV. Portraits, Paris, Gallimard, 1980,460 p.
S, V Situations, V. Colonialisme et néocolonialisme, Paris, Gallimard,
1983, 254 p.
S, VI Situations, VI. Problèmes du marxisme, I, Paris, Gallimard, 1975,
384 p.
S, VII Situations, VII. Problèmes du marxisme, 2, Paris, Gallimard, 1980,
342 p.
S, VIII Situations, VIII. Autour de 68, Paris, Gallimard, 1980, 476 p.
S, IX Situations, IX. Mélanges, Paris, Gallimard, 1987, 364 p.
S, X Situations, X. Politique et autobiographie, Paris, Gallimard, 1976,
226 p.
TE La transcendance de l ’Ego. Esquisse d'une description phénomé­
nologique (introduction, notes et appendices par Sylvie Le Bon),
Paris, Vrin, 1985 (1937), 132 p.
TEPF « La théorie de l’État dans la pensée Française d’aujourd’hui11 »,
Revue française de science politique, XLVII, 1, 1997 (1927),
p. 94-106/25-37.
TS Un théâtre de situations (textes rassemblés, établis, présentés et
annotés par Michel Contât et Michel Rybalka), Paris, Gallimard,
« Folio », 1992,438 p.
VE Vérité et existence (texte établi et annoté par Ariette Elkaïm-
Sartre), Paris, Gallimard, 1989 (1948), 142 p.
VPP « Une vie pour la philosophie », entretien avec Jean-Paul Sartre13,
Magazine littéraire, n° 384, 2000 (1975), p. 40-47.

11. Fac-similé de l ’édition originale de cet article, qui était repris dans les
Écrits de Sartre sous le titre « La théorie dé l’État dans la pensée moderne
française » et sous la forme d’une retraduction française de la traduction
anglaise du texte, ce qui altérait fortement la pensée de Sartre. Nous citerons
donc ce fac-similé, en suivant la pagination de 1927 reprise par l ’éditeur
(p. 25-37), mais en indiquant en outre les références correspondantes dans Les
écrits de Sartre.
12. Extraits (déjà publiés en 1982 par la même revue) de l’original français
d’entretiens publiés en intégralité et en anglais dans P. A. S c h il p p (éd.), The
Philosophy of Jean-Paul Sartre, Open Court Pub. Co., 1981.
INTRODUCTION

D’UN LIVRE L’AUTRE


Nous avons publié en 2000, chez le même éditeur, un Sartre face ci la
phénoménologie centré sur les articles fondateurs de la phénoménologie
sartrienne, à savoir le court texte sur l’intentionnalité et l’article, devenu
livre en 1965, sur la transcendance de l’Ego. Le présent Sartre avant la
phénoménologie constitue paradoxalement, cinq ans après, non pas la suite
mais le point de départ du premier ouvrage, les deux volumes paraissant
dans le désordre pour des motifs extérieurs à leur élaboration.
Tous deux constituent en fait, à quelques détails près, la quasi-intégra-
lité d’une thèse de doctorat qui ambitionnait de comprendre l’approche
sartrienne de la phénoménologie en situant ses premières manifestations,
L’intentionnalité et La transcendance de l'Ego, non seulement par rapport
au courant phénoménologique et à l’œuvre ultérieure de l’auteur - ce fut
l’objet de Sartre face ci la phénoménologie -, mais aussi par rapport aux
essais philosophiques rédigés par Sartre avant sa découverte de Husserl à
Berlin en 1933-34. Ces différents essais préphénoménologiques, dominés
par deux œuvres également ambitieuses mais inégalement célèbres, La
nausée et la Légende de la vérité, faisaient l’objet dans notre thèse d’une
étude qui ne pouvait être publiée en 2000 car elle exploitait longuement
des textes alors inédits : d’une part trois fragments posthumes de la
Légende de la vérité, d’autre part la première partie d’un brouillon de La
nausée conventionnellement appelé le Carnet Dupuis.
Ces textes ayant été rendus publics depuis lors, le présent ouvrage
pouvait voir le jour, sous une forme et un titre qui marquent à la fois
l’autonomie et la complémentarité des deux livres que les éditions Ousia
ont accepté d’accueillir. Les essais préphénoménologiques de Sartre sont
étudiés ici pour eux-mêmes et en intériorité, révélant de la sorte une
constellation conceptuelle et métaphysique littéralement fondatrice : il
existe bien un Sartre avant la phénoménologie, qui ne doit rien à Husserl
et qui développe, entre 1924 et son séjour à Berlin, une pensée profondé­
ment originale, soumise pour une part à une autocontestation impitoyable,
et dont on retrouve des traces profondes jusque dans L ’Idiot de la famille
12 INTRODUCTION : D’UN LIVRE L’AUTRE

du fait même que ces convictions premières enveloppaient leur propre


instance critique, cette pensée demeurant fondatrice par ses tensions inter­
nes. Mais, simultanément, il aurait été vain d’interroger les essais préphé­
noménologiques de Sartre en faisant abstraction des traits qui préparent
l’œuvre ultérieure, qui jettent une lumière sur le futur dans la mesure
même où celui-ci, par son accomplissement, permet de distinguer après
coup de véritables commencements phénoménologiques dans un ensemble
de tentatives juvéniles parfois avortées. D ’où le titre finalement retenu,
Sartre avant la phénoménologie, dont le dernier terme vise à reconnaître
les risques d’illusion rétrospective : nous préférons inviter le lecteur à s’en
méfier plutôt que de prétendre les avoir réduits à néant.
Notre dissertation doctorale comportait également une longue entrée
en matière qui n ’est pas reprise ici car elle a déjà fait l’objet d’une publi­
cation sous forme d’article Elle entendait répondre à l’emprise, litté­
ralement écrasante dans les années 1970-1990, de la psychocritique dans
le champ des études sartriennes, y compris en philosophie : une majorité
d’interprètes, en France en particulier, tentait alors de nous convaincre
que la clé de la pensée de Sartre résidait dans des péripéties intimes dont
l’auteur avait multiplié les aveux, des Mots à une foule d’interviews en
passant par des écrits posthumes tels que les Carnets de la drôle de
guerre, ce qui rendait, intentionnellement ou de facto, l’analyse philoso­
phique de la philosophie de Sartre pratiquement dérisoire.
La renaissance d’une critique conceptuelle et phénoménologique de
Sartre en France, depuis une dizaine d’années, a rééquilibré les modes
d’approche. Nous avons néanmoins maintenu dans ce livre, en corps de
texte comme en notes, les nombreuses mises au point destinées à replacer
les étiologies psycho-biographiques au niveau qui nous paraît perti­
nent. Le partage entre le philosophique et l’extra-philosophique constitue
en effet un enjeu essentiel dans les textes étudiés ici, qui reposent souvent
sur des schèmes esthétiques ou métaphysiques très personnels : si l’on
entend rendre raison des raisons de Sartre, il convient de reconnaître la
puissance génératrice d’idéaux dont il a lui-même souligné le caractère
constituant, et qui présentent l’intérêt, à l’analyse, de s’avérer bien plus
complexes et plus intimement tramés de philosophie que les causalités
externes mises en avant par la psychocritique. Circonscrire et déployer ces
transcendantaux subjectifs conduit ainsi, non seulement à contourner

1. V. de C o o r e b y t e r , « Le miroir aux origines », Cahiers RITM, nu 18 (Etudes


sartriennes VU), 1998, p. 73-116.
INTRODUCTION : D’UN LIVRE L’AUTRE 13

l’opposition binaire entre concepts et affects, mais également à renverser


le jeu des éclairages : loin que les témoignages autobiographiques donnent
la clé des essais théoriques, c’est Pélucidation de nœuds métaphysiques
originels qui permet d’évaluer l’impact réel de nombreuses scènes
rapportées par Sartre ou ses intimes. Le fait que notre premier chapitre
soit nettement plus aride que les suivants, dans la forme comme sur le
fond, n’a pas d’autre origine : en cherchant à cerner le sens de l’idée de
contingence, nous avons découvert un réseau très dense et rigoureux de
notions, de schèmes et de distinctions formelles, conditions de possibilité
autant que d ’expression d ’une expérience métaphysique c’est-à-dire vécue
en tant que pensée.

Entre-t-on vraiment dans un mort comme dans un moulin ? Sartre lui-


même n’en était sans doute pas convaincu, qui s’est senti contraint de
justifier le point de départ de L ’Idiot de la famille (IF, I, 8-9). L’effort
d’argumentation a valeur d’aveu ; dans tous les cas, il reste une dose
d’arbitraire dans l’angle d’attaque choisi. Notre ambition étant
d’appréhender le socle originel de la pensée sartrienne, le risque
d’arbitraire porte sur les dates et les thèmes, c’est-à-dire les textes retenus.
Or les décisions de cet ordre sont toujours tardives : c’est au terme d’un
travail d’interprétation que l’on peut situer Pacte de naissance d’une
entreprise philosophique ; c’est le point d ’arrivée qui accrédite le point de
départ. Annie Cohen-Solal, comptable d’une biographie psycho­
intellectuelle exhaustive, ne pouvait trouver meilleure entrée en matière
qa’ Une défaite ; de même, Istvân Mészâros voit à juste titre, dans la
réponse du jeune Sartre à l’enquête sur les étudiants menée par les
Nouvelles littéraires en 1929, l’annonce par excellence du projet de
totalisation qu’il lui prête2 - nous aurons d ’ailleurs l’occasion d’aborder
nombre d’éléments de cette lettre-réponse.
Cherchant pour notre part le moment où une armature conceptuelle
originale se met en place et commence à évoluer de sa vie propre, nous
devons repérer les textes de jeunesse porteurs de ces capacités d’engen-
drement. Le premier article publié par Sartre n’est pas le plus décisif pour
la compréhension de son parcours : La théorie de l'État dans la pensée

2. 1. M e s z a r o s , The Work of Sartre, Brighton : Harvester Press, 1979, t. I,


p. 30-31.
14 INTRODUCTION : D’UN LIVRE L’AUTRE

Française d ’aujourd’hui (sic), paru en 1927, a suscité quelques parallèles


avec La transcendance de l ’Ego parce que trois alinéas d ’allure kantienne
récusent le passage du fait au droit, d’une fonction (étatique) à un être
(séparé), mais ce rapprochement reste ténu et rétrospectif (TEPF, 28-29,
34-35, 36 / ES, 521, 527-28, 529) ; par contre, l’article méritera de nous
retenir sur la question précise des totalisations sociologiques. D ’autres
textes des années 1920-1930 seront également évoqués dans la seule
mesure où ils connaîtront des prolongements dans l’œuvre ultérieure,
alors qu’ils demeurent globalement présartriens3 ou sont d’ordre fiction-
nel ; il en va ainsi de la plupart des Ecrits de jeunesse rassemblés sous ce
titre par Michel Contât et Michel Rybalka. Ajoutons que bien des essais
des années 20-30 sont, soit perdus, soit inaccessibles à ce jour, en raison
parfois d’un caractère scolaire qui retarde leur publication4.
Il n ’en va pas de même avec L ’art cinématographique, texte peu
connu mais dont nous partirons car il offre une excellente voie d’accès
aux schèmes esthétiques et métaphysiques de Sartre, motif pour lequel
nous en retrouverons l’écho jusque dans L ’Idiot de la famille. Nous pour­
suivrons l’analyse avec La nausée, qui sera étudiée ici dans la mesure où
elle participe des premières percées théoriques sartriennes. Sartre a en
effet témoigné du fait que La nausée, dont il entame la version finale à
Berlin, alors qu’il travaille sur Husserl, ne doit rien de décisif à ce dernier
car il avait déjà développé une vive attention « aux choses mêmes » avant
de lire les Ideen, ce qui lui permettra d ’emprunter à Husserl mais aussi de
le contester au fil du journal de Roquentin : La nausée, roman phénomé­
nologique à certains égards, doit être réinscrite dans la lignée des œuvres
préphénoménologiques de Sartre (OR, 1664). D ’autre part, nous exploite­
rons les notes de travail recueillies dans le Carnet Dupuis, ces notes
préparatoires à La nausée révélant des présupposés métaphysiques et des
ambitions qui ne cesseront d’animer Sartre. Enfin, nous consacrerons trois
chapitres à la Légende de la vérité, témoin privilégié du mythe de
« l’homme seul » forgé par Sartre, œuvre aussi importante qu’étonnante,
dont le sens reste ouvert même au terme d’un examen systématique.

3. Sartre l’indique dans un dialogue avec Michel Contât (S, X, 208) : « Je vous
laisse publier les inédits qui sont complètement morts, comme ces écrits de jeunesse
que vous donnez dans la Pléiade et où je ne me reconnais même pas, ou plutôt, je les
reconnais avec une sorte de surprise, comme les textes d’un étranger qui m’aurait été
familier il y a très longtemps. »
4. Sur ce point voir £7, 35 ; ces inédits sont présentés en EJ, 22-28.
INTRODUCTION : D’UN LIVRE L’AUTRE 15

On ne s’étonnera pas que l’idée de contingence domine cette constel­


lation textuelle, du moins au plan philosophique. Mais nous traiterons
aussi de thèmes qui n’ont rien de marginal, et qui modifieront peut-être
l’image reçue de l’idiosyncrasie sartrienne. Il n’y aurait pourtant là, dans
le meilleur des cas, rien que de banal : notre travail est centré sur une pé­
riode où Sartre se dégage des pesanteurs académiques, impose ses lignes
de force, mais n’accède pas encore à la maturité philosophique - où Sartre
« devient » Sartre mais ne sait pas encore quel Sartre il deviendra. Or
nombre de ses textes rédigés dans les années 1920 ou 1930 sont long­
temps restés inédits, ou quasi inaccessibles : l’image de cette période
d’autoformation s’est d’abord calquée sur la manière dont Sartre et
Simone de Beauvoir l’ont décrite dans leurs récits autobiographiques, tous
postérieurs à 1950.
Depuis une vingtaine d’années il est au contraire possible de multi­
plier les points de vue, tout en donnant un poids inattendu à certains élé­
ments rapportés par Sartre et Beauvoir eux-mêmes. En effet, la publi­
cation des Écrits de Sartre en 1970, et surtout l’abondance des posthumes,
ont révélé bien des textes appartenant à la période qui nous occupe (Écrits
de jeunesse, premières Lettres au Castor et à quelques autres, fragments
intégrés aux Œuvres romanesques, textes livrés en appendice des Écrits
de Sartre, etc.). En outre, le quasi-monopole des Mots et des mémoires du
Castor a été rompu, ces ouvrages se laissant désormais confronter aux
Lettres au Castor et aux Carnets de la drôle de guerre, aux biographies de
Sartre et de Simone de Beauvoir (Cohen-Solal, Gerassi, Deirdre Bair...),
et enfin aux avant-textes des Mots repris dans le collectif dirigé par
Michel Contât. Enfin, les posthumes comblent plusieurs vides dans la
production théorique - Légende de la vérité, Cahiers pour une morale,
Vérité et existence, second tome de la Critique de la Raison dialectique -,
ces œuvres interrompues mettant en évidence, y compris par leurs
impasses, des valeurs et des préoccupations qui ont travaillé Sartre bien
au-delà de ce que l ’on croyait savoir. C ’est dire que nos essais d’inter­
prétation doivent se lire, en ce qu’ils pourraient avoir d ’inattendu, comme
autant d'hypothèses de lecture, longuement étayées, mais susceptibles
d’être revues sur base d’une connaissance plus complète de l’itinéraire
sartrien.
PREMIÈRE SECTION

LE TEMPS DE LA CONTINGENCE
CHAPITRE 1

SCIENCE, MÉTAPHYSIQUE, ESTHÉTIQUE

S. de B. - Et d’où vous est venue la première de vos idées


importantes - qui est restée toujours sous une forme ou sous une autre
- l’idée de la contingence ?
J.-P. S. - Eh bien, la première allusion à cette idée, je la trouve dans
le carnet des suppositoires Midy.
S. de B. - Racontez ce qu’était ce carnet.
J.-P. S. - Le carnet je l’ai trouvé dans le métro. C ’était en khâgne,
c’était mon premier carnet philosophique et je l’avais pris pour marquer
toutes les choses que je pensais. (...) Mais ce qu’il y a de bizarre, c’est le
début de la pensée sur la contingence. J’ai pensé sur la contingence à
partir d’un film. Je voyais des films où il n’y avait pas de contingence, et
quand je sortais, je trouvais la contingence. C’est donc la nécessité des
films qui me faisait sentir à la sortie qu’il n’y avait pas de nécessité dans
la rue. Les gens se déplaçaient, ils étaient quelconques... (...)
S. de B. - Ça vous touchait affectivement, la contingence ?
J.-P. S. - Oui. Je pense que si je l’ai découverte avec les films et la
sortie dans les rues, c’est que j ’étais fait pour la découvrir.
S. de B. - D ’ailleurs dans Les Mots, il y a une expérience de l’exis­
tence, qui est peut-être un peu reconstruite par vous aujourd’hui, mais
enfin qui s’est traduite par un concept philosophique.
J.-P. S. - Certainement.
S. de B. - Et qu’est-ce que vous écriviez dans les Suppositoires
Midy sur la contingence ?
J.-P. S. - Que la contingence existait comme on pouvait le voir par
contraste entre le cinéma, où il n’y a pas de contingence, et la sortie
dans la rue où, au contraire, il n’y a que ça.
S. de B. - Vous avez écrit un Chant de la contingence.
J.-P. S. - J’ai écrit un Chant de la contingence.
S. de B. - À quel âge ?
J.-P. S. - En troisième année de l’Ecole normale. « J’apporte l’oubli
et j ’apporte l’ennui. » Voilà les premiers mots1...

1. En 1975, soit un an après ce dialogue, Sartre rapportait un incipit légèrement


différent : « J’apporte la tristesse, j ’apporte l’oubli » (EJ, 23).
20 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE

S. de B. - Oui. C’était le côté fade, ennuyeux, de l’existence, comme


vous l’avez dit plus tard dans La Nausée. (CA, 199-200)

II faut en prendre son parti : La nausée recueille l’essentiel de la théo­


rie de la contingence mais ne livre pas le ressort de cette découverte, dont
les traces immédiates pourraient être définitivement perdues. Selon Sartre
les premières allusions à ce concept dateraient de 1924, époque du Carnet
Midy, qui ne contient pourtant aucune rubrique consacrée à la contingen­
ce2 ; quant au Chant de la contingence, rédigé au plus tard en 1926, il
semble avoir disparu, à l’instar d'Empédocle - texte plus ample dans le­
quel il aurait dû s’insérer - et de L ’arbre, poème écrit vers 1930 et consa­
cré à la même thématique (EJ, 23 ; LC, I, 26-28). La nausée vient donc
trop tard, épanouissement différé d’une intuition qu’il faudrait saisir sur le
vif, au plus près de Vinsight originel. C ’est pourquoi nous lui préférerons
d’abord L ’art cinématographique, discours de distribution des prix pro­
noncé le 12 juillet 1931 au lycée du Havre, où Sartre occupait son premier
poste de professeur de philosophie3. Les motifs de méthode - ne pas enga­
ger les créations littéraires dans une analyse aveugle à leur ambition fiction-
nelle - ne sont pas seuls à expliquer ce choix : si nous consacrerons le pro­
chain chapitre aux aventures d’Antoine Roquentin, ces références roma­
nesques tourneront autour du thème de la temporalité qui forme le cœur de
L ’art cinématographique et, selon nous, de l’intuition de la contingence.

Liberté contre déterminisme ?

Mettant l’accent sur la vision de la temporalité qui s’annonce dans L'art


cinématographique, nous négligerons la majeure partie du discours soit
tout ce qui le rattache à la série des réflexions sartriennes sur le cinéma.
Istvân Mészâros, le seul à s’être inquiété des enjeux philosophiques de ce
texte de circonstance, procède déjà de la sorte pour déployer une interpréta­
tion dont il nous faut partir car elle est à la fois séduisante, tant elle répond
aux principes fondamentaux du sartrisine, et sujette à caution, dans la me­
sure où elle véhicule des approximations largement partagées par la critique.

2. Nous y reviendrons en fin de chapitre ; pour la datation et la description de ce


posthume voir EJ, 24, 437, 441.
3. Sur l’origine et la publication du texte cf. ES, 25, 53-54 et A. C o h e n - S o la l,
Sartre. 1905-1980, Paris : Gallimard, « Folio », 1989, p. 157-60. La partie théorique
du discours est reprise in ES, 546-52.
SCIENCE, MÉTAPHYSIQUE, ESTHÉTIQUE 21

Istvân Mészâros détaille fidèlement la progression de L ’art cinéma­


tographique, mais la synthèse qu’il en propose est simplificatrice. Mészâ­
ros discerne, dans le chef de Sartre, « une tension entre son adhésion
passionnée à la spontanéité, à la surprise de la vie, et l’acceptation d’une
conception de la temporalité comme concaténation absolue dans le inonde
environnant4 ». Soit la dichotomie familière de la liberté et de ta nécessité,
de la spontanéité et du déterminisme, du pour-soi et de l’en-soi, qui dès
1931 prendrait la forme d’un strict partage des rôles, les aits du mouve­
ment (musique, théâtre et cinéma) ayant pour fonction de redoubler le
temps déterministe de la science, de le représenter au dehors, incarné dans
les choses5. Cette compréhension du discours sur le cinéma repose sur un
passage dans lequel l’audace le dispute au refus d’argumenter, Sartre
distinguant ex abrupto deux modes de déroulement temporel :

Vous savez que chaque instant dépend étroitement de ceux qui l’ont
précédé, qu’un état quelconque de l’univers s’explique absolument par
ses états antérieurs, qu’il n’est rien de perdu, rien de vain, que le présent
s’achemine rigoureusement vers l’avenir. Vous le savez parce qu’on vous
l’a enseigné. Mais si vous regardez en vous-même, autour de vous, vous
ne le sentez point : vous voyez naître des mouvements qui semblent
spontanés, comme l’agitation soudaine de la cime d’un arbre ; vous en
voyez mourir d’autres, comme des vagues sur le sable et leur force vive
semble mourir avec eux. Il vous paraît qu’un lien fort lâche unit le passé
au présent, que tout vieillit au hasard, en désordre, à tâtons. (ES, 548-49)

La première modalité temporelle se laisse aisément identifier : il s’agit


du déterminisme, dont Sartre propose une version scolaire qui réapparaî­
tra tout au long de son œuvre sans modification notable. Le déterminisme
joue sur deux dimensions, le présent et le passé, étroitement soudées l’une
à l’autre puisque parfaitement homothétiques : le présent pur produit du
passé, effet réductible à ses causes efficientes, sans reste ni innovation ; le
passé en aucune manière dépassé mais au contraire retenu dans le présent,
repérable par ses conséquences : « rien de perdu, rien de vain », comme
l’enseignait Lavoisier. Ce causalisme ne ménage qu’une place dérivée à
l’avenir, vers lequel le présent « s’achemine rigoureusement » sous la
seule pression de ses antécédents et non en vertu d’une téléologie intrin­
sèque : cet avenir laplacien est intégralement prévisible et réductible au

4.1. M esza r o s , op. cil., t. 1, p. 55 (notre traduction).


5. ibid., p. 53.
22 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE

passé, puisque aussi bien « le déterminisme (...) pose que, tel phénomène
étant donné, tel autre doit suivre nécessairement » (/", 68). Dans ce temps
irréversible, tout se survit au moyen de liaisons contraignantes.
Selon Mészâros, Sartre tient le déterminisme pour le temps des
sciences de la nature, de l ’inerte ou de la matière, le royaume de la raison
analytique auquel il opposerait, dès L ’art cinématographique, les droits de
la conscience et de la praxis. Il se confirmerait donc, d ’une part que
l’ignorance sartrienne en sciences était abyssale et a retenti sur son onto­
logie, d’autre part que Sartre a toujours identifié en-soi, matière et déter­
minisme afin de leur opposer la liberté du pour-soi. C ’est la thèse d’un
interprète aussi attentif qu’Anton Manser, qui comme bien d’autres6 se
fonde sur la description de l’en-soi dans L ’être et le néant :

Il [Sartre] essaie d’exprimer Je fait (ou ce qu’il prétend être un fait) que
le monde, à l’exception du cas des esprits humains, est le domaine dans
lequel jouent les lois causales. (...) Les êtres humains, parce qu’ils ont
des corps, font partie du monde en ce sens physique ; en conséquence,
ils sembleraient aussi être non libres, être soumis à la loi de la causalité.
(...) Tout ce que j ’ai essayé de faire ici est de montrer le sens des
propositions de Sartre à propos de l’en-soi, et de soutenir qu’elles ne
sont pas aussi particulières qu’elles le semblent à première vue. Il y a
des difficultés évidentes, d’un point de vue scientifique, à accepter
certaines de ses assertions à propos de l’ordre causal ; il ne mentionne
pas le problème de l’indétermination dans la physique moderne. Ceci
est dû au fait que le monde ne l’intéresse pas, sauf dans la mesure où il
constitue un décor pour les activités des être humains7.

6. L’interprétation de Mészdros et de Manser est partagée par : V. M. A m es,


« Mead and Sartre on Man », The Journal of Philosophy, LIII, 6, 1956, p. 205-207,
211 ; R. A r o n , Histoire et dialectique de la violence, Paris : Gallimard, 1973, p. 195-
96 ; À . B R U N N E R , La personne incarnée. Étude sur la phénoménologie et la philo­
sophie existentialiste, Paris : Beauchesne, 1947, p. 140-42 ; R. G a r a i i d y , Questions
¿t Jean-Paul Sartre précédées d ’une lettre ouverte, Paris : Clarté, 1960, p. 74-76 ; R.
G u t w ir t h , La phénoménologie de Jean-Paul Sartre. De « L ’être et le néant » à la
« Critique de la raison dialectique », Bruxelles, Anvers : Erasme, Toulouse : Privai,
1973, 1re partie, ch. III ; D. G. Jo a n n i s , Sartre et le problème de la connaissance,
Saint-Foy : Presses de l’Université Laval, 1997, p. 45-46 ; E. M o u nie r, Carnets de
route, III. L'espoir des désespérés, Paris : Seuil, 1953, p. 165-66 ; J. Tu e a u , La philo­
sophie de Sartre, Ottawa : Éditions de l ’Université d’Ottawa, 1977, p. 96-97.
7. A . M a n se r, Sartre. A Philosophie Study, Westport : Grecnwood Press, 1981,
p. 47-48 (notre traduction).
SCIENCE, MÉTAPHYSIQUE, ESTHÉTIQUE 23

Le reproche est clair : Sartre en est resté à Descartes, s’enfermant dans


une véritable ignorance et « un silence épais concernant les développe­
ments de la science contemporaine* ». Le partage établi par Michel Fou­
cault entre les deux courants de la philosophie française issus de Husserl
(philosophies du sens et du sujet versus philosophies du concept et de la
rationalité) sort ainsi ses effets en menaçant de devenir un lieu commun :
il est entendu que l’existentialisme a raté le coche, a renoncé à saisir la
logique scientifique, et ce sous l’impact de Sein und Zeit mais surtout de
l ’être et le néant, « œuvre emblématique de la nouvelle orientation qui se
donnait désormais pour objet de réflexion non la science - absente à un
degré stupéfiant de la pensée de Sartre - mais l’existence quotidienne9».
En première approximation, ce jugement se tient. La réflexion sur la
connaissance occupe la portion congrue dans L ’être et le néant, ce que
l’on peut tenir pour un symptôme parmi d’autres du rejet de l’univers
scientifique qui court tout au long des œuvres de jeunesse de Sartre. La
Légende de la vérité disqualifie les leçons de la science pour leur opposer
les droits de « l’homme seul », écrivain, philosophe ou artiste dont le juge­
ment individuel doit littéralement retrouver droit de cité. On retrouve cet
éloge de l’homme seul, et le mépris pour les savants qui l’accompagne,
dans l’ensemble de la période 1920-1930, comme le montrent aussi bien
les Écrits de jeunesse publiés à titre posthume (E J, 301-303) que les textes
apparemment disparus (ainsi d’une pièce écrite au service militaire, Épi-
méthée, qui opposait l’homme seul à l’ingénieur - E J, 24 ; TS, 241).
L’hostilité du jeune Sartre à l’égard des prétentions scientistes voire
scientifiques est indéniable, qu’on l’impute ou non aux mauvais rapports
qu’il entretenait avec sa famille de polytechniciensl0.
Mais on ne peut en conclure que L'art cinématographique concède le
causalisme dans l’univers matériel pour sauvegarder la liberté de la con­
science au plan philosophique. Cette opposition apparemment sartrienne
est en fait combattue tout au long de L ’art cinématographique, texte dont
trois éléments infirment l’interprétation qu’en donne Mészâros : 1) Sartre

8. M . B itb o l, L ’élision. Essai sur la philosophie d ’E. Schrödinger, in


E, Schrödinger, L ’esprit et ta matière, Paris : Seuil, 1990, p. 92.
9. K. Pomian, « La science dans la culture », Le Débal, n" 50, 1988, p. 164.
10. Quant au rapport science/bcau-père voir CA, 205. La mère de Satire, Anne-
Marie Schweitzer, épousera deux camarades de promotion de son frère Georges à
Polytechnique, soit les futurs père et beau-père de Sartre (Album Jean-Paul Sartre.
Iconographie choisie et commentée par Annie Cohen-Solal, Paris : Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade », 19 9 1, p. 18).
24 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE

n’accorde rien au déterminisme ; 2) il ne manifeste pas une « adhésion


passionnée à la spontanéité » ; 3) ce ne sont pas deux mais bien trois
modalités temporelles qui se font jour ici et qui hanteront toute son œuvre.

Sartre et la science

L’identification hâtive entre science, déterminisme et en-soi participe


du flou qui entoure la vision sartrienne de la science. On néglige d’ordi­
naire, d’une part l’ampleur des lectures du jeune Sartre dans le domaine
des sciences, très présentes à l’époque dans l’enseignement français de la
philosophie (VPP, 42), d’autre part la diversité des régimes de discours
par lesquels Sartre traite du monde matériel ou des sciences de la nature,
avec pour conséquence de lui reprocher des lacunes ou des identifications
qu’il n’a pas commises. Ces reproches perdent souvent de leur sens si l’on
distingue dans le corpus sartrien, par ordre croissant d’abstraction et
d’originalité :
- des réfèrents culturels qui témoignent de l’atmosphère intellectuelle
du siècle et de la mémoire scolaire des siècles passés : Sartre puise dans la
culture scientifique de l’honnête homme, qu’on pourrait définir comme
une lacune dans l’ignorance. Ses zones d’ombre sont donc incontestables,
mais s’il insiste plus fréquemment sur la mécanique classique que sur la
mécanique quantique, sur la Gestalttheorie que sur le théorème de Godel,
c’est parce qu’il choisit ses références en fonction d’exigences rhétoriques
ou pédagogiques (critique des présupposés de la psychologie, mise en
évidence de la spécificité du pour-soi par contraste avec le déterminisme
classique...), ou parce qu’il procède à des mises au point historiques qui
n’appellent pas d’autres informations (restitution de l’atmosphère intel­
lectuelle des xvmc et xix¿ siècles, qui gagne de l’ampleur en passant de
L'imagination à L ’Idiot de Ici famille). Le déterminisme laplacien est
souvent convoqué parce qu’il a incarné l’idéal scientifique par excellence,
mais il n’est pas présenté comme « la » leçon des sciences ou le mode
d’être de Pen-soi ;
- une réflexion criticiste qui distingue les démarches, les domaines et
les droits respectifs de la raison analytique et de la raison dialectique. A
l’inverse du régime de discours précédent, le propos est ici d’une grande
abstraction et ne s’accompagne de considérants scientifiques qu’en cas de
nécessité. S’interrogeant sur les principes d’intelligibilité de l’analytique
et du dialectique, Sartre doit se risquer à quelques considérations physico­
SCIENCE, MÉTAPHYSIQUE, ESTHÉTIQUE 25

chimiques pour faire pièce aux dialectiques de la nature, mais il n’a pas à
s’embarrasser du problème de l’indéterminisme dans Fatomistique con­
temporaine : cette controverse intra-scientifique n’enlève rien au fait que
la physique ressortit à la raison analytique ;
- de nombreux développements gnoséologiques" qui offrent une ré­
flexion sur le statut et les conditions ontologiques de la vérité, sans pré­
tention transcendantale à la manière de Kant ou de Husserl. Il ne s’agit
pas de fonder la physique ou les mathématiques mais d’élucider conjoin­
tement l’être de la connaissance et l’être du sujet connaissant, de se de­
mander ce que doivent être l’homme et le monde pour que la vérité et
l’erreur soient possibles. Inaugurée par la Légende de la vérité et reprise
par L ’être et te néant (dans son chapitre sur « La transcendance »), cette
préoccupation culmine avec Vérité et existence et se prolonge sporadique­
ment dans la Critique de la Raison dialectique et L ’Idiot de la famille ;
- un régime de discours strictement ontologique, dont les temps forts
sont L’être et le néant et la Critique de la Raison dialectique et qui ne doit
rien à l’état des connaissances scientifiques. Car Sartre n’est pas White-
head, Teilard de Chardin ou Bergson : il ne prétend pas fonder sa pensée
sur les leçons de la science contemporaine, il 11e se risque jamais à
importer les données de la physique (qui concernent l’objet physique tel
qu’il se donne à un sujet physique) dans l’univers du philosophe (qui
pense le monde en général du point de vue de l’homme en général), ou
vice-versa. L’interminable plaidoyer de L ’être et le néant en faveur de la
liberté ne cherche aucun appui dans l’indéterminisme de la mécanique
quantique et n’adopte jamais les termes d’une certaine psychologie
soucieuse d’élucider les rapports de l’esprit et de la matière, du compor­
tement et du système nerveux, de l’âme et du corps : confondant les plans,
ce genre de propos serait littéralement insensé pour un phénoménologue.
Sartre refuse donc d’accorder le déterminisme à F en-soi : la spécificité de
l’ontologie, « explicitation des structures d’être de l’existant pris comme
totalité », lui interdit de faire droit aux données scientifiques (EN, 358).
C’est pourquoi Sartre ne se prononce pas sur l’indétermination des phéno­
mènes corpusculaires, mais désigne « le principe d ’identité » comme « loi
d’être de F en-soi » : ce n’est pas le déterminisme mais l’identité à soi qui
norme l’en-soi, ce caractère ontologique ultime le différenciant d’un pour-

11. A la différence de l ’épistémologie, la gnoséologie étudie l’acte de connaître


« en général et a priori » (A. L a la n d r , Vocabulaire technique et critique de la
philosophie, Paris : Presses Universitaires de France, 1972, p. 387).
26 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE

soi voué à être ce qu’il n’est pas et à n’être pas ce qu’il est 1
2 (EN,
257-58 ;
C D G , 460 ; CSCS, 69). On notera d’ailleurs que l ’en-soi ne correspond
pas à la sphère ontique de la matière, à laquelle il faudrait opposer quelque
forme d’esprit : il s’agit d’un mode d’être fondamental qui échappe à ce
dualisme classique, comme en témoigne le fait que le passé relève de l’en-
soi alors qu’il est l’immatériel par excellence ;
- enfin, Sartre se risque à des « aperçus métaphysiques » aussi fugaces
qu’essentiels (EN, 711). Distincte de l’ontologie car définie comme réfle­
xion sur les raisons d’être de l’être, comme réponse au « pourquoi » ulti­
me, la question métaphysique chez Sartre débouche avec une rare constan­
ce sur la même réponse : « la contingence absolue de l’existant », conclu­
sion dont Sartre n’a pas l’exclusivité mais dont, plus que quiconque, il
s’efforce de tirer toutes les conséquences (EN,
358, 713-15, 359).

Défi métaphysique

C’est donc au plan métaphysique qu’il faut apprécier l’avènement


gratuit, languissant et capricieux de l’être que L ’art cinématographique
oppose à la tradition déterministe française : non seulement Sartre
n’accorde rien au causalisme, mais il l’attaque sur le terrain extra-scienti­
fique, celui-là même où la polémique est la plus intense parce qu’elle
s’approche de l’idéologique et du religieux.
L’audace sartrienne s’appuie sur d ’illustres précédents : sans parler de
la querelle des futurs contingents, Hume et Kant ont préparé les esprits à
tenir la causalité pour une fiction nécessaire plutôt qu’une vérité a poste­
riori. Par ailleurs, Sartre s’est classé premier au concours d’agrégation de
1929 grâce à une dissertation au sujet apparemment sartrien - « Liberté et
contingence » -, mais qui participait du positivisme spiritualiste de Lache-

12. En rapprochant l ’en-soi de l ’Être parmenidien, Gadamer donne coips au


principe synthétique et discriminant de l’identité à soi de Pen-soi (H.-G. G a d a m e r ,
* L ’Être et le Néant », Les Temps modernes, n" 547, 1992, p. 11-15). L’opposition
en-soi/pour-soi sera retravaillée par la Critique de la Raison dialectique où elle
cédera la place au couple \ntrüe/praxis, sans que Sartre introduise pour autant le
déterminisme au plan ontologique : c’est l ’inertie qui devient le trait saillant du
second membre du couple fondamental (ce caractère appartenait du reste déjà à
l’en-soi, scion une continuité particulièrement sensible en CRD , I, 162, 336-37,
CPM, 458-59 et PP?, 86-87, et mise en évidence par D. G i o v a n n a n g e l i , La fiction
de l ’être. Lectures de la philosophie moderne, Bruxelles : De Boeck, 1990, p. 109-21).
SCIENCE, MÉTAPHYSIQUE, ESTHÉTIQUE 27

lier, Ravaisson, Lachièze-Rey et Boutroux, soit une réaction collective


contre le déterminisme1’. Rappelons notamment que Boutroux, spécialiste
de Kant dont l’enseignement avait marqué la Sorbonne et est salué par La
transcendance de l ’Ego, avait publié en 1874 son célèbre De la contin­
gence des Lois de la nature, ouvrage dirigé contre la thèse d’une nature
organisée selon un ordre causal. Il reste que Sartre va beaucoup plus loin
que ses prédécesseurs, motif pour lequel il ne reconnaît aucune véritable
dette sur ce thème. Chez Boutroux, la contingence des lois naturelles est
établie pour mieux réinsérer, dans cet univers où la nécessité n’est plus
souveraine, un finalisme et une harmonie d’inspiration lamarckienne, une
liberté intelligible et une providence nommément assumée comme telle '4.
De même, la vision sartrienne de la contingence outrepasse les apports de
Kant et de Lachièze-Rey, qui tendent au conventionnalisme, comme de
Husserl, qui imagine très ponctuellement un monde chaotique soumis aux
caprices du Malin génie cartésien : leurs approches du contingent ne
délitent que nos habitudes mentales, notre aspiration à la rationalité, sans
effleurer le problème de l’existence. Même dans un univers laplacien la
vision sartrienne ne serait pas ébranlée, car elle repose sur une intuition
directe de la contingence saisie au plus profond de l’Être, sur le fait que
l’ordre de l’être ne peut rendre compte de l’être mis en ordre (EN, 359).
Le déterminisme ne fait pas le poids contre la contingence car le premier
énonce des relations intellectuelles entre plusieurs dimensions abstraites
au plan physique, tandis que la seconde dévoile le noyau métaphysique
des choses, comme le découvre Roquentin face à la racine de marronnier :

Évidemment je ne savais pas tout, je n’avais pas vu le germe se


développer ni l’arbre croître. Mais devant cette grosse patte rugueuse,
ni l’ignorance ni le savoir n’avaient d’importance : le monde des
explications et des raisons n’est pas celui de l’existence. (OR, 153)

Cette vision de la contingence doit sans doute une part de son assu­
rance à Bergson Les premières réflexions sartriennes sur le cinéma se

13. A. C a n i v e z , « Henri Bergson », in Histoire de la philosophie, Paris : Galli­


mard, « Bibliothèque de la Pléiade » , t. III, 1974, p. 286 ; P. S o u l e z , F. W o r m s ,
Bergson, Paris : Presses Universitaires de France, « Quadrige », 2002, p. 85.
14. E. Boutroux, De la contingence des Lois de la nature, Paris : Presses Uni­
versitaires de Fiance, 1991, p. 143-150.
15. L’influence bergsonienne sur Sartre est surestimée chez D. C o llin s (Sartre
as Biographe)-, Cambridge, London : Harvard University Press, 1980, p. 9-15),
28 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE

placent sous l’égide de Bergson (EJ, 389) ; en outre, Sartre s’est converti
à la philosophie en lisant YEssai sur les données immédiates de la con­
science sur la suggestion d’un professeur de khâgne : à l’époque, Sartre
découvrait dans ce livre une description fidèle de sa propre vie psychique,
soit une manière de vérité16. Or Bergson a conduit toute une génération à
se défier des concepts et du temps des horloges, comme à refuser le déter­
minisme en psychologie (Essai sur les données immédiates de la con­
science, Matière et mémoire) et en biologie (L ’évolution créatrice). Plus
précisément, YEssai sur les données immédiates a montré que le réduc­
tionnisme scientifique substitue des grandeurs extensives et une causalité
mécanique à la dialectique vivante des qualités et de la durée : un lecteur
assidu de Bergson tiendra les données scientifiques pour un masque
trompeur. Aux dires mêmes de Sartre, Bergson a également conforté le
primat qu’il accordait à l’intuition comme source première de connaissan­
ce : Bergson a montré que la connaissance commence avec l’intuition, que
nous devons « saisir le monde » et que la tâche du philosophe est d’expli­
quer ses intuitions l7. Sartre partage donc la lutte bergsonienne contre le
scientisme et toutes les autres théories de la connaissance qui refusent les
intuitions métaphysiques, qui se défient de la chose même - qu’il appelle­
ra souvent, comme Bergson, « l’absolu » puisqu’elle n’est relative à rien,
qu’elle déborde sa représentation. La métaphysique pouvant atteindre au
réel, le premier ennemi à combattre est le positivisme des savants qui
professe « la relativité de la connaissance et l ’impossibilité d’atteindre

après avoir été longtemps minimisée à cause de la sévérité des critiques de Sartre à
rencontre de Bergson, et ce malgré la mise au point de J. Hyppolite (« Du
bergsonisme à l’existentialisme », in Figures île la pensée philosophique, Paris :
Presses Universitaires de Fiance, 1971, t. I, p. 443-58). Comme le note A. C o h en -
S o l a l , Bergson a joué un rôle à la fois décisif - l’entrcc en philosophie - et
secondaire, puisque Sartre en est rapidement venu à penser contre lui (op. cit.,
p. 121 -22, 139-40), ce qui suppose néanmoins que Bergson reste une référence vive
pour Sartre. M. K a il maintient un juste équilibre entre influence et contestation,
sans prétendre épuiser les zones de contact entre les deux penseurs (« Sartre et
Bergson », Cahiers RÎTM, n° 5 (Etudes sartriennes 5), 1993).
16. VPP, 40-41 ; A. C o i i e n -S o l a l , op. cit., p. 121. Selon J. G e r a s s i , c’est Nizan
qui aurait fait découvrir Bergson à Sartre (Jean-Paut Sartre : Hated Conscience of
Mis Century, Chicago, London : The University o f Chicago Press, t. I, 1989,
p. 66). mais celte indication est démentie par le témoignage de Sartre même.
17. Déclaration de Sartre à J. G e r a ssi , op. cit., 1.1, p. 74.
SCIENCE, MÉTAPHYSIQUE, ESTHÉTIQUE 29

l’absolu '* ». C ’est pourquoi L ’art cinématographique repose sur un prin­


cipe bergsonien que Sartre est à deux doigts de citer tel quel :

Tout ce qui s’offre directement aux sens ou à la conscience, tout ce qui


est objet d’expérience, soit extérieure soit interne, doit être tenu pour
réel tant qu’on n’a pas démontré que c’est une simple apparence19.

Sartre endossera jusqu’au bout cet éloge des phénomènes, du donné,


en postulant comme Bergson qu’un usage strict de l’intuition permet de
s’en remettre aussi bien au vécu qu’à une sorte de cogito externe pour
saisir des data irréfragables (cf. la formule déjà citée de L ’art cinémato­
graphique : « ... si vous regardez en vous-même, autour de vous... »). Mais
l’accord entre les deux auteurs s’arrête là. L’anti-idéalisme et le retour à
l’immédiat vont en effet beaucoup plus loin chez Sartre que chez Bergson,
ce dernier s’efforçant de corriger et d’exploiter les sciences plutôt que de
les subvertir. Sartre ne cherche pas seulement à sauver tout ce qui subsiste
derrière le travail de la connaissance ; il entend rester fidèle à des
convictions épistémologiques sur lesquelles il s’entête d’autant plus qu’il
se sait, à l’époque, incapable de les étayer :

Il tenait, je l’ai dit, à sauver la réalité de ce monde ; il affirmait qu’elle


coïncide exactement avec la connaissance que l’homme en a ; s’il eût
intégré au monde les instruments mêmes de cette connaissance, sa
position eût été plus solide, mais il refusait de croire à la science, si
bien qu’un jour je l’acculai à soutenir que les cirons et autres animalcu­
les invisibles à l’œil nu tout simplement n’existent pas. C ’était absurde,
il le savait, mais il n’en démordit pas car il savait aussi que lorsqu’on
tient une évidence, fût-on incapable de la justifier, il faut s’y agripper
contre vents et marées, contre la raison même20.

Sartre tenait en effet une évidence que nous retrouverons d ’œuvre


en œuvre, pierre angulaire de sa pensée21 : le réalisme le plus intransi­
geant, selon lequel le perçu donne la mesure du possible, fixe les limites

18. H. B e r g s o n , La pensée et le mouvant. Essais et conférences, Paris : Presses


Universitaires de France, « Quadrige », 1993, p. 33.
19. H. B erg son , L ’énergie spirituelle, Paris : Presses Universitaires de France,
1960, p. 35.
20. S. d e B e a u v o ir , La force de l ’âge, Paris : Gallimard, « Folio », 1980,1.1, p. 50.
21. Nous le verrons en ces pages au détour de ses essais piéphénoménologi-
32 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE

sel, dans les implacables équations d’une science mathématisée apte à dé­
gager des relations nécessaires, mais il prétend voir ces relations à l’œuvre
dans la pâte du concret, comme si les choses mêmes, quoique individuées,
en étaient l’agent et le support. Sa double ambition est source d’échec :
alors qu’il se prétend apodictique, le rapport de cause à effet n’est ni
« visible » (quand nous regardons en nous ou autour de nous, ne se dé­
voilent que des singularités sans liaison, sinon symbolique), ni « pensable »
(car il postule l’hétérogénéité des termes qu’il tente d’articuler) ; c’est « une
illusion inapplicable », un « monstre hybride » sans efficace (CD, 13) :

Ce qui existe entraîne ce qui existe et l’entraîne sans que ce soit


nécessairement, le lien entre eux est aussi contingent. Le rapport entre
deux faits existants ne peut donc être ni de principe à conséquence ni
de moyen à fin. C ’est une transformation sans rigueur d’un fait en un
autre fait. Ne possède pas la puissance de s’affirmer, ni d’exister tel
quel, glisse hors du sujet. Du passage d’un état à un autre état il y a
trop, Désordre, monotonie, tristesse. (OR, 1685)

Ces derniers mots rejoignent L ’art cinématographique, La nausée et la


Légende de [a vérité, textes qui s’attachent au sensible pour montrer que
le déterminisme doit son crédit à la violence faite au réel : le détermi­
nisme entre en jeu au plan de « la nature déshumanisée que le savant
atteint par abstraction » (CD G , 143). Mais pour Sartre le causalisme
relève aussi, plus profondément, d’une pente naturelle de la pensée à sa­
voir une double mécompréhension des catégories de la modalité, que
Sartre décèle chez Kant comme chez Spinoza mais qu’il entend rectifier
en revenant à l’esprit originel du kantisme. La triade de la possibilité, de
l’existence et de la nécessité26permet en effet de démentir deux équations
communément admises, entre le réel et le nécessaire d’une part, entre le
possible et le contingent d’autre part.
1/ Une longue tradition associe le possible à la contingence, voire à la
liberté, puisque le simple possible n’est pas nécessaire, donc reste indéter­
m iné27 : avec sa théorie des compossibles qui tendent tous à l’être mais

Nous citons soit la partie philosophique du carnet éditée dans les Etudes sartriennes
V/II, soit les notes directement liées à La nausée et publiées in OR, 1680-86.
26. Pour le recours aux catégories de la modalité dans L ’être et le néant, qui
prolonge les essais de jeunesse sur ce point, cf. J. S i m o n t , « Nécessité de ma
contingence », Les Temps modernes, n" 539, 1991, p. 92-100.
27. Sur ce jeu de consécutions et sa formalisation hégélienne voir ibid., p. 95-96.
SCIENCE, MÉTAPHYSIQUE, ESTHÉTIQUE 33

dont seuls certains y accèdent par décret divin, Leibniz incarne par
excellence cette tradition qui lie le possible à la liberté et à la contingence,
à ce qui pourrait aussi bien ne pas être. À l’inverse, rompant l’équation
qui le lie à la contingence, Sartre placerait plutôt le possible sous l’égide
du déterminisme. Nous nous exprimons au conditionnel parce que Sartre
n’achève pas explicitement ce parallèle entre le possible et le détermi­
nisme ; mais il l’annonce en montrant que ces termes ont en commun
d’anticiper l’apparition d’un existant à partir de la position d’un autre
existant, ce que dénote parfaitement le concept aristotélicien de « puissan­
ce », grâce auquel l’être semble receler la promesse de sa transformation
(EN, 142). Sartre repousse le déterminisme et le possible d’un même geste
car il entend réduire le réel à ce qu’il est, sans rien concéder aux formes
magiques de pensée (CD, 20 ; OR, 1684-85 ; EN, 142-44 ; CSCS, 74).
Bien avant de lire Hegel, il pressent qu’à admettre le possible il ouvrirait
la porte au nécessaire : en se définissant par son manque d’effectivité, le
possible suscite un « devoir-être » ou exigence de saturation du man­
que28 ; penser le monde comme possible engage à conclure à sa nécessité.
C’est pourquoi le Carnet Dupuis corrige la triade kantienne de la modalité
avec une tranquille assurance : il reconnaît le sens spécifique du possible
mais le relègue dans le subjectif, le rabaisse au rang de « catégorie psy­
chologique » (OR, 1685) ; à l’instar du déterminisme, ce n’est pas une
modalité de l’être mais une simple orientation de l’esprit ; le possible
nous trompe aussitôt que nous cherchons sa trace dans les choses, que
nous émoussons le tranchant de l’ontique par l’inoffensif ballet de la
logique, que nous écrasons la prégnance du réel sous les computations de
ridée). Le possible est un être de pensée29, il s’évanouit aussitôt que nous

28. Pour cette leçon hégélienne nous suivons J. S im o n t , « Les prédateurs du


crépuscule dialectique (À propos du commentaire de la Science de la logique) »,
Annales de l'Institut de philosophie et de sciences morales, 1995, p. 187-89.
29. Tout ceci rappelle la critique bergsonienne selon laquelle le possible ne
précède pas l’être mais lui fait suite : il ne possède pas la puissance du virtuel, et
constitue une pure illusion quand nous le plaçons à l ’origine de l’être alors qu’en
réalité le possible est un effet de l’être, rétrojeté erronément dans le passé (H.
Bergson, La pensée et le motivant, p. 13-14, 105-113). Il reste que cette critique du
possible n’a, sous cette forme, pas été accessible à Sartre avant la publication de La
pensée et le mouvant en 1934 : cette critique se déploie en effet dans l’Introduction,
qui a été écrite spécialement à l’occasion de ce recueil, et dans l’article sur « Le
possible et le réel », qui est issu d’une conférence intitulée « Prévision et nou­
veauté » faite par Bergson à Oxford en 1920, et publiée seulement en suédois avant
34 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE

cessons d’en former l’hypothèse, alors que la contingence est Existence


nue, impérieuse effectivité (CD, 19, 20 ; OR, 1685). Contrairement à ce
qu’affirme la tradition, la contingence de notre univers n ’en fait pas une
figure du possible, la matérialisation aléatoire d’une éventualité parmi
d’autres, mais le seul monde qui tienne car ses rivaux n’ont qu’une sub­
stance mentale : « Ce monde existe parce qu’il n’y a pas d ’autres possibles
et il n ’y a pas d ’autres possibles parce qu’il existe » (CD, 20) ; « Ici
comme partout le réel est antérieur au possible » (C D G , 224) ; « Le monde
en lui-même est et ne peut pas ne pas être. Son caractère de fait ne permet
pas de le déduire, ni de lui supposer un avant » : en tant que pur état de
fait il ne découle d’aucun possible, d’aucun devenir, d’aucun passage, « il
est pleine positivité » (CDG, 344 ; EN, 33). Paradoxalement, la métaphysi­
que de la contingence doit faire droit à la fatalité cosmique, au sérieux de
la rencontre de l’existant 30, à la nécessité de fait de notre situation, que
L ’être et le néant appellera facticité : c’est dans la mesure exacte où aucun

1934 (ibici, p. 99). Sartre n ’a donc pu s’inspirer directement de ces textes dans le
Carnet Dupuis, du moins si nous datons coiTectement ce dernier en l ’estimant écrit
en 1931-1932 (voir chapitre 4). Par contre, Sartre a pu rencontrer cette thèse sous
d’autres formes : dans un article de Lcnoir qui analysait la conférence de Bergson
pour la Revue de métaphysique et de morale (1921) ; dans te très remarqué Bergson
de Jankélévitch (1931), qui consacre son chapitre VI aux idées fausses de néant et
de possible qui nourrissent l’illusion de rétrospectivité (V. J a nk elev it ch , Bergson,
Paris : Presses Universitaires de France, « Quadrige », 1999, p. 215 sq. en particu­
lier) ; enfin et surtout, au chapitre IV de L ’évolution créatrice (1907) ou dans l'arti­
cle de la Revue philosophique dont il est tiré (1906), où la critique du néant enve­
loppe une démonstration sur le caractère purement idéal, psychique, du possible, qui
constitue peut-être la source directe de la thèse sartrienne (voir H. B e rg so n , L ’évo­
lution créatrice, Paris : Presses Universitaires de France, « Quadrige », 1994,
p. 285, 294), Soulignons aussi que L ’être et le néant ne réduira plus la catégorie du
possible à une simple donnée de notre subjectivité psychique, thèse qu’il soumettra
ii une autocritique indirecte, dirigée contre Spinoza et Leibniz (EN, 140-41) :
l’identifiant au manque et à la liberté, Sartre discerne alors dans le possible une
structure ontologique éprouvée dans ses effets de réel (EN, 142). Mais il refusera
toujours d ’accréditer des compossibles fondés sur une dialectique de la nature, ainsi
que d’accorder à l’en-soi quelque tension vers le futur ; s’agissant de la nature,
Sartre tient le possible soit pour mythique soit pour dérive, simple reflet des possi­
bles du pour-soi (CD, 19 ; EN, 141 ; CDG, 345 ; CSCS, 74). Il en ira de même dans
la Critique de la Raison dialectique, qui intègre le possible comme structure de la
praxis mais récuse les possibilités idcclles, effets de notre ignorance (CRD, II, 50).
30. J. C olette , L'existentialisme, Paris : Presses Universitaires de France, 1994
p. 91.
SCIENCE, MÉTAPHYSIQUE, ESTHÉTIQUE 35

autre monde n’est possible que le nôtre est contingent, sa présence précé­
dant toute pensée sur ses conditions de possibilité, donc empêchant toute
a d é q u a tio n avec un schème idéel inaugural (CD, 20). La notion de facticité
ou nécessité de fait ne brouille pas l’opposition entre le contingent et le né­
cessaire : elle la confirme au contraire, l’être ou le fait (la contingence) re­
jetant son contraire dans le non-être (le possible, simple catégorie mentale
dont on prétend dériver l’être, alors que l’être ne dérive de rien : il est, sans
plus). Comme chez Bergson31, la cosmogonie sartrienne évoque une nais­
sance sans géniteur, saturation ontologique intemporelle et instantanée qui
rejette le néant, le temps et le possible dans son sillage plutôt que de les
ériger en transcendantaux : auto-engendrement d’un Être pas même précé­
dé par son absence, car l’absence affadirait le scandale en affligeant l’être
d’un excès de consistance (si elle le suscitait comme le voulu ou le requis)
ou d’un défaut d’étance (si elle le réduisait à un compossible, simple
rejeton du coup de dé originel). La nausée y reviendra, mais aussi L ’être et
le néant : « en un mot, Dieu, s’il existe, est contingent » (EN, 124).
2/ Mais s’il n ’est pas d’autre monde que le nôtre, ce dernier n’est pas
nécessaire pour autant : conclure de la sorte reviendrait à sanctionner une
nouvelle confusion des catégories, à ramener le réel au nécessaire sous
prétexte d’avoir évacué les possibles. C ’est l’erreur commise par Spinoza
et par Kant, appuyée sur la conviction selon laquelle seule notre ignorance
nous fait croire que les choses auraient pu être différentes de ce qu’elles
sont : « en ce cas, le possible n’est qu’un stade subjectif sur le chemin de
la connaissance parfaite », qui s’évanouit en même temps que notre igno­
rance pour céder la place au nécessaire (EN, 140). À force de dissoudre
l’être dans le connaître, dans un jeu de causes, de forces et de fins qui dé­
montre que le monde n’aurait pu se présenter autrement, on conclut que ce
qui est - et qui n’aurait effectivement « pas pu être autrement » puisqu’il
n’y a pas de compossibles - est nécessairement : le savoir pulvérise ainsi
la contingence pour laisser place à l’apodictique (CD, 20 33)- Or (il faut y

31. Cf. note 29 ci-dessus, Bergson développant d’un même geste sa critique du
néant, du possible et du créationnisme, soit l ’idée d ’un non-être originel tramé de
possibles attendant un acte démiurgique pour les faire passer à l’être : si elle possè­
de ses accents spécifiques, la cosmogonie sartrienne d'une naissance sans géniteur,
située en deçà des catégories de la possibilité et de la nécessité, n’aurait peut-être
pu s’affirmer sans la critique dévastatrice de Bergson.
32. Ce passage vise le scolie I de la proposition X X X III du Premier livre de
L'éthique.
36 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE

insister car Sartre est ici au comble de l’audace), la précision et l’abon­


dance des relations observables entre secteurs du réel ne prouvent rien :
c’est le « lien » lui-mêine qui est contingent, faute de « choix » et d’« éli­
mination » de virtualités concurrentes, seule voie susceptible d’instaurer le
nécessaire (OR, 1685). Si le déterminisme kantien ou le nécessitarisme de
Spinoza triomphaient, ils exacerberaient la contingence plutôt que de la
réduire : nous n’aurions plus aucune chance de découvrir un événement
attendu, une forme motivée, une consécution finalisée ; dans la mesure
même où chaque parcelle de l’univers se rattacherait par mille fils à un
système de relations internes, l’injustifiable chiquenaude originelle aurait
transmis son arbitraire de proche en proche. Mais le risque, en tout état de
cause, est nul. La véritable nécessité, pour Sartre, doit répondre à des
exigences d’une telle nature que l’Art seul pourra donner l’illusion d’y
satisfaire ; il y faut une manière de pensée, mais qui soit une structure de
l’être en personne et non une simple représentation (CD, 20 ; OR, 1684-
85) : fantasme inversé et donc complice de la cosmogonie sans géniteur
du contingent, auquel nous reviendrons tant il condense ce que Sartre
appellera sa « longue, amère et douce folie » (M, 211).

Par-delà Ven-soi et le pour-soi

Tout ceci déjoue l’alternative dans laquelle Mészáros enferme la con­


tingence. Si le mouvement des arbres et des vagues brise avec le détermi­
nisme, il ne possède pas pour autant l ’autonomie du cogito ; le contingent
donne une impression de spontanéité parce que rien ne le soutient à l ’être,
mais il n’est pas autocréé à la manière de Dieu ni autodéterminé à la
manière de la conscience : il ne correspond pas plus à l’ontologie régiona­
le du pour-soi qu’à l’être de l’en-soi. Le temps de la contingence vaut
pour la matière comme pour l’esprit, s’illustre de l’intuition interne
comme de l’externe ; au déterminisme qui a vocation à s’appliquer aux
hommes aussi bien qu’aux choses, Sartre oppose une temporalité tout
aussi universelle, dépourvue de la nécessité du monde laplacien comme
de la liberté triomphante de la conscience. C ’est que le passage du passé
au présent est supposé implacable dans le premier cas, tandis que la spon- .
tanéité est trop prométhéenne dans le second : c ’est la raison pour laquelle
Sartre définit la contingence « comme une espèce de liberté des choses,
qui ne sont pas rigoureusement nécessitées par l’instant précédent >>, mais j
insiste sur le fait que cette « espèce » de liberté lui est apparue « comme í¡
r
SCIENCE, MÉTAPHYSIQUE, ESTHÉTIQUE 37

opposée à la liberté » (G 4 ,497) ; la spontanéité du contingent est le revers


de son injustifiabilité, de l’incapacité où nous sommes à en discerner la
cause ou le fondement, mais elle n’a pas l’allure majestueuse de la liberté
du pour-soi, de l’autosurrection du néant dans l’acte ontologique. Ni le
causalisme ni la liberté ne rendent compte de « cette secrète “faiblesse”
[que Sartre] apercevait dans l’homme et dans les choses33 » et qui le con­
duisait, dès 1929, à récuser la volonté de puissance, l’action et le vitalisme
comme des idéologies oublieuses du fait que « tout est trop faible : toutes
choses tendent à mourir » (E J , 434). Transformer cette faiblesse uni­
verselle en essence spécifique, soit de l’en-soi, soit du pour-soi, revien­
drait à méconnaître l’apport original des premiers essais sartriens en leur
appliquant des catégories tardives. Ce serait en outre trahir L'être et le
néant, puisque loin d ’y réserver la contingence à l’un des deux secteurs de
son ontologie Sartre y voit la seule catégorie capable de surplomber
l’ensemble.
Il reste que l’assimilation du contingent à l’en-soi a séduit34, car la
description de l’en-soi dans L ’être et le néant s’inspire des notations de
L’art cinématographique et du Carnet Dupuis, elles-mêmes annonciatrices
de La nausée. La contingence, leçon métaphysique valable pour le monde
en totalité, n’est pas sans retentissement sur l’ontologie : chacune des ré­
gions d’être a sa manière propre d’exister ou de manifester sa contingence,
le pour-soi en essayant d’y répondre par l’autofondation afin d’accéder à \.
l’idéal de l’en-soi-pour-soi, l’en-soi en s’annonçant comme le règne de la ^ '
pure présence, de ce qui « est », de la catégorie kantienne du réel, qui « ne
peut être ni dérivé du possible, ni ramené au nécessaire » (EN, 34). La
contingence forme donc l’un des caractères ontologiques de l’en-soi, sans
que cela suffise à confondre les deux notions. Première différence décisi­
ve, f en-soi n’est pas rongé par la faiblesse qui anémie le monde de La

33. S. de B e a u v o i r , Mémoires d'une jeune fille rangée, Paris : G a llim a r d , « Le


livre de poche », 1966, p. 488.
34. Voir L . H u s s o n , « L ’épreuve d ’être : exigence et expérience », Cahiers RITM,
n° 11 (Études sartriennes V I), 1995, p. 63-64 ; F. Je a n s o n , Le problème moral et la
pensée de Sartre su iv i de Un quidam nommé Sartre (1 9 6 5 ), Paris : S e u il, 1971,
p. 158 ; M . K a il, « Sartre lecteur de Descartes », Les Temps modernes, rr 531-533,
, 1990, p. 483-84 ; P. L a f a r g e , La philosophie de Jean-Paul Sartre, Toulouse, Paris :
Privât, 1967, p. 142-43 ; E. M o u n ie r , op. cit., p. 163-65,167 ; J. T h e a u , op. cit., p. 43-44,
46 ; J. W a h l , « S u r l ’ in tr o d u c tio n à “ L ’être et le néa n t” » , Deucalion, n" 3, 1950,
P- 162-65. Benny Lévy par contre distingue La nausée de L ’être et le néant (B . L e v y ,
Le nom de l ’homme. Dialogue avec Sartre, Lagrasse : Vcrdier, 1984, p. 19-24).
38 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE

nausée. L’en-soi est certes contingent, mais par contraste avec l’insoute­
nable légèreté du pour-soi il se signale par sa massivité, sa plénitude, sa
saturation interne ; situé par-delà l’activité et la passivité l’en-soi relève de
l’inerte, d’ une position d’être sans origine et sans terme, se perpétuant par
positivité reconduite, tandis que la contingence révèle que « toutes choses
tendent à mourir » (EN, 32-34 ; EJ, 434). Alors que L'art cinématographi­
que et La nausée tiennent choses et hommes pour mollesses et faiblesses,
la systématique de L ’être et le néant exacerbe la « totale positivité » de
l’en-soi et l’oppose au néant qui corrode le pour-soi (OR, 158 ; EN, 121,
116). Mais dans la mesure où, comme nous le montrerons dans un instant,
le déficit d’être du contingent est rigoureusement corrélatif de son excès,
un second contraste s’ instaure avec Pen-soi : La nausée montrera qu’à
l’instar du mouvement des arbres et des vagues dans L ’art cinématogra­
phique, l’être contingent s ’affirme et se réaffirme dans un grouillement
sans rime ni raison, alors que l’en-soi se précède toujours déjà dans une
inerte persévérance d ’être ; le présent de la contingence prend l’apparence
d’une autoproduction arbitraire tandis que l’en-soi fait signe vers Péternel,
« échappe à la temporalité » (OR, 157 ; EN, 34).

Ni Bergson ni Descartes

De même que L ’art cinématographique ne se laisse pas rabattre sur


L ’être et le néant, il serait dommageable d’y lire, soit la reprise de la
notion cartésienne de création continuée, soit une réminiscence beigso-
nienne - deux hypothèses pourtant crédibles a priori. S’agissant de
Bergson, on notera d’abord que YEssai sur les données immédiates de la
conscience propose une théorie de la causalité construite sur la notion
d’effort entendue comme préformation toujours révocable de l ’avenir
dans le présent - soit, aux dires mêmes de Bergson, une version de la cau­
salité qui « n ’entraîne pas la détermination de Peffet par la cause », ce qui
conduit « à mettre la contingence jusque dans les phénomènes de la
nature » iS. Mais L ’art cinématographique entend la contingence en un
sens autrement radical : loin d’y voir l’indétermination d’un avenir sus­
pendu à l’achèvement d’ un effort déjà entamé, il retrouve la contingence
aux racines mêmes de l’effort consenti ; la contingence s’y applique non

35. H. B e rg so n , Essai sur les données immédiates de la conscience, Paris :


Presses Universitaires de France, 1948, p. 160, 162.
SCIENCE, MÉTAPHYSIQUE, ESTHÉTIQUE 39

seulement au passage d’un instant à l’autre, mais aussi à chaque instant


entendu comme entité discrète dont l’existence est intrinsèquement con­
tingente.
La proximité la plus étroite entre Sartre et Bergson réside néanmoins
dans « Le possible et le réel ». Comme nous l’avons signalé en note,
Sartre n’avait pu prendre connaissance de cet essai en 1931, mais cela
pourrait rendre le parallèle entre les deux auteurs d’autant plus troublant.
En ce texte en effet, Bergson traite de « la création continue d ’imprévisible
nouveauté qui semble se poursuivre dans l’univers », création dont il ne
doute pas car il l’expérimente sans cesse, aussi bien au travers d’événe­
ments extérieurs que de sa vie intérieure56 : nous retrouvons ici le double
argument de L ’art cinématographique. Il reste que le contraste entre les
textes est tout aussi sensible, qui poite sur deux points majeurs : [1] Berg­
son borne la nouveauté, la contingence et la spontanéité au règne du
vivant, tandis qu’il abandonne le régime de l’inerte au déterminisme ;
[2] Bergson explique la contingence par la dynamique créatrice de la
durée, dynamique qu’il confond avec la liberté : il salue donc ce mouve­
ment créateur qu'il compare à une œuvre d ’art dotée d’une haute teneur
métaphysique et spirituelle ; parce que « la nature entière [est] génératrice
d’espèces nouvelles aux formes aussi originales et aussi neuves que le
dessin de n’importe quel artiste », prendre la mesure de cette efflorescence
créatrice nous rendra « plus joyeux et plus forts » Sartre au contraire se
garde d ’identifier contingence et liberté, et développe une intuition méta­
physique qui dégrade le contingent au rang d’un désordre universel qui
transcende l’opposition entre l’organique et l’inorganique : il se place aux
antipodes de l’élan vital bergsonien, qui ménage des espaces qualifiés par
Bergson de « contingence » alors qu’il s’agit de zones d’indétermination
assurant une forme de liberté à l’évolution des espèces, des capacités de
bifurcation et donc de progrès™. Il suffit de relire Roquentin lorsqu’il con­
temple Bouville du liant d ’une colline pour mesurer l’écart entre ces deux
intuitions du contingent, La nausée valant déformation grimaçante de
L'évolution créatrice bergsonienne qui identifiait la matière et l’esprit à un
« devenir » dans lequel « il n’y a de réel que l’ordre » •,<' :

36. H. B erg son , Lcipensée et le mouvant, p. 99-100.


37. Ibid., p. 100, 113-16.
38. H. B e rg so n , L ’évolution créatrice, p. 97, 103-106.
39. Ibid., p. 272, 274. De manière plus générale, les chapitres IV et VI du
Bergson de Vladimir Jankclcvitch marquent involontairement le contraste entre te
40 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE

Je la vois, moi, cette nature, je la vois... Je sais que sa soumission est


paresse, je sais qu’elle n’a pas de lois ; ce qu’ils prennent pour sa cons­
tance... Elle n’a que des habitudes et elle peut en changer demain.
S’il arrivait quelque chose ? Si tout d’un coup elle se mettait à pal­
piter ?(...) Par exemple, (...) une mère regardera la joue de son enfant
et lui demandera : « Qu’est-ce que tu as là, c’est un bouton ? » et elle
verra la chair se bouffir un peu, se crevasser, s’entrouvrir et, au fond de
la crevasse, un troisième œil, un œil rieur apparaîtra. (...) Et un autre
trouvera qu’il y a quelque chose qui le gratte dans la bouche. Et il
s’approchera d’une glace, ouvrira la bouche : et sa langue sera devenue
un énorme mille-pattes tout vif, qui tricotera des pattes et lui raclera le
palais. (...) Et celui qui se sera endormi (...) se réveillera tout nu sur un
sol bleuâtre, dans une forêt de verges bruissantes, dressées rouges et
blanches vers le ciel comme les cheminées de Jouxtebouville, avec de
grosses couilles à demi sorties de terre, velues et bulbeuses, comme
des oignons. (...) Eh bien oui ! Que cela change un peu, pour voir, je ne
demande pas mieux. On en verra d’autres, alors, plongés brusquement
dans la solitude. Des hommes tout seuls, entièrement seuis avec
d’horribles monstruosités, courront par les rues, passeront lourdement
devant moi, les yeux fixes (...). Je n’aurai pas peur - ou du moins pas
plus qu’en ce moment. Est-ce que ce ne sera pas toujours de l’existen­
ce, des variations sur l’existence ? Tous ces yeux qui mangeront lente­
ment un visage, ils seront de trop, sans doute, mais pas plus que les
deux premiers. C ’est de l’existence que j ’ai peur, (OR, 187-89)

C ’est pour cette raison encore que la contingence sartrienne ne doit


guère à Descartes, quoi qu’il en soit des rapprochements induits par La
nausée™. Sous l’effet de la chiquenaude originelle et du doute hyperboli­
que, le monde et le sujet cartésiens s’isolent dans un présent sans racines
ni perspectives, mais Descartes leur permet d’échapper à cette contin­
gence par la grâce de la création continuée - théorie que Sartre évoque à
maintes reprisesJ1 mais qu’il ne peut admettre. Descartes se débat entre

finalisme vitaliste de Bergson, qui se prête aux termes les plus lyriques, et la vision
sartrienne de l’Existence.
40. Nous pensons au classique de G. P oulet , « “La nausce” de Sartre », in
Études sur le temps humain, III. Le point de départ, Paris : Pion, 1964, texte synthé­
tisé et prolonge par J. Deguy, Jeon-Pou! Sartre. La nausée, Paris : Gallimard, 1993,
p. 55-59.
41. Cf. 5, /, 23 ; EN, 32, 176-80 ; CPM, 64, 160, 456, etc.
SCIENCE, MÉTAPHYSIQUE, ESTHÉTIQUE 41

physique et métaphysique, entre la volonté d’épurer le mécanisme de


toute trace de dynamisme aristotélicien et le souci d’épingler la précarité
des créatures pour mieux asseoir la nécessité du créateur42. Si cette double
logique le conduit à des positions qui préparent L'art cinématographique,
ce dernier rompt avec les intentions cartésiennes : chez Sartre, le temps de
la contingence milite contre le mécanisme et l’existence de Dieu.
Descartes sauve le déterminisme en instaurant une forme plus subtile de
relation entre états successifs de la matière, et établit la contingence
comme une manière de dissoudre la Selbstständigkeit de l’être au profit de
l’instance divine, seul un être infini pouvant expliquer la présence du fini :
l’existence est un don de Dieu à ses créatures. Sartre introduit la contin­
gence et l’indépendance absolue du présent à des fins exactement inver­
ses, qui font de l’existence une chute originelle : la rupture du détermini­
sme vaut faiblesse d’un être incapable de se réclamer d’une cause comme
de s’assurer un avenir, mais cette faiblesse est également excès puisque
l’être contingent n’excuse pas sa présence en la dérivant de la volonté de
Dieu comme chez Descartes :

Réalité métaphysique de l’ennui. Les hommes s’ennuient. Les animaux


s’ennuient. (...) L’Arbre : étoffe : l’ennui. Qu’est-ce donc que l’ennui ?
C’est où il y a à la fois trop et pas assez■Pas assez parce qu’il y a trop,
trop parce qu’il n’y a pas assez. (OR, 1684)

Ni issu du passé, ni aspiré vers l’avenir, ni creusé d’un manque gagé


sur la plénitude divine, le contingent est vaillance et défaillance de la pré­
sence. Il peut donc s’effacer et mourir aussitôt qu’advenu, comme la
vague dans L ’a it cinématographique ; mais si nul ne la soutiendra à
l’existence pour la faire renaître ou se survivre dans ses elïets, nul
n’empêchera qu’elle ait eu lieu dans son entêtement et sa totale gratuité,
événement ineffaçable. Le balancement de la cime d’un arbre rentrera
finalement dans le giron mécaniste chez Descartes, alors qu’il garde va­
leur de spontanéité aveugle pour Sartre. « Désordre, monotonie, tristesse »
selon le Carnet Dupuis ; « temporalité affalée des instants43» autopotteurs

42. Sur la théorie de la création continuée chez Descartes cf. F. Alquie, La


découverte métaphysique de l ’homme chez. Descartes, Paris : Presses Universitaires
de France, 1987, p. 124-30, ou M. G u e ro u lt. Descartes selon ¡'ordre des raisons,
Paris : Aubier Montaigne, 1975,1.1, p. 272-85.
43. F. G e o r g e , Deux études sur Sartre, Paris : Christian Bourgois, 1976, p, 79.
42 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE

et autodestructeurs, nature déliquescente mais impérieuse en raison même


de son injustifiabilité, manque et excès de présence tout ensemble, « le
monde s’effondre et renaît à chaque pulsation temporelle », « le présent
vient comme un voleur » et disparaît sur la pointe des pieds (S, /, 110,
77) : nul doute que nous ayons affaire ici à une métaphysique entièrement
personnelle, peut-être passible à ce titre d’une étiologie psycho-biogra­
phique - nous y reviendrons.

Troisième modalité temporelle

Ayant remis le déterminisme à sa place, nous devons revenir à l’affir­


mation de La cérémonie des adieux selon laquelle Sartre a découvert la
contingence par contraste avec le cinéma : nous n ’avons pas encore spéci­
fié la troisième forme de temporalité agissante dans L ’art cinémato­
graphique; ni même établi qu’elle existe bel et bien. Car l’opposition
déterminisme/contingence pourrait constituer une explication suffisante de
la découverte sartrienne, qui se passerait d’une troisième modalité tempo­
relle : la contingence serait l’antithèse du déterminisme, ce qui peut
s’accorder avec sa genèse cinématographique si l’on professe, comme
Mészáros, que le causalisme et les arts du mouvement mettent un même
procès temporel en œuvre. Or - c’est l’élément décisif, qui fait défaut chez
Mészáros -, le temps cinématographique se distingue du temps scienti­
fique, une nuance fine mais radicale entre ces deux temporalités expli­
quant pourquoi Sartre a entrevu la contingence par opposition au septième
art et non au déterminisme : c’est dans la mesure où il avait déjà décou­
vert la contingence grâce au cinéma que Sartre n’a pu admettre le déter­
minisme.
Pourquoi le cinéma a-t-il fait ressortir la contingence ? Le temps des
sciences et celui des arts du mouvement (cinéma, musique, tragédie) sont
tous deux irréversibles (ES, 549), mais Sartre assigne deux sens différents
à cette caractéristique. L’irréversibilité du déterminisme s’alimente de
l’action des causes efficientes : tout phénomène est suivi d ’une chaîne
infinie de conséquences, implications aussi ineffaçables que le phéno­
mène lui-même ; poussé dans les reins par le passé, le présent s’achemine
inéluctablement vers le futur. Les arts du mouvement mettent en œuvre
une temporalité également irréversible, mais en vertu du mécanisme in­
verse ; l’impulsion décisive réside cette fois dans l’avenir et non dans le
passé :
SCIENCE, MÉTAPHYSIQUE, ESTHÉTIQUE 43

Il y a dans la mélodie quelque chose de fatal. Les notes qui la com­


posent se pressent les unes contre les autres et se commandent étroite­
ment. De même notre tragédie se présente comme une marche forcée
vers la catastrophe. Nul n’y peut revenir en arrière : chaque vers, chaque
mot entraîne un peu plus loin dans cette course à l’abîme. Point d’hési­
tation ni de retard : nulle phrase vaine qui permette un instant de repos,
tous les personnages, quoi qu’ils fassent, avancent vers leur fin. (...)
Au cinéma, le progrès de l’action demeure fatal, mais il est
continu. Point d’arrêt, le film est d’un seul tenant. 11 ne s’agit plus du
temps abstrait et coupé de la tragédie, mais on dirait que la durée de
tous les jours, cette durée banale de notre vie a soudain jeté les voiles,
apparaît dans son inhumaine nécessité. En même temps c’est, de tous
les arts, le plus proche du monde réel (...). Tout paraît naturel, sauf
cette marche vers la fin qu’on ne peut arrêter.
Quand il n’y aurait dans le cinéma que cette représentation de la
fatalité, il faudrait lui réserver sa place dans le système des Beaux-
Arts. (ES, 549)

La triade de la modalité reprise par le Carnet Dupitis se boucle donc,


puisqu’au possible (le déterminisme comme liaison potentielle du présent
au futur) et au réel (le pur présent de la contingence) s’adjoint le né­
cessaire, c’est-à-dire le reflux du futur sur le présent. Le cinéma, la musi­
que et la tragédie incarnent la rigueur des causes finales : arts du mouve­
ment orienté, aspiré et dicté par son terme, ils jouent d’une causalité appa­
remment déterministe (parce que le Comte a giflé Don Diègue, Rodrigue
doit venger son père) mais secrètement inversée (Don Gomès doit
souffleter Don Diègue pour que le Cid soit mis à l’épreuve), le passé et le
présent étant mis au service du futur en une intense accélération événe­
mentielle où tout converge et s’inscrit dans « cette marche vers la fin
qu’on ne peut arrêter ». Le temps est ainsi mis « cul par-dessus tête »,
l’avenir précède et récupère le passé : « l’enchaînement des causes couvre
un ordre inverse et secret » (M, 167), règne de « l’inhumaine nécessité »
d’un destin déjà écrit, joué d ’avance.
Nécessité sans déterminisme, implacable unité temporelle d’une
totalité artistique commandant à ses parties, faisant naître le présent en
réponse au passé mais pour les besoins du futur, saturant la durée de
relations fatales, le temps cinématographique tranche avec la surrection
spasmodique du contingent : il introduit un ordre « sacré » qui déchire
« la trame paresseuse et vague de la vie quotidienne » (SG, 306). Loin de
renaître et de s’effondrer à chaque pulsation temporelle, la durée cinéma­
44 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE

tographique se déplie d’un seul tenant, toujours imprévisible (à la diffé­


rence du déterminisme) mais jamais déstructurée (à la différence du
contingent), réservant sa part à l’inattendu (la fin doit rester incertaine
jusqu’au dernier instant) mais non à l’incongru (rien ne peut rompre la
marche du destin). Sartre illustrera cette dialectique du prévisible et de
l’imprévisible avec le film Les Abysses'*4, mais elle vaut également pour
le roman45 et la musique46, et bien entendu pour le théâtre en général, où
la liberté doit déposer de la nécessité dans son sillage“17. La spécificité du
temps esthétique est hors de doute : Sartre oppose fatalité et contingence
jusque dans les notes préparatoires au quatrième tome de L ’Idiot de la
famille (étude de la scène du fiacre - IF, IV, 675-76), tandis que le
clivage fatalité/déterminisme ouvre pratiquement ces notes, confirmant
ainsi sa puissance d’intelligibilité (IF, IV, 665-66). C ’est que ce clivage
est à double détente : le vecteur temporel s’inverse quand on passe des
causes efficientes aux causes finales, mais en outre la totalisation des
trois dimensions temporelles devient effective dans l’Art, alors que le
déterminisme se contente de postuler l’action du passé sur le futur en
s’appuyant sur l’idée de possible 4Î. L’intégration finalisée des trois
dimensions temporelles prend donc le contre-pied de l’irruption du
contingent telle que la décrit L ’art cinématographique, de même qu’elle
tranche avec ce passage de La reine Albemarle ou le dernier touriste
- livre inachevé que Sartre tenait pour la Nausée de son âge m ûr49- qui
rappelle le discours de 1931 :

44. Cf. ES, 733-34. Même chose à propos du cinéma en général dans Ai, 101-102.
45. Voir IF, II, 1386-87, ou S, IV, 44-45.
46. Sur la dialectique du prévisible et de rimprévisible dans la musique, cf.
QMM, 242-44, 252-53, ainsi qu’un rapide parallèle entre musique et tragédie en
CDG, 527.
47. Pour un rapprochement entre les thèses de L ’art cinématographique et la
réflexion de Sartre dramaturge on se reportera aux articles réunis dans Un théâtre
de situations, qui sont traversés par les thèmes du temps, du destin et de l’irréver­
sibilité et qui proposent différents contrepoints avec le cinéma (TS, 26, 93-97, 146,
207-208, 267-68).
48. Cette complicité permet à une genèse déterministe d’apparaître sous les
traits simultanés du causalisme et du finalisme ; se crée alors un fétiche nommé
processus, dont la Critique de la Raison dialectique analyse la séduction en des
termes proches de L'art cinématographique (CRD , I, 789-90).
49. S. de B e a u v o ir , La force des choses, Paris : Gallimard, 1980, « Folio », 1.1,
p. 276.
SCIENCE, MÉTAPHYSIQUE, ESTHÉTIQUE 45

Ainsi Venise est la ville du multiple et de l’événement. Mais de l’évé­


nement fou, insignifiant, anecdotique, semblable à la vie absurde de
chacun de nous. Sur tous les canaux à chaque instant l'anecdote pullu­
le. Chaque vague, chaque lunule, chaque reflet, chaque péniche qui
passe fascine entre des falaises d’ombres. Le contraire de l’Histoire : le
changement qui s’aplatit dans l’immuable. L’attention est perpétuelle­
ment distraite par des myriades d’étincelles qui éclosent et meurent à
nos pieds. Rien n’arrive et tout arrive. Le temps image mobile de
l’éternité ; à la surface d’une inertie vague, au ras de ce qui serait par­
tout ailleurs trottoir, ce sont d’un bout à l ’autre du labyrinthe de minus­
cules ébats perpétuels qui contestent l’Art. (RA, 110)

Primat de l ’esthétique

Ainsi, L'art cinématographique convoque trois régimes de discours et


de réalité correspondant à trois formes d ’organisation du temps : la scien­
ce introduit la prévisibilité intégrale du déterminisme classique, la méta­
physique impose l’imprévisibilité anarchique de la contingence, tandis
que les arts proposent une improbable synthèse de prévisibilité et d’im­
prévisibilité en forgeant les figures de la fatalité. C ’est là en effet le terme
clé du discours sur le cinéma, dont Sartre use à trois reprises en ES, 549 :
en prenant cette insistance au sérieux, nous éviterons de déformer cet
essai sous l ’influence de textes ultérieurs, dont L ’imaginaire.
Certes, ce dernier définit le déterminisme et la fatalité en des termes
dont Sartre aurait pu user dès 1931 :

Le déterminisme (...) pose que, tel phénomène étant donné, tel autre
doit suivre nécessairement. Le fatalisme pose que tel événement doit
arriver et que c’est cet événement futur qui détermine la série qui
mènera jusqu’à lui. (IK, 68)

Mais si les définitions concordent d’un texte à l’autre, le système


conceptuel qui leur donne sens diffère. L ’imaginaire joue de la triade
déterminisme-liberté-fatalité, et ce aux fins de préserver l’autonomie de la
conscience (Irc\68, 218-19). Le concept de fatalité s’impose au contraire,
dans L ’art cinématographique comme dans d’ autres essais que nous
évoquerons bientôt, comme élément du trio déterminisme-contingence-
fatalité, dont le sens premier est métaphysique et esthétique, et qui pro­
cède sans doute d’un fantasme de nécessité inscrit dans les aléas de
46 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE

l’enfance. C ’est du moins ce que de nombreux textes laissent entendre, le


fait que Sartre ait défendu cette étiologie confirmant à tout le moins
l’importance accordée à cet idéal :

Je ne pouvais admettre qu’on reçût l’être du dehors, qu’il se conservât


par inertie ni que les mouvements de l’âme fussent les effets des mou­
vements antérieurs. Né d’une attente future je bondissais, lumineux,
total et chaque instant répétait la cérémonie de ma naissance : je voulais
voir dans les crépitements de mon cœur un crépitement d’étincelles.
Pourquoi donc le passé m’eut-il enrichi ? Il ne m’avait pas fait, c’était
moi, au contraire, ressuscitant de mes cendres qui arrachais du néant ma
mémoire par une création toujours recommencée. (...) On me disait sou­
vent : le passé nous pousse mais j ’étais convaincu que l’avenir me tirait ;
j ’aurais détesté sentir en moi des forces douces à l’ouvrage, l’épanouis­
sement lent de mes dispositions. J’avais fourré le progrès continu des
bourgeois dans mon âme et j ’en faisais un moteur à explosion ; j ’abaissai
le passé devant le présent et celui-ci devant l’avenir... (M, 197-98)

Ce texte est précieux par son ambivalence. Lu à la lumière de L ’être et


le néant, il figure un plaidoyer pour la liberté ; mais dans le contexte qui
est le nôtre, le futur n’est pas assumé pour sa dynamique projective mais
pour sa teneur prophétique, fataliste et esthétique, antithèse de la contin­
gence. En 1931, Sartre ne se préoccupe pas de construire une théorie de la
liberté car il est entièrement requis par sa réflexion artistique et métaphy­
sique, par la quête d’une Esthétique complète-*10(LC, I, 27) : c’est dans ce
cadre que la triade de L ’art cinématographique et du Carnet Ditpuis prend
sens à l’époque. La liberté est alors pour Sartre une certitude qui ne le
« travaille » pas encore, une évidence partagée par toute une tradition
philosophique (S, 31-32) ; c’est pourquoi il n’en fait pas un thème majeur
de réflexion, tandis que l’art reste un souci quotidien51, une vocation à
accomplir : l’artiste se sauvera en ajoutant de la beauté au monde ou, au
pire, en révélant aux hommes le gouffre qui sépare le beau du contingent.

50. L’ambition de forger un système esthétique n’a jamais quitté Sartre : ce pro­
jet fut inlassablement poursuivi (entre autres à travers les articles critiques repris en
Situations) mais jamais achevé, comme Sartre le regrette peu avant sa mort (PA, 15)
tout en considérant que l’essentiel était de toute façon déjà présent dans ses écrits et
qu’il n’avait pas à imiter Hegel (VPP, 43).
51. La Légende de la vérité, les Écrits de jeunesse et La force de l ’âge
témoignent de ce contraste.
SCIENCE, MÉTAPHYSIQUE, ESTHÉTIQUE 47

L’idéal existentiel de Sartre, non pas un « rêve vague » qu’il caresserait


parfois mais son être-en-situation recteur, sa « vie », réside dans la quête
du Beau, « passion » qui se confond à ce point avec son moi qu’il en vit
les échecs dans la rage et le cynisme (C D G , 527) - qu’on pense à l’amer­
tume d’Anny revenue de l’illusion des moments parfaits. Du reste, le
témoignage de Simone de Beauvoir confirme notre analyse des textes :

... Sartre cherchait, comme moi, une espèce de salut. Si j ’emploie ce


vocabulaire, c’est que nous étions deux mystiques. Sartre avait une foi
inconditionnée dans la Beauté qu’il ne séparait pas de l’Art, et moi je
donnais à la Vie une valeur suprême. (...) En dépit de son éclatante
gaieté, Sartre disait qu’il attachait peu de prix au bonheur ; dans les
pires épreuves il eût encore écrit. Je le connaissais assez pour ne pas
mettre en doute cette obstination“.

L ’art cinématographique oppose donc déterminisme et fatalité parce


qu’il s’inquiète de trois procès temporels dont le dernier se voit crédité
d’une valeur esthétique, ce qui justifie l’introduction du cinéma parmi les
Beaux-Arts, aux côtés de la musique et de la tragédie :

... cette irréversibilité du temps que nous enseigne la science et dont le


sentiment serait insupportable s’il accompagnait toutes nos actions, les
arts du mouvement ont pour fin de nous la représenter hors de nous,
peinte dans les choses, redoutable encore mais belle. (ES, 549)

La fatalité transmue l’irréversibilité du temps des sciences, qui est


« insupportable », en irréversibilité « peinte dans les choses », finalisée et
non plus déterminée, et ainsi devenue « belle ». Elle donne son assise à
l’esthétique sartrienne, dont le principe ultime tient dans l’opposition
entre l’Art et le réel : de cette intuition première naît une concurrence
entre l’idéal et l’effectif, le beau et le vrai, dont la première manifestation
réside dans VApologie pour le cinéma (1924, voir infra) et que Sartre ne
cessera d’approfondir. L'icliot de la famille discerne encore dans l’irréver­
sible durée théâtrale « un ordre particulier » qui, « plus qu’aux normes du
vrai, ressortit à celles du Beau » (IF, I, 779) : Sartre ne cessera d ’affirmer
à la fois que l’homme est libre, et que la forme théâtrale est fascinante
parce qu’elle renverse la structure temporelle de la liberté. Dans la liberté
le présent rompt avec le passé en tendant vers l’avenir, le projet ayant

52. S. de B e a u v o ir , La force de l ’âge. 1.1, p. 32.


48 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE

valeur de dépassement toujours révocable de la situation, tandis qu’au


théâtre le Destin enveloppe le passé et le présent dans un futur auquel ils
sont conduits malgré eux parce que la-liberté se prend à son propre piège
(TS, 19). Comme le montrent le prière d’insérer des Mouches et son
explicitation, le fatum antique peut incarner le Beau pour un philosophe
de la liberté car c’est une « liberté retournée », ce qui fait de la tragédie
« le miroir de la fatalité » (TS, 267-68). Quoique inéluctablement mené à
son terme tragique, le destin d’Œdipe n ’est pas soumis aux désirs d’un
marionnettiste qui poursuivrait ses fins propres (ce qui ne serait que
déterminisme retourné), mais se construit au fil des actes librement posés
par le héros, victime de l’irréversible sillage d’en-soi qu’il emporte avec
lui en réponse aux signes prophétiques qui l’entourent (CPM, 434) : la
tragédie est belle parce qu’elle insinue un ordre normé, aspiré par sa fin,
dans et par les actes de la liberté.
Prise à la lettre de son ambition, la beauté n ’existe pas car elle désigne
un impossible : « le monde recréé par une liberté », une « causalité sou­
mise à la finalité », soit ce que les mallarméens ont appelé « le rêve ».
Mais cet impossible reste un idéal indépassable, un critère suprême à
l ’aune duquel le monde apparaît comme une « déchéance par extériori-
té » : au mieux, la Nature imite l’art mais elle ne pourra jamais s’égaler à
la forme pure et immatérielle du Beau (CPM, 463). C ’est pourquoi Sartre
restera fidèle au principe selon lequel « le réel n ’est jamais beau » (Ire,
245), sans que cette formule dénote pour autant une Weltanschauung délé­
tère dont La nausée serait l’expression53. Dire que le monde n ’est jamais

53. La nausée dépeint l'univers d’Antoine Roquentin, personnage romanesque,


et non de Jcan-Paul Sartre, professeur au lycée du Havre (CDG, 593-95 ; S. d e
B e a u v o ir , La force de l ’âge , t. I, p. 128). L’identification tient sur un seul point,
dont Sartre ne faisait pas mystère : il décelait comme une maladie dans la géné­
rosité biologique, « quelque chose de nauséabond dans Vexistence en plein soleil de
buissons poussiéreux et tout poisseux de sève ». Mais cela ne suffit pas à lui impu­
ter la sombre vision du réel qu’on lui prête : c’est là confondre l’attitude devant
« une certaine nature » avec une constitution psychique fondamentale censée dicter
sa pensée (S, /, 285). Les psychocritiques ont d’ailleurs dû renouveler leur
interprétation : l’engagement politique de Sartre, qui relativise l’identification avec
Roquentin, conduit désormais à conclure qu’il n’a cessé d’« injurier la beauté »
parce qu’il voulait imposer la loi du réel et de la vérité (F. G e o r g e , « Mânes et
fabula », Las Temps modernes, n° 531-533, 1990, p. 40). L’analyse est subtile, mais
elle décontextualise encore le propos technique de Sartre philosophe, et néglige les
valeurs qu’il n’a cessé de défendre : aux critiques qui l'accusaient d’engager la
SCIENCE, MÉTAPHYSIQUE, ESTHÉTIQUE 49

beau signifie qu’il ne répond pas aux exigences de l’Art - « rien n’est
beau sauf ce que font les hommes » (E J, 330) -, mais cela n’implique
nullement qu’il soit laid. Le monde de la contingence peut parfaitement
être harmonieux, tandis que rien n’interdit à un cinéaste de nous proposer
des images repoussantes : cela n’importe pas, l’esthétique sartrienne né­
gligeant les catégories du plaisant et du déplaisant, du noble et de l’abject,
qui ressortissent à la forme ou au contenu et non au sens54. Sartre dénon­
cera d’ailleurs le réalisme nihiliste de Flaubert et de Renard, école
d’esthètes délicats qui jugent la matière « morveuse et sinistre » et se
réfugient dans « une conception toute formelle de la beauté », les grâces
du style étant priées de racheter la laideur de l’objet décrit (S, I, 287). Le
Beau selon Sartre transcende les exigences formalistes ou sensitives car il
relève d’un idéal métaphysique, d’une norme secrète : Sartre identifie le
réel à un désordre parce qu’il le juge à partir d’une exigence a priori, d ’un
fantasme d’Ordre absolu, ce qui l’oppose encore à Bergson” . Appliquée à
L’art cinématographique, l’exclusion mutuelle du beau et du réel vaut
opposition du fatal au contingent ; mais la formule pourra voyager de
texte en texte, s’appliquer au couple liberté/tragédie comme à d’autres
encore, car sa signification est plus large : le réel ne sera jamais beau par
principe, les choses et les hommes n’étant que ce qu’ils sont alors que le
Beau s’inscrit toujours au registre de l’impossible, de l ’irréalisable.

Esthétique de l ’irréalisable

Le concept sartrien d ’irréalisable est resté pratiquement inaperçu


Initié par Simone de Beauvoir (C D G , 422-23), l'irréalisable est révélé par

littérature au service de la politique, Sartre rappelait qu’il préférait le Beau au vrai


(S, IX, 15-16).
54. L’esthétique sartrienne est donc aux antipodes de la notion de goût, comme
Sartre l’affirme à propos du Tintoret et des novateurs en général : « Ces outsiders
posthumes appartiennent neuf fois sur dix à la catégorie des réprouvés, grotesques
Orphées qui ont suivi leur parti pris jusque dans les enfers de la Laideur. Allez
donc, après cela, prendre les conseils du bon goût : c ’est le mauvais qui fait tes
grands artistes » (SM D, 195 ; même idée en S, I, 287 ; LC, II, 214-15 ; SG, 116 ; PA,
15-16).
55. Voir H. B e r g s o n , La pensée et le mouvant, p. 108-109.
56. 11 a cependant été remarquablement élucidé par Pierre Verstraeten dans
« Pour un anti-Aron », article inédit.
50 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE

L'être et le néant (p. 610-14) mais sortira ses effets par la suite, notam­
ment dans le Saint Genet et les Réflexions sur la question juive. Au sens
ontologique, l’irréalisable désigne un destin qui m ’est imposé par autrui et
que je ne peux ni récuser (Genet est un voleur puisqu’il a volé), ni réaliser
(même s’il vole encore, Genet ne sera jamais ce qu’il se fait être) : ce
destin restera un « irréalisable-à-réaliser », un impératif intériorisé par ma
liberté comme limite indépassable car il révèle mon incapacité à devenir ce
que je suis censé être (EN, 612). La judéité en constitue un bon exemple :
comment ne pas admettre que l’on est ju if si l’on possède une indiscutable
ascendance juive ; mais comment « être » juif si la judéité est un mythe
antisémite et que l’ontologie nous apprend que l’on n ’« est »jamais rien ?
Or cette notion ontologique d’irréalisable est d ’origine esthétique,
c’est-à-dire complice de structures temporelles. Sartre la développe pour
la première fois pendant la « drôle de guerre » en méditant sur le fait que
sa dernière permission n’avait pas atteint la grâce espérée, la qualité d’une
mélodie (CDG, 412-14, 419, 422-25) ; il va même jusqu’à noter que « la
beauté de l’événement » constitue son « irréalisable propre », le fantasme
directeur de son existence entière (CDG, 527). Généralisant cette pre­
mière approche, Sartre affirme, non qu’il est impossible d’atteindre l ’Art,
mais que l’Art atteint l’impossible, fait descendre l’irréel dans le réel :

Le monde de Dos Passos est impossible - comme celui de Faulkner, de


Kafka, de Stendhal, - parce qu’il est contradictoire. Mais c’est pour
cela qu’il est beau : la beauté est une contradiction voilée. (S, /, 24)
L’art est un des moyens que nous avons de faire réaliser vivement et
« imaginairement » par d’autres nos irréalisables. (CDG, 423)

L’art reste donc à mi-chemin entre l’imaginaire et le réel, ou plus


exactement les synthétise : le créateur ne s’efforce pas de fuir l’être vers
le non-être, de se réfugier dans les vapeurs de l ’onirisme, mais de faire
entrer le non-être dans l’être, de « réaliser » l’irréel, de matérialiser en
quelque façon l’immatérialisable. L’ait n’est ni une attitude ni un rôle
mais une improbable praxis ” , dont le but est de relever le défi lancé par
Flaubert : « Qu’est-ce que le Beau sinon l’impossible ? » (IF, I, 651, 976).

57. Genet et Flaubert fuient d ’abord la praxis pour échapper à une situation sans
issue, mais le passage par une »'réalisation exacerbée (le Mal, l ’esthète ; l ’acteur, le
Garçon) révèle son insuffisance et appelle réparation, ce qui prépare l ’accès à la
praxis artistique. L’imaginaire doit alors vaincre la résistance du réel, c’est-à-dire
SCIENCE, MÉTAPHYSIQUE, ESTHÉTIQUE 51

Sartre reprend cette équation à son compte et la décline en sens divers, la


beauté prenant tour à tour la forme de l’articulation des contraires (le
cinéma comme synthèse de la matière et de l’esprit5®, le roman comme
enchâssement de la liberté dans la nécessitéM), de la valeur ou en-soi-
pour-soi (tension ontologique suprême à dimension esthétique dans sa
quête d’une impossible fusion, et porteuse d’effets de réel en raison même
de son idéalité60), de la fatalité (retournement de la liberté contre soi
comme au théâtre61, sans revenir aux processus déterministes ou stochasti­
ques), du défi lancé aux lois de la physique (par la restitution du mou­
vement, de la distance et du vide en peinture ou en sculpture, arts dont le
matériau relève pourtant du plein et de l’inerte - d’où l’éloge de Giaco-
metti et du Tintoret), etc.
Nous ne pouvons néanmoins alléguer cette esthétique de l’irréel sans
lever plusieurs écueils. Tout d’abord, Saitre l’a illustrée de si nombreuses
manières qu’elle menace de perdre son unité. Ensuite, si l’Art est voué à
l’impossible, il paraît vain de se faire artiste pour relever ce défi, comme
il semble superflu de chercher à distinguer une œuvre belle d’une pro-

l*affronter : il devient libérateur en cherchant à passer du non-être à l’être du non-


être.
58. L'art cinématographique bat le déterminisme en brèche et ne se préoccupe
pas de liberté, mais Sartre y évoque des événements « déterminés à la fois par la
nature et par l’esprit », donc relevant du Beau (ES, 551).
59. Le roman joue de l’illusion d ’aventure, de la fatalité comme irréelle synthèse
du déterminisme et de la liberté : dans une célèbre philippique, Sartre reproche à
Mauriac de n’avoir pas su rendre cette illusion, d’avoir soumis Thérèse Des­
queyroux à un jeu d'oscillations désordonnées entre déterminisme et liberté, au lieu
de nous montrer une liberté agissant contre elle-même, comme mue par son destin
(S, /, 42-43, 51). Pour Sartre, Mauriac est inférieur à Flaubert, qui réussit cette syn­
thèse grâce à la technique du récit en partie double dans La légende de saint Julien
l ’Hospitalier (IF, II, 2122-23). Sartre lui-même a gagné, avec La nausée, l’impro­
bable pari d’écrire un vrai roman de la contingence (qui a d’ailleurs failli s’intituler
Les aventures extraordinaires d ’Antoine Roquentin - OR, 1667), mais il n’a pu réin­
venter la structure romanesque pour enclore un procès de libération dans Les che­
mins de la liberté, ce qui constitue peut-être un des motifs de l’abandon du cycle.
60. Sur ces deux thèmes voir EN, 244-45, ainsi que P. Verstraeten, « Sens et
structure du Saint Genet et de L ’Idiot », Cahiers de sémiotique textuelle, n" 5-6
(Études sartriennes //-///J, 1986.
61. Cette vision du théâtre trouve sa meilleure expression dans le Saint Genet,
qui use intensément des catégories de L ’art cinématographique : voir en particulier
SG, 112-17.
52 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE

duction médiocre puisqu’elles seraient toutes deux manquées par principe.


