Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
SARTRE
AVANT LA
PHÉNOMÉNOLOGIE
Autour de
«La nausée»
et de la
«Légende de la
vérité»
OY ZIA
OUSIA.
SARTRE AYANT LA PHÉNOMÉNOLOGIE
Autour de «La nausée»
et de la «Légende de la vérité»
UNIVERSITÉS DE PARIS
BIBLIOTHÈQUE D E LA SORBONNE
Sibil
SU t/l,
¿.An 2£<H7?3Iô&
m t..
1154438540
in i mu il lin 11il ni mi ni
La publication de ce livre a été encouragée par une subvention
accordée p ar le Service de la langue française
de la Direction générale de la Culture et de la Communication
de la Communauté française de Belgique.
DU MÊME AUTEUR
Vincent de Coorebyter,
Sartre face à la phénoménologie. Autour de “L ’intentionnalité" et de “La trans
cendance de l ’Ego", Bruxelles, Ousia, 2000,696 p.
Juliette Simont et Vincent de Coorebyter (dir.),
Etudes sartriennes, n° 9, Retour critique sur L’Être et le Néant, Bruxelles,
Ousia, 2005.
SA R TR E
AVANT LA PHÉNOMÉNOLOGIE
Autour de «La nausée»
et de la «Légende de la vérité»
O Y 2 IA
OUSIA
E U R O R G A N sprl
Éditions OUSIA
Rue Bosquet 37 - Bte 3
B - 1060 Bruxelles
Tél. (322) 647 11 95
Fax (322)647 34 89
e-mail: ousia@swing.be
http ://www.eurorgan.be
DISTRIBUTION
11. Fac-similé de l ’édition originale de cet article, qui était repris dans les
Écrits de Sartre sous le titre « La théorie dé l’État dans la pensée moderne
française » et sous la forme d’une retraduction française de la traduction
anglaise du texte, ce qui altérait fortement la pensée de Sartre. Nous citerons
donc ce fac-similé, en suivant la pagination de 1927 reprise par l ’éditeur
(p. 25-37), mais en indiquant en outre les références correspondantes dans Les
écrits de Sartre.
12. Extraits (déjà publiés en 1982 par la même revue) de l’original français
d’entretiens publiés en intégralité et en anglais dans P. A. S c h il p p (éd.), The
Philosophy of Jean-Paul Sartre, Open Court Pub. Co., 1981.
INTRODUCTION
3. Sartre l’indique dans un dialogue avec Michel Contât (S, X, 208) : « Je vous
laisse publier les inédits qui sont complètement morts, comme ces écrits de jeunesse
que vous donnez dans la Pléiade et où je ne me reconnais même pas, ou plutôt, je les
reconnais avec une sorte de surprise, comme les textes d’un étranger qui m’aurait été
familier il y a très longtemps. »
4. Sur ce point voir £7, 35 ; ces inédits sont présentés en EJ, 22-28.
INTRODUCTION : D’UN LIVRE L’AUTRE 15
LE TEMPS DE LA CONTINGENCE
CHAPITRE 1
Vous savez que chaque instant dépend étroitement de ceux qui l’ont
précédé, qu’un état quelconque de l’univers s’explique absolument par
ses états antérieurs, qu’il n’est rien de perdu, rien de vain, que le présent
s’achemine rigoureusement vers l’avenir. Vous le savez parce qu’on vous
l’a enseigné. Mais si vous regardez en vous-même, autour de vous, vous
ne le sentez point : vous voyez naître des mouvements qui semblent
spontanés, comme l’agitation soudaine de la cime d’un arbre ; vous en
voyez mourir d’autres, comme des vagues sur le sable et leur force vive
semble mourir avec eux. Il vous paraît qu’un lien fort lâche unit le passé
au présent, que tout vieillit au hasard, en désordre, à tâtons. (ES, 548-49)
passé, puisque aussi bien « le déterminisme (...) pose que, tel phénomène
étant donné, tel autre doit suivre nécessairement » (/", 68). Dans ce temps
irréversible, tout se survit au moyen de liaisons contraignantes.
Selon Mészâros, Sartre tient le déterminisme pour le temps des
sciences de la nature, de l ’inerte ou de la matière, le royaume de la raison
analytique auquel il opposerait, dès L ’art cinématographique, les droits de
la conscience et de la praxis. Il se confirmerait donc, d ’une part que
l’ignorance sartrienne en sciences était abyssale et a retenti sur son onto
logie, d’autre part que Sartre a toujours identifié en-soi, matière et déter
minisme afin de leur opposer la liberté du pour-soi. C ’est la thèse d’un
interprète aussi attentif qu’Anton Manser, qui comme bien d’autres6 se
fonde sur la description de l’en-soi dans L ’être et le néant :
Il [Sartre] essaie d’exprimer Je fait (ou ce qu’il prétend être un fait) que
le monde, à l’exception du cas des esprits humains, est le domaine dans
lequel jouent les lois causales. (...) Les êtres humains, parce qu’ils ont
des corps, font partie du monde en ce sens physique ; en conséquence,
ils sembleraient aussi être non libres, être soumis à la loi de la causalité.
(...) Tout ce que j ’ai essayé de faire ici est de montrer le sens des
propositions de Sartre à propos de l’en-soi, et de soutenir qu’elles ne
sont pas aussi particulières qu’elles le semblent à première vue. Il y a
des difficultés évidentes, d’un point de vue scientifique, à accepter
certaines de ses assertions à propos de l’ordre causal ; il ne mentionne
pas le problème de l’indétermination dans la physique moderne. Ceci
est dû au fait que le monde ne l’intéresse pas, sauf dans la mesure où il
constitue un décor pour les activités des être humains7.
Sartre et la science
chimiques pour faire pièce aux dialectiques de la nature, mais il n’a pas à
s’embarrasser du problème de l’indéterminisme dans Fatomistique con
temporaine : cette controverse intra-scientifique n’enlève rien au fait que
la physique ressortit à la raison analytique ;
- de nombreux développements gnoséologiques" qui offrent une ré
flexion sur le statut et les conditions ontologiques de la vérité, sans pré
tention transcendantale à la manière de Kant ou de Husserl. Il ne s’agit
pas de fonder la physique ou les mathématiques mais d’élucider conjoin
tement l’être de la connaissance et l’être du sujet connaissant, de se de
mander ce que doivent être l’homme et le monde pour que la vérité et
l’erreur soient possibles. Inaugurée par la Légende de la vérité et reprise
par L ’être et te néant (dans son chapitre sur « La transcendance »), cette
préoccupation culmine avec Vérité et existence et se prolonge sporadique
ment dans la Critique de la Raison dialectique et L ’Idiot de la famille ;
- un régime de discours strictement ontologique, dont les temps forts
sont L’être et le néant et la Critique de la Raison dialectique et qui ne doit
rien à l’état des connaissances scientifiques. Car Sartre n’est pas White-
head, Teilard de Chardin ou Bergson : il ne prétend pas fonder sa pensée
sur les leçons de la science contemporaine, il 11e se risque jamais à
importer les données de la physique (qui concernent l’objet physique tel
qu’il se donne à un sujet physique) dans l’univers du philosophe (qui
pense le monde en général du point de vue de l’homme en général), ou
vice-versa. L’interminable plaidoyer de L ’être et le néant en faveur de la
liberté ne cherche aucun appui dans l’indéterminisme de la mécanique
quantique et n’adopte jamais les termes d’une certaine psychologie
soucieuse d’élucider les rapports de l’esprit et de la matière, du compor
tement et du système nerveux, de l’âme et du corps : confondant les plans,
ce genre de propos serait littéralement insensé pour un phénoménologue.
Sartre refuse donc d’accorder le déterminisme à F en-soi : la spécificité de
l’ontologie, « explicitation des structures d’être de l’existant pris comme
totalité », lui interdit de faire droit aux données scientifiques (EN, 358).
C’est pourquoi Sartre ne se prononce pas sur l’indétermination des phéno
mènes corpusculaires, mais désigne « le principe d ’identité » comme « loi
d’être de F en-soi » : ce n’est pas le déterminisme mais l’identité à soi qui
norme l’en-soi, ce caractère ontologique ultime le différenciant d’un pour-
soi voué à être ce qu’il n’est pas et à n’être pas ce qu’il est 1
2 (EN,
257-58 ;
C D G , 460 ; CSCS, 69). On notera d’ailleurs que l ’en-soi ne correspond
pas à la sphère ontique de la matière, à laquelle il faudrait opposer quelque
forme d’esprit : il s’agit d’un mode d’être fondamental qui échappe à ce
dualisme classique, comme en témoigne le fait que le passé relève de l’en-
soi alors qu’il est l’immatériel par excellence ;
- enfin, Sartre se risque à des « aperçus métaphysiques » aussi fugaces
qu’essentiels (EN, 711). Distincte de l’ontologie car définie comme réfle
xion sur les raisons d’être de l’être, comme réponse au « pourquoi » ulti
me, la question métaphysique chez Sartre débouche avec une rare constan
ce sur la même réponse : « la contingence absolue de l’existant », conclu
sion dont Sartre n’a pas l’exclusivité mais dont, plus que quiconque, il
s’efforce de tirer toutes les conséquences (EN,
358, 713-15, 359).
Défi métaphysique
Cette vision de la contingence doit sans doute une part de son assu
rance à Bergson Les premières réflexions sartriennes sur le cinéma se
placent sous l’égide de Bergson (EJ, 389) ; en outre, Sartre s’est converti
à la philosophie en lisant YEssai sur les données immédiates de la con
science sur la suggestion d’un professeur de khâgne : à l’époque, Sartre
découvrait dans ce livre une description fidèle de sa propre vie psychique,
soit une manière de vérité16. Or Bergson a conduit toute une génération à
se défier des concepts et du temps des horloges, comme à refuser le déter
minisme en psychologie (Essai sur les données immédiates de la con
science, Matière et mémoire) et en biologie (L ’évolution créatrice). Plus
précisément, YEssai sur les données immédiates a montré que le réduc
tionnisme scientifique substitue des grandeurs extensives et une causalité
mécanique à la dialectique vivante des qualités et de la durée : un lecteur
assidu de Bergson tiendra les données scientifiques pour un masque
trompeur. Aux dires mêmes de Sartre, Bergson a également conforté le
primat qu’il accordait à l’intuition comme source première de connaissan
ce : Bergson a montré que la connaissance commence avec l’intuition, que
nous devons « saisir le monde » et que la tâche du philosophe est d’expli
quer ses intuitions l7. Sartre partage donc la lutte bergsonienne contre le
scientisme et toutes les autres théories de la connaissance qui refusent les
intuitions métaphysiques, qui se défient de la chose même - qu’il appelle
ra souvent, comme Bergson, « l’absolu » puisqu’elle n’est relative à rien,
qu’elle déborde sa représentation. La métaphysique pouvant atteindre au
réel, le premier ennemi à combattre est le positivisme des savants qui
professe « la relativité de la connaissance et l ’impossibilité d’atteindre
après avoir été longtemps minimisée à cause de la sévérité des critiques de Sartre à
rencontre de Bergson, et ce malgré la mise au point de J. Hyppolite (« Du
bergsonisme à l’existentialisme », in Figures île la pensée philosophique, Paris :
Presses Universitaires de Fiance, 1971, t. I, p. 443-58). Comme le note A. C o h en -
S o l a l , Bergson a joué un rôle à la fois décisif - l’entrcc en philosophie - et
secondaire, puisque Sartre en est rapidement venu à penser contre lui (op. cit.,
p. 121 -22, 139-40), ce qui suppose néanmoins que Bergson reste une référence vive
pour Sartre. M. K a il maintient un juste équilibre entre influence et contestation,
sans prétendre épuiser les zones de contact entre les deux penseurs (« Sartre et
Bergson », Cahiers RÎTM, n° 5 (Etudes sartriennes 5), 1993).
16. VPP, 40-41 ; A. C o i i e n -S o l a l , op. cit., p. 121. Selon J. G e r a s s i , c’est Nizan
qui aurait fait découvrir Bergson à Sartre (Jean-Paut Sartre : Hated Conscience of
Mis Century, Chicago, London : The University o f Chicago Press, t. I, 1989,
p. 66). mais celte indication est démentie par le témoignage de Sartre même.
17. Déclaration de Sartre à J. G e r a ssi , op. cit., 1.1, p. 74.
SCIENCE, MÉTAPHYSIQUE, ESTHÉTIQUE 29
sel, dans les implacables équations d’une science mathématisée apte à dé
gager des relations nécessaires, mais il prétend voir ces relations à l’œuvre
dans la pâte du concret, comme si les choses mêmes, quoique individuées,
en étaient l’agent et le support. Sa double ambition est source d’échec :
alors qu’il se prétend apodictique, le rapport de cause à effet n’est ni
« visible » (quand nous regardons en nous ou autour de nous, ne se dé
voilent que des singularités sans liaison, sinon symbolique), ni « pensable »
(car il postule l’hétérogénéité des termes qu’il tente d’articuler) ; c’est « une
illusion inapplicable », un « monstre hybride » sans efficace (CD, 13) :
Nous citons soit la partie philosophique du carnet éditée dans les Etudes sartriennes
V/II, soit les notes directement liées à La nausée et publiées in OR, 1680-86.
26. Pour le recours aux catégories de la modalité dans L ’être et le néant, qui
prolonge les essais de jeunesse sur ce point, cf. J. S i m o n t , « Nécessité de ma
contingence », Les Temps modernes, n" 539, 1991, p. 92-100.
27. Sur ce jeu de consécutions et sa formalisation hégélienne voir ibid., p. 95-96.
SCIENCE, MÉTAPHYSIQUE, ESTHÉTIQUE 33
dont seuls certains y accèdent par décret divin, Leibniz incarne par
excellence cette tradition qui lie le possible à la liberté et à la contingence,
à ce qui pourrait aussi bien ne pas être. À l’inverse, rompant l’équation
qui le lie à la contingence, Sartre placerait plutôt le possible sous l’égide
du déterminisme. Nous nous exprimons au conditionnel parce que Sartre
n’achève pas explicitement ce parallèle entre le possible et le détermi
nisme ; mais il l’annonce en montrant que ces termes ont en commun
d’anticiper l’apparition d’un existant à partir de la position d’un autre
existant, ce que dénote parfaitement le concept aristotélicien de « puissan
ce », grâce auquel l’être semble receler la promesse de sa transformation
(EN, 142). Sartre repousse le déterminisme et le possible d’un même geste
car il entend réduire le réel à ce qu’il est, sans rien concéder aux formes
magiques de pensée (CD, 20 ; OR, 1684-85 ; EN, 142-44 ; CSCS, 74).
Bien avant de lire Hegel, il pressent qu’à admettre le possible il ouvrirait
la porte au nécessaire : en se définissant par son manque d’effectivité, le
possible suscite un « devoir-être » ou exigence de saturation du man
que28 ; penser le monde comme possible engage à conclure à sa nécessité.
C’est pourquoi le Carnet Dupuis corrige la triade kantienne de la modalité
avec une tranquille assurance : il reconnaît le sens spécifique du possible
mais le relègue dans le subjectif, le rabaisse au rang de « catégorie psy
chologique » (OR, 1685) ; à l’instar du déterminisme, ce n’est pas une
modalité de l’être mais une simple orientation de l’esprit ; le possible
nous trompe aussitôt que nous cherchons sa trace dans les choses, que
nous émoussons le tranchant de l’ontique par l’inoffensif ballet de la
logique, que nous écrasons la prégnance du réel sous les computations de
ridée). Le possible est un être de pensée29, il s’évanouit aussitôt que nous
1934 (ibici, p. 99). Sartre n ’a donc pu s’inspirer directement de ces textes dans le
Carnet Dupuis, du moins si nous datons coiTectement ce dernier en l ’estimant écrit
en 1931-1932 (voir chapitre 4). Par contre, Sartre a pu rencontrer cette thèse sous
d’autres formes : dans un article de Lcnoir qui analysait la conférence de Bergson
pour la Revue de métaphysique et de morale (1921) ; dans te très remarqué Bergson
de Jankélévitch (1931), qui consacre son chapitre VI aux idées fausses de néant et
de possible qui nourrissent l’illusion de rétrospectivité (V. J a nk elev it ch , Bergson,
Paris : Presses Universitaires de France, « Quadrige », 1999, p. 215 sq. en particu
lier) ; enfin et surtout, au chapitre IV de L ’évolution créatrice (1907) ou dans l'arti
cle de la Revue philosophique dont il est tiré (1906), où la critique du néant enve
loppe une démonstration sur le caractère purement idéal, psychique, du possible, qui
constitue peut-être la source directe de la thèse sartrienne (voir H. B e rg so n , L ’évo
lution créatrice, Paris : Presses Universitaires de France, « Quadrige », 1994,
p. 285, 294), Soulignons aussi que L ’être et le néant ne réduira plus la catégorie du
possible à une simple donnée de notre subjectivité psychique, thèse qu’il soumettra
ii une autocritique indirecte, dirigée contre Spinoza et Leibniz (EN, 140-41) :
l’identifiant au manque et à la liberté, Sartre discerne alors dans le possible une
structure ontologique éprouvée dans ses effets de réel (EN, 142). Mais il refusera
toujours d ’accréditer des compossibles fondés sur une dialectique de la nature, ainsi
que d’accorder à l’en-soi quelque tension vers le futur ; s’agissant de la nature,
Sartre tient le possible soit pour mythique soit pour dérive, simple reflet des possi
bles du pour-soi (CD, 19 ; EN, 141 ; CDG, 345 ; CSCS, 74). Il en ira de même dans
la Critique de la Raison dialectique, qui intègre le possible comme structure de la
praxis mais récuse les possibilités idcclles, effets de notre ignorance (CRD, II, 50).
30. J. C olette , L'existentialisme, Paris : Presses Universitaires de France, 1994
p. 91.
SCIENCE, MÉTAPHYSIQUE, ESTHÉTIQUE 35
autre monde n’est possible que le nôtre est contingent, sa présence précé
dant toute pensée sur ses conditions de possibilité, donc empêchant toute
a d é q u a tio n avec un schème idéel inaugural (CD, 20). La notion de facticité
ou nécessité de fait ne brouille pas l’opposition entre le contingent et le né
cessaire : elle la confirme au contraire, l’être ou le fait (la contingence) re
jetant son contraire dans le non-être (le possible, simple catégorie mentale
dont on prétend dériver l’être, alors que l’être ne dérive de rien : il est, sans
plus). Comme chez Bergson31, la cosmogonie sartrienne évoque une nais
sance sans géniteur, saturation ontologique intemporelle et instantanée qui
rejette le néant, le temps et le possible dans son sillage plutôt que de les
ériger en transcendantaux : auto-engendrement d’un Être pas même précé
dé par son absence, car l’absence affadirait le scandale en affligeant l’être
d’un excès de consistance (si elle le suscitait comme le voulu ou le requis)
ou d’un défaut d’étance (si elle le réduisait à un compossible, simple
rejeton du coup de dé originel). La nausée y reviendra, mais aussi L ’être et
le néant : « en un mot, Dieu, s’il existe, est contingent » (EN, 124).
2/ Mais s’il n ’est pas d’autre monde que le nôtre, ce dernier n’est pas
nécessaire pour autant : conclure de la sorte reviendrait à sanctionner une
nouvelle confusion des catégories, à ramener le réel au nécessaire sous
prétexte d’avoir évacué les possibles. C ’est l’erreur commise par Spinoza
et par Kant, appuyée sur la conviction selon laquelle seule notre ignorance
nous fait croire que les choses auraient pu être différentes de ce qu’elles
sont : « en ce cas, le possible n’est qu’un stade subjectif sur le chemin de
la connaissance parfaite », qui s’évanouit en même temps que notre igno
rance pour céder la place au nécessaire (EN, 140). À force de dissoudre
l’être dans le connaître, dans un jeu de causes, de forces et de fins qui dé
montre que le monde n’aurait pu se présenter autrement, on conclut que ce
qui est - et qui n’aurait effectivement « pas pu être autrement » puisqu’il
n’y a pas de compossibles - est nécessairement : le savoir pulvérise ainsi
la contingence pour laisser place à l’apodictique (CD, 20 33)- Or (il faut y
31. Cf. note 29 ci-dessus, Bergson développant d’un même geste sa critique du
néant, du possible et du créationnisme, soit l ’idée d ’un non-être originel tramé de
possibles attendant un acte démiurgique pour les faire passer à l’être : si elle possè
de ses accents spécifiques, la cosmogonie sartrienne d'une naissance sans géniteur,
située en deçà des catégories de la possibilité et de la nécessité, n’aurait peut-être
pu s’affirmer sans la critique dévastatrice de Bergson.
32. Ce passage vise le scolie I de la proposition X X X III du Premier livre de
L'éthique.
36 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE
nausée. L’en-soi est certes contingent, mais par contraste avec l’insoute
nable légèreté du pour-soi il se signale par sa massivité, sa plénitude, sa
saturation interne ; situé par-delà l’activité et la passivité l’en-soi relève de
l’inerte, d’ une position d’être sans origine et sans terme, se perpétuant par
positivité reconduite, tandis que la contingence révèle que « toutes choses
tendent à mourir » (EN, 32-34 ; EJ, 434). Alors que L'art cinématographi
que et La nausée tiennent choses et hommes pour mollesses et faiblesses,
la systématique de L ’être et le néant exacerbe la « totale positivité » de
l’en-soi et l’oppose au néant qui corrode le pour-soi (OR, 158 ; EN, 121,
116). Mais dans la mesure où, comme nous le montrerons dans un instant,
le déficit d’être du contingent est rigoureusement corrélatif de son excès,
un second contraste s’ instaure avec Pen-soi : La nausée montrera qu’à
l’instar du mouvement des arbres et des vagues dans L ’art cinématogra
phique, l’être contingent s ’affirme et se réaffirme dans un grouillement
sans rime ni raison, alors que l’en-soi se précède toujours déjà dans une
inerte persévérance d ’être ; le présent de la contingence prend l’apparence
d’une autoproduction arbitraire tandis que l’en-soi fait signe vers Péternel,
« échappe à la temporalité » (OR, 157 ; EN, 34).
Ni Bergson ni Descartes
finalisme vitaliste de Bergson, qui se prête aux termes les plus lyriques, et la vision
sartrienne de l’Existence.
40. Nous pensons au classique de G. P oulet , « “La nausce” de Sartre », in
Études sur le temps humain, III. Le point de départ, Paris : Pion, 1964, texte synthé
tisé et prolonge par J. Deguy, Jeon-Pou! Sartre. La nausée, Paris : Gallimard, 1993,
p. 55-59.
41. Cf. 5, /, 23 ; EN, 32, 176-80 ; CPM, 64, 160, 456, etc.
SCIENCE, MÉTAPHYSIQUE, ESTHÉTIQUE 41
44. Cf. ES, 733-34. Même chose à propos du cinéma en général dans Ai, 101-102.
45. Voir IF, II, 1386-87, ou S, IV, 44-45.
46. Sur la dialectique du prévisible et de rimprévisible dans la musique, cf.
QMM, 242-44, 252-53, ainsi qu’un rapide parallèle entre musique et tragédie en
CDG, 527.
47. Pour un rapprochement entre les thèses de L ’art cinématographique et la
réflexion de Sartre dramaturge on se reportera aux articles réunis dans Un théâtre
de situations, qui sont traversés par les thèmes du temps, du destin et de l’irréver
sibilité et qui proposent différents contrepoints avec le cinéma (TS, 26, 93-97, 146,
207-208, 267-68).
48. Cette complicité permet à une genèse déterministe d’apparaître sous les
traits simultanés du causalisme et du finalisme ; se crée alors un fétiche nommé
processus, dont la Critique de la Raison dialectique analyse la séduction en des
termes proches de L'art cinématographique (CRD , I, 789-90).
49. S. de B e a u v o ir , La force des choses, Paris : Gallimard, 1980, « Folio », 1.1,
p. 276.
SCIENCE, MÉTAPHYSIQUE, ESTHÉTIQUE 45
Primat de l ’esthétique
Le déterminisme (...) pose que, tel phénomène étant donné, tel autre
doit suivre nécessairement. Le fatalisme pose que tel événement doit
arriver et que c’est cet événement futur qui détermine la série qui
mènera jusqu’à lui. (IK, 68)
50. L’ambition de forger un système esthétique n’a jamais quitté Sartre : ce pro
jet fut inlassablement poursuivi (entre autres à travers les articles critiques repris en
Situations) mais jamais achevé, comme Sartre le regrette peu avant sa mort (PA, 15)
tout en considérant que l’essentiel était de toute façon déjà présent dans ses écrits et
qu’il n’avait pas à imiter Hegel (VPP, 43).
51. La Légende de la vérité, les Écrits de jeunesse et La force de l ’âge
témoignent de ce contraste.
SCIENCE, MÉTAPHYSIQUE, ESTHÉTIQUE 47
beau signifie qu’il ne répond pas aux exigences de l’Art - « rien n’est
beau sauf ce que font les hommes » (E J, 330) -, mais cela n’implique
nullement qu’il soit laid. Le monde de la contingence peut parfaitement
être harmonieux, tandis que rien n’interdit à un cinéaste de nous proposer
des images repoussantes : cela n’importe pas, l’esthétique sartrienne né
gligeant les catégories du plaisant et du déplaisant, du noble et de l’abject,
qui ressortissent à la forme ou au contenu et non au sens54. Sartre dénon
cera d’ailleurs le réalisme nihiliste de Flaubert et de Renard, école
d’esthètes délicats qui jugent la matière « morveuse et sinistre » et se
réfugient dans « une conception toute formelle de la beauté », les grâces
du style étant priées de racheter la laideur de l’objet décrit (S, I, 287). Le
Beau selon Sartre transcende les exigences formalistes ou sensitives car il
relève d’un idéal métaphysique, d’une norme secrète : Sartre identifie le
réel à un désordre parce qu’il le juge à partir d’une exigence a priori, d ’un
fantasme d’Ordre absolu, ce qui l’oppose encore à Bergson” . Appliquée à
L’art cinématographique, l’exclusion mutuelle du beau et du réel vaut
opposition du fatal au contingent ; mais la formule pourra voyager de
texte en texte, s’appliquer au couple liberté/tragédie comme à d’autres
encore, car sa signification est plus large : le réel ne sera jamais beau par
principe, les choses et les hommes n’étant que ce qu’ils sont alors que le
Beau s’inscrit toujours au registre de l’impossible, de l ’irréalisable.
Esthétique de l ’irréalisable
L'être et le néant (p. 610-14) mais sortira ses effets par la suite, notam
ment dans le Saint Genet et les Réflexions sur la question juive. Au sens
ontologique, l’irréalisable désigne un destin qui m ’est imposé par autrui et
que je ne peux ni récuser (Genet est un voleur puisqu’il a volé), ni réaliser
(même s’il vole encore, Genet ne sera jamais ce qu’il se fait être) : ce
destin restera un « irréalisable-à-réaliser », un impératif intériorisé par ma
liberté comme limite indépassable car il révèle mon incapacité à devenir ce
que je suis censé être (EN, 612). La judéité en constitue un bon exemple :
comment ne pas admettre que l’on est ju if si l’on possède une indiscutable
ascendance juive ; mais comment « être » juif si la judéité est un mythe
antisémite et que l’ontologie nous apprend que l’on n ’« est »jamais rien ?
