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JOURNAL DE LA FÉLICITÉ

Publié avec la bénédiction de


Monseigneur JOSEPH,
Archevêque d'Europe Occidentale,
Métropolite de la Métropole Orthodoxe
Roumaine d'Europe Occidentale et Méridionale

Titre original de 1'œuvre :]urnalul Fericirii,édité à Cluj, Roumanie

© Monastère de Rohia 2008, pour le texte original

© UNESCO 1995,pour la traduéüon &ançaise et la préface

© Association Apos\:olia2021, pour la présente édition

Toute reproduéüon interdite


Collection SOUFFLE DE VIE

Nicolae Steinhardt

DELA

FÉLICITÉ
Préfaced'Olivier Clément
Traduit du roumain et annoté par Mari/y Le Nir
Édition révuéepar Michel Simion

H~
Mémorial des victimes du Communisme et de la Résistance
(Sighetu Marmaçiei, Roumanie)
Photo d'Anne Sargeant © 2014
Note au leileur

N. Steinhardt cite de nombreux auteurs français, souvent de


mémoire et en condensant leur pensée. Certaines citations, de ce
fait, peuvent plus ou moins différer du texte original.
Pour les citations psalmiques, nous suivons la numérotation
de la Septante.

Prononciation des mots roumains

L'orthographe en langue roumaine des noms des personnes


et des lieux a été préservée. Pour faciliter la leéture, nous don-
nons ici quelques éléments de prononciation:
- les diphtongues ai, ei, oi, au, eu, ou se prononcent comme
des lettres séparées (càd. aï, eï, oi~aü, eü, oü) ;
- u se prononce ou (par ex. urs se prononce ours) ;
- ch devant e ou i se prononce k (par ex. schitul se prononce
skitoul);
- c devant e ou i se prononce tch (par ex. cer se prononce
tcher);
-g devant e oui se prononce j, comme dans le mot Jazz;
-f se prononce ts, comme dans le mot tsar;
- ~ se prononce ch, comme dans le mot chien.
Préface
Olivier Clément

Le journal de la Félicité a dit Nicolae Steinhardt, constitue


son testament littéraire où s'inscrit toute l'expérience de sa vie.
Le manuscrit originel, écrit dans les années soixante-dix, fut
confisqué par la police politique. L'auteur entreprit de le réé-
crire, en le développant. Toutefois, au début des années quatre-
vingt, il obtint la restitution du premier texte et put refondre
l'ensemble, qu'il confia à son ami Virgil Ciomo~, tout en fai-
sant passer de larges extraits en Occident pour être lus à Radio
Europe Libre. Après l'écroulement du régime, Ciomo~ publia le
journal (en l'enrichissant d'une précieuse postface). L'ouvrage
obtint en 1992 le prix du meilleur livre de l'année.
Le journal de la Félicité, malgré un désordre apparent, est en
réalité fort subtilement composé, d'une manière à la fois mu-
sicale et, qu'on me permette l'expression, culinaire! Chaque
« mouvement » souvent très ample est ironiquement annoncé
par trois noms de danses modernes condamnées par « l'esthé-
tique » du régime : « Boogie Mambo Rag ». Vient tout de suite,
en italiques, le brouhaha des conversations que les bagnards
échangent à mi-voix, bribes concernant les domaines les plus
divers de la pensée et des sciences, mais aussi, inévitablement
pour ces affamés, recettes de cuisine. Or, chapitre après chapitre,
si l'on peut employer ce terme ici assez impropre, c'est la recette
du gâteau à la semoule qui se précise et l'on va ainsi du choix de
la semoule aux étapes de la cuisson, jusqu'au chocolat dont on
finit par napper le gâteau!
10 Nicolae Steinhardt

Après ce « bruitage» incroyablement suggeftif, la mémoire


entrecroise les trois périodes de la vie de l'auteur pour introduire
à chaque inftant les réflexions les plus aétuelles.
Ce qui nous conduit à présenter l'étonnante deftinée de
Nicu (Nicolae)-Aurelian Steinhardt. Il naquit le 12 juillet 1912
à Pantelimon, près de Bucareft. Ses parents aisés, cultivés, étaient
profondément roumanisés (comme le prouvent, entre autres,
les prénoms donnés à l'enfant). Celui-ci grandit dans un quar-
tier paisible, où l'ambiance est imprégnée par la poésie souvent
poignante du christianisme orthodoxe. Jamais il n'oubliera les
cloches de Pâques. Ses études, ses relations vont pourtant faire
de lui, et ce sera la première étape de sa vie, un esthète euro-
péen. Le droit l'attire, plus précisément le droit constitution-
nel auquel il consacre sa thèse : déjà chez lui, le sens de l'État de
droit pour limiter les manifestations du mal, préserver la liberté
de chacun. Il réfléchit un moment sur son appartenance reli-
gieuse, mais le judaïsme établi de Bucarest le déçoit. Et surtout
il voyage en Autriche, en France, en Angleterre. Il approfondit
les grandes littératures d'Europe occidentale, s'enracine dans la
haute culture française, tout en s'écartant de la vulgarité lasse
d'un peuple qui glisse au désastre, se trouve tout à fait chez lui
en Grande-Bretagne où il apprécie la tenue, et la retenue, d'un
style aristocratique.
En 1938-1939, la violence déferle sur l'Europe. Rentré en
Roumanie, Steinhardt, comme beaucoup de jeunes hommes
de sa génération, éprouve d'abord quelques sympathies pour la
« Légion de l'archange saint Michel», mais s'en détourne lors-
qu'elle vire au fascisme et tente de s'emparer du pouvoir. Lui-
même est écarté comme juif de La Revue des Fondations royales
à laquelle il collaborait. Il approuve la politique d'Antonescu
qui brise l' insurreél::ion légionnaire et tient courageusement
tête à Hitler pour sauver les centaines de milliers de juifs rou-
mains (seuls seront déportés ceux qui habitaient la partie de la
Journal de la Félicité 11

Transylvanie annexée par les Hongrois). Après le renversement


des alliances et avant la prise du pouvoir par les communistes,
Nicolae Steinhardt rentre dans la rédadion de la Revue des
Fondations royales et déploie une intense adivité de critique
littéraire.
~and s'instaure, en 1948, une didature vite totalitaire, il
reste fièrement à l'écart, refuse toute compromission, connaît
rebuffades et humiliations, doit vivre pauvrement de menus
travaux. Pourtant, il continue d'écrire et se lie d'amitié avec de
grands efyrits qui ont adopté la même attitude, comme Constan-
tin Noica et Alexandru Paleologu ...
En 1958, le régime se durcit et tente d'anéantir les élites tra-
ditionnelles. On emprisonne des « politiques » par « lots »
entiers, définis par l'appartenance fyirituelle, intelleduelle ou \
sociale. Steinhardt, mis en examen, applique, soudain mûri, les
méthodes qu'il définira dans son Teflament politique. Avant tout,
il refuse de témoigner contre Noica, ce philosophe qui tentait
d'unir Hegel et Platon et savait éveiller les jeunes efyrits. Il est
alors emprisonné, jugé par un véritable tribunal d'inquisition,
condamné à treize ans de détention du type le plus dur pour
« complot contre l'ordre social ». Dans le journal, il évoque
avec une pénétration géniale le contraste apparent - en réalité
le lien proprement luciférien - entre la lumière violente sous
laquelle se déroulaient les interrogatoires et les lunettes noires
dont on affublait de force les accusés !
Alors commence (sans annuler la première, mais en l'assu-
mant) la seconde étape de sa vie, celle du « bagnard converti ».
La prison, ces souterrains à la Piranèse que le journal décrit en
termes à la fois dantesques et burlesques, l'accule aux question
ultimes. Il a le sentiment de sortir d'un rêve juvénile pour accé-
der à une âpre et lucide maturité. Il connaît la torture, il men-
tionne sans haine, et comme en passant, le supplice de la barre de
fer et les coups qui, un moment, l'ont rendu sourd d'une oreille.
12 Nicolae Steinhardt

Il observera, à Jilava, soit qu'il les subisse personnellement, soit


qu'il les voit appliquées à d'autres, d'incroyables folies sadiques
et blafyhématoires.
La prison, cependant, c'est aussi pour lui le miracle dans ses
rapports avec ses codétenus: l'entraide, une bonté infiniment
délicate, le dépassement de soi par une compassion désintéres-
sée. Et la soif de connaissance, de poésie, les récitations publi-
ques, les cours qui s'organisent à mi-voix, des hommes souvent
aux limites de la mort, par là-même étrangement tranfyarents
à l'étincelle divine naguère enfouie et comme oubliée. Mainte-
nant, on ne peut plus attendre, on ne peut plus éluder. Le
moment de la décision est venu. Dans la cellule surpeuplée où
il est jeté, Nicolae Steinhardt, épuisé, ne trouve aucune place où
s'étendre. Mais une main se tend vers lui, on l'appelle, on le hisse
sur la banquette où il lui fait place, le père Mina Dobzeu, un
moine et prêtre orthodoxe; près de lui, deux prêtres grecs-ca-
tholiques qui, malgré tant de haines historiques, sont devenus
ses amis dans la certitude d'une même foi fondamentale. Alors,
, à travers de longues conversations, vient la conversion, préparée
dès l'enfance par les cloches de Pâques et l'énigme du « terrifiant
Christ cloué». Il fait sien le cri d'un interlocuteur de Jésus dans
l'Évangile : « Seigneur, j'ai foi, aide-moi à mon manque de foi ».
Le père Mina le baptise furtivement, avec un peu d'eau fétide,
en présence des deux prêtres grecs-catholiques. Baptême ortho-
doxe en perfyeétive œcuménique. Il fallait le bagne pour cette
prodigieuse anticipation. Et Nicolae Steinhardt, désormais chré-
tien, promet de lutter sans relâche pour la cause œcuménique.
Déjà à Gherla, dans une salle immense et bondée, il assistera
chaque matin à un bouleversant office œcuménique: ni lumière,
ni parfum, ni vêtements liturgiques; tout se déroule autour de
quelques hommes décharnés, blêmes, le crâne rasé, contraints
de murmurer paroles et chants pour que les gardiens ne les
entendent pas; et ce sont des prêtres orthodoxes et catholiques,
journal de la Félicité 13

des pasteurs calvinistes et luthériens peu à peu rejoints par des


prédicateurs « seél:aires». Pas d'icône, mais la révélation de
tout homme comme image de Dieu. Les paroles du Seigneur:
« Là où deux ou trois seront réunis en mon nom, je serai auprès
d'eux» étaient ici réalisées. Et toujours, jusque « dans les mus-
cles», la joie: l'enfer - ainsi s'explique le titre même du journal
- est devenu, au plus profond du cœur,félicité.
En août 1964, les délits «politiques» sont amnistiés. Nico-
lae Steinhardt recouvre la liberté. La troisième étape de son des-
tin va peu à peu se préciser: celle d'un moine et d'un écrivain,
d'un moine-écrivain.Durant la décennie de relative libéralisa-
tion qui suit, tout en maintenant fièrement son indépendance,
il participe à la reconstruél:ion de l'intelligentsia. Il revient à la
vie littéraire, traduit beaucoup du français et de l'anglais. Écri-
vain donc, mais de plus en plus attiré par le monachisme : il
traduit du roumain en français La Vie des moines en Moldavie,
du père Ioanichie Balan. L'ouvrage est édité en Belgique par le
monastère de Chevetogne où Nicolae Steinhardt peut même se
rendre pour des sessions et des conférences. Faut-il rappeler que
les moines bénédiél:ins de Chevetogne sont voués au rappro-
chement des diverses traditions chrétiennes, et plus particuliè-
rement du catholicisme et de !'Orthodoxie. Parmi eux, les uns
pratiquent le rite latin et les autres le rite byzantin. À cette
époque, Steinhardt entre en relation avec le monastère de Rohia,
en Transylvanie. C'est là qu'il devient moine en 1980. Loin de
renoncer à son témoignage littéraire, mais dans une perSpeél:ive,
plus que jamais, de service, il passe des traduétions aux œuvres
d'auteur. En 1980 aussi, son livre Incertitudeslittérairesobtient
le Grand Prix de la critique.
Désormais, il se partage entre son monastère - dont il met
en ordre la riche bibliothèque - et Bucarest où il se rend avec
un intérêt toujours renouvelé à l'occasion des expositions,
des vernissages, de toute manifestation culturelle de quelque
14 Nicolae Steinhardt

importance. Il se passionne pour tout, partic~lièreme~t p~ur la


poésie contemporaine. La moindre chose qm touche a la vie est
son affaire.
Ceux qui l'ont alors connu se rappellent avec émotion cet
homme de petite taille, un peu tassé par la prison et par l'âge,
mais vif à l'extrême et d'une inlassable gaieté: le vrai moine,
disait-il, est un homme toujours gai, à la fois très vieux et très
jeune, très sage et très émerveillé, il mettait en total accord sa
parole et sa vie. Il publie des essais critiques et artistiques, mais
aussi des homélies, des méditations spirituelles et même des
réponses à 365 questions pertinentes et impertinentes que lui
pose un journaliste.
Hélas, dans la seconde moitié des années quatre-vingt, la dic-
tature de Ceaucescu atteint un paroxysme, les destruétions se
multiplient, et notamment les destruétions d'églises, le « culte
de la personnalité » devient délirant. À Rohia, le contrôle de
la Securitate se renforce. Le père Nicolae, envers et contre tout,
affirme son évangélisme : il faut, dit-il, accueillir quiconque se
présente à la porte du monastère, que ce soit un assassin ou un
proscrit. Il organise à Biftriça des colloques d' intelleétuels non
conformistes, et, en 1988, avec le père Mina Dobzeu et quelques
autres, envoie au diétateur une adresse où il dénonce la « sys-
tématisation» des villages. Le père Mina, après un bref empri-
sonnement, arrive en 1989 à Rohia. Nicolae Steinhardt décide
de se rendre avec lui à Bucarest. ~e s'est-il passé à l'aéroport
de Baia Mare? On ne sait. Le père Nicolae doit être hospitalisé
dans cette ville. Il y meurt le 19 mars 1989, et la Securitate met
à sac sa cellule.
La culture de Steinhardt est immense, il pense souvent à
travers des citations, des allusions, où il joue librement avec les
textes auxquels il fait dire ce qu'il a lui-même envie de dire _ sans
doute comme cela devait se passer au bagne où l'on ne pouvait
citer que de mémoire.
journal de LaFélicité 15

Sa réflexion s,oriente surtout vers l'art et la religion, et ce


sont ces deux domaines que je voudrais brièvement évoquer.
On ne saurait d, ailleurs les séparer parce que 1,art, pour Nicolae
Steinhardt, est fondamentalement une introduébon au mystère.
Nostalgie et intuition du divin, il transforme le mot en parole,
l'empêche de s,affadir en bavardage. La langue roumaine favo-
rise pareille expression, car elle est à la fois charnelle et spirituelle
et unit la clarté latine à la densité de la glèbe, à son « parfum ».
Les grands écrivains créent un monde, mais c, est une « concen-
tration de la vie» (expression de Balzac) et, finalement, au-delà
des hypnoses et des illusions, la révélation du monde vrai, le
monde de Dieu. L'art authentique nous éveille, au sens ascétique
du terme : nous découvrons alors l'enracinement des êtres et
des choses dans le mystère, rien n'est banal, rien n, est naturel,
rien n'est étonnant. Dans ses derniers romans, Dostoïevski, dit
Steinhardt, a porté sans le dire témoignage du grand mystère de
!'Orthodoxie, l'éveil du cœur dans la paix (hésychia) qui commu-
nique la lumière divine. Même dans un roman aussi peu réussi
que L:Adolescent,l'errant Makar lvanovitch apparaît comme un
hésychaste dont le paisible amour bénit et console ...
Pour l'essentiel, en effet, le journal de La Félicité est un
immense témoignage spirituel. Sans préméditation, sans ordre,
un peu comme les Pensées de Pascal. Contre tout piétisme, Stein-
harde creuse inlassablement l'antinomie du Dieu au-delà de
Dieu, le secret suressentiel de la théologie négative, et du Dieu
crucifié dans son intégrale et tragique humanité.
Pareil Dieu ne s'impose pas. Ce n'est pas un perroquet rouge,
disait Kierkegaard, formule que notre auteur cite souvent. Les
religions imaginent le divin comme une plénitude écrasante.
Steinhardt le voit au contraire s'évider en s'identifiant à la plu
terrible souffrance humaine, souffrance du corps par la torture et
de l'âme par la dérision. Les six heures du Christ sur la croix ont
été six heures d, éternité, elles sont coextensives à toute l'histoire
16 NicolaeSteinhardt

humaine, de même que la chute « originelle» que chacun com-


met et connaît à son tour, et qui n'dt donc pas seulement « ori-
ginelle, mais, à chaque fois, originale ». Jésus, sur la croix, épuise
en quelque sorte cette chute. Tout en resèant Dieu, il n'esè plus,
dans son exiftence personnelle, que désespoir humain. Il ne fait
pas de clin d'œil, dit Steinhardt, il ne dit pas: ce n'esè rien, ce
n'eft qu'un mauvais moment, nécessaire bien sûr, mais qui sera
vite passé. Ainsi seulement, la passion aveugle des hommes
peut, à travers la compassion sans bornes, la passion volontaire
de Jésus, devenir mysèérieusement résurreéhon. Et s'affirme, se
confirme notre liberté, car il faut toute la liberté tremblante de
la foi pour déceler, pour confesser, dans cet homme insulté et
déchiré, le Dieu inaccessible.
Pour Steinhardt comme pour toute la grande tradition or-
thodoxe, Dieu eft innocent. Il s'efface pour que nous trouvions
l'espace de notre liberté. Le mal esè notre création - et celle de
« l'adversaire ». La Croix seule et le mysèère du Dieu souffrant
- IhéospMchôn,disent les Pères - peuvent nous libérer.
~on le comprenne bien: il n'y a pas le moindre dolorisme
chez Steinhardt. Il y a toute la douleur, donc toute la joie. Son
journal de bagnard est un journal de la félicité. Le Christ, dit--il,
durant sa vie terresère, aimait les occasions de réjouissance: il
bénissait, multipliait, transformait le pain, le vin, les poissons.
La foi dans le Crucifié-Ressuscité permet à l'homme de prendre
part à l'imm~nse joie de vivre et de vivre à jamais. L'Ancien Tes-
tament et l'Evangile aiment le symbole du festin où chacun a
besoin de la joie de tous. La Jérusalem nouvelle ne sera pas un
autre monde, mais notre monde, notre terre, enfin libérés des
sorcelleries du mal et de la mort. Avec son humour inimitable,
Steinhardt parodie les ascensions gnostiques, d'éon en éon, vers
un abîme impersonnel: il décrit une semblable ascension, mais,
au sommet, voici, dans une contrée de verdure et de lumière, le
Dieu des petits enfants que Jésus laissait venir à lui: <<le Père à la
journal de la Félicité 17

barbe blanche au milieu, le Christ à droite, portant sa croix et ses


stigmates [oui, nos propres souffrances en plein ciel], et à gauche
l' Esprit qui purifie et apaise ». Les divertimenti de Mozart reten-
tissent, les anges offrent des confitures et des sorbets, les enfants
jouent avec des animaux enrubannés.
Dans l'hindouisme, dans le bouddhisme, les aél:es sont enre-
gistrés pour toujours, on ne se libère du karma qu'en s'anéantis-
sant, en se « libérant » même de l'amour. Le christianisme est
gratuité de la grâce, «antigravitation» de Steinhardt, et appel à
la transfiguration. L'extase chrétienne ignore la frénésie et le ver-
tige, elle voit l'infini dans la profondeur de la personne (et non
l'inverse, qu'il s'agisse de Dieu ou de l'homme), elle aboutit à la
joie sereine de l' hésychaste. En comparaison, toutes les drogues
sont« des remèdes de bonne femme». De cette joie, Steinhardt
parle d'expérience. En prison, dans une sorte de songe, dit-il
pudiquement, il a non seulement vu la lumière divine, mais vécu
en elle. Une lumière nullement impersonnelle, mais qui parlait
et disait qui elle est (c'est exaétement ce que rapporte un des plus
grands mystiques byzantins, saint Syméon le Nouveau Théolo-
gien). « Alors, conclut Steinhardt, je n'étais plus. Ou plutôt
non, j'étais, mais avec une puissance telle que je ne me recon-
naissais pas » .
Étincelle de sainteté. Steinhardt ne prétendait nullement être
un saint (pourtant il correspondait assez bien à cet idéal d'un
saint « qui aurait du génie» et dont parlait Simone Weil). Les
saints, du reste, se sont toujours perçus comme des pécheurs
pardonnés. Le père Nicolae Steinhardt se serait plutôt rangé
parmi ceux qu'il nomme les « aventureux » du bien, « un peu
ridicules, un peu essoufflés ». Le style qu'il conseille au chré-
tien, c'est celui d'un aristocrate sans morgue ni froideur, un style
fait de bonté, de calme, de bonnes manières, de respeét pour la
dignité d'autrui, donc pour la sienne propre. Le Christ lui-même,
souligne-t-il, avait, a toujours des qualités chevaleresques. Il est
18 Nicolae Steinhardt

discret, respeétueux; il frappe à la porte et attend, jamais décou-


ragé par un refus. Il n'est pas suspicieux, mais fait confiance, ni
avaricieux, mais donne à profusion. Il pardonne facilement et
totalement. Il est attentif et poli: « Ami », dit-il à Judas dont
il sait la trahison. En lui nul moralisme, nul légalisme, mais la
capacité de discerner en tout homme, au-delà du péché, la per-
sonne que Dieu appelle et rend capable d'aimer.
Au-delà du totalitarisme, qui est fascination de la puissance
et de la mort, comme de la société marchande qui n'a d'autre
divinité que le prix de revient, les hommes du spirituel tenteront
dans un combat historique sans fin, mais qui parfois anticipe
le Royaume, de construire une société humblement humaine:
acceptant l'incertitude (ce terreau de la libre foi) comme foi fon-
damentale et fondant son éthique sur le respeét de la liberté de
l'autre, dans la mesure, la modération, la bonté et la beauté. Avec,
bien entendu, le droit et le devoir de se défendre, même par la
force, comme un bon chevalier, quand l'essentiel est menacé.
Le droit et le devoir de résister. Nicolae Steinhardt a su résis-
ter. Non par la haine, mais par une surabondance créatrice. Si
le journal de cette résistance s'ouvre sur l'avenir, c'est justement
parce qu'il est un journal de la Félicité.
Du papier, un crayon, en pruon ?
C 'efi impossible.
Je ne serau donc pas sincere, sije prétendau que ce «journal»
a été tenu de maniere chronologique. Il a été écrit apres coup,fondé
sur des souvenirs.frau et vivaces.
Puuque je n'ai pas pu l'inscrire dans une durée, qu'il me soit
permu de le présenter en sautiznt d'un moment aun autre, comme
défilent, dans la réalité cette fou, les images, les souvenirs, les
ré.flexions,dans ce torrent d'impressions que nous nous plairons a
nommer « conscience».
Le danger efl, certes,de produire un ejfa plutôt artificiel mau
je me dou d'assumer ce ruque.
DELA

FÉLICITÉ
TROIS SOLUTIONS
TESTAMENT POLITIQ!!E

Pour sortir d'un univers concentrationnaire, qui n'est pas


nécessairement un camp, une prison ou toute. autre forme d' in-
carcération - cette théorie s'applique à n'importe quel produit
du totalitarisme -, il existe la solution mystique, celle de la foi.
Nous n'en parlerons pas dans les lignes qui suivent, car elle est
la conséquence d'une grâce exceptionnelle. Les trois solutions
que nous mentionnons sont striétement temporelles, elles. ont
un caraétère pratique et peuvent être accessibles à tous.

Première solution : celle de Soljenitsyne

Dans Le Premier Cercle,Alexandre Issaïevitch Soljenitsyne


l'évoque brièvement pour y revenir dans le premier tome de
L:Archipeldu Goulag.Pour celui qui franchit le seuil de la Secu-
rimte ou de tout autre organisme chargé d'enquêter sur sa per-
sonne, la solution consiste à décider fermement en son for inté-
rieur: « Apartir de cet instant, je suis mort ».
Il peut se parler à lui-même, s'apitoyer sur son sort: quelle
tristesse de partir si jeune ! Ou bien encore : c'en est fait, hélas !
de mes vieux jours, que deviendront ma femme, mes enf~nts ?
~el dommage pour moi, pour mon talent, mes biens ou mon
pouvoir; comme il est triste de penser à celle que j'aime, à tous
les bons vins que je ne boirai plus, aux livres que je ne lirai plus,
aux promenades que je ne ferai plus, à la musique que je n'en-
tendrai plus, etc., mais il est une chose certaine et irréparable:
désormais je suis un homme mort. L'individu qui s'en tient
inexorablement à cette pensée est sauvé. On ne peut plus rien
26 Nicolae Steinhardt

lui faire. Il n'est pas de menace ou de chantage qui l'atteigne,


rien qui puisse le tromper, l'embobiner. À partir du moment où
il s'estime mort, plus rien ne l'effraie, plus rien ne l'attire, plus
rien ne l'excite. Rien n'a de prise sur lui, il ne mord plus à aucun
appât. Puisqu'il a cessé d'espérer, puisqu'il quitte le monde, il
n'aspire plus à rien, il n'a plus rien à préserver ou à reconquérir,
il n'y a rien qui puisse lui faire vendre son âme, sa paix, son hon-
neur. Il n'existe plus de monnaie d'échange contre une possible
trahison.
Il faut, bien sûr, que la décision soit ferme, définitive. On se
déclare décédé, on est prêt à se soumettre à la mort, on a laissé
toute espérance. On peut pleurer sur soi-même, comme madame
d' Houdetot, on peut avoir des regrets, mais ce suicide moral et
anticipé est infaillible. On a supprimé de façon absolue tout
risque de céder, de consentir à une dénonciation, de faire des
aveux « fantaisistes ».

La deuxième solution :
celle d'Alexa.ndre Zinoviev

C'est celle que choisit l'un des personnages de son ouvrage:


Les Hauteurs béantes. Ce personnage est un jeune homme, sur-
nommé le braillard. La solution, c'est la parfaite inadaptation au
système. Le braillard n'a pas de domicile fixe, il n'a pas de papiers
en règle, n'exerce aucun métier; c'est un.vagabond, un parasite,
c'est.un va-nu-pieds, un voyou. Il vit au jour le jour, d'aumônes,
d'aubaines, d'on ne sait quoi. Il est.vêtu de haillons. Il fait des
petits travaux quand l'occasion s'en présente. Il passe le plus clair
de son temps dans des prisons ou des camps de travail, il dort où
il peut. Il flâne. Pour rien au monde il n'entrerait dans le système,
n'accepterait le moindre emploi, si insignifiant, si misérable, si
anodin fût-il. Il ~, irait même pas garder les cochons, comme ce
personnage d'Arthur Schnitzler qui, obsédé par l'angoisse des
Journal de la Félicité 27

rdponsabilités, finit par devenir porcher. Non. Le braillard s'est


projeté une fois pour toutes (sur le mode existentialiste) dans
l'image d'un chien vagabond, d'une brebis galeuse, d'un moine
bouddhiste mendiant, d'un cinglé, d'un dément pour conquérir
sa liberté.
Un tel individu, vivant en marge de la société, est, lui aussi,
immunisé. On ne peut exercer aucune pression sur lui, on n'a
rien à lui retirer, rien à lui offrir. Ils peuvent à tout instant le
bafouer, le mépriser, le harceler, l'enfermer: il leur échappe. Une
fois pour toutes, il a consenti à vivre sa vie comme dans un per-
pétuel asile de nuit. La pauvreté, la méfiance, le refus du sérieux
sont devenus son credo ; il ressemble à un animal sauvage, à une
bête pelée et famélique, à un bandit de grand chemin. C'est le
Ferrante Palla de Stendhal. C'est le Zacharie Lichter de Matei
Calinescu. C'est un iourodivy (ce fol en Christ moyenâgeux)
laïque, un inlassable chemineau (quel nom donne-t-on à Wotan
descendu sur terre: « Der Wanderer»?),c'est un juif errant.
Et il a la langue bien pendue, c'est un bavard intarissable, il
colporte les anecdotes les plus périlleuses, il n'a pas le sens du
respea, il prend tout de haut, dit tout ce qui lui passe par la tête,
et clame à pleine voix des vérités que les autres n'ont même pas
l'audace de chuchoter.C'est l'enfant du conte d'Andersen le Roi
nu. C'est le bouffon du roi Lear. C'est le loup de la fable de La
Fontaine - audacieuse, elle aussi - : il n'a que faire d'un collier !
li est libre, libre, libre.

La troisième solution :
celle de W. Churchill et de V. Boukovski

Résumons-la: en présence des dangers, des catastrophes, du


malheur, de la misère, des calamités, de l'oppression, de la tyran-
nie, non seulement on ne s'avoue pas vaincu, mais on puise en
eux 1'envie folle de vivre et de se battre.
28 Nicolae Steinhardt

En mars 1939, Churchill die à Marche Bibesco: « Il va y


avoir une guerre. L'empire britannique sera réduit en poussière.
La more nous guette cous. Et moi, je me sens rajeunir de vingt
ans». Plus cela va mal, plus les difficultés sont immenses, plus
on eft atteint, acculé, plus les attaques sont sévères, moins on
entrevoie un espoir raisonnable ou probable, plus la grisaille, les
ténèbres s'épaississent, plus on se sent englué, empêtré dans des
rets inextricables, plus le danger vous défie de plein fouet et plus
on a envie de lutter, saisi d'une inexplicable euphorie.
De coutes parts assailli par des forces supérieures aux siennes,
on les combat. Elles vous frappent à mort: on les défie. On eft
perdu: on attaque. (C'est ainsi que s'exprimait Winfton Chur-
chill en 1940.) On rit, on aiguise ses dents et son couteau, on
rajeunit. On est parcouru d'un fourmillement de bonheur,
l'indicible bonheur de porter un coup à son tour, fût-il infini-
ment plus faible. Non seulement on ne désespère pas, on ne se
déclare pas vaincu ou défait, mais on goûte pleinement la joie
de la résistance, la joie de s'opposer et on éprouve une sensation
envahissante d'exultation insensée. Cette solution suppose, bien
sûr, une force de caraél:ère exceptionnelle, une conception mili-
taire de la vie, un formidable endurcissement moral du corps,
une volonté d'acier trempé et une santé adamantine de l'âme. Il
est probable que cette solution implique un esprit sportif: il faut
aimer le combat en soi, le corps à corps plus que la viél:oire. Cette
solution eft, elle aussi, salutaire et absolue, car elle se fonde sur un
paradoxe: plus les souffrances imposées sont injuftes, plus l'étau
se resserre, moins on entrevoit une issue, et plus on s'amuse, on
prend des forces, on rajeunit.
La solution de Churchill rejoint celle de Boukovski. Celui-ci
raconte qu'en recevant la convocation au siège du KGB il n'a
pu fermer l'œil de la nuit ... Cela va de soi, se dira le leél:eur de
ses mémoires, rien de plus naturel: l'insécurité, la peur, l'émo-
tion ... Mais Boukovski poursuit: « C 'eft l'impatience qui m'a
journal de la Félicité 29

empêché de dormir. J'avais hâte qu'il fasse jour, hâte de me


retrouver face à eux, de leur dire tout ce que je pensais d'eux, de
leur rentrer dedans; je n'imaginais pas de plus grand bonheur.
Voilà pourquoi je n'ai pas dormi, non pas de crainte, de souci,
d'émotion, mais d'impatience de leur crier la vérité en face, de
leur foncer dedans comme un char d'assaut ».
Je ne crois pas que l'on ait pu prononcer ou écrire en ce
monde des paroles plus extraordinaires que celles-là. Et je me
demande - je ne prétends pas qu'il en soit comme je le pense, pas
le moins du mond~ ~ mais je me demande, je ne peux m'empê-
cher de me demander, si tout cet univers avec sa foule de galaxies
comprenant chacune des milliers ou des millions de galaxies,
ayant chacune des milliards de soleils, et au moins qùelques
I?illiards de planètes autour de ces soleils, si par hasard tous ces
espaces, ces distances et ces_sphères, mesurés en années-lumière,
ces vides de quadrillions de milliers de miles, to_ut ce grouille-
ment de matière, d' a$tres, de comètes, de satellites, de· pulsars,
de quasars, trous noirs, poussière cosmique, météores et Dieu
sait quoi encore, si les ères, les éons, tous les temps et continus
spatio-temporels et toutes les astrophysiques newtoniennes ou
relativistes, si tout cela n'a pas pris naissance uniquement pour
que ces paroles de Boukovski puissent être prononcées.

Conclusion

Ces trois solutions sont sûres et infaillibles. Je n'en connais


pas d'autres pour sortir des situations extrêmes, d'un univers
concentrationnaire, des rets d'un procès kafkaïen, d'un labyrin-
the ou d'une cellule d'interrogatoire, de l'angoisse et de la
panique, de n'importe quel piège à souris, de n'importe quel
cauchemar phénoménal. Il n'y a que ces trois solutions-là. N' im-
porte laquelle des trois est bonne, suffisante et salvatrice.
30 Nicolae Steinhardt

Souvenez-vous: Soljenitsyne, Zinoviev, Churchill, Bou-


kovski. La mort consentie, assumée, anticipée, provoquée.
L'indifférence et l'insolence. Le courage doublé d'une jubila-
tion enragée. Vous êtes libres de choisir. Mais il faut que vous
ayez conscience du fait qu'il n'est guère possible temporelle-
ment, humainement parlant, de trouver une autre voie pour
affronter le cercle de fer qui est en grande partie cercle de craie
(voir Camus, L 'Étzztde siege:le fondement de la diétature est un
fantasme, la peur). .
Vous allez peut-être protester, parce que ces solutions sous-en-
tendent une forme de vie qui serait équivalente à la mort, ou pire
même que la mort, qu'elles impliquent à tout instant le risque
d'une mort physique. Il en est bien ainsi. Vous vous étonnez?
Parce que vous n'avez pas lu Igor Chafarevitch, parce que vous
n'avez pas appris que le totalitarisme est moins la coagulation de
théories économiques, biologiques ou sociales que la manifesta-
tion d'une attirance pour la mort. Et le secret de ceux qui sont
inaptes à trouver leur place dans l'abîme totalitaire est simple: ils
aiment la vie et non la mort.
Et quel est donc le seul à avoir vaincu la mort ? Celui qui, par
la Résurreél:ion, l'a foulée aux pieds.

1
Nicolae Niculescu

1. Après ~a sortie de prison, Nicolae Steinhardt utilise le pseudonyme


Nicolae N1culescu dans les manuscrits destinés à être publiés en Occident.
Marc9,24
Janvier 1960

Un verre? Je n'ai pas cassé de verre ... Je ne m'en souviens


pas.
C'est ma réponse ... et vraiment je ne m'en souviens pas. Ou
bien l'ai-je cassé quand même. En août lors de mon anniversaire
et du sien ? Ou bien ne l'ai-je pas cassé ?Je ne sais plus. Mais si,
je sais. Je l'ai cassé, bien sûr. En août, le soir, à table, les portes
donnant sur la terrasse sont grandes ouvertes. En même temps,
c'est comme si je ne m'en souvenais pas du tout.Je m'en souviens
et je ne m'en souviens pas. Tout dans ce décor irréel et subtil,
agencé avec soin, m'incite à trouver refuge dans la confusion, à
me perdre dans le trouble: son regard à elle, chaleureux et com-
patissant, et leurs regards à eux alanguis et roués. Le toboggan
du consentement se déroule doux et lisse devant moi, je n'ai qu'à
me laisser glisser.
Je pourrais jurer que je ne me souviens de rien, en toute bonne
foi, et pourtant je me rends compte que les choses se sont passées
comme elle le relate une fois de plus - avec la précision d'une
mémoire d'ordinateur, avec la fidélité d'une bande magnétique,
avec l'hypocrite modestie de l'élève appliqué qui sait trop bien
sa leçon - un verre de cristal, un beau ... Je la regarde - c'est bien
elle-, mais comme dans un rêve, elle fait des choses inattendues,
elle parle autrement; et en même temps qu'elle, le monde est dif-
férent, il est surréaliste. Voilà, c'est cela le surréalisme: les objets,
les mêmes, sont disposés différemment, ils ont une autre fina-
lité. C'est donc faisable. Maintenant, oui, la bouilloire est une
36 NicolaeSteinhardt

c
remme, le poe"le e~L
.o.
un éléphant • Ernst ' Dali, Duchamp.
, . Mais
aussi. L e Cri. d e Mune h . J'ai· envie de hurler, de me reveiller de
ce cauchemar, de revenir sur notre bonne vieille te~re, si douce,
où les choses sont sagement ce que nous savons qu elles sont et
remplissent la mission que de tout temps ~o~s leur avons assi-
gnée. Je voudrais sortir de cette ville ang,01sseede .Delvaux, ~e
cette toile de Tanguyaux corps démembres, flasques et reconsb-
tués selon des affinités bizarres, en paires différentesdes-normes
établies chez nous. Chez nous, sur terre. Ici, ce ne peut être sur
terre. Cette femme, _cen'est pas elle. Ce décor dostoïevskien et
expressionniste ne peut exister réellement. Je me fais des idées,
je deviens prétentieux, je me monte la tête, j'imagine certaine-
ment cette scène délirante pour le plaisir d'un rôle que j'aimerais
JOUer...
Finalement je ne sais plus très bien si je l'ai cassé ou non. En
cristal, épais.
Si je reconnais l'avoir cassé,je dis la vérité (la vérité objeél:ive)
et une fois la vérité formulée il faudra aller plus loin, tout avouer
y compris, donc, que Nego a tenu des propos hoftiles au régime.
C'est là le but de cet interrogatoire noél:urne, au cours duquel
elle me défend avec une sollicitude si su$peél:e,me tend si ami-
calement la perche pour me sauver, car elle, qui vaut 20 sur 20
en matière de mémoire, qui est incapable d'oublier le moindre
détail, voilà qu'elle sautedeslignes.~and il eft queftion de moi,
elle passe sous silence les paroles que j'ai prononcées ce jour-là
ou ne les cite que tronquées et elle répond: « ~ a dit c~la? »
Je ne ~eux me l~ ~ap_peler.<?-uelqu'un, une personne quelconque
parmi cell~s qm etat~nt presences, je sais juste qu'on a prononcé
c~s mots-la •••(Ce on impersonnel et neutre comme dans la logis-
tique
, et dans le sl:ruéturalisme, combien il e~l .o. comp 1·
1ce a' mon

egard et combien il m'humilie.)
, ~nsi: en,parlant, j,entre dans le domaine de la clarté et de la
vente et 11n y a plus de rec • , • .
oin ou Je puisse me tapir, je marche en
Journal de la Félicité 37

pleine lumière., les cachettes s'évanouissent d'un seul coup. Par


contre, si je ne me rappelle pas, si, dans ma tête, je me détends,
me relaxe, je me perds dans les fumées de la confusion, je m, égare
dans la perte de mémoire, je me_livre au doux délire de l,évanes-
cence, j(l,voue quand mfme. J'avoue, parce qu'à présent tout
m, est égal, parce que tout est gris et uniforme, parce qu, il n, y a
rien de précis ni d, important. Je pénètre dans le monde du nou-
veau roman et de la littérature sans personnages, le monde du
on.,du eux, des autres, où leje et le moi se perdent, se confondent
dans une foule indifférenciée. La personnalité (qu'est-ce donc ?)
s,effrite, est passée au crible, elle passe tout entière par les trous
du tamis.
~elle que soit la manière dont je m, y prendrai, je suis perdu.
Tu es perdu, tu es perdu ... Je suis bercé par le doux balancement
de la soumission, de la fatigue, ~u dégoût, de la stupeur, de l'ami-
tié reconnaissantç. (Elle fait bien tout ce qu'elle peut faire. Elle
veut m'aider. Dans les facettes du cristal, je vois briller les bou-
gies sur la table de fête.)
Si je suis perdu, c,est que tel devait être mon destin. C, est ce
destin-là, pas un .autre. Ne suis-je pas un homme souillé, un raté,
un homme vieilli dans les concessions et les soumissions, dans
les colères honteuses, les fâcheries grotesques, dans les bouffées
d envie, d orgueil sanglant, avec des appétits toujours en éveil,
1 1

satisfaits, mais jamais avec grandeur, jamais pleinement, toujours


chichement. N, est-ce pas là ma place, dans la fange et la tiédeur,
dans ce cloaque reposant du renoncement, de la docilité, de la
confirmation de la vérité vraie ? N 'eft-ce pas là la fin logique de
longues purulences ? A quoi bon me donner des illusions sur les
chemins éloignés de la fierté et de la dignité ? Ils sont inacces-
sibles. Le chemin est barré, définitivement ..
~elle- importance que j'aie ou non cassé ce verre? C 'eft
important. Quelque chose me le dit avec insistance. Avec in-
sistance, mais en sourdine. Je comprends bien - à mesure que
38 Nicolae Steinhardt

la longue confrontation avance à pas feutrés - que la décision


va être prise maintenant, que c'est à partir de là que tout va se
déclencher. Et le plus diabolique, c'est que j'ai beau essayer de
tourner cela dans tous les sens, je vais être pris au piège quand
même. ~e ce soit par la voie de la vérité ou par celle du glisse-
ment dans les brumes du néant, je suis perdu de toute façon, de
toute façon je devrai avouer. Si ce n'est que je suis tenté, de façon
plus grisante, et peut-être plus douce, par la voie de l'oubli, la
voie de la confusion, où tout est indifférent, vide de sens, sans
importance.
Je suis perdu! - Perdu? Ah, non alors ! Voici que du fond du
quartier de Pantelimon et de Clucereasa, du fond des faubourgs
et de mon village, commence à poindre tout à coup une autre
idée : une troirieme solution. •
Ah non ! Céder, c'est le diable qui me pousse à cette humi-
liation. Il n'y a pas de brumes autour de moi, pas de délire en
moi, je suis en pleine réalité, ce que je vois est vrai. Pantelimon
et Clucereasa me soufflent à l'oreille comme des camarades de
classe très sûrs, qui vous soufflent avec précision: ~oi, tu te
laisses prendre à cette fantasmagorie? Reprends-toi donc. Oui,
c 'esè bien elle. Oui, tout cela est vrai. Sois calme, cynique et
habile. Répète: habile. Oui, elle existe, cette troisième solution, à
laquelle tu n'avais pas pensé. Ton devoir, en cet instant, est d'être
vulgaire à force d'être calme, adroit, impassible. Sois un paysan
matois, mon petit juif. Sois une « grande gueule ». Gueule
comme le père Macache quand il s'est fait estamper par sa bonne,
comme le père Pana, le querelleur, quand son voisin cherche à le
rouler, comme le père lonica - ce n'est pas lui qu'une femme va
mener par le bout du nez! -, comme Tonton Pandele, le roi de
l 'embrouill~, ou Pépé Urcan, le vieux, à qui on ne la fait pas.
Je ne suis pas sur le Venusberg, cette nuit n'est pas la nuit
de Walpurgis. Je suis dans un bureau de la Securitate où l'on
m'interroge, dans la Cale a Plevnei (ce n'était pas la peine de me
journal de la Félicité 39

mettre des lunettes noires et de me faire tourner en voiture dans


la cour de 1acaserne Malmaison) et voici T. qui est passée de leur
côté ... Pourqu~i? Comment? Ce n'est pas possible! Pourquoi?
Je n'en sais rien et cela ne m'intéresse pas. Pour ce qui est de
l'impossibilité, eh bien voilà, c'est possible.· Ne soyons pas sco-
lastiques, l'huile gèle, quoi qu'en dise Aristote.
Le verre? Bien sûr que je sais.C'est bien vrai que je·l'ai cassé.
(Un geste maladroit - et combien je me suis senti honteux - Ah !
le verre brisé ne porte bonheur que dans les diétons allemands.)
Mon; seul devoir à présent est d'être calme, habile et obstiné.
Dur. Tête de pioche. Ombrageux. Laconique. Renfrogné.
La troisième solution. Je n'avoue pas l'avoir cassé, pas plus
que je ne me laisse aller au vertige. Pas plus de bêtise apeurée que
de griserie de la confusion. Mais au~te chose : le mensonge. Le
meQ~onge·calme et bien .ficelé.
Vqilà ce·qu' il me re~e, vqilà la qoisième voie: être un paysan
avisé et une « grand~ gueule », être malin. Calme et insolent. À
leur niveau. Au sien et au leur. Rien de plus. Je ne me rappelle
pas, point final. Je ne sais p?,s._Etje me tais. Et je deviens muet.
Je n'avoue pas. Je ne cède pas. Non, M'sieu. Je ne me rappelle
rien. Rien dans la tête, comme un matou amoureux à la mi-août.
Rien dans ies mains, rien dans les poches. Bernique ! Pas plus
de souvenirs que de beurre en bro~he. Des clous! Je vais faire
comme le père Lache à la foire: il ne cède pas d'un sou! Comme
le père Simache devant le juge: ce n'est pas lui qu'on va enfon-
cer! Voyez le père Gruia en train de marchander: quand je dis
non, c'est non, non et trois fois non!
La voilà la troisième solution, inattendue et étrange: le men-
songe. Le bienheureux mensonge, que le Christ m'a soufflé.
(Jésus. Il est. Il ne m'a pas oublié, toutes les cloches carillonnent.
Je serai à Lui.J'ai toujours été à Lui. En une infime fraél:ion de
seconde, je me donne à Lui pour toujours.) Le mensonge éhonté,
placide, tout ce qu'il y a de bien ficelé. Genre : le gars du pere
40 Nicolae Steinhardt

Tache, le douanier. Et je revois papa, quand je suis parti: « Tu


ne vas pas faire le youpin trouillard, tu ne vas pas chier dans ton
froc ! » Le surréalisme, c'est à Paris que cela se passe ; le délire,
c'est bien à Zurich, dans les cafés. Ici ce n'est pas là-bas. Ici c 'eft
Mahomet qui va à la montagne et non pas·-lamontagne à Maho-
met. Ici c'est le pays d'ion des Phanariotes2, de Soarbe-Zeama
( « de boit-sans-soif») ici Vlad l' Empaleur a embroché lès émis-
saires turcs sur des pals, il ne lèur a pas dit: « Tirez les premiers,
messieurs les -¼tglais »_et Pet~ache Carp 3 a appris au roi Carol
à manger les épis de maïs à la ~ain, ici tout est ·question de vie
ou de mort, ici il n'y a pas de décor s~phistiq~é et suprêmement
délirant; pas de draperies et de délices, pas de paradis ou d'enfer
artificiels ~ ici c'est comme à la taverne, comme au comptoir,
comme à la foire aux bestiaux, comme à un procès pour héri-
tage ; on n'échange pas des pierres précieuses, mais des cailloux,
des boulets de pierre (et tout d'un coup je perise à :Brancusi, ce
paysan hardi qui sculpte la matière avec des gestes amples de fau-
cheur.) Ici c'est la « piscine de Bethesda » 4, tu plonges ou tu ne
plonges pas. Ici et maintenant, maintenant, maintenant.C'est là
que tu te prononces, mon vieux, là, sur place; à toi de choisir !
Il faut donc que je f arse mon choix, maintenant que j'aille
de l'avant. Vais-je me lancer? Le puis-je ? En ai-je la volonté?
Saurai-je le faire? ~elle chose curieuse: si je veux prendre la
voie du christianisme, il va falloir que je mente. Comme a me~ti
ce peuple (au sein duquel je suis né et pour lequel j'ai toujours
éprouvé une si forte attirance) - et il a bien fait - quand il s'~st
2. Grecs de Constantinople, habitant le faubourg, alors chrétien, du Phanar.
C'est parm_i eux ~ue se sont ~ecrutés au XVIIIe siècle, dans l'Empire otto-
man, les pnnces regnants (votevod, en roumain) des principautés roumaines
(Moldavie et Valachie).
3. Petre Carp ( 1837-1919), homme politique roumain, député-sénateur et
ministre du roi Carol 1er.
4. Cf.jean 5,2-8.
journal de la Félicité 41

trouvé dans l'obligation de s'incliner devant le fez ottoman,


devant !'Allemand· ou 'le Moscovite. Je dois mentir. Cela ·signifie
que les choses ne sont pas si simples. Le monde n'est pas simple.
Julien Benda a donc trouvé l'expression juste en disant qu'il
haïssait ceux qui compliquent les choses simples, mais pas moins
ceux qui simplifient les choses compliquées.
Le christianisme, mon vieux, tu ne peux pas l'assimiler à la
bêtise. _Lesea~ de 1~ rivière Târg et de la rivière J?oamna ne
coulent pas pour des simplets, et les doches de l'église Capra ne
sonnent pas seulement pour les vieilles si pi~uses. Ne t'en fais
pas, même celles-là, toutes sourdes qu'elles so_nt,elles s'arrangent
pour entendre quand même.
Elle est sur une chaise à environ deux .mètres à ma gauche.
Eux en face, derrière leur bureau. Ah ! vous voudriez bien que je
m'abandonne à la magie du demi-rêve, à la fumée grisante d'une
mise en scène·surréaliste ... Les intelleétuels ont beau être faibles,
il se trouve que la fréqu~ntation des livres n'est pas dépourvue
d'utilité~ car elle peut offrir la sensation aiguë d'·un déja vu ou
tout au moins d'un déjaimaginé... Voilà qui ·tombe bien. Allez,
il ne faut pas cracher sur l' instruétion. Non, j'ai beau être un
juif, un sensible, vous avez o~blié, (toi aussi tu as oublié quand
tu as fait tes c~lculs avec eux, car, qu'est donc cette bienveillance,
sinon le moyen de me faire basculer dans ton camp, de me facili-
ter le chemin, de m~ do_re~la pilule ... De me faire avaler comme
du miel cette pilule de fiel,cette pilule de merde ? - tiens, voilà
que je deviens grossier comme jamais, et comme je me sens bien,
que c'est donc tonique! - c'est sans doute pour cela que les mili-
taires et les chirurgiens jurent tant, pour ne pas perdre le contaét
avec la réalité, ne pas se laisser entraîner dans l'indifférence, pour
éviterque tout leur soit égal;- oui, vous avez oublié que je suis né
dans les faubourgs de la capitale et que j'ai vécu à la campagne.
42 Nicolae Steinhardt

Pantelimon et Clucereasa 5. Un monde dur. Simple. Plein de


sagesse et d, astuce. Il efl temps encore. Le chrisl:ianisme n, esl:pas
inévitablement débile.
Donc, je ne me souviens de rien. J'aurais cassé un verre ? Je
n'en ai pas la moindre notion! Je n'ai pas entendu notre hôte
dire quoi que ce soit d, hostile au régime.
- Dis donc, tu étais présent à ce repas ? Et la discussion
n'était pas hostile au régime?
- J'étais présent au repas, c'était mon anniversaire et la
veille cela avait été le sien. Mais il n'y a pas eu de discussion
hosl:ile.
Tu ne te rappelles pas ?
Non.
Mais le verre, tu te rappelles l'avoir cassé ?
Pas dava~tage.
Dis donc, c, esl:ton amie. (Il la désigne d, un geste cérémo-
nieux et théâtral.) Tu reconnais qu'elle est ton amie?
- Je le reconnais.
- Alors pourquoi dirait-elle qu'elle a entendu des choses
que toi ru n, aurais pas entendues ? Tu ne veux tout de même pas
dire qu'elle ment?
- Je ne sais pas.Je ne dis pas qu'elle ment.Je dis juste que je
ne me souviens de rien.
La bouilloire esl:une bouilloire. Le poêle n, est pas un éléphant.
Le grain germe dans la terre. Avec les pierres on bâtit des maisons
et on fait des statues. Le Christ n'est pas le Dieu du désordre et
a
des masques. Un Maître Codârla, lent la comprenette.
Et elle?
Elle est avec eux, c, est simple comme bonjour. Elle est de leur
côté. Oui, ils ont innové, eux. Ils ont apporté quelque chose de
nouveau en ce monde. Jusqu'à présent, quand on voulait perdre
S. Pantelimon: faubourg de Bucarest. Clucereasa: village de la région sub-
carpatique de Muscel.
journal de la Félicité 43

quelqu'un on s'adressait à ses ennemis: à la femme dont il avait


divorcé, à l'ami avec lequel il s'était brouillé, à 1'associé qu'il avait
traîné devant les tribunaux. L'apport neuf, 1'innovation de taille,
c'est que pour démolir un individu ils ne vont pas voir les gens
avec lesquels il a rompu, mais ses amis, son épouse, ses enfants, sa
maîtresse, ceux qu''il aime et en qui il a bêtement, humainement,
placé sa confiance et sa soif d 'affedion.
Vertige. Ce vertige est la sensation la plus torturante. Il n'est
pas de douleur plus affreuse. Le vertige. Le monde tourne, se
désagrège, on se désagrège aussi, on part en petits morceaux ...
Les objets sont tordus. J'ai vu un film expressionniste adapté
de Crime et châtiment; tout y était de travers, les toits, les palis-
sades, les lampadaires. Le tourment était atroce. Voilà le retour-
nement: l'ami t'accuse. Les immeubles s'effondrent. Elle est de
l'autre côté, à présent elle s'ennuie de plus en plus.
( « ~ en dis-tu, hein ? Elle est belle, la marchandise que tu
nous livres ! ») Elle se tasse. Le tremblement de terre éventre le
sol et vous déchire de part en part.
Allez, allez, Dostoïevski n'a pas prêché en faveur du vertige,
mais du Christ. Allez, comprends, rends-toi compte, il t 'ar-
rive une chose incroyable: tu n'es pas trop trouillard et tu n'as
pas l'esprit trop compliqué. Tu as puisé quelque chose dans la
roublardise des faubourgs, dans l'obstination du paysan. Allez,
tu sais ce que tu as à faire, ne te laisse pas bercer d'illusions, tu
as déjà choisi; tu peux résister et tu es complètement éveillé.
Comprends donc, - malgré ta stupéfadion, ta peur - rends-
toi compte : tu as gagné. Cramponne-toi à ton « non », le
surréalisme n'est qu'une théorie, la vie n'est pas un rêve, nous
ne sommes pas dans une fumerie d'opium ni dans un salon des
parfums suaves, c'est une saloperie de bureau d'enquête: les sta-
tistiques prouvent que la réalité n'est pas un rêve : Paul Valéry
avait raison.
44 NicolaeSteinhardt

• Tu voudrais bien te réfugier dans la peur, les brumes, le cauche-


mar, hein ... tu voudrais .bien... Ce serait facile, comme ce serait
doux de pouvoirs' abriter entre vie et rêve, dans la cqnfusion et
l'incertitude, parmi les cadavres exquis ou sur la table d'opéra-
tion entre le parapluie et la machine à coudre, dans la baignoire
de Marat transformée en ballon dirigeable, à Samarcande dans
un palais des mille et une nuits, dans le délire, le délire, source
de toutes les compromissions. Mais tu ne peux plus te récuser.
~ t'offrirait un abri ? C'en est fait de toi,. mon petit bout de
juif, espèce d' intelleétuel, de citadin: tu as chaussé les bottes de
la réalité et tu auras des ampoules aux pieds. Désormais finies les
choses délicates, les illusions consolantes, les paupières baissées
sur de lascives et reposantes construétions de mondes différents,
plus doux, plu~ duétiles. Tu ne petµ plus te réfugier dans l' ima-
ginaire: tu es bon pour le service, apte à la résistance, apte aux
mensonges pieux agencés ·avec soin, apte à l'opiniâtreté. Apte
à monter au feu. Le coup de la réforme, ça n'a pas marché. En
avant, marche, Nahum.
Nae lonescu 6 dit qu'à défaut de sang roumain on peut être
« un bon Roumain », _maison ne peut à au~un prix, quoi qu'il
arrive être « Roumain ».
C'est bien vrai si l'on s'en tient au pouvoir humain. Mais
ce qui est impossible à l'homme est possible à Dieu. Par les
voies humaines, ordinaires, on ne peut pas, bien sûr, passer de
6. Nae Ionescu ( 1890-1940), Philosophe, professeur à l'université de
Bucarest, publiciste, une des figures les plus fascinantes et les plus controver-
sées de la vie culturelle r<?umainedu XXe siècle. Son influence a été immense,
il a été le maître à penser et le professeur de t»élite intellectuelle roumaine:
Emil Cioran, Mircea Eliade, Eugène Ionesco, Mihai Sebastian, Constantin
Noica, Mircea Vulcanescu ... Pour ceux-là, il était le mentor incontestable, « le
1
Professeur>~, pour d a~t~es, ~ae lonescu était une figure méphistophélique.
Sa mort dans des condmons etranges a accru sa légende. Nicolae Steinhardt
connaissait bien la pensée de Nae lonescu par l'intermédiaire de Constantin
(Dinu) Noica, un des plus proches disciples du Professeur.
Journal de la Félicité 45

la qualité de « bon Roumain » à l'état de « Roumain ». Mais


qu'en est-il donc du baptême du sang, comme pour mon cou-
sin Teodor, à la bataille de Marasesti7,
, , ou de la voie de la trans-
figuration ? Comment se fait-il que Nae lonescu ne se soit pas
souvenu de Matthieu 19,26, de Marc 10,27, de Luc 18,27?
Comment n'a-t-il pas compris qu'il existe là un sentier par-
semé de fleurs de jasmin et de miracles, celui de la régénéra-
tion, qui rend tout cela facile ? ~i croit que le vin peut se
transmuer en sang n'aura pas de mal à reconnaître que l'esprit
peut parvenir à des mutations sémiologiques par le sang.
Biologiquement, ethniquement, je ne dis pas. Mais du point
de vue mystique les problèmes sont posés très différemment et ce
qui n'est pas possible sur un plan devient tout à fait possible, de
façon immédiate, sur unautre plan.
(Matthieu 19,26: « Jésus les regarda et leur dit : "Cela est
impossible aux hommes, mais tout est possible en Dieu" » ;
Marc 10,27: « Jésus les regarda et leur dit: "Cela est impossible
aux hommes, mais non à Dieu; car tout est possible en Dieu" » ;
Luc 18,27: « Jésus répondit: Ce qui est impossible aux hommes
est possible en Dieu ».)
Notez. bien ce: « fixant sur eux son regard », qui démontre
combien Jésus attribuait d'importance à ces paroles riches de
sens et difficiles peut-être· non pas à comprendre, mais à assimiler.

8 août 1964

Personne ne «devient» chrétien, même s'il se fait bapti-


ser à l'âge adulte, tard dans sa vie, comme moi-même. Je pense
qu'il n'en va pas autrement des conversions bouleversantes. La

7. La bataille de Mara~e~ti s'est déroulée du 6 août au 3 septembre 1917.


Après des combats d'une extrême violence, la IXe armée allemande n'a pas
réussi à percer la défense roumaine, qui s'est illustrée par 61 contre-attaques
héroïques, notamment à la baïonnette.
46 Nicolae Steinhardt

vocation est toujours antérieure. On a beau la dissimuler au plus


profond de soi avec un maximum de ruse et de subtilité.« Tu ne
me chercherais point ... », disait Pascal. Toujours cette logique
mal interprétée : on cherche ce que l'on a trouvé, on trouve ce
qui vous a été réservé, donné d'avance.
J'en tire une double conclusion: d'abord, que les véritables
fondements de la conception chrétienne sont l'absurde et le
paradoxe. Ensuite que Dieu agit avec discernement et ne néglige
aucun détail, pour récompenser comme pour punir. Ils se trom-
pent lourdement, tous ceux qui croient - et ce ne sont pas tou-
jours des imbéciles - qu'ils peuvent mener Dieu par le bout du
nez, qu'ils peuvent le flouer. Il n'en est rien. Il vous comble ou il
vous frappe avec une subtilité des plus minutieuses. D'où il res-
sort que Dieu n'est pas seulement infiniment bon et jufte et tout
puissant, etc. ; il est aussi très intelligent.

29août

Je suis hérissé de voir combien on confond le chriftianisme


avec la faiblesse d'esprit, avec un genre de piété ftupide et lâche,
une« bondieuserie» (selon l'expression de tante Alice), comme
si la vocation du christianisme était uniquement de laisser les
forces du mal bafouer le monde, de laisser commettre des in-
famies, étant donné qu'il est par définition condamné à être
aveugle et paralytique.
Denis de Rougemont dit à peu près ceci: il ne faut pas juger
autrui, mais quand la maison de mon voisin eft en flammes, je ne
me contente pas de prier et d' œuvrer pour mon salut, j'appelle
les pompiers, je cours au point d'eau le plus proche. Sinon on
pourra dire de moi que je suis orgueilleux et que je n'aime point
mon prochain. Et Macaulay, de son côté, écrit: il eft vrai que
nous n'avons pas le droit de nous révolter contre Néron, car tout
pouvoir vient d' En-Haut, mais nullement besoin de bondir au
Journal de la Félicité 47

secours de Néron s'il lui arrive de se faire attaquer - voir Eisen-


hower et Foster Dulles 8, à l'automne 1956.
Se révolter, c'est une chose, approuver c'est tout autre chose.
~and Jacques II a été renversé, il s'est trouvé des évêques angli-
cans pour suivre en exil ce roi favorable aux catholiques, ou
peut-être catholique lui-même, du seul fait qu'il était le souve-
rain légitime et qu'on ne pouvait lui en substituer un autre, quoi
qu'il arrive.
Le christianisme maladroit et impuissant, c'est une concep-
tion hérétique, car elle ne tient pas compte de l' injonétion du
Seigneur (Matthieu 10,16): « Soyez donc prudents comme les
serpents et simples comme les colombes » et ignore les textes
de saint Paul (Ephésiens 5, 1S : « Prenez donc bien garde à votre
conduite : ne vivez pas comme des insensés, mais comme des
sages» ; II Timothée 4,5: « Sois prudent en tout» ; Tite 1,8:
« [~il soit] modéré, juste, saint, tempérant ». Et surtout
I Corinthiens 14,20 : « Frères, pour. ce qui est de la raison,
ne soyez pas des enfants ; pour la malice, oui, soyez des petits
enfants, mais, pour ce qui est de la raison, soyez parfaits ».)
Jamais et nulle part Jésus ne nous a demandé d'être bêtes. Il
nous invite à être bons, doux, honnêtes, à avoir le cœur humble,
mais pas à être faibles d'esprit. C'est uniquement à propos de nos
péchés qu'il est dit dans le Paterikon: « Rendons-les faibles».
Comment aurait-il pu célébrer la bêtise, Celui qui nous conseille
« d'avoir toujours l'esprit en éveil pour ne pas être surpris par
~atan ? » Et puis, toujours dans I Corinthiens 14,33 nous lisons:
<<car Dieu n'est pas un Dieu de désordre». Or l'ordre s'oppose

8. L'attitude du président américain Eisenhower et de son secrétaire d,État


Foster Dulles est jugée par N. Steinhardt comme complaisante envers 1,Union
soviétique qui, en octobre 1956, écrase la révolution hongroise. L, auteur y
reviendra, en particulier à propos du « cas» Imre Nagy. Steinhardt considère
que l'Occident, en général, et les États-Unis, en particulier, ont abandonné la
Hongrie à son « destin communiste ».
48 Nicolae Steinhardt

avant cout à l'étourderie maladroite,- à la .faiblesse et à indé- r


cision, à l'incompréhension obtuse. Le Seigneur aime l' inno-
cence, mais non l'imbécillité.J'aime la naïveté, ·disait Léon Dau-
det, mais pas quand on porte la barbe. Un homme à barbe doit
être plein de sagesse. Sachons-le bien tous, la bêtise cause plus
de dégâts que le mal.. Oh, non! Les serviteurs du diable, c'esl:-
à-dire les fourbes, seraient bien trop contents que nous soyons
bêtes. Dieu nous ordonne, entre autres, d'être intelligents. Pour
celui qui esl:doué d'intelligence, la bêtise-devient - à partir d'un
certain point - un péché; péché de paresse et de faiblesse, défaut
d'utilisation de son calent. « Et quand ils entendirent la voix du
Seigneur Dieu ... ils se cachèrent » 9 .
On peut éviter de pécher par crainte: c 'esl:un degré inférieur
qui n'est pas totalement dépourvu de valeur; ou par amour: ce
que font les saints ou les esprits supérieurs. M•aisaussi par honte.
Une honte. terrible, comme celle que l'on éprouve à avoir eu
un geste malséant en présence d'une personne délicate, ·à avoir
proféré une grossièreté devant une dame âgée, à avoir trompé
un homrrie qui vous faisait confiance. ~and on a connu Jésus-
Chri~, on a du mal à commettre un péché. On- a terriblement
honte.