Enfin, cette esthétique est suspendue à un couple de concepts auxquels
L’art cinématographique recourt déjà, mais qu’il n’est pas en mesure de
définir62 : nous pensons au sens et à la totalisation, notions apparemment
indiscernables puisque Sartre use pour les établir des mêmes relations
dialectiques entre le Tout et ses parties - ce qui introduit un quatrième
obstacle. La dialectique du Tout et des parties permet pourtant de lever
ces difficultés d’un seul et même mouvement, comme en atteste le
meilleur exposé que Sartre e nait produit :
... la totalité est une forme d’unité très particulière : le Tout y est la
synthèse de toutes les parties et de leurs relations d ’intériorité mais il
est également présent en entier dans chacune des parties, qui ne se
distinguent les unes des autres que par leur détermination singulière,
autrement dit par le néant qui est en elles et qui empêche la relation
tout-partie d’être réciproque. Cette part de néant ne pouvant être que
Vapparence les parties se distinguent les unes des autres en surface
mais témoignent toutes d’un même fond qui les produit et les habite.
En sorte que, loin que le divers s’unifie - ou qu’il soit unifié du dehors
par quelque démiurge -, c’est l’unité originelle et synthétique qui se
diversifie sans jamais cesser d’être une ni de se manifester en chacune
de ses hypostases à la fois comme le sens fondamental de celles-ci et
les affinités mystérieuses et pourtant sensibles qui les unissent,
établissant entre les lumières, les parfums, les sons des harmonies (...).
Voilà ce que serait la Beauté, pour Flaubert, voilà ce qui le bouleverse,
à présent, quand il y pense. Et, comme il ne peut s’agir de la trouver
dans l’univers réel qui est probablement l’effet du hasard, il faut y voir
l’exigence fondamentale de l’imaginaire. L’Art comme Contre-Créa­
tion vise à produire des centres de déréalisation où l’on ne trouvera
rien d’autre qu’un univers-image né d’une intuition fulgurante et totali-
satrice, présent à l’œuvre, dans chaque détail singulier et dans l’ensem­
ble, comme le tout dans la partie, bref se laissant deviner partout
comme l’appropriation secrète des mots ou des couleurs ou des sons

62. Il faudra attendre que Sartre redécouvre et remodèle la pensée dialectique.


Une notation fugitive de L’être et le néant amorce déjà cette version dialectique du
Beau : traitant du choix originel, Sartre évoque un « système complexe de renvois
qui fait entrer un fragment quelconque de mon passe dans une organisation hiérar­
chisée et phuivalente où, comme dans l’œuvre d’art, chaque structure partielle
indique, de diverses manières, diverses autres structures partielles et la structure
totale » (EN, 581 ).
SCIENCE, MÉTAPHYSIQUE, ESTHÉTIQUE 53

les uns aux autres, comme la profondeur de tout élément pris en parti­
culier et comme le sens indisable de l’ouvrage entier qui le manifeste
et qu’il déborde de son infinité. (IF, I, 971)

U en va de Sartre comme de Flaubert61 : philosophe de la totalisation


par excellence, il n ’a cessé de tenir la totalité en suspicion au nom de ces
données scientifiques dont il est réputé ne pas se soucier. C ’est pourquoi
l’impératif artistique, « le Beau comme exigence impossible » qu’on ne
saurait ignorer en raison des lacunes du réel (IF, II, 1589), est de forger
une antiphysis dans laquelle l’irréelle totalité trouvera à s’incarner sous
les traits du sens, cette indéfinissable qualité effective de toute œuvre
réussie, dont les éléments s’entr’appellent et se répondent dans la mesure
même où ils répondent à l’appel du Tout qui suscite leurs relations récipro­
ques comme seul mode possible de phénoménalisation latérale de
l’impossible. Le couple sens/totalisation résout donc les apparentes diffi­
cultés de l ’esthétique sartrienne. La notion de sens unifie cette esthétique
et la dote d’un critère d'appréciation des œuvres, tandis que l’identifica­
tion de l’Art et de l’irréel sous les auspices de l’Idée de totalité dote
l’artiste d’ un fantasme mobilisateur et rend compte de la différence qui
sépare les termes apparemment indistincts de totalisation et de sens :
Sartre tient la totalisation pour le procès d’engendrement réglé des parties
et du tout, et le sens pour la manifestation - labile et fragile, mais percepti­

63. Faut-il en déduire, soit que nous attribuons h Sartre l’esthétique de Flaubert,
soit que Sartre prête ses obsessions à « l’Idiot de la famille » ? Ni l’un ni l’autre :
Sartre retrouve les grandes lignes de son esthétique chez Flaubert, mais les traduit
dans son propre langage ; ce ne sont pas scs affects mais ses catégories philosophi­
ques qu’il plaque sur la pensée de Flaubert comme sur celle de Mallarmé ou de
Genet (on s’en convaincra en relisant SG, 636-37, ou en parcourant le recueil (le
citations que J.-F. L ouette a réunies sous le titre de « Beautés de Sartre », Maga­
zine littéraire, n" 282, 1990, p. 46). Mais ceci ne signifie pas que Sartre phagocyte
tout le monde et n'importe qui. Dans le cas du « Flaubert », on peut parfaitement re­
pérer les lignes de fracture entre Sartre et les auteurs qu’il commente : Sartre rompt
l’identification entre l’Art et le Mal (il l’évoque des 1928 - voir FJ, 328 -, la dé­
veloppe dans le Saint Genet mais ne la reprend toujours pas à son compte en IF. II,
1578), récuse les esthétiques de la totalisation en extériorité (Kant, Valéry, etc. : voir
IF, I, 970, le développement kantien (.VIF, II. 1948 reflétant le point de vue de Flau­
bert). et développe une longue critique du romantisme et du Parnasse dans le troi­
sième tome de L'Idiot. On ne peut donc confondre ce que la philosophie de Sartre le
met en mesure de penser - par exemple l’équation entre l ’Art et le Mal, contestation
du rccl par une liberté en quête d ’un irréel - avec ce qu’il pense effectivement.
54 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE

ble par sa beauté même - de l’accomplissement de ce procès dans l’effec­


tivité de l’œuvre. Le sens est donc projeté à l’horizon d’une totalisation
réussie, c’est-à-dire toujours en passe d’être défait puisque la totalité cons­
titue un fantasme régulateur et non une idéalité positive, déjà donnéew :

La Beauté est une unification totalisatrice donnant à travers cette


totalisation le spectre d’une totalité qui n’est jamais atteinte ; et c’est
dans le rapport entre totalisation et totalité que je trouverais l ’idée de
Beauté*5. (PA, 16)

Elargie bien au-delà de l’esthétique, la notion de sens instaure la pri­


mauté du présent, qui est le lieu de la manifestation de la totalisation en
cours. Le propre du sens réside en ceci qu’il contracte dans l’éclair d’une
intuition instantanée le jeu d’interrelation des parties et du tout, de Tici et
de Tailleurs, du passé et du futur. La saisie du sens est toujours totale,
saisie du Tout comme Tout, mais s’opère dans l’immédiateté d’une intui­
tion locale, dans la partie qui présentement ramasse, comprime et exprime
le tout : la gifle à Don Diègue ne serait pas tragique c’est-à-dire belle si, à
claquer, elle ne remettait d ’emblée en question l’amour déjà ancien de
Rodrigue pour Chimène, dont il devra à l'avenir défier le père. Cette con­
densation des trois dimensions temporelles trouvera son illustration la
plus ambitieuse dans l’analyse de la syncope de Flaubert à Pont-1’Évêque,
où une vie et une époque entière se contractent dans un geste à la fois
subi, attendu et reconnu par Gustave - charge esthétique et prophétique
de l’Histoire66 que Genet savoure, plus modestement, dans la grâce théâ­
trale de ses tendres voyous :

Et l’acte en surgissant dépasse toujours son espérance : plus beau qu’il


n’aurait su l’inventer, en même temps il éclate d’évidence, aucun autre

64. C ’est une des raisons pour lesquelles Sartre récuse les mixtes, fusions trop
immédiates, faciles et apaisées des dimensions contradictoires de l ’être. L’article
sur Wols illustre le contraste entre une esthétique du sens approché, précaire et
invisible et le recours au mixte, « inerte ambivalence que je pourrais sereinement
constater » (5, IV, 432). (Nous avons tenté de cerner les motifs de la récusation des
mixtes en général, qui explique l’apparente inclination sartrienne pour les dualis­
mes, dans notre Sartre face à la phénoménologie, p. 276-279.)
65. C R D , I, 162-63 distingue formellement totalité et totalisation, en s’appuyant
sur des exemples de nature esthétique.
66. L’indissolubilité de ces deux caractères est manifeste en ¡F, II, 1832.
SCIENCE, MÉTAPHYSIQUE, ESTHÉTIQUE 55

n’était possible ; à peine esquissé il entraîne avec lui la certitude qu’on


l’attendait tel quel depuis toujours ; et ses conséquences fulgurantes
déchirent l’avenir de leur éclairs. (SG, 113)

p ou rqu oi le cinéma ?

Ces rappels permettent de quitter L ’art cinématographique en répon­


dant à une objection majeure. Pourquoi Sartre, fasciné par la temporalité
romanesque dont la fin répond à un commencement tendu vers son
accomplissement fatal*7, n’a-t-il pas découvert la contingence au revers de
son travail d’écrivain, de son inlassable activité de conteur d’histoires ?
pourquoi ce détour par le cinéma ? Pourquoi, à l’époque où il cherchait à
forger une Esthétique, avait-il pris le cinéma comme « centre » de son
système (EJ, 142) ? Parce que, à la différence de la littérature telle que
Sartre la pratique dans les années 1920 (avant Faulkner, Dos Passos et La
nausée), le cinéma enrichit l’ordre fataliste d’une dimension supplémen­
taire : L ’a n cinématographique montre qu’ il use d’un enchaînement de
résonances, d’une polyphonie de corrélations symboliques qui s’ appuient
sur les techniques de montage pour imposer l’unité thématique des films
(ES, 549-51). Si le détail de ces techniques n’importe pas ici, leur impact
reconduit au contraste entre contingence et fatalité : par le contrepoint, la
surimpression, l’ellipse, etc., le cinéma abolit les contraintes de l’espace
et du temps, unit différents éléments du récit en « une certaine situation
qui, sans se réduire tout à fait » à l’un ou l’autre de ces éléments, « sym­
bolise » avec l’ensemble de ses composantes (ES, 551). Par ce jeu de
« correspondances profondes et secrètes », tout fait sens et se répond : le
cinéma arrache les objets les plus insignifiants à leur injustifiable
apparition hic et nunc, les transfigurant en symboles et en présages, en
« “porteurs de signes”, humbles ustensiles où s’est inscrit en abrégé un
thème ramassé, enroulé sur soi » (ES, 733, 551), Esthétique du sens -
Sartre y insiste en conclusion - plutôt que de la forme ou du contenu : ni
la qualité plastique des images ni l’intérêt du scénario n’épuisent la
Beauté cinématographique'*, ces veitus classiques échouant à transcender

67. 0 4 , 289-91 livre sur cc point un écho tardif aux thèses de jeunesse.
68. C ’est pourquoi, trente ans après son discours, Sartre salue dans Les Abysses
!a « première tragédie » cinématographique, qui rompt enfin avec les « lentes
rivières babillardes qu’on voit traîner sur nos écrans » (ES, 733). Il y a évidemment
56 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE

la présent!fication arbitraire des entités individuelles qui composent le


monde de la contingence. La beauté de l’univers cinématographique réside
dans sa surréalité : le cinéma est synonyme de nécessité conquise par voie
d’unité temporelle et thématique, de consonance mutuelle de l’avant et de
l’après, du décor et de l’action, des choses et des hommes, de telle sorte
que « les faits et les êtres, resserrés, condensés, liés par des relations
d’ intériorité, troqueront la contingence et l’ambiguïté contre une inflexible
nécessité esthétique », seule accessible (IF , II, 1576). L’entrelacement de
la synopsis du divers autour d’une structure invisible autant que sensible
signe ainsi la victoire de l’Un sur le multiple, de l'essence sur l’existence :

S a r t r e : [...] Je sais que l ’idée de contingence est venue de la


comparaison qui s’est établie spontanément chez moi entre le paysage
dans un film et le paysage dans la réalité. Le paysage d ’un film, le
metteur en scène s’est arrangé pour q u’il ait une certaine unité et un
rapport précis avec Jes sentiments des personnages. Tandis que le
paysage de la réalité n ’a pas d ’unité. Il a une unité de hasard et ça
m ’ avait beaucoup frappé. Et ce qui m ’avait beaucoup frappé aussi c’est
que les objets dans un film avaient un rôle précis à tenir, un rôle lié au
personnage, alors que dans la réalité les objets existent au hasard, [...]
El alors, à cette époque-là et jusqu’à deux ans avant La nausée, je
pensais que l’art n ’était pas l’imaginaire mais que c’était bel et bien la
saisie d ’essences. Une œuvre d ’art était donc la création presque d ’une
essence. (...) Et elle avait un caractère d ’unité profonde, de nécessité
profonde, tandis que la vie c ’était la contingence. (OR, 1698-99)

L'art cinématographique confirme les déclarations de La cérémonie


des adieux, le témoignage initial du Castor dans La force de l ’âge, ou
encore les extraits posthumes du film Sartre par lui-même que nous
venons de citer : quoi que Roquentin et Poulou aient donné à penser sur

de bons et de mauvais directeurs de la photographie, des scénarios habiles et des


montages manques ; mais la structure cinématographique comme telle est promesse
de Beauté, qui outrepasse le soin apporte à chacune des composantes du film (ES,
551-52) : le Tout, qui est le lieu même du sens, ne se réduit pas à la somme de ses
parties. Fondée sur ce principe d ’abord découvert dans l ’analyse cinématographi­
que, cette esthétique du sens pourra s’affranchir du couple cinéma/tcmporalitc qui
en fut la matrice pour s’appliquer aux « arts du mouvement en général » (ES. 549),
mais aussi à la peinture (S, IV, 370-71). a la sculpture (ES, 665-67), à la danse (ES.
688-89) et à l’écriture.
SCIENCE, MÉTAPHYSIQUE, ESTHÉTIQUE 57

les origines de la contingence69, « c’est en regardant passer des images sur


un écran [que Sartre a eu] l a révélation d e la nécessité de l’art et qu’il [a]
d é c o u v e r t, par contraste, la déplorable contingence des choses
d o n n é e s 70 ». Cette étiologie est encore confirmée par un brouillon des

69. À l’exception de Jean-François Louette et de Claude Poulette, auteurs de


suggestions originales et inachevées (voir « Sartre et la contingence » in J.-F.
L o u e t t e , Silences de Sartre, Toulouse : Presses Universitaires du Mirail, 1995,
p. 24-25, et C. P o u l e t t e , Sartre ou les aventures du sujet. Essai sur les paradoxes
de l'identité dans ¡ ‘œuvre philosophique du prem ier Sartre, Paris : L’ Harmattan,
2001, p- 29-41), les critiques qui cherchent une origine psycho-biographique au
concept de contingence ont privilégié soit la lettre sur l’arbre adressée au Castor,
soit l ’épisode Simonnot rapporté par L es mats (p. 72-74). Cet épisode a fait l’objet
de nombreux commentaires, le plus récent parmi ceux dont nous avons pris con­
naissance donnant un relief maximal au texte de Sarde (voir G. H a a r s c h e r , Le
fantôme de la liberté. Lit servitude volontaire de l'hom m e moderne, Bruxelles :
Labor, 1997, p. 19-24). Cela ne suffit cependant pas à ériger cet épisode en
description vériste de la découverte sartrienne de la contingence - Guy Haarscher
se garde d’ailleurs bien de rabattre ainsi le texte sur une interprétation causaüste, En
réalité, l ’épisode Simonnot constitue ce que Simone de Beauvoir appelle, lors du
dialogue cité au seuil de ce chapitre, « une expérience quelque peu reconstruite » :
la preuve en est que, selon un témoignage de Sartre amplement confirmé ici même,
« la découverte de la contingence fut une illumination » vécue à 18 ans - Poulou a
pu « sentir » sa contingence lors de l’absence de M. Simonnot, mais il ne l’a pas
comprise comme telle à ce moment ( P C S , 418). Il convient d ’être d ’autant plus
prudent à l’égard de cet épisode que : 1) il fait une apparition tardive dans les
brouillons des Mots (P C S , 88), à l’instar de reconstructions avérées telles que le
thème de Dieu (cf. notre article sur « Le miroir aux origines », redevable aux tra­
vaux de Philippe Lejeune et notamment à son célèbre texte sur « L’ordre du récit
dans les Mots de Sartre », i/t P. L ejeu n e, Le pacte autobiographique , Paris : Seuil,
1975, p. 197-243) ; 2) Monsieur Simonnot est un bourgeois efféminé et suffisant,
proche des Salauds de La nausée, donc peu propice à susciter une découverte aussi
fondamentale que la contingence, sinon peut-être par auto-ironie ( M , 72) ; 3) l’épi­
sode Simonnot semble en fait parodier, non l ’aspiration sartrienne à la Nécessité
ontologique, mais ses rêves infantiles de gloire, décrits en des termes proches des
Mots dans une lettre de 1926 : « Je me représente la gloire comme une salle de
danse remplie de messieurs en habits et de dames décolletées qui lèvent leurs
coupes en mon honneur. C ’est tout à fait image d’Épinal, mais j ’ai cette image-là
depuis mon enfance. Elle ne me tente pas et pourtant la gloire me tente » (LC, I, 9).
Quant à la lettre sur l ’arbre, nous en traitons au chapitre suivant.
70. S. d e B e a u v o i r , La force de l ’âge, t. 1, p. 58. Ajoutons que cctte mise au
point sur le cinéma déjoue l’hypothèse de Grégory Cormann selon laquelle Sartre
aurait opposé la contingence à la nécessité de l’art grâce à une page de Bergson.
58 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE

Mots - le cinéma a appris à Sartre « à vivre le temps à l’envers » (PCS,


148) -, ainsi que par la conclusion de L ’imaginaire selon laquelle l’art
nous fait passer dans un monde irréel dont on ne sort pas sans dommage :
pour une conscience bloquée dans l’imaginaire, le retour à l’existence
provoque un écœurement nauséeux (/'r, 245). Certes, cette version des
événements ne se prête guère à de séduisantes variations psychanalyti­
ques ; mais elle autorise une relecture des Mots qui n’est pas dénuée
d’intérêt. Elle donne en effet tout son poids à un développement dans
lequel Sartre, décrivant les joies que lui procurait le cinéma, conclut :

J ’étais comblé, j ’avais trouvé le monde où je voulais vivre, je touchais


à l ’absolu, Quel malaise, aussi, quand les lampes se rallumaient : je
m ’étais déchiré d ’amour pour ces personnages et ils avaient disparu,
remportant leur monde ; j ’avais senti leur victoire dans mes os, pour­
tant c’était la leur et non la mienne : dans la rue, je me retrouvais sur­
numéraire. (M, 102)

En réitérant cette conclusion dans La cérémonie des adieux (« il n’y


avait pas de nécessité dans la rue »), Sartre confirme ce que nous avons
plaidé dans « Le miroir aux origines » : les interviews postérieures aux
Mots en reprennent le plus souvent la substance, de sorte qu’elles
n’apportent pas de matériaux inédits au moulin des étiologies psycho­
biographiques, mais se bornent à donner une allure de spontanéité à
l’auto-interprétation savamment construite des Mots, De là les détours qui
sont les nôtres et qui opèrent une inversion de méthode : non pas se saisir
des Mots, ou de tout autre texte autobiographique, pour épuiser l’analyse
des écrits philosophiques de Sartre, mais tenter d’épuiser philosophique­
ment ces écrits pour éclairer, contester ou confirmer certains développe­
ments autobiographiques. Mais il y a plus : en soulignant les catégories
qui organisent le discours du Havre (en particulier la triade du possible,
du réel et du nécessaire), nous détachons la découverte de la contingence
des étiologies psycho-biographiques pour en circonscrire les conditions

issue de son Introduction au Pragmatisme de Williams James (évoquée par Sartre


en V E , 50), qui oppose la profusion débordante de la nature h la reconstruction
sélective et orientée de la vie que nous offre le théâtre : cette page de Bergson ne
possède ni la technicité ni l’ampleur des textes de Sartre sur le cinéma (cf. G.
Cormann, Etre et participation : essai sur la contingence chez. Jean -Patil Sartre,
mémoire ronéotypé, Université de Liège, 1998, p. 11-13, et H. Bergson, La pensée
et le mouvant, p. 240-41 ).
SCIENCE, MÉTAPHYSIQUE, ESTHÉTIQUE 59

intellectuelles. Notre interprétation se renforcerait donc si un texte, anté­


rieur à L ’a rt c in é m a t o g r a p h iq u e et à la théorisation sartrienne de la con­
tingence, annonçait à la fois l ’un et l’autre, accréditant l’hypothèse que
c’est en méditant sur le cinéma que Sartre a vu émerger la notion de
c o n tin g e n c e . Plus encore, si l’on en croit ses déclarations au Castor, ce
texte d e v r a it lo g iq u e m e n t e x is t e r puisque Sartre affirme que c’est dans le
C a rn et M id y que se trouve la première allusion à la contingence.
Grâce aux spécialistes qui se sont consacrés à l’édition posthume des
inédits de Sartre, nous pouvons vérifier ces conjectures déduites de l’ana­
lyse interne de L'art cinématographique : les Écrits de jeunesse mettent le
Carnet Midy à la disposition du public, offrant l’occasion d’y traquer cette
première allusion. Une traque d’autant plus aisée en apparence que ce
carnet est organisé sur le mode alphabétique71 : il suffit de l’ouvrir à la
lettre « C » pour se donner toutes les chances d’y découvrir un exposé sur
]e cinéma d’une part, sur la contingence d’autre part.
Mais c’est compter sans la critique rongeuse des souris : une coupure
dans le carnet nous prive d’une ou de plusieurs pages de la section C, dont
nous ignorerons toujours si elles traitaient de la contingence” - cette
dernière ne faisant l’objet d'aucune allusion tout au long des autres
sections. Il reste qu’en l’état, le Carnet Midy confirme nos conjectures
puisque la section C est presque entièrement consacrée au cinéma : tout se
présente comme si l’esquisse d’une théorie de la contingence se réduisait
aux notes réservées au septième art.
À lui seul cependant, le Carnet Midy n’entérine pas définitivement
cette hypothèse : amputé de ses premiers développements, l’article ciné­
ma et ses annexes73 témoignent surtout de la prégnance du schème de la
totalité concrète chez Sartre, qui cherche déjà dans le cinéma tout ce qui

71. Sur les caractéristiques du Carnet M idy, daté par Michel Sicard de 1924,
voir E J , 437-42.
72. Selon Sartre, une rubrique « contingence » aurait été ouverte dans le Carnet
Midy : « j ’y ai consigné, de lettre en lettre, mes premières pensées : A, abus ; V,
vertige ; etc. ; de sorte qu’on pouvait y lire, en tout petits caractères, fa première
conception de ma théorie de la contingence » (in F. Jeanson, Sartre dans sa vie,
Paris : Seuil, 1974, p. 293). Il semble pourtant que Sartre sollicite sa mémoire
puisque le Carnet Midy ne comporte ni rubrique « abus », ni rubrique « vertige ».
73. E J , 445-47 ; d’autres passages du Carnet ( E J , 469, 493-94) sont à rappro­
cher de ces pages, qui annoncent également le texte que Sartre développera peu
après sous le titre à'A pologie pour le cinéma.
60 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE

peut donner « la sensation de l’ensemble74 » et en faire une masse « indi­


visible », à l’instar de la mélodie selon Bergson - consonance de l’action
et du milieu, continuité, organisation interne, idéalisation de la nature, etc.
(.E J, 446-47). Soit, à l’évidence, une quête de totalisation propice à faire
surgir la contingence comme détotalisation sans retour, comme éclatement
des procès d’unification temporelle au profit de la surrection nue d’une
partie isolée du Tout - mais avec la réserve, et elle est d’importance, que
le Carnet Midy n’organise pas clairement la réflexion autour des figures
de la temporalité.
Il n’en va pas de même avec YApologie pour le cinéma, texte égale­
ment révélé par les Écrits de jeunesse. Inspirée des notes du Carnet Midy
et rédigée à la même époque (en 1924, selon EJ, 21), VApologie se pré­
sente cette fois comme un texte fini - travail scolaire ou projet d ’articlen
- dont l’intention et le propos s’approchent nettement de L ’art cinémato­
graphique. Une rapide confrontation des deux textes, rédigés à sept ans de
distance, devrait donc achever d’établir la genèse des idées sartriennes.
D ’un texte à l’autre en effet, presque rien ne change et pourtant tout
change. La continuité est frappante dans les analyses de l’art cinématogra­
phique, crédité dès 1924 de la plupart des spécificités décrites en 193Í7fi.
Rien ne change non plus dans la mise en perspective de ces spécificités,
qui concourent à donner la « sensation de l'Ensemble », vertu dont le ciné­
ma a le privilège et qui pointe vers le Beau entendu comme « irréel »,
comme « Idéalisation de la nature » : Sartre pressent déjà que l’Art,
« idéaliste discret », relève de l’irréalisable et s’affranchit de l’impéria­
lisme du Vrai (EJ, 393, 395, 397-98).
Mais cet affranchissement reste timide dans YApologie car celle-ci
puise ses catégories chez Bergson et dans une moindre mesure chez

74. Celte formule est sans doute une citation puisque Sartre l’assortit parfois de
guillemets.
75. Sur le manuscrit de YApologie, voir l’introduction et la notice de Contât et
Rybalka in EJ, 27, 3S5-S7. On trouvera le texte de VApologie aux pages 388-404
des Ecrits de jeunesse. Nous aborderons ce texte aux seules fins de vérifier la
genèse des idées sartriennes ; signalons dès lors qu’il a fait l ’objet d’une analyse à
voix multiples, confrontant Sartre à Bergson et à Deieuze, dans un aa id e de Daniel
Giovannangeli, « Le philosophe et le cinéma », repris in D. G iovannangëu, Le
relard de la conscience. Husserl, Sartre, Den ido, Bruxelles : Ousia, 2001, p. 81-95.
76. Ait du mouvement {EJ, 388-89), dialectique du prévisible et de l ’impré­
visible (EJ, 389), continuité indivisible et concrète contrastant avec le théâtre (EJ,
390-91), techniques propres à donner la sensation de l’ensemble (EJ, 393-97), etc.
SCIENCE, MÉTAPHYSIQUE, ESTHÉTIQUE

Nietzsche, Sartre se donnant pour programme d’esquisser une esthétique


fondée sur l’idée de changement (E J, 388). Momentanément convaincu
par VEssai sur les données immédiates de la conscience ( VPP, 40-41),
Sartre s’efforce de prolonger l’identification bergsonienne de la durée, de
la conscience et de la mélodie. C ’est pourquoi, libérant le cinéma des lois
de la nature, il en fait d’abord le révélateur de l’humanité de l’homme : au
fil des premières pages de YApologie le septième art s’entend soit comme
reflet de la conscience ou du Moi bergsoniens, soit comme louange
nietzschéenne de l'énergie ; loin d’opposer le cinéma au réel ou à la
contingence, Sartre commence par y chercher le répondant artistique de la
réalité psychique (EJ, 388-92). On mesure ainsi ce qui sépare ce premier
essai de L ’art cinématographique, où la fracture entre les arts du
mouvement et le réel sera totale. C ’est qu’entre-temps, s’adossant à Kant
(catégories de la modalité) et à Descartes (coupure radicale entre le
présent et le passé), Sartre aura abandonné le psychologisme de YApolo­
gie pour centrer ses analyses sur les logiques temporelles, ce qui donnera
un sens nouveau à l ’observation des techniques cinématographiques.
Presque rien ne change dans le détail, mais la permutation des catégories
modifie le tout : Sartre pourra alors, et alors seulement, identifier le
cinéma au triomphe de la fatalité, de la totalisation irréelle qui emporte la
partie - l’instant pur où le contingent advient - dans l’autorégulation du
Tout. L’autonomie du philosophique, que nous avons posée en règle de
méthode, trouve ainsi une première confirmation locale.
Cela signifie't-il que l’expérience du cinéphile ne fut pour rien dans
l’intuition de la contingence, contrairement aux assertions sartriennes et à
notre propre interprétation ? Nullement : tout ceci donne corps à l’hypo­
thèse selon laquelle Sartre a élaboré le concept de contingence en médi­
tant philosophiquement sur le choc provoqué par le cinéma, et ce dans la
mesure même où ce choc était déjà philosophique en ce qu’il brisait
l’identification du cinéma au psychisme et en révélait l’irréductible
idéalité17 - la philosophie préparant et recueillant les leçons de l’intuition

77. Les témoignages font remonter la découverte de la contingence à l’année


1922 au plus tôt, 1925 au plus tard (OR, XLIII-IV, 1660-61 ; ES. 23 ; 5, 31 ; S. de
B e auvoir, La force de l ’âge, t. I, p. 53 ; J. G erassi, op. cit., t. I, p. 87). Les
déclarations de Sartre au Castor conduisent à privilégier l’année 1924, c’est-à-dire
l’époque du Carnet Midy et de VApologie pour le cinéma. Quant aux avant-textes
des Mots, ils évoquent une découverte de la contingence « à 18 ans », soit entre juin
1923 et juin 1924 (PCS, 418).
62 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE

grâce à un langage et à des concepts sans lesquelsl’expérience s


restée lettre morte. Même s’il faudra quelques annéespour que Sartre e
tire les conséquences, l’appareil théorique de YApologie sous-tend la
découverte de la radicale étrangeté du réel, données immédiates de la
conscience incluses : grâce à la vision bergsonienne de la durée et du psy­
chisme comme organisation indécomposable, Sartre s’avise avec étonne­
ment que son œil ne voit qu’une série d’instants là où Beigson perçoit de
nécessaires interpénétrations. Le tournant essentiel est déjà opéré ; forme
faible s’enlevant par contraste avec les bonnes formes, la contingence se
profile dans l’ombre de l’ analyse du septième art :

Le cinéma donne la formule d’un art bergsonien. Il inaugure la mobi­


lité en esthétique. Mais, sage novateur, il gardedes mesures. (...)
mobilité pure de la rue déconcerte, car le passé ne semble pas agir
assez sur le présent. Il y a trop de différences entre les deux tensions, la
nôtre et celle du dehors. La mobilité de l ’écran tient le milieu. Tout y
change trop pour y être prévu ; mais, pour charmer les sens et rassurer
l’esprit, tout y change suivant un rythme perçu, non point aperçu,
souple lien, insinuante loi. (ES, 389)
CHAPITRE 2

L’ÉPREUVE DU ROMANESQUE

Si elle est exacte, l’antithèse entre le cinéma et la contingence doit


trouver sa traduction dans La nausée, dont Sartre entame une première
version peu après le discours du Havre. Cette mise en forme fictionnelle de
la découverte de la contingence place Sartre devant l’épreuve du roma­
nesque, qu’il nous faut subir à notre tour pour vérifier notre interprétation,
sans proposer pour autant une lecture totalisante de La nausée. La pro­
motion du métaphysique en objet de suspense ne saurait en effet s’opérer
sans perte ni complexification, puisque La nausée répond à des exigences
formelles qui interdisent de multiplier les excursus philosophiques ; il reste
qu’un rapport décisif doit se donner à lire entre contingence et temporalité,
entre la nausée et le règne du pur présent. À supposer que ce rapport se
laisse déceler, la mise en échec de la nausée devra également faire fond sur
un procès temporel spécifique : il serait logique qu’Antoine se débarrasse
de ses malaises au cinéma - or chacun sait qu’il n’en est rien, de sorte que
notre interprétation sera vraiment mise à l’épreuve. Nous commencerons
donc par vérifier si le temps de la contingence décrit au chapitre précédent
trouve à se manifester au fil des aventures de Roquentin ; pour ce faire,
nous procéderons par remarques rapides car les principaux épisodes de La
nausée sont assez connus pour qu’une simple mise en perspective suffise.

Stratégies de dissimulation

La nausée illustre l’auto-affirmation gratuite des îlots de présence à


l’aide d’un jeu de contrastes, comme si cette vision du temps et du monde
ne pouvait se défendre que sur la ruine des concurrents - d ’où le recours à
une ample galerie de personnages secondaires qui multiplient les ruses et
les distractions pour se dissimuler la contingence. Ces tentatives prenant
la forme d’un refus du présent, d’un privilège accordé au passé ou à
l’avenir, nous retrouvons d’emblée les trois dimensions temporelles
traitées par L'art cinématographique.
64 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE

Le refuge dans le passé s’offre comme la solution la plus simple,


comme une ligne de fuite familière, a fortiori depuis Proust : souvenirs,
traces, récapitulatifs, reconstitution, les moyens ne manquent pas pour
suspendre le champ de conscience au profit du révolu, dont les arêtes
vives et la claire signification tranchent sur la molle présentification du
présent. La nausée développe une impitoyable critique des illusions
passéistes, véritable règlement de comptes qui n’épargne pas Roquentin.
Ses souvenirs d’abord se délitent, marques auparavant vives d’un itiné­
raire exceptionnel dans lequel Antoine trouvait une échappatoire : son
étonnante mémoire qui « bourdonnait comme une ruche » lui fait soudain
défaut, réduite à jouer avec des bribes d’images incertaines et mortes,
simples schèmes représentatifs à la pauvreté toute kantienne, ni intuitions
ni concepts (OR, 40-41). Les traces tangibles du passé subsistent (photos
de voyage, lettres d’Anny), mais leur efficace s’est évaporée de concert ;
elles sont désormais bornées à leur pure matérialité, incapables de ren­
voyer à la scène primitive, de restituer un pathos dans lequel Antoine trou­
verait quelque densité ontologique qui effacerait la durée 1 (OR, 42, 77).
Seuls les bourgeois se contentent de ces inertes fétiches, eux qui s’en­
tourent de traditions incarnées dans le marbre et frissonnent devant le por­
trait de leur cher disparu : le passé n ’est qu’« un luxe de propriétaires »,
une comédie sociale, une mascarade comme le portrait d’Olivier Blévigne
peint par Bordurin (OR, 79, 110-11). Mais le mensonge des vestiges
officiels ne s’enlève pas sur un fond de vérité qu’un honnête spécialiste
pourrait reconstruire et revivifier. La liquidation du passé est sans retour ;
au fil de ses travaux sur Rollebon, Roquentin découvre que ses difficultés
d ’interprétation tiennent à la faible qualité des témoignages et des sources,
mais aussi à la nature même de l’entreprise ; de manière kantienne encore
(critique de la preuve ontologique), Roquentin doit reconnaître que jamais
un Rollebon en pensée n’abolira sa solitude, qu’une représentation du réel
n’est qu’un irréel. Comme Meknès, Tetuan et Burgos, Monsieur de Rolle-
bon est « retourné à son néant » (OR, 18-19, 113-17).
La mise à mort du passé n’est pourtant pas totale, car tout ceci ne
porte que sur les souvenirs et les traces, les faits et les gestes : le passé
pourrait se survivre dans l’univers du sens, héritage spirituel dont il nous
resterait à recueillir les leçons. C ’est la solution retenue par le docteur

I. Le rôle rédempteur du passé, vecteur de consistance existentielle dont Ro­


quentin enregistre l’échec, est théorisé par Sartre sur divers exemples personnels en
CDG, 586-89.
L’ÉPREUVE DU ROMANESQUE 65

Rogé» dont les souvenirs se sont « moelleusement convertis en Sagesse »,


réservoir de maximes et de conseils dont la profondeur suffit à justifier
l’itinéraire du docteur, ce professionnel de l’expérience (OR, 81-84). La
tentative de Roquentin reste proche de cet essai, mais notre historien ama­
teur s’est délesté sur autrui du soin de légitimer son existence : la biogra­
phie de M. de Rollebon donne corps au fantasme sartrien par excellence,
soit la double s u rv ie dans et par la postérité, le mort justifiant le vivant et
le v iv a n t justifiant le mort par le biais de l’ouvrage que l’historien léguera
aux générations futures - d’où l’ébranlement entraîné par l’échec de
l’entreprise, Roquentin versant dans un véritable délire sadique (la scène
de la petite Lucienne) juste après avoir abandonné son livre sur Rollebon
(OR, 85, 117-22, 210, 1741-42). Le pouvoir légitimant du livre et du
savoir, la sanctification mutuelle du passé et du présent, culminent avec la
figure de l’Autodidacte, dont l’existence entière se voue à l’histoire totale
de l’humanité : entreprenant d ’épuiser la bibliothèque de Bouville en dé­
vorant ses volumes dans l’ordre alphabétique des auteurs, l’Autodidacte
vise le point asymptotique où le passé rejoindrait un présent q u i n’aurait
jamais existé pour son compte propre - le moment toujours repoussé où
l’Autodidacte, ayant lu tous les livres jamais publiés, récapitulerait à lui
seul la mémoire d’une humanité qui trouverait son achèvement et sa
finalité dans ce Savoir absolu : le monde créé pour que Hegel le pense,
Hegel né pour penser le monde.
Toutes ces entreprises de justification restent vaines : Roquentin aban­
donnera la biographie de Monsieur de Rollebon, le docteur Rogé dissi­
mule mal sa mort prochaine, l’amour de l’Autodidacte pour les petits
garçons Je chassera à jamais de la bibliothèque de Bouville. Le quotidien
et son cortège de misères prendront le pas sur l’ambition salvatrice de la
culture, sacralisation des contingences révolues : le refuge dans le passé
n’empêche pas d’exister. L’avenir y réussira-t-il mieux ? Dans L ’art ciné­
matographique, il transfigurait le présent en l’aspirant vers une issue fa­
tale autant que belle, nécessaire à proportion de son enivrante incertitude
- le fil du temps tendu à se rompre, ordonnancement rigoureux mais
fragile : et si la chute de la tragédie ne répondait pas à nos attentes '? Dans
La nausée, personne n’assume ce risque d’échec : le romancier et le con­
teur d’aventures attendent que la nuit soit tombée pour prendre leur
envol ; leurs récits débutent quand tout est consommé, les commence­
ments se choisissent à la lumière du dénouement, la nécessité est fictive­
ment introduite dans une durée aléatoire et informe. Le présent ne rend de
comptes qu’à soi-même, la fatalité est un artefact ; « les aventures sont
66 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE

dans les livres », le Beau est irréel : le roman est un mensonge que l’on
promène le long d’un chemin (OR, 44-50). Si cette conclusion s’est impo­
sée à Roquentin grâce à l’Autodidacte, Anny s’en était avisée de bonne
heure mais avait refusé d ’en rester là. Puisque la vie n’offre pas d’aventu­
res, elle avait choisi de les provoquer, de les forcer : le repérage inquiet de
« situations privilégiées » grosses de promesses, leur métamorphose vo­
lontariste en « moments parfaits » qu’un simple détail pourrait faire capo­
ter, valent tentative de faire descendre le fatal dans le réel (OR, 69-70, 75-
76, 167-80). Or ce processus sonne toujours faux : comme la femme de
mauvaise foi devant l’homme qui lui fait la cour (EN, 94-95), Anny se
ment en se donnant l’illusion du sublime ; c’est précisément parce qu’elle
sait que le sublime n’existe pas qu’elle se met en peine de le créer (OR,
176). Dans l’économie générale de La nausée, Anny incarne le dernier
essai de sollicitation active du futur2 ; s’il est inutile de se créer des aven­
tures, si le réel prend le pas sur le nécessaire, seule l’attente passive de
l’inattendu peut encore offrir une perspective de fuite, une épochè du pré­
sent au profit de l ’à-venir, page blanche qui reste à écrire puisque « tout
peut se produire, tout peut arriver » (OR, 92). Mais si l’avenir se laisse
pressentir, rien n’arrive jamais qui nous ferait changer de régime d ’être ;
l’indétermination du futur confirme la faillite du déterminisme, sans offrir

2. Ce qui n ’empêche pas le processus lui-même de faire fond sur une passivité
illusoire, sur un fantasme destinai excellemment restitué par G . H a a r s c h e r (op.
cit., p. 32-33), Ce mixte d’activisme et de passivité finalisée distingue Anny,
personnage fictif, de son modèle à savoir Simone-Camille Sans, le premier amour
de Sartre, surnommée Toulouse par ce dernier, rebaptisée de « Camille » dans les
mémoires du Castor mais connue à présent sous le nom de Simone Jollivet. Des
différents personnages inspirés par « Camille », seule Anny, en raison de la pré­
gnance de la problématique temporelle dans La nausée, est hantée par une figure de
la fatalité ; la Cosima d'Une défaite est également en quête d ’illusions oniriques
fondées sue un abandon aux rites et aux symboles, mais ces illusions sont moins
structurées que les « tragédies instantanées » et la « rigoureuse » unité recherchées
par Anny. Par ailleurs, quoique Anny soit à deux doigts de faire la même découverte
que Roquentin, elle n ’assume pas sa vie au présent : une fois revenue du mythe
finaliste des moments parfaits, elle s’attache au passé. (Voir OR, XLV, pour les
multiples identités de Simone Jollivet ; OR, 1790-92 et EJ, 197, 528, pour la filia­
tion Jollivet/Cosima/Anny ; CDC, 413-14, pour la lucidité de Sartre à l’égard de la
mystification des moments parfaits ; OR, 169, 174 et EJ, 211, pour le parallèle entre
Anny et Cosima ; OR, 179-80 et J. D eguy, op. cit., p. 112. pour le basculement
d’Anny vers le passe ; D. Bair. Sf/uouf de Beauvoir, Paris ; Fayard, 1991, p. 187-
88, pour la carrière théâtrale tentée par Simone Jollivet.)
L’ÉPREUVE DU ROMANESQUE 67

’a u t r e perspective (OR, 186-87). Il resterait à attendre un miracle, s’il


'était évident que les miracles sont des mirages : à peine advenu, l’évé­
nement tant esP^r® Prer,d la paresseuse inconsistance du présent, nous ôte
toute surprise et vieillit déjà dans une familière langueur, répétition du
même au même (OR, 39-40). L’attentisme aussi vain que le passéisme :
seul subsiste le dur sentiment de durer, l’implacable et morne avancée des
heures et des minutes, béance temporelle que de tristes comédies sociales
_ l ’ am our, le jeu, les rituels dominicaux - s’efforcent de combler pour
saturer le temps et échapper au cogito nauséeux (OR, 132, 27, 50-68).
Malgré leurs efforts, les personnages de La nausée ne parviennent pas
à s’abstraire du présent : de l’amour à l’aventure ou aux moments parfaits,
toutes les « pantomimes pour capter l’irréalisable » se brisent sur la loi du
temps1 (CD G, 527). Mais la différence entre Roquentin et les autres tient
dans le fait que le héros de La nausée se détache progressivement des
modes existentiels de temporalisation qui permettent de jeter un voile sur
Ja contingence, et finit par assumer la rencontre avec le pur présent de
l’existence. Soixante ans avant les Méditations pascaliennes\ Roquentin
se libère de tous les modes de temporalisation pratique recensés par
Bourdieu : cycles sociaux du loisir, coïncidence entre le projet et sa réali­
sation ou entre l’individu et sa fonction (biographie de Rollebon, Nou-
çapié et sa vaste synthèse, le vendeur si habile à placer la pâte-dentifrice
Swan - OR, 132), temps voué à l’accumulation de capital symbolique (la
recherche historique, l’Autodidacte, Anny), cycles biologiques de la jeu­
nesse, de la fécondité et de l’âge mûr (les amants de mauvaise foi qui
s’ennuieront dès qu’ils auront couché ensemble, la patronne du Rendez-
vous des Cheminots qui parle commerce avec ses amants, M. Fasquelle et
le docteur Rogé à deux doigts de la mort - OR, 131 -32, 11 -12), ou encore
modalités temporelles issues d’un décalage entre les aspirations indivi­
duelles et les opportunités sociales (refuge dans l’impatience, la nostalgie,
le mécontentement..., que Sartre interprète comme autant de manières

3. Sur l’auto-ironie sartrienne à l’égard du mythe de l’aventure voir J. D e g u y ,


op. cit., p. 113-14, 145-50. On notera par ailleurs que Sartre passe différents types
de finalisme en revue car leurs points communs n’cffacent pas leur spécificité :
l’aventure est vision rétrospective et réflexive, le théâtre action irréflexive mais
censément destinale, les moments parfaits mise en œuvre libre et réflexive d’une
illusion destinale.
4. P. Bouroiüu n’évoque pas ce parallèle (qu’il mettrait sûrement au compte de
la Weltanschauung scolastique de Roquentin), mais il nous a frappé à la lecture de
ses Méditations pascaliennes, Paris : Seuil, 1997, p. 249-50.
68 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE 1
$
désespérées d’éviter l’écrasante présence du présent). De même, au plan -
des représentations cette fois et non plus de la praxis, Roquentin récuse
les valeurs historialisantes pour devenh: cire vierge, pure présence au
monde ; il se détache de la biographie de M. de Rollebon, mais aussi des
mythes progressistes de la culture et de l’humanisme, pour se rendre
toujours plus disponible aux étranges images qui l’assaillent au quotidien
au simple bruissement désordonné des percepts, à l ’irréductibilité c arté­
sienne de YErlebnis - recul devant un papier gras, malaises, nausée...
Ayant résisté aux essais de dissimulation, le présent de la contingence
peut s’imposer, comme dans L ’art cinématographique, en un mouvement
à double détente, subjective et objective, interne et externe : l’universalité
du contingent s’illustre dans La nausée sous deux formes successives,
deux épisodes également célèbres. D ’une part une fantaisie pseudo-carté­
sienne, l’épisode de la petite Lucienne initié par l’abandon du travail sur
Rollebon : cogito inversé, la découverte de la chair précédant et dominant
ironiquement celle de la pensée pour se résoudre en union de l ’âme et du
corps sous les auspices du désir sexuel ' (OR, 117-22). D ’autre part, une
révélation métaphysique : la scène du jardin public, où la contingence des
objets acquiert plus d’évidence encore que celle du sujet en se donnant à
lire sur une racine (OR, 150-60). Le fait que deux moments forts du récit
soient nécessaires pour délivrer le sens de l’existence confirme que même
Roquentin ne se débarrasse pas aisément des filtres sociaux et culturels
qui dissimulent notre condition. Mais ce redoublement possède une deu­
xième signification : la scène de la petite Lucienne fait surgir un lancinant
« j ’existe » qui ne suffit pas à expliciter la contingence car il dénote
l’enivrante liberté de l ’humain plutôt que la mollesse de l’existant (OR,
119-22). L’intuition décisive sera portée par les choses et non par le co­
gito, ce qui impose de relire les événements du jardin public en écartant
les étiologies psychologistes qui en réduisent l’impact : pour Sartre au
moins - sinon pour ses critiques qui ont accordé tant d’attention à la

5. Ce point fait défaut dans l ’analyse de G. P o u le t (op. cit.), à laquelle nou


renvoyons quant aux fondements du parallèle avec Dcscartes. Par contre, A. Man-
Ser a montré comment Sartre, sous couvert de parodie, inverse le propos cartésien
en suspendant le cogito aux pulsions corporelles (op. cit., p. 9-12). Notons enfin
qu’ Une défaite amorce déjà ce passage de La nausée en abolissant le dualisme du
corps et de la conscience, en contestant l’autonomie du cogito : « Au contact des
autres naissent des pensées nécessaires ; mais il doit entendre tout le jour le chant
désordonné de sa chair. Il traîne sa conscience au gré des rues, 11 voudrait la fuir ; il
connaît trop son écœurante odeur de viande » (EJ, 283).
L’ÉPREUVE DU ROMANESQUE 69

ire de l’arbre dans la stylistique sartrienne -, cette racine de marron-


pier doit posséder un sens intrinsèque.

la lettre sur l ’arbre

La scène de la racine peut faire douter de notre méthode. Avec l’épi­


sode du jardin public la tentation psycho-biographique se fait impérieuse,
Ixt nausée occupant une place de choix dans ce dispositif qui place tous
les genres sur le même plan pour en faire autant d ’expressions d ’un pro­
pos autocentré. Historiquement, la psycholecture sartrienne s’est d’abord
nourrie des similitudes observées entre L ’être et le néant et la Weltan-
schaitung des romans et des nouvelles (viscosité, angoisse, sens du nau­
séeux et du drame existentiel...), Roquentin étant tenu pour le double de
l’auteur qui lui-même se retrouverait tout entier dans son ontologie,
expression sincère d’une expérience traduite tantôt en langage littéraire
tantôt en langue philosophique :

À travers les pages du journal de Roquentin, c ’est bien le philosophe


qui s’interroge et qui soudain se soumet à l ’évidence, car la nausée
n ’est pas une création imaginaire, mais une expérience, une expérience
métaphysique. Les mots et l ’accent écartent l ’hypothèse du jeu. Us ne
trompent pas6.

Sartre a démenti cette thèse, avouant à diverses reprises n’avoir jamais


eu la nausée, ou exposant à Benny Lévy l’indépendance mutuelle de
l’existentiel et du philosophique (EM, 23-24). Reconnaissons cependant
qu’il serait facile de multiplier les citations où Sartre déclare être présent
derrière ses porte-parole romanesques, Roquentin compris. Il reste que, à
l’occasion d’ une mise au point ferme et sereine que nous citerons bientôt
(S, 56-58), l’auteur refuse d’endosser les expériences prêtées à ses per­
sonnages : c’est bien Antoine Roquentin et non Jean-Paul Sartre qui a eu
la révélation de la contingence devant une racine de marronnier. Dès lors,
ce principe nous impose de relire la fameuse lettre sur l’arbre dont un
extrait a été publié par Simone de Beauvoir dans La force de l ’âge, lettre
qui, insérée dans un développement relatif à La nausée et assortie de
commentaires du Castor qui insistent sur cette proximité7, invalide appa-

6. R. L a fa rg e, op. cit., p. 30,


7. S. de B e a u v o ir . La force de l ’âge, 1.1, p. 123.
70 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE
i

rem ment notre propos de la manière la plus nette : la plupart des inter­
prètes y ont vu « le témoignage direct d’expériences attribuées dans lç
roman au personnage de Roquentin* », le philosophique s’abîmant ainsi
en une expérience subjective qui, de surcroît, suspend la contingence à un
tête-à-tête avec un marronnier plutôt qu’avec un film.
De fait, à lire cette première édition partielle, la cause semble enten­
due : Sartre a découvert « ce que c’était qu’un arbre » face à un marron­
nier sur lequel il s’est acharné en vain, tentant de « faire de cet arbre (...)
autre chose que ce qu’il est » à coup de comparaisons littéraires toujours
insatisfaisantes ; l’arbre a opposé avec entêtement son irréfragable présen­
ce, à l’instar de la racine de La nausée qui refuse de se laisser réduire à sa
fonction de pompe aspirante (OR, 153). Mais la publication intégrale de la
lettre en annexe des Œuvres romanesques (OR, 1686-88) ou dans la cor­
respondance avec le Castor (¿C, I, 45-51) brise cette filiation et révèle la
circularité des psycholectures, qui rapprochent des contenus au détriment
des logiques formelles. En traitant a priori deux textes quelconques (ici,
une lettre et un roman) comme deux fragments d’une même œuvre auto­
biographique, comme le récit de deux expériences existentielles advenues
au même individu et dont le contenu seul importe puisqu’un récit auto­
biographique s’organise autour de faits vécus, la psychocritique ne s’atta­
che qu’aux similitudes factuelles susceptibles de confirmer ses présup­
posés. Pétition de principe qu’une lecture non prévenue permet de déjouer,
y compris dans le cas qui nous occupe : il suffit de lire la version intégrale
du texte pour comprendre qu’il ne livre pas la bouleversante révélation de
la contingence que Sartre aurait prêtée ensuite à Roquentin.
Toute la lettre en effet respire la référence littéraire et la parodie de
journal intime h vocation posthume, au point que Sartre ironise sur cette
clé de lecture. En laissant entendre qu’il juge « précieux pour [sa] biogra­
phie » qu’on en sache plus long sur son rapport aux arbres et aux cathédra­
les, Sartre lance un clin d’œil au Castor, parfaitement au fait de ses rêves
de gloire posthume ; mais il se soucie tellement peu de fournir ces
matériaux biographiques que nous ne saurons jamais, à lire sa lettre, « ce
que c’était qu’un arbre ». D ’arbre pourtant il est bien question, mais pas
comme préfiguration de la racine de La nausée : comme évocation mo­
queuse d’une pratique littéraire que Sartre pourfendra encore dans l’article
sur Ponge et dans Les mots (S, /, 227). Car aller voir un arbre, « choisir sa
victime et une chaise », puis « contempler », c’est reprendre pas à pas le

8. J. Deguy, op. cit., p. 184.


L’ÉPREUVE DU ROMANESQUE 71

rite que Flaubert conseillait à Maupassant, que Charles Schweitzer a


imposé à Poulou : Flaubert installait Maupassant « devant un arbre et lui
donnait deux heures pour le décrire » ; Poulou devra faire de même, répé­
tant sous la contrainte ce « jeu funèbre et décevant » (Ai, 132). Avec le
marronnier auquel Lucien Fleurier demande de répondre à ses attentes
avant de le déclarer innommable, et le platane du Luxembourg sur lequel
Poulou tente de vérifier le pouvoir re-créateur du verbe, l’arbre deviendra
l'archétype de la résistance des choses au langage (OR, 320-21 ; M, 151-
52). Ce sont donc Les mots et non !m nausée que la lettre au Castor
annonce, au point d’inclure en son récit un pastiche de Maupassant à
savoir le compte-rendu d’une conversation de vieilles femmes passée au
scalpel naturaliste. Quant à la similitude la plus troublante entre la lettre au
Castor et La nausée, seul un regard déjà orienté peut y trouver matière à
parallèle : il y a un gouffre entre la contemplation sereine et appliquée de
Sartre (« je suis parti avec une bonne conscience et j'ai été à la biblio­
thèque ») et le choc ressenti par Roquentin, entre le défi lancé par l’arbre à
la description littéraire et la résistance de la racine face à la dissolution
idéaliste de l’existence. Le parallèle entre les textes tient d’autant moins
que leurs registres respectifs interdisent toute confrontation. Le clin d ’œil
à Virginia Woolf, le ton adopté par la lettre, sa conclusion empreinte de
l’autodérision chère aux intellectuels4, rapprochent définitivement ce texte
des Mots et empêchent son assimilation à La nausée : ce développement
épistolaire, adressé sur un mode codé à un auditoire de connivence, est un
jeu littéraire portant sur un autre jeu littéraire in, non une expérience

9. « ... j ’ai été à la bibliothèque lire les Samedis de M. Lancelot (fines


remarques d’Abel Hcrmant sur la grammaire) ». Abel Hermant, qui fit un bref
passage à l’ENS, était entré à l’Académie française en 1930 ; romancier, il fut éga­
lement critique littéraire au Temps et au Figaro : nous sommes bien dans cet uni­
vers des Lettres dont Sartre emprunte ironiquement le langage. (Sur Abel Hermant
voir J.-F. SmiNEl.ü, Génération intellectuelle. Khâgneux et Normaliens dans
l ’entre-deux-guerres, Paris : Fayard, 1988, p. 125-27.)
10. Sartre était d ’ailleurs passé maître dans ce genre de pratique, comme en
attestent Les Maranes {voir EJ, 456-30 ; la notice de Contât et Rybalka retient de ce
texte « la dérision très normalienne de la culture normalienne », qui constitue un
des traits significatifs de l’écriture sartrienne - EJ, 414-15). D ’autre part, Gene­
viève Idt a montré comment Sartre assumait son rôle d’amuseur dans les Lettres ait
Castor et les Carnets de la drôle de guerre, et ce parce qu’il n’a jamais pu se
résoudre à bannir !e travail littéraire et les codes socioculturels : l’auteur des Mots
est incapable d’écrire une lettre brute, spontanée (G. I d t , « Le bouffon posthume »,
Magazine littéraire, n" 282. 1990 : G. I d t et J.-F. L o u e t i e . « Sartre et Beauvoir
72 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE

existentielle. D ’autant que Sartre évoque la contingence au début de sa


lettre au Castor, mais n'en souffle plus mot lorsqu'il est question de l ’ar­
bre ; si l’on s’enquiert de parallèles factuels, il faut admettre que celui-ci
ne tient pas. Seul l’arbre en définitive est présent dans les deux textes, ce
qui permet de penser que Sartre a trouvé malice, dans La nausée, à enraci­
ner la contingence, révélation existentielle à vous « couper le souffle »
(OR, 150), dans le plus commun des lieux communs académiques (que
l’on pense au Platane de Valéry 11 ou à l’exemple de l’arbre dans les Ideen,
repris par Sartre pour illustrer la relation aux objets u). Le meilleur rem­
part des lectures psycho-biographiques avalise ainsi les démonstrations de
Geneviève Idt sur les jeux de références culturelles chez Sartre, épisode du
jardin public inclus
Les données biographiques militent également contre l ’interprétation
dominante. On voit mal comment ce tête-à-tête avec un marronnier pro­
voquerait une illumination décisive, une révélation existentielle, alors que
la contingence est rendue, dans la première version de La nausée (1931 -
32), sous la forme d’une « longue et abstraite méditation14». Au demeu­
rant, la lettre au Castor date du 9 octobre 1931 : elle est donc largement
postérieure à l’émergence de l’idée qu’elle est censée faire advenir, à telle
enseigne que la lettre fait allusion au « factum sur la Contingence » que
Sartre projetait d’écrire depuis plusieurs années (OR, 1687 ; LC, I, 45).
Enfin, Une défaite atteste qu’en 1927 Sartre usait déjà de l’arbre pour
rendre l’affolante profusion de l’être (EJ, 244), opération sans doute répé­
tée dans le poème sur L ’arbre daté de 1930 environ : Sartre exploite un
topos littéraire pour illustrer des thèses personnelles. La réduction au bio­
graphique est donc douteuse, d’autant que Philippe Lejeune a montré que
la scène fondatrice à laquelle nous serions reconduits en Poccurrence, à
savoir le conte sur l’arbre qui a tant impressionné Poulou, a été profondé-

épistoliers en guerre : Voilà de la lettre ou non ? », Cahiers RITM, n° 5 (Études


sartriennes 5), 1993).
11. Pour ce poème où l’arbre refuse de se laisser modeler par l ’écriture, et pour
l’influence de Valéry sur Sartre en général, voir G. R a illa r d , La nausée de Jean-
Paul Sartre, Paris : Hachette, 1972, p. 22-24.
^ 12. 5, /, 30-31 ; 145, 154-55 ; etc.
13. Sur l’exercice de l’arbre dans la littérature et l’enseignement, ainsi que sur
l’implicite parodie de dissertation scolaire qui parcourt la scène de la racine, cf. G.
I d t , « Modèles scolaires dans l’écriture sartrienne : La Nausée, ou la “narration”
impossible », Revue des sciences humaines, rï' 174, 1979, p. 90-93.
14. S. de B e a u v o ir , La force de l'âge, 1.1, p. 123.
L’ÉPREUVE DU ROMANESQUE 73

ment reconstruite par Sartre adulte 15 : le fait qu’on y décèle un mouve­


ment spontané du feuillage confirme la prégnance des schèmes philoso­
phique et libraires dans l’autobiographie, et non l’inverse (M , 124-25).

Sartre et Roquentin

Tout ceci pourrait ne pas suffire à ébranler le postulat qui sous-tend les
psycholectures, postulat parfaitement résumé par Herbert Spiegelberg :
« certaines de ses formulations sont tellement frappantes et poignantes
qu’elles sont clairement le miroir de sa propre expérience16». À cet ultime
argument, il faut opposer ce que les psychocritiques eux-mêmes ont mis
en évidence : loin de mettre ses souvenirs en scène, de reproduire ses
schèmes existentiels dans ses fictions, Sartre dramatise des intuitions
qu’il a vécues en réalité dans un calme assez philosophique 17 ; il cherche à
affecter le lecteur en recourant au mensonge et à la mystification1S. Sartre
l’a reconnu, le recours aux artifices et la capacité à émouvoir sans être
ému sont la condition du travail romanesque, voire de la phénoménologie
(CDG, 375 ; LC, II, 12-13) ; les Lettres au Castor et les Carnets de la
drôle de guerre reviennent d’ailleurs inlassablement sur la part d ’inven­
tion qui transit Les chemins de la liberté. Mais il ne s’agit pas seulement
d’un impératif hypothétique, du prix à payer pour atteindre la réussite ro­
manesque : Sartre « aime ces artifices », il est « menteur par goût », sans
quoi il n’écrirait pas ; dans son entretien avec Madeleine Chapsal il va
jusqu’à montrer que la transfiguration du réel est au principe de l’écriture,
qui accomplit un miracle en faisant passer le vécu au registre du signifiant
(CDG, 375 ; S, IX , 36-38).
Comment expliquer dès lors que des interprètes aussi attentifs aux
roueries sartriennes que Suzanne Lilar puissent lui reprocher sa naïveté, la
candeur avec laquelle il se dépeindrait dans ses romans ? Dans le champ
des psycholectures en effet, il n’est pas rare de trouver ces deux assertions
sous la même plume : [1] Sartre ne cesse d’être sincère au sens gidien du

15. Sur ce conte et la figure de l’arbre voir P. Lejeune, « Les souvenirs de


lectures d’enfance de Sartre », in C. B urgelin (dir.), op. cit., p. 53-61.
16. H. S p i e g e l b e r g , The Phenomenological Movement. A Historical intro­
duction, La Haye : Martinus Nijhoff, 1960, t. II, p. 455 (notre traduction).
17. F. J ean so n , Sartre par hti-même, Paris : Seuil, 1955, p. 123.
18. S. L i l a r , À propos de Sartre et de l ’amour, Paris : Gallimard, « Idées », p. 63-65.
74 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE

terme, incapable de s’abstraire de soi pour accéder à un registre de pensée


universel, pour échapper à ses démons intimes ; [2] Sartre ne cesse d’éri-
ger des théories auxquelles nul ne saurait croire, de « gonfler » ses intui­
tions jusqu’au délire ou à la logomachie, de séduire et d’user de toutes les
Ficelles de la rhétorique, autrement dit de mentir19...
II est vrai que les apports des Lettres et des Carnets sont posthumes, et
que Les mois avaient contribué à brouiller les pistes, Sartre prenant plaisir
à multiplier les nuances : « Je réussis à trente ans ce beau coup : décrire20
dans La Nausée - bien sincèrement on peut me croire - l’existence
injustifiée, saumâtre de mes congénères et mettre la mienne hors de
cause » (M, 209-10). Par contraste, les Carnets et les Lettres sont moins
retors, qui inscrivent franchement le mensonge romanesque dans le pro­
longement du mensonge à soi, de Pauto-persuasion : il en va ainsi de la
morale de salut par Part qui clôt La nausée {C D G , 274-75). Faut-il en con­
clure pour autant que Sartre a mystifié son public en défendant des idées
qui n’étaient pas les siennes, comme il l’avouerait à Benny Lévy dans
L'espoir maintenant ? En aucune manière : pour basculer ainsi de la sin­
cérité à la mystification il faut souscrire au postulat psycho-biographique
par excellence, soit l’indistinction de tous les régimes d’écriture - Sartre
est Roquentin ou un fieffé menteur. Or ses explications distinguent les
plans et les logiques : les « livres philosophiques ne procèdent pas de [sa]
subjectivité » mais d ’un effort d’accès à l ’impersonnel’1, à la différence
du romanesque dont les exigences de suspense et de dramatisation con­
traignent l ’auteur à fabuler. Mais il ne faudrait pas en déduire que le
roman présente une version exacerbée de Pidiosyncrasie de l’auteur, aux
antipodes du philosophique qui effacerait au contraire les symptômes de
l’affectivité : la différence entre la vie et le roman n’est pas de degré mais
de nature. Quelle que soit l’ampleur des idées et des sentiments prêtés par
Sartre à Roquentin, il se distinguera toujours de ce dernier par le seul fait
d’être « celui qui le regardait se débattre et qui avait déjà surmonté son
débat » puisqu’il pouvait en livrer le secret avec jubilation22. Ses héros

19. E. B a riue r illustre cette double analyse qui frôle la contradiction (Lespérils
camarades. Essai sur Jean-Paul Sartre el Raymond A ron, s. 1., Julliard/L’âge
d’homme, 1987, p. 127-43).
20. On sait aujourd’hui que le manuscrit porte bien le terme « décrive », et non
« d’écrire » comme l’indique l’édition blanche des Mots (voir PCS, IX).
21. Déclaration de Sartre à F. J ean so n , Sartre dans sa vie, p. 297.
22. ¡bid., p. 120.
L’ÉPREUVE DU ROMANESQUE 75

sont privés de sa passion d’écrire, de son « principe vivant », névrose


qui informe sa vision du monde mais pas c e l l e de Mathieu ou
c o n s t it u a n t e

d ’ A n t o i n e : c’est pourquoi Sartre peut publier des livres sinistres sans être

triste ni charlatan, et en croyant à ce qu’il écrit (C Ü G, 593-95). C ’est donc


dans la mesure même où La nausée possède un ancrage psycho-biogra­
phique que son héros ne peut être identifié à l’auteur. La crise existentielle
qui frappe Roquentin recoupe la crise sartrienne, tous deux découvrant
avec stupeur que l’univers n’est pas soumis aux illusions finalistes de
l’aventure ou des biographies mais à l’informe loi du contingent, qui ne
g a r a n t it aucune destinée ; il demeure que, à la différence de son personna­

ge, le romancier s’est déjà dégagé de la contingence et a trouvé un nouveau


mandat d ’écrire en se donnant la mission de révéler l’Existence aux
hommes. De là cet aveu souvent réitéré selon lequel Sartre écrit joyeuse­
ment sur la vanité de l’écriture, tirant profit de sa névrose dans le mou­
vement même où il entend la dénoncer21.

Un philosophe au jardin public

Si les considérations qui précèdent sont exactes, nous sommes con­


traint de reprendre la scène du jardin public, non pour y chercher la trace
des expériences de l’auteur mais pour vérifier si les thèses du discours du
Havre subsistent bien sous les péripéties romanesques. Comment Sartre
traduit-il le concept de contingence pour le « donner ci voir » par les ver­
tus du style (EP, 23)24?
La nausée répète le geste de L ’art cinématographique : Sartre isole le
présent au terme d’un procès de liquidation des relations temporelles

23. Cf. CDG, 593-95 ; M, 209-10 ; OR, 1698-99 ; etc. Cet aveu a retenu Contât
et Rybalka, qui en ont exploité les ressources ; il permet de faire le point sur le
rapport Sartre/Roquentin et de rendre compte de l’ambiguïté du final de La nausée,
puisque Sartre ne croyait plus au salut par la littérature au moment où il achevait
son premier roman (OR, 1662-64, 1672-73). Il reste que c’est Sartre qui prend ainsi
ses distances avec Roquentin, et que cette leçon menace à son tour de se figer en
version officielle : au rebours des Mots, nous avons montré dans Sartre face <v la
phénoménologie que Sartre n ’a jamais cru tout à fait à sa mystique littéraire.
24. Sartre s’est souvent expliqué sur ce travail du style ou du roman, opération
magique par laquelle un monde se phénoménalise de toutes pièces jusqu’à donner
l’illusion d ’être effectivement présent entre les lignes : voir surtout EP, 22-26 ;
M, 117-18, 151-52 S’,/X , 43-47,53-55.
76 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE

classiques, auxquelles il oppose la spontanéité généralisée des existants.


Le roman confirme ainsi que la spontanéité du contingent n ’est pas triom­
phe de la liberté ; la contingence vaut pour les hommes et les choses, le
vivant et l'inerte, le monde en totalité comme le plus modeste des étants.
Identifiée à l’existence en général elle déjoue les dualismes, transcende le
clivage de l ’en-soi et du pour-soi, qui sont au moins subsumés sous cette
catégorie ultime25.
Mais il faut aller plus loin, tant la scène du jardin public donne corps à
ce que nous pouvions pressentir : plutôt qu’une expérience intime c’est
l’omniprésence du philosophique qui nous frappe ici, le vécu trouvant
certes à se loger mais dans le repli du conceptuel, comme ce qui lui échap­
pe ou le mobilise. Saitre propose un inlassable exercice de métaphysique
négative qui dénonce tour à tour, sans les nommer26 : Aristote (150, 153,
156-57), Bergson (150, 153, 156-58), Linné (150), Husserl (151, 155-56),
Platon (151, 153), Meyerson (152), Brunschvicg (152), Kierkegaard (152-
53), Spinoza (153, 155), Laplace (153), Lamarck (153), Berkeley (153-54),
Descartes (155), Leibniz (155, 159), Plotin (156-57), saint Thomas (157),
Proust (157), Rousseau (157-58), Nietzsche (157-58), Darwin (158), Fouil­
lée (158) - sans compter les allusions que nous n’avons pu élucider... En
épinglant tous ceux qui donnent à l’existence une « allure inoffensive de
catégorie abstraite » (OR, 151), Sartre déjoue la dénégation idéaliste de la
contingence, la récupération conceptuelle du pur phénomène d’exister (ré­
duction de l’existence contingente à l’Être, à la relation prédicative ou taxi-
nomique, à la dialectique des qualités premières et secondes, au rang de
corrélat d’un créateur nécessaire ou d’un néant fondateur, etc.). Seuls Par-
ménide et Kant sortent indemnes17 de ce survol critique parce que chez eux

25. F. Rouger, Le monde ei le Moi. Ontologie et système chez, le premier


Sartre, Paris : Méridiens Klincksieck, 1986, p. 133.
26. Afin de ne pas multiplier les citations, nous ferons suivre le nom de chacun
de ces auteurs par la page des Œuvres romanesques où nous croyons déceler une
allusion à l ’auteur cité.
27. Faut-il ajouter Heidegger, puisque la formule : « exister, c’est être là, simple­
ment », traduit le terme de Dasein (OR, 155 ; J. Deguy, op. cit., p. 59) ? À notre
estime, il s’agit là d ’une simple coïncidence : à l’époque, Sartre est loin d’avoir
achevé la lecture de Sein and Zeit, n ’a pas rencontré les notions de facticité et d’êlre-
jeté, et accepte la traduction de Corbin qui substituait « réalité humaine » à Dasein ;
en outre, le contexte de la formule sartrienne montre que nous sommes dans une
constellation intellectuelle plus classique. Pour les mêmes raisons, il est douteux que
Saitre vise Heidegger lorsqu’il ironise sur le primat de l’être ou du néant (OR, 151,
L’ÉPREUVE DU ROMANESQUE 77

l’existence, substance absolue qui n’est bornée que par elle-même, n’est
suspendue ni à YEus causa sui ni au Néant, et ne se laisse ni prédiquer ni
réduire au rang de prédicat réel28 (OR, 157, 150-51). Par-delà Husserl, le
célèbre « j ’ai compris, j ’ai vu » qui ouvre la scène de la racine rappelle le
primat kantien de l’intuition sur le concept. Seule la rencontre effective
entre l’être et la sensibilité donne sens aux catégories ; pour Sartre comme
pour Kant, « personne n’a encore pu définir la possibilité, l’existence et la
nécessité autrement que par une tautologie manifeste, toutes les fois que
l’on a voulu en puiser la définition uniquement dans l’entendement pur 29 ».
C’est pourquoi l’apparition de l’existant prend figure de qualité résiduaire,
indicatrice de sa non-déductibilité : loin d’être glorieuse ou triomphante
comme chez Nietzsche, Bergson et tant d’autres w, loin de faire l’objet
d’une saisie ou d’une théorisation spécifiques, la spontanéité du contingent
signale la défaite de la pensée, l’échec de la raison face à l’absurde ; elle
désigne un espace dessiné en creux, un au-delà de la représentation, une
sphère d’être pur irréductible au connaître (OR, 155, 157, 153). Roquentin
peut bien érafler la racine d’un coup de pied afin de « jouer avec l’absurdité
du monde », il ne s’agira précisément que d’un jeu qui laissera l’être intact
(OR, 154) : il en va de même pour le métaphysicien selon Kant, réduit à
jouer avec des représentations qui n’atteindront jamais l’inconditionné.

159). (Nous détaillons de manière plus soutenue la faible influence heideggerienne


sur les premiers essais sartriens dans notre Sartre face ¿i la phénoménologie, ainsi
que dans notre édition de La transcendance de l ’Ego dans la collection « Textes &
Commentaires » chez Vrin.)
28. Pour le parallèle entre la scène du jardin public et la réfutation kantienne de
l’argument ontologique voir A. M a n s e r , op. cit., p. 8-9. Le point est d’importance
puisque nous avons proposé une lecture kantienne de L ’art cinématographique et
qu’il serait tentant de confondre Kant et ses épigones idéalistes français (Lalande,
Brunschvicg, etc,), que Sartre a dû bousculer pour conquérir sa vision de la contin­
gence.
29. E. K a n t , Œuvres philosophiques, Paris : Gallimard, « Bibiothcque de la
Pléiade », 1980,1.1, p. 976 (Critique de la raison pure, A 246/B 302).
30. G. P o u l e t (op. cit., p. 229-30) a montré en quoi le cogita de La nausée
diffère aussi bien de son ancêtre cartésien, promoteur de la subjectivité, que du
cogito sensualiste, grisante immersion dans un infini de qualités sensibles : Roquentin
se découvre au contraire partie prenante d’une informe « confiture », la diversité, la
séduction personnelle des objets étant reléguées au rang d’apparences dissimu­
latrices de leur commune condition métaphysique (O/?, 159). Quant à la manière
dont La nausée se moque du thème nietzschéen de la volonté de puissance, de la
force, etc., on consultera J.-F. L o u e t t e , Sartre contra Nietzsche (Les Mouches, Huis
78 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE

Mais ceci ne signifie pas que l’être contingent se dérobe au regard,


que Sartre tend vers une ontologie négative à la manière de Heidegger : la
contingence est objet d’évidence au sens husserlien du terme ; Roquentin
la contemple en chair et en os (OR, 152-53). C ’est au moment où il tente
de la t h é o r i s e r que la pensée et le langage s’exténuent, malgré son opti­
misme d’écrivain amateur :

... je comprenais la Nausée, je la possédais. À vrai dire je ne me for­


mulais pas mes découvertes. Mais je crois qu’à présent il me serait
facile de les mettre en mots. L’essentiel c’est la contingence. Je veux
dire que, par définition, l’existence n’est pas la nécessité. {OR, 155)

La filiation entre L ’art cinématographique et La nausée se confirme


donc : c’est par contraste avec la nécessité que la contingence se laisse
définir, comme si Sartre reprenait la seconde preuve de l’existence de
Dieu par les effets. De même que pour Descartes l’idée de l’infini ne peut
être inventée par le fini car la créature appréhende sa finitude à l’aune de
l’infini, Sartre reste profondément classique en ceci qu’il pense la contin­
gence sur fond de nécessité, la traite en notion seconde et dérivée : « Cette
racine existait (...) dans la mesure où je ne pouvais pas l ’expliquer31 »
(OR, 153). On pourrait y voir la confirmation de la thèse de Foucault
selon laquelle la raison oblitère la négativité du déraisonnable par sa
propre positivité : incapable de saisir son Autre sans l’objectiver sous son
regard, sans le définir ou l’écraser sous la catégorie de l’altérité, la raison
prétend percer le secret de VAutre au lieu de se laisser contester par lu i12.
Mais si on interprétait La nausée comme le dernier rempart du rationa­
lisme, on assignerait à l’impensé ce que Sartre mobilise en toute lucidité
et qui relève de l’esthétisme (cf. CD GS527, déjà évoqué). Si la seconda­
rité de la contingence se rattache bien aux concepts dominants de la pen­
sée occidentale, c’est par ce qu’elle révèle de la fascination sartrienne
pour la figure du fondement, de la fatalité, de la nécessité, Sartre cher-

clos, Les Mots), Grenoble : Presses universitaires de Grenoble, 1996, p. 34-36.


31. Les mots font écho à La nausée : « Je vécus dans la terreur, ce fut une
authentique névrose. Si j ’en cherche la raison, il vient ceci : enfant gâté, don provi­
dentiel, nia profonde inutilité m’était d’autant plus manifeste que le rituel familial
me parait constamment d’une nécessité forgée » (M, 78). Le rêve du voyageur clan­
destin sc prête également à cette interprétation (M, 90).
32. M. F o u c a u l t , Histoire de la folie ¿i l'âge classique, Paris : Gallimard,
«Tel », 1976, p. 197-203.
L’ÉPREUVE DU ROMANESQUE 79

chant moins h. rompre avec cet idéal qu’à le séculariser au profit d’une
f nsée de la finitude -. La généalogie de la contingence nuance ainsi la
thèse de Derrida selon laquelle le concept phénoménologique de réalité
huma'ne dissimule un humanisme de la déchirure, un athéisme hanté par
la nostalgie métaphysique de la totalité divine14. Si nous rejoignons Derri­
da quant au double diagnostic de la déchirure et de la nostalgie, il faut
soUjigner que l ’idéal esthético-métaphysique de Sartre dessine la figure
d’une totalité finie - de l’œuvre d’art au cercle en passant par l’événement
historique ou par une modeste boule bleue, nous verrons que toutes ses
déclinaisons courbent l’idéal sur sa propre limite et abandonnent l’infini
au religieux -, et que Sartre bouleverse les figures du fondement dès les
C a r n e t s de la drôle de guerre en soumettant les catégories morales à la
sécheresse ontologique (C D G , 312-21). Sartre traite la contingence en
scandale et n’imagine pas que l’homme s’en accommode sans se mentir,
mais il y voit un scandale métaphysique, et non moral ou religieux : Saitre

33. Loin des dialectiques de la déréliction, de la faute et du salut, il y a une


allégresse à transformer le contingent en gratuit (CDG, 563), une libération à se
découvrir « de trop », libération qui aurait dû suffire à empêcher toute récupération
chrétienne de la contingence. Quant à la formule de Q u ’est-ce que la littérature ?
qui paraît démentir notre propos, Sartre traitant « l’irréductibilité du monde et de
l’homme à la Pensée » comme une figure privilégiée du « Mal », elle prend un tout
autre sens une fois replacée dans son contexte : le Mal dont il est question ici
s’entend du point de vue bourgeois, comme réaction indignée des classes supérieu­
res à l’égard des oeuvres et des choses qui échappent au règne rassurant de l’Idée ;
pour Sartre lui-même, ce Mal moral est en fait une vertu politique (S, //, 158-59).
(Pour ce point de vue athéiste voir aussi J. C o l o m b e l , Sartre ou le parti de vivre,
Paris : Grasset, 1981, p. 25, 35-36. On trouvera un exemple d’appropriation chré­
tienne de La nausée chez E. M o u n i e r , « Perspectives existentialistes et perspecti­
ves chrétiennes », in C . A u d r y (dir.), Pour et contre l ’existentialisme, s. 1., Atlas,
1948, p. 141-47. Quant à la dimension morale de la déréliction chez M . H e i d e g g e r ,
elle est manifeste in Être et Temps, Paris : Gallimard, 1986, p. 333-34 et 342-44.)
34. J. D e r r i d a , Marges. De la philosophie , Paris : Minuit, 1972, p. 135-38. Ce
traditionalisme est également dénoncé par R. M i s r a h i (« Pour une phénoménologie
existentielle intégrale : questions à l’oeuvre de Sartre », Les Temps modernes,
n" 531-533, 1990, p. 285-88). H . V e d r i n e rend au contraire hommage au classi­
cisme sartrien dans sa contribution au même volume des Temps modernes (« Fon­
dement et totalisation chez Sartre », p. 236-41). Enfin, L. H u s s o n montre que L ’être
et le néant dénonce la dimension anlhropoinorphiquc des expressions propres à La
nausée (« absurdité », « de trop »...) et s’efforce de décrire la contingence de l’en-
soi sans recourir, pour sa définition, à une modalité négative fondée sur quelque
manque (art. cit., p. 62-65).
80 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE

ne mobilise pas la contingence contre D ieu15, car la mort de Dieu est pour 1
lui une évidence qui n’appelle pas discussion. De même, si la contingence
suppose bien, comme l’a relevé Fredric Jameson, un standard d’intelligj.
bilité à l’aune duquel le monde paraît absurde, cette norme n ’est pas
religieuse à proprement parler : la contingence ne résulte pas d’un désen­
chantement du monde dû à l’effacement de Dieu et à l’humanisation
incomplète d’un univers technique36 ; cette condition historique, peut-être
nécessaire, n’est nullement suffisante pour rendre compte des traits carac­
téristiques de la contingence sartrienne, qui découle d’une crise des idéa­
lités esthétiques et métaphysiques mais non religieuses ou morales. C ’est
d’ailleurs la raison pour laquelle La nausée ne tire aucune prescription du
thème de l’injustifiabilité. Sartre ne se détache pas de l’existence pour la
juger au nom d ’une norme éthique : il se borne à montrer qu’elle est. Si en
conclusion de son périple Roquentin se promet d’écrire un roman à ce
point transi de nécessité qu’il fasse « honte » aux gens du « péché d’exis­
ter », ce n’est pas en vue d’une improbable rédemption : ce final est l’om­
bre portée d’un idéalisme déçu (une vie n’est pas une aventure, l’existence
n’est pas l’essence...) qui cherche consolation dans l ’ultime refuge philoso­
phique, la lucidité (OR, 205, 206, 209, 210).

Le détour romanesque

Puisque la contingence ne fait pas l’objet d ’une révélation sui generis


mais se détache en creux sur l’apodictique, elle risque d’être trahie par le
discours : à découvrir l ’existence sur fond de déroute des essences Sartre
procède en philosophe, donne sens au défaut de sens. Il en va de même
lorsque Roquentin médite sur l’inappropriation de la langue au regard du
tremblé ontologique de la racine, rebelle à toute qualification : la perte des
repères intellectuels, y compris l’individuation élémentaire des choses ou
des qualités, s’enregistre précisément comme perte ,7 et non comme

35. Contrairement à la thèse défendue par J.-E L o u e t t e dans « Sartre et la


contingence », p. 23.
36. Cette thèse de F. J a m e s o n [Sarire : The Origins o f a Style, New Haven,
London : Yale University Press, 1961, p. 195) est reprise par J.-E L o u e t t e , qui
concède qu’elle n’explique pas pourquoi Sartre fut le premier voire le seul à tra­
duire ainsi l’apparition « d’un monde de part en part contingent » (« Sartre et la
contingence », p. 24).
37. Depuis que Roquentin est en proie à la nausée, les objets (bretelles, verre de
L’ÉPREUVE DU ROMANESQUE 81

assomption joyeuse d’un au-delà de l’objectalité - même si elle con­


ditionne l’ouverture à cet au-delà38. La contingence livre la folie de l’être,
de sorte qu’elle risque d’être pervertie par un langage qui a partie liée
avec la vérité. Quoique déjoué, le rationalisme se donne encore en
exemple chez Roquentin, au point qu’il écrit sur l’impensable avec une
rigueur toute scolaire et tire plaisir d’avoir compris sa nausée (OR, 155).
Sartre le reconnaît, la contingence lance un défi au philosophe et au
langage car avec e^ e l’être s’affirme dans l’absolu/relatif d’un en deçà de
la pensée, insaisissable donc, sauf à se laisser trahir :

... il m’est devenu impossible de penser l’existence de la racine. Elle


s’était effacée, j ’avais beau me répéter : elle existe, elle est encore là,
sous le banc, contre mon pied droit, ça ne voulait plus rien dire. L’exis­
tence n’est pas quelque chose qui se laisse penser de loin : il faut que ça
vous envahisse brusquement (...) - ou alors il n’y a plus rien du tout.
(OR, 156)

Le Genet et le Maüarmé feront écho à La nausée, laissant entendre


qu’en se portant au langage « la contingence de l’être cède la place à la
nécessité », s’évapore « dans les significations » : c’est que nous butons
ici sur « l’Être pur », sur « la limite brutale de la pensée » (SG, 616 ;
MLFO, 80). On aurait tort pourtant d’en conclure que la contingence est
ineffable et de la ranger à ce titre aux côtés du néant ou du pour-soi, qui
ressortiraient également à l’indicible selon Sartre '9. Loin d’être tenté ou

bière, banquette...) et les organes du corps propre (visage, main) perdent leur signi­
fication et jusqu’à leur identité, se rebellent contre la fixation langagière (OR, 13,
22-24, 26, 118, 148-49, 151, 154-55...).
38. S. T e r o n i -M e n zel la , « Les parcours de l’aventure dans La Nausée »,
Cahiers de sémiotique textuelle, n" 2 (Études sartriennes I), 1984, p. 68 ; D. V iart ,
« Le roman de l’écriture. Pour une problématique des signes dans La Nausée »,
Roman 20-50, n^S, 1988, p. 78.
39. Conclusion insistante chez : J. B e n d a , Tradition de l'existentialisme, ou ;
Les Philosophies de la vie, Paris : Grasset, 1997 ; G. B o l l e m e , « Flaubert, Sartre, le
roman vrai, l’histoire vécue », Cahiers de sémiotique textuelle, n° 5-6 (Etudes sar­
triennes ll-lll), 1986 ; F. G e o r g e , art. cit. ; A. G o l d s c h l a g e r , « L'Idiot de la fa ­
mille : une théorie du langage », Cahiers de sémiotique textuelle, nù 5-6 (Etudes sar­
triennes 1I-IH), 1986 ; M. L e b îe z , « Pour les gens de ma génération », Les Temps
modernes, n'“ 531-533, 1990 ; J.-F. L o u e t t e , « L a dialectique dans la biographie »,
Les Temps modernes, n" 531-533, 1990, ainsi que « Sartre : Dieu et le football », Les
Temps modernes, n" 516, 1989 ; F. T h u m e r e l , « L’œuvre-au-miroir ou le jeu de la
82 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE

fasciné par le silence comme on l’affirme souvent, Sartre n’a cessé


d’affirmer que tout pouvait se dire, que le langage n’était jamais voué à
l’échec40 - et singulièrement à l’époque de La nausée, au moment où il
croyait que la combinaison des termes livre la vérité du monde, qu’ une
« magie » groupe les mots et les phrases de manière à révéler des idées
dont l’auteur lui-même n’a pas vraiment connaissance avant d ’écrire :
« C'était une confiance dans le langage » (C/4, 197-98). D ’où l’alternance
des fictions et des écrits théoriques : si la langue philosophique est en
difficulté il reste la possibilité de remodeler le discours conceptuel
(solution mise en œuvre dans L ’être et le néant et la Critique), voire, dans
les cas extrêmes, d’abandonner le registre de la communication pour
emprunter les voies du style, de la littérature, du roman tel que nous
l’avons défini plus haut ; c’est par la vertu présentifiante du style - qui
fait éclore les choses entre les mots - que l’écrivain triomphe de l’inef­
fable, de l’impensable ; c’est par le travail sur le langage qu’il dépasse les
limites du langage. Et c'est pourquoi La nausée est un roman et non un
essai ou un récit autobiographique : le choc décrit par Roquentin n ’est ni
une rencontre vécue par l’auteur, ni l’exposé d’un concept, mais le seul

parole et de l’écriture dans La Nausée », Cahiers R1TM n° 5 (Études sartriennes 5),


1993. Sans être aussi tranché, N. S a w a d a va dans le même sens in « Communica­
tion et silence chez Sartre : une lecture de La Nausée », Études de langue et litté­
rature françaises, n'J 66, 1995. Notons cependant que J. D e g u y a démonté les
lectures de La nausée qui y voient une mystique de l ’ineffable (op. cit., p. 139-43),
et que J. C o l e t t e a rappelé la confiance de Sartre dans les ressources du langage
(op. cit., p. 117-20) : la leçon du Castor n’est pas perdue, selon laquelle la diffé­
rence ontologique entre le mot et la chose, loin d ’être un drame, constituait pour
Sartre « la condition même de la littérature et sa raison d ’être ; l’écrivain doit en
jouer, non rêver de l’abolir : ses réussites sont dans cet échec assumé » (S. d e
B e a u v o i r , La force de l ’âge, t. 1, p. 48). Sartre n’avait pas changé d ’avis au terme
de sa carrière, quand il donnait mission à L ’Idiot de la famille de montrer « qu’au
fond tout est communicable » (S, X , 106),
40. Sartre ne s’en est jamais si bien expliqué que dans l ’entretien avec Pierre
Verstraeten sur « L’écrivain et sa langue » (voir S, IX, 49, 65, 71, pour l’idée qu’il
n’est rien d’ineffable, et S, IX, 43-45, 56-57, pour les notions de style versus
communication). Situations, / dénonçait déjà le terrorisme littéraire du silence, le
mépris pour le langage, que Sartre qualifie de « mal commun à beaucoup d ’écrivains
contemporains » ; il ne dissimule pas son scepticisme devant les auteurs - les sur­
réalistes, Parain. Blanchot, Bataille, Camus, Renard, Heidegger... - qui se méfient
des mots et rêvent d ’intuitions silencieuses qui trouveraient pourtant à s’exprimer
dans des livres {S, /, 13, 103-104, 111, 136-37, 192-95, 229, 271-72, 274-75...).
L’ÉPREUVE DU ROMANESQUE 83

l)toy&1 a^ovs accessible de « réaliser » la contingence sous les yeux du


lecteur - l’expérience de l’être brut ne se laissant décrire que comme
expénence brute de l’être, et non penser en catégories, inadéquates par
nature. Parce que le choix de la contingence s’est fait au départ du pôle
| ; adverse, des figures indiscutées du fondement, Sartre opte pour la forme
fonianesque afin de reconquérir l’immédiateté perdue" ; « signe de la
I faillite de l’intellect, l ’image triomphe, avec la sensation qu’elle véhicu-
ï je« » : les scènes fameuses de la Nausée sur l’affolement des significa­
tions illustrent la supériorité de la littérature dans la restitution du non-
sens, sa capacité à réinventer le langage à partir de son objet là où la
philosophie écraserait cet objet sous un discours qui lui resterait extérieur.
Les notes préparatoires du Carnet Duputs le disent d’ailleurs en toutes

4L Dans la mesure où ce fantasme de retour à l’en deçà du sens néglige les


sédimentations laissées au fil du retour lui-même, il prête le flanc à une critique
fieideggerienne ( M . H e i d e g g e r , op. cit., p. 197-98 ; R . L e g r o s , L'idée d'humanité.
Introduction à la phénoménologie, Paris : Grasset, 1990, p. 211-12). Une critique
analogue sera formulée par M . M e r l e a u -P o n t y {Le visible et l ’invisible, Paris :
Gallimard, « Tel », 1979, p. 162-64), au moment même où Sartre était revenu de
son erreur : « Loin de supposer, comme ont fait certains philosophes, que nous ne
sachions rien, nous devrions à la limite (mais c’cst impossible) supposer que nous
savons tout. (...) le rêve de l’ignorance absolue qui découvre le réel préconceptuel
est une sottise philosophique aussi dangereuse que fut, au xvnr' siècle, le rêve du
“bon sauvage” » (CRD , I, 170). On notera que l’évolution de Sartre et de Merleau-
Ponty semble parallèle sur ce thème. Les Cahiers pour une morale concèdent à
Heidegger que l’être pur se donne dans une nuit indifférenciée résultant de
l'effondrement de la structure originelle de la mondanéité, mais ils se réclament de
cet effondrement en ce qu’ il révèle l’En-soi, irréductible aux catégories humaines
du dévoilement et de la relation (CPM , 499) ; or Merleau-Ponty partageait cette
position en 1945, dans un texte proche de La nausée : « On ne peut, disions-nous,
concevoir de chose perçue sans quelqu’un qui la perçoive. Mais (...) la chose se
présente à celui-là même qui la perçoit comme chose en soi et (...) pose le problème
d’un véritable en-soi-pour-nous. Nous ne nous en avisons pas d’ordinaire parce que
notre perception, dans le contexte de nos occupations, se pose sur les choses juste
assez pour retrouver leur présence familière et pas assez pour redécouvrir ce qui s’y
cache d’inhumain. Mais la chose nous ignore, elle repose en soi. Nous le verrons si
nous mettons en suspens nos occupations et portons sur elle une attention méta­
physique et désintéressée. Elle est alors hostile et étrangère, elle n’est plus pour
nous un interlocuteur, mais un Autre résolument silencieux, un Soi qui nous
échappe autant que l’intimité d’une conscience étrangère » (M. Merleau-Ponty,
Phénoménologie de la perception, Paris : Gallimard, 1967, p. 372).
42. i. D eg uy, op. cit., p. 64.
84 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE

lettres : « Possibilité de comprendre la contingence, non de l'exprimer.


Tout au plus de la faire sentir43 » (OR, 1685). L’intuition de « la chose
même » gagne donc la partie contre le positivisme analytique qui tente
d’imposer ses catégories à une nature rebelle44 ; c’est pourquoi, à la fin de
l’épisode du jardin public, le langage doit laver l’échec de la pensée :

Ça m’agaçait ce petit sens : je ne pouvais pas le comprendre, quand


bien même je serais resté cent sept ans appuyé à la grille ; j ’avais
appris sur l’existence tout ce que je pouvais savoir. Je suis parti, je suis
rentré à l ’hôtel, et voilà, j ’ai écrit. (OR, 160)

Cette thaumaturgie littéraire réintègre l’offense faite à la raison parmi


ses procédés : « Serpent ou griffe ou racine ou serre de vautour, peu im­
porte », la métaphore règne mais se délite aussitôt car rien ne peut subsis­
ter qui rappelle le monde des essences, qui réintègre dans l’univers apaisé
de la non-contradiction une explosion-fixe échappant à l ’identique,
pompe-phoque, griffe de cuir, meurtrissure odorante de fibre sucrée en­
vahissant un sixième sens inconnu (OR, 152, 153-55). Parce qu’en philo­
sophie le mot est le meurtre de la chose, la revanche du concept sur le
percept, la chose ne pourra se dire qu’à dégonfler les mots {OR, 154), à les
vider de leur sens pour rendre vie au vide du sens par une inflation de
métamorphoses locales ou cosmiques, d’approximations toujours dé­
jouées et toujours renaissantes, seules capables de sortir la vérité nue du

43. Nous corrigeons ici, sur foi du manuscrit, une erreur de transcription.
44. Le parallèle entre phénoménologie et Nausée est donc pleinement recevable
à ce niveau d’approche (sur ce thème cf. M. C o n t â t et M. R y b a l k a in OR, 1664 ;
J. D e g u y , op. cit., p. 59-62 ; G. I d t , La nausée. Sartre. Analyse critique, Paris :
Hatier, 1971, p. 49-50, et « Modèles scolaires dans l ’écriture sartrienne... », p. 90-
91 ; G. R a i l l a r d , op. cit., p. 18-21). Quant aux figures visées sous l ’expression de
positivisme analytique, nous pensons aux maîtres du positivisme français, cibles
sartriennes mises en évidence par J. D e g u y (« La Nausée, ou le désastre de
Lanson », Roman 20-50, nu 5, 1988, ainsi que op. cit., p. 50-55). Par contre, malgré
les analogies mises en avant par Jacques Deguy, nous ne voyons pas en Descartcs le
double ridiculisé de Roquentin : si la scène de la racine marque l ’échec du rationa­
lisme assumé par Antoine (ibul., p. 55-59), leurs trajectoires diffèrent d’emblée,
Roquentin subissant un dérèglement sceptique qui lui est imposé par les phéno­
mènes (nous avons systématisé le parallèle et l’opposition entre Descartes et Ro­
quentin, qui nourrit ces notes infrapaginales de manière dispersée, dans « La petite
Lucienne et le jardin public : la subversion du cogito dans La Nausée », Aiter, n" 10
(Sartre phénoménologue}, 2002, p. 91-102).
L’ÉPREUVE DU ROMANESQUE 85

nuits45 - procédé superbement décrit par Sartre dans une formule lapi­
daire : « je tentai de dévoiler le silence de l’être par un bruissement con­
trarié de mots » (Ai, 209).
Si on entend la phénoménologie au sens husserlien, comme entreprise
de récupération du sens par la p e n s é e La nausée use des techniques
phénoménologiques pour révéler leurs limites. Roquentin multiplie les
tentatives d’intuition éidétique dans la mesure exacte où elles échouent
une à une, où il ne peut cerner positivement le mode d ’apprésentation
propre à la contingence : la scène du jardin public est écrite en partie
double, multipliant les variations imaginatives à la recherche d’essences
dont Sartre montre qu’elles sont sans cesse débordées par une profusion
existentielle qui requiert un traitement romanesque car elle résiste à
l’analyse intentionnelle. La phénoménologie s’efforce de restituer la nor­
mativité secrète des différents secteurs de l’être, la loi d’apparition et
d’appréhension du logique, de l’imaginaire ou du perçu ; comme l’a
rappelé Desanti, elle a vocation à restituer du sens - alors que, épuisant
les ressources de la phénoménologie, La nausée...

... met en scène la sauvagerie gratuite du inonde et des autres qui ne sc


laissent pas apprivoiser dans les horizons tranquilles d’un espace plat.
Sans cesse et en tout point ce monde « saute au visage » comme pour
survivre à son propre effondrement. Si bien qu’il n’y a pas d’idéal
préconstilué qui détermine ici la forme de la téléologie immanente au
champ réflexif dans lequel le « phénoménologue » doit s’investir et
s’éduquer47.