Or cette notion ontologique d’irréalisable est d ’origine esthétique,
c’est-à-dire complice de structures temporelles. Sartre la développe pour
la première fois pendant la « drôle de guerre » en méditant sur le fait que
sa dernière permission n’avait pas atteint la grâce espérée, la qualité d’une
mélodie (CDG, 412-14, 419, 422-25) ; il va même jusqu’à noter que « la
beauté de l’événement » constitue son « irréalisable propre », le fantasme
directeur de son existence entière (CDG, 527). Généralisant cette pre
mière approche, Sartre affirme, non qu’il est impossible d’atteindre l ’Art,
mais que l’Art atteint l’impossible, fait descendre l’irréel dans le réel :
57. Genet et Flaubert fuient d ’abord la praxis pour échapper à une situation sans
issue, mais le passage par une »'réalisation exacerbée (le Mal, l ’esthète ; l ’acteur, le
Garçon) révèle son insuffisance et appelle réparation, ce qui prépare l ’accès à la
praxis artistique. L’imaginaire doit alors vaincre la résistance du réel, c’est-à-dire
SCIENCE, MÉTAPHYSIQUE, ESTHÉTIQUE 51
les uns aux autres, comme la profondeur de tout élément pris en parti
culier et comme le sens indisable de l’ouvrage entier qui le manifeste
et qu’il déborde de son infinité. (IF, I, 971)
63. Faut-il en déduire, soit que nous attribuons h Sartre l’esthétique de Flaubert,
soit que Sartre prête ses obsessions à « l’Idiot de la famille » ? Ni l’un ni l’autre :
Sartre retrouve les grandes lignes de son esthétique chez Flaubert, mais les traduit
dans son propre langage ; ce ne sont pas scs affects mais ses catégories philosophi
ques qu’il plaque sur la pensée de Flaubert comme sur celle de Mallarmé ou de
Genet (on s’en convaincra en relisant SG, 636-37, ou en parcourant le recueil (le
citations que J.-F. L ouette a réunies sous le titre de « Beautés de Sartre », Maga
zine littéraire, n" 282, 1990, p. 46). Mais ceci ne signifie pas que Sartre phagocyte
tout le monde et n'importe qui. Dans le cas du « Flaubert », on peut parfaitement re
pérer les lignes de fracture entre Sartre et les auteurs qu’il commente : Sartre rompt
l’identification entre l’Art et le Mal (il l’évoque des 1928 - voir FJ, 328 -, la dé
veloppe dans le Saint Genet mais ne la reprend toujours pas à son compte en IF. II,
1578), récuse les esthétiques de la totalisation en extériorité (Kant, Valéry, etc. : voir
IF, I, 970, le développement kantien (.VIF, II. 1948 reflétant le point de vue de Flau
bert). et développe une longue critique du romantisme et du Parnasse dans le troi
sième tome de L'Idiot. On ne peut donc confondre ce que la philosophie de Sartre le
met en mesure de penser - par exemple l’équation entre l ’Art et le Mal, contestation
du rccl par une liberté en quête d ’un irréel - avec ce qu’il pense effectivement.
54 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE
64. C ’est une des raisons pour lesquelles Sartre récuse les mixtes, fusions trop
immédiates, faciles et apaisées des dimensions contradictoires de l ’être. L’article
sur Wols illustre le contraste entre une esthétique du sens approché, précaire et
invisible et le recours au mixte, « inerte ambivalence que je pourrais sereinement
constater » (5, IV, 432). (Nous avons tenté de cerner les motifs de la récusation des
mixtes en général, qui explique l’apparente inclination sartrienne pour les dualis
mes, dans notre Sartre face à la phénoménologie, p. 276-279.)
65. C R D , I, 162-63 distingue formellement totalité et totalisation, en s’appuyant
sur des exemples de nature esthétique.
66. L’indissolubilité de ces deux caractères est manifeste en ¡F, II, 1832.
SCIENCE, MÉTAPHYSIQUE, ESTHÉTIQUE 55
p ou rqu oi le cinéma ?
67. 0 4 , 289-91 livre sur cc point un écho tardif aux thèses de jeunesse.
68. C ’est pourquoi, trente ans après son discours, Sartre salue dans Les Abysses
!a « première tragédie » cinématographique, qui rompt enfin avec les « lentes
rivières babillardes qu’on voit traîner sur nos écrans » (ES, 733). Il y a évidemment
56 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE
71. Sur les caractéristiques du Carnet M idy, daté par Michel Sicard de 1924,
voir E J , 437-42.
72. Selon Sartre, une rubrique « contingence » aurait été ouverte dans le Carnet
Midy : « j ’y ai consigné, de lettre en lettre, mes premières pensées : A, abus ; V,
vertige ; etc. ; de sorte qu’on pouvait y lire, en tout petits caractères, fa première
conception de ma théorie de la contingence » (in F. Jeanson, Sartre dans sa vie,
Paris : Seuil, 1974, p. 293). Il semble pourtant que Sartre sollicite sa mémoire
puisque le Carnet Midy ne comporte ni rubrique « abus », ni rubrique « vertige ».
73. E J , 445-47 ; d’autres passages du Carnet ( E J , 469, 493-94) sont à rappro
cher de ces pages, qui annoncent également le texte que Sartre développera peu
après sous le titre à'A pologie pour le cinéma.
60 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE
74. Celte formule est sans doute une citation puisque Sartre l’assortit parfois de
guillemets.
75. Sur le manuscrit de YApologie, voir l’introduction et la notice de Contât et
Rybalka in EJ, 27, 3S5-S7. On trouvera le texte de VApologie aux pages 388-404
des Ecrits de jeunesse. Nous aborderons ce texte aux seules fins de vérifier la
genèse des idées sartriennes ; signalons dès lors qu’il a fait l ’objet d’une analyse à
voix multiples, confrontant Sartre à Bergson et à Deieuze, dans un aa id e de Daniel
Giovannangeli, « Le philosophe et le cinéma », repris in D. G iovannangëu, Le
relard de la conscience. Husserl, Sartre, Den ido, Bruxelles : Ousia, 2001, p. 81-95.
76. Ait du mouvement {EJ, 388-89), dialectique du prévisible et de l ’impré
visible (EJ, 389), continuité indivisible et concrète contrastant avec le théâtre (EJ,
390-91), techniques propres à donner la sensation de l’ensemble (EJ, 393-97), etc.
SCIENCE, MÉTAPHYSIQUE, ESTHÉTIQUE
L’ÉPREUVE DU ROMANESQUE
Stratégies de dissimulation
dans les livres », le Beau est irréel : le roman est un mensonge que l’on
promène le long d’un chemin (OR, 44-50). Si cette conclusion s’est impo
sée à Roquentin grâce à l’Autodidacte, Anny s’en était avisée de bonne
heure mais avait refusé d ’en rester là. Puisque la vie n’offre pas d’aventu
res, elle avait choisi de les provoquer, de les forcer : le repérage inquiet de
« situations privilégiées » grosses de promesses, leur métamorphose vo
lontariste en « moments parfaits » qu’un simple détail pourrait faire capo
ter, valent tentative de faire descendre le fatal dans le réel (OR, 69-70, 75-
76, 167-80). Or ce processus sonne toujours faux : comme la femme de
mauvaise foi devant l’homme qui lui fait la cour (EN, 94-95), Anny se
ment en se donnant l’illusion du sublime ; c’est précisément parce qu’elle
sait que le sublime n’existe pas qu’elle se met en peine de le créer (OR,
176). Dans l’économie générale de La nausée, Anny incarne le dernier
essai de sollicitation active du futur2 ; s’il est inutile de se créer des aven
tures, si le réel prend le pas sur le nécessaire, seule l’attente passive de
l’inattendu peut encore offrir une perspective de fuite, une épochè du pré
sent au profit de l ’à-venir, page blanche qui reste à écrire puisque « tout
peut se produire, tout peut arriver » (OR, 92). Mais si l’avenir se laisse
pressentir, rien n’arrive jamais qui nous ferait changer de régime d ’être ;
l’indétermination du futur confirme la faillite du déterminisme, sans offrir
2. Ce qui n ’empêche pas le processus lui-même de faire fond sur une passivité
illusoire, sur un fantasme destinai excellemment restitué par G . H a a r s c h e r (op.
cit., p. 32-33), Ce mixte d’activisme et de passivité finalisée distingue Anny,
personnage fictif, de son modèle à savoir Simone-Camille Sans, le premier amour
de Sartre, surnommée Toulouse par ce dernier, rebaptisée de « Camille » dans les
mémoires du Castor mais connue à présent sous le nom de Simone Jollivet. Des
différents personnages inspirés par « Camille », seule Anny, en raison de la pré
gnance de la problématique temporelle dans La nausée, est hantée par une figure de
la fatalité ; la Cosima d'Une défaite est également en quête d ’illusions oniriques
fondées sue un abandon aux rites et aux symboles, mais ces illusions sont moins
structurées que les « tragédies instantanées » et la « rigoureuse » unité recherchées
par Anny. Par ailleurs, quoique Anny soit à deux doigts de faire la même découverte
que Roquentin, elle n ’assume pas sa vie au présent : une fois revenue du mythe
finaliste des moments parfaits, elle s’attache au passé. (Voir OR, XLV, pour les
multiples identités de Simone Jollivet ; OR, 1790-92 et EJ, 197, 528, pour la filia
tion Jollivet/Cosima/Anny ; CDC, 413-14, pour la lucidité de Sartre à l’égard de la
mystification des moments parfaits ; OR, 169, 174 et EJ, 211, pour le parallèle entre
Anny et Cosima ; OR, 179-80 et J. D eguy, op. cit., p. 112. pour le basculement
d’Anny vers le passe ; D. Bair. Sf/uouf de Beauvoir, Paris ; Fayard, 1991, p. 187-
88, pour la carrière théâtrale tentée par Simone Jollivet.)
L’ÉPREUVE DU ROMANESQUE 67
rem ment notre propos de la manière la plus nette : la plupart des inter
prètes y ont vu « le témoignage direct d’expériences attribuées dans lç
roman au personnage de Roquentin* », le philosophique s’abîmant ainsi
en une expérience subjective qui, de surcroît, suspend la contingence à un
tête-à-tête avec un marronnier plutôt qu’avec un film.
De fait, à lire cette première édition partielle, la cause semble enten
due : Sartre a découvert « ce que c’était qu’un arbre » face à un marron
nier sur lequel il s’est acharné en vain, tentant de « faire de cet arbre (...)
autre chose que ce qu’il est » à coup de comparaisons littéraires toujours
insatisfaisantes ; l’arbre a opposé avec entêtement son irréfragable présen
ce, à l’instar de la racine de La nausée qui refuse de se laisser réduire à sa
fonction de pompe aspirante (OR, 153). Mais la publication intégrale de la
lettre en annexe des Œuvres romanesques (OR, 1686-88) ou dans la cor
respondance avec le Castor (¿C, I, 45-51) brise cette filiation et révèle la
circularité des psycholectures, qui rapprochent des contenus au détriment
des logiques formelles. En traitant a priori deux textes quelconques (ici,
une lettre et un roman) comme deux fragments d’une même œuvre auto
biographique, comme le récit de deux expériences existentielles advenues
au même individu et dont le contenu seul importe puisqu’un récit auto
biographique s’organise autour de faits vécus, la psychocritique ne s’atta
che qu’aux similitudes factuelles susceptibles de confirmer ses présup
posés. Pétition de principe qu’une lecture non prévenue permet de déjouer,
y compris dans le cas qui nous occupe : il suffit de lire la version intégrale
du texte pour comprendre qu’il ne livre pas la bouleversante révélation de
la contingence que Sartre aurait prêtée ensuite à Roquentin.
Toute la lettre en effet respire la référence littéraire et la parodie de
journal intime h vocation posthume, au point que Sartre ironise sur cette
clé de lecture. En laissant entendre qu’il juge « précieux pour [sa] biogra
phie » qu’on en sache plus long sur son rapport aux arbres et aux cathédra
les, Sartre lance un clin d’œil au Castor, parfaitement au fait de ses rêves
de gloire posthume ; mais il se soucie tellement peu de fournir ces
matériaux biographiques que nous ne saurons jamais, à lire sa lettre, « ce
que c’était qu’un arbre ». D ’arbre pourtant il est bien question, mais pas
comme préfiguration de la racine de La nausée : comme évocation mo
queuse d’une pratique littéraire que Sartre pourfendra encore dans l’article
sur Ponge et dans Les mots (S, /, 227). Car aller voir un arbre, « choisir sa
victime et une chaise », puis « contempler », c’est reprendre pas à pas le
Sartre et Roquentin
Tout ceci pourrait ne pas suffire à ébranler le postulat qui sous-tend les
psycholectures, postulat parfaitement résumé par Herbert Spiegelberg :
« certaines de ses formulations sont tellement frappantes et poignantes
qu’elles sont clairement le miroir de sa propre expérience16». À cet ultime
argument, il faut opposer ce que les psychocritiques eux-mêmes ont mis
en évidence : loin de mettre ses souvenirs en scène, de reproduire ses
schèmes existentiels dans ses fictions, Sartre dramatise des intuitions
qu’il a vécues en réalité dans un calme assez philosophique 17 ; il cherche à
affecter le lecteur en recourant au mensonge et à la mystification1S. Sartre
l’a reconnu, le recours aux artifices et la capacité à émouvoir sans être
ému sont la condition du travail romanesque, voire de la phénoménologie
(CDG, 375 ; LC, II, 12-13) ; les Lettres au Castor et les Carnets de la
drôle de guerre reviennent d’ailleurs inlassablement sur la part d ’inven
tion qui transit Les chemins de la liberté. Mais il ne s’agit pas seulement
d’un impératif hypothétique, du prix à payer pour atteindre la réussite ro
manesque : Sartre « aime ces artifices », il est « menteur par goût », sans
quoi il n’écrirait pas ; dans son entretien avec Madeleine Chapsal il va
jusqu’à montrer que la transfiguration du réel est au principe de l’écriture,
qui accomplit un miracle en faisant passer le vécu au registre du signifiant
(CDG, 375 ; S, IX , 36-38).
Comment expliquer dès lors que des interprètes aussi attentifs aux
roueries sartriennes que Suzanne Lilar puissent lui reprocher sa naïveté, la
candeur avec laquelle il se dépeindrait dans ses romans ? Dans le champ
des psycholectures en effet, il n’est pas rare de trouver ces deux assertions
sous la même plume : [1] Sartre ne cesse d’être sincère au sens gidien du
19. E. B a riue r illustre cette double analyse qui frôle la contradiction (Lespérils
camarades. Essai sur Jean-Paul Sartre el Raymond A ron, s. 1., Julliard/L’âge
d’homme, 1987, p. 127-43).
20. On sait aujourd’hui que le manuscrit porte bien le terme « décrive », et non
« d’écrire » comme l’indique l’édition blanche des Mots (voir PCS, IX).
21. Déclaration de Sartre à F. J ean so n , Sartre dans sa vie, p. 297.
22. ¡bid., p. 120.
L’ÉPREUVE DU ROMANESQUE 75
d ’ A n t o i n e : c’est pourquoi Sartre peut publier des livres sinistres sans être
23. Cf. CDG, 593-95 ; M, 209-10 ; OR, 1698-99 ; etc. Cet aveu a retenu Contât
et Rybalka, qui en ont exploité les ressources ; il permet de faire le point sur le
rapport Sartre/Roquentin et de rendre compte de l’ambiguïté du final de La nausée,
puisque Sartre ne croyait plus au salut par la littérature au moment où il achevait
son premier roman (OR, 1662-64, 1672-73). Il reste que c’est Sartre qui prend ainsi
ses distances avec Roquentin, et que cette leçon menace à son tour de se figer en
version officielle : au rebours des Mots, nous avons montré dans Sartre face <v la
phénoménologie que Sartre n ’a jamais cru tout à fait à sa mystique littéraire.
24. Sartre s’est souvent expliqué sur ce travail du style ou du roman, opération
magique par laquelle un monde se phénoménalise de toutes pièces jusqu’à donner
l’illusion d ’être effectivement présent entre les lignes : voir surtout EP, 22-26 ;
M, 117-18, 151-52 S’,/X , 43-47,53-55.
76 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE
l’existence, substance absolue qui n’est bornée que par elle-même, n’est
suspendue ni à YEus causa sui ni au Néant, et ne se laisse ni prédiquer ni
réduire au rang de prédicat réel28 (OR, 157, 150-51). Par-delà Husserl, le
célèbre « j ’ai compris, j ’ai vu » qui ouvre la scène de la racine rappelle le
primat kantien de l’intuition sur le concept. Seule la rencontre effective
entre l’être et la sensibilité donne sens aux catégories ; pour Sartre comme
pour Kant, « personne n’a encore pu définir la possibilité, l’existence et la
nécessité autrement que par une tautologie manifeste, toutes les fois que
l’on a voulu en puiser la définition uniquement dans l’entendement pur 29 ».
C’est pourquoi l’apparition de l’existant prend figure de qualité résiduaire,
indicatrice de sa non-déductibilité : loin d’être glorieuse ou triomphante
comme chez Nietzsche, Bergson et tant d’autres w, loin de faire l’objet
d’une saisie ou d’une théorisation spécifiques, la spontanéité du contingent
signale la défaite de la pensée, l’échec de la raison face à l’absurde ; elle
désigne un espace dessiné en creux, un au-delà de la représentation, une
sphère d’être pur irréductible au connaître (OR, 155, 157, 153). Roquentin
peut bien érafler la racine d’un coup de pied afin de « jouer avec l’absurdité
du monde », il ne s’agira précisément que d’un jeu qui laissera l’être intact
(OR, 154) : il en va de même pour le métaphysicien selon Kant, réduit à
jouer avec des représentations qui n’atteindront jamais l’inconditionné.
chant moins h. rompre avec cet idéal qu’à le séculariser au profit d’une
f nsée de la finitude -. La généalogie de la contingence nuance ainsi la
thèse de Derrida selon laquelle le concept phénoménologique de réalité
huma'ne dissimule un humanisme de la déchirure, un athéisme hanté par
la nostalgie métaphysique de la totalité divine14. Si nous rejoignons Derri
da quant au double diagnostic de la déchirure et de la nostalgie, il faut
soUjigner que l ’idéal esthético-métaphysique de Sartre dessine la figure
d’une totalité finie - de l’œuvre d’art au cercle en passant par l’événement
historique ou par une modeste boule bleue, nous verrons que toutes ses
déclinaisons courbent l’idéal sur sa propre limite et abandonnent l’infini
au religieux -, et que Sartre bouleverse les figures du fondement dès les
C a r n e t s de la drôle de guerre en soumettant les catégories morales à la
sécheresse ontologique (C D G , 312-21). Sartre traite la contingence en
scandale et n’imagine pas que l’homme s’en accommode sans se mentir,
mais il y voit un scandale métaphysique, et non moral ou religieux : Saitre
ne mobilise pas la contingence contre D ieu15, car la mort de Dieu est pour 1
lui une évidence qui n’appelle pas discussion. De même, si la contingence
suppose bien, comme l’a relevé Fredric Jameson, un standard d’intelligj.
bilité à l’aune duquel le monde paraît absurde, cette norme n ’est pas
religieuse à proprement parler : la contingence ne résulte pas d’un désen
chantement du monde dû à l’effacement de Dieu et à l’humanisation
incomplète d’un univers technique36 ; cette condition historique, peut-être
nécessaire, n’est nullement suffisante pour rendre compte des traits carac
téristiques de la contingence sartrienne, qui découle d’une crise des idéa
lités esthétiques et métaphysiques mais non religieuses ou morales. C ’est
d’ailleurs la raison pour laquelle La nausée ne tire aucune prescription du
thème de l’injustifiabilité. Sartre ne se détache pas de l’existence pour la
juger au nom d ’une norme éthique : il se borne à montrer qu’elle est. Si en
conclusion de son périple Roquentin se promet d’écrire un roman à ce
point transi de nécessité qu’il fasse « honte » aux gens du « péché d’exis
ter », ce n’est pas en vue d’une improbable rédemption : ce final est l’om
bre portée d’un idéalisme déçu (une vie n’est pas une aventure, l’existence
n’est pas l’essence...) qui cherche consolation dans l ’ultime refuge philoso
phique, la lucidité (OR, 205, 206, 209, 210).
Le détour romanesque
bière, banquette...) et les organes du corps propre (visage, main) perdent leur signi
fication et jusqu’à leur identité, se rebellent contre la fixation langagière (OR, 13,
22-24, 26, 118, 148-49, 151, 154-55...).
38. S. T e r o n i -M e n zel la , « Les parcours de l’aventure dans La Nausée »,
Cahiers de sémiotique textuelle, n" 2 (Études sartriennes I), 1984, p. 68 ; D. V iart ,
« Le roman de l’écriture. Pour une problématique des signes dans La Nausée »,
Roman 20-50, n^S, 1988, p. 78.
39. Conclusion insistante chez : J. B e n d a , Tradition de l'existentialisme, ou ;
Les Philosophies de la vie, Paris : Grasset, 1997 ; G. B o l l e m e , « Flaubert, Sartre, le
roman vrai, l’histoire vécue », Cahiers de sémiotique textuelle, n° 5-6 (Etudes sar
triennes ll-lll), 1986 ; F. G e o r g e , art. cit. ; A. G o l d s c h l a g e r , « L'Idiot de la fa
mille : une théorie du langage », Cahiers de sémiotique textuelle, nù 5-6 (Etudes sar
triennes 1I-IH), 1986 ; M. L e b îe z , « Pour les gens de ma génération », Les Temps
modernes, n'“ 531-533, 1990 ; J.-F. L o u e t t e , « L a dialectique dans la biographie »,
Les Temps modernes, n" 531-533, 1990, ainsi que « Sartre : Dieu et le football », Les
Temps modernes, n" 516, 1989 ; F. T h u m e r e l , « L’œuvre-au-miroir ou le jeu de la
82 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE
43. Nous corrigeons ici, sur foi du manuscrit, une erreur de transcription.
44. Le parallèle entre phénoménologie et Nausée est donc pleinement recevable
à ce niveau d’approche (sur ce thème cf. M. C o n t â t et M. R y b a l k a in OR, 1664 ;
J. D e g u y , op. cit., p. 59-62 ; G. I d t , La nausée. Sartre. Analyse critique, Paris :
Hatier, 1971, p. 49-50, et « Modèles scolaires dans l ’écriture sartrienne... », p. 90-
91 ; G. R a i l l a r d , op. cit., p. 18-21). Quant aux figures visées sous l ’expression de
positivisme analytique, nous pensons aux maîtres du positivisme français, cibles
sartriennes mises en évidence par J. D e g u y (« La Nausée, ou le désastre de
Lanson », Roman 20-50, nu 5, 1988, ainsi que op. cit., p. 50-55). Par contre, malgré
les analogies mises en avant par Jacques Deguy, nous ne voyons pas en Descartcs le
double ridiculisé de Roquentin : si la scène de la racine marque l ’échec du rationa
lisme assumé par Antoine (ibul., p. 55-59), leurs trajectoires diffèrent d’emblée,
Roquentin subissant un dérèglement sceptique qui lui est imposé par les phéno
mènes (nous avons systématisé le parallèle et l’opposition entre Descartes et Ro
quentin, qui nourrit ces notes infrapaginales de manière dispersée, dans « La petite
Lucienne et le jardin public : la subversion du cogito dans La Nausée », Aiter, n" 10
(Sartre phénoménologue}, 2002, p. 91-102).
L’ÉPREUVE DU ROMANESQUE 85
nuits45 - procédé superbement décrit par Sartre dans une formule lapi
daire : « je tentai de dévoiler le silence de l’être par un bruissement con
trarié de mots » (Ai, 209).
Si on entend la phénoménologie au sens husserlien, comme entreprise
de récupération du sens par la p e n s é e La nausée use des techniques
phénoménologiques pour révéler leurs limites. Roquentin multiplie les
tentatives d’intuition éidétique dans la mesure exacte où elles échouent
une à une, où il ne peut cerner positivement le mode d ’apprésentation
propre à la contingence : la scène du jardin public est écrite en partie
double, multipliant les variations imaginatives à la recherche d’essences
dont Sartre montre qu’elles sont sans cesse débordées par une profusion
existentielle qui requiert un traitement romanesque car elle résiste à
l’analyse intentionnelle. La phénoménologie s’efforce de restituer la nor
mativité secrète des différents secteurs de l’être, la loi d’apparition et
d’appréhension du logique, de l’imaginaire ou du perçu ; comme l’a
rappelé Desanti, elle a vocation à restituer du sens - alors que, épuisant
les ressources de la phénoménologie, La nausée...
48. Cette thèse trouve confirmation dans la genèse et les campagnes d’écriture
successives de La nausée décrites par Sartre (Lettres au Castor), Simone de
Beauvoir (La fo rce de l ’âge) et Michel Contât et Michel Rybalka (dans leur notice
pour les Œin're.î romanesques). Le fait que L'être et le néant revienne sur la
nauséeuse pour fixer son sens (L N . 40 4, 410) confirme par ailleurs cette
analyse, Sartre ayant dû forger un lexique et une ontologie sans précédents pour
pouvoir enfin saisir ce phénomène en termes théoriques.
L’ÉPREUVE DU ROMANESQUE 87
remise 'à l’!10nneur Par Romantisme mais qui sert de « ressort caché » à
toutes les philosophies : Sartre y décèle une foi naïve dans les causes fina
les le postulat selon lequel la nature tend à la perfection, comme si l’être
pe pouvait pas ne pas éclore (LV, 47). Le principe de puissance ou de
passage suppose une précession de l’idée sur l’existence, l'insertion, entre
deux phénomènes, d’un moment de vide en attente de remplissement,
d’une virtualité qui serait confirmée par la naissance réglée des événe
ments et réciproquement - or Roquentin fait face à un tout autre tableau :
occultée par l’attention accordée la littérature52, mais elle doit d’autant plus
nous retenir que L ’art cinématographique jugeait le cinéma meilleur vec
teur de nécessité que la musique et la tragédie51, conformément aux indica
tions déjà livrées par le Carnet Midy et l’Apologie pour le cinéma, anté
rieurs de plusieurs années au discours du Havre (E J, 389-97, 445-47). Si
Sartre a découvert la contingence à la sortie d ’un film, pourquoi Roquentin
entre-t-il dans un café plutôt que dans un cinéma pour vaincre la nausée ?
Cette solution est d’autant plus étrange qu’au moment où retentit pour la
dernière fois Some o f these days, Antoine se moque des « cons » qui se
persuadent que la beauté musicale leur est compatissante (OR, 205)...
Les mots apportent d’intéressants matériaux sur ce point. Sartre y
développe un long excursus sur la musique au cinéma, enregistrant le
cumul des fatalités qui faisait, à l ’époque, le charme des salles obscures :
... il n’y a que les airs de musique pour porter fièrement leur propre
mort en soi comme une nécessité interne ; seulement ils n’existent pas.
(OR, 158)
7
98 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE
DE ROQUENTIN À FLAUBERT :
CONTINGENCE DE LA CONTINGENCE
1. Dont le Mallarmé offre un superbe exemple, qui inverse les signes dominants
de La nausée : la Nature « nous fait voir la vie nue et l’Être pur, elle figure la limite
brutale de la pensée, nous aimûi]g^eqlaelle le brin d’herbe qui, au rebours de tout
DE ROQUENTIN À FLAUBERT 101
R ec la ssem e n ts de la c o n t in g e n c e
L’ironie est certes facile quand elle s’appuie sur des informations que
les contemporains ne possédaient pas. Mais elle permet de mesurer la
distance qui sépare les premières impressions laissées par La nausée de
l’image qui se dessine aujourd’hui de la contingence chez Sartre. Sans par
ler du recul de la psychocritique (dont les excès réductionnistes résistent
mal à la mise en évidence des jeux et des codes culturels sartriens), l’impu
tation de la contingence à une fascination plus ou moins répulsive pour la
naturalité, le minéral, le vivant, le visqueux, le pondérable, disparaît pro
gressivement3. Plutôt qu’une fixation phobique sur la matérialité, les com
mentateurs discernent désormais un réseau de métaphores étudiées dans
leur efficace stylistique et structurale, dans leur rôle, non d’expression,
mais d’imposition de sens. De fait, Sartre affiche une totale indifférence au
problème du matériau de l’œuvre d ’art : L'imaginaire le relègue du côté du
réel, support obligé mais secondaire car la beauté réside dans sou dé
passement vers l’irréel (!re, 239-42). Sartre évoque bien les enjeux liés à la
matérialité dans ses études sur la peinture, mais s’il s’attache à la chute de
écrou, peut toujours être ailleurs qu’il n’est, la feuille jamais pareille, la douce
abondance absurde ; (...) il faut qu’elle nous touche et nous enserre ; c’est dans
l’union la plus intime qu’elle fait pénétrer en nous ses principes aveugles ; dans le
fond, nous lui demandons de nous fournir des densités de rechange » (MLFO, 80).
2. B. P r u c h e , L'homme de Sartre, Paris : Arthaud, 1949, p. 64-65.
3. Elle résiste cependant toujours, comme en témoignent deux pages d’un
ouvrage issu d’une thèse de doctorat : D. G. Joannis, op. cit., p. 53-54.
102 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE
saint Marc sur les infidèles c’est dans la mesure où il y voit un défi formel *'
lancé au peintre : comment fixer dans une croûte statique le mouvement ^
accéléré de ce boulet de canon ? L’esthétique du sens et de la totalisation %
privilégie les structures, motif pour lequel Sartre ironise sur l’esthétique ^
anti-idéaliste, sur le souci de montrer comment le matériau tangible, sono
re ou visuel détermine les contours de l’œuvre d’art : Saitre se dégage des
questions pourtant accrocheuses de Michel Sicard aussitôt que ce dernier
le pousse à insister davantage sur la dimension de la matière dans sa
réflexion esthétique (VE, 122-23 ; PA, 16-18).