Cellule 18

Pourquoi Jésus-Christ embrasse-t-il le Grand Inquisiteur,


dans l'apologue des Freres Karamazov ·?Je réponds au doél:eur
Al.-G. dans son propre langage, c'est-à-dire en sl:yleindianisl:e:
pour le faire passer de Vavidya à la vidy4, pour réduire en cendres
la maya 1°, c'est-à-dire pour écarter la fumée, pour retirer le voile,
9. Genese3, 8.
1O. Avidya : la non-connaissance; la vidya : la connaissance; la maya :
l'illusion.
journal de la Félicité 49

pour dissiper la magie. Après avoir reçu ce baiser, le grand inqui-


siteur voit, enfin, la réalité. Le baiser sur la bouche agit comme
un choc, il ébranle, il réveille.
Un chef-d'œuvr~ artistique produit le même effet: il démys-
tifie, lui aussi. La foi nous procure de la joie, parce qu'elle nous
met brusquement en accord avec ce qui est réel. D'où il résulte
que la réalité - la réalité incorrompue - est belle et que la réso-
nance est une loi fondamentale. Un effet Môssbauer 11 généralisé.
Après l'arrestation de Paul Dim. au début de 195 5, Yolande
St., une parente d'Eminescu 12, petite fille du capitaine Matei
Emino (qui signait aussi Eminovici, jusque vers 1954, avant de
se remarier) a dit à T.: «C'est bien fait pour lui! J'dpère qu'ils
en prendront pour dix ans, lui et les autres» (Tu parles! Mais on
voyait bien qu'elle était en colère.) Et ton Nicu, tu crois qu'il a
bonne mine à jouer au « légionnaire » ?
On nous a reproché à cette époque-là et aussi plus tard d'avoir
été trop bavards, de n'avoir pas su tenir notre langue. Ce à quoi
nous pourrions rétorquer: « Nous· croyons, et c'est pourquoi
nous parlons » (II Corinthiens 4, 13), ou bien encore «J'ai cru,
c'est pourquoi j'ai parlé ». (Psaume 115, 1). Ou bien alors, nous
pourrions citer un auteur plus récent, Brice Parain, selon lequel
parler ou se taire c'est tout comme vivre ou mourir.
Nous avons également été condamnés par un jeune homme,
à l'opinion duquel je tiens beaucoup. Celui-ci (Toma Pavel) a
11. Physicien allemand, prix Nobel 1961. Il a découvert en 195 81'absorption
et l'émission résonnante sans recul des rayons gamma par certains noyaux
atomiques engagés dans un solide, ainsi que le rayonnement qui en résulte.
Cet « effet Mossbauer » a permis de préciser la structure des transmissions
nucléaires et de mesurer des différences de fréquence extrêmement petites.
12. Mihai Eminescu (1850-1889) poète roumain, le dernier grand roman-
tique européen, considéré en Roumanie comme « le poète national ». Figure
emblématique par sa vie tourmentée, mort jeune, il a laissé une œuvre ina.che-
vée. Le poème Luceaforul ( « Hypérion ») est un sommet de la langue et de
la littérature roumaines.
50 Nicolae Steinhardt

invoqué Guillaume Tell. Dans le style de la nouvelle génération:


Tell savait se taire, il a su tenir sa grande gueule longtemps, pour
éviter toute provocation, il ne passait même pas par la place où
se trouvait la poule de Gessler. Mais quand il en a eu l'occasion,
il n'a pas perdu de temps à réfléchir, il est passé aux ad:es - avec
la rapidité de l'éclair. Il lui a régléson compte! (À Gessler, pas au
chapeau, son symbole.)
C'est ainsi. L'argument est valable et, au fond, il résume l' his-
toire des Roumains. J'avoue que les paroles pleines de sagesse
du jeune homme m'ont piqué au vif, mais n'aurions-nous pas le
droit de défendre notre passé, nos hauts faits? A défaut d'autre
chose, la parole n'est peut-être pas à négliger. En tout cas, elle
vaut autant qu'une confession, elle est apaisante. Bien pauvre
apologie: mais si c'était la seule?
À ce propos il faudrait reparler du terrible problème que
représente le: deux et deux font quatre.
Combien de fois ne nous a-t-on pas présenté, que dis-je, flan-
qué à la figure, l'exemple de Tudor Vianu 13 et d'autres comme
lui qui faisaient des cours sérieux et des conférences instrud:ives
ou prononçaient des phrases harmonieusement et solidement
improvisées. Mais ne parlent-ils pas dans le désert? deman-
dions-nous. Non, nous répondait-on, car il est toujours bien
venu de proférer des vérités éternelles, il est toujours sain de
démontrer que deux plus deux font quatre. (Ce deux plus deux
font quatre représentait la formule du bon sens, du droit naturel,
des axiomes impérissables.)
Je connaissais depuis longtemps cette histoire du deux plus
deux égalent quatre. J' avai_slu par exemple chez Camus qu' « il
13. Tudor Vianu (1898-1964), critique littéraire, professeur d'esthétique
littéraire à l'Université de Bucarest. Nicolae Steinhardt lui reproche sa com-
plaisance, voire sa collaboration avec le régime communiste, grâce à laquelle
il a été ambassadeur de Roumanie à Belgrade, puis auprès de 1'UNESCO,
dans les années 1950.
journal de la Félicité 51

arrive toujours dans l'histoire un moment où l'on condamne à


mort ceux qui affirment que deux plus deux font quatre». Et
chez Dostoïevski il est dit un peu différemment que deux fois
deux, ce n'est plus la vie, mais l'origine de la mort. L'homme, dit
Dostoïevski, a toujours eu peur de cette règle : il ne cesse de la
chercher, pour elle il sillonne les océans, il sacrifie sa vie à la cher-
cher, mais il est épouvanté à l'idée de la trouver. C'est un prin-
cipe de mort et c'est une bonne chose que deux plus deux fassent
cinq de temps en temps. Pourtant, Orwell pense que la liberté,
c'est la liberté de dire que deux plus deux font quatre et qu'une
fois cela reconnu, tout le reste vient de soi. Comment concilier
tout cela, surtout quand la personnalité de l'érudit qui énonce
calmement ces vérités simples et éternelles en pleine tourmente
ne manque pas de grandeur ?
J'ai eu l'esprit troublé jusqu'au moment où j'ai trouvé une
solution. J'étais si content de l'explication que j'avais décou-
verte, que je me suis empressé d'écrire une lettre à madame
14
Lenuta,, la maman d'Alecu , une vaillante réadionnaire, une
grande et belle femme, une Moldave douée d'un franc-parler
sans détour ni fioriture. Chère madame Lenuça, lui écrivis-je, (et
cette manie de nous expédier des missives, dans la même loca-
lité, a été durement critiquée, elle aussi, considérée comme des
caprices d'enfants gâtés, ne souffrant aucune excuse), les tyran-
nies n'interdisent pas d'exprimer les vérités, mais seulement cer-
taines d'entre elles, ou plutôt une seule, celle qui fait mal à la
tyrannie en question.
14. Alexandru Paleologu (1919-200S), souvent cité comme Al. Pal. ou
encore Alecu: essayiste, critique littéraire, diplomate, franc-maçon, une des
figures les plus brillantes et pittoresques des intellectuels roumains. Mondain,
dandy, grand amateur de causeries, très raffiné, descendant d, une illustre
famille grecque ayant donné plusieurs empereurs byzantins, il était un ami
proche de Nicolae Steinhardt. Ils ont été jugés et condamnés dans le même
«lot». Après 1989 et la chute du communisme, A. Paleologu a été, briève-
ment, le premier ambassadeur de Roumanie à Paris.
52 NicolaeSteinhardt

Les gens supportent aussi qu'on !eur dise leurs quatre vér~-
tés, mais ils frémissent quand on decouvre ce que les Anglais
appellent « le cadavre dans le placard » ou bien encore leur
« vérité intime», et que l'on se met à dévoiler ce qu'ils n'osent
pas s'avouer à eux-mêmes, quand on risque d'atteindre le point
fragile et vulnérable dont l' architeél:ure ésotérique dit qu'il
existe dans toute construél:ion sur cette terre et qu'il peut faire
s'écrouler en un instant l'édifice tout entier. The skeleton in the
cupboardet la home truth sont des expressions intraduisibles en
roumain, mais en les combinant et en les acclimatant à notre
sensibilité roumaine, à notre âme pastorale-, à notre « espace
mioritique » 15, j'arrive à croire qu'elles pourraient être une sorte
d'équivalent de la femme· de maître Manole 16 murée dans la
pierre et dans le souvenir, priant pour le pauvre homme (ou le
misérable) qui crie avec des soupirs muets, comme le Saint-Es-
prit le fait pour les pécheurs.
La Révolution française était prête à proclamer bien des
vérités, mais elle condamnait à mort celui qui osait avancer que
le simple fait d'être né noble n'était pas un argument suffisant
15.. « Espace mioritique » : expression forgée par le philosophe et le poète
Lucian. Blag~ ( ~ 895-1~62). À l'origine de ce concept on trouve la ballade
populaue_~ionfa ( « L Ag~elle »),dans laquelle, la mort tragique d'un ber-
ger. ~ssass~e est tr~ns~g,ure~en un mariage mystique, célébré par la nature
en.ttere, resumant amsi 1amtude du Roumain face à la mort : une noce cos-
miq~e. «L'espace ~ioritiqu_e », dans la conception de Lucian Blaga, est à
la fois un paysage ~eo~raph1que et mystique, réel et symbolique. C'est un
paysage fait de , collines. a 1espace
. limité , en même t emps qu ' un paysage men-
al dul
t , « on
· de »,
1 mythico-cychque
1 • Pour Lucian Blaga il s' agit· d e la « matrice

srylimque e a cu ture roumaine » de l'âme · r d,
, l' 'd, d d . ' roumaine, proron ement mar-
quee par i ee u estm.
16. Allusion à une célèbre ballade popul • M l l ,.. d'
d st ' C d Ar aire. ano e, e maitre œuvre
lu mona e~~ urtea. e ge~, qui plusieurs fois avait vu l'édifice s'écrou-
er avant.qu ne parv~enne à poser la dernière pierre, décida d'emmurer son
épouse vivante, en esperant que ce sacrifice brise la al . . , . , e
croyance ancestrale sel 1 Il m éd1ct1on. Ils agit d un
. , l on ~que. e toute entreprise d'envergure exige un sacri-
fice h umam - C est e cas d Iphigénie d n·
ans l' 1ad e, etc.
Journal de.la Félicité 53

pour être décapité sans autre forme de procès (loi du printemps


de l'an II). À l'époque de Cromwell et des puritains, on disait
des quantités de choses bien intentionnées, mais malheur à celui
qui mettait en doute la valeur absolue des prescriptions morales
de l'Ancien Testament, prises au pied de la lettre. Et dans la belle
ville de Genève, de Munster ou de Florence, à l'époque de Cal-
vin, de Münzer ou de Savonarole, on entendait des discours truf-
fés de vérités et d'affirmations exaltes, exprimant des idées tout à
fait dignes d'être prises en considération, mais il existait toujours
une vérité scandaleuse - blasphématoire - absolument interdite
à l'usage public. Le prix de cet usage : la mort.
Ainsi donc, madame Lenuça, voilà le secret: deux plus deux
égalent quatre, c'est une formule algébrique : à nous de la trans-
former en arithmétique. Dire que deux et deux font quatre ne
signifie pas déclarer, comme Tudor Vianu, que Goethe a écrit
Poésie et Vérité, que Voltaire est mort en 1778, ou bien que
Balzac, Messieurs, est un réaliste romantique. Ou bien de faire
comme George Calinescu 17 d'admirables exposés inédits sur la
vie et l' œuvre d' Eminescu. ~and tout près de vous on découpe
des êtres humains à la scie, énoncer que deux plus deux font
quatre cela veut dire qu'il vous faut hurler de toutes vos forces:
c'est une injustice criante que de couper des hommes en deux
à la scie ! Sous Robespierre, ceux qui affirmaient que deux plus
deux font quatre étaient ceux qui se révoltaient en voyant des
gens expédiés à la guillotine pour le simple fait d'être nés nobles
17. George Calinescu ( 1899-1965 ), esprit flamboyant et profondément
original, doté d'une immense culture, poète et romancier, critique, esthéti-
cien, essayiste, historien de la littérature, professeur à l'université de la~i et à
l'université de Bucarest, auteur de la plus importante histoire de la littéracur
roumaine. Steinhardt lui reproche amèrement sa collaboration avec le régim
communiste qui 1'a d, ailleurs comblé de faveur (directeur d l' ln titut d
Théorie Littéraire et de Folklore, créé pécialem nt pour lui, député, cad ' -
mici n, directeur d plusieur revues crè serviles env r 1 nouv au p u ir
communiste, cc.).
54 Nicolae Steinhardt

(Beaumarchais avait bien prédit quelque chose, mais il était


tombé à côté, comme Jérémie 18 !) Sous Calvin, c'étaient ceux
qui ne pouvaient s'empêcher de frémir en voyant condamner
à mort tous ceux qui n'approuvaient pas, à la virgule près, les
arguments théologiques de « Maître » Calvin. Il eût fait de la
saine arithmétique, celui qui aurait énoncé à Caligula ses doutes
sur la possibilité de conférer la qualité de consul à son cheval. Et
ainsi de suite à chaque fois. Ces « deux fois deux: quatre», des
gens comme Vianu, Calinescu ou Ralea 19 auraient pu en faire de
l'arithmétique en parlant par exemple du Canal 20 « ce chemin
sans poussière ». Et ce, à l'époque, et non pas après que ceux-là
mêmes qui en avaient pris l'initiative renoncent à ces travaux
grandioses, faisant fi ainsi du serment des ouvriers: « Nous ne
partirons pas d'ici avant del' avoir achevé! » De même qu'aurait
été plus original celui qui aurait dit que E = mc 2 n'est pas une
formule idéaliste, sans attendre la mort de Staline, le plus grand
coryphée de toutes les sciences.
À chaque fois, il faudrait transformer en arithmétique la for-
mule algébrique, c'est-à-dire qu'il faudrait l'incarner dans cette
vérité précise que le tyran au pouvoir dissimule et condamne.
C'est l'histoire du Roi nu d'Andersen. À quoi bon affirmer d'un
air affligé que l'union des orthodoxes avec l'Église romaine s'est
faite sous la contrainte, ou s'élever avec véhémence contre l'op-
pression ottomane à une époque où les problemes du jour, les
18. Prototype populaire du maladroit.
~ 9; M_ihai_R~ea ( 1~96-1964), essayiste, sociologue, philosophe, professeur
a_l Umver~1te de 1~1 et p~r la ~uite de Bucarest, diplomate. Il a été un politi-
c~e~versatile : ro~al1ste 1e;oue et, par la suite, fervent supporter du nouveau
reglffie communiste qui la comblé de faveurs (ministre plénipotentiaire à
Washington après 1947, etc.).
20. La construction du « Canal» du Danube a été, dans les années cin-
~uanc~, un des plus terribles bagnes pour détenus politiques. Allusion au
ntre d un roman de P. Dumitriu, qui reprend un vers du folklore: Danube,
Danube, ô chemin sans poussiere.
Journal de la Félicité SS

problemes brûlants étaient tout autres. Les questions brûlantes,


à l'ordre du jour, c'étaient les prisons, les procès avec les aveux
et les auto-accusations des inculpés, c'étaient les sentences ad-
ministratives. Dénoncer ces choses-là, c'est cela qui aurait été
l'équivalent de deux et deux font quatre. ~e le père Staniloae 21
fasse ressortir les grands abus du catholicisme sous les Habsbourg
ou que le professeur Giurescu 22 flétrisse le joug des Turcs, cela
avait, quelle que soit la science de ces savants bien intentionnés,
des allures très proches du « 21 » de Caçavencu ou de l'Europe
de Farfuridi, soit dit sans une once de méchanceté ou de manque
de respeél:, mais aussi sans détour conventionnel.
Il m'a fallu un certain temps pour soulager mon cœur dans
la lettre envoyée à madame Lenuça; j'étais impressionné et dupé
par les chiffres deux et quatre avec leur allure si concrète et si
arithmétique, si sérieuse et, comme dirait Manole 23 , si hono-
rable, jusqu'à ce que je comprenne que cette formule apparem-
ment numérique est en réalité abstraite et algébrique, qu'elle
demande à être traduite, illustrée par des exemples, surprise dans
21. Dumitru Staniloae (1903-1993), le plus grand théologien roumain et
l'un des plus grands théologiens orthodoxes du XXe siècle. Il a été détenu
politique, comme N. Steinhardt, de 1959 à 1963. Son œ~vre théologique est
considérable. Outre les commentaires sur les Pères de l'Eglise, comme saint
Grégoire de Nysse, saint Maxime le Confesseur, ou saint Athanase le Grand,
et la traduction en roumain de la Philocalie, son chef-d 'œuvre, La 1héologi-e
dogmatique orthodoxe, le révèle comme l'un des plus importants théologiens
chrétiens modernes.
22. C. Giurescu, né en 1901, historien, professeur à l'université de Bucarest.
23. Emanuel Neumann: un des meilleurs amis et mentor de Nicolae
Steinhardt, jusqu'au baptême ..de celui-ci. Docteur en droit en 1937 avec
une thèse sur les limites de l'Etat. Ils publient ensemble, en 1936, Essai sur
une conception catholique du judaïsme. Les deux amis ont essayé de s' inté-
grer dans la Synagogue, dans les années trente, mais leur tentative a échoué.
Neumann deviendra agnostique et Steinhardt chrétien. Marié avec Gertrude
Steinhardt, la cousine de N. Steinhardt, il quitte la Roumanie dans les années
soixante et s'établit à Bruxelles, où il décède en 1995.
56 NicolaeSteinhardt

le temps, et plus précisément, chaque fois, selon la vérité inter-


dite à ce moment-là. Ah ! pauvres de nous, nous sommes tou-
jours les esclavesde l' hiftoire et des temps.

31 décembre 1959

La qualité de sénateur romain ne semble cependant pas li-


mitée à une époque hiftorique bien définie, tout comme Schel-
ling affirme que le romantisme n'eft pas une école littéraire liée
à une phase de révolution des goûts, mais l'une des tendances
permanentes de l'âme humaine. Ce petit juif de quatre-vingt-
deux ans, ce petit retraité de Bucareft s'eft révélé, tout d'un
coup et en toute simplicité, capable de sentiments véritablement
' .
« senatonaux ».
Une fois que je lui ai raconté comment cela s'était passé, il
me dit: « Et pourquoi donc, espèce de malheureux, es-tu rentré
à la maison? Tu leur as donné l'impression d'hésiter, l'idée que
tu pourrais trahir tes amis. En affaires quand on dit: "je vais y
réfléchir': c'est que l'on est d'accord. Pour rien au monde tu ne
dois accepter d'être témoin de l'accusation. Allez, vas-y sur le
champ».
Moi, je le connais bien. Je me le rappelle quand il rentrait le
soir à Pantelimon sur le marchepied du fiacre, martial; quand,
à l'époque des troubles de 1919, il circulait dans les ateliers de
l'usine en uniforme, sabre au clair, mais j'ai quand même dans
l'idée qu'il nous joue un peu la comédie, à lui-même et à moi,
au moins un tout petit peu.Je jette un coup d'œil furtif, je crains
de constater que c'est une bravade. Je lui démontre qu'à l'heure
qu'il est je ne trouverai plus personne et que cela n'a pas une
once de bon sens d'aller me poster avec ma valise devant la porte
de la Securitatejusqu'à lundi, l'héroïsme frisant dans ce cas le
ridicule. Et puis je suis fatigué, et puis il y a le dîner de ce soir.
Je lui explique aussi ce que signifie réellement la prison, qu'il est
journal de la Félicité 57

âgé, qu'il va se retrouver seul avec une retraite minuscule, que


personne n' au~a pitié de lui, ne viendra même le voir; et puis j'ai
peur, et puis on ne me demande en fin de compte que de dire la
vérité, et nous ne nous reverrons jamais; de toute façon je ne lui
ai causç que des tracas toute sa vie, au moins maintenant, à la fin,
je voudrais l~i rendre la vie plus douce; et puis, pourquoi cher-
cher midi à quatorze heures : la perspeél:ive de la prison, de la
souffrance et de ·son malheur par-dessus le marché m'épouvante.
Nous sommes toujours émus par l'imminence de la douleur et le
repentir, ce petit ,chien bien sage, la suit pas à pas.
Dans la parodie bien connue 24,la mère d'Étienne le Grand 25 a
compassion de son fils.blessé, elle lui ouvre les portes du château
fort et elle le soigne. Combien cette parodie est peu au fait des
méandres del' âme humaine et des surprises que peut réserver un
studio bucarestois. Plus fort que Les Myfleres de Paris. En écou-
tant parler mon père, je ne doute plus un instant q~e Madame
Oltea se soit comportée exaél:ement comme dans la ballade de
Bolintineanu. Du moment que ce petit vieux, ce juif, est capable
de me parler comme il le fait, qu'est-ce qui pourrait bien être
impossible ? L'artificiel est aussi répandu que le naturel, la comé-
die tient de l'essence de la vie. Corneille dépeint les hommes tels
qu'ils sont et, à la fin del' année scolaire, les récitations des élèves
de l'école primaire, (moi en CE2) du style : « Ô roi, tu as eu la
24. Il s'agit d'une parodie de la poésie La Mere d'Étienne le Grt:-nd de
Dimitrie Bolintineanu (1819-1872) qui relate comment la mère d'Etienne
le Grand, voïvode de la Moldavie ( 1457-1504) et saint roumain, refuse, selon
la légende, d'accueillir son fils blessé et vaincu et le renvoie sur le champ de
bataille (voir ci-dessous).
25. Étienne le Grand (Stefan ce/ Mare, en roumain) a été voïvode de la
Moldavie ( 1457-1504). Brillant stratège, excellent chef d'armée, il a vaincu
à plusieurs reprises des armées du redoutable Empire ottoman qui venait de
défaire Byzance, en préservant l'indépendance de la Moldavie qui ne devint
pas province turque. Surnommé par le pape Sixte VI « 1'athlète de la chré-
tienté ». Il sera canonisé par l'Église orthodoxe roumaine en 1992.
58 NicolaeSteinhardt

foi, c'est pourquoi la viél:oire est à toi », n'expriment que des


banalités.
- C, est vrai, dit mon père, tu vas avoir des jours très durs.
Mais tu auras des nuits paisibles - il faut que je répète ce qu'il
m'a dit, il le faut absolument, sinon le ciel me tombera sur la
tête - tu dormiras bien. Alors que si tu acceptes d'être témoin
de l, accusation, tu auras, il.est vrai, des jours plus tranquilles,
mais tes nuits sçront épouvantables. Tu ne pourras plus fermer
l 'œil. Tu ne vivras plus que de calmants et de somnifères, abruti
et somnolent toute la journée, mais, torturé d'insomnie la nuit,
tu vas te ronger les sangs comme un fou. Tâche plutôt de rester
dans le droit chemin. Allez, cesse d'hésiter, cela me fait mal au
cœur, mais il n'y a pas d'autre s~lution. De toute façon, même si
ru acceptais maintenant d'être témoin de l'accusation, il ne faut
pas se leurrer, dans six mois ils viendront t'embarquer quand
même. C, est sûr et certain.
Ce dernier argument parfaitement logique, commercial et
digne d'un avocat, m'impressionne particulièrement. Seule-
ment, six mois, quand on a peur, paraissent une éternité.
Mais mon père, de plus en plus sénateur romain, ne s'arrête
pas en si bon chemin:
- Ainsi donc, prépare tes affaires pour lundi. Prends plutôt
des affaires usagées. (Là,il a eu cruellement tort.) Et pendant les
trois jours qui nous restent, je ne veux plus t'entendre une seule
fois prononcer les mots: procès, Securitate, prison. Je veux que
nous passions trois journées agréables et sereines.
C'est ce que nous faisons. Chose curieuse, je dors effeél:ive-
ment assez bien, je mange même d, assez bon appétit (pour ce
qui est de manger, le condamné de La Colonie pénitentiaire de
Kafka mangeait bien sur son instrument de torture) et je me
comporte plutôt convenablement.
Je ne quitte la maison que pour le déjeuner du jour de l 'An.
Je suis invité chez D. P., un avocat dont l'épouse est une très
journal de LaFélicité 59

ieille amie, et mon premier, mon seul amour de jeunesse. Ils


me racontent cou ( il ont deux enfant ) qu'au réveillon, où ils
étaient la veille au soir, l'un de invités eft mort brusquement au
cour de la fete, en dansant. « Tu parle d'un début d'année!»,
commentent-il . S'il savaient que par-de sus le marché ils ont
invité a déjeuner, pour le Premier de l 'An, un taulard en puis-
ance, qui va e retrouver derrière les barreaux dan les trois jours
qui suivent ... Je demande à l'avocat, comme ça, en pas ant, (bien
que ce oit, en fait, la raison pour laquelle j'ai tenu à venir à ce
déjeuner en lais ant mon père tout eul), ce qu'il pen e de l' ar-
ticle 209 du Code pénal26. Il hau e le épaule , morose et pen if:
la condamnation e"ftcertaine et les peine ont trè lourde .

4 janvier 1960

Je ne crois pas que les peines soient bien lourde , dit mon
père. Tu vas probablement en prendre pour huit an . Je veillerai
à te laisser chez Gica, ou chez quelqu'un d'autre de la famille,
l'argent que j'aurai retiré de la vente du poste de radio, de la cui-
sinière, de la bouteille de gaz, des livre , pour que tu aie de quoi
te retourner en sortant.
Il ne se doute même pas que les bien de détenu politique
sont entierement confisqué .
Le lundi matin, je suis calme. Je me lave, je me ra ·e, je m' ha-
bille, je vérifie le contenu de ma petite mallette (plein de vieille
fripes).Je n'ai pas eu le droit de ver er la moindre larm pendant
ces troi jours. Avec mon père, distributeur d' interdiébon , pa
question!
La veille, j'ai rencontré dans la ru le profe s ur Al. El.,
ancien Spirite, et je me suis mi à lui dire, avec tant d' 'motion
que j'ai deviné sa surpri e attendrie, qu'il y avait au i d juif
26. Relatif à la p ine d mort pour rim d haut trahi n.
60 Nicolae Steinhardt

qui aimaient vraiment la Roumanie. Aucun doute à cela, m_e


répond-il poliment, avec quelque chose de plus que de la poli-
tesse.J'ai pris un ton très déclamatoire, il me regarde longuement.
Une fois prêt, je dis au revoir à mon père. Je suis très accablé.
Mais papa, en pyjama, petit, rondouillard, de bonne humeur,
est tout sourire, il me prodigue ses derniers conseils comme un
entraîneur avant le match, à toute allure, comme celui qui vous
accompagne au train et dit tout ce qu'il a à vous dire d'une seule
traite, alors qu'il est resté muet à la porte du wagon jusqu'à la
dernière seconde.
- Ils t'ont dit de ne pas me laisser mourir comme un chien?
Eh bien, pu~sque c'est comme ça, je ne mourrai pas du tout, je
t'attendrai. Et surtout, fais bien attention, ne va pas me faire
honte. Ne joue pas au youpin trouillard, et ne va.pas chier dans
ton froc!
Il m'embrasse très fort, me conduit jusqu'à_la porte, se met au
garde à vous et me fait un salµt militaire.
- Vas-y,me dit-il.
Je descends les marches d'un pas normal, sans me retourner.
Je sors de l'immeuble. Il y a des sorts, des signes prémonitoires,
la télépathie existe. Dans la rue, parfaitement déserte au premier
abord, bien qu'il ne soit pas si tôt que cela, je vois apparaître une
seule personne au coin de la rue: un officier du MAI (ministère
de l'lntérieur).Je frémis d'horreur.
Les moments les plus durs dans la période passée à la Securi-
mte, il y en a deux.
Une nuit, il est très tard, je m'obstine à nier sur un point,
d'ailleurs secondaire : qui est venu de Paris avec le dernier roman
de Mircea Eliade et les pièces d'Eugène Ionesco, est-ce Marietta
27
Sadova ? (Je constate que pour quelqu'un de peureux, comme
27. Marietta Sadova ( 1897-1981 ), actrice, metteur en scène et écrivain. En
1956, à ~'occasion d'u~n_tourn?i à Paris, elle ramène en Roumanie quelques
exemplaires de La Foret mterdtte de Mircea Eliade et de La Tentation d'exister
Journal de la Félicité 61

moi, l'obstination est la seule bouée de sauvetage.) On me


menace: confrontation avec le chef du « lot ».
Au début, je ne comprends pas pourquoi cette confronta-
tion est présentée comme une menace. (Je suis encore novice.)
Au contraire, 1'idée de revoir Dinu 28 m'apaise. La perspeél:ive
de rencontrer en pleine nuit, dans les bureaux de la Securitate,
un des représentants lés plus en vue des anciens intelleél:uels
« pro-légionnaires » 29 m'a ·déjà fait enfourcher les chevaux

d' Emil Cioran. C'est le motif de son arrestation en 1959: « introduction


dans le pays de littérature subversive ». Elle fait partie du même lot et du
même procès que N. Steinhardt. M. Sadova sera libérée en 1964 et reprendra
pàr la suite sa carrière d'actrice et de metteur en scène.
28. Constantin Noica ( 1909-1987), connu aussi sous le diminutif Dinu,
est un philosophe, essayiste et écrivain roumain, ami très proche et mentor
dans les années 50 de N. Steinhardt. Son œuvre très consistante, écalée sur
une quarantaine d'années, en fait l'un des plus grands philosophes roumains.
Arrêté en 1959, il est le principal accusé du procès, accusé d'avoir enseigné,
commenté et diffusé des « textes subversifs » (Platon, Hegel, E. Ionesco, E.
M. Cioran, etc.). Condamné à Z5 ans de travaux forcés, il sera libéré en 1964.
À partir de 1975, il se retire à Paltini~ dans un chalet, devenu un lieu de pèle-
rinage et de dialogue socratique pour ses admirateurs et ses disciples. Sa phi-
losophie est aujourd'hui enseïgnée à l'Université de Bucarest.
29. « Mouvement légionnaire » : parti fasciste roumain qui a eu une pro-
fonde influence sur la vie politique du pays de 1927, dace de sa création,
jusqu'à sa dissolution en 1940. Fondé par son chef charismatique Corneliu
Zelea Codreanu, le nom officiel du mouvement était« Légion de l'Archange
Michel», d'où le nom de «Légionnaires» et de « Mouvement légion-
naire». Son emblème représentait six faisceaux noirs (trois verticaux et trois
horizontaux) sur une croix verte, d'où aussi le nom de « Garde de fer». Dans
les années trente, le parti dénonce le péril bolchevique pour la Roumanie et
pour la civilisation européenne, la corruption des élites internationalistes et
de la démocratie, la toute-puissance des juifs. Des légionnaires partent lutter
à côté de Franco en Espagne où « le Christ est crucifié une seconde fois » ;
deux des chefs du mouvement, Moça et Marin, y trouvèrent la mort, devenant
ainsi des personnages mythiques - leurs funérailles à Bucarest sont une véri-
table démonstration de force. En 1937, le Mouvement Légionnaire devient
le 3c parti au Parlement. D'un autre côté, le gouvernement roumain continua
à combattre la Garde de fer et, en février 1938, sous la pression notamment
62 NicolaeSteinhardt

folâtres et niais de l'imagination adolescente, cette imagination


candide et désarmante que même les vieillards les plus confits
dans la banalité, les plus noyés dans la médiocrité, les plus déla-
vés par la résignation, continuent à cultiver dans les recoins les
plus cachés de leur âme, là où la bêtise a fait son nid et se fortifie
comme le tréponème chassé par le bismuth au tréfonds de nos
organes : ce sera quelque chose de sublime ~t de dramatique, de
très héroïque. Nous allons nier à qui mieux mieux. Ce sera à qui
défendra le mieux l'autre. Nous allons nous sourire, nous serrer
les mains. Nous souffrirons ensemble.
- Faites-le venir, monsieur l'enquêteur.~ il vienne.
L'enquêteur sonne, murmure un ordre et, au bout d'une
longue attente silencieuse, on introduit Dinu Ne.
On m'a très sévèrement interdit de prononcer la moindre
parole, me privant ainsi de la majeure partie de mes projets
d'héroïsme.
Je me tiens bien sagement au pupitre du fond du bureau d'en-
quête et je regarde; je suis concentré, attentif, tout yeux et tout
de la Grande-Bretagne, le roi Carol II dissout le Parlement où les députés
«Légionnaires» formaient une minorité de blocage. Codreanu est arrêté
et emprisonné, sans procès, en avril 1938. Avec d'autres «Légionnaires»,
il est assassiné, durant la nuit du 29 au 30 novembre 1938, par ordre du roi
et de son ministre de l'Intérieur. Des représailles mutuelles s'ensuivent, une
ambiance de violence et de guerre civiles' installe dans le pays. Le 4 septembre
1940, la «Légion» s'allia avec le général Ion Antonescu afin de former le
gouvernement del'« État national-légionnaire», qui força le roi à abdiquer.
Le 24 janvier 1941, la Légion tente un coup d'État militaire pour écarter
Antonescu, jugé trop tiède, mais l'armée reste fidèle à ce dernier et la Légion
perd son rôle au sein du gouvernement, ainsi que sa protection. Horia Sima,
le successeur de Codreanu, et de nombreux autres légionnaires se réfugient
dans l'Espagne franquiste ou la France vichyste. D'autres sont accueillis en
Allemagne. Ceux qui sont restés en Roumanie sont emprisonnés. Apartir de
1944 et l'instauration du régime communiste, les légionnaires furent systé-
matiquement pourchassés et arrêtés, l'ancienne appartenance au Mouvement
Légionnaire étant considérée comme crime d'Etat. N. Steinhardt rencon-
trera de nombreux légionnaires pendant sa détention.
journal de la Félicité 63

ouïe. (Tout yeux comme Michel Strogoff regardant Marfa, sa


mère.)
Ce qui m'horrifie et me déprime au-delà de coute expres-
sion, c'eft l'aspeél: physique de Dinu et son attitude. Son aspeél::
maigre, le teint jaune, pas rasé, vêtu de vieilles hardes qui pendent
sur lui; il y a à peine un an et quelques mois que je ne l'ai pas vu et
sur quelle face inconnue de la lune, dans quel autre monde a-t-il
bien pu atterrir ! Et ces lunettes noires, qui sont mon cauche-
mar, qui - je ne le comprendrai que plus tard - symbolisent les
ténèbres comme pôle opposé de la lumière du Christ. « Venez
prendre la lumière » 30 ; « Et Il était la vie, et la vie était la lumière
des hommes. Et la lumière luit dans les ténèbres » 31 . Les lunettes
noires ne sont pas un simple incident policier, un procédé d' in-
timidation utilisé pendant la période d'interrogatoire. Ce n'est
même pas une technique subtile pour atteindre les centres ner-
veux les plus vulnérables, car supérieurs. Elles sont beaucoup
plus - et c'est pourquoi elles sont si effrayantes. « Protège-moi,
Seigneur, avec l'infinie puissance et la source de vie de Ta croix
et délivre-moi de tout mal. Amen ». Voici la brève prière de
l'individu soumis à l'interrogatoire, sur le chemin qui mène de
sa cellule au bureau d'enquête, ou pendant les moments où les
questions s'arrêtent, ou comme arrière-plan mental obsessif et
ininterrompu : prier sans cesse ! - les lunettes sont le signe et le
sceau de la Bête, père du mensonge et roi de l'épouvante, prince
des ténèbres. ~ant à l'attitude ... Ce fantôme hâve et loqueteux,
à peine introduit dans la pièce et placé par le gardien en face
du bureau de l'officier enquêteur, s'est mis au garde-à-vous dès
qu'on lui a adressé la parole. On ne lui a pas retiré les lunettes, je
n'ai pas le droit d'ouvrir la bouche: il n'a aucun moyen de savoir
que je me trouve là.
30. Début de l'office de Pâques.
31. jean I, 4-5.
64 Nicolae Steinhardt

Tout mon scénario s'effondre. Nous sommes dans la même


pièce et pourtant nous naviguons sur des orbites différentes. Pra-
tiquement il esè, lui, sur l'Alpha du Centaure ... Nous sommes en
rot~tion sur des cercles qui jamais ne se recoupent - comme ces
éleétrons sans âme, comme ces nations hostiles à l'intérieur de je
ne sais quel empire assyrien fondé sur les conquêtes, comme les
espèces animales.-, canards, dindons, poulets, chats, coqs, chiens,
chèvres, veaux qui se côtoient et mènent des vies parallèles dans
les fermes, comme toutes ces espèces caprines et bovines dont
nous sommes, nous les hommes, le seul lieu géométrique et avec
lesquelles nous, si différents de ces bêtes, sommes réduits à ne
. ,
communiquer que par onomatopees.
Le «chef» parle d'une voix soumise, son ton empressé et_
concentré laisse supposer un dressage long et douloureux. C'est
à cela que nous aboutirons, tous.
Il ne conteste rien, confirme tout, il prononce mon nom avec
indifférence, parmi d'autres.J'apprendrai cependant, la veille du
procès, en consultant le dossier, que mon nom figure en tête de la
liste des amis «qu'il fréquente».
L'examen est bref et le candidat a répondu vite et bie.n. Le
candidat s'incline plusieurs fois. Les lunettes noires donnent au
candidat un air de mendiant obséquieux,. de pauvre résigné et
docile, tel que pouvaient l'avoir les miséreux, ceux qui venaient
tendre la main - et tel qu'il convenait del' avoir - dans les romans
édifiants du siècle dernier, quand la société s'épanouissait, puis-
sante et stable, quand chacun restait à sa place et se comportait
conformément à son état, quand les riches, sereins et jamais ron-
gés de doutes, distribuaient paisiblement les oboles, e.t que les
nécessiteux, conscients de leur raison d'être, les recevaient, com-
blés, quand les messieurs le soir ne dînaient qu'en habit (poème
dédié à Annette: « Bien souvent quand il pleut, / je pense aux
jours heureux, / de l'an mil neuf cent deux ») quand ceux qui
journal de la Félicité 65

avaient été condamnés au fouet en Russie ne manquaient pas


d'appeler le bourreau: « Votre Seigneurie ».
Votre Seigneurie, Votre Honneur, semble dire Dinu au lieu-
tenant Onea (qui a pris lui aussi sur son siège un air vertueux). Et
moi je ne vaux guère mieux que « le chef». Je suis muet comme
une carpe, conformément aux ordres, je ne crie pas: Hé ! Dinu,
je suis là, Dinu ! Ne te laisse pas abattre, Dinu, mon gaillard !J'ai
décidé de bien me tenir !
Je ne crie pas, parce que moi aussi j'ai peur, parce que je suis
écœuré et en colère comme un gamin auquel on a retiré son
jouet; je fais la tête, mon sang bout d'indignation, tout mon
corps tremble de frustration, c'est une cuisante duperie - je
regarde D. et l'enquêteur comme un gosse qui regarderait les
grandes personnes tout juste bonnes à promettre sans tenir, à
vous ignorer, bonnes à vous faire passer le gâteau sous le nez et à
vous envoyer ensuite au lit, souriantes et cruelles.
Le deuxième moment est encore pire : lors d'une nouvelle
confrontation avec T. et ce, beaucoup plus tard, quand on m'a
ramené de Gherla pour me mettre d'abord à Jilava, puis me
ramener à la Securitate, afin de servir de témoin dans un procès.
D'ailleurs T. a en quelque sorte, maintenant, un statut de témoin
professionnel: ils ne l'ont pas envoyée au pénitencier pour pur-
ger sa peine, ils la gardent à Malmaison 32 ( Comment, diable,
s'appelait le général, l'ingénieur belge, qui a construit les forts?
Ça commence par un B ? Pffut ... pas du tout. Bartholdi, c'est
celui qui a sculpté la statue de la Liberté qui est à New York ... )
et ils la ressortent pour tout un tas de procès, comme témoin de
l'accusation.
Je ne suis plus ce que j'étais. Cette fois-ci, l'enquêteur me le
flanque à la figure dès les premiers instants.
32. Malmaison est un ancien fort transformé en prison. li faisait partie de
1'enceinte fortifiée de Bucarest.
66 NicolaeSteinhardt

Je suis devenu plus malin, plus ret?rs moi au~si, on voit que
· sms
Je · un vieux
• t aulard qui s'est frotte aux
. enquetes. On ne me.
la fait plus, je sais me défendre, j'ai appris d,es ch?s.es. Je leur a1
piqué des astuces, je les ai entendus rire. ~ est d aill~urs notre
grande différence avec les Occidentaux qm ne savent nen : nous,
nous les avons entendus rire et qu'on le veuille ou non, lente-
ment, difficilement, en dépit de nous-mêmes, luttant, résistant,
il a finalement fallu que nous nous réveillions, nous aussi, il nous
a fallu accéder à la condition - si difficile à comprendre et à réa-
liser - de fourbe.
Ils n'ont rien pu tirer de moi dans le procès de Nego, que des
déclarations anodines («Non mais, dis donc, tu lui établis des
certificats de bon démocrate, tu veux nous faire rire !... Et tu dis
que c'étaient des conversations banales?») et ils n'ont pas pu se
servir de moi comme témoin.J'ai payé cela très cher, et on m'a
demandé, par la suite, si cela valait bien la peine de l'avoir fait. Il
y en a aussi qui soutiennent que ce n'est pas la peine de résister.
On n'a qu'à signer n'importe quoi et au procès, oralement, on
déclare ce qu'on veut, là on peut dire la vérité et faire la paix avec
sa conscience.
C'est un raisonnement erroné. Au procès on peut dire
ce qu'on veut, c'est un fait. Mais ces petits malins se sont-ils
demandé pourquoi ? Pourquoi on peut dire tout ce que l'on
ve_ut,a~rme~, s~ rétr~él:er,dire que l'on ne sait pas, qu'il n'a rien
fait, quo? na Jamais entendu dire quoi que ce soit, que c'est
un honnete ho~me, ~n progressiste de longue date et vas-y
donc, soulage-t01, apaise ta conscience f . 1 . .
" . . , ais a paix avec t01-
m_emeet_vas-y, Jacasse aussi longtemps qu'ils voudront bien te
laisser faire. Pourquoi? Parce que to t . d· bl.
(quan d il ne s,agu. pas de hui 1 u ce qui se 1t en pu ic
. s cos, comme pour nous) n'a pas la
moindre valeur et n'est consigné nulle part b· al ' ,.o.
• l . , , ou 1en ors, c e~l
s1mp ement consigne, histoire d • d l d
gens (quand il y en a) sur plac e_Jelterd,e la p~udre aux yeux es
e , es ec arat1ons faites devant
journal de la Félicité 67

le tribunal n'entrent pas dans le dossier, sauf si elles se limitent


à confirmer et à maintenir les dires de l'enquête. Les décisions
ne sont prises qu'en fonél:ion des pièces versées au dossier, là
où sont consignées vos déclarations écrites et signées, espèce de
finauds! Ce que vous dites au tribunal c'est comme si vous par-
liez au micro d'une radio qui n'émet pas ou dans le récepteur
d'un téléphone en panne, ou sur l'écran d'un film muet.
Cette fois encore T. fournit une déclaration satisfaisante
pour l'enquête. Mais je ne suis pas le seul à avoir fait des progrès,
elle en a fait, elle aussi. Elle remplit un procès-verbal-si accompli,
si typique, si conforme, ce qu'elle dit correspond si bien à ce que
l'on attend d'elle, c'est tellement l'accord parfait, les officiers la
tutoient sur un ton familier, à la fois si bienveillant et si mépri-
sant que j'en ai le vertige, un vertige qui me donne cette fois la
colique et une sorte de lucidité hostile et implacable. Voici peut-
être l'instant pour moi, maintenant, à quarante-huit ans, de pas-
ser de l'enfance à l'âge mûr, du rêve à la connaissance, à « l 'awar-
eness ».J'y vois« clair». Le monde est ainsi fait et nous comme
lui. Avec le beurre et l'argent du beurre. On fait son beurre, on
fait son trou, c'est la vie, que voulez-vous. Si le ciel tombait, il y
aurait bien des alouettes prises. Si ta grand-mère avait des roues,
ce serait un vélo. En cet instant, pour la première fois je suis véri-
tablement fanatique, moi aussi. Tout ce qu'il y avait en moi de
vagues attirances pour l'esprit légionnaire, cet attrait étouffe,
enfoui au plus profond de moi-même, inconscient, sursaute,
prend vie. Et je suis envahi de sentiments contradiél:oires, à la
fois de pitié et d'une horreur visqueuse et attendrie.
~e de persévérance dans les détails. On dirait que les tou-
ches de la machine à écrire font des bonds et frappent du talon.
Et il a dit ... et je lui ai dit ... et puis il m'a dit ... et je lui ai répondu.
Non, non, ce n'est pas possible qu'il en soit réellement ainsi. Je
suis peut-être devenu sourd ou bien j'ai des hallucinations audi-
tives. Je n'en ai pas. Et pourquoi, je vous demande un peu, ne
68 Nicolae Steinhardt

pourrait-il pas en être ainsi ? Eh bien si, voilà, c'est possible. Tout
est possible. N'importe quoi est possible. (Si elle est allée décla-
rer que madame Brailoiu faisait de la propagande monarchiste,
chantait les louanges du roi Carol33 ! Une veuve qui promène les
enfants des « huiles » dans le jardin de l' Icône, en leur appre-
nant à parler français, une femme seule, une malheureuse, acca-
blée par l'adversité, qui n'a que la peau et les os et par-dessus le
marché méprise et hait Carol II autant que moi.) Le pouvoir de
la machination dans le domaine moral n'a pas de limites.
Espèce de petit Bucarestois trop gâté, fils à papa, espèce de
vieux garçon attardé, petit juif francisé, tu ne serais pas un peu
chrétien, de ceux de la dernière couvée, parce que tu as besoin
de trouver un nid, une tanière, un abri ? Réveille-toi, regarde où
ru as mis les pieds: à l'ombre de la croix, d'un instrument de
torture dégoulinant de sang, sur laquelle il y a un pauvre homme
33. Carol II ( 1893-1953 ), roi de Roumanie de 1930 à 1940. Personnage très
controversé, à la fois esprit fin et cultivé, il a eu une vie aventureuse pour cer-
tains, débauchée pour d'autres, faite de plaisirs, de jeux et de liaisons très cri-
tiquées. Jeune prince héritier, il déserte du front pendant la première guerre
mondiale, pour se marier avec une roturière. Le mariage est annulé par son
père le roi Ferdinand. Carol épouse par la suite, contre son gré et par_raison
d'État, Hélène de Grèce, mais très rapidement il noue une liaison avec une
Roumaine de confession juive, Elena Lupescu. Cette vie dissolue l'amène, à la
demande de son père, le roi Ferdinand, à renoncer au droit de succession au
trône, au bénéfice de son fils Michel et de s'exiler à Nice. Il reviendra toute-
fois et sera roi de 1930 à 1940. Son règne, à une époque de montée des dan-
gers, est considéré comme un désastre. Pressé par l'Allemagne, il est contraint
de céder à l'ultimatum soviétique du 28 juin 1940 et au diktat de Vienne
du 30 août 1940 : la Roumanie doit abandonner aux alliés du Troisième
Reich la Bessarabie et la Bucovine septentriona_le, occupées par l'URSS, la
Dobrogea méridionale rendue à la Bulgarie, et la Transylvanie septentrionale
à la Hongrie. Les « légionnaires » et une partie de l'opinion le considèrent
comme resp,onsable de ce démembrement de la « Grande Roumanie » et
un coup d'Etat le contraint à confier la présidence du Conseil au général
Ion Antonescu, en septembre 1940. Il quitte définitivement la Roumanie
et mourra en exil en 1953. N. Steinhardt considère Carol II comme la pire
figure de toute l'histoire de la Roumanie.
journal de la Félicité 69

qui crache ses poumons, dont les entrailles et les reins se désa-
grègent, qui n'est pas seulement torturé et tué à petit feu, mais
humilié, par-dessus tout outragé : tué comme un a~imal de sacri-
fice, comme une viétime tailladée à coups de hache par un éven-
treur de bas étage. Des entrailles déchiquetées, de la sueur, du
sang, des insultes, les clous. C'est ça le christianisme, mon vieux.
Pas les charmantes cloches de Pantelimon les dimanches et jours
de fête, pas l'arbre de Noël dans la belle maison des ~eteanu, pas
les bonbons de la vieille madame Boerescu ... pas les plaisanteries
interminables de ce prêtre mondain de Georgescu-Silvestru, pas
le baptême dans la cellule 18, si humble et donc si majestueux,
tellement dissimulé, donc tellement éclatant, non, ce n'est pas
l 'œcuménisme si vite promis (et de toute manière évocateur
des fastes de Rome, des splendeurs de l'Italie et de la topologie
subtile du latin), ni les gestes de conciliation, si faciles en fait
et. de toute façon sources de paix, de tranquillité et d'orgueil
sous-jacent, mais cela: la croix véritable, énorme, puante, indif-
férente; souillure, écœurement ...
Est-ce que j'entends pour de bon ou me semble-t-il seule-
ment entendre de nouveau : « Regarde donc, elle est belle ta
marchandise, tu vois un peu ce que tu nous amènes là? » ? On
dirait un écho, une réverbération, une douleur fantôme, comme
celle d'un membre amputé. La «marchandise», en tout cas,
c'est bien moi, qui me requinque maintenant, qui pour la pre-
mière fois sais ce que peut être la douleur quand elle se décide à
vous abattre, qu'elle en a les moyens, qu'elle n'est plus amortie
par le choc de la surprise, qu'elle n'est plus adoucie par l'étrange
exaltation qui, à l'intérieur de nous-mêmes, accompagne la pre-
mière déception - qui se met à être ce qu'elle est et à montrer
ce qu'elle sait faire (Camus: à partir d'un certain point de souf-
france et d'injustice, personne ne peut plus rien pour personne
et la douleur est solitaire) -, moi qui sais à présent tout aussi peu
parler que si les seuls langages sur terre étaient l'algol, le cobol et
70 Nicolae Steinhardt

le fortran, moi qui commence à m, éloigner de 1,endroit où je suis


à des vitesses proches de celle de la lumière, cette fois-ci je me
suis cramponné au « non » dès le début et je le serre contre moi
et je rétreins, virilement. Je mens calmement. J, ai appris à être
rusé, pas vrai ? Je les ai entendus rire. Comme j'aimerais pou-
voir dire à mes Londoniens: You didn 't hear them laugh 34,leur
citer Brice Parain: « la dialed:ique, c, eft l'enfer», leur faire voir
que ces deux vieilles canailles barbues ne valent pas mieux, elles
non plus - c 'eft partout pareil - deux crapules, deux « bijoux »,
comme aime à s'exprimer Onea.
Eft-ce que les Londoniens m'entendraient? Voudraient-ils
m'écouter ? Découvrir la vérité vous rend bien seul. Passer vain-
queur de la douleur qui fait éclater la tête au calme froid, c 'eft un
passage aussi occulte et quasi inftantané que celui de la lumière.
La lumière, dont ~tefan Lupa~cu pense qu'au moment de l'en-
tropie finale de l'univers elle régnera partout, car il n'exiftera
plus aucune particule de matière autre que les photons. Tout ne
sera donc plus que lumière. « C'était la vraie lumière. Lumière
des lumières. Vrai Dieu de vrai Dieu » 35 .

Février 1962

Et votre joie, nul ne voiu l 'enlevera.


Jean 16,22

Ainsi, je dou me tenir droit, moi aussi!


Ne pa&perdremon âme.
Paul Claudel
Les cellules du « réduit» de Jilava sont particulièrement som-
bres et on~ la réput~tio.n d'un régime encore plus sévère que celui
des « sed:1ons ». J arnve dans la 34 en sortant du « secret », où
34. « Vous ne les avez pas entendus rire ».
35. Cf. Credo de Nicée-Constantinople.
journal de la Félicité 71

j'ai été maintenu, aussi longtemps que j'ai fait la grève de la faim,
dans une cellule qui n'a jamais été chauffée depuis que le fort a
été construit par 1'ingénieur Brialmont, avec l'inutile ceinture
autour de la capitale. Le froid, plus terrible encore que la faim
et la soif (mais le pire, c'est le manque de sommeil), m'a pénétré
jusqu'à la moelle.
Je dois avoir l'air en bien piteux état pour que la femme de
l'adjudant Ungureanu, qui me réceptionne à la porte du réduit
fasse presque mine de me sourire (tout comme s'éclairerait le
visage d'un gourmet à la vue d'un quartier de gibier bien fai-
sandé) et me confie au « chef de chambrée» en lui recomman-
dant de me donner une couchette pour moi tout seul et d'avoir
soin de moi. En ma qualité de susped, je suis placé sur la cou-
chette la plus proche de la porte et dévisagé avec attention par
le chef de chambrée, un Bessarabien avec un nom russe, colosse
à l'air maussade et au regard dur; j'apprendrai bientôt qu'il est
dangereux, on raconte que c'est un défroqué. La cellule 34 est
une sorte de long tunnel obscur, où tout fait penser à un violent
cauchemar.C'est un caveau, un canal, un boyau souterrain froid
et profondément hostile, c'est une mine désaffedée, un cratère
de volcan éteint, c'est une image assez réussie d'enfer aux cou-
leurs délavées.
Dans ce lieu presque irréel à force d'être sinistre, je vivrai les
jours les plus heureux de ma vie. Combien j'ai pu être heureux
dans cette cellule 34 ! (Je ne l'ai jamais été autant, ni à Bra~ov,
avec ma mère quand j'étais petit, ni dans les rues interminables
et mystérieuses de Londres, ni dans les fières collines de Muscel,
ni dans le décor bleu de carte postale de Lucerne, jamais, nulle
part.)
La cellule est également peuplée de nombreux jeunes qui
ont droit à un traitement spécial de la part des gardiens et
72 Nicolae Steinhardt

particulièrement du chef de chambrée. Il Y a une incroyable


haine des vieux contre les nouvelles générations, qui va jusqu'à
l'alliance avec les matons les plus acharnés, pour forger un front
commun contre cesvoyousa cesinsolents.Une sorte de solidarité
de génération et d'âge très semblable à la solidarité de classe qui
fait que certains paysans, ouvriers ou petits employés haïssent
bien plus férocement leurs codétenus diplômés, grands proprié-
taires terriens ou bourgeois que les représentants de l 'adminis-
tration. Dès le premier jour, je consl:ate dans toute la cellule une
soif extraordinaire de poésie. Apprendre par cœur des poèmes,
c 'esl: une des disl:rad:ions les plus agréables et les plus consl:antes
dans la vie de prison. Heureux ceux qui savent par cœur des
poèmes. ~ connaît beaucoup de poésies esl:, en prison, un
« homme arrivé », ses heures passent insensiblement et en toute
dignité; le hall de l'hôtel Waldorf-Asl:oria lui appartient et le
Café de Flore aussi. A lui les glaces et limonades servies sur les
petites tables de la Brasserie Florian sur la place Saint-Marc. Il
savait ce qu'il faisait, l'abbé Faria quand il se préparait pour l'île
de Montecrisl:o en apprenant par cœur tous les livres. Et Nico-
las Leskov ne se doutait même pas à quel point pouvait être
jusl:e son conseil: « Lis et cherche à en tirer profit, tu auras de
quoi te disl:raire dans ta tombe ». La prison étant elle aussi une
tombe, le conseil s'avère excellent: ceux qui aiment apprendre
des poésies ne s'ennuieront jamais en prison - et ils ne seront
jamais seuls. De ce point de vue-là, tout va bien pour moi. Je
connais par cœur « Luceafàrul » 36 , les «Épîtres», beaucoup de
37
Co~buc , de Topîrceanu 38 (qui esl: particulièrement demandé)
36. Célèbres poèmes de Mihai Eminescu.
37. George Co~buc (1866-1918), poète roumain.
38. George Topîrceanu ( 1886-1937), poète roumain.
journal de la Félicité 73

des milliers de vers, je crois, de Gyr 39 et de Crainic 40 ( avalés dès


le début, en même temps que l'alphabet Morse, que m 'ensei-
gnaient les vétérans légionnaires) ; j'ai retenu aussi beaucoup de
Verlaine, de Lamartine et de Baudelaire; Le sonnet d:Arvers bien
sûr ( « Ma vie a son secret, mon âme a son mystère ») ; Au jardin
de l'infante d'A. Samain qui me rappelle, quand je le récite ou
que je l'apprends aux autres, le « Ojardindilifant » de La Mede-
leni 41 et les après-midis paradisiaques de la rue Pitar-Mo~.
Tout de suite je suis entouré de jeunes, ils voulaient appren-
dre Luceaforul et attendaient, comme sur des charbons ardents,
qu'arrive quelqu'un qui le savait. Dans la cellule, je trouve aussi
un jeune pasteur luthérien de Bra~ov,qui a une tête de Costa Ber-
ling; 1'allemand est sa langue maternelle et il est lui-même poète.
Admirateur ardent de Rilke, dont il a traduit pas mal de textes,
il connaît d'innombrables poésies du grand poète, qu, il récite
magnifiquement avec une sensibilité vibrante et une incroyable
faculté d'interprétation ; il a une patience à toute épreuve et une
bonne volonté réfraél:aire à toute fatigue. Tout chez lui oscille
entre le demi-dieu et le saint. S, il vous avait dit: Mein Vater
Parsifal tragt eine Kronel, Sein Rittersohn bin ich, Lohengrin gen-
nant 42, ou biens' il avait avoué qu'il était Siegfried en personne,
39. Radu Gyr ( 1905-1975 ), poète roumain, très proche des «légionnaires»,
a passé une vingtaine d'années dans les geôles communistes. Ses poèmes mar-
qués par un profond christianisme one fait le cour des cellules.
40. Nichifor Crainic ( 1889-1972), professeur de théologie, titulaire de la
chaire de mystique, poète, journaliste, a passé une quinzaine d'années dans
les geôles communistes.
41. Titre d'un roman de Ionel Teodoreanu, frère de Pastorel Teodoreanu,
auteur aussi de La Ruelle de l'enfance.
42. « Mon père, Parsifal, porte une couronne, je suis son fils, le chevalier
nommé Lohengrin ».
74 NicolaeSteinhardt

43
tombé tout droit dans le « réduit » après sa « Rheinfohrt » ,

tout le monde l'aurait cru.


Bruder Harald Sigmund - c'est ainsi qu'ils' appelle, c'est plu-
tôt wagnérien, n'est-ce pas? - s'avère être un de ces êtres mira-
culeux que rarement un détenu a la chance de rencontrer, mais
qui, s'il le rencontre, peut lui apprendre ce qu'est la joie: il est
courageux, fier, inflexible, courtois comme dans les salons du
a
prince de Conti, où l'on sert le thé l'anglaue, toujours souriant
et digne comme les modèles des portraits de La Tour, de Perron-
neau ou de Van Loo, et de bonne humeur, jamais somnolent ou
maussade, prêt à apprendre quelque chose à tout instant, prêt à
discuter, à écouter, à raconter, à communiquer tout ce qu'il sait:
un monsieur, un noble, un héros. Un tel homme vous donne une
violente nostalgie du Moyen Âge et en sa présence on se sent pris
d'une hostilité féroce contre notre époque et contre la démocra-
tie des tramways à l'heure de pointe ( T 'aJpar fini de powser !
Non, mais, desfou,si t'espas content,t'as qu â t'acheter unepetite
bagnole,t iu PM honte ? tu pourrais! tu te prends pour un lion ou
quoi ?). Eh bien lui, voilà, c'est un lion, les lions existent bel et
bien ... Vous voyez, il y a au monde autre chose que des vipères et
autres rampants. Vous voyez, dans la vie on peut a~irer à autre
chose qu'à l'idéal suprême qui consiste à bien garder son tour
dans la queue ou à faire expulser son voisin de la pièce d'à côté
pour agrandir son espace vital à ses dépens.
La présence de jeunes, incomparablement plus résistants
(moralement, car par ailleurs ils sont presque tous tuberculeux),
plus doux, moins invertébrés que les plus âgés, et celle du pasteur
o~~ fa'.t naître dan~ cette cellule une atmo~hère de grandeur, de
h1erat1smemoyenageux; on croit voir ondoyer d'invisibles capes
p~ur~res, briller de_séclairs de lames de Damas. Chaque gesl:e
devotle un don-qmchottisme qui couve sous la cendre. Je ne
43. « Voyagesur le Rhin »' page symphonique de Wagner.
journal de la Félicité 75

sais pas comment cela se fait, mais mon arrivée (maigre et pâle
à faire peur, irradiant le gel, grelottant jusque dans le regard),
avec mon auréole de gréviste de la faim, contribue, elle aussi, à
accentuer l'atmosphère de noble défi à la réalité. Il y a aussi deux
médecins, des gens très bien, et quelques membres des « Sol-
dats du Seigneur» 44, des membres d'une seél:e, apiculteurs et
avides de psaumes. Il se trouve que je connais aussi des psaumes,
presque tous appris avec ce brave homme d' Hari ton Rizescu,
bedeau honoraire d'une grande église du centre de Bucarest. On
dirait que tous, à qui mieux mieux, cherchent à se montrer gen-
tils envers les autres, que tout le monde passe ses journées, des
aurores jusqu'au soir, à apprendre des poésies à perdre haleine,
à se raconter des livres sérieux, et Bruder Harald, se surpassant
lui-même, récite, traduit, enseigne - et relate en détail, avec
modestie, amour et un sens œcuménique de la relativité, la vie
et la doél:rine de Martin Luther. De partout, comme les nuages
en montagne, on sent surgir et se condenser dans la cellule 34
cette atmosphère ineffable et sans pareille que seule la prison est
capable d'engendrer: quelque chose qui ressemblerait à ce que
fut la cour des ducs de Bourgogne ou celle du roi René à Arles,
ou d'une cour d'amour provençale, quelque chose d'assez sem-
blable au paradis, quelque chose de japonais, de chevaleresque,
quelque chose qui aurait rendu fous Montherlant, Jünger,
George, Malraux, Chesterton ou Soljenitsyne, un quelque chose
fait de courage, d'amour du paradoxe, d'entêtement, de folie
sacrée et de la volonté de transcender à tout prix la misérable
condition humaine; quelque chose qui évoque des noms aris-
tocratiques parmi les plus exaltants qu'ai choisis Barbey d'Aure-
villy: Hermangarde de Polastron et Enguerrand de Coucy ;
quelque chose qui, sans que j'arrive à comprendre clairement
pourquoi, me fait douloureusement penser à l'attentat man-
44. Oastea domnului, organisation religieuse (populaire) pour la défense de
!'Orthodoxie.
76 NicolaeSteinhardt

qué de Stauffenberg et de l'aristocratie allemande, le 20 juillet


1944, quelque chose qui éveille aussi en ma mémoire ces mots de
Léon Chestov: « Il paraît qu'il existe deux théories, totalement
opposées concernant l'origine de 1'espèce humaine. Les uns sou-
tiennent que l'homme descend du singe, les autres que Dieu 1'a
créé. Ils se disputent terriblement. ~ant à moi, je pense que les
uns et les autres se trompent. Ma théorie est la suivante : ceux
qui croient quel' homme descend du singe, descendent effeéèive-
ment du singe et forment une race à part, extérieure à la race
des hommes que Dieu a créés, qui croient et savent que Dieu
les a créés ! » Quelque chose qui me confirme brillamment et
de façon tangible l'affirmation de Simone Weil : « La joie fait
pénétrer la beauté du monde jusqu'au fond de notre âme, la dou-
leur la fait pénétrer dans le corps ». Dans la cellule 34, il y a.un
mélange inextricable de joie, jaillie de la noblesse, des poèmes,
du défi et de la douleur (car il règne un froid atroce, la nourri-
ture est des plus parcimonieuses, l'eau continuellement croupie,
l'endroit est oppressant comme dans un film d'épouvante, les
brimades pleuvent, drues comme mitraille. Toute remarque des
matons est accompagnée de coups de coude sous le menton et de
coups de poing sur la tête). Tout, y compris la douleur, se méta-
morphose en bonheur extatique et exaltant. ~un bœuf mange
de l'herbe, et 1'herbe se métamorphosera en viande de bœuf. Et
si un chat mange du poisson, le poisson se transforme en chair de
chat. La souffrance que nou~ assimilons devient d'un seul coup
euphorie. Les vers de Trakl, que le père Harald nous enseigne,
renforcent eux aussi cette sensation :
Wanderertritt flill herein Voyageur entre en silence
Schmerz verfleinertedie Schwelle la douleur a pétrifié le seuil
Da erglanzt in reinerHelle Vois s'allumer dans une clart pure
Au/ dem TucheBrot und Wein. sur la table pain et vin.
journal de la Félicité 77

Oui, on dirait que nous sommes tous pénétrés de la joie


extraordinaire ressentie après la communion sous les deux es-
pèces, avec le Corps Immaculé et le Précieux Sang. Les Hassidim
ne s'enivraient-ils pas d'eau pure et simple en évoquant le nom
de Sabbaoth ? Ne sommes-nous pas capables de transmuer nous
aussi la misère de ce boyau de pierre et d'humiliation en enthou-
siasme? L'absence d'enthousiasme, dit Dostoïevski, es\: le signe
certain de la perdition.
Mais l'enthousiasme es\: ce qui manque le moins dans cette
cellule 34 et, puisqu'il en es\:ainsi, rien ni personne n'es\: perdu.
Nous n'avons honte ni des exaltations à froid ni d'une sorte
d'extase ininterrompue, aimable et solennelle, et nous ne nous
lassons pas de répéter la phrase de Dostoïevski : « L'homme
n'existe que si Dieu et l'immortalité existent» en souriant d'un
air entendu, tant elle nous semble d'une évidence aveuglante.
Ici aussi, à la 34, m'apparaît d'évidence ce qui m'avait tra-
versé comme un éclair à la 18: le miracle fait partie de la vie
réelle, il est une des composantes du monde. Sur le plan du droit
constitutionnel, Adhémar Esmein avait certainement constaté
la même chose quand il soutenait - prenant à contre-pied les
soi-disant réalistes des sciences juridiques - que les fié1:ionssont,
elles aussi, des réalités. Dans la cellule 34, le miracle es\:connu et
admis comme un fait indiscutable.
Le miracle, c'est aussi notre façon de nous comporter les uns
avec les autres, rivalisant dans l'art de nous entraider, de nous
parler avec délicatesse, de tenter de nous rendre mutuellement la
vie la plus agréable possible. Lors d'une fouille, je me vois confis-
quer l'unique petite bouteille dans laquelle j'avais coutume de
garder le liquide noir que, par chance pour moi, on nous sert
désormais le matin à la place de la bouillie de maïs délayée, plus
consistante. Comme je ne mange rien de ce qu'on nous donne, le
« café » était pour moi une provision précieuse. La confiscation
de la petite bouteille prend des proportions catastrophiques. La
78 Nicolae Steinhardt

fouille a eu lieu le matin et j'ai été violemment tabassé et menacé


pour avoir détenu cette petite bouteille. Le soir, à l'heure del' ex-
tindion des feux (façon de parler, car les ampoules ne cessent de
répandre une lumière aveuglante), en soulevant ma couverture je
trouve une bouteille, plus grande que la précédente. Le bienfait
est conforme aux plus purs principes christiques, car je ne sais
pas qui a placé là cette bouteille, je ne peux pas le demander, je
ne peux pas le savoir. Ce bienfait (et je me demande comment ce
précieux objet a pu échapper à une perquisition aussi sévère) est
un ade gratuit au sens fort que lui donne Gide, bien plus gratuit
que le crime de Lafcadio. La discrétion absolue que le Sauveur
recommande est là, toute pure. Ce geste me comble de bonheur,
des frissons d'orgueil me parcourent, je vacille et - aurait-il pu
en être autrement - j'inonde des douces larmes de la félicité ce
qui me sert« d'oreiller».

Janvier 1960

Dans ma première cellule, à la Securifllte, je trouve Mircea


M., un ancien journaliste de Universu/ 45, empêtré dans un inex-
tricable lacis d'histoires compliquées et fort dangereuses. Il s'ef-
force de m'accueillir avec beaucoup de bienveillance. On voit
à quel point les harcèlements incessants l'ont miné. Comme je
suis un nouveau venu, on ne m'a pas confisqué le bout de pain
apporté de la maison, je lui donne ainsi 1'occasion de manger,
pour la première fois depuis deux ans, un morceau de pain blanc.
Le plus souvent, je reviens fort mal en point de l' interroga-
toire. Parmi les « méthodes de simple sécurité », le lieutenant
O~ea s'est plu à choisir pour moi celle de la tête cognée indé-
finiment contre le mur; ou bien alors il me bourre de coups de
45. Un des plus grands journaux roumains tonde' 1884 · '
1953. • , en et suppnme en
journal de la Félicité 79

pied (il porte des bottes). Et puis il y a aussi le camarade com-


mandant Jack Simon, froid et moustachu, à la voix cristalline, qui
m'expose comment il a décidé de m'occire de ses propres mains
en ma qualité de « juif légionnaire ». Pour l'instant, je n'en suis
qu'au supplice de la barre de fer, solution disproportionnée par
rapport à la menace, mais qui n'en est pas moins désagréable, elle
aussi. Mircea M. est des plus prévenants à mon égard, il mouille
les deux serviettes dont nous disposons, la sienne et la mienne,
et, avec une gentillesse paternelle embarrassée ( il est plus jeune
que moi), il me les applique sur la tête, les côtes, la plante des
pieds, selon les besoins.
Un soir, très tard, quand on me ramène, il devine mon
trouble, bien que je ne sois pas amoché. En quelques mots, pris
de cette ignoble rage de confessions, je lui raconte ce qui s'est
passé.J'avais, une fois de plus, été confronté avec elle. Les offi-
ciers avaient manifesté leur mécontentement pour la « mar-
chandise » sans trop insister et finalement - mirabilir res - tout
en allumant cérémonieusement leurs cigarettes et en se mettant
à papoter, ils nous avaient fait signe que nous pouvions nous
rapprocher l'un de l'autre et bavarder librement. Elle est venue
vers moi et m'a parlé. Je ne lui répondais pas. f étais cependant
intimidé, je n'entendais pas bien et j'avais l'impression que le
tout durait longtemps. Les deux autres poursuivaient derrière
leur bureau leur pseudo-conversation comme celle des figurants
quand les héros de la pièce évoluent au milieu de la scène en éle-
vant la voix.
Elle a dit ce qu'elle avait à dire, puis elle a fait signe aux offi-
ciers que nous avions fini. Sans se hâter, elle m'a embrassé deux
fois, un tendre baiser sur chaque joue.
Mircea M. trouve ma petite histoire sensationnelle et digne
de passer dans les annales de la Securimte. Il me la fait raconter
encore une fois, il la déguste et ne cesse de commenter: « Ah, les
femmes, mon vieux, les femmes! Avec elles, on ne sait jamais».
80 NicolaeSteinhardt

C, es\:plus compliqué que cela. Mais mon accès de confiden-


ces es\: passé et je renonce à donner des explications plus labo-
rieuses. Ce que je lui ai raconté, en tout cas, lui a plu. Cela l'a
dis\:rait, l'a calmé. Ce n'es\: plus un homme sous enquête, il es\:
sous anesthésie, il vogue dans le domaine enchanteur des ragots,
le voilà parti sur l'infini chemin caravanier de l'étonnement
masculin face au sphinx féminin. Jchbin der Rauber Orbazan46•
Chaque soir, mon compagnon fait une courte prière. À la
Securitate,on a le droit de faire ses dévotions.J'apprendrai plus
tard, en prison, que c'es\: interdit là-bas. ~and il se lève, je me
lève aussi et je res\:e debout près de lui, pétrifié, troublé de ne
pouvoir m'associer à sa prière autrement que par un ges\:e de
politesse vague et peu édifiant. Je ne fais pas le signe de croix.
Dans la deuxième cellule, N. N. P.,qui s'es\:converti au catho-
licisme, m, encourage. Il prie beaucoup, il récite le rosaire de saint
Antoine. Je lui dis, à lui, que j'aimerais être baptisé. C 'es\:plutôt
une inclination, un vieux rêve qui désormais n'a plus de chances
de se réaliser. Je commence à me rendre compte, qu'à vrai dire,
c,es\:un désir persis\:ant qui atteint, disons-le carrément, le stade
de l'exaspération.
En revenant du greffe où l'on m'a fait connaître ma condam-
nation (et je n'ai pu éviter un riéèus nerveux: treize ans et travaux
forcés m'ont semblé bien mélodramatiques), je lui fais savoir
qu'il est fort improbable que je puisse résister jusqu'au bout et
qu'il vaudrait mieux que je me fasse baptiser. Mais comment? Si
cela se trouve - ce que c'est que le sort! -, cela ne pourra pas se
faire ! N. N. P., qui est détenu depuis plus longtemps que M.M,
m'assure qu'on ne me gardera désormais plus bien longtemps
à la Securitateet que je trouverai, sans aucun doute, en prison,
un prêtre qui accepte de me baptiser - un baptême clandestin,
certes, mais parfaitement valide.