Plutôt que de faire signe vers un bouleversement intime, la surenchère


émotionnelle et cosmique vaut donc aveu d’impuissance, tentative
d’incarner dans la chair et le visage des choses une intuition philosophi­

45. Sur la portée philosophique de ce travail du style voir P. V e r s t r a e t e n ,


« D’une phénoménologie l’autre (II) », Annales de l'Institut de philosophie , 1975,
p. 100-105.
46. J. C o le tt e , op. cit., p. 33.
47. J.-T. D e s a n t i , « Sartre ci Husserl ou Les trois culs-de-sac de la phénoméno­
logie transcendantale », Les Temps modernes, n° 531-533, 1990, p. 357. On trouvera
par ailleurs chez Claude Poulette, dans le sillage de Denis HoIJier, d’importantes
nuances quant à la forme ou à la technique phénoménologiques de La nausée,
contestées ou curieusement contournées par Roquentin (C. P o u l e t t e , op. cit.,
p. 56-60. 93-96 ; D . H o l l i e r , Politique de la prose. Je an -P au l Sartre et l'an
quarante. Paris : Gallimard, 1982).
86 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE

que que Sartre ne pouvait conceptualiser en termes propres en raison de sa


nature414 :

CONTAT : La Nausée décrit une expérience existentielle que vous


avez vécue. Mais pourquoi avez-vous dû passer par la fiction pour en
rendre compte ?
SARTRE : D’abord, parce que cette expérience n’est pas celle que
j ’ai décrite. Par exemple, on voit dans le roman La Nausée un person­
nage qui a effectivement une certaine forme d’intuition qu’on pourrait
presque appeler pathologique, qui est la Nausée (...), Mais je n’ai jamais
eu à proprement parler cette Nausée ; c’est-à-dire que je la réclame
quand même, mais beaucoup plus philosophique. C’était une certaine
conception du monde en général, et qui ne donnait pas lieu à des intui­
tions très particulières comme la racine d’un arbre dans un jardin. (...)
[le contingent] avait une certaine forme qui défiait même la description
puisqu’elle échappait aux mots. Pour le rendre au lecteur, il fallait donc
donner à ça une forme plus romanesque, (...) et j ’ai expliqué ça en quel-
ques pages consacrées à des objets dans un jardin. Mais ça représente
donc la mise en forme d’une idée philosophique, Ainsi la Nausée n’a
pas existé sous celte forme chez moi, et voilà pourquoi j ’ai dû la mettre
sous une forme romanesque. Parce que si je ne l’avais pas rendue sous
cette forme romanesque, l’idée n’était pas assez solide encore pour que
j ’en fasse un livre philosophique ; c’était plutôt quelque chose d'assez
vague mais qui me tenait très fort à la peau. (S, 56-58)

Tout ceci entérine ce que nous avancions : Sartre retourne le postulat


fondateur des psycholectures, il recourt à l’intensité dramatique du roma­
nesque parce qu’il n’a pas éprouvé les bouleversantes expériences qu’il
prête à Roquentin. La forme littéraire adoptée, c’est-à-dire le journal inti­
me, est elle-même convoquée afin de redoubler le contenu grâce à ses
effets de déstructuration temporelle ; la succession événementielle est
respectée, mais le déterminisme scientiste et la fatalité romanesque font
place à une sorte d’apposition déréglée, d’enregistrement de séquences

48. Cette thèse trouve confirmation dans la genèse et les campagnes d’écriture
successives de La nausée décrites par Sartre (Lettres au Castor), Simone de
Beauvoir (La fo rce de l ’âge) et Michel Contât et Michel Rybalka (dans leur notice
pour les Œin're.î romanesques). Le fait que L'être et le néant revienne sur la
nauséeuse pour fixer son sens (L N . 40 4, 410) confirme par ailleurs cette
analyse, Sartre ayant dû forger un lexique et une ontologie sans précédents pour
pouvoir enfin saisir ce phénomène en termes théoriques.
L’ÉPREUVE DU ROMANESQUE 87

autonomes sans lien apparent, expérience brute d’îlots de présent qui


tarderont à prendre sens49. Sartre s’efforce de rendre compte du règne de
ja présence en préservant son mystère et son ambivalence, excès et
manque tout à la fois : La nausée doit montrer que la contingence échappe
au principe de non-contradiction comme à l’expérience quotidienne, à
toute forme de logique ordinaire. Comment ne pas recourir à la littérature
pour donner à sentir que le présent - qui reste le temps de la contingence50
- est écrasant car injustifiable, indérivable, et pour le même motif taraudé
d’une secrète mollesse ? Ni fulgurant à l’image du fiat créationniste, ni
évanescent et purement idéel à la manière de l’instant aristotélicien, ni
apaisé et immobile au titre de fenêtre ouverte sur l’éternité ou le divin, le
contingent déborde l’instant cartésien, accède à l’autosuffisance, mais ne
conquiert ni fondement ni avenir '1. Trop étriqué pour investir franchement
la durée (il y faudrait un ordre, une nécessité ou un projet), il n’a pas la
discrétion du néant : c’est dire qu’il n’annonce en rien le primat du pré­
sent dans L'être et le néant, primat inséparable d’une philosophie de la
conscience (de) soi qui se projette librement dans le futur en néantisant le
passé. Dans La nausée comme dans L ’art cinématographique l’existence
n’est ni réactive, ni créatrice, ni régulièrement distribuée à la façon des
instants cartésiens : elle est spasmodique, comme un gigantesque dérègle­
ment du temps des horloges, des arts et des dieux. En témoignent ces
lignes où Sartre se parodie en développant sa remarque de 1931 sur
l’agitation soudaine de la cime d’un arbre et l’affaissement des vagues,
phénomènes qui interdisent de sacrifier au fantasme réconciliateur de la
naissance ou de la nature naturante :

Je me disais, en suivant le balancement des branches : les mouve­


ments n’existent jamais tout à fait, ce sont des passages, des intermé­

49. Cf. J. Bessière, « La Nausée, d ’une écriture mineure (II) » et C. B a ch at,


« “Un monde pris à ia gorge” : la problématique du récit dans La Nausée », in
Roman 20 -50 , n° 5, 1988, respectivement p. 58-59 et 64-69.
50. On en trouve confirmation dans une donnée statistique : la fréquence des
mots dans La nausée fait de « présent » l’un des termes les plus employés, avec 97
occurrences (O R, 1713).
51. L’ambivalente autonomie des choses est systématique dans La nausée (cf.
ta statuette khmère en OR, 9-10, le verre de bière en O R, 13, etc.), mais c’est dans
la nouvelle intitulée Dépaysement que Sartre l’explicite le mieux, à propos du
temple de Neptune : « Le temple était impassible et jaune, planté comme un clou
dans un paysage aux lignes vagues, il n’exprimait vien : ni l’élégance, ni l’amour, ni
la foi ; il était là, dur, inopportun, il se suffisait h lui-même » (OR, 1539-40).
88 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE

diaires entre deux existences, des temps faibles. Je m’apprêtais à lçs


voir sortir du néant, mûrir progressivement, s’épanouir : j ’allais enfin
surprendre des existences en train de naître.
I! n’a pas fallu plus de trois secondes pour que tous mes espoirs
fussent balayés. Sur ces branches existantes qui tâtonnaient autour
d’elles en aveugles, je n’arrivais pas à saisir de « passage » à l’existence.
Cette idée de passage, c’était encore une invention des hommes. Une
idée trop claire. Toutes ces agitations menues s’isolaient, se posaient
pour elles-mêmes. Elles débordaient de toutes parts les branches et les
rameaux. (...) Bien sûr, un mouvement c’était autre chose qu’un arbre.
Mais c’était tout de même un absolu. Une chose. Mes yeux ne rencon­
traient jamais que du plein. (OR, 157)

Quatre termes font système dans ces dernières phrases : la chose et


l’absolu, la plénitude et la rencontre - soit autant de manières de décliner
la réception pure de l ’existence nue, l’appréhension brute du réel, sans
ajout ni intermédiaire. Sartre est à la recherche d’un être qui ne soit pas
affecté par les conditions du connaître, qui échappe au principe selon
lequel les conditions du savoir valent conditions de l’objet du savoir, prin­
cipe qui suspend l’absolu a sa connaissance (EN, 23). La nausée échappe à
cette aporie de la même manière que L'être et le néant, c’est-à-dire en se
réclamant non d’une compréhension savante de l’en soi mais « de la plus
concrète des expériences » (EN, 23) : l’absolu est accessible si l’on
accepte de le « rencontrer » sans prétendre le connaître, si le regard posé
sur les phénomènes n’enlève rien à leur désordre ou h leur confusion, à
leurs « tâtonnements » et à leurs « agitations ». La rencontre peut alors
s’effectuer, mais en précipitant la défaite de la science et de Dieu : là où
Roquentin espérait « surprendre des existences en train de naître », com­
prendre leur avènement et le théoriser, il ne voit que des mouvements dé­
nués de sens, des percepts rebelles au concept - une simple « chose », du
« plein », un agrégat de sensations qui rappelle le ravissement de Poulou
devant ses premiers magazines : « Je ne distinguai (sic) pas encore le texte
des gravures. Les mêmes couleurs vernies que mes jouets. L’odeur du pa­
pier. Un livre c’était une chose » (PCS, 131). Au regard de cette plénitude
matérielle et sensorielle, restituer la genèse des phénomènes provoque leur
dévitalisation ; loin de rendre compte de la poussée de la racine, 1 ’« idée
trop claire » de passage ou de puissance ne constitue qu’« une invention
des hommes », une décompression d’être qui infiltre du sens entre deux
sensations, introduisant un ordre artificiel dans un désordre irréductible.
Un fragment posthume de la Légende de la vérité éclaire La nausée sur ce
point, Sartre affichant crûment son refus de l’idée de puissance, idée
L’ÉPREUVE DU ROMANESQUE 89

remise 'à l’!10nneur Par Romantisme mais qui sert de « ressort caché » à
toutes les philosophies : Sartre y décèle une foi naïve dans les causes fina­
les le postulat selon lequel la nature tend à la perfection, comme si l’être
pe pouvait pas ne pas éclore (LV, 47). Le principe de puissance ou de
passage suppose une précession de l’idée sur l’existence, l'insertion, entre
deux phénomènes, d’un moment de vide en attente de remplissement,
d’une virtualité qui serait confirmée par la naissance réglée des événe­
ments et réciproquement - or Roquentin fait face à un tout autre tableau :

Ça grouillait d’existences, au bout des branches, d’existences qui se


renouvelaient sans cesse et qui ne naissaient jamais. Le vcnt-cxistant
venait se poser sur l’arbre comme une grosse mouche ; et l’arbre
frissonnait. Mais le frisson n’était pas une qualité naissante, un passage
de la puissance à l’acte ; c’était une chose (...). Tout était plein, tout en
acte, il n’y avait pas de temps faible, tout, même le plus imperceptible
sursaut, était fait avec de l’existence. Et tous ces existants qui s’affai­
raient autour de l’arbre ne venaient de nulle part et n’allaient nulle part.
Tout d’un coup ils existaient et ensuite, tout d’un coup, ils n’existaient
plus (...). Je me laissai aller sur le banc, étourdi, assommé par cette
profusion d’êtres sans origine : partout des éclosions, des épanouisse­
ments, mes oreilles bourdonnaient d’existence, ma chair elle-même
palpitait et s’entrouvrait, s’abandonnait au bourgeonnement universel,
c’était répugnant. (OR, 156-57)

Les thaumaturges : musique, cinéma, littérature

Une vaine pulsation temporelle indéfiniment répétée, prise dans la glu


de la matière animée ou inanimée : si telle est la contingence, nous avons
une chance de comprendre pourquoi Roquentin échappe à la nausée par la
musique et non par le cinéma ou la littérature. Sensibles au ton désenchan­
té de la dernière page de La nausée, les critiques ont déjà montré en quoi le
refuge littéraire de Roquentin vient trop tard et n’offre qu’une réponse par­
tielle. Roquentin projette d ’écrire un livre pétri de nécessité pour faire
ressortir la contingence du quotidien, mais le sujet de l’œuvre reste indé­
terminé car seul compte le triomphe de la Forme ; le travail de rédaction
lui-même n’empêchera pas l’auteur de sentir qu’il existe ; il lui offrira
seulement le fantasme du livre à venir qui, une fois publié, lui permettra de
s’accepter mais « au passé, rien qu’au passé » (OR, 210). Dès lors, pour­
quoi la musique réussit-elle la où l’écriture échoue ? Cette question est
90 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE

occultée par l’attention accordée la littérature52, mais elle doit d’autant plus
nous retenir que L ’art cinématographique jugeait le cinéma meilleur vec­
teur de nécessité que la musique et la tragédie51, conformément aux indica­
tions déjà livrées par le Carnet Midy et l’Apologie pour le cinéma, anté­
rieurs de plusieurs années au discours du Havre (E J, 389-97, 445-47). Si
Sartre a découvert la contingence à la sortie d ’un film, pourquoi Roquentin
entre-t-il dans un café plutôt que dans un cinéma pour vaincre la nausée ?
Cette solution est d’autant plus étrange qu’au moment où retentit pour la
dernière fois Some o f these days, Antoine se moque des « cons » qui se
persuadent que la beauté musicale leur est compatissante (OR, 205)...
Les mots apportent d’intéressants matériaux sur ce point. Sartre y
développe un long excursus sur la musique au cinéma, enregistrant le
cumul des fatalités qui faisait, à l ’époque, le charme des salles obscures :

Le pianiste attaquait l’ouverture des Grottes de Fingal et tout le monde


comprenait que le criminel allait paraître : la baronne était folle de
peur. (...) La course de cette flamme, la lutte désespérée de la vierge
contre son ravisseur, la galopade du héros dans la steppe, l’entrecroise­
ment de toutes ces images, de toutes ces vitesses et, par en dessous, le
mouvement infernal de la « Course à l’Abîme », morceau d’orchestre
tiré de la Damnation de Faust et adapté pour le piano, tout cela ne
faisait qu’un : c’était la destinée. (M, 98, 102)

Nous savons déjà qu’au terme de cette expérience Poulou se retrouvait


surnuméraire. Mais l’essentiel est ailleurs : il tient au fait qu’après avoir
évoqué la déroute de Poulou rendu à la rue, quittant le cinéma pour la con­
tingence, Sartre enchaîne : « Je décidai de perdre la parole et de vivre en
musique54 » (M , 103). Soit la thérapie retenue par Roquentin tout au long

52. La somme interprétative de J. D e g u y réduit Some of these days à un jeu de


résonances proustiennes, avant de s’étendre longuement sur le sort de la littérature
dans La nausée (op. cit., p. 126 sq.). A. M a n s e r consacre cependant un développe­
ment au fait que seule la musique parvient à arracher Roquentin à la contingence
(op. cit., p. 14-16).
53. Ce point est mis en lumière par I. M e s z a r o s , op. cit., t. i, p. 54-55.
54. Les avant-textes des Mots montrent que le couple cinéma-musique a pris
d’emblce une place importante dans l’ouvrage, davantage même que la lecture dans
Jean sm s terre (toute première version des Mots), mais avec une faiblesse relative de
la musique dans les premières campagnes d’écriture, dont certaines seraient antérieu­
res à Jean sans terre. : tout ceci confirme la primauté chronologique du cinéma et la
L’ÉPREUVE DU ROMANESQUE 91
i
fa La nausée, comme si seule la musique, et non la littérature ou même le
septième art, avait un véritable pouvoir thaumaturgique. Cette hypothèse
•; se renforce du fait que L ’Idiot de la famille oppose encore la contingence
! et la musique, comme si l’une était l’envers de l’autre (IF, I, 156-57) : il y
a bien un privilège de la musique, qu’il nous faut élucider.
Relevons d’abord que cinéma et littérature sont trop chevillés au réel,
donc à la contingence, pour en arracher Roquentin. Prétendant raconter
des aventures, donner une représentation du monde, ils restent dans son
orbe, et selon une modalité mensongère dont Antoine a percé les roua­
ges55. En outre, leur support matériel reconduit le public à l’univers dont il
tente de s’abstraire : livres et films sont des morceaux de monde encore,
matérialité ouvrée qu’il faut toucher ou contempler pour entrer dans l’ima­
ginaire58 - ce qui est d’autant plus difficile au cinéma qu’à l’époque cet art
populaire s’accompagne de bruits, d’odeurs, de confiseries, d ’interruptions
diverses et de déficiences techniques qui ramènent de force aux réalités
sensibles, de sorte que cette machine à rêver peut aussi bien servir de
remède aux songeries (Ai, 97-100 ; PCS, 144). Circonstance aggravante
supplémentaire, c’est la réalité même que le cinéma capture sur pellicule
et restitue au spectateur dans un espace à deux dimensions, en intégrant de
surcroît le mouvement et l’écoulement du temps : si le rythme cinémato­
graphique rompt avec la « durée banale de notre vie », le matériau reste au

supériorité structurale de la musique au sein des antidotes à la contingence (cf. PCS,


148, 184, ainsi que tes textes cités et datés par Geneviève Idt in PCS, 130, 134-36).
55. Il est évidemment possible d’écrire sur un mode vérace : c’est ce que tente
de faire Antoine en tenant son journal ou en poursuivant son livre sur M. de Rolle-
bon. Mais cela ne permet pas de sortir de la nausée, puisqu’à coller au réel on
s’interdit de sacrifier aux illusions de l’aventure. La lucidité suffit à rompre le char­
me, motif pour lequel Roquentin pressent, face à son ultime porte de secours, que la
rédaction d’un livre ne l’empêchera pas de sentir la fadeur de son existence. La
création romanesque sera donc synonyme de souffrance, ainsi que l’annoncent les
hésitations et l’abattement du futur écrivain (J. D e g u y , op. cit., p. 131-33) : Roquen­
tin est écrasé par l’issue littéraire qu’il entrevoit car il sait à présent que l’Art ressor­
tit à Firrealisable et qu’un livre ne peut rien contre le fait que - derniers mots de La
nausée - « demain il pleuvra sur Bouville »...
56. Sartre a montré, dans L'imaginaire et le « Flaubert », que le livre se déréalise
au profit de la présentification mentale de la fiction ; mais cela confirme que le réel et
l’imaginaire sont comme en concurrence, l’objct-livrc et les arabesques trop voyantes
du style (ou l’image trop « léchée » du cinéma académique) menaçant à tout moment
de prendre le pas sur !e récit. Sartre systématise cette concurrence entre le plaisir des
sens et l’irréel esthétique dans la conclusion de L’imaginaire (In\240-41 ).
92 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE

plus près du réel ; le cinéma s’engage sur la voie de l’idéalisation du ^


monde57, mais il ne peut en finir avec le naturel (ES, 549). VApologie p0Ur 1
le cinéma le démontre, qui classe le rythme en tête des techniques ciné-
matographiques concourant à l’idéalisation de la nature - idéalisation, et
non sortie vers un autre régime d’être : « Le rythme, cette succession
d’images longues et d’images courtes, fait de l’écoulement perpétuel des
choses une symphonie organisée, il soumet le tout à une formule, il abstrait
un peu - très peu - pour parfaire » (EJ, 396). Sartre oppose ainsi « Ie
temps du cinéma ou de certains moments secs et forts » au temps quotidien
dominé par l’aléatoire ; mais le cinéma ne peut se défaire de la nature ou
du réel, qu’ il a tout au plus le loisir d’idéaliser, de parfaire, sans effacer la
tache originelle que constitue son assise dans le c o n t in g e n t : seule la
musique nous transporte dans un autre monde {LW, 1394 ; EJ, 395).
La musique pousse en effet l’évidement à son terme : Valéry l’avait
déjà noté dans le sillage de Platon, elle est « fort abstraite », simple méca­
nisme d’échange de mouvements et de formes ; on peut y lire une épure
immatérielle de la structure temporelle du cinéma, Sartre ayant rapide­
ment décelé ce parallèle grâce à Bergson (ES, 549 ; E J, 389-91, 447).
Fondée sur une onde sonore que nul mélomane ne .verra jamais, restituée
par un disque dont on oublie la présence aussitôt qu’il tourne, la mélodie
nous arrache à la contingence parce qu'elle n'existe pas :

La voix, grave et rauque, apparaît brusquement et le monde s’évanouit,


le monde des existences. Une femme de chair a eu cette voix, elle a
chanté devant un disque, dans sa plus belle toilette et l’on enregistrait sa
voix. La femme : bah ! elle existait comme moi, comme Rollebon, je
n’ai pas envie de la connaître. Mais il y a ça. On ne peut pas dire que
cela existe. Le disque qui tourne existe, l’air frappé par la voix, qui
vibre, existe, la voix qui impressionna le disque exista. Moi qui écoute,
j ’existe. Tout est plein, l’existence partout, dense et lourde et douce.
Mais, par-delà toutecette douceur, inaccessible, toute proche, si loin

57. À ce titre, le cinéma est complice de la géométrie (Ai, 101) : « le cinéma,


c ’était une apparence suspecte que j ’aimais perversement pour ce qui lui manquait
encore. (...) on avait débarrassé les solides d ’une massivité qui m ’encombrait jusque
dans mon corps et mon jeune idéalisme se réjouissait de cette contraction infinie ;
plus tard les translations et les rotations des triangles m ’ont rappelé le glissement
des figures sur l’écran, j'a i aimé le cinéma jusque dans la géométrie plane. »
58. Ici encore, Sartre redécouvre par ses propres moyens une leçon hégélienne :
voir J. Simont , « Les prédateurs de la dialectique... », p. 191 -92.
L’ÉPREUVE DU ROMANESQUE 93

hélas, jeune, impitoyable et sereine i) y a cette... cette rigueur. (OR, 122)

... il n’y a que les airs de musique pour porter fièrement leur propre
mort en soi comme une nécessité interne ; seulement ils n’existent pas.
(OR, 158)

La musique remplace le contingent par le fatal dans le mouvement


même où elle échange l’existence pour la non-existence (OR, 151, 206-7 ;
CDG, 419 ! etc-)- Les commentateurs qui soulignent au contraire l’effecti-
vité de Some of these days, morceau sonore qui éclate comme un événe­
ment brut aux oreilles de Roquentin^, identifient erronément Sartre et
Proust - pour qui la musique constitue un monde supérieur, un « Para­
f a ) » _ alors que Sartre brise cette filiation dès La transcendance de
l’Ego et explicite cette rupture dans sa conclusion husserlienne61 de
L’imaginaire. Comparant l’Ego à une mélodie, Sartre souligne que celle-
ci n’a pas besoin d ’un X support qui soutiendrait l’ensemble organisé des
différentes notes : la mélodie est « une totalité synthétique indissoluble et
qui se suppor[te] elle-même » ; aucun de ses éléments ne peut vivre sé­
paré des autres, tous prennent leur sens concret par leur inscription dans
cette totalité musicale, mais la totalité comme telle se résorbe dans l’écou­
lement réglé de ses composantes, structure sans essence séparée (TE, 56-
57). Un orchestre interprète une oeuvre de façon plus ou moins réussie
mais toujours imparfaite, car l’œuvre comme telle est simplement visée à
travers la succession des notes comme à travers un analogon dont les qua­
lités sonores appartiennent à notre monde et n’atteindront jamais l’épure
que nous cherchons à cueillir. L’écoute musicale suppose une attitude
irréalisante parce que la symphonie elle-même n’est « nulle part » : elle se
livre dans et par les sons comme l’ordre muet qui semble leur préexister
dans un monde d’essences, alors que cet ordre n ’est rien d ’autre que
l ’ensemble des harmoniques dont l'évidence éclate au fil des notes

59. G. J. P r i n c e insiste sur l’ancrage de Some of these days dans le réel


(« Ouvertures dans La Nausée », Cahiers de sémiotique textuelle, n° 5-6 (Eludes
sartriennes 11-111), 1986, p. 60-61) ; de même, J. C o lom bel met en avant la pré­
sence sonore du morceau de jazz (Sartre ou le parti de vivre, p. 49).
60. M. P r o u s t , La prisonnière, Paris : Gallimard, « Folio », 1989, p. 246.
(Dans cette étude nous nous bornons à de brèves remarques sur Proust, réservant
une confrontation systématique pour une autre occasion.)
61. Sur l ’omnitem poralité de la mélodie entendue comme idéalité voir
D. GlûvANNANGELi, La passion de l'origine. Recherches sur l'esthétique transcen­
dantaie et la phénoménologie, Paris : Galilée, 1995, p. 28-30.
94 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE

effectivement jouées au point de paraître en diriger le cours. La symphonie


« possède un temps interne » situé « hors du réel », schème impératif tou.
jours dérobé puisqu’il ne commande rien 'd’autre que son propre écou-
lement idéal dont il serait impossible de changer une note ou de ralentir le
mouvement - seules les fautes d’interprétation nous reconduisent bruta­
lement au monde de l’existence (Pv, 243-45). Autant dire que, abstraction
faite du talent du compositeur et des interprètes, la musique a gagné
d’avance : parce qu’elle ne s’embarrasse d’aucune scorie, d’aucune péri­
pétie attachée au quotidien, rien ne dévie son cours ; le rythme et la durée
d’une mélodie s’imposent comme l’essence même du beau car ils com>
posent une forme évidée de tout contenu, indemne « des détails qui
choquent et qui, pourtant, font aussi partie » de la vraie vie (CDG, 412-
13). Les péripéties de la mélodie répondent à une nécessité, au point que
s’efface le sentiment d’impatience et de scandale : silences, ralentisse­
ments du tempo et autres accélérations du rythme sont exigés et non subis,
alors que le « temps plat et amorphe de tous les jours » est « abondant et
pâteux, plein de petits effondrements sournois », d ’accidents de parcours,
d’« attente[s] agaçante[s] », de conditions non réunies, de bifurcations
sans objet, « mousse abondante et lymphatique » du temps de l’Existence,
toujours dégusté « à la grosse » (CDG, 412-14,419).

Une mélodie plutôt qu ’un théorème

On nous répondra peut-être que les entités logico-mathématiques


partagent avec la musique le double privilège de la nécessité et de l’inexis­
tence : « Un cercle n’est pas absurde, il s’explique très bien par la rotation
d’un segment de droite autour d’une de ses extrémités. Mais aussi un
cercle n’existe pas65 » (OR, 153). Ceci ne menace pourtant pas le lien entre

62. On trouve la même idée en OR, 387 et en SG, 308. Conformément à sa


théorie de la contingence et à son sens kantien de l’exclusion mutuelle des
catégories, Sartre estimera toujours que le réel n’est jamais nécessaire au sens strict,
et vice-versa : « la Nécessité demeure naturellement sur le terrain des valeurs et ne
descend jamais sur celui des existences. (...) La Nécessité est donc une catégorie
d’action, une catégorie morale, ce n’est que par incidence de la liberté sur les
choses qu’elle peut apparaître comme une structure du rcel. (...) Aussi toutes les
sciences du Nécessaire sont des sciences normatives parce qu’elles étudient tous les
cas où la conscience peut se démettre. Et naturellement ces cas demeurent
strictement idéaux » {CDG, 346-47).
L’ÉPREUVE DU ROMANESQUE 95

Ütingence et temporalité, le pouvoir thaumaturgique de la mélodie appa-


fesant au contraire en toute indépendance, conformément à la description
Igsonienne de la mélodie recopiée à deux reprises par le jeune Sartre :
gouvernent qui n’est pas attaché à un mobile », « changement sans rien
{change » car il se suffit, car « il est la chose même » 6\la musique gué-
JjLe |a nausée parce qu’elle est pur travail du temps sur le temps, articula­
is des instants qui a valeur de victoire sur la durée et sur le présent, mise
| f o r m e de l’informe64, équilibre de l’ordre et du désordre, incarnation par
Excellence de la fatalité comme antithèse de la contingence, comme vic-
fjire sur « les molles spirales du temps » ; à travers le jaillissement d’un
'■sens comme l’unité mélodique de la temporalisation », c’est « l’inflexi-
jlitédu Fatum universel » qui se manifeste et qui triomphe du « temps non­
chalant et indéfini » dont se tissent nos journées (£7, 390, 447 ; M, 161 ;
}F, D* 19^0 ; CD G, 413). À l’inverse, la nécessité d’une figure géométrique
rjî’est pas inscrite dans l’ordre même du temps : à l’époque de La nausée
'Sartre la relègue dans un contre-monde de type platonicien ; diverses incises
de la Critique de la Raison dialectique, mais surtout une note de L ’Idiot de
lafamille, montreront ensuite qu’elle reste idéelle et n’accède à Peffectivité
que par emprunt, se révélant par la grâce de la praxis :

L’évidence est un moment d’une praxis : ses caractères complémen­


taires et inséparables sont le libre dépassement de l’objet vers une fin
définie et l’indéniable présence de cet objet « en chair et en os » dans
le mouvement qui tente d’en faire le moyen de cette fin (...). L’éviden­
ce, c’est le réel se découvrant comme régulation des possibles ; c ’est la
contingence se constituant, dans sa contingence même, comme nécessi­
té à la lumière de la liberté. Cette liaison dialectique du possible et de
l’impossible, du contingent devenant nécessaire et, pour parler
comme Hegel, de la nécessité dévoilant sa contingence, même si on

63. Nous citons ici H. B e r g s o n , La pensée et le mouvant, p. 164, c’est-à-dire


Particle sur « La perception du changement » tiré de deux conférences faites par
Bergson à Oxford en 1911 .La pensée et le mouvant datant de 1934, Sartre a dû se
fonder sur la publication anglaise de ces conférences pour recopier un passage de ce
texte (moyennant diverses altérations...) dans Apologie pour te cinéma et dans le
Carnet Midy (EJ, 390, 447).
64. On sait à quel point La nausée oppose le structuré (avec les métaphores de
la dureté, de l’acier, etc.) à l’informe qui fait signe vers la mollesse, le déli­
quescent... : J. D o g u y (op. cit., p. 64-67) a rappelé les termes de ce clivage qui a
nourri tant de lectures psychanalytiques (virilité versus féminité) alors que nous
cherchons son sens métaphysique.
96 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE

la rencontre au niveau des opérations mentales (discours, symboles


mathématiques, etc.), a pour origine le rapport du corps (matière prati­
que) au monde, c’est-à-dire la factiçité, comme instrumentalisation de
l’organisme. (IF, II, 1813 ; nous soulignons)

Seule la musique triomphe de la contingence entendue comme forme


informe de la temporalité : alors que rien ne pousse un fragment de cercle
à se clôturer si le géomètre n’en prend pas l’initiative, la première note
d’une symphonie amorce déjà sa chute, annonce son suicide. Implicite
dans La nausée, ce contraste est développé dans l’article sur Masson qui
montre qu’une ligne tirée au tableau retombe dans l’inertie et la dispersion
en extériorité aussitôt que tracée, au contraire de la causalité interne et de
la structure temporelle du Beau (S, IV, 392-94). Laissé à lui-même, le
géométrique s’affaisse comme le contingent, tandis que la symphonie
anime son propre achèvement totalisateur : c’est une finalité sans liberté.
Tendue vers son terme, la mélodie fait du présent la nécessaire réponse à
un passé déjà porteur de sa destinée : rien d’autre ne se joue en elle que
des relations internes, qu’un système d’appel réciproque d’instants ou de
notes qu’un « ordre inflexible » fait naître et détruit jusqu’à rendre la mort
d’un mouvement aussi indispensable que chaque étape de son déroule^
ment (OR, 28).
Toute figure musicale n’est donc pas susceptible de vaincre la nausée :
par-delà l’exemple de Some of these days, Roquentin en appelle à la
mélodie classique s’achevant sur un accord de résolution, forme dont les
symphonies de Beethoven marquent l’aboutissement mais que Sartre
présente comme archétypale alors que d’autres voies lui ont succédé. Il
demeure que, significativement, l’évolution récente de la musique a
moins obtenu les faveurs de Sartre6- 1, attaché à ce qu’un critique qui n’a
peut-être pas lu La nausée décrit comme une « forme hypertendue et dure
comme l’acier », seule capable d’offrir l’exaltation « de vivre dans un
temps victorieux du temps humain » M. Le privilège de ce moment singu­
lier de l ’histoire musicale répond à l’insistance sartrienne sur la structu-

65. Cf. S, X, 168-71 ; RA, 82-83 et QMM, 244, 251-53.


66 . A.B o u c o u r e c i i l i e v , Essai sur Beethoven, Arles : Actes Sud, 1991, p. 82,
85. L’auleur insiste sur la forte structuration temporelle des formes musicales classi­
ques, et use largement de catégories sartriennes (unification, totalité, fatalité.,.). On
notera que Sartre appréciait hautement Beethoven, qu’il tenait pour « le plus grand
musicien » (S, X, 169 ; voir aussi S. d e B e a u v o i r , La force de l'âge, 1.1, p. 49).
L’ÉPREUVE DU ROMANESQUE 97

jjtion interne de la mélodie : ce critère apparemment secondaire est en


fait décisif, puisque Sartre relègue le déterminisme du côté des relations
externes entre les parties d’un tout - ce qui suffit à le distinguer des
' rapports d’intériorité institués par le pour-soi ou la praxis d’une part, par
Beau d’autre part. Le principe de la structuration interne explique
également l’insistance avec laquelle Sartre critique l’esthétique kantienne
0u valérienne qui, conformément à l’idéal rationaliste, cherche la beauté
dans l’unité de la multiplicité : que chaque élément d’une œuvre entre­
tienne une myriade de relations avec les autres éléments ne suffit pas pour
atteindre au Beau, car on se contente ainsi de soumettre l’art aux lois de la
raison analytique alors qu’il relève de l’irréalisable67 (5", ¡1, 165 ; IF, I,
970 ; TS, 89). Ce schème de la nécessité interne suffit enfin à distinguer la
vision sartrienne de la musique de la théorie de la multiplicité d ’interpé­
nétration défendue par l’Essai sur les données immédiates de la con­
science, où les notes sont jugées solidaires par l'effet dont elles s’affectent
par résonance mutuelle 68 et non par la tension qui porte chacune à com­
bler le mangue creusé par celle qui la précède, tension qui atteste qu’une
totalité les hante et les anime en sous-main, se diversifiant en parties pour
mieux se réaliser comme Tout.
Les mots confirmeront le privilège de la mélodie, dû au rôle décisif de
sa structure temporelle : évoquant sa conversion à la musique, antidote de
la contingence révélée par le cinéma, Sartre montre que le schème mélo­
dique lui servait de support pour s’irréaliser en mousquetaire pourfendant
les méchants au cours d’épiques aventures (A/, 102-104). Mais « la
victoire de la Réalité et la déroute de la Chimère » (E J, 353) ne pouvaient
manquer d’advenir, puisque la mélodie tend vers sa propre mort ; la fin du
morceau joué par Anne-Marie clôturait les exploits du jeune héros,
sonnant le retour au temps répétitif et informe de la contingence :

Cette double mélancolie, ressentie et jouée, je crois qu’elle traduisait


ma déception : mes prouesses, mises bout à bout, n’étaient qu’un cha­
pelet de hasards ; quand ma mère avait plaqué les derniers accords de

67. C’est pourquoi L'art cinématographique s’efforce déjà de dépasser Valéry :


si le cinéma est crédité de multiplier les rapports de symbolisation réciproque entre
les différents éléments de l’œuvre, il inscrit ces relations au registre de la fatalité
comme institution de nécessité interne entre les composantes de la durce.
68. H. B e r g s o n , Essai sur les données immédiates de la conscience, p. 73-79,
115-16.

7
98 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE

la Fantaisie-Impromptu, je retombais dans le temps sans mémoire des


orphelins privés de père, des chevaliers errants privés d’orphelins •
héros ou écolier, faisant et refaisant, les mêmes dictées, les mêmes
prouesses, je restais enfermé dans cette geôle : la répétition. (M, 106)

Dans la musique, le temps n’a plus affaire qu’à lui-même : il se régule


en vertu de ses lois propres, il tranche sur la molle configuration du
quotidien et l’atemporalité de la géométrie, tandis qu’au cinéma le travail
sur le temps se mâtine d’un travail sur l’espace et sur la matière, sur les
symboles et sur la nature. Par son abstraction même, réductible à des
relations mathématiques, la musique est l’art de la métamorphose du
temps par excellence :

Il y a un autre bonheur : au-dehors, il y a cette bande d’acier, l’étroite


durée de la musique, qui traverse notre temps de part en part, et le
refuse et le déchire de ses sèches petites pointes ; il y a un autre temps
(OR, 28)

Ultime confrontation du beau et du réel, du fatal et du contingent, du


primat esthétique du futur et de l’universalité métaphysique du présent*
tandis que le déterminisme n ’a même pas l’honneur d’être retenu comme
vérité scientifique. Mais triomphe surtout de la musique comprise comme
unité/nécessité intrinsèque d’une forme enveloppant son contenu, selon
les lois d’une esthétique de la totalisation qui inspirait déjà L ’art
cinématographique et ne sera jamais reniée mais plutôt enrichie ou retra­
vaillée. C ’est pourquoi cette esthétique marque le point d’arrêt d’une ana­
lyse conceptuelle : le résidu relève peut-être de la psychanalyse, terrain
sur lequel Les mots doivent avoir leur paît de vérité si l’on admet, d’une
part que Sartre était affectivement sensibilisé à la contingence, d’autre
part que cette intuition philosophique s’est opérée par renversement d’un
schème éminemment personnel du Beau comme figure du temps :

Je ne suis qu’un désir de beauté et en dehors de cela du vide, rien. Et je


n’entends pas seulement par beauté l’agrément sensuel des instants
mais plutôt l’unité et la nécessité dans le cours du temps. Les rythmes,
les retours de périodes ou de refrains me tirent des larmes, les formes
les plus élémentaires de périodicité m’émeuvent. Je note que ces dé­
roulements réglés doivent être essentiellement temporels, car la symé­
trie spatiale me laisse indifférent. (...) 11 va de soi que la musique est de
ce fait la forme la plus émouvante pour moi et la plus directement
accessible du beau. Au fond ce que j ’ai toujours désiré passionnément,
L’ÉPREUVE DU ROMANESQUE 99

ce que je désire encore, quoique ce soit aujourd’hui sans aucun espoir,


c’est d’être au centre d’un événement beau (...), c’est-à-dire qu’il ait la
nécessité splendide et amère d’une tragédie, d’une mélodie, d’un
rythme, de toutes ces formes temporelles qui s’avancent majestueuse­
ment, à travers des retours réglés, vers une fin qu’elles portent en leur
flanc. J’ai déjà expliqué tout cela dans La Nausée (...). Ce que je
voudrais noter à présent c’est que j ’attribuais ce désir âpre et vain de
beauté temporelle à l'homme. Au lieu que je le tiens à présent pour ma
particularité. (CDG, 525-26)
CHAPITRE 3

DE ROQUENTIN À FLAUBERT :
CONTINGENCE DE LA CONTINGENCE

Il y a chez Sartre un paradoxe de la contingence. Cette notion l’a tra­


vaillé pendant une décennie ; il en a porté l’étendard au plus haut (contre
la philosophie, la science, la société, contre lui-même, contre les traces de
Dieu qui survivent à sa mort) ; elle fut son lot et sa révélation, le Mystère
dévoilé au seul homme qui ait reçu mandat d’en répandre le secret. Pour­
tant, au regard du scandale provoqué par la publication de La nausée, en
comparaison des inquiétudes suscitées par Le mur quant à la sérénité et
l’équilibre de l’auteur, le reste de l’œuvre rassure ou déçoit, déconcerte en
tout cas : ce corrupteur donne des leçons de morale, ce pessimiste envisa­
ge de purger la société de ses dernières turpitudes, ce nihiliste parle d’hu­
manisme ; dans la vie privée il serait bon vivant et gai luron, amateur de
voyages, de vin et de jolies femmes - presque un Français ordinaire.
Certes, il n’évite pas quelques rechutes à l’occasion de scènes tristement
célèbres de L'âge de raison, du Sursis ou du Genet, où les dérèglements
du corps sont imputés aux tribulations de la liberté plutôt qu’à un rassurant
grippage de notre machinerie interne. Mais, à considérer l’œuvre dans son
ensemble, le thème de la contingence reste discret à partir de L ’être et le
néant, et rien ne confirme le diagnostic porté à l’époque sur l’auteur de La
nausée. S’il n’hésite pas à peindre le monde dans les couleurs les plus
sombres quand ses démonstrations l’exigent, on lui doit aussi des accès de
lyrisme portés par un style d’une grande sensualité ; pour être dur et exi­
geant, son univers reste profondément humain et ses propos toujours opti­
mistes. Seule la nature naturante (de l’éclosion du ver à soie à f étrangeté
des crustacés) le laisse froid voire hostile, quelques textes d ’exception1 ne
suffisant pas à effacer l’impression première sur ce thème. Mais la notion
de besoin dans la Critique de la Raison dialectique rachète l’écœurante

1. Dont le Mallarmé offre un superbe exemple, qui inverse les signes dominants
de La nausée : la Nature « nous fait voir la vie nue et l’Être pur, elle figure la limite
brutale de la pensée, nous aimûi]g^eqlaelle le brin d’herbe qui, au rebours de tout
DE ROQUENTIN À FLAUBERT 101

rofusion biologique de La nausée : c’est la rareté cette fois qui fait


s- hièrrte, c’est l’abondance de biens et de vivants qui nous sauverait,
pour un peu on donnerait raison à Benoît Pruche lorsqu’il décèle, dans le
drôle de petit sens » qui souriait à Roquentin au jardin public, une pro-
^messe réconciliation religieuse dont Sartre aurait simplement choisi
d ’e ffa c e r certaines conséquences2. Après tout, les Carnets de la drôle de
guerre nous ont appris que le malade Sartre, si l’on excepte une crise de
deux ans, était avide de jouir de la vie et du monde dès les années trente,
tandis que les Cahiers pour une morale vont jusqu’à saluer le bonheur qui
s’ e m p a re du pour-soi lorsque, existentiel et généreux démiurge, il fait

naître les choses sous son regard...

R ec la ssem e n ts de la c o n t in g e n c e

L’ironie est certes facile quand elle s’appuie sur des informations que
les contemporains ne possédaient pas. Mais elle permet de mesurer la
distance qui sépare les premières impressions laissées par La nausée de
l’image qui se dessine aujourd’hui de la contingence chez Sartre. Sans par­
ler du recul de la psychocritique (dont les excès réductionnistes résistent
mal à la mise en évidence des jeux et des codes culturels sartriens), l’impu­
tation de la contingence à une fascination plus ou moins répulsive pour la
naturalité, le minéral, le vivant, le visqueux, le pondérable, disparaît pro­
gressivement3. Plutôt qu’une fixation phobique sur la matérialité, les com­
mentateurs discernent désormais un réseau de métaphores étudiées dans
leur efficace stylistique et structurale, dans leur rôle, non d’expression,
mais d’imposition de sens. De fait, Sartre affiche une totale indifférence au
problème du matériau de l’œuvre d ’art : L'imaginaire le relègue du côté du
réel, support obligé mais secondaire car la beauté réside dans sou dé­
passement vers l’irréel (!re, 239-42). Sartre évoque bien les enjeux liés à la
matérialité dans ses études sur la peinture, mais s’il s’attache à la chute de

écrou, peut toujours être ailleurs qu’il n’est, la feuille jamais pareille, la douce
abondance absurde ; (...) il faut qu’elle nous touche et nous enserre ; c’est dans
l’union la plus intime qu’elle fait pénétrer en nous ses principes aveugles ; dans le
fond, nous lui demandons de nous fournir des densités de rechange » (MLFO, 80).
2. B. P r u c h e , L'homme de Sartre, Paris : Arthaud, 1949, p. 64-65.
3. Elle résiste cependant toujours, comme en témoignent deux pages d’un
ouvrage issu d’une thèse de doctorat : D. G. Joannis, op. cit., p. 53-54.
102 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE

saint Marc sur les infidèles c’est dans la mesure où il y voit un défi formel *'
lancé au peintre : comment fixer dans une croûte statique le mouvement ^
accéléré de ce boulet de canon ? L’esthétique du sens et de la totalisation %
privilégie les structures, motif pour lequel Sartre ironise sur l’esthétique ^
anti-idéaliste, sur le souci de montrer comment le matériau tangible, sono­
re ou visuel détermine les contours de l’œuvre d’art : Saitre se dégage des
questions pourtant accrocheuses de Michel Sicard aussitôt que ce dernier
le pousse à insister davantage sur la dimension de la matière dans sa
réflexion esthétique (VE, 122-23 ; PA, 16-18).
Ce renversement de la Weltanschmiung qu’on avait cru pouvoir dé­
duire de ses premières publications confirme la préséance des structures
temporelles et des idéalités, celles-là mêmes qui révèlent la difformité de
la vie et de la matière : Ja métaphysique de la contingence est l’envers
d’une esthétique de la nécessité ; la nausée enregistre l’échec du réel à
satisfaire aux normes de l’irréalisable. Contrairement à ce qu’affirme la
doxa, la nausée n’est pas une réaction à l’égard de la nature : c’est une
réaction à l’absence de culture, à la fausseté, aux illusions de la culture ; si
elle s’éprouve au jardin public quand la nature nue apparaît, c’est parce
que cette apparition, préparée par l’effondrement de pans entiers de la
culture, scelle la déroute des idéalités : la mobilisation affective du style
dans le journal de Roquentin traduit d’abord une déception vivement
ressentie. Mais si cette désillusion trouve à se loger dans des symboles et
des métaphores naturalistes, dans le bestiaire et le monde végétal de La
nausée, c’est dans la mesure où Sartre pressent déjà ce que L'être et le
néant théorisera : choses, plantes et animaux sont riches de signifiance
ontologique, propices à l’expression des concepts les plus abstraits ; les
philosophâmes se laissent incarner, mais leurs figurations concrètes ne
dictent ni n’épuisent leur sens.
L’essoufflement du fantastique et du surréaliste n’empêche pas la con­
tingence de poursuivre sa carrière philosophique en empruntant d’autres
modes d’expression que les expériences hallucinées de La nausée. Sartre
ne reniera jamais son intuition de jeunesse ; la contingence constitue, avec
la liberté, l’enjeu ultime de sa pensée, le thème auquel il aura imposé le
traitement le plus original, ainsi qu’il s’en explique à Michel Sicard au
terme de son parcours :

Par exemple La Nausée : j ’y exprime l’idée de contingence sous une


forme donnée ; puis celte contingence disparaît un peu et réapparaît
pourtant, dans le « Flaubert » par exemple et surtout dans ce dernier
DE ROQUENTIN À FLAUBERT 103

livre que j ’écris\ où je montre que ça a été l’idée essentielle que j ’ai dé­
veloppée, depuis La Nausée. Je voudrais par conséquent, quand on voit
l’idée de contingence dans La Nausée, qu’on sache qu’elle aura un futur,
un développement, qu’elle apparaît là pour la première fois, mais que !a
suite permettra de mieux comprendre son sens dans La Nausée. ( E P , 17)

Alors qu’il aurait pu reléguer la contingence au second plan, en dé­


noncer les prétentions universalistes au nom du dualisme de l’en-soi et du
pour-soi, L'être et le néant atteste cette fidélité à l'intuition fondatrice :
e n t e n d u e comme échec de la quête du fondement, la contingence coiffe le

clivage ontologique. Plus encore, la contingence de l’acte ontologique, ou


d é p r e s s u r i s a t i o n de l’en-soi en pour-soi, érige la Valeur en idéal du pour-

soi et structure cet idéal sous forme de manque, désir, possible, temporali­
té, r é f l e x i v i t é , etc. : l a plupart des catégories spécifiques à L ’être et le néant
se laissent suspendre au phénomène ultime de la contingence5. Il en va de
même pour la mort (irrécupérable chez Sartre), la liberté (qui pourrait se
définir comme un redoublement de la contingence), la rareté (comme
déséquilibre de la nature donnant naissance à l’Histoire), et enfin la facti-
cité qui figure ia nécessité de notre contingence, notre insertion aléatoire
dans une situation aux dimensions ontologiquement déterminées, dimen­
sions dont un chapitre de L'être et le néant détaille les figures - nous
n’irons pas plus loin dans cette direction, qui échappe à notre objet et a été
approfondie par Juliette Simont6.
Sartre le laisse entendre, avec la notion de facticité la contingence
poursuit sa carrière sous une forme qui en oblitère le traitement originel :
le second tome de la Critique de ia Raison dialectique poussera la facti­
cité à la limite de la nécessité, conformément à l’ambition de ne rien sous­
traire à la puissance d’intelligibilité de la totalisation dialectique (CRD, II,
44-50, 208-38). La Critique forme ainsi le point culminant d ’une révision
amorcée à la fin des années 1930, au moment Sartre commence à se
déprendre de sa névrose littéraire, à la tenir à distance et à l’objectiver.
Sartre prend alors conscience du caractère personnel de son esthétique ;
convaincu d’avoir érigé ses normes propres en règles intemporelles du

4. Sur la contingence selon Pouvoir et liberté voir ID, 1]6.


5. Cf. P. V e r s i r a r t e n . Analyse critique. Bruxelles : Presses Universitaires de Bru­
xelles, polycopié, 1979-80, p. 46-57 ; voir aussi J.-L. M anderlier in ibid., p. 141-44.
6. Dans « Nécessite de ma contingence », qui étudie la facticité de Dieu, du
corps, du besoin et de la mort, et ce de L'être et te néant à la Critique.
104 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE

Beau, il s’inquiète également d’avoir universalisé sa version du Vrai


d’avoir élevé la contingence au rang d’axiome métaphysique alors qu’elle
procède d’abord de l’inversion du schème nécessitariste. La contingence
fait ainsi l’objet d’un soupçon dont témoignent Vérité et existence et la
Critique. Sartre s’avise que les catégories kantiennes, et notamment la fi,
nalité, n’ont « aucun droit a priori sur le monde » car elles ont l’opacité
d’un simple fait ( VE, 133 ; CRD, I, 160, 173). La contingence, négative­
ment définie comme ce qui échappe au règne du sens, paraît dès lors conta'
minée par l’arbitraire de son antagoniste : le renversement d’une catégorie
produit encore une catégorie, qui menace à son tour de n’avoir « aucune
“relevance” ontologique en dehors de l’activité instituante du sujet7 ».
Au moment où Sartre liquide son kantisme de jeunesse en dérivant les
transcendantaux d’un régime d’existence concret qui en formerait le
substrat (VE, 133-34), il devient essentiel de « lester » la contingence. Or
la notion de facticité conquise dans les Carnets de la drôle de guerre
permet d’approfondir le principe de raison contingente tout en Léman-
cipant de sa gangue aprioriste. Il ne s’agit plus seulement de subvertir ou
d’inverser une catégorie, mais d ’établir que certaines structures ontologi­
ques ont un sens d ’être tel qu’elles se réalisent de manière inéluctable­
ment contingente, et que cette contingence n’est pas rencontrée au détour
d’un chemin comme on bute sur une racine de marronnier, mais nécessai­
rement assumée, reprise, soutenue par le pour-soi comme ce qu’il ne peut
pas ne pas se faire être tout en n’ayant pas choisi de l’être (naissance
ouvrière, faiblesse congénitale des bronches, etc,). Heidegger l’a montré,
la facticité de la situation du Dasein diffère profondément « de l’appari­
tion à l’état de fait d ’un minéral quelconque 8 » : cette apparition relève
d’un simple constat lisible sur une racine, alors que le Dasein « a à être11 »
sa situation ; la contingence se voit, la facticité se v it10. En distinguant

7. N. T ertulian, « Entre Heidegger et Marx », Les Temps modernes, n° 531-


533,1990,p . 403.
8. M. H e id e g g e r , op. cit., p. 89.
9. /bid., p. 179.
10. Jusqu’au dénouement qu’impose la mort, écho brutal et irrécupérable de la
contingence de la naissance. En récusant l’être-pour-la-mort heideggerien Sartre
évite que la facticité, élément nécessaire de notre condition, se mue en finitude desti­
nais. 11 assume ainsi ce que des hégéliens qualifient de « simplisme » existentialiste
parce que, à leurs yeux, l’existant contingent ne peut manquer d’anticiper sa mort
dans le geste même par lequel il revendique sa facticité (pour cette critique
hégélienne voir J. S i m û n t ,« Les prédateurs du crépuscule dialectique... », p. 192-93).
DE ROQUENTIN À FLAUBERT 105

ainsi deux plans restés implicites dans La nausée, Sartre renonce à son
imagerie romanesque mais gagne en force de frappe philosophique : la
f a c tic ité devient l’étoffe même du pour-soi, qu’elle ne cessera de hanter
par la mémoire vive de la contingence originelle de l’en-soi dont s’est
détaché le pour-soi par négation interne (EN, 122-26), et que le pour-soi
devra déguster dans toutes les facettes de sa situation à commencer par les
caractéristiques innées de son corps, qui se définit par excellence comme
« la forme contingente que prend la nécessité de [s]a contingence » (EN,
3 7 I). La facticité menace ainsi la sérénité éidétique de la phénoménologie
h u s s e r l i e n n e et autorise le tournant matérialiste de la Critiquell, qui a été

préparé par la « grande morale » d’après-guerre. Dans le prolongement de


H e i d e g g e r , les Cahiers pour une morale montreront que l’hébétude des

choses, leur tendance à la dispersion analytique, prend une forme propre


chez le vivant : elle vaut menace de désagrégation de l’organisme et
appelle un effort de retotalisation vitale, une assomption concrète de
l ’ e x i s t e n c e contingente sous la forme du refus de mourir. La contingence

est alors assumée dans le besoin - cette notion se substitue au « manque »


ontologique en CPM, 552 sq. -, ce qui impose d’en redéfinir les contours
dans le cadre d’une Critique de la Raison dialectique...
Mais c’est sur le plan temporel que la révision est la plus intense. Les
années 1939-40 sont marquées par un véritable bouleversement de la
réflexion sur le temps chez Sartre : l’instantanéisme et le privilège du pré­
sent font l’objet d’une critique résolue qui n’a pu manquer de retentir sur
la notion de contingence puisque cette dernière leur est consubstantielle.
C ’est pourquoi les recensions rassemblées en Situations, ! s’attachent à
élucider les techniques romanesques des maîtres américains (Faulkner,
Dos Passos) et des contemporains français (Camus, Bataille) chez qui
Sartre décèle un éclatement de la durée, un oubli du futur ou un écrase­
ment du passé : Sartre reproche aux auteurs étudiés de faire fond, sans en
être conscients, sur une métaphysique du temps qu’il décrit avec assuran­
ce car il l’avait adoptée dans La nausée et La transcendance de l ’E g o 12,
La corrélation établie par Sartre entre métaphysique et technique littéraire
s’applique aussi à son œuvre ; elle lui permet de prendre du recul, et non

11. Ce point a été mis en évidence par H. B ir a u lt , Heidegger et l ’expérience


de la pensée, Paris : Gallimard, 1978, p. 478-81.
12. Nous avons consacré plusieurs chapitres, dans Sartre face à la phénomé­
nologie, à cette prise de distance à l’égard de sa première conception du temps,
manifeste en .9, /, 66-68, 73-74, 98, 108-11, 137-38.
106 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE

de s’attribuer des certificats d’excellence comme semble le penser Anna


Boschetti
Il reste que, malgré ces révisions, la temporalité du contingent est encore
alléguée dans l’étude sur le Choix des élues ; Sartre tient en effet cette tem­
poralité pour caractéristique du « monde où nous vivons », alore que Girau­
doux contraint son lecteur à l’occulter en le plaçant dans une situation car­
tésienne, en l’amenant à ne pas recevoir ce qu’il ne peut manquer de savoir :

J ’ai donc feint que je connusse point cette pâte molle parcourue d ’ondu­
lations qui ont leur cause et leur fin hors d ’elles-mcmes, ce monde sans
avenir, où tout est rencontre, où le présent vient comme un voleur, où
l’événement résiste par nature à la pensée et au langage, où les indi­
vidus sont des accidents, des cailloux dans la pâte, pour lesquels l’esprit
forge, après coup, des rubriques générales. (S, /, 77 ; voir aussi p. 81-82)

La vision de L'art cinématographique reste donc intacte, mais elle ne


sera plus revendiquée par Sartre dans toutes ses présomptions métaphysi­
ques. Déjouant l’alternative du reniement et de la répétition, Sartre remet
ses premiers insights à leur juste place : L ’être et le néant « récupère » le
temps de la contingence mais le cantonne dans l’ordre des phénomènes per­
ceptifs, du dévoilement du monde par le pour-soi (£7V, 258-59) ; quant à ce
dernier, il hérite d’une temporalité ek-statique et tridimensionnelle, forte­
ment marquée par une active tension vers le futur qui la place aux antipodes
des circonvolutions de La nausée, languide bouillonnement de lambeaux de
durée aussitôt affaissés. Le système a pris le pas sur les intuitions de
jeunesse ; Sartre ne renie rien du schème temporel requis par ces intuitions,
mais il semble le tenir enfin pour ce qu’il était dès le départ : une coupe
sélective quoique sincère dans la phénoménalisation des choses ; au double
sens du terme, une vision, une évidence retenue au bord de l'hallucination,
comme une métaphore de l’être par lui-même, le sentiment d’une inlassable
parturition où l’Existence dévoilerait son excès du fait de ne pas dissimuler
sa venue, et son insuffisance par le fait de ne jamais différer sa mort.

Les transcendantaux subjectifs : Genet et Mallarmé

Inscrite dans l’être mais tributaire d’une idiosyncrasie pour paraître, la


contingence restera au cœur des réflexions sartriennes sur les transcen-

13. A. Boscheiti, Sartre et « Les Temps Modernes ». Une entreprise intellec­


tuelle, Paris : Minuit, 1985, p. 54.
DE R0QUENT1N À FLAUBERT 107

|alltaux subjectifs, les conditions de possibilité non universelles de la


M a n ife s ta tio n ¿y vraj_ N ous aurons l ’occasion d ’ aborder ce thèm e avec la
¡Jgende de la vérité ; par-delà la Légende, rappelons sim plem ent ici que
jes a rtic le s rassemblés en Situations, IV, ainsi que la troisièm e partie du
p l a i d o y e r pour les intellectuels, procèdent d ’ une m éditation sur les philo-

if s0phes et les artistes : les premiers exploitent leur singularité pour s’élever
à la com m unication de l’ universel, les seconds assument un m ode d ’accès à
l ’u n iv e rs e l qui reste voué à la singularité - Sartre s’ interrogeant, dans l’ un
et l ’ a u tre cas, sur les m édiations qui conduisent à ce résultat paradoxal : une
vérité conquise au terme d ’une « longue erreur vagabonde » (IF, I, 143).
Mais ce sont surtout les études sur Genet et sur Mallarmé qui illustrent
la position de synthèse atteinte par Sartre. L’arsenal conceptuel, métapho­
rique ou romanesque qui fait l’armature de L ’art cinématographique et de
La nausée est souvent sollicité dans le Saint Genet, dans la mesure ou il
permet de décrire l’expérience singulière du pupille de l’assistance publi­
que. Du schème de la fatalité à l’expérience du miroir en passant par l’in­
version du sens des instruments, nombre de composantes des premières
œuvres sont reprises ou transposées u, apportant ainsi la preuve de leur
pouvoir heuristique et de leur véracité, quand bien même celle-ci ne se
manifesterait pas de façon universelle : Sartre insiste sur les circonstances
particulières qui conduisent Genet à la lisière de la Weltanschauung de
Roquentin, mais il prend bien garde de ne pas réduire l’expérience de
Genet à ces conditions (SG, 142-45, 288). Si Genet est seul à percevoir le
monde tel qu’il le perçoit, il n’est pas certain qu’il ait tort contre les
bourgeois, les Salauds ou les gens ordinaires. Sa disgrâce pourrait même
devenir sa grâce, son aveuglement une forme d ’illumination - tentation
équivoque dans le Genet mais clairement soutenue par le Mallarmé, où la
contingence fait l’objet d’une découverte subjective et vérace. S’il faut le
décès précoce de la mère de Mallarmé pour faire surgir l’insignifiance des
choses, leur incapacité à énoncer leur raison d’être, la contingence ainsi
dévoilée n’est pas un simple phénomène de deuil : elle n’a pas attendu le
décès maternel pour s’insinuer dans la trame du monde, mais seulement
pour se rendre visible aux yeux de Stéphane - vision reconstituée par
Sartre dans une version pathétique et tendre de la scène du jardin public
dans La nausée :

14. Nous ne pouvons en signaler les traces clans le Saint Genet tant elles sont
nombreuses : on trouvera deux développements très significatifs aux pages 112-17
et 305-10 de l’ouvrage.
108 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE

Jusqu’à six ans sa relation vécue au Tout, c’est tout simplement son
amour pour sa mère. (...) Plus qu’à demi confondu avec cette Nymphe
qui se fond en air et en eau, l’enfant plonge ses ventouses dans la chair
maternelle et pompe les sucs de la terre à travers ce corps familier (...)
L’enfant et les objets se confirment mutuellement ; (...) leur premier
lien n’est pas la contiguïté, pas même la connaissance mais plutôt une
affinité sourde qui vient de ce qu’ils surgissent, fruits d’un même
amour, dans une même clarté (...).
Le regard s’éteint, un grand corps blanc glisse hors du monde ; un
vide se creuse dans la plénitude, les choses ont un imperceptible recul,
l’enfant prend ses dislances. Tout se passe comme si on l’avait soumis
à un deuxième sevrage qui brusquement éveille en lui le sentiment d’un
« objet échappant, qui fait défaut ». L’enfant perd sa vérité ; elle s’est
enfoncée dans la mer avec le cadavre ; il ne lui reste plus qu’une exis­
tence clandestine et incontrôlée. En même temps il découvre le monde
extérieur, et cette découverte ne lui fait aucun plaisir : i’enfant vivait
avec une familiarité distraite avec des meubles et des jardins que le
Regard dépouillait de toute vérité ; le Vrai n’était qu’une certaine ma­
nière d’exister ailleurs dans des Yeux tout-puissants. (...) À présent, les
choses se resserrent ; elles deviennent vraies à elles toutes seules. (...)
L’apparition du rée), c ’est la disparition vertigineuse de l’espoir ; la pré­
sence absolue du Tout c ’est l’universelle absence de quelqu’un ; le sur­
gissement d’un objet particulier c’est le terme ultime d’une déception,
cendres et scories que laisse la flambée d’un rêve. Tous les objets sont
également insignifiants (...). La Totalité, entrevue, est ce qu’elle est,
infiniment, toujours et partout ; l’enfant traduit : elle n’est que ce
qu’elle est. (...) Alors l’être se recroqueville ; jardin, statues et passants
glissent en arrière ; immobile et sombre le monde flotte dans le lac
terne du Néant. Tous ces bibelots en être massif sonnent creux, un non-
être secret les transit ; en se retirant de l’univers, quelqu’un l’a
condamné sans appel. (MLFO, 97-102)

Sartre a beau souligner que cette illumination est le fruit d ’un hasard
dramatique, le fait d’ un orphelin qui perd le sentiment de la positivité de
l’être parce que sa mère n’ est plus là pour déposer la plénitude de sa
présence sur les choses, on ne peut s’empêcher de comprendre que cet
accident révèle l’essence. Le petit Stéphane est désormais dépositaire
d’un secret qui reste inaccessible aux enfants heureux : à l’instar de
Merleau-Ponty, ces enfants sont condamnés à émousser la pointe vive
du Néant, à ne l’entrevoir que « sous l’aspect d’insuffisances locales, de
lacunes provisoires, de contradictions volatiles » (MLFO, 102-103 ;
DE ROQUENTIN À FLAUBERT 109

Sartre développera cette intuition dans ses deux hommages à Merleau-


j>onty)- pathologie du temps qui s’ensuit - Mallarmé déguste
ja durée comme une vaine succession d'instants dénués de sens, pétris
d'ennui - brise l’empire humain de la praxis et révèle ainsi le temps
«pur », sa f°rme spécifique, nettoyée des contenus qui en dissimulaient la
vérité, dépouillée des mandats et des projets qui effaçaient « le goût fade
de l’instant toujours vide, toujours pareil à soi » (M LFO , 106-107).
L’expérience de Mallarmé vaut donc protestation d’irréductibilité du
métaphysique, revendiquée comme telle dès 1947 :

L’existentialisme, sous sa forme contemporaine, apparaît sur la décom­


position de la bourgeoisie et son origine est bourgeoise. Mais que cette
décomposition puisse dévoiler certains aspects de la condition humaine
et rendre possibles certaines intuitions métaphysiques, cela ne signifie
pas que ces intuitions et ce dévoilement soient des illusions de la con­
science bourgeoise ou des représentations mythiques de la situation.
(OR, 1669)

Contingence et liberté : le cas Flaubert

On ne s’étonnera pas qu’après avoir privilégié les notions ontologi­


ques de pour-soi et d ’en-soi, ou de praxis et d ’inertie, Sartre convoque à
nouveau la contingence, d’une part dans La reine Albemarle où l’eau
prend le relais des symboliques végétales de La nausée (RA, 77-78, 109-
110), d’autre part et surtout dans L ’Idiot de ta famille où Sartre fait valoir
la contingence contre les relations déterministes des sciences naturelles.
Tout se présente comme s’il restait convaincu, à l’instar de Flaubert, que
le monde est « informe, ambigu, ondoyant et noir dans son désordre » (IF,
II, 1577), que la contingence reste le dernier mot de la nature dans son
irréductible incapacité à satisfaire aux attentes d ’une esthétique du sens et
de la totalisation :

... le rôle de l’artiste, selon Flaubert, est d'instituer ce que le Monde


devrait être et qu’il n’est pas, non parce qu’i! est autre mais simple­
ment par défaut. Instituer : en effet, en produisant l’œuvre à partir du
sens, il donne au monde un modèle et le somme de reconnaître dans
l’objet imaginaire Puniversel singulier qu’il devrait être. La Beauté
comme totalisation rigoureuse devient une exigence ontologique : elle
réclame par sa structure exemplaire un resserrement e( une activation
de la matérialité mondaine, elle déclasse l’analyse et la démasque :
LE TEMPS DE LA CONTINGENCE

celle-ci ne se fonde que sur l’insuffisance essentielle de la réalité,s ; les


éléments n’existent que parce que la Nature est dans l’impossibilité de
totaliser. (IF, II, 1577-78)

Pour autant, ce ne sont pas ces attestations de continuité qui nous


paraissent les plus frappantes dans L ’Idiot de la famille mais plutôt, con­
formément aux déclarations de Sartre, ce que le « Flaubert » nous ensei­
gne sur les premiers essais en les dépassant, en livrant une nouvelle expli­
citation de la contingence. Cet apport spécifique est d’autant plus précieux
qu’il permet de revenir sur un point essentiel en l’étoffant d’éléments
supplémentaires.
Nous l’avons souligné, une des originalités de Sartre tient au fait qu’il
liquide l’équation entre le contingent, le possible et la liberté. Il réunira les
deux derniers termes dans L ’être et le néant, mais il isole d’emblée le pre­
mier : la contingence ne vaut pas promesse d ’autonomie, elle se distingue
de la liberté - motif pour lequel Sartre dit avoir brassé deux thèmes fonda­
mentaux dans son œuvre, celui de la contingence ayant connu une éclipse
entre La nausée et le « Flaubert » tandis que le concept de liberté devenait
central (EP , 17, 21). Il reste que la thématique de la spontanéité dans L ’art
cinématographique incline au rapprochement entre contingence et liberté,
surtout si l’on argue d’une déclaration sartrienne, fût-elle tardive, orale et
contradictoirelfi. En outre, les textes autobiographiques décrivent Poulou,
l ’enfant des Mots, de manière telle que les origines suggérées de son
sentiment d’inconsistance ontologique peuvent conduire aussi bien au jeu
et à la liberté qu’à la contingence et à l ’ennui17 (avec, dans ce cas, l ’idéal

15. La contingence serait donc proche de l’esprit d’analyse, de la science ?


Nous répondrons à cette question au chapitre suivant.
16. Nous pensons à CA, 497 où, fustigeant sa foi originelle dans la liberté
absolue, Sartre ajoute : « j ’ai compris que la liberté rencontrait des obstacles et c’est
à ce momenMà que la contingence m’est apparue comme opposée à la liberté. Et
comme une espèce de liberté des choses, qui ne sont pas rigoureusement nécessi­
tées par Finstant précédent. » Si la première remarque de Sartre semble signifier
qu’il a tardivement distingué la contingence de la liberté, la seconde les identifie à
nouveau : nous ne parvenons pas à donner un sens convaincant à ce passage des
entretiens avec Beauvoir.
17. Nous pensons surtout aux pages 70-74 et 90-93 des Mots, ainsi qu’au
célèbre développement des Carnets de la drôle de guerre sur le « peu de réalité »
de l’individu Sartre (p. 575 .«/.). Signalons encore trois références importantes : le
commentaire de celte indétermination sartrienne donné par S. T eroni à partir des
brouillons des Mots (in PCS, 328 sq.) ; le saisissant portrait philosophico-existentiel
DE ROQUENTIN À FLAUBERT

le mandat esthétiques comme remèdes) : c’est pourquoi, sans aller tou­


jo u rs jusqu’à l’identification de la contingence à la liberté, les commen­
tateurs rapprochent ce que nous entendons disjoindre'*.
Au-delà des motifs avancés aux chapitres précédents, cette disjonction
s’a p p u ie sur cinq éléments. [1] La nausée, si généreuse en excursus
philosophiques dans la scène de la racine, ne consacre pas une ligne à une
h y p o th è s e aussi importante que Varticulation supposée de la contingence
et de la liberté, hypothèse tellement en vogue à l’époque qu’elle faisait
l’objet de la dissertation de philosophie soumise aux normaliens en 1929.
[2] Le Carnet Dupuis conteste cette hypothèse en toutes lettres : le monde
est contingent, « il n’y a pas de déterminisme et cela n’implique pas la
liberté que nous nous octroyons » (CD, 20). [3] Sartre ne peut identifier
la contingence à la liberté car cela reviendrait à attribuer cette dernière
au monde de la nature et de l ’inerte, alors qu’il la réserve au pour-soi.
[4}L ’être et le néant assigne à ces deux lois ontologiques, la contingence
et la liberté, deux formes distinctes de retentissement psychosomatique,
soit la nausée et l’angoisse - l’angoisse étant conjointe à la liberté dès La
transcendance de l'Ego, article rédigé en même temps que le journal de
Roquentin qui lie pour sa part, faut-il le rappeler, contingence et nausée
(EN, 404, 410, 66 sq. ; TE, 79-83 ; OR, XLIX). [5] Nous l’avons déjà
suggéré ici et montré ailleursl9, La nausée discerne deux portées du cogito,
l’une révélatrice de l’existence en sa liberté dans la scène de la petite Lu­
cienne, l’autre révélatrice de l’existence en sa contingence dans la scène du
jardin public. Tout converge donc : la contingence, vecteur de tristesse et
d’ennui, ne débouche pas sur la libre action finalisée, sur la tension du pré­
sent vers le futur, mais sur une temporalité qui « s’arrête piteusement et
retombe sur elle-même, grosse boule inerte et figée dans le désert du pré­
sent » (5, IV, 45) - soit, très exactement, la procession du temps et du

de Sartre par A . G o r z , qui mêle contingence et liberté (« Fragments sur authenticité


et valeur dans la première philosophie de Sartre », Les Temps modernes, n° 531-
533, 1990, p. 534-35) ; les accents tirés de l ’épisode Simonnot et de La musée par
G. H a a r s c h e r , qui exploite les deux notions comme si elles ne faisaient qu’une
(op. cit., p. 19 sq.).
18. Outre Mészaros et les références citées ci-dessus, cf. J. C o lo m b e l , Sartre ou le
parti de vivre, p. 26-28,59 ; M . C o n t â t in OR, 1943 ; A. R o b b e - G r j l l e t , « Sartre et le
Nouveau Roman », Cahiers de sétniotiqite textuelle, n° 5-6 (Etudes sartriennes II III),
1986, p. 68-70 ; P. V f . r s t r a e t e n , « D ’une phénoménologie l’autre (II) », p. 96-98.
!9. Dans « La petite Lucienne et le jardin public : la subversion du cogito dans
La Nausée », art. cit.
112 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE

psychique chez Flaubert, sujet passif et aliéné par excellence, incapable :


d ’atteindre à la praxis, champion, non de la liberté, mais de la contingence ■

Les passions de Gustave, nous les connaissons par celles de son incar­
nation, Djalioh : échevelées, inconsistantes, variables, elles rémanent
s’effilochent, passent les unes dans les autres et s ’éprouvent sans tenter
de se montrer ; les mots prêtés par les adultes visent en ces complaintes
sans mélodie je ne sais quelle spontanéité créatrice et souveraine que
l’enfant [Flaubert] n’a jamais rencontrée en lui-même... (¡F, I, 156)

Davantage que Genet et Mallarmé, dont Sartre salue le sens aigu de la


liberté, Flaubert découvre en soi, déguste, vit le temps spécifique de la con­
tingence, ainsi qu’en attestent maints passages de L'Idiot de la famille®. Le
grand retour de la contingence au cœur du cas Flaubert se comprend sans
peine : le jeune Gustave, qui ignore la projection dans l’avenir ainsi que la
résistance du pratico-inerte qui rendrait la nature fatale, subissait avec
ennui « le glissement vague et mou (...) d’une temporal! sati on qui
semblait n ’aller nulle part » et se rendait « monotone par incohérence»
(IF, I, 779). Si Sartre a pu déclarer que L ’Idiot de la famille reprenait le fil
de sa méditation sur la contingence, c’est notamment parce que le thème
de l ’ennui - et donc du temps, sous sa forme non finalisée - est commun à
l’ensemble des textes qui tournent autour de cette notion21. L’ennui ouvre
le Chant de la contingence (« J’apporte l’oubli et j ’apporte l’ennui21 »),
est retenu par le Carnet Dupuis comme sens fondamental du contingent
(OR, 1684), se développe dans La nausée dont la plupart des personnages
cherchent à le fuir (cf. supra), frappe Lucien Fleurier jusqu’à la somno'
lence (OR, 321-22, 331, 339, 363-64), apparaît comme un thème directeur

20. Cf. notamment IF, 1, 146, 156-57 ; 11, 2066 ; I V , 665, 675-76 — mais
surtout IF, I, 225, où Sartre parodie une célèbre formule de La nausée : « intuitions
qui le surprennent par leur étrangetc, sont subies dans la stupeur et disparaissent en
ne laissant que des souvenirs brouillés » (sous la plume de Roquentin : « Tout exis­
tant naît sans raison, se prolonge par faiblesse et meurt par rencontre » — OR, 158).
21. L ’ensem ble des élém ents q u i suivent c o n firm e n t la note de L. H u s s o n selon
laq u e lle le thèm e de l ’ ennui ne doit rien à H eidegger, m a lg ré les rapprochem ents
im ag in ab le s avec Qu 'est-ce que la métaphysique ? (v oir art. cit., p. 46, n. 30).
22. Si cette version de Vincipit du chant livrée par La cérémonie des adieux
était erronée (nous avons vu que Sartre a fluctué dans ses souvenirs), cela renfor­
cerait notre propos : on peut alors imaginer que Sartre importe rétrospectivement la
notion d ’ennui dans son Chant de la contingence parce qu’il reste, en 1974, tout
pénétré du « Flaubert ».
DE ROQUENTIN À FLAUBERT 113

j, frfgts et de ses avants-textes où il figure un synonyme de la contin­


ence et l’un des éléments expliquant la sensation d’inutilité qui conduira
■jl la conversion littéraire(PCS , 418, 130, 425-26 ; M,
75-76), et trouve
enfin sa consécration dans L ’Idiot de la famille qui y voit le trait caracté­
ristique de Flaubert, personnage aussi cruellement sujet au mal-être niéta-
iphysique que l’était Poulou, et qui se compare également à un chien,
incarnation animalière de l’ennui pour le jeune héros des Mots :

Je suis un chien : je baille, les larmes roulent, je les sens rouler. Je suis
un arbre, le vent s’ accroche à mes branches et m ’agite vaguement. Je
suis une mouche, je grimpe le long d ’une vitre poussiéreuse, je dégrin­
gole et recommence à grimper. Je connais le pur ennui de vivre ; quel­
quefois, je sens le temps qui passe et me caresse ; d ’autres fois, je le sens
qui ne passe pas ; de toute manière, il se perd : je vis sans passé. Sans
avenir non plus. De tremblantes minutes s’affalent, m ’engloutissent et
n ’en finissent pas de mourir ; croupies mais encore vives on les balaye,
d'autres les remplacent, plus fraîches, tout aussi vaines. (PCS, 425 ; sur
le chien et l’ennui dans L'Idiot de la famille voir le tome I, p. 144-46)

Élément significatif, le texte des Mots issu de ce brouillon reprend les


métaphores du chien et de l’arbre, mais ne signale plus l’absence de passé
et d’avenir : Sartre a effacé de son texte les éléments qui ouvraient sur la
liberté (conçue comme indépendance radicale de l’acte par rapport au
passé), tout en conservant l’essentiel à savoir la contribution de la durée
au pressentiment de la contingence (M, 75-76). La conjonction du « Flau­
bert » avec les œuvres d’avant-guerre joue donc sur le thème exact de la
contingence, disjoint de la liberté et d’autant plus aisément descriptible
dans sa pureté que Gustave, sujet passif s’il en est, n ’est pas poiteur de la
triomphante spontanéité sartrienne... On ne s’étonnera donc pas qu’à
quarante ans de distance le parallèle entre les textes consacrés à la contin­
gence se traduise jusque dans les catégories mises en oeuvre, Sartre retrou­
vant la triade de L ’art cinématographique quand il veut montrer comment
Flaubert s’appréhende :

... la vie sc donne pour une pure contingence. Le vécu se donne pour
une irrépressible spontanéité que l’enfant subit et produit sans en être
la source [contingence] ; mais il apparaît en même temps comme un
embouteillage de hasards qui défilent un par un sans q u ’aucun d ’entre
eux puisse annoncer le suivant [fatalité] ou s’expliquer par le précédent
[déterminisme]. (/F , I. 142)
114 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE

Nous n’assistons pas ici à quelque retour du refoulé, mais à l’explo}^


tion systématique des catégories dominantes dans la période d ’avan t'
guerre. Retrouvée chez Flaubert sous 'une forme plus aiguë encore
chez Roquentin, l’absurdité de l’Existence conserve ses antidotes
tionnels, L'Idiot de la famille multiplie les allusions au thème du D estin
dans lequel Gustave cherchera réponse à « la contingence nauséabonde dy
vécu » ; Sartre y voit le motif pour lequel Flaubert se passionne pour le
théâtre, où domine le temps irréversible et nécessaire de la fatalité (//? jj
2066 ; IF, I, 779-81). Mais il use surtout du clivage contingence/destin
pour rendre compte de la conversion décisive de son héros : optant pour
une interprétation fataliste de sa chute à Pont-L’Evêque et de sa névrose
en général, Gustave pourra donner sens à l’ennui quotidien, se convertir
définitivement à l’écriture et découvrir la praxis (IF, II, 3e partie). On
notera en outre que, comme dans La nausée, la contingence ne se laisse
pas vaincre par le seul fait de passer à l’acte, de s’investir dans l’écriture:
Flaubert n ’effacera jamais la tache originelle, cicatrice native qui appelle
un combat incessant ; il restera donc fasciné jusqu’au bout par de multi­
ples figures du Fatum, traquées et analysées jusque dans le détail de ses
techniques littéraires-’1.

Tnmscendantaux subjectifs, métaphysique objective

En installant la contingence au cœur de l ’idiosyncrasie flaubertienne,


Sartre lui donne un nouveau souffle mais renforce le soupçon déjà évo­
qué : d’intuition métaphysique universelle confirmée par le cogita, le
procès temporel du contingent est devenu le mode particulier et propre­
ment névrotique sur lequel Flaubert se saisit - u. Faut-il en conclure que
Sartre dénie toute véracité à La nausée, qu’il décèle dans ses premières
œuvres le sceau de sa propre folie ? Les mots sont à deux doigts de
l ’affirmer, dans l’exact prolongement du « Flaubert » et du Saint Genet :
il faut avoir été exclu de la communauté humaine, soustrait à la praxis et
rendu insolite dans l’univers pour juger l’univers insolite (SG, 288).

23. Cf. ¡F, I, 228, 307, 391, 501 ; il, 1374-75, 1386-87, 1970, 2122-23 ; IV,
665-66,675,732.
24. Sartre est parfaitement clair sur ce point en IF, I, 224-25, ainsi que dans les
développements sur la contingence du vécu flaubertien que nous n’avons pas
encore signales : voir IF, 1, 141-43, 149, 156-57,647-48 ; II, 1654-55, 1881.
DE ROQUENTIN À FLAUBERT 115

¿ertes, Genet ne bascule pas complètement dans le délire de la


contingent;6 car l’abandon maternel l’a voué au malheur, l’a rendu desti­
nai • mais cette singularité montre une nouvelle fois que la métaphysique
se m b le affaire de constitution psychique ou de péripéties socio-familiales

\SG, 142-45,288).
Il demeure que L'Idiot de la famille n’entend pas relativiser mais
confiiïne>‘ Ia métaphysique de La nausée : en attestent les déclarations
sartriennes et les passages déjà cités, qui érigent l’intuition de la contin­
gence en philosophie de la nature. Coquetteries de philosophe gardien de
son œuvre, jaloux de sa découverte ? Méthode de résistance typique de
l’auteur, sur le mode du : « Je sais bien, mais quand même... » ? Il serait
permis de le croire si le dossier ne s’enrichissait d ’un alinéa du « Flau­
bert » consacré à l’acte de lecture, développement qui fonde l’obstination
sartrienne en raison, et ce dans une impressionnante continuité avec le
Carnet Dupuis et L ’art cinématographique :

Telle est (..) la lecture et c’est ce qui abuse nos collégiens : frappés par
l’abîme qui sépare la pauvreté, l’évanescence des images mentales et
l’organisation, la richesse, l’imprévisibilité, l’indestructibilité de l’ima­
ginaire écrit - le duel à la page 1 1 2 , c’est un/«/7 puisqu’on le retrou­
vera, irrécusablement le même, chaque fois qu’on rouvrira le livre à
cette page-là - ils se convainquent qu’ils ont perdu leur imagination et
que lire est apercevoir éminemment. Se figurent-ils donc qu’ils per­
çoivent les duellistes ? Ce n’est pas si simple : mais la mort de l’un
d’eux, inopinée, inévitable leur saute aux yeux, comme un événement
du monde réel (...). En vérité, cette erreur est inévitable : qui ne la com­
met pas ne peut se prendre à sa lecture. Pourtant c’est confondre le réel
avec le nécessaire. Or, le lien de nécessité unit des propositions abstrai­
tes ; plus on s’approche du concret, plus cette liaison tend à dispa­
raître : au niveau du vécu - qui est aussi celui de la fiction romanes­
que - elle se dissout. Il s’agit, en fait, moins de ce que sont en vérité les
événements de notre vie mais de la façon dont ils se donnent à nous et
dont nous les accueillons. Or, il se trouve qu’ils apparaissent dans
l’immédiat comme des conséquences sans prémisses et cela va de soi
puisque la contingence du visible nous renvoie à notre contingence de
voyants. (IF, II, 1377)

Contingence du visible, contingence des voyants, révélées dans des


conditions spécifiques - la suspension de la praxis pendant la lecture -,
mais dont la validité s’étend par-delà ces conditions. On appauvrirait ce
LE TEMPS DE LA CONTINGENCE

texte en y lisant une sorte de sauvetage désespéré, l ’affirmation que la


contingence reste valide au plan psychologique comme expression du
« subjectif de l’instant », dans le seul cadre de notre perception interne
(C/4, 448). Sartre, comme Bergson25, invoque bien cette rencontre de
l’immédiat, cette confirmation par le cogito - qui donne lin sens phéno­
ménologique, du moins en puissance, aux Erlebnisse singulières de
Flaubert -, mais il ne la relègue pas pour autant dans l ’apparence au
profit d’une prise plus authentique du réel. En insistant sur le fait que.
cette expérience nous permet d’échapper aux abstractions pour nous
approcher du concret grâce à la suspension de l’investissement praxique
du monde, il renverse la charge de la preuve, qui pèse désormais sur la
We/tanschauung dite normale : seules des circonstances tout à fait singu­
lières, qui conduisent à se saisir comme pour-soi en droit de se rendre
maître et possesseur de la nature, permettent d ’échapper à l’intuition de la
contingence. Pour occulter la contingence il faut « se tromper d’abord, se
croire mandaté » (IF, I, 143) : aveuglement typique des Salauds (La nau­
sée), des bourgeois (le Mallarmé, la Critique, L ’Idiot) et des illuminés qui
se croient appelés par l’Histoire (Lucien Fleurier, Brunet, Heinrich.,.) ;
chance inouïe des enfants attendus (théorisée sur le contre-exemple de
Flaubert et généralisée dans la « troisième morale ») ; ombre portée de
F hominisation du besoin et de la rareté (Critique de la Raison dialecti­
que), de la poursuite d’objectifs vitaux qui empêchent de jeter un œil
désintéressé sur la matière comme le font les orphelins et les mal-aimés
(Genet, Mallarmé, Flaubert). Parce qu’elle n’a rien de commun avec la
structure finaliste de la liberté ou du fatum, où l’essence à venir couvre
l’existence advenue, il est nécessaire que la contingence se décèle de
manière contingente, à la faveur d ’un parcours singulier : il y faut la
rencontre d’une folie et d’une sagesse, un désenchantement synchrone et
complice du monde et de l’homme :

Lorsque la valorisation du nourrisson par Famour se fait mal ou trop


tard ou pas du tout, l'insuffisance maternelle constitue la vie vécue
comme non-sens : l’expérience intérieure révèle à l’enfant une molle
succession de présents qui glissent au passé. (...) Bien entendu, le petit
frustré, quelques années plus tard, retrouvera les trois dimensions du
temps par lui-même ; c’est-à-dire par F unité de scs projets. Il pourra

25. H. B e r g s o n , Matière et mémoire. Paris : Presses U niversitaires tle France,


« Q u a d rig e », 1985, p. 163.
DE ROQUENTIN À FLAUBERT 117

même donner un sens à cette existence qui le déborde, le noie, l’entraî­


ne et qui n ’est que lui-inême. Mais, justement, la faiblesse de ces fins
posées par la subjectivité c ’est q u ’elles demeurent subjectives - à
moins d’être reprises et objectivées par un courant social (...). Bref
l’amour de ]’Autre est fondement et garantie dans l’objectivité de la
valeur et de la mission : celle-ci devient choix souverain, permis et
sollicité en la personne subjective par la présence de celle-là26. S ’il a
manqué, la vie se donne pour une pure contingence. (¡F, I, 141-42)

La boucle se referme, Sartre n’a pas renoncé à sa conviction la plus


têtue : certaines vérités ne se dévoilent qu’à « l’homme seul », marginal
r e lé g u é aux limites de la cité, indifférent aux préoccupations humaines

trop humaines, lucide à mesure de son éloignement. Ce n’est pas un


hasard si Roquentin n’a ni femme (il a perdu Anny, et ne « baise » avec la
patronne de l’hôtel que « par politesse » - OR, 71), ni enfants (il n’y
songe même pas), ni travail (il vit de ses rentes), ni projets (sa biographie
de Rollebon bat de l’aile), ni engagement politique (il ne vote pas, et paie
de vagues impôts - OR, 103), ni vie sociale (il subit l’amitié de
l'Autodidacte par faiblesse, se moque des rituels du dimanche et refuse
l’humanisme), ni enfin de comptes à rendre (on ne lui connaît pas de
famille, il a liquidé son passé, loge à l’hôtel et peut partir aussitôt). Les
conséquences de cette configuration biographique sont annoncées par
Antoine lui-même, en une formule prémonitoire de la découverte du
jardin public : « Je n’ai pas d’ennuis, j ’ai de l’argent comme un rentier,
pas de chef, pas de femme ni d’enfants ; j ’existe, c’est tout. Et c’est si
vague, si métaphysique cet ennui-là... » (OR, 126). Sartre le laissera
entendre en 1972, il faut avoir rompu avec toutes les aliénations pour
s’aviser de la contingence, soubassement métaphysique que les mystifi­
cations sociales peuvent recouvrir mais qu’aucune révolution ne pourra
réduire :

La Nausée, je pense que c ’est le goût de l ’existence pour l’homme et


que, d ’une certaine façon, ça le sera toujours, même dans une société
entièrement désaüénée. (OR, 1669)

26. Sans doute faut-il lire « celui-là » ( l ’am our de l ’A u d e ) en lieu et place de
« celle-là » ( l ’objectivité).
C H A P IT R E 4

LES FIGURES DE L’ÊTRE

Rien ne paraît plus antinomique que la contingence sartrienne, telle


qu’elle s’élabore dans les années 1920-1930, et la Weltanschauung
scientifique dominante à l’époque. Pour Roquentin, la science appartient à
cet empire des raisons qui s’aveugle à l’existence ; le déterminisme permet
d’occulter la contingence sous le règne de la nécessité externe. Mais ce
contraste même doit nous alerter : pour entrer en opposition, deux con­
cepts antagonistes doivent posséder une zone de suture, une surface com­
mune ; s’il paraît peu vraisemblable que Sartre ait conquis la notion de
contingence par analyse critique du déterminisme, il est incontestable
qu’il passe le discours des sciences au crible de sa métaphysique. Quoi
qu’on ait pu dire de son indifférentisme scientifique, tout se présente
comme si quelque inquiétude subsistait, comme si Sartre s’attachait à
distinguer les deux univers dans la mesure exacte où il redoute leur con­
fusion, voire leur complicité.

Libération du regard (])

Notre interprétation de la contingence permet de suivre les contours


du malaise. Prélevé sur l’irréalité des totalisations esthétiques, dessiné en
creux ou par antithèse du nécessaire, le monde sauvage du contingent
flirte avec la dispersion analytique, avec la pulvérisation atomistique des
phénomènes chère à la science moderne. Le passage de L ’Idiot de la
famille qui suggérait ce rapprochement n ’est pas isolé dans l’œuvre de
Sartre : il s’inscrit dans une filiation dont l’étude sur Lapoujade témoigne
avec éclat. L’indistinction y semble en effet totale entre l ’extériorité
induite par l’esprit d’analyse et Pindépendance réciproque des îlots de
contingence, toutes deux effacées par la magie de l’Art :

... pour exploiter à fond l’étrange et terrifiante désintégration de l ’être


et son mouvement tourbillonnaire, il est indispensable que le pinceau
lui impose un sens et nous t’impose. Pas de mobilité sans chemin, pas
LES FIGURES DE L’ÊTRE 119

de chemin sans direction - qui décidera de ces déterminations vecto­


rielles si l’artiste ne déconditionne la vue ? Mais il faut trouver à l’œil
un bien puissant motif pour qu’il entreprenne sans chercher la figure ou
la ressemblance, l’unification de cet éparpillement somptueux. Un seul
existe : l’unité secrète de l’œuvre il faut chasser le hasard et donner
à cette surface indéfiniment divisible l’indivisible unité d’un tout. (S, IV,
377-78)
La discontinuité temporelle autorise « le jaillissement catégorique »
des choses, « ainsi suspendues dans le vide par une décomposition subtile
de leurs liaisons » (S, /, 254, 253) : contre les irréelles totalisations esthé­
tiques (sans parler des mythes justificateurs des Salauds), le dissolvant
analytique favorise l’épanouissement de la contingence. Mais il y a plus :
la science telle que Sartre la saisit en ses intentions ultimes « réclame
a priori l’extériorité radicale, c’est-à-dire la dissolution de toute indivi­
dualité » (S, /, 270) ; comme chez Ponge, objets et événements
manifestent « leur morcellement, leur “stupéfaction”, cette tendance
perpétuelle à s’effondrer que Leibniz nommait leur stupidité » (5, /, 270,
261). L’esprit d’analyse est à double détente, isolant les unités objectales
pour les ronger ensuite de l’intérieur - l’insistance avec laquelle Sartre
épingle ce procès dans Le parti pris des choses attestant qu’il y discerne
un enjeu de premier ordre.
Cet enjeu est double : conformément à notre hypothèse, Sartre souscrit
à la libération du regard produite par la promotion du discontinu, tout en
veillant à retenir le mouvement de pulvérisation analytique au seuil des
individualités phénoménales, qu’il faut préserver du scalpel scientiste.
Sartre cherche à faire éclater les totalités fictives et les dégradés spiritua-
listes - qui sont autant d’écrans tirés devant l’âpre manifestation des
choses -, mais sans accompagner pour autant la démarche du savant,
incapable de suspendre son œuvre de décantation ontologique : l’esprit
d’analyse est répudié aussitôt que, au lieu d’isoler et de circonscrire les
archipels de sens bruts dont se trame notre quotidien, il porte le fer au
cœur des unités signifiantes, liquidant les phénomènes qu’il avait fait
éclore (S, /, 234-36, 240-43, 252-54, 257-64, 270). La science est frappée
d’une sorte d’affolement de la lucidité, de dérèglement de la vision, qui
échoue à fixer le visible à la bonne distance : tout se passe comme si elle
avait inventé le déterminisme pour compenser les effets létaux de l’esprit
d’analyse, comme si elle s’efforçait de récupérer et de rassembler dans
des liaisons nécessaires les fragments épars et invisibles (atomes, cellules,
ondes...) de l’inframonde qu’elle substitue à nos entours.
120 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE

De làl’intensité du rapprochement et du contraste avec la contingen­


ce : rapprochement dans lesens d’une allègre dénonciation des m asq u es
trompeurs ; contraste quant au niveau de réel o.ù s'arrête le dépassement
des apparences. La nausée ne dissout pas les objets en relations d ’exté­
riorité ; il ne s’agit pas de retraduire le réel dans les catégories scientistes,
mais de le faire surgir au contraire dans sa sauvagerie. Àladifférence de
la physique des corpuscules qui combine microscopie temporelle et
microscopie spatiale àla recherche d’événements infinitésimaux, S artre
use de l ’éclatement temporel pour dégager des môles de sens, des phé­
nomènes consubstantiels de notre monde ambiant. Mais il faut aller plus
loin : Sartre ne conçoit pas seulement ces phénomènes sous la forme
d ’entités individuées et naturelles, de faits et de choses au sens classique
du terme ; s’il entend les préserver des abstractions scientifiques, c’est
dans la mesure où il les dote de traits particuliers trouvant à s’exprimer
dans une structure synthétique originale. Les discontinuités sartriennes
sont au service de figures de la totalisation singulière, que la déliaison du
contingent pourra mettre en cause mais jamais réduire vraiment,
témoignant par là même qu’elle s’attaque à un mythe fondateur : c’est du
moins ce que trahit le posthume connu sous le nom de Carnet Dttpitis,
dont il nous faut poursuivre l'exploitation en ce chapitre.

Le Carnet Dupuis

Ce carnet a été déposé à la Bibliothèque Nationale de France par


André Dupuis, élève de Sartre au Havre en 1935-36. Pour se faire une
image précise du manuscrit on se reportera aux présentations qu’en
donnent André Dupuis, Michel Contât et Michel Rybalka (OR, 1678-80),
ainsi qu’à l’article que nous lui avons consacré à l’occasion de la
publication de sa première m oitié1. Rappelons simplement ici qu’outre
des annotations dispersées et de maigre intérêt, il se compose de deux
séries de notes, la première strictement philosophique et publiée par nos
soins en 2001 dans les Études sartriennes Vilf, la seconde plus directe­
ment préparatoire à La nausée et reprise à ce titre dans les Œuvres
romanesques depuis 1981 (OR, 1680-86).

1. V. de C O O R E B Y T E R , « Le développement philosophique du Carnet Dupais »,


Cahiers RITM, n° 24 {Éludes sartriennes VIH), 2001, p. 7-12.
LES FIGURES DE L’ÊTRE

La datation de ce carnet est lourde de sens : les éléments qui nou


ici découlent-ils d e la rencontre avec la phénoménologie, ou
in té re s se n t
révèlent- ils des préoccupations autonomes, voire fondatrices ? Selon
Contât et Rybalka, Fétude génétique de La nausée prouve que le Dupuis
est antérieur au séjour à Berlin (1933-34), la seconde moitié du carnet
datant vraisemblablement de 1932 (OR, 1680). Comme le présent chapitre
je montrera, la première moitié du carnet suffit à entériner cette hypo­
thèse, tandis que des éléments biographiques conduisent à reculer la.
rédaction de ces premières notes (qui ne contiennent aucune allusion à La
na usée ) voire de l’essentiel du carnet jusqu’à 1931, date à laquelle Sartre
prend ses fonctions au lycée du Havre2. Sans anticiper sur l’analyse qui
suit, quelques indications permettent de confirmer ces dates de rédaction
antérieures au séjour à Berlin :
- le Carnet Dttpuis tente d ’asseoir les convictions réalistes de Sartre
sur une théorie du corps très elliptique (CD, 16-17), apparemment inspi­
rée de Matière et mémoire, et qui s’effacera dès le séjour à Berlin au profit
d’une refonte basée sur le principe d ’intentionnalité ;
- Finterrogation sur l’image, esquissée en CD, 17, s’exprime sur un
mode que le contact avec Husserl permettra de dépasser, dès L'imagina­
tion, au profit de la question de la hyié ;
- sans user de ce vocabulaire, le Carnet Dupuis médite sur l’appré­
hension des phénomènes tels qu’ ils se révèlent dans la quotidienneté
préscientifique, entreprise décrite comme novatrice alors que Sartre
découvrira à Berlin que Husserl et Heidegger Font précédé dans cette
direction ;
- le Dupuis réexamine plusieurs thèses esquissées dans les fragments
inédits de la Légende de la vérité : la continuité entre ces deux textes est à
ce point frappante qu’ils datent vraisemblablement de la même époque, le
Dupuis étant peut-être né de l’abandon de la Légende, rédigée en 1930-31 ;
- de manière générale, le Dupuis liquide des illusions juvéniles qui
sont dotées, on ne s’en étonnera pas, d’une forte charge esthétique et

2. Sartre, qui vient d ’achever son service militaire, entre en fonction le 1er mars
1931. Or le Dupuis, dont près de la m oitié des pages restent vierges, s’ouvre et
s’achève sur des sujets et des cotes de dissertation, tandis que Sartre y a glissé une
carte postale du Castor en date de 1934. Nous inclinons donc à penser que ce carnet
a servi d ’ aide-mémoire professoral en 1931, puis de carnet de notes préparatoire au
« factum sur la Contingence » en 1931 et/ou 1932, avant d ’être réutilisé comme
aide-mémoire en 1935-36 ; on sait que la première version de La nausée était une
méditation abstraite, que les notes du Carnet Dupuis ont pu alimenter.
122 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE

métaphysique. Mais à la différence de La nausée, ce procès de liquidation


est littéralement en cours dans le Dupais, comme l’atteste ce flottement
sur la réalité de l’aventure : « Impossibilité psychologique de reconnaître
l’aventure si elle arrive. Mais j ’ai comme l’idée en tête qu’il y a Unç
impossibilité métaphysique à l’aventure d ’exister » (OR, 1681). On le sait
Roquentin n’aura plus la moindre hésitation sur ce thème : le Dupuis nous
paraît accumuler mais non libérer le potentiel dévastateur de La nausée,
premier s’interrogeant encore, en 1931-32, sur des illusions que la seconde
dénoncera sans réserve.

La physique mathématique

Le Carnet Dupuis oppose d’emblée deux formes de nécessité, indivi­


duelle dans les arts, universelle dans les sciences (CD, 13-14) : le jeune
Sartre devra se faufiler entre ces deux piliers pour rejoindre le concret, au
terme d’une épreuve initiatique qui commande de subvenir les abstrac­
tions scientifiques comme les séductions esthétiques. L’actuelle bipartition
du carnet 3 matérialise ce double parcours : Sartre affronte essentiellement
la science dans les notes publiées dans les Études sartriennes, tandis que
les développements livrés dans la « Bibliothèque de la Pléiade » se
focalisent sur l’anti-monde du sens ; tout se présente comme si l’auteur,
après avoir refoulé les sciences dans un réduit, s’enhardissait à tester ses
propres idéalités au risque de les mettre également à mal - la théorie de la
contingence s’imposant d’un bout à l’autre du carnet.
Au-delà du déterminisme, la confrontation avec les sciences s’attache
au modèle de la physique, dont Sartre interroge la double ambition :
atteindre l’universel par la mathématisation de la nature, et serrer au plus
près les composantes ultimes de la physis en application de l’esprit d ’ana­
lyse. À nos risques et périls4 (Sartre n’évoque pas ce parallèle, qui met en

3. Q u i ne correspond à aucune césure avérée de la part de Sartre même, raison


pour laquelle nous écrivons que le Dupuis comporte deux « moitiés » et non deux
parties : cc sont les contraintes de temps, de place et de contenu inhérentes à la
publication des Œuvres romanesques qui ont conduit à ne livrer que la seconde
moitié du carnet dans la Pléiade.
4. Tout ce chapitre reste conjectural puisque nous travaillons sur des notes
éparses et ambiguës, dans lesquelles Sartre use d ’ un lexique q u ’ il bouleversera
bientôt et dont nous n’avons guère d ’autres traces datant de la même époque. Notons
LES FIGURES DE L’ÊTRE 123

regard des textes incommensurables), on pourrait tenir le Carnet Dupiüs


_ur une tentative de renversement de l’analytique transcendantale
k a n tie n n e . Se donnant à son tour des disciplines déjà constituées dont il
interroge les fondements, Sartre souscrit à la découverte majeure de l’Ana-
lytique : les conditions de possibilité de l’expérience valent conditions de
p o s s i b i l i t é de l’objet de l’expérience. Mais là où Kant tient cette circu­

la rité pour vertueuse puisqu’elle révèle le secret de la réussite scientifique,


Sartre répond que cette réussite est en réalité échec car le concret
s’évanouit à mesure que le savant parvient à imposer ses grilles d’analyse.
Soit, tout d’abord, la « Physique mathématique » telle que l’étudie le
Dupuis (CD, 15-16). Le succès du projet galiléen ne semble faire aucun
doute : la physique dégage des liaisons nécessaires et universelles, à
l’image des lois de la mécanique céleste et terrestre. Mais ces lois n’ont de
validité que dans leur ordre : elles « ne sont vraies d’aucun objet parti­
culier » mais seulement pour l’objet physique en général, tel qu’il peut se
concevoir dans un univers purement hypothétique (CD, 14). Descartes l’a
montré en méditant sur l’œuvre de Galilée, la mathématisation de la nature
permet d’introduire de la nécessité au sein d’un monde possible, d ’une
modélisation du réel et non du réel même. Deux billes lâchées du haut
d’une tour ne tomberont pas à la même vitesse, sauf à supposer, afin que
la résistance du milieu s’exerce de manière identique, qu’elles aient même
densité, même forme, même volume, même « poli »..., toutes conditions
qui ne sont jamais remplies dans le monde concret. La loi sur la vitesse de
la chute des corps ne s’illustrant que dans des conditions poussées à la
limite, inaccessibles sauf en laboratoire voire dans le vide absolu c’est-à-
dire dans l’idéel, la physique mathématique est soit sans objet, soit
approximative à force de se vouloir précise. En termes husserliens, elle
applique des essences exactes à un monde inexact, elle fait violence au
réel pour le soumettre à un modèle mathématique conçu a p rio ri 5 : la

par ailleurs que nous amenderons, ici et là, le texte établi dans F urgence par Michel
Contât pour les Œuvres romanesques.
5. Sartre renforce celte thèse par une démonstration laborieuse portant sur
l’écart qui subsiste nécessairement entre les formes géométriques et leurs
répondants matériels (CD, 15-16). Disons, d ’un mot, q u ’ il tient le cercle naturel
pour irréductible à des composantes géométriques car les irrégularités de son dessin,
même retraduites en figures (une excroissance ramenée à un triangle flanque d ’un
carré sur son côté droit, etc.), laisseront toujours un reste, com m e l’avoue la physi­
que mathématique en postulant que « six ou sept chiffres après la virgule (ce reste]
est négligeable » (CD, 16).
124 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE

physique est un idéalisme qui s’ignore. C ’est pourquoi elle relève en défi­
nitive du règne des idées générales et non des principes à validité univer-
selle. Elle découpe l’objet concret en propriétés multiples et éclatées (den­
sité, vitesse, etc.), qu’elle met ensuite en relation à l’aide de lois m
ath
ém a-
tisées6 ; mais ces propriétés ne sont que des manières d’être, des accidents
dénués d ’autosuffisance, des réalités « fantomales » (CD, 13) dont les
rapports sont mystifiants : on verse dans l’inintelligible si l’on prétend que
la densité de l’air freine la chute de la bille, puisque ni la densité ni la
vitesse n’existent par elles-mêmes et ne sauraient interagir. En soumettant
l’air et la bille à un jeu de coupes partielles, la physique perd sur les deux
plans qui structurent le Carnet Dupuis, l’existence et l’être. À vouloir
purifier chaque dimension de l’objet, à l’abstraire de toute contamination
par les autres strates du réel (il faut calculer une densité exacte, ce qui
suppose un volume géométrisé, sans incidence de la pression, etc.), toutes
les dimensions restent cantonnées au ciel des Idées : aucun objet ne p ourra
leur servir de substrat sans trahir leur pureté, elles n’ont « d’existence
nulle part ». Mais elles n’ont pas d ’« être » non plus, c’est-à-dire de capa­
cité à s’affirmer comme totalités nécessaires et autoportées, car elles
désignent par définition des propriétés contingentes et isolées par le
savant, les accidents d’une substance {CD, 14-15). La rigueur de la scien­
ce est intense mais montée sur pilotis, payée d’une sorte d’exil du concret ;
comme Descartes et Bergson l’ont montré, elle tente d’atteindre au vrai à
l’aide de procédures et de modèles (spatialisation, analyse, calcul infinité­
simal...) qui démembrent les phénomènes et ne peuvent être confondus
avec le réel. La physique ne peut rendre compte des choses ni même de
leurs propriétés tangibles, mais seulement des rapports idéaux que des
qualités abstraites entretiendraient dans un monde géométrisé - c’est
pourquoi sa nécessité est strictement formelle, et relative à la subjectivité
qui pose ces rapports internes (CPM, 103-104). Il en va de la science
comme de la métaphysique selon ÏCant : elle joue avec des représentations.

6. Pour des raisons dont il s’explique en S, IX, 104-105, Sartre ne reniera


jam ais cette thèse de jeunesse puisée dans l’épistémologie de l ’époque (Bergson,
Brunschvieg, Meyerson, Duhem ...) ; il la reprendra sans correctifs dans Matéria­
lisme et révolution et dans la Critique de la Raison dialectique : « le savant n ’eludie
pas la totalité concrète mais les conditions générales et abstraites de l ’univers. (...)
Il ne s’ agit en aucun cas d ’étudier cette réfraction à travers ce morceau de verre qui
a son histoire et qui. d 'u n certain point de vue, se donne com m e la synthèse
concrète de l’univers, mais les conditions de possibilité de la réfraction en général »
(S, lü, 152-53).
LES FIGURES DE L’ÊTRE 125

parad oxe de la puce

Cela ne serait rien encore si la science ne prétendait imposer sa lecture


du réel et disqualifier les apparences, les significations qui composent le
monde humain, notre monde. Une fois encore, Sartre discerne dans cette
‘ attitude un coup bas porté par le « ladre idéalisme », pour qui l’univers de
la perception est frappé d’incohérence et soumis au règne de l’ illusion
(CD, 16)- À la science qui dissout les couleurs dans les vibrations de la
■jymière, Sartre oppose un réalisme intransigeant pour lequel les couleurs
sont ce qu’elles paraissent être car il n’est pas de Schein mais seulement
des Erscheinungen. Toutefois, conscient de ne pouvoir défendre ce princi­
pe gnoséologique en toute rigueur, il s’efforce de le porter au moins à la
hauteur de l’adversaire, de mettre les visions antagonistes en concur­
rence : il leur confère une égale dignité a priori (CD, 16), mais les hiérar­
chise au terme d’une démonstration subtile qu’on pourrait baptiser de
paradoxe de la puce (CD, 17-19).
Ce paradoxe vise à répondre à l’objection suivante : dans le cadre du
réalisme sartrien, je dois voir la puce telle qu’elle est. Or je perçois la puce
sous la forme d’un point noir indifférencié, alors que des photographies
agrandies révèlent un insecte recourbé et à la morphologie complexe. Le
principe de la réponse sartrienne sonne apparemment comme un aveu de
subjectivisme : c’est parce que je suis trop grand pour la puce qu’elle me
paraît trop petite, tache noire et punctiforme. Mais - ici réside la force de
frappe paradoxale de l’argumentation - ce relativisme est le comble du
réalisme : « Si je la voyais plus grande ce ne serait pas elle », ou ce ne
serait plus moi ; c’est à la voir trop petite et indistincte que je respecte les
proportions effectives entre son corps et le mien (CD, 17). A l’inverse, les
photographies qu’on oppose à ma perception comme la vérité à l’illusion
trahissent le réel puisque, agrandissant la puce au tirage, elles brisent le
rapport de grandeur entre l’animal et l’ homme. Certes, ce rapport de
grandeur n’est pas seul concevable : il relève de la contingence de la Na­
ture ; je peux m’imaginer de taille inférieure, ou doté d’ un système visuel
plus affiné qui me révélerait les détails de la puce. Mais précisément cela
n’est pas : il est donc conforme au réel que je ne perçoive pas ces détails,
l’observateur étant ici, en tout état de cause, un élément matériel homo­
gène au domaine observé7.