Ce renversement de la Weltanschmiung qu’on avait cru pouvoir dé
duire de ses premières publications confirme la préséance des structures
temporelles et des idéalités, celles-là mêmes qui révèlent la difformité de
la vie et de la matière : Ja métaphysique de la contingence est l’envers
d’une esthétique de la nécessité ; la nausée enregistre l’échec du réel à
satisfaire aux normes de l’irréalisable. Contrairement à ce qu’affirme la
doxa, la nausée n’est pas une réaction à l’égard de la nature : c’est une
réaction à l’absence de culture, à la fausseté, aux illusions de la culture ; si
elle s’éprouve au jardin public quand la nature nue apparaît, c’est parce
que cette apparition, préparée par l’effondrement de pans entiers de la
culture, scelle la déroute des idéalités : la mobilisation affective du style
dans le journal de Roquentin traduit d’abord une déception vivement
ressentie. Mais si cette désillusion trouve à se loger dans des symboles et
des métaphores naturalistes, dans le bestiaire et le monde végétal de La
nausée, c’est dans la mesure où Sartre pressent déjà ce que L'être et le
néant théorisera : choses, plantes et animaux sont riches de signifiance
ontologique, propices à l’expression des concepts les plus abstraits ; les
philosophâmes se laissent incarner, mais leurs figurations concrètes ne
dictent ni n’épuisent leur sens.
L’essoufflement du fantastique et du surréaliste n’empêche pas la con
tingence de poursuivre sa carrière philosophique en empruntant d’autres
modes d’expression que les expériences hallucinées de La nausée. Sartre
ne reniera jamais son intuition de jeunesse ; la contingence constitue, avec
la liberté, l’enjeu ultime de sa pensée, le thème auquel il aura imposé le
traitement le plus original, ainsi qu’il s’en explique à Michel Sicard au
terme de son parcours :
livre que j ’écris\ où je montre que ça a été l’idée essentielle que j ’ai dé
veloppée, depuis La Nausée. Je voudrais par conséquent, quand on voit
l’idée de contingence dans La Nausée, qu’on sache qu’elle aura un futur,
un développement, qu’elle apparaît là pour la première fois, mais que !a
suite permettra de mieux comprendre son sens dans La Nausée. ( E P , 17)
soi et structure cet idéal sous forme de manque, désir, possible, temporali
té, r é f l e x i v i t é , etc. : l a plupart des catégories spécifiques à L ’être et le néant
se laissent suspendre au phénomène ultime de la contingence5. Il en va de
même pour la mort (irrécupérable chez Sartre), la liberté (qui pourrait se
définir comme un redoublement de la contingence), la rareté (comme
déséquilibre de la nature donnant naissance à l’Histoire), et enfin la facti-
cité qui figure ia nécessité de notre contingence, notre insertion aléatoire
dans une situation aux dimensions ontologiquement déterminées, dimen
sions dont un chapitre de L'être et le néant détaille les figures - nous
n’irons pas plus loin dans cette direction, qui échappe à notre objet et a été
approfondie par Juliette Simont6.
Sartre le laisse entendre, avec la notion de facticité la contingence
poursuit sa carrière sous une forme qui en oblitère le traitement originel :
le second tome de la Critique de ia Raison dialectique poussera la facti
cité à la limite de la nécessité, conformément à l’ambition de ne rien sous
traire à la puissance d’intelligibilité de la totalisation dialectique (CRD, II,
44-50, 208-38). La Critique forme ainsi le point culminant d ’une révision
amorcée à la fin des années 1930, au moment Sartre commence à se
déprendre de sa névrose littéraire, à la tenir à distance et à l’objectiver.
Sartre prend alors conscience du caractère personnel de son esthétique ;
convaincu d’avoir érigé ses normes propres en règles intemporelles du
ainsi deux plans restés implicites dans La nausée, Sartre renonce à son
imagerie romanesque mais gagne en force de frappe philosophique : la
f a c tic ité devient l’étoffe même du pour-soi, qu’elle ne cessera de hanter
par la mémoire vive de la contingence originelle de l’en-soi dont s’est
détaché le pour-soi par négation interne (EN, 122-26), et que le pour-soi
devra déguster dans toutes les facettes de sa situation à commencer par les
caractéristiques innées de son corps, qui se définit par excellence comme
« la forme contingente que prend la nécessité de [s]a contingence » (EN,
3 7 I). La facticité menace ainsi la sérénité éidétique de la phénoménologie
h u s s e r l i e n n e et autorise le tournant matérialiste de la Critiquell, qui a été
J ’ai donc feint que je connusse point cette pâte molle parcourue d ’ondu
lations qui ont leur cause et leur fin hors d ’elles-mcmes, ce monde sans
avenir, où tout est rencontre, où le présent vient comme un voleur, où
l’événement résiste par nature à la pensée et au langage, où les indi
vidus sont des accidents, des cailloux dans la pâte, pour lesquels l’esprit
forge, après coup, des rubriques générales. (S, /, 77 ; voir aussi p. 81-82)
if s0phes et les artistes : les premiers exploitent leur singularité pour s’élever
à la com m unication de l’ universel, les seconds assument un m ode d ’accès à
l ’u n iv e rs e l qui reste voué à la singularité - Sartre s’ interrogeant, dans l’ un
et l ’ a u tre cas, sur les m édiations qui conduisent à ce résultat paradoxal : une
vérité conquise au terme d ’une « longue erreur vagabonde » (IF, I, 143).
Mais ce sont surtout les études sur Genet et sur Mallarmé qui illustrent
la position de synthèse atteinte par Sartre. L’arsenal conceptuel, métapho
rique ou romanesque qui fait l’armature de L ’art cinématographique et de
La nausée est souvent sollicité dans le Saint Genet, dans la mesure ou il
permet de décrire l’expérience singulière du pupille de l’assistance publi
que. Du schème de la fatalité à l’expérience du miroir en passant par l’in
version du sens des instruments, nombre de composantes des premières
œuvres sont reprises ou transposées u, apportant ainsi la preuve de leur
pouvoir heuristique et de leur véracité, quand bien même celle-ci ne se
manifesterait pas de façon universelle : Sartre insiste sur les circonstances
particulières qui conduisent Genet à la lisière de la Weltanschauung de
Roquentin, mais il prend bien garde de ne pas réduire l’expérience de
Genet à ces conditions (SG, 142-45, 288). Si Genet est seul à percevoir le
monde tel qu’il le perçoit, il n’est pas certain qu’il ait tort contre les
bourgeois, les Salauds ou les gens ordinaires. Sa disgrâce pourrait même
devenir sa grâce, son aveuglement une forme d ’illumination - tentation
équivoque dans le Genet mais clairement soutenue par le Mallarmé, où la
contingence fait l’objet d’une découverte subjective et vérace. S’il faut le
décès précoce de la mère de Mallarmé pour faire surgir l’insignifiance des
choses, leur incapacité à énoncer leur raison d’être, la contingence ainsi
dévoilée n’est pas un simple phénomène de deuil : elle n’a pas attendu le
décès maternel pour s’insinuer dans la trame du monde, mais seulement
pour se rendre visible aux yeux de Stéphane - vision reconstituée par
Sartre dans une version pathétique et tendre de la scène du jardin public
dans La nausée :
14. Nous ne pouvons en signaler les traces clans le Saint Genet tant elles sont
nombreuses : on trouvera deux développements très significatifs aux pages 112-17
et 305-10 de l’ouvrage.
108 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE
Jusqu’à six ans sa relation vécue au Tout, c’est tout simplement son
amour pour sa mère. (...) Plus qu’à demi confondu avec cette Nymphe
qui se fond en air et en eau, l’enfant plonge ses ventouses dans la chair
maternelle et pompe les sucs de la terre à travers ce corps familier (...)
L’enfant et les objets se confirment mutuellement ; (...) leur premier
lien n’est pas la contiguïté, pas même la connaissance mais plutôt une
affinité sourde qui vient de ce qu’ils surgissent, fruits d’un même
amour, dans une même clarté (...).
Le regard s’éteint, un grand corps blanc glisse hors du monde ; un
vide se creuse dans la plénitude, les choses ont un imperceptible recul,
l’enfant prend ses dislances. Tout se passe comme si on l’avait soumis
à un deuxième sevrage qui brusquement éveille en lui le sentiment d’un
« objet échappant, qui fait défaut ». L’enfant perd sa vérité ; elle s’est
enfoncée dans la mer avec le cadavre ; il ne lui reste plus qu’une exis
tence clandestine et incontrôlée. En même temps il découvre le monde
extérieur, et cette découverte ne lui fait aucun plaisir : i’enfant vivait
avec une familiarité distraite avec des meubles et des jardins que le
Regard dépouillait de toute vérité ; le Vrai n’était qu’une certaine ma
nière d’exister ailleurs dans des Yeux tout-puissants. (...) À présent, les
choses se resserrent ; elles deviennent vraies à elles toutes seules. (...)
L’apparition du rée), c ’est la disparition vertigineuse de l’espoir ; la pré
sence absolue du Tout c ’est l’universelle absence de quelqu’un ; le sur
gissement d’un objet particulier c’est le terme ultime d’une déception,
cendres et scories que laisse la flambée d’un rêve. Tous les objets sont
également insignifiants (...). La Totalité, entrevue, est ce qu’elle est,
infiniment, toujours et partout ; l’enfant traduit : elle n’est que ce
qu’elle est. (...) Alors l’être se recroqueville ; jardin, statues et passants
glissent en arrière ; immobile et sombre le monde flotte dans le lac
terne du Néant. Tous ces bibelots en être massif sonnent creux, un non-
être secret les transit ; en se retirant de l’univers, quelqu’un l’a
condamné sans appel. (MLFO, 97-102)
Sartre a beau souligner que cette illumination est le fruit d ’un hasard
dramatique, le fait d’ un orphelin qui perd le sentiment de la positivité de
l’être parce que sa mère n’ est plus là pour déposer la plénitude de sa
présence sur les choses, on ne peut s’empêcher de comprendre que cet
accident révèle l’essence. Le petit Stéphane est désormais dépositaire
d’un secret qui reste inaccessible aux enfants heureux : à l’instar de
Merleau-Ponty, ces enfants sont condamnés à émousser la pointe vive
du Néant, à ne l’entrevoir que « sous l’aspect d’insuffisances locales, de
lacunes provisoires, de contradictions volatiles » (MLFO, 102-103 ;
DE ROQUENTIN À FLAUBERT 109
Les passions de Gustave, nous les connaissons par celles de son incar
nation, Djalioh : échevelées, inconsistantes, variables, elles rémanent
s’effilochent, passent les unes dans les autres et s ’éprouvent sans tenter
de se montrer ; les mots prêtés par les adultes visent en ces complaintes
sans mélodie je ne sais quelle spontanéité créatrice et souveraine que
l’enfant [Flaubert] n’a jamais rencontrée en lui-même... (¡F, I, 156)
20. Cf. notamment IF, 1, 146, 156-57 ; 11, 2066 ; I V , 665, 675-76 — mais
surtout IF, I, 225, où Sartre parodie une célèbre formule de La nausée : « intuitions
qui le surprennent par leur étrangetc, sont subies dans la stupeur et disparaissent en
ne laissant que des souvenirs brouillés » (sous la plume de Roquentin : « Tout exis
tant naît sans raison, se prolonge par faiblesse et meurt par rencontre » — OR, 158).
21. L ’ensem ble des élém ents q u i suivent c o n firm e n t la note de L. H u s s o n selon
laq u e lle le thèm e de l ’ ennui ne doit rien à H eidegger, m a lg ré les rapprochem ents
im ag in ab le s avec Qu 'est-ce que la métaphysique ? (v oir art. cit., p. 46, n. 30).
22. Si cette version de Vincipit du chant livrée par La cérémonie des adieux
était erronée (nous avons vu que Sartre a fluctué dans ses souvenirs), cela renfor
cerait notre propos : on peut alors imaginer que Sartre importe rétrospectivement la
notion d ’ennui dans son Chant de la contingence parce qu’il reste, en 1974, tout
pénétré du « Flaubert ».
DE ROQUENTIN À FLAUBERT 113
Je suis un chien : je baille, les larmes roulent, je les sens rouler. Je suis
un arbre, le vent s’ accroche à mes branches et m ’agite vaguement. Je
suis une mouche, je grimpe le long d ’une vitre poussiéreuse, je dégrin
gole et recommence à grimper. Je connais le pur ennui de vivre ; quel
quefois, je sens le temps qui passe et me caresse ; d ’autres fois, je le sens
qui ne passe pas ; de toute manière, il se perd : je vis sans passé. Sans
avenir non plus. De tremblantes minutes s’affalent, m ’engloutissent et
n ’en finissent pas de mourir ; croupies mais encore vives on les balaye,
d'autres les remplacent, plus fraîches, tout aussi vaines. (PCS, 425 ; sur
le chien et l’ennui dans L'Idiot de la famille voir le tome I, p. 144-46)
... la vie sc donne pour une pure contingence. Le vécu se donne pour
une irrépressible spontanéité que l’enfant subit et produit sans en être
la source [contingence] ; mais il apparaît en même temps comme un
embouteillage de hasards qui défilent un par un sans q u ’aucun d ’entre
eux puisse annoncer le suivant [fatalité] ou s’expliquer par le précédent
[déterminisme]. (/F , I. 142)
114 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE
23. Cf. ¡F, I, 228, 307, 391, 501 ; il, 1374-75, 1386-87, 1970, 2122-23 ; IV,
665-66,675,732.
24. Sartre est parfaitement clair sur ce point en IF, I, 224-25, ainsi que dans les
développements sur la contingence du vécu flaubertien que nous n’avons pas
encore signales : voir IF, 1, 141-43, 149, 156-57,647-48 ; II, 1654-55, 1881.
DE ROQUENTIN À FLAUBERT 115
\SG, 142-45,288).
Il demeure que L'Idiot de la famille n’entend pas relativiser mais
confiiïne>‘ Ia métaphysique de La nausée : en attestent les déclarations
sartriennes et les passages déjà cités, qui érigent l’intuition de la contin
gence en philosophie de la nature. Coquetteries de philosophe gardien de
son œuvre, jaloux de sa découverte ? Méthode de résistance typique de
l’auteur, sur le mode du : « Je sais bien, mais quand même... » ? Il serait
permis de le croire si le dossier ne s’enrichissait d ’un alinéa du « Flau
bert » consacré à l’acte de lecture, développement qui fonde l’obstination
sartrienne en raison, et ce dans une impressionnante continuité avec le
Carnet Dupuis et L ’art cinématographique :
Telle est (..) la lecture et c’est ce qui abuse nos collégiens : frappés par
l’abîme qui sépare la pauvreté, l’évanescence des images mentales et
l’organisation, la richesse, l’imprévisibilité, l’indestructibilité de l’ima
ginaire écrit - le duel à la page 1 1 2 , c’est un/«/7 puisqu’on le retrou
vera, irrécusablement le même, chaque fois qu’on rouvrira le livre à
cette page-là - ils se convainquent qu’ils ont perdu leur imagination et
que lire est apercevoir éminemment. Se figurent-ils donc qu’ils per
çoivent les duellistes ? Ce n’est pas si simple : mais la mort de l’un
d’eux, inopinée, inévitable leur saute aux yeux, comme un événement
du monde réel (...). En vérité, cette erreur est inévitable : qui ne la com
met pas ne peut se prendre à sa lecture. Pourtant c’est confondre le réel
avec le nécessaire. Or, le lien de nécessité unit des propositions abstrai
tes ; plus on s’approche du concret, plus cette liaison tend à dispa
raître : au niveau du vécu - qui est aussi celui de la fiction romanes
que - elle se dissout. Il s’agit, en fait, moins de ce que sont en vérité les
événements de notre vie mais de la façon dont ils se donnent à nous et
dont nous les accueillons. Or, il se trouve qu’ils apparaissent dans
l’immédiat comme des conséquences sans prémisses et cela va de soi
puisque la contingence du visible nous renvoie à notre contingence de
voyants. (IF, II, 1377)
26. Sans doute faut-il lire « celui-là » ( l ’am our de l ’A u d e ) en lieu et place de
« celle-là » ( l ’objectivité).
C H A P IT R E 4
Le Carnet Dupuis
2. Sartre, qui vient d ’achever son service militaire, entre en fonction le 1er mars
1931. Or le Dupuis, dont près de la m oitié des pages restent vierges, s’ouvre et
s’achève sur des sujets et des cotes de dissertation, tandis que Sartre y a glissé une
carte postale du Castor en date de 1934. Nous inclinons donc à penser que ce carnet
a servi d ’ aide-mémoire professoral en 1931, puis de carnet de notes préparatoire au
« factum sur la Contingence » en 1931 et/ou 1932, avant d ’être réutilisé comme
aide-mémoire en 1935-36 ; on sait que la première version de La nausée était une
méditation abstraite, que les notes du Carnet Dupuis ont pu alimenter.
122 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE
La physique mathématique
par ailleurs que nous amenderons, ici et là, le texte établi dans F urgence par Michel
Contât pour les Œuvres romanesques.
5. Sartre renforce celte thèse par une démonstration laborieuse portant sur
l’écart qui subsiste nécessairement entre les formes géométriques et leurs
répondants matériels (CD, 15-16). Disons, d ’un mot, q u ’ il tient le cercle naturel
pour irréductible à des composantes géométriques car les irrégularités de son dessin,
même retraduites en figures (une excroissance ramenée à un triangle flanque d ’un
carré sur son côté droit, etc.), laisseront toujours un reste, com m e l’avoue la physi
que mathématique en postulant que « six ou sept chiffres après la virgule (ce reste]
est négligeable » (CD, 16).
124 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE
physique est un idéalisme qui s’ignore. C ’est pourquoi elle relève en défi
nitive du règne des idées générales et non des principes à validité univer-
selle. Elle découpe l’objet concret en propriétés multiples et éclatées (den
sité, vitesse, etc.), qu’elle met ensuite en relation à l’aide de lois m
ath
ém a-
tisées6 ; mais ces propriétés ne sont que des manières d’être, des accidents
dénués d ’autosuffisance, des réalités « fantomales » (CD, 13) dont les
rapports sont mystifiants : on verse dans l’inintelligible si l’on prétend que
la densité de l’air freine la chute de la bille, puisque ni la densité ni la
vitesse n’existent par elles-mêmes et ne sauraient interagir. En soumettant
l’air et la bille à un jeu de coupes partielles, la physique perd sur les deux
plans qui structurent le Carnet Dupuis, l’existence et l’être. À vouloir
purifier chaque dimension de l’objet, à l’abstraire de toute contamination
par les autres strates du réel (il faut calculer une densité exacte, ce qui
suppose un volume géométrisé, sans incidence de la pression, etc.), toutes
les dimensions restent cantonnées au ciel des Idées : aucun objet ne p ourra
leur servir de substrat sans trahir leur pureté, elles n’ont « d’existence
nulle part ». Mais elles n’ont pas d ’« être » non plus, c’est-à-dire de capa
cité à s’affirmer comme totalités nécessaires et autoportées, car elles
désignent par définition des propriétés contingentes et isolées par le
savant, les accidents d’une substance {CD, 14-15). La rigueur de la scien
ce est intense mais montée sur pilotis, payée d’une sorte d’exil du concret ;
comme Descartes et Bergson l’ont montré, elle tente d’atteindre au vrai à
l’aide de procédures et de modèles (spatialisation, analyse, calcul infinité
simal...) qui démembrent les phénomènes et ne peuvent être confondus
avec le réel. La physique ne peut rendre compte des choses ni même de
leurs propriétés tangibles, mais seulement des rapports idéaux que des
qualités abstraites entretiendraient dans un monde géométrisé - c’est
pourquoi sa nécessité est strictement formelle, et relative à la subjectivité
qui pose ces rapports internes (CPM, 103-104). Il en va de la science
comme de la métaphysique selon ÏCant : elle joue avec des représentations.
Il demeure, concède Sartre, qu’on peut alors l’enfermer dans le dilern- "
me suivant : si la puce est telle que nous la voyons, Sartre verse dans l’idéa-
lisme en postulant que l’être se borne à -la connaissance que n ou sen
... il est vrai que la physique a une vérité absolue pour la conscience
qui dévoile le monde de la science dans une certaine attitude mais ce
monde absolu n’altère absolument pas cet autre absolu qu’est le monde
de la perception et de la praxis. (CPM, 529)
10. Sur ce texte voir aussi M . Boîsson, « Roquenlin au piège du miroir. Lecture
d ’une séquence », Roman 20-50, n° 5, 1988. p. 37-39.
LES FIGURES DE L’ÊTRE 129
Si les couleurs des choses n ’étaient pas des apparences, alors elles
avaient toutes des secrets que les savants ne connaissaient pas. Alors
pour conquérir le m onde il n ’était plus besoin de suivre la filière, de
faire la queue derrière les h om m es de laboratoire, on pouvait le possé-
9
130 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE
der seul, (...) je ne venais pas trop tard. Je regardais les arbres et l’eau et
je me répétais avec extase : « Il y a à faire. II y a beaucoup à faire
(C D G , 282)
En fait, l’œil préfigure, trie ce qu’il voit ; et cet œil n’est pas donné
d’abord. Il faut inventer sa manière de voir ; par là 011 détermine a prio
ri et par un libre choix ce que l’on voit. Les époques vides sont celles
qui choisissent de se regarder avec des yeux déjà inventés. (S, /, 276)
16. Si le Tout se précède, ses parties deviennent inutiles ; s’il leur succède, il
arrive trop tard pour en rendre com pte : an tinom ies classiques, que le Carnet
Dupuis ne développe pas mais contient en germe.
17. H . B ergson, La pensée et le mouvant, p. I .
LES FIGURES DE L’ÊTRE 133
essayer de sortir de ce monde pour desserrer l’étau car il n’est pas ontolo
giquement premier ; loin de faire partie de ses éléments nous sommes ses
créateurs, « hétérogènes » à son ordre car nous existons tandis qu’il n’est
pas : « la nécessité concerne la liaison des propositions idéales mais non
celle des existants », qui ne peuvent jamais se fonder l’un l’autre (EN, 34 )
Échec donc de l’être à rencontrer ses propres exigences d’auto-engendre-
ment ; sa naissance est toujours avortée, ou plus exactement à refaire et à
vérifier ; l’empire mathématique voit son origine tomber en dehors de lui
car « seule une conscience donne l’être », et peut donc le refuser (CD, 19 •
nous reviendrons sur ce principe repris en CD, 20). On sait d’ailleurs que
cet univers est pluriel et comme en concurrence avec lui-même, variant au
gré des axiomatiques choisies par le mathématicien, trace ineffaçable d’un
ancrage contingent. L’être mathématique reste doublement hanté par l’exis
tence ; il est incapable d’y accéder, mais il la suppose sans pouvoir la récu
pérer : Euclide rend compte de sa géométrie, la géométrie ne rendra jamais
compte d’Euclide.
Il est vrai que nous sommes encore dans l’imaginaire, de sorte que la
césure entre l’être et l’existence n’est pas comblée. Le Carnet Dupuis
annonce qu’elle ne se comblera jamais - « Ce qui est n’ existe pas, ce qui
existe n’est pas » {OR, 1684) -, mais il accorde à l’Art une attention qui
confirme les espoirs que Sartre a placé en lui. Parce que notre monde est
déjà là, têtu et injustifiable, il nourrit l’ambition rédemptrice des arts
plastiques entendus comme modification de la matière par la forme dans
laquelle elle s’inscrit, réintégration du contingent dans le nécessai
re 20(CPM, 458). Chaque veine du marbre, fille du Hasard, est aufgehoben
dans et par l ’ensemble : à l’artiste de choisir son bloc et de l’attaquer par
20, L’écrivain hérite d’une tâche inverse : il se place d’abord dans le royaume
du sens et lui cherche ensuite une expression matérielle adéquate. On sait en effet
que Sartre décèle une manière de matérialité dans les mots et dans leur agencement
en style, ce qui fait d’ailleurs la supériorité de l’écrivain sur le philosophe puisque
le premier tente de rendre l’idée par le sensible, de synthétiser les deux ordres : la
possession métaphysique du monde recherchée par l’auteur des Carnets de la drôle
de guerre « consiste essentiellement à capter le sens du monde par des phrases.
Mais à cela la métaphysique ne suffit pas ; il faut aussi l’art, car la phrase qui capte
ne me satisfait que si elle est elle-même objet, c’est-à-dire si le sens du inonde y
paraît non pas dans sa nudité conceptuelle mais à travers une matière. Il faut capter
le sens au moyen d’une chose captante qui est la phrase esthétique, objet créé par
moi et existant par soi seul » {CDG, 487).
136 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE
telle face, d’émousser les volumes là où la pierre les exacerbe, de sertir les
accidents au cœur de la substance. Par la grâce de l’Art, les contingences
singulières participent de la nécessité idiosyncrasique du Beau, « concept
concret <limite> d’un individu » (CD, 14) : l’œuvre est toujours à nulle
autre pareille en ce qu’elle résorbe une multitude de composantes aléatoi
res dans une structure totalisante dont chaque élément vaut appel et
réponse à l’appel des autres parties, toute diversité implosée dans l’inté
grité du Tout qui tend à se maintenir (CPM, 458) - comme une sorte de
plombage du sensible par le logos, de variation matérielle et réglée autour
d’un géométral invisible mais cohésif, astringent. Soit l ’ambition même
que Sartre redécouvre chez Genet dans la manière dont il caresse...
22. Nous suivrons et citerons ici le célèbre alinéa des Mots sur Fhomme-livre,
p. 160-62.
LES FIGURES DE L’ÊTRE 137
On me lit, je saute aux yeux ; on me parle, je suis dans toutes les bou
ches (...) ; pour celui qui sait m’aimer, je suis son inquiétude la plus
intime mais, s’il veut me toucher, je m’efface et disparais : je n’existe
plus nulle part, je suis, enfin ! (M, 162)
mière. Parce qu’ il n’y a « pas de Dieu pour m’avoir mis sur terre par
dessein », note Poulou (PCS, 418), il me faut renaître à moi-même en
suscitant, par mon œuvre librement produite, l e manque et le mandat qui
reflueront sur l’arbitraire créateur et me nimberont de nécessité ; si mes
livres suscitent des lecteurs, ces lecteurs susciteront mes livres et m’arra
cheront à la contingence, m ’égaleront à une matière pénétrée d’esprit car
elle en formera la source *.
... pour renaître il fallait écrire, pour écrire il fallait un cerveau, des
yeux, des bras ; le travail terminé, ces organes se résorberaient d’eux-
mêmes : aux environs de 1955, une larve éclaterait, vingt-cinq papillons
in-folio s’en échapperaient (...). Ces papillons ne seraient autres que
moi. Moi : vingt-cinq tomes, dix-huit mille pages de texte, trois cents
gravures dont le portrait de l’auteur. (...) Je renais, je deviens enfin tout
un homme, pensant, parlant, chantant, tonitruant, qui s’affirme avec
l’inertie péremptoire de la matière. (M, 161)
23. Plusieurs d ’entre eux ont collecté les principaux passages consacrés à ce
thème dans Les mois et leurs avant-textes : voir C. B urgeun, op. cit., p. 65-66 ;
G . I d t in PCS, 141 : P. Lejeune in PCS. 90.
138 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE
... l’inattendu attendu, l’inespéré qui tout à coup nous fait comprendre
qu’on l’espérait depuis toujours ; c’était cela pour moi, la Beauté.
C ’était cette naissance de Vénus, quand l’eau s’apaise, le vent tombe,
le paysage prend un charme étrange : quelque chose peut seul paraître,
juste cela. Et voilà : c’est tout à coup cette femme nue debout dans une
conque, Vénus. Bref, chacun a sa crise qu’il recommence toute sa vie.
Moi c’est celle-là que j ’ai quand j ’écris. Surtout au théâtre. Et chez les
autres. Même quand c’est mauvais. On a un schème. Je me trouve pleu
rer pour un rien, pour une imbécillité : c’est le mythe de ma naissance.
Je me suis recommencé. Tous les artistes veulent une nouvelle
naissance. Nabot, je voulais m’engendrer <créant> et découvrir à tous
cette attente ignorée où l’on était de moi. C ’est l ’être. Finalement c’est
le monde entier qu’il faut produire dans l’imaginaire comme si une
liberté l’avait produit, c’est-à-dire dans sa nécessité avec moi dedans.
(.PCS, 429)
passer cette finalité clans le réel et donc subsumer le réel sous la finalité :
c e t t e « mystification » est à la source de l’activité créatrice qui prétend
26. Les citations qui suivent émanent de CPM, 566-68 ou de CPM, 460-62.
140 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE
27. Sauf mention contraire, les citations de cet alinéa sont extraites de OR,
1684-85.
28. L’équation entre ces deux couples de catégories dans le Carnet Dupuis a
échappé à Laurent Husson qui, se fondant sur la seule partie publiée du carnet, en
déduit que le nécessaire est une catégorie psychologique mise sur le même pied que
le possible et dès lors opposée à l’être : malgré son intérêt, nous ne pouvons donc
suivre son commentaire des catégories de la modalité (voir L. Husson, an. cit.,
p. 61-63).