46. « Je suis le brigand Orbazan » [allusion à un personnage de Caravane


de W. Haufi].
journal de la Félicité 81

Toutes les cellules des prisons sont pleines de gens d' Église de
toutes sortes, mais ils sont généralement très réticents, car l 'ade
est d'une gravité extrême; puisque je suis décidé, on me conseille
de sauter sur la première occasion qui se présente. L'impossible,
voilà ce qu'on exige de nous. Autrement, il n'y a pas d'issue, pas
de salut, ni de béatitude. Et pas davantage de menue tranquillité.
L'adage juridique ne s'applique pas à la vie morale. Au
contraire, « c'est à l'impossible que l'on est tenu ». Le précepte
de droit: à l'impossible nul n'est tenu, n'est valable que dans les
strides limites du domaine synallagmatique4 7.
Si ce n'est qu'il existe deux sortes d'impossibles: il y a l'im-
possible impossible et puis il y a 1'impossible possible. L' im-
possible impossible - 1'impossibilité physique - n'a aucune
importance et n'a pas de sens. L'exemple que donnent les anciens
juristes est des plus édifiants, bien que de nos jours il ne soit plus
aussi cocasse: on ne peut pas être obligé par contrat d'aller sur la
lune. Certes, cela ne veut pas dire grand-chose. Mais ce n'est pas
cela qu'on nous demande de faire. C'est tout autre chose. On
ne nous demande pas d'aller sur la lune. On nous demande - et
c'est tout à fait différent - de décrocher la lune. Et de préférence
la lune bleue.
Aussi longtemps que nous ne sortons pas du possible, de
la comptabilité, nous ne pouvons ni concevoir le paradis ni y
prétendre.
~e pouvais-je faire ? demande l'exécutant des ordres don-
nés par un régime tyrannique. ~e pouvais-je faire ? demande
le soldat qui a reçu un ordre contre nature. Rien, bien sûr, ils ne
pouvaient rien faire. Et il ne faut même pas les condamner de
n'avoir rien fait, de s'être soumis aux ordres, de les avoir exécutés.
C'est pourquoi aussi le Procès de Nuremberg est une erreur et
une honte. Ils pouvaient tout de même faire quelque chose - et
47. ~ comporte obligation réciproque entre les parties.
82 NicolaeSteinhardt

cela sans aucun risque -, ils pouvaient éviter de commettre le


péché de bêtise, c'est-à-dire éviter de faire de l'excès de zèle, ils
pouvaient tout au contraire prendre leur temps pour exécuter
les ordres, ne le faire que contraints et forcés, ajourner un peu,
faire de la paresse une vertu, y aller tout doucement. Cela ils pou-
vaient le faire, et malheureusement ils sont bien peu nombreux
à l'avoir fait.
Et si l'un d'entre eux avait voulu ou avait pu être un saint,
ou un héros, ou un chrétien, c'est justement ce qu'il aurait fait:
l'impossible. Il n'exécutait pas l'ordre, quoiqu'il arrive! (Et il est
vraisemblable que Dieu n'aurait pas répondu par l'indifférence
à une aél:ion qui transcende et rompe la monotonie d'une vie
d'automate.) Il se pourrait que la définition de l'héroïsme et de
la sainteté ne soit pas autre chose: rendre possible l'impossible.
Tu ne peux pas, toi, l'homme de la rue, marcher sur la Lune ou
sur Mars, mais tu peux conquérir la lune: il te suffit de faire ce
qui serait impossible dans le cadre d'une prudence timorée ou
d'une logique toute dévouée à la comptabilité.
Ainsi, par exemple, exécuter des ordres tyranniques avec réti-
cence, ruse, nonchalance, c'est du domaine de l'impossible pos-
sible et de la liberté de refuser. Les lois de ce monde ne sont donc
pas un obstacle absolu sur le chemin du paradis, elles ·ne repré-
sentent qu'un obstacle plus difficile que l'on peut lever en recons-
idérant la notion (superficiellement examinée) d'impossibilité.
(«L'homme de la rue»: comme s'il ne lui arrivait pas d'en-
trer dans une église - dont les fondateurs ont su dire « non »
aux empereurs romains - ou comme s'il n'avait pas de chez lui
où passer la nuit, propice à la réflexion; car, si la chouette accom-
pagne la sage déesse Pallas, c'est pour montrer qu'après l'agita-
tion de la journée vient le temps de penser dans le calme de la
nuit.)
Le figuier stérile. Voici, je crois, le sens, à première vue si
injuste, de la parabole où le Christ rejette le figuier (ôte-toi
journal de la Félicité 83

de ma vue!) plutôt qu, il ne le maudit. Comme si Jésus nous


demandait de travailler selon des règlements et des échéances,
comme dans les banques ! En voilà une raison : « ce n, est pas le
bon moment!» C ,est toujours le moment de faire le bien. C ,est
toujours le moment d,obliger le Christ. Et de même que le règne
de Dieu arrivera par surprise, quand on n'y pense pas, les faits
qui le précèdent et l'annoncent n,ont que faire de dates et de
contrats. Ou bien ce serait alors, comme si l, amitié consistait à
dire:« Jet' aiderai,sije peux». Tu parles d,une amitié!. .. Un ami
c,est une personne qui t,aide, sans que le verbe soit suivi d,un
complément circonstanciel de temps, de lieu, ou de manière. Et
combien le Seigneur aime à nous nommer ses amis !
Dans la parabole des talents, l'homme qui, partant pour
l'étranger, appela ses serviteurs et leur confia sa fortune est Dieu
lui-même, c,est évident. Le maître ne contredit pas le serviteur
qui restitue le talent reçu en disant: « Seigneur, je savais que tu
es un homme dur, que tu moissennes où tu n, as semé et que tu
ramasses où tu n, pas vanné », au contraire, il confirme sa défini-
tion (Matthieu 25,26). Et aussitôt après, on trouve ces étranges
paroles: « Car on donnera à celui qui a, et il sera dans l 'abon-
dance ; mais à celui qui n, a pas, on ôtera même ce qu, il a ».
Il en résulte que nous ne pouvons pas appliquer à Dieu les
idées simplistes que nous nous forgeons, nous les hommes, de la
justice et que nos relations avec Dieu ne se fondent pas sur un do
ut des48 comptable, où nous serions toujours des créditeurs et des
bénéficiaires passifs.
Dieu moissonne où il n, a pas semé; cela veut dire qu'il faut
donner du nôtre, faire des efforts, prêter, prendre des initiatives.
L,attitude qui consiste à dire: quel mal ai-je fait? Je n, ai fait de
mal à personne! Je fais ce que je peux. Si c'est tout ce que je peux
faire! C'est - comme on dit - une attitude de nigaud, elle eft en
48. Donnant, donnant (Lat.).
84 Nicolae Steinhardt

contradid:ion avec la parabole des talents et démontre que 1,on


n'a compris à quel point Dieu considère comme très concrète
1,injond:ion: il faut gagner son ciel. Pas plus que 1,on a compris
la gravité, l'insistance, avec lesquelles on exige de nous un effort
et une aspiration à l'impossible si ce n'est l'impossible lui-même.
On ne plaisante pas avec Dieu: « ~tte ton pays, ta famille,
et la maison de con père !» ; « Porte ta croix !» ; « Suis-moi ! » ;
« Ainsi, donc, veillez !» ; « Lavez-vous et purifiez-vous ! » ; « Va
et proclame !» ; « Lève-toi, prends ton grabat et marche ! »
Pas question de rester sur place; il n'est pas question d'amas-
ser, de jouir du confort, pas question de douce rêverie: Oblo-
mov49 est condamné ; personne ne peut trouver un prétexte dans
la paresse, la maladie et la folie, pas même dans la justice (voir le
figuier50 ).
Mais alors, pourquoi réprimander Marche ? Parce qu'elle se
laisse retenir par des vétilles, elle se fatigue en pure perte, elle perd
la mesure, elle s'agite. Le Seigneur nous appelle à nous occuper
de choses sérieuses: la mort nous guette et nous, nous restons
couchés, cigarette au bec dans notre lie (comme Oblomov),
ou bien nous nous éreintons pour quelques écuelles comme si
c'était l'essentiel (comme Marthe)!
La phrase la plus utile pour aborder le christianisme, pour
commencer à entrevoir un rai de lumière, est composée de ces
quelques mots étonnants de sir Thomas More ( les anglicans
prennent bien soin de dire saint Thomas More) adressés à un ami
à qui il voulait prouver la confiance absolue qu'il lui accordait et
la grave sincérité de ses paroles: / trzut, I make myself obscure.
Jamais l'on n'a prononcé de paroles plus grisantes si ce
n'est: « Je crois, Seigneur, aide-moi à mon manque de foi», je
me dis que s'il ne restait de toute la Bible que ces paroles, elles
49. Héros du romancier russe Gontcharov, jeune homme indolent et inca-
pable du moindre effort, devenu un prototype d'inertie et de passivité.
50. Cf. la parabole évangélique.
journal de la Félicité 85
1
suffiraient à prouver l'essence divine du christianisme. Papini a
beau affirmer que les Béatitudes sont le texte que le globe ter-
restre et l'humanité peuvent invoquer pour justifier leur raison
d'être dans le cadre d'un concours cosmique, je trouve, moi, que
« Je crois, Seigneur, aide-moi à mon manque de foi » est plus
obscur encore, plus définitif, apophatique 51. C'est paradoxal,
c'est le mystère même del' aét:e de foi par l'effet duquel même
les liaisons covalentes 52 du code génétique - et il ne leur manque
rien de moins que le mystère ! - sont dépassées et de loin ... Je
n'ai pas la foi et pourtant je prie.J'ai la foi et pourtant je ne crois
pas véritablement. Je crois, dès l'instant où je dis: « Seigneur»
àJésus-Christ. Et je ne crois pas, puisque je lui demande de m'ai-
der à mon manque de foi. (Et à qui donc vais-je demander de me
guérir de mon manque de foi ? À celui en qui je devrais croire !)
La causalité est abolie, la loi de la succession dans le temps dis-
paraît, comme tout ce qui est matériel ou psychique. Je crois et
je ne crois pas, en même temps. Dédoublement. Contradiét:ion.
51. L' apophatisme (du substantif grec àn6~ctcnç,apophasis,issu du verbe
à1r6~ri~.u- apophëmi,«nier») est une approche théologie fondée sur la néga-
tion. En dérive une approche théologique qui consiste à insister plus sur ce
que Dieu n'est «pas» que sur ce que Dieu est. Elle se situe à l'opposé de
la théologie cataphatique, ou «positive». Suivant la tradition patristique,
il existe une connaissance de Dieu rationnelle ou cataphatique [ce que l'on
peut affirmer de Dieu, qu'il est infini, créateur, etc.] et une connaissance
apophatique ou inexprimable.La deuxièmeest supérieureà la première,et la
complète. Par aucune des deux on ne connaît pourtant Dieu en son essence.
Par la première, nous connaissons Dieu seulement en sa qualité de cause
créatrice qui soutient le monde dans l'existence, alors que, par la deuxième,
nous avons une sorte d'expérience directe de sa présence mystérieuse, qui
dépasse la simple connaissance de lui en sa qualité de cause, investi d 'attri-
buts semblables à ceux du monde. Cette deuxième connaissance est appelée
apophatique, parce que la présence mystérieuse de Dieu, expérimentée par
elle, dépasse la puissance de définition par des mots. Mais cette connaissance
convient mieux à Dieu que la connaissance cataphatique.
52. Covalence: liaison chimique de deux arômes dans une molécule, par
mise en commun d'électrons provenant de chacun des deux atomes.
86 NicolaeSteinhardt

Donc incertitude, angoisse. La conscience empoisonnant tout,


elle empoisonne aussi la foi que nous transformons en absence
de foi à l'instant où nous en prenons conscience, car en pensant
la foi nous lui retirons ce qu, elle a d, ineffable, de candide.
Pourtant rien n'est perdu, même l'issue, l'esj)érance, car
j, ajoute humblement: « aide-moi » - rappelant par-là que mon
humaine condition est indiscutablement liée au paradoxe et à
la contradiébon. La simultanéité du texte mènerait au désespoir
s'il n'y avait ce «aide-moi» qui - tel un minuscule grain de
sel, un infime catalyseur aux pouvoirs de transmutation gigan-
tesques et aux conséquences combinatoires insoupçonnées -
résout la quadrature du cercle et transforme le cri de confusion
en larmes de confiance.
Là-bas, dans cette cellule de la Securitate où j'étais avec
N. N. P., le neveu du peintre Gh. Petra§cu53, le fils de son frère, il
m'a été donné de connaître aussi la détresse la plus cruelle. Les
coïncidences ont œuvré avec la plus imbattable des précisions.
J'étais pris au piège, tourmenté par quelque chose dont je ne pou-
vais pas être absolument certain - mais il me semblait exclu qu'il
n, en soit pas ainsi - je ne pouvais me confier à personne, même
pas au brave homme auprès duquel je me trouvais. Et enfermé
dans quatre à cinq mètres carrés. L'abîme était tout près de moi
- grouillant, comme dans le conte d, Edgar Poe, de serpents, de
rats, d'eau putride, de ténèbres, de vers. L'esj)ace, ou plutôt, chez
moi, le temps, - à la différence du conte - se restreignait inexo-
rablement. Et pour ce qui est des troupes du général Lassalle,
qui apportent la solution en libérant le prisonnier de l' Inquisi-
tion, on m'avait dit au cours de l'enquête: « Mon pauvre vieux,
mêmes' ils étaient partis en brouette, vos Américains (c'est peut-
être la raison pour laquelle dans le jargon des prisons les détenus
de droit commun - les pingouins - nous appellent, nous, les
53. Gheorghe Petr~§CU( 1872-1949), peintre roumain, célèbre pour ses pay-
sages aux couleurs vives et pour sa technique originale.
Journalde la Félicité 87

Américains) à l'heure qu'il est ils seraient arrivés quand même -


donc, pour ce qui est des troupes du général Lassalle - bernique !
Les miracles du dix-neuvième siècle ont fait long feu. Alors je
me suis retrouvé face à l'horreur. J'ai su ce qu'était Le Mur de
Sartre, les ténèbres, la dérision, ce que signifiait être acculé. Je
n'y avais donc pas échappé. Comme on fait son lit, on se couche.
J'étais pris dans la fournaise. Tu as eu ce que tu cherchais, mon
garçon. Tu es dans la mouise. Et aucun secours, de nulle part. Et
le gouffre, l'abîme, toujours là, bien patient.
Alors je me suis jeté dans les eaux inconnues, les yeux fermés,
sans avoir appris à nager - je me suis jeté dans la fournaise. En
. . ' ou au quart, a' moms
croyant a' m01t1e, . encore, presque pas, mais.
à tel point malheureux que, le malheur lui-même se substituant à
la foi, je me suis enhardi, j'ai pris confiance. Sans vergogne.Je n'ai
PM eu hontedeprier.C'est peut-être pourquoi j'ai été entendu.
Mais je crois qu'après avoir laissé les images et les pensées
défiler à leur guise (et je les laisserai encore faire), il vaut mieux
que je raconte sans hâte comment les choses se sont passées, que
je reprenne tout depuis le début.
~and j'ai appris le 11 décembre que Trixi avait été arrêtée
- « la marquise », au téléphone: elle n'est pas là, elle est hos-
pitalisée - j'ai su que très vite mon tour viendrait. Le fait que
plusieurs jours passent sans qu'il arrive quoi que ce soit me plon-
geait dans un étonnement croissant. De tous ceux qui avaient
bu le thé dans le service « Rosenkavalier », j'étais le seul à être
encore libre de mes mouvements.J'en ai parlé à mon père. Papa
m'a encouragé en disant qu'il se pouvait bien qu'il ne m'arrive
rien, mais qu'il serait tout de même bon d'envisager toutes les
éventualités. Nous nous concertons et j'en arrive à la conclusion
superstitieuse que si l'on ne m'arrête pas avant la fin de l'année,
je passerai au travers. Je fais de la journée du 31 décembre une
sorte de butoir magique, quelque chose me souffiant depuis des
profondeurs inconnues que je ne me trompe pas. Le 31... En fait,
88 Nicolae Steinhardt

le 30, car qui donc va se mettre à effeél:uer des arrestations le jour


du réveillon ?
Je communique cette date précise à mon père. Si je ne suis pas
cueilli d'ici là, nous ferons tous deux un réveillon fastueux. Papa
est d'accord. Il vient d'avoir quatre-vingt-deux ans. Il voudrait
de la dinde et un peu de tarama aux œufs de carpe.
On se demande parfois comment il se fait qu'un cancéreux,
éprouvé par des douleurs atroces, qui maigrit à vue d'œil, à qui le
médecin a tout de même dû mettre la puce à l'oreille à bien des
reprises en effeél:uant autant d'analyses et de biopsies, ne com-
prenne pas ce qu'il a. Mais je ne vaux pas mieux, moi non plus.
Les jours s'égrènent et j'ai beau savoir parfaitement qu'il est ini-
maginable et même exclu que je ne sois pas arrêté, je commence
à nourrir des espérances de plus en plus folles. Tantôt je suis
effieuré par l'idée insensée qu'il se pourrait - allez donc savoir -
que tous, tant qu'ils sont, ils aient vraiment participé à un com-
plot et qu'ils aient évité de ·me révéler quelque chose à moi et à
moi seul.Je me fais tout un cinéma, je me bâtis une irréalité d'où
je chasse la logique d'une chiquenaude. Je goûte, comme d'ha-
bitude, le charme intense des journées de Noël, les plus belles de
l'année depuis toujours, il faudrait avoir un cœur de cendres et
de pierre pour ne pas fondre. Elles se passent très bien. Dans la
journée du 24, je relis comme chaque année le Christmas Carol
de Dickens, et cette année encore je ne peux retenir mes larmes.
Et puis je me mets à penser au réveillon, j'ai hâte de le prépa-
rer. Petits pincements fulgurants dans ma tête: cette date butoir
que tu as fixée de façon parfaitement arbitraire est tout à fait
absurde, tu peux tout aussi bien te faire coffrer le 1erou le 2 ou le
3 janvier. Mais non, je sais ce que je sais: quelque chose d' insai-
sissable me donne l'assurance que si le 31 passe - c'est une affaire
réglée - je ne serai plus arrêté, jamais de la vie. Jusqu'au 31, je
sens le péril intense, imminent, aux aguets.
journal de la Félicité 89

Pendant toute cette période, je vois souvent madame Z., « la


gente dame» Lenuça, la mère d'Al. Pal. La foi simple, supers-
titieuse de cette grande dame m'impressionne. Elle passe ses
journées à l'église Bati~tei avec des diptyques 54. A la différence
de son (second) mari un ancien beau55 (sic) qui ne brille pas
par son intelligence - (T'en fou pas, y vont tout de même pa.r
êt 'si méchants qu ça, y vont leur pa.rserun savon, hutoire de leur
apprend' a vivre a pi y' vont les r'lâcher). Elle sait que les choses
sont irréversibles et pourtant elle espère toujours. Eli~ a un can-
cer, sans l'avoir vraiment. C'est mon premier contaél: avec le
miracle en tant que fait quotidien, demandé, attendu. Madame
Lenuça croit aux miracles: les miracles se produisent, sinon elle
ne serait pas là, dans l'église Bati~tei à attendre le père Cazacou
pour lui porter ses diptyques, elle serait chez l'apothicaire.
Voici qu'arrive le père Cazacou, grand, impressionnant, avec
sa barbe d'archevêque et sa voix tonitruante de garde champêtre,
sa voix faite pour annoncer la Bonne Nouvelle divine. Je me
prosterne en faisant le signe de croix, bien sûr que je me signe, je
le fais depuis mon enfance, il n'y a que dans la cellule, aux côtés
de Mircea M. que j'étais incapable de le faire. C'était une der-
nière résistance niaise et désespérée de l'ennemi. Madame Bal,
qui me témoigne tant d'amitié, s'est étonnée un jour de me voir
faire le signe de croix à 1'entrée du cimetière légionnaire, du côté
Predeal, quand on vient d 'Azuga et Bu~teni.
J'espère sans espérer. Les journées du 27, du 28, du 29 pas-
sent. Donc, nous avions dit: tarama, de la dinde, des pommes
de terre frites, des petits pois, des fruits, de la brioche.J'ai une
quantité de courses à faire; la dinde, c'est une voisine de l' im-
meuble à côté qui nous la fera cuire dans son four. Je suis envahi
d'une espèce de pseudo-certitude agitée qui se transforme en
54. Liste de noms (des personnes pour lesquelles on sollicite des prières)
accompagnée généralement d'offrandes (même très modestes).
SS. En français dans le texte.
90 NicolaeSteinhardt

mystérieuse conviétion: si le 29 passe aussi, il n'arrivera rien de


mal. Le Premier de l'Antombe un vendredi - le samedi 2, est un
jour de congé légal. Dimanche, c'est dimanche. Jeudi soir, c'est
le réveillon et les aétivités ne reprendront donc que le lundi 4.
Le lundi 4 se trouve sur une autre planète, dans un autre eSpace-
temps. (J'apprendrai plus tard que ce fut le jour de l'accident
d'automobile de Camus.)
Les préparatifs du réveillon tracassent beaucoup mon père.
Il n'arrête pas de me demander quand je vais me décider à aller
chercher le pain. Je ferais bien d'en prendre beaucoup et le plus
tôt serait le mieux et surtout que je ne m'avise pas d'oublier le
tarama aux œufs de carpe. Les journées du 29 et du 30 passent
sans anicroche. Personne ne vient sonner à la porte, nous dor-
mons paisiblement. Je suis convaincu qu'il ne se passera plus
rien. Conviél:ion animale et niaise. Je sais trop bien pourtant que
je suis le seul à ne pas avoir été arrêté et qu'il est-impossible que je
ne me fasse pas agrafer moi aussi. Et puis, de quoi aurais-je l'air si
je n'étais pas appréhendé? Est-ce qu'on ne pourrait pas dire que
la chose paraît bizarre, suspeél:e,devilùhly jùhy ? De tous ceux
qui fréquentaient le père Mihai 56, celui-ci est le seul à être resté
libre et qu'est-ce que je n'entends pas à son sujet ! Aimerais-je
qu'il en soit de même pour moi ? Pourquoi suis-je seul à ne pas
avoir été cueilli ? J'ai cru deviner dans les regards de madame
Lenu1a - car dans sa façon de se comporter avec moi tout n'est
qu' extrême gentillesse -, une nuance de doute invraisemblable
et torturant. Est-ce que par hasard je serais celui qui a dénoncé
tout le groupe ? Le donneur? (Ce terme argotique est mainte-
nant sur toutes les lèvres des intelleél:uels et de la haute volée
depuis qu'ils fournissent le plus clair de la clientèle des prisons.)
Je sais que je n'ai rien à me reprocher, si bien que je me pavane
avec madame Z. dans les rues avoisinant l'église Bati~tei et Je
56. Marcel/Mihai Avramescu sera très souvent cité au cours du livre, le plus
souvent sous le nom de père Mihai (Michel).
Journal de la Félicité 91
e
[1
lui explique les deux étymologies de ce nom. Il vient de Gian-
1: baccista Vecelli, ou Vevelli, favori de Radu Mihnea le Grand,
ou alors d'une petite rivière: Baci~tea, affluent de la Colentina
- misérable étalage d'érudition élémentaire qui nous permet
t de dominer un peu notre situation précaire. Je lui dis combien
je suis résigné, je l'assure que je ne quitterai plus Dinu, que ...
et me voilà lancé dans mon français de quatre sous: je resterai
r près de lui « dussé-je en avoir pour quinze ans ».J'exagère peut-
A A A • • \
erre, non, pas peut-etre, surement, 1nconsc1emment ou expres
- bien que la peur me gagne - (une peur qui s'infiltre au plus
profond de ma chair), et ce depuis un bon moment. J'ai terri-
blement peur, je ne savais pas le moins du monde à quel point je
pouvais être peureux.C'est une découverte terrible et je n'y vois
aucun remède.J'ai peur, c'est ainsi, une peur totale, j'entre dans
la peur comme on se glisse dans un scaphandre. Je suis toutefois
en mesure - encore en mesure - de maîtriser ma peur, de la dis-
simuler. Pour le moment, je ne claque pas encore des dents, je ne
suis pas encore livide, je ne vomis pas encore de bile verte. Mais
tout cela viendra, si je jauge bien l'intensité de ma peur. Pour le
moment je modifie le menu de notre réveillon avec papa, je fais
des courses, je parade dans les rues avec madame Lenuça et je
cherche un refuge transcendantal dans les conversations en fran-
çais, un français qui doit bien faire souffrir des oreilles comme
celles de madame Z.

Automne 1960

Il y a dans la pièce d'Arthur Miller, Afler the Fall, une phrase


donc la valeur absolue, mais également prophétique allait être
confirmée, voire amplifiée, au cours des années, années pendant
lesquelles les drogues, les hallucinogènes, les composés del' acide
lysérique - en particulier le LSD - la marijuana (the pot), la me -
caline, le peyotl, l'olilouqui, le teonanacatl (je connais tout cela
92 Nicolae Steinhardt

grâce à Gigi Tz., qui en a copié la lifte dans une revue américaine)
ou les stupéfiants, les opiacés, le haschich, l'héroïne et tous ces
produits que Thomas Learey et ses innombrables séides ont
divinisés, sont devenus des marchandises accessibles aux masses,
57
des biens de consommation : but no pill can make UJ innocent •
Oui, les pilules peuvent vous procurer le sommeil, ou plutôt un
état de somnolence, ou l'évasion, en vous déconneétant, en vous
rendant indifférents. Mais pas l'innocence. Seul le Christ peut
vous la donner, ou vous la rendre, ou vous la conserver par ses
voies toujours paradoxales: en vous donnant le sentiment de
culpabilité.
Il a une bien paradoxale manière de faire, le Christ, que ce
soit avec les pécheurs, la vie ou la mort.
Karl Barth: la grâce divine de devenir un juste, c'est notre
vie, la grâce divine de la sainteté, c'est notre mort. Ce qui signi-
fie que dans l'opération qui consiste à devenir juste, Dieu dit au
mort: vu! Et puis, après l'avoir tiré du péché, autrement dit de la
mort, et l'avoir appelé à la vie, c'est encore Lui qui dit au vivant:
meurs ! Le pécheur repenti - l'ancien mort qui a été appelé à la
vie - doit à présent mourir aux choses de ce monde. C'est sous
ces deux déterminations et sous aucune autre que la vie chré-
tienne doit être vécue.
C'est là toute la dialeétique du mors et vita : d'abord il vous
donne la vie, puis il vous l'ôte pour que l'on soit véritablement
vivant. Eh oui, si c'est cela la vie, la vie n'est pas facile, c'est une
sorte de mort. Nous n'arrêtons pas de dire: c'est la vie! La vie
est comme ceci ou comme cela... mais il se peut que nous ne
sachions même pas ce qu'est la vraie vie (de même que nous ne
savons pas ce qu'est la mort). Nous avançons à l'aveuglette dans
la moiteur chaude et étouffante des pénombres des limbes, au
travers des confusions d'un vague langage. Tiédeurs.
57. « Mais aucune pilule ne peut nous procurer l'innocence».
journal de la Félicité 93

L'expression d'Arthur Miller révèle également qu'il ne nous


est pas possible de créer nous-mêmes le bonheur et la tranquillité
- par des moyens matériels. Ils nous sont oéhoyés d'En-Haut.
Une preuve de plus de l'existence de Dieu.

31 décembre 1959

Je ne suis pas le moins du monde surpris quand mon père me


réveille, très tôt, le matin du 31. Je suis parfaitement calme, j'ai
dormi, j'ai franchi le pas, le jour du réveillon je ne risque plus
rien. Pourquoi donc papa me réveille-t-il ? il se tracasse encore
pour le pain.
Je regarde l'heure: cinq heures. J'assure mon père que j'ai
tout mon temps.
Il ne s'agit pas du pain, me dit-il. Tu as quelque chose à faire.
Tu es convoqué quelque part à huit heures.
Et il me montre le petit billet. Oui, c'est une invitation à se
rendre rue ~tefan-Furtuna, à huit heures. En qualité de témoin.
J'ai compris. J'ai compris, mais pas tout à fait: pourquoi en
qualité de témoin ? Pourquoi ne sont-ils pas venus me cueillir, la
nuit, comme tous les autres ?
Je me fais des grimaces acides, offensées, dans le miroir de
la salle de bains pendant que je me rase. J'éprouve moins de la
peur que le sentiment d'être floué, traité par-dessous la jambe :
à la dernière minute ! Agrafé, comme qui dirait, sur le marche-
pied du wagon. ~elle ironie: quelqu\m se joue de moi, sans
hâte, comme le chat joue avec la souris. C'est pour cela que les
chats sont diaboliques, parce qu'ils sont les seuls animaux qui
s'amusent avec leur proie avant de la dévorer.
Je suis très en colère: le sourire ironique et aigre du pessi-
miste, qui sait que tout ne peut finir que mal, ne quitte pas mes
lèvres, même une fois que je suis prêt.
94 Nicolae Steinhardt

À la dernière minute! On s'est fichu de moi. Comme d'une


souris. Après s'être amusé.
Mon père est un homme de petite taille, plutôt grassouil-
let avec une épaule un peu de travers, il marche difficilement.
Il a été ingénieur et a travaillé jusqu'à soixante-dix-neuf ans,
en 1956, dans une fabrique, pas dans un bureau~ Les derniers
temps, à Scaeni, quand je demandais à le voir, dans la halle des
fours, les ouvriers du verre me répondaient en levant le menton
ou le doigt. Je croyais qu'ils aimaient plaisanter, se moquer de
moi. Qiest-ce que je venais faire là? Pensez-vous! Papa était
perché là-haut sur un four, à quelques centimètres du plafond:
on ne parvenait jusqu'à lui qu'en empruntant une passerelle et
toute une série de petites échelles métalliques perpendiculaires,
comme il y en a sur les bateaux. Papa: «Sil' ingénieur n'est pas
capable de remplacer n'importe lequel de ses ouvriers et.de faire
au moins aussi bien que lui, il est fichu ! »
Il a fait la guerre comme officier et il a été décoré. Il a obtenu
la citoyenneté roumaine grâce à une loi spéciale, votée par le Par-
lement avant 1914. Mais en fin de compte qu'est-il ? ~i est-il?
Un vieux juif de Bucarest, un tout petit retraité, une poignée
de souvenirs, avec quelques amis, quelques décorations cachées
dans une boîte, un fils unique. Nous partageons tous deux la
même chambre. De toute ma vie, je ne lui ai guère donné de
soucis. « Ce n'est pas un mauvais garçon, a-t-il coutume de dire,
mais c'est un vieux gamin ». Ce n'est pas possible qu'il ne voie
pas à quel point j'ai peur, combien j'estime que le destin m'a
offensé ce matin et combien je suis tourmenté. Et quels dangers
le guettent, lui.
Le petitounet (c'est comme cela que je l'appelle, je ne char-
rie pas) se montre cependant fort calme. Il m'engage à mettre
mes affaires dans une petite valise (c 'esl: la mallette de la mère
de Lilly, à qui je ne pourrai plus la rendre), et il m'encourage.
Le calme de papa déteint aussi un peu sur moi. Mais je me sens
journal de la Félicité 95

toujours très énervé et mécontent. Et surtout floué. Le dernier


jour ! Au dernier insèant ! Le 31 ! La citation à comparaître était
arrivée dans l'après-midi du 30, pendant que j'étais absent, mon
père avait signé pour moi. Il s'était bien gardé de me la mon-
trer quand j'étais rentré, assez tard, pour ne pas troubler mon
sommeil. Et pour la première fois j'ai une petite idée, à peine
perceptible et très vague, un pressentiment, une prémonition,
un aperçu de cette mentalité généreuse de grand seigneur que
je retrouverai si souvent et avec tant d'ampleur en prison ; pour
l'insèant ce n'esè qu'une sorte d'image subliminale, une petite
lueur, U1) léger frémissement, mais le gesèe de mon père - qui
aura sans doute eu du mal à se taire et à faire comme si de rien
n'était - me noue la gorge de tendresse.
En prison, j'entends raconter le film Le Généraldella Rovere.
Les ·versions .diffèrent beaucoup les unes des autres. C 'e~ une
produéhon du néo-réalisme italien et en même temps l' hisèoire
d'une transfiguration avec un petit relent pirandellien.
Un voyou de Rome se retrouve, par le jeu de circonsèances
compliquées, obligé de jouer le rôle d'un comte, général, chef de
la résisèance du sud de l'Italie pendant l'occupation allemande.
Une certaine ressemblance facilite son rôle, dont petit à petit il
s'éprend, tout comme il le fait du milieu si nouveau et si surpre-
nant pour lui des détenus politiques, où le sacrifice et l'honneur
sont monnaie courante. Bien que les Allemands ne se servent
de lui que pour être renseignés sur l'identité du chef de la résis-
tance du nord, il ne peut se résoudre à trahir un homme, au sujet
duquel il esè édifié dès les premiers jours.
s Tout comme l' ad:eur qui ne veut plus quitter le trône dans
la pièce L'Empereur, le mauvais garçon entre dans la peau du
personnage. Finalement, sommé de remplir sa mission et de
dévoiler le nom de celui que les Allemands recherchent, l'ancien
tricheur, escroc et proxénète, prend au sérieux sa nouvelle iden-
tité et accepte de payer l'imposture de sa vie. Le dired:eur de la
96 Nicolae Steinhardt

prison, un officier allemand, l'envoie devant le peloton d 'exécu-


tion, non sans lui témoigner du re4'eél:. Le faux général-comte
achève sa vie solennellement, de manière tragique et chevale-
resque. Il se pourrait même que le véritable della Rovere ne soit
pas mort avec plus de courage et d'impétueuse grandeur.
Le héros du film se transforme, le jeu devenant pour lui réa-
lité; le personnage qu'il incarne se substitue à lui parfaitement, il
le dépasse même, appliquant ainsi la théorie de Jean Genet pour
qui le double fid:if est parfois plus convaincant que le modèle
authentique.
Le récit de ce film me séduit et m'impressionne terriblement
- l'attirance magique de la noblesse et la bouleversante possi-
bilité de transfiguration -, je l'écoute toujours attentivement et
avec une émotion toujours égale. Je trouve si merveilleuse cette
transformation pirandello-chrétienne du personnage: un la-
mentable voleur mué en noble héros.
De même, l'exemple de cette ad:rice es}:>agnoledu XVIe siècle:
elle joue dans une pièce le rôle d'une religieuse. A la fin du Spec-
tacle, elle refuse de quitter l'habit qu'elle porte et déclare vou-
loir vraiment rester nonne et prendre le chemin du couvent de
l'ordre corres}:>ondant.Le public, à genoux, lui ouvre un passage.
Et l'histoire de l' ad:eur romain qui, jouant le chrétien nou-
vellement baptisé, se déclare, après l'immersion parodiée sur
scène, véritablement chrétien ? Les gens applaudissent à grand
bruit le jeu si naturel del' interprète atteint par la grâce, jusqu'au
moment où, comprenant qu'il ne s'agit pas d'une plaisanterie,
ils feront mourir le néophyte.
Alphonse de Châteaubriant affirme, dans La Réponse au Sei-
gneur, que le devenir est une règle générale: n'importe qui et
n'importe quoi peuvent devenir n'importe qui ou n'importe
quoi d'autre. L'oiseau peut devenir une rose, l'homme un saint
ou un héros.
Journal de la Félicité 97

Les jeunes boutiquiers japonais, une fois leur journée finie et


leur rideau de fer baissé, ne se hâtent pas de rentrer chez eux,
t ils se rassemblent pour écouter, pleins de resped:, et jusqu'à des
heures tardives, des histoires de nobles samouraïs guidés par les
principes du bushido58.
l Il est étonnant qu'Alfred Rosenberg n'ait distingué, dans Le
Mythe du~ siecleque le pouvoir sand:ionnant du sang, le sang
en tant que sceau indélébile et statique. Alors ·que le sang, élixir
irrésistible, peut laver et transformer tout et n'importe qui.
Je suis le général della Rovere ! N'importe qui peut faire à
tout moment de soi un samouraï!
Le christianisme est une transmutation, non pas des éléments
chimiques, mais de l'homme. La métllnoïa59. C'est cela le grand
miracle du Christ-Dieu: non pas la multiplication des poissons,
du pain, du vin, non pas la guérison des aveugles de naissance,
des paralytiques, des bossus et des lépreux, non, même pas la
résurreétion de la fille de Jaïre, du fils de la veuve de Naïn et de
Lazare. Tout cela, ce sont d'excellents signes pour ceux qui n'ont
que peu de foi, ou alors ils sont destinés à accomplir une prophé-
tie, ou bien encore à démontrer la gloire de Dieu, ou ce sont des
manifestations de la compassion du Seigneur. 'J'ai compMsionde
l~foule"; et, la voyant, le Seigneurseprit de compMsionpour elle,
toutes concessions de la divinité, mais la transformation de l'être.
Jusqu'où cela peut-il-aller? Jusqu'à demander, comme Pierre
qui avait renié Jésus, à être crucifié la tête en bas.
58. Code de l'honneur auquel devaient se conformer les samouraïs.
59. Métanoia est traduit habituellement dans les textes bibliques par« péni-
tence » ou par « repentance ». Le terme grec f!ETétvoLct,métanoïa, est composé
de la préposition f!ETét (ce qui dépasse, englobe, met au-dessus) et du verbe
voiw (percevoir, penser), et signifie changement de vue, un renversement de
la pensée. Dans la tradition orthodoxe, il s'agit d'un sens plus profond que le
repentir: retournement de notre saisi du réel, selon Olivier Clément.
98 Nicolae Steinhardt

31 décembre 1959

J'emporte une petite mallette, je mets dans ma poche


quelques comprimés de vitamine C, de pyramidon et un livre
bien épais.
À la Securitate, on me reçoit tout de suite avec beaucoup de
courtoisie. On me fait entrer dans une grande et belle pièce et
on me fait respeétueusement asseoir sur une chaise, devant une
petite table. À l'autre bout de la pièce, toute une commission
d'officiers s'installe autour d'une longue table. L'interrogatoire
commence par des questions sur mon identité. Tout se déroule
cérémonieusement, avec une grande affabilité. Bien que ni la
rage ni la colère contre mon sort ne m'aient quitté, je reste assez
calme.J'ai posé le gros livre devant moi sur la petite table et pen-
dant les pauses je lis. De temps en temps, je fume une cigarette
- mais il va sans dire que vous pouvez fumer, vous n, êtes nulle-
ment inculpé, simplement témoin - ou bien je suce une pafülle
de vitamine.
L'interrogatoire se poursuit jusqu'à trois heures précises. De
toute façon, cela m'a calmé de constater que l'on ne m'a pas fait
venir pour m'arrêter, que l'on ne me retiendra pas en ce lieu. Je
me perds en vagues formulations, mais mes partenaires savent
ce qu'ils veulent. Deux choses me déplaisent souverainement:
« ~elles relations déliétuelles avez-vous entretenues avec
C. Noica? » et les sourires et les chuchotements qui accueillent
mes dires à propos de la rencontre « au bord du ruisseau».
(C'est ce que nous étions convenus de dire, elle et moi, pour
expliquer comment j'avais rencontré à Câmpulung Al. Pal., qui
à l'époque vivait dans la clandestinité, portant moustaches sous
le nom de Crairaleanu). Ainsi donc ma réponse était connue
d'avance, escomptée. Les questions se suivent à un rythme plus
rapide, le ton devient plus froid. Mais pour ce qui est de céder,
je ne cède pas. Je ne reconnais pas avoir contrevenu aux lois. Et,
Journal de la Félicité 99

à mon immense surprise, je persiste avec assez de fermeté dans


mon refus et je fournis une déclaration quel' on qualifie de « par-
faitement insatisfaisante et manquant totalement de sincérité ».
Il s'en suit une véritable «comédie». On tire les rideaux
de velours foncé pour créer une atmosJ.,hère de panique. Les
pauses sont tendues. La commission sort, puis revient. Ce sont
de « fausses sorties, » comme au théâtre: la commission s 'ar-
rête sur le seuil, prête à sortir, change d'idée et revient. On me
promet la lune et le soleil, certaines choses plaisantes, d'autres
désagréables : on me prédit de graves malheurs et les funestes
conséquences de mon fanatisme. On me conseille d'être bien rai-
sonnable. On invoque très amplement la vieillesse de mon père
que je ne peux tout de même pas, naturellement, laisser crever
comme un chien. Ils ont d'ailleurs tous l'air d'avoir une excel-
lente opinion de mon père. On me fait comprendre que je pour-
rais avoir la belle vie. Je pourrais m'absenter de l'usine quand je
voudrais, c'est une chose possible à arranger en un clin d 'œil. Et
qu'aurais-je à faire ? Presque rien: une fois par mois, peut-être
même moins ou quelquefois plus souvent - c'est selon, on verra
-, je ferai une visite très discrète, quelque part, à une adresse,
ou à plusieurs, dans un immeuble quelconque, dans un appar-
tement très banal. ( On dirait la description des Arnoteni 60 ou
des vers de Mu~atescu, de Toneghin, de Pribeagu.) Et puis, que
diable, c'est sûr, ce n'est pas possible que je ne comprenne pas;
tout réaél:ionnaire que je sois (sourires) je ne peux tout de même
pas être un partisan des nazis et des assassins des juifs. Je ne peux
tout de même pas me rendre complice d'assassins aux mains
rougies du sang de mes coreligionnaires. Il est inconcevable que
je sois à ce point-là bête, aveugle ou fou. Donc, ce que l'on me
demande n'est qu'un aél:e de pure justice. Et que me demande-
r-on ? De dire qu'en ma présence il y a eu des discussions hostiles
60. Personnages du roman de Mareiu Caragiale, Craiide Curteaveche,paru
en 1929.
100 Nicolae Steinhardt

au régime, que l'on a fomenté un complot contre la sécurité de


l'État et que, par faiblesse, je me suis laissé moi-même entraîner
dans ces discussions sans avoir le courage d'en faire part aussitôt
aux autorités, mais que je m'en rends compte à présent, que je
regrette et que je souscris aux déclarations ci-dessus.
La déclaration que je signe à trois heures - les rideaux per-
mettent maintenant à la lumière grisâtre de l'extérieur de péné-
trer dans la pièce; dehors, le temps est un peu humide et la rue
ouatée de nostalgie (c'est le genre de temps qui pousse le plus à
boire) - face à une commission visiblement impatiente de faire
ses préparatifs de réveillon, est extraordinairement peu édifiante
en ce qui concerne les objeétifs de l'enquête et elle me donne un
sentiment inattendu (que je sais passager) d'élévation spirituelle:
non seulement je n'ai accusé personne de quoi que ce soit, non
seulement je n'ai rien reconnu, mais je n'ai signé qu'après avoir
fait porter dans la marge toutes les petites modifications que,
très tatillon, j, ai exigé d'apporter. Les notes en marge donnent à
la déclaration l 'asJJeét d, une copie corrigée par un maître d, école
méticuleux.
Je n'arrive pas à croire que moi, c'est moi.je constate que
j'ai joué mon rôle jusqu'au bout. Pour la première fois, je me
découvre têtu. Et je note que j, ai aimé jouer la comédie. Mais
j'ai toujours peur, car ce n'est que le premier aéte, sinon le pro-
logue. On me donne un délai de trois jours pour réfléchir en me
convoquant pour le lundi 4 janvier, à huit heures, où - me dit-on
- je verrai ce que je verrai. Pourtant la politesse n'est pas tout à
fait effacée. On me menace, mais on me donne aussi de bons
conseils: les promesses sont toujours valables. Ils ont l'air d' insi-
nuer qu'ils m'ont accordé la satisfaétion d'un « premier round»
pour « sauver la face» étant entendu que lundi nous passerons
aux choses sérieuses et donc des grands airs à la soumission.
Tout de même, après les salutations d'usage, je me sens ter-
riblement soulagé et heureux. Une ombre: avant mon départ,
journal de la Félicité 101

resté seul avec moi, l'officier qui me rend ma carte d'identité me


dit d'un ton froid et grave: « Ne fais pas le con! » Le ton est -
comment dirais-je ? - fatidique.
Presque tout le temps, il a été question de mon père. On
accorde grand prix à la force de conviéhon, à l'intelligence, à
la sagesse et au sérieux du vieil homme. Il va bien savoir m'ex-
pliquer ce que j'ai à faire. Sans aucun doute. OpJme laisse trois
jours pour discuter avec lui. Mais cette petite valise, c'est pour
quoi faire? Ah! en vue de l'arrestation ? C'est un geste de pro-
vocation! Nous ne t'avons pas fait venir pour te coffrer. Si nous
avions voulu t'arrêter, nous nous y serions pris autrement. (Ça,
c'est vrai.) Ont' a fait venir en qualité de témoin, libre de déclarer
la vérité, d'aider l'enquête, et toi tu te ramènes avec une valise!
Provocation ! Enfin, rentre chez toi, installe-toi gentiment pour
causer avec le vieux et reviens lundi ...
Ilssont tous plus pressés les uns que les autres ...
Ces affaires, celles de la foi, ont donc commencé depuis long-
temps. Rudolf Otto distingue : myfterium f Mcinans, myfferium
tremendum.
Voyons cela dans l'ordre. Pour moi, la fascination a com-
mencé pratiquement depuis toujours, c'est-à-dire dès l'enfance,
dans cette commune qui porte un nom de saint ou de brigand:
Pantelimon. À l'époque, elle se trouvait tout à fait à l'extérieur de
la ville. Le soir venu, il ne se serait pas trouvé un seul Bucarestois
pour oser encore mettre les pieds dans ce faubourg. Des gaillards
fiers et jaloux de leur quartier y avaient leur domaine réservé. Il
y avait aussi de nombreux ivrognes, assurément, comment n'y
en aurait-il pas eu, de gros chiens de garde qui aboyaient dans
le silence de la nuit ou se jetaient sur les passants, les chemins
défoncés, la poussière, la boue. Mais tout - et cela pas seulement
pour l'enfant que j'étais - se projetait sur un fond de paix, en
quelque sorte patriarcale, sur la conviétion enfouie en chacun
que le monde, dans ses tréfonds les plus secrets, n'était tout de
102 Nicolae Steinhardt

même pas mauvais et hostile, qu'au bout du compte les gens ne


vous laisseraient pas tomber, qu'il y aurait toujours moyen de
trouver quelque part un morceau de pain et un verre de vin ; que
l'on ne viendrait pas - jusqu'à l'instant de la mort, s'entend -
vous mettre à la porte de votre logis ou de votre couche; qu'il
n'arriverait rien de vraiment stupéfiant ou de véritablement
horrible (une sorte de « voile », celui de la Sainte Vierge sur-
tout, qui garantit aux braves gens, et en fin de compte nous
sommes tous de braves gens, l'improbabilité des tragédies ou
leur éloignement).
Le dimanche et les jours de fête, presque tout le monde, tout
au moins ceux des alentours, allait à l'église Capra, bâtie plus près
de la ville. En leur qualité de propriétaires de fabrique et invités
par le père Marculescu, mes parents y allaient aussi. Les cloches
de cette église, spacieuse mais sans beauté aucune, sonnaient
longuement: elles avaient une sonorité grave, elles sonnaient
souvent, d'une voix insinuante et noble contrastant beaucoup
avec la modestie du lieu. Ce sont ces cloches que j'entendais
distinétement, bien qu'elles fussent loin de la fabrique, ce sont
elles qui ont constitué le fond sonore et émotionnel de mes pre-
mières années. Elles m'ont protégé, un certain temps au moins,
et elles éloignaient les mauvais es!Jrits, la grêle et les sortilèges
malins; leurs sons adoucissaient les traits odieux ou déroutants
d'une réalité de plus en plus envahissante: réalité qui m'entou-
rait, réalité inférieure où l'image latente, sortie du flou, passant
du négatif au positif, commençait à grimacer en me provoquant.
Béni soit saint Paulin de Nole qui a institué l'usage des cloches
dans les églises. Béni soit également le père Gala Galaél:ion -
cout Janus à deux ou même trois visages qu'il ait été - pour cer-
tains de ses livres aux titres résonnant d'échos merveilleux: Les
Clochesdu Monastere Neamfu, Au long de l'eau de Vodulava, La
~ierre ang_ulair~:La Petit~ ég(~ef armi lesfleurs. Depuis Pante-
limon et 1usqu a Funden1, c etau une suite ininterrompue de
journal de la Félicité 103

jardins, de taillis, de lacs, de verdure où il fait bon se reposer,


de mauvaises herbes bien sages, de vignes minuscules - et l'on
y trouvait davantage de troupeaux de moutons que de champs
cultivés - détail « mioritique » égaré au-delà des palissades et
des terrains vagues. Ils renforçaient, à leur manière, ce point de
vue d' Eminescu: le caraél:èredoux du peuple roumain trouve ses
origines dans le bien-être des pasteurs, toujours supérieur à celui
des populations d'agriculteurs.
Il y avait aussi - je m'en souviens bien - les cloches de Pâques,
non point attendrissantes comme celles de Noël, mais boule-
versantes, insistantes, qui ne vous laissaient pas de paix.
À Noël tout n'était que choses bonnes: sapin et « cozo-
naci » 61, les chants traditionnels - les colinde- et le petit enfant
Jésus. À Pâques, tout était étrange et oppressant: le jeûne et la
procession de la Crucifixion, et la Croix elle-même, mauvaise, et
le terrifiant Christ cloué.
2
Tout homme a une ruellede son enfance6 ( qui, comme le seau

au bout du balancier d'un puits 63, fait contrepoids au péché ori-


ginel, dans les premières années de la vie). La mienne était là-bas,
à Pantelimon, ce lieu si quelconque entre Capra et Fundeni, et
dans la cour sans fin d'une scierie, de toutes les industries peut-
être la plus propre, profondément imprégnée des senteurs de
bois coupé et de sciure. Après la pluie, les planches et les grumes
imbibées répandaient un parfum picotant.
Fascination d'un faubourg roumain du bon vieux temps.
Fascination de l'âme pour le lieu où le hasard l'a fait tomber ?
Pour ma part, j'ai été puissamment captivé par des moyens
61. Brioches, fourrées ou non (aux noix, au pavot), que l'on prépare plu
spécialement pour les fêtes, un peu semblables au kouglof alsacien.
62. Allusion au titre d, un roman célèbre de lonel Teodoreanu ( 1897-1954).
63. Allusion aux puits abalancier, tels qu'on en trouve dans l,est de l'Europe.
104 Nicolae Steinhardt

fort modestes. Qiy a-t-il de plus insignifiant, de plus péris-


sable, que l'acacia des cours misérables et les estaminets des
négociants futés ?
Fasciné ! Depuis les tout premiers jours, depuis l'éternité de
mon enfance. Tremendum, c'est venu plus tard, bien plus tard,
par des voies plus ardues.

1961

À Jilava, dans la première seéhon, cellule 9, j'ai eu longtemps


pour compagnon un Macédonien, Anatolie Hagi-Beca. Lui,
Macédonien et « légionnaire », moi, juif baptisé et nationaliste
roumain: nous nous sommes aussitôt liés d'amitié. La réputa-
tion qui me colle à la peau : le juif qui a refusé d'être le témoin de
l'accusation au procès des intelleél:uels « mystico-légionnaires »
y est sans doute pour quelque chose. Nous parvenons très vite à
des conclusions qui nous réjouissent tous deux. Ce dont nous
nous rendons compte lui et moi, c'est que nous sommes pareille-
ment amoureux du « phénomène roumain », comme nous nous
plaisons à le nommer, autrement dit du peuple roumain, des
paysages, du ciel, des coutumes, des intérieurs, des champs, des
montagnes, de l'oignon, de la fuicd (notre eau-de-vie), de l' hos-
pitalité, de l'équilibre de notre espace. Nous esèimons que nous
sommes particulièrement autorisés à aimer en pleine connais-
sance de cause, puisque nous sommes, chacun à notre manière,
à moitié partie intégrante du domaine roumain et à moitié exté-
rieurs à lui, dans une position on ne peut plus favorable pour
saisir, comprendre et souffrir. Roumain par le sang, Hagi-Beca,
né à l'étranger, esè venu résider sur le territoire roumain à vingt
ans ; quant à moi, né et élevé ici, je suis étranger par le sang. À
nous deux nous consèituons, sait-on jamais, un individu entier,
comme ce personnage du Napoléon of Notting Hill, de Chester-
ton, qui ne devient réel que par la fusion des esprits des deux
journal de la Félicité 105

héros du livre. L'un venu d'ailleurs, l'autre pétri sur place, mais
d'une tout autre pâte, nous nous découvrons, dans la même
démesure, enchantés et amoureux de tout ce qui est roumain.

4 janvier 1960

Le _lundi, à huit heures, après trois jours de fête, je trouve


porte close à la Securitate.Le ridicule de l'attente à la porte de
la prison (01:1,admettons, de son antichambre), ne m'a pas été
épargné. Avec ma petite mallette minable et usée, je suis comme
à la gare, sur le quai désert d'une petite gare perdue, attendant de
monter dans le wagon de troisième classe d'un omnibus qui ne
viendra plus. Ou alors à pied, na Sibir (en route pour la Sibérie).
Tristesse du conscrit avec sa petite cantine en bois, dans une halte
perdue dans la campagne, où il doit prendre sa correspondance.
Comme Toader Mânzu, sans chien, après le départ de l'express.
Au bout d'un certain temps, un soldat affairé apparaît, ouvre
des cadenas, défait des chaînes; on me fait entrer et on m' in-
troduit dans la pièce des témoins.
La même commission. La mallette provoque de nouveau,
d'entrée de jeu cette fois-ce, des explosions d'indignation. Ainsi
donc tu n'as pas renoncé à jouer au con? Tu te ramènes encore
avec tes manières provocantes ? Le fanatisme « légionnaire » a
déteint sur toi, hein ? Eh bien, sois tranquille, nous ne te ferons
pas le plaisir de t'arrêter. Ce n'est pas la peine de vouloir faire le
héros. Tu n'as pas causé avec le vieux? ~est-ce qu'il t'a dit?
La première chose que je fais, poussé (me dira Alecu plus
tard) par le démon de l'orgueil et le besoin de faire l'important
(mais aussi de reprendre courage), c'est de répéter mot pour mot
les paroles de mon père - mélange de Regulus et de Cambronne.
Puis, je prends une pastille de vitamine C de ma poche, je la mets
dans ma bouche et je me sens très fier et, oui, très calme.
106 Nicolae Steinhardt

Tous ceux qui composent le groupe installé autour de la table


m'adressent la parole, à tour de rôle. Le jeu de la séance pré-
cédente se répète point par point, seulement, cette fois-ci toute
hâte a difyaru et l'on dirait que tout se déroule de façon plus
appuyée, plus professionnelle. Tantôt on me menace, tantôt on
me prend par la douceur. Tout se répète. De nouveau des tor-
rents de menaces, beaucoup plus accentuées à présent. La phrase
au sujet de mon père qui va mourir comme un chien revient très
souvent, bien que ses incitations - transmises en version inté-
grale - aient beaucoup, oui vraiment beaucoup, refroidi leurs
sentiments de compassion et de considération pour « le vieux»,
tout comme la confiance qu'ils avaient placée dans sa sagesse et
son pouvoir de bien me conseiller. De nouveau, les rideaux sont
tirés, puis ouverts, pour produire à nouveau, alternativement,
une atmofyhère de terreur ou de soulagement. Bien que ce ne
soit que la deuxième représentation, l'impression de répétition
est assez forte pour que j'éprouve, plutôt que de la crainte, une
sorte d'amusement.
Le ton est de plus en plus dur, mais pas au point de me faire
croire qu'ils ont menti en déclarant qu'ils ne me feront pas, quoi
qu'il arrive, le plaisir de m'incarcérer.
Mais moi aussi je tiens bon la rampe et je deviens de plus en
plus inflexible, pris dans ce jeu subtil et absurde de la personne
qui, soumise à un interrogatoire, veut se faire inculper et des
enquêteurs appliqués à faire tout ce qui est en leur pouvoir pour
ne pas l'inculper. Dans le fond, la dialed:ique accusateur/ accusé
est toujours là, mais les signes de l'équation sont inversés. J'ai
pénétré trop loin sur le terrain adverse - maintenant c'est moi
qui m'impose la peur, pour ne pas tenter le sort - pour ne pas
comprendre (ou éprouver la sensation) que je dois être mis en
état d'arrestation.
journal de la Félicité 107

Vers quatre heures et quelques, la mise sous les verrous se pré-


sente encore comme peu probable. Puis, tout à coup - l'instant
en a-t-il été fixé d'avance? - les choses prennent une autre tour-
nure. Je suis mitraillé de questions, les voix ne jouent plus que
dans les registres aigus, les mots deviennent exclusivement crus.
Vers les cinq heures, j'entends enfin: espèce de bourrique,
ordure, tu n'es qu'un salaud de la pire espèce. On m'ordonne
de me lever et de vider mes poches. Les vitamines, le petit car-
net, la montre, le mouchoir, la ceinture de mon pantalon. « Ah !
tu vas voir, sale fanatique, elpecedejoyau, va ! » Je suis en état
d'arrestation.

1969

Même maintenant, après le baptême, je me sens souillé. J'ai


toujours la paille dans l'œil, l'épine dans la chair, l'ange de Satan
me fouette le visage (et se balade dans mon esprit, dans mon
corps, partout en moi, libre comme l'air). Être délivré des ten-
tations, cela s'est avéré une illusion orgueilleuse et idiote. Je ne
tenais pas compte de II CorinthiensXII,7.
Mais que le Christ soit la Vérité, le Chemin et la Vie, cela, oui,
je le crois tout à fait solennellement.

Aiud 64 l961

Plotinisme.
La dégradation, cela existe.
Au commencement est le Verbe, le Logos.
Les hommes reçoivent le don de la parole.
La parole se dégrade en mots.
64. Ville de Transylvanie où se trouve un immense pénitencier de sinistre
renommée.
108 Nicolae Steinhardt

Les mots deviennent des clichés automatiques. C 'eft la phase


déchue - rapide, Kali-Youga65 - du slogan. Heidegger établit, lui
66
aussi, une différence entre~< Wort » et « Gerede » •
Je pense au personnage de Saltykov-Chtchedrine ( Ces Mes-
sieurs Goloviov) qui noie tout dans un flot de paroles. À l'abîme
« Ferdiclaire » de Duhamel dans La Chronique des Pasquier:
insondable; le myftère terrifiant de la bêtise et de la mesqui-
nerie. Ferdinand et Claire : le commentaire chuchoté et inces-
sant de vétilles.L'inépuisable pouvoir générateur de la bêtise; le
maquis de l'exégèse de petits riens. L'œuf et la poule. Le soma et
la cellule.
Par la parole, les gens partagent des idées, des sentiments,
des informations. Et aussi cette extase face au bien, au beau et
à la vérité, qui vous pousse à parler. (C 'eft la contrepartie des
yeux fermés par l'orgasme.) « Devant la Beauté, expliqua-t-il,
la solitude devient accablante. Et cette soirée eft ~rop belle,
Monsieur ... »
Les parlottes ne sont qu'un bruit.de fond. Et le slogan - lave
glacée - transmet le mensonge stabilisé, congelé.

1971

«Je ne savais pas ».