7. Arrivé à ce stade de l’ argumentation, Sartre aurait poursuivi son raisonne­


ment à peu près com m e suit s’il avait pu, com m e dans Vérité et existence, exploiter
126 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE

Il demeure, concède Sartre, qu’on peut alors l’enfermer dans le dilern- "
me suivant : si la puce est telle que nous la voyons, Sartre verse dans l’idéa-
lisme en postulant que l’être se borne à -la connaissance que n ou sen

la distinction entre la perception (individuelle par principe) et le jugement (qUj


relève de l ’universel), et s’appuyer sur une ontologie de la finitude : « Il serait vain
de qualifier nia perception de subjective au nom d ’un regard scientifique (les
photographies agrandies) soi-disant objectif, porté im plicitement à l ’absolu : à ce
compte, le coup d ’œil scientifique est “subjectif “ à son tour puisqu’il traduit une
organisation particulière du réel qui n’est pas seule possible. C om m e dirait Aron
aucune saisie objective n ’est concevable, sinon du point de vue de Dieu ; le réalisme
des sciences repose sur un postulat métaphysique. Cela n ’aurait aucun sens d ’éva­
luer ma perception à partir d ’un absolu fictif et insaisissable : c’est ma perception au
contraire qui est le seul absolu concevable. C ’est d ie qui est donnée d ’abord, c’est à
elle que je dois mesurer toute autre vision du monde, sachant que les concurrentes
sont des vues de l ’esprit (“ Pour l ’oeil de Dieu...” ; “Si la nature eût été différente..,” ;
“Si nous disposions d ’appareils d ’observation...” ), ou sont intégrées à leur tour dans
notre monde, dépendantes de la transformation technique du rapport de la nature
avec elle-même (microscopie, etc,). 11 faut avoir donné la priorité au jugement et
non à la perception, com m e le font Descartes et Alain, pour croire que la photogra­
phie est plus “ vraie” que ma vision parce que la première peut s’expliquer en termes
matériels et universels (physique de la lumière) tandis que la seconde ne serait
que du “ vécu” . » Quant au fait que l ’ontologie de la finitude ne ruine pas mais
accomplit au contraire le paradoxe de la puce, nous en voyons la preuve dans cette
page de Vérité et existence (p. 25-27) que nous commentons brièvement entre cro­
chets : « ... la vérité est une sorte de récupération de l’En-soi par lui-même. Car
l’ Etre se dévoile toujours à un point de vue [celui de l ’hom m e face à la puce] et l ’on
est tenté de faire de ce point de vue la subjectivité. M ais cela n’est pas. La subjec­
tivité, c’est seulement l ’éclairement. En fait, le point de vue se définit objectivement
en termes mondains. Le porte-plume [ou la puce] apparaît tel q u ’il doit apparaître à
un être placé au m ilieu du monde et défini par le fonctionnement d ’une rétine selon
les lois physiques de l ’optique. L’erreur du sensualisme vient précisément de ce que,
le point de vue se définissant objectivement [comme rapport entre la taille de la
puce et notre acuité visuelle], il a cru que le phénomène de perception obéissait à
ces lois objectives. La perception ne nous fait donc pas sortir du monde, sauf en ceci
q u ’elle est perception. Mais elle est déjà redoublement ébauché de I ’En-soi puisque
le point de vue est totalement définissable en teintes d ’en-soi (comme l’ont vu les
néo-rcalistcs). Et en dehors de cela, rien sauf l’éclairement de tout le système. C ’est
donc l’ Etre apparaissant à l ’Être. Seulement, l ’apparition est non-être et subjectivi­
té ; il y a une boucle qui ne peut pas se boucler. Pourtant ce redoublement arrêté
assure à la vérité son caractère de réalité. L’En-soi ne comparaît pas devant un ctre
transmondain et qui serait par rapport à lui dans un état d ’extériorité d ’ indifférence :
le monde apparaît à un être qui est au milieu du monde ; les conditions d ’apparition
LES FIGURES DE L’ÊTRE 127

renons ; si les choses existent indépendamment de notre perception,


Sartre doit concéder que la puce est un groupement d’atomes - ce qui
revient, à ses yeux, à accréditer une autre forme d’idéalisme, car le monde
des atomes n’a aucune prégnance dans notre univers quotidien. L’alter­
native pourrait se dénouer si Sartre récusait ces données scientifiques* ;
mais il admet au contraire le monde révélé par la science, tout en refusant
qu’il supplante le nôtre. C ’est pourquoi Sartre s’efforce de renverser la
hiérarchie communément admise, et ce en procédant à une nouvelle expé­
rience mentale. Il imagine que le monde scientifique remplace le monde
ambiant, qu’il colore l’ensemble de notre univers, substituant son échelle
à la nôtre tout en conservant les rapports de proportionnalité entre les
êtres - soit un empire où, la puce s’exhibant dans toutes ses composantes,
l'homme offrirait le visage d’un gigantesque amas de cellules, trop grand
pour être perçu d’un seul coup d’œil ^ De nouveaux phénomènes nous
apparaîtraient alors, qui enrichiraient notre perception ; agrandi et dissé­
qué, notre corps livrerait des secrets insoupçonnés. Mais, corrélativement,
des unités de sens s’évanouiraient, dont la signifiance est laidement supé­
rieure ; les cellules, agglomérées mais visibles une par une, rendraient
invisible le contour spécifique des organes et même l’unité de l’orga­
nisme, alors que ces derniers, dans l’existence qui est la nôtre, condi­
tionnent l’animation du corps propre et son insertion dans YUmwelt (fina­
lisme des gestes, compréhension globale d’une attitude, etc.). L’univers

de l ’En-soi sont définies par l ’En-soi [principe du paradoxe de la puce]. La percep­


tion est donc intériorisation du monde et, en un sens, présence du monde à lui-
même. Quand je touche du velours, ce que je fais exister ce n ’est ni un velours
absolu et en soi ni un velours relatif à je ne sais quelle structure de survol d ’une
conscience transmondaine. Je fais exister le velours pour la chair. L’aliment est
manifesté com m e alim ent dans ce inonde pour un être au m ilieu du monde. C ’est
donc une qualité absolue [puisqu’elle est concrète et ne peut être contestée q u ’en se
plaçant imaginairement dans un autre monde]. »
8. Nous avons vu au chapitre 1er que Sartre a parfois endosse cette solution
extrême.
9. Peut-être y a-t-il ici mie faille dans l’ argumentation (le Dupais est un simple
carnet de notes, non un texte achevé) : si toutes les proportions étaient respectées,
l’envergure de notre regard ne devrait-elle pas croître avec le reste et autoriser une
vue d ’ensemble du corps ? O n remarquera par ailleurs que Poincaré avait déve­
loppé une fiction du mêm e ordre, dont le Dupuis s’ inspire peut-être (voir M . P a t y ,
Einstein philosophe. La physique comme pratique philosophique, Paris : Presses
Universitaires de France, 1993, p. 321).
128 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE

scientifique auquel appartient la puce agrandie est donc un « moindre- v


monde », ne compose pas même un monde : à le pousser à la limite toute ^
individualité disparaîtrait, il ne resterait plüs aucune « forme prégnante» ^
mais « une vaste étendue blanche parcourue de quelques mouvements »
(CD, 17-19). Nous n’avons pas à regretter que les détails morphologiqUes
de la puce nous restent voilés : ils relèvent d’un régime d’existence et de
connaissance inférieur, auquel nous n’accéderions qu’en perdant le privi­
lège de notre ancrage dans le seul monde qui vaille.
Nous avons insisté sur cette démonstration - à laquelle le Dupuis
accorde un soin particulier - car elle connaîtra divers prolongements dans
l’œuvre de Sartre. Au plan romanesque d’abord, ces notes ont sans doute
inspiré la célèbre scène du miroir où Roquentin, scrutant son visage, ne
parvient plus à le ressaisir comme l’unité signifiante et première qu’il
constitue dans le Dupuis mais le voit se décomposer sur un mode analy­
tique, tel que le décrirait par plages et reliefs un chirurgien fou, fasciné
par la surrection d’un non-sens situé « à la lisière du monde végétal, au
niveau des polypes » {CD, 17-18 ; OR, 22-24,0). Au plan philosophique
ensuite, ce développement traduit une conviction têtue qui a trouvé sa
meilleure expression dans les Cahiers pour une morale :

... il est vrai que la physique a une vérité absolue pour la conscience
qui dévoile le monde de la science dans une certaine attitude mais ce
monde absolu n’altère absolument pas cet autre absolu qu’est le monde
de la perception et de la praxis. (CPM, 529)

Il y a sans doute une solution de facilité dans cette apposition des


absolus : elle dispense d’articuler ces univers, de les dériver l’un de
l’autre ou d’une assise commune. De fait, le Carnet Dupuis reste muet à
cet égard ; nous verrons que la Légende de la vérité s’efforce d’asseoir la
praxis du savant sur des soubassements historiques voire existentiels,
mais il faudra attendre Vérité et existence et surtout la Critique pour que
la science soit rendue à ses conditions de possibilité ontologiques. Il n’en
demeure pas moins que Sartre se libère, d’emblée, de deux illusions
encombrantes. D ’une part de la quête d’un géométral ultime, d’un en soi
auquel rapporter les visions du monde concurrentes, qu’elles soient

10. Sur ce texte voir aussi M . Boîsson, « Roquenlin au piège du miroir. Lecture
d ’une séquence », Roman 20-50, n° 5, 1988. p. 37-39.
LES FIGURES DE L’ÊTRE 129

’ lis t e s , perceptivistes ou praxiques Le paradoxe de la puce suppose


ue les différentes échelles peuvent se subvertir mutuellement, se laissent
Confronter, niais ne sauraient se concevoir comme autant de dégradés
¿’un même « réel » commun et sous-jacent ; si elles sont hiérarchisées en
ce s en sque l ’attitude naturelle fait office de gradient originaire qui délivre
des significations prégnantes autour desquelles pivotent les variations
¿scientifiques, ce référentiel est privilégié dans la mesure exacte où il
s’installe résolument dans le relatif, comme une interférence de la nature
avec elle-même13. D ’où l’évanouissement de la seconde illusion : inutile
de chercher à retranscrire ou à transposer un univers dans les termes de
l’autre, qu’il s’agisse d’amener la psychophysiologie à rendre compte du
vécu concret ou de reconduire la perception aux soubassements organi­
ques qui en dissipent l’évidence. Dans son domaine d ’investigation, le
savant ne peut espérer apprendre quoi que ce soit du primitif, du paysan
ou du On heideggerien, tandis qu’une « Phénoménologie de la Nature »
n’a rien à espérer des « intrusions fâcheuses de la science » (S, I, 270) -
elle a, au contraire, tout intérêt à voler de ses propres ailes.

Libération du regard (2)

À une époque où l’intellectualisme se mettait à l’heure scientifique en


postulant que percevoir c’est juger, mettre de l’ordre dans le désordre, le
philosophe et le romancier devaient se réjouir que la science soit remise à
sa place, que leur soit rendu un « beau monde tout neuf et tout mysté­
rieux » (CD, 16, 20). Ce sont la jalousie et l’inquiétude qui animent Sartre
à l’égard des sciences, bien plus que le mépris :

Si les couleurs des choses n ’étaient pas des apparences, alors elles
avaient toutes des secrets que les savants ne connaissaient pas. Alors
pour conquérir le m onde il n ’était plus besoin de suivre la filière, de
faire la queue derrière les h om m es de laboratoire, on pouvait le possé-

11. N ous nous inspirons ici de M. M e r l e a u -Po n t y , Le visible et l ’invisible,


p. 279-81.
12. Par contraste, l ’article sur l ’ intcntionnalité puis L'être et le néant semblent
faire retour vers l’ illusion d ’ un coup d ’œil absolu jeté sur l ’en soi, saisie non
perspectivisle car gagée sur le néant : Merleau-Ponty critiquera Sartre en ces termes
dans Le visible et ¡'invisible.

9
130 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE

der seul, (...) je ne venais pas trop tard. Je regardais les arbres et l’eau et
je me répétais avec extase : « Il y a à faire. II y a beaucoup à faire
(C D G , 282)

Une fois délivré de l’obligation de déjouer les apparences pour


conquérir l’objectivité, le regard peut se laisser séduire, se laisser capter
par le sens dont toutes les formes sont riches, qu’elles soient humaines ou
inhumaines (CD, 20). Au lieu de substituer de bonnes formes (scientifi­
ques ou géométriques, naturalistes ou platoniciennes) à des percepts
toujours suspects d’être informes tant qu’ils n’ont pas été réformés (par le
concept, le jugement, la loi, l’expérience), nous devons laisser parler notre
intime conviction selon laquelle le sens rôde partout, offert à notre con­
voitise pour peu que nous sachions moduler notre regard à son approche.
Il s’agit de se couler dans les ornières préesquissées à la surface des
apparences, de répondre à l’invite toujours ambiguë mais affleurante que
nous lancent les choses : il faut que « la prise de vue varie selon l’objet »,
que nous soyons « d’une exemplaire docilité, cherchant seulement à sur­
prendre la dialectique de l’objet pour nous y plier », libérant notre vision
dans la mesure même où nous la soumettons plus étroitement au visible et
à sa part d’invisible (S, /, 257-58). Car le monde ouvert et investigué par
le Dupais n’est pas un complexe de données techniques ou naturelles, cet
écran plat, positiviste et identitaire que Merleau-Ponty croit pouvoir
reprocher à Satire. Dans des perspectives différentes, tous deux cherchent
à subvertir la consigne d’objectivité, à rejoindre et à faire éclore un
troisième monde qui ne possède ni la fixité des essences ni l’évidence de
la perception objectale, qui ne relève ni de l’intelligible pur ni du sensible
pur - raison pour laquelle l’accès à cet ordre phénoménal requiert une
sorte de rééducation ;

Je n’oppose pas qualité à quantité, ni perception à idée - Je cherche


dans le monde perçu des noyaux de sens qui sont invisibles, mais qui
simplement ne le sont pas au sens de la négation absolue (ou de la
positivité absolue du « monde intelligible »), mais au sens de Vautre
dimensionnalilé"...

Sans forcer l’assimilation, le périple de Roquentin peut se lire comme


entrée brutale et déstabilisante dans un nouveau registre de signes sauva-

!3. M. M e rle a u - P o n ty . Le visible et l ’invisible, p. 289.


LES FIGURES DE L'ÊTRE 131

ges surgis par décomposition des essentialités sédimentées, du vernis


pulturel et pratique qui fige et étouffe des esquisses prêtes à sauter aux
yeux Cette expérience a ceci de circulaire qu’elle s’ébauche en mode
piineur, qu’elle palpite doucement dans le grain de la matière et de la
chair - un loquet qui prend du relief, une main molle comme un ver (OR,
g-9) -, mais ne se déploie et ne s’achève qu’à bien vouloir y consentir,
voire à l’espérer. C ’est pourquoi l’élaboration de la contingence ne prend
pas la forme d’un essai mais bien d’un roman qui déroule un parcours
initiatique individuel, une pédagogie de la perception 14 : Roquentin était
mûr pour la nausée et sans doute l’attendait-il déjà, car un regard innovant
ne peut rester passif :

En fait, l’œil préfigure, trie ce qu’il voit ; et cet œil n’est pas donné
d’abord. Il faut inventer sa manière de voir ; par là 011 détermine a prio­
ri et par un libre choix ce que l’on voit. Les époques vides sont celles
qui choisissent de se regarder avec des yeux déjà inventés. (S, /, 276)

l ’être comme nécessité

Entre contingence et fatalité, nous avons déjà rencontré quelques


résultats de cette paradoxale invention des manières d ’accéder à la décou­
verte de secrets manifestes. Mais le Carnet Dupuis élargit le champ ouvert
par cette dialectique en levant le voile sur d’autres catégories qui dominent
le travail préphénoménologique de Sartre.
Le transcendantal ultime réside dans l’opposition de « l ’être » à
« l'existence ». Mais ce couple, par sa familiarité, pose un redoutable pro­
blème d’interprétation. L’usage qui en est fait dans la lettre-réponse aux
Nouvelles littéraires donne à penser que L ’être et le néant est déjà en
gestation en 1929 ‘\ce qui expliquerait la publication solennelle de cette
lettre dans les Mémoires d ’une jeune fille rangée. Si l’on ajoute que, dans
le Dupuis, Sartre se réclame des philosophies de l’existence, la filiation
semble directe et devrait commander l’analyse, encouragée au demeurant
par une lettre à André Rousseaux où Sartre, en 1939, qualifie l’être de

14. C. B r e e . E . M o r o t - S i r . D u Surréalisme a l ’empire de !a Critique. Paris :


Flammarion, « G F-Flammarion ». 1996. p. 375.
15. Comme Palïirment I. M esza ro s, op. cit.. t. 1, p. 31 cl J.-F. S ik in e l l i, op.
cit.. p. 332.
132 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE

passif et d'inerte tandis que l ’existence est synonyme de conscience et


de liberté : tout ceci engage à conclure que « l’être » annonce l’en-soi
« l ’existence » le pour-soi (CD, 20 ; OR, 1812-13).
Nous pensons au contraire que cette double équation tardive occulte la
signification très particulière de l ’être à l’époque qui nous occupe. Aux
antipodes de l ’existence qui s’identifie alors au contingent (les scènes de
la petite Lucienne et de la racine en témoignent - OR, 118-22, 150-53
155, 158-59), « l’être » désigne deux domaines dont nous devons établir
la complicité, soit l ’Art et les mathématiques. Nous savons déjà, et le
Dupais le confirme, que les œuvres artistiques et la géométrie relèvent de
la nécessité (CD, 13-15 ; S, /, 241) ; mais cette dernière possède, dans le
Carnet Dupuis, une préséance plus impérieuse encore qu’on pouvait le
prédire. Non seulement Sartre juge le contingent à l’aune du nécessaire,
mais il interroge et assume ce dernier dans toutes ses conséquences,
jusqu ’au point où le resserrement nécessitariste des composantes du réel
mobilise ces composantes mêmes, où des liaisons contraignantes entre
parties rendent compte non seulement de leurs rapports au sein du tout,
mais aussi de leur surrection par appel mutuel, chaque partie justifiant
l’autre comme seul mode d’avènement possible d’un tout contemporain
de ses composantes16 - « mouvement rétrograde du vrai 17 » qui suppose
Pauto-engendrement de la Totalité, soit la figure archétypale du fonde­
ment. Dans cette optique, la nécessité n’est plus seulement formelle mais
aussi matérielle ; elle ne récupère pas a posteriori des fragments épars et
inexpliqués, mais s’instaure a priori comme productrice de Va poste­
riori : il y a dans « l’être » la promesse d’une preuve ontologique que la
géométrie est à deux doigts d ’honorer.

Premier échec de l ’être : la géométrie

La nécessité géométrique est en effet universelle et sans reste (CD,


14). Les propriétés qu’elle dégage sont valides pour chacun de ses objets
et en épuisent littéralement la substance ; tous les cercles se définissent
par la rotation d’une droite autour d’un point, et le rapport entre leur

16. Si le Tout se précède, ses parties deviennent inutiles ; s’il leur succède, il
arrive trop tard pour en rendre com pte : an tinom ies classiques, que le Carnet
Dupuis ne développe pas mais contient en germe.
17. H . B ergson, La pensée et le mouvant, p. I .
LES FIGURES DE L’ÊTRE 133

circonférence et leur diamètre est toujours égal à jt - tandis qu’un cercle


tracé ou découvert dans la nature s’ accompagnera, par sa seule matéria­
lité d’un tremblé ou d’une épaisseur irréductibles à l’essence et qui le
font basculer hors du régime géométrique. La géométrie offre l’archétype
d’un monde entièrement réduit à des rapports de nécessité interne : à
l’ensemble des figures correspondent autant d’« essences particulières
objectives » (CD, 13). Plus encore, ces figures ne sont pas isolées, sans
communication, ce qui laisserait filtrer de la contingence dans leurs
interstices ou leur juxtaposition ; à la différence des concepts tels que les
comprend le Dupuis, elles peuvent s’articuler ou se générer l’une l’autre
selon des lois rigoureuses. On produit inéluctablement une sphère en
faisant tourner un cercle sur son diamètre, tandis que dans notre monde on
n’obtiendra jamais qu’un courant d’air en faisant pivoter un cerceau sur
lui-même : c’est en parfaite orthodoxie que l’on évoque t ’empire mathé­
matique, univers clos et autosuffisant où rien n ’échappe à une intrinsèque
légalité (CD, 15-16). II s’agit là d’un Autre monde qui révèle impitoyable­
ment notre condition, et que la physique mathématique ne rejoindra
jamais : si Lucien Fleurier rêvait d’être doté de droits qui fussent « quel­
que chose dans le genre des triangles et des cercles », il apprendra rapide­
ment que « c’était si parfait que ça n’existait pas, on avait beau tracer des
milliers de ronds avec des compas, on n’arrivait pas à réaliser un seul
cercle » (OR, 387). Sartre le souligne dans le Saint Genet, rien n’est plus
inhumain que la géométrie : « les soupirs de la nature sont bien plus pro­
ches de notre contingence » (SG, 308).
Mais si la géométrie participe de « l’être » dans la mesure où elle
charrie des substances sans accidents, situation-limite où les essences
deviennent leur propre substrat car leur génération même se fonde sur
l’empire qu’elles composent (CD, 14-15), elle signale aussi la vanité de la
preuve ontologique. Ce monde en effet n’est pas totalement monde, et
c’est là le secret de sa différence ; il ne se rattache en aucune manière au
nôtre car il lui manque l’existence : il n’est rien tant que le mathématicien
ne l’aninie pas de son souffle et de sa pensée. A Bergson qui, dans une
page étourdissante de L ’évolution créatrice, mettait son lecteur au défi
d’échapper à la nécessité spinoziste dès lors que l ’on entre dans le monde
implacable des mathématiques où toute chose découle d’un axiome ou
d’ une définition IH, Sartre répond simplement que nous n’ avons pas à

18. H. B erg so n , L'évolution créatrice, p. 277.


134 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE

essayer de sortir de ce monde pour desserrer l’étau car il n’est pas ontolo­
giquement premier ; loin de faire partie de ses éléments nous sommes ses
créateurs, « hétérogènes » à son ordre car nous existons tandis qu’il n’est
pas : « la nécessité concerne la liaison des propositions idéales mais non
celle des existants », qui ne peuvent jamais se fonder l’un l’autre (EN, 34 )
Échec donc de l’être à rencontrer ses propres exigences d’auto-engendre-
ment ; sa naissance est toujours avortée, ou plus exactement à refaire et à
vérifier ; l’empire mathématique voit son origine tomber en dehors de lui
car « seule une conscience donne l’être », et peut donc le refuser (CD, 19 •
nous reviendrons sur ce principe repris en CD, 20). On sait d’ailleurs que
cet univers est pluriel et comme en concurrence avec lui-même, variant au
gré des axiomatiques choisies par le mathématicien, trace ineffaçable d’un
ancrage contingent. L’être mathématique reste doublement hanté par l’exis­
tence ; il est incapable d’y accéder, mais il la suppose sans pouvoir la récu­
pérer : Euclide rend compte de sa géométrie, la géométrie ne rendra jamais
compte d’Euclide.

Deuxième échec de l ’être : ('Art

L’Art, second versant de l’être, réussira-t-il là où la géométrie échoue


de justesse ? De prime abord, la réponse est négative : comment ramener
l’existence dans le giron de l’essence alors que la création dépend de la
matérialité 19 et reste suspendue à l’arbitraire de l’artiste, dont la part
d’invention est incontournable (alors qu’il y a comme une précession des
mathématiques sur le mathématicien, qui découvre des relations latentes) ?
A l’inverse de la géométrie, l’Art tente d’instaurer un être d’emblée
perverti par l’existence - mais avec la promesse, qu’il est seul à soutenir,
de récupérer l’existence dans l’être, promesse dont Sartre déjouera les
mensonges dès l’époque de La nausée mais sans que ce renoncement
vaille liquidation. Les Carnets de la drôle de guerre attestent l’insistance
de cet idéal en avouant le fantasme de se trouver au centre d’un événement
dont Sartre fût à la fois l’auteur et la pâte, le matériau même, toute contin-

19. La musique ne fait pas exception : si l’attitude »-réalisante autorise la


mélodie à s’isoler dans son ordre car elle est visée comme une perpétuelle absente,
comme l’hôte d’un autre monde, il faut que le disque tourne sur la platine pour que
Roquentin s’évade (/'*'. 243-45). Quant à la littérature et au langage, nous en
traitons dans les pages qui suivent.
LES FIGURES DE L’ÊTRE 135

nce a n é a n t i e par le fait de voir la Beauté de l’événement se composer


¿ans sa vie et autour de sa vie, avec son temps (C D G , 526). La nostalgie
de cet idéal perce encore dans L ’Idiot de la famille, où l’empathie pour
F l a u b e r t se fait criante quand l’auteur croit déceler chez Gustave une foi

i n é b r a n l a b l e dans la Parousie du Beau, forme génératrice de son contenu :

Ainsi le monde vécu de Gustave et son monde imaginaire ont en


commun le sens. Mais celui-ci ne joue pas le même rôle dansl’un et
dans l’autre. Dans le premier, il unifie a posteriori et tant bien que mal
les phénomènes à titre d’hypothèse affective. Dans l’autre il Xts produit.
Le résultat, on le devine : les faits imaginaires seront moins riches et
plus rigoureux que les faits réels. 11 ne s’agit certes pas de rigueur logi­
que : mais comme chacun se produit comme partie d’un tout préexis­
tant et livre ce tout à sa manière, les faits et les êtres, resserrés, con­
densés, liés par des relations d’intériorité, troqueront la contingence et
l’ambiguïté contre une inflexible nécessité esthétique. (IF, II, 1575-76)

Il est vrai que nous sommes encore dans l’imaginaire, de sorte que la
césure entre l’être et l’existence n’est pas comblée. Le Carnet Dupuis
annonce qu’elle ne se comblera jamais - « Ce qui est n’ existe pas, ce qui
existe n’est pas » {OR, 1684) -, mais il accorde à l’Art une attention qui
confirme les espoirs que Sartre a placé en lui. Parce que notre monde est
déjà là, têtu et injustifiable, il nourrit l’ambition rédemptrice des arts
plastiques entendus comme modification de la matière par la forme dans
laquelle elle s’inscrit, réintégration du contingent dans le nécessai­
re 20(CPM, 458). Chaque veine du marbre, fille du Hasard, est aufgehoben
dans et par l ’ensemble : à l’artiste de choisir son bloc et de l’attaquer par

20, L’écrivain hérite d’une tâche inverse : il se place d’abord dans le royaume
du sens et lui cherche ensuite une expression matérielle adéquate. On sait en effet
que Sartre décèle une manière de matérialité dans les mots et dans leur agencement
en style, ce qui fait d’ailleurs la supériorité de l’écrivain sur le philosophe puisque
le premier tente de rendre l’idée par le sensible, de synthétiser les deux ordres : la
possession métaphysique du monde recherchée par l’auteur des Carnets de la drôle
de guerre « consiste essentiellement à capter le sens du monde par des phrases.
Mais à cela la métaphysique ne suffit pas ; il faut aussi l’art, car la phrase qui capte
ne me satisfait que si elle est elle-même objet, c’est-à-dire si le sens du inonde y
paraît non pas dans sa nudité conceptuelle mais à travers une matière. Il faut capter
le sens au moyen d’une chose captante qui est la phrase esthétique, objet créé par
moi et existant par soi seul » {CDG, 487).
136 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE

telle face, d’émousser les volumes là où la pierre les exacerbe, de sertir les
accidents au cœur de la substance. Par la grâce de l’Art, les contingences
singulières participent de la nécessité idiosyncrasique du Beau, « concept
concret <limite> d’un individu » (CD, 14) : l’œuvre est toujours à nulle
autre pareille en ce qu’elle résorbe une multitude de composantes aléatoi­
res dans une structure totalisante dont chaque élément vaut appel et
réponse à l’appel des autres parties, toute diversité implosée dans l’inté­
grité du Tout qui tend à se maintenir (CPM, 458) - comme une sorte de
plombage du sensible par le logos, de variation matérielle et réglée autour
d’un géométral invisible mais cohésif, astringent. Soit l ’ambition même
que Sartre redécouvre chez Genet dans la manière dont il caresse...

... le rêve de l’absolue nécessité, c’est-à-dire de la Réduction à l'iden­


tique. Parménide, philosophe, est gêné par le foisonnement kaléidosco­
pique des phénomènes : il faut qu’il en rende compte. Mais l’artiste
éléate a besoin, au contraire, de cette multiplicité bigarrée car la Beau­
té, pour lui, est dans le mouvement qui referme le monde comme un
éventail, fait rentrer les images les unes dans les autres et comprime la
dernière jusqu’à ce qu’elle fonde entre les doigts. Le résultat c’est
l’Être, l’Être identique à soi qui dissout et ronge en son sein les dou­
leurs, les couleurs, le temps, l’événement et l’espace. (SG, 637-38)

Enfin, il n’est pas jusqu’à l’arbitraire créateur de l’artiste que Sartre


n’ait rêvé de soustraire à la contingence : si l’ait sauve les hommes voire
l’univers entier21, l’artiste se sauvera en sauvant les autres - d’autant que
la mort ne signifie pas pour lui le retour à la poussière mais une échappée
hors de la contingence, l’effacement de la vulgarité quotidienne au profit
de la réduction d’une vie à son œuvre et ce, dans le meilleur des cas, pour
les siècles des siècles” . Alors qu’il n’y croit déjà plus, Sartre prête encore
cet espoir à Roquentin au terme de La nausée : aussi ratée fût-elle, cette
vie d’écrivain reste le seul parcours susceptible de produire cette œuvre,
offrande de l’individu à l’espèce, du singulier à l’universel, du défunt aux
vivants. Mais il y a plus que cette incessante réactivation d’une figure qui
serait menacée d ’oubli si elle n ’était créatrice : l’œuvre comme telle, dans
sa matérialité, se substitue à son créateur et, l’incarnant, le dote de la con-

21. S. d e B e a u v o i r , Mémoires d'une jeune fille rangée , p. 485.

22. Nous suivrons et citerons ici le célèbre alinéa des Mots sur Fhomme-livre,
p. 160-62.
LES FIGURES DE L’ÊTRE 137

r. nce ¿ont ce personnage de chair était privé. L ’existence passe et l ’être


uand l’auteur se fait livre, coule sa conscience, sa « babillarde », dans le
« bronze » de l’imprimé, échange son corps pour un style, remplace « les
■molles spirales du temps par l’éternité », devient un « précipité du
langage » : par ce moyen, Poulou rêve d’« être autre enfin, autre que
[soi], autre que les autres, autre que tout » - métaphysiquement autre,
puisqu’au ternie de sa transfiguration, condensé dans un « corps de
gloire », transporté dans la dimension de l’irréel, il pourra s’écrier :

On me lit, je saute aux yeux ; on me parle, je suis dans toutes les bou­
ches (...) ; pour celui qui sait m’aimer, je suis son inquiétude la plus
intime mais, s’il veut me toucher, je m’efface et disparais : je n’existe
plus nulle part, je suis, enfin ! (M, 162)

Trente ans avant Les mots, l’affrontement entre l’Art et la contingence


dans l e Carnet Dupuis atteste que Sartre a rêvé de se recréer par ses
o e u v re s , d’effacer, par cette seconde naissance, l’injustifiabilité de la pre­

mière. Parce qu’ il n’y a « pas de Dieu pour m’avoir mis sur terre par
dessein », note Poulou (PCS, 418), il me faut renaître à moi-même en
suscitant, par mon œuvre librement produite, l e manque et le mandat qui
reflueront sur l’arbitraire créateur et me nimberont de nécessité ; si mes
livres suscitent des lecteurs, ces lecteurs susciteront mes livres et m’arra­
cheront à la contingence, m ’égaleront à une matière pénétrée d’esprit car
elle en formera la source *.

... pour renaître il fallait écrire, pour écrire il fallait un cerveau, des
yeux, des bras ; le travail terminé, ces organes se résorberaient d’eux-
mêmes : aux environs de 1955, une larve éclaterait, vingt-cinq papillons
in-folio s’en échapperaient (...). Ces papillons ne seraient autres que
moi. Moi : vingt-cinq tomes, dix-huit mille pages de texte, trois cents
gravures dont le portrait de l’auteur. (...) Je renais, je deviens enfin tout
un homme, pensant, parlant, chantant, tonitruant, qui s’affirme avec
l’inertie péremptoire de la matière. (M, 161)

Nous n’insisterons pas sur ce mythe de la renaissance qui traverse une


bonne partie des Mots et a déjà retenu l’attention des spécialistes2'. Il

23. Plusieurs d ’entre eux ont collecté les principaux passages consacrés à ce
thème dans Les mois et leurs avant-textes : voir C. B urgeun, op. cit., p. 65-66 ;
G . I d t in PCS, 141 : P. Lejeune in PCS. 90.
138 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE

convient néanmoins de signaler un brouillon de l’autobiographie qUj


autorise une interprétation psychanalytique de ce fantasme sartrien24, mais
qui nous frappe surtout par le recours à la quasi-totalité des modèles
esthétiques dont nous avons vu l’importance : on y reconnaîtra la dialecti­
que du prévisible et de l’imprévisible, le resserrement nécessitariste du
multiple dans l’unité de l’œuvre, le finalisme du mandat, le mythe d’une
naissance attendue opposé à la cosmogonie sans créateur du pur contin­
gent25, « l’être » au sens du Carnet Dupuis, le cantonnement de l’irréa­
lisable dans l’imaginaire, la synthèse de la liberté et de la nécessité - en
un mot, la parousie du Beau :

... l’inattendu attendu, l’inespéré qui tout à coup nous fait comprendre
qu’on l’espérait depuis toujours ; c’était cela pour moi, la Beauté.
C ’était cette naissance de Vénus, quand l’eau s’apaise, le vent tombe,
le paysage prend un charme étrange : quelque chose peut seul paraître,
juste cela. Et voilà : c’est tout à coup cette femme nue debout dans une
conque, Vénus. Bref, chacun a sa crise qu’il recommence toute sa vie.
Moi c’est celle-là que j ’ai quand j ’écris. Surtout au théâtre. Et chez les
autres. Même quand c’est mauvais. On a un schème. Je me trouve pleu­
rer pour un rien, pour une imbécillité : c’est le mythe de ma naissance.
Je me suis recommencé. Tous les artistes veulent une nouvelle
naissance. Nabot, je voulais m’engendrer <créant> et découvrir à tous
cette attente ignorée où l’on était de moi. C ’est l ’être. Finalement c’est
le monde entier qu’il faut produire dans l’imaginaire comme si une
liberté l’avait produit, c’est-à-dire dans sa nécessité avec moi dedans.
(.PCS, 429)

Ce texte entérine la consistance théorique et le profond enracinement


psycho-biographique du fantasme de l’être, rendant ainsi sa mise en cause
d’autant plus spectaculaire. Celle-ci repose sur deux motifs majeurs. Tout
d’abord, Sartre est trop attentif à l’irréductible présence du monde pour
admettre qu’elle se laisse intégralement récupérer : « parce qu’elle est
production ou reproduction d’un être, c’est-à-dire de quelque chose qui ne
se laisse jamais tout à fait penser », la création artistique ne parviendra
pas à instaurer le règne exclusif du sens (S, //, 159). Les Cahiers pour une
morale explicitent cet échec annoncé en distinguant la situation de

24. Cf. J. P a caly in PCS, 367-68.


25. Voir supra, chapitre 1, p. 35.
LES FIGURES DE L’ÊTRE 139

l ’a r t is t ede celle du rêveur26. Le rêveur use de Fanalogon mental pour


donner un semblant de consistance à son désir, pour faire « apparaître
l ’ o b je t comme si l’être était produit dans la dimension de la finalité,

c o m m e si l’être en soi était un être-pour », tandis que l’artiste doit faire

passer cette finalité clans le réel et donc subsumer le réel sous la finalité :
c e t t e « mystification » est à la source de l’activité créatrice qui prétend

vaincre l’inconsistance subjective de l’image en la gravant dans la matière


s a n s l’infecter de la contingence de cette dernière. La fascination sartrien­

ne pour la peinture et la sculpture s’explique par cette « erreur » mobili­


satrice : pour le peintre ou le sculpteur, l’existence (la glaise, les couleurs,
le grain de la toile...) participe intégralement de l’être, elle n’est plus le

simple support mais la pâte même, le vivier du sens. Sartre privilégiera


donc les arts plastiques pour illustrer son idéal du Beau, le modelage de
l’univers selon le désir de l’artiste, « de manière que l’imaginaire qui
surgit devant lui ait une présence réelle », que la res extensci soit stricte­
ment coextensive au projet créateur, idée soufflée en matière comme le dit
le Dupuis (OR, 1685). Mais, en réalité, le tableau reste matière inerte et
non finalisée aussi longtemps qu’une appréhension esthétisante ne le
néantise pas vers « un être neuf » qui « n’est pas lui-même dans l’Être » :
l’image et le réel forment deux mondes distincts, à telle enseigne qu’ il
faut irréaliser le tableau et ses composantes pour leur permettre de
déployer, dans l’imaginaire et dans l’imaginaire seul, un « univers conçu
comme totalité une de l’être », échappant à la contingence parce que son
support réel est néantisé, repoussé au dehors. L’Art est une « erreur » ou
une « mystification » dans la mesure même où il crée un antimonde qui
donne l’illusion d’une consistance interne alors qu’il est tout entier soute­
nu à l’être et à l’apparaître de l’extérieur, par des créatures contingentes :
comme l’a montré La nausée, le nécessaire (le cercle, la musique...)
n’existe pas, tandis que l’existant n’est pas nécessaire.
D ’autre part, l’idéal de « l’être » bute sur l’ontologie de la liberté :
après la contingence matérielle, le second principe directeur du sartrisme
confirme que Sartre a longuement pensé contre soi, « au point de mesurer
l’évidence d’une idée au déplaisir qu’elle [lui] causait » (M, 210). Rien
n’effacera jamais le fiat, la liberté créatrice, l’active manipulation du
destin - on sait avec quelle dramatisation le Baudelaire appuiera cette
thèse qui, dès 1929, réintroduit le contingent dans F Art :

26. Les citations qui suivent émanent de CPM, 566-68 ou de CPM, 460-62.
140 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE

C’est le paradoxe de ]’esprit que l’homme, dont l ’affaire est de créer le


nécessaire, ne puisse s’élever de lui-même jusqu’au niveau de l’être
comme ces devins qui prédisent l’avenir, pour les autres, non pour eux
C ’est pourquoi au fond de l’être humain comme au fond de la nature
je vois la tristesse et l’ennui. (EJ, 434)

Roquentin ne dit pas autre chose lorsqu’il décrit la naissance acciden­


telle de Some ofthese days : s’il fallait peut-être un « gros veau plein de
sale bière et d’alcool pour que ce miracle s’accomplît » et que « sa souf­
france et sa transpiration » devinssent émouvantes, il s’agit justement
d’un miracle, qui n’aurait pas eu lieu si le Juif ne s’était obstiné à noter ce
« fantôme d’air » qu’il avait dans la tête (OR, 208). Un beau livre se sauve
de lui-même et préserve son auteur de l’oubli, mais l ’homme n’est pas
sauvé par son œuvre : ce n’est pas grâce à sa vie mais grâce à sa liberté,
« c’est avec des mots, non pas avec ses ennuis, que l’écrivain fait ses
livres » (ES, 671). La rédemption par l’écriture relève de la même illusion
que le passage des situations privilégiées aux moments parfaits, naïveté
téléologique selon laquelle la situation « est de la matière » demandant à
« être traité[e] » pour devenir « une sorte d’œuvre d’art » (OR, 175) :
Roquentin et Anny seront déboutés au même titre que Dieu car c’est la
structure de l’acte créateur qui barre la route au fantasme de l’être, étant
entendu que ce fantasme anime le geste divin et sa laïcisation artistique
jusqu’à Mallarmé :

... il y a une souffrance originelle de Dieu (dissimulée par les mythes) ;


la création n'est pas une solution. (...) le créateur échappe à sa création.
L’ayant créée, il la déborde puisqu’elle ne rend pas compte de la
survivance du créateur. Il faudrait pour que l’acte soit parfait que (...) le
créateur se fonde dans la créature, c’est-à-dire qu’il meure dans l’acte
créateur. (...) L’idéal serait qu’en projetant ce schème dans la dimen­
sion de l’être le schème lui-même prît forme d’être et qu’ainsi Dieu
s’épuisât dans le monde. Qu’il n’y ait plus rien que l’objet créé (Idéal
de Mallarmé). (CPM, 457)

Troisième échec de l ’être : l ‘indistinction platonicienne

Mais si au lieu de le créer, il suffisait de se baisser pour saisir l’être


dans le caniveau comme Roquentin tente de ramasse)' un papier boueux
(OR, 14-16) ? Si les choses n ’étaient rien d ’autre que le Verbe fait chair ?
LES FIGURES DE L’ÊTRE 141

Au lieu de rester « en l’air » le monde aurait alors une assise, deviendrait


son propre substrat, se soutiendrait de lui-même dans la nécessité,
g a g n e r a it « pour ainsi dire l’existence dans l’être » (CD, 15), bref, secoue­

rait la contingence : la preuve ontologique trouverait confirmation dans


une sorte de platonisme sans dualisme, sans écart entre l’Idée et la matière
_ fantasme dont le Carnet Dupuis enregistre l’échec avec une certaine
mélancolie.
Rien de plus parlant à cet égard que la section intitulée « De la
contingence », dans laquelle Sartre entend lier les fils tendus aux alinéas
précédents et « justifier » enfin sa métaphysique27. Celle-ci repose sur la
triade de la modalité mais aussi, comme nous le plaidons, sur la « distinc­
tion de l’existence et de l’être » qui recoupe exactement deux des catégo­
ries, le réel et le nécessaire28. Or ces deux catégories n ’ont longtemps fait
qu’une dans l ’esprit de Sartre, qu’il dénomme « l’idée » ou la « pensée »,
soit une essence qui serait à la fois « objective » et « formelle » (au sens
quasi cartésien où le formel irait jusqu’à l’incarnation physique). Cette
« pensée » est une représentation matérialisée ou une matière coextensive
de l’Idée, indistinction originaire des deux mondes platoniciens : « primiti­
vement la distinction entre pensée et objet n’est pas faite et l’objet est en
même temps tout entier pensée, c’est-à-dire parcouru par une unité
réelle ». Cet archétype permet de comprendre pourquoi Sartre fait tant de
cas d’une découverte - l’inadéquation de l’être à la pensée - qui pourrait
paraître convenue. Si l’on s’imprégne de son univers fantasmatique où
tout est sens et nécessité puisque l’effectif ne se distingue pas de l’idéal, il
faut une véritable révolution pour s’apercevoir que « chaque chose est
comme une pensée où il y a trop », comme un débordement du logos par
la physis, efflorescence désordonnée et irrépressible où la matière tire
profit de la confiance accordée par l’esprit : « Chaque pensée formée est
par une générosité qui n’est que faiblesse soufflée en objet. » En allant
jusqu’au bout de la preuve ontologique, en attestant la nécessité de

27. Sauf mention contraire, les citations de cet alinéa sont extraites de OR,
1684-85.
28. L’équation entre ces deux couples de catégories dans le Carnet Dupuis a
échappé à Laurent Husson qui, se fondant sur la seule partie publiée du carnet, en
déduit que le nécessaire est une catégorie psychologique mise sur le même pied que
le possible et dès lors opposée à l’être : malgré son intérêt, nous ne pouvons donc
suivre son commentaire des catégories de la modalité (voir L. Husson, an. cit.,
p. 61-63).
142 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE

l’essence par (’effectivité de l’existence, la pensée se gonfle de scories quj


affaiblissent son tranchant ; sa victoire est sa défaite, car « la matière qui la
soutient » et porte ses couleurs la déborde en même temps, s’émancipe et
la trahit, brouille ses contours, brise 1 ’« unité réelle de l’être » - c’est la
raison pour laquelle nous avons vu Sartre affirmer que seule une conscien­
ce donne l’être. Roquentin s’en avise au terme de l’épisode du jardin
public : « les choses, on aurait dit des pensées qui s’arrêtaient en route, qui
s’oubliaient, qui oubliaient ce qu’elles avaient voulu penser et qui restaient
comme ça, ballottantes, avec un drôle de petit sens qui les dépassait » (OR,
160). Mais raisonner de la sorte suppose encore que la pensée aurait pu ne
pas s’incarner, alors que sa nécessité n’est plénière qu’à s’alourdir malgré
s o i - c’est pourquoi on peut également placer la Nature à l’origine, la
concevoir « dans la position d’une personne qui voudrait s'exprimer par
idées et qui ne pourrait s’exprimer que par objet, qui devrait donc à la
place d’une simple touche de rouge faire paraître une maison entière, qui
de là devrait passer à un autre objet entier, la matière de chaque objet
faisant dévier la pensée ». Mais qu’importe l’ordre des effets ou la simulta­
néité des causes : le drame réside dans la consommation du divorce, dans
la séparation sans retour des deux ordres, l ’être ne trouvant plus à se mirer
dans l’existence mais tout au plus à se rêver, à s’imaginer renaître « par
raréfaction de la matière » - solution de désespoir puisque non réversible,
tonte réincarnation ultérieure étant barrée : « La vraie pensée n’existe pas,
elle est ». D ’où cette mélancolie perceptible lorsque Sartre, dessinant
quelques notes sur une portée musicale, développe une manière d ’apolo­
gue : l’esprit a laissé la matière à son propre soit, abandonnée aux jeux
aléatoires de la mécanique, agitée de soubresauts comme si « un fantôme
d’idée » l’animait encore mais dans un désordre sans espoir - jusqu’à ce
que, miracle salvateur, l’esprit se ressaisisse et conduise la matière vers la
mélodie comme un cavalier « reprend en main un cheval rétif »... (CD, 19).
Sans doute faut-il remettre ce développement à sa juste place : il
s’insère dans un brouillon de Lu nausée où le personnage de Roquentin

29. La contingence prend dès lors la forme de la déchéance par extériorité,


sabotage interne de la preuve ontologique, non son renversement mais son chancre,
sa débandade : « Les arbres tloUaiem. Un jaillissement vers le ciel ? Un affalement
plutôt ; à chaque instant je m ’attendais à voir les troncs se rider comme des verges
lasses, se recroqueviller et choir sur le sol comme en un las noir et mou avec des
plis. Ils n 'avaient pas envie d ’exister, seulement ils ne pouvaient pas s’en cm pccher.
voilà » (OR. I5S).
LES FIGURES DE L’ÊTRE 143

médite sur l a contingence, de soite que ces réflexions doivent d’abord lui
être imputées ; en tout état de cause, cette vision de l’être est bien
déboutée par le Carnet Dupuis. Mais, aussi surprenante qu’elle paraisse,
c e tte métaphysique ultra-platonicienne s’inscrit trop exactement dans la

c o n s t e lla t io n intellectuelle que nous retrouvons d e chapitre en chapitre

p o u r être reléguée au rang d ’invention littéraire : l’indistinction du réel et

de l’idéel est bien la marque propre de l’inconscient philosophique


s a r t r ie n , qu’un intense travail d’émancipation a permis d’élucider, de

mettre en doute, puis de renverser. À l’époque du Carnet Dupuis ce ren­


v e r s e m e n t est arrivé à u n stade assez conscient d e soi pour être systé­

m a t iq u e m e n t réfléchi, mais reste trop vif, trop récent encore pour n e pas

la is s e r percer d e nostalgie (les premiers textes q u i opèrent cette rupture

datent de 1930 environ, qu’il s’agisse de L ’art cinématographique ou de


la lettre aux Nouvelles littéraires). Réciproquement, l’investissement
métaphysique originel rend compte de la tonalité épique du Carnet
Dupuis et de La nausée. La contingence au sens sartrien rompt non seule­
ment avec ce que la tradition pensait d ’ordinaire sous ce terme, mais aussi
avec l’univers philosophique de l’auteur ; la conviction d’avoir fait une
découverte bouleversante, l’obstination à arracher l’Existence aux figures
de l’Être, l’allégresse à prouver (un siècle et demi après Kant, qu’il con­
naissait fort bien-10) que ces catégories « ne sont nullement confondues »
(ORt 1685), tout cela traduit une conquête difficile - contre les figures du
fondement dans la philosophie occidentale mais aussi contre soi. Sartre en
a d’ailleurs témoigné en rappelant qu’à l’époque il cherchait à aller vers le
concret en traquant, non les choses, mais leur « essence », terme qui
s’applique aussi bien aux œuvres d’ait (S, 59 ; CA, 295 ; OR, 1699) qu’ à
la trajectoire d’une vie (CA, 598-99), à l’ invisible secret d’une modeste
table (S, 39-40) ou à la structure d’un masque japonais (LC, I, 140).
Nous disposons d’autres indices de cette métaphysique. Saitre y fait

30. Ou trois siècles après Descartes, puisque Kant emprunte le principe de sa


réfutation de la preuve ontologique aux Méditai ion s métaphysiques : « encore
qu’en effet je ne puisse pas concevoir un Dieu sans existence, non plus qu’une
montagne sans vallée, toutefois, comme de cela seul que je conçois une montagne
avec une vallée, il ne s’ensuit pas qu’il y ait aucune montagne dans le monde, de
même aussi, quoique je conçoive Dieu avec l’cxistcnce, il semble qu’il ne s’ensuit
pas pour cela q u ’il y en ait aucun qui existe : car ma pcnscc n ’impose aucune
nécessité aux choses » (R. D r s c a h t r s . Méditations métaphysiques, Paris : Garnicr-
Flammarion. 1979, p. 155).
144 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE

écho en 1944, mais sous une forme indirecte ; il la prête à Ponge et la relit
en termes ontologiques, de sorte qu’il faut l’éclairage du Carnet Dupuis
pour que cet éloge prenne tout son sens :

Je ne crois pas qu’on ait jamais été plus loin dans l’appréhension de
l’être des choses. (...) Nous sommes bien loin des théories, au cœur des
choses mêmes, et nous les voyons soudain comme des pensées empâ­
tées par leurs propres objets. Comme si cette idée partie pour devenir
idée de chaise se solidifiait tout à coup d’arrière en avant et devenait
chaise31. Si l’on considère la Nature du point de vue de l ’Idée, on ne
peut échapper à cette obsession : l’indistinction du possible et du réel
(...). Tel est l’aspect de la Nature que nous saisissons quand nous la
regardons en silence : c’est un langage pétrifié. (S, /, 241)

Quant à la précession de l’être sur l’existence, que le Dupuis raille et


mythifie dans une savoureuse légende de la contingence (« Dieu avait
sorti le monde du four et il a trouvé qu’ il n’était pas assez cuit. Il allait le
remettre au four quand il a buté et le monde a roulé hors de ses mains » -
OR, 1686), il laisse de nombreuses traces dans La nausée, dont nous
avons cerné bien des figures en nous focalisant sur l’ordre du temps et ses
déficits. Il est donc inutile de relire La nausée en ce sens, mais non
d’indiquer ces quelques lignes où Roquentin récapitule son périple en
écoutant Soine of thèse days :

À présent il y a ce chant de saxophone. Et j ’ai honte. Une glorieuse


petite souffrance vient de naître, une souffrance-modèle. (...) Mais est-
ce que c’est ma faute si (...) la plus sincère de mes souffrances, la plus
sèche se traîne et s’appesantit, avec trop de chair et la peau trop large à
la fois (...) ? (...) [La musique] n’existe pas, puisqu’elle n’a rien de
trop : c'est tout le reste qui est de trop par rapport à elle. Elle est.
Et moi aussi j ’ai voulu être. Je n’ai même voulu que cela ; voilà le
fin mot de l’histoire. (OR, 205-6)

Si Satire achève son récit en invoquant une rédemption par l’Art à

31. Sartre fait ainsi écho h l’impatience de Roquentin face aux bretelles du
cousin Adolphe, qui n’ont pas l’élégance d ’adopter une couleur qualifiable : « elles
m ’agaccnt par leur entêtement de moutons, comme si, parties pour devenir vio­
lettes, elles s’étaient arrêtées en route sans abandonner leurs prétentions. On a envie
de leur dire : “Allez-y, devenez, violettes et q u’on n ’en parle plus.” Mais non, elles
restent en suspens, butées dans leur effort inachevé » (OR, 26).
LES FIGURES DE L’ÊTRE 145

la q u e lle i l ne croit plus, c’est qu’il ne peut retenir la confession de


R o q u e n t in : il avait voulu vivre dans un monde d’idéalités artistiques,
« avec les doges du Tintoret, avec les graves Florentins de Gozzoli,
de rrière les pages des livres, avec Fabrice del Dongo et Julien Sorel,
de rrière les disques de phono, avec les longues pointes sèches des jazz ».
Ce monde supérieur s’est avéré fictif : il a fallu du temps à Roquentin
pour comprendre qu’il « s’était trompé de monde », que ce n’est pas la
n é c e s s ité q u i mène le bal ; c’est seulement « après avoir bien fait l’imbé­
cile » qu’il a « ouvert les yeux » et reconnu le vrai visage de l’existence
(OR, 206-7). Il en va de Sartre comme de Roquentin : c’est au fil de La
musée que ses illusions se dissipent, comme si Je récit déteignait sur le
scripteur ; dernier refuge de l’être lorsque Sartre entame son factum,
J’objet-livre lui-même a perdu sa magie au moment où l’auteur achève
son premier chef-d’œuvre :

S. de B. - Et alors, quand La Nausée a été finie et même pendant


que vous écriviez La Nausée, comment voyiez-vous le livre ?
J.-R S. - Je le voyais comme une essence métaphysique ; j ’avais
créé un objet métaphysique ; c’était comme une idée platonicienne, si
vous voulez. Mais une idée qui serait particularisée et que le lecteur
trouvait en lisant le livre. J’avais commencé La Nausée, en croyant ça,
et à la fin déjà je n’y croyais plus. (CA, 295)

Quasi-victoire de l'être : les mots

Les mots confirment également que le fantasme de « l’être » a emporté


l’assentiment de Sartre sur une longue période, représentant une sorte de
paradis perdu. On peut sans doute se demander si Les mots disent vrai sur
ce thème, mais peu importe : si ce qui suit était rétrojeté par Sartre adulte
il faudrait y voir la preuve, plus encore que dans l’hypothèse inverse, que
les schèmes métaphysiques du Carnet Dupitis ont profondément imprégné
Sartre. Pour nous qui tentons de traverser le miroir aux origines à l’envers,
il n’est pas sans intérêt de constater que l ’analyse conceptuelle donne sens
à certains développements autobiographiques qui l’avalisent en retour.
Dans l’état actuel des connaissances, le Carnet Dupuis constitue l’écho le
plus direct des auto-accusations d’idéalisme réitérées tout au long des
Mots et dans certaines interviews, Sartre précisant lui-même qu’il lui aura
fallu à peu près trente ans pour liquider cette maladie infantile (M, 39,
209 ; S, 24) : par ses scansions internes, l’autobiographie construit pro­

10
146 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE

gressivement la vision du monde déconstruite par le Ditpuis.


À en croire Sartre, tout commence pour Poulou sous les meilleurs
auspices c’est-à-dire par le comble de la mystification idéaliste,2. u n
apprentissage éclair de la lecture lui donne accès aux livres bien avant
qu’il s’ouvre au monde extérieur ; cet enfant des villes qui n’a jamais
exploré la nature investit systématiquement la bibliothèque, sorte de
« monde pris dans un miroir » et qui en a « l’épaisseur infinie, la variété
l’imprévisibilité ». Le Grand Larousse surtout, dont les entrées, les défi­
nitions et les illustrations se répondent l’une l’autre, est un cosmos à lui
seul, l’univers même, complet et rigoureux : un nom, un concept, une
image ; un signifiant, un signifié, un référé (Ai, 36-38) - pourquoi chercher
plus loin ?

Hommes et bêtes étaient là, en personne : les gravures, c’étaient leurs


corps, le texte, c’était leur âme, leur essence singulière ; hors les murs,
on rencontrait de vagues ébauches qui s’approchaient plus ou moins
des archétypes sans atteindre à leur perfection : au jardin d’Acclimata-
tion, les singes étaient moins singes, au jardin du Luxembourg, les
hommes étaient moins hommes. Platonicien par état, (...) je trouvais à
l’idée plus de réalité qu’à la chose, parce qu’elle se donnait à moi
d’abord et parce qu’elle se donnait comme une chose. (M, 38-39)

« Pour avoir découvert le monde à travers le langage », Poulou prend


d’abord « le langage pour le monde » (M , 151). Mais viennent ensuite les
ruptures : le choc de la scolarisation, le pressentiment des impostures
familiales, la découverte de la laideur, plus tard les pénibles épisodes de
La Rochelle. Le contact avec la réalité aurait pu dissiper les brumes
idéalistes si, plus que jamais, Poulou n ’avait cherché refuge dans la
lecture : d ’imparfait, le monde est refoulé, sciemment dévitalisé ; l’enfant
place la littérature au « centre du réel », repoussant ce dernier dans l’ordre
des fantômes sans consistance, rêve pénible h. fuir au plus vite.
L’expérience fondatrice est platonicienne, deux continents dérivent l’un
de l’autre en laissant une immense déchirure (5, 23-24).
Mais, réciproquement, la magie de la lecture suppose que le monde

32. Nous reprenons cette dénomination usuelle, quoique Satire précise que cet
idéalisme se fondait sur son réalisme infantile, « réalisme » étant alors pris au sens
- exceptionnel chez lui, et hautement significatif- de croyance à la réalité des Idées
platoniciennes, sens consacré par la querelle des universaux (voir M , 39, 151 -52).
LES FIGURES DE L’ETRE 147

n o s s è d e un secret dont les livres nous font confidence, et qui doit avoir la

form& de l’idée ou du langage entendu comme doublure de l’être” :


poulou ne peut déceler ce secret à la surface des choses mais il le devine
déjà entre les lignes (5, 24). Les dictionnaires n’ont pas menti, la quête
des significations est simplement plus difficile que prévu ; elle exige un
effort, mais l’illusion littéraire joue à plein en donnant sens au mandat
d’écrire : le monde se laissera nommer parce qu’ il est toujours déjà
nommable, structuré par « de grandes forces anonymes et sacrées »
(M, 47' 209). Pour en avoir confirmation, il suffira de faire le saut décisif
de la lecture à l’écriture : l’univers alors se ramasse autour de son essence
dans la mesure exacte où l’essence passe à l’existence par la grâce de
l’encre séchée, de l’objectivation de l’imaginaire, matérialisation dont la
jouissance conditionne la vocation d’écrivain (M, 117-18 ; S, IX, 53-54).
L’écriture accomplit le miracle attendu : elle cicatrice la blessure
platonicienne, restaure la continuité primitive, au point de faire refluer
l’idéel sur le réel jusqu’à l ’indistinction ; ce « simulacre de platane » au
Luxembourg, pâle approximation sensible de l’Idée, est prêt à laisser
paraître « son vrai feuillage », une arborescence digne de son éternelle
définition ; comme au jardin d’Éden il y faut simplement la médiation de
la langue, l’imposition d’un Nom qui signera non le meurtre mais la
naissance de l’objet. L’écrivain est un messie qui apporte aux choses le
salut qu’elles attendaient parce qu’elles le portaient confusément dans
leurs flancs : « des contours fixes, un sens » - un « être », que Poulou leur
prêtera « par le langage », se donnant l’illusion d’avoir serré le réel au
plus près (M, 151-52).
On comprend que pour avoir à ce point confondu les choses avec leurs
noms, Sartre restera persuadé que rien n’est ineffable, et tiendra la
contingence pour une révolution radicale dont lui seul pouvait percevoir
l’importance (M, 209). Il faut avoir appris la vie dans les dictionnaires
pour savoir que la philosophie s’écroule aussitôt que « les choses se sont
délivrées de leurs noms » : l’épisode de la racine révèle l’irréductibilité
des objets au fantasme platonicien de la nomination (OR, 148, 150, 154).
Mais la nausée, réaction d’adulte, n’est rien à côté de la rage qui saisit
Lucien Fleurier lorsqu’il découvre l’impuissance du langage à prêter sa
consistance au monde : sa colère est terrible, à comprendre que les arbres
« sont en bois » et que, par conséquent, « les choses c’était bête, ça

33. M . M e r le a u - P o n t y , La prose du inonde. Paris : G a llim a r d , « Tel », 1992.


p. 10.
148 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE

n ’existait pas pour de vrai » (OR, 320-21). L’impitoyable critique <jçs


figures de l’être dans le Dupuis (ou leur refoulement dans l’anti'mondede
la géométrie et de l ’Art) doit s’interpréter comme travail de Sartre contre
soi, tant son tropisme l’inclinait à soupçonner un ordre secret derrière les
pires désordres - à tenir l ’exubérance naturelle et historique pour la
maladroite réalisation d’un scénario bien ficelé, pour une « pensée » qUj
aurait nia! tourné (OR, 1685). Cette primauté de l’idéal sort ses effets
jusqu’au cœur de la catégorie qui en enregistre l’échec : l'individuel,
structure dans laquelle le jeune Sartre s’efforce d’inscrire la réalité pour
faire barrage aux dissolutions scientifiques sans sacrifier pour autant à
l’illusion de l’être.
CHAPITRE 5

l a s u r f a c e m é t a p h y s iq u e d e s f a it s

A v e c la notion d’individuel nous retrouvons un terrain plus ferme,

sinon mieux balisé. Le Carnet Dupuis est assez explicite sur ce thème mis
en évidence par Simone de Beauvoir : parmi les modes de libération du
r e g a r d qu’autorise l a critique des excès scientistes, Sartre tente de faire

droit à « une intelligence globale du concret, donc de l’individuel, car seul


l'individu existe1 » ; l’individuel est schème a priori dont Sartre cherche
c o n f ir m a t i o n a posteriori (OR, 1683). Mais sa méditation le conduit aussi

à interroger la notion connexe d'événement, qui apparaît à l a fois comme


une figure privilégiée de l’individuel et comme un motif d’inquiétude
quant à l a possibilité de cerner celui-ci - un des fragments posthumes de
la Légende de la vérité confirmera ces hésitations, sans parler de mises au
point plus serrées et plus tardives auxquelles nous ne pouvons nous
attarder, même si la seconde confirme, au cœur de la notion d ’événement,
les tensions entre unité et pluralité, ou encore entre idéalité et effectivité
(CDG, 156 ; CPM, 40-42). C ’est dire que la dialectique de l’invention et
de la découverte, de l’imposition de structures préconstruites et de la sou­
mission à la sauvagerie de l’Existant, prendra ici une forme impérieuse,
révélant quelques traits caractéristiques de la manière dont Sartre préten­
dait aller, mieux que Jean Wahl, «• Vers le concret » (S, 39).

L ’individuel comme « suiface métaphysique »

L’individuel participe d’abord de la résistance aux abstractions. Nous


avons précisé les attendus de cette résistance avec le paradoxe de la puce,
mais Sartre brasse plus large que les querelles avec l’histologie le laissent
entendre : comme le montre la Légende de la vérité, il veut en finir avec
une attitude intellectuelle et morale que l’on pourrait qualifier de stratégie
d’évitement du réel. Les savants, et les philosophes plus encore - Sartre

1. S. DE B e a u v o ir , La force de l ’âge, 1.1, p. 38.


150 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE

vise d’abord l’idéalisme néo-kantien -, ne se préoccupent de l’événement '


que pour s’en défendre. Ils ne peuvent empêcher qu’il s’impose à eux
« comme un voleur2 », mais ils multiplient les ruses pour le bannir de leur
univers ; outre la lecture de romans ou le mythe de l’aventure, qui per,
mettent de dissoudre l’inattendu dans un récit anodin ou finalisé, ils con­
tournent la difficulté en s’interrogeant sur la nature de l'événement afin de
mieux l’anéantir (LV, 30-31). Sartre doit donc leur répondre sur ce terrain
établir de manière quasi phénoménologique « le mode d’existence de
l’événement » pour montrer qu’il résiste aussi bien à l’idéalisme qu*à
l’esprit d’analyse. La bataille de Waterloo telle que vécue par Fabrice del
Dongo est décisive à cet égard : même si la bataille ne se donne à vivre
qu’à travers « “la fuite d’un hussard blanc dans la fumée5” », même si sa
connaissance est problématique, il reste encore à savoir « quelle espèce de
réalité a cette fuite » (LV, 30). D ’où l’importance de la section ouverte par
le Carnei Dupuis sur l’événement historique, section dans laquelle Sartre
s’interroge, comme au début des Cahiers pour une morale, sur la nature
d’un « fait ». L’exemple systématiquement retenu par Sartre révèle d’em­
blée les enjeux : « après la Chartreuse de Parme ^ » il serait naïf de penser
que l’histoire et la nature portent sous notre regard des entités discrètes et
objectales, comme le melon de Bernardin de Saint-Pierre est prédécoupé
en tranches afin d’être mangé en famille. Quelles que soient nos attentes,
impossible de faire fi des sciences historiques et sociologiques qui
imposent de distinguer les registres d’intelligibilité de l’événement. La
multiplication des niveaux d ’interprétation ne permet plus de s’en tenir à
la simplicité du fait : la bataille de Waterloo s’inscrit dans l’histoire longue
des arts militaires, mais aussi dans le destin accéléré de Napoléon ou
parmi les grandes scansions politiques. Or c’est là que le bât blesse : la
pluralité des niveaux d’interprétation n'enrichit pas notre connaissance de
l’événement ; elle l’appauvrit au contraire, car au lieu de se rejoindre dans
une compréhension globale du singulier ces multiples approches intro­
duisent autant de « cloisons étanches ». Sociologiquement ressaisi, le fait

2. Sauf erreur, il s’agit ici de la première apparition de cette formule sartrienne


entre toutes, à laquelle l’auteur donne un sens éminemment métaphysique.
3. Sartre emprunte sans doute cette citation approximative au troisième chapitre
de La Chartreuse de Parme, dans lequel Fabrice, déguisé en hussard, voit
confusément « des hommes au galop se détacher sur cette fumée blanche » qui se
dégage de la batterie ennemie.
4. Les citations qui suivent sont exlrailes de O R , 1683.
LA SURFACE MÉTAPHYSIQUE DES FAITS 151

se v o l a t i l i s e au profit de lois universelles ; historiquement compris, il entre


¿dans l’orbe du général (histoire militaire, épopée napoléonienne, etc.) et ne
neut dialoguer qu’avec d’ autres généralités5 : Waterloo provoque F abdica­
tion de Bonaparte, Bonaparte éclaire Waterloo, mais ni l’un ni l’autre ne
r e n d e n t compte de la mort de tel soldat particulier, qui suppose des condi­

tions circonstanciées et non globales. Qui plus est, l’incommensurabilité


joue dans les deux sens : l’universel et le général laissent échapper l’évé­
n e m e n t , mais jamais l’événement ne pourra « produire par sa réunion avec

d’autres le général ou l’universel ». La déroute d e Waterloo, tournant


h is t o r iq u e prégnant, n’explique en rien l’hébétude de Fabrice, mais réci­

p r o q u e m e n t mille Fabrice ne font pas une armée en débandade : la partie

est plus qu’une découpe au sein du tout, le tout est autre chose que la
s o m m e de ses parties. Quelques années avant la thèse d’Aron*, le Carnet

D u pu is esquisse la part de reconstruction et de sélection à laquelle sacrifie


l’historien lorsqu’il tente de comprendre un fait - mais Sartre n’en tire pas
les mêmes conclusions à la limite du scepticisme.
Il privilégie en effet crânement un niveau d ’interprétation, celui de
l’individuel ou de la singularité, et ce pour diverses raisons7. On ne s’en
étonnera pas, la séduction exercée par l’individuel est d’abord d’ordre
esthétique, ainsi qu’en atteste le passage du Carnet Dupuis intitulé « Pro­
menade ». Sans nommer Proust, Sartre souligne que la valorisation de
l’individuel est tirée « des œuvres d’art », ce qui est conforme à la thèse
déjà examinée selon laquelle l’art pousse le concept d’individu à la limite ;

5. L’ambivalence du Carnet Dupuis sur l’Histoire annonce d ’autres prises de


position complexes, telles que la polémique avec Avon dans les Carnets de la drôle
de guerre. L’histoire hérisse Sartre quand elle renforce l’idéalisme en pulvérisant le
concret au profit de coupes concurrentes et idéelles, mais, par nature, elle est déjà
promesse de totalisation singulière. Le tableau des disciplines dans le Dupuis place
donc l’histoire sous le régime des sciences, du général, et sous le régime de la com­
préhension, de l’empathie de l’individuel pour l’individuel (CD, 14). Parmi d ’autres
enjeux, les démêlés de Roquentin avec M. de Rollebon traduisent cette ambiva­
lence.
6. On trouve une analyse assez proche du Carnet Dupuis clicz R. A r o n , Intro­
duction à la philosophie de l'histoire. Essai sur les limites de l'objectivité histori­
que, Paris : Gallimard, 1986, p. 138-41.
7. Nous ne pouvons développer les motifs éthiques, qui participent d’ une
morale de l’ absolu qui exigerait un travail spécifique. Signalons simplement
qu’en opposant les drames individuels (mort, faillite) aux calculs statistiques,
Sartre refuse d ’écraser la souffrance sous le savoir (OR, 1683).
152 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE

Sartre réduit ironiquement cet idéal à 1’« image d’ une magnifique balle
ronde, bleue et rouge, polie, unique » (on devine ici le ton de Roquentin
si féroce pour les gens de bien), mais il le voit également à l’œuvre dans
son archétype personnel à savoir l’individualité « d’un morceau de musi­
que (le temps écoulement nécessaire) » : Sartre partage le « mythe de l ’in.
dividitel » qu’il tente à présent de mettre à l’épreuve. Roquentin n’en fait
d’ailleurs pas mystère : ce champion de l’anecdote, cet assoiffé d’aven­
tures, a passé une partie de sa vie à collectionner les souvenirs étranges et
les scènes de genre ; si son journal s’ouvre sur un enregistrement scrupu­
leux de détails sans importance apparente, c’est qu’il est passé maître
dans l’observation des signaux et des symboles. L’oisiveté et la solitude
l’empêchent d ’apercevoir les faits et les gestes banals du quotidien, mais
il discerne l’inattendu et l’inclassable mieux que personne, pressentant la
beauté d’une scène avant même qu’elle ait lieu - il en donne pour
exemple le heurt d’une jeune femme habillée en bleu ciel et d’un Noir en
imperméable crème, rencontre dotée d’un sens très fort mais fugace,
tableau disloqué aussitôt que ses composantes s’évanouissent (OR, 12-
13). Sartre l’a reconnu (OR, 1683 n. 2), cette trouée de sens“ est un vaccin
contre la nausée, contre l’étiolement des significations (délitement des
souvenirs, affaissement du visage, décomposition de M . de Rollebon...) et
l’affolement des identités (les bretelles multicolores, la main-crabe, la
banquette-ventre d’âne). Mais si les poches de sens individué offrent un
répit face au tremblement généralisé de l’Être, la nausée finira par submer­
ger Roquentin : « les choses se sont délivrées de leurs noms » et
retournent au magma originel, à l’écœurante confiture cosmique (OR,
148). L’individuel est bien un mythe, trop beau pour être vrai, ultime
rempart de l’idéalisme : le cache-sexe de la contingence.

Lucidité du mythe

A la différence de l’expérience ou des moments parfaits, ce mythe de


l’individuel n’est pas liquidé dans le Carnet Ditpuis : il est soumis à la
question en son nom propre. Interrogeant « la réalité que sont les faits

8. Jacques Deguy a recensé les scènes de La mimée - tirées de l ’observation de


la nature, de nos entours ou de la comédie humaine - que nous subsumerions sous la
catégorie de « sens » ; on noiera que Dcguy souligne la technique cinématographi­
que dom use Sartre pour imposer l’évidence du sens (J. D e g u y . op. cit., p. 152-55).
LA SURFACE MÉTAPHYSIQUE DES FAITS 153

individuels », Sartre préserve ce schèine, ou ce critère, comme sujet/objet


de l’interrogation (OR, 1683). Alors qu’il démystifie l’être et la science, il
cherche encore l’individuel au plus proche des faits, serti au cœur de ce
qu’il appelle une « sorte de surface métaphysique, jamais étudiée » {OR,
1683 -84 ). Sartre ouvre ainsi un champ d’investigation sauvage, une con­
trée nue, indéfinie, qu’il faut explorer mais sans autre consigne que d’en
épouser la configuration dans une sorte de passivité sensitive, d’accueil
non prévenu de toutes les structurations et déstructurations qui se mani­
festent à la pellicule du réel. Cette métaphysique du phénoménal oscille­
rait entre des intuitions obscures et des concepts vides, elle sombrerait
dans l’ineffable (l’immédiat, le « ceci » hégélien) ou dans l’idéalisme
(l’étouffement de l’expérience par la projection de nos schèmes a priori)
si la quête de l’individuel ne permettait de découvrir des transcendantaux
empiriques, des cristallisations spontanées autour de formes tangibles
quoique irrégulières, infiniment variées, d’extension libre dans le temps et
l’espace, pas même nécessairement closes ou stabilisées, mais qui doivent
esquisser une constellation locale et concrète, l’apparition d’une figure sur
le fond sans fond du contingent. La souplesse du réquisit - il s’agit
d’extraire, sans plus, les singularités rebelles à l’ universel, au général ou à
l’esprit d’analyse - assure sa disponibilité à l’expérience, tout en offrant
un critère de discrimination qui développe l’acuité du regard.
Car il ne s’agit pas de saluer tout et n’importe quoi. Les atomes inter­
changeables seront rendus à la science. La comédie humaine (cérémonial
du dimanche, jeu de cartes, rituel de la séduction) sera abandonnée à la
sociologie, et le typique aux généralités touristiques, à la singularité facti­
ce des voyages (OR, 1684). Des formes soi-disant prégnantes se dégon­
fleront comme des baudruches (l’aventure, la biographie, les moments
parfaits), structures rétrojetées par rhuniain plutôt que prélevées à la
surface métaphysique des faits. La nausée et le Carnet Dupuis annoncent
même la déroute de « l’ individualité absolue », qui s’avère n’être qu’une
« construction de l’esprit » : en définitive toutes les péripéties se
ressemblent, la répétition remporte sur la singularité, « la Loi du Moindre
effort » triomphe de la volonté d ’affirmation (OR, 1684 ; CD, 20). L’indé­
termination des faits, « une espèce de faiblesse congénitale qui les arrête
en route » et qui laisse leurs contours dans l’inachevé, empêche l’ indivi­
duation de s’accomplir ; les événements prennent la forme de promesses
non tenues qui engendrent l’Ennui et préparent la révélation de la
contingence : la lucidité métaphysique de Sartre/Roquentin menace le
mythe de l’individuel (OR, 1684).
154 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE

Mais, réciproquement, c ’est le mythe en personne qui engendre fa


lucidité. C ’est pour avoir voulu circonscrire les faits selon la logique
interne de leur apparition que Sartre fait surgir leur « étrange désordre »
C ’est en observant ce qui les « empêche de se perdre dans d’autres faits »
qu’émerge leur « sens englobant » : il s’agit de ne leur prêter d’autres
limites que celles qu’ils tracent d’eux-mêmes comme la loi de leur mani­
festation. Si cette promesse de structuration est souvent démentie
l’affaissement des faits n ’est perceptible que pour celui qui a su les
accompagner dans leur pulsation ontique : la désespérance de l’événe­
mentiel est événement encore, qui ressortit à son tour à l ’aperception des
empiries non objectales, à l’appréhension d’un transcendantal « vague et
hésitant » (OR, 1683-84). C ’est pourquoi la contingence, par la manière
dont elle accède à la manifestation, avalise le mythe qu'elle semble
dissoudre : l’individuel trouve son illustration la plus frappante avec la
racine de marronnier. Ce précipité ontologique est forcément rebelle à
toute récupération par l’ abstrait puisqu'il vaut par son entêtante présence,
colonne de feu métaphysique dont la lumière déjoue tous les refoulements
- évidence de la racine en son irréductible individualité, retour paradoxal
du sens que de faire honte à la Pensée de n’avoir jamais atteint une telle
densité d’existence. La scène du jardin public révèle l’universalité du con­
tingent mais préserve un reste inentamable, une promesse de salut laïque,
croûte métaphysique du réel que l’effondrement des illusions idéalistes
laisse enfin affleurer comme l ’ultime, le vrai secret du monde, supérieur
peut-être à la contingence :

Je me levai, je sortis. Arrivé à la grille, je me suis retourné. Alors le


jardin m’a souri. Je me suis appuyé à la grille et j ’ai longtemps
regardé. Le sourire des arbres, du massif de laurier, ça voulait dire
quelque chose ; c’était ça le véritable secret de l’existence. Je me
rappelai qu’un dimanche, il n’y a pas plus de trois semaines,.j’avais
déjà saisi sur les choses une sorte d’air complice. Etait-ce à moi qu’il
s’adressait ? Je sentais avec ennui que je n’avais aucun moyen de
comprendre. Aucun moyen. Pourtant c’était là, dans l’attente, ça
ressemblait à un regard. C’était là, sur le tronc du marronnier... c’était
le marronnier. Les choses, on aurait dit des pensées qui s’arrêtaient en
roule, qui s’oubliaient, qui oubliaient ce qu’elles avaient voulu penser
et qui restaient comme ça, ballottantes, avec un drôle de petit sens qui
les dépassait. (OR, 160)
LA SURFACE MÉTAPHYSIQUE DES FAITS 155

le sens, transcendantal empirique

Nous l’avons noté, Benoît Pruche voyait une nostalgie religieuse dans
Ce « drôle de petit sens ». Un avant-texte des Mots montre que cette hypo­
thèse n’est pas totalement forcée, mais il confirme aussi que le Salut, chez
Sartre, se joue dans la correspondance entre les mots et les choses, autre­
ment dit dans la littérature, qui supplante la figure divine au lieu de
l’annoncer. La littérature remplit son office quand elle ramasse le désordre
de l’événementiel dans l’unité d’un récit dont la beauté reflue sur ces évé­
nements mêmes, révélant ainsi « un certain air des choses, un certain
sourire que nul n’avait encore vu dans le <ciel> du soir, une vérité sen­
sible qui échappe aux lecteurs mais qui s’incorpore à la culture et sauve
les hommes une fois de plus ». Mais pour y parvenir l’écrivain doit user
d’un « langage chiffré », indiquer l’unicité individuante des événements
par la seule rigueur du style, l’imposer comme une évidence « absente
pourtant, offerte et refusée », seul moyen de restituer ce qui semble être
une contradiction dans les termes : le sens comme « vérité sensible », non
comme indice d’une transcendance trop intelligible (PCS, 428). C ’est
pourquoi Roquentin doit admettre qu’il ne possède « aucun moyen » de
penser ce drôle de petit sens dans les termes classiques de la métaphysi­
que : il ne suffit plus, comme pour la contingence, de renverser la tradi­
tion, d’extraire de la faille de la pensée une pensée de la faille, mais
d’admettre le brouillage des catégories, la visibilité de cet invisible que
constitue l’individuel ou le sens chez Sartre9.
C ’est dire qu’il ne s’agit pas là d’un schème kantien, d ’un modèle qui
informerait le réel ou y trouverait confirmation par homothétie entre
Va priori et l’a posteriori. Certes il y a ici, comme en toute recherche,
une précession du transcendantal sur l’empirique : Sartre est conscient
de sacrifier à un mythe, de systématiser son « intime persuasion »
(CD, 20) quant au sens des phénomènes de prendre le risque de soumettre

9. Ces deux ternies sont quasi synonymes (CD, 16-18 ; OR, 1683-84) ; Sartre
délaissera le premier au profit du second, tout en confirmant leur synonymie lors de
la fixation du couple sens/signification (LC , I, 140) et dans Situations, l.
10. Conviction qui explique pourquoi le jeune Sartre s’intéresse à la Gcstalt-
theorie, à la graphologie et à la physiognomonie, et s’efforce d ’exploiter le concept
de compréhension découvert lors de la révision de la traduction française de la
Psychopathologie générale de Jaspers, la compréhension devant permettre de « sai­
sir synthétiquement les individus dans leur singularité » (OR, XLVII ; S. d e B e a u -
156 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE

la métaphysique à une théorie de la perception ; de surcroît, à l’instar de la


convergence rétinienne, la quête de l’individuel suppose que le regard
anticipe la signifiance du tableau en voie de-composition, qu’il autorise et
achève le bouclage du sens sur soi par une attitude de réception active
Mais il n’entre là aucun idéalisme : il ne s’agit pas de retomber dans
l’imposition de formes extrinsèques mais au contraire de modeler la
méthode sur les caractères spécifiques de l ’objet. Car c’est dans la mesure
où le sens est un compte total en formation qu’il faut accoutumer Toril à
suivre cette constellation en devenir, le soumettre à la tâche esquissée et
exigée par la chose même - l’excellence de la démarche s’attestant par
l’immanence du résultat au procès de son émergence, ce qui contraste
avec les relations en extériorité, donc non signifiantes, instituées par le
savant. Et ceci vaut encore en cas d ’échec de la tentative : l’échec n’est
pas déduit de l’absence du terme recherché (ce qui serait simple négation
en extériorité de la relation signifiante), mais s’observe à fleur d’insigni­
fiance, dans l’implosion d’une figure sur le point de se clore, ou le retrait
d’un geste proche d’aboutir (OR, 1683-84). Cette dialectique de la dé­
marche et du résultat se retrouve d ’ailleurs terme à terme dans la critique
des moments parfaits : s’inspirant du Carnet Dupuis (OR, 1686), La
nausée reproche à Anny d’avoir forcé l’assomption du sens, au lieu de le
laisser fomenter lui-même ses clins d’œil comme au jardin public.
Sartre échappe donc à la critique de Merleau-Ponty : quoi qu’en dise
Le visible et l ’invisible, il ne médite pas sous l’emprise de présupposés

v o i r , La force de l 'âge, t. I, p. 148). Le Carnet Dupuis l’atteste, Sartre tente ainsi

d’expliquer la saisie du sens spécifique des actes et des gestes, à la fois total et
individué ; il érige la compréhension en démarche salvatrice assurant la synthèse
(ou du moins le contact) entre les arts et les sciences, le singulier et l ’universel, et
permettant la communication exlrascientifique grâce à l’empathie de l ’individuel
pour l ’individuel. Pour ces tentatives précoces on se reportera à CD, 14, 16-18, 20 ;
OR, 1685 ; S . d e B e a u v o i r , La force de l'âge, t. I, p. 51. La portée ontologique de
ces principes est dégagée par J. S i m o n t , « Nécessité de ma contingence » , p. 108-
111. Pour un balisage de ces thèmes chez K. J a s p e r s , voir la réédition de sa
Psychopathologie générale (Paris : Claude Tchou, 2000), p. 61 et 261 pour l’oppo­
sition du particulier au général (qui est un lieu commun de l’époque), p. 40-41 et
247 sq. pour l’idée de compréhension, p. 207-10, 212 et 220 pour l’idée de « sens »
(le fait que toute forme, y compris corporelle, possède une signification (p. 212)
constituant sans doute une des sources du paradoxe de la puce), et p. 213-45 pour la
physiognomonie, la graphologie, l’étude des mimiques, etc., thèmes communs à la
future phénoménologie de Sartre et de Merleau-Ponty.
LA SURFACE MÉTAPHYSIQUE DES FAITS 157

Identitaires et objectivants. Avec la notion de sens, Sartre ne cherche pas à


enfermer la chose dans « un dilemme abstrait qu’elle ignore 11 », à la faire
choisir entre sa pulvérisation dans la nuit indifférenciée de l’en-soi ou une
synthèse objectale qui assure sa récognition. La découverte d ’unités de
sens ne fait pas violence au monde ; il ne s’agit pas de feindre un « réa­
lisme empirique fondé sur l’idéalisme transcendantal 12 », de retrouver
■ dans les choses l’ombre portée des conditions que nous leur imposons.
Sartre déjoue ce risque car il s’enquiert d’îlots d’intelligibilité a posteriori
dont la nature exacte n’est pas fixée : il part à la recherche de phénomènes
sans identité, ni notions ni perceptions - des « significations sans con­
cept », disait Jaspers à propos des traits physiognomoniques rendus par les
artistes Le sens n’est pas structure idéelle investissant le réel, ou s’arra­
chant de sa gangue pour resurgir en majesté : raisonner de la sorte revien­
drait à le refuser à l’être brut pour le réserver à la pensée, à réintroduire le
dualisme du transcendantal et de l’empirique alors que Sartre entend
précisément le subvenir - d’où cette description du visage, qui fait suite à
la définition du sens ; « Par exemple un visage est à la fois corps et âme et
le tout fondu c’est la chair même qui est pensée et signe » (CD, 16-17).
C’est la raison pour laquelle il opposera rapidement le sens à la
signification14. La signification est centrifuge et relative, car à travers elle
c’est un signifié qui est visé ; elle se dégage par un acte d’intelligence et
repose sur l’abstraction, sur l’exfoliation d’un idéel censé participer d’un
ordre supérieur d’existence. Le sens par contre ne renvoie qu’à soi et est
saisi directement au cœur des choses ; il en dénote l’unité non aléatoire,
vaut promesse de compréhension et fait signe ainsi vers le transcendantal,
mais ce transcendantal est rigoureusement empirique : il n’est rien
d’autre qu’ un jeu de correspondances internes, une manière de dialogue

11. M. M e r l e a u - Po n t y , Le visible et l'invisible, p. 215.


12. Ibidem.
13. K . J a s p e r s , ibid., p. 2 20 .

14. Cette opposition prendra de multiples formes dans l’œuvre de Sartre (elle
fonde la distinction entre prose et poésie, oriente rantisubjectivisme du dernier
chapitre de L'être et le néant, commande le style des Mots comme écriture h voix
multiples, explique le recours aux descriptions phénoménologiques dans l’œuvre
romanesque, etc.). Mais ses premières apparitions sont les plus éclairantes car elles
montrent que la version dialectique du sens est lin cas de figure limite, tardivement
formulé mais sous-jacent dès l’émergence de la notion (L C , I, 140 ; 5, //, 60-63 :
•S'. IV, 29-31).
158 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE

avec soi, l’indistinction du signifié et du signifiant. En lui la matière


semble se dépasser vers l’idée, mais i’idée est ici le langage spécifique des
phénomènes, sans plus : le sens qui pénètre les plus humbles sensations
« leur demeure immanent ou tremble autour d’elles comme une brume de
chaleur ; il est couleur ou son » (S, II, 60). Le sens nous parle mais il ne
veut rien « dire » ’’ (S, IV, 30) ; les phénomènes sont pénétrés de sens
mais il ne faut pas en conclure qu’ils le traduisent ou l’expriment car ce
serait s’aliéner au primat de la signification 16 et entériner la déshuma­
nisation du monde. Le sens procède d’une rébellion contre le fétichisme
des idéalités et contre son complice, l’attitude naturelle ou scientiste qui
désenchante l’univers à force de l’écraser sous les concepts et le réalisme
plat de la perception. Il faut donc faire violence aux significations pour
accéder au sens, ce que Renard n’a pu comprendre malgré son pressen­
timent du « concret individuel » (S, I, 288) :

... Renard est freiné par son réalisme même : pour parvenir à cette
communion visionnaire avec la chose, il faudrait s’être dégagé de la
métaphysique tainienne. Il faudrait que l’objet ait un cœur de ténèbres,
il faudrait qu’il fût autre chose qu’une pure apparence sensible, qu’une
collection de sensations. Cette profondeur que Renard pressent et
recherche dans le moindre caillou, dans une araignée ou une libellule,
sa philosophie positive et timide la leur refuse. Il faut inventer le cœur
des choses, si l’on veut un jour le découvrir. Audiberti17 nous renseigne
sur le lait lorsqu’il parle de sa « noirceur secrète ». Mais pour Renard,
le lait est désespérément blanc, car il n’est que ce qu’il paraît. (...) Aussi
ne trouvera-t-il rien : son univers étouffe dans l’armature philosophique

15. Sinon comme aveu d’échec, h l ’instar du jardin public laissant flotter « un
drôle de petit sens » qui n ’est pas vérité en attente de réalisation mais sourire
évanescent de l ’Idée en rupture d’accomplissement, nimbant les choses comme
ultime témoin de leur insuffisance d ’être : l’idéalité se survivant par mortification,
incompréhensible donc puisqu’elle n ’a pu sc déposer dans le monde (OR, 160).
16. Sur ce point l’accord est. total entre Sartre et Merleau-Ponty, comme en
attestent les correspondances relevées par D. G i o v a n n a n g e l i dans La passion de
l ’origine, p. 42-43. Par contre, notre ctude le montre à suffisance, Sartre n’a ni
cherché ni trouvé chez Merleau-Ponty de quoi fonder son analyse de Part ou sa
théorie du sens ; c ’est d ’ailleurs parce qu’il reste fidèle à ses propres intuitions de
jeunesse - qui animent le sens à la pâte même des choses - qu’il refuse la thèse de
Merleau-Ponty selon laquelle l’œuvre signifie la rencontre de l ’artiste avec le
monde (cette soi-disant filiation et ce contraste sont développés in ibid.. p. 44-45).
17. Merleau-Ponty attribue cette formule à Valéry.
LA SURFACE MÉTAPHYSIQUE DES FAITS 159

et scientifique qu’il lui a donnée. L’observation le lui livre dans ses


grands traits banals ; l’univers qu’il voit, c’est l’univers de tout le
monde. Et pour ce qu’il ne voit pas, il fait confiance à la science. En un
mot, le réel auquel il a affaire est déjà tout construit par le chosisme du
sens commun. (S, I, 282-83)

U s e r a it donc vain de vouloir attraire l e sens, soit vers la glorification

• d’un s e n s ib l e en quête de revanche sur l’intellectualisme, soit vers un


géoinétral organisateur qui se dissimulerait derrière ses manifestations. Le
sen s n’est pas un abstrait recomposé par l’esprit, un fragment de raison

perdu dans la matière ; il est immédiatement donné et n’est rien en dehors


des percepts qui l’animent, mais ceux-ci n’en sont pas l’inerte support,
l’indispensable matérialisation : cette version idéaliste du sens rétablirait
le règne de « l’être », l’auto réalisation d’une essence diaphane dont l’iden­

tité à soi se fracasserait sur la dispersion spatiale. Le sens au contraire, tel


une Gestalt, est d’emblée mondain et n’a pas la netteté d’un concept : il
r e q u ie r t une herméneutique mais non une logique (C D G , 359) ; c’est le

c o n c r e t par excellence, l’apparition en cours d’un « quelque chose »


individué qui donne forme à la pâte du sensible, qui introduit une zone de
discrimination dans l’horizon plat des phénomènes. Il s’adresse à notre
réceptivité, mais cette dernière ne s’alimente ni de la saisie positiviste de
sensations coextensives, ni de leur unité sous l’aspiration d’un objet trans-
cendantal = X : synthèse passive et non active ls, symbolisante plutôt
qu’objectivante, la totalisation du sens relève du régime des correspondan-
ces baudelairiennes w ; elle dessine un espace de communication intraphé-
noménale qui échappe à l’alternative du sensible et du non-sensible et qui
coiffe, d’entrée de jeu, l’ univers des œuvres d’art et celui des gestes, des
ustensiles et des objets, jusqu’à sous-tendre dans L ’être et le néant une
« psychanalyse des choses » qui amplifie et corrige l’entreprise de Bache­
lard (EN, 690 sq.). Le sens ne descend pas plus sur le monde qu’il ne s’en
dégage : il est sens du monde, sa « surface métaphysique » seconde, une

1S. D ’où le rapprochement avec la Gestalttheorie, qui transcende le clivage


entre la synopsis sensible et l’idée. Sartre esquisse ce parallèle en 5, I, 222, 239 ;
mais c’est Merleau-Ponty qui a tiré les meilleurs accents gestaltistes de la notion de
sens : cf. M. M e r l e a u -P o n t y . Le visible et l'invisible, p. 25S-62.
19. Ce trait sc conserve dans l ’œuvre de la maturité : qu’on se reporte h la ma­
nière dont Satire saisit l’Ancien Régime en CRD, II, 407. Quant au parallèle avec
Baudelaire il se fonde sur B. 224-29.
160 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE

fenêtre de positivité dans le magma indifférencié du contingent. À ce titre


i] est plus révolutionnaire que la contingence, qui consacre le dualisme de
l’être et de la pensée et suscite l’attente d ’une Pentecôte rédemptrice alors
que le sens est toute la pensée (de) l’être, l ’inscription originelle de l’idéal
dans l’empirie, sans conscience malheureuse (puisqu’/Z y a du sens) ni
espoir de purification (puisque le sens est sens du monde).

Le sens du sens : Sartre et Merleau-Ponty

On peut ainsi avancer que Sartre manifeste, à sa manière, autant de


force subversive que Merleau-Ponty face au clivage entre matière et idée.
Dès la Phénoménologie de la perception la confrontation entre eux est
possible sur ce thème, Merleau-Ponty étant au plus près des thèses et du
lexique du Carnet Dupuis :

Un roman, un poème, un tableau, un morceau de musique sont des


individus, c’est-à-dire des êtres où l ’on ne peut distinguer l ’expression
de l ’exprimé, dont le sens n’est accessible que par un contact direct et
qui rayonnent leur signification sans quitter leur place temporelle et
spatiale20.

Le contexte montre cependant ce qui sépare Merleau-Ponty de Sartre


sur la notion de sens, et qui conduit à une sorte de chassé-croisé entre eux.
Au cours de ce parallèle entre le corps et l ’œuvre d’art, Merleau-Ponty
multiplie les indices d’une conception classique de l’œuvre : la matérialité
du tableau ou du poème est au service d’une « idée », d’une « significa­
tion » ou des « pensées » de l’artiste31. Merleau-Ponty souligne que ces
idéalités ne résident pas dans un ciel platonicien, mais il conçoit l'œuvre
comme leur déploiement 011 leur incarnation, au lieu de laisser émerger le
sens de la composition interne des percepts. La phrase citée ci-dessus fait
donc figure d’exception, ce que confirme le traitement réservé à la notion
de sens dans l’étude des choses et non plus des œuvres d’art, signifiantes
par principe. La longue analyse de l’objet intersensoriel22 attribue bien un
« sens » aux choses, mais trois indices montrent que cette théorie du sens

20. M. M KRLEa u-P o n t y , Phénoménologie de la perception, p. 177.


21. ¡bid.y p. 176.
LA SURFACE MÉTAPHYSIQUE DES FAITS 161

reste irréductible à la conception sartrienne. [1] Tout en distinguant le sens

d’un géométral offert à l’entendement, Merleau-Ponty le décrit comme


« une signification qui descend dans le monde », qui « habite » la chose,
I’« anime » ou s’y « installe », la « pénètre » ou s’y « incarne » 3\toutes
expressions qui perpétuent le clivage entre la matière et le sens : le sens
investit la matière du dehors, comme par surcroît. [2] L’extériorité du sens
à l’égard de la chose découle du fait que Merleau-Ponty le tient pour un
« prédicat anthropologique », pour l’effet du « dialogue » entre le perçu et
le corps percevant-4. Cette conception originale subvertit le rapport con­
science/objet, mais prive du coup les objets d ’un sens qui serait inhérent à
leurs propres pouvoirs, d’un rayonnement indépendant de la relation
pratique ou perceptive nouée avec eux par le corps : d’un point de vue
sartrien, la chose est ainsi réduite « aux expériences dans lesquelles nous
Ja rencontrons 25 ». [3] Lorsqu’il s’efforce de dépasser cette manière
d’idéalisme pour restituer aux choses un « noyau de réalité » qui ne nous
doive rien, Merleau-Ponty borne le sens au système de relations qu’entre­
tiennent les apparences entre elles, à l’image de l’indistinction entre la
texture laineuse d’un tapis, la profondeur particulière de sa couleur et sa
résistance aux sons36 ; le « sens » issu de ces relations prend alors la forme
d’une identité incarnée dans la matière, d’un réseau d’apparences univo­
ques qui font de la chose un « défini » ou un « réel » qu’on ne saurait con­
fondre avec une fiction21. Dans la Phénoménologie de la perception, la
notion de sens recouvre deux domaines qui se distinguent de sa teneur
sartrienne : appliqué à l’Art, le sens renoue avec l’idée de signification ou
d’essence spirituelle, donc avec le clivage matière/idéalité ; appliqué aux
choses, il est inhérent aux apparences mais se borne à désigner l’identité
objectale et perceptible d’éléments de réel bien définis. Par contre, l’ana­
lyse de la corrélation corps/objet permet à la notion de sens de dépasser
ces qualifications classiques, au profit cette fois d ’une refonte ontologique,
d’un dialogue entre la nature et le corps qui abolit la frontière sujet/objet et
prépare la théorie de la « chair ». Merleau-Ponty situe alors le sens dans
un horizon ontologique original, qui passe outre son inscription sartrienne
dans la figuration intrinsèque des choses et des événements.

23. Ibid., p. 369.


24. Ibid., p. 369-71.
25. Ib id ., p. 373.
26. Merleau-Ponty emprunte cet exemple à L'imaginaire : voir ibid., p. 10.
27. Pour ce troisième point cf. ibid., p. 372-74.

il
162 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE

Tout ceci se vérifie dans le texte qui assure la plus grande proximité
entre les deux auteurs, soit un développement du Visible et 1’invisible
consacré au parallèle entre la chair et l’œuvre d’art : explicitation indirecte
autant que superbe de la notion sartrienne de sens, ce texte brise avec elle
sur trois points. Merleau-Ponty s’enquiert d’une unité non kantienne de
l’œuvre d’art, mais il hésite à la situer : faut-il la ficher « au cœur » du
sensible ou la postuler « derrière » les percepts ? Est-ce une doublure
interne, « un sillage qui se trace magiquement sous nos yeux », ou une
« idée » voire une « idéalité » qui génère et organise les phénomènes28 ?
L’hésitation n’est pas levée et ne saurait l’être car, c’est la deuxième
différence avec Sartre, Merleau-Ponty centre son analyse sur le domaine
de l’Art 2\ où un logos revient hanter la physis puisque l’œuvre est
humaine et répond à une finalité, fût-ce le beau plutôt que le vrai. Tout se
présente comme s’il ne faisait pas confiance au talent de la matière et des
objets, à « leur sens inhumain, leur sourire de choses, humble et tenace »
(S, /, 90) : un de ses premiers textes sur Cézanne le confirme clairement,,
qui souligne que l’Art va au-delà de la pensée mais aussi des choses, « qui
ne sont pas encore sens30 ». Merleau-Ponty n’imagine pas que la nature ou
la ville puissent produire du sens comme Monsieur Jourdain faisait de la
prose ; on peut lui appliquer le jugement de Sartre sur Gide : « Je cherche
en vain dans son œuvre un effort pour saisir ces sens fugitifs et dénoués
qui se posent furtivement sur un toit, dans une flaque » (C D G, 358). Il
crédite l’Art de forger des idées qui ne se laissent pas « détacher des
apparences sensibles, et ériger en seconde positivitéSl », mais ce souci
révèle une défiance à l’égard du visible, suspect d’occulter la dimension
d’invisible qui lui colle à la peau. Le monde quotidien engendre une
mauvaise métaphysique, se laisse fasciner par sa puissance d ’objectivation
et s’aveugle à sa texture intime ; c’est pourquoi il revient à l’Art de révéler
sa vérité, de nous reconduire à la sauvagerie originelle. L’expansion de
cette vérité au-delà des cas étudiés prendra donc la forme - c’est le troisiè­
me écart - d’un transcendantal, soit le mode de cohésion du corps, de
l’Art et du monde sous les auspices ultimes de la notion de chair. En

28. M . M e r l e a u - P o n t y , Le visible et l ’in visible , p. 195-99.

29. On trouvera un développement assez proche, confirmant la prégnance


du modèle artistique dans !a compréhension merleau-pontienne du sens, in
M. Merleau-Ponty, La prose du monde.p. 81-93.
30. M. Merleau-Ponty, Sens et non-sens, p. 32.
31. M. MhrleaU-Ponty. Le visible et l ’in visible , p. 196.
LA SURFACE MÉTAPHYSIQUE DES FAITS 163

m o n tr a n t que le corps doit être comparé à l’œuvre d’ait e t non à l’objet-12,

la Phénoménologie de la peiveption annonçait l ’émergence de ce trans-


c e n d a n ta l et l e privilège accordé à l’Art quant à l a localisation du sens.
Avec la notion de chair Merleau-Ponty bouleverse l’ontologie là où Sartre
se c o n t e n t e d’enfoncer un coin, mais le premier renoue avec la quête d’un
f o n d e m e n t et s’approche, au regard du second, de l’abstraction, tandis que

S a r t r e développe un hyper-empirisme qui balaie les couples classiques et

ju s q u ’ à la nécessité de leur dépassement, mais cerne un registre de

p o s i t i v it é phénoménale qui, du fait même de se fomenter au cœur des

choses, n’exige pas de réinterroger le couple sujet/objet” .