142 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE
médite sur l a contingence, de soite que ces réflexions doivent d’abord lui
être imputées ; en tout état de cause, cette vision de l’être est bien
déboutée par le Carnet Dupuis. Mais, aussi surprenante qu’elle paraisse,
c e tte métaphysique ultra-platonicienne s’inscrit trop exactement dans la
m a t iq u e m e n t réfléchi, mais reste trop vif, trop récent encore pour n e pas
écho en 1944, mais sous une forme indirecte ; il la prête à Ponge et la relit
en termes ontologiques, de sorte qu’il faut l’éclairage du Carnet Dupuis
pour que cet éloge prenne tout son sens :
Je ne crois pas qu’on ait jamais été plus loin dans l’appréhension de
l’être des choses. (...) Nous sommes bien loin des théories, au cœur des
choses mêmes, et nous les voyons soudain comme des pensées empâ
tées par leurs propres objets. Comme si cette idée partie pour devenir
idée de chaise se solidifiait tout à coup d’arrière en avant et devenait
chaise31. Si l’on considère la Nature du point de vue de l ’Idée, on ne
peut échapper à cette obsession : l’indistinction du possible et du réel
(...). Tel est l’aspect de la Nature que nous saisissons quand nous la
regardons en silence : c’est un langage pétrifié. (S, /, 241)
31. Sartre fait ainsi écho h l’impatience de Roquentin face aux bretelles du
cousin Adolphe, qui n’ont pas l’élégance d ’adopter une couleur qualifiable : « elles
m ’agaccnt par leur entêtement de moutons, comme si, parties pour devenir vio
lettes, elles s’étaient arrêtées en route sans abandonner leurs prétentions. On a envie
de leur dire : “Allez-y, devenez, violettes et q u’on n ’en parle plus.” Mais non, elles
restent en suspens, butées dans leur effort inachevé » (OR, 26).
LES FIGURES DE L’ÊTRE 145
10
146 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE
32. Nous reprenons cette dénomination usuelle, quoique Satire précise que cet
idéalisme se fondait sur son réalisme infantile, « réalisme » étant alors pris au sens
- exceptionnel chez lui, et hautement significatif- de croyance à la réalité des Idées
platoniciennes, sens consacré par la querelle des universaux (voir M , 39, 151 -52).
LES FIGURES DE L’ETRE 147
n o s s è d e un secret dont les livres nous font confidence, et qui doit avoir la
l a s u r f a c e m é t a p h y s iq u e d e s f a it s
sinon mieux balisé. Le Carnet Dupuis est assez explicite sur ce thème mis
en évidence par Simone de Beauvoir : parmi les modes de libération du
r e g a r d qu’autorise l a critique des excès scientistes, Sartre tente de faire
est plus qu’une découpe au sein du tout, le tout est autre chose que la
s o m m e de ses parties. Quelques années avant la thèse d’Aron*, le Carnet
Sartre réduit ironiquement cet idéal à 1’« image d’ une magnifique balle
ronde, bleue et rouge, polie, unique » (on devine ici le ton de Roquentin
si féroce pour les gens de bien), mais il le voit également à l’œuvre dans
son archétype personnel à savoir l’individualité « d’un morceau de musi
que (le temps écoulement nécessaire) » : Sartre partage le « mythe de l ’in.
dividitel » qu’il tente à présent de mettre à l’épreuve. Roquentin n’en fait
d’ailleurs pas mystère : ce champion de l’anecdote, cet assoiffé d’aven
tures, a passé une partie de sa vie à collectionner les souvenirs étranges et
les scènes de genre ; si son journal s’ouvre sur un enregistrement scrupu
leux de détails sans importance apparente, c’est qu’il est passé maître
dans l’observation des signaux et des symboles. L’oisiveté et la solitude
l’empêchent d ’apercevoir les faits et les gestes banals du quotidien, mais
il discerne l’inattendu et l’inclassable mieux que personne, pressentant la
beauté d’une scène avant même qu’elle ait lieu - il en donne pour
exemple le heurt d’une jeune femme habillée en bleu ciel et d’un Noir en
imperméable crème, rencontre dotée d’un sens très fort mais fugace,
tableau disloqué aussitôt que ses composantes s’évanouissent (OR, 12-
13). Sartre l’a reconnu (OR, 1683 n. 2), cette trouée de sens“ est un vaccin
contre la nausée, contre l’étiolement des significations (délitement des
souvenirs, affaissement du visage, décomposition de M . de Rollebon...) et
l’affolement des identités (les bretelles multicolores, la main-crabe, la
banquette-ventre d’âne). Mais si les poches de sens individué offrent un
répit face au tremblement généralisé de l’Être, la nausée finira par submer
ger Roquentin : « les choses se sont délivrées de leurs noms » et
retournent au magma originel, à l’écœurante confiture cosmique (OR,
148). L’individuel est bien un mythe, trop beau pour être vrai, ultime
rempart de l’idéalisme : le cache-sexe de la contingence.
Lucidité du mythe
Nous l’avons noté, Benoît Pruche voyait une nostalgie religieuse dans
Ce « drôle de petit sens ». Un avant-texte des Mots montre que cette hypo
thèse n’est pas totalement forcée, mais il confirme aussi que le Salut, chez
Sartre, se joue dans la correspondance entre les mots et les choses, autre
ment dit dans la littérature, qui supplante la figure divine au lieu de
l’annoncer. La littérature remplit son office quand elle ramasse le désordre
de l’événementiel dans l’unité d’un récit dont la beauté reflue sur ces évé
nements mêmes, révélant ainsi « un certain air des choses, un certain
sourire que nul n’avait encore vu dans le <ciel> du soir, une vérité sen
sible qui échappe aux lecteurs mais qui s’incorpore à la culture et sauve
les hommes une fois de plus ». Mais pour y parvenir l’écrivain doit user
d’un « langage chiffré », indiquer l’unicité individuante des événements
par la seule rigueur du style, l’imposer comme une évidence « absente
pourtant, offerte et refusée », seul moyen de restituer ce qui semble être
une contradiction dans les termes : le sens comme « vérité sensible », non
comme indice d’une transcendance trop intelligible (PCS, 428). C ’est
pourquoi Roquentin doit admettre qu’il ne possède « aucun moyen » de
penser ce drôle de petit sens dans les termes classiques de la métaphysi
que : il ne suffit plus, comme pour la contingence, de renverser la tradi
tion, d’extraire de la faille de la pensée une pensée de la faille, mais
d’admettre le brouillage des catégories, la visibilité de cet invisible que
constitue l’individuel ou le sens chez Sartre9.
C ’est dire qu’il ne s’agit pas là d’un schème kantien, d ’un modèle qui
informerait le réel ou y trouverait confirmation par homothétie entre
Va priori et l’a posteriori. Certes il y a ici, comme en toute recherche,
une précession du transcendantal sur l’empirique : Sartre est conscient
de sacrifier à un mythe, de systématiser son « intime persuasion »
(CD, 20) quant au sens des phénomènes de prendre le risque de soumettre
9. Ces deux ternies sont quasi synonymes (CD, 16-18 ; OR, 1683-84) ; Sartre
délaissera le premier au profit du second, tout en confirmant leur synonymie lors de
la fixation du couple sens/signification (LC , I, 140) et dans Situations, l.
10. Conviction qui explique pourquoi le jeune Sartre s’intéresse à la Gcstalt-
theorie, à la graphologie et à la physiognomonie, et s’efforce d ’exploiter le concept
de compréhension découvert lors de la révision de la traduction française de la
Psychopathologie générale de Jaspers, la compréhension devant permettre de « sai
sir synthétiquement les individus dans leur singularité » (OR, XLVII ; S. d e B e a u -
156 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE
d’expliquer la saisie du sens spécifique des actes et des gestes, à la fois total et
individué ; il érige la compréhension en démarche salvatrice assurant la synthèse
(ou du moins le contact) entre les arts et les sciences, le singulier et l ’universel, et
permettant la communication exlrascientifique grâce à l’empathie de l ’individuel
pour l ’individuel. Pour ces tentatives précoces on se reportera à CD, 14, 16-18, 20 ;
OR, 1685 ; S . d e B e a u v o i r , La force de l'âge, t. I, p. 51. La portée ontologique de
ces principes est dégagée par J. S i m o n t , « Nécessité de ma contingence » , p. 108-
111. Pour un balisage de ces thèmes chez K. J a s p e r s , voir la réédition de sa
Psychopathologie générale (Paris : Claude Tchou, 2000), p. 61 et 261 pour l’oppo
sition du particulier au général (qui est un lieu commun de l’époque), p. 40-41 et
247 sq. pour l’idée de compréhension, p. 207-10, 212 et 220 pour l’idée de « sens »
(le fait que toute forme, y compris corporelle, possède une signification (p. 212)
constituant sans doute une des sources du paradoxe de la puce), et p. 213-45 pour la
physiognomonie, la graphologie, l’étude des mimiques, etc., thèmes communs à la
future phénoménologie de Sartre et de Merleau-Ponty.
LA SURFACE MÉTAPHYSIQUE DES FAITS 157
14. Cette opposition prendra de multiples formes dans l’œuvre de Sartre (elle
fonde la distinction entre prose et poésie, oriente rantisubjectivisme du dernier
chapitre de L'être et le néant, commande le style des Mots comme écriture h voix
multiples, explique le recours aux descriptions phénoménologiques dans l’œuvre
romanesque, etc.). Mais ses premières apparitions sont les plus éclairantes car elles
montrent que la version dialectique du sens est lin cas de figure limite, tardivement
formulé mais sous-jacent dès l’émergence de la notion (L C , I, 140 ; 5, //, 60-63 :
•S'. IV, 29-31).
158 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE
... Renard est freiné par son réalisme même : pour parvenir à cette
communion visionnaire avec la chose, il faudrait s’être dégagé de la
métaphysique tainienne. Il faudrait que l’objet ait un cœur de ténèbres,
il faudrait qu’il fût autre chose qu’une pure apparence sensible, qu’une
collection de sensations. Cette profondeur que Renard pressent et
recherche dans le moindre caillou, dans une araignée ou une libellule,
sa philosophie positive et timide la leur refuse. Il faut inventer le cœur
des choses, si l’on veut un jour le découvrir. Audiberti17 nous renseigne
sur le lait lorsqu’il parle de sa « noirceur secrète ». Mais pour Renard,
le lait est désespérément blanc, car il n’est que ce qu’il paraît. (...) Aussi
ne trouvera-t-il rien : son univers étouffe dans l’armature philosophique
15. Sinon comme aveu d’échec, h l ’instar du jardin public laissant flotter « un
drôle de petit sens » qui n ’est pas vérité en attente de réalisation mais sourire
évanescent de l ’Idée en rupture d’accomplissement, nimbant les choses comme
ultime témoin de leur insuffisance d ’être : l’idéalité se survivant par mortification,
incompréhensible donc puisqu’elle n ’a pu sc déposer dans le monde (OR, 160).
16. Sur ce point l’accord est. total entre Sartre et Merleau-Ponty, comme en
attestent les correspondances relevées par D. G i o v a n n a n g e l i dans La passion de
l ’origine, p. 42-43. Par contre, notre ctude le montre à suffisance, Sartre n’a ni
cherché ni trouvé chez Merleau-Ponty de quoi fonder son analyse de Part ou sa
théorie du sens ; c ’est d ’ailleurs parce qu’il reste fidèle à ses propres intuitions de
jeunesse - qui animent le sens à la pâte même des choses - qu’il refuse la thèse de
Merleau-Ponty selon laquelle l’œuvre signifie la rencontre de l ’artiste avec le
monde (cette soi-disant filiation et ce contraste sont développés in ibid.. p. 44-45).
17. Merleau-Ponty attribue cette formule à Valéry.
LA SURFACE MÉTAPHYSIQUE DES FAITS 159
il
162 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE
Tout ceci se vérifie dans le texte qui assure la plus grande proximité
entre les deux auteurs, soit un développement du Visible et 1’invisible
consacré au parallèle entre la chair et l’œuvre d’art : explicitation indirecte
autant que superbe de la notion sartrienne de sens, ce texte brise avec elle
sur trois points. Merleau-Ponty s’enquiert d’une unité non kantienne de
l’œuvre d’art, mais il hésite à la situer : faut-il la ficher « au cœur » du
sensible ou la postuler « derrière » les percepts ? Est-ce une doublure
interne, « un sillage qui se trace magiquement sous nos yeux », ou une
« idée » voire une « idéalité » qui génère et organise les phénomènes28 ?
L’hésitation n’est pas levée et ne saurait l’être car, c’est la deuxième
différence avec Sartre, Merleau-Ponty centre son analyse sur le domaine
de l’Art 2\ où un logos revient hanter la physis puisque l’œuvre est
humaine et répond à une finalité, fût-ce le beau plutôt que le vrai. Tout se
présente comme s’il ne faisait pas confiance au talent de la matière et des
objets, à « leur sens inhumain, leur sourire de choses, humble et tenace »
(S, /, 90) : un de ses premiers textes sur Cézanne le confirme clairement,,
qui souligne que l’Art va au-delà de la pensée mais aussi des choses, « qui
ne sont pas encore sens30 ». Merleau-Ponty n’imagine pas que la nature ou
la ville puissent produire du sens comme Monsieur Jourdain faisait de la
prose ; on peut lui appliquer le jugement de Sartre sur Gide : « Je cherche
en vain dans son œuvre un effort pour saisir ces sens fugitifs et dénoués
qui se posent furtivement sur un toit, dans une flaque » (C D G, 358). Il
crédite l’Art de forger des idées qui ne se laissent pas « détacher des
apparences sensibles, et ériger en seconde positivitéSl », mais ce souci
révèle une défiance à l’égard du visible, suspect d’occulter la dimension
d’invisible qui lui colle à la peau. Le monde quotidien engendre une
mauvaise métaphysique, se laisse fasciner par sa puissance d ’objectivation
et s’aveugle à sa texture intime ; c’est pourquoi il revient à l’Art de révéler
sa vérité, de nous reconduire à la sauvagerie originelle. L’expansion de
cette vérité au-delà des cas étudiés prendra donc la forme - c’est le troisiè
me écart - d’un transcendantal, soit le mode de cohésion du corps, de
l’Art et du monde sous les auspices ultimes de la notion de chair. En
La recherche du concret
38. L’ explicitation qui suit introduit un ordre et des enjeux qui se laissent tout
au plus deviner dans le texte de Sartre : à l’ instar du Carnet Dtipuis. ce fragment de
la Légende requiert une reconstruction.
39. Sartre s’inspire peut-être de Kant : des intuitions sans concept sont aveu
gles. des concepts sans intuition sont vides...
LA SURFACE MÉTAPHYSIQUE DES FAITS 167
mais elles doivent être conçues de telle sorte que nous puissions toujours
conclure à leur absence. Ce réquisit de quasi-falsifiabilité fait partie
intégrante de la définition du sens : un objet a un sens « quand il est l’in
carnation d’une réalité qui le dépasse mais qu’on ne peut saisir en dehors
de lui (...) ; il s’agit toujours d’une totalité : totalité d’une personne, d’un
milieu, d’une époque, de la condition humaine » (S, IV, 30 ; nous sou
lignons). Il n ’y a donc pas d’incompatibilité entre le singulier et l’uni
versel mais plutôt, dès le Dupuis, le présupposé selon lequel le monde est
riche d’universels particuliers, de procès de totalisation à géométrie
variable dont la recherche s’inscrit au compte, non de l’idéalisme, mais du
réalisme. Certes le Carnet Dupuis reste maladroit sur ce thème, mais les
intentions sont nettement dessinées : quinze ans avant le Baudelaire et
quarante ans avant L’Idiot de la famille qui expliciteront l’idée de vie
oraculaire, d’écho mutuel entre un individu et son temps, Sartre postule
déjà, encouragé en ce sens par JaspersJ1, qu’il existe des « destins », une
propension à déployer une vie à partir d’un « noyau central » organisateur,
voire qu’il existe « un certain accommodement réciproque et intérieur
entre le monde et l’individu » (CD, 21 ; LV, 31). Et à ceux qui conteste
raient cette hypothèse en raison de son extériorité au vécu, de l’appel
implicite à un deus ex machina qui fomenterait une correspondance totali-
satrice dont ni le monde ni l’individu n’ont que faire, Sartre réplique en
essayant de démontrer, par la gigantesque entreprise du « Flaubert », que
« dans la réalité humaine (...) le multiple est toujours hanté par un rêve ou
un souvenir d ’unité synthétique ; ainsi c’est la détotalisation elle-même
qui exige d’être retotalisée et la totalisation n’est pas un simple inventaire
suivi de constat totalitaire mais une entreprise intentionnelle et orientée de
réunification » (/F, I, 653).
Il faut cependant noter, pour conclure, que notre mise au point a fait la
part belle aux intentions, alors que leur application reste sujette à débat.
D ’abord parce que ces relations totalisantes prennent encore une forme
essentialiste dans le Dupuis et le Baudelaire ; il faudra attendre la Critique
pour que Sartre montre que le singulier est bien, au rebours de la science,
le Heu même de l’universel car il est totalisation en acte de l’Histoire -
l’exemple le plus parlant étant celui du match de boxe42 (CRD, II, 37-38).
42. Nous avons confronté cette totalisation dialectique aux textes préphénomé-
nologitjucs de Sartre dans « Les boxeurs contre la cuisine anglaise : sens et totali-
LA SURFACE MÉTAPHYSIQUE DES FAITS 169
45. Cette tension csl étudiée par J. C û l o m b e l , Sartre nu le parti tle vivre,
p. 129-30. 139-43. O n trouvera une analyse plus approfondie du débat avec
H egel dans les C ah iers chez J. S im o n t , « La lutte du maître et de l ’esclave
dans les C ah iers pou r une m orale et la C ritique de la raison dialectique »,
C ah iers de sém iotique textuelle. n ° 18 {Étu des sartrien nes IV ), 1990. ainsi que
chez P. V e r s t r a e ïe n , « Sartre et Hegel ». Les Temps modernes, n° 539. 1991.
LA SURFACE MÉTAPHYSIQUE DES FAITS 171
... ils ont donné leur vie pour nourrir les univers romanesques, on la
leur rend au centuple, travaillée, modelée, resserrée, débarrassée de ses
scories, pure comme seul peut l'être lin imaginaire et belle à leur
crever le cœur : c’est l’Aventure, tout entière prévisible jusque dans
son imprévisibilité, qui se déchiffre en commençant par la fin et dont le
moindre événement, produit rigoureux de l’avenir et du passé, est, à la
fois, réminiscence et prophétie comme les notes d’une mélodie... (IF,
II, 1386-87 ; nous soulignons).
46. Pour une démonstration plus soutenue sur la convergence entre le schenie
« théorique » de la dialectique et le schème « esthétique » du sens - avec ta totali
sation pour terme com m un, y compris sous la forme extrême de l’intériorisation
d’ une histoire millénaire par un individu singulier voir J.-F. Louetik in PCS,
373-74.381-82,388-90.
172 LE TEMPS DE LA CONTINGENCE
POLITIQUES DE LA VÉRITÉ
CHAPITRE 1
Sauf erreur de notre part, la Légende n’a suscité aucune analyse qui
entre dans le détail du texte. Il est vrai que seule la première partie de
l’essai est parue en 19312 dans la revue Bifur et a été rééditée dans les
Ecrits de Sartre (p. 531-45) : les critiques ont longtemps dû faire face à
une œuvre partielle et, par son style comme par son propos, éminemment
déroutante. Quant au manuscrit proposé à l’époque à quelques éditeurs
par l ’intermédiaire de Nizan, il n’est toujours pas localisé et reste entou
ré de mystère (ES, 53). Il devait comporter une préface, qui semble
aujourd’hui perdue (LC, I, 49-50 ; EJ, 24). Selon les propos recueillis par
Gerassi la troisième partie du texte serait restée inachevée1, mais Beau
voir affirme que Sartre avait terminé la Légende au moment où Nizan lui
cherchait un éditeur4 - version rendue crédible par une lettre au Castor
qui parle d ’un « livre » apparemment fini, mais à laquelle on peut opposer
12
178 POLITIQUES DE LA VÉRITÉ
pression est encore renforcée par le fait que ce posthume se présente sous
la forme d’une liasse incomplète ; le début du texte a disparu plusieurs
pages font défaut au milieu du développement, et ce dernier s’interrompt
sur un raisonnement qui ne peut en aucune manière faire office de conclu
sion, Si l’on ajoute à tout ceci le caractère laborieux de la démonstration
tentée par Sartre, on peut imaginer que ce fragment est issu d’une
campagne de rédaction assez précoce et qu’une version plus satisfaisante
a été rédigée par la suite, qui serait aujourd’hui perdue ou non localisée. Il
reste que nous n’avons aucun témoignage allant dans ce sens, alors que
Sartre lui-même a reconnu que la dernière partie de la Légende était restée
inachevée, ce qui correspond à l’état du texte dont nous parlons. Ce
dernier pourrait donc aussi bien constituer la troisième partie du manuscrit
final, les faiblesses de ce texte contribuant à expliquer que Sartre ait
renoncé à reprendre la Légende après sa publication partielle dans Bifur et
le refus essuyé auprès de l’éditeur sollicité pour une publication intégrale''
-nous y reviendrons en temps utile.
Il faut en tout cas souligner que si les deuxième et troisième fragments
forment, au plan thématique, la suite du texte publié du vivant de Sartre,
ce dernier possède une portée philosophique et une qualité stylistique
nettement supérieures : rien n’interdit de penser que Sartre, après avoir
envoyé un manuscrit quasi achevé à quelques éditeurs (manuscrit dont
les fragments II et III seraient issus), ait remanié la première partie de la
Légende après avoir obtenu une promesse d’édition partielle de la part de
Bifur. Quoi qu’il en soit, les quatre textes dont nous disposons ne peuvent
être soumis à un traitement identique puisque leur intérêt varie et que le
lecteur n’a pas forcément la même familiarité avec les uns et les autres.
Alors que nous consacrerons tout ce chapitre au texte anthume, deux nous
suffiront ensuite pour les trois posthumes. Le premier de ceux-ci ne fera
l’objet d ’aucun développement sui generis puisque nous en avons déjà
exploité les passages qui éclairent le Carnet Dupais (sur la notion d’évé
nement e. a.), et que nous donnerons par ailleurs la préférence à la version
supérieure de Bifur : il ne nous restera plus qu’à intégrer les variantes
significatives de ce fragment, ainsi que les éléments résiduels qui, par leur
« bondissait dans les airs puis revenait se poser sur d ’autres vases ». La
sphère platonicienne des Idées flotte déjà sur les ateliers, quoique para
doxalement « plus dépendante des objets que des esprits » (ES, 532).
Aucune téléologie ne soutient cette succession de figures ; une écono
mie familiale et de pure subsistance ne saurait précipiter la cristallisation
du vrai. En fait, « la Vérité procède du Commerce : elle accompagna au
marché les premiers objets manufacturés » (ES, 531-32) ; elle ne répond
donc à nulle attente, nulle passion, nulle réceptivité a priori. Le mythe
n’empêche pas l’ironie du narrateur : les premières Vérités ne se réclament
pas de ce nom promis à tant de gloire « car c’étaient simplement des pré
cautions particulières contre les trompeurs ». Le principe d’identité
s'applique de facto parce que chacun doit disposer d’un critère fixe pour
prévenir les malfaçons du marchand ; quant à la non-contradiction, on est
à deux doigts de la découvrir tant est grand le besoin de clarifier les
termes de l’échange afin de fixer la valeur de l’objet : « on convint qu’un
vase ne devait pas être en même temps intact et fêlé ». L’autonomie de la
raison est une mystification : le principe d’identité, vérité soi-disant analy
tique, répond aux exigences de la survie ; il permet sans doute de penser,
mais ce transcendantal n’est pas indexé sur la connaissance (ES, 532).
Notre logique procède d’un ensemble de recettes empiriques, de normes
adaptées aux circonstances, de réglementations « de la police du marché »
« qui ne furent jamais déduites d’un principe général » ; elle ne révèle ni
une autorégulation de la pensée ni un ordre intrinsèque de la nature, mais
le simple souci que les transactions s’opèrent sans violence. Sa mise en
ordre progressive ne provient pas de la volonté de savoir : « un modèle
unique s’imposa » parce que la parole est le numéraire d’une économie de
troc, l’équivalent universel des biens mis en vente ; poussé par l’intérêt,
chacun doit maîtriser au mieux les arguments et les contre-arguments qui
permettent de discuter un prix. L’apprentissage de Ja vérité confirme les
outrances de l’utilitarisme anglais (£5’, 533).
Régulateur des échanges, l’art de la persuasion lui-même est une mar
chandise parmi d’autres que des sophistes mettent au point et proposent
au plus offrant, le jeu de l’offre et de la demande permettant d’ajuster la
production autour de quelques valeurs sures, rationalisées. Aucune quête
de réciprocité ou de consensus à la source de l’axiomatique : l’accord de
tous est accidentel, ombre portée de la recherche du profit. Dans cet uni
vers mercantile où chacun ourdit dans le secret de son âme les arguments
qu’il portera ensuite « à la foire aux vérités », le risque est permanent
d’acheter des paroles défectueuses, incapables de resservir ; instruits par
184 POLITIQUES DE LA VÉRITÉ
dehors leur unification définitive » (ES, 535). Celle-ci aura bien lieu et
ouvrira une ère nouvelle de l’esprit, mais l’Histoire ne cesse pas d’avan
cer par son mauvais côté : c ’est afin d’éviter line crise de surproduction
que « quelque prévôt des marchands conclut l’affaire ». Constatant que le
commerce s’exténue dès que les négociants se heurtent à leurs différences
religieuses, le prévôt décide de briser les particularismes en imposant la
seule maxime susceptible d ’instaurer le règne de l’universel : « Une chose
ne peut pas être elle-même et autre qu’elle-même en même temps et sous
le même rapport. » Coup de génie œcuménique puisque cette formulation
est assez nouvelle pour barrer « tous les chemins qui eussent pu ramener la
réflexion vers le passé », tout en portant au clair un principe déjà approché
de tous dans l’exercice de leur négoce. N ’écoutant que leur « forte volon
té » de découvrir un terrain d’entente qui profite à chacun, les marchands
acceptent le dieu unique qu’on leur propose, même s’il n’est pas exempt
de contradictions qui feront les délices des professeurs de philosophie -
mais qu’importent ces scories au regard des conséquences, du tournant
historique qui s’opère ? « Ainsi naissent les grands dieux, dévorant les
dieux locaux tout armés et tout vifs, de pied en cap » (ES, 535-36).
J ’ai toujours pensé que les idées se dessinent dans les choses et
qu’elles sont déjà dans l’homme, quand il les réveille et les exprime
pour s’expliquer sa situation. (S, V, 52)
Il est vrai que la Légende n’a pas cette clarté : il faudra la Critique de
la Raison dialectique pour que Sartre érige l’indistinction de la praxis et
de la valeur en fondement ontologique sous le nom de besoin ; la Critique
prolonge ainsi la thèse de L ’être et le néant selon laquelle tout acte engage
une éthique car il transforme le monde au nom d’une fin qui n’est pas
donnée dans les choses {S, VIII, 92-93). Mais cette intuition est présente
dès 1930 car elle concourt au triomphe du réalisme : Sartre incline déjà à
mettre l’idéologie du côté des infrastructures c’est-à-dire des conditions
d’existence Simultanément, cette thèse qui s’inspire du principe mar
xiste de correspondance entre les formes de l’existence et les formes de la
conscience prend le contre-pied des théories marxistes des idéologies, qui
oscillent entre deux extrêmes également refusés par Sartre, le détermi
16. Nous faisons référence à la pensée la plus achevée de P. B o urd ieu soit ses
Médita lions pascaiiennes, p. 2 10 -12 .
17. C’est ainsi qu’il a fait de Sartie l’incarnation du « subjectivisme idéaliste »,
du « rationalisme cartésien » ou de ]’« illusion scolastique », sans l’avoir jamais
systématiquement lu, mais en n’hcsitanl pas à en produire une critique ravageuse
dont la version la plus articulée date de 1980 (voir P. B o u k d ie u , Le sens pratique,
Paris : Minuit, 1980, p. 71-78). Sans évoquer de symptômes plus locaux, disséminés
dans son œuvre, on prendra ¡a mesure de la sélectivité de son approche de Sartre
grâce à deux entretiens qu’il lui a consacres, l’un avec Franz SchtiJîheis publié dans
L'Année sartrienne (Bulletin du Groupe d'Études Sartriennes), n° 15. 2001. p. 194-
203, l’autre avec Gisèle Sapiro publié in L. P in to . G. S a p ir o . P. C ham pagni : (dir.),
Pierre Bourdieu, sociologue , Paris : Fayard. 2004. p. 79-91.