Je ne savais pas, la réponse de ceux à qui l'on parle de tor-
tures, de camps, de prisons, d'aveux complets, d'internements
politiques dans les asiles de fous. Ça ne « tient pas debout »,
ce n'eft pas une excuse valable. On n'oblige personne à inven-
ter la poudre ou à découvrir la théorie des quantas. Par ailleurs,
l'intelligence élémentaire est un devoir. Surtout pour un chré-
tien qui doit toujours se garder des tentations. La bêtise eft une
65. L'époque noire (sanscrit).
66. « Parole » et « parlotte ».
journal de la Félicité 109

tentation. Et ce, non seulement pour un chrétien, à cause d'une


constatation expérimentale objeéhve: personne ne sait rien,
mais tout le monde sait tout.
L'ignorance, l"abrutissement, le cheminement aveugle ou in-
différent dans la vie, parmi les choses, c'est le fait du diable ...
Le Samaritain ne s'est pas contenté d'être bon et attentif: il a
SU VOlf.
Sinon pourquoi Dieu dirait-il aux hommes: Voici votre
heure; ou bien pourquoi les engagerait-il à avoir des yeux pour
voir et des oreilles pour entendre et un cœur pour comprendre ?
Ou bien comment auraient-ils pu savoir, eux, que le Seigneur a
faim, qu' Il a soif, qu' Il est étranger ou malade, ou en prison pour
pouvoir Le nourrir, Lui donner à boire, L'accueillir, pouvoir Le
vêtir ou pouvoir aller à Lui ?
Jean Cau répond très bien à Roger Garaudy (qui a dit, lui
aussi, qu'il ne savait pas) - et moi donc, qui n'étais ni professeur
d'université, ni membre du Comité central, comment se fait-il
que j'aie su? Des millions de gens de la rue, comment se fait-il
qu'ils aient su?
La vérité, c'est qu'il n'est nul besoin de je ne sais quelles
informations secrètes, ce sont des choses que tout le monde peut
savoir, il suffit de le vouloir un tout petit peu. (Les espions trans-
mettent le plus souvent des informations doublement inutiles:
parce que cela se savait déjà et parce qu'on ne les croit pas). Ce
sont des choses que l'on sent si on ne ferme pas les yeux et qu'on
ne se bouche pas volontairement les oreilles. ~e celui qui a des
oreilles entende. Mais si les gens sont bêtes ? Le manque d' intel-
ligence n'est pas non plus une excuse, car personne n'est assez
idiot - je ne parle pas des débiles ou des psychopathes, ceux-là,
les pauvres, sont exclus - pour ne pas se rendre compte que deux
plus deux font quatre et que deux plus deux ne font pas neuf.
Cela ne nous arrange pas de le reconnaître, nous nous réfu-
gions derrière l'objeéHvité scientifique, mais ce sont des dons
110 NicolaeSteinhardt

élémentaires, nous avons tous cela en nous, au plus profond de


notre cœur, de nos reins, de notre cerveau, de nos poumons,
de nos entrailles, de notre tropisme et de nos synapses. Tout
le monde savait qu'Hérode était une crapule, Robdpierre une
canaille, Staline un salaud.
Des allumettes enflammées, jetées sur de l'essence.
Et moi, est-ce que je savais quelque chose ? Est-ce que je
savais quelque chose de ce monde à nul autre pareil dans lequel
je me suis trouvé plongé ? Des souffrances cachées ? Des héros
inconnus ? De ceux qui vingt-quatre heures sur vingt-quatre gar-
daient leur dignité dans des cellules conçues pour ne mener qu'à
la dénonciation et aux pires saloperies, à 1'effondrement et à la
démence?
Dans presque toutes les cellules, 1'une des énigmes préférées,
discutées avec une dileél:ion toute particulière, ce sont les paroles
du Christ sur la croix : Eli, Eli, lama sabaélani?
Puisque le Christ a pu dire « Mon Dieu, pourquoi m'as-tu
abandonné ? »,c'est qu'il a été homme, lui aussi, pas Dieu. Panait
Cerna 67 dit: « Tu gémis, toi aussi, quand le fer te transperça».
Je considère cet argument tout à fait dépourvu de fonde-
ment, je déduis, tout au contraire, des paroles prononcées sur la
croix, la preuve absolue de la validité de la crucifixion.
J'ai, dans mon camp, Dostoïevski, Simone Weil, Kierkegaard
- et tout le concile de Chalcédoine6 8. J'ai aussi deux tableaux
représentant la crucifixion, l'un de Holbein (à Bâle) l'autre de
Vélasquez (au musée du Prado). Dans les deux, il n'y a pas le
moindre rayon de lumière descendant du ciel, la tragédie est
irréversible, irrémédiable ; « tout est consommé » ; non seule-
ment les tortures et la prophétie, mais aussi tout le remue-mé-
nage. C'est fini, la mort n'est pas clinique, la résurret\:ion est
67. Panait Cerna (1881-1913),poète roumain.
68. Q:acrième concile œcuménique qui, en 451, a affirmé l'union an
onfu ion ni éparation de la nature humaine et de la nantre divine du Chri t.
journal de la Félicité 111

balayée avec toutes les autres illusions et les nobles espérances


vaines, jamais plus ce corps tordu, sanguinolent, troué, torturé,
lacéré ne vivra. La résurreél:ion est absolument impossible. C 'dt
ainsi, dit ouvertement Dostoïevski, que lui apparaît le Christ
dans le tableau de Holbein et c'est la même impression, noire,
froide, que j'ai eue en contemplant La Crucifixionde Vélasquez,
exposée, à l'époque, au Louvre, où domine, au premier plan le
jaune intense d'une cape - oublie-le si tu peux! Au fond on voit
les lamentables croix, les pauvres corps, le ciel de plomb. Les
croix semblent jetées au loin, déjà oubliées - comme on oublie-
rait dans la hâte (et il est vrai que les juges ont œuvré dans la
. précipitation) une chose insignifiante ou gênante-, le Christ est
complètement seul et abandonné, un crucifié entre deux autres
individus, quelque part, aux marges sales d'une ville, sur un tas
d'ordures, de pierres et de détritus, par une après-midi torride
et oppressante - à cause des nuages bas. On ne voit pas, comme
dans Le Diélateur de Jules Romains, les struél:ures puissantes et
mélancoliques des faubourgs d'une grande ville moderne, mais
les remparts massifs d'une cité très ancienne, froids, mauvais,
plus que mélancoliques. « Un système fermé », comme disent
les physiciens quand ils prédisent l' inexorabilité de l'entropie.
Il suinte, de cette terre qui fait penser à de l'eau de lessive,
de lourds nuages, des regards éteints des crucifiés, des étincelles
moroses des exécutants, une sorte de cire brune, la cire qui scelle
et qui clôt. Il n'y a aucune issue possible à cet espace qui recouvre
tout comme une cloche. La transcendance est une théorie, la
résurreétion semble ... Non, elle ne semble pas, elle est claire-
ment une puérilité. Et ils l'ont cherchée. Les pauvres. Soyons des
hommes accomplis.
J'explique à ceux qui posent le problème de « Eli, Eli ... »:
tant mieux s'il en a été ainsi, il ne pouvait en être autrement.
La RésurreéHon n'est une farce et une tromperie que dans la
mesure où l'on admet que tout miracle eft impossible, que toute
112 Nicolae Steinhardt

résurredion est un conte de fées. Si les docétistes, les monophy-


sites et les phantasiastes avaient raison, pour rien .au monde je
ne me serais converti au christianisme. Cela voudrait dire que,
dans le meilleur des cas, la crucifixion aurait été un symbole, une
représentation. Ah, non alors ! Seul le désespoir humain vécu sur
la croix prouve la gravité du sacrifice, 1'empêche d'être je ne sais
quel jeu, quel mystère moyenâgeux.
Le Seigneur était venu, décidé à boire le calice jusqu'à la lie
et à subir le baptême de la croix, mais sur le mont des Oliviers,
quand l'instant approchait, il a tout de même demandé « que
soit éloignée de iui cette coupe ». Certes, il ajoute « que ce ne
soit pas ma volonté qui se fasse, mais la Tienne », 1'hésitation
pourtant était réelle. Et sur la croix, malgré la communication
des idiomes, et bien qu'il ait pleinement conscience de sa résur-
redion, il semble que la nature humaine ait été la plus forte pen-
dant quelques instants - tout comme, en contrepoint, la nature
divine avait prédominé sur le mont Thabor - sinon on n'aurait
pu entendre le si naturel «j'ai soif» ni l 'allzumenschlich » 69
« Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? »
L' ade du crucifiement a été si grave, si authentique, si total,
que même les disciples et les apôtres étaient convaincus que
celui qui pendait sur la croix du milieu ne ressusciterait pas. S'ils
n'avaient été aussi mortifiés dans leur croyance, Luc et Cléophas
n'auraient pas marché si tristement, en traînant les pieds, sur le
chemin d' Emmaüs et ils auraient reconnu le Maître aussitôt,
ils n'auraient pas été aussi étonnés en comprenant qui il était.
lis s'étaient retrouvés si embarrassés, si floués, qu'ils avaient
demandé au premier venu, à un inconnu, de rester auprès d'eux,
de ne pas les laisser seuls. Thomas, lui non plus, n'aurait pas
posé des conditions aussi radicales (et à vrai dire blessantes)
69. « Trop humain ».
journal de la Félicité 113

s'il n'avait été certain, lui aussi, que la résurreétion n'était plus
possible, étant donné la façon dont les choses s'étaient passées.
Personne ne parvenait à y croire. Le crucifiement était défi-
nitif pour eux aussi, tout comme pour les scribes. Et il fallait, pour
confirmer le sacrifice, que le crucifiement donne une impression
de fin, d'affaire résolue, classée, de vié\:oiredu bon sens. Il ne suf-
fisait pas - pour qu'il y ait réellement crucifixion - d'avoir l'hor-
reur de la torture, les clous, la lance, les épines - (dans le tableau
de Matthias Grünewald à Unterlinden, les épines transpercent le
corps tout entier, entré en putréfaél:ion), il fallait encore absolu-
ment, pour achever, pour renforcer, que cela ait l'air d'une catas-
trophe, d'une déroute, d'un échec.
Seul le cri Eli, Eli, prouve que le crucifié ne s'est pas joué de
nous, qu'il n'a pas cherché à nous réconforter avec des atténua-
tions hypocrites. Il a, comme toujours, traité les hommes en êtres
libres et mûrs, capables «d'encaisser» des vérités déplaisantes.
À la différence de Bouddha ou de Lao-Tseu, il ne fournit pas des
aphorismes et des modèles, mais de la chair et du sang, du tour-
ment et du désespoir. La douleur sans le désespoir c'est comme
un mets sans sel, c'est comme une noce sans musiciens, (Et si
le bon larron est le premier à entrer au paradis - avant les pro-
phètes, les patriarches, les justes de l'Ancien Testament - il se
peut qu'il ne le doive pas seulement à sa bouleversante conver-
sion, mais aussi au fait qu'il ait été un compagnon de souffrance
du Seigneur. Car c'est une chose d'être au pied de la croix et de
souffrir, quels que soient la sincérité et le déchirement de la souf-
france, et une tout autre chose d'être sur la croix. La douleur de
l'autre n'est pas la tienne, c'est la sienne, tu ne l'assimiles que par
un processus intelleé\:uel, pas en la ressentant. Seul le bon larron
ressent la même chose que le Seigneur.)
L'Incarnation a été totale, comme l'enseigne le concile de
Chalcédoine. D'accord, totale, mais sur la croix, le Christ n'a
pas cessé d'être également Dieu.
114 Nicolae Steinhardt

. d e vue : la permanence de la communication des


Mon pomt
idiomes n'est pas contestable, mais après quelques ,h~ure~,s~r
la croix, l'humain a dû prévaloir, autrement la tragedie n etatt
qu'une contrefaçon. , .
J'y tiens mordicus: qu' a~raient-ils voul~ l~s docettstes, ~es
phantasiastes, les monophysites ou les athe~s .' ~e _leChnsl:
fasse un signe du haut de la croix, un di~ d œil aux siens _pour
leur faire comprendre: laissez tomber, c est pour la galerie, ne
vous en faites pas, nous savons ce que nous savons, allez, salut,
on se revoit dimanche matin ?
~el horribl~ « spedacle » le monophysisme suppose-t-il,
sans le vouloir !
Des arguments tirés des écritures: aux Romains (8,32), Paul
écrit: « Lui qui n'a pas épargné son propre Ffils ». Ce: « ne l'a
pas épargné » nous démontre bien aussi que sur la croix ce ne
sont pas des symboles qui ont eu lieu, mais une souffrance réelle.
Ce n'est qu'en ajoutant la douleur physique à la torture morale
que l'on obtient la décodion finale: la suprême amertume.
Toujours dans saint Paul (I Corinthiens 1,23): « nous pro-
clamons, nous, un Christ crucifié » ; et (2, 1-2) : « lorsque je suis
venu chez vous, ce n'est pas avec le prestige de la parole ou de la
sagesseque je vous ai annoncé le témoignage de Dieu, car je n'ai
rien voulu savoir parmi vous, sinon Jésus-Christ, et Jésus-Christ
crucifié».
Pourquoi avoir ajouté « et Jésus-Christ crucifié », si ce n'est
pour ~ettre ~•accent sur!' aspeét le plus fou et le plus scandaleux?
L~raison ~ai~onnant~ s accommoderait en fin de compte d'un
Dieu crucifie symboliquement et qui nous concède une souf-
france apparente {autrement les gens ne comprendraient), mais
le paradoxe et la déraison {c'eft-à-dire le chrifüanisme) nous
montrent
. . , . non seulement hi·sse'e sur la croix
la divinité . - « solem-
niter » - mais ventablement clouée , soulIurant a' l',ev1·d ence avec
ses nerfs (les légendes et épopées d M A..... . .
u oyen ge, qui savait ce
Journal de la Félicité 115

qu'était la douleur, parlent sans cesse des nerfs), avec les fibres
de sa chair, avec son âme de misérable humain, jusques aux fins
ultimes (et, en dépit del' hérésie de Sidoine Apollinaire, le Christ
possède une âme totalement humaine). S'il avait conservé, ne
serait-ce qu'un peu d'impassibilité sur la croix, s'il n'avait goûté
pleinement au désespoir humain, l'événement qui a eu lieu au
Golgotha n'aurait pas offert aux philosophes, aux hommes
d'Église, tout comme au petit peuple, l'occasion d'achopper et
de perdre la raison, ce n'aurait été qu'un scénario ou un rituel,
par conséquent une chose admissible, « comestible ».
Dans la PremiereÉpître aux Corinthiens(6,20 et 7,23 ), saint
Paul insiste: « Vous avez été achetés à grand prix ». À bon et
honnête prix. Dieu n'a trompé personne: pas plus le diable que
nous-mêmes; il ne s'est pas davantage trompé soi-même. Il n'a
pas payé d'une souffrance apparente, d'une croix toute petite ou
en monnaie de singe. Ce n'est pas un fantasme qui a payé le prix ;
c'est la chair de notre chair, le sang de notre sang.
Et aux Hébreux (2,17-18; 4,15): « Aussi, il lui fallait ressem-
bler en tout [sauf pour le péché] à ses frères [à nous] ... Car du
fait qu'il a lui-même souffert de l'épreuve, il est capable de venir
en aide à ceux qui sont éprouvés».
Semblable à nous - en tout - et soumis à toutes les tenta-
tions, tout comme nous - donc au désespoir humain aussi.

Mars 1966

Comme toujours, je trouve exprimé sans détour chez Dos-


toïevski ce que je soupçonnais; tâtonnant dans les ténèbres,
voici brusquement la lumière. Apropos de la vision de Holbein,
je trouve le texte exaél:: « Le tableau n'est pas beau ... c'est le
cadavre d'un homme qui vient de subir des souffrances infinies ...
si les disciples ont vu un tel cadavre (et c'est précisément ce qui a
116 NicolaeSteinhardt

dû se passer) comment auraient-ils bien pu croire que ce cadavre


ressusciterait?»
y
Ils n ont pas cru un seul inflant !
« Si la mort est à tel point horrible et que les lois de la nature
sont à tel point cruelles, comment pourrait-on les maîtriser ? Et
ces gens qui sont restés autour du mort ont dû ressentir ce soir-là
une effroyable tristesse, ils ont dû se sentir profondément dérou-
tés, ils ont dû voir tomber en poussière toutes leurs eSpérances et
presque tout ce à quoi ils croyaient ».
Il ne leur a pasfait de clin d'œil !

Socrate etJésus-Chrisl:

Il eût été logique que la mort de l'homme Socrate portât le


sceau du désordre, du sang, de la trahison et de la rage; mais
non, elle fut on ne peut plus digne et sereine. Celle du Christ,
par contre, est marquée - d'un bout à l'autre - du sceau de la
tragédie, du dégoût, de l'horreur. Socrate meurt paisiblement
entouré de ses disciples et de fidèles qui boivent attentivement
ses paroles, cependant que lui, lumineux et imperturbable, boit
la ciguë, poison indolore, que le geôlier lui tend avec une grande
déférence. Abandonné et trahi par les siens, le Christ se tord sur
la croix, torturé par la soif et couvert d'injures. Socrate meurt
comme un seigneur, le Christ comme un vaurien, entre deux
brigands, sur un terrain vague... Socrate rend grâces aux dieux
d'échapper aux vicissitudes du monde matériel, le Christ s'ex-
clame : « Pourquoi m'as-tu abandonné ? »
La différence est radicale entre ces deux morts et c'est préci-
sément la mort divine qui paraît trouble, inférieure. La vérité est
qu'elle est indiciblement plus humaine; celle de Socrate paraît,
par contraste, quelle qu'en soit la grandeur, littéraire, abstraite,
mise en scène, et surtout irréaliste. De bonne foi et en grande
partie viétorieux, Socrate s'élève du rang d'humain à celui de
Journal de la Félicité 117

divinité. Le Christ descend, sans se soucier de la fange, jusqu'aux


tréfonds les plus bas de la condition humaine.
Dosl:oïevski projetait d'écrire, avant 1882, un épilogue aux
FreresKaramazov et par la suite une vie de Jésus. Il faut croire
que Dieu n'a pas voulu d'un cinquième évangile.

5mars 1960

Dans la matinée, le fourgon cellulaire nous a emmenés, caho-


tant lentement, de la« Malmaison» àJilava. Nous descendons:
Fort 13. L'accueil esl:assuré par le lieutenant ~tefan, à la carrure
de primate, au faciès d'anthropoïde, aux gestes et aux mimiques
de sergent de colonie pénitentiaire sorti d'un filmd'épouvante.
Il éprouve beaucoup de plaisir, il joue son rôle au ralenti, comme
un joueur de cartes qui mélangerait indéfiniment son jeu.
Nous passons le reste de la journée dans une cellule de qua-
rantaine, petite, incroyablement crasseuse, aux tinettes débor-
dantes. Le soir on nous transfère dans « la fosse aux serpents »,
une vasl:egrotte sinistre, sale et puante, qui conserve des quan-
tités de recoins obscurs malgré l'éclairage éleétrique.
Tout paraît si lugubre et si oppressant - comme dans tant de
lieux pénitentiaires, mais cette fois c'est mon premier contaét
- que cela semble irréel. Ce qui me ravit, c'est la présence du
doél:eur Voiculescu, très vieilli, n'ayant plus que la peau et les os,
doux, courtois, paisible, noble, l'esprit vif, mais brisé de fatigue.
Curieuse sensation de bonheur immense. Pourquoi ?
Parce qu'à la fin des fins je suis délivré des interrogatoires. La
prison, après la Securitate,est un bienheureux rivage, une oasis,
un paradis. Et puis, c'est ma première rencontre avec les légion-
naires (dans la quarantaine il n'y avait que notre «lot»); je
m'empresse d, apprendre avec eux l'alphabet Morse et des vers de
118 Nicolae Steinhardt

Crainic et de Gyr 70 . Mon enthousiasme fébrile les amuse. Certes,


il y a aussi la présence apaisante du doéteur Voiculescu. Mais il
y a également le souvenir exaltant de ce qui s'est passé dans le
fourgon cellulaire.
Je m'y suis trouvé coincé dans un creux, une séparation, une
sorte de cellule avec Sandu L., un ancien légionnaire. A peine
sommes-nous tassés dans notre recoin qu'il m'adresse la parole.
Il me dit regretter sincèrement d'avoir été légionnaire, il me
demande pardon; n'est-ce pas trop insupportable pour moi de
me retrouver ainsi avec lui, serrés l'un contre l'autre ? Est-ce que
cela ne me fait pas horreur? Il a à peine fini de parler que le toit
du fourgon cellulaire s'est entrouvert, le bleu du ciel s'est entrou-
vert aussi. Je lui réponds que je ne vois pas pourquoi il me parle
de pardon, moi aussi je lui demande pardon, s'il en est ainsi, je
lui demande pardon, moi aussi, d'être juif et de l'obliger à res-
ter ainsi collé à moi; pour ce qui est de la culpabilité, lui dis-je,
nous sommes tous coupables, pareillement, tous ensemble. Je lui
propose de nous réconcilier, maintenant que nous nous sommes
réciproquement demandé pardon, de nous embrasser et de nous
appeler par nos prénoms. Ala lumière de l'ampoule de notre pri-
son roulante, nous nous étreignons en considérant que le ridi-
cule n'est qu'une vaine parole et un sentiment inexistant, et nous
sommes envahis tout à coup, sous le ciel bleu, de cette sensation
de félicité indicible auprès de laquelle tout alcool, tout érotisme,
tout mets délicieux, tout voyage, toute leéture ou n'importe
quel succès à un examen, n'importe quel portefeuille minis-
tériel ne sont rien, rien que cendre et poussière, illusion, vide,
70. Nichifor Crainic (1898-1972), grand poète et théologien roumain,
théoricien du mouvement orthodoxe autour de la revue Gândirea.Radu Gyr
( 1905-1975 ), grand poète, chantre du mouvement légionnaire. Les deux ont
passé une quinzaine d'années dans les geôles communistes. Leurs poèmes de
souffrance, souvent très chrétiens, circulaient oralement de cellule en cellule
et étaient récités comme des prières.
Journal de la Félicité 119

désert, airain sonnant creux, fracas de cymbales, cette sensation


que procure l'état d'accomplissement d'une aétion conforme
aux prescriptions divines. Des vagues de joie se déversent sur
nous, coulent, nous inondent, nous submergent. Je demande à
Sandu - et si j, imite saint Séraphin de Sarov dans la scène de la
forêt avec Motovilov, je ne le fais pas exprès - s'il ne voit pas, lui
aussi, sur mes lèvres le sourire que je décèle sur les siennes : cette
sérénité hésychaste 71 venue des énergies non créées. Comme
Grégoire Palamas a pu trouver.place auprès d.e nous, dans notre
étroit recoin, saint Séraphin suivi de Nicolas Motovilov s'y sont
casés, eux aussi, par-dessus le m~rché.
Le comportement _desgardiens de la fosse aux serpents est
si abjeél:, l'atmosphère si tragique, le souvenir de la scène avec
Sandu L. si aigu, les perspeél:ives de souffrances infinies si clai-
res, que je ne peux m'empêcher de faire les cent pas d'un bout à
l'autre de la grotte dans un extraordinaire état d'agitation exal-
tée. Je commence à pressentir la présence du Christ en prison.
J'ai peine à croire que tout puisse être si achevé que je puisse jouir
d'une telle chance: une véritable bénédiél:ion ! Le doél:eur Voi-
culescu et l'évêque Leu (très démoli, il marche avec des béquilles,
est vêtu de hardes miteuses de berger montagnard) se font inter-
roger sans fin par les gardiens qui, sans doute, s'ennuient. Tous
deux se font ttaiter de tous les noms, ils se font engueuler, inju-
rier, insulter, humilier. Les autres s'en sortent mieux.
71. L' hésychasme (du grec ~cruxa.cr1-t6ç, hesychasmos, de ~crux(a.,hesychia,
« 1'immobilité, le repos, le calme, le silen~e ») est une pratique spirituelle
mystique enracinée dans la tradition de l'Eglise orthodoxe et observée par
l'hésychaste (en grec ~crvxa~w,hesychazo, « être en paix, garder le silence»).
L' hésychasrrie vise la paix de l'âme ou le silence en Dieu. Cet usage trouve
son expression dans la Philocalie des Peres neptiques, recueil de traités et de
conseils concernant la vie spirituelle et la pratique de la prière. La tradition
hésychaste privilégie la répétition de la prière dite « de Jésus»: « Seigneur
jésus-Christ, Fils de Dieu, aie pitié de moi, pécheur».
120 Nicolae Steinhardt

Ainsi donc, être chrétien, c'est possible, ainsi donc on peut


se comporter en chrétien, foire des gestes de chrétien. Le chris-
tianisme peut être traduit en arithmétique. Je suis tenté de
croire que les cloches de l'église Capra n'ont pas sonné en vain
pour moi.

Février 1960

Paul Dim. témoigne. Calme, il parle lentement, en insistant


sur les mots avec une désinvolture de détenu de longue date,
avec la froide politesse d'un ange déchu ou d'un grand seigneur
ruiné, mais fier. Contrairement à nous, ceux du box des accusés,
il a déjà fait quelques années de prison et cette fois-ci il est incar-
céré depuis un certain temps. Il ne sait que trop bien ce qu'il est
supposé ne pas savoir et ce que le tribunal ne peut lui apprendre :
que Petru Dumitriu 72, cet écrivain adulé, cette huile du monde
des lettres qui a tant profité du régime est resté là-bas, del' autre
côté du rideau de fer.
Une saynète délicieuse à la Donizetti ou à la Rossini se déroule.
Est-ce que les accusés ont prononcé en ta présence des paroles
hostiles au régime ? Oui. (Expression de satisfaél:ion manifeste
72. Petru Dumitriu (1924-2002), romancier roumain très prolixe, enfant
chéri du régime communiste au début, qui choisit par la suite de passer à
l'Ouest. En 1950, il est membre de l'Union des écrivains roumains. Il écrit
la même année, dans le style prosoviétique, Drum fora pulbere (la Route sans
poussière), un récit qui raconte la construction du canal reliant la mer Noire
au Danube. De 1955 à 1958, Petru Dumitriu est directeur des Éditions d,État
pour la littérature et les arts. De 1959 à 1960, il est président du Conseil
de publication du ministère roumain de la Culture. En 1960, à la surprise
générale, il fuit clandestinement en Occident. Depuis son exil, il écrira une
abondante littérature anticommuniste dans laquelle il dénonce les crimes, les
exactions et la mutilation de la culture roumaine. Son œuvre la plus célèbre
est Rendez-vous au Jugement dernier ( 1961 ), roman dans lequel il convoque
devant le tribunal de Dieu les leaders communistes roumains, ses anciens
amis et protecteurs.
journal de la Félicité 121

sur le visage des juges. Le procureur se rengorge, il s'enfle à


vue d'œil, comme un pneu que l'on gonfle.) Et de quel genre?
Ils ont dénigré systématiquement les écrivains progressistes.
(Expression de plus en plus ravie sur le visage des mêmes juges,
président en tête - le colonel Adrian Dimitriu). Tu peux citer
des cas concrets? Je le peux. - Une pause pour accentuer l'effet,
le témoin use de procédés d 'aé\:eur professionnel, il ne se presse
pas. - Eh bien, cite-les. - Je les ai entendus dire énormément
de mal de l' écrivain progressiste Petru Dumitriu, qui sait si bien
donner dans son œuvre le reflet des réalisations du régime, ils
ont critiqué son hypocrisie en disant qu'il écrit uniquement
pour bénéficier d'avantages personnel~ et qu'en réalité tous ses
romans sont l'œuvre de madame Henriette-Yvonne Stahl ...
Le président homonyme ne peut pas l'interrompre, car il n'a
pas le droit de nous apprendre que Petru, l'autre titulaire du nom
du saint qui faisait jaillir les saintes huiles, est passé dans le camp
des impérialistes. Si bien que le témoin, le troisième Dumitriu
(en fait Dimitriu) continue sur sa lancée à propos du romancier
progressiste, égrène les diffamations, nous amusant, s'amusant
lui-même jusqu'à ce qu'on l'invite à se retirer, ce qu'il fait après
s'être incliné avec une politesse glaciale.
Parfait, pas moins que Sam Weller témoignant dans le procès
Bardell contre Pickwick.
Définition de la vie, d'après André Breton: « La vie, dit
André Breton, c'est la manière dont un individu semble s'être
accommodé de l'inacceptable condition humaine ».
Paul Dim. nous conseille, à Al. Pal. et moi, de ne pas nous
presser d'approcher la porte pour être répartis dans des cellules,
de rester plutôt en fin de peloton, ensemble. Il se pourrait ainsi
que nous nous retrouvions au même endroit.
C'est ce que nous faisons, prolongeant notre séjour dans
cette fosse sinistre qui décidément me paraît de plus en plus sor-
tie de Rocambole, des Myfleres de Paru ou des Misérables.
1 . icolaeSteinhardt

oiculescu Leu, Sandu, Streinu, les légionnaires d'Aiud, les


Saxons de Codlea sont partis. Paul et Alecu se mettent à par-
ler français et leur conversation prend une tournure de plus en
plus dingue et médisante. Joky (ou Szoky) Criftea, Nicodamele,
~a Maciucescu, Tea-Room,Le Secret,L'École des ragots,Les
a
Liaûons dangereuses,Cinq sept. C'en est fini de l'emphase et
du sublime..Vers une heure, ·ou plutôt deux heures, le maton de
service me repousse quand nous nous présentons tous les trois.
Paul et Alecu s'en vont en me lançant un regard désolé. Environ
une demi-heure plus tard, on me fait sortir moi aussi, tout seul.
Bien des gens se demandent dans les prisons et dans la cri-
tique littéraire: où est Dieu dans l'œuvre de Proust? Dans les
romans de Mauriac ? Où est-il? Je vais vous le dire, moi, où il est.
Il ne se trouve pas à celle ou telle page, car les auteurs ne sont pas
des théologiens. Il n'est nulle part. Il est partout, comme dans le
monde.
Quelques réflexions à propos de l'idée de liberté. Alfred
Jarry: « Il y a des gens pour lesquels être libres est un ennui, une
véritable plaie ».
Thomas Mann : « La liberté est une notion pédante et
bourgeoise ».
Ces deux réflexions mettent un point d'interrogation aux
chances de survie de la liberté dans ce monde qu'Ortega y Gas-
set a nommé, de façon plus pertinente qu'aucun autre, celui des
masses.
Alexandre Herzen: « Les masses n'ont cure de la liberté indi-
viduelle, de la liberté d'expression, elles aiment l'autorité ... Elles
entendent par égalité, être également opprimé ... seuls les indivi-
dus qui ont un certain degré de culture souhaitent la liberté».
Soyons donc moins persuadés, nous, intelleél:uels et détenus
politiques, que tout le monde court à perdre haleine après la
liberté.
journal de la Félicité 123

Denis de Rougemont: « La liberté n'est pas un droit, c'est


.
un nsque a' counr. ».
Soyons donc moins certains que les gens soient disposés à
prendre des risques. Des droits, oui, tant qu'on en veut, mais les
risques sont considérés comme des obstacles, des intrigues, des
insultes.
jean 20,29: « Jésus lui dit: Parce que tu m'as vu, tu as cru.
Bienheureux ceux qui n'ont pas vu et qui ont cru ! »
Il faut comprendre que la liberté est par-dessus tout un aél:e
de foi (risqué et irrationnel) donc, un pari.
II Corinthiens 3, 17: « Car le Seigneur c'est l' Esprit, et où est
l'Esprit du Seigneur, là est la liberté».
Si nous ne sommes pas libres, nous ne sommes pas dignes
de nous appeler Ses amis - comme il plaît au Christ de nous
considérer.·
Apocalypse3,20: « Voici, je me tiens à la porte et je frappe ».
Fondons d'émotion en pensant aux images populaires où le
Seigneur, son baluchon sur l'épaule et le bâton à la main, attend
que nous lui ouvrions, si nous le voulons bien, de par notre libre
arbitre.
Nicolae Balcescu73 écrit dans son Histoire des Roumains sous
le regnedu Prince Michel le Brave: « Celui qui combat pour la
liberté combat pour Dieu ». Une phrase bien peu citée par les
admirateurs aél:uelsde Balcescu.
73. Nicolae Balcescu (1819-1952) est l'une des grandes figures de la renais-
sance culturelle roumaine, historien, écrivain et révolutionnaire. Il participe
à la Révolution de février 1848 de Paris et, inspiré par cette révolution, rentre
à Bucarest, muni d'un « mot d'ordre» de la part de Lamartine. Il prépare
la révolution roumaine qui sera déclenchée le 11 juin de la même année.
Dans le gouvernement provisoire instauré par les révolutionnaires, il sera
ministre des Affaires extérieures. Il sera du côté des libéraux, qui désiraient
la distribution des terres aux paysans et le suffrage universel. Après la défaite
de la Révolution de 1848, Nicolae Balcescu s'exile à Paris, où il fait partie
du comité de rédaction du périodique La Tribune des Peuples, édité par le
Polonais Adam Mickiewicz. Il est mort à Palerme, en Sicile, Italie, âgé de 33
ans.
124 NicolaeSteinhardt

Les grands écrivains créent véritablement un monde et des


êtres à l'instar de Dieu.
Il y a dans Balzac deux passages que je place au-dessus de
tout et qui montrent à quel point les personnages issus de sa
plume étaient réels pour lui. Ils montrent aussi qu'à partir d'un
certain niveau (artistique, moral, spirituel, de comportement)
la noblesse va de soi. Je ne suis pas raciste, j'aurais l'air malin
de l'être! Mais je ne peux pas davantage avaler ou supporter le
croquemitaine de l'égalité absolue (il n'y a qu'à voir où on en
est arrivé : cous les animaux sont égaux, mais certains sont plus
égaux que d'autres) et il y a de brefs instants fulgurants dans
ma vie où je n'ai pas envie, mais alors pas envie du tout de rire,
quand je pense à Gobineau ou à Houston Stewart Chamberlain.
Dans UrsuleMirouët, Balzac restitue les lettres de François
Minorer - un personnage malhonnête et odieux - avec toutes
leurs fautes d'orthographe, car c'est un individu stupide et in-
culte. (Et on voit combien cet exercice amuse l'auteur, tout
comme il se plaît à imiter l'accent teuton en français.) ~and
toutefois, à la fin du livre, Minorer est malheureux, qu'il
découvre le repentir et qu'il se confesse, la lettre qu'il écrit est
transcrite avec une orthographe correéte. Et Balzac d'expliquer:
j'ai corrigé son orthographe, parce qu'il ne sied pas de se moquer
d'un homme que le malheur a frappé.
Ces paroles extraordinaires prouvent:
• que Balzac a été un créateur au sens précis du terme,
puisqu'il est capable d'avoir compassion de ses personnages
comme d'hommes réels, et de les respeéter ;
• qu'il avait le sentiment cosmique de l'unité de la noos-
phère 74 et de la communauté du tribut (subrogatoire de misères
encre les hommes) ;
74. Terme créé par Teilhard de Chardin pour désigner, par analogie avec la
lithosphère, la biosphère, etc., la couche spirituelle de la terre - qui se consà-
tue aujourd'hui grâce à l'unification de l'humanité.
journal de la Félicité 125

• qu'il a été un homme de bien et un chrétien parce qu'il


s'est abstenu (même dans la fiél:ion) de mépriser son prochain et
qu'il n'entendait pas se moquer d'un être humain - c'est-à-dire
de ce qui s'imposait à lui comme être humain - quand celui-ci
souffrait et prouvait qu'il regrettait ses aél:es;
• qu'il a été vraiment noble et n'a point commis le péché
d'ajouter de son propre chef une particule à son nom;
• que pour lui, tout comme pour Dostoïevski, le s}:>eél:acle de
la douleur est sacré. (La souffrance n'est pas toujours profitable
à celui qui souffre - voir le mauvais larron - mais pour celui qui
la contemple elle n'a pas de contingences morales. En tant que
s}:>eél:acleelle est toujours sacrée. J'ai le devoir de compatir à la
souffrance, d'aider celui qui souffre. Le Samaritain ne demande
pas au blessé qui il est, ce qu'il fait et d'où il vient - c'était peut-
être un voleur qui détroussait les pauvres, allez savoir! quelqu'un
qui n'avait « que ce qu'il méritait».) Un croyant ne refuse pas
de donner à boire à un ivrogne, parce que - Sanaa simplicitas -
il ne sait pas: voilà un exemple éloquent. L'homme charitable
se moque de savoir si le mendiant a vendu le manteau qu'il lui a
donné, mêmes' il est allé tout droit au bistro boire son argent. Le
manteau, c'est le Christ qui le porte.
Une délicatesse, telle qu'on la trouve dans Ursule Mirouè't,
n'est pas un don de la nature, pas davantage de l'histoire ou de
l'intelligence. Elle vient de la grâce divine.
Un autre passage incomparable dans l'œuvre de Balzac: celui
où le colonel Chabert renonce en faveur de sa femme à tous ses
droits et ses exigences et ne soutient pas le procès, à partir du
moment où il se rend compte qu'elle n'est pas honnête, qu'elle
est de mauvaise foi. Il est saisi d'un tel dégoût, il est tellement
écœuré, il a tant de mépris pour la comtesse Ferraud rema-
riée, qu'il ne s'oppose plus à rien, il cède tout. Par dégoût, par
écœurement. Justement parce qu'il sait. Il ne croise pas le fer
avec quelqu'un qui s'est avéré n'être pas son égal.
126 NicolaeSteinhardt

Corollaire I. ~and une injustice est commise à votre égard,


vous avez le droit de céder - si vous vous rendez compte de la
bassesse de l'adversaire - et céder, dans ce cas, c'est le pire des
outrages. On ne se bat pas en duel avec un homme qui ne mérite
pas que l'on fasse couler son sang. Comme les Chinois qui
mettent fin à leurs jours sur le seuil du tyran pour le condamner
à l'éternel opprobre. Et le geste du colonel Chabert - Dieu me
pardonne, si j~ blasphème - évoque le silence du Christ face aux
fourbes qui voulaient le liquider, selon le conseil donné par le
grand prêtre Caïphe, et qui font semblant, comme qui dirait, de
le juger.
Corollaire Il. Une injustice qui ne vous est pas faite, à vous
personnellement (l'expression peut paraître erronée, mais elle
ne l'est pas, car toute injustice nous est infligée, à nous aussi),
mais à un autre, doit être dénoncée, vaincue, réparée. C'est ainsi
que procédaient les chevaliers errants, Don ~ichotte.
Iorga75 : « On n'a le droit de pardonner que le mal qu'on
vous a fait ».
75. Nicolae Iorga (1871-1940) est le plus grand historien roumain, tant par
le retentissement de son immense œuvre d'une remarquable qualité scien-
tifique, que par sa personnalité charismatique. Ses admirateurs l'appelaient
« l'apôtre de la nation ». Iorga est un infatigable partisan del' unité roumaine,
et prend part aux violentes controverses historiques où il s'efforce de prouver
l'antériorité du peuplement roumain, dont la langue est latine, sur le peuple-
ment slaveen Bessarabie, ou magyar en Transylvanie, tandis que les historiens
austro-hongrois et russes, pour leur part, tentent de nier cette antériorité. Son
rôle dans la formation de la conscience nationale roumaine peut objective-
ment être comparé au rôle tenu par Jules Michelet dans la diffusion en France
des idées républicaines. Profondément patriote et démocrate, il s'opposa dès
1933 à Adolf Hitler, à la Garde de fer, à l'abandon de la Tchécoslovaquie en
1938 ainsi qu'à l'acceptation de l'ultimatum de Moscou (été 1940) pour la
cession de la Bessarabie et de la Bucovine du Nord à l'Union soviétique. Iorga
fut assassiné le 27 novembre 1940 par un groupe de commandos de la Garde
de fer qui le considérait comme coresponsable de la condamnation et de l'exé-
cution en 1938 de leur chef Corneliu Zelea Codreanu.
journal de la Félicité 127

Si l'homme raisonne en qualité de chrétien et veut se confor-


mer à la dod:rine chrétienne, il peut - et il doit - ne pas tenir
compte des injustices qu'il subit, des injures qu'on lui infligea à
lui, en tant qu' individu. Mais s'il a des responsabilités, s'il dirige
des affaires publiques, il n'a pas le droit d'invoquer le principe
du pardon pour prendre ses distances et demeurer insensible au
mal, en laissant des innocents en proie à des canailles.
C'est l'erreur tragique commise par Lord Halifax, que
d'avoir confondu deux situations distind:es. Et non seulement
la sienne, mais celle de bien des étourdis qui pensent que « ne
pas juger », qui disent « qui suis-je donc pour juger? », sont des
formules qui s'appliquent aussi aux intérêts de la communauté,
de l'humanité. Dans ce cas, il en est tout autrement, c'est tout le
contraire: il faut de la vigilance, il faut défendre le bien, le berger
est aimé de son troupeau parce qu'il le garde, qu'il met sa vie en
jeu pour lui. (~and on ne peut pas réparer une injustice, on a
toujours la solution de se démettre, de se retirer dans un cou-
vent ou de se suicider. Voyez Caton d'Utique et Jan Palach; les
bonzes du Vietnam : ceux-ci aveugles et sots, mais honnêtes et
logiques avec eux-mêmes.)

Encore une fois le problème d'Eli, Eli ...

Je préfère croire en Dieu, plutôt que de le voir dans toute sa gloire.


Paul Valéry,Lettre de madame Émilie Telle
Dieu qui a abandonné le Christ sur la croix n'est-il pas totale-
ment absent pour nous aussi ?
C'est une chose que nous ne voulons pas comprendre, que
les contemporains du Seigneur ne comprenaient pas non plus.
Ceux qui attendaient un messie glorieux. Ce qu'ils ne pouvaient
pas comprendre et que nous ne pouvons pas comprendre, nous
non plus, c'est que Dieu, comme le dit Kierkegaard, n'est pas
non plus un immense perroquet rouge.
128 NicolaeSteinhardt

S'il apparaissait tout à coup sur une place, sans crier gare, un
oiseau gigantesque aux couleurs éclatantes, il est vraisemblable
que tout le monde se précipiterait pour le voir et comprendrait
qu'ils' agit d'une chose inhabituelle.
Dans ces conditions, la foi, la contrition seraient bien trop
faciles. Ce serait du « tout mâché». Du donnant donnant.
Mais ce que l'on nous demande, c'est de croire en toute
liberté et on dirait que - pis encore - le scénario se déroule als ob
(comme si) nous étions non seulement tout à fait abandonnés,
mais que - par-dessus le marché - la providence faisait exprès
de tout faire pour que nous ne croyions pas; elle aime, dirait-on,
accumuler les obstacles, multiplier les risques, rassembler les
arguments pour faire une impossibilité de notre aspiration, bien
intentionnée, de piété.
Les chemins de la foi portent tous les mêmes noms: pari,
aventure, incertitude, raisonnement de fou.
Qien dit Dostoïevski? « Si Dieu n'est pas descendu de la
croix, c'est qu'il voulait convertir les hommes, non pas par la
contrainte d'un miracle extérieur évident, mais par la liberté de
croire et en leur donnant l'occasion de manifester leur audace».
~and, sur le mont Golgotha, on disait au Christ: « Sauve-
toi toi-même et alors nous croirons », l'erreur était en fait
d'ordre linguistique, on jugeait sur la base d'une confusion
des termes. S'il était descendu de la croix, il n'y aurait plus eu
besoin de croire,il se serait agi simplement de reconnaître un fait
(comme dans le cas du perroquet rouge : la descente de sur la
croix aurait constitué un irrésistible perroquet rouge).
On nous demande - invitation à la témérité et à l'aventure
palpitante - quelque chose de plus mystérieux et de plus étrange:
de contester l'évidence et d'accorder foi à un non-fait.
C'est par des voies détournéesqu'il œuvre. Des voies impé-
nétrables, disent les Français. Et les Anglais sont plus précis
encore: il agit de façon mystérieuse.
Journal de la Félicité 129

Léon Bloy: « Ô Christ, qui pries pour ceux qui te crucifient


et qui crucifies ceux qui t'aiment ! »

24-26 février 1960

On nous emmène tout d'abord dans une sorte de salle


d'attente, d'antichambre, et, à en juger d'après les carreaux de
faïence qui recouvrent les murs à mi-hauteur, il doits' agir de la
vaste cuisine d'une maison de nobles propriétaires terriens d'an-
tan ou bien de celle d'un internat. On nous fait asseoir sur de
longs bancs parallèles, un par banc et tout au bout, on dirait que
nous allons passer un écrit et qu'ils craignent que nous copiions
les uns sur les autres. Il nous est interdit non seulement de nous
parler, mais même de nous regarder. Il fait froid et nous avons
faim. Nous attendons avec impatience pendant un temps qui
nous paraît d'une longueur accablante et puis -1 'heure du casse-
croûte étant sans doute venue pour eux -, les gardiens sortent
de leurs sacoches leurs petits paquets. Ils s'empiffrent de bon
cœur, claquant de la langue et mâchant à grand bruit avec un
bel ensemble. Je ressens une faim atroce et je subodore chez les
autres la même sensation humiliante, car tous, sans exception,
nous avons un regard envieux rivé sur les paisibles consomma-
teurs. Eux, nous pouvons les regarder. Sensation de misérable
animal pelé et famélique, en cage. Si ce n'est que nous ne pou-
vons même pas faire les cent pas dans notre cage ou nous rappro-
cher des barreaux, comme les bêtes.
Un peu plus tard, PastoreF 6 s'adresse à l'officier qui arrive,
sur un ton blagueur et plein de bonhomie pour lui demander
un crayon et du papier. Il voudrait consigner des vers qu'il a
composés à la Securimte et « ce serait dommage pour la culture
76. Al. O. Teodoreanu, dit Pastorel (1894-1964), auteur roumain d'épi-
grammes, frère du romancier Ionel Teodoreanu ( 1897-1954).
130 NicolaeSteinhardt

roumaine qu'ils se perdent ». ~elle sorte de vers ? Ah, non !


pas hostiles! Lyriques, patriotiques. Et comment les a-t-il com-
posés? Ah, dans sa tête, mais à présent il voudrait les transcrire;
vu son âge, il se pourrait qu'il les oublie.
Élaborer mentalement des vers, c'est pour ainsi dire une
performance sportive, peut-être pas exaétement comme celle
de marquer un but ou de battre un record, mais c'est tout de
même une performance. On sent l'admiration l'envelopper. Et
Paftorel sourit, distant, mais amical. (~e ne ferait-on pas pour
une cigarette ? ~e ne ferait un écrivain pour un crayon ?) Bien
que l'officier et ses subordonnés ne perdent pas contenance, se
surveillent mutuellement et ne cèdent pas au charme magique,
il flotte soudain, dans l'atmosphère glaciale (au propre comme
au figuré) de l'ancienne cuisine, une bouffée d'air printanier,
un effiuve patriarcal de Cotnari7 7, une bourrasque de gaîté
« humulescienne » 78. La ruelle de l'enfance ne semble plus
s'être perdue dans les étendues sans finde galaxies lointaines. Les
fronts se dérident un tant soit peu. On dirait que les « Mede-
leni » du frère lonel sont par-là, quelque part, et l'auberge d 'An-
cuça, du camarade président Sadoveanu, ne se cacherait-elle pas
sous quelque buffet géant à l'autre bout de la pièce? « Grande
est ma joie, ainsi parla Mihai, Prince Sturdza, de voir tant d'en-
train et de bonne humeur au pays de Moldavie ». Au ton de
bonhomie qu'a revêtu la demande l'officier ne peut opposer
trop de rudesse. Il est assez jeune, cet officier, et je suis tenté de
croire qu'il éprouve en quelque sorte les sentiments d'un élève
qui se voit offrir l'émouvante occasion de bavarder avec l'un des
auteurs rencontrés dans ses manuels scolaires. Pastorel ne cesse
pas de parler, il se sent pousser des ailes et, à l'adjudant vigilant
qui intervient dans la discussion il assène : « Sachez que je ne
77. Vin doux de Moldavie, de grande renommée.
78. Humule~ti: village natal de !'écrivain Ion Creanga (1837-1889).
Journal de la Félicité 131

suis pas seulement écrivain, mais aussi capitaine d'artillerie ! »


Avec ces paroles, c'est comme si les murs eux-mêmes disparais-
saient, et que l'on voyait s'avancer parmi nous, depuis les forêts
où l'ombre badine avec la lumière, une procession d'ombres
grandioses et d'ombres attendrissantes - Étienne de Moldavie,
Neculce, le boyard, le sagace Creanga, le seigneur Ibraileanu, le
prince Moruzzi, Hoga~, le chemineau ; plus encore, ce ne sont
pas seulement les êtres qui apparaissent, mais aussi des objets,
des construétions: la bojdeuca79 et le tilleul de Copou 80, le restau-
rant « Le Paradis Général », la bibliothèque de l'Académie par
une matinée de printemps, quand les leéteurs sont rares et que
les reliures de cuir des livres luisent si doucement, le Bucarest
d'autrefois, avec tout son cortège de petits restaurants-jardins et
de grillades en plein air et « Moldova » (La Moldavie) l'autre, le
restaurant situé rue de l' Icône, où avaient résonné autour d'une
table les malheureux épigrammes qui sont les causes de la pré-
sence, ici, de Al. O. Teodoreanu.
Mais notre projeétion hors du temps et de l'espace - et
combien elle aurait semblé honigbergienne 81 , yogienne, à l'au-
teur de Paris, dont La Forêt interdite 82 participait aussi pas mal
à la réalisation de la scène que nous jouions tous, à ce scénario
absurde, à cet imaginaire profondément ancré dans l'épouvante
et la misère - ne dure guère. L'aura de bonhomie, les vapeurs
du Cotnari, couleur du raisin doré au chaud soleil des étés d'an-
tan, n'entourent que le seul Pastorel. ~and, rompant le charme
magique du calme qui s'était instauré, venu d'en haut, de par-
tout, Dinu Ne. élève lui aussi la voix pour demander une ciga-
79. Maison de Ion Creanga, qu'il nommait sa« hutte» par dérision.
80. Tilleul, à la~i, dans le jardin public de Copou sous lequel, disait-on,
aimait s'abriter le poète Mihai Eminescu.
81. Allusion à la nouvelle de Mircea Eliade: Le secret du lY Honigberger.
82. Noaptea de sdnzienne de Mircea Eliade, introduit « en fraude» èn
Roumanie, explique les évocations lors des interrogatoire à la Securitate.
132 NicolaeSteinhardt

rette, l'officier se secoue, se libère de l'emprise de la littérature


roumaine et de la tradition « fêtarde », ils' avance incisif et hardi
sur le terrain de la philosophie contemporaine hoftile et déchire
brusquement le voile: « Vous, là-bas, il ne faut pas nous prendre
pour des imbéciles, Monsieur Noica ». Dinu, d'une maigreur
torturée, ascétique, se plie en deux, à la manière des moines, sou-
mis, avec un regard pensif, lourd, solitaire. Défi, pense l'officier,
et il nous apoftrophe en bloc, froid et solennel, non sans une
dernière nuance de considération (telle que jamais, au cours de
l'enquête, je n'en avais perçu et que je n'entendrai plus jamais en
prison) : « Nous savons bien ce que vous représentez et vous ne
nous ferez pas marcher avec des trucs tout jufte bons pour des
voleurs de poules ».
Dans la salle d'audience, immense, qui donne une impression
de vacuité, on nous inftalle dans le box, toujours sur des bancs,
comme à l'école, nous sommes nombreux à avoir fréquenté le
Lycée Spiru Haret, mais cette fois-ci les uns auprès des autres,
serrés comme des sardines. On nous place selon notre ordre
d'entrée: je me retrouve entre Noica et à droite de Vladimir
Streinu. Pillac, Sandu L. et quelques autres que je ne connais pas
occupent la première rangée: des auteurs, eux aussi, du com-
plot déféré devant la juftice et que je vois aujourd, hui pour la
première fois. Les quatre femmes (Anca, Dr Ionescu, Marietta
Sadova, Trixi et Si.mina Caraca~) sont au fond du box.
Dans la grande salle déserte, il y aura, au cours du procès,
quatre groupes humains, séparés les uns des autres par des e$paces
vides qui rappellent les distances vertigineuses entre les essaims
d'univers. Il manque le liant qu'auraient conftitué le public, les
familles, la presse.
Le premier groupe eft le nôtre, celui des détenus inftallés
dans le box, vingt-cinq en tout, tassés sur les bancs, regardant
droit devant eux (une fois de plus il nous est interdit de regarder
ailleurs et surtout de nous regarder les uns les autres), entourés,
journal de la Félicité 133

telles des orbites d'éleél:rons autour d'un noyau atomique d'un


cercle de soldats du contingent, tous équipés, comme pour aller
au front, d'armes automatiques qu'ils maintiennent braquées
vers nous, en s'efforçant de fixer sur nous des regards féroces. La
salle est maussade, toute en nuances sombres, tout est étrange,
mais la présence des soldats semble être une erreur de mise en
scène, une exagération teintée de ridicule. Ils sont postés en posi-
tion de tir, comme s'ils avaient à garder des bandits de grand
chemin, la bande à Bonnot, des brigands attrapés en flagrant
délit au milieu de la nuit, au cœur de la forêt, ou dans l'épaisseur
des fourrés, et non pas une poignée d' intelled:uels pâles, déchar-
nés, affublés de vêtements repassés pour la circonstance avec le
fer de la laverie de la Securitate,fatigués, manquant de sommeil,
les yeux cernés, ayant, pour beaucoup d'entre eux franchi le cap
du demi-siècle, avec, en prime pour la plupart, quelque maladie
de citadin sédentaire: colite, rhinite, constipation, tuberculose,
calculs biliaires.
Le deuxième groupe, bien loin à l'autre bout de la salle, à peine
visible, est composé des officiers de la Securitate,des enquêteurs,
des insped:eurs, (les uns en uniforme, les autres en civil) venus
suivre le déroulement du procès, noter, vérifier, comme dans une
étrange représentation théâtrale où les répétitions, la générale
et la première se confondraient en un seul et unique sped:acle
kafkaïen.
Il y a aussi un troisième groupe à notre gauche: les avocats
de la défense, plus nombreux que les accusés, car il y en a parfois
deux ou trois par client, et certains d'entre eux se sont fait accom-
pagner de leurs secrétaires. Dans cette salle, ce sont les plus mal à
l'aise, les plus malheureux, et - je suppose, puis j'en ai la confir-
mation par la suite - les plus craintifs. Impeccablement habillés,
ils se sont mis sur leur trente-et-un, comme pour une noce, l' al-
lure très smart et il ne leur manque que l 'œillet à la boutonnière
ou le haut-de-forme et les gants du bourreau pour les exécutions
-
134 NicolaeSteinhardt

capitales; par ailleurs, fringués de manière irréprochable: com-


plets de couleur sombre en tissus soyeux aux reflets métalliques,
pochette blanche, les joues rasées de frais et de près, les cheveux
bien lissés, comme léchés par des dizaines de langues de chats.
Dans leurs tenues de parade, comparés aux gens de la Securitate
qui font leur terrifiant métier (c'est au pied du mur qu'on recon-
naît le maçon; c'est en forgeant qu'on devient forgeron, faire et
défaire, c'est toujours travailler), à nous, qui n'avons pas le choix
(nous ne sommes pas tombés sur la tête), et aux membres du tri-
bunal, des militaires qui sont là, eux aussi, en service commandé
(les alouettes ne leur tombent pas toutes rôties dans le bec) ce
sont les plus ridicules, parce qu'ils ont un double rôle à jouer (et
dans la distribution ils se sont vu attribuer le rôle le plus dur:
celui de l'enfant sage, du petit garçon à sa maman) et ils sont
venus, s'il faut vraiment le préciser, de leur plein gré.
Sur les sièges des juges, cinq militaires impassibles, à la mine
ennuyée: au milieu, Adrian Dimitriu (lui n'a pas l'air ennuyé,
mais préoccupé, car il est le responsable : Monsieur a été avocat,
lui aussi, et là, il a le rôle et le costume de colonel).
Dès qu'on m'a installé sur le banc, j'accomplis l'aél:e que je
considère comme le seul méritoire de ma vie: à Noica, dont le
visage trahit le désespoir et dans les yeux duquel (ces yeux qui
cherchent en vain Mihai Radulescu) luit un tourment atroce, je
souffle en le tirant par la manche, tant que dure le remue-ménage
de notre installation: « Dinu, mon vieux, il faut que tu le saches,
pas un seul d'entre nous ne t'en veut, nous t'aimons, nous te res-
peéèons, tout va bien».
Dieu se montre bienveillant: le visage de Dinu s'éclaire, il me
serre hâtivement le poignet, soupire du fond du cœur, soulagé.
J'aurai accompli moi aussi une bonne aéèion en ce bas monde.
journal de la Félicité 135

Avec Vladimir Streinu 83, je ne peux échanger que des regards


furtifs et des petits sourires; mais pendant le procès nous nous
bourrerons souvent de coups de coude et nous éclaterons même
de rire pour de bon, quand le procureur, se déchaînant contre
les intelled:uels réad:ionnaires assis dans le box, se mettra à faire
l'éloge d'Eminescu, de Tolstoï, de« Goëtte ».
Les pauvres avocats n'en mènent pas large. Ils se savent sur-
veillés, ils n'ont même pas la certitude d'être condamnés, comme
ceux du box, ils tran~irent, s'épongent discrètement le front, les
uns avec leur pochette de soie blanche, tirée de la petite poche
du haut de leur veston, les autres avec de grands mouchoirs à
carreaux colorés, qu'ils extirpent du fond de leurs poches de
pantalon, à l'ancienne. Pendant les su~ensions de séance,
chaque accusé se voit accorder le droit de parler cinq minutes à
son défenseur; l'entrevue a lieu sur l'un des bancs du fond de la
salle, en présence de chaque enquêteur. Par pitié pour l'avocat -
l'homme tremble de peur qu'on ne lui confie Dieu sait quel mes-
sage, qu'on ne lui fasse entendre je ne sais quelles imprécations
hostiles -, je me limite aux mots les plus quelconques et j'avance
des arguments et des motivations complètement débiles. Je
reçois en réponse un coup d'œil reconnaissant.
Monsieur Bondi, qui représente Vladimir Streinu, brosse un
portrait de son client en faisant ressortir que depuis toujours,
dès son plus jeune âge, inlassablement, avec toute la persévérance
du monde, il a été un adversaire ardent, courageux, farouche des
communistes ... je veux dire, des légionnaires. Une sorte de rire
étouffé brise la solennité rigide de la séance. Streinu, à mes côtés,
sursaute, puis sourit lui aussi.
Un autre défenseur à connaître une mésaventure peu plai-
sante, c'est Madârjac, celui de Pastorel. (Comme mot de la fin,
le fauteur de Hronicul (la Chronique) va réussir une fois de plus
83. Vladimir Screinu ( 1902-1970), critique littéraire, poète et essayi t .
136 Nicolae Steinhardt

à faire souffler un zéphyr d'humanité en disant qu'il « pond »


des épigrammes comme les poules pondent des œufs ). Le pré-
sident ayant coupé la parole à Madârjac pour lui demander si par
hasard il ne partagerait pas les opinions de ceux du box, celui-ci
répond précipitamment: « qu'à Dieu ne plaise ». Le président
prend aél:e de cet aveu de croyances mystiques, de cette façon
de s'exprimer qui, de toute évidence, n'esè pas le fait du hasard
et témoigne d'une certaine mentalité, et invite gravement l' avo-
cat à peser ses mots. Peu d' insèants après, voilà que Madârjac,
voulant démontrer que Teodoreanu ne comptait pas renverser le
régime par ses plaisanteries au restaurant « Moldova », emporté
par l'élan de l'amitié, renforce ses dires par l'équivalent sacré de
« parole d'honneur», expression à laquelle il pensait sans douce,
mais que, poussé par l'aiguillon d'un respeél: bien naturel pour
l'insèance judiciaire, il remplace par« Dieu m'en est témoin».
Cette fois Adrian Dimitriu se met dans une colère noire et lance,
de coute sa hauteur glacée et débordante de sous-entendus, une
bordée de menaces.
Poldi Filderman développe un raisonnement coram populo
pour défendre le doél:eur Raileanu: si je savais qu'il était légion-
naire, moi qui ai été torturé par eux, pour rien au monde je
n'aurais accepté d'être son avocat. Comme il ne peut cependant
pas soutenir que toutes les accusations sont dépourvues de fon-
dement, il trouve bon de qualifier tous les autres occupants du
box de philosophes du sang et de la mort, partisans invétérés des
« gardes de fer» et de descendants ~iricuels dire& du « Capi-
taine ». Puis, pour renforcer sa première assertion, il enlève son
vesèon, fait mine de retirer sa chemise, et, pour montrer qu'il
porte sur la plante des pieds « les traces de la bestialité légion-
naire >>, il commence à se déchausser. Est-ce un signe discret,
ennuyé du président, ou bien le manque de temps (car chaque
avocat ne di~ose que de quatre minutes), ou alors l'idée peut-
être que le geste esquissé était suffisamment éloquent toujours
journal de la Félicité 137

est-il qu'il s'arrête et renonce à poursuivre la démonstration


devuu.
Parmi les quelque vingt témoins del' accusation (le procureur
et la défense ont renoncé aux autres d'un commun accord), le
journaliste Radu Popescu se fait remarquer par une déclaration
d'une longueur et d'une virulence inattendues ; lui aussi est tiré à
quatre épingles, comme les avocats; il remue en parlant, comme
un professeur en chaire, avec des gestes amples et étudiés comme
en faisait, dit-on, Titu Maiorescu. Il engueule Noica, comme le
pire des sous-offs le ferait avec le plus nul des appelés. Il récite sa
tirade d'une-traite. Ala.fin, il s'essuie lui aussi le front, le visage
et les mains avec un petit foulard tiré de la poche arrière de son
pantalon.
Aun moment donné on voit apparaître une petite vieille en
noir, vêtue d'une pèlerine. Elle fait penser à Balbara Ulbrich ou
plutôt à la direél:rice de la pension dans Le Crime de Sylveffre
Bonnard, celle qui est transfigurée en apprenant que son mo-
deste visiteur est membre de l'Institut. La petite vieille répond
au nom de Popescu-Voine~ti, veuve du géographe, elle est à la
retraite et exécute des travaux de daél:ylographie. C'est elle qui a
tapé En attendant l'heure du jugement dernier, le roman à thème
légionnaire de Pillac. Sommée d'expliquer pour quelle raison,
s'étant rendu compte du sujet, elle n'avait pas averti les autori-
tés, elle mentionne d'une voix douce que: premièrement, quand
elle tape à la machine, elle concentre son attention sur les mots,
pas sur les phrases, et encore moins sur le sens de l'ouvrage; deu-
xièmement, elle a bien compris qu'il s'agissait de légionnaires,
mais il lui a semblé que le livre était nettement contre, parce que
les jeunes qui faisaient partie du mouvement étaient représentés
par l'auteur sous un jour défavorable. Défavorable? Certes, oui,
du moment qu'il les montrait séchant les cours, ne se présen-
tant pas régulièrement aux examens, rentrant tard le soir, don-
nant du souci à leurs parents qui s'échinaient à payer leurs droits
1

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ar l'a -usé. , pré ·id nt insUè-e1 n~uen1ent, dans b salle dan·
l - nd . n èiltend w1. , .1~u.. rmneur doublée d'un indicible
ri nnen1ent. n dirait qu'ils· ..fr p duit une panne dan le
dcroulen1ent du hln1..n n a: que da ait quelque imp rrance
n1ai - . a ne :ùt p~l. bien. L ,. c6n in c~'èmac' donien je croi - il
- appelle :\.r·exüe T~l~-u- u1nb·1.et il d it san .. doute fa.ire paràe
de ce fiunill~ d , nnnin,' qui. pa -anr par Raguse ièllne
è'-

et la T ran ·yh mie, nt p ..rrn:nne. dan_ l • Ancien Royaun1e .


D'autre - n1me ~1gun:1. tàrcea, Capri Hurmuzachi Gri-
gor ea Fl nd r ;-e _·eii nt tabli:· dan, l État des Habsbourg,
mai é~alement èfi terre rourn~ùnc. ne branche des Dumba a
été an blie par 1 Exnpcrèur. :1 ,~ -u à la cour, restant fidèle à la
dynafüe et à la apitùc de l'En1pir et de la, al ·e. Joseph Roth
décrit dan L1 lu 1 c R 1 d'~ ) le ca~ étrange de ces repré-
en ranrs des nari n • ~ habiranre~ qui furent et restèrent
jusqu au bout les ·en •teun dé, uè de 1 Empire. C eft à eux que
Rebreanu~ 4 fait allu ·ion avec le DaYid Popp de L z Cat stroph .
Et Avram lan u~·,n en :ùr-il pa~ partie ? .
Plu tard en pri n il me -er-ad nné de "a oir à quel point
l amitié qu un a donièn, u - a corde eft ·olide à quel point
. Li,'iu Rebre1nu 18 - -19-H . R :mcier. dr-m1atllf'\.~et joumalisc;
roman one conside.r6 mmc ks p mi rs romms m dcrnes d h litté .1-
rur roum~ùn .
s-. Avram lan u 18 ·tl'une des gr-.mdesfigurè d la ren.i· -
·an ulrurdl rom lv·.mi un rôl imp rt:mt l ~ l·
Révolution roumain p.uti uli' œment a tif d;m. b ' • nd
til rerda.n· _ ni • pa_- i t lu-
.i.luc l um n ux d / 1 nti R • t d s
moncagn
journal de la Félicité 139

ils peuvent être constants et fidèles bien qu'ils ne se livrent que


difficilement. Les menaces de plus en plus énervées du président
tombent à plat. Le président propose au procureur de deman-
der en instance l'arrestation du témoin, qui visiblement fait un
faux témoignage. (La scène risque de prendre un tour parfaite-
ment ionescien: si Pastorel, questionné par le président persiste
à se déclarer coupable - et comment pourrait-il ne pas persis-
ter?-, cela signifie que le témoin, qui le déclare innocent, il ne
lui reste plus qu'à rejoindre le box des accusés comme parjure, à
cause de la déclaration de celui qu'il voulait défendre.) Le pro-
cureur réfléchit, mais n'exige pas l'arrestation. On accorde deux
minutes de réflexion au témoin. Le témoin passe par toutes les
couleurs, il fronce les sourcils, une rougeur diffuse recouvre ses
joues basanées, il bande tous les muscles de son corps menu. Les
deux minutes passent et le témoin déclare que les propos tenus
par l'accusé n'avaient rien d'hostile. Le président, le procureur
et les juges hochent la tête, haussent les épaules, font des gestes
des mains pour faire comprendre que le témoin est faible d 'es-
prit, et ils le renvoient à sa place avec une flopée de menaces éven-
tées. Il a gagné !
Dans le réquisitoire du procureur, ce qui m'intéresse cout
particulièrement, c'est la longue période où il fait l'analyse des
plaidoiries de la défense. Dans l'ensemble, il les a trouvées sen-
sées. Il distribue des notes, des appréciations, des mentions et des
observations critiques. Les avocats-élèves se tiennent bien sage-
ment, les mains posées sur leur banc. À la fin - il n'y a eu pour
Madârjac qu'une remarque négative en passant - on voit qu'ils
poussent tous un soupir de soulagement. Ils ont eu chaud.
~don nous a autorisés à prononcer à la fin quelques mots
pour notre défense, on nous a bien signalé qu'il ne s'agissait que
de reconnaître notre culpabilité et de demander l'indulgence
du tribunal. Peut-on invoquer les maladies ? C'est possible.
140 Nicolae Steinhardt

Pour Pastorel on dépose un certificat médical de néoplasme


pultnonaire. ,.
La plupart se contentent, brièvement,_ de r~conna1tre l~s
faits et d'attendre le verdiél:. Pillac, le premier avait commence:
« Tout en n'ayant jamais été anticommuniste, du mom_ent que
j'ai toujours considéré comme inadmissible une doétnne ma-
térialiste de la violence, je n'ai pu m'empêcher de .•• » Le pré-
sident est pris de frénésie; Dinu est brutalement interrompu, les
pistolets mitrailleurs semblent dramatiquement poii:ités sur lui.
Alecu, très ému, fait un mea culpagénéral, déclare qu'il voit dans
le marxisme la seuie solution et il ~e semble qu'il v~rse quelques
larmes; le grand seigneur généreux de « quarante-huitard » qui
sommeille au fond de son âme a repris les rênes de sa conscience.
D'une façon différente de celle d'Alecu, le IY A. VI. demande
pardon avec des paroles toutes faites et des slogans, et se sèche
les yeux avec emphase. Simina parle spontanément et à toute
allure, comme à moto: on voit bien qu'elle a dans les veines le
sang d'un ancien de la Légion étrangère d'Afrique, d'un grand
seigneur aventurier, d'un mousquetaire, d'un paladin qui, pour
venir en aide aux faibles et aux malingres, ou pour défier les plus
forts - on se le demande? - n'épargne ni ses mots, ni ses poings,
ni son épée. Noica, digne et pâle, ne se reconnaît pas coupable
vis-à-vis du code du tribunal, mais se considère profondément
coupable à l'égard des amis qu'il a traînés ici, à sa suite, et à qui
il demande de l'absoudre. Marietta Sadova est pitoyable : elle
pleure, elle tousse, avale de travers, elle évoque la soixantaine de
p!è~es so~iétiq~es qu' elle a mises en scène, invoque le fait qu'elle
1
n a Jamais possede de terres ou fait partie de la hiérarchie.
Et moi ?J'ai préparé avec soin, dans ma cellule, mes quelques
paroles finales et je les récite sans reprendre mon souffle: « Les
choses., étant ce qu'elles
. , . sont , il convient de pre'c1ser
• d eux pomts:·
prem1erement, Je n a1 nullement eu l'intention de tramer un
complot, deuxièmement, si 1·'avais su que le 1· ivre d e c·1oran, L a
journal de la Félicité 141

Tentation de vivre, pouvait être interprété comme une attaque


contre le peuple roumain (ce qu'il n'est pas), je ne l'aurais pas lu
et je ne me serais pas associé à sa diffusion, car j'ai toujours eu,
j'ai et j'aurai toujours pour le peuple roumain des sentiments de
profond re~eél: et d'amour illimité ».
Ce sont des paroles assez habiles et qui - Dieu sait pourquoi,
car elles n'avaient rien de plus que celles des autres - sont écou-
tées en silence par tous les quatre groupes de la salle. Le doél:eur
Al.-G. m'a dit par la suite, dans la cellule 18, que je l'avais ému.
~and la Cour se retire pour délibérer, on nous fait rester
dans le box sous bonne garde. La détente est générale. Les avo-
cats sourient comme des étudiants après un examen. Les officiers
et les enquêteurs sont soulagés, comme après une in~eél:ion. Les
soldats se dégourdissent les jambes. Le chef de la garde, un adju-
dant tsigane qui est aussi le barbier de la Securitate, profite de
l'occasion pour monter sur le podium et s'asseoir sur le siège du
greffier.
De là-haut il nous contemple, submergé de bonheur, tout
comme un touriste qui se reposerait sur le trône d'un roi lors
de la visite d'un palais, ou bien qui grimperait à la tribune d'un
illustre parlement. Le randonneur qui a atteint péniblement le
sommet de la montagne a l'impression que le panorama offert
à ses yeux, dans la vallée, n'est là que pour lui seul. Combien
le greffier temporaire peut être heureux! Il sourit de toutes ses
dents. Il se peut qu'il soit, maintenant du moins, le seul à être
véritablement heureux de tous ceux qui se trouvent là, tous
esclaves, tous aél:eurs,dans les divers rôles d'une pièce pénible et
fatigante à laquelle on les a contraints de participer.
Est-ce que par hasard toute cette mascarade trouverait son
point de congruence dans le bonheur, on ne peut plus éphémère
et stupide, de l'homme aux lèvres épaisses dont les ancêtres ont
certainement dû compter un bourreau ?
142 Nicolae Steinhardt

La Cour revient: la sentence sera prononcée dans trois jours.


On nous fait sortir à toute allure. Entre la porte de sortie et le
fourgon cellulaire, nous percevons un ciel de plomb, un soir
mouillé de neige fondue, les picotements de l'air frais.

Interlaken, été 1938

J'arrive un jour où il fait froid et tous les hôtels sont complets.