La recherche du concret

Parmi les raisons qui ont dissuadé Sartre d’abandonner la notion


d’individuel, il est un motif heuristique qui s’avère rétrospectivement de
grande importance. Alors que l’universel ou le général peuvent se
satisfaire des éclaircissements relevant de leur propre strate (l’histoire
politique n’a pas à se préoccuper des errances de Fabrice), le souci de
l’individuel alimente une inquiétude féconde. Car il faut faire détour par
de nombreuses entrées pour cerner l’originalité de l’événement, qui est
« ambigu » par nature et n’exclut aucune approche, pas même la compré­
hension du fait « en général au moment même qu’il se produit comme gé­
néral » : seul celui qui entend coller au fait se montrera attentif à sa « poly-
morphie », sans se contenter pour autant, comme le fait parfois Aron, de
distribuer les angles d’attaque en sphères étanches ’4. Loin de les re­
pousser, il faut traverser et intégrer les diverses couches d’interprétation,
les tenir non pas pour « fausses mais [pour] forcées » dans leur prétention

32. M. M e r l e a u -Po n t y ,Phénoménologie de la peiveption, p. 176-77.


33. Nous l’avons montré dans Sartre face c\la phénoménologie, c’est le sujet
d’abord que Sartre subvertirá dans Vintentiannalité et La transcendance de l'Ego,
articles dans lesquels il fait au contraire une totale confiance à l’objectivité du sens.
34. Aron accepte cependant l’hypothèse de réalités historiques unitaires, dotées
d’un style, d’un destin ou d’un réseau d’interrelations qui justifient l’ambition
totalisatrice de !'historien : de Hegel à Simmel en passant par Marx, la philosophie
de l’histoire permet de riposter à Brunschvicg, fût-ce au prix d’un postulat - la
totalité individuelle - dans lequel Aron voit un héritage du romantisme allemand
(R. A r o n .op. cit.. p. 347-48, 451).
164 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE

à l’autonomie, à laquelle on opposera leur totalisation « dans une indis


tinction première », seul principe susceptible de rendre compte de la sin
gularité : si Sartre paraît naïf en ce qu’il tient cette dernière pour une évi­
dence - c’est la part d’obstination nécessaire au réalisme -, il sait que la
singularité n’est jamais découverte mais toujours reconstruite (OR, 1683)
Certes, cette intuition est d’abord restée lettre morte : il faudra
attendre la première tentative de psychanalyse existentielle, soit la réécri­
ture du Guillaume H de Ludwig dirigée contre Aron, pour qu’une véri­
table totalisation historique s’ébauche et que la discussion amorcée par le
Carnet Dupuis soit systématiquement développée (C D G , 549-62, 566-
70). Jusque-là, et de son propre aveu, Sartre confond « le total et l ’indivi­
duel », se contente de poches de sens inscrites dans le présent et isolées
comme autant de micro-univers (CHD, I, 29-30), ou use de la notion
d’individuel sur le mode heuristique - ainsi de l’affirmation péremptoire,
fondée sur l’exemple de la monarchie, selon laquelle réduire une institu­
tion en ses éléments revient à manquer son sens, « qui réside dans sa
totalité indécomposable » {CDG, 209). Il reste que l’individuel est d’em­
blée, y compris dans son acception locale, la voie royale vers le concret tel
que Sartre le définira tout au long de son œuvre à la suite de Laporte et de
Husserl15 : non pas la dimension du sensible, de l’irrationnel ou du vécu
mais l’articulation de toutes les couches d'intelligibilité, ce qui donne à la
totalité concrète l’autonomie dont manquera toujours l’abstrait36, fragment
ou dimension partielle isolée pour les besoins de l’analyse.
En érigeant cette conception du concret en principe, le Dupuis élève
deux garde-fous qui baliseront toute l’œuvre de Sartre. Il évite d’abord
que la promotion de l’individuel s’abîme dans l’ineffable, dans la re­
cherche d’une singularité irréductible à la pensée : cette quête d’irration­
nel sera dénoncée au nom même de l’existentialisme (CRD, I, 129). Si
Sartre, par défiance à l’égard des mystifications idéalistes, côtoie le plura­
lisme et l’endosse même à l’époque qui nous occupe, il marquera sa diffé­
rence en reprochant à Jean Wahl et à Jules Renard d ’avoir sombré dans ce
travers (CDG, 285 ; CRD, I, 29-30 ; 5, 39 ; S, I, 278-79). Tous trois

35. Cf. e. a. EN>37-38, 238-39, 243-44.


36. Cet apôtre de l’individuel goûtait les seules métaphysiques « qui voient
dans le cosmos une totalité synthétique : le stoïcisme, le spinozisme » (S. d e B e a u ­
v o i r , La force de l ’âge, t. I, p. 38). S’il n’y a que du concret, il faut chercher h

chaque niveau une totalisation .singulière : qu’on songe h la Critique de la Raison


dialectique ou à L ’Idiot de la famille.
LA SURFACE MÉTAPHYSIQUE DES FAITS 165

Veulent briser les visions générales ou unificatrices qui composent un


univers homogène et pacifié, mais le jeune Sartre cherche moins un résidu
. expUgnable que des essences particulières qui ne relèvent pas d ’une
mystique de l ’irrationnel (S, 39 ; CD, 14, 20, 21 ; OR, 1685 ; CRD, I, 30).
S e c o n d garde-fou dressé par le Dupuis, Sartre endosse une pratique
positiviste afin de ne pas se satisfaire de totalisations obtenues à bon
compte : les généralités abusives, les totalités présumées ou verbales, les
schèifles a priori sont mis à l’épreuve de l’empirie, systématiquement
c o n fr o n té s à l’humble « réalité que sont les faits » (OR, 1683). C ’est
p o u r q u o i Roquentin se défie de la théorie ; il l’annonce dès l’ouverture de
son journal, il ne cherchera pas à élucider sa nausée par la voie de la
méditation ou de l’explication (médicale, sociologique, psychologique...),
mais se bornera à en noter les manifestations au jour le jour dans l’espoir
que la lumière jaillira de l’accumulation des détails quotidiens (OR, 5). Ce
« faitalisme » se manifeste également dans son travail d’historien amateur.
Il a tout lu sur Rollebon, s’est promis de dépouiller toutes les archives
(c’est à cette fin qu’il s’est fixé à Bouville), veut rassembler un matériel
exhaustif ; mais, meilleur positiviste que Lanson ”, Roquentin hésite et
même répugne à passer au stade des idées générales, des hypothèses
organisatrices : les documents et les faits s’accordant mal, les synthèses
risquent d’être « de pure imagination » (OR, 18-19). Plus grave encore,
certains événements lui semblent douteux, ce qui suffit à bloquer son
travail, puis à t’abandonner (OR, 20-22, 113-16). S’ il y a ici, comme l’a
montré Jacques Deguy, une parodie littéraire des affres du chercheur,
Roquentin est sincère quand il pratique la vigilance critique dont se ré­
clame l’esprit positiviste - quitte à la retourner contre ses adeptes,
Roquentin ne faisant allégeance à aucune théorie : il lui importe seule­
ment de prendre l’unification du divers sur le fait, dans le vif de sa tota­
lisation concrète, plutôt que d’osciller entre une singularité ineffable car
intime (le « caractère » de M. de Rollebon) et l’articulation mentale de
multiples strates d ’intelligibilité.
Cette double vigilance explique le retour périodique de certaines

37. Théoricien du positivisme en histoire littéraire, auteur en 1894 d’une


Histoire de la littérature française qui en était déjà à sa douzième édition en 1912,
Gustave Lanson était directeur de [’École normale au moment où Sartre y étudiait.
Jacques Deguy a détaillé les controverses Roquentin/Lanson cl le dossier du positi­
visme dans deux textes que nous suivons librement, car nous nous sentons plus
proche du second que du premier (cf. J. D e g u y ,art. cit., ainsi que op. cit., p. 50-55).
166 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE

tentatives ; il en va ainsi de la réflexion sur la nature de l’événement


historique, qui doit surmonter des obstacles principiéis dont Sartre est
conscient dès la Légende de ici vérité.- Dans son premier fragment
posthume, la Légende revient sur cet individuel privilégié que constitue la
bataille de Waterloo : en s’interrogeant sur le sens de l’expression bergso-
nienne « avoir lieu », Sartre fait droit au scepticisme,x. Aucun combattant
ne peut prétendre avoir vu la bataille : il peut tout au plus témoigner de sa
participation à un secteur infinitésimal de l’événement qui ne lui permet
l’exemple de Fabrice en témoigne, aucune vision unitaire ou structurée de
la bataille comme telle. Seul Napoléon, du haut d ’une colline, pourrait se
réclamer d ’une saisie globale, mais qui s’aveugle au détail des péripéties
à la fureur létale des combats. Pour Fabrice, la bataille de Waterloo forme
un « décor de théâtre », un cadre spatiotemporel rétrospectif auquel il n'a
rien compris sur le moment même tant il était préoccupé de prouver son
héroïsme tout en sauvant sa peau ; pour Bonaparte par contre, elle figure
« un bloc matériel dont on peut débiter des portions », une somme de
mouvements et de bataillons dont il ne retient que les entrechoqueinents
d’ensemble - expérience concrète mais lacunaire d’une part, coup d’œil
totalisant mais abstrait d’autre part, aucune des deux versions ne l’empor­
tant sur l’autre puisque chacune porte la marque vive de ses limites39 (¿V,
33-34). C ’est pourquoi la Légende prend le point de vue analytique au
sérieux, mais ne lui accorde pas le dernier mot. Sous prétexte de chercher
un irréductible, l’esprit d’analyse réduit la bataille à des mouvements
d’atomes qui conduisent à une impasse : soit ces atomes relèvent d’une
reconstruction abstraite, soit ils forment à leur tour autant de singularités
événementielles dont la méthode analytique ne pourra rendre compte (LV,
31). Mais Sartre n’admet pas davantage les théories de Bergson ou de
Meyerson, qui placent l’ensemble des événements sous l’attribut commun
de la durée ou du changement. Cette riposte à l’esprit d’analyse revient
encore à faire valoir des « concepts abstraits », des caractéristiques
partagées par tous les événements mais qui n’en font pas la spécificité ;
Bergson et Meyerson occultent l’événementiel en le subsumant sous une
loi universelle de la nature, malgré l’affirmation bergsonienne selon

38. L’ explicitation qui suit introduit un ordre et des enjeux qui se laissent tout
au plus deviner dans le texte de Sartre : à l’ instar du Carnet Dtipuis. ce fragment de
la Légende requiert une reconstruction.
39. Sartre s’inspire peut-être de Kant : des intuitions sans concept sont aveu­
gles. des concepts sans intuition sont vides...
LA SURFACE MÉTAPHYSIQUE DES FAITS 167

uelle l’être, l’avoir lieu, outrepasse toujours les soi-disant virtualitésjn.


artre leur oppose donc un réquisit inspiré de la psychologie de la forme,
niais qui annonce aussi sa conversion à la phénoménologie : il reproche à
B e r g s o n et à Meyerson de manquer de naïveté, il préconise de se placer
d e v a n t un fait particulier et de se demander quelle « espèce d’existence il
c o n v ie n t de lui donner ». Quoique ce terme ne soit pas employé, c’est
bien le phénomène comme tel qui importe dans la mesure où il décline
lu i- m ê m e son être : l’événement est « une forme qui se dessine », une
figure qualifiée qui doit retenir l’attention à ce titre ; au risque de s’attirer
les foudres de Bergson pour qui une totalité est toujours rétrospective
donc moite, il faut partir du fait que nous « voyons » la trajectoire de
l’événement « en train de s’accomplir », comme une forme qui anticipe
son achèvement. Sartre n’en doute pas, l’événement est « une nature indi­
visible » qui implique durée et changement niais dont l’originalité est
« d’avoir telle orientation, telle signification » : dans ce passage de la
légende de la vérité (LV, 35) l’événement est une figure par excellence de
« l’individuel » entendu comme unité de sens, ce qui justifie que nous
dations le Dupuis de la même époque que la Légende. De part et d’autre,
l’individuel n’est ni un exemplaire ou l’illustration d’un universel (ce qui
serait retomber dans la pauvreté de l’abstraction scientifique ou philoso­
phique), ni une ineffable singularité rebelle au langage (ce qui reviendrait
à fonder un irrationalisme) : Sartre ne parle pas encore d’« universel sin­
gulier » parce que la dialectique lui fait défaut et qu’il préfère le plura­
lisme aux conciliations idéalistes ou verbales (CRD, I, 29-30), mais il
récuse déjà les dissociations aroniennes au profit de phénomènes pluridi­
mensionnels dont les diverses couches d’intelligibilité constituent autant
d’Abschattungen (CPM, 79).

La totalisation : chose même ou fan tasme ?

D ’où la dernière précaution prise par le Dupuis pour ne pas se


réclamer de l’individuel à bon compte : puisqu’ il s’agit d’aller au terme
de l’exigence réaliste, de la chasse au concret, Sartre s’autorise à alléguer
des totalisations pour autant qu’elles soient établies par le réel lui-même.
Elles ne seront découvertes que si nous décidons de nous en inquiéter,

40. V. J a n k f .i .é v it c h noue intim e m e n t la no tio n d\< av o ir lieu » et celle de


chang e m ent dans son Bergson (p. 219). ce q u i éclaire ta rép liq u e sartrienne.
168 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE

mais elles doivent être conçues de telle sorte que nous puissions toujours
conclure à leur absence. Ce réquisit de quasi-falsifiabilité fait partie
intégrante de la définition du sens : un objet a un sens « quand il est l’in­
carnation d’une réalité qui le dépasse mais qu’on ne peut saisir en dehors
de lui (...) ; il s’agit toujours d’une totalité : totalité d’une personne, d’un
milieu, d’une époque, de la condition humaine » (S, IV, 30 ; nous sou­
lignons). Il n ’y a donc pas d’incompatibilité entre le singulier et l’uni­
versel mais plutôt, dès le Dupuis, le présupposé selon lequel le monde est
riche d’universels particuliers, de procès de totalisation à géométrie
variable dont la recherche s’inscrit au compte, non de l’idéalisme, mais du
réalisme. Certes le Carnet Dupuis reste maladroit sur ce thème, mais les
intentions sont nettement dessinées : quinze ans avant le Baudelaire et
quarante ans avant L’Idiot de la famille qui expliciteront l’idée de vie
oraculaire, d’écho mutuel entre un individu et son temps, Sartre postule
déjà, encouragé en ce sens par JaspersJ1, qu’il existe des « destins », une
propension à déployer une vie à partir d’un « noyau central » organisateur,
voire qu’il existe « un certain accommodement réciproque et intérieur
entre le monde et l’individu » (CD, 21 ; LV, 31). Et à ceux qui conteste­
raient cette hypothèse en raison de son extériorité au vécu, de l’appel
implicite à un deus ex machina qui fomenterait une correspondance totali-
satrice dont ni le monde ni l’individu n’ont que faire, Sartre réplique en
essayant de démontrer, par la gigantesque entreprise du « Flaubert », que
« dans la réalité humaine (...) le multiple est toujours hanté par un rêve ou
un souvenir d ’unité synthétique ; ainsi c’est la détotalisation elle-même
qui exige d’être retotalisée et la totalisation n’est pas un simple inventaire
suivi de constat totalitaire mais une entreprise intentionnelle et orientée de
réunification » (/F, I, 653).
Il faut cependant noter, pour conclure, que notre mise au point a fait la
part belle aux intentions, alors que leur application reste sujette à débat.
D ’abord parce que ces relations totalisantes prennent encore une forme
essentialiste dans le Dupuis et le Baudelaire ; il faudra attendre la Critique
pour que Sartre montre que le singulier est bien, au rebours de la science,
le Heu même de l’universel car il est totalisation en acte de l’Histoire -
l’exemple le plus parlant étant celui du match de boxe42 (CRD, II, 37-38).

41. K . Ja s p e r s , op. cit., p. 2 18, 234-35, 2 45 .

42. Nous avons confronté cette totalisation dialectique aux textes préphénomé-
nologitjucs de Sartre dans « Les boxeurs contre la cuisine anglaise : sens et totali-
LA SURFACE MÉTAPHYSIQUE DES FAITS 169

E n s u ite parce que « l’universel singulier » cède parfois la place à un méca­


n is m e de balance, à un jeu d ’oscillations entre les deux types d ’excès liés
au r é q u is it réaliste - réquisit à la fois positiviste et totalisateur. Simone de
B e a u v o ir a souligné l’ardeur avec laquelle Sartre cherchait à dégager le
sens des lieux qu’ils visitaient, au prix de synthèses aussi farfelues que
savoureuses4 1 : ce procédé trahit un fantasme de possession du monde
comme totalité absolue (C D G , 487), fantasme dont Sartre était conscient,
de sorte qu’on le voit surtout à l’œuvre dans des textes mineurs ou des
posthumes - l’abandon de la Reine Albemarle lui est imputable pour
partie, la quête du sens y étant barrée par des accès de lucidité analytique
(voir notamment RA, 20-21, 80-81). Quant aux outrances positivistes chez
Sartre, on en trouve un exemple dans les Réflexions sur la question juive,
qui pulvérisent la tradition judaïque et l’histoire du peuple ju if : elles les
réduisent à l’ombre portée de l’antisémitisme parce que Sartre cherchait à
« mettre en pièces » les « notions vagues et synthétiques » dont se
servaient les antisémites, usant ainsi d ’une stratégie de rétorsion conçue
dès 193944(S, II, 258 ; RQJ, 38-44, 81-84 ; ES, 167-68).
Sans doute la lucidité a-t-elle un prix : on ne cherche pas impunément
à faire barrage aux totalités mystifiantes tout en refusant cet idéalisme
spécifique qu’est l’esprit d ’analyse et son déni des synthèses. Le principe
de totalisation était ainsi voué à contestation interne. Dès YApologie pour
le cinéma, Sartre qualifie le septième art d’« idéaliste discret » car, en
donnant la « sensation de l'Ensemble », le cinéma s’enfonce dans l’irréel,
rectifie la physis et corrige la pluralité des niveaux, des objets et des
processus mise en évidence par les sciences de la nature (EJ, 393-97). La

sation dans la Critique de la raison dialectique, II », in J. Simont (dir.), Ecrits


posthumes de Sartre, H, Paris : Vrin, 2001.
43. S. de B e a u v o ir , La force de l ’âge, 1.1, p. 167.
44. C ’est pourquoi il a pris ensuite ses distances à l’égard des Réflexions : « j ’ai
omis la spécificité du Juif. J ’ai analysé le cas d ’un homme qui a reçu sa
dénomination du dehors et qui, en dessous, est un “je pense” cartésien. Puisque je
refusais qu’il y eût un caractère juif, tel que l’antisémite me le décrivait, il restait
finalement du ju if le secret et la réalité empirique. (...) Je concevais le caractère ju if
comme résultant du fait que le petit ju if était en milieu ju if et en même temps
soumis à une pression et à une aliénation extérieures. Je supprimais donc à la fois le
secret et le caractère juifs pour ne laisser que l ’individu qui se fait son caractère en
réaction au monde » (in E. B en -Ga l , Mardi, chez Sartre. Un Hébreu à Paris {1967-
1980), Paris : Flammarion, 1992, p. 317-18).
170 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE

pertinence de l’esprit d’analyse est ainsi concédée au savant, et la totalité


frappée de suspicion parce que ses vertus esthétiques inclinent à la
produire ou à la deviner là où elle fait défaut - sans parler de son a ttrait
métaphysique, mis en évidence par Kant. Les totalités ne pourront donc
trouver refuge que dans les sciences humaines, non sans réticences ■
L ’être et le néant relègue l’unité de classe parmi les fictions, de sorte que
ce problème sera remis en chantier tout au long de la décennie 50. Mais
la tension ne faiblira jamais entre les vertus de l’analyse, qui sert de
rempart contre les idéalismes de la réconciliation (le moi, le Mitsein,
l’Esprit absolu, le Parti...), et la supériorité heuristique de la synthèse. Les
Cahiers pour une morale portent cette tension au plus haut : ils professent
que l’Histoire sera hégélienne donc totalisée ou ne sera pas (CPM, 31,
67), mais ils passent Hegel au crible d’une critique d’inspiration positi­
viste {CPM, 60-61, 64, 79-80...) ou existentialiste (pluralité des dialecti­
ques, irréductibilité de la contingence et de la liberté, etc. - CPM , 478-
80). Le débat avec Hegel ne se limite pas à cet angle d’attaque dans les
Cahiers, mais ceux-ci montrent que Sartre refuse d’accorder à Hegel cela
même qui le fascine, l’Histoire comme totalité en voie d’engendrement
réglé, fantasme intenable puisque subordonnant l’effectivité historique à
une Puissance ou une Fin projetés en amont et en aval du présent45. Au
chapitre des oscillations toujours, l’ambition totalisatrice est portée à son
comble dans le second tome de la Critique de la Raison dialectique, où la
totalisation d’enveloppement menace les conquêtes de la philosophie
existentielle. C ’est pourquoi Sartre dresse des barrières contre les excès de
la dialectique (l’Histoire reste « trouée » par la mort, « ouverte » par
l'irruption transgressive de la liberté, redoublée d ’un être-en-soi inaccessi­
ble...), tout en répondant inlassablement aux objections selon lesquelles le
stalinisme n ’est que déviation, ou son antisémitisme pure contingence.
Mais Saitre abandonnera l’ouvrage au milieu du gué, comme s’il butait
sur ses limites intrinsèques - on peut totaliser le stalinisme, entreprise
elle-même totalitaire, mais comment ressaisir les sociétés démocratiques
ou déliquescentes ?

45. Cette tension csl étudiée par J. C û l o m b e l , Sartre nu le parti tle vivre,
p. 129-30. 139-43. O n trouvera une analyse plus approfondie du débat avec
H egel dans les C ah iers chez J. S im o n t , « La lutte du maître et de l ’esclave
dans les C ah iers pou r une m orale et la C ritique de la raison dialectique »,
C ah iers de sém iotique textuelle. n ° 18 {Étu des sartrien nes IV ), 1990. ainsi que
chez P. V e r s t r a e ïe n , « Sartre et Hegel ». Les Temps modernes, n° 539. 1991.
LA SURFACE MÉTAPHYSIQUE DES FAITS 171

Par son audace même, le second volume de la Critique trahit le retour


des hésitations juvéniles entre le Beau et le Vrai. Si « seul un tout peut
être beau » (S, IX, 15), un soupçon pèsera toujours sur les totalisations ; ce
n’est pas par hasard que la Critique retrouve le vocabulaire esthétique
pour décrire la totalisation d’enveloppement : « une démarche de com­
pression totalisante qui saisit (...) le mouvement centripète de toutes les
significations attirées et condensées dans l’événement ou dans l’objet »
(CRD, II, 59), De même qu’on ne peut introduire les Idées kantiennes
dans l’expérience sans risque d’illusion transcendantale, de même les
totalités continuent à fasciner Sartre en proportion de leur folie, de leur
impact métaphysique et esthétique4('. Cet impact est sensible au cinéma et
au théâtre, mais il a sans doute trouvé son acmé dans les romans dont se
nourrissait Poulou à l’instar des collégiens de l’époque romantique :

... ils ont donné leur vie pour nourrir les univers romanesques, on la
leur rend au centuple, travaillée, modelée, resserrée, débarrassée de ses
scories, pure comme seul peut l'être lin imaginaire et belle à leur
crever le cœur : c’est l’Aventure, tout entière prévisible jusque dans
son imprévisibilité, qui se déchiffre en commençant par la fin et dont le
moindre événement, produit rigoureux de l’avenir et du passé, est, à la
fois, réminiscence et prophétie comme les notes d’une mélodie... (IF,
II, 1386-87 ; nous soulignons).

Comment résister à la tentation de décrire le passé à la lumière de


l’avenir, de sacrifier à l’illusion finaliste des totalités closes, des structures
unitaires qui se monnaient en manifestations empiriques entre-expressi-
ves, parties vouées à révéler un Tout dont l’accomplissement réside dans
son extinction ? Roquentin en tout cas s’efforce, sous couvert de science
historique, de boucler l’existence de son héros pour en jouir par procura­
tion : quand, déjouant ses espoirs, la rigueur positiviste l’emporte, la
nausée menace de l’envahir car il souffre de ne pouvoir donner l’unité
d’un destin à la vie de Monsieur de Rollebon (OR, 17-19, 113-16). La
réaction de Sartre prendra d ’autres formes : il multipliera les essais

46. Pour une démonstration plus soutenue sur la convergence entre le schenie
« théorique » de la dialectique et le schème « esthétique » du sens - avec ta totali­
sation pour terme com m un, y compris sous la forme extrême de l’intériorisation
d’ une histoire millénaire par un individu singulier voir J.-F. Louetik in PCS,
373-74.381-82,388-90.
172 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE

biographiques, en abandonnera un sur deux et relancera sans cesse les


questions de méthode, ranimant la recherche totalisatrice à mesure qu’elle
rencontre des obstacles. C ’est pourquoi L ’Idiot de la famille en constitue
le point culminant : Sartre endosse anthropomorphisme et téléologie pour
entre-totaliser Flaubert et son temps, arguant que dans une vie oraculaire
« l’individu se produit comme agent responsable du destin d’une époque
dans la mesure où celle-ci cherche, en lui et par lui, à se dépasser » (//?
III, 440). Soit un schème intellectuel d’une incontestable fécondité,
susceptible d’ouvrir de nouveaux espaces de recherche, mais qui participe
de la fascination sartrienne pour la totalisation finaliste qu’autorisent les
biographies, aussi intenables fussent-elles au regard de sa philosophie :
belles et fascinantes parce que fausses, irréelles. Se serait-il acharné,
sinon, à mettre trois fois sur le métier, à peaufiner inlassablement et à
transir de jansénisme historique cette biographie « belle à crever le cœur »
entre toutes, Les mots ?
SE C O N D E SECTION

POLITIQUES DE LA VÉRITÉ
CHAPITRE 1

PAR-DELÀ MARX ET NIETZSCHE :


UNE THÉORIE DES IDÉOLOGIES

Au terme des analyses développées jusqu’ici, nous sommes frappé par


le fait que l’idiosyncrasie sartrienne s’affirme de manière précoce et
affiche ses vertus déstabilisantes, mais en affrontant des défis classiques.
Sartre esquisse une métaphysique de la contingence et une esthétique de la
totalisation ; il ébauche une manière d ’ontologie de l’individuel et jette les
éléments d’une théorie de la connaissance, le tout pour se dégager d’un
idéalisme puisé à la source platonicienne de la philosophie occidentale.
L’ensemble de ces tentatives a déjà une couleur hautement personnelle, la
radicalité des principes et des attentes annonce les audaces de l’œuvre
future, les solutions sont souvent inédites, mais les ambitions sont parta­
gées par toute la philosophie contemporaine - débat avec la science,
recherche d’un domaine encore arpentable par le philosophe, quête d’une
métaphysique du fini dans un monde sans Dieu, prise en compte du con­
cret. Une catégorie surtout anime l’entreprise et ne sera jamais reniée : il
s’agit de faire preuve de lucidité, de dire le vrai ; le langage sera retravaillé,
s’ouvrira à la littérature, aux emprunts germaniques et aux tourbillons dia­
lectiques, mais aux fins de mieux restituer « la chose même ». Sartre n’est
guère enclin au scepticisme ou au perspectivisme, a fortiori vers 1930.
C ’est dire qu’il ne verse pas dans une insouciance juvénile. Il se débat
avec ses racines idéalistes parce qu’il pressent leur mystification ; il voue
une confiance farouche à la contingence, mais se rend compte que cette
intuition se devine plus qu’elle ne s’établit (d’où l’adoption d’une forme
romanesque adaptée à ce régime de vérité) ; si son aversion pour la scien­
ce est évidente, elle ne l’empêche pas de comprendre qu’il oppose une
saisie aventureuse du monde à une procédure théorique et pratique dû­
ment éprouvée, dont le succès s’atteste dans le progrès technique. La pen­
sée sartrienne en formation se nourrit d’inquiétudes autant que de fouca­
des : en amorçant un dialogue entre science et métaphysique, le Carnet
Dupuis témoigne d’ une recherche de justification, du désir d’établir les
droits du philosophe à rompre avec les contraintes et les résultats des
176 POLITIQUES DE LA VÉRITÉ

disciplines positives. En bouleversant la teneur du vrai (sens et contingen­


ce plutôt que concepts et lois) ainsi que ses normes (intuition et concret
plutôt qu’expérimentation et logique), Sartre se condamne à fonder ce ren­
versement en raison, à revoir la hiérarchie des modes de connaissance.
Le développement de cette table des valeurs doit tenir compte des
inclinations et des limites de l’auteur. Elle ne saurait prendre F allure
d’une dissertation philosophique dans le langage de l’universel, car Sartre
lui refuse crédit 1 ; en outre, il n’est pas encore en mesure de défendre ses
convictions selon ce type d’exigences. C ’est pour ce double motif que son
œuvre de jeunesse la plus ambitieuse, soit une histoire des formes de la
connaissance qui renverse la hiérarchie scientiste, prend la forme d’une
Légende de la vérité, authentique essai dont l’interprétation est loin d’être
fixée mais qui apparaît comme l’œuvre la plus contemporaine du corpus
sartrien, la plus engagée dans la voie du déconstructionnisme.

Un texte presque oublié, trois fragments posthumes sauvés

Sauf erreur de notre part, la Légende n’a suscité aucune analyse qui
entre dans le détail du texte. Il est vrai que seule la première partie de
l’essai est parue en 19312 dans la revue Bifur et a été rééditée dans les
Ecrits de Sartre (p. 531-45) : les critiques ont longtemps dû faire face à
une œuvre partielle et, par son style comme par son propos, éminemment
déroutante. Quant au manuscrit proposé à l’époque à quelques éditeurs
par l ’intermédiaire de Nizan, il n’est toujours pas localisé et reste entou­
ré de mystère (ES, 53). Il devait comporter une préface, qui semble
aujourd’hui perdue (LC, I, 49-50 ; EJ, 24). Selon les propos recueillis par
Gerassi la troisième partie du texte serait restée inachevée1, mais Beau­
voir affirme que Sartre avait terminé la Légende au moment où Nizan lui
cherchait un éditeur4 - version rendue crédible par une lettre au Castor
qui parle d ’un « livre » apparemment fini, mais à laquelle on peut opposer

1. S. DE B e a u v o ir , La force de l ’âge, 1.1, p. 53-54.


2. Les écrits de Sartre datent la Légende de 1929 (E S, 52), mais Sartre a dû
l ’écrirc en 1930-31, la rédaction ayant été entamée pendant son service militaire qui
courut de novembre 1929 à février 1931 (S. de B e a u v o ir , La force de l'â g e , t. 1,
p. 53 ; OR, X L V II ; E J, 24).
3. J. G er a s s i , op. cit., 1.1, p. 97.
4. S. de B e a u v o ir , L a force de l'âge, 1.1, p. 92.
PAR-DELÀ MARX ET NIETZSCHE 177

un témoignage où Sartre dit avoir donné des « morceaux » de l’œuvre à


jslizan, ce qui autorise toutes les interprétations (LC, I, 49-50 ; G4, 228).
Seul le plan du manuscrit a été décrit par l’auteur et par le Castor, qui
évoquent une division tripartite entre la « Légende du certain », la « Lé­
gende du probable » et la « Légende de l’homme seul », ces trois chapitres
étudiant respectivement la science (complice de la démocratie et produc­
trice de vérités universelles), l’idéologie des élites (domaine des idées
générales inaccessibles à la plèbe), et le regard sans filtre que les exclus de
la cité peuvent jeter sur le réel grâce à leur solitude '.
Nous n ’avons aucun motif de douter de cette tri partition, mais tout
porte à penser que la structure de l’ouvrage a évolué au fil du temps, ainsi
que nous nous en sommes expliqué dans un article6 précédant la publi­
cation des trois fragments posthumes qui, outre le texte publié en 1931,
subsistent aujourd’hui de la Légende sous forme de dactylogrammes. La
division citée par Sartre et Beauvoir semble en effet décrire un stade
avancé de la rédaction, les trois fragments livrés au public en 2 0 0 1 chez
Vrin présentant une structure moins nette : ils recoupent la division tripar­
tite mais de manière imparfaite. Le premier de ces posthumes (L V , 27-36)
apparaît comme un brouillon du texte publié dans Bifur. Si deux parties
de ce fragment possèdent un style très travaillé et annoncent le chapitre
édité (LV, 27-30, 31-33), elles s’interrompent brusquement au profit de
simples éléments de plan ou de notes éparses (LV, 30-31, 33-36), voire de
passages biffés ou surajoutés (LV, 36) ; de surcroît, ce premier fragment
est inachevé, et son titre a apparemment été ajouté après coup7. Certaines
pages ne rappelant nullement le texte de Bifur mais bien le Carnet
Dupuis, nous tenons ce fragment pour un premier jet dont Sartre aurait

5. Sur tes grandes lignes du texte, voir : ibidem ; E J , 24 ; E S , 52 ; G4, 218-19 ;


S. de B e a u v o ir , La force de Cage, 1.1, p. 54.
6. V. d e C o o r e b y t e r , « Genèse et structure de la Légende de la vérité », in
J. Simont (dir.), Écrits posthumes de Sartre, //, Paris : Vrin, 2001, p. 19-25. Nous
reprenons ici l ’ essentiel de cet article, en y renvoyant pour une présentation des
motifs pour lesquels nous avons fait publier ces fragments dans un ordre différent
de celui dans lequel M ichel Rybalka les a découverts dans les années 1970.
7. Nous n’ avons pas vu les manuscrits, de sorte que nous avons emprunté le
titre de l ’ensemble de la Légende au texte de Bifttr, le seul auquel Sartre ait donné
son aval. Les dactylogrammes remontent à la décennie 1970, époque où Michel
Rybalka a pu disposer tem porairem ent des m anuscrits et les dactylographier
(M . R y b a l k a , « Note du transcripteur à propos de la Légende de la vérité », in
J. Simont (dir.), Écrits posthumes de Sartre, il, Paris : Vrin, 2001, p. 17-18).

12
178 POLITIQUES DE LA VÉRITÉ

remanié l’essentiel en vue d’une publication, tout en renonçant à suivre


certaines pistes. Cette hypothèse permet d’expliquer que ce fragment mêle
la science, les philosophes et l’homme seul au sein d’un même récit dénué
d’armature claire et titré « Légende du probable », alors que selon Sartre
et Beauvoir la Légende consacrera trois développements distincts à ces
différentes figures, ce qui est confirmé par les autres textes dont nous
disposons. Dans la mesure où il dérive la philosophie des vagabondages
solitaires (LV, 27-28), ce fragment doit être antérieur à la distinction entre
l’homnie seul et le philosophe, ainsi qu’au ravalement de ce dernier au
rang de fonctionnaire grégarisé, que propose le deuxième posthume.
Ce deuxième fragment (LV, 37-46) est également incomplet : il pro­
pose un développement continu mais dont une page a été arrachée, et qui
s'interrompt au beau milieu d’une phrase pour laisser place à quelques
variantes. Mais le titre du fragment, « Légende du probable et des philo­
sophes », semble dater de la même époque que le corps du texte et, sur­
tout, correspond au deuxième terme de la division tripartite alléguée par
Sartre ; en outre, nous avons affaire cette fois à une rédaction quasiment
vierge de ratures et d’ajouts. Nous semblons donc tenir ici la suite immé­
diate de l’écrit livré au public : les deux textes sont en parfaite continuité
(le fragment II résume le propos développé dans Bîfur puis s’interroge sur
la naissance de la philosophie), et à l ’exception de l’épigramme aucun
élément du deuxième fragment ne se retrouve dans le texte anthume (alors
que Sartre aurait sans doute puisé dans cette section si elle avait précédé
la rédaction finale). Cette hypothèse se renforce encore du fait que le
fragment II s’achève sur quelques variantes, dont l’une porte sur un passa­
ge du troisième posthume, et qui présentent de manière générale un style
très étudié : sans doute Saitre était-il à la recherche d’une meilleure ré­
daction de certains éléments du livre destiné à publication. Mais il s’agit
là d’une hypothèse de travail, que seule la découverte d’un manuscrit
complet comportant le texte de Bîfur permettrait de confirmer.
La prudence s’impose davantage encore quant au troisième fragment
(LV, 47-57). Michel Rybalka tend à y voir une partie du manuscrit final,
sans doute parce que le texte comporte assez peu de corrections et traite
surtout de l’homme seul, thème assigné par Saitre et Beauvoir à la derniè­
re section de la Légende. Notons cependant que ce fragment est simple­
ment titré « Légende » (sans doute à l’initiative du transcripteur, la pre­
mière page au moins étant manquante), et que sa construction n’est pas
sans faille, ni son style d’un niveau constant : ce fragment paraît moins
« fini » que la partie de la Légende parue du vivant de Saitre. Cette irn-
PAR-DELÀ MARX ET NIETZSCHE 179

pression est encore renforcée par le fait que ce posthume se présente sous
la forme d’une liasse incomplète ; le début du texte a disparu plusieurs
pages font défaut au milieu du développement, et ce dernier s’interrompt
sur un raisonnement qui ne peut en aucune manière faire office de conclu­
sion, Si l’on ajoute à tout ceci le caractère laborieux de la démonstration
tentée par Sartre, on peut imaginer que ce fragment est issu d’une
campagne de rédaction assez précoce et qu’une version plus satisfaisante
a été rédigée par la suite, qui serait aujourd’hui perdue ou non localisée. Il
reste que nous n’avons aucun témoignage allant dans ce sens, alors que
Sartre lui-même a reconnu que la dernière partie de la Légende était restée
inachevée, ce qui correspond à l’état du texte dont nous parlons. Ce
dernier pourrait donc aussi bien constituer la troisième partie du manuscrit
final, les faiblesses de ce texte contribuant à expliquer que Sartre ait
renoncé à reprendre la Légende après sa publication partielle dans Bifur et
le refus essuyé auprès de l’éditeur sollicité pour une publication intégrale''
-nous y reviendrons en temps utile.
Il faut en tout cas souligner que si les deuxième et troisième fragments
forment, au plan thématique, la suite du texte publié du vivant de Sartre,
ce dernier possède une portée philosophique et une qualité stylistique
nettement supérieures : rien n’interdit de penser que Sartre, après avoir
envoyé un manuscrit quasi achevé à quelques éditeurs (manuscrit dont
les fragments II et III seraient issus), ait remanié la première partie de la
Légende après avoir obtenu une promesse d’édition partielle de la part de
Bifur. Quoi qu’il en soit, les quatre textes dont nous disposons ne peuvent
être soumis à un traitement identique puisque leur intérêt varie et que le
lecteur n’a pas forcément la même familiarité avec les uns et les autres.
Alors que nous consacrerons tout ce chapitre au texte anthume, deux nous
suffiront ensuite pour les trois posthumes. Le premier de ceux-ci ne fera
l’objet d ’aucun développement sui generis puisque nous en avons déjà
exploité les passages qui éclairent le Carnet Dupais (sur la notion d’évé­
nement e. a.), et que nous donnerons par ailleurs la préférence à la version
supérieure de Bifur : il ne nous restera plus qu’à intégrer les variantes
significatives de ce fragment, ainsi que les éléments résiduels qui, par leur

8 . Le début du dactyiogramme développe un parallèle entre le mode d’expres­


sion de l’homme seul et la peinture, qui devait au moins faire l’objet d’une brève
introduction.
9. Sur l’abandon de )a Légende voir S. d e B e a u v o ir , La force de l'âge, t. I.
p. 122-23, ainsi que LC, I, 50 et OR, XLVIIL
180 POLITIQUES DE LA VÉRITÉ

thème, renvoient au deuxième ou au troisième posthume. Le deuxième


nous retiendra davantage, car ce texte révèle les options politiques du
jeune Sartre et anticipe spectaculairement sur certaines œuvres tardives •
nous y consacrerons le chapitre suivant. Quant à la théorie de « l’homme
seul » esquissée par le troisième fragment posthume, elle participe de la
névrose littéraire et de l’orgueil philosophique qui sous-tendent la produc­
tion sartrienne : elle fera l’objet de notre dernier chapitre, qui tentera de
préciser et, parfois, de rectifier les indications livrées par Sartre et ses criti­
ques sur ce thème.
Incomplète et, selon Aron qui manie si bien la litote, « passablement
obscure » (LC, I, 50), la partie anthume de la Légende n ’apporte rien de
neuf quand 011 la résume au plus court : elle confirme l’antagonisme entre
science et contingence, querelle dont on connaît les termes aussi bien que
l’issue. C ’est sans doute pourquoi, abstraction faite d’une étiologie psy­
cho-biographique et d’une approche philosophique isolée10, la critique n’a
retenu que le thème de l’homme seul et la forme mythologique de l’essai,
procédé caractéristique des œuvres de jeunesse imprégnées de culture
normalienne Nous n’insisterons pas sur cette ligne d’analyse car ce
texte nous importe dans la mesure où il complète Tinterprétation des
œuvres préphénoménologiques et annonce des thèses plus tardives : avec
la partie de la Légende publiée en 1931 nous tenterons d’achever la
reconstitution de la première strate de la pensée sartrienne, tandis que
l’ensemble permettra d’éclairer le passage à la phénoménologie.
Dans cette optique, le genre adopté importe autant que le contenu car
leur articulation est lourde de sens. En choisissant un traitement pseudo­

10. A nnie Cohen-Solal réduit la Légende à un règlement de comptes avec le


grand-père Schweitzer (visé à travers l ’idéalisme) et le beau-père M ancy (visé à
travers la science), qui seraient ainsi renvoyés dos à dos (A . C o h en -So l a l , op. cit.,
p. 154, 175-76). Juliette Sim ont aborde la m êm e dualité en philosophe, en discer­
nant dans le texte de Bifttr une critique conjointe de l ’idéalisme et du positivisme
auxquels Sartre oppose l ’intem pestivité des choses mêm es, leur irréductible
présence (J. S jm o n t , Jean-Pan! Sartre. Un demi-siècle de liberté, Paris,
Bruxelles : De Boeck & Larder, I99S, p. 14-17).
11. Sur la forme de l’œuvre, voir : LC, I, 50 ; LC, 11, 33 ; S, 41-42 ; CA, 191. 203 ;
EJ, 288-90 ; S. de B ea u v o ir , La force de l'âge, 1.1, p. 53-54, 122-23 ; A. Bo sch e t h ,
op. cit., p. 42-46 ; G. I d t , « Sartre “mythologue” : du mythe au lieu commun »,
in P. V erstraetbn (dir.). Autour de Jean-Paui Sartre. Littérature et philosophie,
Paris : Gallimard, « Idées ». 1981, p. 119-20 ; J.-F. L o u e t t e . op. cit.. p. 21 :
PAR-DELÀ MARX ET NIETZSCHE 181

historique, Sartre propose un pacte de lecture ambivalent. II offre une


simple « légende » qu’on se gardera de prendre au sérieux, mais dont le
thème n’est pas vraiment celui d ’une pochade estudiantine : la vérité est
assez édifiante pour se prêter au mythe voire à la prophétie, tonalité que
l’auteur ne dédaigne pas - tout en multipliant les pointes d’ironie et même
de farce. Il perce çà et là comme une inquiétude pour l’avenir, soutenue
par une progression rhétorique très travaillée, mais dont te vecteur intro­
duit la distance nécessaire : restituant une évolution historique trop rigou­
reuse pour être crédible, le narrateur s’autorise de l'illusion rétrospective,
du « tout s’est passé comme si », pour donner forme et consistance à une
rationalisation hypothétique mais troublante, plausible autant qu’invéri­
fiable car elle porte sur les ressorts ultimes du comportement. Sartre ébau­
che ici une psychanalyse sauvage, tente d’interpréter une névrose histo­
rique du vrai, ce qui le contraint à retourner aux origines pour esquisser
une reconstruction : pourquoi et comment a-t-on forgé un surmoi scienti­
fique qui refoule l ’incontrôlable ? Question à laquelle on ne saurait répon­
dre sans établir le sens du texte, qui reste enfoui sous l’abondance des
images et des références implicites : en l’occurrence, l’interprétation com­
mence par un effort de lecture. Nous devons donc reprendre, non pas le
détail (qui renvoie aux thèmes déjà étudiés), mais la progression et les
scansions du propos, révélatrices de sa logique : parce qu’elle décrit le
devenir de la vérité, il faut saisir la vérité de la Légende dans son devenir.

La légende, première époque

Tel est donc le principe ultime, à la fois postulat et conclusion : « La vé­


rité ne naquit pas d’abord ». Figure par excellence de l’étemel, ce donné
qu’on nous invite à lire dans le ciel intelligible ou dans le divers sensible
laissait de marbre les premières populations humaines, à savoir les « noma­
des belliqueux ». Le guerrier a besoin de foi et non de savoir pour risquer sa
vie ; la confusion des combats peut dissimuler un ordre secret, mais elle
n’autorise personne à « dire ce qu’il y a de vrai dans une bataille » (ES, 531 ).
Le monde du laboureur est moins déréglé déjà : il s’articule autour de
« grandes masses sans frontières, les saisons ». Mais si la nature impose
une organisation du travail et de la raison, celle-ci reste souple et grossiè­
re : il suffit de faire confiance au retour des ensembles climatiques, à une
périodicité sans limites précises. En outre, la nature naturante en appelle à
la souplesse de l’esprit : les métamorphoses qui conduisent de la graine à
182 POLITIQUES DE LA VÉRITÉ

la fleur interdisent la fixation d’essences rigides, et sont de surcroît cons­


tamment brisées par les palinodies du ciel et de la terre. Le paysan laisse
donc « le vrai et le faux dans leurs limbes-» ; il serait incapable de leur
donner sens car il est contraint d’accueillir tous les caprices des saisons
pour s’y adapter : l’ordre et le calcul lui paraîtraient le comble de l’artifi­
ce, au point qu’il n’y comprendrait rien si on s’avisait de les lui enseigner.
Plongé dans un monde dont l’unité reste « trop diverse encore pour notre
raison », le rythme de ses pensées est calqué sur celui de la nature :
« c’étaient des forces noueuses, profondément enracinées, rebelles au dis­
cours, et qui ne paraissaient convenir qu’à lui seul ». L’agriculteur ne parle
pas le langage de la science pour lequel l’accord de tous, le pouvoir de
transmettre et de répéter un résultat, est l’indice du vrai(ES, 531).
Le savoir du paysan est plutôt fait de sagesse sceptique : parce qu’il
sait combien l’informe poussée des moissons interdit toute vue définitive,
il est sans doute à l’origine des arguments du chauve et du cornu (ES,
532). Son ignorance est aussi docte qu’indubitable : sa vérité n’est pas
d ’adéquation au réel « comme un portrait à son modèle », mais le déficit
des identités est fidèle à la chose même. La production multiforme d’idées
à laquelle il se livre, idées qui ont comme « un air de famille » avec le
monde, se plie à « la grande sympathie universelle » qui unit les choses
dans un même rythme, dans le tournoiement « des flux, des reflux, des
croissances hâtives puis retardées ». Sa méditation le porte au plus près de
la lucidité métaphysique ; elle a la forme et le contenu de la contingence,
« quelque chose de défait et de dénoué, une tournure, enfin, absolument
naturelle » (ES, 534).
Pour introduire le concept dans cette société qui s’en passe parfaite­
ment, il faudrait une médiation qui sorte ses effets par étapes successives.
Mais en réalité le ver est déjà dans le fruit : l’agriculteur a besoin d’outils
capables de répondre à son attente, de dessiner comme un prolongement
matériel du corps propre ; « les pots, tout ronds avec une anse grossière,
n’étaient rien de plus que l’ébauche du geste de boire », mais cela suffit
pour que naisse « la première pensée impersonnelle de ces temps recu­
lés ». De même que le flux mental épouse les pulsations du contingent, de
même « les premiers instruments, morts dès leur naissance », suscitent
line pensée immobile qui recueille leur inertie et leur promesse d’univer­
salité. Au rebours des productions de la nature, l ’objet affirme son identité
et sa permanence, la glaise prend la consistance de l’idée. Plus encore,
celle-ci se détache dans son ordre : si un vase vient à se briser, l’artisan en
façonnera un autre sur le même modèle, comme si un concept autonome
PAR-DELÀ MARX ET NIETZSCHE 183

« bondissait dans les airs puis revenait se poser sur d ’autres vases ». La
sphère platonicienne des Idées flotte déjà sur les ateliers, quoique para­
doxalement « plus dépendante des objets que des esprits » (ES, 532).
Aucune téléologie ne soutient cette succession de figures ; une écono­
mie familiale et de pure subsistance ne saurait précipiter la cristallisation
du vrai. En fait, « la Vérité procède du Commerce : elle accompagna au
marché les premiers objets manufacturés » (ES, 531-32) ; elle ne répond
donc à nulle attente, nulle passion, nulle réceptivité a priori. Le mythe
n’empêche pas l’ironie du narrateur : les premières Vérités ne se réclament
pas de ce nom promis à tant de gloire « car c’étaient simplement des pré­
cautions particulières contre les trompeurs ». Le principe d’identité
s'applique de facto parce que chacun doit disposer d’un critère fixe pour
prévenir les malfaçons du marchand ; quant à la non-contradiction, on est
à deux doigts de la découvrir tant est grand le besoin de clarifier les
termes de l’échange afin de fixer la valeur de l’objet : « on convint qu’un
vase ne devait pas être en même temps intact et fêlé ». L’autonomie de la
raison est une mystification : le principe d’identité, vérité soi-disant analy­
tique, répond aux exigences de la survie ; il permet sans doute de penser,
mais ce transcendantal n’est pas indexé sur la connaissance (ES, 532).
Notre logique procède d’un ensemble de recettes empiriques, de normes
adaptées aux circonstances, de réglementations « de la police du marché »
« qui ne furent jamais déduites d’un principe général » ; elle ne révèle ni
une autorégulation de la pensée ni un ordre intrinsèque de la nature, mais
le simple souci que les transactions s’opèrent sans violence. Sa mise en
ordre progressive ne provient pas de la volonté de savoir : « un modèle
unique s’imposa » parce que la parole est le numéraire d’une économie de
troc, l’équivalent universel des biens mis en vente ; poussé par l’intérêt,
chacun doit maîtriser au mieux les arguments et les contre-arguments qui
permettent de discuter un prix. L’apprentissage de Ja vérité confirme les
outrances de l’utilitarisme anglais (£5’, 533).
Régulateur des échanges, l’art de la persuasion lui-même est une mar­
chandise parmi d’autres que des sophistes mettent au point et proposent
au plus offrant, le jeu de l’offre et de la demande permettant d’ajuster la
production autour de quelques valeurs sures, rationalisées. Aucune quête
de réciprocité ou de consensus à la source de l’axiomatique : l’accord de
tous est accidentel, ombre portée de la recherche du profit. Dans cet uni­
vers mercantile où chacun ourdit dans le secret de son âme les arguments
qu’il portera ensuite « à la foire aux vérités », le risque est permanent
d’acheter des paroles défectueuses, incapables de resservir ; instruits par
184 POLITIQUES DE LA VÉRITÉ

quelque mésaventure, tous prennent l’habitude de mettre les vérités à


l’épreuve du doute, s’astreignant à vérifier qu’elles rendent un son clair et
distinct comme on mord dans une pièce de monnaie. « Ainsi naquit l’évi­
dence », fille de la méfiance et non d’un dieu vérace (ES, 533), inséparable
d’une fuite devant ce qui se dérobe à la communication ordinaire : « dans
la terreur d’être seul à posséder en sa mémoire » les pensées inexplicables
qu’il ne parvenait pas à faire partager, « l’homme déçu se hâtait de les
oublier » (LV, 28).
Cette « économique du vrai » ne permettrait que des rencontres fuga­
ces, des accords purement factuels, si « la puissance du marché » ne gui­
dait les esprits de sa main invisible. L’âpreté au gain est source de violen­
ce, et d’abord contre soi : des propositions nettes et commercialisables ne
naissent pas d’elles-mêmes mais d’un verrouillage de l’esprit ; pour
qu’elles émergent, il faut qu’« en leur plus secret conseil » les hommes
« introduisent] un tour, un établi » sur lequel façonner leurs idées à
grands coups de marteau et de biseau. La règle est dressage, aliénation vo­
lontaire ; la pensée de pierre peut devenir une seconde nature mais c’est
d’abord une praxis (ES, 533). Elle n’acquiert d’ailleurs de consistance
qu’à se donner l’illusion de refléter un ordre des choses qui est lui-même
reconstruit, seconde violence induite par le mouvement qui pousse
l’homme « parmi les produits de l’industrie ». Pour que l’objet soit parfait
il faut exclure le hasard, produire selon un moule artificiel, appliquer une
technique rigoureuse ; assassinée et remodelée, la nature prête ses ressour­
ces au triomphe des artefacts. L’ordre des idées peut alors se lire dans
l ’ordre des choses et conquérir la réflexivité : la chose est « représenta­
tion » de l’idée dans la mesure exacte où l’idée vaut représentation de la
chose ; le modelage est à ce point mutuel que l’homme ne se reconnaît
plus dans les idées-choses nettes, indépendantes et tranchées qu’il a pro­
duites. 11 attribue leur genèse à l ’exercice correct et impersonnel de la
fonction représentative ; il croit les avoir puisées au-dehors, dans un
monde intelligible auquel on accède à condition de s’être toujours déjà
soumis à ses impératifs : la liberté se renie au profit de l’esprit de sérieux,
l’antique complicité entre l ’âme et la nature se brise sur un tiers terme,
hypostase de l’Origine (ES, 534).
Fétichisée, divinisée, la Vérité reste pourtant plurielle, objet d’un culte
polythéiste. Quatre idoles, qui ne sont pas sans rappeler la typologie
aristotélicienne des causes, se partagent les faveurs du public ; le vrai ne
semble pas être l’index de lui-même et du faux puisque ces divinités se
concurrencent sans qu’aucune parvienne à l’emporter : elle attendent « de
PAR-DELÀ MARX ET NIETZSCHE 185

dehors leur unification définitive » (ES, 535). Celle-ci aura bien lieu et
ouvrira une ère nouvelle de l’esprit, mais l’Histoire ne cesse pas d’avan­
cer par son mauvais côté : c ’est afin d’éviter line crise de surproduction
que « quelque prévôt des marchands conclut l’affaire ». Constatant que le
commerce s’exténue dès que les négociants se heurtent à leurs différences
religieuses, le prévôt décide de briser les particularismes en imposant la
seule maxime susceptible d ’instaurer le règne de l’universel : « Une chose
ne peut pas être elle-même et autre qu’elle-même en même temps et sous
le même rapport. » Coup de génie œcuménique puisque cette formulation
est assez nouvelle pour barrer « tous les chemins qui eussent pu ramener la
réflexion vers le passé », tout en portant au clair un principe déjà approché
de tous dans l’exercice de leur négoce. N ’écoutant que leur « forte volon­
té » de découvrir un terrain d’entente qui profite à chacun, les marchands
acceptent le dieu unique qu’on leur propose, même s’il n’est pas exempt
de contradictions qui feront les délices des professeurs de philosophie -
mais qu’importent ces scories au regard des conséquences, du tournant
historique qui s’opère ? « Ainsi naissent les grands dieux, dévorant les
dieux locaux tout armés et tout vifs, de pied en cap » (ES, 535-36).

L’origine des idéologies

Selon Simone de Beauvoir, l’intérêt majeur de la Légende tient à ceci


que, sous sa gangue mythique, « les théories les plus récentes de Sartre
s’annonçaient ; déjà il rattachait les divers modes de la pensée aux struc­
tures des groupes humains 12 ». Les étapes que nous venons de retracer
confirment ce jugement, pour peu qu’on se garde d’anachroniques identi­
fications au marxisme. Seul l’anti-idéalisme autorise ce rapprochement,
qui révèle une communauté d’approche plus que de doctrine. Sartre lie la
vérité au commerce, mais les formules de la Légende valent pour leur pou­
voir de provocation, pour le renversement des priorités et des hiérarchies
spiritualistes ; elles relèvent du matérialisme affiché dès l’École normale,
de la conviction subversive mais assez floue selon laquelle « les hommes
n’étaient pas des esprits mais des corps en proie au besoin, et jetés dans
une aventure brutale13 ». C ’est pourquoi Péconomisme du texte se signale
d’abord par ses lacunes : Sartre traverse quelques grandes scansions de

12. S. de B e a u v o ir . La force de l ’âge , 1.1. p. 54.


13. S. d e B e a u v o ir , Mémoires d ’une jeune fille rangée, p. 478.
186 POLITIQUES DE LA VÉRITÉ

l’histoire sans se soucier de les articuler ; contrairement à ce que laisse


entendre le Castor il n’y a pas ici de groupes structurés et moins encore de
classes sociales engagées dans des rapports-de lutte ou d ’exploitation. En
outre, la Légende évite soigneusement tout ce qui pourrait ressembler à un
rapport causal entre infrastructure et superstructure, au point que la vérité
n ’a pas valeur d’idéologie justificatrice d’une oppression.
Si la Légende de la vérité infirme la thèse du ralliement précoce au
marxisme, elle permet pourtant de comprendre que Sartre ait pu se récla­
mer d’une complicité. Le matérialisme historique l ’intéresse dans la mesu­
re où il entérine « cette idée précieuse qu’il existe des analogies et des cor­
respondances profondes entre les diverses superstructures d’une civilisa­
tion » - soit un postulat qui conforte la recherche des totalisations symbo­
liques : nul doute qu’une « société semble être une totalité signifiante dont
les composantes expriment, chacune à sa manière, une même significa­
tion » (S, /, 59). On le voit, le marxisme analogique qui sous-tend les bio­
graphies sartriennes14 n’a rien d’un économisme ; le premier fragment de
la Légende le confirme, qui ne se contente pas de « comparer le détermi­
nisme à la démocratie » mais va jusqu’à affirmer que l’un « fut conçu à
l’image de l’autre » (LV, 31) - vocabulaire idéaliste qui semble exclure
leur dérivation conjointe à partir d’un même mode de production. On pour­
rait donc redouter que ce postulat fasse l’impasse sur les infrastructures si,
comme l’indique le Castor, Sartre n’avait pressenti le principe suivant :

J ’ai toujours pensé que les idées se dessinent dans les choses et
qu’elles sont déjà dans l’homme, quand il les réveille et les exprime
pour s’expliquer sa situation. (S, V, 52)

Cette intuition organise la Légende et livre le fondement du marxisme


analogique. Il n’est pas d’action sur les choses qui ne s’accompagne d’une
pensée, d’une revendication, d’une éthique ; il n ’est pas de rapport à la
matière qui ne génère du sens car il est pétri de sens, travail sur le sens et
travail du sens ; la pensée « est dans les mains, elle est dans les gestes, elle
est pratique, elle est partout » (PP ?, 85). L’agriculteur de la Légende ne
forge pas in abstracto une philosophie de la nature qui symboliserait ou
légitimerait sa praxis après coup : son travail suppose une certaine façon
de lire le ciel et d’accueillir les saisons ; de même, c'est tout un de fabri­

14. P. V ërstraeten a étudie son impact sur le Mallarmé et L’Idiot de la famille


clans « Sartre et Mallarmé ». Revue d ’esthétique, hors scrie Sartre/Barthes. 1991,
p. 34-36.
PAR-DELÀ MARX ET NIETZSCHE 187

quer un vase et d’inscrire une idée platonicienne dans la glaise, car « on


pense avec les mains, avec l’œil » (RR, 40). En présupposant que « c’est le
propre de l’acte que d’être conscient de soi et de poser par soi l’existence
d’une Vérité » (SG, 205), la Légende renvoie dos à dos l’idéalisme de la
spontanéité et le schème causaliste de la détermination par l’infrastructure.
La production est motrice car le corps a ses impératifs qui démentent
l’idéalisme, mais la pensée n’est pas une simple pellicule seconde qui
serait sécrétée comme par surcroît, surajoutée à l’intérêt : contre « une cer­
taine perspective marxiste qui fait de l’idée le simple reflet de l’activité
matérielle », il faut rappeler que « le besoin se dépasse sans cesse vers la
revendication » en vertu de son finalisme même (5, VI, 64). La pensée
tarde toujours à se codifier (nous verrons qu’elle commence alors à vivre
de sa vie propre et à se scléroser), mais elle se glisse, muette, dans tous les
replis de l’action car celle-ci n’est pas plus dénuée de sens que le sens
n’est privé d’ancrage :

À travers l’usage qu’il en fait, l’instrument devient donc pour le tra­


vailleur un organe de perception : il dévoile le monde et l’homme dans
le monde. Ainsi la praxis la plus élémentaire, en tant qu’elle est actuelle
et vécue de l’intérieur contient déjà en elle comme une condition immé­
diate de son développement et comme un moment réel de ce développe­
ment, bref à l ’état vivant, un savoir intuitif implicite et non verbal, une
certaine compréhension directe et totalisante mais sans mot de l’homme
contemporain parmi les hommes et dans le monde... (IF, III, 45)

Il est vrai que la Légende n’a pas cette clarté : il faudra la Critique de
la Raison dialectique pour que Sartre érige l’indistinction de la praxis et
de la valeur en fondement ontologique sous le nom de besoin ; la Critique
prolonge ainsi la thèse de L ’être et le néant selon laquelle tout acte engage
une éthique car il transforme le monde au nom d’une fin qui n’est pas
donnée dans les choses {S, VIII, 92-93). Mais cette intuition est présente
dès 1930 car elle concourt au triomphe du réalisme : Sartre incline déjà à
mettre l’idéologie du côté des infrastructures c’est-à-dire des conditions
d’existence Simultanément, cette thèse qui s’inspire du principe mar­
xiste de correspondance entre les formes de l’existence et les formes de la
conscience prend le contre-pied des théories marxistes des idéologies, qui
oscillent entre deux extrêmes également refusés par Sartre, le détermi­

15. F. N oudf .i . m a n n . « Sartre et l’inhumain », Les Temps modernes, n° 565-66.


1993, p. 63-64.
188 POLITIQUES DE LA VÉRITÉ

nisme et le rationalisme : déterminisme avec fa théorie de l’idéologie


comme « reflet », ombre involontaire et mécaniquement portée des posi­
tions sociales et des rapports de production ; rationalisme avec la théorie
de l’idéologie comme stratégie concertée, construction cyniquement dé­
volue à légitimer des rapports d’oppression et d’exploitation par la voie de
ce que les althussériens appelleront des appareils idéologiques d’État. Ce
double motif de refus des théories marxistes sera amplement développé
par Bourdieu, mais Sartre dépasse le marxisme plus radicalement que
Bourdieu l6. Ce dernier réclame que l’idéologie passe de l’ordre des repré-
sentations (toujours révisables par le raisonnement) à celui des croyances
(inscrites au plus profond des dispositions comportementales), mais il con­
serve du marxisme la conviction que l’idéologie est socialement apprise,
imposée par autrui (dont l’État, par le biais de l’enseignement), alors que
Sartre l’enracine au plus profond du rapport vital avec la matière. Alors
que Bourdieu traite volontiers les philosophes, comme Heidegger et
Sartre, comme des idéologues l?, pour Sartre « l’idéologie n’est pas une
philosophie constituée, méditée et réfléchie, c’est un ensemble d’idées qui
est à la base des actes aliénés et qui les reflète, qui n’est jamais complè­
tement exprimé et mis en forme, mais qui apparaît dans les idées courantes
d’une époque et d’une société donnée » ( VPP, 44).
De là l’ambivalence de Sartre à l’égard des idéologies, à la fois dénon­
cées et saluées au motif de leur enracinement dans l’action, du moins pour
les meilleures d’entre elles. Une vérité qui ne pourrait s’inscrire dans un
investissement pratique du monde flotterait dans les brumes du possible,
aurait l’inconsistance du simplement pensé ; comme le trotskisme, auquel
Sartre ne pardonne pas ce voisinageIS, elle serait « plus ou moins teintée

16. Nous faisons référence à la pensée la plus achevée de P. B o urd ieu soit ses
Médita lions pascaiiennes, p. 2 10 -12 .
17. C’est ainsi qu’il a fait de Sartie l’incarnation du « subjectivisme idéaliste »,
du « rationalisme cartésien » ou de ]’« illusion scolastique », sans l’avoir jamais
systématiquement lu, mais en n’hcsitanl pas à en produire une critique ravageuse
dont la version la plus articulée date de 1980 (voir P. B o u k d ie u , Le sens pratique,
Paris : Minuit, 1980, p. 71-78). Sans évoquer de symptômes plus locaux, disséminés
dans son œuvre, on prendra ¡a mesure de la sélectivité de son approche de Sartre
grâce à deux entretiens qu’il lui a consacres, l’un avec Franz SchtiJîheis publié dans
L'Année sartrienne (Bulletin du Groupe d'Études Sartriennes), n° 15. 2001. p. 194-
203, l’autre avec Gisèle Sapiro publié in L. P in to . G. S a p ir o . P. C ham pagni : (dir.),
Pierre Bourdieu, sociologue , Paris : Fayard. 2004. p. 79-91.
18. Ce voisinage est peut-ctrc forcé mais l’argumentation de Sartre ue changera
PAR-DELÀ MARX ET NIETZSCHE 189

d’idéalisme » puisqu’elle prétendrait prendre la mesure de l’être au nom


du non-être, d’un possible non réalisé (S, Vf, 218-19). Ce principe sera
également retourné contre le marxisme officiel, qui émane de partis cou­
pés du mouvement de l’histoire19 : Sartre accorde aux masses une lucidité
morale dont le P.C.F. entend garder le monopole ; il ne loue jamais le Paiti
pour ce qu’il est, mais pour ce qu’il pourrait devenir s’il se faisait sar­
trien Surtout, ce postulat explique une longue empathie pour le stali­
nisme entendu comme ajustement aux contraintes particulières que ren­
contre l’édification du socialisme. Il y a ici un contimnim entre le constat
(la pensée participe de rapports praxiques et matériels), la norme (la
r e c h e r c h e d’une éthique réaliste qui réponde aux exigences inscrites dans

les choses) et ses risques de dérive (la tentation de la Realpolitik dans Le


fantôme de Staline et le second tome de la Critique). Il semble d’ailleurs
que Sartre ait tenté de faire barrage à ces dérives dès l’élaboration de sa
« deuxième morale » au cours des années 1960, qui développe les thèses
e s q u is s é e s dans une importante note de la Critique (CRD, I, 3 5 5 - 5 8 ) : il

tente encore d’ancrer l’éthique dans le besoin, mais dénonce s o n aliénation


au passé et aux structures pratico-inertes ; fort de l’ambivalence de la
Valeur, qui est plus qu’un datum sociologique et autre chose qu’une pure
idéalité, Sartre se défie des normes durcies e n doctrine, et revendique la
résistance de la morale au positivisme marxiste qui tend à y lire de
simples faits sociaux. Cette dialectique du fait et de l’idéal est d’ailleurs
amorcée dans l’article sur Duguit, qui repousse tour à tour l’idéalisme
juridique (l’idée sous-tendant le fait), le réalisme sociologique (l’idée ré­
duite aux faits sociaux qui lui donnent sa force), le kantisme bâtard de
Hauriou (qui veut ancrer l’État dans le besoin pour mieux l’ériger en sujet
moral, alors que sa nécessité de fait ne lui confère aucun devoir-être) et le
scientisme naïf des durkheimiens (qui croient pouvoir sociologiser les
normes sans nuire à leur valeur idéale)2I. Cet article ne formule aucune

pas, qu’il s’agisse des polémiques qui cmaillent les Situations ou de la synthèse
qu’en donne Sartre en 1972 (S, 99-101 ).
19. S, VI, 36-37 ; C RD , I, 31-39 ; S, VIII, 282 ; etc.
20. F. N o u d el m a n n , « Figures de l’action politique », p. 990-92 ; F. G e o r g e ,
« La philosophie indépassable de notre temps », Les Temps modernes, n° 565-66,
1993, p. 135.
21. Pour tout ceci voir TEPF, 28, 30-32, 34, 3 7 1 ES, 521. 522-25, 527. 530 (les
pages 523. 525 et 527 des Écrits de Sartre donnent un texte fortement altéré au
regard de l’original). Pour approfondir ce thème on se reportera à Détermination et
liberté {ES. 735-45). aux articles portant sur les inédits des années 60 dans la
190 POLITIQUES DE LA VÉRITÉ

alternative, mais il atteste que Sartre est conscient de l’aporie dès 1927, ce
qui interdit d’accuser la Légende de sociologisme. Pierre Verstraeten l’a
montré, l’exigence éthique est irréductible pour Sartre dans la mesure
exacte où elle est totalement immanente à l'affrontement des praxis entre
elles sur fond de besoin, de rareté et de pratico-inerte”.
Si ces prolongements rappellent les tourniquets du réalisme, il ne faut
pas se méprendre sur l’interprétation sartrienne des idéologies. En inscri­
vant l’idée dans l’implicite de la praxis, Sartre cherche d’abord à briser
l’esprit de sérieux, à subvertir les doctrines qui prétendent nous soumettre
à l’ordre des choses, qu’il relève du conceptuel ou du matériel. La L é g e n d e
retrace une genèse qui a valeur de responsabilisation, de réappropriation ;
la Vérité qui prend forme et se sclérose peu à peu est œuvre humaine de
part en part, alors qu’elle se prétend objective voire divine ; les paysans,
les artisans et les marchands sont comptables de la Weîtanschauung qu’ils
prétendent découvrir car c’est la substance de leur être-au-monde, le sens
dont ils animent leurs moindres gestes, « à la fois comme signe, comme
exigence dans l’outil et comme dévoilement du monde à travers cet outil
par le travail » (CRDy I, 358). À l’inverse du marxisme, qui incline à
imputer les idéologies à la marche impersonnelle de l’Histoire, ou à les
reléguer dans une sphère spécifique dont il est difficile de les déloger,
Sartre exacerbe le rôle de la collectivité, qui se rend complice d’une table
de valeurs du seul fait qu’elle vit de tel ou tel système de production.
Parce que « la pratique crée l’idée qui lui donne un sens », nul ne peut
prétendre se soustraire aux miasmes idéologiques dans lesquels il
baigne-1 : même la folie résulte d’une intériorisation active des rapports

livraison des Annales de l'Institut de philosophie et de sciences morales consacrée


en 1985 aux posthumes de Sartre (E. B o w m a n et B. S tone , « Éthique dialectique :
un premier regard aux notes de la conférence de Rome, 1964 » ; J. S im o nt , « Autour
des conférences de Sartre à Cornell » ; P. V erstraeten , « Impératifs et valeurs »),
ainsi qu’à deux articles de J. S im o nt (« Morale esthétique, morale militante : au-
delà de la “faribole” ? », Revue philosophique de Louvain, n° 73, I9S9 ; « Sartrean
ethics », in C. H o w ells (éd.), The Cambridge Companion to Sartre, Cambridge :
Cambridge Univcrsity Press, 1992).
22. P. V erstraeten , « Y a-t-il une morale dans la Critique ? », Cahiers de
sémiotique textuelle, n° 18 (Études sartriennes IV), 1990.
23. La Critique de la Raison dialectique tire les conséquences de ce principe en
évitant les discussions stériles sur le rôle, la sincérité et la responsabilité des
professionnels de la représentation. En réinsérant le sens dans l’affrontement du
besoin et de la rareté, Sartre peut, sans hiatus, suivre sa codification et sa complexi-
PAR-DELÀ MARX ET NIETZSCHE 191

c a p it a lis t e s , témoignage de leur dérèglement (IR, 297 ; SPK, 62-64).

Contre le « naturalisme » du vrai qui conduit toujours à Périger en


« Idole » oppressive (ES, 541, 538), la Légende proteste d e la production
de la vérité au ras des forces de production : elle reconduit le sublime à ses
o r ig in e s cachées voire grotesques, elle impute le principe de non-contra­

diction à Tinitiative d’un prévôt âpre au gain, a f i n d’indiquer que « les pré­
tendues superstructures sont déjà contenues dans l’infrastructure comme
s tr u c tu r e du rapport fondamental de l’homme à l a matière ouvrée et aux

autres hommes » (CRD, I, 358) - ce qui fait de chacun le coauteur de la


logique et des lois auxquelles il se croit tenu de rendre un culte.
Cette vision horizontale des idéologies permet en outre de rendre
compte de leurs différents degrés de systématisation. Parce qu’elle est
coextensive d ’une manière d’être et d’une manière de faire, la pensée peut
rester muette, implicite ou informelle, sans perdre de son efficace. Dans le
monde agraire de la Légende de la vérité, les « puissances inhumaines »
de la nature ne sont pas conceptualisées mais bien palpables dans la chair,
sous forme de « terreurs nocturnes » et de « joies sous le soleil » (ES,
540) ; de même, après les massacres de juin 1848, la bourgeoisie française
ressent l’exigence de la distinction bien avant d ’en codifier les formes, car
cette idéologie émerge spontanément comme seule représentation/com­
pensation possible de son être-de-classe criminel. Née « des faits eux-
mêmes ou, si l’on veut, des structures éclairées par l’histoire », l’idéologie
s’explicite et s’organise si la situation concrète qu’elle réfléchit le requiert
(IF, III, 245). Alors que la contingence interdit toute récupération caté­
gorielle, la commercialisation du vrai ne se soutient qu’ à l’objectiver, qu’à
pouvoir arguer d’une essence - la fétichisation platonicienne des idées
pratiques relevant encore, dans l’acte même par lequel elle se dénie, des
œuvres-en-situation de la praxis humaine (CRD , II, 359). Cette conception
de l’idéologie suppose donc « une sorte de logique propre à chaque super­
structure qui semble à la fois refléter une situation fondamentale et, à la
fois, se développer à travers les consciences humaines selon les lois objec­
tives de son devenir » (S, /, 59) : nulle irruption d’hégélianisme en ceci,
mais exigence inhérente au vrai que de s’autonomiser pour soutenir sa
prétention à l’idéalité, pour effacer l’arbitraire de son ancrage.
Pour autant, ce passage à « un autre degré de pensée » n’est pas sans
conséquences (PP ?, 85). Dans la quête d’un fondement qui l’arrache à

fication au fi! de l’enrichissement de la dialectique. (Pour quelques jalons sur ce


thème voir CRD, I, 239-40, 279-82, 349-50. 355 n. 1, 406 n. 1, 594-98; 794-802.)
192 POLITIQUES DE LA VÉRITÉ

ses origines matérielles, la pensée menace de perdre tout contact avec


l’historicité dont elle tire sa force, de devenir « idéologie » au sens étroit
détachée du réel par des spécialistes du verbe : la sclérose la guette, par
mutation du pratico-théorique au théorico-pratique posé pour soi (RR, 40 •
IF, III, 45-46). Qu’on la juge coupée des masses ou éloignée de la foi vi­
vante des fidèles, elle paie son autonomie par son isolement, son inertie, sa
pétrification annoncée (RR, J 18-20 ; /F, III, 45-48). Il lui faut donc assurer
sa survie en renforçant le cordon ombilical qui l’attache au réel, ce qui peut
prendre deux, formes : susciter la praxis même dont elle se fera la sublima­
tion théoriciste, ou investir le monde pour y déposer le sens qu’elle prétend
en abstraire. Le cumul de ces deux démarches permet, quand il s’avère
possible, de constituer ce que Bourdieu appellera un champ, univers de
production autofondé où les producteurs assurent leur légitimité en contri­
buant à la légitimation de l’objet de production, le sens découlant de la
praxis qui y trouve la preuve de sa pertinence - soit précisément le tour de
force réussi par la Vérité, si l’on en croit la suite de la Légende sartrienne.

Deuxième époque

Il reste en effet à l’idole, une fois installée sur son socle, à eiïacer des
mémoires toute trace de sa naissance : il lui faut recevoir sa « dernière
parure », l’éternité. Opération assez facile puisque chacun est habitué déjà
à ne pas reconnaître la paternité de ses œuvres ; à bien y réfléchir, c’est h
cette fin que le culte a pris son essor. Personne ne résiste donc à l’idée de
découvrir ce qu’il invente ; le silence imposé à l’orgueil, « comme plus
tard au temps des arguties chrétiennes », est amplement compensé par le
plaisir « de contempler un monde impassible », un univers de figures
idéelles qui passent l’une dans l’autre de bonne grâce, métamorphoses où
chaque essence se confirme de pouvoir engendrer la suivante : le monde
de la vérité se dévoile tout achevé, lisse et parfait (ES, 536).
L’aliénation pourtant est assez décisive pour susciter « comme une
inquiétude », et appeler justification : la liberté ne renoncera à soi qu’à
condition d’en formuler elle-même le motif. Elle place donc sa puissance
dans la positivité du vouloir ; qu’importe de pouvoir penser le faux puisque
le faux n’est pas ? La plénitude du libre-arbitre réside dans le redressement
de la pente naturelle de l’esprit, dans la chasse à l’erreur, dans le refoule­
ment du corps et de ses séductions ; c’est en m ’arrachant aux malins génies
pour me soumettre au vrai que je taquinerai l’infini (ES. 537).
PAR-DELÀ MARX ET NIETZSCHE 193

Nul doute qu’ il entre là une volupté de renoncement, un intense


bonheur à nier sa propre existence imparfaite pour s’égaler à l’essence
et rejoindre « la Vérité-mère » (£5, 537). Mais, pour le narrateur, un seuil
est franchi, la faute est consommée - le monde a fondu, la contingence
s’est éventée, l’être a rétréci aux dimensions du connaître :

La nature et ses secrets, les vents, les météores qui traversent soudain
le ciel, comme un doigt trace un signe sur le sable, les arbres tendant
vers le soleil leurs bras irréguliers, les vallées et les campagnes com­
posant avec la lumière et la couleur du temps des ensembles pénétrés
d’un sens obscur et insistant, tout s’est évanoui. De même une torche
allumée dans la nuit rétrécit soudain l’univers au seul visage du porte-
flambeau. (ES, 537)

La perte est donc considérable et pourrait susciter la révolte, si l’ascé­


tisme du vrai n’offrait ses richesses spécifiques. Il ouvre d’abord un espa­
ce de dialogue, l’opportunité de jouir des pensées d’autrui : alors que les
ruminations du laboureur restent bonheur privé et ineffable, le potier ma­
térialise dans la glaise des idées impersonnelles dont chacun peut ressaisir
la forme et l’intention (ES, 531, 532-33). Pour autant, ni la communication
ni les conclusions communes ne sont encore recherchées pour elles-
mêmes ; tous tentent de se gruger mutuellement à la foire aux vérités, et les
sophistes enseignent « l’accaparement des marchandises verbales ». Mais
il faut anticiper les réflexions du client pour polir ses arguments et se
garder des manipulations : l’évidence est nécessairement partagée, la pen­
sée détachée de soi, les raisonnements échangés (ES, 533, 538). L’initiative
du prévôt peut donc lever les ultimes barrières : le principe de non-contra­
diction officialise une pratique déjà répandue, multiplie les opportunités de
faire commerce, propose un critère pour régler les conflits ; il présente,
surtout, l’intérêt de mettre chacun sur un pied d’égalité (ES, 535-36).
Personne en effet n’a de privilège face à l’essence : ni les secrets de
fabrication ni les facultés occultes ne peuvent avantager quiconque,
puisqu’il s’agit non d ’inventer mais de découvrir, de contempler des idées
offertes à tous les regards. C ’est pourquoi « la Vérité, fille mythique du
Commerce, engendre à son tour la très réelle Démocratie » : quelles que
soient les inégalités, « devant leur nouvelle Idole (...) les plus humbles se
sentaient les égaux des Grands », capables comme eux de saisir et de
cultiver le vrai pour peu qu’on leur enseigne la manière d’y accéder.
L’oppression elle-même suppose l’accord des esprits puisque l’ordre du
maître doit être compris par l’esclave pour être exécuté, et le consente­

13
(94 POLITIQUES DE LA VÉRITÉ

ment à l’autorité, être obtenu par persuasion et fixé par quelque contrat •
Fesclave est forcément à la hauteur du maître. Le savoir a partie liée avec
l’égalité et la liberté, voire la subversion ; sous la plus absolue des monar­
chies le bon sens reste la chose du monde la mieux partagée (ES, 536-38)
Mais cet égalitarisme est source de servitude volontaire. Parce que
chacun espère participer à l’élaboration du vrai, tous sont prêts à s’y sou­
mettre ; parce que chacun en attend sa libération future, tous communient
dans la même foi et renchérissent de conformisme : c’est à respecter osten­
siblement la Norme que je contrains mon voisin à s’aligner à son tour.
Lorsque, délaissant l’écume de l’histoire que sont les rois et leurs amu­
sements, le narrateur considère l’idéal-type de la cité des égaux, c’est un
cauchemar futuriste qui lui saute aux yeux :

De hauts remparts protègent les hommes contre toute atteinte naturelle,


les forêts sont lointaines et muettes. Seul, le ciel demeure posé sur ces
murs et quelques-uns, déjà, y tracent des triangles. Les maisons sont
alignées selon les prescriptions de la Mesure, enfermant toutes derrière
leurs volets une pensée vraie. Chaque citoyen se sent entouré, comme
d’une carapace, de cet Univers artificiel, U se tourne vers d’autres visa­
ges, intelligents et inexpressifs, et conclut prestement d’innombrables
pactes logiques. La Vérité est un tyran cruel et adoré : en son nom on
peut persuader le suicide au plus heureux des hommes. (ES, 539)

Cette soumission au dieu tutélaire ne serait pas irréversible si, par


crainte de voir les « puissances inhumaines » du cosmos se réveiller et
menacer l’ordre établi, les autorités ne décidaient d’en finir : « Un sénat
hardi envoya une expédition contre la nature » pour la domestiquer, sans
pressentir qu’on ouvrait ainsi carrière à la confiscation du savoir par les
professionnels. Il est vrai que cette élite est animée, à l’origine, des
meilleurs sentiments : « Les premiers qui, se sentant soutenus par tout un
peuple d’Égaux promenèrent sur les choses un regard démocratique furent
choqués de la grande inégalité des effets ». Pour ces sans-culottes, ces
enragés, l ien n’est plus funeste que le désordre : comment faire confiance
à cet univers sauvage où les animaux parlent et où les pierres se taisent,
où un souffle de voix peut déclencher une avalanche, où le fort domine le
faible ? Il faut organiser ce chaos, niveler ces aspérités, réduire « les
forces variables et spontanées » : on ne saurait admettre le pouvoir d’ini­
tiative du contingent, l’ indépendance mutuelle des phénomènes. Si une
pierre peut provoquer un éboulis, il serait dangereux de lui supposer une
force personnelle ; son efficace doit être d’emprunt, remonter de bas en
PAR-DELÀ MARX ET NIETZSCHE 195

haut, de même que le dictateur décrète la guerre au nom du mandat qui lui
est confié : chacun doit se tenir pour l’ineite maillon d’une chaîne, pour
« un minéral, une pierre morte », afin que personne ne s’avise de reven­
diquer le pouvoir. Le déterminisme est une sagesse politique (ES, 540-41).

T ivisièm e é p o q u e

Mais c’est également le premier pas vers l’instauration d’une sphère


autonome du savoir, qui informera le réel plutôt que d ’en émerger. La
pensée n’est plus dimension immanente des gestes, mais devient leur
produit : elle s’isole et s’explicite. L’homme se mire dans des paysages
domestiqués parce qu’il les a contraints à refléter ses pratiques ; la cité
croit pouvoir déduire ses valeurs de l ’observation du monde parce qu’elle
les y a projetées : c’est « fonder un naturalisme de la démocratie » et s’en
remettre à la science du soin de conforter le politique. De retour de son
expédition contre la nature, la délégation du sénat rend ses conclusions : il
n’est rien à craindre du dehors, cet univers ignoré ne recèle aucun secret,
aucun coin d ’ombre ; tout repose sur l’agrégation d ’atomes qui s’unissent
« par solidarité » pour produire plantes, bêtes et outils. Le monde est
« une grande machine un peu rouillée » dont il serait parfaitement
possible de démonter le mécanisme (ES, 541). La suggestion ne restera
pas sans effet, car les plus habiles devinent le parti qu’ils peuvent en tirer :

On vit alors pulluler des sociétés reconnues d’utilité publique pour leur
caractère strictement collectif et qu’on appela les Sociétés Savantes.
Leurs premiers membres furent sans doute de fanatiques démocrates
qui abandonnèrent leurs commerces ou leurs charges pour coloniser la
Nature à distance. (ES, 541-42)

La science naît d’une manière d’affairisme, d’ un volontarisme abrupt,


de l'arraisonnement du monde. Les savants ne sortent jamais de chez eux
mais se font apporter « par les militaires, au hasard des conquêtes, de
grands morceaux de nature échevelés et vagues » sur lesquels ils
s’acharnent jusqu’à ce qu’ils rendent la leçon qu’on attend d’eux : la
Nature est comme un coupable qui finit toujours par répondre aux
questions de ses juges. La vérité conquiert ainsi son autonomie et peut se
permettre de laisser la contemplation aux naïfs ; elle s’engendre elle-
même au terme d’un procès de production à grande échelle dans le cadre
duquel le savant, « d ’abord au hasard, puis méthodiquement », soumet les
196 POLITIQUES DE LA VÉRITÉ

produits irréguliers de la contingence aux appareils de dissection et de


mesure, ne lâchant jamais prise avant de pouvoir constater, entre l’objet et
la machine, quelque rapport qu’il baptisera-loi (ES, 542). Car les machi­
nes, inventées par le laboureur et généralisées par l’artisan, sont nées
« bien avant la science, avant même la vérité, d’une idée d’homme jetée
dans une matière docile » : c’est déjà une pensée qui se fait chose, qui
modèle la terre et le fer pour prouver qu’elle a du répondant ; avec la
machine commence le règne de la pensée pratique, celle « qui ne veut pas
connaître, mais s’imposer ». Le coup de génie des savants fut de com­
prendre qu’on pouvait les employer à connaître car c’étaient, littéra­
lement, des machines à produire du savoir. Grâce à elles l’essence accède
à l’existence, chacune prouvant la pertinence de l’autre : la boucle idéa­
liste se referme, les conditions de possibilité de l’expérience accouchent
de l’objet de l’expérience. « Encore faut-il, dira-t-on, un soupçon d’homo­
généité entre les machines et certains aspects de la nature », quelque
chose comme une affinité, sans quoi la manipulation resterait sans effets ?
Mais c’est faire l’impasse sur la médiation de la technique, penser la
science comme un tête-à-tête entre I’« âme passivement ouverte » et
« l’événement », se laisser séduire par le mythe de la contemplation. Le
savant n’a pas de ces scrupules : il prétend laisser venir les faits, mais là
où le phénomène attendu fait défaut il lui revient « d’imaginer l’appareil
qui le décèlera », qui le traduira dans le langage approprié - et si vraiment
la nature refuse de répondre, « les précautions sont bien prises, ces
mutismes s’appellent constance » (£S, 542-44).
La praxis et l'ethos menacent ainsi de se disjoindre ; le volontarisme
du vrai pourrait mettre son éternité en péril. Mais « l’obstination inhumai­
ne et mécanique » prend les dehors de l’urbanité et se justifie dans la
langue de la liturgie : la salle de torture s’appelle laboratoire, les pinces
appareil de mesure, l’acharnement patience et la production découverte. Le
caractère lui-même se modèle sur les procédures effectives et sur le men­
songe patenté. Il faut être honnête et bon citoyen pour faire de la science,
puisque l’entreprise est collective et indexée sur le vrai ; il faut avoir l’hu­
milité de disparaître derrière ses découvertes, de reconnaître sa dette à
l’égard des devanciers, de laisser les successeurs tirer profit des travaux en
cours : la république des savants est une grande famille pénétrée de l’esprit
de tradition, dans laquelle on n ’entre pas sans sacrifier son orgueil. C ’est à
la machine qu’il appartient de broyer la chose dans ses griffes, tandis que
l’observateur laisse fondre le sucre sans jamais mentir sur le résultat : la
pratique est simple détour vers la théorie, Faction est éclipsée par la con­
PAR-DELÀ MARX ET NIETZSCHE 197

templation. L’équanimité de l’expérimentateur est inscrite dans l’imper­


sonnalité de la procédure, fondée tout entière sur « des forces déjà
soumises » et aspirée par la quête désintéressée d’ un savoir commun. Le
scientifique se soumet aux conditions de production de la Vérité dans la
mesure exacte où il a été recruté à cet effet : « sa pensée devait offrir dès
la première vue un aspect raisonnablement civique » (ES, 542-44).
C ’est donc à bon droit que l’on parle de « Sociétés savantes » : elles
régulent et socialisent, organisent le pouvoir en leur sein pour l’asseoir au
dehors. Elles ne sauraient admettre qu’un franc-tireur vende la mèche en
contestant brutalement les résultats acquis, ce qui ferait peser un soupçon
d’arbitraire et de bricolage sur l’ensemble du savoir : « la première con­
tradiction jetterait] l’échafaudage neuf par terre ». Le traditionalisme est
donc de rigueur ; dès la deuxième génération les aînés exigent des cadets
que les théories nouvelles s’accordent aux anciennes - l’Essence après
tout ne varie pas. Des rites de passage, des hommages obligés et la
constitution de paradigmes intangibles permettent de rétrécir le champ des
possibles, de résister à l’esprit d ’initiative : c’est la mort de Descartes plus
que ses découvertes qui convainc Newton d’erreur quant à la nature de la
lumière ; vivant, il demeure suspect. Sans doute arrive-t-il que de vérita­
bles révolutions scientifiques s’opèrent, mais il ne faut pas se méprendre
sur leur structure. Elles s’appuient sur « un fait nouveau et irréductible »,
mais ce fait est le produit des appareils de mesure ; que le savant sacrifie
les théories acquises aux observations récentes ne manifeste donc aucune
propension révolutionnaire : le scientifique tranche en faveur des machi­
nes « parce qu’elles sont ce qu’il y a de plus traditionnel dans la science ».
La machine a toujours raison car elle constitue l’assise ultime, le lieu où
naît un savoir sans auteur et sans arbitraire, comme un ensemble de procé­
dures et de pensées invisibles qui tournent par elles-mêmes et fabriquent
des résultats dont personne ne sera comptable, des idées sorties de la
bouche de l’Autre : c’est avec allégresse que le savant se fait le produit de
son propre produit, à rencontre des mauvais citoyens « qui ne s’oublient
pas assez ». Quand un positiviste prétend sauver les phénomènes il entend
en réalité préserver « les Instruments », gage de stabilité et d’aliénation
sans retour (ES, 544-45). La paix de l’âme est à ce prix, les conquêtes
réussies font les occupations tranquilles :

Tout est calm e. Les indigènes des mers lointaines envoient l’ am bre et la
pourpre en tribut : le sec et r h u n iid c , le chaud et le froid paient ind is­
tinctem ent l'im p ô t du vrai. Les m ilitaires et les savants n 'o n t d ’autre
198 POLITIQUES DE LA VÉRITÉ

ressource pour se divertir que de raffiner aux frontières, les uns provo­
quant des émeutes pour pouvoir les réprimer, les autres chassant les
atomes dissidents avec un filet vert. La cité s’ennuie au centre de ses
conquêtes, l’œil fixé sur celte terre immense et multicolore qu’elle sut
deux l'ois réduire. (ES, 545)

Science et démocratie

Faut-il prendre la Légende au sérieux ? Sartre croit-il à cette descrip­


tion des mœurs scientifiques ? La forme adoptée incline à répondre avec
prudence : l’ironie brise systématiquement la majesté des enjeux ; la
tonalité du fondamental ne règne jamais plus que quelques alinéas. Sartre
s’amuse, multiplie les provocations et les aberrations : malgré toutes les
références implicites (que nous avons accentuées sans les élucider, par
respect de la forme mythique), l’histoire est ici reconstruite de part en part
avec une telle fantaisie que l’auteur, de toute évidence, tient à signifier
qu’il n’est pas dupe. Mais le traitement imposé aux faits n’a rien de
sauvage ou d’aléatoire ; la chronologie et la vraisemblance sont bouscu­
lées pour produire du sens, pour asseoir une interprétation de la science
qui reste cohérente et dont on retrouve l’écho, soit dans l’œuvre future,
soit chez un prédécesseur,
A ce titre, il ne faut pas sous-estimer la reconnaissance de dette à
l ’égard de la science et de la démocratie. La sévérité sartrienne à leur
endroit est proverbiale, mais c’est sans arrière-pensée que la Légende
salue dans la démocratie la « constitution originelle, seule constitution,
dont les autres gouvernements ne sont que des formes passagères » (ES,
537). S’il ressent déjà « une obscure répugnance pour le suffrage univer­
sel », Sartre à l’époque est républicain et attaché aux droits politiques, le
parlementarisme étant « à l’origine de [sa] passion maniaque pour la liber­
té » (RR, 23 ; C4, 207, 542-43 ; CDG, 537). Les pesanteurs du système lui
arrachent des protestations anarchistes mais ces dernières révèlent un
ultradémocratisme, un radicalisme de l’égalité forcément trahi par l’empri­
se des Salauds. La participation de Sartre au groupe de résistance Socia­
lisme et liberté, puis au Rassemblement démocratique révolutionnaire,
participe de la conviction selon laquelle l’autonomie est imprescriptible et
inséparable de l’égalité:j, deux valeurs dont la science fait son principe. Le

24. Ce qui n’enlcvc rien au fait q u ’en démocratie la puissance doit ctre
PAR-DELÀ MARX ET NIETZSCHE 199

texte sur La liberté cartésienne explicite à cet égard la thèse sibylline de la


Légende. Sartre est convaincu que « c’est le souffle démocratique qui
i n s p ir a it » la fameuse formule cartésienne sur l’universalité du bon sens25

(ES, 538), car Descaites délaisse les différences réelles entre les hommes -
fondement de l’idéologie aristocratique - au profit d’une position de prin­
cipe : si la supériorité intellectuelle de Socrate est écrasante, l’esclave du
Ménon est son égal au moment où il comprend où Socrate veut en venir.
Quels que soient les accidents qui expliquent la lenteur de l’esclave,
¡’accord des esprits procède d’un même fiat, de l’affirmation d’une com­
mune liberté face à une essence commune - tous deux sont identiques car
ils accordent ou dénient la même vérité, au rebours des pouvoirs occultes
du chamane ou du prophète (S> /, 293-94 ; ES, 538). L’essence de la
démocratie ne fait qu’un avec l’esprit scientifique, n’importe qui pouvant
prétendre au vrai du moment qu’il est capable d’en convaincre ses pairs :
« on ne saurait fonder le suffrage universel sur autre chose que sur cette
faculté universellement répandue de dire non ou de dire oui » (S, I, 293).
L’égalité originelle est donc inscrite dans l’ordre des choses, non
comme fusion a priori mais comme reconnaissance mutuelle par la
praxis : sans phrases ni moralisme, la science fonde une réciprocité con­
crète qui triomphe des tentations de la force ou de la magie (ES, 537-38 ;
CRD, I, 222). Sartre lui reconnaît ainsi la plus cartésienne des vertus, la
générosité ; elle se donne « la vérité universelle » pour fantasme régula­
teur, nul ne pouvant s’imposer sans convaincre. Le scientifique intègre la
liberté d’autrui au cœur de son entreprise, il prépare sa découverte pour
que tous se l’approprient, la répètent et la tiennent pour trésor collectif : il
accepte la mort annoncée de son invention, le moment où elle lui sera
arrachée et offerte comme « morte-vérité ou fait » à la fraternité des sa­
vants ; « c’est une exigence de la liberté révélante, qui, en tant que liberté,
n’existe que dans et par son effort pour que l’Autre soit libre » (VE, 120 ;

collective, faute de quoi celui qui serait soupçonne « d ’en avoir à lui seul » serait
« exécuté aussitôt » (ES, 541) - prémonition du concept de fraternité-terreur.
25. Nous ven ons que le deuxième fragment posthume de la Légende reproche à
Descartes d’ avoir trahi en admettant, par-delà celte égalité principielle, des
différences réelles qui légitiment l’ inégalité politique entre les hommes. Sartre ne
précise pas s’il y voit une véritable contradiction, mais on peut noter que la premiè­
re phrase du Discours de la méthode est empreinte d ’une ironie qui relativise l’éga­
litarisme cartésien : « Le bon sens, est la chose du monde la mieux partagée : car
chacun pense en être si bien pourvu, que ceux même qui sont les plus difficiles à
contenter en toute autre chose n’ont point coutume d ’ en désirer plus q u ’ils eu ont. »
200 POLITIQUES DE LA VÉRITÉ

ES, 542), C ’est pourquoi le deuxième fragment posthume prendra le parti


des savants et de la démocratie contre Péiitisme des philosophes : la Cité
admire ses savants parce qu’ils travaillent de manière désintéressée pour
leurs semblables et pour l’avenir, conduisant leurs pensées selon les prin­
cipes mêmes de la démocratie, dont ils sont des « fanatiques » ; les yeux
fixés sur « l’au-delà glacé (...), ces hommes avaient voué leur vie, leur
mort à une solitude relative », à une reconnaissance diffuse et posthume,
loin des honneurs et des coteries {LV, 37, 40). Science et démocratie
vérifient un principe sartrien entre tous : « pas de nature commune, com­
munication toujours possible » (CRD, I, 126).
On nous opposera peut-être la Critique, qui soumet l’idéologie de
« l ’accord des esprits » à une analyse dévastatrice qui fait peser un
doute sur la sincérité de la Légende. Mais l’opposition des textes est à ce
point systématique qu’elle révèle leur continuité : la Critique reprend et
concède toutes les thèses de la Légende, mais dénonce leur naïveté
idéologique. Car deux individus « qui n’ont ni le même âge, ni le même
sexe, ni la même condition sociale » peuvent effectivement s’entendre sur
les lois de la thermodynamique ; Socrate a pu se rencontrer avec l’esclave.
Détaillant d’abord les conditions de cet accord, la Critique exacerbe
même la thèse de la Légende : il faut avoir objectivé le Vrai, l’avoir hypo-
stasié en posture d’extériorité, pour qu’un communiste et un anticommu­
niste puissent se rejoindre sur ce fétiche « sans que leur socialité ni leur
individualité organique en soient le moins du monde changées ». Mais la
convergence s’arrête là où débute l’idéologie : selon la Critique, tenir
« l’accord scientifique de deux Autres » pour « la réciprocité fondamen­
tale » revient à professer une théorie idéaliste de l ’histoire, à dénier la
lutte des classes et l’exploitation. Le déficit marxiste de la Légende se
marque en ceci qu’elle magnifie une entente superficielle (et d’ ailleurs
hautement improbable, si l’on songe à Socrate et à l’esclave) qui ne
change rien aux antagonismes profonds : « après tout, les artilleurs de
deux armées ennemies sont d’accord en tout point sur la balistique ».
Quant à la seconde mystification dénoncée par la Critique, à savoir
que l’idéologie scientiste étouffe la sérialité à laquelle se soumettent les
savants, elle confirme l’équation originelle entre science et démocratie. Le
mécanisme électoral constitue le comble de la sérialité pour Sartre17, et

26. CL C RD , 1. 623-64, dont sont extraites les citations de cet alinéa.


27. Le îextc ic plus célèbre à cet égard est le fameux Elections, piège à cons,
repris en Situations, X.
PAR-DELÀ MARX ET NIETZSCHE 20 )

l’un des motifs de sa conversion marxiste puis gauchiste ; jusque dans


¡ ’o p p r o b r e , science et démocratie ont partie liée. On pourrait même p r é ­

tendre que, par son tableau de la socialisation scientifique, la Légende pro­


pose la première analyse d’un phénomène sériel chez Sartre : le déter­
minisme découle de la décision de se tenir pour un Autre dans une chaîne
d’Autres ; le chercheur introjette dans sa libre invention le point de vue de
ses collègues qui vérifieront calculs et observations pour leur compte
propre ; l’atomistique reflète la manière dont les citoyens considèrent leur
substance intime et règlent leurs rapports politiques - l’opposition de la
liberté singulière à la « foule anonyme » de l’impersonnel rythmant l’en­
semble du récit-’*1. Mais pour tenir ce cap jusqu’au bout, il faudrait solli­
citer et appauvrir le texte, autrement dit méconnaître ¡’ambivalence qui lui
donne son cachet spécifique dans l’œuvre sartrienne - et qui le rapproche
de Nietzsche.

Sartre nietzschéen

Le parallèle est moins insolite qu’il n’y paraît : Sartre n’a jamais caché
son intérêt pour Nietzsche, qui fut un de ses modèles de jeunesse. L’auto­
portrait qui ouvre les Lettres au Castor (une « lettre vraie » adressée en
1926 à Simone Jollivet et une autre qui précise l’idéal moral de l’auteur)
dépeint un jeune homme sentimental, compatissant aux autres et un peu
lâche dans l’action, mais doté d’un orgueil immense et d’un évident com­
plexe de supériorité qui le poussent à chercher la « santé morale » dans le
refoulement de la pitié et l’endurcissement résolu de sa « volonté » :
comme Nietzsche, le jeune Sartre est embarqué dans une quête éperdue de
volonté de volonté, « le sentiment de sa force » donnant de la « joie » à
l’homme libéré de ses tendances à la pitié (LC, I, 9-! 1, 13, 24-25, 29-30).
Par-delà ces lettres, nous verrons que de nombreux textes révèlent l’iden­
tification de Sartre et de Nizan au Surhomme, ce solitaire qui nous apprend
à penser par nous-mêmes. Parmi les écrits qui attestent cette projection il
faut insister sur Une défaite, qui transpose le premier amour de Sartre sur
la relation du jeune Nietzsche avec le couple Wagner, ce thème étant
inspiré de la gigantesque biographie de Nietzsche écrite par Andler2V. Trois

28. Cf. ES. 534. mais aussi 531-32, 536, 538-42, 544-45.
29. Pour plus d'informations sur Une défaire, voir : CA, 190-91: la notice de
l’ouvrage en EJ. 192-96 (avec un long parallèle entre Nieizsche et riiommc seul) ;
202 POLITIQUES DE LA VÉRITÉ

thèmes nietzschéens - la mystique de la force, l’éloge du penseur solitaire


qui ne s’en laisse pas conter par la science et la morale, enfin la sémanti­
que de la tension psychique (jeu des tendances et de la volonté) - tra-
versent une bonne part des Écrits de jeunesse (Une défaite, Er (’Armé­
nien, Carnet Midy...), y compris sous une forme ironique qui traduit une
patiente émancipation 30. Après la guerre, Sartre préfère Nietzsche à
Bataille car seul le premier a, comme lui-même, consacré sa vie à l’entre­
prise cruelle et solitaire qui consiste à tirer toutes les conséquences de la
moit de Dieu, avec les hésitations que cela suppose entre le Surhomme et
l’humanisme” (E J, 233 ; LC, II, 180 ; M, 210-11). Rappelons enfin que
Sartre a consacré à Nietzsche une longue étude (non retrouvée) dans le ca­
dre des Cahiers pour une morale, ainsi que l’un des plus beaux dévelop­
pements du Saint Genet (p. 285-90).
Ce dernier, il est vrai, analyse l ’impasse du projet originel nietzschéen,
et notamment de la volonté de volonté ; on sait par ailleurs que Sartre
n’est pas tendre pour Nietzsche philosophe, en particulier pour sa critique
du cogito et ses lubies scientistes. Il ne peut donc être question d’invoquer
une influence subie dans la passivité, alors que Sartre prétend avoir fait
œuvre personnelle dans la Légende12 : il faut entendre Sartre lorsqu’il
dénie 1’influence de Nietzsche (VPP, 41). Mais les convergences sélecti­
ves sont plus parlantes que l ’imitation d’un maître par un élève, car elles

A. C o h en -So l a l , op. cit., p. 146-48 (analyse pertinente mais qui minore la dimen­
sion nietzschéenne de l’oeuvre) ; J.-F. L o u e it e , op. cit., p. 13, 17. La double équa­
tion Sartre/Nietzsche et Simone Jollivet/Cosima Wagner s’enracine dans le goût de
« Camille » pour Nietzsche, dont Sartre lui avait conseillé la lecture (CA, 190-91 ;
EJ, 197 ; S. de B e a u v o ir , La force de ¡‘âge, t. I, p. 79-81). La relation entre le
jeune Nietzsche et Cosima Wagner est détaillée par C. A nd ler dans le premier
tome de son Nietzsche, sa vie et sa pensée, paru en 1920 chez Gallimard. Sartre
enfin reconnaît l ’identification à Nietzsche dans VPP, 41.
30. On trouvera les passages des Écrits de jeunesse qui vont dans le sens d’une
identification à Nietzsche ou qui exploitent ses catégories privilégiées en EJ, 142,
214, 218-19, 223, 227, 235, 253-54, 298-99, 303-4, 331-33, 376-78, 391, 463, 475,
486, 493-94, 497. Nous signalerons au dernier chapitre les pages indiquant au con­
traire une prise de distance.
31. Ce dernier point est développé par J.-F. Louette, op. cit., p. 8-10, 22-25.
Tout le début de l’ouvrage de Louette (p. 8-25) brosse un large tableau de l'héritage
nietzschéen dans l’œuvre de Sartre, qui insiste entre autres sur le nietzschéisme
partagé avec Nizan (mais qui néglige malheureusement la Légende de la vérité).
32. Sur ces cinq thèmes, voir respectivement : Sy /, 142, 158, 163-66 : CA, 259-
60 ; SG, 385-90 ; S. I, 146,217 ; CA, 218.
PAR-DELÀ MARX ET NIETZSCHE 203

témoignent de préoccupations communes inscrites dans un moment spéci­


fique de l’histoire (il en va ainsi lorsque Sartre affirme avoir re tro u v é chez
Nietzsche son idée sur la volonté de triomphe - EJ, 475). À ce titre la
L é g e n d e d e la v é rité vaut phénomène d’époque, dont nous délaisserons
les accents bergsoniens, phénoménologiques ou heideggeriens 31 pour
insister sur ce que révèle, y compris par ses limites, le compagnonnage
avec Nietzsche.