18. Ce voisinage est peut-ctrc forcé mais l’argumentation de Sartre ue changera
PAR-DELÀ MARX ET NIETZSCHE 189
pas, qu’il s’agisse des polémiques qui cmaillent les Situations ou de la synthèse
qu’en donne Sartre en 1972 (S, 99-101 ).
19. S, VI, 36-37 ; C RD , I, 31-39 ; S, VIII, 282 ; etc.
20. F. N o u d el m a n n , « Figures de l’action politique », p. 990-92 ; F. G e o r g e ,
« La philosophie indépassable de notre temps », Les Temps modernes, n° 565-66,
1993, p. 135.
21. Pour tout ceci voir TEPF, 28, 30-32, 34, 3 7 1 ES, 521. 522-25, 527. 530 (les
pages 523. 525 et 527 des Écrits de Sartre donnent un texte fortement altéré au
regard de l’original). Pour approfondir ce thème on se reportera à Détermination et
liberté {ES. 735-45). aux articles portant sur les inédits des années 60 dans la
190 POLITIQUES DE LA VÉRITÉ
alternative, mais il atteste que Sartre est conscient de l’aporie dès 1927, ce
qui interdit d’accuser la Légende de sociologisme. Pierre Verstraeten l’a
montré, l’exigence éthique est irréductible pour Sartre dans la mesure
exacte où elle est totalement immanente à l'affrontement des praxis entre
elles sur fond de besoin, de rareté et de pratico-inerte”.
Si ces prolongements rappellent les tourniquets du réalisme, il ne faut
pas se méprendre sur l’interprétation sartrienne des idéologies. En inscri
vant l’idée dans l’implicite de la praxis, Sartre cherche d’abord à briser
l’esprit de sérieux, à subvertir les doctrines qui prétendent nous soumettre
à l’ordre des choses, qu’il relève du conceptuel ou du matériel. La L é g e n d e
retrace une genèse qui a valeur de responsabilisation, de réappropriation ;
la Vérité qui prend forme et se sclérose peu à peu est œuvre humaine de
part en part, alors qu’elle se prétend objective voire divine ; les paysans,
les artisans et les marchands sont comptables de la Weîtanschauung qu’ils
prétendent découvrir car c’est la substance de leur être-au-monde, le sens
dont ils animent leurs moindres gestes, « à la fois comme signe, comme
exigence dans l’outil et comme dévoilement du monde à travers cet outil
par le travail » (CRDy I, 358). À l’inverse du marxisme, qui incline à
imputer les idéologies à la marche impersonnelle de l’Histoire, ou à les
reléguer dans une sphère spécifique dont il est difficile de les déloger,
Sartre exacerbe le rôle de la collectivité, qui se rend complice d’une table
de valeurs du seul fait qu’elle vit de tel ou tel système de production.
Parce que « la pratique crée l’idée qui lui donne un sens », nul ne peut
prétendre se soustraire aux miasmes idéologiques dans lesquels il
baigne-1 : même la folie résulte d’une intériorisation active des rapports
diction à Tinitiative d’un prévôt âpre au gain, a f i n d’indiquer que « les pré
tendues superstructures sont déjà contenues dans l’infrastructure comme
s tr u c tu r e du rapport fondamental de l’homme à l a matière ouvrée et aux
Deuxième époque
Il reste en effet à l’idole, une fois installée sur son socle, à eiïacer des
mémoires toute trace de sa naissance : il lui faut recevoir sa « dernière
parure », l’éternité. Opération assez facile puisque chacun est habitué déjà
à ne pas reconnaître la paternité de ses œuvres ; à bien y réfléchir, c’est h
cette fin que le culte a pris son essor. Personne ne résiste donc à l’idée de
découvrir ce qu’il invente ; le silence imposé à l’orgueil, « comme plus
tard au temps des arguties chrétiennes », est amplement compensé par le
plaisir « de contempler un monde impassible », un univers de figures
idéelles qui passent l’une dans l’autre de bonne grâce, métamorphoses où
chaque essence se confirme de pouvoir engendrer la suivante : le monde
de la vérité se dévoile tout achevé, lisse et parfait (ES, 536).
L’aliénation pourtant est assez décisive pour susciter « comme une
inquiétude », et appeler justification : la liberté ne renoncera à soi qu’à
condition d’en formuler elle-même le motif. Elle place donc sa puissance
dans la positivité du vouloir ; qu’importe de pouvoir penser le faux puisque
le faux n’est pas ? La plénitude du libre-arbitre réside dans le redressement
de la pente naturelle de l’esprit, dans la chasse à l’erreur, dans le refoule
ment du corps et de ses séductions ; c’est en m ’arrachant aux malins génies
pour me soumettre au vrai que je taquinerai l’infini (ES. 537).
PAR-DELÀ MARX ET NIETZSCHE 193
La nature et ses secrets, les vents, les météores qui traversent soudain
le ciel, comme un doigt trace un signe sur le sable, les arbres tendant
vers le soleil leurs bras irréguliers, les vallées et les campagnes com
posant avec la lumière et la couleur du temps des ensembles pénétrés
d’un sens obscur et insistant, tout s’est évanoui. De même une torche
allumée dans la nuit rétrécit soudain l’univers au seul visage du porte-
flambeau. (ES, 537)
13
(94 POLITIQUES DE LA VÉRITÉ
ment à l’autorité, être obtenu par persuasion et fixé par quelque contrat •
Fesclave est forcément à la hauteur du maître. Le savoir a partie liée avec
l’égalité et la liberté, voire la subversion ; sous la plus absolue des monar
chies le bon sens reste la chose du monde la mieux partagée (ES, 536-38)
Mais cet égalitarisme est source de servitude volontaire. Parce que
chacun espère participer à l’élaboration du vrai, tous sont prêts à s’y sou
mettre ; parce que chacun en attend sa libération future, tous communient
dans la même foi et renchérissent de conformisme : c’est à respecter osten
siblement la Norme que je contrains mon voisin à s’aligner à son tour.
Lorsque, délaissant l’écume de l’histoire que sont les rois et leurs amu
sements, le narrateur considère l’idéal-type de la cité des égaux, c’est un
cauchemar futuriste qui lui saute aux yeux :
haut, de même que le dictateur décrète la guerre au nom du mandat qui lui
est confié : chacun doit se tenir pour l’ineite maillon d’une chaîne, pour
« un minéral, une pierre morte », afin que personne ne s’avise de reven
diquer le pouvoir. Le déterminisme est une sagesse politique (ES, 540-41).
T ivisièm e é p o q u e
On vit alors pulluler des sociétés reconnues d’utilité publique pour leur
caractère strictement collectif et qu’on appela les Sociétés Savantes.
Leurs premiers membres furent sans doute de fanatiques démocrates
qui abandonnèrent leurs commerces ou leurs charges pour coloniser la
Nature à distance. (ES, 541-42)
Tout est calm e. Les indigènes des mers lointaines envoient l’ am bre et la
pourpre en tribut : le sec et r h u n iid c , le chaud et le froid paient ind is
tinctem ent l'im p ô t du vrai. Les m ilitaires et les savants n 'o n t d ’autre
198 POLITIQUES DE LA VÉRITÉ
ressource pour se divertir que de raffiner aux frontières, les uns provo
quant des émeutes pour pouvoir les réprimer, les autres chassant les
atomes dissidents avec un filet vert. La cité s’ennuie au centre de ses
conquêtes, l’œil fixé sur celte terre immense et multicolore qu’elle sut
deux l'ois réduire. (ES, 545)
Science et démocratie
24. Ce qui n’enlcvc rien au fait q u ’en démocratie la puissance doit ctre
PAR-DELÀ MARX ET NIETZSCHE 199
(ES, 538), car Descaites délaisse les différences réelles entre les hommes -
fondement de l’idéologie aristocratique - au profit d’une position de prin
cipe : si la supériorité intellectuelle de Socrate est écrasante, l’esclave du
Ménon est son égal au moment où il comprend où Socrate veut en venir.
Quels que soient les accidents qui expliquent la lenteur de l’esclave,
¡’accord des esprits procède d’un même fiat, de l’affirmation d’une com
mune liberté face à une essence commune - tous deux sont identiques car
ils accordent ou dénient la même vérité, au rebours des pouvoirs occultes
du chamane ou du prophète (S> /, 293-94 ; ES, 538). L’essence de la
démocratie ne fait qu’un avec l’esprit scientifique, n’importe qui pouvant
prétendre au vrai du moment qu’il est capable d’en convaincre ses pairs :
« on ne saurait fonder le suffrage universel sur autre chose que sur cette
faculté universellement répandue de dire non ou de dire oui » (S, I, 293).
L’égalité originelle est donc inscrite dans l’ordre des choses, non
comme fusion a priori mais comme reconnaissance mutuelle par la
praxis : sans phrases ni moralisme, la science fonde une réciprocité con
crète qui triomphe des tentations de la force ou de la magie (ES, 537-38 ;
CRD, I, 222). Sartre lui reconnaît ainsi la plus cartésienne des vertus, la
générosité ; elle se donne « la vérité universelle » pour fantasme régula
teur, nul ne pouvant s’imposer sans convaincre. Le scientifique intègre la
liberté d’autrui au cœur de son entreprise, il prépare sa découverte pour
que tous se l’approprient, la répètent et la tiennent pour trésor collectif : il
accepte la mort annoncée de son invention, le moment où elle lui sera
arrachée et offerte comme « morte-vérité ou fait » à la fraternité des sa
vants ; « c’est une exigence de la liberté révélante, qui, en tant que liberté,
n’existe que dans et par son effort pour que l’Autre soit libre » (VE, 120 ;
collective, faute de quoi celui qui serait soupçonne « d ’en avoir à lui seul » serait
« exécuté aussitôt » (ES, 541) - prémonition du concept de fraternité-terreur.
25. Nous ven ons que le deuxième fragment posthume de la Légende reproche à
Descartes d’ avoir trahi en admettant, par-delà celte égalité principielle, des
différences réelles qui légitiment l’ inégalité politique entre les hommes. Sartre ne
précise pas s’il y voit une véritable contradiction, mais on peut noter que la premiè
re phrase du Discours de la méthode est empreinte d ’une ironie qui relativise l’éga
litarisme cartésien : « Le bon sens, est la chose du monde la mieux partagée : car
chacun pense en être si bien pourvu, que ceux même qui sont les plus difficiles à
contenter en toute autre chose n’ont point coutume d ’ en désirer plus q u ’ils eu ont. »
200 POLITIQUES DE LA VÉRITÉ
Sartre nietzschéen
Le parallèle est moins insolite qu’il n’y paraît : Sartre n’a jamais caché
son intérêt pour Nietzsche, qui fut un de ses modèles de jeunesse. L’auto
portrait qui ouvre les Lettres au Castor (une « lettre vraie » adressée en
1926 à Simone Jollivet et une autre qui précise l’idéal moral de l’auteur)
dépeint un jeune homme sentimental, compatissant aux autres et un peu
lâche dans l’action, mais doté d’un orgueil immense et d’un évident com
plexe de supériorité qui le poussent à chercher la « santé morale » dans le
refoulement de la pitié et l’endurcissement résolu de sa « volonté » :
comme Nietzsche, le jeune Sartre est embarqué dans une quête éperdue de
volonté de volonté, « le sentiment de sa force » donnant de la « joie » à
l’homme libéré de ses tendances à la pitié (LC, I, 9-! 1, 13, 24-25, 29-30).
Par-delà ces lettres, nous verrons que de nombreux textes révèlent l’iden
tification de Sartre et de Nizan au Surhomme, ce solitaire qui nous apprend
à penser par nous-mêmes. Parmi les écrits qui attestent cette projection il
faut insister sur Une défaite, qui transpose le premier amour de Sartre sur
la relation du jeune Nietzsche avec le couple Wagner, ce thème étant
inspiré de la gigantesque biographie de Nietzsche écrite par Andler2V. Trois
28. Cf. ES. 534. mais aussi 531-32, 536, 538-42, 544-45.
29. Pour plus d'informations sur Une défaire, voir : CA, 190-91: la notice de
l’ouvrage en EJ. 192-96 (avec un long parallèle entre Nieizsche et riiommc seul) ;
202 POLITIQUES DE LA VÉRITÉ
A. C o h en -So l a l , op. cit., p. 146-48 (analyse pertinente mais qui minore la dimen
sion nietzschéenne de l’oeuvre) ; J.-F. L o u e it e , op. cit., p. 13, 17. La double équa
tion Sartre/Nietzsche et Simone Jollivet/Cosima Wagner s’enracine dans le goût de
« Camille » pour Nietzsche, dont Sartre lui avait conseillé la lecture (CA, 190-91 ;
EJ, 197 ; S. de B e a u v o ir , La force de ¡‘âge, t. I, p. 79-81). La relation entre le
jeune Nietzsche et Cosima Wagner est détaillée par C. A nd ler dans le premier
tome de son Nietzsche, sa vie et sa pensée, paru en 1920 chez Gallimard. Sartre
enfin reconnaît l ’identification à Nietzsche dans VPP, 41.
30. On trouvera les passages des Écrits de jeunesse qui vont dans le sens d’une
identification à Nietzsche ou qui exploitent ses catégories privilégiées en EJ, 142,
214, 218-19, 223, 227, 235, 253-54, 298-99, 303-4, 331-33, 376-78, 391, 463, 475,
486, 493-94, 497. Nous signalerons au dernier chapitre les pages indiquant au con
traire une prise de distance.
31. Ce dernier point est développé par J.-F. Louette, op. cit., p. 8-10, 22-25.
Tout le début de l’ouvrage de Louette (p. 8-25) brosse un large tableau de l'héritage
nietzschéen dans l’œuvre de Sartre, qui insiste entre autres sur le nietzschéisme
partagé avec Nizan (mais qui néglige malheureusement la Légende de la vérité).
32. Sur ces cinq thèmes, voir respectivement : Sy /, 142, 158, 163-66 : CA, 259-
60 ; SG, 385-90 ; S. I, 146,217 ; CA, 218.
PAR-DELÀ MARX ET NIETZSCHE 203
trouve chez Nietzsche tous les éléments d’une généalogie de la vérité qui,
par le thème de l’idéal ascétique, croise sa Généalogie de ia morale -
cette dernière constituant sans doute le modèle spécifique de la Légende.
Car l’inclination de la culture normalienne pour les mythes platoniciens
ne suffit pas à expliquer la démarche choisie par Sartre : celle-ci répond
aux exigences propres au thème abordé. Puisque la science affirme se
fonder sur un naturalisme du vrai, puisqu’elle entend relier des faits don
nés de toute éternité en usant d’une logique sans âge destinée à extraire
des Lois, on ne cassera sa prétention au monopole qu’en rapportant logi
que, faits et méthode à l ’arbitraire de leur constitution, tout en retraçant
celle-ci de manière à rendre compte de la normativité de l’idéal. L’origi
nalité de la méthode généalogique repose donc, comme le souligne
Nietzsche, sur le fait qu’elle évite un double piège : concéder à la norme
son autodéfinition mystifiée pour la dissoudre ensuite dans le sociolo
gisme - ce qui revient à fétichiser le résultat et l’origine, à manquer la
chose même c’est-à-dire le procès de « fabrication de l'idéal sur la
terre4l) ». Plutôt que de souscrire au fantasme de l’objectivité, il faut tenir
celle-ci pour construite et chercher ses fondements, mais dans une sorte
de décalque sceptique du transcendantal™ : le vrai ne doit pas être recon
duit h F intemporalité de formes a priori qui lui seraient homothétiques,
mais aux sources contingentes de son avènement ; la généalogie est sub
versive en ce qu’elle montre qu’il n ’existe pas de Vérité mais seulement
des hommes qui ont su imposer leur version de la vérité51. Il ne s’agit pas
de dégrader la norme au rang de fait social, mais de prendre son idéalité
au sérieux pour interroger l’histoire dont elle procède et qu’elle dénie,
pour retracer le mouvement de sédimentation par lequel, simultanément,
elle capitalise, sublime et efface ses origines. La généalogie nietzschéenne
se poursuit ainsi chez Sartre comme elle le fera plus tard chez Bourdieu,
52. G. S a p iro in L. P into , G. Sapiro, P. Cham pagne (dir.), op. cit., p. 62, 68.
53. P. B o u rd ie u , Le sens pratique , p. 87.
54. F. N ietzsche, La généalogie de la morale, p. 84-89, 96-98.
55. !bid., p. 14-17.
56. F. Nietzsche, Généalogie de la morale, p. 11, 16-17, 37-38, 72, etc. ; F.
N ietzsche . Ainsi parlait Zarathoustra, Paris : Union Générale d ’Éditions, « 10/18 »,
1972, p. 286 ; M . H a a r , « Nietzsche ». in Histoire de la philosophie, Paris :
Gallimard. « Bibliothèque de la Pléiade ». 1974, t. III, p. 325-26. Pour un contraste
précis avec la Légende on peut se référer à la généalogie du principe d ’ identité
208 POLITIQUES DE LA VÉRITÉ
(K . J aspers , Nietzsche, p. 194, 215-17). Notons enfin que J.-F. L ouette oppose
également le psycho-biologisme nietzschéen à l’ historicisme sartrien sur le thème
de la généalogie de la morale (op. cit., p. 62-63).
57. C ’est pourquoi une interprétation psychanalytique de la Légende, quoique
possible, serait forcée.
58. Sartre défend ce principe dans ses réflexions sur le théâtre ou sur l’histoire :
CPM , 127-29 ; TS, 58-63, 70-71, 146-48, 169-71. 378 ; S, VI, 240 ; CRD, I, 232-33,
310,320,326-29,536,617-18.
59. Pour tout ceci voir F. N ietzsche , Le gai savoir, p. 396-98.
PAR-DELÀ MARX ET NIETZSCHE 209
14
210 POLITIQUES DE LA VÉRITÉ
met aux règles non écrites de la collectivité (...)• Les valeurs en tant
que ces valeurs ne sont pas créées par moi, ni pensées par moi, mais
imposées par la Cité, par le métier, le groupe ou le parti politique, la
confession, toutes ces valeurs, auxquelles s’ajoutent naturellement la
science et les lois scientifiques - toutes ces valeurs et ces réalités sont
considérées comme l’essentiel. Elles rassurent ; et l’homme est fait
pour s’adapter à elles. Il est donc j’inessentiel. (PP?, 82)
... pour supprimer les significations et les orientations pratiques (...) j|
est nécessaire d’avoir choisi une perspective, un point de vue sélectif.
Et cette perspective est celle de la connaissance : car c’est elle seule
(...) qui peut écarter systématiquement un ensemble de structures au
nom de son droit de sélection. Autrement dit, c’est prendre l’univers
entier sous sa vue du point de vue d’une Raison positive qui se ferait
aveugle aux signes, qui prendrait sur la vie et sur l’humain le point de
vue des minéraux ou des atomes et qui, en tant que connaissance de
l’humain par le physico-chimique, ne retrouverait rien d’autre en
l’homme que ce physico-chimique lui-même. (...) Certes, des change
ments définis étaient nécessaires pour produire ce tourbillon local que
l'extériorité bientôt dissoudra en ses éléments ; mais ces changements
mêmes (qui se définissent, dans l’intériorité du champ, comme action,
travail), dans le daltonisme de la Raison minérale, sont réduits simple
ment à leur extériorité non-signifiante, c’est-à-dire à des transmuta
tions qui trouvent leur origine en d’autres transmutations antérieures.
De ce point de vue, l’Histoire n’est qu’un rêve local de la matière :
reste l’univers physique, seule réalité. (CRD, II, 327-28)
Elles sont nées bien avant la science., avant même la vérité, d’une idée
d’homme jetée dans une matière docile. La matière, pauvre et nue, sans
détails, se fit oublier, mais l’idée, tout épanouie, s’engraissait à ses
dépens. (...) Elles ne durent leurs progrès qu’à elles-mêmes, filtrant les
apports du monde extérieur, ployant les plus dociles aux exigences de
leur forme. Elles marquèrent le premier triomphe de l’idée pratique, de
la pensée qui ne veut pas connaître, mais s’imposer. (ES, 543)
61. Le manque d ’indications factuelles ne serait donc pas, chez Sartre, impu
table à l’orgueil ou au dilettantisme, ni même à une préférence littéraire : il s’agirait
d ’ un principe heuristique et sociologique, dont Les mois offriraient l ’ illustration la
plus aboutie. L’étude des avant-textes a montré l’clision systématique des références
dans la version définitive des Mots, le texte de 1964 se bornant à énumérer quelques
personnages emblématiques alors que Jean sans terre fourm illait d ’indications
culturelles et intertextuelles à peine voilées (cf. les tables de références établies par
Jacques Lecarme et Jacques Deguy in PCS, 249-91, 311-19). La discrétion référen
tielle du résultat final peut certes répondre à des préoccupations stylistiques, mais
nous sommes frappé par sa cohérence doctrinale avec les thèses et les procédés de
la Légende et de la Critique. Sartre se refuse h détailler des auteurs, des titres ou des
doctrines car l ’effet de la culture sur sa névrose n ’est pas affaire de sources ou d 'in
fluences, d ’hcritages précis dont les conséquences s’expliqueraient par la qualité
intrinsèque des œuvres. Les mots proposent une sociologie de la transmission cultu
relle, ils étudient l ’aliénation d ’un enfant plongé dans un bain de phrases et de
texles indéterminés mais qui composent un univers réglé comme peut l’être la
science (PCS, 295), un système de production cl de produits quasi anonymes, sorte
de superstructure dont la genèse et l’efficace reposent sur un collectif et sur des
enjeux de pouvoir, non sur des « contenus » ou des « idées ». Q u ’ il soit scientifique
ou littéraire, le monde des idéalités n ’est pas à lui-même sa propre explication.
PAR-DELÀ MARX ET NIETZSCHE 213
Ainsi, lorsqu’il met au point cette machine à faire des machines que
nous avons appelée Raison inerte, il ne faut pas imaginer qu’il a installé
une grille dans son cerveau ou des lunettes déformantes sur son nez :
c’est une machine objective qui est coextensive à tout le champ
pratique et qui le conditionne comme tous les autres éléments de ce
champ ; cela signifie [que] (...) les progrès de la Raison positive (c’est-
à-dire Paccumulation des machines raisonnables et raisonneuses)
doivent se traduire pour lui par un approfondissement constant de ses
déterminations en inertie : c’est jusque dans le fait originel de la vie que
Tentation idéaliste
66. Pour cette critique et cette double exigence, voir P. B o urdie u . Méditations
pascalieinies.p. 137. 135-36.
PAR-DELÀ MARX ET NIETZSCHE 219
67. Ce texte inspire la critique d’Alquié selon laquelle Sartre bannit la raison
parce que la nécessité du rationnel menacerait l’autonomie de l’humain : comme
tant d ’autres, Alquic cerne l’attitude de Sartre à partir de La liberté cartésienne et
des thèses apparemment idéalistes de L ’être et le néant (F. A lquik , Solitude de la
raison, p. 11-12, 95-96, 147).
CHAPITRE 2
Nous avons insisté sur l’égalitarisme du jeune Sartre, qui explique ses
louanges inattendues à l’adresse de la démocratie et de la science. Cela ne
doit cependant pas occulter d’autres éléments du texte publié par Bifur,
qui semblent révéler une tentation aristocratique chez Sartre, voire une
prétention à la surhumanité. Le texte s’interrompt après avoir opposé la
foule, passive et muette sous la férule des lois, à « tout ce qui conditionne
une pensée forte » c’est-à-dire la colère et l’injustice, l’orgueil et la par
tialité (ES, 545) ; s’il a qualifié la démocratie de constitution originelle ou
vectrice, le narrateur ne peut dissimuler quelque nostalgie pour l’inégalité
imposée par « ces hommes immenses et secrets » que sont les tyrans (ES,
537, 539). Les fragments posthumes le montrent, cette inclination pour
l'aristocratie doit s’entendre en un sens politique. Aucun regret ne perce
lorsqu’une variante de la Légende de la vérité enregistre « le crépuscule
de la démocratie bourgeoise » obtenu par les tyrans, qui rétablissent une
stricte hiérarchie sociale et se font obéir par le seul effet de leur parole
(LV, 29). Si l’ancienneté de la démocratie fait partie de ses titres de
gloire, l’aristocratie est également qualifiée de « naturelle », qu’elle
prenne la forme de « ces géants blonds et bronzés » qui terrorisaient leurs
semblables par leur force vitale, ou de cette « redoutable lignée
d’hommes profonds » qui communiaient avec la nature et tenaient « leurs
connaissances terribles » en laisse : le commandement et l’obéissance, la
hiérarchie des rôles et l’inégalité des compétences font figure d’alter
native permanente à la démocratie, voire de régulation originelle des
rapports sociaux (LV, 32-33, 36). Le deuxième fragment le confirme, qui
se moque des palinodies de la Cité : elle redoute l’incorruptibilité et le
fanatisme démocratique des savants, mais conserve le regret des
« hommes indépendants et forts (...), libres comme des loups », qui
auraient pu lui servir de conscience et la flatter sans complaisance (LV,
37-38). Plus encore, aristocratie et démocratie sont mises sur le même
pied, seules constitutions empreintes de justice : la critique de l’aristo
cratie se fonde sur le fait et non sur le droit ; le principe qui consiste à
222 POLITIQUES DE LA VÉRITÉ
le narrateur y voit déjà une comédie, lui qui met sur le même plan l’ordre
soudain de s’ouvrir les veines, la malice d’un roi qui place un melon de
plâtre sur l’assiette de ses métaphysiciens; et les arguties des sceptiques
On devine que l’auteur ne fera pas grand cas du Mythe de Sisyphe, et qu’il
se défie déjà de ce stoïcisme de bazar qui permet de rester impavide
devant l’imprévu plutôt que de l’accueillir pour ce qu’il est (LV, 30).
Mais ce sont les doctrines surtout qui révèlent l’infériorité du philo-
sophe par rapport à l’homme de science. Si le savant se détourne de la
métaphysique et ne veut rien savoir de la contingence ni d’autres
phénomènes rebelles à la mathématisation, il n ’hésite pas à affronter la
nature, à se battre avec elle pour triompher de ses mystères. Le philosophe
par contre ne s’intéresse à l’événement que dans la mesure où ce dernier
vient à lui comme un voleur et l’oblige à se défendre : sous couvert de lui
assigner un mode particulier d’existence, d’en reconnaître l’irréductibilité,
il s’efforce en fait de le « bannir » de la philosophie, de désamorcer cet
« adversaire » qui l ’empêche de penser en chambre. De là un véritable
« arsenal de ruses » qui dépasse le stoïcisme déjà évoqué, comme on peut
en juger par l’énumération de ces stratégies d’évitement -1 : étude de
l’essence même de l’événement, moyen commode d’en oblitérer l’existen
ce ; appel à la sagesse, « ruse pratique » qui commande nombre de refus
ou de dénaturations du disruptif ; primat de la vie intérieure, voire réfle
xion sur « la différence subtile par où la vie intérieure se distingue de la
vie spirituelle », méditation au terme de laquelle « le philosophe universi
taire » en arrive à oublier le monde'’ ; lecture de romans d’aventures qui,
La nausée le montrera, permettent de recouvrir le présent et le contingent
en les intégrant a posteriori dans un récit finalisé qui leur donne sens ;
variations infinies, surtout, sur l’idée de « phénomène », non pour en sa
luer le radicalisme (comme le narrateur, les philosophes visés n ’ont pas lu
Husserl), mais pour en conclure que tout est phénomène, que n’importe
quel événement se résout en un complexe de sensations reliées par des
15
226 POLITIQUES DE LA VÉRITÉ
6. Cf.. parmi d’autres passages convergeais, la fuite devant la vérité telle que
décrite par P. N iza n , Les chiens de garde, Marseille : Agonc. 1998, p. 83-86.