On m'explique pourquoi: c'est le congrès d'une association
religieuse internationale, 'Jhe Oxford Group. J'en avais entendu
parler. Elle est dirigée par un orateur et propagandiste énergi-
que, Frank Buchman. Le titre d'un ouvrage, écrit par l'un de ses
disciples: Réservé aux pécheurs. La réputation un peu mondaine
de ce mouvement ne m'attire point; j'ai peut-être tort, comme
pour l'école de sagesse de Darmstadt.
Dans l'hôtel où je finis par trouver une place, il n'y a que des
membres du groupe; bon gré mal gré je me retrouve à leur table
à tous les repas et ils me prennent pour l'un des leurs. La plupart
sont anglais. Il paraît que dans un hôtel plus luxueux il y a aussi
une dame venue de Roumanie.
Les montagnes sont noyées dans le brouillard, l'humidité
ambiante provoque une consommation accrue, c'est-à-dire
astronomique, de tasses de thé. Je trouve agréable, amusant et
même délicieux le contaét avec ces Anglais sincères, toujours de
bonne humeur (le monde a pour eux, chaque matin, la fraîcheur
du premier jour, ou plutôt du sixième), occupés à établir et à
respeéter des emplois du temps aussi précis et bien remplis que
possible, disposés à toute heure à discuter des problèmes les plus
délicats et les plus intimes avec une aisance parfaite, maniérés
avec simplicité, prévenants, passionnés sans la moindre hypocri-
sie par tout ce qui se rattache à l'esprit et à l'âme. Tout le monde
parle, se fait des confidences, pose des questions indiscrètes sui-
vies de profonds silences, se passe les tasses de thé et les petites
journal de la Félicité 143

assiettes de gâteaux, cout en sortant du fond des poches les petits


carnets dans lesquels sont notées des centaines d'adresses, de
titres de livres, de noms d'associations religieuses. Je suis conquis.
J'éprouve, au début, la sensation de ne pas être à ma place.
Par la suite, j, assiste aux conférences de Buchman (un peu décla-
matoires, mettant l, accent sur les horaires et les problèmes d, or-
ganisation), je participe aux séances et aux conciliabules de l'as-
sociation. Je suis si captivé que je renonce à une excursion dans
le massif de la Jungfrau, rien que pour le plaisir de participer à
une séance du groupe. Celui qui m'a cout spécialement pris en
charge est un jeune fonél:ionnaire de Bedford, il s'appelle Man-
ning et c, est un très brave garçon ; il y a aussi un Irlandais, plus
âgé, grand et chauve; ce sont mes pilotes, persévérants, jamais
mal à l'aise.
Cela ne m'intéresse pas de savoir quels sont au juste les objec-
tifs du groupe ni ce qui le distingue d, autres unions ou seél:es
protestantes. Mais c, est mon premier concaél: quotidien et
constant avec des gens dont la principale préoccupation est la
foi en Dieu et le souci du Salut, qui ont fait des sacrifices finan-
ciers pour venir là, à Interlaken, et qui prennent au sérieux tout
ce qu'ils disent et tout ce qu'ils font. On a beau être profane, on
ne peut s'empêcher d'être attiré par ces gens, tous si purs. Il y a
chez eux beaucoup de naïveté, une théologie sommaire, et pour
la plupart une culture générale réduite, des conceptions souvent
candides. Mais aussi de la tendresse, du charme, l'impression
de fraîcheur d'une chambre bien aérée, pas l'ombre d'un sub-
terfuge, d'une ruse, rien de blasé, de frelaté. J 'ai oublié le nom
de l' Irlandais ou bien il se trouve caché dans quelque recoin de
matière grise qui ne m'est pas accessible. C'est pourquoi je me
vois dans l'obligation de l'appeler « l' Irlandais » quand je prie
pour lui, chaque jour, tout comme pour le Groupe d' Oxford. La
veille de leur départ, le matin, il s'avance vers moi, à pas pressés :
« Je vous cherchais, me die-il, je voulais vous dire ce que j, avais
144 NicolaeSteinhardt

rêvé: le Seigneur m'est apparu et m'a confié qu'il vous appelle-


rait». Je dois avoir un air interrogateur, parce qu'il me répète en
m'expliquant: « Vous serez de ceux qui croient en lui».

Montreux 1938

Le train qui va de Berne à Montreux porte le nom d' Edel-


weiss, il est éled:rique, somptueux et cosmopolite comme dans
une nouvelle de Paul Morand: L'Europegalante,Ferméla nuit,
Ouvertla nuit, TendresStocks.
À Montreux, la vue que j'ai de la fenêtre de l'hôtel est d'une
beauté solennelle et parfaite qui m'oppresse. La carte postale
vivante qui brille devant mes yeux éclate de pureté verte et bleue.
Je me rends bien compte qu'à Interlaken je n'ai fait que jouer.
J'ai vu les Oxfordiens comme si je venais de France, exclusive-
ment préoccupé de congés payés, de bifteck et de grèves. « Et un
Pernod pour Arthur!» La France malade d'intelligence et d'es-
prit pratique d'un côté, et ces Anglo-Saxons enfantins, assoif-
fés de promesses solennelles et enthousiastes, de l'autre. Alko-
holfreiesReflaurant: la première enseigne que je vois en Suisse,
preuve puérile, il est vrai, mais certaine, d'une conception idéa-
liste de la vie.D'ici il n'y a plus qu'un pas pour rejoindre Fichte
et Schelling.
Je n'arrive pas à croire ce que l'irlandais m'a dit. Pas dans
cette vie-ci, probablement dans une réincarnation future. J'ai
aussi le sentiment d'avoir été déloyal. Non, je ne peux pas passer
au christianisme. Un monde obsédé par le Pernod. Le sourire
niais de !'Arthur moustachu des réclames. (Il y en a un autre,
dans le voisinage, Adolphe, avec une petite moustache, bien
vivant, celui-là - et il ne boit que de l'eau). Tous les jours, sur
tous les murs. Comme le Christ est loin ! D'eux, de moi. De cous.
Je me fais pourtant le serment de ne jamais faire une grimace,
Journal de la Félicité 145

de n'esquisser aucun sourire quand il . d


'O r d , sera quesbon u Groupe
d xror en ma presence.
Point n'est besoin d'avoir passe' b eaucoup d e temps en pn-.
" Il suffit
son. . de quelques instants pour compren d re ce qu ,e~L
..n
un
erre humam, quelle esl: l~ véri~a~le condition humaine, ce qu'il
en est de, .nous - et que Jesus , la , a deux pas , VOUS VOit,
• qu'il VOUS
a vu, qu il vous a toujours vu. Tout le reste des années, c'est du
temps
, gâché. Comme au service militai·re, mai·sc' e~L ..n un exercice

d inftruél:ion incomparable.

Londres, mai 1939

La famille du pasteur Lound habite en plein centre, dans


un quartier chic, près de Regent's Park. Je suis reçu et présenté
comme payingguefl, formule délicieusement hypocrite pour dire
« en pension ». J'arrive le soir après un voyage épouvantable
en avion : tempête incessante au-dessus de la Manche, tout le
monde (y compris l'équipage) vomissait tout ce qu'il avait dans
le corps dans de grands sacs d'abord et n'importe où ensuite. A
peine débarqué sur le sol d 'Albion, je retrouve la bienveillance
britannique, douce compensation à l'ironie de la froideur fran-
çaise: à l'aéroport, des inconnus se précipitent à notre rencontre,
de petites bouteilles de cognac à la main, et nous pressent d'en
boire : le remède, disent-ils, est obligatoire après ce boulever-
sement de nos entrailles. Le chauffeur de taxi manifeste lui aussi
sa sollicitude et la bonne de mes hôtes m'accueille avec un sou-
rire déférent en m'annonçant que pour ce soir je suis exempté du
port du smoking. Les paroles de bienvenue du maître de maison
sont charmantes, elles aussi. ~e quelqu'un ose me dire, après
mon passage à la Securitllte, après mes cinq ,ans de ~rison et mes
trois ans et demi de travaux physiques aupres de Tsiganes, que la
politesse est une vanité désuète, qu'il ose donc, que je lui crache
en pleine figure, que ma mère meure dans l'instant, que je perde
146 NicolaeSteinhardt

la raison, que les yeux m'en tombent si ce n'est pas vrai. « Je vous
souhaite de vous sentir chez nous aussi indépendant qu'à l'hô-
tel, quant à nous, permettez-nous de vous considérer comme un
anu ».
Madame Lound et l'une des filles (assistante d'un dentiste)
sont un peu plus réservées ; mais le pasteur et l'autre fille (elle
est institutrice dans une petite ville à quelque distance de Lon-
dres et elle rentre chez elle du vendredi soir jusqu'au dimanche)
sont la simplicité et la gentillesse mêmes. Je me rends compte
qu' autant les Anglais peuvent être froids à l'étranger, autant ils
sont amicaux chez eux. Hospitaliers, ouverts, compréhensifs:
ils reconnaissent à tout un chacun le droit d'être fou, d'aller au
diable, s'il le désire - et par les voies qu'il aura choisies; le besoin
de foi, ils le considèrent comme la chose la plus naturelle qui soit.
Parfois, l'après-midi, monsieur Lo und m'invite dans son
bureau et il me prépare du café dans une petite verseuse élec-
trique. Le matin, avant le copieux petit déjeuner, il m'emmène
faire avec lui une courte promenade au pas de charge, à travers
l'interminable Regent's Park. Il me montre tout un tas de villas
élégantes (certaines de fort mauvais goût, imitations de styles les
plus divers) : elles ont appartenu ou appartiennent toujours à des
personnalités en vue. Il y a aussi des étangs dans le parc, je me
précipite vers des canards mignons comme tout. Pour les voir de
plus près, je m'accroupis, je les appelle: petit, petit. Les canards
répondent par un coin-coin bien poli, pas plus qu'il n'en faut.
De retour à la maison, le pasteur raconte, au cours du «petit»
déjeuner que je l'ai laissé tomber, alors qu'il me faisait remar-
quer les beautés archited:urales du parc, pour aller faire mes
dévotions à des canards ( Went to worshipsome ducks).
De Londres j'écris à Manning, le jeune fond:ionnaire de
Bedford que j'avais rencontré à Interlaken. Il me répond aussitôt
et m'invite à participer à une réunion du groupe à Eastham, une
banlieue de la capitale.
journal de la Félicité 147

Une banlieue, c'est une façon de parler, car je prends le


métro, et puis j'ai encore plus d'une heure et demie de train. Je
retrouve dans la salle de la mairie d' Easl:ham la même atmos-
phère de sincérité et de naïve pureté qu'à Interlaken. Les orateurs
s'expriment avec fougue et sérieux, les auditeurs écoutent avec
attention et sérieux, tout le monde prend des notes, consigne les
versets de la Bible qui ont été cités; il règne une application qui
n'est peut-être pas étonnante pour des gens convaincus qu'en
vérité le Seigneur arrivera à la dérobée, qu'il peut venir à chaque
instant, à l'improviste: et pourquoi pas juste maintenant!
Pendant les pauses, les conversations sont tout aussi animées
qu'à Interlaken: de nouveau ils échangent leurs adresses, ils se
conseillent mutuellement des livres et des revues, des exposi-
tions et des cours, ils se font de nouveau les confidences Spiri-
tuelles les plus intimes, sans l'ombre d'une gêne. On sert du thé
sur de petits plateaux. Je ne sais pas comment ils réussissent à
tout faire à la fois: ils marchent, ils boivent, ils grignotent des
biscuits, ils parlent, ils écrivent, ils prêchent, ils s'informent, se
saluent, sourient, réfléchissent ... Je revois l' Irlandais qui s' ap-
proche lentement de moi et me rappelle le rêve qu'il avait fait.
Je l'écoute avec plus d'attention qu'à Interlaken, mais aussi avec
une méfiance accrue, et avec un sourire intérieur, pas vraiment
méchant, mais condescendant. Il me paraît à la fois très émou-
vant: « Vous ferez partie de ses adorateurs », et très puéril.
J'éprouve un tantinet de compassion pour cet homme, bien
intentionné sans doute, mais dont je n'aime pas qu'il croie aux
rêves ; il lui manque la pudeur de ses chimères.
ALondres, je vais toutefois souvent dans des églises,des cathé-
drales, des chapelles, à la fois pour les visiter et pour attendre.
Attendre quelque chose qui ne vient pas. Je vais aussi à l'église
de mon hôte, où je ne communie pas, bien qu'il m'ait invité à le
faire.J'avance, comme excuse, que je ne me suis pas confessé. Le
pasteur qui connaît bien le catholicisme et l' Orthodoxie ( il a été
148 Nicolae Steinhardt

pendant quelques années pasteur de 1'église anglaise de Paris) esl:


impressionné par mon excuse et n'insiste pas. Monsieur Lound
est middle church, presque high, le croyant, qui ne s'approche
pas de l'autel parce qu'il ne s'est pas confessé, lui paraît digne
de respeét.
Je vais aussi dans des quantités d'associations et de centres
religieux. On voit fréquemment leurs noms dans les rues de
Londres, comme ceux des publicités commerciales. Ici la reli-
gion est partout, on tombe sur Jésus à chaque pas. Eux disent
« le Seigneur ». Sur le continent, la discrétion religieuse est
sl:riéte. Pas en Angleterre, on y parle des affaires de l'âme et des
choses spirituelles de la façon la plus naturelle qui soit. Combien
de fois, en voyant une petite plaque avec le nom d'une organisa-
tion religieuse sur la façade d'un immeuble, n'y suis-je pas entré!
À l'intérieur, il y a des salles de réunion, des bibliothèques, des
fichiers, des tas de revues et de brochures, des photos, des témoi-
gnages, des téléphones et des secrétaires. Des bureaux. ( Comme
si à Vavylone 86 c'était différent ? Le pape, c 'efl des bureaux87,
disait Pierre Benoît). Je suis reçu avec affabilité par des gens
un peu pressés, qui m'écoutent, me résument leur croyance
respeétive. Cette partie-là, je l'esl:ime dans l'ensemble très sté-
réotypée. Mais je suis toujours envahi d'émotion quand on me
propose avec une ingénuité spontanée « quelques minutes de
méditation silencieuse à deux » ou une prière. La us pray: et
ils se mettent à genoux au milieu du bureau ou du petit salon,
pièce d'accueil ou lieu des archives, comme s'ils étaient en train
de sortir leur mouchoir blanc de leur poche pour essuyer leurs
lunettes. Ils m'emplissent les bras de brochures, de papiers, de
pamphlas comme ils aiment dire. A Hyde Park aussi, je m'arrête
de préférence et longuement devant les prédicateurs. Un groupe,
86. Expression sarcastique (Babylone) pour désigner Rome.
87. En français dans le texte.
journal de la Félicité 149

membre de quelque setl:e, chante; je m'en approche, le chapeau


sur la tête et le parapluie à la main. (C'est une belle journée,
sans un seul nuage; s'il avait plu j'aurais pris mon imperméable,
bien entendu, pas le parapluie.) Ils me demandent d'ôter mon
chapeau, parce que leur chant est un psaume. Je leur réponds
poliment, mais par je ne sais quel entêtement soudain, je refuse
d'ôter mon chapeau sur commande. Qiest-ce qui m'a pris?
Ils insistent, persévérants eux aussi, pas fâchés parce qu'ils sont
habitués à toutes les excentricités du diable. À la fin, ils laissent
tomber et je m'en vais, plein d'amertume.

Mars 1960

Ainsi donc, au bout d'un certain temps, on me fait sortir, moi


aussi et on m'emmène au bureau aménagé dans une petite niche
du corridor voûté; je suis interrogé, identifié, déshabillé. On me
laisse juste une serviette de toilette, un savon, une brosse à dents,
un tube de dentifrice, deux paires de chaussettes, une chemise
et un caleçon.J'en fais un petit baluchon. Je regarde la pendule
qui surplombe la voûte de la niche et je constate qu'il est bien
plus tôt que je ne le croyais. Un gardien de très grande taille et
très costaud me fait signe de le suivre. À la fosse aux serpents, ils
étaient loquaces; là, on passe au jeu muet. Mais il ne m'emmène
pas vers la rangée de portes métalliques, chargées de verrous et
de cadenas, derrière lesquelles, je suppose, se trouvent les cel-
lules. Nous nous retrouvons dehors, dans la cour. Cette nuit de
début mars est une nuit de tempête de neige. Cela me rappelle
le début du Valetde trefle d'Edgar Wallace: « On a relevé dans
un fossé de Lambeth le jeune Gregory, dit le cocaïnomane, et il
était mort avant que 1'agent de service à Waterloo Bridge, qui
avait entendu les coups de feu, ait pu arriver sur place. Il avait
été tué dans la rue, la nuit, dans la neige et le vent, et personne
n'avait vu le meurtrier. Après l'avoir tran~orté à la morgue et
150 NicolaeSteinhardt

avoir examiné ses vêtements, on n'a rien trouvé d'autre sur lui
qu'une petite boîte en métal, contenant une poudre blanche qui
était de la cocaïne et une carte à jouer, le valet de trèfle ! »
Je suis en chemise et caleçon. Le gardien me montre une
montagne de valises, de sacs, de sacs à dos, de paquets, de besaces
et m'ordonne de tout porter dans une petite pièce, près de l'en-
trée du corridor, le long duquel se trouvent les portes. Certaines
valises sont très lourdes. Je m' aél:ive,tremblant de froid et cla-
quant des dents, car il ne fait pas seulement froid, je suis depuis
environ deux heures dans un courant d'air terrible. Le gardien,
emmitouflé dans une pelisse sibérienne immense et chaussé
de bottes recouvertes de feutre, a remonté son col de fourrure,
baissé les oreilles de sa chapka et s'est recroquevillé sur un siège
bizarre flanqué dans un coin, d'où, probablement, il suit mes
mouvements. Il me rappelle L'homme invisible, du film tiré du
roman de H. G. Wells. Il a sans doute froid, lui aussi, et - je ne
sais pas pourquoi - j'ai l'impression qu'il n'a aucun plaisir à
me voir fureter d'un endroit à l'autre dans la neige, déshabillé,
• • I • I • I
unpu1ssant, et1que et eremte.
Je finis, tout content de n'avoir donné aucun signe de fai-
blesse, je commence même à me réchauffer. Le gardien me fait
signe de le suivre, en agitant un anneau avec une multitude de
clés énormes. Il s'arrête devant la cellule 18, ouvre péniblement
la porte, bâille, et me balance à l'intérieur.
En fin de compte il se pourrait que Dieu n'ait même pas
besoin de nous punir. Il détourne de nous son visage : ce qui
signifie qu'il nous retire sa grâce proteél:rice et qu'il nous laisse
aller au gré des événements et des interconnexions du monde
matériel. Nous passons sous le signe du hasard et de la méca-
nique : malheur à nous !
journal de la Félicité 151

7mars 1960

Il m'a balancé à l'intérieur. Je reste pétrifié à côté de la porte.


Je regarde. Je me trouve au creux d'un boui-boui de dimen-
sions gigantesques, dans une puanteur à vous couper le souffle.
Le boui-boui est violemment éclairé. C'est une sorte d'asile
de nuit géométriquement amplifié. Je suis envahi d'un double
sentiment contradiétoire de vacuité et d'entassement. Des deux
côtés, une superposition de quatre châlits métalliques qui attei-
gnent presque le plafond voûté. La fenêtre qui me fait face est
obstruée par des planches clouées derrière les barreaux. Dans
l'espace entre la multiplicité des « lits », une table étroite, deux
bancs, étroits eux aussi, bancals. Dans le coin du fond, à droite,
une cuve, un baquet, un baril couvert. C'est tout. Par terre, le
long des « lits », des rangées - qui me paraissent interminables
-, de brodequins.
Les quelques ronflements vigoureux qui s'élèvent ne
rompent pas le profond silence, tout comme des nuages isolés
ne détruisent pas l'unité d'un ciel intensément bleu. Çà et là,
un râle. Le bruit métallique des verrous et des clés n'a réveillé
personne; cela aussi m'étonne.
Je commence à trembler de froid, cloué sur place, avec mon
petit baluchon à la main droite, aveuglé par la violence de la
lumière. Les souilles sont variés et dissonants. Je reste ainsi un
bon bout de temps à attendre, mais je ne décèle pas le moindre
mouvement. Je cherche des yeux un endroit où je pourrais me
nicher, me coucher. Je n'en vois aucun. Et personne ne me voit.
Après avoir scruté longuement les murs avec leurs sarco-
phages extérieurs, je dirige mes regards sur le sol et je tombe
sur un mélange d'humus, de ciment, de pierres et de boue. Ce
lieu me semble indiciblement hostile, froid, mauvais, je me sens
ridicule et égaré. Je me sens aussi recru de fatigue, mais surcout
152 Nicolae Steinhardt

paniqué, comme à un examen dont on ignore la matière. Une


horreur tout à fait différente de celle de la Securimte.
(Les prémonitions ne sont pas toujours valables. Je ne savais
pas, sur le seuil de ce boui-boui fétide, puissamment éclairé, et
pris dans un double tourbillon de ronflements et de silence, que
j'y trouverais accès à la félicité.)
Pour le moment, je promène mon regard insistant et apeuré
de bas en haut, de haut en bas, à droite, à gauche, de tous côtés.
De la lumière et du vide.
Tout peut être souillé; ici même la lumière est froide et mau-
vaise, dure a été la chute, étoile relplendusante, ôfille du matin.
Je pense aussi à Winston Smith dans 1984: dans cet endroit où
il n'est point d'obscurité, in the place where there u no darkness
- et c'est ce que se révèlent être les bureaux d'enquête et les pri-
sons ! On ne peut cependant pas dire que tout est mensonge: il
y a constamment de la lumière, mais quelle lumière ? Une de ces
lumières produites par les étincelles de la chute de Lucifer, quand
le Seigneur l'a vu se précipiter, comme un éclair, dans l'abîme.
Tout d'un coup, là-haut, au poulailler, à gauche, dans la plus
haute rangée, une main a levé un doigt et me fait signe de mon-
ter, oui, mais comment ? La main, qui a sûrement le don de la
vue, et m'a aperçu en train de tourner à la recherche d'un moyen
d'accéder là-haut, reçoit l'aide d'une autre, sa sœur sans doute.
Elles esquissent le geste de grimper. Avec mon baluchon, piteu-
sement, à force de gestes craintifs, claquant des dents, je retrouve
suffisamment ma nature de singe pour m'agripper aux châlits de
fer et arriver en haut. Un Spethe tout emmitouflé, tout petit,
effroyablement maigre, d'une pâleur qui doit sortir d'un prisme
chromatique différent de celui de notre univers, se rapproche
d'une autre momie et m'engage, toujours muet, à m'étendre
auprès de lui; il me couvre d'une moitié de couverture en lam-
beaux. Et il me souffle: couche-toi un petit brin, on n'en a pas
pour longtemps.
Journal de la Félicité 153

Les paroles, peut-être les plus terribles que le Sauveur ait pro-
no~cées, se trouvent dans Luc 22,67: « Si je vous le dis, vous ne
croirez pas ».
C'est cela la condition humaine. Nous n'avons pas foi en
lui. Nous n'avons pas foi les uns dans les autres. Nous ne vou-
lons pas, nous ne pouvons pas, nous ne savons pas, nous n'osons
pas, nous ne nous efforçons pas de croire les uns aux autres. Les
expériences sont impossibles à transmettre. Nous parvenons à
comprendre certaines choses - à quoi bon ? On ne nous croit
pas. Nous pouvons parler, mais ~ous ne pouvons pas établir de
communication, établir la liaison. ~ est-ce qui nous reste à
faire, si ce n'est à suivre son exemple et à nous taire (sans nous
renfrogner)?
Il ne s'est pas passé plus de dix minutes, me semble-t-il, et
voici que s'élève un bruit des plus assourdissants, celui des afues
pulvérisés qui, dans Le Napiu de Léon Daudet, provoquent la
disparition instantanée des hommes. Un long vacarme, un fra-
cas infernal, une explosion que je n'oublierai jamais, qui même
après, tout au long des années, me réveillera à cinq heures, même
plus tôt, de terreur anticipée. Ce tourbillon sonore - de sonne-
ries ? de cloches ? de clairons ? d'armes à feu ? - pénètre jusqu'aux
couches les plus freudiennes, les plus jungiennes, les plus adlé-
riennes du moi et creuse sa tanière dans des recoins inconnus de
l'être.
Les miracles existent. Dieu est toujours à l 'œuvre. Les pré-
diétions de N.N.P. s'accomplissent sur le champ. A peine la
rafale de trompettes a-t-elle cessé, que mon bienveillant voisin se
présente : c'est un religieux orthodoxe (prêtre et moine). Deux
autres fantômes se réveillent près de lui, l'un corpulent et lourd,
l'autre svelte et juvénile: ce sont deux prêtres uniates.
Je sais, dans le tumulte qui naît à la fin du « réveil », quand
une vague de calvities remplir l'espace et que, devant le baril cou-
1
vert, une queue, comme celle d'une comète s esl: formée n un
instant, je sai que je suis tombé dans les main du Di u vivant.
--
154 NicolaeSteinhardt

I trust, I make myse/fobscure,j'espère ne m'être pas fait com-


prendre aisément, je ne voudrais pas m'exprimer trop clairement.
Mon moine est bessarabien. C'est un homme jeune,
condamné pour avoir eu des visions et avoir envoyé au Dépar-
tement des Cultes une lettre protestant contre la suppression de
l'ermitage où il vivait. J'ai à peine le temps - je bats le fer tant
qu'il est chaud - de lui dire que je suis juif et que je souhaite
recevoir le baptême, qu'il se déclare d'accord. C'est un homme
doux et silencieux, avec des gestes lents. Les deux uniates ne se
ressemblent guère. Le père Nicolae, d 'Alba, est jeune, très vif,
toujours en mouvement, blagueur et amateur de palabres. Il fait
beaucoup penser à quelque séminariste sorti d'un roman russe.
Le père Iuliu est grand, robuste, c'est un homme de bon conseil,
mais aussi réservé que possible. On lit sur son visage la douleur
que lui cause l'incarcération de sa fille, religieuse, elle aussi; elle
a été condamnée pour avoir fait partie d'un groupe de mystiques
monacaux. S'il est permis de faire des rapprochements bizarres
de mots et de situations, je lui dis que j'ai fait partie, de mon
côté, d'un « lot » de mystiques - légionnaires. Mais le père Iuliu
a d'autres raisons d'être tourmenté: prêtre catholique, il a signé
en 1948, sans convidion aucune, son passage à l' Orthodoxie 88 ;
c'est une chose qu'il ne parvient pas à se pardonner. Il se trouve
là, à présent, pour obstination dans le catholicisme et aétivités
au service du Vatican. L'obsession de sa première aétion ne le
quitte cependant pas et je me trouve dans la situation paradoxale
d'avoir à le consoler, moi, de lui dire que c'est seulement dans
le judaïsme, le brahmanisme et le bouddhisme que les aétes
demeurent enregistrés pour toujours et ne s'effacent pas, alors
que, dans le christianisme, la foi et le repentir les annulent com-
88. En 1?48, le régime communiste a dissous l'Église uniate et les « gré-
co-:a~holiques ». ont été c~ntra~ts de renoncer à leur confession et de pas-
ser a 1 Orrhodox1e, sous peme d emprisonnement, ce qui fut le cas pour une
grande partie du clergé.
journal de la Félicité 155

piètement (le christianisme a, par conséquent, découvert l'an-


tigravitation) et que, par ailleurs, même le judaïsme, le brahma-
nisme et le bouddhisme connaissent des lois de compensation
et que ses souffrances ad:uelles compensent des fautes passées.
Le père Iuliu m'écoute, soupire et hoche la tête - mais il est clair
qu'il ne cesse des' affliger.
Le père Mina, le moine orthodoxe, ne m'a imposé que
quelques heures de catéchisme et nous étudions assis sur le bord
d'un châlit métallique, le dos à la porte, l'un à côté de 1'autre,
en chuchotant. Nous portons tous deux, naturellement, l'uni-
forme de prisonnier : des brodequins dépourvus de lacets, le
pyjama de bure rayé (C. R.) et râpé, le bonnet (aux rayures hori-
zontales cette fois) sur la tête. La veste n'a pas de boutons, le
pantalon, trop court, menace à chaque instant de glisser. D'ail-
leurs tout ici, à Jilava, ressemble plus, par sa violence, à un bagne
ou à un cul-de-basse-fosse qu'à un pénitencier. Le bâtiment est
sinistre, mais l'intérieur des cellules tient de la foire, du tableau
de Brueghel, de Chagall, de la maison de fous, Marcu!a 89. C'est
un grouillement inconcevable, on peut à peine y bouger, le bruit
est phénoménal, bien que tout le monde se parle à voix basse
(en théorie tout au moins), il y a une queue ininterrompue à la
tinette, il circule les questions les plus extravagantes : (comment
dit-on cintezoi en françau? Quelle efl la paix, par laquelle s'eff
achevéela guerre de Sept Ans? Quel efl le nom des trou Parques?
Des neuf Muses, des trou Grâces,dessept Sagesde l:Antiquité?Des
sept rou de Rome ? Des trou maîtres de Babylone? et en syrien ?
- quel était le prénom desfreres Buze;ti? Qui a composéTsar et
Charpentier? Quelle efl la capitalede la Souabe?Quellessont les
rivieresd'Éden? a hasmatuchi, commentça se dit enfrançais?Et
coing,en anglau ?)

89. Un des plus anciens asiles psychiatriques de Roumanie.


156 Nicolae Steinhardt

Boogie mambo rag

Les repas se font en deux tournées, à environ dix minutes


d'intervalle. La nourriture esl: incandescente, ordinairement de
la bouillie de gruau. Il n'y a de cuillères que pour un cinquième
ou un sixième des détenus. La première série doit se dépêcher
de finir très vite, pour pouvoir laver les gamelles et les présen-
ter entassées les unes sur les autres au guichet pour la deuxième
série. Mais comment manger en cinq minutes et sans cuillère un
magma brûlant semblable à cette soupe légendaire dont serait
née la vie monocellulaire sur la terre? Presque toute la nourriture
reste dans les gamelles; on la vide dans la tinette qui se remplit à
vue d'œil. Le lavage du récipient qui a contenu la bouillie pois-
seuse est une tâche des plus laborieuses. (Quels émient les douze
travaux d'Hercule? Qui a composéCruce alba de mesteacan? Ou
a-t-on enterré Aléxandre le Grand? Gulie ça se dit navet en fran-
çau. Jamau de la vie, ça se dit poireau.Je regrate, poireau, c'efl
praz. Arrête de déconner, mon vieux, comment veux-tu que ce soit
poireau. Il a été attaché militaire a Londres. C 'efl pour cela qu'il
sait l'anglau. C'efl a Racaciunz'9°,c'efl la qu'elle a été sign,ée,je
crou que ça se dit Messing. Pour ça, oui, tu M rauon. Ah, marar,
c 'eflfacile, ça se dit fenouil. Mau non, aneth.) Dès le deuxième ou
troisième jour, le « service de chambrée» tombe sur Al. Pal. et
moi. Je ne sais quelle personne bien intentionnée nous dit que,
pour laver, il faut employer de la cendre de notre petit poêle;
l'eau esl:infeél:e, croupie, puante - il y en a très peu. Il nous faut
laver en quelques instants soixante ou soixante-dix gamelles. La
cendre se mêle au jus de gruau et forme une colle résistante. Le
peu d'eau dont nous disposions est épuisé. ~ allons-nous deve-
nir ? Nous enrageons: deux intelleétuels qui sont la risée de tous
à cause de leur maladresse. Nous échangeons des regards dépour-
90. Gros bourg de Moldavie.
journal de la Félicité 157

vus de tout humour. ~e faire ? Dieu a compassion de nous et


réalise un miracle. Des miracles, il y en aura en pagaille au cours
de ces années de prison. Celui qui est passé par les geôles, non
seulement ne doute plus des miracles, mais s,étonne que tout le
monde ne les reconnaisse pas comme la chose la plus naturelle
qui soit.
Je ne savais pas.J'avais vécu comme un imbécile, comme une
bête, comme un aveugle. En prison, sur mon déclin, j'ai appris
ce qu'étaient la bonté, la bienséance, l'héroïsme, la dignité. Des
grands mots ! Des paroles creuses ! Grands mots et paroles creu-
ses pour les fourbes et les délateurs ; de grands mots, de grande
utilité et chargés de sens quand on éprouve leur fraîcheur dans le
chaudron bouillant et qu'on peut en goûter le charme par l'ex-
périence. Chacun peut en penser ce qu'il veut, je n'ai pas qualité
pour parler de leur valeur absolue, mais je sais une chose : ces
mots, si grands, et les qualités qu'ils désignent avaient plus de
valeur là-bas qu'un bout de fil, qu'un lacet, qu'un clou, ce clou
que Geo Bogza91 a appris à rdpeél:er lui aussi pendant la déten-
tion de droit commun, plus qu'un morceau de papier ou tout
autre objet interdit, capable de combler de bonheur celui qui le
possède.
H. G. Wells affirme dans The ResearchMagni.ficentqu'il y a
deux grandes forces, la peur et l'aristocratie. Maintenant je le
comprends. La peur doit être vaincue. Il n'y a qu'une chose au
monde, une seule : le courage. Et le secret, c'est de se comporter
en aristocrate. Il n'y a rien de plus plaisant que la gentillesse, la
bonté, le calme, les bonnes manières.
Je commence à me rendre compte que seul le caraél:ère a de
l'importance. Les opinions politiques, les conviél:ions philoso-
phiques, l'origine sociale, les croyances religieuses ne sont que
des accidents : seul le caraél:ère demeure, après le filtrage des
91. Geo Bogza ( 1908-1993 ), poète et journaliste roumain.
158 Nicolae Steinhardt

années de prison - ou de vie-, après les maux de l'usure et de la


fatigue; c 'dl: un squelette, un code, un modèle éled:rique.
Le miracle c 'dl: la fourniture supplémentaire, tout à fait
inhabituelle, d'un baquet d'eau, apporté par les plantons du
couloir. ~and la porte s'ouvre, on nous fait mettre face au mur,
les mains sur la nuque; une fois la porte refermée, nous nous
retournons et voyons le baquet. Ce n'est pas tout: le repas de
la deuxième série prend du retard, comme jamais, si bien qu 'Al.
Pal. et moi sommes en mesure de présenter, au moment où on
nous les demande au guichet, des gamelles que l'on pourrait
appeler propres.
Manole répétait la prière de La Hire, l'un des compagnons
d'armes de Jeanne d'Arc: « Seigneur, traite-moi comme je te
traiterais si j'étais à ta place et toi à la mienne ».

10-15 mars 1960

Les cours de catéchisme vont très vite; le père Mina est indul-
gent et peu exigeant, et il est vrai que je m' avère connaître beau-
coup de choses. Les trois prêtres tiennent un petit conciliabule et
puis ils viennent me demander ce que je désire: être catholique
ou orthodoxe ? Je réponds sans la moindre hésitation: ortho-
doxe. Très bien. C'est donc le moine qui me baptisera. Mais les
deux prêtres gréco-catholiques assisteront au baptême et, en
hommage à leur foi d'une part et d'autre part pour prouver que
nous entendons tous faire vivre l 'œcuménisme, à une époque où
le pape Jean XXIII occupe le siège pontifical, je réciterai le Credo
devant les prêtres catholiques. Ils me demandent tous trois de
considérer que je serai baptisé au nom de l 'œcuménisme et de
promettre que - s'il m'est donné de sortir de prison - je me bat-
trai, sans relâche, pour la cause œcuménique. Ce que je promets
de tout mon cœur.
journal de la Félicité 159

Nous ne pouvons pas savoir à quel moment on va nous faire


quitter la cellule 18 (c'est une cellule de transit), pour être dis-
persés un peu partout. Il vaut mieux, par conséquent, ne pas trop
ajourner. Le baptême aura lieu le 1S de ce mois. Il ne se sera donc
pas passé plus de dix jours entre mon arrivée dans la cellule et
mon baptême. N. N. P. a eu raison.
Raffut assourdissant, charivari de tous les diables, la bouscu-
lade ne fait que croître et embellir (un flot incessant de nou-
veaux détenus franchit la porte), il n'y a pratiquement jamais la
moindre goutte d'eau, les queues devant la tinette s'allongent
interminablement (nous sommes beaucoup plus nombreux et
nous avons presque tous mal au ventre). Cohue, froid, rugis-
sements des gardiens, visites impromptues du lieutenant ~te-
fan : il nous engueule comme du poisson pourri, roule de gros
yeux féroces, et menace « de nous bousiller le portrait » ; il y a
contrôle sur contrôle et ceux qui sont pris avec des lacets à leurs
brodequins sont envoyés au cachot. Il n'y a pas de gamelles, pas
de cuillères, pas de couchettes ... Le « lot » Noica-Pillat, enfin
ceux qui sont présents, ne prête pas attention au vacarme et orga-
nise quelques aétivités culturelles: cours de sanscrit, donnés par
le Dr Al.-G., d'histoire de l'art (Remus Niculescu), d'espagnol
(Theodor Enescu), de biologie générale (dr.C. Raileanu), d'his-
toire de la civilisation (Al. Pal.), de technique agricole (Iacov
Noica), de philosophie du droit (Dinu Ranetti); «j'inaugure»,
moi aussi, un cours d'anglais. Sous l'impulsion du Dr Al.-G.
(qui se révèle être une personnalité tout à fait exceptionnelle :
il n'est que force, courage, bonne humeur, profond dans tout ce
qu'il dit, serviable, d'une remarquable «tenue»), des réunions
colleétives ont lieu, avec des thèmes plus généraux, et tous ceux
qui suivent des cours doivent obligatoirement y participer. Le
premier thème abordé est la théorie de l'aéte. Parallèlement, on
raconte les grands livres du XXe siècle: Doktor Faiutiu de Tho-
mas Mann (Remus Niculescu), Zauberberg, du même auteur
160 NicolaeSteinhardt

(moi), Les Grands Initiés de Schuré (Em. V.), La Révolte des


Masses,d'Ortega y Gasset (T. En.) ... Il y a aussi des sujets plus
mondains: un certain Monsieur Radu Ant. - originaire d'Ol-
ténie et ancien légionnaire - nous parle avec force détails de la
préparation des mets dans les fours de terre cuite.
Stimulés par notre exemple, les autres intelleél:uels de la cel-
lule - qui avaient observé jusqu'à présent une réserve renfrognée
- se mettent au travail eux aussi : un groupe d'officiers supérieurs
enseigne l'histoire de la Deuxième Guerre mondiale, la campagne
de Russie de Napoléon, les principes généraux de stratégie. Il y
a aussi une bande de jeunes - de nuance sociale-démocrate avec
une pointe de nationalisme - pleins d'enthousiasme, assoiffés de
connaissances et de manières courtoises. L'un d'entre eux est le
neveu de Sofia Nadejde : Lift 's Littleironies.Ce livre de Thomas
Hardy devrait aussi être raconté, il convient très bien ne serait-ce
que par le titre. Ces jeunes sociaux-démocrates, pleins de gentil-
lesse et de bonté, illuminent et adoucissent nos jours. Il y a éga-
lement un arrivage de quelques étudiants « frontaliers » 92 , des
garçons de bonne famille. (Jean Bart est représenté, lui aussi, par
un de ses descendants.) Ils sont très courageux, désinvoltes, mais
bien qu'ils aient des manières impeccables, ils ne manifestent
guère d'intérêt pour nos aél:ivitésculturelles. Remus Niculescu
remporte la palme en nous parlant, de façon passionnée et pas-
sionnante, des peintres impressionnistes et de leur ami, le baron
roumain Belliou (Bellu).
Un peu plus tard, apparaissent dans la cellule de plus en plus
bondée deux silhouettes démesurément longues et d'une mai-
greur encore jamais vue : un fonél:ionnaire de Ploiesti , et un
ingénieur légionnaire, qui nous dit avoir été le commandant des
« Confréries de la Croix » 93.

92. Arrêtés au passage clandestin de la frontière.


93. Organisation «légionnaire» pour la jeunesse.
Journal de la Félicité 161

15 mars 1960

La catéchèse a pris fin. Le baptême, fixé au 1S, a lieu, comme


prévu. Le père Mina choisit le moment qui lui semble le plus
opportun : le retour de « la promenade », quand les matons
sont le plus occupés, quand l'agitation est à son comble. Nous
devons opérer vite et agir clandestinement au vu et au su de tous.
La con~iration en plein jour de Wells. Quelque chose dans le
genre des manœuvres invisibles d'Antonov-Ovseienko. Pour ma
part, je n'irai pas à la promenade, chose facile, car le brodequin
m'a blessé et j, ai au pied droit une plaie enflammée qui suppure.
Je n'ai pas pu obtenir d'aller à l'infirmerie, bien que je me pré-
sente tous les matins au rapport. Les doél:eurs Raileanu et Al.-
G. me soignent en appliquant sur mon «bobo» une serviette
mouillée dans l'eau croupie de la cuve. La veille, un adjudant m'a
dit qu'il ne m'emmènerait« même pas mort» voir le médecin
officiel. Les voies du Seigneur sont impénétrables.
Je reste donc seul environ un quart d'heure, le temps de la
« promenade », enfin presque seul, car quelques autres sont dis-
pensés de promenade pour diverses raisons. Vidé de son grouille-
ment humain et du tumulte, le local prend un a~eél: encore plus
bizarre, comme une scène vide, où des monceaux d, accessoires
s'entasseraient au hasard. Mais surtout la différence sonore par
rapport à la cellule pleine est si frappante que j'ai l'impression
d'un silence absolu - le silence devient, comme dit Cervantès,
un ~eé\:acle - et je peux m'apaiser, me recueillir un peu.
~and la foule revient à grand bruit, portant, deux par deux,
la cuve, le baquet, la tinette et un « réservoir » d'eau, le père
Mina, bondit, sans enlever son manteau, sur la seule petite chope
de la cellule - c,est une petite chope rouge, à l'émail écaillé,
crasseuse et repoussante - et il la remplit de l'eau fétide qu'il
vient d'apporter dans le « réservoir» qu'il tran~orte avec un
autre détenu. Les deux prêtres gréco-catholiques et mon parrain
162 Nicolae Steinhardt

s approchent eux aussi de mon lit. J'ai demandé il y a quelques


jours à Em. V. d'être mon parrain: il a été avocat et professeur,
c'est un fin connaisseur de latin et de grec, envoyé devant les tri-
bunaux pour avoir rédigé l'ordre du jour: « Je vous ordonne de
passer le Prut » 94 . V. a été dired:eur de cabinet de ka.95 et c'est
lui qui a pris le volant pour emmener à l'imprimerie ce fameux
ordre que, pour rien au monde, l'orgueilleux et par ailleurs très
cultivé général Antonescu n'aurait autorisé tout autre que lui à
rédiger en son nom. Pourquoi avoir choisi V., que je ne connais-
sais pas auparavant (comme d'ailleurs la plupart des personnes
avec qui « j'avais comploté ») et non pas Al. Pal. - un vieil ami,
enfin ami depuis 1954, mais ~irite, lui aussi: nous avions décidé
d'ailleurs, plus tard, de nous considérer comme amis d'enfance
- ou bien le dod:eur Al.-G. - dont la personnalité m'a laissé une
impression si profonde et qui demeure d'ailleurs pour moi l'être
le plus riche qu'il m'ait été donné de rencontrer en prison et
l'homme le plus doué de la vertu de courage - ou Marinica P.-
celui qui avait la plus grande bonté et chez qui celle-ci se trans-
formait, par son intensité, aussi bien en intelligence, qu'en tad:,
en politesse, en raffinement et en faculté de jugement, mais le
cout à un niveau un peu moins brillant - ou bien l'un des géné-
raux présents (ils n'auraient pas refusé) ou le doux Toto Enescu,
je ne saurais le dire.
Deux détenus, complices, se postent à la hauteur du guichet,
pour l'obstruer.
94. Ordre lu par le général Antonescu à la radio le 22 juin 1941 et qui consti-
tue, de fait, une déclaration de guerre à l'Union soviétique. Le Prut délimite
la Bessarabie, province roumaine annexée de force par l'Union soviétique en
1940.
95. Mihai Antonescu, dit Ica ( 1904-1946), vice-président du Conseil de la
Roumanie de 1941 à 1944, dans le gouvernement dirigé par le maréchal Ion
Antonescu. Condamné à mort pour « crimes contre la paix», fusillé le 1cr
juin 1946, en même temp que le maréchal Ion Antonescu.
journal de la Félicité 163

À n'importe quel moment un gardien pourrait surgir et vou-


loir Yjeter un coup d 'œil, mais à cette heure, où les prisonniers
sont sortis les uns après les autres ou rentrés de promenade,
c'est peu probable. À toute vitesse - mais avec ce savoir-faire
des prêtres que la rapidité n'empêche pas d'articuler distinél:e-
ment -, le père Mina prononce les paroles rituelles, me marque
du signe de la croix, répand sur ma tête et sur mes épaules tout
le contenu de la chope, en réalité une sorte de verseuse à l'anse
cassée, et me baptise au nom du Père et du Fils et du Saint-Es-
prit. Pour ce qui est de me confesser, je l'ai fait sommairement:
le baptême efface tous les péchés. Je renais par la grâce d'une eau
fétide et d'un esprit rapide.
Nous allons ensuite, tranquillement en quelque sorte - le
voleur qui n'est pas pris sur le fait est un homme honnête -,
nous installer sur le lit del' un des prêtres gréco-catholiques : il se
trouve à côté du baquet et de la tinette (nous sommes tous des-
cendus du poulailler) et là je récite le Credo(orthodoxe), comme
nous en étions convenus. Je renouvelle la promesse de ne pas
oublier que j'ai été baptisé sous le signe de l 'œcuménisme. C'est
fini. Le baptême dans les circonstances où nous nous trouvons
est parfaitement valable, même sans immersion et sans le Saint
Chrême. (Si j'arrive à m'en sortir, il faudra que j'aille voir un
prêtre, dont le père Mina m'a donné le nom, pour le sacrement
de l 'onéHon ; plus tard j'oublierai, puis retrouverai le nom de ce
prêtre.)
Nous sommes aussitôt happés par le rythme intense de la cel-
lule 18. Les prêtres gréco-catholiques sont « de service ». Le père
Mina a une chemise à laver. Le doél:eur Al.-G. nous convoque:
quelques-uns d'entre nous s'entassent sur son lit, les autres sur
le lit d'en face. La discussion continue sur la théorie de l 'aéte et
c'est mon tour aujourd'hui de parler de l'aéte de création chez
Proust. Nous formons un cercle bien serré et nous parlons avec
fougue, mais tout bas. De nombreux détenus, attirés par tout ce
164 Nicolae Steinhardt

que fait le « lot Noica », se rassemblent autour de nous. On voit


bien que, le temps d'une heure ou deux, ils oublient l'endroit où
ils se trouvent. Ils sont pris dans les filets magiques de l 'abstrac-
tion et des connaissances, et s'évadent un petit peu dans la joie
et l'illusion.
Celui qui est devenu chrétien quand il était petit ne peut
pas savoir ni même soupçonner ce que signifie le baptême. Je
suis assailli, un instant après l'autre, de vagues de plus en plus
fréquentes de félicité. On dirait qu'à chaque fois les assaillants
montent plus haut et frappent avec plus de plaisir et de précision.
C'est donc vrai: c'est vrai que le baptême est un mystère sacré,
que les sacrements existent. Sinon ce bonheur qui me cerne, qui
m'étreint, me revêt, me terrasse ne pourrait être si incroyable-
ment merveilleux et parfait. Calme. Et impassibilité absolue. vis-
à-vis de tout. Et douceur. Dans la bouche, dans les veines, dans
les muscles. En même temps un détachement, la sensation que je
pourrais faire n'importe quoi, l'envie de pardonner à n'importe
qui, un sourire indulgent qui se répand partout, ne reste pas
localisé aux lèvres. Et une sorte de couche d'air doux tout autour,
une atmosphère comme celle de certains livres de mon enfance.
Un sentiment de sécurité absolue. Une fusion mescalinique avec
toute chose et un éloignement parfait dans la sérénité. Une main
tendue et une connivence avec des sagesses devinées.
Et la nouveauté: nouveau, je suis un homme nouveau; d'où
peuvent bien provenir tant de fraîcheur et de renouveau ?
L'Apocalypse se réalise (21,S): « Voici, je fais toutes choses
nouvelles ». Et de même chez saint Paul (Il Corinthiens V, 17) :
« Si donc quelqu'un est dans le Christ, c'est une création nou-
velle; ce qui était ancien est passé, tout est devenu nouveau ».
Nouveau, mais indicible. Des mots, je n'en trouve pas, ou alors
des paroles banales, éventées, des mots que j'ai toujours employés.
Je suis enfermé dans le cercle de craie de formules trop usuelles
et d'idéaux issus d'un paysage quotidien. Si l'on avait demandé
journal de la Félicité 165

à la madame Cottard de Prous\: ce qu'elle souhaitait, elle aurait


parlé de la situation d'une voisine plus riche, au coin de la rue:
il ne lui serait même pas venu à l'esprit de demander à devenir
la Duchesse de Mortemart. Notre idéal se limite au cercle ou au
ciel immédiatement supérieur. Mais il y en a d'autres, au-des-
sus, insoupçonnés et donc impossibles à formuler, impensables.
C 'es\: le « Thalassa » de Xénophon et le « Terre » de Colomb.
Le baptême es\:une découverte.

Cluj, 3 août 1964

J'arrive à Cluj vers cinq heures et demie. De Gherla jusqu'ici,


j'ai regardé par la fenêtre du compartiment avec l'intensité qu'il
y avait, je suppose, dans les yeux du premier homme contem-
plant le monde fraîchement créé par Dieu, du condamné à mort
de la Balade de la geôle de Reading. Comme derrière les bar-
reaux je sentais le Chris\: près de moi quand, devant mes yeux,
encore hébétés par les ampoules éleéhiques jamais éteintes, je
voyais défiler les vergers, les petites maisons, les palissades, les
animaux domestiques; sur la moindre parcelle de cette glèbe, sur
toute chose je sens vibrer la lumière des tableaux de Van Gogh -
explosive -, les nuances apaisantes du jour qui décline, et la joie
impétueuse des six premiers jours, folle sensation que le péché
originel n'a pas encore été commis. Il fait assez frais, cet après-
midi et le ciel es\: couvert. Au buffet de la gare, le colonel Ion
T. - l'Ataman -, dix ans de Sibérie, dix ans de prison, traduc-
teur d'if en roumain et possesseur à présent de quelques dizaines
de lei96, me demande de quoi j'ai envie, je réponds goulûment:
d'un café! Après y avoir ajouté des quantités de sucre, que le ser-
veur, compréhensif, glisse exprès sur la table, je bois mon café et
nous partons vers le centre de la ville. Le colonel a un ami à Cluj,
96. Monnaie roumaine.
166 NicolaeSteinhardt

qu'il voudrait voir, nous allons à sa recherche, si bien que nous


parcourons en long et en large les rues de cette ville aux effluves
de « Kaiserstadt » en miniature et pleine de bâtiments de style
baroque (le plus évocateur de calme et d'opulence). A chaque
pas, j'ai le sentiment de vivre en 1900, l'impression quel' Europe
est un vaste salon, que le monde ne sait pas ce que sont la peur et
l'angoisse. On se croirait vraiment dans le « Stadtpark », les sta-
tues de Mozart et de Johann Strauss surgissent d'entre les arbres
et les fleurs, à la terrasse du restaurant on entend un orchestre,
des couples flânent, les musiciens jouent la plus belle des valses,
La Valsede /'Empereur.
Le train que nous devons prendre pour Bucarest part à dix
heures du soir. Au bout d'un certain temps, le colonel retrouve
son ami, à la gare justement, et moi je reste seul. Je n'ai pas
d'argent pour reprendre le bus et retourner dans le centre, il n'y a
pas énormément de temps avant l'heure du train, l'euphorie qui
m'avait envahi à la sortie de Gherla devient uniforme et indif-
férente. Un petit crachin commence à tomber, alors je décide
d'aller faire un tour à proximité de la gare.J'entre d'abord dans
un libre-service d'alimentation, écarquillant les yeux sur les pro-
duits et les prix pendant un bon bout de temps. Puis, la pluie
ayant cessé complètement, j'emprunte une petite rue. La nuit
arrive pour de bon, l'air est chargé d'humidité; on dirait qu'il
tombe encore quelques gouttes et l'on sent frémir une brise
embaumée. La rue où je me trouve ne doit guère être passante
et à l'heure qu'il est, elle est tout à fait déserte; on voit de la
lumière à presque toutes les fenêtres. C'est bleu et calme comme
dans le poème de Verlaine que Georges Mavrocordat me deman-
dait inlassablement de lui réciter. D'ailleurs le bleu n'est pas une
couleur, c'est une quiétude. Les maisons sont toutes proprettes,
oignées, fleuries, dans le style « pseudo-cubiste » de 1925. Mais
elle ont aussi quelque chose de ces êtres soucieux de leur bonne
présentation, un petit quelque chose qui parle de tabliers blancs
journal de la Félicité 167

et de petits bonnets, de café au lait et de croissants beurrés ; et


combien ces intérieurs aperçus de dehors me paraissent harmo-
nieux et confortables !
Mieux que jamais, il m'est donné de comprendre, en
quelques instants d'émotion intense, quelques mystères majeurs
de l'existence.
Je comprends tout d'abord qu'en ce bas monde nous sommes
complètement abandonnés de Dieu, comme le constate Simone
Weil, et que cet abandon est en même temps le signe suprême de
« l'existence » et de l'amour de Dieu. « Dieu, dit-elle, qui est
l' Être, s'est en quelque sorte effacé pour que nous puissions exis-
ter. Il a renoncé à être tout pour que nous puissions être quelque
chose; il s'est dépossédé en notre faveur de sa nécessité qui se
confond avec le bien, pour laisser régner une autre nécessité
étrangère et indifférente au bien»; pour nous laisser pleine et
entière liberté et assurer le mérite (ou plutôt le sens) complet de
notre audacieux aéte de foi.
Totalement abandonné et destiné à vivre en pleine passion
dialeétique, je comprends que je ne peux attendre de nulle part
le secours de la raison ; les stupéfiants, l'alcool, l'érotisme, la
consolation des illusions ou des manies ne sont pas valables, car
ils me livrent au bon vouloir de quelqu'un d'autre et ils ne sont
que passagers, soumis aux caprices du temps qui les dégrade ; il
n'existe aucune preuve absolue et dirimante; les théories vieil-
lissent plus vite que les hommes, elles se démodent comme des
vêtements, nous n'avons affaire qu'à des signes, et les signes -
Sartre n'avait sûrement pas besoin de le dire si bruyamment - les
signes peuvent être interprétés de deux manières: on se heurte à
la dialeétique à chaque pas. Les choses étant ce qu'elles sont, il
est clair que je ne peux me fonder que sur de vagues intuitions -
pas trace de constatations, de règles, de certitude objeétive, etc.
-, sur des impulsions trop mystérieuses venues d'un monde que
je ne fais que sentir et soupçonner, de profondeurs très secrètes,
168 NicolaeSteinhardt

du monde qu'Ortega estime être celui des croyances et non pas


des idées.
À quoi bon tergiverser, je suis slavophile, moi aussi, je souscris
97
au programme de la nouvelle mystique de Khomiakov : préé-
minence des lois non écrites sur tout dogme formulé, préémi-
nence de l'intuition sur la connaissance, prééminence de la loi
religieuse et morale sur toute logique et tout raisonnement.
Pourquoi aller chercher midi à quatorze heures, c'est encore le
jésuite Auguste Valensin qui énonce l'essentiel quand il admet
que si, sur son lit de mort, on lui démontrait, par impossible,
avec la plus parfaite évidence, qu'il s'est trompé, qu'il n'existe
pas de vie éternelle, que Dieu même n'existe pas, il ne regret-
terait pas d'avoir cru; bien plus, il se sentirait honoré d'avoir
cru ces choses. Car si l'univers était quelque chose d'idiot et
de méprisable, tant pis pour l'univers, 1'erreur ne viendrait pas
de celui qui a cru en l'existence de Dieu, l'erreur serait celle de
Dieu, de ne pas exister. Pourquoi hésiter, je n'arrive à trouver
rien d'autre, ou rien de plus fort que le credo de Dostoïevski pré-
senté très simplement: je crois qu'il n'existe rien de plus beau, de
plus profond, de plus séduisant, de plus raisonnable, de plus viril
et de plus parfait que Jésus-Christ, bien plus, si quelqu'un venait
me prouver que Jésus-Christ s'écarte de la vérité et qu'en fait la
vérité es\:en dehors du Chris\:, je préférerais le Christ à la vérité.
C'est tout ce dont je dispose : quelques citations (d'honnêtes
hommes) et un sentiment - si frêle, si peu méthodique, si fragile.
Et pourtant ce capital infime, humble et vague - apres toutes
ces années de prison, c'est mon seul bien acquis, mon petit
97. ~exeï Khomiakov ( 1804-1860 ), théologien, poète et philosophe russe,
considéré comme chef de file du mouvement slavophile. Face à la civilisa-
tion romano-germaine (catholique et protestante), décadente et en crise,
il opposait l'idée du développement du monde gréco-slave, fondateur pro-
chain d'une nouvelle civilisation religieuse, fidèle aux origines inaltérées du
christianisme.
Journal de la Félicité 169

baluchon-, suffit à me donner la certitude solidement ancrée


et la conviét:ion inébranlable que je sais ce que je dois et ne dois
pas faire.
L'incertitude est la loi fondamentale de la civilisation occi-
dentale et le signe sous lequel elle est née; c'est aussi la condi-
tion de base du christianisme. Mais il s'y adjoint ces conviétions
dépourvues de « preuves » humaines, scientifiques, qui sont
plus solides que les théorèmes, que le granit. (Elles nous viennent
d'autorités plus hautes). Sous leur direétion, je saurai toujours
quoi faire ; par leur intermédiaire, je pourrai toujours reprendre
le fil interrompu de la relation avec Dieu et avec la joie ; au-des-
sus du gouffre, le poste émetteur et le poste récepteur peuvent
entrer en communication instantanément.
Dans la bruine, tout au long de cette rue, je comprends qu'il
ne faut faire aucun mal à qui que ce soit, que tout désordre, toute
bassesse, toutes les brutalités, les querelles, les énervements, le
mépris, l'offense sont le fait du diable; que faire le bien est la
maxime la plus égoïste qui soit, car c'est la seule chose qui vous
donne la tranquillité et la paix de l'âme; que la bonne conduite,
la colleétion de bonnes aétions, sont l'unique bien dont nous
pouvons disposer n'importe quand (aucune perquisition ne peut
vous le retirer). N'importe qui peut à n'importe quel moment
se retrouver tout seul dans une prison ou sur un lit d'hôpital, ou
souffrir d'insomnie à deux heures du matin (l'heure terrible de
la lucidité) et, alors, rien n'est plus amer et plus proche de l'en-
fer - pour employer un vocabulaire striétement égoïste - que le
souvenir des mauvaises aétions, d' aétes méchants, mesquins, que
le vide des talents inutilisés et des dons gaspillés. Je comprends
qu'il faut donc faire le bien tant qu'il en est temps encore, avant
d'en arriver dans un état où il ne nous reste plus qu'à être (moda-
lités du verbe être: à l'article de la mort, en prison, sur un lit
d'hôpital, dans une solitude désespérée ou irrémédiable, en train
de vieillir abandonné, ou alors dans des registres mineurs: en
170 NicolaeSteinhardt

train de se promener dans la rue, d'attendre à un feu rouge, de se


faire engueuler à un guichet). En accumulant les beaux souvenirs
(mais pas les regrets des instants de plaisir fugace, car ils sont eux
aussi un tourment), nous construisons à vrai dire notre propre
paradis qui n'est qu'une somme de bonnes aétions, d' aétes nobles
ou héroïques, de mouvements de générosité dont le souvenir est
comme un coin de cheminée toujours chaud et douillet, une
cause de satisfaétion justifiée, calme et bienfaisante, car elle fut
une sauvegarde contre le gâchis et les bassesses.Nous ne pouvons
pas avoir d'assurance et de logique absolues, mais nous pouvons
savoir à chaque instant ce qu'il convient de faire, modestement:
nous le savons ! End' autres termes, Dieu est parfaitement absent
du monde, mais il est parfaitement présent en nous, comme le
dit Kierkegaard, comme l'a tonné saint Bonaventure ; Dieu est
éminemment présent dans l'âme et il est même immédiatement
accessible à la cognition.
Je quitte Cluj calme, l'âme enrichie de paix; j'entrevois une
sagesse, une modeste modération qui pourrait présager de l' ap-
proche de l'hésychasme.

La collinesaigned 'œillets.
Et la Transylvanieefl toute chant de gloire
Ioan Alexandru
Dans le train, bien évidemment, nous ne dormons pas. Nous
sommes tous bien trop excités (Scurtu nous raconte ses deux
évasions, sur le bac, dans le delta du Danube), et tout le monde
se rend bien compte d'où nous sortons - à nos têtes rasées, à nos
vêtements miteux, à notre totale pâleur, à notre odeur surtout-,
les gens nous font de la place, nous donnent à manger, glissent de
l'argent dans les poches de nos vêtements accrochés aux patères
du compartiment ...
] ournal de la Félicité 171

Dès les premières lueurs de l'aube, nous voyons se dérouler,


majestueux et fertile, le paysage de la Transylvanie, qui semble
nous présenter, comme en une procession, ses solides bâtisses,
ses tourelles, ses champs cultivés avec soin, ses portails solides,
ses jardins striétement délimités, ses fenêtres di~araissant sous
les fleurs, ses chemins propres et lisses, bien pavés, ses églises
fortifiées ... Ô Transylvanie, Transylvanie ! Nous éprouvons une
joie immense et orgueilleuse ; il nous est permis de reprendre
contaçt avec notre pays et avec l'état de liberté (ce que l'on
peut avoir de liberté ... Les paroles de mon père me reviennent
à l 'e~rit: ne t, afflige pas, tu quittes une prison vaste pour une
prison plus étroite, et quand tu sortiras, ne te réjouis pas trop,
tu repasseras d'une prison exiguë à une prison plus grande) - à
travers ce paysage noble et digne en toute chose, nulle part il
n'est sordide, vaseux ou hideux.; il y a eu des souffrances et de la
peine, et les oiseaux tristes y ont chanté, mais il n'y est pas resté
l'odeur du limon turc, c'est un paysage digne et honnête, un rien
emphatique - « Monsieur mon Pere », « je n'en ferai rien, je
vous en prie », « servw » cher ami, les sept « burgs » et la « rét-
ziproque », le thé au lait 98 - un paysage qui a fait « craquer »
même Caragiale 99.
98. Expressions et habitudes typiques de Transylvanie, que le reste de la
Roumanie tourne gentiment en ridicule.
99. Ion Luca Caragiale ( 18 52 -1912) est considéré comme le plus grand
dramaturge roumain. Ses pièces de théâtre sont de véritables fresques mélan-
geant conflits entre appareils politiques, corruption provinciale, ambitions
mesquines, société de parvenus semi-analphabètes et démagogie décousue.
Caragiale met en lumière des mœurs de banlieue, le ridicule des mésaven-
tures amoureuses et des adultères acceptés, mais aussi et surtout la corrup-
tion et l'imbécillité des partis politiques et de l'administration: gouverne-
ment, parlement, préfecture, police, justice, église - personne n'est épargné.
Les critiques de l'époque sont partagés: les plus visionnaires voient tout de
suite en Caragiale un génie, tandis que d'autres le qualifient d' antipatriote et
d'immoral. Dégoûté, Caragiale s'exile en 1902 à Berlin, où il meurt dix ans
plus tard. Ses comédies ( Une lettreperdue, 1884) et ses nouvelles à l'univers
172 Nicolae Steinhardt

Et combien sont propres les rues des villages, les routes, les
fermes, les cours, tout au moins à cette heure matinale.••
Duiliu Zamfirescu 100 dit que le patriotisme n'est pas davan-
tage un préjugé qu'un jugement; le patriotisme est un sentiment.
Tout le monde peut éprouver des sentiments. Parmi les facul-
tés psychiques qu'y a-t-il de plus proche des larmes que le sen-
timent? Je pleure facilement, trop facilement. J'aurai toujours
bien tiré un enseignement de mon temps de prison: c'est que
l'expression « le don des larmes » est on ne peut plus conforme
a' lare'al·1te' ...

3-4août

Dans le train, je suis poursuivi par la formule « Le diable est


le maître de ce monde ». Je crois qu'il faut mettre l'accent sur
«ce». Le monde est la création de Dieu, mais le monde conta-
miné par le péché et complice du diable, « ce » monde, qui n'est
plus le monde originel, le monde que Satan offre et met au pied
de Jésus comme s'il lui appartenait et qu'il puisse le donner à
qui il le désire (et le Seigneur - Luc 4,6 - ne le contredit point),
dans la mesure où il n'est qu'une image secondaire, déformée,
déviée, ce monde est illusion, un monde que les paysans, les mar-
chands voient, qu'ils croient être une auberge, mais dont Don
~chotte sait que c'est un château, cela c'est son monde, à lui.
L'opération de purification n'exige donc pas de nous une
recréation, mais seulement un exorcisme, une démystification.
La preuve en est que le chef-d'œuvre en matière d'art réussit à
nous désenvoûter, lui aussi, à établir une liaison direéte avec le
divin. Alors le voile ensorceleurdisparaît et le monde - qui est
pathologique ( Un ciergede Pâques,1892; Péchés,1892) annoncent le théâtre
de l'absurde.
100. Duiliu Zamfirescu (1858-1922), écrivain roumain.
Journal de la Félicité 173

toujours le même, mais transfiguré, ébranlé par les charmes -


redevient la création première et donne la sensation du bonheur.
D'ailleurs le Seigneur, dans sa conversation avec Nicodème dans
Jean, chap. 3 (j'en viens, moi aussi, à cause de toutes les seétes, à
faire constamment référence au texte de la Bible, en citant le cha-
pitre et le verset, pédante habitude), ne demande pas à l'homme
de renaître, de se refaire,mais seulement de réaliser une mémnoïa
spirituelle, instantanée, absolue.C'est à ce propos qu'il faudrait
citer aussi les paroles fulgurantes de Jawlensky: l'art est la nos-
talgie de Dieu.
~ donc n'a vu, dans des livres mal imprimés, des images
couleurs approximativement superposées à celles en noir et
blanc ? Eh bien, le monde du diable est pareil à cette petite
déviation entre le fond et la couleur, petite, mais suffisante pour
vous mener avec une insistance et une rapidité croissantes sur
d'autres rivages.
C'est une déviation qui demande à être corrigée. C'est dans
ce sens que le monde dominé par le diable est réel et dans ce
sens seulement, parce que, par ailleurs, le diable n'a pas créé un
second monde; c'est toujours dans le monde que Dieu a créé
qu'il œuvre, en parasite; c'est toujours le même monde, mais
« ensorcelé » ; c'est de ce monde, imaginaire (car il n'existe que
par nos regards, nos concepts, nos conviétions, nos passions)
qu'il est le prince ... C'est pourquoi ma bien-aimée Simone a
pu constater très justement: les choses auxquelles nous sommes
attachés sont irréelles, mais les chaînes qui nous attachent à elles
sont bien réelles. Les struétures ne diffèrent pas: « struéturelle-
ment » parlant, le diable n'œuvre pas sur une autre aire que le
Bien, le Verbe.
Par là même, le diable ne peut nous offrir que ce qu'il a:
c'est-à-dire l'illusion, la maya (ça, c'est l'influence du Dr Al.-G.),
l'image qui a sauté à l'impression. Aussi longtemps cependant
que notre relation avec cette illusion ou cet ensorcellement esè
174 Nicolae Steinhardt

fondée sur un aél:e d'adhésion de notre part, il tient parole: il


donne ce qu'il a promis. Mais à l'instant de la mort (ou d~un
repentir bouleversant ou den' importe quelle occasion de faire le
a
bilan), quand nous sommes rappelés la réalité. Ils ont leur gran-
deur, les moments de bilan de fin d'année dans le commerce, et
leur allégorie si peu entrevue, Soll und Haben 101 , cet humble livre
de Gustav Freytag ne préfigure-t-il pas d'une certaine manière
l'empyrée de Sein und Zeit 102 ? Il est certain que l'accord établi
est « liquidé » (voir Faust) et l'apport diabolique s'avère illu-
soire, un simple reflet dans le miroir.
C'est le père du mensonge, parce qu'il n'a de pouvoir que sur
l'image déviée, que sur l'erreur, sur l'essence corrompue; c'est
le prince de l'épouvante, car il est effroyable de voir que l'on est
en fait emprisonné - engagé (engagé signifie aussi entré au ser-
vice d'un maître, comme un domestique) - dans une construc-
tion gigantesque, branlante, ratée, qui ne peut que s'effondrer
comme un chiteau de cartes.
Cela étant, la foi en Dieu me semble, dans toute l'acception
du terme, l 'aél:e le plus réaliste qui puisse être : c'est accepter la
vérité et se défaire des illusions.C'est pourquoi cela demande de
l'humilité, c'est pourquoi l'Église met tant l'accent sur l'humi-
lité: rien ne nous est plus pénible que de renoncer aux chimères.
~and Don ~chotte dit aux paysans de l'auberge qu'ils
sont en réalité dans un château, c'est lui qui est cinglé, parce que
les paysans sont dans une auberge, aussi longtemps qu'ils estiment
y être; et le verbe humain étant lui-même « créateur», comme
celui du Père ( Genese 2,19), le château s'est aussitôt transformé
en auberge. Tu l'as appelé auberge, auberge il est, par la vertu
du pouvoir divin concédé à l'homme de définir les choses. Don
~ichotte nie la réalité, au niveau où il se situe lui-même, donc
101. « Doit et avoir».
102. Célèbre trait de Martin Heidegger, L'être et le temps.
journal de la Félicité 175

il est fou. Mais il est aussi réaliste, sain d'esprit, car le château
est bien demeuré un château dans le monde essentiel des arché-
types, le vrai ( « vrai », non « réel »), parmi les « modèles » ; il
a juste été recouvert du voile de la magie et à tout instant il peut
être rétabli, restauré, remis, réintégré dans son état initial par une
opération de retour à la vérité et de répudiation de ce monde, le
faux, le monde de la couleur déplacée à l'impression.
La situation du chrétien est aussi paradoxale que celle de Don
~ichotte. C'est un homme et on lui demande d'être Dieu. Il a
été créé pur et il est souillé; il n'a qu'à revenir à ce qu'il était des-
tiné à être. Autrement dit, il doit lutter pour devenir ce qu'il est.