33. La Légende oppose la sagesse rurale à Varraisonnement frénétique de la


nature par la science, qui institue une dictature de la technique et du « On » ; mais
cela ne permet pas de parler d’influence, Sartre n’ayant pas lu une seule ligue de
Heidegger au moment où il rédige son essai (ES, 531, 534, 537, 539, 540-45).
L’inspiration bergsonienne est par contre probable, puisque Bergson milite contre
l’artificialisme scientifique et qu’il dénonce, dans une page étonnante, les concepts
« élaborés par l'organisme social en vue d ’un objet qui n’a lien de métaphysique »,
la société ayant « découpé le réel selon ses besoins » et « dépose dans les cartons
administratifs de la cité » le modèle de toute vérité à venir. Il reste que ces derniers
mots sont fugitifs chez Bergson, alors que la Cite et ses intérêts matériels ont une
tout autre présence dans la Légende, qui développe ce thème au point de le transfi­
gurer. En outre, comme nombre de scs contemporains, Bergson attache une impor­
tance cruciale au péril engendré par les « idées générales » et par le langage, alors
que la Légende et le Dupuis ne s’y attardent guère, l’adversaire étant trop faible aux
yeux de Sartre. L’inspiration commune devrait surtout être cherchée dans la
manière dont Bergson impute les dérives scicntistes, in fine, à l’ombre portée des
exigences de l ’action - plutôt qu’à des formes a priori de la connaissance -, de
même que Sartre s’efforce d’ancrer tous les types de pensée impure dans un
segment de réel : il en va ainsi du psychique dans La transcendance de l'Ego, des
caractères existentiaux du pour-soi dans L ’être et le néant, de l’affrontement de la
praxis avec la matérialité dans la Légende ou la Critique, etc. (Pour tout ceci voir
notamment H. B er g so n , La pennée et le mouvant, p. 51-64). Quant aux consonan­
ces phénoménologiques de l’essai sur la vérité, nous les signalons en note car Sartre
ignore Husserl en 1930-31 : développer un véritable parallèle entre eux brouillerait
les pistes. Il demeure que la proximité est frappante entre la Légende et l’interpré­
tation de Husserl par Tran-Duc-Thao, dont on sait ce qu’elle doit au marxisme
(T ra n -Du c -Th a o , Phénoménologie et matérialisme dialectique, Paris, Londres,
New York : Gordon & Brcach, 1971, p. 167-69, 207-S, 220-24). L’cpistémologie de
l’époque est marquée par la théorie de la relativité et par la confirmation empirique
qu’elle apporte aux géométries non euclidiennes ; elle s’interroge donc sur la pro­
duction des lois et des concepts logico-scientifiques, exilés de la nature ou de l’en
soi platonicien pour être rendus à leurs pratiques d ’engendremenl. Husserl jouera
un rôle dans cette perte de naïveté, d’une part en systématisant l’étude des sou­
bassements intentionnels dissimules sous l’apparence du donné, d’autre part en
s’efforçant de rendre les idéalités à leur origine antéprédicative (dans Expérience et
204 POLITIQUES DE LA VÉRITÉ

L’ambivalence à l’égard de Yethos scientifique justifie à elle seule ce


rapprochement. Sartre et Nietzsche évitent la juxtaposition, l’équilibre
conciliant du positif et du négatif ; ils reconduisent la réussite et l’échec
des sciences à un même principe d'engendrement, ce qui explique leur
fascination horrifiée34. Selon Nietzsche - le lecteur transposera sans diffi­
culté ce qui suit vers la Légende -, l’autonomie de la science à l ’égard de
la philosophie s’appuie sur son idéal positiviste, sur l’exigence d’objecti­
vité. L’authentique savant méprise les sirènes métaphysiques comme les
évidences personnelles ; il ne cherche pas à créer le vrai niais seulement à
l’approcher, le refléter, sans autre prétention que de se soumettre à l’indu­
bitable3i ; il a « les qualités d’une race roturière, ni autoritaire, ni domina­
trice, ni assurée de sa propre opinion 36 ». Sa grandeur tient à sa modestie, à
la patience avec laquelle il s’attache à un problème particulier et lui con­
sacre sa vie sans prétendre à la gloire ; il ne se conçoit qu’inséré dans une
entreprise collective dont il endosse les prescriptions méthodologiques37 et
respecte l’éthique de la continuité : c’est « un instrument », « l’esclave su­
blime entre tous » 38. Le culte de l’impersonnalité ”, la quête désintéressée
qui l’anime, le rendent donc incomparable, mais se paient d ’un lourd
tribut. Il cherche une vérité partagée, il tient la logique pour universelle et
démocratique40, il érige la communication en critère de réussite - mais il

jugement), voire à la praxis des artisans qui s’approchaient de la géométrie


euclidienne en polissant des surfaces planes, l’idéalisation s’initiant au cœur de la
pratique (dans L'origine de la géométrie et la Krisis). Mais il suffit de se reporter
aux textes pour mesurer l ’écart entre la Légende de la vérité (ou de manière géné­
rale l’analyse de fa praxis scientifique chez Sartre) et la phénoménologie husser-
lienne, qui reste dominée par les postulats théoricistes bousculés par Sartre : primat
de la perception, idéalité du jugement, téléologie de la raison. Chez Husserl, la
praxis reste une étape secondaire dans l’avènement du vrai.
34. Et non leur simple mépris pour la science, comme raffirme J.-F. L ouette ,
op. cit., p. 21-22.
35. F. N ietzsche , Par-delà le bien et le mal, Paris : Union Générale d’Éditions,
« 10/18», 1980, p. 175-76.
36. Ibid., p. 173-74.
37. Sur le respect nietzschéen pour la méthode scientifique cf. K. J aspers ,
Nietzsche. Introduction à sa philosophie. Paris : Gallimard, « Tel », 1978, p. 174-76.
38. fbid., p. 177. Voir aussi F. N ietzsche , Le gai savoir, Paris : Union Générale
d ’Éditions, « 10/18 », 1973, p. 345-46 ; K. J aspers , Nietzsche, p. IS4.
39. F. N ietzsche . Le gai savoir, p. 338.
40. ibid., p. 347.
PAR-DELÀ MARX ET NIETZSCHE 205

assigne tout ce qui n’entre pas dans ce moule au régime infamant de


l’erreur, avec laquelle on ne saurait dialoguer. L’ouverture interne à la
communauté savante vaut éviction brutale des francs-tireurs du vrai, et
suppose que le silence soit total sur l ’arbitraire de ses règles de constitu­
tion : il y a un « totalisme 41 », voire un totalitarisme de la science qui
restreint le sens et l’étendue de la vérité. L’esprit d’observation et de calcul
multiplie les résultats probants dans la mesure exacte où il plie le réel à ses
méthodes, où il produit des preuves tangibles dans une parfaite circularité
avec ses principes, et ne s’interroge pas sur l’origine de ses normes : la
connaissance procède d’un désir de méconnaissance, d’un aveuglement
volontaire43. Au mépris de l’esprit libertaire du rationalisme la science a
choisi les certitudes modestes et les méthodes rassies, ce qui en fait
l’incarnation moderne de l’idéal ascétique41 ou de l’esprit de sérieux :
l’application, l’habileté technique des savants « a pour véritable objet de
s’aveugler volontairement sur l’évidence de certaines choses44 ». La Vérité
suppose donc un mécanisme de censure qui ne va pas sans bénéfice : tout
se passe comme si 1 ’« instinct de liberté » avait peur de soi-même et se re­
tournait contre soi, comme s’il devinait « la qualité de la volupté qu’éprou­
ve de tout temps celui qui pratique le désintéressement, l’abnégation, le
sacrifice de soi » 4\Le grégarisme scientifique impose l’étouffement du
dissident solitaire que chacun porte en ses flancs ; il revient à faire choix
du principe de mort et non de vie, ce dont témoigne le terrorisme des certi­
tudes acquises. La connaissance est recherche de mortes vérités46 qui ne
déplacent pas les lignes mais ramènent l’inconnu au connu 47 ; elle atteste
une aspiration au rachat, à l’anéantissement de soi au profit de l’essence
immobile ; « la volonté de vérité est une volonté cachée de mort48 ».
Cette convergence entre Sartre et Nietzsche repose aussi sur le parallé­
lisme des méthodes, qui sont consubstantielles aux thèses défendues. On

41. F. N ietzsche , Par-delà le bien et le mal, p. 177.


42. F. N ietzsche , Le gai savoir, p. 337, et La généalogie de la morale, Paris :
Gallimard, « Idées », 1979, p. 225 ; K. J a spers , Nietzsche, p. 190-91, 195-97.
43. F. N ietzsche , La généalogie de la morale, p. 222-31.
44. Ibid., p. 225.
45. /6/d., p. 124-26.
46. VE, 56 ; F. N ietzsche . Le gai savoir, p. 287, 343.
47. Ibid., p. 358-59.
48. F. N ietzsche cité par K. J a spers , Nietzsche, p. 229 ; même idée dans La gé­
néalogie de la morale, p. 37-38.
206 POLITIQUES DE LA VÉRITÉ

trouve chez Nietzsche tous les éléments d’une généalogie de la vérité qui,
par le thème de l’idéal ascétique, croise sa Généalogie de ia morale -
cette dernière constituant sans doute le modèle spécifique de la Légende.
Car l’inclination de la culture normalienne pour les mythes platoniciens
ne suffit pas à expliquer la démarche choisie par Sartre : celle-ci répond
aux exigences propres au thème abordé. Puisque la science affirme se
fonder sur un naturalisme du vrai, puisqu’elle entend relier des faits don­
nés de toute éternité en usant d’une logique sans âge destinée à extraire
des Lois, on ne cassera sa prétention au monopole qu’en rapportant logi­
que, faits et méthode à l ’arbitraire de leur constitution, tout en retraçant
celle-ci de manière à rendre compte de la normativité de l’idéal. L’origi­
nalité de la méthode généalogique repose donc, comme le souligne
Nietzsche, sur le fait qu’elle évite un double piège : concéder à la norme
son autodéfinition mystifiée pour la dissoudre ensuite dans le sociolo­
gisme - ce qui revient à fétichiser le résultat et l’origine, à manquer la
chose même c’est-à-dire le procès de « fabrication de l'idéal sur la
terre4l) ». Plutôt que de souscrire au fantasme de l’objectivité, il faut tenir
celle-ci pour construite et chercher ses fondements, mais dans une sorte
de décalque sceptique du transcendantal™ : le vrai ne doit pas être recon­
duit h F intemporalité de formes a priori qui lui seraient homothétiques,
mais aux sources contingentes de son avènement ; la généalogie est sub­
versive en ce qu’elle montre qu’il n ’existe pas de Vérité mais seulement
des hommes qui ont su imposer leur version de la vérité51. Il ne s’agit pas
de dégrader la norme au rang de fait social, mais de prendre son idéalité
au sérieux pour interroger l’histoire dont elle procède et qu’elle dénie,
pour retracer le mouvement de sédimentation par lequel, simultanément,
elle capitalise, sublime et efface ses origines. La généalogie nietzschéenne
se poursuit ainsi chez Sartre comme elle le fera plus tard chez Bourdieu,

49. F. N ietzsche , Lci généalogie de la morale, p. 60 ; cf. aussi p. 27-28, 85,


107-108, ainsi que Le gai savoir, p. 339-40.
50. Sartre a sans doute vu dans la méthode nietzschéenne de quoi prendre le
contrcpied matérialiste et antifinaliste du Progrès de la conscience dans la philoso­
phie occidentale : l ’allusion à Brunschvicg est transparente en ES, 542. qui
annonce l ’article sur l’intentionnalite ; on peut la déceler également en ES, 532,
534, 542-44. On notera par ailleurs que Sartre ébauche une nouvelle généalogie de
la science, plus matérialiste encore, dans les notes annexes de la Critique : voir
CRD, II. 426-29.
51. J.-M. B ESN1ER. Histoire de la philosophie moderne et contemporaine.
Figures et œuvres, Paris : Grasset. 1993. p. 354-55.
PAR-DELÀ MARX ET NIETZSCHE 207

dont la théorie de Yhabitus (qui a d’ailleurs failli s’appeler « ethos » -)


recouvre parfaitement la naissance collective du vrai décrite par la
légende, la mise en avant des pratiques permettant de part et d’autre de
débouter les mêmes adversaires apparemment opposés entre eux, mais
secrètement complices :

La théorie de la pratique en tant que pratique rappelle, contre le


m atérialism e positiviste, que les objets de connaissance sont construits,
et no n passivem ent enregistrés, et, contre l ’ idéalism e intellectualiste,
que le principe de cette construction est le système des dispositions
structurées et structurantes qui sc constitue dans la pratique et qui est
toujours orienté vers des fonctions p ratiques55.

Dépassement matérialiste de Nietzsche

Une fois rapprochée du modèle nietzschéen la Légende de la vérité


peut faire valoir sa différence, qui réside dans la récusation du psycholo­
gisme au profit du matérialisme. Il y a certes une dimension matérialiste
dans la Généalogie de la morale : Nietzsche enracine le concept de faute
dans l’ idée « toute matérielle » de dette, la cristallisation des premiers
jugements moraux procédant (comme le principe de non-contradiction
dans la Légende) de la contractualisation des échanges humains M. Mais
Nietzsche délaisse ce type d’étiologie au profit des forces de dégéné­
rescence ou de puissance, des tendances morbides et des élans vitaux, de
la grande et de la petite santé. Si la généalogie lui permet, comme chez
Sartre, d’interroger la valeur d’une valeur en révélant le moteur de sa ge­
nèse” , celle-ci s’abîme dans le psychologisme voire le biologisme, de
sorte que le procès de cette émergence semble se résumer à la lutte
intemporelle des forces de vie et de mort16. La généalogie nietzschéenne

52. G. S a p iro in L. P into , G. Sapiro, P. Cham pagne (dir.), op. cit., p. 62, 68.
53. P. B o u rd ie u , Le sens pratique , p. 87.
54. F. N ietzsche, La généalogie de la morale, p. 84-89, 96-98.
55. !bid., p. 14-17.
56. F. Nietzsche, Généalogie de la morale, p. 11, 16-17, 37-38, 72, etc. ; F.
N ietzsche . Ainsi parlait Zarathoustra, Paris : Union Générale d ’Éditions, « 10/18 »,
1972, p. 286 ; M . H a a r , « Nietzsche ». in Histoire de la philosophie, Paris :
Gallimard. « Bibliothèque de la Pléiade ». 1974, t. III, p. 325-26. Pour un contraste
précis avec la Légende on peut se référer à la généalogie du principe d ’ identité
208 POLITIQUES DE LA VÉRITÉ

confine au réductionnisme ; l’histoire - peu importe qu’elle soit mythique


ou effective - est un simple décor plutôt que le vecteur de l’avènement de
l’idéal. Sartre au contraire campe fermement sur ses positions matéria­
listes : ce ne sont pas seulement la pensée et les idéologies qu’il enracine
dans la praxis de subsistance, mais aussi tout le domaine du psycho-phy­
siologique” . Là où Nietzsche se donne un deus ex machina qui réintroduit
l’idéalisme de Va priori (pulsionnel plutôt que rationnel), Sartre dérive
toutes les catégories psychiques (le caractère, l’orgueil, l’intérêt...) des
conflits de l’homme avec la matière et des hommes entre eux sur fond de
rareté58. C ’est pourquoi il ne peut se passer de l’histoire, même et surtout
si elle est reconstruite : il importe moins de dater telle ou telle mutation
idéologique que de la rendre à des conditions de possibilité pratiques et
sociales qui l’arrachent au mode d’être revendiqué par le vrai. La critique
de l’Essence prend l’allure d ’une fantaisie pseudo-historique parce qu’elle
dissipe une illusion idéaliste qu’il faut reconduire au seul type de genèse
qui en rende compte sans souscrire à la mystification visée : paradoxale­
ment, c’est l’exigence réaliste qui impose de passer par une légende.
Nous prendrons la mesure de cet apport spécifique en confrontant les
analyses de l’inclination mécaniste des sciences. Le diagnostic est large­
ment partagé : Le gai savoir discerne dans le « mécanicisme » une fuite
devant les mystères de l’être et l ’interrogation métaphysique sur le Tout,
un refuge dans le positif et le déjà connu, la quête d’un monde de lois et
de mathèmes qui a la rassurante vertu d’alimenter les puissances de
l ’esprit humain - « compter, calculer, voir et saisir ». Nietzsche soupçonne
le savant d’esprit totalitaire, au vu des significations auxquelles il
s’aveugle à force de vouloir reconstruire l ’univers entier selon les règles
déterministes de la matière. Mais l’interprétation de ce phénomène reste
psychologique et morale chez Nietzsche, teintée de mépris pour le man­
que de courage, la « balourdise » et le « crétinisme » du scientifique59 : la

(K . J aspers , Nietzsche, p. 194, 215-17). Notons enfin que J.-F. L ouette oppose
également le psycho-biologisme nietzschéen à l’ historicisme sartrien sur le thème
de la généalogie de la morale (op. cit., p. 62-63).
57. C ’est pourquoi une interprétation psychanalytique de la Légende, quoique
possible, serait forcée.
58. Sartre défend ce principe dans ses réflexions sur le théâtre ou sur l’histoire :
CPM , 127-29 ; TS, 58-63, 70-71, 146-48, 169-71. 378 ; S, VI, 240 ; CRD, I, 232-33,
310,320,326-29,536,617-18.
59. Pour tout ceci voir F. N ietzsche , Le gai savoir, p. 396-98.
PAR-DELÀ MARX ET NIETZSCHE 209

généalogie est écrasée sous la symptomatologie, l’interprétation paraphra­


se la description. De même, lorsqu’il s’interroge sur le succès croissant de
l’esprit scientifique, Nietzsche est contraint de faire appel aux explica­
tions verbales, à la volonté de puissance qui anime le savant, à la « force »
que lui confère le culte obtus du vrai. L’adhésion à la rationalité est affaire
de « foi » et source de supériorité*0, de sorte que l’expansion de la science
repose circulairement sur des tendances à l’expansion, et son totalitarisme
sur un esprit totalitaire.

l'esprit de sérieux, rejeton des machines

On répondra peut-être que la Légende invoque également une person­


nalité de base (« honnête homme et bon citoyen », « esprit de tradition »)
qui semble dicter l’objet et la méthode de l’entreprise scientifique (ES,
542). La construction artificielle d’un univers mécaniste répond au désir
de s’effacer derrière la régulation de la nature et les procédures expéri­
mentales de la recherche, de n’être qu’un maillon dans une chaîne infinie
de conséquences : la Légende postule ce que les Carnets de la drôle de
guerre expliciteront pour la première fois, à savoir que l’esprit de sérieux
est consubstantiel à l’entreprise scientifique (C D G , 578-79). L ’être et le
néant n’est pas loin, qui interprète le déterminisme et l’esprit de sérieux
en termes de dérobade devant l’angoisse, d’aveuglement quant à l’irré­
ductibilité de l’acte et de la liberté. En outre, Sartre persiste en réitérant
ces diagnostics psychologistes trente ans après leur première apparition :
d’une part, dans la conférence intitulée Pourquoi des philosophes ?, qui
reprend sur un mode nietzschéen l’opposition entre esprit de sérieux et
esprit d’indépendance ; d’autre part, dans un superbe passage de la Criti­
que où l’intuition de la Légende passe de l’historique à l’historial :

A insi, par rapport à la représentation que [l’ h o m m e du sérieux] se fait


de ce que d o it être le citoyen dans la cité, le philosophe n ’ est pas
seulem ent un exilé, par le rire ou par l ’ennui q u ’ il inspire, c ’est aussi
un désadapté (...). (...) m ais ce b lâ m e revient sur la situation m êm e du
non-philosophe p our la désigner en propre : l ’ adaptation à la cité.
D ’elle, nous dirons que c ’ est la soum ission à l ’être. O n vérifie et on
applique les lois de la science par des activités techniques ; o n se sou­

60. F. N ietzsche , Généalogie de la morale, p. 226-31 ; K. J a spers , Nietzsche,


p. 195-97.

14
210 POLITIQUES DE LA VÉRITÉ

met aux règles non écrites de la collectivité (...)• Les valeurs en tant
que ces valeurs ne sont pas créées par moi, ni pensées par moi, mais
imposées par la Cité, par le métier, le groupe ou le parti politique, la
confession, toutes ces valeurs, auxquelles s’ajoutent naturellement la
science et les lois scientifiques - toutes ces valeurs et ces réalités sont
considérées comme l’essentiel. Elles rassurent ; et l’homme est fait
pour s’adapter à elles. Il est donc j’inessentiel. (PP?, 82)
... pour supprimer les significations et les orientations pratiques (...) j|
est nécessaire d’avoir choisi une perspective, un point de vue sélectif.
Et cette perspective est celle de la connaissance : car c’est elle seule
(...) qui peut écarter systématiquement un ensemble de structures au
nom de son droit de sélection. Autrement dit, c’est prendre l’univers
entier sous sa vue du point de vue d’une Raison positive qui se ferait
aveugle aux signes, qui prendrait sur la vie et sur l’humain le point de
vue des minéraux ou des atomes et qui, en tant que connaissance de
l’humain par le physico-chimique, ne retrouverait rien d’autre en
l’homme que ce physico-chimique lui-même. (...) Certes, des change­
ments définis étaient nécessaires pour produire ce tourbillon local que
l'extériorité bientôt dissoudra en ses éléments ; mais ces changements
mêmes (qui se définissent, dans l’intériorité du champ, comme action,
travail), dans le daltonisme de la Raison minérale, sont réduits simple­
ment à leur extériorité non-signifiante, c’est-à-dire à des transmuta­
tions qui trouvent leur origine en d’autres transmutations antérieures.
De ce point de vue, l’Histoire n’est qu’un rêve local de la matière :
reste l’univers physique, seule réalité. (CRD, II, 327-28)

Sartre se contente-t-il d’adosser une métaphysique à une psychologie,


d’écarter la menace du déterminisme ou de Patomisme en dévoilant les
mobiles de la Weltanschauung scientifique ? On peut le penser tant qu’on
s’arrête aux classiques de l’existentialisme sartrien, à L'être et le néant ou
à Situations, /, et que l’on projette leurs catégories sur la Critique de la
Raison dialectique. Mais la Légende de la vérité corrige déjà Panalyse,
qui s’inverse si l’on observe que la Critique systématise et radicalise
l’ intuition de la Légende : la science est née d’ un monde de machines et
pour un monde de machines ; l’étrange té de son regard peut satisfaire une
attente morale de démission et d’oubli de soi mais elle n’est pas née de
cette attente ; on peut même imaginer qu’elle l’a induite en lui donnant
une assise pratique, idéologique et institutionnelle (ES, 542-44). Si l’on
s’abstient de nouer ainsi la praxis, le logos et Pethos, on retombe dans un
double idéalisme : essentialisme des Lois et du Savoir, psychologisme des
PAR-DELÀ MARX ET NIETZSCHE 211

s o u b a s s e m e n t s d e leur production. Par la discrétion de ses étiologies

morales ou psychiques - toujours insérées dans la trame du récit comme


une facette d ’un phénomène total, jamais comme son ressort -, la
légende reconduit au contraire les connaissances, les projets et les valeurs
à leur origine pratique, à savoir les machines :

Elles sont nées bien avant la science., avant même la vérité, d’une idée
d’homme jetée dans une matière docile. La matière, pauvre et nue, sans
détails, se fit oublier, mais l’idée, tout épanouie, s’engraissait à ses
dépens. (...) Elles ne durent leurs progrès qu’à elles-mêmes, filtrant les
apports du monde extérieur, ployant les plus dociles aux exigences de
leur forme. Elles marquèrent le premier triomphe de l’idée pratique, de
la pensée qui ne veut pas connaître, mais s’imposer. (ES, 543)

Certes, la Légende se fait ici ambiguë puisqu’elle touche à l’événe­


mentiel. La technique précède la science, mais déterminisme et atomisme
anticipent le règne des machines ; Sartre évoque d ’abord la constitution
des Sociétés savantes, mais subordonne leur essor à l’exploitation de la
technique : sa généalogie est fictive et intenable (ES, 540-41, 541-43).
Mais le recouvrement chronologique des facteurs - dont la double montée
en puissance des institutions scientifiques et des moyens techniques -
atteste qu’il cherche à cerner un phénomène global ancré dans une praxis
commune. Le même procédé persiste d’ailleurs dans la Critique :

La Raison positive, synthèse passive des successions inertes, fonc­


tionne par ses propres lois d’extériorité dans l’unité de la tem pori­
sation dialectique et fournit ses résultats en fonction de cette extériorité
unifiée : aussi peut-on la nommer notre première machine. De fait, son
développement historique, comme Raison de l’extériorité (...), la con­
duit nécessairement à produire les machines. Car les machines ne sont
qu’elle-mcme en tant qu’extériorité unifiée et elle-même n’est qu’une
machine à produire les machines. Entre un cerveau électronique et la
Raison positive il y a équivalence, ou, si l’on préfère, l’un est la Raison
de l’autre. Et pour ces deux Raisons également inertes et matérielles
dont chacune produit l’autre, l'unité vient de Fintériorité dialectique
qui entoure et soutient leur extériorité. (CRD, II, 383-84)

On voit comment un deus ex machina intemporel (« la » Raison analy­


tique productrice de machines) est rapidement réinséré dans des rapports
croisés sous l’égide de la praxis. Ces généalogies sans événements, ces
historiques dénués de références précises à tel auteur ou tel inventeur mar­
212 POLITIQUES DE LA VÉRITÉ

quants, sont parfaitement conformes au postulat matérialiste qui les sous-


tend et qui en fait le prix : ce serait revenir à l’idéalisme que de souligner
l’apport irréductible de l’un ou l’autre génie qui aurait réussi, par la seule
force de son esprit, à imposer un « tournant », une « révolution » ou une
« rupture d ’épistémè » dans l’histoire de l’humanitéfiI. La Légende peut se
borner à dire qu’une fois introduits dans les laboratoires, les appareils de
mesure permettent à l’idéal d’objectivité de descendre sur terre, à l ’infra-
monde scientifique de s’engendrer sans intervention des savants, confor­
mément à l’esprit de sérieux des ingénieurs qui rêvent de la « démission
de l ’homme en faveur du monde », de l’inerte coagulation du vrai (CDG,
578) :

... entre leur âme passivement ouverte, inoffensive, et l ’événement, ils


interposaient l’idée préconçue, le parti pris déformant, l’obstination
inhumaine et mécanique. Les machines sont aux aguets dans les coins.
II ne faut qu’un fétu pour mettre en branle leurs engrenages. Elles
happent une mouche, la digèrent, rendent une machine. (ES, 543)

Parce que la machine signe elle-même le triomphe de l ’idée méca-


niste, le scalpel sélectif de la science ne se distingue pas d’une approche
technique dont la véracité s’atteste de ses succès dans l’observation de la

61. Le manque d ’indications factuelles ne serait donc pas, chez Sartre, impu­
table à l’orgueil ou au dilettantisme, ni même à une préférence littéraire : il s’agirait
d ’ un principe heuristique et sociologique, dont Les mois offriraient l ’ illustration la
plus aboutie. L’étude des avant-textes a montré l’clision systématique des références
dans la version définitive des Mots, le texte de 1964 se bornant à énumérer quelques
personnages emblématiques alors que Jean sans terre fourm illait d ’indications
culturelles et intertextuelles à peine voilées (cf. les tables de références établies par
Jacques Lecarme et Jacques Deguy in PCS, 249-91, 311-19). La discrétion référen­
tielle du résultat final peut certes répondre à des préoccupations stylistiques, mais
nous sommes frappé par sa cohérence doctrinale avec les thèses et les procédés de
la Légende et de la Critique. Sartre se refuse h détailler des auteurs, des titres ou des
doctrines car l ’effet de la culture sur sa névrose n ’est pas affaire de sources ou d 'in ­
fluences, d ’hcritages précis dont les conséquences s’expliqueraient par la qualité
intrinsèque des œuvres. Les mots proposent une sociologie de la transmission cultu­
relle, ils étudient l ’aliénation d ’un enfant plongé dans un bain de phrases et de
texles indéterminés mais qui composent un univers réglé comme peut l’être la
science (PCS, 295), un système de production cl de produits quasi anonymes, sorte
de superstructure dont la genèse et l’efficace reposent sur un collectif et sur des
enjeux de pouvoir, non sur des « contenus » ou des « idées ». Q u ’ il soit scientifique
ou littéraire, le monde des idéalités n ’est pas à lui-même sa propre explication.
PAR-DELÀ MARX ET NIETZSCHE 213

nature. Ainsi, les divisions traditionnelles entre l’être, le faire et l e


s’effacent dans l’indissolubilité d ’un phénomène historique total
c o n n a ît r e

_ (’avènement du Vrai63 - dont le fondement demeure matériel :

L’ensemble des découvertes scientifiques est si étroitement lié aux


instruments et aux techniques de l’époque qu’on doit tenir le système
des connaissances, qui se constitue à cette époque, à ta fois pour l’ex­
pression technologique et anthropologique des relations des hommes
avec le monde et entre eux par la médiation de leurs techniques de
construction (c’est-à-dire par les techniques qui permettent de construi­
re ces outils plutôt que par celles qui naissent de leur utilisation) et à la
fois comme l ’être-réel de l’Univers non pas en tant que relatif au savoir
et aux techniques niais, tout au contraire, comme unification d’une réa­
lité absolue par l’Histoire... (CRD, II, 371)

La Légende de la vérité n’use pas de ce vocabulaire et n’aurait pu


établir dialectiquement ces conclusions, mais la continuité des intentions
ne doit rien au hasard : le Carnet Dupuis a révélé la précocité du schèine
totalisant chez Sartre. C ’est pourquoi la généalogie de la science trouve
son accomplissement dans la Critique, qui boucle le devenir-monde du
Vrai dont Sartre avait esquissé, en 1930-31, les principes de dévelop­
pement et l’orientation probable. Les visions futuristes de la Légende
peuvent laisser place à un pronostic raisonnable tant le rêve de réduction
intégrale du vivant à l’inerte semble près de se réaliser, tant l’Idée analyti­
que est sur le point d’absorber le réel dont elle émane - la machine triom­
phera quand l’homme de science aura conduit sa praxis à se nier au profit
de l’engendrement mécaniste de ses propres puissances :

Ainsi, lorsqu’il met au point cette machine à faire des machines que
nous avons appelée Raison inerte, il ne faut pas imaginer qu’il a installé
une grille dans son cerveau ou des lunettes déformantes sur son nez :
c’est une machine objective qui est coextensive à tout le champ
pratique et qui le conditionne comme tous les autres éléments de ce
champ ; cela signifie [que] (...) les progrès de la Raison positive (c’est-
à-dire Paccumulation des machines raisonnables et raisonneuses)
doivent se traduire pour lui par un approfondissement constant de ses
déterminations en inertie : c’est jusque dans le fait originel de la vie que

62. Le machinisme est h l’origine d ’autres élaborations .secondaires inscrites


dans scs exigences propres : Sartre étudie notamment son rôle dans la formation de
l ’être-dc-classe prolétarien (CRD, I. 344 sq.).
214 POLITIQUES DE LA VÉRITÉ

la Raison analytique découvre l’extériorité et, finalement, l’inoigani-


que. Mais comme (...) chaque détermination supplémentaire en inertie
du corps organique se produit comme un nouveau conditionnement de
celui-ci en extériorité, donc à travers une action technique qui permet à
l’agent de le gouverner mieux et plus profondément, le moment où la
Raison analytique aurait opéré la décomposition radicale de l’organis­
me en inorganique et de la vie en processus physico-chimique serait
aussi celui où ce même organisme serait conditionné par sa propre
praxis au moyen de tous les éléments inertes du champ, trouvant ainsi
dans sa réduction totale à l’inorganique par la praxis le pouvoir de
transformer les puissances inertes en sa propre substance vivante.
{CRÛ, II, 388-89)

Tentation idéaliste

Che Guevara aurait déclaré à Sartre : « ce n’est pas ma faute si la réali­


té est marxiste » (S, VIII, 136). Le narrateur de la Légende ou d’Er TArmé­
nien pourrait reprendre en écho : ce n’est pas ma faute si la nature est
écrite en langage scientifique ; je reste convaincu qu’elle échappe, en son
fond métaphysique, à la mise en ordre que le savant lui impose, mais je
dois admettre qu’elle se prête à ses manipulations ; je soupçonne quelque
violence à la base de la science, mais il faut reconnaître que dans notre
siècle de non-savoir seules les sciences exactes font exception à l ’ignoran­
ce : lapensée analytique est « compétente à l’égard de l’inerte » et c’est
bien là ce qui me chagrine et me révolte (MPE, 113 ; S, IX, 77). Car la
science ne se contente pas de réduire la spontanéité à une douce illusion,
ou de relever le défi de produire une machine qui apportera la preuve que
la vie elle-même est une forme de mécanisme ; elle s'adresse à ma liberté,
elle prétend la soumettre à ses raisons, de sorte que je dois consentir à ma
propre négation si je ne veux pas m ’enfoncer dans l’erreur :

Je suis sans doute le plus indépendant des hommes ; je ne saurais


m ’accommoder de ce qu’on me dicte ce que je dois croire ni qu’on
m ’impose des vérités mortes que d ’autres ont trouvées, aimées et que
je dois accepter sans les avoir enfantées. Je ne saurais être tout à fait
libre si mon esprit dépend d ’une vérité à retrouver. (...) Quelle diffé­
rence y a-t-il entre un catéchisme et ces gros livres gris, ces « Physi­
ques », q u’ils font apprendre à leurs jeunes gens ? Q u ’est-ce ? Avec les
principes de celte Physique on construit des machines ? Mais avec la
PAR-DELÀ MARX ET NIETZSCHE 215

foi au catéchisme on faisait des miracles, et c’était mieux. J’aimerais


mieux encore croire au catéchisme : i! ne recherche point ma raison.
(...) L’évidence dans les sciences (...) force notre esprit ; c’est la raison
des autres qui vient supplanter notre propre raison. Et l’on reste
immobile, insatisfait, convaincu. (EJ, 301-2 ; même idée en EJ, 214)

Convaincu mais insatisfait : on ne saurait mieux fixer l’ambivalence


de la Légende, texte féroce pour les sciences mais qui leur concède
l’essentiel c’est-à-dire la positivité de leurs résultats (qui n’ont pas l’arbi­
traire ou le mensonge du miracle, fussent-ils habilement suggérés). C ’est
pourquoi la liberté reste en jeu : si le savoir était fictif ou erroné, j ’en
serais forcément l’auteur puisque je n’aurais pas pu l’extraire de la nature
ou de la logique ; s’il participe au contraire du vrai et me convainc, je suis
piégé. Car en lui donnant mon assentiment, je consacre l’inerte et je
renonce à penser par moi-même : je ne peux comprendre l’impersonnel
qu’à me faire impersonnel, à soumettre mes idées aux « méthodes indus­
trielles », à refuser « les changements obscurs, les formes sans géo­
métrie » qui naissent en mon for intérieur et dont je suis seul responsable
(ES, 534, 539). Mais si je refuse de reconnaître l’évidence, ma liberté
devient négative, simple non dérisoireineut lancé à la face impassible des
savants pendant que je sombre dans l’erreur et l’ignorance : celui qui
médite sur la science ne peut méconnaître « le tragique désespéré du
moindre sentiment d’évidence » [ES, 536-37 ; LV, 40).
L’étau pourrait pourtant se desserrer, la contradiction faire place à la
synthèse, si j ’étais à la source des lois et des faits que l’on m’invite à
sanctionner. Si l’Essence perdait son objectivité pour devenir ma chose ou
mon enfant, j'inventerais alors ce qu’on prétend me faire découvrir
(ES, 545, 536). Je ne m ’aliénerais pas en saluant la connaissance, car
elle viendrait de moi et non du dehors ; je pourrais participer au savoir
sans souscrire au point de vue d’autrui ; la vérité se confondrait avec la
liberté (ES, 534, 545).
L’insistance de la Légende sur l’artificialisme des méthodes scientifi­
ques a donc un double impact. Sartre brise l’idéologie du regard neutre et
désintéressé, complice du totalitarisme logico-expérimental ; mais il dé­
monte aussi le procès de production du vrai, qui repose sur des choix (en
faveur des essences, de l’universel et du quantitatif), des stratégies
(d’enrôlement, de contrôle, de domination, de censure...) et une praxis
(d’arraisonnement, de mesure, d’élaboration technique) - de sorte que les
essences soi-disant contemplées s’avèrent en définitive des effets de
216 POLITIQUES DE LA VÉRITÉ

liberté. Si nous devions concéder à la science qu’il y a du déterminisme


dans l’être, profitons-en pour conclure que sa découverte est suspendue à
line praxis : le savant aurait tort dans la mesure exacte ou il faudrait lui
rendre raison. La Légende constitue ainsi une exception dans l’œuvre du
jeune Sartre, puisqu’elle choisit - sur ce point, pour ces motifs -
l’idéalisme contre le réalisme, le constructivisme plutôt que l’accueil
confiant et sans entraves du réel.

De La liberté cartésienne à ici Critique de la Raison dialectique

Peut-on pour autant parler d’exception, alors que La liberté carté­


sienne endosse la thèse de la Légende et la pousse même jusqu’à son
terme - mais dans un contexte strictement défini ? Descartes porte en
effet au plus haut la tension entre la liberté finie, qui trouve son accom­
plissement dans la soumission de la volonté aux vérités éternelles saisies
par l’entendement, et l’autonomie divine, qui a le pouvoir de produire et
de décider ce qu’elle tiendra pour vrai, ne nous laissant d’autre choix que
d’y souscrire ou de sombrer dans l’erreur, que d’être passifs ou dénués
d ’entendement (S, /, 296-99). Pour éviter ce piège cartésien, cette double
manière de récuser l’humanité de l’homme, Sartre identifie la liberté à
l’autonomie divine et l’attribue à l’homme, poussant ainsi les thèses de la
Légende au paroxysme : l’essence et la science passent tout entières du
côté de la liberté ; elles ne sont rien d ’autre que ce que nous décidons d ’en
faire (S, /, 303-8). Dans ce cadre, la création divine des vérités étemelles
révèle « la contingence absolue » de notre « libre arbitre créateur », la di­
mension « constituante » de la spontanéité du pour-soi ; la contemplation
est irrémédiablement seconde, regard narcissique jeté sur sa propre inven­
tion par l’inventeur qui a voulu lui donner la consistance et la régulation
de l’idéel : en fait, « c’est la liberté qui est le fondement du vrai »,
l’homme s’égalant ainsi à Dieu comme le réclamait déjà Er l’Arménien
face aux lois que la science prétendait lui enseigner (S, /, 306 ; EJ, 303).
Nul doute que La liberté cartésienne doive se lire comme exacer­
bation des présupposés de la Légende : en 1945-46, au moment où il
rédige cette préface (ES, 144). Sartre soit l’idéalisme du purgatoire ; c’est
l’époque de Phumanisme existentialiste, d’un héroïsme de la liberté en
phase avec les reconquêtes de la Légende. Mais on peut aussi interpréter
le texte sur Descaites comme une réfutation par l’absurde, et y trouver le
mobile des correctifs à venir. Car en sombrant dans l’arbitraire d’un fiat la
PAR-DELÀ MARX ET NIETZSCHE 217

Vérité ne se distingue plus de l'erreur, au point qu’on s’explique mal


comment nous pouvons nous accorder sur une mathématique ou sur une
logique ; l’historicisation du vrai sort ici ses effets classiques, à savoir un
relativisme sceptique qui, pour avoir cherché une origine dans l’histoire,
anéantit toute espèce de fondement au profit d’une succession de coups de
force6\Il n’est même pas sûr que la liberté en sorte gagnante : la création
des lois de l’être semble plutôt relever du caprice, forme dégradée et
solipsiste de la praxis ; s’il faut aller jusque-là dans l’ébranlement de la
positivité du vrai, mieux vaut admettre le réalisme des essences. C’est
pourquoi Sartre se montre déjà plus prudent dans les Cahiers pour une
morale, puis dans Vérité et existence. Les Cahiers mettent encore la né­
cessité des mathématiques en cause, niais en arguant du fait que cette
nécessité ne s’atteste jamais en soi et par soi : elle doit être ressentie
comme telle par une subjectivité, qui « invente ses opérations dans le bon­
heur libre de la création » mais qui ne peut pas ne pas conclure de A à B ;
cette subjectivité découvre dès lors que la nécessité est le corrélat de
l’intelligibilité (CPM , 103-104). Quant à Vérité et existence, Sartre y rend
compte du processus de construction collective des sciences, fut-ce au
prix de quelques excès idéalistes64 ; il traduit l’intervention de la liberté en
termes de praxis, d'opérations sur la matière, d'activité anticipatrice du
regard, de dévoilement de l’être. Sartre peut ainsi réfuter la prétention
scientifique à se faire contemplation passive du positif, tout en ne sacri­
fiant pas au créationnisme des essences*5. Loin d’avoir « horreur de la

63. P. Bourdieu, Méditations pascaliennes, p. 113-14.


64. Ainsi de l'affirmation selon laquelle, puisque le physicien construit lui-
même son hypothèse et le dispositif expérimental destiné à l’éprouver, « nous ne
voyons rien que nous n’ ayons d ’abord prévu » (VE, 39) : il ne faut pas être poppe-
rien pour admettre que la science progresse surtout quand la nature dément nos
prévisions - Sartre ne l’ignore d’ailleurs pas, qui évoque volontiers l’expérience de
Michelson-MorJey.
65. Pour tout ceci, voir VE, 35-41 et le commentaire de J. S im o n t , « Les fables
du vrai... », p. 193-95. À l ’inverse, D. G. J o an njs , J.-F. L ouette et N. T ertulian
interprètent ce texte en un sens idéaliste en s’appuyant respectivement sur ses sour­
ces husserliennes (op. cit., p. 48-49, 132-33), nietzschéennes (op. cit., p. 21-22) ou
heideggeriennes (art. cit., p. 406-7). Sur ce dernier point, précisons que Sartre et
Heidegger élucident l’attitude existentielle qui fonde fa prétention scientifique à
contempler des idéalités vraies, niais que Sein und Zeit passe très vite sur l’in­
vestissement technique et praxique de la science alors que Sartre l’exacerbe : en
1927, Heidegger défend une vision idéaliste de la science comme métamorphose
theoriciste du régime de l’ustensililé (M. H eidegghr, Être et Temps, p. 419-25).
218 POLITIQUES DE LA VÉRITÉ

pensée génétique », comme Bourdieu le lui reproche sans prendre la peine


de le relire, il porte la Légende à la hauteur du défi lancé par la sociologie,
et s’y confronte à nouveau dans Vérité et existence : il historicise la
construction et l’apprentissage social d’un univers d’idéalités, sans verser
pour autant dans un relativisme sceptique66. Dans Vérité et existence, la
liberté plonge dans la glaise : le vrai émerge d’un corps-à-corps et non de
l’intuition intellectuelle divine ; le scientifique est voué au travail de la
vérification (au sens où l’on parle du travail de la parturiente), et son
idéologie est dénoncée dans la seule mesure où elle n ’assume pas cette
praxis de dévoilement. Le savant prend ici la figure d’un homme abstrait
qui interpose une machine entre lui et la chose afin de « recevoir la
Vérité » sous la forme de diagrammes chiffrés et de lois falsifiables dont
il confie la vérification à la communauté des pairs, pendant que lui-même
« pense sur la pensée des autres, c’est-à-dire sur des révélations qu’il
n’effectue pas » ; parce qu’il cherche à se dissimuler le rôle dévoilant de
ses conduites, sa soif de connaissance recouvre une volonté d’ignorance -
mais aucun doute ne subsiste quant au fait qu’il construit patiemment le
vrai au lieu de l’inventer (VE, 102-108). On peut même penser que Sartre
espère convertir les scientifiques, les conduire à reconnaître la part de
l’action dans l’émergence du savoir et à s’interroger sur ce qui sépare leur
pratique effective de leur idéologie officielle : si l’expérimentateur s’avi­
sait qu’il fouette sa liberté pour faire surgir l’inerte, peut-être admettrait-il
que le déterminisme n’est pas le dernier mot de l’être et qu’il est vain de
vouloir l’établir partout ? A l’époque où Sartre se laisse tenter par un rêve
millénariste, la conversion des scientifiques à la liberté n’est pas plus
improbable qu’un accès de lucidité dans le chef d’un antisémite.
La Critique de la Raison dialectique ne nourrit par contre plus d’illu­
sions quant au triomphe de la liberté, ce qui permet à Sartre d ’atteindre un
point d’équilibre dans sa réflexion sur la science. L’espoir de convaincre
les savants a disparu : il n’y a rien à attendre d ’ une réforme interne ; c’est
par nature que la science traite, non de la praxis, mais de ses résidus, dans
lesquels elle ne voit que « pure inertie d ’extériorité » (CRD, II, 428). Mais
ce choix réitéré en faveur de l’inerte est précisément une option, une
« passion de la pensée » incessamment reconduite, l’œuvre même de la
liberté dont elle s’éloigne, au prix dès lors d’une contradiction entre sa
démarche et son idéologie (CRD, II, 383). L’objectif asymptotique du

66. Pour cette critique et cette double exigence, voir P. B o urdie u . Méditations
pascalieinies.p. 137. 135-36.
PAR-DELÀ MARX ET NIETZSCHE 219

savant - la pure contemplation de rapports d’extériorité toujours déjà


donnés dans l’être - passe par une intense mobilisation technique et intel­
lectuelle qui confirme l’allure fantasmatique de cet idéal (CRD, II, 38,
n> ]). La compétence de la science pour l’analytique ressortit en fait à la
raison dialectique ; la vérité ne réside pas dans l’adéquation entre l’être et
la connaissance mais dans la praxis de dévoilement (CRD, I, 206) :
l’intelligibilité que les sciences de la nature prétendent atteindre au cœur
même de l’inerte, comme sa loi de régulation interne sur fond de relations
nécessaires, est l’ombre portée de la compréhension (de) soi de l’investi­
gateur. Les rapports d’extériorité sont inintelligibles en tant que tels mais
la praxis peut décider de s’y soumettre, ce qui exige qu’elle conserve sa
translucidité (CRD, I, 188-89). En conséquence, l’éventuelle extension du
champ investi par la raison analytique ne réduit en rien les prérogatives de
la liberté, puisque celle-ci est au principe des conquêtes de celle-là : il
n’est pas nécessaire, comme Sartre le pensait en rédigeant La liberté carté­
sienne, de dissoudre les essences dans le créationnisme pour maintenir les
droits de l’humain.
Pour conclure ce chapitre, l’évolution ainsi décrite en termes abstraits
peut s’illustrer d ’un exemple précis : les mathématiques, thème sur lequel
Sartre paraît se contredire si on ne saisit pas le sens de son évolution.
Lorsqu’il oppose la contingence à la nécessité des relations d’essence
propres au cercle, Sartre prête une force cohésive à la figure géométrique
(Nausée, Carnet Dupitis) ; mais en professant que le cercle n’existe pas
tant qu’un géomètre n ’a pas achevé la rotation d’une droite autour d’un
point, il paraît lui retirer cette dynamique interne au profit d ’un construc­
tivisme idéaliste (CRD, II, 354). En fait, la position presque constante de
Sartre est anticonstructiviste : en réaliste, Sartre ne peut admettre que les
intuitions fondatrices et les démarches déductives des mathématiques
soient gagées sur les formes particulières de l’esprit humain, qui risquent
d’abîmer la connaissance dans un arbitraire créateur ; c’est pourquoi la
Critique, tout en méditant sur la praxis synthétisante du mathématicien,
dénonce l’idéalisme, identifié au kantisme (CRD, I, 189, n. 1 ; II, 365-68).
Sartre reste fidèle à La transcendance de l ’Ego, où une proposition telle
que « 2 et 2 font 4 » est tenue pour une « vérité éternelle » et préétablie
qui permet à la conscience de s’unifier en se tendant vers elle ; cet exem­
ple revient d’ailleurs dans les Cahiers pour une morale afin de renverser
l’historicisine sceptique (TE, 21 ; CPM, 115-16). Pour autant, l’insistance
de la Critique sur l ’acte d’ unification posé par le mathématicien ne
menace pas la positivité de l’essence : en faisant tourner une droite autour
220 POLITIQUES DE LA VÉRITÉ

d’un point, on n’invente pas la figure du cercle grâce aux ressources


capricieuses de l’esprit, mais on soumet la praxis aux contraintes de
l’analytique, aux nécessités idéelles, et ce-au point d’effacer du résultat
l’opération synthétique qui a permis de l’obtenir. Le but du géomètre est
« de retrouver les rapports d’extériorité radicale sous le sceau d’intériorité
qu’on impose aux figures en les engendrant. Mais, du coup, l’intelli-
gibilité disparaît », les relations sont données dans l’inerte dont elles
relèvent de droit (CRD, I, 179). Un géomètre doit tenir les mathématiques
pour platoniciennes et les engendrer de manière kantienne (CRD, II, 374).
Si Sartre les a dissoutes dans la liberté humaine lors de sa préface sur
Descartes67, c’est qu’il était alors victime d’un faux problème hérité de la
Légende, reconnu et dénoncé comme tel par la Critique : il cherchait
encore à « concilier la liberté de jugement avec l’être étemel des essen­
ces » (CRD, II, 375), alors que la Critique montrera que la spontanéité
synthétisante de la conscience reste entière dans l’acte par lequel elle
paraît découvrir la vérité comme on contemple une jeune fille nue sortant
d ’un puits par ses propres moyens.

67. Ce texte inspire la critique d’Alquié selon laquelle Sartre bannit la raison
parce que la nécessité du rationnel menacerait l’autonomie de l’humain : comme
tant d ’autres, Alquic cerne l’attitude de Sartre à partir de La liberté cartésienne et
des thèses apparemment idéalistes de L ’être et le néant (F. A lquik , Solitude de la
raison, p. 11-12, 95-96, 147).
CHAPITRE 2

LE PEUPLE ET LES ÉLITES

Nous avons insisté sur l’égalitarisme du jeune Sartre, qui explique ses
louanges inattendues à l’adresse de la démocratie et de la science. Cela ne
doit cependant pas occulter d’autres éléments du texte publié par Bifur,
qui semblent révéler une tentation aristocratique chez Sartre, voire une
prétention à la surhumanité. Le texte s’interrompt après avoir opposé la
foule, passive et muette sous la férule des lois, à « tout ce qui conditionne
une pensée forte » c’est-à-dire la colère et l’injustice, l’orgueil et la par­
tialité (ES, 545) ; s’il a qualifié la démocratie de constitution originelle ou
vectrice, le narrateur ne peut dissimuler quelque nostalgie pour l’inégalité
imposée par « ces hommes immenses et secrets » que sont les tyrans (ES,
537, 539). Les fragments posthumes le montrent, cette inclination pour
l'aristocratie doit s’entendre en un sens politique. Aucun regret ne perce
lorsqu’une variante de la Légende de la vérité enregistre « le crépuscule
de la démocratie bourgeoise » obtenu par les tyrans, qui rétablissent une
stricte hiérarchie sociale et se font obéir par le seul effet de leur parole
(LV, 29). Si l’ancienneté de la démocratie fait partie de ses titres de
gloire, l’aristocratie est également qualifiée de « naturelle », qu’elle
prenne la forme de « ces géants blonds et bronzés » qui terrorisaient leurs
semblables par leur force vitale, ou de cette « redoutable lignée
d’hommes profonds » qui communiaient avec la nature et tenaient « leurs
connaissances terribles » en laisse : le commandement et l’obéissance, la
hiérarchie des rôles et l’inégalité des compétences font figure d’alter­
native permanente à la démocratie, voire de régulation originelle des
rapports sociaux (LV, 32-33, 36). Le deuxième fragment le confirme, qui
se moque des palinodies de la Cité : elle redoute l’incorruptibilité et le
fanatisme démocratique des savants, mais conserve le regret des
« hommes indépendants et forts (...), libres comme des loups », qui
auraient pu lui servir de conscience et la flatter sans complaisance (LV,
37-38). Plus encore, aristocratie et démocratie sont mises sur le même
pied, seules constitutions empreintes de justice : la critique de l’aristo­
cratie se fonde sur le fait et non sur le droit ; le principe qui consiste à
222 POLITIQUES DE LA VÉRITÉ

soumettre « le pire au meilleur », l’inférieur au supérieur, est jugé impra­


ticable mais nullement scandaleux (LV, 38).
Comment interpréter des contradictions aussi criantes ? Il peut s’agir
de simples péripéties locales, d’autant de résidus, dans une œuvre inache­
vée, des hésitations de l’auteur, en butte aux contraintes narratives inhé­
rentes à son projet : le régime de la vérité et son pendant politique adve-
nant à travers l ’Histoire, la question des origines affleure nécessairement
mais reste indécise dans le cadre d’une « légende ». Mais on peut égale­
ment tenir ces relents d’aristocratie pour des symptômes nietzschéens,
pour l’effet d’un rêve de surhumanité auquel le mythe de l’homme seul
servirait de masque littéraire. A moins qu’il ne faille réduire la tension :
seul ce qui échappe au rationnel dans ce balancement entre démocratie et
aristocratie relèverait de la névrose sartrienne, si l’examen des textes per­
mettait de fonder cette tension en raison. C ’est en tout cas ce que nous
nous efforcerons de faire, sans dissimuler les limites de la tentative : avec
le deuxième fragment posthume, intitulé « Légende du probable et des
philosophes », nous abordons un texte dont la portée philosophique est
parfois incertaine ou assez faible.

La trahison des clercs

Nous l’avons noté, le grégarisme des scientifiques enveloppe aussi un


héroïsme, un don de soi, et s’accompagne souvent d’un choix incorrup­
tible en faveur de la connaissance et de la démocratie, de l’universalité et
du progrès. Le Castor nous en avait avertis1, la Légende de la vérité est
plus sévère encore pour les philosophes que pour les savants. Cette
annonce est confirmée par une partie des variantes du texte, mais non par
la totalité du premier posthume, qui demeure contradictoire sur ce point.
Par contre, la « Légende du probable... » développée par le deuxième
posthume prend résolument le parti des savants contre les philosophes :
Sartre entérine ainsi le changement opéré au 111 du premier fragment, ce
qui indique qu’il ne se laisse pas aller à la traduction immédiate de ses
fantasmes nietzschéens.
Le premier fragment posthume situe d’abord les philosophes dans la
lignée des hommes seuls ou des vagabonds solitaires, alors que la science
serait issue des « voyages d’affaires collectifs » dans la nature : Sartre dé­

1. S . d e B e a u v o i r , La force de l'âge , t . I , p. 54.


LE PEUPLE ET LES ÉLITES 223

bute par un lieu commun, la supériorité de la philosophie, exercice indi­


vidualiste et aventureux, sur la science, pratique prudente et codifiée (LV,
27-28). Mais ce clivage flatteur ne dure guère, diverses transitions pré­
parant son renversement. Il en va ainsi d’un développement dans lequel
l’auteur se moque de l’idéologie des savants en des termes qu’ il pourrait
aussi bien appliquer aux philosophes, et notamment à l’école de pensée
officielle de la IIIe République, soit les ténors universitaires qui défendent
le régime. Sartre épingle en effet le solidarisme, la réciprocité des droits et
des devoirs entre citoyens atomisés, les mythes bourgeois de la délégation
et de l’égalité, la nécessité d’être « honnête homme et bon citoyen » pour
devenir un pilier de l’Université, l’esprit de corps et de tradition, et enfin
le dévouement de chaque individu à la mission sacrée consistant à
« polir (...) l’œuvre de la collectivité2 » (LV, 32-33). Les philosophes
seraient-ils aussi grégaires et instrumentalisés que les savants ?
Nul doute qu’ils refuseraient ce verdict, car ils prétendent se distinguer
des savants par essence, par principe ; mais leur refus même les trahit,
ainsi que la spécificité qu’ils font valoir. Marginalisés ou menacés par la
puissance collective de la science, ils se méfient de la solitude et « veulent
une solidarité des philosophes entre eux » : ils cherchent un accord interne
qui n ’a rien à envier à l’unanimisme des scientifiques puisqu’il le copie
(LV, 36). Surtout, leur soi-disant différence n’est rien d ’autre que la carica­
ture de l’idéalisme scientiste : si les savants canalisent la sauvagerie du
réel en le forçant à répondre à leurs questions dans des termes qui con­
firment leurs catégories, les philosophes fuient littéralement la réalité,
creusant'avec elle une distance toujours croissante. Certes il fut un temps
où il leur « arrivait » encore quelque chose, où des événements imprévus
les obligeaient à se remettre en question, à incliner leur sagesse vers la
pratique - mais la bouffonnerie des exemples employés montre combien

2. Pour la concordance entre les thèmes esquissés par Sartre et l’idéologie


républicaine dominante à l’époque, nous renvoyons aux chapitres vin, tx et x du
classique de C. N icolet , L ’idée républicaine en France. Essai d'histoire critique,
Paris : Gallimard, 1982. Un sketch rédigé vers 1924 se moquait déjà du solidarisme
moralisant qui avait les faveurs du régime - idéologie imputée ici à Anatole
France : « Apprenez que les bourgeois, étant fils d’Ève, comme les ouvriers, ne leur
sont ni inférieurs, ni supérieurs, mais que les uns travaillent de leur cerveau, les
autres de leurs mains. Les uns et les autres sont également méprisables ou estima­
bles suivant leur conduite générale, et la valeur de leur philosophie pratique. » (Cf.
EJ. 381, ainsi que £7. 379 pour le contexte historique et littéraire qui donne un sens
supplémentaire à cet extrait.)
224 POLITIQUES DE LA VÉRITÉ

le narrateur y voit déjà une comédie, lui qui met sur le même plan l’ordre
soudain de s’ouvrir les veines, la malice d’un roi qui place un melon de
plâtre sur l’assiette de ses métaphysiciens; et les arguties des sceptiques
On devine que l’auteur ne fera pas grand cas du Mythe de Sisyphe, et qu’il
se défie déjà de ce stoïcisme de bazar qui permet de rester impavide
devant l’imprévu plutôt que de l’accueillir pour ce qu’il est (LV, 30).
Mais ce sont les doctrines surtout qui révèlent l’infériorité du philo-
sophe par rapport à l’homme de science. Si le savant se détourne de la
métaphysique et ne veut rien savoir de la contingence ni d’autres
phénomènes rebelles à la mathématisation, il n ’hésite pas à affronter la
nature, à se battre avec elle pour triompher de ses mystères. Le philosophe
par contre ne s’intéresse à l’événement que dans la mesure où ce dernier
vient à lui comme un voleur et l’oblige à se défendre : sous couvert de lui
assigner un mode particulier d’existence, d’en reconnaître l’irréductibilité,
il s’efforce en fait de le « bannir » de la philosophie, de désamorcer cet
« adversaire » qui l ’empêche de penser en chambre. De là un véritable
« arsenal de ruses » qui dépasse le stoïcisme déjà évoqué, comme on peut
en juger par l’énumération de ces stratégies d’évitement -1 : étude de
l’essence même de l’événement, moyen commode d’en oblitérer l’existen­
ce ; appel à la sagesse, « ruse pratique » qui commande nombre de refus
ou de dénaturations du disruptif ; primat de la vie intérieure, voire réfle­
xion sur « la différence subtile par où la vie intérieure se distingue de la
vie spirituelle », méditation au terme de laquelle « le philosophe universi­
taire » en arrive à oublier le monde'’ ; lecture de romans d’aventures qui,
La nausée le montrera, permettent de recouvrir le présent et le contingent
en les intégrant a posteriori dans un récit finalisé qui leur donne sens ;
variations infinies, surtout, sur l’idée de « phénomène », non pour en sa­
luer le radicalisme (comme le narrateur, les philosophes visés n ’ont pas lu
Husserl), mais pour en conclure que tout est phénomène, que n’importe
quel événement se résout en un complexe de sensations reliées par des

3. Nous exploitons ici trois pages discontinues du deuxième fragment, parfois


mystérieuses, et qui autorisent peut-être d’autres interprétations.
4. Le balancement de ln vie intérieure à la vie spirituelle, évoqué entre les
lignes en S, /, 32 et explicité en TE. 74-75. fait référence à la bête noire de Sartre,
Léon Bmnsehvicg, dont l’article « Vie intérieure et vie spirituelle », publié en 1925
dans la Revue de métaphysique et de morale, sera repris in L. B ru n sc h v icg , Écrits
philosophiques, II. L'orientation du rationalisme, Paris : Presses Universitaires de
France, 1954.
LE PEUPLE ET LES ÉLITES 225

jugements, de sorte que le corps devient phénomène à son tour et les


objets les phénomènes de ce phénomène, la joie, Péblouissement ou la
souffrance faisant place à « des suites de mouvements », à des « jeux de
couleurs sur une toile circulaire et au centre, l’esprit ». Au terme de ce pro­
cessus intellectuel, un « ange cartésien » s’est substitué aux hommes de
chair et de sang, l’univers âpre et imprévu qui nous entoure s’est transfor­
mé en une somme de figurations douteuses : pour le philosophe plus
encore que pour le savant, le monde est notre représentation (LV, 30-31).
Le renversement du propos est complet : alors que la corporation des
philosophes prétend trouver ses ancêtres du côté des hommes indépen­
dants et forts, cette filiation relève de l ’abus ; la race des vagabonds est
bien éteinte, les philosophes n’en forment qu’une mauvaise copie,
expressément conçue comme telle par la Cité (LV, 37-38). Parce qu’elle
veut « des miroirs pour sa face triomphante », donc des âmes qui soient
dignes de la refléter mais ne risquent pas de lui désobéir, la cité décide de
produire des penseurs sur le modèle des vagabonds solitaires. Les « bons
sujets » retenus pour cette mission reçoivent des instructions précises \
tout en se faisant ouvrir les portes de la ville afin de pouvoir singer
l’errance questionneuse de leurs modèles : destinée à répondre aux aspi­
rations contradictoires de la cité, cette mise en scène doit renforcer
l’obéissance tout en donnant l’illusion de l’indépendance. Il est en effet
prévu de faire rentrer les philosophes par une porte dérobée après
quelques heures de promenade, car les pensions et les privilèges qui leur
seront alloués doivent se mériter : « On les couronne, ils boivent un vin
d’honneur : leur apprentissage est fini. Demain ils penseront. » Alors que
les savants sont trop liés à la démocratie pour ne pas risquer de faire
preuve d’indépendance, les philosophes sont produits d’emblée comme
des « fonctionnaires de la république » ; c’est d’ailleurs la raison pour
laquelle ils comptent si peu de martyrs en leurs rangs - « juste autant, dit-
on, que l’administration des postes ». Un seul fera preuve d’autonomie
lors de la cérémonie fondatrice, refusant de se laisser corrompre et de
rentrer dans la ville, malgré l’ insistance de ses parents : c’est de toute
évidence le favori de l’auteur (LV, 36-38).
La naissance de la philosophie décrite ici emprunte certains de ses
accents à la théorie marxiste des idéologies, accents pleinement assumés
par l’auteur puisqu’on les retrouve aussi bien au terme du premier

5. Que nous ne pouvons qu’imaginer, une page manquant dans le dactylo-


gramme.

15
226 POLITIQUES DE LA VÉRITÉ

fragment posthume qu’au début du deuxième : l’instrumentalisation


collective est affirmée de la manière la plus cinglante, le texte versant ci et
là dans la facilité. On aurait toit pour autant d’y voir un ralliement au
marxisme, ou l’influence deNizan. Sartre avait rédigé sa Légende avant la
parution des Chiens de garde en 1932, et sans adopter les étiologies et les
arguments que Nizan placera au cœur de son essai : s’il a certainement
débattu avec lui de leurs cibles communes - les philosophes alors domi­
nants dans l’Université, qu’ils accusaient de se détourner sciemment de la
réalité 0 -, Sartre ne partageait ni ses catégories d’analyse (« la pensée
bourgeoise »), ni ses conclusions, qui nous somment de choisir entre la
complicité avec la bourgeoise ou avec le prolétariat. Nous reviendrons en
fin de chapitre sur l’attitude politique de Sartre vers 1930 ; notons simple­
ment ici que l’élaboration parallèle des Chiens de garde et de la Légende
de la vérité devait plutôt conduire Sartre à la prudence en matière de
sociologie marxiste, bien conscient qu’il était de ne pas posséder les
armes de Nizan sur ce terrain (S, IV, 173-75).
Par contre, le deuxième fragment posthume de la Légende impose une
confrontation avec La trahison des clercs publiée par Benda en 1927.
Sartre ne pouvait ignorer ce livre qui avait connu un grand retentisse­
ment ; du reste, le rapprochement avec la Trahison est attesté par Sartre
lui-même, qui avait pris Benda en grippe « parce que ses clercs ressem­
blaient un peu » à la figure de l’artiste sartrien (CDG, 287). De fait, le
thème de la Légende et de la Trahison est identique (les rapports entre la
vie de l’esprit et la politique), et les valeurs sont communes (éloge de la
solitude, autonomie de la pensée, mépris pour le grégarisme et pour l’allé­
geance des intellectuels à un groupe d’intérêts quelconque). En outre, un
même pessimisme traverse les deux œuvres - le clerc de Benda devra
boire la ciguë s’il est trop indépendant, celui de Sartre est banni de la cité,
au point qu’il est défendu d’en parler (LV, 38) -, l’espoir résidant de paît
et d’autre dans la résistance héroïque d’individus exceptionnels qui
préfèrent travailler pour les générations futures et être mis au ban de leurs
contemporains que de contribuer à la défaite de la pensée. Mais un con­
traste majeur sépare les deux textes : Sartre méprise toutes les identités
collectives, toutes les « formations organisées » (CDG, 80), y compris la
cléricature intellectuelle. S’il rejette également l’héritage romantique qui
forge la prétention des lettrés à se constituer en élite au nom d’une

6. Cf.. parmi d’autres passages convergeais, la fuite devant la vérité telle que
décrite par P. N iza n , Les chiens de garde, Marseille : Agonc. 1998, p. 83-86.
LE PEUPLE ET LES ÉLITES 227

s e n s i b i l i t é particulière qui leur permettrait de voir plus loin que d ’autres

(pCS, 161) - héritage qui conduit aux délires nationalistes dénoncés par
Benda car fondés sur des âmes collectives, un principe spirituel, etc. -,
Sartre ne voit guère de différence entre cet élitisme romantique et la
solution défendue dans La trahison des clercs. En choisissant l ’ A r t pour
l’Art, la Pensée pure et le primat de la Raison ou de l’universel, Benda
répète le geste des élites républicaines dont se moquent la Légende et un
avant-texte des Mots qui en reprend la substance. Dans le règne du ration­
nel auquel en appelle Benda, les clercs méprisent les masses populaires
(forcément ignorantes et passionnelles), sont nourris par les classes
dominantes (soit par le pouvoir même, soit par le public cultivé qui achète
des livres), se gardent de toucher à l’ordre établi, et réservent la Vérité à
quelques élus qui font profession de regarder « pour tout le monde le
Beau, le Vrai, le Bien », au lieu de se battre pour qu’ils soient mieux
partagés {PCS, 432). Parce qu’il adopte le point de vue des humbles et de
la foule, le narrateur de la Légende met dans le même sac les intellectuels
républicains magnifiés par Benda - parangons du régime du fait même
qu’ils dénoncent certains aspects de sa politique - et les philosophes qui
volent au secours de la Cité : les uns et les autres fondent leur pouvoir sur
leur supériorité politique et culturelle, inaugurant « un régime aristocrati­
que » par leur simple prétention à constituer une « oligarchie des lumiè­
res » (LV, 39-40). Loin de reprendre les thèses de La trahison des clercs,
la Légende en propose plutôt une variation bouffonne qui en radicalise le
propos au point de le retourner contre son auteur - ce qui n’exclut pas
l’hypothèse selon laquelle Sartre aurait exacerbé la dimension sociale de
la Légende pour mieux prendre ses distances avec Benda et préserver sa
singularité.
Le système de valeurs qui sous-tend cette attaque contre les philoso­
phes reste en effet ambigu, et le vocabulaire employé pour décrire les
scientifiques et les philosophes délibérément paradoxal. Par leur fanatisme
et leur désintéressement sans faille, par la grandeur de leurs entreprises et
l’au-delà glacé que fixent leurs yeux, les savants apparaissent comme des
féaux de la science prêts à sacrifier leur vie pour un idéal (LV, 37), alors
que les clercs composent un appareil idéologique d’Etat qui a tous les
traits du cynisme bourgeois : leurs prétentions théoricistes ne peuvent
dissimuler qu’ils développent une philosophie à l’estomac, leurs profes­
sions de foi égalitaristes ne les empêchent pas de se constituer en élite,
sure d’elle-même et dominatrice. Faut-il comprendre que l’auteur, jugeant
la République à ses dérives oligarchiques, à ce qu’elle est devenue, pré­
228 POLITIQUES DE LA VÉRITÉ

fère une véritable aristocratie de la vertu et de l’indépendance, dont les


savants et les hommes seuls formeraient les piliers ? Ou est-ce pour avoir
I’égalitarisme chevillé au corps qu’il dénonce toutes les élites, ce quj lui
interdirait de fonder le moindre espoir sur une corporation quelconque, a
fortiori si elle devait recevoir l’onction du pouvoir ? Face aux groupes qui
assument ce que Sartre nomme la médiocrité, qui se voient comme des
moyens à la recherche de moyens pour accomplir leur office (CPM, 25-
26) - ce qui leur permet aussi bien de s’ériger en élite, de former le clan
des « capables » ou des « capacités » -, l’homme seul n ’a que deux
issues : être à lui-même sa propre fin, au risque de verser dans l’arbitraire,
ou être celui qui proposera une fin absolue à la cité, au risque de devenir à
son tour un moyen (PCS, 418). Si l’idée selon laquelle la nature ne peut
receler de mystères ni réserver de surprises est d ’ordre démocratique (ES,
541), les voyageurs solitaires sont forcément de grands seigneurs, eux que
la Nature a dotés « de dons bizarres » qui leur permettent de « communi­
quer directement » avec ses secrets - mais des seigneurs apparemment
tentés par la plèbe puisqu’ils parlent de leurs découvertes, puisqu’ils
partagent leurs joies et leurs terreurs, fût-ce « en termes obscurs et mena­
çants » (LV, 27, 33 ; ES, 540). L’hésitation entre les valeurs d’Ancien
Régime et le principe d’égalité persiste dès lors que l’homme seul, héritier
des vagabonds profonds qui troublaient l ’égalitarisme scientifique et
fustigeaient la recherche maniaque de mécanismes modestes et domptés
(ES, 539-41), semble vouloir mettre sa supériorité au service de tous.

La grande peur des élites

Nous ne savons pas encore si cette hésitation sera levée, mais il faut la
consigner pour comprendre le traitement réservé à la science : étrillée
dans la section retenue par Bifar, la science semble réhabilitée par le
deuxième fragment posthume de la Légende. Il n ’entre pourtant là aucune
contradiction : les savants ne passent pas de l’ombre à la lumière, mais se
voient confirmer leur personnalité propre ; négative dans le texte publié
en 1931 car la portée critique de cette généalogie l’emporte alors dans
l’esprit du lecteur (ES, 541-42), cette personnalité devient vertu une fois
opposée à l’attitude des philosophes. L’égalitarisme démocratique, hum­
ble et étriqué, vaut mieux que le mélange de morgue et de servilité des
métaphysiciens ; l’inscription résolue dans une collectivité dont chacun
doit respecter les règles et transmettre l’héritage conduit à l’esprit de tra­
LE PEUPLE ET LES ÉLITES 229

dition, mais elle enseigne aussi la modestie au service d’une cause d’uti­
lité publique ; l’obsession du fait, des lois, des chiffres, de tout ce qui rend
ja vérité communicable car déjà morte, éloigne le savant des mystères de
la nature mais le dote de règles strictes, d’une éthique professionnelle,
d’un souci de rigueur : les savants « conduisent] leurs pensées selon les
sévères méthodes de la démocratie » (LV, 40).
Ceci n’enlève rien au fait que Sartre a méprisé les scientifiques et
détesté son beau-père polytechnicien ; les formules mises dans la bouche
d’Er l’Arménien (« je hais d’instinct la Science et (...) ne veux rien tenir
d’elle >») ou de Frédéric (« La science, je m ’en fous » - E J, 301, 230) sont
éloquentes à cet égard, ainsi que le sort infligé aux personnages de
l a nausée qui vénèrent la connaissance, soit le docteur Rogé et l’Auto­
didacte, qui perdront toute dignité par peur de la mort ou par goût des
petits garçons : Sartre s’amuse à confier la science à des névrosés. Il reste
que, version anthume de la Légende incluse, toutes les charges sartriennes
contre les savants s’inscrivent dans des textes de fiction, comme si
l’auteur ne voulait pas les prendre à son compte. Réciproquement, l’auto­
biographie du Castor crédite la science de rechercher l’universel et
l’accord des esprits, attitude dédaignée par l’homme seul puisqu’elle
impose l’unanimisme, mais en réalité plus honorable que les chapelles
philosophico-littéraires7. Enfin, les Carnets de la drôle de guerre attri­
buent aux fonctionnaires les qualités accordées par la Légende aux
scientifiques, et qui paraissent propres aux serviteurs de l’intérêt général :
Sartre doit à ce bain culturel son « incompétence totale en matière
d’argent, qui est ceitainement le dernier avatar de [’’’intégrité” et du
“désintéressement” d’une famille de fonctionnaires », ainsi que « l’idée de
l’universalité de la Raison, car le fonctionnaire est, en France, la vestale
du rationalisme » (C D G , 538) - vestale soumise, certes, mais à des vertus
dont la caste des philosophes s’est rendue indigne.
Elle ne s’est pas contentée, en effet, de répondre aux sirènes du pou­
voir, de tendre à la Cité républicaine le miroir complaisant dont on lui
avait fait mission ; comme prise d ’un excès de zèle elle l’a soutenue dans
ses dévoiements, a légitimé ses injustices. Il est vrai que la constitution
démocratique est fragile par principe, puisqu’elle proclame l’égalité de
tous comme règle et fondement d’un système de pouvoir c’est-à-dire
d’inégalité. Mais les philosophes auraient pu se rallier à Rousseaus plutôt

7. S. d e B e a u v o ir . La force de l ’âge, t. I. p. 54.

8. Sartre ne le cite pas mais s’en inspire manifestement, ce qui ne surprendra pas
230 POLITIQUES DE LA VÉRITÉ

qu’à Descartes, user de vigilance critique au nom des valeurs au lieu de


justifier l’inégalité au nom des faits, de la distribution mal partagée des
compétences et de la volonté. En distinguant les hommes entre eux au
plan cognitif et psychologique, Descartes a permis de reconnaître à cer­
tains, et à certains seuls, les qualités politiques qui viendront légitimer
leur commandement ; l’égalité a glissé ainsi du côté de l’essence, univer­
selle mais sans effets, et l’inégalité du côté de l’existence, accidentelle
mais déterminante dans la distribution des privilèges (LV, 38). Le système
représentatif n ’a pas d’autre origine, qui théorise ou consacre ce décou­
plage entre le métaphysique et le politique : l’universel ne se survit plus
que sous la forme d’un droit naturel à l’égalité, d’une « égalité essen­
tielle » qui s’exprime dans la liberté de suffrage mais qui n’empêche pas
le peuple de « souffrir d’un mal obscur et tenace » à savoir l’oppression,
l’accaparement du pouvoir par quelques-uns, ce que Rousseau nommait
l’état d’esclave entre deux élections (LV, 38-39). Et ce monopole de
l ’autorité légitime se double d’une capture de la parole, de la pensée :
habitué à vénérer la lumière naturelle dont les philosophes lui avaient
enseigné le prix, le peuple doit se satisfaire d’apprendre qu’elle est égale­
ment répartie entre tous ; reconnu comme l’égal des puissants en ce qui
concerne Y h u m a n ita s de Fhumain, le plébéien ne peut mettre de mots sur
son malaise ni même le ressentir sans gêne, tant les philosophes se sont
gardés de lui révéler les catégories qui lui permettraient de se prétendre
floué. Impossible de comprendre son mal dans un régime où l’artisan et le
chef d’Etat s’appellent mutuellement « citoyen » : « en cette oligarchie
des lumières tout le démocratique sembl[e] mort et figé », d'autant plus
pétrifié qu’il se survit en apparence mats que sa force subversive a été
laminée par les arguties essentialistes des philosophes (LV, 39-40).
L’Eglise et la foi n’étant même pas citées pour mémoire, un seul
groupe peut servir de recours, celui des savants - car le régime a laissé la
science se développer, révérée de tous et indifférente aux partis, sans
prévoir qu’elle se retrouverait un jour aux côtés de la plèbe (LV, 40). Dans
cette démocratie devenue oligarchie, la science incarne la fidélité aux
normes, « le représentant vivace du régime détruit », le seul à respecter
encore le principe d’égalité et à pouvoir rendre vie à l’esprit. Non seule­
ment le pauvre est l’égal du riche dans un auditoire ou dans un laboratoire,
devant une équation à résoudre ou une expérience à refaire, mais l’accès

les lecteurs des Carnets de la drôle de guerre, des Cahiers pour nue monde ou de
VIdiot de la fatniIle, (exles qui témoignent d ’une bonne connaissance de Rousseau.
LE PEUPLE ET LES ÉLITES 231

aux évidences partagées permet à chacun de reprendre confiance dans les


forces de l’esprit, de sentir son intelligence renaître et son essence s’ac­
complir. Sans doute le peuple n’accède-t-il pas en personne aux labora­
toires, mais cela n’enlève rien aux séductions de l’imaginaire : les délices
de la connaissance ne sont interdites à personne, simplement dérobées de
facto au plus grand nombre ; le fait même de n’y avoir pas accès alors que
rien ne l’interdit excite l’imagination, le peuple se délectant à vivre
l’épopée de la science par l’intermédiaire de ses héros (LV, 40-41).
Enfermées dans leur idéologie à courte vue, les élites n’ont pas perçu
que ce fantasme d’égalité exigerait un assouvissement radical : elles se
sont d’abord réjouies de ce « hochet », de cette projection compensatoire
offerte aux masses (LV, 41). Expertes surtout en mépris et en esprit de
coterie, elles n’ont pas imaginé que les scientifiques pourraient pactiser
avec la nation, se lasser de leur solitude et répondre « avec des cris de
joie » aux attentes populaires, s’ébattre avec la foule et retrouver dans
cette union le goût des passions primitives, « une belle épaisseur de sang,
de nerfs et de muscles », un fanatisme démocratique longtemps contenu
niais qui orientait depuis toujours leur « véritable ouvrage, qui est politi­
que » (LV, 41). C ’est donc de la façon la plus naturelle que, acclamée par
les citoyens alors que le régime avait choisi des gardiens plus dociles en la
personne des philosophes, la science, « faute de pouvoir reprendre son
poste », est passée du côté de la révolte et ne l’a plus quitté. Démocrate
mais avide de reconnaissance, oubliée du gouvernement et le haïssant
d’autant plus aisément qu’elle dédaigne tout pouvoir hormis celui de la
Vérité, la science s’est montrée enfin pour ce qu’elle est, I’« ennemie
héréditaire » des castes supérieures, l’inspiratrice d’une Weltanschauung
naturaliste qui fait droit aux intérêts matériels et physiologiques du plus
grand nombre, qui permet de mettre des mots sur la misère et de rendre à
la démocratie directe l’aura de la nécessité, d’y voir une modalité du
principe d’ « équivalence universelle » qui dirige le cours de la nature et
qu’il suffit d ’appliquer aux sociétés humaines pour les reconsidérer de
fond en comble (LV, 41-42, 46).
Ainsi, « le malaise démocratique [change] de bord » : ce sont désor­
mais les philosophes qui doivent partir à la recherche d’un langage. Ne
pouvant plus prétendre que le régime représentatif est naturel - puisque ce
critère de naturalité est employé avec succès par le camp adverse -, ils
doivent forger une doctrine nouvelle qui leur répugne profondément : la
glorification de l’invention, le culte du Léviathan, la revendication d’un
système social collectivement choisi, bref « une dangereuse apologie de
232 POLITIQUES DE LA VÉRITÉ

rartifice » qui pourrait bien conduire, si l’on n’y prend garde, à répondre
à l’égalité par la liberté, notion plus explosive encore {LV, 43). C ’est
pourquoi, avant d’en arriver à de telles extravagances, certains d’entre eux
sont commis à un travail critique : faute de trouver des sophismes dans les
raisonnements adverses, ils sont priés d’en ruiner les principes pour
rétablir une saine répartition des pouvoirs. Nulle autre issue, autrement
dit, que de revenir sur leur propre doctrine, puisqu’elle est exploitée par
l’adversaire. L’ erreur de départ est d ’avoir proclamé l ’égalité des âmes,
d’avoir universalisé la lumière naturelle ; le peuple fondant ses revendica­
tions sur ses capacités à participer au travail de l’Esprit, il faut forger une
nouvelle image de ce travail pour en tirer d’autres conséquences politi­
ques. Le geste cartésien ne suffît plus : il faut profiter du fait que l’esprit
de géométrie est inaccessible, invisible pour qui ne pratique pas les scien­
ces, caché « tout au fond de l’âme », pour achever de l’y reléguer et
mettre le projecteur sur des qualités plus manifestes et autrement réparties
- c’est-à-dire les qualités politiques qui, par une heureuse coïncidence, ne
s’épanouissent que parmi les élites au pouvoir (LV, 44). Confondant ainsi
l’effet et la cause, l ’exercice de la domination et son prétendu fondement,
les philosophes substituent l’esprit de finesse à l’esprit de géométrie, con­
fisqué par les savants ; ils prétendent qu’il en va de la science comme de
la politique, qu’elles sont affaire d’intelligence, de doigté, de vivacité, de
mémoire, toutes qualités inégalement répandues mais aisément cultivables
dans les hautes sphères pour peu qu’un système d’éducation approprié en
assure la reproduction (LV, 44).
Cette solution ne s’imposera pas sans résistance, et cela du côté même
du pouvoir. En un premier temps, celui-ci s’inquiète à l’idée que la scien­
ce dépende de capacités mal déterminées ou de bricolages collectifs,
comme si une science sans vérité et sans unité était possible. Les philoso­
phes mesurent-ils le risque qu’ils prennent, à jouer ainsi avec la Vérité
dans le seul but de se réapproprier l’exercice légitime du savoir ? Le
narrateur ne répond pas à cette question, mais il montre que les philoso­
phes, loin de se laisser impressionner par ces mises en garde, demandent
carte blanche et répondent favorablement à la fuite en avant des autorités.
Ces dernières leur laissent en effet la bride sur le cou, mais à condition
qu’ils fournissent une idéologie de substitution, « quelque idée informe et
immense » qui paraisse plus vraie que le vrai et emporte l’adhésion de la
foule grâce à un malentendu : l’idéal, pour faire face aux meneurs, serait
de forger une doctrine à ce point accueillante et rouée qu’elle « se refer­
mera sur eux et, dans les onctueuses fenêtres protoplasmiques, les digère-
LE PEUPLE ET LES ÉLITES 233

ra, les transformera en nymphe incolore ». Exigence fort bien accueillie


par les philosophes, qui prétendent n’avoir pas à inventer cette doctrine
puisque c’est précisément sur elle qu’ils travaillent depuis quelque temps ;
leurs méditations les avaient rapprochés de cette conclusion, à telle ensei­
gne que la veille même de leur rencontre avec le pouvoir ils se disaient
encore entre eux : <■
<delenda est Veritas » (LV, 44-45). Ainsi s’achève le
deuxième cycle de l’histoire de la vérité, qui en inverse le cours : les mar­
chands ont inventé le Vrai, les savants en ont codifié les normes, les philo­
sophes s’emploient à l’abolir.

Exercices de matérialisme

Nous avons résumé ce récit en le commentant à peine, nous bornant à


appuyer quelques allusions et certaines scansions, car une mise en corres­
pondance avec l’histoire des idées et l’histoire générale serait d’un faible
intérêt. Ce texte s’appuie sur des référents puisés dans la culture ambiante
(critique rousseauiste de la démocratie anglaise, justification du système
représentatif par la taille des populations, rôle de l’esprit scientifique dans
les origines de la Révolution, passage du mécanisme au positivisme,
allusion à la philosophie digestive de Brunschvicg qui sera également
étrillée par Nizan 9...), l’essentiel étant ailleurs - et d’abord dans la
constance avec laquelle Sartre développe son propos. Ce récit occupe en
effet la quasi-totalité du deuxième fragment posthume de la Légende,
formant ainsi le seul ensemble presque continu dont nous disposions l0.
Surtout, il s’organise autour d’une idée-force qui ne manque pas de
piquant : le futur auteur des Mots, qui revendiquera « le beau mandat
d’être infidèle à tout » (M, 202), place ici la science au-dessus de la philo­
sophie parce que la première respecte ses engagements et ne cède rien sur
les principes de la démocratie, alors que la seconde renie ses valeurs et
vole au secours d’un système oligarchique qui n ’a plus que les apparences
d’une république. Toutes proportions gardées - Sartre n’a pas encore

9. L’idée selon laquelle l’ Université française cherche avant tout à dissiper la


vérité dans une brum e d ’ indépassables apparences figure en bonne place chez
P. N iz a n , Les chiens de garde. Marseille : Agone, 1998, p. 85-86.
10. Com pte non tenu de trois alinéas épars rejetés en fin de transcription, le
texte s’achève au beau m ilieu d ’ une phrase, peu après l ’ironique « delenda est
Veritas ».
234 POLITIQUES DE LA VÉRITÉ

suffisamment pensé contre lui-même pour céder à la violence de ton qui


sera la sienne dans les années 50 -, le deuxième fragment de la Légende
annonce le virage de 1952, qui relève également du dépit amoureux, de
l’invective lancée par le dernier fidèle contre sa propre Eglise :

Au nom des principes qu’elle m’avait inculqués, au nom de son huma­


nisme et de ses « humanités », au nom de la liberté, de l’égalité, de la
fraternité, je vouai à la bourgeoisie une haine qui ne finira qu’avec moi.
(5, IV, 249)

La trahison répugne à Sartre lorsqu’il lui devine un motif dégradant :


la recherche des honneurs et de l’argent, la compromission avec le pou­
voir. L’analyse, ici, est matérialiste au sens strict, et s’applique aux philo­
sophes comme aux écrivains : bien avant son attaque contre Céline, qui
aurait été payé pour écrire des textes d’inspiration nazie (R Q J, 47-48),
Sartre ne doute pas des pulsions vénales des intellectuels. Vers 1924 déjà,
il décrit « le littérateur de la bourgeoisie contemporaine [comme] un Bour­
geois qui possède des capitaux et qui les engage dans sa spéculation litté­
raire et qui entend les doubler en distrayant ses contemporains » ; l’accu­
sation vaut également pour les porte-parole du socialisme, ridiculisés sous
les traits d’Anatole France, qui aimait tellement le petit peuple qu’il se
refusait à lui donner cent sous pour ne pas le détourner de la Révolution
(£7, 366, 382-84). De même que, selon Q u ’est-ce que la littérature ?, les
avant-textes des Mots et L ’Idiot de la famille, la plupart des écrivains sont
de simples affidés de la bourgeoisie ou de l’aristocratie, les philosophes de
la Légende cèdent aux sirènes de la vanité et du confort, tout en dirigeant
leur ressentiment contre la main qui les nourrit, les emploie et les méprise
- explication sartrienne entre toutes par son optimisme épistémique,
comme s’il était imaginable que de grands esprits mentent par intérêt ou
par rancune, mais non qu’ils s’illusionnent ou se trompent de bonne foi
On aura noté que les savants sont également soumis à cette approche
sociologique, fût-ce avec plus d’indulgence : s’ils se rangent dans le bon
camp, c’est faute d’avoir obtenu les honneurs officiels qu’ ils espéraient ;
que ce soit avant ou après leurs noces avec le populaire, ils ne profitent
pas de leur autonomie professionnelle pour déployer une activité citoyen­
ne ou une critique vigilante : ils forment eux aussi une fraction dominée

11.11 ne faut pas chercher ailleurs le ressort de ce brouillon des Mots qui a tant
frappé les spécialistes par son injustice à l'égard de certains écrivains : voir PCS.
432-33, ou son explicitation en PCS, 225-26.
LE PEUPLE ET LES ÉLITES 235

des classes dominantes. Leur travail est politique par ses préjugés et ses
effets, par leur attachement idéologique et pratique aux notions d’équiva­
lence, d’évidence et d’universalité, ainsi que par le thème obsessionnel et
réducteur de leurs investigations, à savoir la matière et le vivant, le corps
et ses besoins, la nature en son acception positiviste, épurée de l’esprit.
C ’est à leur insu qu’ils entrent en consonance avec des préoccupations
sociales, c’est par compensation et par ressentiment qu’ils se jettent dans
les bras du peuple et raniment leur « intransigeant impérialisme démocra­
tique » ; c’est pour faire triompher leur vision du monde qu’ils prennent la
tête du mouvement, « l’œil fixé sur l’horizon de l’équivalence univer­
selle », laissant le peuple ramasser les « confortables inventions mécani­
ques » qu’ils lui abandonnent tout en jetant sur lui un regard maussade qui
le transfigure en agrégat d’atomes, en masse anonyme et indifférenciée.
Pas d ’idéalisme en ceci, ni de solidarité de combat, sincère et vécue : c’est
par un accident de l’histoire que la science poite, à ce jour, l’étendard de
la démocratie et de la libération (LV, 41, 43).
Si le postulat matérialiste sous-tend une bonne part de la Légendel2, le
deuxième fragment en propose des modulations plus subtiles qui
annoncent l’œuvre des années 50 et 60 - motif pour lequel nous les
regroupons ici. Alors que l’attitude des philosophes voire des savants
relève pour l ’essentiel d’un calcul d’intérêt, passible à ce titre des criti­
ques qu’on adressera à tort à Sartre comme à Bourdieu (réflexivité, choix
délibéré, cynisme...), l’analyse échappe à ces catégories dès qu’elle porte
sur les couches populaires : ce n’est plus l’exercice d’une liberté qui est
décrit mais l’emprise d ’une aliénation. Non seulement l’homme du peuple
ne choisit pas le contexte idéologique dans lequel il s’insère, mais il n’a
pas les moyens de l’objectiver ou de s’en déprendre. Soumis à un appren­
tissage séculaire, habitué à se croire l’égal des riches parce qu’il partici­
pait avec eux aux débats sur l’agora, il est convaincu de longue date que
l’égalité formelle est en fait essentielle ; le passage au système représenta­

12. Ce qui n'empêche pas de brèves chutes idéalistes, psychologistes ou biolo-


gisantes, qui témoignent de la prégnance des schèmes intellectuels dominants à
l’époque, de Nietzsche à Bergson en passant par Le Bon. On notera ainsi une ode au
Temps fort hermétique (LV, 42-43), le rôle de cause efficiente confié aux instincts
(LV, 41, 43), ou l ’idée scion laquelle le langage et [’habitude suffisent à pétrifier la
pensée (LV, 40. 56). Il reste que [’idéalisme des clercs est la cible principale de ce
texte, comme en attestent l’attaque contre la philosophie digestive de Brunsclivicg
(LV, 45. qui annonce l ’article sur F ¡mentionnai ¡té) el. de manière générale, le déve­
loppement sur la dissolution de l’ idée de vérité (LV. 43-45).
236 POLITIQUES DE LA VÉRITÉ

tif le met mal à l’aise parce qu’il y perd toute prise sur les décisions, mais
il a trop assimilé le dogme de l’universalité de la lumière naturelle pour
contester le principe de l’élection, dès lors’ que chacun possède le même
droit de suffrage que son voisin (LV, 38-40). En bon élève de l’idéologie
dominante, il ne s’autorise pas à se plaindre car cela le mettrait en contra­
diction avec les principes auxquels il adhère : étant l’égal des riches pour
l’essentiel, il devrait inventer un nouveau langage pour pouvoir se révol­
ter ; il lui faudrait comprendre que l’égalité spirituelle et politique n’est
« qu’une fiction forgée par [les] ancêtres » afin de recouvrir une inégalité
bien plus décisive - « celle des vêtements, de la puissance, du loisir, des
corps, des mains, des visages, de l’âme dispose ou harassée » (LV, 39).
L’emprise de l’idéologie est telle que des injustices aussi flagrantes ne
suffisent pas à susciter une prise de conscience ; le pauvre cherche au con­
traire dans les mœurs et les monuments de quoi conforter l’égalité spiri­
tuelle postulée : il ne peut voir que ce qu’il est conforme de penser (LV,
39-40). Même le cogito doit battre en retraite, renoncer à imposer ses
évidences : le pauvre a beau souffrir et « fouiller en son cœur » pour
comprendre son mal, il ne peut le reconnaître faute de savoir le nommer ;
la boucle est ainsi bouclée, le lexique dont il dispose faisant partie
intégrante de l’idéologie qu’on lui a enseignée (LV, 39).
Le détournement du naturalisme scientifique au profit de revendica­
tions sociales fait dès lors figure de nécessité, y compris comme redouble­
ment de l’aliénation : il s’agit là, une fois encore, d’un vocabulaire et de
concepts empruntés aux classes dominantes - non pas la libre invention
du ressort intellectuel d’une libération, mais le reflet d’un rapport d’op­
pression qui se manifeste jusque dans l’incapacité à créer un langage, à
imaginer des valeurs ou des projets qui ne devraient rien aux rapports
sociaux institués. Le peuple de la Légende est soumis au même sort que
les syndicalistes de 1900, qui n ’ont pu forger qu’un humanisme du travail
pour appuyer leur rêve d ’émancipation : il leur fallait puiser dans l’idéolo­
gie ambiante et dans les relations d’exploitation elles-mêmes - dans le vif
de leur aliénation - pour tenter de dépasser leur situation, puisque c’était
précisément là tout l’horizon que leur laissaient les classes dominantes
(CRD, I, 350-51). Conformément à la théorie horizontale des idéologies,
les classes populaires n’ont pas les moyens de penser ce qu’elles savent de
ce qu’elles vivent : il y a un gouffre entre les théories formalisées par les
professionnels du discours et la Weltanschciuung des « frustes habitants de
la Ville Basse », qui repose sur leur relation pratique à la matière et au so­
cial. Ce gouffre est d’autant plus abyssal que leurs conditions de vie em-
LE PEUPLE ET LES ÉLITES 237

pèchent l’apprentissage de l’abstraction : épuisés et humiliés, soumis à la


ronde des catastrophes naturelles et des événements politiques, contraints
de parer au plus pressé et de recommencer mille fois les mêmes gestes
pour survivre au jour le jour, leur horizon courbe la pensée sur le proche et
l’immédiat, exclut toute forme de projet, de loisir et de discipline ; incapa­
bles de s’élever jusqu’aux idées générales et aux questions fondamentales,
ils n’ont que « des idées courtes et comme une stupeur de vivre » (LV, 4 1 ) .
Er l ’Arménien annonçait cette thèse en opposant aux riches, inventeurs des
catégories éthiques, les hommes « accablés par la nécessité » : pour ces
derniers, il n’existe « ni bien ni mal » mais une lutte pour la survie qui
absorbe tout leur temps et toute leur énergie (E J, 332-33).
Quoi qu’il en soit du spontanéisme du jeune Sartre, ce développement
de la Légende suffit à répondre à Bourdieu : non seulement il existe bien
un philosophe, « soucieux d’humanité et d’humanisme », qui dénie le
dogme central de la foi rationaliste et de l’esprit démocratique selon lequel
la faculté de juger serait « une aptitude universelle d’application univer­
selle » ’\mais c’est précisément celui auquel les sociologues s’attendent le
moins... Au lieu de verser dans l’erreur jugée commune à tous les intellec­
tuels au lieu de prêter ses représentations rationalistes et son œil de
spectateur à des classes populaires dont il ignorerait qu’elles entretiennent
avec le monde des rapports de valeur locale et d’ordre pratique, Saitre
incline plutôt à exacerber la distance entre la Weltanschauung des clercs
et celle des travailleurs manuels, tant il est convaincu que les modes de
pensée sont de simples facettes des modes de vie, des modulations de
notre insertion dans le biologique et le collectif.

Esquisse d ’une éthique du besoin

Cette vision du monde du travail se double d’une attaque contre les


compensations factices généreusement accordées aux humbles. Même la
liberté est dénoncée par Sartre lorsqu’elle s’isole dans son ordre, poche
d’idéalité au sein de rapports de production inégalitaires : le débat public
et l’exercice du droit de suffrage forment un piège idéaliste, une invite
lancée au peuple à se dépasser au profit du bien commun, à tenir sa condi­
tion concrète pour secondaire au regard de sa participation aux choses de

13. P. B o u r d ie u . Méditations pascaliennes, p. 83.


14. V oir i b i d p. 64-66.
238 POLITIQUES DE LA VÉRITÉ

l’esprit, à l'essence de l’ humain qui résiderait dans sa nature d’animal


politique. La Légende montre non seulement que les masses ne peuvent
inventer une nouvelle table des valeurs, mais aussi que tout appel aux
valeurs est suspect quand il émane des élites : qu’il s’agisse des figures du
beau, du vrai, du bien ou du divin, le procédé consiste toujours à « con­
vaincre l’homme de se préférer quelque chose, n’importe quoi », pour peu
que cela permette de substituer l’idéal au réel, de forclore les inégalités
obscènement inscrites dans les corps et les regards, les propriétés et les
moeurs (LV, 38-39 ; PCS, 433). La Légende prend ainsi le relais d ’Er
l ’Arménien, qui dénonçait déjà la morale aristocratique selon laquelle la
misère du peuple est nécessaire à la grandeur des élites, et qui voyait dans
le Bien et les subtilités éthiques une invention des puissants : forts de leur
oisiveté, les riches n’ont rien d ’autre à faire que de rendre leur vie harmo­
nieuse et droite, à mille lieues de la recherche triviale du bonheur qui
anime le populaire (£7, 310, 331-33).
Le peuple ne pourra donc formuler ses revendications que s’il troque
l’esprit pour la matière, la philosophie pour la science - inversion qui
n’est peut-être pas le dernier mot de la Légende (l’homme seul n’est ni un
savant ni un scientiste), mais qui a la sympathie de l’auteur. Au carrefour
de la politique et de la sociologie, Sartre esquisse la thèse développée au
même moment par Nizan dans Les chiens de garde : s’il ne veut pas servir
de rempart au pouvoir, l’intellectuel doit « trahir les devoirs honorables de
l’esprit pour embrasser le parti terrestre des hommes 15 ». Engoncés dans
leur cléricature, les philosophes se prennent pour des électrons libres qui
percent des mystères et dévoilent la face cachée des choses grâce à leur
indépendance de pensée, alors que leur attachement aux idéalités traduit
très exactement leur position sociale, ainsi que le rôle de l ’Université
comme appareil d’Etat destiné à convaincre les classes populaires qu’il
n’est rien d’aussi essentiel que la vie de l’esprit, la politique et la culture.
Au regard de cette illusion propre au monde des lettres, les pires simplis­
mes matérialistes figurent un antidote salutaire, une incitation au réveil :
pour se dégager des pièges spiritualistes il faut passer d’un extrême à
l’autre, de l’ange à la bête ; c’est en intériorisant le scientisme jusqu’à la
caricature que les pauvres ont pu dissiper « l’étrange et confuse notion
qu’ils avaient de l’homme et de son exceptionnel destin ». Une fois rabais­
sée au niveau du cheval ou du cochon, d’espèces animales captives, vouées
à un inlassable travail d ’entretien de leurs fonctions vitales, l’existence des

15. P. Nizan. op. cil., p. 15 1


LE PEUPLE ET LES ÉLITES 239

misérables s’est enfin livrée dans sa vérité, le voile s’est déchiré qui
occultait le malheur d’une race répandue sur toute la terre (LV, 43) : ils ont
pris la mesure de la condition humaine, ils ont pu répondre aux élites
« que les hommes n’étaient pas des esprits mais des corps en proie au
besoin, et jetés dans une aventure brutale16 ».
Sartre, pour autant, ne s’en remet pas aux savants : il récuse le rationa­
lisme universaliste dont la science s’est fait une épistémologie ; il se défie
de 1’« universelle raison », qui est seulement « le point de vue des autres ».
Comme nous l’avons vu au chapitre précédent, la sérialité de la science la
rapproche des régimes démocratiques : de paît et d ’autre, par « appauvris­
sement systématique des pensées spontanées » qui sont contraintes de
s’aligner sur les normes de l’universel, « tout revient à faire penser sur soi
chacun comme autrui » (LV, 55-56). Si un point de vue alternatif doit se
déployer, le peuple pourra se servir du scientisme comme d’un déclen­
cheur, mais non en faire sa doctrine : c’est à partir de sa propre condition
qu’il lui faudra déconstruire les discours établis et, surtout, dépasser le
« faitalisme » vers une politique fondée sur une éthique.
À lui seul, le principe de cette éthique en devenir s’émancipe déjà du
matérialisme froid qui lui a servi de vecteur : en oubliant l’Esprit pour
apprendre à se considérer comme des êtres biologiques, les hommes du
peuple ne souscrivent pas à la théorie de I’animal-machine mais s’avisent,
au contraire, « du prix infini des corps », de leur abaissement et de leur
douleur, qui appellent réparation ; pour « [prendre] conscience de ce qu’il
[faut] faire », il leur suffit de reconnaître la souffrance pour ce qu’elle est
(LV, 43). Par cette seule nomination ils amorcent un dépassement du
donné, au lieu de se soumettre aux faits c’est-à-dire à l’ordre établi ; ils
investissent le réel à l’aide des valeurs mêmes qui s’en induisent, qui se
laissent prélever dans les phénomènes : geste fondateur et profondément
subversif, affirmation d’une idéalité qui sera, dans les deux sens du terme,
dégagée de la réalité. Trente ans avant la Critique de la Raison dialecti­
que, la Légende de la vérité esquisse une éthique fondée, non sur l’Esprit
ou l’Idéal, mais sur les corps et le besoin l7. Cette éthique est insépara­
ble d’une politique de l’égalité, d’une riposte au libéralisme qui montrera,

16. V ision de F ex istcncc défen due par « les petits cam arades » à l ’ É cole nor­
m ale : cf. S. DE B e a u v o ir . Mémoires d ’une jeune ftlle rangée, p. 478.
17. S u r ce thèm e que nous ne po uv on s q u'effleurer, no us renvoyons aux
articles dé jà cités de J. S im o n t (« Sarirean etliies ») et de P. V erstraeten (« Y a-t-i!
une m orale dans la Critique de la raison dialectique ? »),
240 POLITIQUES DE LA VÉRITÉ

après Rousseau et Marx, que l’égalité économique est la condition de la


liberté politique. Mais elle va plus loin en postulant, contre Marx, qu’j|
n’y a aucun hiatus ou aucune tension entre-égalité et liberté, l’affirmation
de la première procédant par principe de la seconde : en an imant l’égalité
à la liberté, la Légende ébauche une tierce voie qui desserre l’alternative
dans laquelle se débat la réflexion éthique depuis Platon. Alors que les
morales idéalistes se placent au cœur du devoir-être et tirent parti de
l’extériorité des valeurs pour normer l’être en leur nom, le réalisme, qu’il
soit d’inspiration vitaliste ou sociologique, abandonne l’éthique aux méta­
physiciens et porte attention aux valeurs comme à autant de faits sociaux
ou biologiques, appréhendés à la manière des choses et non d’idéaux :
telle est l’antinomie dont Sartre hérite à l’époque de la Légende, et dont il
avait exploré les termes dans La théorie de l ’Etat dans la pensée Fran­
çaise d ’aujourd’hui. La Légende lui donne donc l’occasion d’illustrer ce
qu’il pressentait dans son article sur Duguit : l’idéalisme et le réalisme ont
en commun - à l’instar de la conclusion kantienne de L ’être et le néant -
de disjoindre radicalement le devoir-être de l’être et donc, plus
sourdement, de priver l’être de sa dynamique intrinsèque d’affirmation et
de protestation.Or, Sartre en est convaincu, c’est dans les couches les
plus triviales du réelque se fabrique l’arrachement vers l’idéal, c’est dans
l’absolu du vécu que s’enracine la seule ek-stase idéalisante qui tienne
parce qu’elle vaut, par son mouvement même, synthèse de l’être et du
devoir-être : la souffrance des corps en fait le « prix infini » car elle est,
en son principe et dans son épreuve, refus de soi-même, revendication
d’un ordre qui en évite le retour :

Point de spéculations : mais toujours retirer, retirer comme machinale­


ment, à petits gestes étroits et pressés, sauver ici ou là un débris,
recommencer leur tâche d’insecte en courbant le dos sous la catastro­
phe. Demande-t-on quelle raison ces hommes sans espoir avaient de
défendre leur vie : aucune, sinon d’être nés, de subir l’instinct de
conservation, de n’imaginer point la mort. (LV, 41)

Aucun lyrisme, en ceci, d’une condition prolétarienne qui purifierait


l’âme ou garantirait l’innocence des intentions populaires : elles sont hu­
maines très humaines, ancrées dans le vif de leurs conditions d’existence.
Et c’est précisément pourquoi elles constituent une aspiration légitime du
simple fait de sa nécessité : impossible pour une liberté de ne pas
revendiquer la satisfaction des besoins si elle veut continuer à s’affirmer ;
LE PEUPLE ET LES ÉLITES 241

l’égalité, ici, est principielle et incontournable, tous les corps sont logés à
la même enseigne. Les élites sont donc condamnées à dénoncer ce natura­
lisme : elles détestent ce point de vue qui les rappelle à une condition
partagée et engendre le soupçon sur les privilèges qui les soustraient au
destin commun. La revendication de vivre affleure comme idéal propre
aux opprimés dans la mesure exacte où cet idéal est toujours déjà satisfait,
donc forclos, par et pour les oppresseurs : revendiquer cette revendication,
la porter au niveau du droit, constitue le seul universalisme qui vaille, en
ce qu’il reconnaît à tous un droit occulté par quelques-uns à force d’en
avoir si implacablement fait usage.