LE PEUPLE ET LES ÉLITES 227
(pCS, 161) - héritage qui conduit aux délires nationalistes dénoncés par
Benda car fondés sur des âmes collectives, un principe spirituel, etc. -,
Sartre ne voit guère de différence entre cet élitisme romantique et la
solution défendue dans La trahison des clercs. En choisissant l ’ A r t pour
l’Art, la Pensée pure et le primat de la Raison ou de l’universel, Benda
répète le geste des élites républicaines dont se moquent la Légende et un
avant-texte des Mots qui en reprend la substance. Dans le règne du ration
nel auquel en appelle Benda, les clercs méprisent les masses populaires
(forcément ignorantes et passionnelles), sont nourris par les classes
dominantes (soit par le pouvoir même, soit par le public cultivé qui achète
des livres), se gardent de toucher à l’ordre établi, et réservent la Vérité à
quelques élus qui font profession de regarder « pour tout le monde le
Beau, le Vrai, le Bien », au lieu de se battre pour qu’ils soient mieux
partagés {PCS, 432). Parce qu’il adopte le point de vue des humbles et de
la foule, le narrateur de la Légende met dans le même sac les intellectuels
républicains magnifiés par Benda - parangons du régime du fait même
qu’ils dénoncent certains aspects de sa politique - et les philosophes qui
volent au secours de la Cité : les uns et les autres fondent leur pouvoir sur
leur supériorité politique et culturelle, inaugurant « un régime aristocrati
que » par leur simple prétention à constituer une « oligarchie des lumiè
res » (LV, 39-40). Loin de reprendre les thèses de La trahison des clercs,
la Légende en propose plutôt une variation bouffonne qui en radicalise le
propos au point de le retourner contre son auteur - ce qui n’exclut pas
l’hypothèse selon laquelle Sartre aurait exacerbé la dimension sociale de
la Légende pour mieux prendre ses distances avec Benda et préserver sa
singularité.
Le système de valeurs qui sous-tend cette attaque contre les philoso
phes reste en effet ambigu, et le vocabulaire employé pour décrire les
scientifiques et les philosophes délibérément paradoxal. Par leur fanatisme
et leur désintéressement sans faille, par la grandeur de leurs entreprises et
l’au-delà glacé que fixent leurs yeux, les savants apparaissent comme des
féaux de la science prêts à sacrifier leur vie pour un idéal (LV, 37), alors
que les clercs composent un appareil idéologique d’Etat qui a tous les
traits du cynisme bourgeois : leurs prétentions théoricistes ne peuvent
dissimuler qu’ils développent une philosophie à l’estomac, leurs profes
sions de foi égalitaristes ne les empêchent pas de se constituer en élite,
sure d’elle-même et dominatrice. Faut-il comprendre que l’auteur, jugeant
la République à ses dérives oligarchiques, à ce qu’elle est devenue, pré
228 POLITIQUES DE LA VÉRITÉ
Nous ne savons pas encore si cette hésitation sera levée, mais il faut la
consigner pour comprendre le traitement réservé à la science : étrillée
dans la section retenue par Bifar, la science semble réhabilitée par le
deuxième fragment posthume de la Légende. Il n ’entre pourtant là aucune
contradiction : les savants ne passent pas de l’ombre à la lumière, mais se
voient confirmer leur personnalité propre ; négative dans le texte publié
en 1931 car la portée critique de cette généalogie l’emporte alors dans
l’esprit du lecteur (ES, 541-42), cette personnalité devient vertu une fois
opposée à l’attitude des philosophes. L’égalitarisme démocratique, hum
ble et étriqué, vaut mieux que le mélange de morgue et de servilité des
métaphysiciens ; l’inscription résolue dans une collectivité dont chacun
doit respecter les règles et transmettre l’héritage conduit à l’esprit de tra
LE PEUPLE ET LES ÉLITES 229
dition, mais elle enseigne aussi la modestie au service d’une cause d’uti
lité publique ; l’obsession du fait, des lois, des chiffres, de tout ce qui rend
ja vérité communicable car déjà morte, éloigne le savant des mystères de
la nature mais le dote de règles strictes, d’une éthique professionnelle,
d’un souci de rigueur : les savants « conduisent] leurs pensées selon les
sévères méthodes de la démocratie » (LV, 40).
Ceci n’enlève rien au fait que Sartre a méprisé les scientifiques et
détesté son beau-père polytechnicien ; les formules mises dans la bouche
d’Er l’Arménien (« je hais d’instinct la Science et (...) ne veux rien tenir
d’elle >») ou de Frédéric (« La science, je m ’en fous » - E J, 301, 230) sont
éloquentes à cet égard, ainsi que le sort infligé aux personnages de
l a nausée qui vénèrent la connaissance, soit le docteur Rogé et l’Auto
didacte, qui perdront toute dignité par peur de la mort ou par goût des
petits garçons : Sartre s’amuse à confier la science à des névrosés. Il reste
que, version anthume de la Légende incluse, toutes les charges sartriennes
contre les savants s’inscrivent dans des textes de fiction, comme si
l’auteur ne voulait pas les prendre à son compte. Réciproquement, l’auto
biographie du Castor crédite la science de rechercher l’universel et
l’accord des esprits, attitude dédaignée par l’homme seul puisqu’elle
impose l’unanimisme, mais en réalité plus honorable que les chapelles
philosophico-littéraires7. Enfin, les Carnets de la drôle de guerre attri
buent aux fonctionnaires les qualités accordées par la Légende aux
scientifiques, et qui paraissent propres aux serviteurs de l’intérêt général :
Sartre doit à ce bain culturel son « incompétence totale en matière
d’argent, qui est ceitainement le dernier avatar de [’’’intégrité” et du
“désintéressement” d’une famille de fonctionnaires », ainsi que « l’idée de
l’universalité de la Raison, car le fonctionnaire est, en France, la vestale
du rationalisme » (C D G , 538) - vestale soumise, certes, mais à des vertus
dont la caste des philosophes s’est rendue indigne.
Elle ne s’est pas contentée, en effet, de répondre aux sirènes du pou
voir, de tendre à la Cité républicaine le miroir complaisant dont on lui
avait fait mission ; comme prise d ’un excès de zèle elle l’a soutenue dans
ses dévoiements, a légitimé ses injustices. Il est vrai que la constitution
démocratique est fragile par principe, puisqu’elle proclame l’égalité de
tous comme règle et fondement d’un système de pouvoir c’est-à-dire
d’inégalité. Mais les philosophes auraient pu se rallier à Rousseaus plutôt
8. Sartre ne le cite pas mais s’en inspire manifestement, ce qui ne surprendra pas
230 POLITIQUES DE LA VÉRITÉ
les lecteurs des Carnets de la drôle de guerre, des Cahiers pour nue monde ou de
VIdiot de la fatniIle, (exles qui témoignent d ’une bonne connaissance de Rousseau.
LE PEUPLE ET LES ÉLITES 231
rartifice » qui pourrait bien conduire, si l’on n’y prend garde, à répondre
à l’égalité par la liberté, notion plus explosive encore {LV, 43). C ’est
pourquoi, avant d’en arriver à de telles extravagances, certains d’entre eux
sont commis à un travail critique : faute de trouver des sophismes dans les
raisonnements adverses, ils sont priés d’en ruiner les principes pour
rétablir une saine répartition des pouvoirs. Nulle autre issue, autrement
dit, que de revenir sur leur propre doctrine, puisqu’elle est exploitée par
l’adversaire. L’ erreur de départ est d ’avoir proclamé l ’égalité des âmes,
d’avoir universalisé la lumière naturelle ; le peuple fondant ses revendica
tions sur ses capacités à participer au travail de l’Esprit, il faut forger une
nouvelle image de ce travail pour en tirer d’autres conséquences politi
ques. Le geste cartésien ne suffît plus : il faut profiter du fait que l’esprit
de géométrie est inaccessible, invisible pour qui ne pratique pas les scien
ces, caché « tout au fond de l’âme », pour achever de l’y reléguer et
mettre le projecteur sur des qualités plus manifestes et autrement réparties
- c’est-à-dire les qualités politiques qui, par une heureuse coïncidence, ne
s’épanouissent que parmi les élites au pouvoir (LV, 44). Confondant ainsi
l’effet et la cause, l ’exercice de la domination et son prétendu fondement,
les philosophes substituent l’esprit de finesse à l’esprit de géométrie, con
fisqué par les savants ; ils prétendent qu’il en va de la science comme de
la politique, qu’elles sont affaire d’intelligence, de doigté, de vivacité, de
mémoire, toutes qualités inégalement répandues mais aisément cultivables
dans les hautes sphères pour peu qu’un système d’éducation approprié en
assure la reproduction (LV, 44).
Cette solution ne s’imposera pas sans résistance, et cela du côté même
du pouvoir. En un premier temps, celui-ci s’inquiète à l’idée que la scien
ce dépende de capacités mal déterminées ou de bricolages collectifs,
comme si une science sans vérité et sans unité était possible. Les philoso
phes mesurent-ils le risque qu’ils prennent, à jouer ainsi avec la Vérité
dans le seul but de se réapproprier l’exercice légitime du savoir ? Le
narrateur ne répond pas à cette question, mais il montre que les philoso
phes, loin de se laisser impressionner par ces mises en garde, demandent
carte blanche et répondent favorablement à la fuite en avant des autorités.
Ces dernières leur laissent en effet la bride sur le cou, mais à condition
qu’ils fournissent une idéologie de substitution, « quelque idée informe et
immense » qui paraisse plus vraie que le vrai et emporte l’adhésion de la
foule grâce à un malentendu : l’idéal, pour faire face aux meneurs, serait
de forger une doctrine à ce point accueillante et rouée qu’elle « se refer
mera sur eux et, dans les onctueuses fenêtres protoplasmiques, les digère-
LE PEUPLE ET LES ÉLITES 233
Exercices de matérialisme
11.11 ne faut pas chercher ailleurs le ressort de ce brouillon des Mots qui a tant
frappé les spécialistes par son injustice à l'égard de certains écrivains : voir PCS.
432-33, ou son explicitation en PCS, 225-26.
LE PEUPLE ET LES ÉLITES 235
des classes dominantes. Leur travail est politique par ses préjugés et ses
effets, par leur attachement idéologique et pratique aux notions d’équiva
lence, d’évidence et d’universalité, ainsi que par le thème obsessionnel et
réducteur de leurs investigations, à savoir la matière et le vivant, le corps
et ses besoins, la nature en son acception positiviste, épurée de l’esprit.
C ’est à leur insu qu’ils entrent en consonance avec des préoccupations
sociales, c’est par compensation et par ressentiment qu’ils se jettent dans
les bras du peuple et raniment leur « intransigeant impérialisme démocra
tique » ; c’est pour faire triompher leur vision du monde qu’ils prennent la
tête du mouvement, « l’œil fixé sur l’horizon de l’équivalence univer
selle », laissant le peuple ramasser les « confortables inventions mécani
ques » qu’ils lui abandonnent tout en jetant sur lui un regard maussade qui
le transfigure en agrégat d’atomes, en masse anonyme et indifférenciée.
Pas d ’idéalisme en ceci, ni de solidarité de combat, sincère et vécue : c’est
par un accident de l’histoire que la science poite, à ce jour, l’étendard de
la démocratie et de la libération (LV, 41, 43).
Si le postulat matérialiste sous-tend une bonne part de la Légendel2, le
deuxième fragment en propose des modulations plus subtiles qui
annoncent l’œuvre des années 50 et 60 - motif pour lequel nous les
regroupons ici. Alors que l’attitude des philosophes voire des savants
relève pour l ’essentiel d’un calcul d’intérêt, passible à ce titre des criti
ques qu’on adressera à tort à Sartre comme à Bourdieu (réflexivité, choix
délibéré, cynisme...), l’analyse échappe à ces catégories dès qu’elle porte
sur les couches populaires : ce n’est plus l’exercice d’une liberté qui est
décrit mais l’emprise d ’une aliénation. Non seulement l’homme du peuple
ne choisit pas le contexte idéologique dans lequel il s’insère, mais il n’a
pas les moyens de l’objectiver ou de s’en déprendre. Soumis à un appren
tissage séculaire, habitué à se croire l’égal des riches parce qu’il partici
pait avec eux aux débats sur l’agora, il est convaincu de longue date que
l’égalité formelle est en fait essentielle ; le passage au système représenta
tif le met mal à l’aise parce qu’il y perd toute prise sur les décisions, mais
il a trop assimilé le dogme de l’universalité de la lumière naturelle pour
contester le principe de l’élection, dès lors’ que chacun possède le même
droit de suffrage que son voisin (LV, 38-40). En bon élève de l’idéologie
dominante, il ne s’autorise pas à se plaindre car cela le mettrait en contra
diction avec les principes auxquels il adhère : étant l’égal des riches pour
l’essentiel, il devrait inventer un nouveau langage pour pouvoir se révol
ter ; il lui faudrait comprendre que l’égalité spirituelle et politique n’est
« qu’une fiction forgée par [les] ancêtres » afin de recouvrir une inégalité
bien plus décisive - « celle des vêtements, de la puissance, du loisir, des
corps, des mains, des visages, de l’âme dispose ou harassée » (LV, 39).
L’emprise de l’idéologie est telle que des injustices aussi flagrantes ne
suffisent pas à susciter une prise de conscience ; le pauvre cherche au con
traire dans les mœurs et les monuments de quoi conforter l’égalité spiri
tuelle postulée : il ne peut voir que ce qu’il est conforme de penser (LV,
39-40). Même le cogito doit battre en retraite, renoncer à imposer ses
évidences : le pauvre a beau souffrir et « fouiller en son cœur » pour
comprendre son mal, il ne peut le reconnaître faute de savoir le nommer ;
la boucle est ainsi bouclée, le lexique dont il dispose faisant partie
intégrante de l’idéologie qu’on lui a enseignée (LV, 39).
Le détournement du naturalisme scientifique au profit de revendica
tions sociales fait dès lors figure de nécessité, y compris comme redouble
ment de l’aliénation : il s’agit là, une fois encore, d’un vocabulaire et de
concepts empruntés aux classes dominantes - non pas la libre invention
du ressort intellectuel d’une libération, mais le reflet d’un rapport d’op
pression qui se manifeste jusque dans l’incapacité à créer un langage, à
imaginer des valeurs ou des projets qui ne devraient rien aux rapports
sociaux institués. Le peuple de la Légende est soumis au même sort que
les syndicalistes de 1900, qui n ’ont pu forger qu’un humanisme du travail
pour appuyer leur rêve d ’émancipation : il leur fallait puiser dans l’idéolo
gie ambiante et dans les relations d’exploitation elles-mêmes - dans le vif
de leur aliénation - pour tenter de dépasser leur situation, puisque c’était
précisément là tout l’horizon que leur laissaient les classes dominantes
(CRD, I, 350-51). Conformément à la théorie horizontale des idéologies,
les classes populaires n’ont pas les moyens de penser ce qu’elles savent de
ce qu’elles vivent : il y a un gouffre entre les théories formalisées par les
professionnels du discours et la Weltanschciuung des « frustes habitants de
la Ville Basse », qui repose sur leur relation pratique à la matière et au so
cial. Ce gouffre est d’autant plus abyssal que leurs conditions de vie em-
LE PEUPLE ET LES ÉLITES 237
misérables s’est enfin livrée dans sa vérité, le voile s’est déchiré qui
occultait le malheur d’une race répandue sur toute la terre (LV, 43) : ils ont
pris la mesure de la condition humaine, ils ont pu répondre aux élites
« que les hommes n’étaient pas des esprits mais des corps en proie au
besoin, et jetés dans une aventure brutale16 ».
Sartre, pour autant, ne s’en remet pas aux savants : il récuse le rationa
lisme universaliste dont la science s’est fait une épistémologie ; il se défie
de 1’« universelle raison », qui est seulement « le point de vue des autres ».
Comme nous l’avons vu au chapitre précédent, la sérialité de la science la
rapproche des régimes démocratiques : de paît et d ’autre, par « appauvris
sement systématique des pensées spontanées » qui sont contraintes de
s’aligner sur les normes de l’universel, « tout revient à faire penser sur soi
chacun comme autrui » (LV, 55-56). Si un point de vue alternatif doit se
déployer, le peuple pourra se servir du scientisme comme d’un déclen
cheur, mais non en faire sa doctrine : c’est à partir de sa propre condition
qu’il lui faudra déconstruire les discours établis et, surtout, dépasser le
« faitalisme » vers une politique fondée sur une éthique.
À lui seul, le principe de cette éthique en devenir s’émancipe déjà du
matérialisme froid qui lui a servi de vecteur : en oubliant l’Esprit pour
apprendre à se considérer comme des êtres biologiques, les hommes du
peuple ne souscrivent pas à la théorie de I’animal-machine mais s’avisent,
au contraire, « du prix infini des corps », de leur abaissement et de leur
douleur, qui appellent réparation ; pour « [prendre] conscience de ce qu’il
[faut] faire », il leur suffit de reconnaître la souffrance pour ce qu’elle est
(LV, 43). Par cette seule nomination ils amorcent un dépassement du
donné, au lieu de se soumettre aux faits c’est-à-dire à l’ordre établi ; ils
investissent le réel à l’aide des valeurs mêmes qui s’en induisent, qui se
laissent prélever dans les phénomènes : geste fondateur et profondément
subversif, affirmation d’une idéalité qui sera, dans les deux sens du terme,
dégagée de la réalité. Trente ans avant la Critique de la Raison dialecti
que, la Légende de la vérité esquisse une éthique fondée, non sur l’Esprit
ou l’Idéal, mais sur les corps et le besoin l7. Cette éthique est insépara
ble d’une politique de l’égalité, d’une riposte au libéralisme qui montrera,
16. V ision de F ex istcncc défen due par « les petits cam arades » à l ’ É cole nor
m ale : cf. S. DE B e a u v o ir . Mémoires d ’une jeune ftlle rangée, p. 478.
17. S u r ce thèm e que nous ne po uv on s q u'effleurer, no us renvoyons aux
articles dé jà cités de J. S im o n t (« Sarirean etliies ») et de P. V erstraeten (« Y a-t-i!
une m orale dans la Critique de la raison dialectique ? »),
240 POLITIQUES DE LA VÉRITÉ
l’égalité, ici, est principielle et incontournable, tous les corps sont logés à
la même enseigne. Les élites sont donc condamnées à dénoncer ce natura
lisme : elles détestent ce point de vue qui les rappelle à une condition
partagée et engendre le soupçon sur les privilèges qui les soustraient au
destin commun. La revendication de vivre affleure comme idéal propre
aux opprimés dans la mesure exacte où cet idéal est toujours déjà satisfait,
donc forclos, par et pour les oppresseurs : revendiquer cette revendication,
la porter au niveau du droit, constitue le seul universalisme qui vaille, en
ce qu’il reconnaît à tous un droit occulté par quelques-uns à force d’en
avoir si implacablement fait usage.
Sartre apolitique ?
16
242 POLITIQUES DE LA VÉRITÉ
18. Sur ce point, voir l’arliclc de Pierre Verstraeten sur la Critique cité ci-
dessus, p. 64-66.
19. Le repérage de ces deux fantasmes procède d’une lecture rétrospective, au
risque de ne pas correspondre aux intentions réelles de Sartre à 1*époque. Il reste que
les similitudes sont trop frappantes pour être passées sous silence, d’autant que nous
ne discernons, en l'occurrence, aucune clé de lecture alternative et satisfaisante, qui
serait strictement interne à cette période de sa pensée tout en lui donnant une pleine
intelligibilité : comme nous allons le montrer, l’information disponible sur l’attitude
politique du jeune Sartre milite également en faveur de l’interprétation défendue ici.
Cela étant, il est fort possible que, s’agissant du second fantasme, Sartre se soit
plutôt inspire de Robespierre que de Staline - ce qui ne ferait que renforcer notre
lecture puisque Sartre décrira Robespierre comme le chef révolutionnaire qui a
essayé de totaliser le mouvement en cours pour le faire accoucher, à l’aide de
principes, de la direction déjà amorcée par cette totalisation (CRD, I, 104-107).
LE PEUPLE ET LES ÉLITES 243
La société, sous sa forme actuelle, nous étions contre ; mais cet antago
nisme n’avait rien de morose : il impliquait un robuste optimisme.
L’homme était à recréer et cette invention serait en partie notre œuvre.
Nous n’envisagions pas d’y contribuer autrement que par des livres :
les affaires publiques nous assommaient ; mais nous escomptions que
les événements se dérouleraient selon nos désirs sans que nous ayons à
nous en mêler ; sur ce point, en cet automne 1929, nous partagions
l’euphorie de toute la gauche française. La paix semblait définitivement
Le sens de l ’Histoire
L’œuvre d’art, l’œuvre littéraire était à ses yeux une fin absolue ; elle
portait en soi sa raison d’être, celle de son créateur, et peut-être même -
il ne le disait pas, mais je le soupçonnais d’en être persuadé - celle de
l’univers entier. Les contestations métaphysiques lui faisaient hausser
les épaules. Il s’intéressait aux questions politiques et sociales, il avait
de la sympathie pour la position de Nizan ; mais son affaire à lui,
c’était d’écrire, le reste ne venait qu’après. D’ailleurs il était beaucoup
plus anarchiste que révolutionnaire ; il trouvait détestable la société
telle qu’elle était, mais il ne détestait pas la détester ; ce qu’il appelait
son « esthétique d’opposition » s’accommodait fort bien de l’existence
d’imbéciles et de salauds, et même l’exigeait : s’il n’y avait rien eu à
abattre, à combattre, la littérature n’eût pas été grand-chose1ü.
L’HOMME SEUL
La notion sartrienne d’homme seul n’a pas dépassé le cercle des spé
cialistes et commence seulement à sortir de l’ombre. À défaut d’en
psychanalyser les causes ou les mobiles, nous pouvons au moins tenter de
dessiner les contours exacts de ce modèle, en exploitant comme de cou
tume les informations psycho-biographiques à la lumière des probléma
tiques conceptuelles qui permettent de choisir, parmi ces informations,
celles dont l’importance est avérée par la centralité des enjeux théoriques
qu’elles contribuent à éclaircir. Cette boucle méthodologique est d’autant
plus indispensable en l’occurrence que nous disposons de trois types
d’éléments pour reconstituer l’idée d’homme seul : les témoignages rétros
pectifs de Sartre et de Beauvoir, qui sont censés décrire les principaux
traits du personnage ; l’ensemble des indications disponibles à propos de
cette période de l’évolution intellectuelle de Sartre (y compris le texte de
Bifur et les deux premiers fragments posthumes de la Légende), qui
permettent d’imaginer le rôle dévolu à l’homme seul ; enfin, le troisième
fragment de la Légende, tout entier consacré à ce thème. Or la cohérence
n’est pas totale entre ces différents types de sources, ni même au sein de
chaque série d’éléments : à s’en tenir aux deux premières séries, il est
manifeste que l’homme seul renvoie à une double table de valeurs, Sartre
ayant intériorisé des impératifs distincts voire contradictoires. Peut-être
l’homme seul représente-t-il, dès lors, une tentative de dépassement ou de
synthèse - mais qui ne peut nous tirer totalement d’embarras dans la
mesure où, sur au moins un thème majeur, le troisième fragment dément
toutes les attentes fondées sur les premiers types de sources. Nous
devrons donc cerner la nouvelle tension née de ce texte capital, mais sans
accorder aveuglément la préférence à ce dactylogramme dont nous ne
possédons ni le début, ni la fin, ni plusieurs pages situées en corps de
texte, et dont rien ne prouve que Sartre lui aurait laissé le dernier mot : il
n’est pas exclu que d’autres brouillons de la Légende, aujourd’hui non
localisés, aient nuancé cette approche de l’homme seul, qui représente un
moment particulier dans la vie de ce modèle intellectuel.
L’HOMME SEUL 253
De Zarathoustra à Roquentin
1. Dans cet alinéa nous ne citerons que des extraits du texte anthuine, qui
trouvent leur pendant en LV, 27-30, 31-33, 36.
2. Pour apprécier la similitude on se reportera aux dernières pages de la
deuxième dissertation de la Généalogie de la morale.
3. F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, p. 286.
254 POLITIQUES DE LA VÉRITÉ
le placerait « très au-dessus des autres, [qu’il] méprise » (M, 94 ; LC, I, 9).
Mais s’ils partagent un diagnostic et une ambition, l’homme seul et
Zarathoustra ne préconisent pas les mêmes remèdes : avant d’évoquer
d’autres éléments, on peut observer que le nietzschéisme prend déjà une
forme tempérée dans la version anthume de la Légende (qui date de 1930-
31, et non plus de 1926-28 comme la plupart des sources citées au paragra
phe précédent). En effet, si ce texte est marqué par une vive défiance à
l’égard de l’univers mercantile et rationnel, il n’alimente pas la mise en
cause fascisante des démocraties6. Il fait preuve à leur égard d’une ironie
mordante, mais ne verse jamais dans l’éloge des conquérants aux cheveux
blonds (ES, 541) ; il ignore les tentations Iiberticides, interdites par son
assise anarchiste, et imputées au dictateur qui pourrait profiter de
l’idéologie aristocratique des philosophes7. L’homme seul ne s’adresse
pas aux pulsions, fussent-elles de dépassement de soi : il est exceptionnel
par le courage intellectuel dont il fait preuve, à maintenir son jugement
propre contre le vrai et le probable, contre l’universalisme scientifique et
le consensus des happy few de l’Université. A l’inverse de tous les gré
gaires il se renforce et s’enorgueillit de sa solitude, il appartient à sa
manière à une élite, mais pas à une caste de maîtres nostalgiques du temps
où ils régnaient sur leurs esclaves * - miasmes sans emprise sur Sartre. Au
rebours des tentations dictatoriales des idéologues du probable, en rupture
avec les rêves de justicier sanguinaire que caressait Poulou, l’homme seul
reste pacifique, sans doute libertaire. Il ne se réclame pas « de la préroga
tive du petit nombre* » mais d’un mandat littéraire individuel : il a
mission d’« illumine[r] la cité grâce à ce qu’il pense, à ce qu’il sent » (CA,
218-19). Si le modèle nietzschéen le nimbe incontestablement d ’une aura
aristocratique, Sartre cherche à en éviter les dérives sans renoncer pour
autant au principe même qui place l’homme seul au-dessus du commun
des mortels - d’où les deux temps du témoignage du Castor, le terme de
« thaumaturge » confirmant la filiation entre la race des errants solitaires
et l’homme seul, alors que la mission dévolue à celui-ci participe d’une
seconde source d ’inspiration :
12. C e texte est extrait de m atériaux au to b io g rap hiq u e s préparés par Sartre p o u r
la té lé v is io n au m ilie u des ann ée s 1970 ; il est cité p ar A. C o h e n - S o l a l , op. cit.,
p. 120- 21 .
13. C’est le sens d’une série de passages de La cérémonie des adieux qui
fournissent une seconde version du rapport supériorité/égalité. Cette version nous pa
raît moins cohérente et moins convaincante que la première car elle crédite le jeune
Sartre d’avoir d’emblée fait droit h l’égalité : outre qu’il rêvait d’une fraternité des
hommes supérieurs, Sartre aurait conçu, à l’époque, les génies comme des hommes
accomplis et la masse des non-génies comme des hommes virtuels, simplement
bridés dans leur développement. Cette conception est douteuse de la part d’un philo
sophe qui refuse l’idée de puissance, et le démocratisme est démenti par le reste du
propos qui qualifie les hommes potentiels de « tourbe », de « médiocres » ou de
« sous-hommes » qui « ne valaient pas grand-chose », « pas tout à fait des hommes »
car incapables, pour « la majorité d’entre eux », de le devenir : l’égalité virtuelle
postulée ne pèse pas lourd devant ces qualifications méprisantes dont Sartre reconnaît
finalement ne s’etre débarrassé que par la suite (CA, 346, 348, 350-52, 354).
14. Nous empruntons cette remarque à J.-F. L o u e t t e , op. cit., p. 17.
17
258 POLITIQUES DE LA VÉRITÉ
eux, les futurs écrivains doivent savoir ce qui les met à part, ce que
recouvrent les « traits de la surliuinanité », mais ils n’en précisent pas la
teneur et ne peuvent éviter que d’autres en revendiquent abusivement le
privilège, tandis qu’eux-mêmes ne sont pas encore parvenus à découvrir
un troisième surhomme dûment authentifié : à lire ce témoignage, on peut
se demander s’ils ne doutaient pas déjà de leurs fantasmes, de leurs
« mythes » et autres « théories » Sans doute entre-t-il un certain fina
lisme rétrospectif dans l’esquisse de leur évolution future (« Nous n’étions
pas encore devenus les égaux des hommes »), mais nous savons que le
texte publié par B ifu r sapera les bases nietzschéennes de l’aristocratisme,
ce dont ce témoignage semble conserver la trace : Sartre n’évoque ni le
lexique de la force et de la santé morale, dont il s’est débarrassé très tôt16,
ni le biologisme nietzschéen, dont il a pu se passer dans sa généalogie du
vrai. Alitant dire qu’à le juger à ses œuvres ou à sa pensée, à savoir la
lé g e n d e ,
l’homme seul n’a ni les moyens ni le besoin de revendiquer une
fondée sur une doctrine consistante.
s u p é r io r it é
17. J.-F. L ouette a montré le rôle joué par Guéhenno, Berl et Nizan dans le
positionnement idéologique de Sartre vers 1930 (op. cit., p. 162-66).