Boogie mambo rag

Il na par voulu m'écouter, Maniu, et pourtant, combien defou


le lui ai-je demandé, eh oui, s'il avait bien voulu m'écouter, mau
il a suivi lavu de Penescu... Le gâteau de semoule? Je vau te le
dire, moi, comment onfait un gâteau de semoule,je vou bien que
tu n'en M ptU la moindre idée... Eh, toi, qui dis avoir vécu si long-
a
temps la campagne, voyons voir si tu sau: la poule caquette, le
canard cancane, l'oie cacarde, et le dindon, qu'efl-ce qu'il fait le
dindon ? Hein ? Il gloiuse, mon vieux, il glousse... Natalia Negru,
c 'eft comme cela qu'elle s'appelait... Penses-tu ! Celle-la c'était une
103
femme pour laquelle $t. O. losif s'efl tué, celled'Odobescu s'ap-
pelait autrement, cela ne me revient pas maintenant, mais c 'émit
a
un nom consonancegermanique ... Écoute, d'abord il fout foire
bouillir le lait, c 'efl impératif, tu ne verses la semoule qu 'apres...
Cornesgrecques,c'ef!commecelaqu'onappellelesgombos.Oui, tu
104
as rauon, l'hutoire de Tamadau , c'efl une a{/ion qui a été entre-
103. Alexandru Odobescu ( 1834-1895 ), écrivain et archéologue roumain.
104. Un piège de la Securitate:le 14 juillet 1947, la plupart des leaders du
Parei national paysan ont été rassemblés à Tamadau, sous prétexte d, un
départ groupé pour l'étranger, ils y ont cous été arrêtés.
176 NicolaeSteinhardt

prise tellementala légere,on a du mal aY·.. Tu VOU, pour tout te


dire, blaireau,Je ne saisplw, maisputou... C 'efldans Dante, mon
vieux ...

Bucarest, 4 août

Papa, je le retrouve dans la rue, près de la maison. Il marche,


soutenu par un cousin qui est venu lui faire faire un petit tour
et l'emmener chez le coiffeur. Il est tout petit, incroyablement
petit, très voûté, et il marche à tout petits pas, mais sans crainte
aucune et ses yeux sont vifs. Je glisse mon bras sous son bras
droit, sans qu'il s'en aperçoive et, quand il tourne la tête, je lui
demande de ne pas pleurer.
Pleurer? dit-il. ~oi, tu me prends pour un idiot ? Dis donc,
tu as mangé quelque chose aujourd'hui?
Arrivé dans la chambre, en haut, je suis épouvanté : le canapé
et le fauteuil sont défoncés, les ressorts pendent lamentable-
ment, la poussière forme partout une couche épaisse, les murs et
le plafond sont noirs, cela pue la misère et la saleté, l'air confiné,
je vois les punaises frétiller partout à leur guise. Un recoin d'en-
trepôt de vieilleries, abandonné. Dans la salle de bains, les robi-
nets fuient, la baignoire est toute rouillée. Le sol de la chambre
est jonché de vieux journaux, tout est poussiéreux. Un bol sale,
deux fourchettes, poisseuses. C'est à se taper la tête contre les
murs (de soi--même,sans l'intervention de l'enquêteur). Mais ce
n'est pas pour rien que je sors d'un cachot; je garde mon calme:
je vais nettoyer.
Journal de la Félicité 177

Gherla 1963

Françau,encoreun effort
si vow voulez être républicains.
Le Marquis de Sade

Je me retrouve, lors d'une de ces crises rageuses de déména-


gement que connaît fréquemment l'officier politique Tudoran,
dans une cellule pleine d'anciens militaires, de gendarmes, où
se trouvent quelques légionnaires récemment transférés d'Aiud.
J'apprends quelques détails authentiques concernant Tur-
canu 105 et la rééducation.
Si les démons, les anges déchus ont pu imaginer des tour-
ments terribles, il n'y a que la malignité humaine qui soit par-
venue à inventer des tortures aussi biscornues et aussi dingues.
La bouillie de gruau brûlante, avalée sans reprendre souffie, et
tout de suite après, un grand verre d'eau glacée.
105. Eugen Turcanu (1925-1927), tortionnaire en chef dans· la sinistre
prison de Pite~ti. Il est à l'origine des tortures quotidiennes, tant physiques
(privation de sommeil, eau et nourriture, électrocution, quasi-noyades, obli-
gation d'ingérer des excréments, exposition à des températures extrêmes,
viols, coups, piqûres sous les ongles, injection de substances chimiques ou
pharmaceutiques ...) que psychiques (humiliations, manipulations, chantages
affectifs, menaces sur la famille ...). Elles avaient pour but de «rééduquer»
complètement les détenus politiques. Les objectifs de l' « expérience »,
conformément aux principes léninistes interprétés par le Parti communiste
roumain, étaient: l'abandon des convictions politiques ou religieuses par
les détenus, l'altération de la personnalité jusqu'au point d' « obéissance
absolue», l'obtention, de chaque détenu, d'une liste de noms de collègues,
parents et amis supposés de mêmes opinions, pour être arrêtés à leur tour.
Turcanu, à l'origine détenu lui-même, a agi à l'instigation des autorités com-
munistes du plus haut niveau (ministre de l'Intérieur), mais, lorsque ce sys-
tème de torture a été connu à l'extérieur et par la suite en Occident, le parti
communiste l'a lâché et l'a accusé d'exactions et de tortures. Turcanu et le
groupe de tortionnaires qu'il a dirigé ont été jugés en septembre-novembre
1954. Le 1O novembre 1954, Turcanu ainsi que la majorité de ses coaccusés
ont été condamnés à mort et fusillés le 17 décembre.
178 NicolaeSteinhardt

Grimper aux murs à la force des ongles.


Se prosterner à plat ventre sans interruption, jusqu'à
l'évanouissement.
Ingérer des excréments. (Il s'estime privilégié celui à qui on
fait avaler les siens.)
Un énorme repas suivi de quarante-huit heures passées dans
une cellule bondée, sans tinette, et la porte, bien sûr, bouclée.
Des prêtres forcés à pratiquer l'onanisme.
Les heures de sommeil réduites à quatre. De minuit à quatre
heures du matin, et celles-là encore interrompues tous les quarts
d'heure.
L'obligation de rester exclusivement debout de quatre heures
du matin à minuit pendant deux mois.
Trois alertes par nuit. ~and sonne l'alerte, les détenus doi-
vent se glisser sous les lits, face contre terre. Les gardiens entrent
dans les cellules avec les extind:eurs et recouvrent le sol d'un
liquide blanc qui se solidifie aussitôt, formant une croûte dure.
Les détenus, en sortant de sous les lits, doivent nettoyer cette
croûte en moins d'une heure, avant que l' inspeéHon ait lieu et
constate que tout brille, « nickel ».
En arrivant à Gherla, dans la cellule où je me trouve, moi
aussi, l'amiral Ho ria Macelaru s'exclame : « C 'est le paradis sur
terre! »
Il vient de Râmnicu-Sarat où il a vécu six ans seul dans une
cellule disciplinaire; soumis à un régime de famine, il a mangé
la paille de la paillasse (trouée) sur laquelle il dormait ; à la fin il
n'y avait plus que la toile: La Peau de Chagrin,dans une autre
version filmée. Dans la cellule voisine, Ion Mihalache est mort
après être devenu aveugle.
C'est peut-être justement cela l'enfer: la maison de fous.
À un niveau bien plus modéré, j'ai pu, moi aussi, acquérir la
convid:ion que la prison politique a été conçue en se fondant
sur les idées cybernétiques de rétroad:ion et de morphogenèse
journal de la Félicité 179

spontanée. Les détenus n'ont qu'à se torturer les uns les autres.
Économie de moyens : les gardiens auront à peine à intervenir.
Les condamnés créeront eux-mêmes leur enfer.C'est bien ce qui
s'est produit. J'ai souffert infiniment plus du fait des hommes
soumis aux conditions de vie d'une cellule « d'exécution des
peines » que du fait des matons dans les couloirs.
Les « chefs de chambrée » consciencieux, esclaves du règle-
ment, craintifs, amis maniaques de la propreté (Qu 'es' tu fazu la,
bonhomme! tu touches la gamelle apres t'être gratté le cul? Non,
mair ! tu t'rends pas compte, tu me sou.filesm morve sur mon lit?)
ont été ceux qui ont appliqué et mené à son terme l'idée, juste,
que la maison centrale de force ce n'est rien, c'est une vétille, une
bagatelle, comparée à l'hospice de fous.
En racontant partout Huis Clos de Sartre, je caressais l'espoir
de contribuer à dévoiler ce secret et d'en annihiler par là même
les effets. On m'écoutait attentivement (la chambre d'hôtel, qui
dans la pièce représente l'enfer évoquait avec trop de précision
les conditions de vie en prison pour ne pas éveiller instantané-
ment l'intérêt), mais les résultats se sont avérés nuls, confor-
mément au conseil que Lord Chesterfield donna à son fils : tu
entendras à la Chambre des Communes beaucoup de beaux
discours, certains modifieront tes opinions, veille à ce qu'aucun
ne modifie ton vote. Chose étonnante, les grands bourgeois, les
grands propriétaires terriens, les professeurs d'université, les offi-
ciers supérieurs, les évêques, les anciens hauts dignitaires se sont
révélés bien moins exigeants sur l'hygiène que les bergers, les
ouvriers et les agriculteurs qui, presque tous, ont été, d'après leur
propre expression vite écœurés et difficiles pour la nourriture et
ne cessaient d'établir des règlements prophyladiques bien plus
sévères qu'à l'Institut Pasteur ou des normes d'utilisation de la
tinette et de l'ablution des mains bien plus ftrides que les rituels
tribaux ou le cérémonial de la défécation d'un brahmane.
180 Nicolae Steinhardt

Gherla, mai 1963

Deux fois opéré, épouvantablement maigre, parlant et mar-


chant à grand-peine, passant presque tout son temps couché, à
l'abri d'une couverture et plongé dans ses prières, le père Hara-
lambie V. attend la mort. Il trouve cependant, de temps en temps,
la force et le moyen de nous parler un petit peu. Le moine qu'il
est accueille sa fin avec sérénité, mais non sans souci : comme le
sage qui se prépare à un long voyage et sait que celui-ci n'est pas
à prendre à la légère, qu'il est bon de bien réfléchir en temps utile
à tous les détails, de faire tous les pr~paratifs nécessaires et de
s'équiper en pensant qu'il vaut mieux avoir trop que pas assez.
Il m'accorde, à moi aussi quelques instants et, en le regardant,
en lui parlant, je suis submergé par la convié\:ion que les souf-
frances ont un sens, qu'il e~ impossible que la vie n'ait pas de
sens. Comme toujours, je suis poursuivi par la formule de Sartre
- Nous sommes condamnésa être libres - qui ne manque ni de
force ni de vérité, même théologique. Et par la version qu'en
donne Merleau-Ponty: nous sommes condamnés à donner un
sens aux choses. Sorin Vasile dit: ce n'est pas la réalité qui a de
l'importance, mais la vérité (ce qui est tout autre chose) et le
sens. Le patriarche Athénagoras: « De quoi l'homme a-t-il faim
de nos jours ? D'amour et de sens ».
Au père Haralambie j'ose confier - comme à un saint - pour
la première fois, les deux rêves que j'ai faits àJilava, un an et demi
plus tôt, dans la cellule 25.
Une fois m'est apparue en rêve ma mère qui allait tout le
temps à l'église de Capra et qui parlait une langue roumaine si
pure et si pleine de charme. Elle m'a pris par la main et m'a mené
au mur d'une Maison du Seigneur.C'était un mur gigantesque
entièrement peint de portraits de saints et recouvert d'icônes.
Elle me faisait approcher des portraits de saints et des icônes et
m'invitait à les baiser.
journal de la Félicité 181

Le deuxième rêve fut plus bouleversant encore et je nomme


cela un rêve parce que je ne sais pas comment le nommer
autrement.
Il faisait très froid dans la cellule 25. L'hiver 62 avait été rude,
avec des montagnes de congères traversées par les hurlements de
la bise glaciale. Odobescu, dans Doamna Chiajna: « Il est triste
et laid, l'hiver à la campagne ... » Triste et laide, telle était aussi la
cellule 25 de la deuxième sed:ion.
Le tuyau du petit poêle s'est effondré et on ne peut même
plus faire le pauvre feu de trois brindilles qu'on nous autorisait
à allumer du 15 dé~embre au 1cr mars. La suie a tout recouvert
d'une couche épaisse et grasse de noir poisseux, qui s'~tend sans
cesse et reste c<;>llée. Nous sommes transis de froid et nous sen-
tons accablés de saleté, et puis nous avons faim. Sans doute à
cause des chutes de neige, l'approvisionnement a été interrompu.
On ne nqus distribue plus qu'une fois par jour, et ce à des heures
irrégulières, une petite poignée de galettes de maïs froides. Nous
n'avons plus d'eau. La tinette est archipleine. Bizarrement, le gel,
au lieu de neutraliser l'odeur des excréments ne fait que l'exas-
pérer. Nous guettons l'arrivée de la galette de maïs comme des
animaux en cage dont la nourriture est dispensée au gré de la
fantaisie d'un maître oublieux. Les fragments de galette sont de
vrais glaçons, le maïs n'est même pas bouilli auparavant, c'est
juste cuit au four.
Dans cette atmosphère grelottante, faite de tristesse, de glace
et de crasse, je parviens à rester calme. La cellule est peuplée de
gens très bien, tous fort polis. Et nous ne prenons pas les choses
au tragique, nous sommes gentils entre nous, gais, comme les
gens ne peuvent l'être qu'en prison - préfiguration imaginaire
de l, hésychasme monacal ou de la félicité céleste. Il y a un grand
propriétaire terrien de Bessarabie, qui est particulièrement
agréable: Cimpoie~u, et bien d'autres. f ai pour compagnon de
lit un chauffeur, c'est même le chauffeur de Cimpoie~u, passé en
182 NicolaeSteinhardt

jugement en même temps que son maître et puis condamné à


un nombre terrifiant d'années. Comme Cherciu, le chauffeur
d'Alimane~teanu, parce qu'il lui apportait de la nourriture à sa
résidence forcée du Baragan 106. Il a eu un comportement exem-
plaire lors du procès, il a donné des gages de fidélité et a suivi son
maître en prison, tout comme les écuyers suivaient les seigneurs
dans les· croisades, les guerres ou les aventures. Il a cependant
du mal à supporter le quotidien du régime pénitentiaire. Il est
nerveux et - comme bien des gens simples - il souffre de la pro-
miscuité, de la saleté, des privations, bien plus que les intellec-
tuels ou les gens aisés. Les ronflements « épouvantables » d'un
voisin le perturbent. Il me demande humblement de faire un
échange: que je prenne sa place et qu'il dorme à la mienne, un
peu plus loin de la source de ronflements. Les distances entre les
deux sont infimes, mais l'homme se fait des illusions et, dans ces
circonstances où tout se passe au niveau psychique, un simple
déplacement de quelques centimètres peut contribuer à l 'apai-
ser. Nous changeons de place.
La chose est d'autant plus aisée pour moi, que dans la cellule
80 de Gherla je me trouvais à côté d'un honnête homme, fort
cultivé, le général Constantinescu-Taranu, le plus imbattable
des ronfleurs de tous les temps et de toutes les prisons. Les bruits
qu'il produisait étaient si triomphants, si irrésistibles, si atroces
que la question de pouvoir dormir ne se posait même plus quand
on partageait son espace. D'autant que ce n'était pas un bruit
uniforme, continu, mais une inépuisable série de grondements
de canon, toujours différents, toujours surprenants - véritable
gamme inventive d'un artiste dont le style se renouvellerait
con~amment. _Onfinissait pars' assoupir un peu, après quelques
semames de vie en commun, mais par brèves périodes seule-
ment, - comme ces capitaines de navire, voués à n'être jamais
106. Grande plaine du sud de la Roumanie , au c1·
1mat d e steppe.
journal de la Félicité 183

entièrement délivrés du mal de mer, même après des années de


navigation. (Ainsi, je n'ai pas réussi à m'habituer à la bouillie de
gruau, si ce n'est après plus de trois ans de prison.)
Le lendemain, vers le soir, le chauffeur s'adresse à moi avec
encore plus d'humilité: il voudrait tout de même revenir à sa
première place; ça ne va pas bien, là où il a dormi: il y a du cou-
rant d'air. Nous rechangeons de place.
Et le lendemain le manège recommence.
Vers deux heures du matin, on amène dans la cellule un nou-
veau lot de prisonniers, une foule de gens pêle-mêle, il ne man-
quait plus qu'eux: la cerise sur le gâteau. Et ave~ quelle détresse
ils promènent leurs regards partout, viendraient-ils par hasard
de lieux moins sinistres ? Nous les recevons de façon inatten.due
pour eux, tranq~illement et en faisant contre mauvaise fortune
bon cœur. Mais où donc les coucher? Tout le monde se tasse
pour créer de nouveaux espaces - imaginaires pour la plupart,
comme ceux de la géométrie riemannienne. Certains d'entre eux
n'ont d'autre ressource que d'aller somnoler sur des bancs. J 'in-
vite l'un d'entre eux, un homme volumineux, exaspéré et à bout
de forces - dont le visage exprime la souffrance et l'épuisement
- à prendre ma place, nous n'aurions pas la place côte à côte; et
de toute manière on voit bien qu'il a un besoin urgent de deux
ou trois heures de repos. Je passe le reste de la nuit sur le banc.
La nuit suivante je m'endors, recru de fatigue. Et c'est alors,
cette nuit-là, qu'un rêve miraculeux, ou une vision, me comble.
Je ne vois pas Notre Seigneur Jésus en chair et en os, mais seule-
ment une immense lumière - blanche et brillante - et je ressens
un bonheur indicible. La lumière m'enveloppe de toutes parts,
c'est un bonheur total qui efface tout le reste; je suis baigné de
lumière, je flotte dans la lumière,je suis dans la lumière et j'exulte.
Je sais que cela va durer éternellement, c'est un perpetuum immo-
bile.je suu me dit la lumière, non en paroles, mais par transmis-
sion de pensée.Je suu: et je comprends, par l' intelleét, mais aussi
184 NicolaeSteinhardt

par la voie des sens, je comprends que c'est le Seigneur et que je


suis dans la lumière du Thabor, que je ne me contente pas de la
. .
voir, Je vis en son sein.
Je suis suprêmement heureux, heureux, heureux. Je le suis et
je comprends que je le suis et je me le dis. Et la lumière semble
être plus lumineuse encore que la lumière, et on dirait qu'elle
parle et qu'elle me dit qui elle est. Le rêve me semble durer long-
temps, très longtemps. Ma félicité ne se contente pas de durer
sans interruption, elle augmente sans cesse; si le mal es\:un abîme
sans fond, alors le bien à son tour n'a pas de sommets, le cercle de
lumière est de plus en plus vaste et la félicité, après m 'avoîr enve-
loppé soyeusement, change de taél:ique, devient dure, se préci-
pite, roule ~ur moi comme une avalanche qui, prenant le contre-
pied de la gravitation, m'élève; puis elle change de manière: c'est
la tendresse, elle me berce et à la fin des fins, sans ménagement
aucun, ·elle me remplace.Je ne suis plus. Ou plutôt, non, je suis,
mais avec une puissance telle que je ne me reconnais pas.
C 'es\: depuis cet instant que j'éprouve une honte indescrip-
tible : honte des bêtises, des méchancetés, des bassesses. Des
humeurs, des coups tordus.J'ai honte.
Le père Haralambie m'écoute avec attention, il ne sourit
pas, il ne sursaute pas. Puis il se prononce: il ne croit pas que les
rêves ou les visions soient suspeél:s.Au contraire; il me comble
de bonheur. Il me demande cependant une grande discrétion et
une maîtrise humble de moi-même. Et surtout - c'est difficile
à comprendre, dit-il, mais il me prie de faire un effort - que je
les considère comme choses naturelles, peu exceptionnelles, qui
ne me fassent pas quitter le chemin - aussi banal que possible
- de la vie de tout le monde. Une bonne pensée, de la part de
ma mère, comme un petit salut, pas plus. Et la miséricorde du
Seigneur es\:infinie ; quand il passe, il arrive que la frange de son
vêtement frôle les personnes les plus inattendues.
journal de la Félicité 185

Nous échafaudons des projets d'avenir. Le père est - comme


tout moribond authentique - persuadé à cent pour cent qu'il va
mourir ~t assuré à cent pour cent qu'il va vivre.
Mais peu de jours après, il est viél:ime d'une violente hémor-
ragie. Elle le terrasse. Le médecin, un détenu, appelé avec insis-
tance, venu péniblement, hochè la tête. Le « chef de chambrée »
enroule le père Haralambie dans une couverture, un autre détenu
et moi-même le portons jusqu'à la porte de la cellule, d'où les
sentinelles viennent le chercher. Nous autres sommes obligés de
rester face au mur, les bras couvrant nos yeux.
J'apprendrai plus tard qu'il est mort le lendemain. .
Péguy, mobilisé en aoµt, 1914, est allé prendre congé de tous
ses amis et se réconcilier avec tous ses ennemis. Il a parcouru Paris
de long en large. Il est allé présenter ses excuses à tous ceux à qui
il avait .fait du tort, il n'a pas oublié, chez des amis, une maîtresse
4e maison à.qui il lui semblait s'être adressé une fois avec rudesse.
Il est p~rti, décidé à mourir pour la cause en laquelle il croyait et,
p~r-dessus le marché, pour la république universelle et « la d~r-
nière de toutes les guerre~ ». Il parlait ~érieus~ment: il est mort
tout de suite, en septen:ibre. Il a fait del' excès de zèle. Ils' est levé
pour diriger avec plus de précision le tir de ses hommes, couchés
à terre. « Couchez-vous, mon lieutenant, couchez-vous ... » Il ne
les a pas écoutés. Cela ne l'avait pas empêché de demander à sa
femme de lui acheter et de lui garder pendant toute la durée de la
guerre l'ensemble des journaux et des rC!vuesqui l'intéressaient.
Il ne peut rien savoir des hommes, celui qui n'a pas constam-
ment présent à l'esprit combien sont simultanés les nombreux
plans contradiétoires de la conscience.

Boogie 01ambo rag

En roumain le mot corn a troispluriels: coarne (les cornes),


cornuri (les croissants)et corni (lescornouillers)
... Dans la cellule
...

186 Nicolae Steinhardt

83, j'ai eu la chance de trouver plwieurs personnes qui connais-


saient bien « La tunique du Christ » :je l'ai entendue raconter, a
loi.sir,plus tard dans d'autres celluleségalement ... Pa, vu, ga, di, ke,
a
zo, ni ... 107 dit Marcellw Demarios.

Od:obre, novembre 1962


Et alors beaucoupfailliront;
ils se trahiront a se haïront les uns les autres.
Matthieu 24, 10

Dans la cellule 44 de Gherla, une cellule d'infirmerie, je ren-


contre une atmosphère totalement opposée à celle du tunnel 34
du « réduit ».
Tout bouillonne de haine, la délation se sent chez elle, les ran-
cœurs et la zizanie y ont pris leurs aises, les démons font la ronde
et Belzébuth danse la gigue comme chez lui, sur les terres de son
père. ~ pourrait l'en empêcher? Des orties, de la ciguë, de la
mandragore. En définitive, écrit Bergson, pourquoi ne pas sup-
poser une vie fondée non pas sur des composants de l'oxygène,
de l'azote, de l'hydrogène et du carbone, mais sur des compo-
sants du cobalt par exemple ? Et pourquoi n'existerait-il pas des
mondes où ce ne serait pas le bioxyde de carbone, mais l'ammo-
niaque qui assurerait la photosynthèse et la fertilité ? à côté de
notre univers harmonique, l' anthroposophe Rudolf Steiner en
décrit un autre, syncopé.
Dans la cellule 44, le monde est syncopé, le monde est am-
moniacal. La méfiance et le soupçon ont tout dévasté, comme les
ardeurs du vent torride des steppes. Les gens ne se contentent pas
d'avoir oublié la bienséance quand ils parlent, ils ne se parlent
même plus et pis que cela! ne s'adressent même plus des injures.
Les nuages lourds d 'éleéhicité coléreuse se heurtent aux nuages
107. La gamme musicale de la musique byzantine.
Journal de la Félicité 187

bouffis de l'éleél:ricité d'aigres ressentiments. Une touffeur d'où


jaillissent parfois les éclairs des prises de bec.
Chaque malade est persuadé que les autres ne sont que des
simulateurs. Les détenus-médecins signalent aux matons les
nombreuses suspicions de simulation. Sur chaque gamelle on
sent peser l'œil mauvais, inquisiteur et envieux de tous ceux des
alentours. Les regards et les pensées pèsent les quelques malheu-
reux médicaments distribués, avec bien plus d'exaél:itude qu'une
balance de précision pharmaceutique.
C'est la phase au bourbier qu'évoque le « Livret du chef
d'équipe » 108.
Le colonel Marinescu, qui a les nerfs malades, éclate, plusieurs
fois par jour, en sanglots hystériques; on dit qu'il fait du cinéma.
Benea, un paysan du village de Blaga109 est paralysé, il faut le por-
ter dans les bras sur la tinette.J'ai du mal à trouver quelqu'un qui
m'aide à porter « cette espèce de voleur ». Pasto rel est mortelle-
ment haï parce qu'il garde ses distances. ~ant au Dr Raileanu,
biologiste et phtisiologue érudit, qui est, il est vrai, très mépri-
sant de nature, ils veulent le rosser. Le général Vatimanu vole
108. Phase décrite par le chef du mouvement des Légionnaires, le « capi-
taine » Corneliu Zelea Codreanu, comme le « bourbier du désespoir ».
109. Lucian Blaga (1895-1961), poète, dramaturge, philosophe, essayiste
et diplomate, auteur d'une authentique métaphysique de la culture, qui est
aussi une métaphysique de l'inconscient. Pour Blaga, le style définit le carac-
tère fondamental de la culture et les coordonnées spatio-temporelles (les
«horizons») déterminent la matrice spirituelle d'une civilisation.L'identité
culturelle de son pays, au cœur d'un débat qui a passionné les esprits entre
les deux guerres, est notamment définie par ce qu'il nomme « l'espace miori-
tique » (un concept issu de la ballade Miorifa) qui permet de saisir l'essence
del' esprit roumain, profondément marqué par l'idée de destin (voir note sur
« l'espace mioritique », p. 52) A partir de 1945, le régime communiste le
réduit à l'isolement (en allant jusqu'à s'opposer à ce qu'il puisse concourir
pour le prix Nobel). Lucian Blaga échappa à la prison politique et a vécu très
modestement, jusqu'à sa mort en 1961, de traductions, dont la plus célèbre,
celle de Faust de Goethe, reste un modèle du genre.
188 NicolaeSteinhardt

à son secours; il passe lui aussi pour un menteur éhonté parce


qu'il raconte les chasses au bison auxquelles il a participé.
Le « chef de chambrée » dt un grand consciencieux et il
souffre d'insomnies. ~and il m'arrive de descendre la nuit à
la tinette, le seul bruit de mes brodequins le rév~ille de l 'assou-
pissement auquel il était péniblement parvenu. Il m'engueule
comme du poisson pourri et me jette des regards si lourds de
haine que j'en perds .tous mes moyens: il est vrai que j'ai eu le
malheur une fois ou deux de faire tomber un brodequin - avec
un bruit de tonnerre et de tremblement de terre -~ ce qui lui
donne parfaitement raison aux yeux de tous.
Les accusations. de vol s'enchaînent sans relâche. On nous
oél:roie un flacon d'acide laél:iqued'environ cinquante grammes
et on me charge d'en faire la di~ribution à ceux qui sont clas-
sés dans la catégorie « maladies·du tube digestif» (pour la plu-
part des tuberculoses intestinales) dans laquelle je me range moi
aussi. J '~i réceptionné au guichet le flacon et une pipette, je ine
suis dirigé tout droit vers la dizaine de malades concernés, j'ai
installé les douze flacons sur le rebord de la fenêtre et j'ai compté
avec la pipette un nombre égal de gouttes pour chacun, brico-
lant pour améliorer le résultat et corrigeant jusqu'à parvenir à
une égalité quasi absolue. Le flacon vide et la pipette sont restés
à l'endroit où j'avais opéré et j'ai restitué les autres petits flacons
(dix) à leurs possesseurs, le onzième me revenant.
Un quart d'heure après, le bruit se répand que, venant de la
porte, je suis passé près de la cuve à eau (je ne pouvais pas passer
ailleurs), que j'ai pris de l'eau et ai remplacé l'acide laél:ique par
de l'eau, que j'ai distribuée, en gardant tout l'acide laétique pour
m01.
Une accusation fantasque - comme diraient les personnages
de Molière - je n'ai pas eu le loisir de faire l'opération que l'on
m'impute et tout le monde aurait pu me voir faire, me prendre
en flagrant délit. Ça ne fait rien. Le chef de chambrée et quelques
journal de la Félicité 189

soupçonneux professionnels y souscrivent.J'ai de la chance~per-


sonne n'a encore consommé les gouttes. Je rassemble à nouveau
les petits flacons, j'en reverse le contenu dans le flacon com-
mun, sans y mettre le contenu du mien. Je fais goûter au chef de
chambrée; il s'exécute, en grimaçant à cause del' acidité. Je verse
ensuite le contenu de mon petit flacon dans le flacon commun
qui se remplit.
Bien que j'aie fait la preuve de ma bonne foi, je ne convaincs
personne.

Boogie mambo rag

Penses-tu! C'efl une citation de Milton ... J'avais pour adver-


saire lflrate Micescu110 et voila que... oui, c'efl ça, blaireau, nom
d'un petit bonhomme! ... Le général prwsien, baron von Steuben,
a failli être élu roi des États-Unis apres la vi[loire dans la Guerre
d'indépendance ... Ah, oui, c'efl tiré de Goethe: Wiire das Auge
nicht sonnenhajl, so konnte es die Sonne nicht erblicken... Sans
beurre et sans chocolat, ça n'a aucun charme, seulement, vois-tu,
le beurre... La Malaisie ! Kuala Lumpur. Luang Prabang, c 'efl
celle du Laos !... Non, mon cher, excwe-moi de te contredire, les
Leghorn sont blanches, les rouges,cesont des Rhode Island.
La passion de l'envie vous ronge incomparablement plus que
l'égoïsme, maladie bénigne. Et le virus de l'égalité nous pousse à
nous vouloir du mal avec acharnement. La haine des autres peut
être plus violente que l'amour de soi. Cioran dit: il vaut mieux
envoyer tous les gens en enfer, et ce le plus loin possible dans ses
profondeurs, plutôt que d'en voir un seul profiter de quelque
chose en plus; mieux vaut les damner tous que d'en sauver un
110. !strate Micescu (1881-1951), grand juriste rownain, arrêté en 1948 et
condamné à vingt ans de travaux forcés pour conspiration contre le régime
communiste. Détenu à la prison de Aiud, il meurt au bout de trois ans de
détention.
190 NicolaeSteinhardt

seul. La soif d'enfer égalitaire m'est apparue à moi aussi dans de


nombreuses cellules, où une sorte de variante de la loi de Bohm-
Bawerk fonétionnait impeccablement: les rancœurs sont inver-
sement proportionnelles à la mesure de la différence existant
entre les unités qui forment une colleétivité humaine.
Il en va tout autrement chez Dante et Jules Romains. Dans
Le Paradis,ceux qui se trouvent au troisième ciel ne jalousent pas
ceux qui sont au cinquième: ils se réjouissent de leur joie, parti-
cipent de bon cœur à leur béatitude et sont entièrement satis-
faits de la place qu'ils occupent dans le paradis inférieur. Jules
Romains, dans Les Hommesde bonne volonté affirme: je préfère
habiter une petite chambre dans les mansardes d'un palais plu-
tôt qu'un salon du même édifice dévasté et abandonné.
La société d'autrefois était constituée d'hommes dominés par
l'égoïsme et guidés par leur intérêt personnel, chacun pensant à
soi, et c'est pourquoi il était facile d'y être heureux. Préoccupé
de son propre bien-être, l'individu n'avait cure du bien d'autrui.
(Est-ce que le malheur de l'autre le laissait froid ? Réponses:
~el que soit le régime, le malheur d'autrui vous laisse tou-
jours froid.
Mais face au bonheur de l'autre - plus de froideur - on va
l'envier à mort, utiliser les moyens les plus ignobles pour s'y
opposer, à moins qu'on ne soit suffisamment préoccupé d'une
« possible » réalisation de son propre bonheur.)
Je ferme les yeux en serrant bien fort les paupières, dans la
cellule 44: Ah! les belles promenades dans l'Europe d'avant la
Première Guerre mondiale - Édouard VII, le cigare au coin des
lèvres, incognito dans les allées de Marienbad et ah ! (comme
disait Galsworthy) Bucarest par un jour de septembre nimbé
d'éther opalin aux doux reflets verts; la chaussée de Pantelimon,
assommée de chaleur par une journée torride de juillet ou d'août
et tant d'estaminets où il fait bon et frais de part et d'autre - la rue
Armencasca, paisible comme une « patriarcale » de ~t. O. Iosif,

..
journal de la Félicité 191

par temps d'hiver, sous la neige, quand dans les maisons ronflent
les feux, au cœur des grands poêles en faïence...
Je bats la campagne, je flotte en pleine idylle, ces images toutes
faites sont ridicules, stéréotypées ... Mais d'où me viennent donc
avec une insistance si stéréotypée ces effluvesde mélilot, de terre
humide s'évaporant sous les premiers rayons de soleil printanier,
ce parfum de pain chaud ?
(Mon vieux, me dit Al. Pal., depuis que tu es sorti de prison, tu
es devenu drôlement semanatorist111, pire que Romulus Sei~anu,
Timoleon Pisani et ceux de L 'Universulou du « Concours pour
la jeunesse». On m'a dit que ton auteur préféré était Nicolae
Densu~ianu 112 !)

Mahnaison, cellule 12

Au moment où le maton s'arrête devant la porte, je réussis


à soulever (très légèrement) les lunettes noires ; j'utilise la main
qu'il n'immobilise pas avec la sienne. Cela n'a aucune impor-
tance de savoir ou non dans quelle cellule on est réparti, mais
je sens que toute personne retenue ou détenue met un point
d'honneur à connaître ce détail. Le maton me prend sur le fait
et me frappe durement. Il est correét : il faut respeéter les formes
- la forme est la garantie du droit -, chacun de nous fait son
devoir, nous sommes quittes.
La cellule 12 est certainement très proche de l'avenue Calea
Plevnei, car on entend on ne peut plus clairement les cloches de
l'église située del' autre côté du square, entre les rues ~tefan Fur-
tuna (général Angelescu) et Witting.
111. Semantitorist: adhérent du Semanatoru/ ( « Le semeur »), mouvement
littéraire dont la source d'inspiration se trouve dans la vie des champs.
112. Nicolae Densu~ianu ( 1846-1911 ), historien et archéologue roumain.
192 NicolaeSteinhardt

Les cloches créent leur propre espace sonore - un véritable


univers. Celui qui se trouve à portée de leurs ondes participe
de l'état d'exaltation et de ravissement que fait naître imman-
quablement, à chaque fois, le son de toute cloche. (Poe: Mur-
muresde cloches,Murmuresde cloches,I Des cloches.Des cloches.
Des cloches.)Leur pouvoir de réconfort pénètre aussi dans la
cellule 12, où mon codétenu et moi-même ne cessons de vivre
comme des animaux, pour rious sentir humains, qu'aux instants
où l'église voisine invisible nous adresse le message triomphal de
ses cloches. •
Le premier effet de mon incarcération accentué par les clo-
ches : le sentiment de culpabilité. Bien que notre présence ici
soit le fait d'accusations fantaisistes, nous assumons pleinement
une culpabilité générale: vis-à-vis de nous-mêmes, de la vie~des
humains. Nous sommes innocents des accusations portées contre
nous, mais, hélas ! ô combien coupables pour tout le reste ! Nos
épaules, notre dos, notre âme sont chargés des péchés du monde.
Chargés aussi des douleurs des animaux : Marke!, le frère du sta-
rets Zossima disait: oui, à cause de notre péché, ils en sont venus
à se dévorer entre eux et à être poursuivis par les chasseurs.
(Dans l'islam, tout homme est tenu d'être une fois dans sa vie
«hadji». S'il n'a pas pu l'être, l'obligation en revient à son héri-
tier. Mais pas seulement à son héritier: tout homme doit faire
le pèlerinage sacré au nom de ceux qui ne l'ont pas fait, chacun
est responsable de tous. Il en va à peu près de même pour nous.)

Jilava, février 1962

En exposant la vie et l 'œuvre .de Martin Luther, Bruder


Harald cite et commente les paroles capitales prononcées à
-
journal de la Félicité 193

Worms en l S17: Hier flehe ich; ich kann nicht anders. Gott he/fe
mir. Amen ! 113
Paroles de prince. Combien différentes d'un: « ~e vou-
liez-vous que je fisse ? J'ai signé ». Le moine rebelle a un
raisonnement inverse : pour ce qui esè de signer, je ne signe pas,
je verrai bien ce que je ferai - ~e le Seigneur me vienne en aide.
Le soir, après l 'extinél:ion des feux, quand je reviens de la
tinette qui se trouve à l'extrémité de la cellule tunnel, je parcours
toute l'étendue du lieu pour arriver à ma couchette, placée près
de la porte, selon les ordres de l'adjudant Ungureanu. Tous les
autres sont à leur place, couchés : je resèe le dernier parce que
mes malheureux boyaux m'obligent à chercher de préférence la
possibilité de ne pas me hâter. Je passe donc, comme pour une
procession, au milieu des deux rangées de ceux qui se préparent
à dormir et je prends soin de souhaiter une bonne nuit à chacun
en particulier. On me répond avec amabilité et ferveur, et je res-
sens du bonheur à savoir que l'on m'accorde de la sympathie et
que j'agis correél:ement.
Certes, je sais que j'agis bien et par là même j'annule le bien.
En cela les exisèentialisèes ont raison ; quand nous prenons
conscience du bien que nous faisons, la conscience le compro-
met irrémédiablement. La conscience esè annihilante, elle exclut
la candeur, l'accomplissement serein et innocent du bien. Elle
souille toute l'élégance de l 'aél:ion.
Tout de même, ils ont raison, sans avoir raison, ces exisèen-
tialisèes. Ils vont un peu vite en besogne, ces presèidigitateurs; la
conscience souille, mais pas irrémédiablement. Nous ne sommes
pas de purs enfants, nous ne sommes pas des saints. Mais nous ne
sommes pas non plus - vlan! d'un seul coup! - des canailles, des
113. « Me voici, devant vous, je ne puis agir autrement. ~e Dieu me vienne
en aide. Amen!»
C

194 NicolaeSteinhardt

« salauds ». Des saints certes non. Mais peut-être the next befl,
c'eft-à-dire, des impofteurs du bien.
Les saints, c 'es\: la limite extrême. Mais, à leur suite, il y a les
héros, puis les seigneurs, et, cout au bout, voilà qu'arrivent clo-
pin-clopant les « aventureux » du bien, un peu ridicules, un peu
essouffiés, mais non dépourvus de valeur.
Nous savons que nous faisons le bien - donc nous le souillons
- mais c 'es\:le bien que nous faisons, pas le mal. Nous ne partici-
pons pas de la pureté des saints, mais nous faisons tout de même
quelque chose qui nous sorte des rangs des crapules. Il y a tout
de même une différence, je crois, entre d'une part les« salauds»
et d'autre part ceux de la cellule 34 (et autres « impofteurs du
bien»).
Il y a ici, à la 34, autre chose, autre chose que la touffeur où
se débattent les pusillanimes, les délateurs, les vaincus (lesquels
sont presque toujours en train de s'apitoyer sur leur sort et de
pleurnicher: des geignards de la trahison et de la défaite. Et avec
cela, voilà qu'ils se rengorgent comme des paons, parce qu'ils
ont cédé; il n'y a pas que les imbéciles qui ont bonne mine à
être orgueilleux, les scélérats aussi !) . D'ailleurs, ce qui règne
ici est facile à reconnaître, comme une couleur intense, comme
un accord parfait. La noblesse et l'esprit chevaleresque ne sont
pas de simples nostalgies, leur domaine est tout autre (comme
celui du christianisme, qu'ils reflètent): celui des secrets ou des
recettes du bonheur.
Ceci est peut-être du pur blaSphème, mais j'ai une théorie,
bien à moi, selon laquelle l'image du Christ, telle que nous la
donnent les Évangiles, n'es\: pas seulement celle d'un être doux,
bon, juste, sans péchés, miséricordieux, puissant, etc. D'après ce
que relatent les Évangiles - tous sans exception - il nous appa-
raît doué aussi de merveilleuses qualités chevaleresques, des qua-
lités de gentleman.
journal de la Félicité 195

Tout d, abord il frappe à la porte, il attend avant d'entrer; il


est discret. Ensuite il fait confiance aux gens, il n'est pas susj>i-
cieux. Et la première qualité chevaleresque, celle d, un grand sei-
gneur, c'est la confiance, le soupçon étant, au contraire, le trait
fondamental du fourbe. Un gentleman, c'est un homme qui -
jusqu'à preuve dirimante du contraire - a confiance en tous et à
qui il ne viendrait pas à l'idée de prêter avidement l'oreille aux
diffamations glissées sur le compte d'un de ses amis. Chez les
coquins et autres misérables, la première réad:ion, c'est toujours
le soupçon et la satisfad:ion - à nulle autre pareille - de pouvoir
se dire que son semblable est aussi infed: que lui.
Allons plus loin. Le Christ pardonne facilement et totale-
ment. Le coquin ne pardonne jamais ou alors, s'il cède (sans
pardonner), il le fait de mauvais gré, péniblement, au compte-
gouttes. Alors que le Seigneur dit: « Je ne te condamne pas. Va
et ne pèche plus ».je ne te condamnepoint ... Il est toujours prêt
à secourir, Il ne demande pas mieux. Il a de la compassion. Il dis-
pense sa miséricorde à la veuve de Naïn, aux aveugles,à la femme
courbée, sans que ceux-ci aient rien demandé. Il sait graduer ses
appréciations, il donne à chacun son dû. Ala Cananéenne, qui a
fait preuve de constance et de courage, il en dit plus qu'à d'autres
qu'il absout, il utilise une formule complémentaire: ô, femme,
grande est ta foi (à elle seule; à la fois l'exclamation: ô ! et le
qualificatif: grande).
Il est constamment - et avec un soin tout particulier en cela
- attentif et poli; ami, dit-il à Judas. Jamais une insulte ou une
parole méprisante pour les pécheurs. Aucun texte ne révèle de
moralisme rigide, de pudeur feinte. Et il ne pose aucune condi-
tion préalable aux pécheurs, il n'y a aucune discrimination: Je ne
rejetterai pas celui qui vient à moi. Le fils prodigue vient à sa ren-
contre (a même de tres loin déja... ). Et chaque fois qu'il donne,
il donne généreusement, à profusion, bien plus qu'il aurait fallu,
196 Nicolae Steinhardt

en grand seigneur. (~e peut-il y avoir de plus étranger à la mes-


quinerie comptable et à la petitesse des calculs de pharisiens qui
pèsent tout au gramme près que ces paroles de Jean 3,34: « Dieu
ne donne pas !'Esprit avec mesure»). Le souci de bonne gestion,
non c'est trop joli, de bureaucratie tatillonne, qui pousse Judas
à se préoccuper de l'argent dépensé pour le nard montre, d'une
part, que ce vendeur manquait de tout sens de la générosité et,
d'autre part, que le Seigneur passait naturellement - noblement
- par-dessus tout calcul, toute avance (même s'ils sont dégui-
sés en œuvres de bienfaisance et de patronage) pour goûter à la
joie de gaspiller (qui est tout comme sacrifier), dans des instants
d'élévation spirituelle. Ceci est aussi un geste noble, le noble
étant capable à tout instant de sacrifier sa vie ou de dilapider sa
fortune. Le noble perdra parfois sa vie dans un duel, pour des
raisons mondaines, ou va perdre sa fortune au jeu, mais son com-
portement, comme tout ce qui est terrestre, n'est quel' imitation
maladroite de vertus magnanimes; l'amour charnel n'est-il pas
lui aussi une pauvre contrefaçon de l'amour divin ?
La confiance en l'autre, le courage, le détachement de soi, la
bienveillance pour les accablés, dont on ne peut tirer aucun pro-
fit (les malades, les étrangers, les prisonniers), un sens très sûr
de la grandeur, la prédisposition au pardon, le mépris pour les
prudents et les thésauriseurs, voilà des traits chevaleresques, des
traits de gentleman.
11invite tous les hommes à se reconnaître pour ce qu'ils sont:
des fils du Père, du maître. De ce point de vue, le livre qui se
rapproche le plus des Évangiles, c'est Don Quichotte, car le che-
valier de La Manche dit à ceux de l'auberge qu'ils sont des châ-
telains, sans le savoir, et leur demande de se comporter comme
tels, noblement.
Le prince Mychkine, comment réagie-il alors que l 'ade
de Ganea ne se différencie en rien de celui d'un butor et d'un
journal de la Félicité 197

usurier ? Il éprouve de la compassion et de la honte pour celui


qui a oublié (dans sa colère et sa soif d'argent) sa qualité d'enfant
de Dieu.
La situation de chrétien ressemble beaucoup au statut d' aris-
tocrate. Pourquoi ? Parce que tous deux sont fondés sur les plus
seigneuriales des qualités: la liberté et la confiance (la foi).
~est-ce qu'un seigneur féodal? C'est avant tout un homme
libre.
~ est-ce que la foi ? C'est avoir confiance dans le Seigneur
malgré la méchanceté du monde, nonobflant l'injustice, en dépit
de la bassesse, bien qu'on ne reçoive de partout que des signaux
négatifs.
Voir les paroles de Tolstoï dans Anna Karénine, (lors de
l 'éleétion du maréchal de la noblesse de la province) : « Si nous
sommes nobles, c'est pour avoir confiance ».

Boogie mambo rag

Les habitants de Besançon, tu sau comment on les appelle?


Et ceux·de Charleville? Et de Monaco ?... Ce n 'efl pas parce que
j'ai été son minutre, mau sachez que Ferdinand 114 na pas été
/'empoté que vow prétendiez. C'était un botanute dutingué, un
polyglotte de qualité, il connausait l'hébreu, la théologie et émit
numismate ... À Einsiedeln, je crou, oui, la vierge noire efl dans
le monartère d 'Einsiedeln... buontin, c 'efl comme cela qu'on les

114. Ferdinand Jcr( 1865-1927), roi de Roumanie. Sous son règne, à la suite
de la défaite de 1'Empire austro-hongrois et du Traité de Versailles, voit le
jour « la grande Roumanie» qui s'adjoint la Transylvanie et la Bessarabie.
Apres la Première Guerre mondiale, la réforme agraire et les réformes d 'mo-
cratiques des années 1921-1923 consacrent l'émergence d'une d 'mocratie
parlementaire, mais où le vote n'est plus censitaire, où les ti mmes vocen
(vingt-deux ans avant les Françaises) et où la citoyenneté n'est plus ondi-
cionnée par la religion ou la langue maternelle. Pour on dévouc:menc, 1
Roumain. vont le nommer « Ferdinand le Loyal ».
1 8 icolaeSteinhardt

appelle et ceux de Charlevillece sont des carlopo litams • 115; ceux


de Monaco des MonégMques ... ; oui, il aimait les bellesTsiganes.
C 'efl dam Baudelaire: Horloge ! dieu sinistre, effrayant, impas-
sible ... il vousfaudra bien reconnaitreque cen'était PM le sot que
vow avez inventé; il se montraitgénéreuxavec ses officiersd'or-
donnance:tenez, monfrere me la raconté:il donnait achacunun
cigareet un louisd'or... Eh, je vois bien que vow ne savezPM, la
fauvette en anglau, c'efl robin, et le roiteletc'eflwren, maù voyons
un peu, voiu /Jz-bM,si vous savez comment on dit mefteacan en
françaù... Et (la reine)Maria, combienvow avezpu êtreinjustea
son égard... duait MarcellusaDemetrios.

1966

Dans L'Otage, Claudel affirme une chose paràculièrement


importante, que toute l'expérience de la vie et le speél:acle du
monde depuis la Deuxième Guerre mondiale nous confirment
de façon aiguë. On verra, dit Coûfontaine à Turelure, ce que cda
donnera, quand le monde de l'affe&on et de la confiance sera
remplacé par le monde de la concurrence.
Il se peut très bien que, dans le monde ancien aussi, les mots
réconfortants d 'affeél:ion et confiance aient fini par se vider de
leur contenu, aient fini par devenir formels comme bien d'autres.
Mais pour ce qui est de voir, nous avons vu, nous autres, ce qu'est
un monde exclusivement fondé sur la concurrence, un monde
auquel son héritière, la dialeél:ique, est venue mettre le pompon
avec ses nouvelles bases : le soupçon, l'envie et la haine.
Le grand secret de tous les malheurs: le soupçon. La graine
de discorde, le poison, le fléau.
ll 5. Expres ion d l'auteur.
journal de la Félicité 199

Il y avait bien une raison pour que, chez Bergson, le temps


soit porteur de surprises inattendues et que l'évolution soit
créatrice.
Je n'en veux pour preuve que ceci: qui donc aurait pu pen-
ser, dans les premières années de ce siècle, que nos problèmes
capitaux seraient la peur, le soupçon généralisé, la fourberie
toute-puissante ? Et voilà qu'ils le sont devenus. Pour nous, les
futilités - c'est ainsi que Camus appelle les problèmes posés
par Copernic et Galilée: l'héliocentrisme ou le géocentrisme
- ce sont les graves et naïves préoccupations du début du XXe
siècle: le progrès, l'extension de la libre démocratie, la science
bienfaisante.
Nous avons bien d'autres soucis, nous autres.
Et parmi eux le torturant problème de la suspicion qui prend
des proportions de maladie endémique.
(Duhamel se demandait vers 1928 pourquoi les repas duraient
si longtemps dans les restaurants de Moscou; et il s'était étonné
d'en apprendre la raison: il fallait effeél:uerdes opérations d'en-
registrement et de contrôle comptable pour chaque mets. C'est
dans une très large mesure aussi la raison pour laquelle le système
économique socialiste est si lent et si coûteux.)
Pour les chrétiens, la suspicion est un péché grave et qui fait
horreur. Pour les chrétiens, la confiance est la voie morale qui
engendre des «personnes». Seul l'homme se crée des sembla-
bles, en proportion de la confiance qu'il leur accorde et leur
témoigne. La méfiance est assassine comme l'infanticide; elle
anéantit en tant qu'homme celui sur qui elle pèse. L'homme
lui-même, créé par Dieu, transforme son prochain en personne
- par un aéte créateur second - grâce à la confiance qu'il lui
témoigne (Claudel).
En donnant des noms aux animaux, selon la prescription
divine, 1'homme les place dans le concert de la création ; en
200 1VicolaeSteinhardt

témoignant à son prochain de l'amour et de la confiance, il fait


de lui une Personne, autre chose qu'un individu.
Voilà pourquoi la suspicion esè si nocive. Elle fait de la per-
sonne humaine que l'on suspeél:e - quoi? Pas une brute, ce serait
trop bien, non, quelque chose de bien plus malfaisant, l'être le
plus abjeél:, le plus pernicieux, le plus cancérigène qui puisse exis-
ter - un fourbe.
Le corollaire: quand nous sommes en mesure d'acquérir la
conviél:ion qu'un individu ou un groupe d'individus se rangent
dans la catégorie des crapules, le procédé (chrétien lui aussi) est
tout autre: c'est de tout mettre en œuvre, sans délai, sans hésita-
tion, pour les empêcher de nuire.

Boogie mambo rag

C'était une passionnée, ce qui efl vrai efl vrai. Maif quelle
beauté azusi, a quellegrandeur. .. a combien la Grande Roumanie
lui doit, cela tout le monde l'a oublié... Oui, Stere a Marghilo-
man étaient despersonnesfines a intelligentes, mais sachez que les
véritables héros étaient de l'autre côté, c'étaient les mangeurs de
mamaligd} 16 e,t les idéalistes guidés par votre sot de Ferdinand et
votre débauchée de Maria ... Comment appelle-t-on le ffyle de Rim-
baud? a celui de Giraudoux donc ?La campagnefrançaise contre
les Autrichiens en Italie en 1859? Par l'armistice de Villafranca et
la paix de Zurich ... Oui, bouleau, ça c'était facile, maif « arçar »
c 'efl comment? ... Ellen 'apas perdu courageun seul inflant e,t puù,
a Paris, aux pourparlers de paix - qui donc, si ce n 'eff elle?...
Des textes bibliques à l'appui de la thèse « le christianisme
est une religion du courage » :

116. Mtimaligd est une sorte de polenta; nourriture de base du paysan


roumain.
Journal de la Félicité 201

• les innombrables injonél:ions christiques : « Prends cou-


rage, fils » ; « Prends courage, ma fille » (Matthieu 9 ,2 ; 9 ,22 ;
Marc 10,49; Luc 8,48); « Prennez courage» (Marc 6,50;
Jean 16,33).
• les encouragements: (Marc 5, 36;
« Ne crains rien »
Luc 1,13; 1,30, 5,10, 8,50). « Ne craignez point» (Marc 6,50;
Luc 2, 10, 12,7, 24,36 ; jean 6,20). « Ne soyez pas effrayés »
(Marc 16,6).
• sur la liste de ceux promis aux feux de l'enfer qui donc
occupe la première place : « les lâches » (Apocalypse21,8), et
l'admonestation: « Pourquoi avez-vous si peur?» (Marc 4,40).
• et surtout la révélation du grand secret: « Le royaume des
cieux est établi par la perséverance, et ce sont ceux qui luttent
qui s'en emparent». (Matthieu 11,12)
Dans d.'autres versions : « est pris d'assaut et les assaillants le
gagnent ». La bible anglaise ancienne parle de violencee~ de vio-
lents; la nouvelle : « est forcé » et « pris par la force ». C'est à
la force (violence) que se réfèrent aussi les Français « le royaume
des cieux est assailli avec violence, et ce sont les violents qui s'en
emparent». Les Allemands donnent l'équival~nt Gewalt, mais
poursuivent par un verbe composé plus expressif: reusenes weg
( « l'arrachent de force »).
Le chrétien, c'est celui que Dieu n'a pas doté d'esprit de
crainte (II Timothée1,7): « Car ce n'est pas un esprit de crainte
que Dieu nous a donné, mais un esprit de force, d'amour et
de sagesse» et il peut le mener au combat invisible (cf Nico-
dème l' Hagiorite 117): c'est un <<bon soldat du Christ Jésus» (Il
117. Saint Nicodème l' Hagiorite ( 1748-1809) ou Nicodème de !'Athos,
Nuc6ôriii,oç ô J\ytopefrriçen grec, est un érudit, auteur spirituel orthodoxe
et grand rénovateur de la tradition hésychasce. Il a déployé une abondante
activité intelleccuelle, compulsant, éditant, traduisant les textes de· Père .
A contrario des pratiques de l'époque, Nicodème rHagiorice recommande
la communion fréquente et la diction à haute voix de prières se rèce p n-
danc Ja liturgie. Il connaît les autres traditions chrétienne et traduit (en les
202 NicolaeSteinhardt

Timothée2,3), ceintde la vérité, portant la cuirassede la justice, le


cMquedu Salut, l'épéede l'E$prit.
Une religion dont témoignent les martyrs par leur courage
physique (Philippiens 1,28-30) : « Et nullement effrayéspar
vos adversaires [...] car il vous a été donné la grâce, à l'égard du
Christ, non seulement de croire en Lui, mais encore de souffrir
pour Lui, en soutenant le même combat ... »
~e dit Paul? «Je ne craindrai pas» (Hébreux 13,6).Et
Jean? « Il n'y a pas de crainte dans l'amour; au contraire, le par-
fait amour bannit la crainte». (PremiereÉpître dejean 4,18).
Le droit constitutionnel a été ma matière préférée depuis
l'époque de la Faculté. Insatiable et désireux d'aller droit à l'es-
sence, je me suis demandé quel était le mystère final de cette dis-
cipline que j'ai tout de suite aimée (Manole m'a bien aidé à en
tomber amoureux, lui qui disait que, si nous ne pouvions vivre à
la Chambre des Lords et parmi les têtes couronnées et les grands
hommes de l'histoire, nous pouvions tout au moins nous en
approcher par la voie du droit constitutionnel; et L. V. Gruia,
mon professeur de droit public de première année, m'a bien aidé
aussi, lui que j'allais bien mal récompenser en 1945 par une si
mauvaise conduite.)
Toute science a son mystère fondamental, que l'on peut sur-
prendre à un moment de crise. Celui du droit constitutionnel
(je ne suis parvenu à le comprendre qu'après mes années de pri-
son et mon baptême), c'est le courage physique face à la mort.
Quelque savantes que puissent être les autres définitions, je crois
que le droit constitutionnel, c'est la science de la garantie de la
liberté. (Définition arbitraire ? Arbitraires, les axiomes le sont
aussi.) Et la liberté ne peut en fin de compte être garantie par
adaptant, sans toutefois préciser le nom de l'auteur) les Exercices spirituels
d'Ignace de Loyola, ainsi que le Combat spirituel de Laurent Scupoli. Saint
Nicodème a été canonisé, à la demande de la Grande Laure de l 'Athos, par le
patriarche Athénagoras Ier,en 1955.
Journal de la Félicité 203

aucune loi, aucune constitution, aucune cour de juftice, aucun


procédé juridique. La cour de justice constitutionnelle de Karls-
ruhe, imaginée par l 'eSprit juridique allemand (différent de celui
de Ihering pour lequel le droit n'était pas seulement une science
élevée, mais aussi une force vive), s'est avérée en 1932 être une
illusion. La procédure mexicaine de «lamparo», qui a séduit
tant de juristes, est, elle aussi, un maquillage. (~elle meilleure
preuve que le fait qu'elle appartienne à un pays où un décret pré-
sidentiel a pu stipuler la chose suivante ; article 1 : « Nul ne peut
être général, s'il n'a pas servi comme soldat au moins un an»;
article 2 : Notre ministre, secrétaire d'État à la Guerre eft chargé
de l'application du présent décret.) Et la Haute Cour de Cassa-
tion française a-t-elle pu empêcher le coup d'État du 2 décembre
1851?
Les choses ne peuvent pas se passer autrement, quelles que
soient la constitution, la procédure ou la cour de juftice. Ce n'est
pas possible, parce qu'il y a l'expérience de Michelson-Morley.
L'expérience des physiciens Michelson et Morley a prouvé de
façon décisive qu'à l'intérieur d'un système fermé on ne peut
effeauer d'observations sur les mouvements absolus de ce sys-
tème, parce que l'observateur se trouvant lui-même à l'intérieur
du système est pris, donc entraîné, dans le mouvement absolu de
celui-ci. Ainsi donc, il ne peut pas en « sortir » pour l'observer
« de l'extérieur » et émettre des constatations objeéhves à valeur
non relative.
Dans le domaine du droit public, les choses se passent de la
même façon. Tout ordre politique a sa propre « année-zéro » ;
à partir de laquelle débute aussi son système légal propre. Une
instance juridique créée dans le cadre d'un régime politique
n'a pas le pouvoir de « sortir» du système juridique créé par
l'ordre politique et de se superposer à lui pour le sanéhonner
avec son autorité de simple créature. Le contrôle juridique de la
constitutionnalité des lois ne peut fonétionner que d,une année
204 NicolaeSteinhardt

zéro à l'année zéro suivante, il n'a jamais été capable d'empêcher


l'apparition d'une nouvelle ère politique: il périt avec toute la
série mathématique arrivée à sa limite ... Une cour de cassation
fait partie de son système juridique, fermé comme une galaxie.
Elle peut apprécier la validité des lois ordinaires du régime, du
point de vue de leur conformité avec les principes de celui-ci,
mais il lui est totalement impossible d'enfreindre les axiomes du
régime tout comme il est impossible à l'observateur de consta-
ter le mouvement absolu du système dont il fait partie et qui le
porte avec lui.
~e reste-t-il en définitive pour assurer la liberté ? ~el est
le garant certain ? Un seul: le courage physique des individus.
Même la reine Viél:oria et le roi Édouard VII - que l'on cite en
modèles des monarques constitutionnels - ont tenté d'éloigner
de leur fonél:ion des Premiers ministres qui ne leur agréaient pas.
La solidarité indestruél:ible des partis politiques les a placés, avec
beaucoup de courtoisie, en position d'échec et mat.
Dans ces cas-là, il n'était exigé que de la fermeté. Dans d'au-
tres, plus graves, le garant infaillible, c'est uniquement le courage
physique face à la mort. Ce mystère ultime du droit constitu-
tionnel, vers lequel Manole et LV. Gruia m'avaient guidé, m'a
été confirmé plus tard par la foi chrétienne.
Les grands eSprits connaissent depuis longtemps cette
vérité (élémentaire, mais qui demande qu'on lui prête quelque
attention).
Par exemple:
• Descartes: « Toutes les difficultés proviennent de l 'ab-
sence de courage physique ».
• Henry de Montherlant: « Courage ! Nous revenons
constamment à ce mot: courage! »
• Saint-Just: « Les circonstances ne sont difficiles que pour
ceux qui reculent devant leur tombe ».


journal de la Félicité 205

• Fr. Rauh : « ~elle que soit la morale sociale ne faut-il pas


être courageux?»
À ceux qui disent aimer la liberté il faudrait pouvoir rappeler!
les paroles prononcées par une aél:ricefrançaise du XVIIIe siècle
(Sophie Arnould) en présence de laquelle un vieux général dur
d'oreille répétait, interrogateur, un mot qu'elle venait de dire:
« ~oi? - Peur? ... » Et l' aél:rice d'appeler un valet: « Va vite
chercher un diél:ionnaire, j'ai employé un mot dont le général
n'a jamais entendu parler».
C'est Brice Parain qui est toutefois le plus clair, définitif: « Si
nous voulons être libres, nous ne devons pas avoir peur de mou-
rir, c'est tout ».
(Corneille a peut-être été grandiloquent et mélodramatique,
mais le droit constitutionnel, il le connaissait ...).
La devise de la Révolution française restée aussi celle de la
République, que tout le monde connaît de nos jours (liberté,
égalité, fraternité) est fausse et tronquée. La devise intégrale de
la Révolution était différente: liberté, égalité, fraternité ou la
mort et c'est comme le jour et la nuit.
Ces mots escamotés représentent la déplorable mutation du
courage, et d'une conscience tragique et héroïque de l'existence
en formule bureaucratique recouvrant un vague principe, au
nom duquel personne n'est prêt à se faire trouer la peau. Le che-
min, dit Péguy, va toujours de la mystique à la politique.
Liberté, Égalité, Fraternité c'est un simple slogan, et la Révo-
lution française a été une catastrophe. Liberté, égalité,fraternité
ou la mort: ça, c'est tout autre chose, un ganz-anders 118 barthien,
c'est une décision face à laquelle tout adversaire s'incline, admi-
ratif, avec un profond respeél:.
Il se peut que les sceptiques soient plus élégants, plus « sédui-
sants » que les « fanatiques », mais, quand survient la peste à
118. « Tout autre chose».
-
206 NicolaeSteinhardt

Bordeaux, le maire - Michel Eyquem de Montaigne de son nom


- quitte la ville; à Milan en I S7 6, dans les mêmes circonstances,
l'archevêque, saint Charles Borromée, se dépêche de rentrer de
voyage.
De nos jours, on se moque de ceux qui vont à la mort - ce
sont les fourbes qui exercent le plus d'ascendant. Contre les
intelleétuels contaminés par les fourbes il y a eu un Roumain
pour protester, c'est Eugène Ionesco (saisissant pour prétexte le
filmmis en scène par T. Richardson sur la guerre de Crimée et
l'inutile charge de Balaclava.) C'est à eux aussi qu'avait répondu,
il y a un peu plus longtemps, un autre Roumain, Ion Barbu, qui a
compris ce que signifiait le sacrifice et combien vive pouvait être
la lueur du fil de l'épée dégainée, le sabre au clair, pour servir la
justice.
L'expérience de Michelson-Morley peut encore servir à autre
chose, comme à résoudre ce grand problème: puisque Dieu est
au-delà du bien et du mal, cela pourrait signifier qu'il n'existe ni
bien ni mal, et faire le bien deviendrait une simple illusion, une
obsession inutile.
~e Dieu se situe au-delà de nos notions du bien et du mal,
ilIn'y a aucun doute à cela. Cela a été affirmé par un théologien
aussi éminent que Maître Eckhart, toute la théologie apopha-
tique l'exprime. (Dieu ne peut être défini à partir d'attributs
positifs, il ne peut l'être que négativement: il n'est pas bon,
il n'est pas mauvais, il n'est pas grand ... mais il y a surtout ces
paroles du Sauveur lui-même ... : « Car il fait lever son soleil sur
les mauvais et sur les bons, et il fait pleuvoir sur les justes et sur
les injustes ... » (Matthieu 5,45;id. Luc VI, 35: « Car il est bon,
Lui, pour les ingrats et les méchants ».)
Pour la réponse à la question de savoir si - dans ces condi-
tions - faire le bien a encore un sens, voir encore 1'expérience
de Michelson-Morley. Nous sommes des parties d'un système
fermé à partir duquel nous ne pouvons pas faire d'observations
journal de la Félicité 207

convaincantes sur les fondements moraux de l'univers. Nous ne


sommes pas en situation divine, mais humaine, celle d'hommes
qui en réalité ne peuvent rien savoir.Celui qui prétend savoir se
trompe, l'expérience de Michelson-Morley le prouve. Nous pou-
vons savoir un certain nombre de petites choses, de broutilles:
que la somme des angles d'un triangle est égale à cent quatre-
vingts degrés, que le cœur a deux oreillettes et deux ventricules,
que sur l'échelle de Richter, à partir du degré six les tremble-
ments de terre sont dévastateurs... et quelques autres bricoles
du même genre. Les grandes vérités absolues, par contre, nous
ne pouvons pas les connaître, à cause de l'expérience de Michel-
son-Morley: nous sommes à l'intérieur du système, nous ne
pouvons ni tirer des conclusions absolues, ni avoir de certitudes...
~e pouvons-nous avoir? Juste des intuitions, des soupçons, des
croyances.
~and on en vient aux choses sérieuses,nous ne pouvons que
crorre.
Et nous croyonsque dans ce système fermé dans lequel nous
nous trouvons, la seule voie pour pouvoir approcher l'absolu de
Dieu, (celui qui n'est ni bon, ni méchant), c'est la voie du bien.
C'est une croyance intuitive, incertaine, relative, striétement
empirique, naïve, puérile. Et c'est la seule.
Et pour quelle raison l'acceptons-nous quand même?
Parce que le bien (et lui seul) nous apprend à poursuive
l'œuvre du Christ, en qui nous croyonset qui est notre média-
teur auprès du Père absolu, situé au-delà du bien et du mal. Ce
Christ a suivi une seule voie lorsqu'il s'est incarné: celle du bien.
Et pour une autre raison encore : notre expérience existentielle
nous prouve que c'efl uniquement en faisant le bien que nous
obtenons quelque chose que les méchants ne peuvent avoir: la
tranquillité et la paix - bien suprême.
~ il en soit ainsi, je ne le sais pas. Je le croiset je conHate-
expérimentalement - qu'il en est ainsi.
208 NicolaeSteinhardt

Dieu n'est pas bon ou méchant, mais ici,dans notre situation


relative, dans notre système fermé, dominé exclusivement par les
résultats de l'expérience mentionnée, pour nous qui ne pouvons
avoir de connaissances absolues, ici et pour notu, de façon provi-
soire et relativiste, la seule voie dispensatrice de tranquillité et de
paix, et la seulevoie d'accès au Christ (qui, tout le temps qu'il a
passé sur cette terre, n'a fait que le bien et nous a fait comprendre
qu'en attendant, le bien, et lui seul, peut nous mener à l'absolu)
c'est de faire le bien. Il nous est demandé, à cet égard aussi, d'être
humbles, d'avoir l'humilité de nous rendre compte que nous ne
sommes pas en situation de divinité, mais de créature. Dieu peut
être au-delà du bien et du mal, pas nous.
- Al. Pal.: « Toi, tu vois tout d'un point de vue théolo-
gique. Tu es devenu théologien ! »
- Moi: « Certes. La condition humaine est une condi-
tion théologique. C'est cela le propre de l'homme: ce n' esè ni
le rire, ni les larmes, ni le mensonge, ni de penser en catégories
générales (Julian Huxley). Le propre de l'homme c'esè la pensée
théologique ».
- Qiesè-ce qui a mené à l'instauration de la diél:ature en
Allemagne ? La lâcheté des sociaux-démocrates et du minisère
prussien de l'Intérieur, Severing, qui s'esè laissé mettre à la porte
de son bureau de chef de la toute-puissante police de Berlin
par deux individus non identifiés et la présence (consèatée par
la fenêtre) d'un soi-disant peloton de militaires dans la cour
du Ministère. « Je cède devant la force», a dit Severing avec
emphase. Tu parles! il a cédé devant le néant.
Qi esè-ce qui a permis aux républicains français de mater le
très populaire et puissant général Boulanger ? Le courage du Pre-
mier minisère Charles Floquet.
Dans ma lifte de héros préférés figure à la place d'honneur ce
nom fort peu connu: celui d'un homme qui n'a été qu'un politi-
cien et n'a occupé que la fonél:ion bien peu exaltante de ministre
Journal de la Félicité 209

de la Troisième République. Mais héros, il le fut - et quel type


extraordinaire ! Il était président de la Chambre, quand le Tsar
est venu à Paris pour la première fois depuis la proclamation
de la République. Tous les hauts dignitaires ont été présentés
au Tsar. Floquet lui a lancé en pleine figure: « Vive la Pologne,
Monsieur ! » Lui, le civil, n'a pas hésité à provoquer le fringant
général Boulanger; et il ne s'est pas contenté de le provoquer
en duel, mais il a proposé à cet officier de cavalerie un duel au
sabre; et il ne s'est pas contenté de se battre en duel au sabre, il
a aussi trouvé moyen, lui le civil, de blesser son adversaire. Il est
bien naturel, dans ces conditions, qu'il soit difficile de destituer
le gouvernement légal.
Floquet a su faire front et, au besoin, taper sur les doigts. À
l'adversaire qui élevait orgueilleusement la voix, il répondait
encore un ton au-dessus, de plus haut encore : « À votre âge,
Monsieur, s'écriait-t-il, Napoléon était mort». Et que n'a-t-il
pas fait ? Il a muté Boulanger en province, il l'a fait passer devant
la Haute Cour, il l'a fait surveiller, l'a mis à la retraite, l'a réformé
pour fautes professionnelles. ~and le suffrage universel a ren-
voyé le général à l'Assemblée, le gouvernement a obtenu que
l 'éleél:ionsoit invalidée. Le ministre del' Intérieur de Floquet, un
certain Constans, n'était qu'un policier et il recourait à des pro-
cédés qui manquaient d'élégance (il menaçait d'arrêter le géné-
ral Boulanger et incitait sa maîtresse, madame de Bonnemain,
à fuir en Belgique). Mais si le général Boulanger nourrissait des
plans peu conformes avec la striéte légalité, pourquoi le gouver-
nement se serait-il laissé déranger par elle ? Aarmes égales, c'est
un principe sacré.
Severing et ses sociaux-démocrates n'ont même pas tenté
de s'opposer. Leurs arguments: toute tentative aurait été vaine.
Sait-on jamais ? L' aétion met toujours en branle de nouvelles
séries de possibilités : on a le devoir de donner une chance au
hasard, le temps et les probabilités ne sont pas parfaitement
210 NicolaeSteinhardt

prévisibles - pas plus que la réaétion du peuple face à des gou-


vernants qui ne se laisseraient pas marcher sur les pieds. Et puis il
y a aussi ce mot, tant bla~hémé: l'honneur.
Il ne sied guère aux hommes d'État, comme Severing, de jouer
les saintes-nitouches sous couvert de strié\: re~eét de la légalité
(justement il ne la re~eétait pas, il la laissait compromettre)
et de résignation face à la force (la prétendue force) - ou sous
couvert de christianisme (bien mal compris) -, thèse de Lord
Halifax. Il sied aux hommes d'état de défendre les institutions
publiques et l'ordre public que les nations leur ont confiés. Seve-
ring, lui au moins, ne prétendait pas être chrétien, Mais l'autre
commettait une erreur grave et honteuse: celle de confondre
religion chrétienne et imbécillité ou blâmable faiblesse.
Je suis tout ce que l'on veut, sauf communiste, mais quand
je lis que l'un des ministres de la Commune de Paris, Deles-
cluze, voyant que la situation était dése~érée - le 19 mai 1871
-, prend son haut-de-forme et son fusil et monte sur les barri-
cades, où il se fait tuer, je ne peux m'empêcher d'avoir le fris-
son et (mentalement au moins) de rendreles honneursau héros,
comme je le fais aussi pour saint Jean Népomucène qui, plutôt
que de divulguer au roi de Bohême le secret de la confession de
la reine, préfère se faire jeter dans les eaux de la Vltava; ou bien
encore devant monseigneur Affre, l'archevêque de Paris, tombé,
lui aussi, à l'époque des heurts sanglants de juin 1848, sur une
barricade. ~ allait-il faire là-bas? Il était sorti de sa résidence
et avait cherché un endroit élevé d'où haranguer les belligérants
pour tenter de les réconcilier. «Laplace du berger est aux côtés
de son troupeau ». Ces mots gravés sur la tombe de Monseigneur
Affre dans la cathédrale Notre-Dame ne sont plus, par son a{/e,
une formule, mais une idée-force, l'énergie, la vie. ~and les
hommes en témoignent,les préceptes des Écritures participent
de l'essence de la Croix« di~ensatrice de vie». Non seulement
parce qu'elle nous assure la résurreétion d'entre les morts, mais
journal de la Félicité 211

aussi parce qu'elle métamorphose les paroles en aél:es,le chiffre


en langage clair, les caraél:ères d, imprimerie en formes flru[/u-
rées,vivantes, les idées et les principes en germes. Le sang fertiÜ-
sant; quiconque pâtit sur la Croix souffre, mais jouit aussi d'un
privilège : il est entendu et, par lui, la relève est assurée.
Nul besoin d'avoir une sympathie particulière pour les pro-
testants, mais qui peut dire qu'il est resté insensible, à Paris,
devant le monument de Coligny, dont l'inscription dit: « Il est
resté inébranlable, comme celui qui a vu le roi invisible » ?
Tout est bel et bon jusqu'à une certaine limite: là, il faut jouer
cartes sur table, là, comme dit saint Paul, on ne regarde plus
comme à travers le miroir, au hasard, mais en pleine face ; et là, il
ne reste plus qu'une chose: le courage devant la mort. Le reste,
braves gens et hommes, mes frères, le reste représente seulement
- comme disent les contestataires - non pas des parois, mais des
mots, même pas des mots, des mots creux, même pas des mots
creux, des slogans.