Sartre apolitique ?

L’explicitation d’une Weltanschauung n’est cependant pas sans risques,


comme nous l’avons vu au chapitre précédent. Quand une valeur silen­
cieuse se métamorphose en doctrine, cela lui permet d’atteindre au succès
mais l’expose aussi aux récupérations et aux dévoiements, à devenir un
instrument de puissance ou une morte vérité : ce n’est pas un hasard si la
Légende reste hésitante sur le passage à l’idéologique et au politique pro­
prement dits. À quel groupe, à quelle dynamique historique ou à quelles
institutions Sartre pouvait-il confier le soin de rétablir la liberté réelle et
l’égalité des conditions ? Attaché au parlementarisme qui lui a transmis sa
« passion maniaque pour la liberté » (C D G , 537) et qui garantissait son
autonomie d ’écrivain, Sartre n’était pourtant, en 1930, qu’un républicain
de raison, un adhérant par défaut. A la lecture de la Légende, on com­
prend mieux sa sympathie pour le Front populaire et son attention
croissante pour la vie politique, doublées d’un non-engagement résolu :
pourquoi voter si le régime est gangrené dans ses fondements, si l’exer­
cice effectif de la démocratie est la propriété privée de quelques-uns, si
l’égalité et la liberté sont disjointes et si cette séparation est légitimée par
les clercs qui ne voient qu’ordre et harmonie dans une organisation
sociale qui maintient le plus grand nombre dans la dépendance et la
passivité ? À cette forme évidée de son contenu, la Légende de la vérité
oppose un contenu en cours de formation, un mouvement collectif issu de
pratiques individuelles égalitaires et libres. Première apparition d’un des
fantasmes politiques sartriens, le peuple en marche de la Légende s’avance
« d ’un pas ferme et lent », construit « chaque jour une victoire insensible »
à partir « de cent mille défaites particulières », « la composition de ces

16
242 POLITIQUES DE LA VÉRITÉ

tentatives en désordre, de ces effoits cassés produisant] une force cons­


tante et dirigée ». Mais cette formation de type libertaire se paie d’un
manque de direction claire et assurée ; en Y absence de meneur la foule
avance en aveugle, « comme en dépit d’elle-même », et le narrateur
semble en proie à un certain trouble lorsqu’il note que la rectitude de la
direction de la masse n ’est « que l’effet imprévu des heurts, des élans
brisés, des rebondissements, des tourbillons » qui agitent cette multitude :
rien ne garantit qu’une politique puisse naître de ce mouvement éthique
(LV, 41-42). C ’est sans doute pourquoi cette première figure du groupe en
fusion - qui en possède déjà le trait principal à savoir d’être une liberté en
acte, un fait collectif1“ - est aussitôt suivie d’une ébauche de stalinisme,
d’un fantasme d’organisation : l’unification du collectif par la grâce d’un
homme capable d’en débrouiller la confusion et les enchevêtrements, de
donner corps au « rêve inconscient et diffus de cette masse immense » ;
l’apparition de « quelqu’un » qui permette à la foule d’« accélérer sa
marche » et de « multiplier ses victoires » du simple fait d’« incarner aux
yeux de chaque unité ce grand désir : une amélioration réalisée à partir de
principes » - comme si l’idéel devait ployer le réel pour le faire
accoucher de lui-même (LV, 42). Mais si l’on doit reconnaître ici, vingt
ans avant Les communistes et la paix ou Le fantôme de Staline, la
préfiguration du « bolchevisme » sartrien il faut surtout souligner que
chaque fantasme corrige l’autre, la Légende les abandonnant tous deux
après une évocation de quelques lignes : tout se présente comme si cette
hésitation confirmait, au plan théorique, ce que l’on sait aujourd’hui de
l’attitude politique du jeune Sartre en général.

18. Sur ce point, voir l’arliclc de Pierre Verstraeten sur la Critique cité ci-
dessus, p. 64-66.
19. Le repérage de ces deux fantasmes procède d’une lecture rétrospective, au
risque de ne pas correspondre aux intentions réelles de Sartre à 1*époque. Il reste que
les similitudes sont trop frappantes pour être passées sous silence, d’autant que nous
ne discernons, en l'occurrence, aucune clé de lecture alternative et satisfaisante, qui
serait strictement interne à cette période de sa pensée tout en lui donnant une pleine
intelligibilité : comme nous allons le montrer, l’information disponible sur l’attitude
politique du jeune Sartre milite également en faveur de l’interprétation défendue ici.
Cela étant, il est fort possible que, s’agissant du second fantasme, Sartre se soit
plutôt inspire de Robespierre que de Staline - ce qui ne ferait que renforcer notre
lecture puisque Sartre décrira Robespierre comme le chef révolutionnaire qui a
essayé de totaliser le mouvement en cours pour le faire accoucher, à l’aide de
principes, de la direction déjà amorcée par cette totalisation (CRD, I, 104-107).
LE PEUPLE ET LES ÉLITES 243

Chacun a pu en faire l’expérience, ce thème se prête particulièrement


aux illusions rétrospectives. C ’était le cas à l’époque où l’on rattachait le
climat antibourgeois de La nausée et le final de La transcendance de l ’Ego
à la théorie de l’engagement pour y voir la preuve d’un investissement
précoce dans la politique ; c’est encore le cas lorsque, pour établir l’apoli-
tisnie juvénile de Sartre, on argue de ses multiples déclarations selon les­
quelles la guerre a coupé sa vie en deux et lui a fait découvrir le social et
le politique20, en oubliant que c ’est à l ’aune de son évolution ultérieure
qu’il condamne ainsi sa jeunesse ; c’est toujours le cas lorsqu’on donne à
cette autocritique un sens psychanalytique, l’implication de Sartre au pro­
fit des damnés de la terre étant le simple effet de sa mauvaise conscience
rétrospective, à en croire la doxa légitimée par Aron...
L’évolution politique de Sartre échappant à notre corpus, nous montre­
rons simplement que ses mises au point méritent une approche plus nuan­
cée, confirmée par les textes et les témoignages relatifs à l’époque qui
nous intéresse. Si l’attitude effective de Sartre, pendant les années 1920-
1930, confirme son autocritique, entérine le remords d’avoir placé la litté­
rature au pinacle jusqu’en 1940, en rester là serait faire peu de cas de ses

20. C es déclarations ont été synthétisées par le C astor : voir S. de B e a u v o ir ,


Mémoires d'une jeune fille rongée, p. 484-85 ; La force de l ’âge , t. I, P- 19-20, 60-
61, 162-63, 170-71, 178-79 ; La force des choses , t. I, p. 16-19. J.-F. S i r i n e l l i livre
de nom breuses in fo rm atio n s inédites sur le Sartre des années 1920-1930 dans
Génération intellectuelle, no tam m e nt sous l ’an g le p o litiq u e (cf. p. 266-67, 309, 312,
314, 321-41, 449-50, 497-503, 533-34), et en reprend des é lém ents dans « Le je u n e
Sartre, ou la non-tentation de l ’ H istoire » (Les Temps modernes, n ° 531-533, 1990,
p. 1040-45) ; notons aussi q u e G . I d t a co nfro nté ces in fo rm atio n s à l ’auto-analyse
desCarnets (cf. « L ’en g ag e m e n t dans le “Jo u rn a l de guerre 1” de Jcan-Pau! Sartre »,
Revue philosophique de la France et de l ’étranger, 1996, n° 3). M a lg ré l ’ ind é n iab le
qualité de l ’ in fo rm atio n recueillie, la thèse de S irin e lli sur l ’a p o litis m e d u jeu n e
Sartre ne nous c o n v ain c pas car elle se g u id e sur le ju g e m e n t rétrospectif d e Sartre
et de B e a u v o ir ainsi q ue sur le contraste avec l ’ attitude de N iza n , alors que les
clém ents rassem blés autorisent d ’ autres interprétations - B e a u v o ir et Sartre en ont
d ’ ailleurs do n né le signal en corrigeant leur constat d ’a p o litis m e (CA, 540), ou en le
fo rm u la nt dans des termes plus co m p le xes q u ’o n ne l ’affirm e parfois (nous en
donnerons un ex em ple ci-dessous). S u r !e m ê m e thèm e, outre la b io g ra ph ie d ’ A n n ie
C ohcn-Sotal, il faut signaler une long ue note de l ’ Introduction aux Ecrits de jeunesse
(IÏJ, 26, n. 4), la synthèse de M. C o n t â t (« Sartre était-il dém ocrate ? », Cahiers
RITM . n° I l (Études sartriennes Vf), 1995. en particulier p. 288-90), ainsi que
l ’introduction à l'article sur D u g u it duc à G . Mergy, q ui rassem ble divers tém o i­
gnages sur le p ositionn em en t p o litiq ue de Sartre à l ’ École norm ale (« Présentation
du texte de Sartre ». Revue française de science politique . vol. X L V II, 1997, n° 1),
244 POLITIQUES DE LA VÉRITÉ

lectures marxiennes, des discussions poursuivies avec Nizan, A ron ou


Politzer, des provocations de Sartre lors des « Revues » de l’École, dans
le journal de celle-ci ou au service militaire, et enfin de ses engagements
pétitionnaires. Face à tant d’indices qui traduisent une attention constante
au communisme, à l’antimilitarisme et au pacifisme, conclure à rapoli­
tisme revient à juger d’un mode global de relation à Autrui, aux groupes
constitués et aux valeurs par la simple affiliation à un parti ou à un groupe
organisé. Se borner à ce critère nous semble d’autant plus dommageable
que l’abstention, en l’occurrence, prend la forme même dont la Légende
expose les motifs : le refus de s’engager dans un parti constitue un choix
politique sensé, le pressentiment que la question ouvrière est centrale mais
que le jeu des partis sous la IIIe République est sans intérêt au regard de
l’Histoire21, l’expérience avortée du Cartel des gauches (1924-1926) ayant
dû alimenter le scepticisme de Sartre sur ce point. La dénonciation des
éthiques contemporaines, de la charge antihumaniste de La nausée à la
mise en boîte du progressisme salonard incarné par Anatole France en
passant par la subversion des tables de valeurs qui placent le peuple du
côté du Mal, nous paraît aller dans le même sens : Sartre est persuadé
qu’une idéologie et des intérêts communs unissent la quasi-totalité des
forces politiques, des socialistes aux nostalgiques de l ’Ancien Régime, de
sorte qu’un engagement personnel serait difficile et, à bien y réfléchir,
inutile car l ’Histoire progresse d’elle-même - c’est en tout cas l’attitude
que lui prête cet extrait de La force de l'âge, qui montre combien l’absten­
tion se distingue de l’indifférentisme :

La société, sous sa forme actuelle, nous étions contre ; mais cet antago­
nisme n’avait rien de morose : il impliquait un robuste optimisme.
L’homme était à recréer et cette invention serait en partie notre œuvre.
Nous n’envisagions pas d’y contribuer autrement que par des livres :
les affaires publiques nous assommaient ; mais nous escomptions que
les événements se dérouleraient selon nos désirs sans que nous ayons à
nous en mêler ; sur ce point, en cet automne 1929, nous partagions
l’euphorie de toute la gauche française. La paix semblait définitivement

21. Cette hypothèse tirée de l’étude du deuxième fragment de la Légende est


pleinement confirmée par La cérémonie des adieux, dans laquelle Sartre distingue
la nature du régime (qui est respectable, puisqu’il y va de la liberté et de l’égalité),
la quaüté des mœurs politiques de l’époque (« grotesques »). et l ’enjeu constitue
par les classes populaires (central, mais analysé en termes de clivage peuple/clitc et
non de lutte des classes : voir CA. 537-45).
LE PEUPLE ET LES ÉLITES 245

assurée ; l’expansion du parti nazi en Allemagne ne représentait qu’un


épiphénomène sans gravité. Le colonialisme serait liquidé dans un bref
délai : la campagne déclenchée par Gandhi aux Indes, l’agitation com­
muniste en Indochine le garantissaient. Et la crise, d’une exceptionnelle
virulence, qui secouait le monde capitaliste laissait présager que cette
société 11e tiendrait pas le coup longtemps. Il nous semblait déjà habiter
l’âge d’or qui constituait à nos yeux la vérité cachée de l’Histoire et
qu’elle se bornerait à dévoiler22.

Le sens de l ’Histoire

L’apolitisme nous semble donc moins avéré qu’un rapport ambivalent


au marxisme, rapport sur lequel Sartre a fourni des explications qui n’ont
pas toujours convaincu mais qui sont entérinées par les textes auxquels
nous nous intéressons. La conclusion de La transcendance de l ’Ego, no­
tamment, mérite d’être prise pour ce qu’elle est : une vibrante reconnais­
sance de dette - qui ne devrait plus nous étonner - à l’égard d ’« une hypo­
thèse de travail aussi féconde que le matérialisme historique », doublée
d’un parfait mépris pour « l’absurdité qu’est le matérialisme métaphysi­
que » {TE, 86 ). Ce double verdict ne comporte aucune contradiction,
même si Sartre n’a retenu que sa seconde branche dans Matérialisme et
révolution, confortant ainsi la méfiance de certains critiques : un philoso­
phe aussi attaché au cogito est forcément un spiritualiste déguisé dont les
hommages au marxisme relèvent de la mauvaise conscience ou de l’effet
de mode, ses violentes attaques contre le matérialisme dialectique révélant
le fond de sa pensée 2\Conclure de la sorte, c’est oublier les termes de sa
plus féroce critique contre le matérialisme, qui répète le geste de la Trans­
cendance : dans sa réponse à André Rousseaux, Sartre déclare que le
matérialisme est « la doctrine qui répugne le plus à [sa] raison », mais il
illustre ce propos en épinglant diverses formes de matérialisme - méta­
physique, déterministe, ou naturaliste à la manière de Zola - sans dire mot
du matérialisme historique {OR, 1813). Quoi qu’il en soit de la manière
dont Sartre articule ses convictions matérialistes et sa philosophie de la
conscience dans La transcendance de l ’Ego, il reste que la Légende con­

22. S. de B e a u v o ir , La force de ¡’âge, 1.1. p. 19-20.


23. Voir, aux deux extrêmes de la période pendant laquelle celle appréciation
faisait autorité. H. M o u g in . La Sainte Famille existentialiste, Paris : Éditions socia­
les. 1947. p. 76-77 ; A. BosCHHrri. op. cit., p. 247.
246 POLITIQUES DE LA VÉRITÉ

firme et illustre le final de la Transcendance : le marxisme est d’un grand


secours au plan heuristique en ce qu’il autorise des généalogies critiques
et une herméneutique de la totalité sociale qui permettent de prolonger
Nietzsche tout en évitant son psychologisme et son biologisme. En outre,
Marx a montré de façon décisive que la vérité d ’une société réside dans sa
part d’ombre, ne se révèle qu’à celui qui adopte le point de vue des dému­
nis. Mais le marxisme perd ses vertus nietzschéennes, sa capacité à dénu­
der les rapports de pouvoir et les mystifications idéologiques qui sous-
tendent une société, lorsqu’il se mue en matérialisme dialectique ou méta­
physique, en morte idéologie, recueil de principes propices à une action
partisane mais incapables de rester fidèles à la chose même dès lors qu’ils
sont plaqués sur le réel au lieu de se remodeler indéfiniment à son contact.
Le double jugement sur la doctrine marxiste explique ainsi, pour
partie, l’ambivalence à l’égard de l’organisation qui s’en prétend proprié­
taire. Sartre a toujours méprisé les partis de gauche qu’il jugeait embour­
geoisés, des radicaux-socialistes au P.S. en passant par la S.F.I.O. ; mais,
jusqu’à la fin des années 60, il n’a prêté aucune attention aux concurrents
gauchistes ou anarchisants du P.C., pourtant plus proches de son système
de valeurs. A ses yeux « le P.C. était le représentant organique de la classe
ouvrière (...), il ne semblait y avoir que lui à gauche » (RR, 28) ; seul le
P.C. pouvait prétendre accélérer le cours de l’Histoire, incarner les masses
et être à même, le jour venu, d’en resserrer l’unité pour un combat décisif
contre le monde bourgeois24 : « s’engager, ça ne pouvait être que s’enga­
ger au parti communiste » (S, 47). Mais le Parti était également source de
trouble et de défiance par son caporalisme et ses méthodes : l’embrigade-

24. Sur l ’attraction exercée par Je marxisme en général et le P.C. en particulier,


le témoignage le plus éloquent reste celui de S. d e B e a u v o ir , La force îles choses,
1.1, p. 18 : « Les idéologues de droite ont expliqué son alliance avec le P. C. à coup
de pseudo-psychanalyse ; ils lui ont imputé des complexes d’abandon ou d’ infério­
rité, du ressentiment, de l ’infantilisme, la nostalgie d’une Église. Quelles sottises!
Les masses marchaient derrière le P. C. ; le socialisme ne pouvait triompher que par
lui ; d’autre part Sartre savait à présent [depuis la guerre] que son rapport avec le
prolétariat le mettait lui-même radicalement en question. 11 l ’avait toujours considé­
ré comme la classe universelle ; mais tant qu’il avait cru atteindre l'absolu par la
création littéraire, son être pour autrui n’avait eu qu’une importance secondaire. (...)
Il pensait déjà ce qu’il a exprimé plus tard [dans Les communistes et la paix] : le
vrai point de vue sur les choses est celui du plus déshérité ; le bourreau peut ignorer
ce qu’il fait : la victime éprouve de manière irrécusable sa souffrance, sa mort : la
vérité de l’oppression, c’est l ’opprimé. »
LE PEUPLE ET LES ÉLITES 247

nient de la pensée, l’étouffement des libertés, la rupture possible avec le


mouvement vivant de l’Histoire. Le Castor l’a noté, toute doctrine était
suspecte à Sartre du simple fait qu’elle lui était étrangère, qu’elle était
déjà constituée - y compris le marxisme de Nizan-\ le plus proche pour­
tant de sa critique radicale de la bourgeoisie. Comme le montre le premier
Carnet de la drôle de guerre Sartre se méfiait « des reconstructions
marxistes » mais ne pouvait éviter la question de l’adhésion au P.C. ; si
son abstention était source de « remords » en ce qu’elle plongeait ses raci­
nes dans un choix personnel en faveur de l’écriture, aucune alternative ne
l’effleurait vraiment puisqu’il voulait se placer « plus ci gauche que le
communisme », c’est-à-dire là où aucun groupe ne possédait de force
d’attraction suffisante. Sa justification rétrospective doit donc se lire dans
les deux sens : en affirmant que « communisme n’est pas marxisme », il
peut légitimer son non-engagement aux côtés du P.C., y voir la preuve de
sa fidélité aux valeurs de liberté, mais cela signifie aussi que le marxisme
n’est rien au plan politique tant qu’il se coupe du Parti. L’impossible
choix est celui-là même que la Légende esquisse, entre le fait révolution­
naire et libertaire - mais contingent et aveugle - du groupe en fusion, et
l’incarnation des principes dans une organisation militante qui pourrait en
devenir le titulaire abusif. Alors que la République maintient vaille que
vaille la liberté au détriment de l’égalité, le Parti porte les espoirs d’éga­
lité au mépris de la liberté : on comprend que Sartre n’ait ni exercé son
droit de vote, c’est-à-dire participé au régime, ni adhéré au P.C., c’est-à-
dire travaillé à la ruine des institutions, et que ses préférences finales
l’aient porté vers le gauchisme et la démocratie directe.
La Légende de la vérité, mais aussi le Carnet Dupuis, apportent enfin
la caution de textes d’époque aux témoignages de Sartre sur sa découverte
de Marx. On le sait depuis Questions de méthode et La cérémonie des
adieux, Sartre a abondamment lu Marx et discuté du marxisme à l’Ecole
normale, mais avec un résultat mitigé : il prétend avoir saisi Marx « lumi­
neusement » tout en n’ayant « absolument rien » compris à sa pensée, le
concept de plus-value étant aussi clair pour son entendement que sans
effet sur sa perception de la société (CRD, I, 28 ; CA, 537-38). Cette affir­
mation peut surprendre, mais le Carnet Dupuis confirme la distinction
établie en 1957 entre la problématique et la doctrine. Si le marxisme est
absent du Carnet Dupuis, des notes éparses du Carnet reprenant des sujets

25. S. de B e a u v o ir , La force de l'âge. 1 .1, p. 41 .


26. Toute la suite de cet alinéa, citations com prises, se fonde sur CDG. 42-43, 86.
248 POLITIQUES DE LA VÉRITÉ

de cours ou de disseitation manifestent une nette présence de thèmes poli­


tiques et spécialement ouvriéristes27 ; « la réalité » de la question ouvrière
taraudait bien le jeune Sartre, alors que la philosophie marxiste entendue
comme théorie de la lutte des classes le laissait froid (CRD, I, 28 ; voir
aussi VPP, 41). Cette disjonction apparemment livresque prend un tour
concret dans la Légende, qui en révèle en outre les ressorts : la lutte des
classes y prend la forme, non marxiste mais décisive pour Sartre, d’une
coupure radicale entre le peuple et les élites, les pauvres et les privilégiés,
la masse privée de moyens d’expression et les idéologues à la solde du
régime. Comme dans le texte publié par Bifur, le deuxième fragment
oppose deux groupes que tout sépare, mais ne dit rien des relations d’ex­
ploitation qui expliqueraient leurs positions respectives (sans parler de
leur situation exacte au sein des rapports de production et à l ’égard des
forces productives, qui n ’aurait pas échappé à un marxiste orthodoxe).
Seule la domination idéologique de la Cité républicaine dévoyée en oli­
garchie intéresse vraiment Sartre, car elle suffit à régler son compte à la
bourgeoisie tout en dénonçant la complicité active des clercs avec le
pouvoir, philosophes idéalistes en tête. Sartre le reconnaîtra d’ailleurs à
diverses reprises, notamment par l'intermédiaire du Castor28 : vers 1930 il
avait horreur de l'élite bourgeoise mais ne l ’appréhendait pas « comme
groupe concret d’oppression », comme une classe engagée dans des rap­
ports d’exploitation 29. Sa domination et sa prétention lui paraissaient
injustes mais restaient inexpliquées, car la réalité des conflits socio-éco-
nomiques lui était inconnue : sa famille de fonctionnaires ne l ’avait pas
préparé à ce genre d’approche, et sa propre situation lui rendait cette clé

27. En attestent les folios 66 à 69 du carnet conservé à la Bibliothèque


Nationale de France, folios non publics ; parmi les titres notés par Sartre on relève
« Le communisme », « A.F. », « Le socialisme d’État », etc.
28. A titre d’indice privilégié de cette approche tronquée du marxisme, le
Castor rappelle que le Baudelaire est muet sur la situation sociale de l’écrivain, ce
qui ne sera plus le cas dans les biographies ultérieures (S. de B e a u v o ir , La force
des choses, t. I, p. 69).
29. Les lacunes de la Légende sont donc involontaires, et nous en dirions de
même de La nausée ou de L'enfance d ’un chef - à l’inverse de l’effacement déli­
béré du lexique marxiste que l’on a pu déceler dans les rédactions successives des
Mots (PCS, 300). On notera que l’analyse interne de La nausée, une fois rapportée
à cette période de la vie de Sartre, conduisait déjà Michel Contât et Michel Rybalka
à la même conclusion : pour Roquentin la bourgeoisie représente une antivaleur,
une entité morale négative, non une classe sociale proprement dite (voir OR. 1671).
LE PEUPLE ET LES ÉLITES 249

d’analyse « répugnante » dans la mesure où elle renvoyait son modèle


d’homme seul du côté des élites dont il prétendait se démarquer. Sartre a
toujours détesté la bourgeoisie comme telle : c’est pourquoi il l’a attaquée
si durement, et a pu être fasciné par le Parti communiste entendu comme
fédérateur du peuple (CA, 544 ; PCS, 23 ; RR, 30).
Ces quelques remarques n’ont pas pour objectif de politiser Sartre à
tout prix, ce qui nous placerait en porte-à-faux à l’égard du reste de cette
étude : nous avons insisté et nous insisterons encore sur le primat des pré­
occupations littéraires et métaphysiques dans l’œuvre d ’avant-guerre. Il
demeure que certains textes sont là, fussent-ils posthumes, et qu’ils
prennent d’autant plus de poids qu’ils recoupent les informations (autobio­
graphiques déjà connues. Parmi celles-ci, il convient encore de signaler
l’inclination à une morale de la pitié dans différents Écrits de jeunesse,
inclination contrebalancée par l’idéal nietzschéen du Surhomme (E J,
32). Contât et Rybalka ont signalé cette tentation à propos d’Er
VArménien, et suggèrent fort justement que la notion éthique de pitié
recouvre un engagement politique et social (EJ, 291) ; quant à la préfé­
rence donnée en définitive, dans cet essai, à l’orgueil et au salut de
l’artiste créateur (EJ, 330), elle ne peut dissimuler le déchirement axiolo-
gique qui traverse les Écrits de jeunesse. Outre que c’est précisément Er
l ’Arménien, nous l’avons vu, qui annonce la subversion matérialiste du
clivage Bien/Mal forgé par les possédants, la tension est fréquente entre
l'éloge nietzschéen de la force et la sensibilité socio-affective des alter
ego sartriens : Tailleur/Sartre explicite cette tension dans La Semence et le
Scaphandre (EJ, 142, 144-45), Frédéric est en proie aux mêmes balance­
ments entre cynisme et générosité de la première à la dernière page d'Une
défaite (EJ, 204-7, 215-16, 223, 261-63, 267-69, 284), tandis que le héros
d'Andrée, qui avait résolu de se poser en « homme de volonté », aban­
donne son rôle de maître-chanteur devant les premières larmes de son
rival (EJ, 375-76, 378). Si l’on ajoute que deux lettres de Sartre à Simone
Jollivet, datées de 1926, le décrivent en « petite vieille fille » ultrasensi­
ble, apitoyée pour un rien et envahie de « scrupules » qu’il lui faut com­
battre pour retrouver sa liberté, on peut conclure que l’empathie sociale
n’est pas pure affectation chez Sartre (LC, I, 10, 30).
Tout ceci n’autorise pas à confondre le jeune Sartre avec Nizan,
Politzer ni même Aron, camarades d’École normale qui l’impression­
naient par leur engagement ou leurs connaissances politiques. Mais cela
confirme la prégnance d’une problématique sociale aux alentours de
1930, ne fut-ce que comme figure obligée de l’accomplissement des
250 POLITIQUES DE LA VÉRITÉ

virtualités de l’écrivain modèle que Sartre voulait incarner - nous verrons


que cet enjeu entraînera l’homme seul dans d ’inconfortables tourniquets
Mais auparavant, notons encore que Sartre semble avoir été conscient
entre 1930 et 1940, de son positionnement ambigu au plan social. So lidai­
re des moins nantis par goût de l’égalité et de la liberté mais aussi par
haine de la bourgeoisie, il se sait hors du coup, contraint de rejoindre le
peuple par l’écriture à défaut de participer à son destin ; « coupé des
classes travailleuses sans [pouvoir] accéder par ailleurs aux milieux qui
dirigent la politique et l’économie », il déteste suffisamment les seconds
pour fantasmer sur les premières, au point d’être « fondant d’humilité »
devant un ouvrier, ce représentant d’un monde inconnu mais essentiel
(iCD G, 537, 112). Il y va ici de la totalisation et de la liberté, principes
sartriens entre tous : Sartre ne peut ni laisser échapper un pan considéra­
ble de sa situation historique, ni aborder la question ouvrière sur le simple
plan de la sensibilité, de la loi du cœur en ses « accès de pitié injustifiés et
invraisemblables » qui le priveraient de son libre arbitre, de sa « volonté »
(LC, I, 10, 30). C ’est pourquoi il liquidera assez rapidement son sentimen­
talisme juvénile, son inclination pour une morale de la pitié : si on en
trouve encore des traces dans la Légende, elles portent déjà la marque
d’une instrumentalisation scripturale de sa sensibilité ; la détresse des
humbles le touche et est remarquablement décrite, mais loin d’être au
centre du texte elle sert de preuve ou d ’emblème à un propos totalisant qui
donne au narrateur le rôle enviable d’arbitre politique et historique. Sartre
annonce d’ailleurs ce phénomène dans sa « lettre vraie » à Simone Jolli-
vet : l’émotion sociale est toujours déjà dépassée quand elle sert de maté­
riau pour un écrivain en quête d’accomplissement moral et esthétique, et
qui se veut assez nietzschéen pour se convaincre de sa supériorité sur les
masses (LC, I, 10-11). Du reste, c’est peut-être cette instrumentalisation
de la sensibilité sociale qui lui assure une pérennité intellectuelle : elle
sous-tend un engagement au long cours dans lequel la lutte des classes
prend le relais de la littérature dans la recherche du Salut ou, plus modeste­
ment, d’une certaine rectitude. Sartre lui-même montrera comment la
révélation du travail salarié et des mécanismes concrets d’exploitation a
d’abord contrarié son programme littéraire et philosophique, brisé les
synthèses auxquelles il s’essayait et lancé un défi à l’écrivain imbu de
totalisation : « Comment être le tout si l’humanité est divisée en deux et si
j ’ignore les souffrances et le labeur de la plus grande partie » (PCS, 23) ?
La réponse à cette question explique la montée en puissance du modèle
politique et rationaliste de l’ homme seul dont nous venons d’étudier les
LE PEUPLE ET LES ÉLITES 251

premiers effets : pour aller dans le sens de l’Histoire il faudra laïciser


l’écriture, entrer dans l’arène avec le R.D.R., essayer d’abolir les classes
sociales avec le RC. et, in fine, mettre sa plume au service des causes
nouvelles, réincarner Zola plutôt que Proust ou Nietzsche - cet usage de
la littérature ayant été prévu de longue date par Sartre, mais restant moins
mobilisateur que les modèles concurrents : « Le résultat c’est que cela me
plaît moins » (PCS
, 23, 161).
Mais nous n’en sommes pas là : vers 1930, Sartre n’est pas encore
mûr pour accomplir cette conversion, quoique la Légende de la vérité en
jette les bases. Déchiré entre le culte du moi ineffable et le souci de
l’intersubjectivité, le dernier fragment posthume de la Légende, consacré
à l’homme seul, confirmera le portrait du jeune Sartre qui achève les
Mémoires d ’une jeune fdle rangée :

L’œuvre d’art, l’œuvre littéraire était à ses yeux une fin absolue ; elle
portait en soi sa raison d’être, celle de son créateur, et peut-être même -
il ne le disait pas, mais je le soupçonnais d’en être persuadé - celle de
l’univers entier. Les contestations métaphysiques lui faisaient hausser
les épaules. Il s’intéressait aux questions politiques et sociales, il avait
de la sympathie pour la position de Nizan ; mais son affaire à lui,
c’était d’écrire, le reste ne venait qu’après. D’ailleurs il était beaucoup
plus anarchiste que révolutionnaire ; il trouvait détestable la société
telle qu’elle était, mais il ne détestait pas la détester ; ce qu’il appelait
son « esthétique d’opposition » s’accommodait fort bien de l’existence
d’imbéciles et de salauds, et même l’exigeait : s’il n’y avait rien eu à
abattre, à combattre, la littérature n’eût pas été grand-chose1ü.

30. S. de B e a u v o ir , Mémoires d ’une jeune fille rangée. p, 485.


CHAPITRE 3

L’HOMME SEUL

La notion sartrienne d’homme seul n’a pas dépassé le cercle des spé­
cialistes et commence seulement à sortir de l’ombre. À défaut d’en
psychanalyser les causes ou les mobiles, nous pouvons au moins tenter de
dessiner les contours exacts de ce modèle, en exploitant comme de cou­
tume les informations psycho-biographiques à la lumière des probléma­
tiques conceptuelles qui permettent de choisir, parmi ces informations,
celles dont l’importance est avérée par la centralité des enjeux théoriques
qu’elles contribuent à éclaircir. Cette boucle méthodologique est d’autant
plus indispensable en l’occurrence que nous disposons de trois types
d’éléments pour reconstituer l’idée d’homme seul : les témoignages rétros­
pectifs de Sartre et de Beauvoir, qui sont censés décrire les principaux
traits du personnage ; l’ensemble des indications disponibles à propos de
cette période de l’évolution intellectuelle de Sartre (y compris le texte de
Bifur et les deux premiers fragments posthumes de la Légende), qui
permettent d’imaginer le rôle dévolu à l’homme seul ; enfin, le troisième
fragment de la Légende, tout entier consacré à ce thème. Or la cohérence
n’est pas totale entre ces différents types de sources, ni même au sein de
chaque série d’éléments : à s’en tenir aux deux premières séries, il est
manifeste que l’homme seul renvoie à une double table de valeurs, Sartre
ayant intériorisé des impératifs distincts voire contradictoires. Peut-être
l’homme seul représente-t-il, dès lors, une tentative de dépassement ou de
synthèse - mais qui ne peut nous tirer totalement d’embarras dans la
mesure où, sur au moins un thème majeur, le troisième fragment dément
toutes les attentes fondées sur les premiers types de sources. Nous
devrons donc cerner la nouvelle tension née de ce texte capital, mais sans
accorder aveuglément la préférence à ce dactylogramme dont nous ne
possédons ni le début, ni la fin, ni plusieurs pages situées en corps de
texte, et dont rien ne prouve que Sartre lui aurait laissé le dernier mot : il
n’est pas exclu que d’autres brouillons de la Légende, aujourd’hui non
localisés, aient nuancé cette approche de l’homme seul, qui représente un
moment particulier dans la vie de ce modèle intellectuel.
L’HOMME SEUL 253

Face à cette situation complexe, nous avons donc choisi : 1) de ne pas


détailler la totalité du troisième fragment posthume de la Légende, mais
d’en dégager les lignes de force qui nous renseignent sur la problématique
affrontée par Sartre (certaines réponses étant, quant à elles, soit explora­
toires soit fondées sur des catégories empruntées à l’air du temps, ce qui
explique leur disparition rapide) ; 2 ) de recontextualiser d’abord cet écrit
en rappelant les principaux éléments d’information dont nous disposons
déjà sur l’homme seul, mais en indiquant surtout les données biographi­
ques et culturelles qui nous ont paru, après étude du fragment, nous
donner quelque chance d ’en percer les mystères en indiquant les enjeux et
les contraintes dont Sartre tente de triompher en ce texte.

De Zarathoustra à Roquentin

L’homme seul renvoie d’abord à un modèle nietzschéen : en attestent la


version anthume de la Légende et le premier fragment posthume, qui en
reprend la substance '. Lorsque la Cité des Égaux (ES, 538) se protège
rastreros
derrière ses remparts pour établir une dictature du vrai, les subversifs
qu’elle refoule hors de ses murs ont d’autres pouvoirs que l’inoffensif poète
chassé de la république platonicienne. Les solitaires dont la Cité se défie
sont de la même lignée que les thaumaturges, ces « hommes profonds » qui
vivent dans les bois ou voyagent courbés sur un bâton, pleins de mépris
pour les vérités communes et les angoisses collectives, « merveilleuses
canailles » dotées d’une vocation prophétique qui les pousse à répandre
« leurs connaissances terribles », la mémoire des puissances telluriques et
des passions sublimes que les citoyens redoutent au point de tuer ces pro­
phètes à la première occasion (ES, 539*40). À la foule qui juge et opine,
aux amoureux de l’ordre qui enchaînent « leurs forces jalouses et furieu­
ses », « l’orgueil, la colère, l’aveugle et violente partialité » (ES, 545), la
Légende rappelle que quelques irréductibles rôdent encore qui ressemblent
à s’y méprendre à Zarathoustra l’impie2, celui qui vient apporter non pas la
Science, déni ultime des terreurs ancestrales, mais « le courage et
l’aventure et le goût de l’incertain, de ce qui n ’a pas encore été tenté-1 ».

1. Dans cet alinéa nous ne citerons que des extraits du texte anthuine, qui
trouvent leur pendant en LV, 27-30, 31-33, 36.
2. Pour apprécier la similitude on se reportera aux dernières pages de la
deuxième dissertation de la Généalogie de la morale.
3. F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, p. 286.
254 POLITIQUES DE LA VÉRITÉ

Nous n ’irons pas jusqu’à affirmer que Zarathoustra a donné naissance


à Roquentin, ce dernier nous paraissant plus emblématique de la seconde
filiation dans laquelle on peut inscrire l’homme seul ; mais il est établi
que le jeune Sartre, encouragé en cela par Nizan, était fasciné par ce per­
sonnage nietzschéen ou par l’idée connexe de surhomme4. Outre les élé­
ments déjà avancés en ce sens, nous en voyons une première preuve,
datant de 1926, dans la volonté de volonté sartrienne, dans l’ambition de
se forger un caractère dur et impitoyable qui s’affranchirait de toute
contrainte éthique et conduirait à la « vraie joie », c’est-à-dire à la « santé
morale » (LC, I, 10-11, 28-30). On en trouve d’autres indices dans le « ton
Frédéric » (Frédéric/Friedrich, le héros d 'Une défaite), tranchant et hau­
tain, adopté par Sartre à l’Ecole normale, et dans la recherche, lors de ses
promenades avec Nizan, de positions de surplomb qui jetaient le monde
aux pieds des surhommes en devenir (C D G , 372 ; S, IV, 144). Mais
Pidentification jouera surtout au plan philosophique : face au choix déter­
minant devant lequel Nietzsche plaçait l’intellectuel, Sartre et Nizan
avaient résolu, comme leur aîné, d’en finir avec l ’esprit de démission, de
surmonter la collectivisation de l’intelligence et de louer l’irruption intem­
pestive des individualistes subversifs, artistes, écrivains ou philosophes
qui refusent le contrôle de la pensée et l’obligation d’unanimisme5. La
leçon de Nietzsche est à ce point intériorisée que l’identification au maître
aterrorizado
doit aller jusqu’à subvertir son autorité. Effrayé à l’idée de devoir décou­
vrir lui-même sa vérité, Frédéric est d’abord tenté de se soumettre à son
maître, puis comprend qu’il doit s’en libérer pour penser par soi-même et
se rendre ainsi fidèle à son enseignement - qui exige, ajoutera Er l’Armé­
nien, d’oser rompre avec les hommes pour s’égaler à Dieu (EJ, 213-14,
233, 302-3). Au plus vif du compagnonnage avec Nizan, l’homme seul,
comme Zarathoustra, se croyait touché par la grâce et entendait conquérir
sa surhumanité par l’exercice d ’une sagesse inaccessible à la foule (CDG,
280-82) : cet orgueil n’est pas pour surprendre de la part d’un auteur qui
prétend avoir été, enfant, « un anarchiste de droite », et qui se décrivait à
vingt-et-un ans comme « extrêmement ambitieux », avide d’une gloire qui

4. Sur ce thème, voir : I) les synthèses de Contât et Rybalka (in E J , 194-96,


371-72) et de J.-F. L o u e tte (op. cit., p. 16-19) : 2) l ’ensemble A'Une défaite ; 3) les
autres textes de Sartre que nous avons pu repérer : E J , 141-42, 303-4, 378, 486 ;
LC, I, 9-11. 2S-30 ; CDG, 278, 280-81, 286 ; S, ¡V, 143-44 : S. de B e au vo ir. La
force de l'âge, t. I, p. 23 ; A. C o iie n - S o la l, op. cit., p. 120-21.
5. Outre l ’ensemble du Zarathoustra, F. Nietzsche développe celte opposition
dans Im généalogie de la morale, p. 119-22. 167-69, 207.
L’HOMME SEUL 255

le placerait « très au-dessus des autres, [qu’il] méprise » (M, 94 ; LC, I, 9).
Mais s’ils partagent un diagnostic et une ambition, l’homme seul et
Zarathoustra ne préconisent pas les mêmes remèdes : avant d’évoquer
d’autres éléments, on peut observer que le nietzschéisme prend déjà une
forme tempérée dans la version anthume de la Légende (qui date de 1930-
31, et non plus de 1926-28 comme la plupart des sources citées au paragra­
phe précédent). En effet, si ce texte est marqué par une vive défiance à
l’égard de l’univers mercantile et rationnel, il n’alimente pas la mise en
cause fascisante des démocraties6. Il fait preuve à leur égard d’une ironie
mordante, mais ne verse jamais dans l’éloge des conquérants aux cheveux
blonds (ES, 541) ; il ignore les tentations Iiberticides, interdites par son
assise anarchiste, et imputées au dictateur qui pourrait profiter de
l’idéologie aristocratique des philosophes7. L’homme seul ne s’adresse
pas aux pulsions, fussent-elles de dépassement de soi : il est exceptionnel
par le courage intellectuel dont il fait preuve, à maintenir son jugement
propre contre le vrai et le probable, contre l’universalisme scientifique et
le consensus des happy few de l’Université. A l’inverse de tous les gré­
gaires il se renforce et s’enorgueillit de sa solitude, il appartient à sa
manière à une élite, mais pas à une caste de maîtres nostalgiques du temps
où ils régnaient sur leurs esclaves * - miasmes sans emprise sur Sartre. Au
rebours des tentations dictatoriales des idéologues du probable, en rupture
avec les rêves de justicier sanguinaire que caressait Poulou, l’homme seul
reste pacifique, sans doute libertaire. Il ne se réclame pas « de la préroga­
tive du petit nombre* » mais d’un mandat littéraire individuel : il a
mission d’« illumine[r] la cité grâce à ce qu’il pense, à ce qu’il sent » (CA,
218-19). Si le modèle nietzschéen le nimbe incontestablement d ’une aura
aristocratique, Sartre cherche à en éviter les dérives sans renoncer pour
autant au principe même qui place l’homme seul au-dessus du commun
des mortels - d’où les deux temps du témoignage du Castor, le terme de
« thaumaturge » confirmant la filiation entre la race des errants solitaires
et l’homme seul, alors que la mission dévolue à celui-ci participe d’une
seconde source d ’inspiration :

6 . Il témoigné ainsi d’une époque où l’anticapitalisme dissimulait des visées


politiques antagonistes sous des analyses partagées : Sartre s’est expliqué sur l’appa­
rente proximité de scs thèses de jeunesse avec l’idéologie fasciste en CRD, I, 29-30.
7. J. G g rassi , op. cit., 1.1. p. 97.
8. F. N ietzsche , La généalogie de la morale, p. 48, 13.
9. Ibid., p. 70.
256 POLITIQUES DE LA VÉRITÉ

[Sartre] réservait sa sympathie aux thaumaturges qui, exclus de la Cité


de sa logique, de ses mathématiques, errent en solitaire dans les lieux
sauvages et, pour connaître les choses, n’en croient que leurs yeux.
Ainsi n’accordait-il qu’à l’artiste, à l’écrivain, au philosophe, à ceux
qu’il appelait « les hommes seuls », le privilège de saisir sur le vif la
réalité l0.

Entre le thaumaturge et l’écrivain, la déclivité est trop nette pour être


involontaire : le rôle du second est exclusivement de voir et de trans­
mettre, non de prophétiser ; de soumettre son œuvre au public, non de
manipuler les âmes et de plier les corps comme les errants de Bifur ; de
remplir une fonction socialement reconnue - qu’il partage avec les
idéologues de la Cité ! -, non de défier la foule par le rire, la danse et le
bâton. Au regard du thaumaturge nietzschéen, à l’aune du mépris affiché
par Zarathoustra pour le règne moutonnier du dernier homme, l’homme
seul fait preuve d’humilité en admettant certaines règles de communica­
tion, et les quelques descriptions qu’en donnent Sartre et Beauvoir ne
révèlent aucune forme d’agressivité ou de morgue à l’égard des citoyens
ordinaires. Sartre décrira Épiméthée, pièce rédigée en 1930, comme un
affrontement entre l’homme seul, l’homme moyen et ¡’élite : l ’homme
seul pense de manière originale parce que la civilisation l’indiffère, mais
cet être supérieur ne règne pas sur des inférieurs11. L’évolution est donc
sensible au regard de l’époque où Sartre partageait les fantasmes
nietzschéens de Nizan, et il n’est pas impossible d’en deviner le motif si
l ’on se rappelle ce témoignage du premier sur leur prime jeunesse :

Nous nous promenions à travers Paris comme deux surhommes qui


profitions de notre adolescence pour mettre au point nos mythes et nos
théories. Quelquefois, un troisième surhomme venait avec nous, c’était
un bon camarade, mais nous nous disions en secret, Nizan et moi, qu’il
n’avait aucun des traits de la surhumanité, et nous lui faisions croire
qu’il était des nôtres, par simple humanité... Pourtant, nous aimions les
hommes... Il faut ajouter que l’idée de surhomme avait, paradoxale­
ment, développé en nous l’idée d’égalité. Nous n’étions pas encore
devenus les égaux des hommes, pensais-je, de ces vastes foules où
nous nous glissions quelquefois. Ceux-là restaient nos inférieurs, mais
nous étions profondément égaux l’un à l’autre, et aussi à tous les sur­

10. S. de B e a u v o ir , La force de l'âge, t. I, p. 54.

i 1. Sur Épiméthée voir EJ, 24. et TS, 241.


L’HOMME SEUL 257

hommes du monde, que nous ne connaissions point, qui ne nous con­


naissaient pas, mais qui devaient sûrement exister en province ou dans
d’autres pays du globe. Aussi étions-nous légionnaires d’une cohorte
d’égaux dont nous ne connaissions que deux d’entre eux ; nous. Aussi
avions-nous des pensées qui procédaient à la fois d’un aristocratisme
légèrement nietzschéen et d’une conception vaguement égalitaire
d’une société qui n’existait pasn.

L’égalitarisme revendiqué ici pourrait n’être qu’un paradoxe inoffensif


et flatteur : les hommes supérieurs découvriraient l’égalité à force de se
reconnaître mutuellement comme membres d’une élite Nous devons
pourtant prendre cette protestation d’égalité au sérieux, car elle rejoint les
deux parties de la Légende déjà commentées. On observera d ’abord que le
collectif figure ici une valeur positive, presque un horizon naturel : ces
surhommes ne sont pas solitaires mais vivent en couple, pratiquant une
fraternité concrète qui les distingue de leur modèle 14 ; en outre, alors qu’ils
pourraient s’enorgueillir de n’être que deux, Sartre et Nizan postulent que
les surhommes composent une société : la reconnaissance duelle ne leur
suffit pas, à telle enseigne qu’ils acceptent des demi-égaux pour camara­
des de fortune, et ne dédaignent pas de se glisser parmi les « vastes fou­
les ». Les surhommes en formation cultivent donc la sollicitude et disent
même « aimer » leurs contemporains, comme s’ils cherchaient un public
et des complices plutôt que des rapports univoques de mépris. Egaux entre

12. C e texte est extrait de m atériaux au to b io g rap hiq u e s préparés par Sartre p o u r
la té lé v is io n au m ilie u des ann ée s 1970 ; il est cité p ar A. C o h e n - S o l a l , op. cit.,
p. 120- 21 .
13. C’est le sens d’une série de passages de La cérémonie des adieux qui
fournissent une seconde version du rapport supériorité/égalité. Cette version nous pa­
raît moins cohérente et moins convaincante que la première car elle crédite le jeune
Sartre d’avoir d’emblée fait droit h l’égalité : outre qu’il rêvait d’une fraternité des
hommes supérieurs, Sartre aurait conçu, à l’époque, les génies comme des hommes
accomplis et la masse des non-génies comme des hommes virtuels, simplement
bridés dans leur développement. Cette conception est douteuse de la part d’un philo­
sophe qui refuse l’idée de puissance, et le démocratisme est démenti par le reste du
propos qui qualifie les hommes potentiels de « tourbe », de « médiocres » ou de
« sous-hommes » qui « ne valaient pas grand-chose », « pas tout à fait des hommes »
car incapables, pour « la majorité d’entre eux », de le devenir : l’égalité virtuelle
postulée ne pèse pas lourd devant ces qualifications méprisantes dont Sartre reconnaît
finalement ne s’etre débarrassé que par la suite (CA, 346, 348, 350-52, 354).
14. Nous empruntons cette remarque à J.-F. L o u e t t e , op. cit., p. 17.

17
258 POLITIQUES DE LA VÉRITÉ

eux, les futurs écrivains doivent savoir ce qui les met à part, ce que
recouvrent les « traits de la surliuinanité », mais ils n’en précisent pas la
teneur et ne peuvent éviter que d’autres en revendiquent abusivement le
privilège, tandis qu’eux-mêmes ne sont pas encore parvenus à découvrir
un troisième surhomme dûment authentifié : à lire ce témoignage, on peut
se demander s’ils ne doutaient pas déjà de leurs fantasmes, de leurs
« mythes » et autres « théories » Sans doute entre-t-il un certain fina­
lisme rétrospectif dans l’esquisse de leur évolution future (« Nous n’étions
pas encore devenus les égaux des hommes »), mais nous savons que le
texte publié par B ifu r sapera les bases nietzschéennes de l’aristocratisme,
ce dont ce témoignage semble conserver la trace : Sartre n’évoque ni le
lexique de la force et de la santé morale, dont il s’est débarrassé très tôt16,
ni le biologisme nietzschéen, dont il a pu se passer dans sa généalogie du
vrai. Alitant dire qu’à le juger à ses œuvres ou à sa pensée, à savoir la

15. Un texte de fiction proche du témoignage commente ici le confirme


d’ailleurs. Au début de La Semence et le Scaphandre, dont les héros représentent
Sar tre et Nizan, les surhommes déambulent dans Paris, « bravant de la parole et du
geste l’innommable ennemi » - le peuple - afin d\< étonner le plus de quartiers
possibles » par l’intelligence de leur regard et l ’élévation de leur discours ; nantis de
ces viriles résolutions, nos promeneurs s’émerveillent courageusement de la brillan­
ce des réclames électriques, du passage d ’une Rolls et de la beauté des pierres,
tandis que leur être de couple leur infuse la force dont ils auraient été privés si
chacun s'était retrouvé seul, c’est-à-dire « impressionnable, unanime, dérivant au
gré de la foule » {EJ, 141-42). En ce texte, la surhuinanité apparaît clairement
comme une posture fantasmée, un ensemble d ’attributs dont ou redoute d’être privé
et dont on cherche désespérément à établir l ’existence, sur le mode du complexe de
supériorité adlcrien. C ’est sans doute la raison pour laquelle, comme signalé au
chapitre 1er mais aussi par Michel Contât et Michel Rybalka (EJ, 195-96, 371-72),
la thématique de la Force et de la Volonté fait l’objet d’un traitement ambivalent
dans les Écrits de jeunesse, qui multiplient les scènes grinçantes dans lesquelles tes
héros - y compris les doubles nietzschéens d’Une défaite - miment une énergie et
une audace dont ils sont manifestement dépourvus, leur faiblesse allant parfois
jusqu’au grotesque (cf. EJ, 45, 112-13, 143, 195-96, 210-11. 214-16, 218, 247-52,
269-70, 273-76, 281-83, 286, 374, 376-78, 4 7 K 534). Sartre impute d’ailleurs celle
faiblesse à Nietzsche lui-même dans le Carnet Midy, verdict amplifié par le Saint
Genet qui reprochera à Nietzsche de « danser le ballet de la volonté » (EJ. 471 ; SG,
386) : dès sa lettre-réponse de 1929 aux Nouvelles littéraires, Sartre est convaincu
que la volonté de puissance est une idéologie creuse (EJ. 434).
16. On n’en trouve plus trace dans La nausée (sauf sous forme parodique),
alors que nous avons souligné son insistance dans les Écrits de jeunesse (chapitre
1C1' de la présente section, n. 29).
L’HOMME SEUL 259

lé g e n d e ,
l’homme seul n’a ni les moyens ni le besoin de revendiquer une
fondée sur une doctrine consistante.
s u p é r io r it é

Enfin et surtout, le deuxième fragment a montré que l’inégalitarisme


se fissure parce qu’il n’est pas à la hauteur de ses ambitions. En s’interro­
geant sur l’Histoire et la politique, Sartre comprend qu’il doit rompre avec
Nietzsche s’il ne veut pas laisser aux savants le monopole de la démocra­
tie et de la liberté, l’accélération de l’Histoire et le privilège de parler au
nom de tous. Sa passion de la liberté ne s’accommode ni d ’une philoso­
phie de l’inégalité, ni de la formation d’élites qui s’approprieraient la
liberté au motif de différences collectives dans les degrés de santé ou
d’intelligence : mieux vaut que l’homme seul soit un artiste ou un intel­
lectuel potentiellement en prise avec les masses qu’un nouveau Zara­
thoustra retiré dans sa forêt, ou qu’une élite qui pourra toujours être con­
testée du fait même de sa culture de la différence - contestation dont le
mouvement ouvrier ne se privait pas dans les années 1920, relayé en cela
par différents intellectuels dont Sartre ne pouvait ignorer les leçons
C ’est sans doute la raison pour laquelle le seul héritage nietzschéen dans
ce fragment tient dans une rapide évocation de la race magicienne des
errants, dont la solitude fait ressortir la veulerie des philosophes (LV, 38) :
d’un même geste, dans cette suite du texte livré à Bifur, Sartre cesse de
s’identifier aux thaumaturges, brise la filiation entre eux et les philoso­
phes, et salue une nouvelle perspective en la personne des savants et du
peuple en marche, paladins d’un idéal collectif qui n’oblige pas à rejeter
le plus grand nombre dans l’ignorance définitive ou la petite santé. Si
Sartre verse dans la dénégation lorsqu’il prétend avoir toujours eu « hor­
reur de la spécialisation et des “hommes supérieurs” au sens de Zara­
thoustra '* » (PCS, 23), il est incontestable qu’il a rapidement infligé un
correctif démocratique à ses tentations de surhumanité (qui s’enracinent
peut-être dans les rêveries sanguinaires qui lui permettaient, enfant ou
adolescent, d’assumer sa laideur et sa mise à l’écart, et dont on retrouve

17. J.-F. L ouette a montré le rôle joué par Guéhenno, Berl et Nizan dans le
positionnement idéologique de Sartre vers 1930 (op. cit., p. 162-66).
18. Nous ne pouvons nous attarder sur cette dénégation, que deux avant-textes
des Mots suffisent à prendre en défaut : « Claude Duval : un de mes souvenirs. (...)
Installe sur le balcon, lisant. Individualité au-dessus de la <mienne> (ou] cmesu-
rc> : je ne comprenais pas tout. Ce que je ne comprenais pas, c’était le mieux »
{PCS, 132) ; « Mon desir de sortir de la classe moyenne qui fournit l’élite. Refus
d 'être lin moyen et d ’avoir des moyens : la fin. Être (...) une fin absolue, avoir une
fin absolue, en proposer une absolue » (PCS, 418).
260 POLITIQUES DE LA VÉRITÉ

des traces dans les massacres fantasmés par les héros de La nausée et
d' Erostrate - PCS, 136, 137).
Le troisième fragment posthume de la Légende, entièrement consacré
à l’homme seul, fournit une nouvelle preuve de la transformation de
l’orgueil sartrien, qui a perdu presque tous les traits de Zarathoustra :
l’homme seul n’en partage plus que le goût du risque, le mépris pour les
vérités d’entendement, pour la sécurité et la constance (LV, 50, 51) ; les
autres indices nietzschéens ont disparu, dont les thématiques de la tyran­
nie et du thaumaturge. Les quatre textes actuellement localisés qui com­
posent la Légende de la vérité révèlent donc une mutation graduelle de la
figure de l’homme seul, ce qui conforte l’ordre de succession que nous
leur avons attribué. Quant aux œuvres postérieures à la Légende, elles
confirmeront cet épurement qui témoigne à la fois du rôle effectif des
fantasmes de surhumanité (Sartre ne déconstruit que ce qui l’a construit),
et de leur caractère contingent au regard du noyau dur de l’imaginaire
sartrien : en ces années de formation, Sartre pense déjà contre lui-même
mais n’abandonne que les solutions qui ne portent pas sur l’essentiel
(PCS, 137). Il faut donc conclure que la dimension nietzschéenne de
l’homme seul, déterminante en 1926-28, a rapidement encombré Sartre, à
telle enseigne qu’elle s’efface au cours de la Légende, n’apparaît pas dans
le Carnet Dupuis et est ruinée par La nausée, malgré la démonstration
inverse que l ’on doit à Jacques Deguy.
Des indices de rapprochement entre Zarathoustra et Roquentin pré­
sentés par Deguylç, seule la condamnation commune de l’humanisme doit
être retenue, mais nous savons désormais que Sartre s’est forgé sa propre
manière de débouter les idéalismes pseudo-démocratiques, secrètement
élitistes. Les deux personnages sont, pour leur part, aussi antinomiques
que possible : on imagine mal Zarathoustra confiné à Bouville, vivant de
ses rentes, penché sur des archives comme un historien positiviste, avec le
café Mably et le Rendez-vous des cheminots pour tout horizon - sans
parler du final de La nausée, qui est aussi peu prophétique que possible.
Quant à l’imagerie de La nausée, elle ne doit rien au prophétisme de
Zarathoustra mais révèle plutôt la distance prise à son égard : il suffit de
comparer les métaphores et les notions dominantes de la Légende et du
journal de Roquentin pour constater que la partie nietzschéenne du

19. J. D e g u y , op. cit., p. 68-70. Geneviève Idt estime aussi que « la moral
nietzschéenne de “l ’homme seul” (...) tentait Sartre au temps de La Nausée » (PCS,
152).
L’HOMME SEUL 261

lexique de 1930-31 a totalement disparu en 1938. Enfin, les dernières


allusions à Nietzsche avancées par Deguy relèvent soit de la critique en
règle, comme Deguy lui-même l’accorde à propos de la volonté de
puissance, soit de la parodie et de l’autocritique rétrospective : les rêves
de massacre et la symbolique de la hauteur, qui imprègnent la scène où
Roquentin contemple Bouville à ses pieds et injurie la science et l’huma­
nisme, s’effacent subitement pour laisser place à une banale évidence (la
naturaiité de l’existence) dont Roquentin ne peut imaginer qu 'il soit seul à
l ’avoir aperçue {OR, 186-89). L’identification avec Zarathoustra est
consommée : si le nietzschéisme se survit dans La nausée, c’est sous la
forme d’une tentation dont l’auteur achève de se déprendre20.

Second modèle de l ’homme seul : l ’écrivain français

Que reste-t-il alors de l’homme seul ? Quels en sont les traits irré­
ductibles ? À ce stade de notre étude, il serait logique de l’identifier à
Roquentin, porte-parole de Sartre à l’époque : c’est la solution retenue par
Contât et Rybalka dans leur notice de La nausée {OR, 1670), et nous
partagions ce point de vue avant d’accéder aux fragments posthumes de la
Légende. Mais la reconstitution tentée ici afin d’élucider le troisième
dactylogramme incline à la prudence : identifier l’homme seul à Roquen­
tin pourrait être également une option unilatérale ; au lieu de n’en retenir
que les caractères de jeunesse, on définirait l’homme seul par l’incama-
tion quasi terminale de son évolution 21 : un premier personnage embléma­
tique serait remplacé par un second. Or, le collectif consacré aux Mots et
le troisième fragment de la Légende montrent que Sartre se débattait, au
moment où il rédigeait ce fragment, avec un modèle plus ambigu, soit le
double visage de l’écrivain français dans la période d’entre-deux-guerres :
Roquentin représente le dépassement de cette crise d’identité, tandis que

20. J.-F. L oubtte tient également La nausée pour un moment de liquidation du


nietzschéisme, mais voit surtout cette liquidation à l ’œuvre dans Erostratc et
L ’enfance d ’un chef (op. cit., p. 35-37. 28-34).
21. Conformément à ses nombreuses déclarations sur la rupture intellectuelle et
politique provoquée par la guerre, Sartre estimait s’être détaché de ce personnage
après la publication de La nausée : « jusqu’en 1937-1938, j ’ attachais une grande
importance à ce que j ’appelais alors l ’homme seul » (CA, 498). Les Carnets de la
drôle de guerre montrent cependant qu’il faudra un long travail, entamé au front et
poursuivi en captivité, pour que Sartre commence à se détacher de cet idéal.
262 POLITIQUES DE LA VÉRITÉ

la dernière partie de la Légende en constitue le théâtre vivant, alternant les


foucades et les doutes.
Le dépit manifesté par Sartre à devoir admettre que l’homme seul
ressemble aux clercs de Benda montrait déjà que cette figure s’inscrit
dans un contexte culturel précis, situé dans l’espace et daté, contexte dont
nous savons depuis Les mots que Sartre en a intériorisé les données et les
impératifs, au point d’en tirer une vision d’ensemble de sa génération
intellectuelle22 et de programmer son entrée en politique vers la cinquan­
taine pour être à la hauteur de cette figure (CA, 231, 529-31). Mais il y a
plus : Benda se présente comme l’héritier d’une tradition française qui re­
monte au xvme siècle, tradition d’essayistes rationalistes qui tâtent volon­
tiers de la littérature, mêlent philosophie et politique, s’adressent au grand
public lettré comme au monde plus restreint des savants et des philoso­
phes, et prennent des positions en pointe qui les exposent à de violentes
réactions (qu’on pense à Diderot, Voltaire, Hugo, Renan, Zola ou, parmi
les contemporains de Sartre, Péguy, Valéry et Benda, ce Socrate incons­
cient de son conservatisme), Replacé dans ce contexte, l’homme seul perd
une partie de son originalité, ce qui nous obligera à en déterminer la
teneur exacte ; dans un pays marqué par l’affaire Dreyfus et le déchaî­
nement de propagande patriotique pendant la Première Guerre mondiale,
l’orgueil et la solitude sont le lot de tous les écrivains indépendants, ce
dont Sartre a pris une vive conscience au fur et à mesure qu’il rédigeait
Les mots : paladin des justes causes, destiné à tirer la plume comme on
tire Pépée3\voué à une détestation quasi générale pendant sa vie et à une
reconnaissance posthume, Pintellectuel est nécessairement traître car
socialement investi du mandat d’être infidèle à tout (Ai, 145-46, 174-79,
198, 202). L’écrivain qui se conforme à ce modèle est un marginal dans la
mesure exacte où il a reçu la mission de cultiver les vertus qui séparent -

22. Différents avant-textes des Mots donnent des précisions complémentaires


sur la profondeur de l’imprégnai ion culturelle subie/soutenue par Sartre, qui
débouche sur ce qu’on peut appeler un effet-perroquet, une quasi-incapacité à éviter
les citations : voir, dans le collectif dirigé par Michel Contât, les contributions de
Jacques Lecarme et de Jacques Deguy (p. 213 et 215 en particulier). De manière
générale, l’ensemble du volume montre combien Sartre était convaincu de repré­
senter à lui seul toute une génération, notion découverte dans les Carnets de la
drôle de guerre et dont Sartre ne cessera d’exploiter les ressources, notamment dans
Questions de méthode et le troisième lome de L ’Idiot de la famille.
23. Sur ce thème bien connu, nous renvoyons aux Mots cl au collectif qui en
élucide la genèse (cf. surtout p. 130. 133 et 428).
L’HOMME SEUL 263

« la conscience, la faculté déjuger par soi-même, la faculté de dire oui ou


de dire non, la volonté », bref, tout ce qui « va vers la liberté » : nous
tenons ici un des éléments décisifs de Thomme seul qui est, « au fond,
l’homme libre dans la mesure où il vit hors des autres parce qu’il est libre
et qu’il fait arriver les choses à partir de sa liberté » (G4, 352, 498). Un
« individualisme de gauche », qui réclamera logiquement un accès univer­
sel aux conditions d’exercice de cette liberté, entre ainsi en conflit, chez le
jeune Sartre, avec un fond d’anarchisme de droite (C/4, 536, 498-99).
Ceci posé, il faut ajouter que F homme seul, tel qu’il apparaît au fil du
fragment qui va nous retenir, procède aussi du second rôle assigné à
l’écrivain, et qui était particulièrement à l’honneur à l’époque - rôle que
Sartre baptise dV artiste » plutôt que d’intellectuel, l’artiste étant déposi­
taire d’une approche résolument subjective et élitiste en ce qu’elle repose
sur une sensibilité, un don, un génie ou un destin tragique dont il est
l’incarnation exclusive et dont il doit témoigner sans craindre d’effrayer le
bourgeois ou de snober le peuple14. S’impose ainsi une nouvelle forme de
solitude ou d’individualisme, qui se cultive par la vie intérieure, l’abandon
au tragique et raffinement de la réceptivité plutôt que par l’exercice
politique de l’entendement - une sorte de Zarathoustra en mode mineur” ,
dépouillé de ses prétentions vitalistes et historiales, prétentions que Sartre
délaisse d’autant plus facilement qu’il peut en préserver l’effet sous la
forme d’une supériorité existentielle qui charge l’homme seul d’un mandat
et d’un message : « ma vie que j ’ai vécue pour tous au jour le jour, que nul
n’a plus besoin de vivre, qu’il suffit de raconter, qui est devenue la plus
belle des histoires et dont le genre humain s’est fait dépositaire et
gardien » (PCS, 372). Dans la lignée, cette fois, de Rousseau, du roman­

24. Sauf erreur, la première et la plus limpide theorisation du modèle « artiste »


sous la plume de Sarlre réside en CDG, 610-11.
25. Sartre était sensible à la proximité des deux modèles, motif pour lequel i( les
identifie parfois purement et simplement (CA, 348-51), et les déboute d ’un même
geste : « Je ne voulais pas être le premier dans un cadre institutionnel, le premier
d’une élite. (...) J ’avais horreur de la spécialisation et des “hommes supérieurs” au
sens de Zarathoustra » (PCS, 22-23) ; et surtout : « Je ne me sens de supériorité que
sur les hommes supérieurs, ces grands mutilés : ils prétendent nous enseigner le
monde au nom de leur bras coupé, de leurs jambes sectionnées, des mutilations qui
les font autres : autres qu’eux-memes, autre que nous, et qu’ils nomment leur
exquise singularité » (PCS, 370-71 ; « autre que nous » est sans doute une coquille).
Les deux modèles se rejoignent notamment par ¡a prétention au génie, partagée par
Frédéric comme par Er !’Armémien (EJ. 228, 331 ).
264 POLITIQUES DE LA VÉRITÉ

tisme (le poète vates) et des Goncourt, l’homme seul paraît rongé par un
secret ou par une Idée difficilement communicable, lui-même la décou­
vrant à mesure que son œuvre s’élabore à tâtons -6. Alors que le deuxième
fragment posthume peut être mis sur le compte du rationalisme, le troisiè­
me a des accents qui font penser à Gide 2\Barrés et Maurras, mais surtout
à la théorie proustienne de l’individualité de l’artiste28 ; il manifeste une
véritable fascination pour le spirituel et le subjectif, pour « la mystique de
l’individuel pur, ineffable, irremplaçable », qui prend naissance à la fin du
xïxe siècle (M LFO, 59). Sartre a hérité de ces catégories dans son enfance,
et s’en est fait un idéal dont il a trouvé confirmation dans l ’enseignement
reçu à l’École normale Il s’en est d’abord expliqué dans un entretien
avec Olivier Todd, qui confirme le rôle joué par certains modèles : « je me
suis développé dans une époque où les maîtres étaient malgré tout Gide et
Proust, dans une époque, en effet, de subjectivisme et d’esthétisnie. Nous
étions tous pareils à cette époque-là » (PCS, 448). Mais c’est surtout La
cérémonie des adieux qui détaille la façon dont le grand-père de Sartre
l’avait paré d ’une qualité « subjective [de] petit prince » à laquelle la litté­
rature a donné une issue et une légitimation : il incombe à l’écrivain d’in­
carner cette qualité dans son œuvre, d’essayer de traduire cette réalité pro­
fonde et ineffable, de rendre cet absolu « qui est là, en soi, devant soi, c’est
l’être, c’est l’être de la personne » et le garant de son « génie » (CA, 346-
49, 353, 355). Nous verrons que le troisième fragment de la Légende
découle en droite ligne de ce fantasme, mais qu’il présente aussi la parti­
cularité de le mettre à l’épreuve, le narrateur étant conscient que cet idéal
fait obstacle au partage de l ’essence que l ’écrivain a mandat d’exprimer.
Compte tenu de l’effacement du vocabulaire nietzschéen, nous voyons
dans le dernier chapitre de la Légende le reflet de l’intériorisation active et

26. Un brouillon des Mats consacré à Musset donne du relief à ce fantasme


sartrien (PCS, 430-31).
27. Sur la dialectique de l’originalité, des limites et de la supériorité chez Gide,
voir l’extrait de son Journal cité par Josette Pacaly in PCS, 372.
28. Sartre et Nizan vénéraient Proust, culte qui s’illustre dans le Carnet Micly et
que Sartre ne reniera jamais : voir E/, 456, 457, 473-75, 480-81, 494-95 ; S, 30 ;
CA, 184, 196, 276-77 ; les déclarations de Sartre à E. Ben-Gal, op. cit., p. 249 et à
J. Gerassi, Jean-Paul Sartre : Hated Conscience..., t. I, p. 65 ; et enfin les notes
synthétiques de Contât et Rybalka in OR, X L et E J, 526.
29. C ’est d’ailleurs la raison pour laquelle Bourdieu a longuement analysé cette
idéologie et n’ hésitait pas h la prêter à la plupart des lettrés : voir P. Bourdieu.
Méditations pascaliennes, p. 36-37, 84-85.
L’HOMME SEUL 265

problématique de la figure hybride de l’écrivain, de l’intellectuel/artiste


qui dominait alors les lettres françaises. Certes, il serait plus simple
d’invoquer deux modèles d’écrivain qu’une figure double ou hybride, de
même qu’il serait tentant de conclure qu’avec Zarathoustra nous dispo­
sons au total de trois idéaux de l’homme seul qui pourraient revendiquer
chacun la paternité d’un des fragments de la Légende... Mais cette mise en
ordre serait forcée, et dommageable pour l’interprétation : si Sartre distin­
gue deux facettes dans le Surmoi littéraire qui lui a été transmis par la
culture française, c’est dans la mesure exacte où il intégré la totalité de ses
réquisits sans jamais imaginer qu’une des facettes puisse prendre son
indépendance et s’affirmer unilatéralement sans inquiétude, ou qu’elles
puissent purement et simplement se succéder c’est-à-dire encore s’exclu­
re ; le troisième dactylogramme se nourrit au contraire d ’une recherche de
conciliation entre ces deux types d’attentes,0. C ’est que les idéaux qui
s’affrontent - l’ineffable et la communication, le particulier et l’universel
- fondent également la dignité de la littérature : pourquoi écrire ce que
tous connaissent déjà, pourquoi transmettre ce que nul ne peut entendre ?
L’homme seul légitime sa supériorité par sa solitude, mais cette dernière
peut se comprendre d’au moins deux façons. Est-il seul par sa supériorité
native, par sa capacité exclusive à regarder le Bien, le Beau et le Vrai, ce
qui lui permettrait de tutoyer le sublime pour en faire don aux foules tout
en dissimulant que cette générosité repose sur l’abaissement du genre
humain, exclu de ce privilège qu’est l’offrande d’une oeuvre par son créa­
teur (PCS, 343, 432) ? Ou accède-t-il à certains secrets parce que sa mar­

30. Il en va a fortiori de même si on considère l’cnscinble de la Légende, qui


devait intégrer en outre l’héritage nietzschéen dans une amorce de systématique
hégélienne - c’est en tout cas ce que suggèrent le plan du livre, l’existence d’une
préface qui devait sans doute en dévoiler le sens totalisant, mais aussi ce passage
à'Une défaite dans lequel les trois facettes de l’homme seul sont dialectiquement
liées et s’égalent, par cette liaison même, au fantasme recteur de la métaphysique
sartrienne : « Puis, lorsqu’il se disposait à aller retrouver son Maître, une excitation
sèche se substituait à ces rêves gigantesques : il goûtait à l’avance les joies de la
Vérité. Il se réjouissait à l’idée de prendre la parole, d’exposer scs idées, de lent
donner forme, de les arracher de lui-même, où elles étaient palpitantes, chair encore
de sa chair, pour leur donner l’allure impersonnelle et mécanique d ’un bel outil, et
de les aiguiser, les frotter, les heurter contre d’autres idées, plus solides, plus tran­
chantes. Il avait aussi l’impression qu’un autre lui-même vivait hors de lui, comme
une plante de serre, dans F Esprit d’Organte, un Frédéric plus systématique encore
que le vrai Frédéric, un Frédéric devenu Idée... » (E J. 254).
266 POLITIQUES DE LA VÉRITÉ

ginalisation sociale, subie 011 volontaire, l’éloigne des idéologies consti­


tuées et des intérêts de caste, lui permettant ainsi d’appréhender le monde
sans filtre ni préjugé ? Est-il seul parce q u ’ il est l ’élu du Vrai, ou
découvre-t-il le Vrai parce qu’il est seul ? C ’est sans doute parce qu’ il a
hésité sur cette question que Sartre a toujours décrit cette figure de
manière vague 31, la ramenant en définitive à un lieu commun lorsqu’il
tentera d’en cerner le noyau dur, de livrer le fantasme mobilisateur de sa
pensée durant la période d ’avant-guerre :

Avant la guerre, je nie considérais simplemenL comme un individu, je ne


voyais pas du tout le lien qu’il y avait entre mon existence individuelle et
la société dans laquelle je vivais. Au sortir de l’École normale, j ’avais
bâti toute une théorie là-dessus : j ’étais 1 ’« homme seul », c’est-à-dire
l’individu qui s’oppose à la société par l’indépendance de sa pensée mais
qui ne doit rien à la société et sur qui celle-ci ne peut rien, parce qu’il est
libre. Ça, c’est l’évidence sur laquelle j ’ai fondé tout ce que je pensais,
tout ce que j ’écrivais et tout ce que je vivais avant 1939. (S, X, 176)

Entre communication et secret

Ce n ’est pas seulement le collectif consacré aux Mots sous la direction


de Michel Contât qui démontre l’importance, dans la formation de Sartre,
du double visage de l ’écrivain français. Le troisième fragment posthume
de la Légende révèle aussi diverses tensions qui découlent de cet héritage,
la plus frappante opposant la communication au secret : dans le contexte
décrit, l’homme seul doit choisir entre l ’universalisme rationaliste et le
culte romantique de la singularité, c’est-à-dire fixer le sens de sa solitude.
Certes, la thèse dominante de la Légende de la vérité ne fait aucun doute ;
la communication bourgeoise ou scientifique est moquée dans la première
partie, l’irréductible singularité de l’homme seul est le souci constant du

31. II a fallu Les mots pour que Sartre dévoile ce déchirement entre solidarité de
combat et grandeur solitaire, égalitarisme et prédestination, et surtout le fait que le
premier terme de l’alternative suppose autant d’orgueil que le second (se sauver de
la contingence en décrivant notre malheureuse condition, se réjouir des turpitudes de
la bourgeoisie qui permettent à l’écrivain de pactiser avec les opprimés, etc. -
thèmes déjà esquissés, mais à titre prive, dans les Carnets de la drôle de guerre).
Parmi les avant-textes des Mots, le plus éloquent sur ce point est sans doute PCS,
422, qui montre les racines infantiles et l’équivalence ultime du militant universaliste
et du génie singulier-deux formes d’un même principe d’élection.
L’HOMME SEUL 267

dernier fragment. Il n’en reste pas moins que le deuxième fragment de la


Légende insiste sur les vertus libératrices de la communication et, surtout,
que les autres composantes de l’œuvre s’avèrent ambivalentes sur ce
thème, pour peu qu’on s’efforce de le serrer de plus près.
Quoique la version de Bifur et le premier fragment posthume dé­
noncent les abstractions scientistes et accordent aux solitaires des révé­
lations inaccessibles aux savants et qui font peur à la foule, Sartre y place
]es vérités partagées, la communication égalitaire, au-dessus du prophé­
tisme nietzschéen, des secrets ineffables des tyrans (LV, 28, 29, passages
annonçant ES, 533-34). Réciproquement, le troisième fragment, qui fait
pourtant suite à l’union émancipatrice de la science et du peuple autour
d’un langage objectiviste, récuse l’universel et la raison comme autant
d’aliénations au point de vue d’autrui, et ne porte attention qu’aux idées
« d ’un seul », aux notions conquises par contraste avec l’idéologie am­
biante : il propose de cultiver une « pensée première » née d’un « isole­
ment de marbre », reconstruction d’une âme par et pour son titulaire, « à
lui seul intelligible » (LV, 47, 49, 54-55, 56-57). L’homme seul risque
ainsi de s’interdire toute communication, mais aussi de caresser des idées
qui lui resteraient opaques, qui ne pourraient même pas s’affirmer : le cli­
vage est tel entre l’universel et le singulier, entre les pensées communes et
l’idée-chose impénétrable de l’homme seul, que ce dernier semble réduit à
choisir entre la trahison et le silence (LV, 52-53, 57).
Si l’hésitation du narrateur est indéniable, les différents passages con­
cernés présentent l’intérêt de la redoubler en leur propre sein : les impé­
ratifs antinomiques résistent parce qu’ils n’ont rien de dérisoire. Le seul
développement que nous n ’ayons pas encore signalé est emblématique de
cette ambivalence (LV, 32-33, proche d 'ES, 539-42). Il s’ouvre sur un
tableau élogieux des hommes profonds et s’achève sur une dénonciation
brutale des savants (« Les malheureux ! Quel monde nous ont-ils laissé !
Ne pouvaient-ils savoir par l’exemple des artistes les méfaits de la
collaboration [?] » - LV, 33), mais il révèle aussi les raisons pour les­
quelles Sartre inversera son propos. C ’est la peur qui guide la Cité et qui
conduit les savants à contourner les secrets de la nature, à produire les
mouvements équitables et mesurés qui serviront de caution naturaliste à
l’idéologie démocratique, mais l’élaboration même de ces demi-vérités
contraint les savants à intérioriser un ethos solidariste qui n’est pas forcé­
ment méprisable : honnêteté, dévouement, humilité devant les égaux, réci­
procité des dépendances mutuelles, fraternité (LV, 33 ; ES, 542) - de quoi
relativiser « les méfaits de la collaboration », que l’auteur ne détaille
268 POLITIQUES DE LA VÉRITÉ

d’ailleurs pas : le fragment tourne court à cet instant précis, tandis que la
version de Bifur ne reprend pas cette sentence. Parallèlement, toujours
guidé par son appréhension totalisante des comportements, des valeurs et
des pratiques, Sartre montre que les errants solitaires versent inéluctable­
ment dans la violence. La puissance leur est consubstantielle ; ils pactisent
avec la nature parce qu’ils en déchaînent les cataclysmes et en partagent
l’arbitraire ; aucun frein moral ne bride leurs actes puisque leur Weltan-
schauung repose sur le postulat de l’indépendance des forces ; ils jouent
de leurs connaissances pour effrayer leurs semblables, pour leur mentir et
les asservir, car ils traitent les hommes comme des états de choses, de
simples points de passage d’un gigantesque rapport de forces (LV, 32-33 ;
ES, 539-40). Q u ’elles agissent « par besoin, par malice [ou] par vocation
prophétique, ces merveilleuses canailles » ne peuvent échapper à leurs dé­
mons : leurs connaissances ne seront jamais diffusées, et serviront toujours
à alimenter l’oppression parce qu’elles sont trop terribles pour pouvoir
s’inscrire dans d ’autres modes de relation : les solitaires en sont victimes à
leur tour, s’effrayant de leurs propres pensées au point de basculer dans le
déni et la mauvaise foi pour n’avoir plus à les supporter (£'5', 540, 539).
Le secret et l’arbitraire se nourrissent d ’eux-mêmes et dévorent leurs
fils : esquissé dans Bifur, ce renversement de la puissance à la soumission,
de la liberté à l’emprisonnement, est explicité par les développements du
premier dactylogramme qui placent la communication au-dessus du pro­
phétisme. L’impératif de vérité est bien décrit comme un facteur d ’aliéna­
tion, d’intériorisation du regard d’autrui - seul l’accord de tous vaut indi­
ce du vrai, disait Kant, de sorte que chacun doit affirmer cela seul que son
voisin aurait pu penser-, mais il passe aussi par un effort d’objectivation,
de sélection et de réflexivité qui libère les individus « des grandes
puissances intérieures » et permet de conquérir la lucidité en même temps
que des vérités susceptibles d’échange (LV, 28 ; ES, 533). Ayant appris à
maîtriser son entendement, l’homme de l’échange sériel domine les no­
tions communes : il les possède, les donne et en reçoit, les monnaie et les
exploite pour mieux comprendre la nature et la vie en société, pour faire
fructifier ses récoltes et son mariage ; les vérités émancipent celui qui
respecte leur loi, elles « n’asservissent pas leur possesseur parce qu’elles
sont des objets d’échange » qu’il manie au gré de ses intérêts : la soumis­
sion du bourgeois aux exigences du vrai se mue en soumission du vrai aux
exigences du bourgeois (LV, 29 : ES, 534). Or le tyran vagabond, porteur
d’un autre type de connaissances, subit un mécanisme inverse : dans la
mesure même où ses forces et ses pensées sont profondément enracinées
L’HOMME SEUL 269

et ne conviennent qu’à lui, il ne peut ni les partager - personne n’est en


mesure de les comprendre -, ni s’en départir : elles lui deviennent con-
substantielles. Insensiblement, faute de pouvoir entretenir d’autres rap­
ports avec la nature et avec les hommes, il se fait l’esclave de ses démons
et transpose ce rapport de domination dans ses rencontres avec les bour­
geois : il s’appuie sur la sauvagerie de ses pensées pour impressionner le
commun ; prophète d ’un secret qui le dépasse et qui fonde sa puissance, il
est « condamné » à la solitude ; son errance n’est plus un choix ou une
preuve d ’indépendance mais un destin (LV, 29).
Le troisième fragment aussi trahit l’ambivalence de Sartre sur ce
thème. On se tromperait en effet si l’on plaçait l’isolement volontaire au
centre du texte, comme un indice d’adhésion résolue aux théories de
l’ineffable. La singularité des pensées de l’homme seul constitue bien une
préoccupation constante de l’auteur, mais dans la mesure exacte où il se
demande s’il sera possible de faire partager cette singularité grâce à un
art de l’expression et à « une technique de la solitude » (LV, 54). C ’est
parce qu’il se met au service de la forme la plus haute de communication,
et d’un message apparemment décisif pour ses contemporains, que
l’homme seul est encouragé à préserver une part d’opacité (quant à la
chose même) et de mystère (dans le choix des moyens de transmission) :
le respect du singulier voire de l’irréductible est l’une des contraintes
imposées à un langage inédit, dont l’auteur cherche un modèle dans la
peinture - nous y viendrons dans un instant.
La tension entre l’universel et le singulier se résorberait donc, in fine,
au profit du premier terme, mais à la condition expresse qu’il intègre et
respecte le second : explicitée au terme du parcours sartrien (S, X, 145),
cette dialectique s’amorce déjà dans la Légende par un jeu de balance
incessamment ranimé. Parti d’une position de surhumanité, porteur d’une
révélation - la contingence - qui s’accommode plus aisément d’un langage
oblique que de l’abstraction scientifique, Sartre concède qu’un système de
communication efficient vaut mieux que des prophètes nietzschéens victi­
mes de leur secrets. Mais il montre aussi que le succès de la science et sa
récupération par les masses reposent sur l’occultation des dimensions non
objectivables de la nature, ce qui met l’homme seul aux prises avec un défi
écrasant : partager une expérience en se passant des langages partagés,
inventer un médium dont les règles - impératives pour qui veut s’ouvrir à
l’universel - ne menacent en rien la singularité principielle du message.
Sans doute le lecteur de La nausée pouvait-il s’attendre à cette conclu­
sion : après avoir affirmé à l’Autodidacte que son ouvrage sur Rollebon
270 POLITIQUES DE LA VÉRITÉ

n’était pas destiné à être lu, Roquentin envisagera d’écrire un livre pour
révéler la contingence aux hommes. Mais le caractère flou, strictement
programmatique, du final de La nausée pre'nd désormais un autre relief
Le troisième fragment de la Légende donne à penser qu’il est impossible
de relever le défi de Roquentin, d’écrire un roman beau et impénétrable
comme l’acier, puisque le narrateur préconise une méthode fort proche de
celle prévue par Antoine - une méthode hérissée de difficultés, et qui se
situe aux antipodes de la démarche effectivement suivie dans La nausée
journal tantôt lacunaire, tantôt surchargé de digressions et d’une foule de
détails qui n’ont ni la rigueur ni la singularité du roman dont rêve
Roquentin au moment où nous le quittons. Bien avant les Cahiers pour
une morale et Q u ’esl-ce cpte la littérature ?, qui rompent avec la con­
ception élitiste de l’écrivain en défendant une éthique de la communica­
tion fondée sur la liberté et la générosité, la technique littéraire de La
nausée découle peut-être de l’échec de l’homme seul.

Première cascade d ’apories : la puissance, l ’universel, l ’unité

De fait, le trait le plus frappant du dernier chapitre de la Légende réside


dans les objections que Saitre ne cesse de s’opposer. L’hésitation globale
entre la communication et l’ineffable se nourrit d’une cascade de difficultés
récurrentes, que le narrateur prétend régler une à une mais sans toujours
convaincre ni, surtout, sans parvenir à dessiner un système intelligible au fil
de ces répliques : arrivé au terme du fragment, le lecteur a saisi le problème
mais non sa solution. Le fait que ce posthume soit amputé de diverses
composantes nuit évidemment à sa compréhension, mais ces pages perdues
auraient peut-être accru notre perplexité, tant le principe même de la tenta­
tive semble voué à l’échec, et l’auteur conscient de ces impasses 32 :

32. Outre le fait que les réponses aux objections occupent une bonne part du
fragment, la manière dont Sartre les introduit ne laisse aucun doute sur son état
d’esprit ; c’est un procédé inhabituel chez lui que cette alternance d’aveux embarras­
sés et de brusques suspensions du propos : « ... je n’en demande pas plus, ni lui » ;
« On sera peut-être tente de croire... » ; « On m’interrompt ici... » ; « J’entends
bien... » ; « C’est à vous d’administrer la preuve » ; « ... le cercle est évident » ; « Il
faut mieux regarder... » : « Pour le reste, c’est de bonne guerre » ; « Ce que je peux
dire... » ; « Encore ne faut-il pas prendre à la lettre l’image dont je me sers ici » ; « Il
faut, pour m ’entendre... » : « Entendez-le bien... » : « Il est perdu ? Non... » ; « Faut-il
entendre (...) ? Certainement, mais il convient d'y regarder de pins près » ; « II
L’HOMME SEUL 271

« L'Homme seul est presque impigeable, par ma faute », écrit Sartre en


19 3 1 (LC, I, 50). Davantage encore que le Carnet Dupais, ce texte destiné
à mettre un programme littéraire à l’œuvre nous paraît avoir eu pour effet
de jeter un doute sur cette entreprise et d ’en liquider certains éléments. De
là le caractère très particulier de l’analyse qui suit : cette longue énuméra­
tion de difficultés qui, après examen et diverses tentatives de résolution de
notre part, nous ont paru insurmontables, est seule conforme à « la chose
même » et permet en outre d’expliquer, mieux que ne le fait Simone de
Beauvoir, le renoncement à publier la Légendew ainsi que le contraste
entre cette dernière et La nausée.
Le trouble est patent dès l’énoncé du programme, qui prend une voie
détournée, reste étrangement imprécis et fait preuve d’une modestie
inhabituelle chez Sartre, ce que nous interprétons comme un indice de
lucidité quant aux limites de la tentative - le lecteur pourra en juger par
les premières lignes du texte :

Enfin, par touches successives, l’équilibre est atteint, il s’en faut infini­
ment peu que le portrait ne soit calqué sur les apparences du visage.
Mais il semble que rien ne se14puisse ôter ni changer à la figure peinte.
On chercherait en vain quelque détail oisif, une courbe qui fuie et se
perde ; mais tout y est talé, pressé, ramassé sous une poussée irrésistible :
comme ces hémisphères vides que l’air applique étroitement l’un sur
l’autre.
C ’est ainsi que l’homme seul reconstruit son âme ou, si l’on veut,
l’idée de solitude : je n’en demande pas plus, ni lui. Cette nouvelle pen­
sée différera si peu de la première qu’il ne pensera jamais qu’elles sont
deux. De plus un lien si fort s’établira entre elles qu’il ne pourra point
les concevoir séparément. Il se moquera, enfin, que les procédés se
puissent, par un certain côté, assimiler à ceux qui produisent les no­
tions universelles. Certainement, la pensée construite existe pour soi,

semble que je me contredise » ; « Voyons » ; « En cette grande perplexité... » ; « On


me demande ce que j ’entends à la fin par nécessite » ; « Je veux m ’expliquer sur
quelques difficultés » ; « Il semble à première vue qu’aucune ne puisse convenir à
notre dessein » (LV. 47.48, 49, 50, 51, 53, 54, 55, 57).
33. Le Castor réduit l ’abandon de la Légende à un accident - le refus manifesté
par un éditeur - découlant d’un problème de forme, Sartre ayant lui-même regretté
son style guindé et vieillot : voir S. de B e a u v o ir , La force de l'âge, 1.1, p. 123-24.
34. Nous insérons ce dernier mot. sans doute oublié lors de la transcription
dactylographique.
272 POLITIQUES DE LA VÉRITÉ

contre lui, en quelque mesure. Mais elle lui appartient doublement


comme un portrait du peintre par lui-même. (LV, 47)

Si le début du fragment fait défaut, nous pouvons l’imaginer grâce au


contexte. Pour rendre compte des procédés de pensée de l’homme seul
Sartre file une métaphore picturale qui traverse l’ensemble du dactylo­
gramme et qui incline à se demander pourquoi cet écrivain n’use pas de
ses propres armes, pourquoi il ne livre pas, signé de l’homme seul, un
écrit qui démontrerait de fa d o la pertinence de son ambition plutôt que de
s’appuyer sur un art concurrent. Mais il faut surtout noter que, achevant
d’expliquer comment l’homme seul procède pour développer sa pensée
ou pour réussir son autoportrait, Sartre convoque son idéal esthétique
personnel - il s’agit de peindre une figure transie de finalisme, dont aucun
détail ne soit ni superflu ni modifiable - tout en multipliant les indices de
malaise. Il constate que cette œuvre pétrie de nécessité diffère de manière
infinitésimale des apparences contingentes d’un visage réel : on devine
l’alternative qui inquiète Sartre, entre le mensonge qui frapperait un
portrait infidèle et la vanité d ’une peinture qui serait en réalité une simple
reproduction. Q u ’il s’agisse là d ’un enjeu cardinal, ces quelques lignes le
confirment en s’inquiétant par trois fois du rapport entre l’œuvre et
l’artiste, ce dernier étant son propre modèle. L’autoportrait doit appartenir
à l’artiste à un degré tel qu’il ne puisse le distinguer de son visage ;
l’œuvre, ou la « pensée » qu’ elle symbolise, doit coller à ce point à son
auteur qu’il ne s’avisera pas de sa différence : énigmatique pensée dont on
craint qu’elle existe « pour soi », qu’elle puisse s’affirmer par elle-même,
marquer un progrès par rapport à sa source d’inspiration. C ’est qu’il y va
d’un projet qui confine au mutisme : c’est son âme et rien d’autre que
l’homme seul entend reconstruire, de sorte qu’il échouerait si la reconsti­
tution ajoutait sa pierre à l’édifice ; ce qui figure un échec au regard de
critères cartésiens ou spinozistes - l’homme seul développe une pensée
qui ne se laisse pas « concevoir séparément » et dont la vérité n’est pas
index sui - constitue ici une réussite paradoxale : créer une pensée si
intimement expressive de son créateur qu’il ne s’aperçoit pas de son
éclosion, qu’il se réjouit d’être resté le même. Nous sommes au plus près
des apories classiques de la réflexion, inutile si elle ne révèle rien, trom­
peuse si elle modifie le sujet qui s’y engage. Le déchirement entre silence
et dévoiement est d’autant plus aigu que, « si l’on veut » et puisque le
narrateur « n’en demande pas plus » (formules désinvoltes et contradictoi­
res qui dissimulent lin malaise), ce n’est pas son âme entière dont se pré­
L’HOMME SEUL 273

occupe l’homme seul mais « ridée de solitude » stricto sensu : s’il veut
préserver l’authenticité de son secret, livrer son être sans le trahir,
l’homme seul ne peut se perdre dans des terres communément explorées,
transmettre ce que son âme aurait de banal voire de trivial. Le message
exquis de l’artiste mandaté, c’est son mandat ; son œuvre est à elle-même
sa propre finalité, son génie s’accomplit et s’épuise dans une longue mé­
ditation sur ce qui le constitue irréductiblement comme tel : le contraste
est total avec la démarche de Roquentin.
Outre qu’elles raniment la tension entre l’ineffable et la communica­
tion, ces quelques lignes font naître trois objections qui occupent toute la
première partie du fragment, et qui ont en commun de découler des
options philosophiques sartriennes. L’une d’entre elles est contournée plu­
tôt que réfutée, mais le détail de cette manœuvre dilatoire confirme notre
analyse. A l’objection selon laquelle le processus de création allégué relè­
verait d’un passage de la puissance à l’acte, Sartre oppose d’abord un
simple déni (« Je me défie de cette idée de puissance »), puis souligne que
la création se déroule presque à I’insu de son auteur, qui est semblable en
cela à un enfant : l’homme seul possède « une conscience assez confuse »
de ses opérations mais « sent très fort la nécessité de sa pensée de solitu­
de », de sorte qu’il risque lui-même de confondre ladite nécessité avec
l’actualisation d’une puissance. On aurait tort d’en conclure, pour autant,
que la nécessité est invoquée à des fins rhétoriques, et de la négliger au
motif qu’elle cadre mal avec la doctrine de la liberté : il s’agit au contraire
d’un critère décisif, la mission de l’humanité 011 à tout le moins de Sartre
étant « de témoigner de toutes choses et de les reprendre à son compte à la
lumière de la nécessité-15 », celle-ci faisant la différence avec les produc­
tions sérielles qui ne s’ancrent pas dans la singularité ultime du créateur
(EJ, 434 ; LV, 47). Et c’est précisément parce que la nécessité de l’auto­
portrait est une exigence qu’une deuxième difficulté, déjà esquissée dans
le texte cité ci-dessus, fait retour : si, de la même manière que le bourgeon
devient feuille, la singularité pure doit accoucher de son propre sens et de
lui seul, elle ne peut faire aucun usage de notions universelles ou d’idées
générales, de modes d’expression taillés à la mesure d’un monde commun
(LV, 47-48).
Nous l’avons vu, le témoignage de Beauvoir selon lequel Sartre refu­
sait tout crédit aux universaux à l’époque de la Légende est étayé par
L'art cinématographique et par le Carnet Dupais, et est conforme au

35. S. de B e a u v o ir . La force de l'âge, 1.1. p. 19.

18
274 POLITIQUES DE LA VÉRITÉ

mythe du secret qui sous-tend le troisième fragment : Sartre était alors en


quête de sa « réalité subjective, profonde, au-delà de tout ce qu’on pouvait
en dire, et qui n’était pas classable » (CA, 347). Ce radicalisme explique
d’ailleurs le détour par la peinture : suspendant le langage, l’homme seul
évite de recourir à des substantifs ou à des qualificatifs appartenant au
registre du concept ou du jugement. Il reste que le narrateur est conscient
de ne pouvoir échapper aux critiques dont on avait accablé Bergson :
penser une chose ou déployer une idée dans sa pure individualité, sans
passer par des moyens impersonnels ou intemporels, relève de l’illusion ;
sauf à se condamner à une participation mystique ou à une extase muette,
il faut convoquer « par un certain côté » tout un monde d’abstractions
pour désigner le plus modeste instrument de la vie quotidienne. L’objec­
tion est d’autant plus grave, en l'occurrence, qu’elle joue dès la concep­
tion de l’œuvre : quand bien même le mode d’expression choisi masque­
rait les rapports universels, il faut bien que le peintre ou l’homme seul les
aperçoivent « s’ils veulent apparier des couleurs, des pensées ou des
lignes » (LV, 47-48).
On aura reconnu ici un argument familier, mais auquel Sartre recourt
d’ordinaire à son profit, que ce soit à propos de la mauvaise foi (qui doit
connaître ce qu’elle se dissimule) ou de la raison dialectique (qui permet
d’inverser l’objection, le singulier constituant la seule incarnation possible
de l’Histoire universelle, et les universaux réflexifs - le langage, la logi­
que... - étant eux-mêmes produits par et pour le procès de singularisa-
tion ,6). Dans la Légende par contre, l’objection atteint Sartre de plein
fouet : le narrateur concède que l ’emprise des relations universelles est

36. Nous avons déjà suggéré que la Critique affrontait, avec d ’autres moyens,
les apories découvertes par le Carnet Dupuis ; le passage qui suit (CRD , 1, 165) fait
de même avec l ’objection du troisième fragment posthume de la Légende : « J ’ai
montré ailleurs qu’il ne fallait pas envisager la icflexion comme une conscience
parasitaire et distincte mais comme la structure particulière de certaines “con­
sciences”. Si la totalisation est en cours dans un secteur particulier de la réalité,
cette totalisation ne peut être qu’une aventure singulière dans des conditions singu­
lières et, du point de vue épistémologique, elle produit les universels qui l ’éclairent
et elle les singularise en les intériorisant (de cette façon, en effet, tous les concepts
forges par l’Histoire, y compris celui d’homme, sont des universaux singularisés et
n’ont aucun sens en dehors de cette aventure singulière). (...) Ainsi les universaux
de la dialectique - principes et lois d ’intelligibilité - sont des universaux singu­
larises : tout effort d’abstraction et d’universalisation n’aboutirait qu’à proposer des
schenics constamment valables pour cette aventure. »
L’HOMME SEUL 275

forte, et il ne peut s’en dégager qu’en opposant aux procédés « démonta­


bles » car « fabriqués » (il s’agit apparemment des couples de contraires
philosophiques) d’autres relations fondées sur des rapports de convenance,
de discordance ou d’harmonie ; chez Rembrandt comme dans l’autopor­
trait du solitaire, le choix et l’appartement des couleurs relèveraient d’une
logique des « affinités », logique que l’auteur compare à l’attirance récipro­
que des amoureux et qu’il substitue à une logique des universaux (LV, 48).
Cette réponse n’est guère satisfaisante car elle multiplie les métapho­
res (le peintre vaut pour l’homme seul, Rembrandt pour l’idée de solitude,
l’amour pour les affinités), reste dogmatique (« Je dis qu’il en est d’au­
tres... » ; « Jusque-là je soutiendrai... ») et refuse la charge de la preuve :
les affinités électives sont supposées réelles et singulières aussi longtemps
que l’adversaire n’aura pas établi qu’elles sont subsumables sous des lois
universelles (LV, 48). Mais, pour fragile qu’elle soit, cette théorie de la
sélection et de l’harmonie présente l’intérêt de renchérir sur la nécessité
interne au procès de création. Elle participe ainsi de l’idéalisme esthético-
métaphysique du jeune Sartre : au lieu de s’assumer comme une création,
une essence produite par une existence donc contingente, l’autoportrait de
l’homme seul procède du fantasme d’accouchement d’une existence par
une essence. De même que le peintre n’a pas le choix de ses couleurs - on
ne trouve ni vert ni bleu chez Rembrandt mais du brun, du noir et du roux,
liés par des rapports qui « participent si fort des existences qu’ils unissent,
qu’on ne peut les en abstraire sans arracher tout » (LV, 48) -, l’homme
seul ne maîtrise pas le déploiement de ses pensées de solitude : elles sont
nouées entre elles par « un lien si fort » qu’il n’a pas conscience de leur
affirmation et se convainc qu’elles lui demeurent consubstantielles (LV,
47). De toute évidence, c’est précisément cet individuel autofondé, normé
par un réseau de relations internes qui lui sont à ce point inhérentes
qu’elles ne sauraient exister en soi ni même « servir à rapprocher d’autres
existences » (LV, 48), qui est mis à l’épreuve dans le Carnet Dupuis,
l’analyse de contenu confirmant les éléments biographiques dont nous
disposons. Sartre commence à rédiger la Légende à l’armée, en 1930, et
l’abandonne en 1931 après sa parution partielle dans Hiftir ; nous avons
daté le Dupuis de 1931-1932, sachant qu’il a été entamé à l’époque ou
Sartre est devenu professeur au Havre, après son service militaire. Or cet
enchaînement temporel recoupe l’évolution lexicale et doctrinale des
textes : la Légende conserve des résidus de nietzschéisme et jette les der­
niers feux du salut par l’Art en évoquant la production d’une œuvre né­
cessaire dans ses origines comme dans ses attributs, tandis que le Dupuis
276 POLITIQUES DE LA VÉRITÉ

soumet ce fantasme à la critique pour déboucher, avec La nausée, sur sa


quasi-liquidation, toute mystique de la surhumanité étant effacée dans ces
deux derniers textes, En d’autres termes, les perplexités du Carnet Dupuis
à l’égard de « l’être » et de l’individuel découleraient des apories égrenées
par le troisième fragment de la Légende. Dans sa méditation sur l’échec
des figures de l’être, le Dupuis inverse le postulat nécessitariste en per­
mettant à l’Art de déployer, au mieux, des îlots de sens inventés comme
tels, construits par l’existant et qui ne peuvent rien contre sa gratuité -
alors qu’en 1927 ou en 1928 les noces de l’essence et de l’existence
paraissaient accessibles à Frédéric sous la forme d’un système dont la
belle mécanique aurait transformé son auteur en Idée (E J, 254), tandis
qu’Er l’Arménien s’attribuait une concaténation de pensées personnelles
qui réalisait littéralement le mandat assigné à l’homme seul et en révélait
l’intensité esthétique et métaphysique, la quête du fatal comme fusion de
la liberté et de la causalité, inversion du temps de la contingence :