18. Nous ne pouvons nous attarder sur cette dénégation, que deux avant-textes
des Mots suffisent à prendre en défaut : « Claude Duval : un de mes souvenirs. (...)
Installe sur le balcon, lisant. Individualité au-dessus de la <mienne> (ou] cmesu-
rc> : je ne comprenais pas tout. Ce que je ne comprenais pas, c’était le mieux »
{PCS, 132) ; « Mon desir de sortir de la classe moyenne qui fournit l’élite. Refus
d 'être lin moyen et d ’avoir des moyens : la fin. Être (...) une fin absolue, avoir une
fin absolue, en proposer une absolue » (PCS, 418).
260 POLITIQUES DE LA VÉRITÉ
des traces dans les massacres fantasmés par les héros de La nausée et
d' Erostrate - PCS, 136, 137).
Le troisième fragment posthume de la Légende, entièrement consacré
à l’homme seul, fournit une nouvelle preuve de la transformation de
l’orgueil sartrien, qui a perdu presque tous les traits de Zarathoustra :
l’homme seul n’en partage plus que le goût du risque, le mépris pour les
vérités d’entendement, pour la sécurité et la constance (LV, 50, 51) ; les
autres indices nietzschéens ont disparu, dont les thématiques de la tyran
nie et du thaumaturge. Les quatre textes actuellement localisés qui com
posent la Légende de la vérité révèlent donc une mutation graduelle de la
figure de l’homme seul, ce qui conforte l’ordre de succession que nous
leur avons attribué. Quant aux œuvres postérieures à la Légende, elles
confirmeront cet épurement qui témoigne à la fois du rôle effectif des
fantasmes de surhumanité (Sartre ne déconstruit que ce qui l’a construit),
et de leur caractère contingent au regard du noyau dur de l’imaginaire
sartrien : en ces années de formation, Sartre pense déjà contre lui-même
mais n’abandonne que les solutions qui ne portent pas sur l’essentiel
(PCS, 137). Il faut donc conclure que la dimension nietzschéenne de
l’homme seul, déterminante en 1926-28, a rapidement encombré Sartre, à
telle enseigne qu’elle s’efface au cours de la Légende, n’apparaît pas dans
le Carnet Dupuis et est ruinée par La nausée, malgré la démonstration
inverse que l ’on doit à Jacques Deguy.
Des indices de rapprochement entre Zarathoustra et Roquentin pré
sentés par Deguylç, seule la condamnation commune de l’humanisme doit
être retenue, mais nous savons désormais que Sartre s’est forgé sa propre
manière de débouter les idéalismes pseudo-démocratiques, secrètement
élitistes. Les deux personnages sont, pour leur part, aussi antinomiques
que possible : on imagine mal Zarathoustra confiné à Bouville, vivant de
ses rentes, penché sur des archives comme un historien positiviste, avec le
café Mably et le Rendez-vous des cheminots pour tout horizon - sans
parler du final de La nausée, qui est aussi peu prophétique que possible.
Quant à l’imagerie de La nausée, elle ne doit rien au prophétisme de
Zarathoustra mais révèle plutôt la distance prise à son égard : il suffit de
comparer les métaphores et les notions dominantes de la Légende et du
journal de Roquentin pour constater que la partie nietzschéenne du
19. J. D e g u y , op. cit., p. 68-70. Geneviève Idt estime aussi que « la moral
nietzschéenne de “l ’homme seul” (...) tentait Sartre au temps de La Nausée » (PCS,
152).
L’HOMME SEUL 261
Que reste-t-il alors de l’homme seul ? Quels en sont les traits irré
ductibles ? À ce stade de notre étude, il serait logique de l’identifier à
Roquentin, porte-parole de Sartre à l’époque : c’est la solution retenue par
Contât et Rybalka dans leur notice de La nausée {OR, 1670), et nous
partagions ce point de vue avant d’accéder aux fragments posthumes de la
Légende. Mais la reconstitution tentée ici afin d’élucider le troisième
dactylogramme incline à la prudence : identifier l’homme seul à Roquen
tin pourrait être également une option unilatérale ; au lieu de n’en retenir
que les caractères de jeunesse, on définirait l’homme seul par l’incama-
tion quasi terminale de son évolution 21 : un premier personnage embléma
tique serait remplacé par un second. Or, le collectif consacré aux Mots et
le troisième fragment de la Légende montrent que Sartre se débattait, au
moment où il rédigeait ce fragment, avec un modèle plus ambigu, soit le
double visage de l’écrivain français dans la période d’entre-deux-guerres :
Roquentin représente le dépassement de cette crise d’identité, tandis que
tisme (le poète vates) et des Goncourt, l’homme seul paraît rongé par un
secret ou par une Idée difficilement communicable, lui-même la décou
vrant à mesure que son œuvre s’élabore à tâtons -6. Alors que le deuxième
fragment posthume peut être mis sur le compte du rationalisme, le troisiè
me a des accents qui font penser à Gide 2\Barrés et Maurras, mais surtout
à la théorie proustienne de l’individualité de l’artiste28 ; il manifeste une
véritable fascination pour le spirituel et le subjectif, pour « la mystique de
l’individuel pur, ineffable, irremplaçable », qui prend naissance à la fin du
xïxe siècle (M LFO, 59). Sartre a hérité de ces catégories dans son enfance,
et s’en est fait un idéal dont il a trouvé confirmation dans l ’enseignement
reçu à l’École normale Il s’en est d’abord expliqué dans un entretien
avec Olivier Todd, qui confirme le rôle joué par certains modèles : « je me
suis développé dans une époque où les maîtres étaient malgré tout Gide et
Proust, dans une époque, en effet, de subjectivisme et d’esthétisnie. Nous
étions tous pareils à cette époque-là » (PCS, 448). Mais c’est surtout La
cérémonie des adieux qui détaille la façon dont le grand-père de Sartre
l’avait paré d ’une qualité « subjective [de] petit prince » à laquelle la litté
rature a donné une issue et une légitimation : il incombe à l’écrivain d’in
carner cette qualité dans son œuvre, d’essayer de traduire cette réalité pro
fonde et ineffable, de rendre cet absolu « qui est là, en soi, devant soi, c’est
l’être, c’est l’être de la personne » et le garant de son « génie » (CA, 346-
49, 353, 355). Nous verrons que le troisième fragment de la Légende
découle en droite ligne de ce fantasme, mais qu’il présente aussi la parti
cularité de le mettre à l’épreuve, le narrateur étant conscient que cet idéal
fait obstacle au partage de l ’essence que l ’écrivain a mandat d’exprimer.
Compte tenu de l’effacement du vocabulaire nietzschéen, nous voyons
dans le dernier chapitre de la Légende le reflet de l’intériorisation active et
31. II a fallu Les mots pour que Sartre dévoile ce déchirement entre solidarité de
combat et grandeur solitaire, égalitarisme et prédestination, et surtout le fait que le
premier terme de l’alternative suppose autant d’orgueil que le second (se sauver de
la contingence en décrivant notre malheureuse condition, se réjouir des turpitudes de
la bourgeoisie qui permettent à l’écrivain de pactiser avec les opprimés, etc. -
thèmes déjà esquissés, mais à titre prive, dans les Carnets de la drôle de guerre).
Parmi les avant-textes des Mots, le plus éloquent sur ce point est sans doute PCS,
422, qui montre les racines infantiles et l’équivalence ultime du militant universaliste
et du génie singulier-deux formes d’un même principe d’élection.
L’HOMME SEUL 267
d’ailleurs pas : le fragment tourne court à cet instant précis, tandis que la
version de Bifur ne reprend pas cette sentence. Parallèlement, toujours
guidé par son appréhension totalisante des comportements, des valeurs et
des pratiques, Sartre montre que les errants solitaires versent inéluctable
ment dans la violence. La puissance leur est consubstantielle ; ils pactisent
avec la nature parce qu’ils en déchaînent les cataclysmes et en partagent
l’arbitraire ; aucun frein moral ne bride leurs actes puisque leur Weltan-
schauung repose sur le postulat de l’indépendance des forces ; ils jouent
de leurs connaissances pour effrayer leurs semblables, pour leur mentir et
les asservir, car ils traitent les hommes comme des états de choses, de
simples points de passage d’un gigantesque rapport de forces (LV, 32-33 ;
ES, 539-40). Q u ’elles agissent « par besoin, par malice [ou] par vocation
prophétique, ces merveilleuses canailles » ne peuvent échapper à leurs dé
mons : leurs connaissances ne seront jamais diffusées, et serviront toujours
à alimenter l’oppression parce qu’elles sont trop terribles pour pouvoir
s’inscrire dans d ’autres modes de relation : les solitaires en sont victimes à
leur tour, s’effrayant de leurs propres pensées au point de basculer dans le
déni et la mauvaise foi pour n’avoir plus à les supporter (£'5', 540, 539).
Le secret et l’arbitraire se nourrissent d ’eux-mêmes et dévorent leurs
fils : esquissé dans Bifur, ce renversement de la puissance à la soumission,
de la liberté à l’emprisonnement, est explicité par les développements du
premier dactylogramme qui placent la communication au-dessus du pro
phétisme. L’impératif de vérité est bien décrit comme un facteur d ’aliéna
tion, d’intériorisation du regard d’autrui - seul l’accord de tous vaut indi
ce du vrai, disait Kant, de sorte que chacun doit affirmer cela seul que son
voisin aurait pu penser-, mais il passe aussi par un effort d’objectivation,
de sélection et de réflexivité qui libère les individus « des grandes
puissances intérieures » et permet de conquérir la lucidité en même temps
que des vérités susceptibles d’échange (LV, 28 ; ES, 533). Ayant appris à
maîtriser son entendement, l’homme de l’échange sériel domine les no
tions communes : il les possède, les donne et en reçoit, les monnaie et les
exploite pour mieux comprendre la nature et la vie en société, pour faire
fructifier ses récoltes et son mariage ; les vérités émancipent celui qui
respecte leur loi, elles « n’asservissent pas leur possesseur parce qu’elles
sont des objets d’échange » qu’il manie au gré de ses intérêts : la soumis
sion du bourgeois aux exigences du vrai se mue en soumission du vrai aux
exigences du bourgeois (LV, 29 : ES, 534). Or le tyran vagabond, porteur
d’un autre type de connaissances, subit un mécanisme inverse : dans la
mesure même où ses forces et ses pensées sont profondément enracinées
L’HOMME SEUL 269
n’était pas destiné à être lu, Roquentin envisagera d’écrire un livre pour
révéler la contingence aux hommes. Mais le caractère flou, strictement
programmatique, du final de La nausée pre'nd désormais un autre relief
Le troisième fragment de la Légende donne à penser qu’il est impossible
de relever le défi de Roquentin, d’écrire un roman beau et impénétrable
comme l’acier, puisque le narrateur préconise une méthode fort proche de
celle prévue par Antoine - une méthode hérissée de difficultés, et qui se
situe aux antipodes de la démarche effectivement suivie dans La nausée
journal tantôt lacunaire, tantôt surchargé de digressions et d’une foule de
détails qui n’ont ni la rigueur ni la singularité du roman dont rêve
Roquentin au moment où nous le quittons. Bien avant les Cahiers pour
une morale et Q u ’esl-ce cpte la littérature ?, qui rompent avec la con
ception élitiste de l’écrivain en défendant une éthique de la communica
tion fondée sur la liberté et la générosité, la technique littéraire de La
nausée découle peut-être de l’échec de l’homme seul.
32. Outre le fait que les réponses aux objections occupent une bonne part du
fragment, la manière dont Sartre les introduit ne laisse aucun doute sur son état
d’esprit ; c’est un procédé inhabituel chez lui que cette alternance d’aveux embarras
sés et de brusques suspensions du propos : « ... je n’en demande pas plus, ni lui » ;
« On sera peut-être tente de croire... » ; « On m’interrompt ici... » ; « J’entends
bien... » ; « C’est à vous d’administrer la preuve » ; « ... le cercle est évident » ; « Il
faut mieux regarder... » : « Pour le reste, c’est de bonne guerre » ; « Ce que je peux
dire... » ; « Encore ne faut-il pas prendre à la lettre l’image dont je me sers ici » ; « Il
faut, pour m ’entendre... » : « Entendez-le bien... » : « Il est perdu ? Non... » ; « Faut-il
entendre (...) ? Certainement, mais il convient d'y regarder de pins près » ; « II
L’HOMME SEUL 271
Enfin, par touches successives, l’équilibre est atteint, il s’en faut infini
ment peu que le portrait ne soit calqué sur les apparences du visage.
Mais il semble que rien ne se14puisse ôter ni changer à la figure peinte.
On chercherait en vain quelque détail oisif, une courbe qui fuie et se
perde ; mais tout y est talé, pressé, ramassé sous une poussée irrésistible :
comme ces hémisphères vides que l’air applique étroitement l’un sur
l’autre.
C ’est ainsi que l’homme seul reconstruit son âme ou, si l’on veut,
l’idée de solitude : je n’en demande pas plus, ni lui. Cette nouvelle pen
sée différera si peu de la première qu’il ne pensera jamais qu’elles sont
deux. De plus un lien si fort s’établira entre elles qu’il ne pourra point
les concevoir séparément. Il se moquera, enfin, que les procédés se
puissent, par un certain côté, assimiler à ceux qui produisent les no
tions universelles. Certainement, la pensée construite existe pour soi,
occupe l’homme seul mais « ridée de solitude » stricto sensu : s’il veut
préserver l’authenticité de son secret, livrer son être sans le trahir,
l’homme seul ne peut se perdre dans des terres communément explorées,
transmettre ce que son âme aurait de banal voire de trivial. Le message
exquis de l’artiste mandaté, c’est son mandat ; son œuvre est à elle-même
sa propre finalité, son génie s’accomplit et s’épuise dans une longue mé
ditation sur ce qui le constitue irréductiblement comme tel : le contraste
est total avec la démarche de Roquentin.
Outre qu’elles raniment la tension entre l’ineffable et la communica
tion, ces quelques lignes font naître trois objections qui occupent toute la
première partie du fragment, et qui ont en commun de découler des
options philosophiques sartriennes. L’une d’entre elles est contournée plu
tôt que réfutée, mais le détail de cette manœuvre dilatoire confirme notre
analyse. A l’objection selon laquelle le processus de création allégué relè
verait d’un passage de la puissance à l’acte, Sartre oppose d’abord un
simple déni (« Je me défie de cette idée de puissance »), puis souligne que
la création se déroule presque à I’insu de son auteur, qui est semblable en
cela à un enfant : l’homme seul possède « une conscience assez confuse »
de ses opérations mais « sent très fort la nécessité de sa pensée de solitu
de », de sorte qu’il risque lui-même de confondre ladite nécessité avec
l’actualisation d’une puissance. On aurait tort d’en conclure, pour autant,
que la nécessité est invoquée à des fins rhétoriques, et de la négliger au
motif qu’elle cadre mal avec la doctrine de la liberté : il s’agit au contraire
d’un critère décisif, la mission de l’humanité 011 à tout le moins de Sartre
étant « de témoigner de toutes choses et de les reprendre à son compte à la
lumière de la nécessité-15 », celle-ci faisant la différence avec les produc
tions sérielles qui ne s’ancrent pas dans la singularité ultime du créateur
(EJ, 434 ; LV, 47). Et c’est précisément parce que la nécessité de l’auto
portrait est une exigence qu’une deuxième difficulté, déjà esquissée dans
le texte cité ci-dessus, fait retour : si, de la même manière que le bourgeon
devient feuille, la singularité pure doit accoucher de son propre sens et de
lui seul, elle ne peut faire aucun usage de notions universelles ou d’idées
générales, de modes d’expression taillés à la mesure d’un monde commun
(LV, 47-48).
Nous l’avons vu, le témoignage de Beauvoir selon lequel Sartre refu
sait tout crédit aux universaux à l’époque de la Légende est étayé par
L'art cinématographique et par le Carnet Dupais, et est conforme au
18
274 POLITIQUES DE LA VÉRITÉ
36. Nous avons déjà suggéré que la Critique affrontait, avec d ’autres moyens,
les apories découvertes par le Carnet Dupuis ; le passage qui suit (CRD , 1, 165) fait
de même avec l ’objection du troisième fragment posthume de la Légende : « J ’ai
montré ailleurs qu’il ne fallait pas envisager la icflexion comme une conscience
parasitaire et distincte mais comme la structure particulière de certaines “con
sciences”. Si la totalisation est en cours dans un secteur particulier de la réalité,
cette totalisation ne peut être qu’une aventure singulière dans des conditions singu
lières et, du point de vue épistémologique, elle produit les universels qui l ’éclairent
et elle les singularise en les intériorisant (de cette façon, en effet, tous les concepts
forges par l’Histoire, y compris celui d’homme, sont des universaux singularisés et
n’ont aucun sens en dehors de cette aventure singulière). (...) Ainsi les universaux
de la dialectique - principes et lois d ’intelligibilité - sont des universaux singu
larises : tout effort d’abstraction et d’universalisation n’aboutirait qu’à proposer des
schenics constamment valables pour cette aventure. »
L’HOMME SEUL 275
37. C ’est particulièrement net avec la seconde généalogie de l’idée d’unité, qui
achève ce développement : Sartre dérive l’unité des unités, c’est-à-dire le concept
d’infini, à partir des opérations de l ’homme seul, mais pour conclure que ce concept
est étranger à la démarche propre de ce dernier. De surcroît, son raisonnement attribue
à l’homme seul une mystérieuse « pensée universelle » qui devrait sc distinguer la
fois des concepts abstraits de la science et de l’idée d ’un seul comme telle... ( LV. 49).
L’HOMME SEUL 279
vide l’esprit ; cette première précaution ne suffisant pas, car « on peut ren
contrer l’ universel sans sortir de soi, toutes portes closes », il soupèse
ensuite chaque pensée surgie dans cette retraite pour voir si elle ne doit
vraiment rien à autrui ; des idées ainsi sélectionnées, qui lui semblent
monter et descendre en lui par une efflorescence naturelle, il ne retient
encore que celles auxquelles il est sur d ’adhérer de tout son être, « au plus
profond de son cœur » ; assumant la paternité exclusive de ces pensées, il
les rattache in fine « à la grande idée nécessaire qu’il a de lui-même »,
resserrant « avec force son unité particulière » chaque fois qu’un nouvel
élément vient s’y agréger : au terme de ce processus censé libérer des pen
sées originales, l’homme seul a donné quatre tours de vis supplémentaires
à son idiosyncrasie (LV, 49-50).
Le divers ne figure pas ici un tremplin pour une totalisation dynami
que, ou un universel qui permettrait le développement du singulier par
intériorisation/extériorisation : il s’agit d’une fausse diversité, aussitôt
reconduite à l’unité dont elle procédait toujours déjà. L’objectif avoué est
d’ailleurs de « passer au typique », de laisser éclore, puis de ramasser,
« une nature individuelle existant par soi », une identité secrète mais
agissant à la manière d’un archétype, réservoir de « pensées naturelles »
qui se heurtent rapidement à des limites dictées par « la nécessité du lien
qui réunit leurs éléments », toutes les idées nées de cette singularité se
recourbant sur elles-mêmes comme un enfant tente de se réinvaginer11'
(LV, 50). La cérémonie des adieux nous en avait avertis, l’homme seul est
en quête d’une « réalité vraie », d’une humanitas de l’humain qui vaut épa
nouissement d’une essence ; cette « subjectivité pure, conçue comme infi
nie et caractérisée par le génie », est une qualité « intérieure » ou « inter
ne », « une réalité totale et profonde » qui est supposée représenter
l’Homme mais qui ne se totalise même pas à la façon du moi bergsonien :
aucune amorce de dialectique en ceci, ni dynamique de la durée ni exté
riorisation singularisante d’un universel intériorisé ; l’être de l’homme
seul reste « d’ordre subjectif, d’ordre essentiel », ineffable et inclassable,
replié sur soi (CA, 346-53). De là les trois difficultés détaillées au point
précédent : faute d’un divers interne et d’un rapport au monde, cette
singularité déroule ses idées comme si elles actualisaient une puissance,
38. Tout ccci rappelle la régulation des idées d ’Er l’Arménien, qui s’impose
également une stricte discipline afin de se mettre en condition de produire des pen
sées auto-organisées - mais avec la différence qu’Er se nourrit au moins de l’amour
des femmes, alors que l’homme seul n ’a affaire qu’à lui-meme (voir EJ, 302-3).
280 POLITIQUES DE LA VÉRITÉ
40. La musique, par contre, entretient l’illusion de l’homme seul : elle se détac
de la matérialité pour régner dans son ordre, sans relation patente entre sa résonance
harmonique et ses conditions physiques - nous n’entendons pas les ondes qui la
portent, nous pouvons fermer les yeux pendant que F orchestre joue, etc. À la
différence de la peinture, du cinéma et du théâtre, cette modalité particulière du Beau
se nourrit d’une néantisation complète du réel (les notes elles-mêmes étant réduites
au rang d'analogon), formant ainsi le meilleur antidote contre la contingence.
L’HOMME SEUL 283
42. Notons cependant que plusieurs pages font défaut au moment précis où se
nouent les noces entre l ’homme seul et le monde - pages qui nuançaient peut-être le
mythe.
43. On retrouve cette angoisse de la contamination dans une lettre à Beauvoir
écrite au service militaire, donc contemporaine de la Légende : Sartre y fait part de
son énervement à l’idée de parler de soi, de transmettre ses pensées et scs états
d’âme particuliers sous la forme générale, universelle, de « quelques petits
poèmes » qu’il aurait adressés « à un public pris dans son sens conceptuel » et qui
auraient inévitablement sombré dans le proverbe ; il lui reste donc à rompre la
communication, à laisser ses pensées « telles qu’elles sont, c’est-à-dire comme de
véritables idées, mais des idées particulières » (L C . I, 42-43).
286 POLITIQUES DE LA VÉRITÉ
mation de soi par le biais d’un antagonisme généralisé mais une manière,
pour l’âme, de s’abandonner à elle-même « avec de paresseux mouve
ments, une incertitude essentielle, une mollesse qui va plutôt à mourir ».
On ne fait pas sa paît au langage ou au social : si l’âme veut s’en nourrir
pour éviter son « ensevelissement » il lui faut se compromettre, se « livrer
à l’universel » - soit, très exactement, l’aporie prise en compte en début
de dactylogramme... (LV, 54-55).
3/ « En cette grande perplexité », l’homme seul tente encore de fran
chir l’obstacle : il décide de reprendre les principes scientifiques pour
vérifier s’il ne pourrait en détourner un ou deux à son profit. Aidé une fois
de plus par sa bonne étoile (« Il eut du bonheur et voici ce qu’il aper
çut... »), il s’avise que les vérités physiques ne convainquent pas par leur
universalité (qui résulte simplement de leur pauvreté) mais par leur
cohésion, par I’architectonique qui les englobe et leur confère une interdé
pendance ; au regard des pensées « indigènes » ou naturelles, cette puis
sance cohésive séduit et incline à la rechercher, à la reproduire, la force de
l’habitude faisant le reste ; il suffit d’un maillon pour qu’une chaîne
logico-déductive se dévide et donne l’illusion de la fatalité, en une sorte
d’incarnation de la preuve ontologique. Cependant, à l’instar du Carnet
Dupuis, la Légende tient cette nécessité pour purement formelle14, les
systèmes mathématiques ou physiques pouvant impressionner le vulgaire
mais sans réussir à « donner l’existence » aux composantes locales de ces
univers. La science détourne les procédés de l’Art ou de l’homme seul, ce
qui permet à ce dernier de lui rendre la pareille. La nécessité n’étant pas
inhérente à l’universalité ni à l’abstraction45 mais à la construction d’un
ensemble composé d’éléments accidentels, l’homme seul cherchera à
« pénétrer son âme, pensée singulière, de cette précieuse nécessité qui la
mettait d’ un coup, sans altérer sa complexion, au rang des essences uni
verselles. Ce fut une victoireJf’ » - une victoire qui n’est pas sans rappeler
le mystère de la transsubstantiation et qui expose l’idée d’un seul, désor
mais tenue pour « fabriquée », à l’objection de l’artifice émise en début de
Alors retournant à l ’élément fixe, [le peintre] pèsera doucement sur lui
pour l ’ approcher du reste, puis reprendra son travail en intervertissant
les rôles, et ainsi de suite, chaque changement partiel, chaque nuance,
l ’assombrissement léger de la couleur des prunelles entraînant sur toute
la surface visible une foule de modifications infimes. / Enfin, par
touches successives, l ’équilibre est atteint, il s’en faut infiniment peu
que le portrait ne soit calque sur les apparences du visage. (LV, 57,47)
L’élu et l ’artisan
47. L’universel était précise ment récusé parce que fabrique, et toute construc
tion jugée inapte à triompher du divers (LV. 48).
288 POLITIQUES DE LA VÉRITÉ
les voyais pas : je voyais le monde à travers ellesJS. Truqué jusqu’ à l ’os
et mystifié, j ’écrivais joyeusement sur notre malheureuse condition.
Dogmatique je doutais de tout sauf d ’être l ’élu du doute ; je rétablissais
d ’une main ce que je détruisais de l ’autre et je tenais l’inquiétude pour
la garantie de ma sécurité ; j ’étais heureux. (Ai, 209-10)
48. Nous rétablissons ici le pluriel, oublié clans l ’édition originale des Mots ;
nous avons par contre respecté la curieuse graphie de « gaîment ». récurrente chez
Sartre.
19
290 POLITIQUES DE LA VÉRITÉ
Cette humilité nous paraît sincère, mais elle n’est pas nécessairement
sans partage : on peut aussi y lire la forme suprême de l’orgueil sartrien,
et ce à différents titres. Le modèle de l’artisan permet d’être ¿t la fois l’élu
d’une instance divine et le créateur de son propre génie par le biais du
travail : « Je n’étais pourtant pas masochiste. Mais lassé d’être reconnu
d’avance. Je voulais mériter » (PCS, 131). L’autocréation renvoie à son
tour au mythe sartrien de la naissance attendue (nous l’avons commenté à
l’occasion du Carnet Dupais), ainsi qu’à la théorie du génie qui s’exprime
49. Comme clans l’alinéa suivant, nous nous bornons ici à quelques citations au
sein d’une foule de passages similaires.
292 POLITIQUES DE LA VÉRITÉ
dans Les mots (Pouloii aurait choisi d’être un génie sans talent afin d’ac
croître son mérite futur : M, 154-55). Mais l’image de l’artisan renvoie
surtout au fantasme d’ubiquité ontologique,'à la faculté d’être « n’importe
qui » si l’on n ’est rien d’autre que ce que l’on décide de faire51’, l’absence
de singularité et de talent donnant un écrasant avantage « sur les grands
mutilés qu’on appelle les hommes supérieurs ». Alors que ces derniers ne
peuvent parler que d’’eux-mêmes et à partir d’eux-mêmes, de « leur sensi
bilité exquise » qui leur fait voir ce qu’ils sont seuls à voir - et seulement
cela -, l’artisan peut tout voir, tout dire et tout faire puisqu’il naît « libre et
sans outillage » : lui seul peut s’égaler à la totalité et parler au nom de
tous car il n’est précisément personne, une « pure option » qui lui permet
d’écrire « ce que tout homme » voit, pense ou sent (PCS, 161).
Quel que soit le sens dans lequel on l’interprète, l’équation entre
humilité et orgueil donne tout son poids au modèle de l’artisan car elle
l’enracine dans le fantasme d’homme seul. Q u ’on y voie un symptôme
psychanalytique, un mythe transmis par Charles Schweitzer, un reflet de
l’idéologie ouvriériste ou le comble de l’orgueil sartrien, la récusation de
la théorie du don et la valorisation de l’effort doivent être mis sur le même
pied que la fantasmatique de l’élection : on ne naît pas homme seul, on le
devient par la foi et par les œuvres (PCS, 159), à condition que celles-ci
soient réussies et que les productions tardives ne viennent pas jeter un
doute sur la valeur des plus précoces :
50. Nous analysons plusieurs facettes de cet idéal dans Sartre face à la p
noménologie : pour une approche psycho-biographique voir PCS. 176-77, 370-71.
L’HOMME SEUL 293
51. N o us retenons cette date avancée en EJ. 288, p lutôt que celle de 1927 d o n
née en EJ. 23.