Boogie mambo rag

Le pluriel de piua? Pive, avec un v... Les chattes blanches aux


yeux vairons sont toutes sourdes,j'en ai eu une, elles'appelait Mis-
pouf .. Tu vois cesnationalistes hongrois,il y en a dix, tous condam-
nés pour nationalisme, eh bien ! tu me croirM si tu veux, ils ne
nous adressent pa1 la parole... comme si nous n'existions p M... Les
a
meilleurs hôtels du monde sont /'Atlantic Hambourg, le Fon-
a
tainebleau Miami, ou le maître de bouche efl un grand aris-
a
tocrate, un Français, et Taormina, l'ancien couvent aménagé...
Nu te terme turma... mica . e seu/ parmi · eux a, nous par,,er,
• ..,119 L ., a,
a
se conduire agréablement et avoir des sentiments roumanophiles
c'efl l'ingénieur Bethlen, un comte... que veux-tu, il ny a rien
119. « Ne crains rien, petit troupeau».
r

212 Nicolae Steinhardt

d'étonnant, quand tu penses qua l'époque ou la Guerre de Trente


ans, une guerre de religion,fauait des ravagesen Europe, son aïeul,
Gabriel Bethlen, prince de Transylvanie,proclamait, et cela des
1620, la liberté de conscienceet la reconnaissancede toutes les reli-
gions... Georges,mon ami, saurau-tu par hasard ce que sont les
arutolochesdont parle Gide dans Paludes ? Qu 'efl-ceque celapeut
bien être, mon cher ?... Ce sont desplantes grimpantes. Les Grecs
croyaientqu'ellesfacilitaient lesaccouchements,d 'ou leur nom, qui
vient du grec lokhos ...

Mai 1950

Manole, arrivé à fond de train, comme jamais je ne l'avais


vu courir, m'apporte une nouvelle sensationnelle: Marcel
Avramescu 120 a été ordonné prêtre et officie à l'église Biserica
Alba. Allons-y, dit Manole, allons le voir, nous l'appellerons
\
« mon pere ».
Nous ne trouvons pas le nouveau prêtre à l'église. Je ne tom-
berai sur lui qu'en 1953, après sa mutation à l'église SchitulMai-
cilor,dans un quartier plus éloigné, resté à l'ancienne mode, dans
un décor de site religieux provincial du temps jadis.
Je me mets à rendre fréquemment visite à ce prêtre, mainte-
nant striétement orthodoxe (phénomène à la Thomas Becket?),
au visage de saint peint sur icône de verre, aux gestes hiératiques,
aux cheveux ramassés en queue de cheval sur la nuque et à la voix
sourde, qui semble nous arriver de quelque Thébaïde raffinée,
par des moyens de transmission mécaniques.
120. Marcel Avramescu (1909-1984), écrivain d'origine juive, il fait partie
de l'avant-garde artistique et littéraire des années trente. Marcel Avramescu
se convertit plus tard, sous l'influence del' oeuvre de Guénon, à l' Orthodoxie
et sera ordonné prêtre sous le nom de père Mihai. Il sera maintes fois évoqué,
ainsi que son épouse Ana, au cours du livre. D'une intelligence hors-pair, il
s'est acquis pourtant, dans le monde des détenus politiques, une réputation
de « donneur ».
journal de la Félicité 213

De la comédie? Alors la comédie es\:si parfaite qu'elle ne peut


être jouée que d'après un texte composé par l'aél:eur lui-même. À
ce niveau, la sincérité et l'artifice se confondraient, tout comme
les éléments perdent leurs qualités spécifiques et présentent des
comportements nouveaux à l'approche du zéro absolu.

Cellule 18

La théorie chinoise du ming, qu'expose le doél:eur Al.-G. -


les mots en eux-mêmes ne signifient rien si leur contenu ne s 'ac-
complit pas - me rappelle beaucoup ce que dit Brice Parain: les
mots ne sont que des promesses.
Il ne suffit pas d'être père, selon la nature, pour pouvoir s'ap-
peler père: il faut aussi se comporter selon le modèle qui ras-
semble les archétypes des qualités liées à ce titre. Et de même
pour un fils, pour un soldat, un instituteur, un employé, un éru-
dit ... (C 'es\:pourquoi, peut-être, on faisait, dans le temps, la dif-
férence entre professeur et érudit.)
Le mot es\:descriptif et virtuel. Sa foné\:ionnalité et son exis-
tence, c 'es\:à nous de les assurer, de façon behaviorisl:e.

Gherla, septembre 1963

Fleurant lui aussi le parfum bon marché (pour ne pas être


foudroyés par la puanteur des cellules, ils s'inondent tous de par-
fum) le « Coréen », l'un des « bons » matons, entre de bonne
heure dans la cellule et demande qui veut sortir pour des corvées
dans la cour de la fabrique.
Classé « manquant de sincérité au cours de l'enquête » et
portant l'étiquette de « favorable aux légionnaires », en plus de
cela « dysl:rophique », je n'ai encore jamais été convié à sortir
pour un travail.
214 NicolaeSteinhardt

« Il y a des planches à transporter », explique le Coréen avec


bienveillance.
La proposition constitue un événement exceptionnel. C'est
une occasion à ne pas manquer, nous sommes foule à sortir.
J'ai bien fait, je vais bientôt avoir quatre ans de cellule et
d 'éleél:ricité; la lumière du jour et du ciel donne à cette cour de
fabrique banale et sale un aspeél:féerique et - à cause de quelques
wagonnets transportant de la sciure - un aspeél: de magasin de
jouets, de Disneyland; La fée despoupées,de Bayer, lepays d'au-
dela le miroir! Cela vous donne envie de folâtrer, de chanter, de
grimper sur les wagonnets; nous passons une journée délicieuse,
nous mangeons dehors, nous parlons fort, nous rions, un peu
plus nous nous croirions en excursion.
Il y a, de surcroît, la joie de voir de nouveaux visages; au
cours de la matinée, je tombe sur un inconnu, dont j'apprends
qu'il est Vasile Vasilache, le moine, ancien supérieur du couvent
de Procov, frère de Haralambie, que j'ai porté dans une cou-
verture, pour le sortir de la cellule 44.
Le père Vasile est au courant de la mort de son frère à l' in-
firmerie de la prison et il écoute, pensif, les détails que je suis en
mesure de lui donner.
Un peu plus tard, un autre détenu, venu nous donner un
coup de main, fait savoir qu'il est« de ceux de haute trahison».
À tout hasard, je lui demande s'il sait quelque chose au sujet de
Gigi Tz., que je suppose être toujours à l'effroyable Pite§ti. Je lui
parle de Gigi Tz., de 1'homme, de l'artiste ... Le détenu m'écoute
avec un léger sourire. ~nd j'achève mon panégyrique, il me
dit que Tz. est ici, à Gherla, dans la même celluleque lui; il n'a
pas voulu sortir parce qu'il était en train de composer un poème.
Gigi « écrit » beaucoup en prison.
Éberlué et ému, je prie le compagnon de cellule de Gigi de
lui dire de se faire porter volontaire de corvée le lendemain (le
Coréen nous avait fait savoir, en chemin, qu'il y aurait encore
journal de la Félicité 215

du travail à faire) pour que nous puissions nous voir. Le détenu


connaît mon nom; Gigi lui a parlé de moi. Son arrestations' était
produite en 1950, à un moment où nous nous étions diSputés.
Ah! s'il y a bien une chose certaine, c'est que je suis guéri à tout
jamais des querelles et des fâcheries.
Je passe le reste de la journée et la nuit dans un état de grande
effervescence.
La première chose que mon homme de la veille m'apprend
le lendemain, devant un nouveau monceau de planches, c'est
qu'aujourd'hui, à la première heure, on est venu chercher Gigi;
il a été gracié. Gracié au bout de quatorze ans, sur les quinze qu'il
avait à faire.
Au lycée Spiru Haret, j'ai suivi les cours de religion d'un
prêtre, titulaire de la paroisse de l'église Silvesl:ru - église d'un
quartier bourgeois à proximité du centre de la capitale. C'était
un homme imposant avec une grande barbe rousse, propriétaire
d'une bonne vigne, libéral fidèle et de vieille date, amateur de vin
rouge et corsé ainsi que de bons petits plats, tout Spécialement
de « sarmale » 121. Les œillades qu'il lançait, assez discrètement
d'ailleurs, aux femmes, passaient pour ne pas rester toujours
platoniques.
Ils' était pris d'amitié pour moi; j'étais le seul des quatre juifs
à ne pas être venu avec un certificat de diSpense de cours, disant
que je suivais l' insl:ruétion religieuse auprès du rabbin. Dans
les classes de second cycle (il a été notre professeur d, un bout à
l'autre du lycée), il aimait déclarer: plutôt que de voir un de ces
papistes de chez Maniu devenir ministre des Cultes, je préfére-
rais y voir un de nos juifs à nous, un brave garçon, capable, et il
prononçait mon nom.
J,avais toujours dix sur dix, je récitais le Notre Père et faisais
le signe de croix.
121. Spécialité roumaine aux feuilles de chou farcie .
216 Nicolae Steinhardt

Je l,ai beaucoup aimé, le père Gheorghe Georgescu, homme


sympathique, toujours prêt à tailler une bavette, et un grand
cœur. Il était sans doute loin, bien loin du modèle de pasteur pro-
testant ou de curé catholique, il devait bien commettre quelques
péchés et il devait sans doute avoir ses faiblesses, mais ce religieux
vivant dans le siècle, un peu mondain, ne m'eft jamais apparu -
même pas étant enfant, à l'âge où l'on est d'habitude exigeant et
impitoyable - comme un agent du malin.
Un prêtre vivant dans le monde, du type du père Georgescu
- qui avait par ailleurs une foi ardente, la répartie facile, s'ex-
primait avec aisance et en termes choisis, toujours prêt à par-
donner, sans la moindre acrimonie dans son âme dépourvue de
recoins ténébreux - représente l'un des styles possibles (sinon
recommandables) de l' Orthodoxie; ce n'est pas un guide, mais
je ne suis pas le moins du monde disposé - tiens, rien que pour
faire la nique aux moralistes, pour chercher bisbille à ces femmes
du monde évaporées et à ces messieurs laïcs trop dévots - à lui
jeter la pierre. (De même que je ne suis pas disposé à confondre,
pour les beaux yeux de seétaires zélés, la Rome papale avec l'antre
de la Putain rouge et la synagogue de Satan). Il se peut que dans
la longue série de miracles, par lesquels Dieu m'a amené à la foi
- car pour chacun, si insignifiant soit-il, le chemin tracé avec un
soin incroyablement minutieux -, il y ait aussi une place pour
cette figure de prêtre, qui, de nos jours, peut paraître scandaleuse
à de nombreux puristes ... (D'autant que, Dieu merci, leur besoin
de fanatisme ~t d'intransigeance esl: amplement satisfait par les
pouvoirs des Etats laïcs.)
Eh oui ! mes petits enfants, le monde esl: plus compliqué que
vous ne le croyez, vous autres.
Les degrés du pardon : nous pardonnons difficilement à ceux
q~i no~s ont offensés. Ou bien alors, si nous pardonnons, nous
n oublions pas. (Et le pardon sans l'oubli, c'est comme s'il n'y en
avait pas, c 'esl:comme une cour de ferme sans chien, une bouche
Journal de la Félicité 217

sans dents.) Nous nous pardonnons encore plus difficilement à


nous-mêmes. Et cette mémoire eft un poison. Pour parvenir à la
paix intérieure, il faut arriver,,par le repentir, au-delà_durepentir,
à nous pardonner à nous-mêmes.
Ceux à qui l'on pardonne le plus difficilement, ce sont ceux
que nous avons offensés. (Celui qui en arrive à pouvoir par-
donner à quelqu'un qu'il a offensé parvient véritablement à
battre un record.)
Ne pas se pardonner à soi-même, c'eft plus grave qu'on ne
pourrait le croire: c'eft un signe de manque de confiance en la
bonté de Dieu, fa preuve que riotre nature eft mauvaise, obstinée
et comptable. C 'eft le cas de·Judas: il n'a pas cru au pouvoir de
Jésus (de pouvoir lui pardonner) ni en la bonté de Jésus (de vou-
loir lui pardonner).
a
~and les Français disent: « Dieu a créél'homrri,e son image
qU:ile lui a bjen rendu» (sic),ils pensent sans doute à cette carac-
téristique de Judas, pour définir ainsi certains traits des créa-
tures. Celui qui nous a créés à Son image, nous lui rendons la
monnaie de Sa pièce, en nous figurant qu' Il eft à notre ·image:
nous sommes.si mauvais, si incapables de pardonner, qu'il nous
est impossible d'imaginer que Dieu puisse pardonner parfaite-
ment n'importe quoi. Non! Nous ne sommes pas capables de
penser une puissance, si toute-puissante soit-elle dans le do-
maine physique, qui soit en mesure de faire cette chose incon-
cevable : pardonner (alors que nous admettons les miracles les
plus extraordinaires). •
Par ailleurs, tout comme monsieur Perrichon (qui en veut à
celui qui l'a sorti de la crevasse et adore celui à qui il a, prétend-il,
sauvé la vie, en l'extirpant, lui, d'une crevasse), nous aimons fort
peu ceux qui nous ont tirés d'un mauvais pas, d'un gros ennui;
nous aimons, par contre de tout cœur, ceux à qui nous avons
pu venir en aide, pour leur prouver notre pouvoir et notre
grandeur d'âme.
218 NicolaeSteinhardt

Gherla

On me relate, le même jour, deux scènes, que j'espère conser-


ver gravées dans ma mémoire aussi longtemps que je vivrai.
La première, que me raconte le doél:eur Raileanu: le profes-
seur Paulescu 122 avait toujours coutume de réciter le Notre Père
avant de commencer son cours.
La deuxième, qu'évoque ce merveilleux maître d'école Nico-
lae Druica: le père de VasilePârvan, instituteur lui aussi, qui avait
toujours suivi de très près l'éducation de son fils, venait assister,
à l'université, aux cours que donnait ce fils, qui n'avait pas déçu
ses attentes. Il s'asseyait sur un banc, au fond l'amphithéâtre, se
levait en même temps que les étudiants, quand le professeur fai-
sait son entrée. Ensuite, il s'asseyait et faisait signe à son fils de
prendre place lui aussi. Alors seulement Pârvan 123 s'asseyait et,
après lui, tout l'amphithéâtre.
122. Nicolae Constantin Paulescu ( 1869-1931) professeur roumain en
médecine et en physiologie. Il étudie la médecine à Paris, notamment avec
Étienne Lancereaux et il obtient un doctorat en médecine. En 1911, il com-
mence à entreprendre des recherches sur le diabète. Ses expériences se font sur
des chiens diabétiques, et il ne passe pas à l 'expérimentatioQ sur l'homme. En
août 1921, il publie ses résultats en français dans les Archives Internationales
de physiologie, de biochimie et de biophysique dans un article intitulé
«Recherches sur le rôle du pancréas dans l'assimilation nutritive». Le 10
avril 1922, il dépose un brevet roumain intitulé « La pancréine et le procédé
de safabrication ». Les Canadiens Frederick Banting et John James Richard
Macleod font la première injection d'insuline à un patient humain le 11 jan-
vier 1922. Un an plus tard, l'insuline est produite industriellement à des fins
médicales. Malgré ses travaux de pionnier dans la découverte de l'insuline,
Paulescu n'aura jamais de reconnaissance internationale de son vivant en rai-
son de ses idées politiques qui influencèrent les mouvements roumains natio-
nalistes, comme la Gardedefer.
123. Vasile Pârvan ( 1892-1927), historien et archéologue de prestige et
professeur à l'Université de Bucarest, célèbre pour ses cours d'une immense
érudition. Vasile Pârvan s'est particulièrement intéressé à l'archéologie, la

1
Journal de la Félicité 219

Boogie mambo rag

Il y a une photo extraordinaire de Proust, vers la fin de sa vie:


il efl debout, vêtu de noir, avec un col dur tres haut, il se tient tout
raide, la canne et le chapeau dans la main droite, comme la a
a
parade; le chapeauprésente lefond l'appareil photographique et
l'on peut y voir distinélement la marque defabrique du chapelier:
une double couronne... À Trébie, en 218, les Romains ont perdu
parce qu'ils avaient étéforcés de combattre transis de froid apres
avoir traversé la riviere... Bon. Eh bien ! reprenons encoreunefois,
Thalie et Melpomene, çafait deux, Euterpe et Terpsichore,quatre,
euh, Clio, cinq, bon, Uranie, six... euh... Efl-ce qu'il y a encore
quelqu'un qui doute du sens que celaa ?L'auteur, parvenu au seuil
de l'achevement de son œuvre, efl tranquille et comme récompense
ils 'anoblit; la couronne dans le chapeau démontre qu'il a compris,
qu'une cermineforce inconnue et équitable a, enfin, fait de lui le
Comte d'Jlliers... À TrMimene, en 217, ils ont appliqué la méthode
a
qui consiste attirer l'ennemi dans un pMsage étroit... Ah, euh ...
oui, Érato, çafait sept... Â Cannes, en 216, les Romains ont gardé
une profondeur inutile, alors que Hannibal a utilisé le vent de la
région,plaçant ses troupes dos au vent, cependant que les Romains,
qui combatmient face au vent, étaient aveugléspar la poussiere et
le soleil... Sept, oui...

3 novembre 1955

Anna m,a gardé un peu plus longtemps, après le départ des


autres invités (ce soir-là il y en avait moins). Elle m, a parlé lon-
guement. Mihai nous écoutait, pensif, silencieux. Anna m,a
préhistoire et à la civilisation gréco-romaine. Il a participé à de nombrem:
chantiers archéologiques, dont le plus important est celui d, Hiscria.
220 NicolaeSteinhardt

, , ,. , -t pas de raisons d'atermoyer, du moment


d emontre qu 11n y ava1
que j'étais résolu à me faire baptiser. . , . ,
' · s avoi·r dit grand-chose, 1ndec1s,embarrasse.
J e m en vais, san ,
Il dt vrai qu'il est aussi très tard. Mihai m'accompagn~ jusqu a~
portail; il me conseille de ne plus dire «pseudo-Denis», ~ais
saint Denys l'Aréopagite. Trop de ledures catholiques françaises.

À la Securitate,juillet 1961
Sommeil interrompu de cauchemars. D'abord je me fais
réveiller par le gardien, parce que j'ai crié dans mon sommeil.
Ensuite parce que je dors face au mur ou bien les mains sous la
couverture.
~estions. Souvenirs.
Peut-on résister aux interrogatoires ? Est-ce absolument iné-
vitable de reconnaître tous les faits et d'avouer en cascade ?
Les épais volumes publiés par le ministère soviétique de
la Justice en 1937-1939. Les procès de « la droite» et des
« trotskystes ». Longuement lus et longuement discutés avec
Manole. Tous avouent, tous les anciens comploteurs de l' lnsur-
reétion, toute l'élite révolutionnaire.
Il y a aussi une sorte de solution de compromis, ténébreuse:
Radek. Les formules rituelles du cérémonial ; 1'huissier : « La
cour, veuillez vous lever ». Ce soin tout particulier mis à répéter
les formules pour créer une atmosphère d 'objed:ivité. Et aucune
preuve matérielle, absolument aucune, rien de concret, pas un
document, pas une arme, rien. Rien que des mots. Tout comme
dans Ham/a: paroles, paroles, paroles ... Et si, lors d'une confes-
sion, le pécheur peut dire: «j'ai fait cela et pire que cela», au
tribunal cela sonne faux. Et les très longues introdud:ions des
a:ocats q,~i com~encent par se défendre eux-mêmes, en pré-
c_1s~ntqu ils.se ~resente,nt au nom des accusés en simples auxi-
liaires de la Justice. Il n y a pas de débats, mais un cérémonial,
journal de la Félicité 221

un oratorio,. où chacun joue son rôle et chante sa partition en


vue de la réalisation de l'ensemble. Trotsky: un super-bandit.
Les autres ne sont que des bandits. Ce super, ajouté, est su~eét.
Et le qualificatif de vipere lubrico-trotskyfle contraste avec l~ob-
jeétive politesse, avec l'huissier, avec le rdpeét tout particulier
de détails insignifiants : le bout de la queue du loup, travesti en
grand-mère.

Londres 1937

Pour arriver à l'adresse que m'a donnée Nu!i L., j'ai dû errer
dans une longue suite de cercles concentriques; des rues toutes
pareilles, rien que des petites villas, des petits jardins, des lampa-
daires du type Beluha beacons - le tout dans la pluie et le vent,
qui depuis trois jours se sont emparés de la ville.
Acette heure vespérale, je ne rencontre personne dans les-rues,
que le vent, la pluie et les réverbères ; la désolation me pénètre
jusqu'à la moelle des os, à tel point que la modeste chambre de
Nu!i m'apparaît comme un havre ; dans la cheminée, un feu élec-
trique pourpre luit doucement, ; la lampe, à côté du fauteuil, a
un abat-jour vert ; sur la petite table, le regard est attiré par les
tasses à thé. Le contraste entre le confort britannique fondé sur
des éléments simples (la chaleur, l'eau, la lumière tamisée, un
élixir: les feuilles de thé, la petite bouteille de rhum) et le pay-
sage automnal dehors est si frappant que je ne puis m'empêcher
d'éprouver un sentiment d'attendrissement. La vie ne serait-elle
pas par hasard ainsi, dans son essence : comme une forêt sauvage,
peuplée de bêtes féroces, pleine de profonds ravins et de pièges,
secouée d'éclairs et de rafales de pluie et, à la lisière, se trouverait
une seule petite maisonnette claire et chaude, que les locataires
devraient quitter, tous tant qu'ils sont, avant l'aube implacable?
Pour le moment, dans la pièce tout est simple et éphémère,
doux et tendre. Nuti, verse le thé dans les tasses, le radiateur
222 Nicolae Steinhardt

remplace les bûches traditionnelles et nous réchauffe suffisam-


ment; je vois apparaître dans une petite poêle deux œufs au plat.
Pauvre combat humain contre la nature et la réalité, combat dans
lequel les Anglais sont passés maîtres. Combien j'aimerais pou-
voir m'enfoncer dans le confort salvateur, oublier la forêt hoftile
qui nous environne et nous attend. ~i l'a plantée? Dieu? Ou
bien Dieu est-il le construél:eur de la maisonnette à la lisière?
Saint Chesterton, priez pour nous. (Après le « saint Socrate,
priez pour nous » d'Érasme.)
- Peut-on résister?
D. P., l'avocat, a une grande expérience de la défense dans
des procès politiques. Il parvenait (en 1957) à relever des points
obscurs dans les minutes même des procès-verbaux de jugement.
Il croyait pouvoir déceler certains micro-signaux. Par exemple,
dans un procès-verbal, il avait lu la date et l'heure du début de
l'interrogatoire. L'inculpé s'était vu poser une question simple
et apparemment anodine: « Comment convient-il de qualifier
la conduite d'un fonél:ionnaire du gouvernement, qui, dans une
conversation entre amis, parle de problèmes d'intérêt national
sans la nécessaire réserve d'usage?» (Réponse à la devinette:
il convient de la qualifier de délit et de trahison). L'heure de fin
d'interrogatoire consignée pouvait paraître étonnante : elle révé-
lait quel' individu avait été interrogé pendant dix-huit heures. Sa
réponse n'avait pas donné satisfaél:ion.
Le lendemain, même question. Cette fois, l'interrogatoire
prend fin au bout de cinq minutes, la réponse donnée ayant été
correél:e. L'explication, la seule possible: entre temps l'inculpé
avait subi un autre type d'interrogatoire.
Les avocats - et c'est là que le bât blesse D. P. qui a vraiment
l'étoffe d'un avocat - sont prisonniers du dossier; ils ne peuvent
plaider qu'en se fondant sur le contenu des déclarations consi-
gnées dans le dossier, considérées comme définitives et univer-
sellement valables. C'est comme si 1'on interdisait à un homme
journal de la Félicité 223

de science de mettre en doute des principes, même contredits


par l'expérience. Consultons Arutote pour savoir si l'huile gele ou
non en hiver. Conclusion de ces nouveaux scolastiques : l'avocat
n'est plus un défenseur, un intercesseur, c'est un figurant.
Dans la cellule 18, X. déduisait: on ne peut jamais éviter
d'être condamné. Mais on peut éviter certains aveux. Il suf-
fit d'un peu de maîtrise de soi et d'un brin de courage. Il faut
surtout une méfiance à toute épreuve. (La règle: une confiance
illimitée dans les hommes en tant que créatures de Dieu, et une
méfiance absolue à l'égard du « père du mensonge » et de ses
héritiers.)
« L'autre a tout avoué. Nous savons tout, mais nous vou-
drions entendre la vérité de ta bouche également. Si tu es sincère,
tu seras traité tout autrement. Sois sincère ».
X: « Ne soyez pas sincères!» (Excellent conseil, surtout aux
intelled:uels, personnes sensibles et facilement séduites par la
magie de ce noble terme.)
Ne soyez pas sincères ! Surtout pas cela. 'Ibisabove all. Et niez
constamment, sans faiblir. Vous aurez tout le temps de parler si
vous êtes torturés ou quand vous le serez. Ne vous pressez pas.
Du temps, vous en avez à revendre, Dieu merci ! Et quand ce qui
est en jeu n'est connu que de deux personnes, n'en démordez
pas: accordez à l'autre la possibilité de nier; n'en démordez pas:
accordez à l'autre la possibilité de décider, c'est tout de même
son secret.

Boogie mambo rag

... Nom, mon général nom avons encore eu la chance de


connaître Bucarefl avec sesJardins et ses marchands de quatre sai-
sons... et les cours aux globes de couleur, ils émient horribles, mais
ils avaient tout de même du charme, et on mangeait dehors, dans
a
la cour,· comme la campagn,e,sow l'arbre le plw touffu ... Les
224 NicolaeSteinhardt

pliu bellescréationsde la proseroumaine,Monsieur leprofesseur. ..


Manger, du printempsjusqu'en automne sow un noyer, c'émit,
dirai.s-je,un bonheurdont peu de peuplesjoui.ssent,un de cesbon-
heurs qui font partie de la corollede merveillesdu monde, n'en
déplai.seaBlaga, ou ason e!prit,si lepauvre homme efl mort... Les
premieresmarques d'automobiles?Attends voir... De Dion-Bou-
ton, Lancia, Isottll-Fraschini,Pierce-Arrow,Panhard-Levassor,
Benz, De Launay-Belleville... Françoi.s-Ferdinand, quand il a
été assassinéaSarajevo,roulait dans une De Launay-Belleville...
Mais chez Dragomiraussi,quand on y pense... les bacsenfaïence
avecdesmonmgnesdeglacepiléea lesboîtesde caviar... a lespaits
barilsd'olives,de boniteen saumure,defromage de chezMercure,
a les planchettes a découperavec les tranchesde jambon, a le
Martini, et le cognac:Marteil,,Courvoisier,moi, cequej'aimais le
plw, c'était toujoursunefine Champagne,a même les boissonsde
chez nous, la tzouïca Cireseanu,/ 'absintheBazilescu,le vermouth
Duqué...

1959

Le passage du couple Avramescu de la paroisse Schitul Mai-


cilor à l'église Udricanidu quartier Vacare~ti me fait penser au
récit tiré de Grandscœurs: « Des Apennins aux Andes », un si
joli titre, ou bien encore à La ]ériualem de Dalécarlie,cet idéal
des paysans suédois, imaginé par Selma Lagerlof, ou alors à La
jériualem de Terre Sainte, de ces mêmes paysans devenus de
pauvres émigrants, accablés de soucis.
L'église fondée par le Grand Intendant Udrican n'a pas porté
bonheur à Mihai et Anna. L'dprit de Port-Royal n'a pas résisté
à Vacare~ti. Les faubourgs. La frénésie de la destruél:ion et de la
compromission ne les a pas épargnés. Frénésie souterraine, la
maladie de l'aurodérision. Le prêtre trompait sa femme, mais
pas comme n, importe quel cavaleur et en se dissimulant, ce qui
Journal de la Félicité 225

n'est que chose trop courante, ce que les gens auraient compris
et peut-être pardonné (nous sommes des êtres humains, quoi),
non, platoniquement (paraît-il). Et ce avec des scènes drama-
tiques, avec des complications sans fin,avec une avidité de justi-
fications, qui rendaient les gens perplexes et les mettaient mal à
l'aise. La femme du prêtre ne valait guère mieux, manquait tout
à fait de cette humilité qui sied aux femmes; au lieu de suppor-
ter les lubies de son mari, de méditer même la formule brutale,
par laquelle les Lipoveni 124 définissent l'homme parfait ( il croit
en Dieu de toutes ses forces, il boit sec et bat sa femme allègre-
ment, comme il se doit), de prendre modèle sur madame Aca-
rie (qui a écouté les conseils de son confesseur - et quel confes-
seur ! Saint François de Sales : « Aussi longtemps que vous êtes
mariée, oubliez la chasteté, vous n'avez qu'un seul devoir, vous
soumettre ». ~ allait-elle faire ? Se répandre en lamentations,
user ses semelles sur le chemin du Patriarcat et du ministère des
Cultes pour y soumettre plaintes sur plaintes et de longues sup-
pliques écrites.
En y réfléchissant bien, l'événement le plus important pour
moi, jusqu'à mon baptême, fut l'amitié pleine d'admiration que
je vouais à Manole.
J'ai fait sa connaissance dans mes tout premiers jours de
Faculté. Comme Mihail Sebastian 125, il était un riverain du
124. Population d'origine slave installée dans la région du delta du Danube.
125. Mihai Sebastian (1907-1945), écrivain, dramaturge et essayiste
roumain de culture juive (son nom patronymique est los if Hechter).
Francophile, passionné par Montaigne, Balzac, Proust et Gide, il fréquente
les cours de philosophie du professeur Nae lonescu, auquel il vouera une fidé-
lité et une tendresse sans faille. Le nationalisme et l'antisémitisme des années
trente sont pour Mihai Sebastian une déchirure et une tragédie personnelle,
car ses amis deviennent, l'un après l'autre, sympathisants du Mouvement
Légionnaire. En 1934, Mihai Sebastian publie le roman Depuisdeux mille
ans avec une préface de Nae lonescu, roman qui fit scandale. Sebastian fut
attaqué à la fois par la presse « d'extrême droite» et par la presse « démo-
cratique » : les nationalistes roumains le considèrent comme « trop juif»,
--
226 Nicolae Steinhardt

Danube, mais pas de Braila, il venait de la modeste ville d'Olte-


niça. Br~iila,un port international; Oltenip, un bourg enrichi:
une différence considérable. Son père était mort jeune, ils étaient
trois enfants élevés par une mère brune, énergique et belle, qui
avait été une fois une femme; elle était marchande à la foire aux
bestiaux.
Dès le début, j'ai éprouvé pour lui un respeél: inconditionnel,
absolu. Il a eu vite fait de réduire en miettes presque tout ce je
pensais et croyais à l'époque, puis il s'est mis à reconstruire sur
des bases nouvelles.
Il avait un eSprit « maurrassien », clair et pondéré, acerbe
et hostile à toute extravagance, considérant avec mépris l 'opti-
misme généralisé et la politique gauchisante de Sarindar 126• Il
était libéral dans sa façon de penser, sceptique en matière de reli-
gion et conservateur en politique. Il n'adhérait à aucune doél:rine
dans son ensemble. Tout son cœur allait aux « Junimistes » 127,
ils étaient son idéal.
En tant que maurrassien, il se désintéressait de la mystique,
mais la fonél:ion sociale et politique de la religion le préoccupait
et nous nous demandions comment nous pouvions la remplir.
candis que les nationalistes juifs le considèrent « trop roumain ». En 1935,
il publie Comment je suis devenu un hooligan, où il répond aux attaques dont
il avait été l'objet. En 1938, Jouons aux vacances fut son premier grand suc-
cès en tant que dramaturge. L'écrivain a évoqué ces événements politiques
dans son journal intime: il y relate 1'antisémitisme de l'État roumain dans les
années trente et, à partir de 1940, sous le gouvernement de Ion Antonescu.
Son journal est aussi un témoignage sur le délitement de la démocratie et de
l'humanisme dans un pays qui sombre dans le nationalisme et dans le fas-
cisme. Par bonheur, Sebastian n'a pas été déporté. Mais Sebastian a été écrasé
par un camion soviétique peu après la fin de la guerre. Accident ou crime de la
coute nouvelle police politique communiste qui utilisait fréquemment cette
méthode pour se débarrasser des penseurs et auteurs « gênants » ?
126. Rue de Bucarest où se trouvait la rédaction de plusieurs quotidiens,
dont Adevarul et Diminea/a, journaux de <<gauche ».
12~. Junimea («La jeunesse»), cénacle littéraire et politique fondé par Ticu
Ma1orescu.
journal de la Félicité 227

Le raisonnement de Manole était simple: puisque nous som-


mes nés juifs (pour rien au monde il n'aurait dit Israélites), juifs
nous sommes. Soyons donc ce que nous sommes.
Mais, attention, cela ne suffit pas; pour être juif, il faut faire
comme tout le monde (tout singularisme est sus},eél:): il faut se
rattacher à sa tradition, c'est-à-dire à la religion judaïque.
Et nous voilà à la recherche d'un rabbin. Les premières dé-
marches n'ont pas été des plus faciles. A l'une des adresses
que l'on nous avait données, nous avons trouvé une boucherie
cachère. Manole riait de bon cœur: c'est une véritable blague
de Theodor Sperançia, il n'y a pas à tortiller. Mais nous avons
découvert, parmi nos camarades de faculté, le fils d'un rabbin,
conservateur lui aussi, anti-progressiste virulent, mais de ten-
dance juive-orthodoxe mystique. Il a accepté de nous écouter,
désapprouvant nos arguments, mais pas nos conclusions; c'était
de la surprise plutôt que de l'hostilité.
Par la suite, il a accepté de nous présenter à son père, qui nous
a écoutés, lui aussi, avec bienveillance, nous a scrutés longue-
ment, mais ne nous a que partiellement compris. C'est l'époque
où nous avons lu aussi L'Enfant propheted'Edmond Fleg. Par la
suite, les choses se sont singulièrement compliquées.
Il s'avérait que, pour être juif, tout au moins dans l'esprit
d'une intégration dans un système de tradition sociale, il fal-
lait aller à la synagogue le vendredi soir et toute la matinée du
samedi; il fallait acheter des phylaél:èreset, bien entendu, le châle
de prière blanc, appelé mllith en hébreu, apprendre le rituel de
leur emploi, et surtout, il fallait commencer par apprendre l' hé-
breu. L'hébreu, c'est-à-dire l' ivrit, autre nouveauté. Il y aurait
bien eu la solution de lire les textes des prières, transcrits en
caraétères latins, mais cela ne nous a pas été possible. On nous
a dit que ce genre de livres existait, mais nous n'avons pas pu
en trouver. Par une après-midi d'automne, tout en velours, nous
nous sommes retrouvés sur les quais, dans une cour bondée
228 NicolaeSteinhardt

d'animaux domestiques, chez un vieillard qui, paraît-il, pos-


sédait ce que nous recherchions. li est sorti de la maison, l, air
hébété, - vêtu d'un immense peignoir - et il n'a pas compris un
traître mot de ce que nous lui voulions.
Manole ne trouvait pas ces règles excessives, elles étaient
conformes à la discipline et à l'effort que toute société est en
droit d'attendre de ses membres. ~e voulez-vous, même les
tribus sauvages ont leurs épreuves initiatiques. Nous nous som-
mes donc mis au boulot, faisant nos achats, fréquentant régu-
lièrement la synagogue (où le père de notre camarade officiait)
et c'est à moi qu'est revenue la dure tâche d'apprendre l'hébreu.
Ce faisant, je n'étais pas au bout de mes découvertes: connaître
l'hébreu et son alphabet ne suffisait pas, il fallait encore connaî-
tre l'araméen, qui était commenté dans un alphabet différent,
celui de l'érudit Rachi, qui était à son tour commenté en d'au-
tres lettres ... Bref, j'imitais - la vie n'est qu'une imitation de
l'art - l'expérience du jeune héros de Fleg et je constatais que je
m'étais fourré dans un drôle de pétrin ...
Cela n'a pas trop mal marché pour l'hébreu, l'araméen m'a
paru plus harmonieux (son génitif lui évite d'être aussi guttu-
ral que l'hébreu), mais j'ai eu beaucoup de mal à me faire à la
fréquentation de la synagogue. Je croyais que la synagogue était
une église. Mais non, c'est un local où l'on récite des textes, où
on en fait l'exégèse et où on accomplit un certain nombre de
rites. La religion hébraïque est une religion « en suspension »,
dépourvue de culte, et les synagogues ne sont que « des maisons
mémoriales ». Pour l'essentiel, le temple ayant été détruit et les
sacrifices d'animaux impossibles, tout se résume à la leéture ou
à la récitation des règles et des prescriptions. C'est une mémo-
risation et un type de sl:ruél:ureabsolue, sans configuration des
virtualités.
Notre rabbin parlait couramment le roumain, mais sa langue
était si fantaisiste, qu'elle faisait souvent l'effet de blagues sorties
journal de la Félicité 229

des recueils de Sperançia. L'ensemble et les détails, tout avait


un as}:>eél:
froid, poussiéreux, lointain et obstiné. J'avais la nos-
talgie de l'église de Pantelimon, de l'église Silvestru et de son
clocher à voûte (qui servait de passage vers la rue Oltarului) de
la petite église de Clucereasa. Le pompon, le rabbin l'a mis un
beau samedi, en s'exprimant ainsi: « et il fit un trou, d'où heratu
gekommen sont desflammeches al'extirier » (d'ou sont sortiesdes
flammes).
L'expérience maurrassienne d'adaptation à la tradition reli-
gieuse pour s'intégrer dans une communauté sociale n'a pas fait
long feu et mes seuls bénéfices en ont été une connaissance très
relative des premiers éléments d'hébreu (j'étais tout de même
revenu à lire l'Ancien Testament dans le texte, avec un dic-
tionnaire et le texte roumain en regard), et la convidion qu'il fut
inutile de persévérer. Il s'y est ajouté le res}:>edueuxsentiment
d'un adieu définitif à la synagogue.
J'ai essayé, de bonne foi, avec bonne foi. Pour Manole cela
fut surtout une expérience, disons, psychosociale, pour moi, un
effort plus fébrile, où j'ai mis du cœur. J'ai essayé.

Gherla, odobre 1962

Ma première éducatrice, une gouvernante, représentait par


ses ascendants, mais aussi par son mariage, un résumé anticipé
de l'idée européenne. Allemande, par son père, de mère fran-
çaise (son oncle, Auguste Molinier, était une personnalité du
monde intelleél:uel et universitaire, il avait publié une édition
de Pascal), elle avait aussi une grand-mère suisse et un ancêtre
nordique. Madame de Branzky était la veuve d'un aristocrate
hongrois, ivrogne invétéré et fieffé coquin, né d'une mère polo-
naise, fille d'un noble de la cour de Russie. Je ne me rappelle
pas par quel hasard elle était venue se réfugier chez nous, mais
je sais une chose : j'ai eu la chance incomparable de recevoir les
230 NicolaeSteinhardt

premières notions de culture d'une femme extraordinaire; une


brillante intelligence, d'immenses connaissances et un caraél:ère
admirable.
Elle détestait les Français et admirait les Allemands. Elle
méprisait les catholiques et tolérait les réformés; elle voyait dans
la cathédrale Saint-Joseph, où l'attiraient les concerts, un musée
plein d 'œuvres conventionnelles ; elle entrait dans les temples
protestants sans répulsion, mais aussi sans plaisir. Au moins ils
n'étaient pas ouverts en permanence (à la différence des églises
catholiques, insatiables, mais où, il faut le dire, on pouvait tou-
jours trouver refuge en cas de pluie). Sa véritable religion était
tout autre et - bien que je n'aie pas été en mesure de comprendre
grand-chose - elle me l'avait avouée très tôt - c'était la croyance
du général Ludenddorff et de sa femme, le Norddeutsche
Glauben128.•
Madame de Branzky ne disait pas de mal de Jésus-Christ,
tout du moins dans la conception qu'en avaient les luthériens
et les calvinistes - elle était plus modérée que Nietzsche -, mais
l'idole sculptée et fleurie, et le culte de la Vierge la faisaient sor-
tir de ses gonds. Elle ne s'enflammait d'enthousiasme qu'en se
mettant à parler des divinités du Walhalla, ou bien quand elle
me détaillait Le chant des Niebelungen, ou me lisait des textes
d'opéras de Wagner. Elle faisait toujours l'éloge d'Etzel, c'est-à-
dire d'Attila, et je suis tenté de croire qu'elle adorait en secret la
walkyrie Brunehilde.
Madame de Branzky, comme Manole plus tard, était une
ardente monarchiste et dans la mesure où elle voulait tenir
compte de ses origines françaises et se préoccuper de l'histoire
de France, elle m'a inoculé un profond rdpeél: de 1'idée de légi-
timité; elle m'a fait lire toute la littérature royaliste française et
a fait de moi - vers mes onze ans - un partisan fougueux du
128. « Croyanc d'Allemagn du Nord».
Journal de la Félicité 231

Comte de Chambord (mort en 1883) et de la Maison de Bour-


bon.C'est à elle que je dois de m'être fait regarder de travers (ou
tout au moins avec étonnement), chaque fois que je lisais L:A.c-
tion Françaisedans un parc ou un hall d'hôtel à Royat, où nous
allions un mois par an, en famille, pour la cure de mon père.
(À Royat j'ai vu une chose inoubliable, que j'ai racon-
tée plus tard en prison: c'était Vintila Bratianu 129 montant
en seconde dans le tramway, pour se rendre à la ville voisine,
Clermont-Ferrand).
Je retrouverai Ludendorff et le Norddeutsche Glauben à
Gherla, en la personne du colonel Traugott Broser, originaire
de Bra~ov, ancien officier de l'armée austro-hongroise, dans les
rangs de laquelle il a fait la Première Guerre mondiale, sur le front
italien. Broser, un colosse et un homme très réservé, cherche ma
compagnie, parce qu'il peut me parler allemand et parce qu'il
m'a pris en sympathie. Il me fait remarquer quel risque j'avais
pris en passant du judaïsme au christianisme: celui de rester sus-
pendu dans le vide, entre deux spiritualités.
Il me parle, lui aussi, de la croyance de Ludenddorff et
constate avec une assez grande surprise que je la connais. Il cite
à propos de Ludendorff - le véritable commandant en chef des
armées allemandes entre 1914 et 1918 (Hindenburg - diegrosse
Nu/l,130 -, Broser ne peut pas le voir) - toute une série de hauts
faits : comment celui-ci a pris la ville de Liège par un aéte de pure
témérité et de presl:ance; son courage suprême lors du putsch
de Munich en 1923. Il avait en effet traversé le pont, en grande
tenue de général, le sabre au clair dans une main et le revolver
dans l'autre, et s'était dirigé tout droit sur les forces massées de
l'autre côté, qui auraient pu le cribler de balles d'une seule rafale,
129. Vintila Bratianu (1867-1930), homme politique roumain, président
du Parti national libéral. Il a été plusieurs fois ministre, et Premier ministre
en 1927-1928.
130. « La grande nullité».
232 NicolaeSteinhardt

mais qui ne l'ont pas fait, impressionnées par son prestige et son
impassibilité devant la mort. J'apprends surto~t autre chose,
dont je décide de faire une règle de vie. À l'Ecole militaire,
Ludendorff et un de ses camarades, fils d'une famille princière
régnante, sont les souffre-douleurs d'une vieille culotte de peau
d'adjudant-chef, aussi bête que méchant. Il aurait suffi d'un seul
mot du prince, pour que Ludendorff et lui-même soient changés
de seél:ion,ou pour que cette brute soit mutée. C'est d'ailleurs ce
que le jeune prince voulait faire. Mais Ludendorff l'en a empê-
ché : si nous voulons être officiers, lui dit-il, et si nous voulons
commander, nous devons appendre à supporter tout, même la
stupidité absurde et méticuleuse. Ils n'ont demandé aucun chan-
gement et ont tout enduré jusqu'au bout.
C'est encore Broser qui me raconte certaines choses à propos
de Guillaume II, tant décrié, et auquel les Français ont fait une
réputation infâme. C'était un homme qui aimait la conversa-
tion, il était d'une intelligence limitée, certes, mais plein de
bonnes intentions. Il en veut pour preuve:
a) son attitude à l'époque de l'affaire Dreyfus, quand, faisant
fi des usages diplomatiques et de la tradition, il fait parvenir
par Conrad de Hohenlohe une déclaration spécifiant solennel-
lement que l'inculpé n'a jamais été un agent du service de ren-
seignements allemands. Il demande, de plus, au comte Münster,
ambassadeur allemand à Paris, de ne pas hésiter, sous prétexte
de prudence ou de considérations nationales, à venir en aide à
un camarade officier, afin que la vérité triomphe et que l' hon-
neur d'un innocent soit sauf. Il eût été normal qu'à la suite de la
déclaration de l'empereur allemand, toutes les poursuites soient
suspendues. Le fait de n'en pas tenir compte, un affront sans pré-
cédent, constituait un casusbelli: Guillaume, pacifiste, a fermé
les yeux;
b) cette phrase superbe : « Comme chef d'état, je n'ai pas à
rendre des comptes seulement au Parlement, mais aussi à Dieu >>;
Journal de LaFélicité 233

c) la bulle par laquelle il a mis fin aux châtiments corporels


dans l'armée, aél:e unique dans le monde et dans l'histoire, aél:e
des plus démocratiques aussi, car il donnait à chacun la possi-
bilité de se conduire en aristocrate et surtout ·un aél:e parfaite-
ment efficace, car dès l'énoncé de la bulle, tout militaire d'un
grade_inférieur, était autorisé à gifler - sur-le-champ - un supé-
rieur qui le frappait;
d) son sens européen, révélé tout particulièrement à l'occa-
sion de la révolte des boxe~s: les troupes européennes coalisées
ont été placées sous les ordres du général allemand Waldersee.
(Dans la brochure que lui a consacrée Rathenau, il y est fait
allusion.)
Saint Grégoire de Naziance: <<Le verbe divin s'est incarné,
pour que je puisse être Dieu, autant qu'il fut homme lui-même ».
Encore et toujours: le ch_ristianismen'est pas de la sottise.
Tenez, Jacques Maritain disait lui aussi, s'adressant à Jean
Coél:eau: il faut avoir l'esprit sévère et le cœur tendre.
L'amour implique le pardon, la tendresse, mais pas l'aveu-
glement et encore moins la bêtise. Comme on identifie très sou-
vent bêtise et méchanceté, l'indulgence envers la bêtise revient à
laisser les mains libres aux canailles.
Il y a encore un préjugé, très répandu, que le cardinal de Retz
évoque: nous sommes tentés d'associer indissolublement l' in-
telligence à la méchanceté et de donner, avec beaucoup de res-
peél:, à l'ensemble le nom de machiavélisme. Retz écrit : « Les
méchants ne sont pas toujours et pas nécessairement intelli-
gents. Les méchants peuvent également être bêtes. L'association
d'idées : méchanceté, donc intelligence, est un préjugé ».
234 NicolaeSteinhardt

Gherla, novembre 1960


Il ne sertarien de croireala rémusiondespéchés,
si l'on ne croitpMfermement que touslespéchésont étépardonnés.
Martin Luther
Sed adde, ut credMa hoc,
quodper ipsumpeccatatibi donantur.
Saint Bernard de Clairvaux
Le brouillard, qui a pénétré jusque dans la cellule, nous fait
penser que le temps est à l'orage. Presque personne ne parle.
À ceux qui l'entourent le prêtre catholique Traian Pop.
conseille, à voix basse, d'être indulgents avec les autres et sévères
avec eux-memes.
"
Mais il ajoute aussitôt: pas trop sévères, tout de même,
envers nous-mêmes. Il faut savoir parfois se moquer du diable;
il ne faut pas lui accorder le privilège de la grandeur tragique.
Les grands mystiques espagnols - sainte Thérèse d'Avila et saint
Jean de la Croix - étaient généralement très gais. Cela vient de
la possibilité d'être indulgent avec soi-même; il faut savoir se
pardonner, comme Dieu nous pardonne. Tout comme il ne faut
pas se fâcher parce que 1'on s'est mis en colère, il n'y a pas de rai-
son d'assurer la permanence du mal, par manque de compassion
envers notre m01.
Dans la cellule, où il fait de plus en plus sombre, un répa-
rateur de machines à coudre, qui est aussi accordéoniste, raconte
des histoires cochonnes et des souvenirs des noces où il « s'est
produit», et une voix s'est mise à fredonner une chanson popu-
laire en accentuant l'étrange menace du refrain: « ... et aïe, aïe,
aïe, le déluge,qui va nozu venir de Cluj !»
journal de la Félicité 235

Boogie mambo rag

«Codobatura », c 'efl la bergeronnette, mais au diable sije sais


encore comment on dit « leu~tean » ... Fotiade ma fait tourner en
bourrique avec ses oueaux, ses légumes et sesfleurs. Je n'en sau plw
le nom. Il m'en revient un par-ci par-la, on dirait que certains sont
tombés dans un abîme noir, ils sont engloutis par le néant, désinté-
grés comme des bM nylon qui filent. Et pourtant Je les savais tow ....
Attends voir, ah, « leu~tean » ... Je n ai rien écrit, mais ce quis ap-
pelle rien, contre le régime. Dans toutes mes lettres J'écrivais: ça
va bien, tout va bien, je suis en bonne santé,Je gagn,e,Dieu merci,
suffisamment pour vivre, now sommes tous en bonne santé, now ne
manquons de rien, ça va bien ... Ben, et alors ?... C 'efl lui, c 'efl mon
frere qui m'écrivait. Moi, je lui disais que J 'ému content de mon
sort, tres content, tres satisfait et lui: « Ne tefatigue p M, qu 'efl-ce
que tu as a me bourrer le mou, comme si nous ne savions PM» ...
« Laisse tomber, je comprends bien qu'il faut lire exaélement le
contraire» .... C'efl dans /'Épître aux Romains, chap. 13; le texte
efl catégorique. Monsieur Ioanifiu, que cela nous plaise ou non, le
texte efl clair, je me demande bien comment un chrétien peut le
contefler... « Tu M un frere a Athenes ? » - « Oui »' je du. Alors il
me dit: « Tu lui écru ?»Je du: « Oui ». Alors, lui: « Et tu teplains
du régime, tu du du mal de ton pays ? » Je réponds: « Non, pour
rien au monde ... » ; « Tiens, voila tes lettres ! » ; « Tant mieux,
c 'efl tres bien que vow les ayez, permettez-moi de vow faire voir,
tenez: je suu satufait, je gagn,ebien ma vie, ça va bien ... » ; « Mau
lui, que dit-il?» ... « Ce qu'il dit, c'efl son affaire a lui,je n'en sau
rien, regardez plutôt ce queje du, moi: « Tout va bien » ... « Ouz~
mau lui » ... Lausez, mon pere... Liveche, la, çay efl, liveche, ce que
Je peux être content, mon vieux que cela me soit revenu ... » Ce qu'il
écrit, lui, c 'efl son affaire, je ne veux p M le savoir, regardez ce que
j'écrn, moi; « Tout va bien» ... « Et lui alors!»; «je ne saiJPM,
ce n 'eflPM moi qui lai dit, C 'efl mon frere, ce n 'eflPM moi, ce n 'efl
236 Nicolae Steinhardt

pas dans mes lettres» ... « Tu te faw de nous, canaille, salopard,


''elpecede joyau'; va, elpecede Grec, laisse, now savons, now » ....
Eh oui, si monsieur Alecu avait encoreété en vie... Tatdrdscu ne lui
a
arrivait pas la cheville, quelle différence, un gouffre !... f/J!and
a
Ferdinand a Maria ont envoyé Hiottu Paru, il a été le seul a
dire qu'ils avaient tort. Il a proposé d'envoyer Baliff, qui avait les
sympathies du roi Carol... Je du: « C 'efl lui, ce n 'efl pas moi ».
Alors il me dit: « Qu'efl-ceque tu crou, tu penses peut-être que
noiu ignorons que toi aiusi tu voudrau y être, a Athenes avec lui,
sinon il ne t'aurait pas écrit de cette maniere » ... Et le voila qui
m'empoigne... dit Demetrios a Marcelliu ...
Les protestants qui se moquent de saint Antoine de Padoue
me paraissent bien peu compréhensifs. Ils ne voient en saint
Antoine que le patron des clés égarées et des chiens perdus. C'est
de bon ton de hausser les épaules et de sourire quand on entend
parler d'un saint qui s'est spécialisé dans de telles bagatelles et
qui recrute sa clientèle parmi les vieilles sourdes, les têtes en l'air,
les maniaques, les diabétiques ... Il y a même beaucoup de catho-
liques romains qui l'évitent, lui préférant la société plus séleél:e
d'un Augustin, d'un Thomas d'Aquin, d'un Jérôme ... saint
François d'Assise avec tout ce qu'il avait du contestataire, avec
ses allures de hippie - il se baladait tout nu, il parlait aux oiseaux,
il vivait d'aumônes - est mieux vu parce qu'il est pittoresque ( les
oiseaux, cela fait poétique), mais que dire d'un saint qui se pré-
occupe d'êtres aussi peu attrayants et intéressants que les petits
vieux qui ne retrouvent plus leurs clés, qui ont perdu leur chien,
qui ne savent plus ce qu'ils ont oublié ?
~elle étroitesse d'esprit et quel aveuglement ! Saint Antoine
est particulièrement digne de notre admiration, sa bonté est
telle qu'il a compassion de pauvres créatures dont tout le monde
trouve bon de se moquer ou tout au moins d'écraser d'ironie
et de condescendance. Mais la perte de clés peut faire cruelle-
ment souffrir (une souffrance d'autant plus pénible qu'elle est
Journal de la Félicité 237

ridicule), et la·mort d'un chien aimé est une tragédie pour celui
qui est seul au monde ou qui a peur de la vie. Il existe aussi un
snobisme de la compassion, réservée aux héros ou aux événe-
ments solennels. Alors que saint Antoine ose s'attendrir devant
les menues douleurs et se pencher avec compassion sur les humi-
liés vêtus de noir, sur ceux que l'on traite à la légère, et ceux qui
aiment les chats.
J'y vois un trop plein de bonté, une subtile miséricorde, une
sorte d'esprit missionnaire, destiné non pas aux îles lointaines
des mers du Sud, mais a'ux régions plus modestes du psychisme,
au carrefour de la maladresse et de la résignation. Les vaincus,
les étourdis, les malchanceux n'auraient-ils pas droit, eux aussi, à
quelque réconfort ?
Il y a par ailleurs des exégètes catholiques pour démontrer
que saint Antoine n'aide pas à retrouver des objets perdus, mais
à retrouver la foi perdue ... Certes, mais les explications de ces
exégètes ravissent à saint Antoine ce qui me semble si stupéfiant
chez lui : le souci des gens un peu ridicules, que le Christ appelle,
eux aussi, qui eux aussi se démènent en ce bas monde, qui - pour
autant que nous le sachions - ne sont pas exclus du fesl:in.
Le Christ vu comme gentleman et noble chevalier.
Le Diable comptable n'efface jamais rien, pas la moindre
chose. Le Christ, lui, efface d'un seul geste tout un registre
de péchés.
Le Christ, grand Seigneur, pardonne tout. Savoir pardonner,
savoir oublier, savoir donner. Le Christ ne se contente pas de
pardonner, il oublie. Une fois pardonné, on cesse d'être serviteur
du péché et fils d'esclave; on est libre et ami du Seigneur.
~e dit-il à Judas, dont il sait parfaitement qui il est et pour-
quoi il se trouve là? Ami, lui dit-il. Cet ami me semble plus bou-
leversant que d'interdire l'usage du glaive et que la guérison de
l'oreille de Malchus. li exprime ce qui, chez nous humains, passe
238 NicolaeSteinhardt

pour être le plus haut degré de la maîtrise de soi face au danger -


une vertu suprême, que l'on exige du samouraï.
Il se peut que de telles paroles de paix (n'usez pas du glaive)
et ces adions miséricordieuses (la guérison de plaies) aient pu
être le fait d'un saint. Mais ami, cela implique une grandeur et
un calme, que l'origine divine seule empêche de paraître irréels.
Il faut dire pourtant qu'un simple mortel et même un grand
pécheur, le roi Louis XV, atteint de surprenants sommets, lors-
que, touché par le couteau de Damiens, il désigne son agresseur
par ces mots : voici le monsieurqui m'a frappé.
Il y a aussi l'histoire de ce noble, à qui le tailleur vient présen-
ter une créance. Le noble refuse de payer. Mais, en présence du
tailleur, qui est là, son papier à la main, il ordonne à son fils d' al-
ler porter deux mille jaunets à une personne, chez qui, la veille, il
avait perdu cette somme au jeu, et à qui il avait donné sa parole
d'honorer sa dette. Il explique au tailleur interloqué: les dettes
d'honneur doivent être acquittées, car il n'existe pas de preuves.
Sur ce, le tailleur s'empresse de jeter sa fadure dans la cheminée.
C'est ici que prend fin, normalement, l'anecdote, le noble hono-
rant aussitôt la créance du tailleur.
Mais c'est une fin idiote et qui sonne faux. Le noble devait
payer, c'est évident! Même une brute aurait procédé de la même
manière. Mais le noble - s'il est vraiment noble - doit faire
quelque chose de plus etc' est cela la version authentique del' his-
toire. Il dit: « Prenez place, Monsieur, je vais vous régler immé-
diatement la somme que je vous dois ». C'est ce « Prenezplace,
Monsieur», qui est la marque du grand seigneur, pas le fait de
payer. C'est une façon de prendre connaissance de la possibilité
de transfiguration d'un homme. A tout instant nous pouvons
être transfigurés et nous pouvons, en l 'e~ace d'un éclair, devenir
dignes d'être invités à prendre place aux noces célestes. Autre-
ment, comment le Seigneur pourrait-il donc dîner avec nous
Journal de la Félicité 239

et comment pourrions-nous comprendre ces paroles: « Venez,


ceux que mon Père a bénis » ?
Seulement, tout le monde n'es\: pas capable de reconnaître
la transfiguration, quand elle se présente. Pour rien au monde
les fourbes ne parviendraient à la concevoir, pas plus que les
comptables ou les pharisiens. Dans leur bio-noosphère, qu'ils ne
quittent jamais, dans leur champ magnétique, il ne pénètre rien
qui ne soit conforme à leur façon de voir les choses. Dans la pièce
de Franz Werfel, Paul parmi lesjuifi, la douleur la plus violente
que connaisse le héros principal, c 'es\: celle que lui infligent les
sourires sarcastiques et l'entêtement de ceux qu'il conjurait de
croire qu'il était devenu différent.
Dans l'Ancien Testament, le livre le plus contraire au Nou-
veau, c 'es\: la terrifiante chronique d' Esdras, point culminant du
racisme et de l'exclusivisme.
~e fallait-il que fissent les Juifs, revenus chez eux après un
long et dur esclavage ? Se réjouir et chanter ? Pas le moins du
monde. Après avoir repoussé l'offre des voisins avec beaucoup
de morgue: « Il ne convient point que nous bâtissions, vous et
nous, un temple à notre Dieu; c 'es\: à nous seuls de bâtir pour
le Seigneur, le Dieu d'Israël » 131, Esdras s'adresse aux siens sur
le ton le plus eugénique et rosenbergi-enqui soit. Comme les
hommes d'Israël « ont pris pour eux et pour leurs fils desfemmes
étrangères,la race sainte s'est: mêlée aux gens du pays ... » 132 et
il faut donc « séparer » les élus « de la souillure et de l' impu-
reté d'autres peuples » abominables, pour mettre fin à cette
infamie (cf. « Vous avez commis une trahison en épousant des
femmes étrangères: ainsi avez-vous ajouté au péché d'Israël!
Mais à présent rendez grâces au Seigneur, le Dieu de vos pères, et

131. Esdras4,3
132. Esdras9,2
240 NicolaeSteinhardt

accomplissez sa volonté en vous séparant des gens du pays et des


femmes étrangères» 133.)
Il ne les a même pas autorisés à rentrer dans la ville; il a gardé
ces malheureux à l'extérieur, sous la pluie, des jours entiers pour
établir les liftes d'hommes d'Israël mariés à des étrangères.
Et les voilà qui se mettent à siéger pour examiner longuement
et minutieusement les cas, pour que les commissions nommées
puissent établir les liftes. C 'eft le grand jour du triomphe de la
bureaucratie. Et, une fois que la bureaucr~tie racifte eut achevé
ses travaux, dans une atmosphère d'inventaire et de camp de
concentration, « ils renvoyèrent les femmes et les enfants ».
Alors seulement les militants d' Esdras autoriseront le peuple
à entrer dans la ville et à y ch~rcher un abri.
Tous ceux qui ont du mal à comprendre les paroles de saint
Paul - je suis sorti de la malédiél:ion de la loi pour entrer dans
la miséricorde - tireraient profit de _laleéture du premier livre
d'Esdras. De même tous ceux qui se demandent pourquoi l'en-
seignement de Jésus est appelé « la bonne nouvelle » ainsi que
ceux qui cherchent les origines du racisme et ceux qu'intéressent
les prototypes de la bureaucratie.