De cette gravité nuptiale que j ’apporte au choix de mes idées, je suis


récompensé par leur harmonie. Elles se complètent, s’approfondissent,
mais jamais les dernières venues n’ont contredit leurs aînées. Elles
naissent en moi tout à coup, sans que j ’y donne mes soins, et se dé­
veloppent en s’élargissant dans le silence de mon entendement, comme
des cercles concentriques qui affleurent l’eau qu’on frappe. Ainsi elles
naissent et croissent, et leur mort est une mort passionnée, non pas une
froide mort de vieillesse, ni cette mort vile qui menace les pensées que
forment les hommes de peu de foi : chez eux les contacts de l’expérience,
les raisonnements des autres hommes les minent sourdement et soudain
elles s’écroulent, sans avoir eu le temps de vivre. Mes pensées à moi
meurent comme les amants tragiques, comme les conquérants marqués
par le destin : c’est ma propre mort qui les entraîne, une foule d’entre
elles se jetèrent comme des veuves nubiennes sur le bûcher de ma
jeunesse, d’autres, formées à l’occasion d’un profond amour ne sont plus
en moi que le témoignage de mes souffrances passées : il en est ainsi de
tout cc que j ’ai conçu durant que j ’aimais Zuüscha. J’ai tressé mes idées
comme une corde qui me lie à cette femme... comme une plaie. {EJ, 303)

Que l’idéal caressé par Sartre réside dans la nécessité de la nécessité,


dans l’éclosion irrépressible d’une œuvre dont les composantes, les
relations qui les unissent et les rapports qu’elles entretiennent avec son
titulaire relèvent de résonances réciproques qui se rendent mutuellement
indispensables, nous en voyons la preuve dans l’insistance avec laquelle
L’HOMME SEUL 277

le troisième dactylogramme s’inquiète de l ’unité d’ inspiration et de com­


position qui fera la réussite de cette œuvre. À supposer que l’idée d’unité
constitue une pensée naturelle, ses produits échapperont au registre de
l’art et verseront dans la contingence du biologique (unité incomplète et
précaire de l’organisme, par exemple). Si, pour échapper à cette consé­
quence, l’unité est supposée construite, le narrateur s’enferme dans un
cercle vicieux, contraint de faire reposer la nécessité sur l’unité et l’unité
sur la nécessité, Si, enfin, pour ne pas renoncer à fonder son idéal, il
accepte d’inscrire l’unité au rang des notions universelles (peu importe
qu’il s’agisse d’un transcendantal ou d’un concept induit), c’est la nature
même de son projet qui s’altère : il réintroduit l’universel au principe des
opérations qu’il entendait lui dérober (LV, 48). Conformément à l’ensem­
ble des textes déjà étudiés, l’unité apparaît comme le critère ultime de
l’esthétique sartrienne en ce qu’elle dote chacun des éléments unifiés
d’une nécessité, la réussite esthétique valant remède contre la maladie
métaphysique de la contingence.
On ne s’étonnera donc pas que Sartre tente de desserrer l’étreinte, au
prix d’un raisonnement qu’il ne s’autorisera plus dans le Carnet Dupais.
Il part du principe que toute chose possède son unité singulière, irré­
ductible, mais que ces singularités ont permis, par abstraction, de faire
surgir l’idée universelle d’unité ; conformément à l’idéal de « l’être », il
tient cette idée pour secondaire car l’unification du divers sous des lois
logiques ou scientifiques ne confère aucune nécessité à la matière ainsi
subsumée, alors qu’il s’agit là de l’ambition du peintre ou de l’homme
seul ; il en conclut que le mandat de l’artiste n’est pas d’introduire « cette
unité universelle dans les choses particulières », l’écart étant trop grand
entre ces deux plans, mais que le génie solitaire doit seulement « recons­
truire » les choses particulières « en resserrant leur unité propre » (LV,
49). Ce raisonnement débouche sur une solution assez mièvre qui aligne
l’homme seul sur le cinéaste, idéaliste discret voué à corriger la nature ;
en outre l’argument de l’écart entre les deux plans est antisartrien, puisque
c’est l’existence de cet écart qui aurait donné sens à sa réduction, le Beau
résidant précisément dans l’impossible. La solution paraît surtout trop ha­
bile, qui place l’unité dans les choses (au risque d’abolir la contingence)
et préserve dogmatiquement sa singularité d ’objet en objet (seul moyen de
l’opposer au concept d’unité), pour sous-entendre ensuite que ces unités
naturelles sont inachevées et qu’il revient à l’artiste de les parfaire, la
^construction et le mîserrement permettant d’échapper à l’alternative de
l’artifice et de la naturalité...
278 POLITIQUES DE LA VÉRITÉ

Aux sources de l ’échec : une totalité sans divers

Cela étant, la valeur de !’argumentation importe peu : c’est l’idéal


poursuivi qui nous intéresse, ainsi que les motifs ultimes de sa transfor­
mation ou de son abandon. Or ceux-ci se laissent deviner grâce au con­
traste observable entre cette idée de solitude et toutes les formes ulté­
rieures de la totalisation ou de l’universel singulier chez Sartre. À tort ou
à raison (répétons-le, nous traitons d’un texte hermétique17, et amputé de
ses premières pages), les apories de ce fragment nous paraissent découler
d ’un choix unilatéral en faveur de la singularité, de l’affirmation brutale
d’une différence sans contenu, d’une totalité sans divers. La deuxième
partie du fragment est édifiante à cet. égard, aussi bien par son programme
que par sa conception de la singularité (.LV, 49-51). Contrairement à ce
qu’on aurait pu attendre, Sartre ne charge pas l’homme seul d’un message
déterminé, à savoir la contingence : il réserve cette révélation métaphy­
sique pour une autre occasion ; il n’entend pas donner vie et chair à un
solitaire, mais traiter de I’« idée d’un seul » comme telle, dégager la typi­
que ou la forme de la singularité en acte, indépendamment du contenu
dont elle serait porteuse en raison de son inscription historique concrète
{LV, 49). Ce programme est en phase avec la vision de la singularité qui
traverse le texte : l’originalité des solitaires ne découle pas d’ une confron­
tation active avec autrui, avec l’époque ou avec l’Histoire ; alors que le
deuxième fragment suggérait que l’idée d’un seul entrerait en conflit avec
les idéologies dominantes ou les groupes d’intérêts, le troisième fragment
y voit la dérivation des conséquences d’une idée-matrice que son titulaire
préserve soigneusement de tout contact avec l’extérieur, ce qui rabat la
singularité sur elle-même. Loin d’un rapport d’opposition à la Cité - qui
exigerait d’entendre les propos d’autrui, fût-ce pour les tailler en pièces -,
l’homme seul fuit le débat et multiplie les règles de méthode destinées à
lui rendre sa singularité native : toute modalité du pour-autrui paraît
l’effrayer en ce qu’elle ouvrirait la porte à l’universel. Résolu à ne penser
que par et pour lui-même, l’homme seul se ferme aux autres, s’isole et se

37. C ’est particulièrement net avec la seconde généalogie de l’idée d’unité, qui
achève ce développement : Sartre dérive l’unité des unités, c’est-à-dire le concept
d’infini, à partir des opérations de l ’homme seul, mais pour conclure que ce concept
est étranger à la démarche propre de ce dernier. De surcroît, son raisonnement attribue
à l’homme seul une mystérieuse « pensée universelle » qui devrait sc distinguer la
fois des concepts abstraits de la science et de l’idée d ’un seul comme telle... ( LV. 49).
L’HOMME SEUL 279

vide l’esprit ; cette première précaution ne suffisant pas, car « on peut ren­
contrer l’ universel sans sortir de soi, toutes portes closes », il soupèse
ensuite chaque pensée surgie dans cette retraite pour voir si elle ne doit
vraiment rien à autrui ; des idées ainsi sélectionnées, qui lui semblent
monter et descendre en lui par une efflorescence naturelle, il ne retient
encore que celles auxquelles il est sur d ’adhérer de tout son être, « au plus
profond de son cœur » ; assumant la paternité exclusive de ces pensées, il
les rattache in fine « à la grande idée nécessaire qu’il a de lui-même »,
resserrant « avec force son unité particulière » chaque fois qu’un nouvel
élément vient s’y agréger : au terme de ce processus censé libérer des pen­
sées originales, l’homme seul a donné quatre tours de vis supplémentaires
à son idiosyncrasie (LV, 49-50).
Le divers ne figure pas ici un tremplin pour une totalisation dynami­
que, ou un universel qui permettrait le développement du singulier par
intériorisation/extériorisation : il s’agit d’une fausse diversité, aussitôt
reconduite à l’unité dont elle procédait toujours déjà. L’objectif avoué est
d’ailleurs de « passer au typique », de laisser éclore, puis de ramasser,
« une nature individuelle existant par soi », une identité secrète mais
agissant à la manière d’un archétype, réservoir de « pensées naturelles »
qui se heurtent rapidement à des limites dictées par « la nécessité du lien
qui réunit leurs éléments », toutes les idées nées de cette singularité se
recourbant sur elles-mêmes comme un enfant tente de se réinvaginer11'
(LV, 50). La cérémonie des adieux nous en avait avertis, l’homme seul est
en quête d’une « réalité vraie », d’une humanitas de l’humain qui vaut épa­
nouissement d’une essence ; cette « subjectivité pure, conçue comme infi­
nie et caractérisée par le génie », est une qualité « intérieure » ou « inter­
ne », « une réalité totale et profonde » qui est supposée représenter
l’Homme mais qui ne se totalise même pas à la façon du moi bergsonien :
aucune amorce de dialectique en ceci, ni dynamique de la durée ni exté­
riorisation singularisante d’un universel intériorisé ; l’être de l’homme
seul reste « d’ordre subjectif, d’ordre essentiel », ineffable et inclassable,
replié sur soi (CA, 346-53). De là les trois difficultés détaillées au point
précédent : faute d’un divers interne et d’un rapport au monde, cette
singularité déroule ses idées comme si elles actualisaient une puissance,

38. Tout ccci rappelle la régulation des idées d ’Er l’Arménien, qui s’impose
également une stricte discipline afin de se mettre en condition de produire des pen­
sées auto-organisées - mais avec la différence qu’Er se nourrit au moins de l’amour
des femmes, alors que l’homme seul n ’a affaire qu’à lui-meme (voir EJ, 302-3).
280 POLITIQUES DE LA VÉRITÉ

doit se couper de l ’universel comme d’un virus qui menace sa pureté, et


ne peut construire de véritable unité puisque sa simplicité essentielle l’a
toujours déjà réduite à elle-même.
Destiné à clore un texte aux accents prophétiques et qui fait suite à
d’autres tentatives littéraires très codées, réservées aux initiés (Er l'Armé­
nien, Epiméthée, Une défaite...), le troisième fragment de la Légende
confirme que Sartre a d’abord récusé l’universel au profit d’une singularité
affirmée comme telle, en deçà de toute médiation ou de toute articulation
avec son pôle antagoniste. C ’est seulement en abandonnant la Légende de
la vérité, mais aussi la première version de son factum sur la contingence
qui participait du même régime littéraire JW , que Sartre se rapprochera
résolument du modèle rationaliste de l’intellectuel : avec Roquentin il crée
cette fois un anti-héros, aussi quelconque que possible, délibérément dé­
pourvu d’ancrage, qui contemple le monde à partir d’un point de vue
désincarné, d’une tabula rasa. Nous avons montré dans Sartre face à la
phénoménologie que ce dépassement du singulier vers l ’universel s’opère
dès Berlin, en 1933-34, ce qui nous encourage à lire, derrière l’obstination
dont fait preuve le fragment qui nous occupe, une inquiétude déjà vive
quant à la validité de ses postulats : l’insistance des réponses est à la me­
sure des questions qui taraudent l’auteur. Parmi celles-ci, le risque
d’enfermement dans une ipséité mortifère est énoncé en toute clarté ;
Sartre ne le mesure pas encore en termes d’aliénation à soi, d’objectivation
essentialiste ou psychique (ce sera la tâche de ses premiers textes anti-
bergsoniens, L ’intentionnalité et La transcendance de l ’Ego), mais il est
conscient du mutisme auquel il pourrait condamner son héros en le vouant
à cultiver des idées qui le renvoient incessamment à lui-même. C ’est
pourquoi, à peine revendiqué, le cercle vertueux dans lequel le narrateur
contenait les idées d’un seul pour garantir leur idiosyncrasie est dénoncé
comme une simple image qu’il ne faut pas prendre à la lettre : ce retour
incessant à la simplicité - au sens métaphysique du terme - ne doit pas
empêcher les pensées de l’homme seul d ’être « inépuisables », de foison-
ner (LV, 50). Mais, comme souvent en ce texte, la riposte a surtout valeur
de symptôme, le raisonnement censé l’établir étant laborieux et incohérent.
Sartre affirme d’abord que les pensées libres ou naturelles naissent des
« idées parfaites », qui résultent pourtant de leur sélection et de leur syn­
thèse ; il se corrige en précisant que les secondes semblent produire les
premières mais, en réalité, se bornent à « les contenir toutes éminem-

39. S. de Beauvoir. L» force de l ’âge,1.1, p. 123-24.


L’HOMME SEUL 281

ment », solution vague et syncrétique s’il en est ; il revient enfin à son


option initiale selon laquelle les idées parfaites « font naître » les pensées
libres dont elles s’enrichissent « par une espèce de cémentation », image
qui fait place, in fine, à trois métaphores enchâssées l ’une dans l’autre :
les pensées parfaites « forment chacune le centre d’une brume mouvante,
parcourue de courants et de tourbillons, rétractile (sic), vivants, comme
ces brouillards d’eau salée qui sont des animaux marins » (LV, 50-51).
Selon toute apparence, l’auteur ne sait plus comment nous convaincre que
l’identique fait surgir des différences qu’il ramène à soi parce qu’elles lui
sont identiques dans leur différence... - il en est d ’ailleurs si conscient
qu’il préfère revenir à son illustration picturale, introduite par une manière
d’aveu : « Il faut, pour m ’entendre, évoquer ces figures peintes qui
semblent l’aboutissement de tant de visages inachevés » (LV, 51).
Cette dernière tentative se soldera également par un échec : quoique
Sartre en tire une conclusion sans appel - « Les pensées d’homme seul
existent à la manière des tableaux, des statues et des danses » (LV, 51) -, il
bute toujours sur la même contradiction. On peut ceites concevoir qu’un
visage de Filippo Lippi, dont les ombres et les couleurs se nourrissent de
femmes aimées, de beautés inconnues, de ciels italiens et d’une lumière
intérieure, nous touche parce qu’il ramasse en lui une foule de « sœurs
déchues », de femmes de chair et d’os « qui participent de sa beauté »,
mais comment comprendre que cette beauté gorgée de réel, dont la grâce
réside dans les réseaux de correspondance tissés entre des éléments de
monde, soit subitement érigée en Idée qui « existe pour soi et se suffit » ?
Comment admettre, surtout, que cette Idée qui appartient à un monde sans
commune mesure avec le nôtre garantisse l’ordre et la cohésion d’ici-bas,
la disparition du tableau de Lippi étant susceptible d ’anéantir le charme
des passantes (« ces frais sourires se faneraient et ces belles femmes, un
instant maintenues hors des flots, couleraient lourdement avec leurs fards
et leurs bijoux, comme les vaisseaux qui portaient l’or espagnol » - LV,
51) ? Seule la métaphysique sartrienne de l’être donne consistance à cette
vision, mais nous savons que le Carnet Dttpuis en traquera bientôt les
illusions : ce fantasme ne peut s’accomplir que dans l’ordre esthétique et
demeure sans effet sur la contingence de nos entours. En attendant, après
avoir sombré dans une imagerie bergsonienne hésitant entre le floral et le
maritime. Sartre se raccroche à sa métaphore picturale et accroît ainsi le
scepticisme du lecteur. En renonçant à décrire le processus effectif de
concaténation des idées d’un seul, il laisse entendre que l’ordre de la pen­
sée est irréductible au registre du Beau, et que les apories qu’ il dévide sont
282 POLITIQUES DE LA VÉRITÉ

inhérentes aux principes directeurs de sa tentative. Comment introduire de


la nécessité dans une pensée, puis rendre le public sensible à celle-ci, si
l’on se prive de la logique, du langage et de. toutes les formes de média­
tion - y compris le passage par le « particulier », récusé et opposé à son
tour au singulier ou à l’individuel parce qu’il figure une simple incar­
nation locale de l’universel {LV, 51, 49 ; CD, 13) ? Comment tirer une
méditation vivante et créatrice, former lentement et « pieusement » une
doctrine à partir de la « pensée première » de l’homme seul, si l’on voue
cette singularité à ne jamais se dépasser, si on la condamne à se mirer et à
se resserrer en chacune de ses expressions (LV, 49) ? Comment transposer
les procédés d’unification esthétique, la totalisation ouverte ou le déploie­
ment précaire d’un sens, après avoir rivé l’homme seul à une intuition
nodale, à son génie singulier qui prétend s’afficher sans se dire, à une idée
trop simple et trop interne pour pouvoir déployer ou totaliser un divers ?
Quoi qu’en dise Sartre, la démarche du peintre figuratif n ’a rien de
commun avec celle de l’homme seul : le peintre s’appuie sur des procédés
paitagés, des idées communes et des fragments de monde, qu’il s’agisse
de matériaux et d’instruments (couleurs, toile, technique, apprentissage
des gestes...) ou de sources d’inspiration (visages et paysages à rendre,
sentiments et valeurs à magnifier). Le peintre réussit son œuvre, atteint au
Beau et à une illusion de nécessité - et c’est pourquoi cette métaphore est
parlante - parce qu’il accepte de tout autres conditions initiales que
l’homme seul : il construit une singularité unifiée à partir d’une pluralité
d ’éléments particuliers puisés dans la nature ou le social ; alors que l’épi-
phanie du génie supérieur repose sur sa propre nécessité interne, sur sa
différence toujours déjà acquise, le peintre conquiert son originalité en
cherchant en dehors de soi ; loin de prétendre relever immédiatement et
unilatéralement d’un autre régime d’existence, il intègre l’universel et le
particulier alors que l’homme seul les laisse tomber en dehors de lu i40.
Nous verrons que Sartre était sensible à ce contraste, l’ensemble du
troisième dactylogramme de la Légende étant déchiré entre une mystique

40. La musique, par contre, entretient l’illusion de l’homme seul : elle se détac
de la matérialité pour régner dans son ordre, sans relation patente entre sa résonance
harmonique et ses conditions physiques - nous n’entendons pas les ondes qui la
portent, nous pouvons fermer les yeux pendant que F orchestre joue, etc. À la
différence de la peinture, du cinéma et du théâtre, cette modalité particulière du Beau
se nourrit d’une néantisation complète du réel (les notes elles-mêmes étant réduites
au rang d'analogon), formant ainsi le meilleur antidote contre la contingence.
L’HOMME SEUL 283

de l’ineffable et de l’essence, d’ une part, et line apologie de l’effort créa­


teur ou de l’artisanat littéraire, d’autre part. Notons simplement, avant
d’achever l’analyse de ce texte, que Sartre abandonnera sa théorie du
devenir autonormé des idées d’ un seul lorsqu’il rédigera le journal de
Roquentin : inversant la méthode, il livrera l’interminable synopsis du
quotidien d’une conscience résolument ouverte au monde, qui se refuse à
cultiver sa vie intérieure et qui use de concepts et d ’un langage communs.
Après que le Carnet Dupuis eut médité sur la vertu totalisante de l’évé­
nement historique et du sens, c’est-à-dire sur l’articulation du singulier
avec l’universel ou avec le divers, La nausée témoigne d’un nouvel
abandon du fantasme de singularité nue dont l’accès serait réservé aux
happy few. Avec La nausée, Sartre se donne les moyens de brosser une
vision du monde originale sans renoncer pour autant à investir la scène
philosophique, alors que la Légende le lui aurait interdit. Rétrospecti­
vement, l’affirmation virile du troisième fragment selon laquelle les idées
d ’un seul ne sont ni vraies ni fausses « parce que la vérité n’est qu’un
système de références à des existences naturelles institué pour les pensées
de tous » apparaît comme un recul dissimulé sous une fanfaronnade. Si
l ’homme seul « n’a que faire de ces béquilles » (LV, 51), se situant en
apparence par-delà le vrai et le faux comme Zarathoustra se plaçait par-
delà le bien et le mal, il laisse en réalité les savants et le peuple s’arroger
le monopole du langage commun, des idées échangeables et des réalités
objectivables : il abandonne le terrain à l’adversaire sans même com­
battre, faute d’essayer d’inclure l’universel et le particulier dans la person­
nalisation même du singulier.

Retour des aporîes : solipsisme, mutisme, contingence, artifice

Comme annoncé, il est inutile de poursuivre l’analyse détaillée de ce


chapitre de la Légende : si nous achevions de l’étudier pas à pas - alors
que nous en avons à peine atteint la moitié -, nous ne pourrions éviter des
redondances et un sentiment de lassitude, le texte continuant à tourner
autour des mêmes points névralgiques. Dans l’œuvre sartrienne, ce frag­
ment a ceci d’exceptionnel que l'auteur se refuse à abdiquer, tente de se
défaire des apories dans lesquelles il s’est enfermé, tout en n’étant guère
satisfait des solutions produites, ce qui le contraint à reprendre inlassable­
ment son ouvrage. Il nous semble donc plus judicieux d’achever la
présentation de ce posthume par un rapide balayage de la seconde moitié
284 POLITIQUES DE LA VÉRITÉ

du texte, qui se laisse diviser en quatre sections au terme desquelles Sartre


revient à son point de départ41.
1/ Un premier développement cherche à déterminer « quelle espèce de
croyance l'homme seul attache à ses pensées », croyance qui le distingue
des savants et des philosophes. La pensée de l’homme seul étant une mo­
dalité de son être (au sens où la substance spinoziste s’exprime par ses
modes), les idées d’un seul sont à la fois choses et idées, impénétrables et
transparentes, Afin de participer du mystère qu’il constitue pour lui-
même, ses pensées doivent rester une énigme pour leur propre auteur, être
« faites d’une matière si pressée qu’il n ’y saurait pénétrer à sa guise » ;
F autocompréhension serait un tribut payé à l’universel, qui tente d’ail­
leurs inévitablement l’homme seul puisque l’opacité de ses pensées est
telle qu’elle l’incline à fuir vers Je probable ou vers Je vrai, à laisser ses
trésors à l’abri dans leur monde propre, refermés « en soi », victimes de
leur impénétrabilité : par nature, l’homme seul est presque condamné à
renoncer à la solitude. Mais dans la mesure où elles composent une incar­
nation locale de son idiosyncrasie ses pensées restent des « idées », trans­
parentes, accessibles, et qui rendent un son déjà connu pour peu qu’il lui
soit renvoyé au hasard d’une rencontre, par la grâce d ’une circonstance où
il retrouve la « douce langue natale de son âme »...
Outre qu’elle paraît trop habile pour n ’être pas ad hoc, cette solution
ranime le risque de solipsisme : à ne s’ouvrir qu’à lui-même, à supprimer
la communication avec l’extérieur, notre solitaire ne découvrira qu’une
seule pensée au fond de soi, à savoir « son âme ou pensée de son corps »
- alors qu’un réservoir inépuisable s’offre au dehors sous la forme de
pensées qui « se jouent sur les événements et les choses », qui adhèrent à
leur objet, pensées-choses qui composent très exactement cette surface
métaphysique des faits ou ce registre du sens étudié par le Carnet Du-
pids : l’homme seul ferait-il fausse route, à cultiver son moi au lieu de
s’ouvrir au monde ? Cette conclusion serait inévitable si Sartre avait déjà
liquidé son providentialisme, sa conviction têtue d ’être appelé à déchiffrer
et à transmettre le secret de son époque : dans un alinéa embarrassé, sur­
chargé de ratures, il imagine l’homme seul travaillant sur ses pensées pour
les élaborer « dans les choses » et pouvoir ainsi, « lorsqu’un hasard bien­
heureux l’a rendu à lui-même », retrouver son âme dans les événements
« comme une clarté naturelle » ou « la flamme d’un lampion » embellit
les visages arrachés à la nuit - merveilleuse consonance d’ un homme et

41. Du moins celui dont nous disposons par défaut.


L’HOMME SEUL 285

d’un monde, d’un destin individuel et de l’Histoire : le mythe sartrien par


excellence, exposé ici avec candeur-12 (LV, 52-54).
21 Le narrateur revient ensuite sur l’origine et la construction de l’idée
d’un seul, en précisant que le héros forme « la pensée positive de soli­
tude (...) par opposition à la pluralité, c’est-à-dire aux idées de tous et de
plusieurs ». Cette fois, Sartre revendique un rapport actif au social, un
combat pour la dissidence qui distingue l’opposant de l’isolé accidentel ;
renonçant à l’affirmation immédiate d’une singularité toute casquée -
dont il a compris le mutisme -, il amorce une généalogie de l’idée d’un
seul qui en appelle au concours des pensées naturelles et des concepts
universels. La rupture est patente, Sartre consacrant d’ailleurs une demi-
page à l’expliciter : alors que « l’homme seul devait produire en son âme
des manières d’individualités », des pensées étroitement liées à la nature
du milieu qui les engendre (donc à la singularité de leur auteur, si ce
dernier se coupe de Pintersubjectivité), sa pensée de solitude est à présent
tributaire d’idées générales qui ne pourront que la contaminer, la réduire à
une abstraction Une fois encore, seule la providence qui veille sur
l’artiste permet de le sortir de cette mauvaise passe, moyennant un nou­
veau renversement : Sartre renonce finalement à passer sous les fourches
caudines de la logique et des concepts. L’homme seul, équipé comme tout
un chacun de pensées naturelles, naïves et magiques, bénéficiera d ’une
« grâce merveilleuse [qui] l’éloigne des notions universelles », d’une
lucidité comparable à l’œil platonicien qui permet à l’âme de se tourner
vers le Bien. Alors que les savants s’élèvent au ciel des idées communes,
le solitaire découvre « qu’une grande pesanteur le riv[e] au sol », que
« l’âme, cet épanouissement calme de son corps », possède seule le pou­
voir de se soustraire à l’impérialisme de la raison - mais sans autre pers­
pective qu’une dissidence narcissique et bégayante, pas même une affir­

42. Notons cependant que plusieurs pages font défaut au moment précis où se
nouent les noces entre l ’homme seul et le monde - pages qui nuançaient peut-être le
mythe.
43. On retrouve cette angoisse de la contamination dans une lettre à Beauvoir
écrite au service militaire, donc contemporaine de la Légende : Sartre y fait part de
son énervement à l’idée de parler de soi, de transmettre ses pensées et scs états
d’âme particuliers sous la forme générale, universelle, de « quelques petits
poèmes » qu’il aurait adressés « à un public pris dans son sens conceptuel » et qui
auraient inévitablement sombré dans le proverbe ; il lui reste donc à rompre la
communication, à laisser ses pensées « telles qu’elles sont, c’est-à-dire comme de
véritables idées, mais des idées particulières » (L C . I, 42-43).
286 POLITIQUES DE LA VÉRITÉ

mation de soi par le biais d’un antagonisme généralisé mais une manière,
pour l’âme, de s’abandonner à elle-même « avec de paresseux mouve­
ments, une incertitude essentielle, une mollesse qui va plutôt à mourir ».
On ne fait pas sa paît au langage ou au social : si l’âme veut s’en nourrir
pour éviter son « ensevelissement » il lui faut se compromettre, se « livrer
à l’universel » - soit, très exactement, l’aporie prise en compte en début
de dactylogramme... (LV, 54-55).
3/ « En cette grande perplexité », l’homme seul tente encore de fran­
chir l’obstacle : il décide de reprendre les principes scientifiques pour
vérifier s’il ne pourrait en détourner un ou deux à son profit. Aidé une fois
de plus par sa bonne étoile (« Il eut du bonheur et voici ce qu’il aper­
çut... »), il s’avise que les vérités physiques ne convainquent pas par leur
universalité (qui résulte simplement de leur pauvreté) mais par leur
cohésion, par I’architectonique qui les englobe et leur confère une interdé­
pendance ; au regard des pensées « indigènes » ou naturelles, cette puis­
sance cohésive séduit et incline à la rechercher, à la reproduire, la force de
l’habitude faisant le reste ; il suffit d’un maillon pour qu’une chaîne
logico-déductive se dévide et donne l’illusion de la fatalité, en une sorte
d’incarnation de la preuve ontologique. Cependant, à l’instar du Carnet
Dupuis, la Légende tient cette nécessité pour purement formelle14, les
systèmes mathématiques ou physiques pouvant impressionner le vulgaire
mais sans réussir à « donner l’existence » aux composantes locales de ces
univers. La science détourne les procédés de l’Art ou de l’homme seul, ce
qui permet à ce dernier de lui rendre la pareille. La nécessité n’étant pas
inhérente à l’universalité ni à l’abstraction45 mais à la construction d’un
ensemble composé d’éléments accidentels, l’homme seul cherchera à
« pénétrer son âme, pensée singulière, de cette précieuse nécessité qui la
mettait d’ un coup, sans altérer sa complexion, au rang des essences uni­
verselles. Ce fut une victoireJf’ » - une victoire qui n’est pas sans rappeler
le mystère de la transsubstantiation et qui expose l’idée d’un seul, désor­
mais tenue pour « fabriquée », à l’objection de l’artifice émise en début de

44. La convergence est frappante entic LV. 56 et CD, 13-14, 19.


45. Comme l’affirme î’épistémologic alors h l'honneur en Fiance (Bmn-
schvicg, Duhem, Mcyerson...).
46. Peut-être est-ce le sens de cette « pensée universelle » que nous nous
étonnions de voir attribuée à l’homme seul (cf. supra, note 37) : elle serait univer­
selle non par son contenu, mais par son triomphe auprès du public.
L’HOMME SEUL 287

dactylogramme47. Issues d’une âme qui existe dans toute sa contingence


native, les pensées d’un seul, même dirigées de manière à produire un tout
cohérent et astringent, ne peuvent abolir la vulgarité de leur origine : la
nécessité est toujours seconde, perfectionnement humain de la sauvagerie
naturelle. L’unité elle-même doit être posée au départ sous forme d’exquise
singularité pour permettre son apothéose finale : au lecteur qui lui de­
manderait ce qu’il entend « à la fin » par nécessité, Sartre répond « qu’une
existence naturelle devient nécessaire lorsqu’on la reconstruit selon l’idée
d’unité par resserrement de son unité particulière » (LV, 55-57).
4/ Devons-nous insister, souligner que Sartre poursuit en s’expliquant à
nouveau « sur quelques difficultés », dont l’alternative de l’authenticité et
de l’artifice - la pensée naturelle de l’homme seul lui appartenant en propre
mais ne pouvant précisément ni s’affirmer ni se communiquer, alors que sa
version corrigée peut atteindre un public universel mais échappe à son
auteur ? Sartre n’a d’autre issue que de reprendre son propos à zéro, de
revenir sur les rapports que ces formes de pensée soutiennent entre elles
(LV, 57), ultime amorce de réponse dont nous n’avons qu’une version inter­
rompue, mais qui renoue en tout état de cause avec l’exemple du peintre et
l’esthétique de l’unification, avec l’ajustement réciproque des parties au
sein du tout. La soi-disant solution n’a pas varié et nous était déjà familiè­
re ; le fragment s’achève comme il s’est ouvert - à telle enseigne que l’on
peut enchaîner sa dernière et sa première phrase sans jeter de trouble :

Alors retournant à l ’élément fixe, [le peintre] pèsera doucement sur lui
pour l ’ approcher du reste, puis reprendra son travail en intervertissant
les rôles, et ainsi de suite, chaque changement partiel, chaque nuance,
l ’assombrissement léger de la couleur des prunelles entraînant sur toute
la surface visible une foule de modifications infimes. / Enfin, par
touches successives, l ’équilibre est atteint, il s’en faut infiniment peu
que le portrait ne soit calque sur les apparences du visage. (LV, 57,47)

L’élu et l ’artisan

L’ensemble du dernier chapitre de la Légende donne un sentiment de


surplace parce que Sartre ne parvient ni à contenir les objections dont
l’évidence le frappe, ni à en tirer les conséquences qui s’imposent. Face aux

47. L’universel était précise ment récusé parce que fabrique, et toute construc­
tion jugée inapte à triompher du divers (LV. 48).
288 POLITIQUES DE LA VÉRITÉ

risques de bégaiement et de solipsisme, il amorce line ouverture au monde


c’est-à-dire au sens, mais la conçoit encore sous la forme destínale d’une
affinité préétablie entre l’univers et son prophète. Pour éviter le mutisme ou
la rupture de communication il envisage à plusieurs reprises de détourner
l’universel au profit de l’homme seul, mais il ne peut se résoudre à
embrasser cette solution, trop délétère pour son modèle. Il est même à deux
doigts de s’aligner sur la science, de reconnaître qu’on peut tout au plus
construire des poches de nécessité formelle sur fond de contingence, mais il
préfère doter les pensées de l’homme seul d’une nécessité et d’une unité
principielles que laisser la contingence dissoudre son fantasme comme un
acide. Les tentations de renoncement ou de non-communication sont donc
nombreuses {LV, 48, 50, 51, 53, 54-55, 57), mais chaque fois dépassées de
manière volontariste. En cette phase de rédaction Sartre n’est pas encore
prêt à reconnaître son échec, mais il suffira du refus formulé par le premier
éditeur sollicité pour qu’il abandonne définitivement la Légende : il était
conscient d’avoir choisi des solutions de désespoir.
Quant à l’origine de cette obstination, elle renvoie aux modèles de
l’homme seul que nous avons reconstitués en début de chapitre (Zara­
thoustra et l’écrivain français, ce dernier déchiré entre le paladin rationa­
liste et l’artiste à nul autre pareil), modèles qui ont en commun de charger
l’écrivain d’ une mission exceptionnelle et imprescriptible. Cet acharne­
ment ne devrait d’ailleurs pas surprendre, puisque Sartre en a énoncé le
principe dans la plus célèbre page des Mots :

Écrire, ce fut longtemps demander à la Mort, à la Religion sous un


masque d ’arracher ma vie au hasard. Je fus d ’Église. Militant, je vou­
lus me sauver par les œuvres ; mystique, je tentai de dévoiler le silence
de l’être par un bruissement contrarié de mots et, surtout, je confondis
les choses avec leur nom : c’est croire. J ’ avais la berlue. Tant q u ’elle
dura, je me tins pour tiré d ’ affaire. Je réussis à trente ans ce beau coup :
décrire dans La Nausée - bien sincèrement, on peut me croire -
l’existence injustifiée, saumâtre de mes congénères et mettre la mienne
hors de cause. J ’étais Roquentin, je montrais en lui, sans complaisance,
la trame de ma vie ; en même temps j ’étais moi, l ’élu, annaliste des
enfers, photomicroscope de vcnc et d’ acier penché sur mes propres
sirops protoplasmiques. Plus tard j'exposai gaîment que l ’homme est
impossible ; impossible moi-même je ne différais des autres que par le
seul mandat de manifester cette impossibilité qui, du coup, se trans­
figurait. devenait ma possibilité la plus intime, l’objet de ma mission,
le tremplin de ma gloire. J ’étais prisonnier de ces évidences mais je ne
L’HOMME SEUL 289

les voyais pas : je voyais le monde à travers ellesJS. Truqué jusqu’ à l ’os
et mystifié, j ’écrivais joyeusement sur notre malheureuse condition.
Dogmatique je doutais de tout sauf d ’être l ’élu du doute ; je rétablissais
d ’une main ce que je détruisais de l ’autre et je tenais l’inquiétude pour
la garantie de ma sécurité ; j ’étais heureux. (Ai, 209-10)

Cette dernière phrase correspond point par point aux mécanismes du


troisième fragment posthume : le narrateur exempte l’homme seul de la
naturalité et du divers informe qu’il impute aux pensées communes et à
l’univers reformaté par la science ; il rétablit incessamment les thèses
mises en cause, le texte progressant dans l’exacte mesure où il se nourrit
de ses propres doutes, des inquiétudes que l’auteur s’objecte comme s’il y
voyait la preuve d’une lucidité extrême qui garantit sa supériorité et le
conforte dans sa mission. Le théoricien de la contingence - cette « idée
d’un seul » que le narrateur « aime fort » et exposera « ailleurs » (LV, 49) -
ne s’estime pas visé par son message, car il en est le messager : il s’en­
ferme dans des contradictions parce qu’il juge son mandat confirmé dans
sa nécessité du fait même d’avoir à révéler la contingence aux hommes. Si
l’on ajoute que Sartre reconnaît avoir adopté une posture identique dans
L'être et ie néant - où il exposait gaiement que l’hoinme est impossible -,
et que le final des Mots le décrit en moine désabusé mais incapable de
défroquer (ce dont témoigne le style si travaillé des Mots, manière
ambiguë de donner congé à la littérature), on doit émettre l’hypothèse
selon laquelle Sartre n’a jamais vraiment liquidé l’idéal de l’homme seul.
Nous ne pouvons vérifier cette hypothèse ici, car cela exigerait d’exami­
ner presque toute son œuvre ; indiquons simplement, parmi les indices qui
militent en sa faveur, que Genet, Mallarmé et le Tintoret constituent des
variations de l’homme seul, à l’instar de plusieurs personnages de théâtre
(Bariona, Oreste, Hugo, Goetz...), et que de nombreux essais reviennent
sur le rôle de l’écrivain ou de l’intellectuel, comme si Sartre n’en avait
jamais fini avec son mythe originel (Situations, I et Situations, II ; Les
mots ; une partie des Carnets de (a drôle de guerre et des Cahiers pour
une morale ; le Scénario Freud, le Plaidoyer pour les intellectuels, les
préfaces au Traître et à L ’inachevé ; les articles sur Gide, Nizan ou Kier­
kegaard, ou encore certains textes consacrés aux arts plastiques). Si l’on

48. Nous rétablissons ici le pluriel, oublié clans l ’édition originale des Mots ;
nous avons par contre respecté la curieuse graphie de « gaîment ». récurrente chez
Sartre.

19
290 POLITIQUES DE LA VÉRITÉ

ajoute que le collectif consacré à la genèse des Mots montre, beaucoup


plus nettement que l’autobiographie publique, à quel point Sartre cher­
chait à démocratiser l’homme seul tout en préservant sa singularité - d’où
l’ambition d’être un des rares à pouvoir parler au nom de tous -, on
comprendra que nous en restions ici à la période qui nous occupe : le
devenir de l’homme seul est trop complexe pour être résumé en quelques
pages. Mieux vaut, pour clore notre propos, signaler un important cor­
rectif apporté, dès le troisième fragment, au mythe de l’écrivain élu, avant
de fixer en conclusion les progrès accomplis grâce à l’échec même de la
Légende et qui accéléreront le passage à la phénoménologie.
Le correctif contrebalance l’orgueil et la prédestination de l’homme
seul. Sans renier le fantasme de l’écrivain mandaté, le troisième fragment
de la Légende démontre que Sartre conçoit ce mandat comme une ardente
obligation mais non comme une grâce : il y voit une injonction à se mon­
trer supérieur à tous, mais en aucune manière un avantage acquis, un sta­
tut garanti, un don congénital ou définitif. Contre l’idéologie élitiste du
poète vates, de l’artiste d’exception dont la sensibilité d’écorché ou le
parcours à nul autre pareil garantit que chacune de ses productions sera
teintée de génie, chaque page du troisième fragment montre combien les
œuvres de l’homme seul procèdent de la patience et non du talent. Son
ambition reste sans doute de manifester son idiosyncrasie par un double
processus contradictoire, par une libre efflorescence de ses idées natu­
relles (ce qui garantirait leur authenticité) normée en sous-main par la
nécessité interne du cours de ses pensées (qui scellerait leur supériorité
intellectuelle et esthétique) : lorsqu’il entame la Légende, Sartre s’expli­
que ainsi l’avènement des pensées d’un seul. Mais sa description concrète
de l ’élaboration des œuvres campe l’homme seul en artisan voire en
tâcheron, inlassablement penché sur soi et sur sa production, aux aguets
devant tous les risques (d’abstraction, d’universalisme, de transparence
vulgaire, de chute dans l’indicible...), incertain de soi et de son public,
sans cesse occupé à recoudre son texte ou à reprendre sa toile, engagé
dans un jeu d’ajustements infinis et réciproques entre le passé (les traits
déjà dessinés, qui restreignent le champ du possible) et le futur (qui doit
rester ouvert, faute de quoi le peintre serait paralysé), entre l’adéquation
au réel (sous peine de sombrer dans la contingence de l’imaginaire pur) et
l’arrachement au réel (sous peine de reproduire la contingence de l’être
pur), entre le tout et la partie, la forme et le contenu... Que ses accents
soient plutôt prophétiques ou plutôt esthétiques, qu’ il soit l’homme d’une
idée ou d’un style, le solitaire est victime d’un drame à la mesure de son
L’HOMME SEUL 291

orgueil : il est condamné à un perpétuel labeur qui n’aura, dans le meilleur


des cas, d’autre incidence que de confirmer rétrospectivement et pratique­
ment la légitimité de son ambition, l’irréductibilité de son message ou de
sa manière ; le génie est en réalité l'effet des sacrifices consentis, la ma­
nière dont les autres croient pouvoir expliquer une œuvre dont les condi­
tions de production leur échappent (E J, 228). C ’est pourquoi Sartre dé­
clare n’avoir eu d’autre objectif que de se sauver « par le travail et la foi »
(M, 212). La formule est célèbre, mais on en a surtout retenu le dernier
terme, qui domine l’ensemble des Mots ; or les avant-textes montrent que
Sartre avait d’abord mis le premier élément en vedette, se décrivant sous
les traits d’un homme « appliqué » qui déteste les surhommes, se voit
comme un « travailleur manuel », repousse l’idéologie du don et conçoit
en conséquence la littérature comme un « métier » parmi d’autres, auquel
on s’adonne « sans équipement, sans supériorité sur personne », ce qui
protège « du premier jour » contre les sirènes de l’élite (PCS, 23, 176,
419J9). Quoique moins insistants sur ce thème, Les mots ne renient pas
cette explication puisque Sartre y concède que ses livres « sentent la sueur
et la peine » et « puent aux nez de nos aristocrates » (M, 136), verdict
repris et expliqué dans La cérémonie des adieux :

Je pensais que le style, et ce qu’on a à dire, ça vient à quelqu’un


d’intelligent, qui regarde le monde. Autrement dit, il y avait toute une
théorie en moi (...) comme quoi j ’étais un génie, qui était complète­
ment contredite par ma façon d’écrire et de penser mon écriture. Je
pensais que, d’une certaine manière, j ’étais un homme quelconque qui
faisait des livres et s’il les faisait le mieux qu’il pouvait, il obtiendrait
quelque chose. (CA, 196-97)

Cette humilité nous paraît sincère, mais elle n’est pas nécessairement
sans partage : on peut aussi y lire la forme suprême de l’orgueil sartrien,
et ce à différents titres. Le modèle de l’artisan permet d’être ¿t la fois l’élu
d’une instance divine et le créateur de son propre génie par le biais du
travail : « Je n’étais pourtant pas masochiste. Mais lassé d’être reconnu
d’avance. Je voulais mériter » (PCS, 131). L’autocréation renvoie à son
tour au mythe sartrien de la naissance attendue (nous l’avons commenté à
l’occasion du Carnet Dupais), ainsi qu’à la théorie du génie qui s’exprime

49. Comme clans l’alinéa suivant, nous nous bornons ici à quelques citations au
sein d’une foule de passages similaires.
292 POLITIQUES DE LA VÉRITÉ

dans Les mots (Pouloii aurait choisi d’être un génie sans talent afin d’ac­
croître son mérite futur : M, 154-55). Mais l’image de l’artisan renvoie
surtout au fantasme d’ubiquité ontologique,'à la faculté d’être « n’importe
qui » si l’on n ’est rien d’autre que ce que l’on décide de faire51’, l’absence
de singularité et de talent donnant un écrasant avantage « sur les grands
mutilés qu’on appelle les hommes supérieurs ». Alors que ces derniers ne
peuvent parler que d’’eux-mêmes et à partir d’eux-mêmes, de « leur sensi­
bilité exquise » qui leur fait voir ce qu’ils sont seuls à voir - et seulement
cela -, l’artisan peut tout voir, tout dire et tout faire puisqu’il naît « libre et
sans outillage » : lui seul peut s’égaler à la totalité et parler au nom de
tous car il n’est précisément personne, une « pure option » qui lui permet
d’écrire « ce que tout homme » voit, pense ou sent (PCS, 161).
Quel que soit le sens dans lequel on l’interprète, l’équation entre
humilité et orgueil donne tout son poids au modèle de l’artisan car elle
l’enracine dans le fantasme d’homme seul. Q u ’on y voie un symptôme
psychanalytique, un mythe transmis par Charles Schweitzer, un reflet de
l’idéologie ouvriériste ou le comble de l’orgueil sartrien, la récusation de
la théorie du don et la valorisation de l’effort doivent être mis sur le même
pied que la fantasmatique de l’élection : on ne naît pas homme seul, on le
devient par la foi et par les œuvres (PCS, 159), à condition que celles-ci
soient réussies et que les productions tardives ne viennent pas jeter un
doute sur la valeur des plus précoces :

Derrière l’acte il n’y a ni puissance, ni « exis », ni vertu. Nous refuse­


rons (...) d’entendre par « génie » - au sens où l’on dit que Proust
« avait du génie » ou qu’il « était » un génie - une puissance singulière
de produire certaines œuvres, qui ne s’épuiserait pas, justement, dans la
production de celles-ci. Le génie de Proust, ce n’est ni l’œuvre considé­
rée isolément, ni le pouvoir subjectif de la produire : c’est l’œuvre con­
sidérée comme l’ensemble des manifestations de la personne. (EN, 12)

Ce passage de L ’être et le néant peut donner à penser que Sartre


dérive son esthétique de son ontologie, aligne sa théorie du travail
artistique sur sa conception de l’acte et du pour-soi en général (refus de
l’ineitie, abandon de la catégorie de la puissance...). Mais si le dernier
chapitre de la Légende endosse déjà la défiance sartrienne à l’égard de
Fidée de puissance, il est symptomatique que cette idée soit qualifiée de

50. Nous analysons plusieurs facettes de cet idéal dans Sartre face à la p
noménologie : pour une approche psycho-biographique voir PCS. 176-77, 370-71.
L’HOMME SEUL 293

« fille du Romantisme », alors qu’un agrégé de philosophie devrait plutôt


la rapprocher du thomisme ou d’autres courants philosophiques (LV, 47).
Sans aller jusqu’à prétendre que Sartre récuse la notion de puissance au
nom de son idéal esthétique, l’autonomie et la primauté de ses pré­
occupations littéraires sont suffisamment établies pour qu’on n’interprète
pas cette récusation comme l’ombre portée d’une ontologie. Au demeu­
rant, le passage d’Er l ’Arménien dans lequel le héros se fait apostropher
par Apollon suffit à confirmer que c’est bien un idéal - esthétique, mais
aussi existentiel et politique - qui sous-tend la description de la praxis
productrice de l’homme seul, et non une catégorie philosophique :

« Une morale, quelle sottise ! Mais conserver le désir de créer une


œuvre d’art, en chercher dans toutes les minutes, dans toutes les cir­
constances, les matériaux, traîner son corps aux quatre coins du
inonde, dans la douleur, dans la luxure, des lits de rose, dans la merde
pour amasser ces matériaux, mais les transformer à chaque instant par
un puissant effort de sa pensée ; abandonner sa loque au hasard, et ne
rien laisser au hasard ; se protéger des passions par un désir plus vio­
lent qu’elles toutes, par la passion-mère elle-même, et pourtant céder à
toutes, jouer avec elles comme avec de jeunes fauves, s’oublier tout
entier alors qu’on plonge le plus avant en soi-même, voilà ce que je
propose. (...) Tu sauras que rien n’est beau sauf ce que font les
hommes, que tout est à faire, (...) et que ton vrai but, c’est le livre, le
tableau, la statue qui naîtront sous tes doigts. Tu vivras plus ardemment
qu’eux tous, le corps abandonné aux vents comme la défroque d’un
pendu, tourbillonnant au bout de sa corde, sali, sanglant, souillé de
crachats, et l’âme immobile, incbranlablement fixée dans le sein de la
Beauté, de cette Beauté qui n’est rien que ce que tu la feras. » (E J , 330)

Er l ’Arménien datant de 1928Sl, on pourrait croire que nous péchons


par anachronisme : la vision sartrienne de l’artiste ou de l’homme seul a
pu évoluer considérablement en quelques années. Mais le dialogue entre
Er et Apollon qui suit ce discours prouve qu’il n ’en est rien. Hésitant et
craintif, Er dévide les conditions d’une telle existence : il lui faudra la foi
(il devra croire en cette tâche donc « croire à soi »), mais il lui faudra
aussi du génie pour compenser ses faiblesses, pour pallier ses mesquine­
ries et surtout la solitude à laquelle il se sait condamné - génie qu’Apol-

51. N o us retenons cette date avancée en EJ. 288, p lutôt que celle de 1927 d o n ­
née en EJ. 23.
294 POLITIQUES DE LA VÉRITÉ

Ion lui reconnaît alors même qu'il vient de le vouer ci une vie chaotique et
laborieuse, à une lutte de tous les instants pour transformer les plus hum­
bles matériaux en œuvres d’art : le « génie » de l’homme seul n’est que
cela, une aptitude à la souffrance qui le rapproche du destin partagé de
l’humanité, ou de la figure christique la plus souffreteuse (EJ, 330-31). Le
fantasme de l’élection vaut condamnation au dénuement, ce qui explique
les doutes d’Er l’Arménien : « Je serai seul parmi les hommes, sans aide,
sans conseiller » (EJ, 331). Incarnation accomplie de l’humanité telle que
Sartre la conçoit, l’homme seul n’a « rien dans les mains, rien dans les
poches » (M, 2 1 2 ) : si ce n’est pas un individu ordinaire en raison de sa
solitude, il reste l ’égal de ses contemporains ; sa condition équilibre son
intronisation, il fait l’objet d’une élection sans la grâce, d’ un mandat sans
garantie : Les mots confirmeront que la littérature est une version laïque
du Saint-Esprit, « quelque chose à faire », sans plus.
Ainsi, les textes de jeunesse contraignent à respecter les protestations
d’égalitarisme qui émaillent Les mots et qui dominent surtout les avant-
textes autobiographiques livrés au public en 1996. Page après page, le
troisième dactylogramme de la Légende confirme la sincérité de ces
protestations, et les rend d’autant moins contestables que cette théorie de
l’aitiste artisan fait partie intégrante de la fantasmagorie de l’homme
seul : il ne s’agit pas d’un repentir externe, politiquement correct (c’est au
contraire l ’élitisme qui dominait Sartre à l’époque), mais de la dimension
« démocratique » (PCS, 448) d ’un rêve de supériorité auquel Sartre n’a
pas renoncé en 1931. La reconnaissance d’une dualité originelle donne du
poids à toutes les manifestations de la dialectique supériorité/solidarité,
aristocratisme/égalitarisme, sauf lorsqu’elles sont trop unilatérales pour
être sincères - c’est le cas de plusieurs avant-textes des Mots qui occultent
l’élitisme sous le sens de l’égalité et que Sartre corrigera dans la version
finale” . L’affirmation d’une valeur démocratique entre toutes n ’enlève
rien aux prétentions du jeune Sartre à la surhumanité, mais elle permet de
comprendre le basculement qui amènera un nouveau Zarathoustra à faire
cause commune avec les ouvriers de Billancourt.

52. Ici aussi, la quasi-totalitc des brouillons révélés dans Pourquoi et comment
Sartre a écrit « Les Mots » sous-tend notre propos.
C O N C L U S IO N

VERS LA PHÉNOMÉNOLOGIE
Nous l’avons vu dans la première section comme dans la seconde, la
Weltamchcimuig originelle de Sartre n’est pas marquée par la contingence
mais par la nécessité, n’est pas obsédée par la matière mais par la forme,
ne postule pas l’insignifiance du monde mais son enchantement ultra-
platonicien. La longue traversée des figures du Beau, du temps, du fatal,
du salut par l’Art, de l’indistinction entre le mot et la chose, de la rigueur
géométrique, de l’individuel, de l’événement historique comme totalisa­
tion locale, de la concaténation nécessaire des pensées d ’un seul, de la
musique, du cinéma... - tout ce qui procède ou s’approche du fantasme
d'être explicité par le Carnet Dupuis - démontre avec éclat la préséance
des idéalités dans l’approche sartrienne du monde, à telle enseigne que la
lutte avec la science, plus insistante qu’on ne pouvait l’imaginer, découle
pour partie d’une résistance esthétique et métaphysique au scalpel ana­
lytique. Un passage û'Er l ’Arménien est édifiant à cet égard : Sartre y
développe une vision cosmique au lyrisme soutenu, un monde d’ordre et
d’harmonie transi par l’illusion finaliste qui sera secouée par le Carnet
Dupuis et liquidée lors de la scène du jardin public. Or cette description
est totalement dépourvue d’ironie, le héros étant simplement conscient
que son exaltation ne durera pas car elle repose sur l ’occultation de la
banalité quotidienne :

Quel réveil délicieux ! C’était la nuit la plus obscure du monde. Seules


les étoiles brillaient, jamais je ne les avais vues si proches, certaines
même étaient grosses comme des lunules. Leur lumière aveuglante
dans le cicl »’éclairait pourtant d’aucune façon le lieu où je me trou­
vais. Il semblait qu’un ordre coutînt tout cet éclat dans d’étroites limites
célestes. Je compris avec joie que j ’avais abandonné la région de la
physique : partout ici les lois allaient m’apparaître modifiées par des
volontés. Tout ce feu suspendu et l’ombre parfaite de la nuit, en renver­
sant d’abord mes connaissances humai»es, me prouvaient que la Scien-
ce et la Nécessité aveugle et l’Évidence mécanique étaient bien loin.
296 CONCLUSION

Je n’ctais plus seul. La Nature, muette sur terre, criait ici l’existence
des Dieux. Je baignais dans leur volonté comme dans cette nuit même,
seul mortel admis dans le royaume de l’Hyperphysique. (EJ, 306-7)

Au principe de la pensée de Sartre il y a un « refus de vivre dans un


monde sans dieux 1 », un sincère étonnement devant l’incapacité de
l’existence à répondre aux réquisits de l’essence, étonnement dont la
forme littéraire et philosophique sera la chute nauséeuse qui sanctionne
toute échappée vers l’idéal, qui accompagne le retour du réel à la sortie
d’un concert, d’un film ou d’un roman. C ’est la raison pour laquelle le
Vrai, chez Sartre, sera souvent une figure du Beau, qu’il s’agisse de l’uni­
versel singulier qui fait écho au modèle du Destin, de la méthode regres­
sive-progressive qui fonde en raison une totalisation historique porteuse
de sens, de la dialectique du tout et des parties dont les vertus heuristiques
ne peuvent dissimuler sa proximité avec l’irréalisable esthétique, ou plus
simplement de la méthode phénoménologique en ce qu’elle permet de
réhabiliter la surface métaphysique des faits et les môles de signifiance
qu’un regard naturaliste fait éclater. S’agissant de l’Histoire et de la totali­
sation, on peut ajouter que le beau est également une figure du vrai, que
l’intelligibilité intégrale du réel est posée par Sartre en norme méthodolo­
gique autant qu’en idéal ontologique. Si Sartre, plus que quiconque, fera
valoir la contingence et la liberté contre la cohérence postulée de l’intelli­
gible, c’est dans la mesure exacte où toute rupture d’intelligibilité est un
événement majeur et inattendu, un événement que la lucidité commande
de ne pas forclore mais dont Sartre se refuse à tirer des conséquences irra­
tionalistes c’est-à-dire paresseuses. Jusqu’à la Critique et au « Flaubert »,
Sartre cherchera la meilleure façon d’intégrer le contingent et la liberté
- l’irréductibilité du donné et des commencements - dans l’ordonnance­
ment totalisateur, sans broyer ce grain de sable ni le laisser s’introduire
dans la dialectique historique à la manière d’un deus ex machina, d’un
incommensurable qui protesterait de son exquise différence. De ce point
de vue, la dialectique apparaît comme un avatar parmi d’autres d’une
entreprise de compréhension dont le chapitre anthume de la Légende de la
vérité annonçait déjà l’ampleur - décrire des civilisations en surmontant
le clivage entre infrastructure et superstructures -, et dont l’existentia­
lisme phénoménologique constituera une nouvelle étape. Aux antipodes
de sa définition commune qui l’oppose à l’esprit de système, Sartre tien­

1. G . H a a r s c h e r , op. cit., p. 86.


VERS LA PHÉNOMÉNOLOGIE 297

dra l’existentialisme pour un élargissement du champ de la rationalité,


élargissement inauguré par Hegel et qui a vocation à s’adjoindre les res­
sources du marxisme comme celles de la psychanalyse ; alors que Kierke­
gaard jugeait la subjectivité irréductible au savoir, Sartre ambitionnera de
réussir la synthèse entre ces deux termes (CRD, I, 54, 70-71, 98, 129). S’il
se donne pour principe « la distinction du Savoir et de l’Être », ce n’est
pas par inclination irrationaliste mais pour éviter qu’un faux savoir -
toutes les formes d’idéalisme - oblitère l ’accès au réel : il marquera donc
sa sympathie pour la tentative du Traître de « tout fonder en raison, même
le geste d ’ouvrir un parapluie s’il pleut » (M PE, 112 ; S, IV, 62).
La nécessité rongée par la contingence, le Vrai suspecté d’être un ava­
tar du Beau, l ’intelligible maintenu comme une idée régulatrice qui anime
une inquiétude constante sur les questions de méthode : le trait le plus
frappant de la pensée de Sartre réside bien dans l’autocontestation perma­
nente, dans l ’obstination avec laquelle cet idéaliste qui avait pris l’ordre
du langage pour l’ordre du monde et qui s’était convaincu du caractère
sacré de la littérature démembre, désacralise ou bouleverse la plupart des
schèmes qui garantissaient sa gloire dans un univers finalisé. Par-delà ce
constat, il ne nous appartient pas de dire si Sartre a pris cette distance
critique parce qu’il n ’a jamais cru tout à fait à son univers enchanté, ou si
c’est pour y avoir adhéré sans réserve que les démentis de l’expérience
l’ont marqué au fer rouge et lui ont permis de percevoir un enjeu décisif
dans la liquidation des relents de mysticisme qui encombrent la pensée
occidentale (« c’est seulement à présent qu’on va tirer les conséquences
de la perte de la foi », écrit-il en 1940 - LC, II, 180). Notre étude donne
corps à la seconde hypothèse, mais l’ironie avec laquelle les Écrits de jeu­
nesse traitent les mythes favoris de leur auteur interdit de conclure en
toute certitude.
Quels que soient ses mobiles, la formation d’une pensée sartrienne
originale, avant et après Berlin, relève donc d ’une double mise à l’épreuve
des idéalités - idéalités scientifiques et philosophiques d’une part, qui
interposent devant l’être leurs filtres théoriques ou techniques, et schèmes
personnels à haute teneur esthétique d’autre part, qui menacent également
de dévier le regard au profit de confirmations circulaires. La recherche de
lucidité domine l’ensemble de l’entreprise, qui reste suspendue à un critè­
re privilégié : l’objectivité nue, la certitude vécue d’avoir affaire à la
chose même, d’où la révérence accordée par Sartre aux seuls philosophes
qui l’ont marqué non par leur doctrine - il les contestera toutes - mais par
leur pratique de suspension des connaissances, par le primat accordé à
298 CONCLUSION

l’intuition et à l’évidence (Descartes, Bergson, Husserl). La généalogie de


la vérité retracée par la Légende ne conduit pas, comme Nietzsche y incli­
nait, au relativisme perspectiviste : elle suspend l’intemporalité du vrai
pour faire une place au savoir, pour rendre justice au « sens » et à la con­
tingence, dimensions du monde et de la nature enfouies sous la culture. La
Légende ne s’en prend pas à la volonté de vérité mais à sa captation par la
science : elle déconstruit le regard pour lui rendre ses puissances origi­
nelles, pour qu’il redécouvre les secrets que le rationalisme avait relégués
au rayon des chimères. La Légende se termine sur un échec - elle ne par­
vient pas à sauver l’Art ni les pensées nécessaires de l’homme seul - qui
révèle l’ambition profonde de l’auteur : accomplir la métaphysique par la
littérature, capter l’être par des mots (CD G, 487). L’échec est donc interne
à la volonté de savoir et de dire, de sorte qu’il ne la remet pas en cause
mais la relance en la redressant : les idéalités sont rendues à leur ordre, le
sens restitué dans sa dignité d’exception à la forme informe du contingent,
« l’être » assimilé à un fantasme recteur mais trompeur, les figures de
l’homme seul épurées de leurs relents aristocratiques et de leurs impasses
solipsistes, Au terme de cette autocritique serrée, conduite sur une brève
période, l’alternative au monde déshumanisé des savants que constituait
l’antimonde des idéalités cédera la place à une phénoménalité débarrassée
de ses faux semblants : l’homme seul et sa métaphysique implicite seront
dépouillés de leurs illusions pour passer le relais à une méthode et à des
figures plus sèches, moins lyriques que l’univers majestueux de l'artiste
singulier, mais grâce auxquelles l’homme seul ira jusqu’au bout de son
dépouillement, resserrera son programme sur son noyau dur - jusqu’à
n’être plus qu’Antoine Roquentin, avec son journal, sa nausée et « le
drôle de petit sens » sauvé de justesse au jardin public, figures proches de
l’ascétisme et de l’égalitarisme de la phénoménologie.
Le rôle vecteur de « l’homme seul » confirme donc les déclarations de
Sartre : ce fantasme a mobilisé sa pensée pendant toute la période d ’avant-
guerre ; c’est « l’évidence » sur laquelle il a fondé tout ce qu’il vivait et
écrivait avant 1939, à telle enseigne que ce « mythe » agissait encore dans
La nausée (S, X , 176 ; CA, 203). De fait, l’homme seul est au principe de
la complémentarité qui unit la Légende de la vérité, La nausée et le
passage à la phénoménologie, et qui s’inscrit dans une continuité dont on
observe encore les effets après la guerre. Comme nous l’avons montré
dans Sartre face à Ia phénoménologie- afin d’éclairer l’article sur l’inten-

2. Notamment chapitre 4, p. 141-45 en particulier. L'introduction de l ’ouvrage,


VERS LA PHÉNOMÉNOLOGIE 299

tionnalité, la liberté de l’homme seul est censée lui garantir un accès


immédiat au vrai, ou en tout cas une puissance d ’appréhension du réel sans
filtre ni déformation : « Nulle science, nul amour politique ne [1 ]’alour­
dissent » (E J, 306). Son asociaiité, son indépendance à l’égard des sédi­
mentations idéologiques et des sirènes du pouvoir, lui contèrent « le privi­
lège de saisir sur le vif la réalité 1 », privilège accordé à Roquentin dès
Yincipit célinien de La nausée (« C ’est un garçon sans importance
collective, c’est tout juste un individu »), et toujours vivace dans le Saint
Genet où le banni sera même comparé à Dieu : impuissant, innocent, sans
intérêts à défendre ni carrière à poursuivre, il poite la lucidité h son
comble puisque rien ne l’incline à servir telle cause plutôt que telle autre,
à embrasser un point de vue qui bornerait son regard (SG, 531). À l’image
d’Oreste, paria avant comme après son crime, « affranchi de toutes les
servitudes et de toutes les croyances, sans famille, sans patrie, sans reli­
gion, sans métier », il va « son chemin, injustifiable, sans excuses, seul.
Comme un héros. Comme n’importe qui » (HC/M, 122 ; ES, 88 ). Dans
une société où la connaissance est conçue, produite et confisquée par des
professionnels animés d ’objectifs mercantiles ou politiques, son isolement
lui donne l’insigne pouvoir de prendre la chose même à bras-le-corps. La
place est nette, prête à être investie : la suspension des évidences scientifi­
ques permet de révéler la contingence et la surface métaphysique des
faits ; Sartre ne doute pas que la vérité soit à portée de main, simplement
enfouie sous des a priori qui l’oblitèrent. Il suffit donc de passer à l’acte
pour s’en emparer, et d ’une philosophie pour s’en justifier. Car la Weltan-
schaiumg de l’homme seul étant humaine encore, elle pourrait passer pour
subjective : l’idéal serait de jeter sur les objets un regard anonyme, sans
fin ni support, rayon lumineux que personne ne forme ou n’informe.
Contre la science il s’agit de redécouvrir un univers pleinement humain,
c’est-à-dire conforme à notre native certitude de n’être pour rien dans la
manière dont il se profile : défi hyperbolique qui fascine le jeune Sartre
mais qu’il n’a pas encore les moyens de relever, raison pour laquelle il les
cherchera chez les phénoménologues qui professent une méthode - la
mise entre parenthèses, Vépochè - dont l’effet est de rendre chaque philo­
sophe pareil à l’homme seul, retiré du jeu, rendu à la virginité originelle
de la pensée, tabula rasa garantissant l’autorité absolue du « voir », de

qui récapitule la présente étude, aborde également les relations entre les écrits
antérieurs et les écrits postérieurs à la lecture sartrienne de Husserl.
3. S. de B e a u v o ir, Im force de ¡'âge, t. I, p. 54.
300 CONCLUSION

l’évidence. Tel Mathieu et Oreste, que Sartre a voulus « sans poids, sans
attache, sans lien au monde » (OR, 1915), le phénoménologue prétend à la
plus stricte réceptivité du regard : il accomplit.un programme littéraire sur
un mode philosophique, ce qui permet corrélativement de risquer un
roman phénoménologique à certains égards, intitulé La nausée. On com­
prend sans peine que Sartre n’ait cessé d’alterner les œuvres philosophi­
ques et littéraires à partir de son séjour à Berlin, alors qu’il croyait d’abord
ne produire que des fictions qui rendraient ses idées sous une forme
romanesque (CA, 203) : il s’agit des deux faces de la même médaille, de
deux modes d’expression poursuivant le même but par des moyens finale­
ment assez proches, sans hiatus entre Sartre écrivain et Sartre philosophe.
La convergence avec la phénoménologie ne se limite pas à l’opéra­
tion, somme toute négative, de la mise entre parenthèses. Dans les textes
préphénoménologiques, le regard se veut déjà réceptif à la surface des
phénomènes, à leur visibilité même, dans une opposition résolue aux
sirènes du concept, du général, de l’en soi ou des vérités d’entendement.
Bien avant de lire Husserl (mais sans pouvoir plaider méthodologique-
ment ce privilège avant Berlin), Sartre opte pour toutes les dimensions de
l’intuititivé, qu’elles relèvent du perçu ou du vécu : il s’attache aux intui­
tions immédiates, y compris et surtout à celles qui défient les lois trop
abstraites dont la science nous fait démonstration. Il place ainsi l’insai­
sissable bataille de Waterloo telle que vue par Fabrice, ou la quasi-invisi-
bilité de la puce pour un regard humain, au-dessus des vérités scientifi­
ques, considérant que les premières, pour instables ou indistinctes qu’elles
soient, sont supérieures aux secondes en raison même de leur fragilité :
elles restent ainsi conformes à ce qui se voit et à ce qui se vit, à ce qui se
donne plutôt qu’à ce qui se pense.
Par-delà cette réhabilitation des donations originaires, Sartre anticipe
encore sa découverte de Husserl en traitant l’apparence comme le lieu où
se révèle l’essence spécifique de chaque phénomène. Certes, aucune
technique d’intuition éidétique n’est revendiquée avant le séjour à Berlin,
mais nous avons vu Sartre adopter une méthode assez proche pour s’orien­
ter dans le complexe d’idéalités dont il se sait porteur et, plus encore, pour
remettre ces idéalités à leur rang et faire place à l’irréductibilité de la
contingence : un dépassement des apparences vers l’essence est à l’œuvre
dans la façon dont Sartre affine, teste et situe ses figures privilégiées du
beau ou du nécessaire. [1] Le cinéma nous arrache à la quotidienneté de
l’Existence par la finalisation et l’unification du temps qui se manifestent
r phénomène en fait ressortir un
VERS LA PHÉNOMÉNOLOGIE 301

second par la simple épreuve de leurs contrastes. [2] Le régime des appa­
rences cinématographiques laisse cependant transparaître quelque contin­
gence dans le support et dans les conditions matérielles de la projection,
raison pour laquelle le cinéma n’aurait pu guérir Roquentin de ses nau­
sées. A l’inverse, la musique pourra jouer ce rôle parce que Sartre y recon­
naît l’exacte inversion du temps informe de la contingence, la manifesta­
tion d’une organisation temporelle autoporteuse et réduite à elle-même -
c’est-à-dire un régime de non-existence qui sera mis en parallèle avec la
géométrie pure. [3] Autre régime d’irréalité, l’unité de la liberté et de la
nécessité s’avère à l’œuvre dans le domaine de la fatalité théâtrale, où les
actes du héros se referment sur lui comme un Destin dans le mouvement
même où ils protestent de sa liberté. Par contre, malgré les efforts de la
Légende, la genèse autonormée des pensées d’un seul ne pourra faire
l’objet d’une monstration sui generis satisfaisante, de sorte que Sartre y
reconnaîtra un pur fantasme : comme pour le cinéma et la contingence,
deux intuitions éidétiques s’affinent par leurs divergences. [4] Enfin, les
arts plastiques occuperont une place centrale dans la réflexion sartrienne
sur la rédemption de la matière car ils sont seuls à relever le défi de l’idéa­
lisation complète d’un fragment de nature : ils tentent de récupérer la Pré­
sence de l’existant pour transir les apparences de nécessité, pour inscrire la
beauté dans le jeu manifeste des formes. Certes, Sartre ajoutera que la
beauté plastique retombe dans l’insignifiant aussitôt que le spectateur
quitte l’attitude irréalisante, mais cela n’enlève rien aux contrastes éidéti­
ques que nous esquissons : les arts plastiques invitent le regard à dématé­
rialiser les apparences, la littérature matérialise l’imaginaire sous forme
de livre, la musique s ’échappe complètement du registre de l’existence, le
cinéma crée une doublure quasi réaliste du monde matériel... Sartre jette
bien les bases, avant Berlin, d’une esthétique phénoménologique générale.

Il serait trop simple, pour autant, de conclure à une cohérence parfaite


entre l’œuvre préphénoménologique et l’œuvre phénoménologique de
Sartre, comme si la rencontre avec Husserl n’avait apporté que des confir­
mations. Il faut redire, tout d’abord, que les textes antérieurs à Berlin ne
sont pas sans ambiguïté au plan méthodologique : comme nous l’avons
plaidé à propos de La nausée4, il serait plus qu’aventureux de les mettre

4. Voir supra, Première section, chapitre 2, p. 70-75.


302 CONCLUSION

uniformément au compte d’une phénoménologie en devenir. Le même


auteur qui met Simone Jollivet en garde contre la logique organise
l’essentiel du Carnet Dupuis et du fragment sur « L’homme seul » autour
des incohérences qui guettent ses fantasmes nécessitaristes et son mythe
de Pindividuel, incohérences qui le poussent à répondre à une multitude
d’objections formelles (confusions de plans, postulation simultanée de
l’universel et du singulier, recours à un tiers-exclu, passage non médié du
local au global, etc,). Réciproquement, l’argumentation la plus fine contre
la vision scientifique du monde prend la forme d’un paradoxe de la puce
très travaillé, et toujours animé d’une vive inquiétude quant à sa cohéren­
ce. L’ ironie du texte de Bifttr à l’égard des idées claires et distinctes, du
principe de non-contradiction ou des arguments du chauve et du cornu
doit donc se prendre cum grano salis, d’autant que la démarche d’ensem­
ble du texte reste plus ou moins indéterminée, comme nous l’a fait
observer Pierre Verstraeien. Si nous avons montré que la Légende tente
une généalogie anti-idéaliste du vrai - qui se prolonge, avec le deuxième
fragment posthume, par une étiologie matérialiste du probable -, le
matérialisme inédit qui sert de vecteur à la progression des figures de la
pensée n ’épuise pas la tentative de 1930-31. Non seulement le troisième
fragment posthume ne lui doit plus rien, mais la version anthume de la
Légende semble bien livrer le premier exemple de cette herméneutique
des totalités symboliques dont Sartre se fera une spécialité dans ses bio­
graphies et qui subsume les conditions matérielles, les formes de la cultu­
re, les destinées individuelles et l’agonistique des groupes dans une inter­
prétation fondée sur un gigantesque jeu de correspondances - un jeu qui
n ’est peut-être pas typifiable positivement en ce qu’il excède, dans son
inventivité, ce que Sartre pourra en codifier, et en ce qu’il dénonce antici-
pativement la liberté insulaire et déshistorisée que revendiquera La trans­
cendance de l'Ego quelques années plus tard et qui peut apparaître,
comme nous l’avons montré dans Sartre face à la phénoménologie,
comme une régression vers le mythe de la pensée pure, désituée, mythe
alimenté par le fantasme de l’homme seul. Si l’on se rappelle en outre que
Sartre n’a que 25 ans au moment où il le rédige, le chapitre anthume de la
Légende reste un tour de force inexpliqué.
Il faut insister aussi, pour marquer les limites de la convergence entre
les textes préberlinois et l’œuvre marquée par Husserl, que le constat glO'
bal de cohérence ne suffit pas à répondre à une question rarement posée :
pourquoi embrasser la phénoménologie plutôt qu'une autre méthode ?
Pourquoi Husserl et non Bergson, alors que Sartre avait cru découvrir une
VERvS LA PHÉNOMÉNOLOGIE 303

vérité psychologique dans VEssai sur les données immédiates de la con­


science, et que Bergson offrait un cadre méthodologique conforme aux
attentes de l’homme seul (appel à l’immédiateté vécue et primat de
l’intuition, y compris au plan métaphysique) ? D ’autre part, au terme de
cette étude dominée par La nausée et la Légende la vérité, des évolutions,
des discontinuités, une certaine diversité dans l’unité retiennent l’attention
et exigent une mise en perspective qui modère le sentiment d’unicité re­
vendiqué par Sartre. Par-delà le mouvement qui va de Zarathoustra à
Roquentin, un contraste subsiste entre la Légende et la Nausée qui n’est
pas seulement formel. Outre que la figure de l’homme seul se modifie
d’un texte à l’autre, le thème et la dynamique de la pensée sont comme
inversés. La Légende compose une longue méditation sur la forme et les
droits du discours, sur les conditions de production et les critères de vali­
dité des lois scientifiques, des idéologies politiques et des œuvres des
hommes seuls, mais ne dit à peu près rien du réel dont ces discours
s’emparent (contingence comprise), et met l’homme seul aux prises avec
un idéal esthético-métaphysique écrasant dont nous ignorons l’origine et
le sens, si ce n’est par contraste avec les autres régimes de vérité. A
l’inverse, La nausée assigne à Roquentin un programme clair et modeste,
l’ancre dans la réalité (il entame un journal pour comprendre ce qui lui
arrive) et détaille l’exécution effective de ce programme, qui creuse sa
spécificité au fil de l’affrontement avec le monde, avec soi et avec les
autres, et qui débouche sur une révélation métaphysique dont l’auteur ne
nous épargne aucun détail.
L’homme seul doit donc se comprendre comme vecteur dynamique :
ce n’est pas un modèle armé et casqué qu’il suffirait de mettre en œuvre
mais un nœud de tensions, une somme mal intégrée de moyens divers
tournés vers un même objectif - se sauver et sauver le monde par la litté­
rature. La bio-bibliographie des années 1930-1934 atteste cette instabilité
interne, revers d’une maturation dont Simone de Beauvoir a tracé les
grandes lignes d’une manière qui nous paraît confirmée par les travaux de
Contât et Rybalka et que notre étude entérine dans les limites de son objet.
En 1930-31, Sartre rédige la Légende de la vérité sur un mode prophéti­
que et codé, essai imprégné de nietzschéisme dans sa première partie, de
fraternité sociopolitique dans la deuxième et de singularisme esthétique
dans la troisième - comme un parcours accéléré au travers des principes
inspirateurs de l’homme seul. En 1931 Sartre entame son « factum sur la
Contingence », première version de la future Nausée, qui conserve encore
une allure de méditation absconse mais qui paraît soumettre certains

20
304 CONCLUSION

schèmes esthético-métaphysiques à un début de critique dont témoigne le


Carnet Dupuis, sans doute ouvert la même année. Renonçant à publier la
Légende après le refus essuyé auprès d’un éditeur fin 31, Sartre poursuit
son factum en 1932-33 en acceptant de lui donner, suivant les conseils du
Castor, un « suspense » inspiré des romans policiers3 - innovation formel­
le qui favorise un message moins élitiste et une plus grande attention au
monde que dans le troisième fragment de la Légende, cette attention étant
conforme aux interrogations psychologiques et politiques qui travaillent
Sartre à la même époque6. Nous l’avons vu avec le paradoxe de la puce,
Sartre a « besoin de secours » au plan théorique au moment de la fameuse
discussion avec Aron qui, début 1933, lui révèle la phénoménologie 7 : la
rapidité de sa réaction (il s’installe comme boursier à Berlin dès septem­
bre, pour une année académique) est à la hauteur de ses attentes, philoso­
phiques mais aussi littéraires. Beauvoir suggère en effet plus qu’une
coïncidence entre l’ouverture au monde, la découverte de la phénoméno­
logie et les recherches stylistiques, notamment du côté des romanciers
américains8 - interrelation rendue plausible par le fait que la seconde ver­
sion de La nausée, commencée à Berlin, débouchera sur l’œuvre publiée
dont on connaît les audaces formelles, la dimension phénoménologique et
la diversité thématique.
La poursuite simultanée, dès Berlin, d’œuvres philosophiques et litté­
raires répond ainsi à une évolution assez profonde pour contrebalancer
l’unité d’inspiration par un constat de rupture1’. La solitude exceptée, Ro-
quentin n’a plus grand-chose en commun avec Nietzsche ni même avec le
modèle de l’artiste, du génie ou du petit prince à nul autre pareil. Faute de
singularité et de talent, d’une réalité profonde ou d’un Soi qui nimberaient
sa vision du monde et donneraient une griffe inimitable à son œuvre (C4,
355), Roquentin apparaît comme un individu sans personnalité (il lui
arrive de ne pas se reconnaître dans la glace), presque médiocre (qu’on
pense à la qualité de ses relations avec les femmes et avec son seul ami,

5. S. de B e a u v o ir, La force de l'âge, t.1, p. 123-24.


6. Ibid., p. 147-50, 154-56.
7. Ibid., p. 156.
8. Ibid., p. 156-160.
9. L’unité discernée par Sartre est exacte au niveau d ’analyse qui sera le sien
après guerre, soit le passage de la névrose littéraire à l’engagement politique. C ’est
pourquoi Sartre a pu décrire La nausée comme l’aboutissement de la théorie de
l’homme seul, dont il ne parvenait pas encore à sortir alors q u ’il en pressentait déjà
les limites (voir S, X. 176-77).
VERS LA PHÉNOMÉNOLOGIE 305

l’Autodidacte), voué à un quotidien sans relief (Bouville, ses cafés, ses


dimanches...) et à un travail d’érudit progressant avec peine sous la férule
de principes positivistes - tout le contraire du troisième fragment de la
Légende ou un monde intérieur, flamboyant et mystérieusement normé,
cherche un mode d’expression à la hauteur de sa différence. Roquentin se
sent de trop, s’inquiète de sa place dans l’univers et parmi ses semblables,
alors que l’artiste de la Légende se ferme au monde car il est persuadé
d’en constituer un à lui seul, et de nature supérieure : il tutoie l’absolu, se
défie de tout langage commun et croit pouvoir surmonter la contingence.
Dans La nausée comme dans plusieurs tentatives romanesques qui ont
précédé la Légende, Sartre plonge l’écrivain en devenir dans des péripé­
ties ou des souffrances qui favorisent son mûrissement (La Semence et le
Scaphandre, Une défaite, Er l ’Arménien) ; à l’inverse, le fragment de la
Légende consacré à l’homme seul témoigne (parmi d’autres textes incon­
nus à ce jour ?) du mythe proustien dont Sartre a reconnu l’influence : une
création esthétique dont toutes les composantes refléteraient la personna­
lité incomparable de l ’artiste, principe d’engendrement interne et secret -
celui-là même dont la Légende découvre les apories, encourageant Sartre
à rejoindre le réel après avoir tenté d’en faire l’économie. Alors que les
sonates de Vinteuil et les tableaux d’Elstir forment des univers autonomes
qui justifient le repli sur soi du narrateur de la Recherche car ils prouvent
« l’existence irréductiblement individuelle de l’âm e 10 » de leur créateur,
Roquentin entame un journal dont l’origine et la matière seront puisées
au-dehors, à l’instar de la biographie de M. de Rollebon. Non seulement il
ne prétend pas faire œuvre originale, mais il se met au service des « évé­
nements » qu’il tente d’élucider - c’est d’ailleurs le premier substantif qui
apparaisse sous sa plume (O R , 5). « Le sujet de La Nausée, avant tout,
c’est le monde », soit le seul sujet possible pour un écrivain digne de ce
nom, mais qui « n’est pas venu au début » du corpus sartrien parce que
l’auteur devait éprouver au préalable que la singularité de l’artiste doit
s’exprimer par son œuvre mais non donner lieu à une littérature « des
choses personnelles », se prendre pour thème ou pour objectif (CA, 292-
93, 196). La nausée enregistre ainsi la liquidation d’un fantasme élitiste
qui a tenté Sartre, et auquel il a d’autant plus facilement renoncé que son
correctif - l’artisan qui découvre et formule lentement une vérité prélevée
en dehors de lui mais que les autres méconnaissent quoiqu’ils la
pressentent (PCS, 161 ) - préserve le rôle de l’homme seul et lui donne un

10. M. P ro u s t. La prisonnière, p. 245.


306 CONCLUSION

pouvoir totalisant dont l’artiste proustien ne peut se prévaloir. Le troisiè­


me fragment de la Légende de la vérité enseigne à Sartre ce qu’il pressen­
tait, du moins si l’on en croit les avant-textes des Mots : à se prendre pour
objet de son œuvre l’homme seul risque d’être moins qu’ un homme, « le
premier d’une élite » mais en aucune façon un individu complet ; sa sin­
gularité lui permet d’accomplir ce dont certains sont incapables, mais non
ce que tous les hommes peuvent faire ou penser : il est « mutilé » " (PCS,
22, 160). Pour découvrir la surface métaphysique des faits et le sens qu’en
donne Roquentin, l’écrivain doit à la fois s’astreindre h la solitude (seul
moyen de se soustraire aux mortes vérités) et en sortir (sans quoi il n’aurait
d’autre discours qu’une infinie répétition de soi) : le Carnet Dupuis déve­
loppe les questions soulevées par l’échec relatif de la Légende, tandis que
La nausée leur apporte réponse.

À titre d’hypothèse, on peut ajouter que les apories de l’homme seul


ont eu des conséquences plus directement philosophiques. En rédigeant la
troisième partie de la Légende, sans doute début 1931, Sartre découvre
qu’il ne peut plus dépasser la contingence depuis qu’ il l’a posée en prin­
cipe. Alors que jusque-là sa propre existence échappait à l’absurdité parce
qu’elle était mythifiée par la figure de l’homme seul (et sans doute aussi
par l’idée de Salut par l’art, mais sur ce point les sources sont ambi­
guës '-’), la réflexion sur « les pensées d’un seul » montre qu’elles sont

11. Le mépris de Sartre pour la littérature des souffrances intimes éclate dans un
passage de La Semence et le Scaphandre qui ridiculise de jeunes poètes persuades
que la colère divine avait choisi leur génération « pour lui faire éprouver, à la fleur
de son âge, toutes les dures calamités de la vie » ; au beau m ilieu d ’un spectacle de
bas étage, ces poètes « décrivirent la forme de leur cœur : c’était tantôt un cimetière,
tantôt un vieux missel, tantôt une maison close, parfois un grand oiseau de mer.
Grosbezé, plus moderne, eut un succès lorsqu’il dit : M on cœur est un fromage de
Hollande / O ù je me calfeutre com m e un rat / Pour pleurer. » (EJ, 161).
12. Le salul par l ’Art ne nous concerne pas directement, car Sartre n’en a pas
tiré (ou laissé ?) de théorie philosophique à l ’époque étudiée ici : ce point est surtout
crucial pour une approche biographique ou totalisante de Sartre. Il reste que ce
thème croise forcément la dialectique de l ’hom m e seul et de la contingence, mais
sans nous éclairer - que du contraire. À en croire Les mots, Sartre aurait véritable­
ment cru à la rédemption littéraire ju s q u ’à ses vingt ans (M , 148) ; mais la représen­
tation de l ’œuvre d ’art q u ’il en avait tirée, h savoir « un événement métaphysique
dont la naissance intéressait l’univers » et qui justifiait sa propre existence, aurait
VERS LA PHÉNOMÉNOLOGIE 307

irréductiblement minées par la contingence, rongées à leur tour par cette


loi universelle de la nature : comme le peintre, l’homme seul peut tout au
plus irréaliser le contingent dans l’ordre du Beau, ouvrir une fenêtre sur
un monde alternatif. C ’est pourquoi le Carnet Dupuis et la première ver-

résisté une trentaine d ’années, soit ju sq u ’à la veille de la guerre (Ai, 149). Cette
seconde date est plus conforme à l ’évolution textuelle que nous essayons de
synthétiser, mais les Carnets de la drôle de guerre jettent un doute sur les deux
cléments de la thèse des Mots. Dans une tentative de périodisation de ses théories de
Part et de la morale, Sartre distingue en effet trois périodes. De 192! à 1929, il pro­
fesse que la vie est toujours ratée et construit « une morale métaphysique de l ’œuvre
d ’art », niais il reste secrètement convaincu que sa vie sera réussie puisque c’cst
celle d ’un grand écrivain ; de 1930 à 1935 environ, il commence à croire sincère­
ment que sa vie est perdue, mais celte croyance elle-même est infestée de mensonge
car destinée à mieux vivre la restriction de son champ de possibles ; enfin, de 1935 à
1937, la crise personnelle vécue par Sartre le contraint à se réfugier dans l ’absolu
métaphysique de l’œuvre, seule justification concevable d ’ une existence vouée par
principe à l ’absurde et à l ’ennui. Sartre note ainsi que sa théorie de la contingence a
joué un rôle déterminant dans sa morale du salut artistique, mais sans remarquer que
cette dernière corrélation dément son historique : pourquoi s’ inquiéter d ’un salut
avant 1924, pourquoi n ’y adhérer sincèrement q u ’en 1935-37, c ’est-à-dire plus de
dix ans après la découverte de la contingence ? La double étiologie des Carnets
bouleverse en tout cas la thèse de la névrose infantile : la rédemption littéraire prend
plutôt ici l ’allure d ’une théorie ad hoc (en 1935-37), ou d ’une rêverie à laquelle son
auteur ne croit pas vraiment car il reste trop lucide sur sa nature et trop résolu à
trouver l’ absolu dans le monde mêm e ( C D G , 268-75, 285-87). Quant aux Écrits de
jeunesse, ils achèvent de brouiller les pistes en faisant preuve d ’une étonnante am bi­
valence : com m e l’ ont souligné Contât et Rybalka en notant l'auto-ironie qui enve­
loppe la plupart des fictions de jeunesse, Sartre y conteste l ’écriture dans le geste
même où il la porte au pinacle et réciproquement ( E J , 58, 138-39). Si l ’on excepte
le passage d 'Er l ’Arménien où A pollon défend le dogme du salut par l ’Art avec
emphase, on enregistre tout au plus, au ternie d 'Une défaite, une pâle mise en de­
meure de faire son Salut ; pour le reste, la prédestination et la rédemption du génie
solitaire font surtout l ’objet de la lucidité dévastatrice d ’Organte, qui sait de l’ inté­
rieur quelles banalités et quelle faiblesse recouvre la vie d ’un supposé grand hom m e
{EJ, 330-31, 285-86, 252). Sartre n ’y aurait donc jam ais cru vraiment, sinon sous la
forme d’une rêverie compensatoire puis, dans Les mots, d ’une étiologie rétrospec­
tive, irremplaçable par sa puissance d ’intelligibilité ? O u Sartre y aurait toujours cru
sans en être jamais convaincu, sauf lorsque sa vie ratée, en 1935-37, ne lui laissait
d ’autre issue ? O n pourrait conclure de la sorte si Frédéric n’avait découvert « avec
stupeur » sa croyance dans l ’inversion du M al en Bien, son optimisme secret à se
voir souffrir comme si chaque douleur révélait un Ordre et l’ appelait de l’au-delà :
« Il pourchassa ce plaisir trouble de se sentir prédestiné à la souffrance. “Je n’ai
308 CONCLUSION

sion de La nausée prennent corps l’année même où s’achève la Légende


(1931), accélérant la déconstruction du mythe. D ’une paît, Sartre se résout
à écrire sur la contingence parce qu’il comprend que ce message métaphy­
sique déterminé est plus décisif que les méditations sur la vie et les œu­
vres des grands écrivains, sur une figurç, formelle et programmatique qui
conserve la ruineuse indétermination de la liberté d’Oreste : il a suffisam­
ment réfléchi à son destin d’homme de lettres et aux conditions de possi­
bilité de son œuvre future ; il est temps de passer à l’acte, d’accepter la
mise à l’épreuve1-1 (HC/M, 122-23 ; C’A, 220-21 ; OR, 1660). D ’autre part,
s’il entame ses écrits métaphysiques en essayant de sauver ce qui peut
l’être encore, d’éprouver ses schèmes esthético-philosophiques pour sépa­
rer le bon grain de l’ivraie, cette entreprise fera voler en éclats la coexis­
tence pacifique des deux thèses fondamentales, la nécessité et la contin­
gence, la grandeur et l’être de trop. Nous l’avons vu, Sartre s’attache
encore au salut par l’Art et à un arrière-monde d ’essences au moment où il
commence La nausée, mais il a cessé d’y croire quand il achève son
roman (CA, 295) : même s’il garde, comme auteur, une allégresse dont
Roquentin est privé, il condamne ce dernier à reconnaître son illusion, à
démasquer cet univers esthétique qu’il avait confondu avec le réel à force
de vouloir « être ». L’ouvrage projeté par Roquentin au terme de son péri­
ple pourrait certes le sauver dans l ’œil d ’autrui, donner à sa vie « quelque
chose de précieux et d’à moitié légendaire14 », mais il ne changera pas
grand-chose pour Antoine : il en viendra tout au plus à « s’accepter », et ce
« rien qu’au passé » (OR, 210). La contingence n’autorise rien de mieux :
à l’opposé des rêves du jeune Sartre, Roquentin ne constitue pas et ne
possède pas de fin absolue, pas plus que l’ouvrage qu’il imagine ne vise à
« en proposer une absolue aux hommes » (PCS, 418). Le message qui sera

même pas droit à cela, pensa-t-il, c’est Métaphysique.” Mais en ce jour il découvrit
avec effroi le fond mystique de sa nature » : la contingence est manifestement passée
par là, sans que nous sachions à quel degré ni à quel type de foi elle s’attaquait (£/,
282-83). Si nous avons quasiment ignoré le Salut par l’art pour nous focaliser sur les
relations entre la contingence et les fantasmes d’être ou d ’homme seul, c’est parce
que, sur ce dernier terrain, les textes de l’époque permettent une mise en ordre.
13. Les seuls écrits sur la contingence antérieurs au « factum » sont trop brefs
pour compter vraiment : il s’agit du Chant de la contingence (1926) et du poème
intitulé L'arbre (1930 environ).
14. M otif pour lequel, nous le verrons dans un instant. Sartre reproche à
Roquentin d’avoir cru jusqu’au bout à quelque Salut : si l’homme seul se meurt,
son cadavre bouge encore.
VERS LA PHÉNOMÉNOLOGIE 309

délivré aux contemporains prendra l’exact contre-pied des encourage­


ments d’Apollon à Er : ce livre détruira les illusions finalistes ou rédemp­
trices et les prétentions à conquérir l’absolu par l’art, illusions incapables
de survivre à la découverte de la contingence, sinon sous forme de fan­
tasme ou de consolation. La contingence a gagné la bataille contre Proust,
a repoussé le Beau vers l’irréel :

Au moment de La Nausée, j ’en étais déjà à penser que l’œuvre d’art est
imaginaire, mais elle était écrite à partir d’une théorie selon laquelle
l’œuvre d’art était un fait réel et métaphysique, concret, une essence
nouvelle qu’on donnait au monde. Alors, quand Roquentin pense qu’il
va être sauvé à la fin par l’œuvre d’art, il sc fout dedans. Il va aller à
Paris et puis il fera n’importe quoi mais il ne sera pas sauvé. Mais je
l’écrivais quand même en le lui faisant croire parce que ç’avait cté le
point de départ, l’idée première de la chose. (S, 59)

Significativement, La nausée constitue la dernière fiction dans


laquelle Sartre met un (futur) écrivain au centre de l’intrigue Encore cet
écrivain reste-t-il un biographe amateur et besogneux, et un romancier
virtuel ; en tout état de cause, rien dans son existence ne le prédestine à la
gloire, ses souffrances elles-mêmes étant parfaitement ordinaires. Il ne
conserve qu’un trait de l’homme seul, décisif il est vrai : la solitude préci­
sément, la résolution de n’en croire que ses yeux pour connaître les
choses, attitude qui le rapproche des thaumaturges exclus de la Cité l6.
Mais à la différence des prophètes et de l’artiste encombré de son Moi,
Roquentin admet q u ’il doit apprendre ci regarder, et décide de se sou­
mettre scrupuleusement à tous les « petits faits, même s’ils n’ont l’air de
rien » (OR, 5) : sa méthode est conforme à la modestie de son personnage,
dont la singularité n’est pas une menace pour le vrai puisqu’il ne croit rien

15. Par-delà les titres de jeunesse déjà cités, L'ange du morbide, Jésus la
Chouette cl Nelly mettent également un apprenti écrivain au centre de l’action, cette
fois pour railler sa médiocrité ou souligner son échec - voir en particulier les pages
42 et 45 des Ecrits de jeunesse pour L ’ange du morbide, les p. 55-57, 110 et 112-13
pour Jésus la Chouette, et les p. 363-69 pour Nelly. L’autoréférentialité des fictions
de jeunesse (interrogation de l ’auteur sur soi mais aussi de la littérature sur elle-
même) est par ailleurs mise en évidence dans les notices de Contât et Rybalka. qui
suggèrent qu’elle a peut-être retardé la maturation de l’œuvre sartrienne : cf. en
particulier EJ, 18.20-21,42.43 n. I, 137-39. 191. 194-96,371-72.
16. S. PF_ B e a u v o ir , La force de l'âge, 1.1. p. 54.
310 CONCLUSION

savoir et ne veut rien prouver a priori. Car sa singularité subsiste néan­


moins, et s’affiche même résolument comme telle : Roquentin ouvre un
journal à la première personne et se met en seène en chacune de ses chro­
niques ; à travers ce diariste c’est bien un individu, fût-il banal, qui nous
conte son histoire et qui sera seul à subir la nausée comme il la ressent :
Sartre ne profite pas des apories de la singularité nue pour s’installer dans
l’universel sans autre questionnement. Rétif à l’idée de s’en tenir aux vé­
rités objectives et de supprimer la personne qui sous-tend cette objectivité
(OR, 461), il ouvre avec Roquentin une alternative aux trois facettes de
l’homme seul qui l’avaient retenu jusque-là, il réinvente son modèle : il
crée un solitaire plus patient et rigoureux que Zarathoustra, plus oublieux
de soi que Proust, plus ouvert au sensible et à l ’anecdotique que Benda -
un solitaire résolu à découvrir le vrai là où personne n’aurait l’idée de le
chercher mais où chacun pourrait le trouver, dans l’étrangeté d’un galet ou
le retournement d’un estomac... Roquentin ne fait pas l’économie du
passage par le vécu, il ne prétend pas atteindre à l’universel et au raison­
nable comme le ferait un cartésien ou un voltairien ; il cherche à compren­
dre ce qui lui arrive, sans savoir ce qui en résultera, folie, sagesse ou
banalités. Égalitariste et rebelle aux états d’âme, convaincu de pouvoir
décrire et communiquer son expérience, l’universel est son horizon : il y
atteindra peut-être si son expérience mérite d’être prise en considération,
mais le fait qu’on ait trouvé son journal montre qu’il n’a pas tenté de le
publier (OR, 3). Il n ’a rien d’original à dire, ni personnalité à dévoiler ni
système philosophique à imposer : il se conçoit comme le médium de la
chose même, ce qui suppose que ce soit bien elle qui s’exprime à travers
lui et non lui à travers elle. Car Roquentin reste tout un homme, fût-il sans
qualités et sans entraves : comment s’assurer que ce n’est pas un nouveau
Bergson, qui prenait ses intuitions métaphysiques pour la parole même de
l’évolution créatrice ? Comment son Je peut-il prendre valeur de « nous »,
alors que l’intellectualisme ne connaît que l’impersonnalité du rationnel ?
La philosophie française étant impuissante devant ces questions, Sartre ira
chercher la réponse de l’autre côté:cteda frontière, à Berlin.
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TABLE DES MATIÈRES

TABLE DES MATIÈRES

Table alphabétique des sigles ..................................................... 5

IN T R O D U C T IO N : D ’UN LIVRE L’AUTRE........... 11

P R E M IÈ R E S E C T IO N
LE TEMPS DE LA CONTINGENCE 17

CHAPITRE I
SCIENCE, M ÉT A PH YSIQ U E, ESTHÉTIQUE 19
Liberté contre déterminisme ?, 20 - Sartre et la science, 24 - Défi
métaphysique, 26 - Inintelligibilité du déterminisme, irréductibi­
lité de la contingence, 31 - Par-delà l’en-soi et le pour-soi, 36 - Ni
Bergson ni Descartes, 38 - Troisième modalité temporelle, 42 -
Primat de l’esthétique, 45 - Esthétique de l’irréalisable, 49 -
Pourquoi le cinéma ?, 55.

CHAPITRE 2
L’ÉPREU VE D U R O M A N E S Q U E 63
Stratégies de dissimulation, 63 - La lettre sur l’arbre, 69 - Sartre
et Roquentin, 73 - Un philosophe au jardin public, 75 - Le détour
romanesque, 80 - Les thaumaturges : musique, cinéma, littéra­
ture, 89. - Une mélodie plutôt qu’un théorème, 94.

CHAPITRE 3
D E R O Q U EN T IN À FLAU BERT :
CO N T IN G EN C E D E L A CO N T IN G EN C E 100
Reclassements de la contingence, 101 - Les transcendantaux
subjectifs : Genet et Mallarmé, 106 - Contingence et liberté : le
cas Flaubert, 109 - Transcendantaux subjectifs, métaphysique
objective, 114.
TABLE DES MATIÈRES

CHAPITRE 4
LES FIG U RES D E L’ÊTRE 118
Libération du regard (1), 118 - Le Carnet Dupuis, 120 - La
physique mathématique, 122 - Le paradoxe de la puce, 125 -
Libération du regard (2), 129 - L’être comme nécessité, 131 —
Premier échec de l’être : la géométrie, 132 - Deuxième échec de
l’être : l ’Art, 134 - Troisième échec de l ’être : l’indistinction pla­
tonicienne, 140 - Quasi-victoire de l’être : les mots, 145.

CHAPITRE 5
L A SURFACE M É T A PH Y SIQ U E DES FAITS 149
L’individuel comme « surface métaphysique », 149 - Lucidité du
mythe, 152 - Le sens, transcendantal empirique, 155 - Le sens du
sens : Sartre et Merleau-Ponty, 160 - La recherche du concret,
163 - La totalisation : chose même ou fantasme ?, 167.

S E C O N D E S E C T IO N
POLITIQUES DE LA VÉRITÉ 173

CHAPITRE 1
PAR -DELÀ M A R X ET NIETZSCHE ;
UNE THÉORIE DES ID ÉO LO G IES 175
Un texte presque oublié, trois fragments posthumes sauvés, 176 —
La légende, première époque, 181 - L’origine des idéologies, 185
- Deuxième époque, 192 - Troisième époque, 195 - Science et
démocratie, 198 - Sartre nietzschéen, 201 - Dépassement maté­
rialiste de Nietzsche, 207 - L’esprit de sérieux, rejeton des
machines, 209 - Tentation idéaliste, 214 - De La liberté carté­
sienne à la Critique de la Raison dialectique, 216.

CHAPITRE 2
LE PEUPLE ET LES ÉLITES 221
La trahison des clercs, 222 - La grande peur des élites, 228 -
Exercices de matérialisme, 233 - Esquisse d’une éthique du
besoin, 237 - Sartre apolitique ?, 241 - Le sens de l’Histoire, 245.
TABLE DES MATIÈRES

CHAPITRE 3
L’H O M M E SEUL 252
De Zarathoustra à Roquentin, 253 - Second modèle de l’homme
seul : l’écrivain français, 261 - Entre communication et secret,
266 - Première cascade d’apories : la puissance, l’ universel,
l’unité, 270 - Aux sources de l’échec : une totalité sans divers,
278 - Retour des apories : solipsisme, mutisme, contingence, arti­
fice, 283 - L’élu et l’artisan, 287.

C O N C L U S IO N : VERS LA PHÉNOM ÉNOLOGIE ... 295

BIBLIOGRAPHIE 311
n croit souvent que la pensée de Sartre est
O née en 1933-34, à la lecture de Husserl. En
réalité, l’étude des essais de jeunesse, y compris
certains posthumes longtemps ignorés, révèle une
œuvre déjà en cours, dont les premières percées
sortent leurs effets jusque dans L ’Idiot de la
famille parce qu’elles prennent la forme de ten­
sions indépassables entre la positivité du perçu et
la supériorité heuristique de la totalisation et du
sens. Sartre a entrevu la contingence au cinéma
parce qu’il s’était forgé une vision du monde
idéalisée, à forte charge esthétique, dont il s’est
défait au fil d’un travail critique culminant avec
La nausée et qui a pris pour cible des pans entiers
du rationalisme. Il inaugurait ainsi une méthode,
faite de critique et d’autocontestation, qui explique
l’abandon de son premier grand essai philoso­
phique, une Légende de la vérité aussi ambitieuse
que La nausée et qui en livre une des clefs par la
mise à l’épreuve du modèle de l’homme seul,
dont Sartre fera son idéal jusqu’à la guerre. La
Légende de la vérité illustre brillamment la vision
sartrienne des idéologies comme revers implicite
de l’affrontement de l’homme avec la matière,
théorie qui dialogue avec Nietzsche et Marx et
n’a rien perdu de son actualité. Mais la Légende
laisse aussi le dernier mot à l’adversaire que
Sartre est supposé avoir méconnu entre tous, la
science, validée ici pour sa complicité profonde
avec la démocratie. Les textes préphénoméno­
logiques révèlent ainsi les principes ultimes de la
pensée de Sartre, métaphysiques et politiques, qui
ont facilité son passage à la phénoménologie.

Vincent de Coorebyter est notamment l’auteur


d’une édition critique de La transcendance de
l ’Ego parue chez Vrin et, dans la présente
collection, de Sartre face à la phénoménologie.
Autour de “L ’intentionnalité” et de "La trans­
cendance de l ’Ego”.

ISBN 2-87060-120-4

9 782870 601204

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