294 POLITIQUES DE LA VÉRITÉ
Ion lui reconnaît alors même qu'il vient de le vouer ci une vie chaotique et
laborieuse, à une lutte de tous les instants pour transformer les plus hum
bles matériaux en œuvres d’art : le « génie » de l’homme seul n’est que
cela, une aptitude à la souffrance qui le rapproche du destin partagé de
l’humanité, ou de la figure christique la plus souffreteuse (EJ, 330-31). Le
fantasme de l’élection vaut condamnation au dénuement, ce qui explique
les doutes d’Er l’Arménien : « Je serai seul parmi les hommes, sans aide,
sans conseiller » (EJ, 331). Incarnation accomplie de l’humanité telle que
Sartre la conçoit, l’homme seul n’a « rien dans les mains, rien dans les
poches » (M, 2 1 2 ) : si ce n’est pas un individu ordinaire en raison de sa
solitude, il reste l ’égal de ses contemporains ; sa condition équilibre son
intronisation, il fait l’objet d’une élection sans la grâce, d’ un mandat sans
garantie : Les mots confirmeront que la littérature est une version laïque
du Saint-Esprit, « quelque chose à faire », sans plus.
Ainsi, les textes de jeunesse contraignent à respecter les protestations
d’égalitarisme qui émaillent Les mots et qui dominent surtout les avant-
textes autobiographiques livrés au public en 1996. Page après page, le
troisième dactylogramme de la Légende confirme la sincérité de ces
protestations, et les rend d’autant moins contestables que cette théorie de
l’aitiste artisan fait partie intégrante de la fantasmagorie de l’homme
seul : il ne s’agit pas d’un repentir externe, politiquement correct (c’est au
contraire l ’élitisme qui dominait Sartre à l’époque), mais de la dimension
« démocratique » (PCS, 448) d ’un rêve de supériorité auquel Sartre n’a
pas renoncé en 1931. La reconnaissance d’une dualité originelle donne du
poids à toutes les manifestations de la dialectique supériorité/solidarité,
aristocratisme/égalitarisme, sauf lorsqu’elles sont trop unilatérales pour
être sincères - c’est le cas de plusieurs avant-textes des Mots qui occultent
l’élitisme sous le sens de l’égalité et que Sartre corrigera dans la version
finale” . L’affirmation d’une valeur démocratique entre toutes n ’enlève
rien aux prétentions du jeune Sartre à la surhumanité, mais elle permet de
comprendre le basculement qui amènera un nouveau Zarathoustra à faire
cause commune avec les ouvriers de Billancourt.
52. Ici aussi, la quasi-totalitc des brouillons révélés dans Pourquoi et comment
Sartre a écrit « Les Mots » sous-tend notre propos.
C O N C L U S IO N
VERS LA PHÉNOMÉNOLOGIE
Nous l’avons vu dans la première section comme dans la seconde, la
Weltamchcimuig originelle de Sartre n’est pas marquée par la contingence
mais par la nécessité, n’est pas obsédée par la matière mais par la forme,
ne postule pas l’insignifiance du monde mais son enchantement ultra-
platonicien. La longue traversée des figures du Beau, du temps, du fatal,
du salut par l’Art, de l’indistinction entre le mot et la chose, de la rigueur
géométrique, de l’individuel, de l’événement historique comme totalisa
tion locale, de la concaténation nécessaire des pensées d ’un seul, de la
musique, du cinéma... - tout ce qui procède ou s’approche du fantasme
d'être explicité par le Carnet Dupuis - démontre avec éclat la préséance
des idéalités dans l’approche sartrienne du monde, à telle enseigne que la
lutte avec la science, plus insistante qu’on ne pouvait l’imaginer, découle
pour partie d’une résistance esthétique et métaphysique au scalpel ana
lytique. Un passage û'Er l ’Arménien est édifiant à cet égard : Sartre y
développe une vision cosmique au lyrisme soutenu, un monde d’ordre et
d’harmonie transi par l’illusion finaliste qui sera secouée par le Carnet
Dupuis et liquidée lors de la scène du jardin public. Or cette description
est totalement dépourvue d’ironie, le héros étant simplement conscient
que son exaltation ne durera pas car elle repose sur l ’occultation de la
banalité quotidienne :
Je n’ctais plus seul. La Nature, muette sur terre, criait ici l’existence
des Dieux. Je baignais dans leur volonté comme dans cette nuit même,
seul mortel admis dans le royaume de l’Hyperphysique. (EJ, 306-7)
qui récapitule la présente étude, aborde également les relations entre les écrits
antérieurs et les écrits postérieurs à la lecture sartrienne de Husserl.
3. S. de B e a u v o ir, Im force de ¡'âge, t. I, p. 54.
300 CONCLUSION
l’évidence. Tel Mathieu et Oreste, que Sartre a voulus « sans poids, sans
attache, sans lien au monde » (OR, 1915), le phénoménologue prétend à la
plus stricte réceptivité du regard : il accomplit.un programme littéraire sur
un mode philosophique, ce qui permet corrélativement de risquer un
roman phénoménologique à certains égards, intitulé La nausée. On com
prend sans peine que Sartre n’ait cessé d’alterner les œuvres philosophi
ques et littéraires à partir de son séjour à Berlin, alors qu’il croyait d’abord
ne produire que des fictions qui rendraient ses idées sous une forme
romanesque (CA, 203) : il s’agit des deux faces de la même médaille, de
deux modes d’expression poursuivant le même but par des moyens finale
ment assez proches, sans hiatus entre Sartre écrivain et Sartre philosophe.
La convergence avec la phénoménologie ne se limite pas à l’opéra
tion, somme toute négative, de la mise entre parenthèses. Dans les textes
préphénoménologiques, le regard se veut déjà réceptif à la surface des
phénomènes, à leur visibilité même, dans une opposition résolue aux
sirènes du concept, du général, de l’en soi ou des vérités d’entendement.
Bien avant de lire Husserl (mais sans pouvoir plaider méthodologique-
ment ce privilège avant Berlin), Sartre opte pour toutes les dimensions de
l’intuititivé, qu’elles relèvent du perçu ou du vécu : il s’attache aux intui
tions immédiates, y compris et surtout à celles qui défient les lois trop
abstraites dont la science nous fait démonstration. Il place ainsi l’insai
sissable bataille de Waterloo telle que vue par Fabrice, ou la quasi-invisi-
bilité de la puce pour un regard humain, au-dessus des vérités scientifi
ques, considérant que les premières, pour instables ou indistinctes qu’elles
soient, sont supérieures aux secondes en raison même de leur fragilité :
elles restent ainsi conformes à ce qui se voit et à ce qui se vit, à ce qui se
donne plutôt qu’à ce qui se pense.
Par-delà cette réhabilitation des donations originaires, Sartre anticipe
encore sa découverte de Husserl en traitant l’apparence comme le lieu où
se révèle l’essence spécifique de chaque phénomène. Certes, aucune
technique d’intuition éidétique n’est revendiquée avant le séjour à Berlin,
mais nous avons vu Sartre adopter une méthode assez proche pour s’orien
ter dans le complexe d’idéalités dont il se sait porteur et, plus encore, pour
remettre ces idéalités à leur rang et faire place à l’irréductibilité de la
contingence : un dépassement des apparences vers l’essence est à l’œuvre
dans la façon dont Sartre affine, teste et situe ses figures privilégiées du
beau ou du nécessaire. [1] Le cinéma nous arrache à la quotidienneté de
l’Existence par la finalisation et l’unification du temps qui se manifestent
r phénomène en fait ressortir un
VERS LA PHÉNOMÉNOLOGIE 301
second par la simple épreuve de leurs contrastes. [2] Le régime des appa
rences cinématographiques laisse cependant transparaître quelque contin
gence dans le support et dans les conditions matérielles de la projection,
raison pour laquelle le cinéma n’aurait pu guérir Roquentin de ses nau
sées. A l’inverse, la musique pourra jouer ce rôle parce que Sartre y recon
naît l’exacte inversion du temps informe de la contingence, la manifesta
tion d’une organisation temporelle autoporteuse et réduite à elle-même -
c’est-à-dire un régime de non-existence qui sera mis en parallèle avec la
géométrie pure. [3] Autre régime d’irréalité, l’unité de la liberté et de la
nécessité s’avère à l’œuvre dans le domaine de la fatalité théâtrale, où les
actes du héros se referment sur lui comme un Destin dans le mouvement
même où ils protestent de sa liberté. Par contre, malgré les efforts de la
Légende, la genèse autonormée des pensées d’un seul ne pourra faire
l’objet d’une monstration sui generis satisfaisante, de sorte que Sartre y
reconnaîtra un pur fantasme : comme pour le cinéma et la contingence,
deux intuitions éidétiques s’affinent par leurs divergences. [4] Enfin, les
arts plastiques occuperont une place centrale dans la réflexion sartrienne
sur la rédemption de la matière car ils sont seuls à relever le défi de l’idéa
lisation complète d’un fragment de nature : ils tentent de récupérer la Pré
sence de l’existant pour transir les apparences de nécessité, pour inscrire la
beauté dans le jeu manifeste des formes. Certes, Sartre ajoutera que la
beauté plastique retombe dans l’insignifiant aussitôt que le spectateur
quitte l’attitude irréalisante, mais cela n’enlève rien aux contrastes éidéti
ques que nous esquissons : les arts plastiques invitent le regard à dématé
rialiser les apparences, la littérature matérialise l’imaginaire sous forme
de livre, la musique s ’échappe complètement du registre de l’existence, le
cinéma crée une doublure quasi réaliste du monde matériel... Sartre jette
bien les bases, avant Berlin, d’une esthétique phénoménologique générale.
20
304 CONCLUSION
11. Le mépris de Sartre pour la littérature des souffrances intimes éclate dans un
passage de La Semence et le Scaphandre qui ridiculise de jeunes poètes persuades
que la colère divine avait choisi leur génération « pour lui faire éprouver, à la fleur
de son âge, toutes les dures calamités de la vie » ; au beau m ilieu d ’un spectacle de
bas étage, ces poètes « décrivirent la forme de leur cœur : c’était tantôt un cimetière,
tantôt un vieux missel, tantôt une maison close, parfois un grand oiseau de mer.
Grosbezé, plus moderne, eut un succès lorsqu’il dit : M on cœur est un fromage de
Hollande / O ù je me calfeutre com m e un rat / Pour pleurer. » (EJ, 161).
12. Le salul par l ’Art ne nous concerne pas directement, car Sartre n’en a pas
tiré (ou laissé ?) de théorie philosophique à l ’époque étudiée ici : ce point est surtout
crucial pour une approche biographique ou totalisante de Sartre. Il reste que ce
thème croise forcément la dialectique de l ’hom m e seul et de la contingence, mais
sans nous éclairer - que du contraire. À en croire Les mots, Sartre aurait véritable
ment cru à la rédemption littéraire ju s q u ’à ses vingt ans (M , 148) ; mais la représen
tation de l ’œuvre d ’art q u ’il en avait tirée, h savoir « un événement métaphysique
dont la naissance intéressait l’univers » et qui justifiait sa propre existence, aurait
VERS LA PHÉNOMÉNOLOGIE 307
résisté une trentaine d ’années, soit ju sq u ’à la veille de la guerre (Ai, 149). Cette
seconde date est plus conforme à l ’évolution textuelle que nous essayons de
synthétiser, mais les Carnets de la drôle de guerre jettent un doute sur les deux
cléments de la thèse des Mots. Dans une tentative de périodisation de ses théories de
Part et de la morale, Sartre distingue en effet trois périodes. De 192! à 1929, il pro
fesse que la vie est toujours ratée et construit « une morale métaphysique de l ’œuvre
d ’art », niais il reste secrètement convaincu que sa vie sera réussie puisque c’cst
celle d ’un grand écrivain ; de 1930 à 1935 environ, il commence à croire sincère
ment que sa vie est perdue, mais celte croyance elle-même est infestée de mensonge
car destinée à mieux vivre la restriction de son champ de possibles ; enfin, de 1935 à
1937, la crise personnelle vécue par Sartre le contraint à se réfugier dans l ’absolu
métaphysique de l’œuvre, seule justification concevable d ’ une existence vouée par
principe à l ’absurde et à l ’ennui. Sartre note ainsi que sa théorie de la contingence a
joué un rôle déterminant dans sa morale du salut artistique, mais sans remarquer que
cette dernière corrélation dément son historique : pourquoi s’ inquiéter d ’un salut
avant 1924, pourquoi n ’y adhérer sincèrement q u ’en 1935-37, c ’est-à-dire plus de
dix ans après la découverte de la contingence ? La double étiologie des Carnets
bouleverse en tout cas la thèse de la névrose infantile : la rédemption littéraire prend
plutôt ici l ’allure d ’une théorie ad hoc (en 1935-37), ou d ’une rêverie à laquelle son
auteur ne croit pas vraiment car il reste trop lucide sur sa nature et trop résolu à
trouver l’ absolu dans le monde mêm e ( C D G , 268-75, 285-87). Quant aux Écrits de
jeunesse, ils achèvent de brouiller les pistes en faisant preuve d ’une étonnante am bi
valence : com m e l’ ont souligné Contât et Rybalka en notant l'auto-ironie qui enve
loppe la plupart des fictions de jeunesse, Sartre y conteste l ’écriture dans le geste
même où il la porte au pinacle et réciproquement ( E J , 58, 138-39). Si l ’on excepte
le passage d 'Er l ’Arménien où A pollon défend le dogme du salut par l ’Art avec
emphase, on enregistre tout au plus, au ternie d 'Une défaite, une pâle mise en de
meure de faire son Salut ; pour le reste, la prédestination et la rédemption du génie
solitaire font surtout l ’objet de la lucidité dévastatrice d ’Organte, qui sait de l’ inté
rieur quelles banalités et quelle faiblesse recouvre la vie d ’un supposé grand hom m e
{EJ, 330-31, 285-86, 252). Sartre n ’y aurait donc jam ais cru vraiment, sinon sous la
forme d’une rêverie compensatoire puis, dans Les mots, d ’une étiologie rétrospec
tive, irremplaçable par sa puissance d ’intelligibilité ? O u Sartre y aurait toujours cru
sans en être jamais convaincu, sauf lorsque sa vie ratée, en 1935-37, ne lui laissait
d ’autre issue ? O n pourrait conclure de la sorte si Frédéric n’avait découvert « avec
stupeur » sa croyance dans l ’inversion du M al en Bien, son optimisme secret à se
voir souffrir comme si chaque douleur révélait un Ordre et l’ appelait de l’au-delà :
« Il pourchassa ce plaisir trouble de se sentir prédestiné à la souffrance. “Je n’ai
308 CONCLUSION
même pas droit à cela, pensa-t-il, c’est Métaphysique.” Mais en ce jour il découvrit
avec effroi le fond mystique de sa nature » : la contingence est manifestement passée
par là, sans que nous sachions à quel degré ni à quel type de foi elle s’attaquait (£/,
282-83). Si nous avons quasiment ignoré le Salut par l’art pour nous focaliser sur les
relations entre la contingence et les fantasmes d’être ou d ’homme seul, c’est parce
que, sur ce dernier terrain, les textes de l’époque permettent une mise en ordre.
13. Les seuls écrits sur la contingence antérieurs au « factum » sont trop brefs
pour compter vraiment : il s’agit du Chant de la contingence (1926) et du poème
intitulé L'arbre (1930 environ).
14. M otif pour lequel, nous le verrons dans un instant. Sartre reproche à
Roquentin d’avoir cru jusqu’au bout à quelque Salut : si l’homme seul se meurt,
son cadavre bouge encore.
VERS LA PHÉNOMÉNOLOGIE 309
Au moment de La Nausée, j ’en étais déjà à penser que l’œuvre d’art est
imaginaire, mais elle était écrite à partir d’une théorie selon laquelle
l’œuvre d’art était un fait réel et métaphysique, concret, une essence
nouvelle qu’on donnait au monde. Alors, quand Roquentin pense qu’il
va être sauvé à la fin par l’œuvre d’art, il sc fout dedans. Il va aller à
Paris et puis il fera n’importe quoi mais il ne sera pas sauvé. Mais je
l’écrivais quand même en le lui faisant croire parce que ç’avait cté le
point de départ, l’idée première de la chose. (S, 59)
15. Par-delà les titres de jeunesse déjà cités, L'ange du morbide, Jésus la
Chouette cl Nelly mettent également un apprenti écrivain au centre de l’action, cette
fois pour railler sa médiocrité ou souligner son échec - voir en particulier les pages
42 et 45 des Ecrits de jeunesse pour L ’ange du morbide, les p. 55-57, 110 et 112-13
pour Jésus la Chouette, et les p. 363-69 pour Nelly. L’autoréférentialité des fictions
de jeunesse (interrogation de l ’auteur sur soi mais aussi de la littérature sur elle-
même) est par ailleurs mise en évidence dans les notices de Contât et Rybalka. qui
suggèrent qu’elle a peut-être retardé la maturation de l’œuvre sartrienne : cf. en
particulier EJ, 18.20-21,42.43 n. I, 137-39. 191. 194-96,371-72.
16. S. PF_ B e a u v o ir , La force de l'âge, 1.1. p. 54.
310 CONCLUSION
II. Livres
III. Articles
ABASTADO C., Portrait d’un nihiliste (Sartre, lecteur de Mallarmé), Obli
ques,n° 18-19, 1979, p. 195-97.
ARMEL A., L’écrivain et ses peintres, Magazine littéraire, n° 282, 1990, p. 49-51.
ARONSON R., On Boxing : « Incarnation » in Critique, II, Revue internatio
nale de philosophie, \ \° 152-53, 1985, p. 149-71.
21
320 BIBLIOGRAPHIE
JOUHAUD M., Bergson et la création de soi par soi, Les Études philosophi
ques, 1992, n° 2, p. 195-215.
KAIL M., La critique sartrienne du matérialisme, Les Temps modernes, n° 531 -
33, 1990, p. 309-49.
— Sartre lecteur de Descartes, Les Temps modernes, n° 531-33, 1990,
p. 474-503.
— Introduction à la conférence de Sartre. La conscience n’est pas sujet,
Les Temps modernes, n° 560, 1993, p. 1-10.
—- Sartre et Bergson, Cahiers RITM, n° 5 (Études sartriennes 5), 1993,
p. 167-78.
— La critique sartrienne du cogito, Magazine littéraire, n° 342, 1996,
p. 79-81.
— La conscience n’est pas sujet : pour un matérialisme authentique,
Revue philosophique de la France et de l ’étranger, 1996, n° 3, p. 339-54.
KIRSNER D., Sartre and the Collective Neurosis of Our Time, Yaie French
Studies, n° 68, 1985, p. 206-25.
KOCH G., Sartre projette Freud sur l’écran, Les Temps modernes, n° 531-33,
1990, p. 569-88.
KONIG T., La situation de Sartre en Allemagne, Cahiers de sémiotique
textuelle, n° 5-6 (Études sartriennes II-II1), 1986, p. 309-14.
LANZMANN C., Tabula rasa, entretien avec Les Temps modernes, n° 531-33,
1990, p. 1243-58.
LAUNAY J., Sartre lecteur de Heidegger ou l’être et le non, Les Temps
modernes, n° 531-33, 1990, p. 413-35.
LAVERS A., Portrait de Sartre en Freud, Cahiers de sémiotique textuelle, n° 18
(Études sartriennes IV), 1990, p. 171-86.
LEBIEZ M„ Pour les gens de ma génération, Les Temps modernes, n° 531-33,
1990, p. 48-73.
LEENHARDT J., Dialogue irréel entre Sartre et Goldmann sur l'imaginaire,
Obliques, n° 24-25, 1981, p. 47-52.
— L’homme et/ou l’œuvre. La fonction du « social » dans L ’Idiot de la
famille, Cahiers de sémiotique textuelle, n° 5-6 (Études sartriennes II-
III), 1986, p. 267-78.
— Sartre face au Saint Georges du Tintoret, Revue d'esthétique, 1991,
hors série Sartre/Barthes, p. 39-48.
LE HUENEN R., PERRON P., Temporalité et démarche critique chez J.-P.
Sartre, Revue des sciences humaines, n° 148, 1972, p. 567-81.
LEJEUNE P., L’autobiographie pariée, Obliques, n° 18-19, 1979, p. 97-116.
LENAIN T., Le roman du Tintoret sartrien et ses implications philosophiques,
Annales de l ’Institut de philosophie et de sciences morales, 1987,
p. 107-30.
LEVINAS E., Il y a, Deucalion, n° 1, 1946, p. 143-54.
326 BIBLIOGRAPHIE
TERRAY E., Marxisme années 60, Les Temps modernes, n° 531-33, 1990,
p. 86-98.
TERTULIAN N„ Entre Heidegger et Marx, Les Temps modernes, n° 531-33,
1990, p. 398-412.
THEVOZ M., La psychose prophétique du Tintoret, Obliques, n° 24-25, 1981,
p. 163-68.
THUMEREL F., [recension de] Laideurs de Sartre, par Alain Buisine, Les
Cahiers de philosophie, n° 10, 1990, p. 209-12.
— L'ceuvre-au-miroir ou le jeu de la parole et de l’écriture dans La
Nausée, Cahiers RITM, n° 5 (Études sartriennes 5), 1993, p. 51-68.
TROTIGNON P., Le dernier métaphysicien, L’Arc, n° 30, 1966, p. 27-32.
TULLOCH D. M., Sartre’s Existentiaüsm, Philosophical Quarterly, II, 6,
1952, p. 31-52.
VEDRINE H., Le pathétique dans l’histoire : brèves remarques sur Heidegger
et Sartre, Cahiers de sémiotique textuelle, n° 18 (Études sartriennes
IV), 1990, p. 39-44.
— Fondement et totalisation chez Sartre, Les Temps modernes, n° 531-
33, 1990, p. 234-51.
VERSTRAETEN P., D ’une phénoménologie l’autre (II), Annales de l ’Institut
de philosophie, 1975, p. 85-158.
— Un double destin de la liberté, Sartre et Hegel (À propos de Leconte de
Lisie), Obliques, n° 18-19, 1979, p. 199-216.
— La schize du regard (Sartre et Lacan), Obliques, n° 24-25,1981, p. 37-43.
— Sens et structure du Saint Genet et de L ’Idiot, Cahiers de sémiotique
textuelle, n° 5-6 (Études sartriennes II-HI), 1986, p. 199-229.
— Impératifs et valeurs, Annales de l'Institut de philosophie et de scien
ces morales, 1987, p. 55-75.
— Y a-t-il une morale dans la Critique ?, Cahiers de sémiotique textuelle,
n° 18 (Études sartriennes IV), 1990, p. 45-68.
— Sartre et Hegel, Les Temps modernes, n° 539, 1991, p. 131-53.
—- Sartre et Mallarmé, Revue d ’esthétique, 1991, hors série Sartre/
Barthes, p. 27-38.
— Appendix : Hegel and Sartre, in C. HOWELLS (éd.), The Cambridge
Companion to Sartre, Cambridge, New York, Melbourne : Cambridge
University Press, 1992, p. 353-72,
— L ’Etre et le Néant, cinquante ans après, Les Temps modernes, n° 574,
1994, p. 146-62.
— Sartre/Kant/Hegel. De la contrariété à la contradiction, quelques itiné
raires du négatif, Annales de l ’Institut de philosophie et de sciences
morales, 1995, p. 139-66.
— Le Mythe d’Er (du platonisme de Sartre à son kantisme), Cahiers
RITM, n° 11 (Études sartriennes VI), 1995, p. 193-224.
BIBLIOGRAPHIE 331
P R E M IÈ R E S E C T IO N
LE TEMPS DE LA CONTINGENCE 17
CHAPITRE I
SCIENCE, M ÉT A PH YSIQ U E, ESTHÉTIQUE 19
Liberté contre déterminisme ?, 20 - Sartre et la science, 24 - Défi
métaphysique, 26 - Inintelligibilité du déterminisme, irréductibi
lité de la contingence, 31 - Par-delà l’en-soi et le pour-soi, 36 - Ni
Bergson ni Descartes, 38 - Troisième modalité temporelle, 42 -
Primat de l’esthétique, 45 - Esthétique de l’irréalisable, 49 -
Pourquoi le cinéma ?, 55.
CHAPITRE 2
L’ÉPREU VE D U R O M A N E S Q U E 63
Stratégies de dissimulation, 63 - La lettre sur l’arbre, 69 - Sartre
et Roquentin, 73 - Un philosophe au jardin public, 75 - Le détour
romanesque, 80 - Les thaumaturges : musique, cinéma, littéra
ture, 89. - Une mélodie plutôt qu’un théorème, 94.
CHAPITRE 3
D E R O Q U EN T IN À FLAU BERT :
CO N T IN G EN C E D E L A CO N T IN G EN C E 100
Reclassements de la contingence, 101 - Les transcendantaux
subjectifs : Genet et Mallarmé, 106 - Contingence et liberté : le
cas Flaubert, 109 - Transcendantaux subjectifs, métaphysique
objective, 114.
TABLE DES MATIÈRES
CHAPITRE 4
LES FIG U RES D E L’ÊTRE 118
Libération du regard (1), 118 - Le Carnet Dupuis, 120 - La
physique mathématique, 122 - Le paradoxe de la puce, 125 -
Libération du regard (2), 129 - L’être comme nécessité, 131 —
Premier échec de l’être : la géométrie, 132 - Deuxième échec de
l’être : l ’Art, 134 - Troisième échec de l ’être : l’indistinction pla
tonicienne, 140 - Quasi-victoire de l’être : les mots, 145.
CHAPITRE 5
L A SURFACE M É T A PH Y SIQ U E DES FAITS 149
L’individuel comme « surface métaphysique », 149 - Lucidité du
mythe, 152 - Le sens, transcendantal empirique, 155 - Le sens du
sens : Sartre et Merleau-Ponty, 160 - La recherche du concret,
163 - La totalisation : chose même ou fantasme ?, 167.
S E C O N D E S E C T IO N
POLITIQUES DE LA VÉRITÉ 173
CHAPITRE 1
PAR -DELÀ M A R X ET NIETZSCHE ;
UNE THÉORIE DES ID ÉO LO G IES 175
Un texte presque oublié, trois fragments posthumes sauvés, 176 —
La légende, première époque, 181 - L’origine des idéologies, 185
- Deuxième époque, 192 - Troisième époque, 195 - Science et
démocratie, 198 - Sartre nietzschéen, 201 - Dépassement maté
rialiste de Nietzsche, 207 - L’esprit de sérieux, rejeton des
machines, 209 - Tentation idéaliste, 214 - De La liberté carté
sienne à la Critique de la Raison dialectique, 216.
CHAPITRE 2
LE PEUPLE ET LES ÉLITES 221
La trahison des clercs, 222 - La grande peur des élites, 228 -
Exercices de matérialisme, 233 - Esquisse d’une éthique du
besoin, 237 - Sartre apolitique ?, 241 - Le sens de l’Histoire, 245.
TABLE DES MATIÈRES
CHAPITRE 3
L’H O M M E SEUL 252
De Zarathoustra à Roquentin, 253 - Second modèle de l’homme
seul : l’écrivain français, 261 - Entre communication et secret,
266 - Première cascade d’apories : la puissance, l’ universel,
l’unité, 270 - Aux sources de l’échec : une totalité sans divers,
278 - Retour des apories : solipsisme, mutisme, contingence, arti
fice, 283 - L’élu et l’artisan, 287.
BIBLIOGRAPHIE 311
n croit souvent que la pensée de Sartre est
O née en 1933-34, à la lecture de Husserl. En
réalité, l’étude des essais de jeunesse, y compris
certains posthumes longtemps ignorés, révèle une
œuvre déjà en cours, dont les premières percées
sortent leurs effets jusque dans L ’Idiot de la
famille parce qu’elles prennent la forme de ten
sions indépassables entre la positivité du perçu et
la supériorité heuristique de la totalisation et du
sens. Sartre a entrevu la contingence au cinéma
parce qu’il s’était forgé une vision du monde
idéalisée, à forte charge esthétique, dont il s’est
défait au fil d’un travail critique culminant avec
La nausée et qui a pris pour cible des pans entiers
du rationalisme. Il inaugurait ainsi une méthode,
faite de critique et d’autocontestation, qui explique
l’abandon de son premier grand essai philoso
phique, une Légende de la vérité aussi ambitieuse
que La nausée et qui en livre une des clefs par la
mise à l’épreuve du modèle de l’homme seul,
dont Sartre fera son idéal jusqu’à la guerre. La
Légende de la vérité illustre brillamment la vision
sartrienne des idéologies comme revers implicite
de l’affrontement de l’homme avec la matière,
théorie qui dialogue avec Nietzsche et Marx et
n’a rien perdu de son actualité. Mais la Légende
laisse aussi le dernier mot à l’adversaire que
Sartre est supposé avoir méconnu entre tous, la
science, validée ici pour sa complicité profonde
avec la démocratie. Les textes préphénoméno
logiques révèlent ainsi les principes ultimes de la
pensée de Sartre, métaphysiques et politiques, qui
ont facilité son passage à la phénoménologie.
ISBN 2-87060-120-4
9 782870 601204