Boogie mambo rag

Non, sauf votrere!pe{l,lapremierepersonnedu pluriel de l'im-


parfait du subjontlifd'apercevoir, c'efl aperçussions ... Tu me tues
avectes subjontlififrançau; voyonsun peu comment tu t'en tires
avecla conjugauondesverbesroumains... Ah bon ! tu du que tu les
connais,voyonsvoir, le pa,sé simpledes verbesa coase (coudre)a
coace (fairecuireaufour) et a cosi (faucher)... Bon... Oberthétait
professeurau lycéede Média, et tout le monde la-basse moquait
de lui, le montrait du doigt et l'appelait « l'homme tombé de la
133. Esdras10,10
journal de la Félicité 241

lune» ... C'était lefils d'un médecin de Sighi1oaraet on le consi-


a
dérait commeJou alier,jusqu ce que Hitler le nomme professeur
a Vienne et qu'il devienne le premier collaborateur de Wernher
von Braun aux États-Unu ... Et les quatre idoles de Bacon, tu les
connau ? Mon Colonel efl-ce que vous vow souvenez de la date
de la bataille de Manzikert ?Attends un peu, celui de a coase,c 'efl
cosei... Non! Non! ... La capitale du HondurM britannique c'efl
Belue et cellede l'État du HondurM ce ne seraitpM Tegucigalpaet
celui de cosi? Comment, encorecosei?sans blague ?... Voichifa,celle
de RaduLe Beau, la quatrieme épowe d'Étienne le Grand, c'était
elle.Maria de Mangoup, c'était la trouieme, et « les Francuées»
ce n 'efl p M de Ventura, mau de Facca « I)u Danube jusqu la a
Seine, des Carpathes aux Pyrénées, la noble gent latine partout
a essaimé... » Tu vou bien que tu ne sau pM ... Que nous now
enluMsions, que vous vow enlisassiez... Arpr, se dit «érable» ...
Bibilica ? C 'efl la pintade ... Tuq, c'est l'eau-de-vie de la région des
a
montagnes de Oa1,de Tara Oa1ului, et elle titrejusqu 65°... Vers
1070, je crois...

Jilava, à l'infirmerie (mai 1962)

La cour des miracles


Je ne sais plus qui était dans le premier lit à droite. Un homme
que la souffrance et l'écœurement avaient rendu muet. Dans le
deuxième il y avait Aurelian Bentoiu 134, cadavérique, méconnais-
sable et démesurément grand. Il avait subi, peu de temps aupa-
ravant, une opération du cancer de la prostate et était laissé à
l'abandon, avec des pansements qui pourrissaient. Il était harcelé
de violentes douleurs, torturé par le sentiment de l'injustice et
avait très peur. D'une intelligence éblouissante, il était toujours
134. A. Bentoiu, ministre sous Carol II.
242 Nicolae Steinhardt

disposé à entamer une conversation, à égrener des souvenirs, à


faire des prédi&ons, et toujours prêt à susciter une querelle.
Les querelles, grâce à Dieu, ce n'était pas ce qui manquait;
comme dans presque toutes les infirmeries, les gens étaient, ici
aussi, toujours en train de râler, ils étaient aigris et irascibles.
(Dans les « seétions », en revanche, où le régime est beaucoup
plus dur, la maîtrise de soi et la résignation constituent une règle
générale). Dans le lit du fond, à gauche, Radu Lecca 135, toute la
moitié inférieure du corps paralysée, à la suite d'une opération
d'hémorroïdes, effeétuée avec beaucoup de légèreté dans une
prison dépourvue de service hospitalier. Radu Lecca hait Ben-
toiu, il passe presque tout son temps à l'attaquer avec violence, il
l'engueule et le couvre d'insultes abominables. Bentoiu répond
rarement, mais quand il le fait c'est pour envoyer les mêmes bor-
dées d'injures, gueulant comme un charretier, comme une mar-
chande de poisson.
Par ailleurs, Lecca donne l'exemple d'une force de caraétère
peu commune : il n'autorise personne à l'aider en quoi que ce
soit. Il va tout seul à la tinette, en se traînant, en rampant, en s' ac-
crochant aux barreaux des lits, comme un singe sur lequel s'ef-
feétueraient je ne sais quelles expériences pavloviennes ou loren-
ziennes, avec des gestes évoquant ce « chaînon manquant »
entre les primates et les anthropoïdes, cher aux évolutionnistes.
Il y a encore un paralysé, c'est le journaliste Al. Leontescu,
cloué sur son matelas pour le reste de ses jours. Plus paisible que
les deux autres, il est pris de temps en temps de crises de rage, au
cours desquelles jaillissent des malédiéhons et des imprécations
qui ne le cèdent en rien aux deux autres.
Le paralysé du fond, à gauche, est silencieux et on ne peut
plus sage. Il ne demande rien, n'a envie de rien. Il met tout le
monde de mauvaise humeur parce qu'il refuse de tenter le
135. R. Lecca, ministre pendant la Seconde Guerre mondiale dans le gou-
vernement Antone eu.
Journal de la Félicité 243

moindre mouvement et de rdpeéter l'hygiène la plus élémen-


taire exigée d'un être humain. Il fait ses besoins sous lui, sans
demander de bassin, il boit et mange dans une écuelle, qui lui
sert aussi d'urinal - de temps en temps il se la verse sur la tête -
et oppose un petit sourire modeste à toutes les observations et à
toutes les incitations.
Le professeur Tomescu, le théologien, Vlad Stolojan (petit-
fils à la fois de Nicolae Filipescu et d' Ion Bratianu), un ancien
capitaine sorti du rang, et quelques silhouettes dont je ne me
rappelle pas distinétement complètent ce local dominé par
Lecca, Bentoiu et Leontescu. Ces deux derniers composent des
poèmes qu'ils récitent et qui nous émeuvent profondément.
Mon arrivée suscite, je crois, une certaine gêne chez Radu
Lecca et le professeur Tomescu, qui a été sous-secrétaire d'État
aux Cultes dans le ministère Goga-Cuza, jusqu'à ce que Vlad
Stolojan - qui me connaît depuis mon arrivée àJilava - brosse de
moi un portrait politique plus que bienveillant, qui fait fondre la
glace. Lecca continue cependant à me suivre d'un regard chargé
de méfiance, non pas qu'il se méfie de moi, mais il se demande à
quel point je suis capable de ne pas lui en vouloir.
Petit à petit, il se radoucit et adore m'entendre parler sans
ménagements de la Révolution française (Madame Branzky ne
me quitte pas), je cite aussi le livre de Ludwig Klages Geût ais
Widersacherder Seele136 et je précise que si l'esprit a pu lui appa-
raître comme un adversaire de l'âme, il serait bien étonné de voir
que de nos jours ce n'est pas l'esprit qu'on lui oppose, mais la
bassesse, la fourberie la plus ordinaire (je suis content de pou-
voir lui dire cela en allemand: die niedertrachtigfleund gemeinf/e
Schlauheit)et aussi les grimaces d 'autosatisfaétion.
J'exprime l'espoir qu'à notre sortie de prison nous trouvions
une Europe unie sous la houlette des partis chrétiens-démocrates,
136. « L,esprit, adversaire de 1,âme ».
244 Nicolae Steinhardt

dans laquelle puisse souffier à nouveau l'esprit de chevalerie,


cette fois étendu à une quantité incomparablement supérieure
d'hommes.
Bien que la manière dont Lecca parle à Bentoiu me révolte
et que ses interminables attaques à l'encontre des libéraux me
tanguent, bien qu'il soit un aventurier, il luit au fond de ses
yeux quelque chose qui fait penser aux héros de Karl-Maria von
Weber, au sentimentalisme germanique, à la noftalgie des che-
valiers errants en quête de hauts faits.
Mais, hélas, combien les trompettes et autres cuivres du che-
valier von Weber sont loin de nous, de notre époque et du lieu
où nous nous trouvons ! - mais combien nous en rapprochent
aussi nos conversations et nos emballements, dans cette cellule
qui rappelle tant une geôle médiévale !
(Alors, écoute,je vaû te le dire,pour que tu le saches,toi aussi:
celui de coase, c 'efl cusui, de coace,copsei et de cosi, cosii, avec
deux i... Cusui ?Je ne suû pas bien convaincu... Tu n'espeut-être
pas convaincu,maû c 'eflcommecela,tu voû bien que tu ne sau ptU
le roumain...)
Je m'entends vraiment très bien avec le professeur Tomescu,
j'ai vite fait de gagner sa confiance et même son amitié ; c'est
lui qui, en mars 1967, allait rester près de moi pendant toute la
durée de l'enterrement de mon père, et nous aurions ainsi l 'oc-
casion de démontrer aux sceptiques et aux imbéciles que le par-
don et l'oubli sont choses possibles. (Je n'aurai pas l'occasion
de revoir Sandu L., la scène du fourgon cellulaire demeure un
souvenir commun, notre ésotérisme à nous deux.) Leontescu me
sait gré de parler avec respeél:et admiration de Nae Ionescu, à qui
il voue un véritable culte: de Zamolxis 137 à nos jours, l'ombre la
plus prestigieuse qui se soit profilée sur le ciel des Thraces. Ce qui
me rattache à Bentoiu, c'est une sorte de compassion psychana-
137. Dieu des Daces et des Gères (monothéistes) .

..
journal de la Félicité 245

lytique pour sa solitude de malheureux malade, accablé de cala-


mités ; je découvre en la personne du capitaine Gy. un homme
dévoué, aux mains habiles d'infirmière qualifiée, capable de
soulager les douleurs de Bentoiu et, plus encore, son sentiment
d'être tout à fait abandonné.
Au bout d'une dizaine de jours d'insistance et de récrimina-
tions, Bentoiu obtient, enfin, l'autorisation d'être emmené au
cabinet médical, où nous l'accompagnons, le capitaine et moi.
Là, nous tombons sur la doétoresse sourde. Elle a un regard
immensément ennuyé et hostile. Elle ordonne à Bentoiu de s'al-
longer sur un petit canapé, moi, je me mets à genoux pour tenir
une cuvette et Gy.tient le long tube par où s'écoulera le perman-
ganate. La cuvette est encore parfaitement propre quand, pour
ne pas gêner le passage, j'ai le malheur de frôler de son bord le
bout de la chaussure du médecin. Elle me flanque un brusque
et violent coup de pied, comme à un chien, comme pour shoo-
ter dans un ballon, et me renverse avec ma cuvette. En guise de
sanétion elle veut renvoyer le malade sans lui avoir refait son
pansement. Perspeétive doublement effarante : j'ai causé un mal
immense et la vidime m'en voudra éternellement. Je suis assez
bien inspiré pour éviter de demander pardon. Nous nous tai-
sons tous un bon moment. La doétoresse nous fusille tous trois
d'une rafale de colère et de mépris. Elle est terriblement fâchée,
j'ai l'impression que si elle avait les moyens de le faire, elle nous
réduirait en miettes, elle nous écraserait, elle nous anéantirait
avec des mouvements de vigneron foulant le raisin dans la cuve.
Pourtant, après une interminable hésitation, elle change le pan-
sement de Bentoiu et le fait avec soin.
De retour dans la cellule, le malade nous récite quelques-uns
de ses poèmes. Il eft fils de paysans de Facaeni, une localité sur
le bras du Danube nommé Borcea; cet avocat, devenu citadin
s'attendrit dans des vers idylliques:
246 NicolaeSteinhardt

( Ô,fleur immaculéede l'acacia!


ineftimableimagede modeffle,
tu entres,tardive,dans la rondedu printemps
aPM timides,
telleune vierge,qui, en unefin d'avril
le soirvenant,
joindrait lapremierefoissesmainsacellesde la ronde».
Puis, avec la sensation de soulagement et d'euphorie dupa-
tient que l'on vient de rafraîchir et de vêtir de propre, il se met
à nous parler en grand détail de Constantin Brâncoveanu 138,
qu'il a étudié en érudit. Il voit en Brâncoveanu l'exemple le plus
frappant de la politique de duplicité, voire de triplicité que le
peuple roumain a été contraint de mener pendant des siècles. Il
prend sa défense. Et que de curieux détails il nous narre : com-
ment la déchéance du prince régnant a été obtenue des Turcs
- qui savaient parfaitement et depuis longtemps à qui ils avaient
affaire, mais fermaient les yeux - sur les instances de l 'ambassa-
deur à Conftantinople du Roi-Soleil, ce grand roi, admiré du
monde entier comme le maître d'un siècle d'or, et de celles de
son propre oncle, l'érudit, le grand intendant Constantin Can-
tacuzino 139, qui se vante même d'avoir empoisonné son frère,
~erban, par attachement pour la Sublime Porte, en découvrant
138. Constantin Brâncoveanu (1688-1714), voïvode de la Valachie. Il tente,
afinde préserver l'indépendance de son pays, une politique d'équilibre entre
les grandes puissances. Trahissant tour à tour les Ottomans, avec qui il avait
participé au siège de Vienne en 1683, les Autrichiens et les Russes, il se perd
par cette conduite équivoque. Pour avoir refusé d'abandonner sa croyance
en l'Église Orthodoxe et de convertir sa famille et lui-même à l'Islam, il est
décapité avec ses quatre fils Constantin, ~tefàniça, Radu et Matei, le 15 août
en présence du Sultan Ahmet III. Le 1S août 1992, Constantin Brâncoveanu
et e quatre fils ont été reconnus saines martyrs par l'Église roumaine.
139. C. Camacuzino ( 1650-1716), diplomate, historien et géographe.
Journal de la Félicité 247

la trahison. Et puis, sa présence à Tzarigrad 140 en 1714, aux côtés


d'autres martyrs, d'un Vacarescu, tout aussi décidé.
Vers le soir, Lecca, détendu lui aussi, nous raconte par le menu
les derniers jours des Antonescu et des autres, condamnés à mort
en même temps qu'eux: Pantazzi, Pila Vasiliu, le professeur
Alexianu. Ce qui énervait beaucoup le Maréchal, c'était l 'épou-
vante sans bornes de Ica, son refus de communier, son état de
prostration, obtenu à force de barbituriques. Il se faisait de vio-
lents reproches. À quelques pas du poteau d'exécution, Pantazzi
et Lecca ont été retenus, on leur a fait savoir qu'ils étaient gra-
ciés. Ion Antonescu est mort comme il avait vécu: avec courage.
Lecca est en prison depuis le 23 août 1944 141. Il ne sait pas, à
ce jour, si sa femme vit encore. Quelqu'un est passé par hasard
dans notre cellule et lui a dit qu'il l'avait rencontrée récemment.
Lecca ne veut pas le croire, il pense qu'on lui raconte des craques
par pitié. Un détail cependant le convainc: l'allusion aux mor-
ceaux de sucre que sa femme sortait de son sac pour les grignoter.
Les soins à donner à Bentoiu occupent presque tout mon
temps. Bien qu'il ait perdu la foi pendant très longtemps, ils' est
réconcilié avec l'Église ... Il me demande de réciter des prières
et il prie, lui aussi. Je le persuade d'apprendre des vers de Gyr. Il
passe de longs moments à discuter avec le professeur Tomescu.
Les attaques contre le roi Carol II viennent de Lecca. Bentoiu,
lui, critique Antonescu. Pour moi, Carol II est le fléau le plus
dévastateur qui se soit jamais abattu sur la terre de Roumanie. Il
a été pire que les Huns, les Avares, les Gépides, les Petchénègues,
les hordes tatares, et les nobles polonais, pire que le déluge, que la
grêle, la sécheresse, 1'invasion de Carol-Robert, la peste de Cara-
gea, les incursions de Pazavantoglu, les expéditions punitives
140. Constantinople.
141. Dace du renversement des alliances décidé par le roi Michel. L
Roumanie signe un armistice avec l, URSS et continue la guerre aux côtés
des alliés.
248 NicoLaeSteinhardt

turques, le pacha de Silifüa, les cosaques, pire que l'amour de la


puissance proteél:rice après 1774, que les incendies, les tremble-
n1ents de terre, les sauterelles, le déboisement, les inondations,
les pertes de territoires, les avalanches de moraines, le fouage,
les glissements de terrain, les ruptures de barrages, le phylloxéra,
les charançons, les occupations autrichiennes et russes, pire que
les puits empoisonnés, que les femmes violées par les envahis-
seurs, les enfants déportés pour en faire des janissaires, pire que
les tours écroulées, les églises profanées, que Mohamed, Bajazet,
Soliman, et Fouad, pire que tout. Ubu roi en personne, je suis
venu piquer leur oseille, me foutre d'eux et me tailler. Par rdpeél:
pour Bentoiu, je fais des efforts pour ne pas m'exprimer trop
ouvertement. Mais en ce qui concerne Antonescu, je ne peux
pas taire le fait qu'il ait eu, tout de même, le courage de tenir
tête à Hitler. Il a été le seul en Europe à avoir osé le faire, il a fait
une question d'honneur personnel d'un point, sur lequel Pétain
et tous les cardinaux avaient cédé. Pendant que la fine fleur de
l'aristocratie allemande, les généraux et maréchaux couverts
de médailles et de décorations se mettaient au garde-à-vous et
tremblaient devant un Führer qui écumait et faisait les cent pas
en hurlant, Antonescu lui a tenu tête, dans son propre repaire de
Berchtesgaden ; ferme, avec la modestie de rigueur, il a sauvé la
vie à quelques centaines de milliers d'âmes juives.
(Lecca ajoute: au prix de quelques hardes, de quelques
journées de travail de huit heures, mais en dormant chez eux,
de quelques appartements ... Gôring était d'accord, il me l'a
dit, mais il m'a soufflé: surtout que Hitler ne soit au courant
de rien ...)
~oi qu'il en soit, le roi Michel pouvait, il devait, retirer
le pouvoir à Antonescu, au besoin le faire arrêter - bien que la
solution de l'expédier en avion à l'étranger eût été plus élégante
- mais il n'avait pas à le livrer à un particulier, à Bodnara~1 2,
142. Général roumain, instrument de Moscou en Roumanie.
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journal de la Félicité 249

pour qu'il l'emmène chez lui; on ne faisait pas pire aux débi-
teurs insolvables dans l'ancien droit romain. Il pouvait le faire
mettre aux arrêts dans l'enceinte du palais, lui suggérer de se sui-
cider ... Il faut reconnaître que cela a été une faute d 'Antonescu
d'avoir confondu son honneur d'homme avec le droit de vivre
de la nation - alors que Bismarck faisait la différence entre le
devoir de la sentinelle de mourir à son poste et l'obligation pour
un chef de sacrifier au besoin jusqu'à son honneur pour sauver
son pays. Mais pour rien au monde il n'aurait dû accepter de se
faire embarquer chez un particulier, dans sa maison, pour être
livré ~ une puissance étrangère. Le geste du roi, ou plutôt de ses
conseillers, est sans excuse.
~and on me fait quitter la cellule d'infirmerie pour être
renvoyé à Gherla, je prends congé de tous. Bentoiu me remercie
avec un sourire triste. Puis il se m·et à pleurer. Lecca, d'un geste
brusque m'embrasse. Ils sont morts tous deux peu après.
Avec le professeur Tomescu j'apprends, enfin, la prière du
soir Lumina lina ( « Lumière joyeuse ») qui me séduit dès la
première fois.
Comment se fait-il que, la connaissant depuis toujours, d'au-
cuns lui préfèrent des formules incantatoires, comme l' om mani
padmé hom indien ?
Et puisqu'on en parle, comment peuvent-ils placer la théoso-
phie, le zen, les tantras au-dessus des Évangiles ?
Lumina lina a sfintei slave ( « Lumière joyeuse de la sainte
gloire ») ; vous connaissez un autre vers comme celui-là dans la
langue roumaine ?
En 1937, quand le gouvernement a été constitué, à Noël,
Tomescu a envoyé une bible à chacun de ses collègues.
(À cette époque, malade de contrariété, je m'étais mis au lie.
Il neigeait sans cesse.)
r 250 Nicolae Steinhardt

Décembre 1970
 peine voudrait-on mourir pour un homme juste;
pour un homme de bien, oui, peut-être osera-t-on mourir.
Épître de saint Paul aux Romains 5,7

Les jeunes ont été meilleurs, infiniment, incomparablement


meilleurs dans les prisons que les vieux.
Est-ce parce qu'il est plus facile de renoncer à la vie quand
on en a pour longtemps à vivre ? Parce que les passions sont plus
ardentes quand on est jeune, mais que la vigueur spirituelle, en
revanche, est plus pure? Parce qu'ils n'ont pas connu les ran-
cunes, les préjugés et les inimitiés des générations plus âgées ?
Parce qu'ils étaient moins obsédés par l'acrimonie, les coups de
colère, moins chargés des « annexes » du temps : les échecs, les
déceptions, les laideurs de la vie, confirmant ainsi la théorie de
R. Brasillach, selon lequel il vaut mieux mourir avant d'avoir
été souillé par la marche boueuse du temps? Je n'en sais rien. Ils
avaient bon cœur, ils ont été meilleurs.
Il n'y a pas eu une seule cellule où les jeunes - et surtout les
légionnaires - ne me soient venus en aide, ne m'aient donné leur
café du matin et la petite tranche bihebdomadaire de pain - tré-
sors inestimables pour un malade des intestins - en échange de
la soupe de légumes en saumure pourris, des haricots pas cuits,
des pommes de terre mises dans la marmite avec pelures, terre
et tout le reste, des choux crus, qui auraient dégoûté même des
bêtes féroces - seuls aliments que je pouvais leur offrir. Et ce,
jusqu'à ce que - au bout de plus de trois ans - j'aie réussi à trou-
ver moyen de manger la bouillie de gruau. Ce sont eux qui m'ont
maintenu en vie. Et sans en faire grand cas.
Dinu P. apprend tout à fait par hasard, de la bouche du père
Toadea, comment est more son beau-père, le social-démocrate
Gh. Ene Filipescu.
journal de la Félicité 251

À Târgu-Ocna, à l'hôpital pour les détenus politiques tuber-


culeux qui a fonéhonné jusqu'en 1956, (parce qu'après, il n'y a
plus eu d'hôpitaux pour les détenus) Filipescu clamait ses opi-
nions politiques socialistes et athées dans une salle pleine de
jeunes légionnaires. Il est vrai qu'il apostrophait aussi les gar-
diens, ces « enfants qui insultent leurs parents » (Roubatchov
a
dans L'Obscurité midi ou Le Zéro et !'Infini).
Il allait de plus en plus mal, la maladie évoluait rapidement et
il a beaucoup souffert, jusqu'à sa mort (la respiration était deve-
nue une torture).
Les jeunes légionnaires se sont conduits si merveilleusement
avec lui, avec tant d'abnégation, d'attention, d'affeétion à son
égard, ils ont manifesté un si profond respeét à cet homme plus
âgé qu'eux, qu'ils ont fini par attendrir son cœur.
Avant de rendre l'âme - avec difficulté, car chaque souffle
était devenu un spasme-, Filipescu a serré dans ses bras celui qui
s'était tout particulièrement dévoué pour lui, et ensuite tous les
autres, il a réussi à se confesser au père Toadea, et a communié
avant de mourir. Quelques jours plus tard, le garçon qui l'avait
soigné comme un fils s,est éteint lui aussi.
(J'ai appris par loan lanolide, qu'ils' agissait de nul autre que
Valeriu Gafencu, l'un des « saints des prisons».)
Psaume 38, 1S : « Épargne-moi, afin que je trouve le lieu du
rafraîchissement, avant que je ne m'en aille et ne sois plus».

Od:obre 1958
Les queues formées par les juifs qui veulent déposer leur
demande d'émigration en Israël commencent vers trois heures
du matin, puis c'est deux heures, une heure, onze heures du soir.
Il y a là des petits commerçants ruinés, des hommes et des
femmes âgés, restés seuls en Roumanie, mais aussi des membres
du parti, des direéteurs et hauts fonél:ionnaires de ministères ou
252 NicolaeSteinhardt

d'instituts centraux d'État, des cadres de l'appareil politique,


des organes de la milice et de la Securitate.
Ces queues sont très impressionnantes. Ce sont des juifs,
tout de même, et je sens couver en moi d'étranges sentiments.
Mon père, lui, bout de colère et ne cesse de tonitruer. D'ailleurs,
papa ...
(Mais ça, c'est une autre histoire. La maison dans laquelle
nous habitions, pas celle qui nous appartenait, avait été bom-
bardée le 4 avril 1944. Après le 23 août, nous avions été héber-
gés par la fille du Général Butoianu, tonton Mihai, un ancien
condisciple de papa, du lycée moderne de Braïla. Il n'y a que
quelques mètres depuis l'arrière de l'église Olari jusqu'à la Calea
Mosilor, où l'on voyait les colonnes de chars russes arriver de la
direél:ion de Colentina. Le 30 août, j'étais, moi aussi, au bord
du trottoir et je regardais les chars. Je jure que je ne riais pas, ne
saluais pas, n'applaudissais pas, ne lançais aucune exclamation;
j'étais là, debout, je regardais tout simplement. Tout à coup, je me
suis senti empoigné par le bras et gratifié d'un: «Andouille!»
sonore et pesant bien chaque syllabe. - « Tu es là à écarquiller
les yeux, pauvre imbécile, vous êtes tous là à regarder et vous ne
savez pas ce qui vous attend. Regarde-les rire, ils vont pleurer
bientôt des larmes amères et toi comme les autres, Allez, rentre
à la maison ... » Je prends prudemment la main de mon père et
nous rentrons tout doucement à l'appartement des Butoieni,
dans la rue Olari.
Ce geste que l'on fait pour sortir le passeport de sa poche a
quelque chose d'un truc, d'un tour de passe-passe. Il fait penser à
un escroc, ou alors à un enfant gâté et odieux. «Pouce.Je ne joue
plus. Je veux rentrer chez ma maman». Monsieur Goe 143 ! C'est
comme un gamin qui s'en va quand cela ne l'amuse plus; cela ne
lui plaît plus, alors il rentre chez lui en boudant. Ou bien encore
l 43. Type de l'enfant gâté pourri, immortalisé par I. L. Caragiale.
journal de la Félicité 253

le joueur qui a empoché toutes les mises et qui se lève: « Je vewc


ma maman. Je veux rentrer à la maison. Je ne joue plus». Tu
invites du monde, tu chauffes l'ambiance, tu les fais danser, tout
le monde s'y met, la fête bat son plein, on s'amuse, on s' inter-
pelle, tout le monde danse, toi le premier et puis, plouf! d'un
seul coup tu les laisses tomber comme de vieilles chaussettes.
Là, je vous laisse en plan! Salut! Je m'en vais! Où qu'est-y? Où
qu'est-y? Y en a plus. T'as le bonjour d'Alfred! Regardez bien!
Comme voyez, vous ne voyez rien ! Et hop ! Le grand magicien
va vous épater ! Le grand fakir de renommée internationale va
exécuter pour vous un numéro sensationnel : Vzzioum ! Le pas-
seport-projeéHle, tiré de sous la veste, comme on tire un as de
pique de sa manche ! La ruse, l'escroquerie, la tricherie : le tour
est joué!
Les gens qui ont du plomb dans la cervelle sont écœurés - cer-
tains sourient. Les gens simples sont saisis de rage, de rancœur,
d'envie, ils leur en veulent, ils les haïssent pour toute l'éternité.
Cervantès, en Algérie, réussit après des années et des années
de captivité à organiser une évasion avec quelques autres pri-
sonniers. Ils se retrouvent tous sur la plage, la nuit. Le bateau
est là, prêt pour le départ. Mais il manque encore un des éva-
dés. Ils l'attendent. Le temps passe. Ils décident de partir sans
le retardataire. Cervantès insiste: « Attendons-le, imaginez son
désespoir s'il arrive pour voir le bateau s'éloigner au large » ...
Ils attendent en se rongeant les ongles, et enfin ils voient arriver
celui qui manquait ... C'était « l' indic ». Ils sont tous capturés
et ramenés en esclavage. Cette histoire atroce - où Cervantès
montre tant de noblesse et prouve que s'il a écrit Don Quichotte
ce n'est pas par hasard - me revient à l'esprit, sans lien direét, en
voyant les queues devant la préfeéture.
- C'est encore par une association d'idées que je n'arrive
pas, au premier abord, à m'expliquer, que je me souviens des
pseudo-mémoires de Ciano, lues dans les années 1946-1947.
254 icolae Steinhardt

Brusquement, après 1942,voilaque le ton des mémoires de Ciano


change: maintenant il s'exprime en Européen, en aristocrate,
en gentleman, en libéral; les horreurs des nazis le dégoutent et
l'épouvantent. Il désire la paix, le calme, le retour au bon v-ieux
temps! Voyez-vouscela! L'empire, la violence, l'huile de ricin,
c'est de l'histoire ancienne ! Lui, Ciano, que tout le monde en
soit bien persuadé, n'est qu'un diplomate, comme Talleyrand,
comme Vergennes, comme Metternich. Il n'a pas mangé de ce
pain-là, lui. Il n'a pas les mains tachées de sang, lui. C'est un
homme du monde, avecses péchés, comme tout un chacun, juste
Ciel, mais toujours ganté de blanc!
Et voilà que surgissent dans les mémoires des personnages
nouveaux: Dieu, le Pape, le roi, le prince Umberto. Mais quand
cela? ~and est-ce que Ciano se souvient du petit roi, du Pape,
de Talleyrand, de l'Europe? ~and la peur l'a gagné, quand il
s'est rendu compte que les troupes des alliés allemands ne ga-
gneraient pas la guerre. Pas avant. C'est alors seulement que la
bonne vieille peur salutaire a reconnu son enfant: quelle bonne
mère ! C'est alors seulement que réapparaît il conte, que les
vieilles valeurs des civilisations libérales retrouvent leur éclat et
que les lustres anciens des salons européens se remettent à briller
de tous leurs feux.
Chez les juifs aussi on assiste à un retour au passé et aux répu-
diations: mais ces répudiations ne sont pas le fruit d'une évolu-
tion ou d'une bouleversante découverte, elles ne viennent que de
certains fadeurs externes, bien concrets.
La hiérarchie des péchés : l'Église distingue les péchés véniels,
les péchés capitaux, les péchés qui en appellent au ciel, les péchés
contre !'Esprit.
En prison, on ne connaît que deux catégories: ceux qui sont
pardonnables (le trafic de devises et d'or, le passage clandestin
de la frontière, le vol, 1'homicide, la prostitution, la débauche,
la pédérastie, le « parasitisme », le vagabondage, la diffamation
journal de la Félicité 255

des inftitutions de l'État) et les impardonnables ( le chantage et


la délation).
(Nous, les hommes, nous ne pardonnons pas. ~d le
repentir eft sincère et bouleversant, Dieu a sa façon de voir les
choses. Dans Le Procesde jésw de Diego Fabri, la sainte Vierge
couvre de son fichu de femme pauvre la tête du traître secoué des
sanglots du remords.)
La division du travail: les Occidentaux (Beckett, Ionesco,
Cioran ... ) sont malheureux pour nous ; et nous - nous qui
connaissons la valeur d'un coin de ciel, d'une tranche de pain,
d'un lit à soi, d'un clou, d'un crayon - nous sommes heureux
pour eux.

Avril 1960

Au bout d'un mois, nous quittons la cellule 18 pour être


dispersés dans diverses autres cellules. Par chance, je ne suis pas
séparé de mon parrain. Nous nous retrouvons tous deux dans la
cellule 24, où la première personne sur laquelle nous tombons
eft le moine qui m'a baptisé et que l'on avait éloigné deux jours
après le baptême.
Dans cette nouvelle cellule, il n'y a plus trace del' atmosphère
d'exaltation et de la brûlante curiosité intelleél:uelle qui ré-
gnaient dans la précédente. Le soleil s 'eft couché, la lune se lève.
Après une période de feu et de spiritualité, nous tombons dans
1'accommodation à la routine quotidienne. Le brusque change-
ment de niveau d'échanges spirituels et d'énergie me soumet à
rude épreuve et me fait comprendre que la chose difficile n'eft
pas de faire face à une situation extrême, si torturante fût-elle,
mais de s'habituer à résifter à l'usure de la banalité au quoti-
dien. Mauriac disait aussi, en citant Charles Du Bos, qu'il fallait
apprendre à croire sans un accompagnement musical ininter-
rompu. Et c'eft bien ce qui se passe: brusquement on n'entend
256 Nicolae Steinhardt

plus la musique, comme si l'on venait de passer le coin d'une rue.


Là, mon grand, il va falloir faire tes preuves! L'enquête, c'était
une lutte, une sorte de tourbillon absorbant et enivrant à sa
façon. Mais maintenant, dans l'ennuyeuse grisaille des horaires
(même dans l'emploi du temps tout à fait hors-norme de la pri-
son, qui tout différent soit-il de celui de <<l'extérieur » reste tout
de même « un train-train de vie » 144 intentionnellement vide,
il y a l' Individu, le Temps, les Autres) que reste-t-il ? Ce que tu
as de plus personnel: ta vigueur, ton lard, ta matière grise, tes
hormones - Toi !
Pour me soutenir, j'ai heureusement mon parrain et le révé-
rend père Mina. La vie monastique l'a merveilleusement pré-
paré à la vie en prison (et il porte l'habit depuis l'adolescence).
Il a appris l'essentiel de ce qu'il faut savoir pour endurer le sort:
savoir se taire, ne s'étonner et ne s'irriter de rien, être sourd et
décidé à tout supporter sans broncher (sans rechigner, disent
les moines) avec une équanimité aveugle et obstinée qui tende
idéalement à l'impassibilité, voire à l'indifférence. Et parmi ces
vertus, les plus importantes sont l'impassibilité et le silence. Le
texte biblique (Jacques, II) où il est dit que celui qui sait maî-
triser sa langue peut maîtriser tout son corps et tout son être a
un caraé\:èrescientifique et expérimental en tous points égal aux
écrits d'un Claude Bernard.
Mon parrain se révèle de plus en plus « spiritualiste », ce qui
dans la langue intelleé\:uelle de la cellule recouvre un mélange de
spiritisme, de parapsychologie et de croyance en la métempsy-
chose. Le spiritisme ne me dit rien. Mihai Avramescu et Pavel
Sim. m'ont fait lire Guénon qui l'a réduit en miettes, mais c'est
aussi chez moi une réaél:ion de répulsion personnelle. Pour ce
qui est de la parapsychologie, qui trouve sa place parmi les dis-
ciplines psychiques justifiées, fondées sur l'observation, elle ne
144. En français dan le texte.
Journal de la Félicité 257

peut être contestée. Je n'en veux pour preuve que la bioéleétricité


du doéteur Giurgea, de Militari, dont on a tant fait de gorges
chaudes et qui appartient maintenant au domaine scientifique
public.
Mais même le Spiritisme (familier aux personnes les plus éton-
nantes: le capitaine de gendarmerie M. D. a un ami qui fut le roi
Louis-Philippe et il connaît une dame, réincarnation de la Reine
Élisabeth d'Angleterre) nous apparaît séduisant dans l'atmos-
phère sèche et désolante de la cellule, dans la mesure où il repré-
sente autre chose que l'odieux concret, que les objets utilitaires
méticuleusement comptés (tinette, cuve, baquet, table, quart,
gamelle, querelles, c'est tout) et la lumière brutale de l'ampoule.
Il évoque, en tout cas, des salons surchargés de meubles et des
lumières éteintes, ce qui est loin d'être négligeable. Tout mystère
diSparaît dans la cellule: il y a si peu d'objets, on connaît telle-
ment à fond toutes les habitudes et le caraétère des gens qui vous
entourent, le temps s'écoule avec une invariable monotonie ... Et
l'on constate qu'il est des besoins vitaux - très proches de l'eau,
du sommeil, des toilettes, des vitamines et du mouvement - qui
sont les zones de pénombre et un brin de mystère. Toute forme
de Spiritualisation s'avère bienvenue et purificatrice. C'est ainsi
que j'écoute sans trop d'agacement de nombreux récits d'eSprits
blancs, ou bleus, ou rouges, les histoires de Ketty King et de
Sir William Crookes (Ketty s'est moquée de sir William: elle
voulait bien apparaître à son domicile, mais lorsque l'illustre
physicien voulut répéter l'expérience au siège de l'Académie
royale, elle n'est pas venue; «pourquoi?» lui a-t-il demandé
par la suite; « pour te ridiculiser, mon cher», quelle farceuse!).
Je me familiarise avec Alain Kardec, Léon Denis, Raoul Mon-
tandon, Gabriel Delanne et Sir Russel Wallace. Des proces-
sions d'ombres frêles se glissent timidement dans la cellule 24,
conscientes, semble-t-il, de leur inconsistance, mais pleines de
bonne volonté, les pauvres (même Ketty King, dans sa robe à
258 Nicolae Steinhardt

paniers du XVIIe siècle n'a plus envie de faire des farces, tant elle
a pitié de nous), elles rafraîchissent de quelques gouttes d' illu-
sions la brûlante aridité de la matière.
Dans cette deuxième cellule de prison, il se produit quelque
chose qui rappelle ce qui a dû se passer sur le chemin d, Emmaüs.
Le Sauveur n'est plus parmi les siens, l'époux est parti. Mais c,est:
à toi, homme, qu'il revient de sécréter la fidélité et une nouvelle
sorte de félicité, plus en sourdine, de déceler la réalité de la pré-
sence du Messie dans le lieu le plus inattendu et le plus aride: en
toi-même. Il faut donner davantage de soi-même, on n'est plus
un simple speétateur, un des invités de la noce, mais un parti-
cipant à droits égaux, un associé, un créateur de bonheur à son
propre compte. Il faut prouver une chose très difficile, c'est qu'il
n'y a pas que le début de la noce qui soit pur, mais que la vie quo-
tidienne peut être maintenue à un degré acceptable de relative
noblesse et de dignité. Tout comme au commencement il n 'efl
pas: et cela nous fait mal. Mais c'est là justement la différence
entre l'enfance et la maturité: c'est de reconnaître et de suppor-
ter la douleur, d'accepter l'inévitable différence de niveau entre
la pureté de la noce et de la fête et l'impureté des journées ordi-
naires, des années banales.

Jilava, mars 1960

L'erreur de Nietzsche, proclame Al. Pal., dans le bruit


assourdissant de la cellule 18 (~i s'inscrit pour la flotte ? où
as-tu encore fourré le quart, mon vieux? Prapura,cela se dit
« oriflamme » en français ; « abasourdi » en anglais c 'esèflab-
bergasted. Faites attention, ceux qui vont à la flotte, il reste très
peu d'eau ! Pipetaen français, je ne sais plus ; vous le savez, vous,
mon Prince, comment on dit pipetaen français?), c'dt qu'il a
méprisé les sentiments les plus virils et parmi eux le plus viril
de tous, dont témoignent si souvent les héros d'Homère ou du
Journal de la Félicité 259

Moyen Âge: la compassion. Les larmes sont, elles aussi, l' apa-
nage des héros de L'Iliade.
Je lirai plus tard, après ma sortie de prison, dans l'œuvre de
Ionesco, que la compassion n'est pas sentimentale, messieurs les
nietzschéens, mais humaine et virile. Al. Pal. en avait parlé avant
que quiconque d'entre nous n'ait lu cela dans Ionesco.

1934

Manole parlait de la folie: c'est Shalom Alehem qui a dit


l'une des choses les plus pertinentes à son propos ; le fou ne brise
pas seulement les carreaux des autres.
Il nous est donc toujours possible de savoir si le fou est vrai-
ment fou ou s'il fait semblant. S'il ne brise que les carreaux des
autres, c'est qu'il n'est pas sincère, mais s'il brise les siens ou bien
à la fois ceux des autres et les siens il est authentiquement fou,
c'est indubitable.
Des exemples de fous authentiques ? C'est en 1948, Radu
Cioculescu qui ne livre pas à la Securitzlte les noms inconnus
de leurs services, dont le mien, de ceux qui ont participé à la
rédaéHon et à l'envoi à l'étranger de certains mémoires. C'est en
1950, A.L. Zissu refusant de signer l'appel de Stockholm; il dit
à ceux qui viennent chez lui avec leur « supplique » présentée de
porte à porte qu'il est partisan de la guerre, il les traite de tous les
noms, il les chasse - et les malheureux, terrifiés, s'enfuient tout
en se rendant compte qu'étant au nombre de trois ils vont être
obligés de le dénoncer.
a

260 Nicolae Steinhardt

Cernica, 1965

J'écoute le Stareç Roman 145 : la très grande faute du pharisien


n'est pas tant l'orgueil, que la conviél:ion qu'il se suffit à lui-
même, qu'il peut trouver le droit chemin tout seul, qu'il n'a pas
besoin de Dieu.
Et à propos du temps, il dit: le chrétien est celui qui ne vit ni
dans le passé, ni dans l'avenir, mais seulement dans le présent. Le
passé ne lui pèse point, l'avenir ne le tracasse pas.
(Est-ce que ce vers de Mallarmé, un des plus beaux de la
langue française: « Le vierge, le vivace et le bel aujourd'hui»,
ne serait pas par hasard surtout valable pour les chrétiens ?)

Septembre 1940

C'est avec un étrange sentiment de satisfaél:ion que je lis, pla-


cardés partout, les manifesèes du mouvement légionnaire contre
Carol II (Cassandre esè une des seules à avoir su combien il était
douloureux d'avoir eu raison !) . Ce droit à la critique, les auteurs
des manifesèes l'ont acquis par la souffrance. Mais au bout de
quelques jours, certains articles et déclarations sentent un peu
trop la vengeance, et un art trop consommé de savoir d'où souffle
le vent. Je trouve accablant le titre d'un bref article de Iorga: Ne
soyonspM rmtres.

Jilava, cellule O,décembre 1963

Le professeur Vasile Barbu, ancien chef de l'organisation lé-


gionnaire de Vla~ca explique: c'esè la pure vérité, je te parle en
camarade; le capitaine, il faut que tu le saches, était avant tout un
145. Roman Stanciu (1921-1994), moine, prêtre, professeur de théologie et
par la suite archevêque de Bucarest.
journal de la Félicité 261

croyant.S'il avait vécu, la légion ne serait pas devenue ce qu'elle


a fini par être : une cinquième colonne allemande. Chrétienne
et roumaine, voilà ce qu'était la légion pour ses fondateurs et
ses militants, mais Carol II les a tous fait massacrer, étrangler
au lacet, tous. L'idéal de Codreanu, c'était 1'icône, il aurait mis
de l'ordre dans le pays selon cet idéal et non pas d'après le pro-
gramme de Nuremberg. Seulement... si tout ce qui a survécu
c'est une poignée d'exécutants et autour d'eux une bande de
grandes gueules ...
Ce que le doél:eur Al.-G. reproche à l'esprit européen, c'est
son attachement féroce, animal, à la vie. L' Européen est presque
incapable de se suicider, preuve de sa lâcheté. L'asiatique est plus
détaché, il est moins misérablement esclave del' existence. Ce qui
prédomine chez les chrétiens (il ne le conteste pas), c'est le culte
de la vie éternelle, mais chez l' Européen, chez l'homme blanc, il
voit autre chose: une peur minable, un désir de se cramponner
à tout prix, au prix de n'importe quelle bassesse, de n'importe
quel crime, au verbe vivre. Cette façon de se cramponner à la vie
comme un chien estropié, comme un aveugle paralysé, comme
un cancéreux que la douleur rend fou mais qui continue à sucer
des pastilles de vitamines, comme un traître qui a vendu tous les
siens et tous ses amis, est parfaitement exprimée par un pronom
indéfini qui fait défaut à la langue roumaine : « on » veut vivre,
ou bien en allemand: man will leben. La formule la plus dépri-
mante étant cependant: es will leben 146, appliquée aux humains.

Juillet, 1952
En ce moment papa travaille à l'usine de verre de Padurea
Neagra, dans le département de Bihor. Et moi, qui depuis onze
mois travaille dans une même entreprise (c'est à peine croyable),

146. man = « on » ; es = « ça » ; <<Ça veut vivre ».


-
262 NicolaeSteinhardt

je me retrouve avec douze jours ouvrables de congé à prendre. Je


vais les passer au monastère de Timi~ul de Sus, où les religieuses
augustines continuent à prendre des pensionnaires. (Manole
raille: « C'est fou ce que les juifs se sont mis à aimer les couvents
et les catholiques ! »)
Le bâtiment du côté route étant bondé, on me loge dans une
annexe, près de la petite église, là où loge en permanence la veuve
du ministre C., qui a joué un rôle important dans la création du
bourg de Timi~.
Dès mon arrivée, je demande la permission de présenter mes
hommages à madame C.; elle m'accueille avec joie et se souvient
bien de mon père.
Quelques jours plus tard, je tombe assez gravement malade;
ma voisine m'apporte des biscottes et du thé. Elle porte une robe
de soie de couleur sombre, tout comme Alexandrina Cantacu-
zino et les autres dames de l'Association nationale des femmes
orthodoxes roumaines (la Reine Maria aussi en portait une par-
fois); c'est une robe qui monte jusqu'au menton, ornée d'une
longue chaîne avec une croix d'argent massif Chaque fois qu'elle
vient m'apporter du thé et des biscottes, madame C. me bénit en
faisant un signe de croix sur mon front.

Février 1971

Moi,je suis venupour que les brebisaient la vie


et que l'aient en abondance
Jean 10,10
~elle coïncidence dans la date et le sujet, entre le sermon
prononcé avant-hier par le père G. T. et la lettre de Toma Pavel,
venue d'Ottawa!
Tous deux parlent du thème du festin dans tout l'enseigne-
ment du Christ.
Journal de la Félicité 263

Le Seigneur trouve tout un tas de bonnes occasions de festins


et de réjouissances. On fait un repas après une guérison (Mat-
thieu 8,15; Marc 1,31; Luc 4,39 et 8,55); après avoir gagné un
nouvel adepte ou conquis une âme (Matthieu 9, 10 ; Marc 2, 15 ;
Luc 5,29); dans le cas du fils prodigue ou du douanier Zachée
c'eft un grand repentir qui juftifie la splendeur de la fête. Le Sei-
gneur change l'eau en vin et le bénit aux noces de Cana; Marie
offre des huiles, elle aussi, au cours d'un repas; à Béthanie cela a
dû être un bien grand repas pour que Marthe soit si soucieuse et
si accablée de travail.
Non content d'accepter l'invitation des pécheurs, le Sei-
gneur ne refuse pas non plus celle des pharisiens. Le Ciel est sou-
vent comparé à un festin (Matthieu 12,2; Luc 14,16; 12,30) et
qu'est-il promis à celui qui ouvre son cœur à Jésus ? Celui qui
jusque-là se tenait à la porte et frappait affirme à présent: «J'en-
trerai chez lui pour souper, moi près de lui et lui près de moi »
(Apocalypse3,20).
Cet inépuisable entrain et cette volonté du Seigneur de fêter
les joies par des festins se retrouvent tout au long des années
d'enseignement. Les textes en témoignent clairement: « Jean est
venu, ne mangeant ni ne buvant, et ils disent: "Il a un démon".
Le Fils de l'Homme est venu, mangeant et buvant, et ils disent:
"C'est un mangeur et un buveur, un ami des publicains et des
pécheurs" ». (Matthieu 11, 18-19) et aussi « Jean le Baptiste est
venu, ne mangeant pas de pain et ne buvant pas de vin, et vous
dites: "Il a un démon". Le Fils de l'Homme est venu, mangeant
et buvant, et vous dites: "C'est un mangeur et un buveur, un ami
des publicains et des pécheurs" ». (Luc 7 ,34).
Paul, suivant l'exemple de son maître (Aéles 16,34), fêta
aussi la viétoire du bien ( le baptême du geôlier de Philippes)
« ... dressa la table et il se réjouit avec tous les siens ... »
264 NicolaeSteinhardt

A. Schmemann s'approprie la formule matérialiste de Feuer-


bach: ~ L'homme est ce qu'il mange» et dit que c'est une for-
mule striél:ement biblique et chrétienne.
Celui qui ne mangepas mon corpsa ne boitpas mon sang.
Et Schmemann (qui est orthodoxe) d'affirmer: pour un
chrétien, le monde est un festin, l'image du festin apparaît
constamment tout au long des Écritures, il en est le finale et le
couronnement: « Vous mangerez et boirez à ma table, en mon
Royaume».

Boogie mambo rag

Du type eintreten, trat ein, eingetreten ... celui de vivre: je


vécus, tu vécus, il vécut ..., celuide voir c'efl: je vis, tu vis, il vit ...
pour exprimer «être» l'e!pagnola deux verbesdutin{/s: ser et
esèar. Le présent de ser: soy, eres, es, somos, sois, son, le présent
d' esèar: estoy, estas, esta, estamos, esèatis, esèan... nous vécûmes,
I A
vous vecutes ...
La déclinaisonsanscritea huit cas: le nominatif, l'accusatif,
l'inflrumenml le datif, l'ablatif, le génitif, le locatif, le vocatif..
du type erkündigen,akündigte, erkündigt ... la prépositionsuit le
verbe,ellepeut en modifierle sensa créerainsi desmots nouveaux,
par exempleto speak up, to give up, to wash up, to drive up ...
Le Seigneur - cela apparaît partout - bénit, transforme, mul-
tiplie: le pain, le vin, les poissons. Il ne donne pas l'image d'un
Dieu du désert, de la pouszta, de la toundra, de la stérilité, de la
sécheresse et de l'aridité, mais plutôt de la richesse, de l 'abon-
dance, de la plénitude, de la joie et des nourritures. Ceux qui
vont à Lui peuvent s'attendre aux joies et aux banquets (Ce n' eft
pas seulement le fait de Socrate et de Platon - et chez celui-ci
c'est de la fatuité, ô combien!).
Saint Augustin remarque: « Marthe s'inquiète et s'agite
alors que Marie es\:à la fête ».
journal de la Félicité 265

Parmi les raisons pour lesquelles le Seigneur se réfère aussi


souvent aux festins et convie à des tables croulant sous les mets
(le veau est gras ...), je crois pouvoir déceler les suivantes:
a) L'argument des théologiens avertis : les théologiens aver-
tis n'accordent pas beaucoup de prix aux arguments de leurs
collègues moins avertis, selon lesquels Dieu créa l'homme afin
qu'il le glorifie. Le but supposé, ils le formulent tout autrement
et de façon beaucoup plus digne de la grandeur de la Divinité:
donner à l'homme la possibilité de prendre part à l'immense et
euphorique joie de vivre (la vie en soi est, selon Le Catéchisme
des évêques catholiques hollandais, un miracle à vous couper le
souffle). Étienne Gilson exprime clairement la raison pour
laquelle Dieu a créé le monde et les hommes. Seulement pour
lui rendre gloire ? Ce serait bien mal Le connaître. « Ce que
Dieu crée ce ne sont pas des témoins qui lui démontrent sa
propre gloire, mais des êtres qui en jouissent, comme il en jouit
lui aussi, qui, participant de son être, participent en même temps
de sa béatitude. Ainsi donc ce n'est pas pour Lui mais pour nous
que Dieu cherche la gloire; non pas pour l'acquérir, puisqu'il
l'a, ni pour l'accroître, car elle est d'avance parfaite, mais pour
nous la faire partager». (N'ai-je pas assez insisté sur le fait que
le Christ Dieu est un noble, un gentleman, un grand seigneur, ne
vous en ai-je pas assez rebattu les oreilles ?)
b) Une raison à laquelle il me plaît de réfléchir longue-
ment: dans un festin, et dans un festin seulement, l'homme
se réjouit de la joie de l'autre, je dirais même plus: il a besoin
de cette joie. Le festin est d'autant plus beau et plus réussi que
tous ceux qui y participent sont plus joyeux. Le fesèin esè peut-
être - paradoxalement - le seul lieu où la joie de 1'autre ne
suscite pas l'envie. Et où il n'existe aucune concurrence, aucun
numertu clatutu; the more the merier 147 : en ombre accru des
l 47. « Plus on est de fous, plus on rit».
266 NicolaeSteinhardt

convives, loin d, être un obstacle, un danger, multiplie la joie


de chacun et de tous. S, il en est ainsi, alors le festin ressemble
beaucoup au paradis, où l'on est supposé être en tout premier
lieu capable de se réjouir de la joie des autres, de la partager (de
communier en elle).

Jilava cellule 50 (infirmerie pour tuberculeux)

Les adventistes de la cellule, et ils sont nombreux, méprisent


ouvertement et avec véhémence le prêtre Petcu de Naeni, un
prêtre campagnard, sans connaissances théologiques bien appro-
fondies. Ils n'ont pas de mal à le « coller» en citant à foison
(en veux-tu en voilà) des textes tirés de la Bible par chapitres et
par versets, preuve péremptoire de leur grande familiarité avec
les Écritures, mais aussi manie de clabaudeurs procéduriers. Ils
le toisent de haut parce qu'il s'embrouille vite en leur répon-
dant, mais aussi parce que ce pauvre prêtre accablé d'ennui et de
misères se réfugie dans le souvenir des vins de lstrip - médaillés
lors de concours viticoles internationaux - et des repas de funé-
railles d'un village de fermiers cossus.
Il est vrai que le speétacle qu'offrent les adventistes prend
souvent une tournure dramatique: s'il y a la moindre trace de
graisse ou de viande de cheval - chose possible, à l'occasion, dans
une infirmerie pour tuberculeux-, ils repoussent la nourriture,
se mettent à genoux, lèvent les bras au ciel et offrent ce sacrifice
en hommage au Tout-Puissant. Cela paraît artificiel, théâtral,
mais, venant d'individus transparents à force d'être maigres, cra-
chant le sang, affamés par de longues années de prison, ce gefte
acquiert un caraétère très concret. Pendant ce temps, le prêtre
se dépêche d'engloutir son repas, comme tous les autres. Il se
trouve soudain en position d'infériorité.
Je décide de prendre la défense de ce pauvre homme qui eft,
somme toute, bien brave et je me mets à apprendre par cœur les
journal de la Félicité 267

textes qui s'opposent aux interprétations des adventistes (hon-


nêtes et objeél:ifs, ils m'indiquent eux-mêmes les passages en
question et me les enseignent) si bien que nous parvenons, le
prêtre et moi, à les combattre sur leur propre terrain des Écri-
tures. Nous opposons des passages fondamentaux à leur res-
peél: aveugle du samedi, par exemple dans la Deuxieme Épître
aux Corinthiens (3,6): « La lettre tue, mais l' Esprit vivifie » ;
Matthieu 12,8, Marc 2,28 et Luc 6,5: « Le Fils de l'Homme
est Maître même du sabbat» ; Marc 2,27: « Le sabbat a été fait
pour l'homme, et non l'homme pour le sabbat ... » ; Romains
14,6 : « Celui qui tient compte des jours le fait pour le Seigneur;
de même, celui qui n'en tient pas compte»; 14,7: « En effet,
nul d'entre nous ne vit pour soi-même, comme nul ne meurt
pour soi-même», et 14,22: « c·ette foi que tu as, garde-la pour
toi devant Dieu. Bienheureux est celui qui ne se condamne pas
lui-même dans ce qu'il approuve ». Et encore dans I Corinthiens
8,8: « Ce n'est pas un aliment, certes, qui nous rapprochera de
Dieu» et 10,27 « Si un non-croyant vous invite et que vous
acceptez d'y aller, mangez tout ce qu'on vous présentera, sans
vous poser de question par motif de conscience » ; Colossiens
2, 14: « II a effacé la cédule de notre dette ... » et 2, 16 : « Dès
lors, que nul ne s'avise de vous critiquer sur des questions de
nourriture et de boisson, ou en matière de fêtes annuelles, de
nouvelles lunes ou de sabbat ».
C'est tout particulièrement avec ce dernier texte que nous
faisons merveille parmi les compagnons qui suivent nos disputes
avec attention, se réjouissant des viétoires de l' Orthodoxie, mais
admirant la force de caraél:ère des membres de la seél:e.
Le samedi, quand on nous emmène aux douches, les adven-
tistes refusent de se laver le corps. Les mains, oui, même le samedi,
mais pas le corps. Le speél:aclequi se répète chaque semaine (nous
sommes dans la période où la direél:ion pénitentiaire autorise
l'application des règlements d'hygiène) fait ressortir un double
268 NicolaeSteinhardt

entêtement naïf et prouve une fois de plus que chacun a sa part de


raison. L'obftination des adventiftes, illogique, esclave de la lit-
téralité talmudique, eft tout de même admirable - compte tenu
des souffrances et des humiliations qu'elle déchaîne. Mais les
gardiens n'ont pas tout à fait tort de demander à tous les détenus
de se laver. Pourquoi donc ne donne-t-on pas la possibilité aux
adventiftes de prendre leur douche un autre jour de la semaine ?
Parce que c'est le samedi, le jour de la propreté dans les prisons !
On peut combattre l'hostilité, mais la bureaucratie, ça, jamais!
On exige du père Petcu le premier, puis de nous tous, de savon-
ner de force nos compagnons qui se tiennent debout, tout nus,
les bras croisés sous la douche, avec un sourire angélique, dans
l 'expeétative du martyre. Ils sont pitoyables, ridicules et pro-
fondément resped:ables. Le prêtre refuse avec fermeté de saisir
l'occasion qu'on lui offre de se gaùsser de ses impitoyables adver-
saires. (Et les gardiens, qui sont au courant de leurs histoires, ont
du mal à concevoir que le prêtre ne veuille pas se venger.) Nous
refusons tous l'offre faite à l'ensemble du groupe, puis l'ordre
qui nous est intimé. Finalement les matons n'insistent pas et la
scène finit « en queue de poisson », comme disent les Français.
Tout tombe à l'eau, comme les caillebotis de sous les robinets des
douches. Le résultat est cependant que, devant une telle unani-
mité, les tenants de l' Orthodoxie se voient à peine accorder le
loisir de se savonner en quatrième vitesse et de se rincer encore
plus rapidement. ~and toutefois les adventistes ne sont plus
là qu'en speétateurs, les gardiens font exprès de les provoquer,
donnant de l'eau chaude en abondance, et prolongeant à l'envi
la séance du bain: les tenants de !'Orthodoxie s'en vont, saturés
de propreté, (ayant vraiment pris un bon bain).
Le dimanche matin, renonçant à la moindre ablution, nous
aidons les disciples du capitaine William Miller à se laver de la
tête aux pieds avec le petit peu d, eau que l'on nous accorde.
Journal de la Félicité 269

Traian Cracea, un jeune transylvain prédicateur adventiste


ardent et habile, est le seul de son groupe à admettre une possi-
bilité de salut pour ceux qui ne font pas partie de la seéte. (Les
Témoins de Jéhovah sont encore plus exclusifs, chez eux les pos-
sibilités de salut sont même limitées en nombre.) Cracea parle
du Christ, les yeux baignés de larmes, des vraies, pas comme
celles de ce personnage de Balzac pleurant sa bien-aimée inac-
cessible, perdue de l'autre côté des grilles de l'église.

Jilava, cellule 13

Nemo et moi avons une théorie concernant le Doktor Faus-


tus de Thomas Mann. Je la résume pour Nicolae Balota.148 qui
m'écoute avec grand intérêt.
Doktor Faustus est un livre conçu à trois niveaux, dont deux
initiatiques.
Le premier niveau, celui de la leél:ure naïve: Serenus
Zeitblom est un homme sage et normal, Adrian Leverkühn est
fou. Ces artistes, ce sont tous des créatures démoniaques. L'art
est dangereux.
La leél:ure au deuxième niveau, et au premier degré d' ini-
tiation : Serenus Zeitblom est un idiot, inintéressant, Adrian
Leverkühn est un artiste au plein sens du terme, l'art suppose
une dose de folie, c'est la condition pour qu'il soit créateur et
justifie l'insipide existence du monde.
La leéture au troisième niveau, ou le degré supérieur d' ini-
tiation : la justice est du côté de Serenus Zeitblom, pas de façon
brute, plutôt d'une façon paradoxale, frénétique, kierkegaar-
dienne. Adrian Leverkühn est véritablement fou, l'idéal, c 'es\:
un Zeitblom effervescent. La foi du charbonnier est donc juste ?
148. Nicolae Balota (1925-2014), écrivain et critique littéraire. Après de
longues années de prison politique, il aurait accepté d'être informateur de la
Securitate (police politique), sous le nom conspiratif de Some~an.
270 Nicolae Steinhardt

Il est bon d'aller à l'église pour allumer des cierges ? Certes. Mais
follement. Effet de zoom : la normalité, pratiquée avec enthou-
siasme, est supérieure à la déraison. La vie « comme il faut >>
consideredas one of thefine arts!
Je me rappelle la théorie de Manole sur la nécessité de créer
nn « parti des modérés violents » ( ou des conservateurs en
trench-coat) destiné à défendre avec nne véhémence extrême -
sorélienne - l'équilibre, la raison et les gens de bien.

Février 1931

Thé chez Annetta, avec de nombreux invités. Manole a


accepté de venir lui aussi, parce que j'ai beaucoup insisté. Il
déclare qu'nne telle rénnion de petits juifs procommnnistes ou
vaguement de gauche ne l'intéresse pas. Au cours de la soirée
(nn buffet froid), il reconnaît que l'on peut aussi dire de Marx
des choses fort honorables. ~elles sont ces choses honorables ?
demande Bellu Z. - un peu curieux, mais surtout patient dans
son mépris. (On voit bien que ce jenne homme hardi ne sait pas
de quoi il parle. On va l'éclairer, l'aider.)
Eh bien, par exemple, dit Manole, le fait qu'il ait épousé
une Allemande dodue, issue d'nne très bonne famille. ~and
Engels a voulu épouser une ouvrière, madame Marx l'a menacé
de ne plus le recevoir. Et puis Marx avait nne barbe magnifique
et c'était un bel homme. Et il buvait sec, surtout de la bière, il
faut bien le dire - constate Mano le avec le regret d 'w1 homme
obligé de reconnaître également les défauts d'une personne par
ailleurs irréprochable -, mais il tenait l'alcool et un beau jour
une Anglaise, nn peu ivrogne, est tombée amoureuse de lui et de
sa barbe sur l'impériale de l'omnibus.
Bellu Z. bout. (~elle provocation !)
C'est que, continue Manole, il aimait se promener dans Lon-
dres en omnibus, de préférence sur l'impériale. Et sur Lassalle
Journal de la Félicité 271

a été portée une appréciation on ne peut plus honorable. C'est


Bismarck qui a dit cette phrase: «C'est un adversaire politique,
mais j'aimerais l'avoir comme voisin de campagne».
Tous les gens de gauche détournent la tête d'un air ennuyé et
- au bout d'un lourd silence - fixent de nouveau leur attention
sur les tartines et les bouteilles.

1968

À la porte de la boulangerie, un vieux mendiant, petit, dis-


cret. Je lui donne trois ou quatre lei.
Il ôte rdpeétueusement son chapeau et me remercie en mar-
monnant longuement. Je ne sais pas pourquoi - le souvenir de
mon père peut-être, la ressemblance physique (de petit homme
voûté), le geste si poli, la honte qu'un vieillard me salue ainsi
pour quelques sous, l'irruption soudaine dans ma mémoire de
scènes de prison révélatrices de la misérable condition humaine ?
- toujours est-il que j'éclate en sanglots, en pleine rue, comme
un fou.

Gherla 1962

Virgil B. a des yeux d'écureuil; petit, très fin de silhouette


par nature, mais à présent squelettique, il a été stoppé dans sa
croissance; une hépatite infeél:ieuselui a laissé une peau cireuse
aux reflets verdâtres, il est détenu depuis l'âge de dix-sept ans. Au
moment où je fais sa connaissance, il en a vingt-cinq. Son regard,
ses mouvements, sa rapidité, son impatience, sa façon de tourner
comme une toupie, sa soif de connaissances, ses manières de se
fâcher pour tout et n'importe quoi, font penser à un enfant. Il
sait une quantité incroyable de choses, certaines tiennent de la
rubrique encyclopédique d'une revue de sciences et techniques
pour les jeunes. Par exemple, il connaît par cœur les tables de
272 Nicolae Steinhardt

Mendeleïev dans leur totalité, par groupes, sous-groupes et


périodes, symbole par symbole. Je lui enseigne des choses, moi
aussi, avec le commandant Ilie ~erbu ; l'âge n'a pas freiné chez
ce dernier le désir d'enseigner, pas plus qu'il n'a coupé son élan
vers le bien.
Virgil se passionne pour l 'exiftentialisme, dont il a déjà
entendu parler; je lui en fais un exposé sans cesse recommencé.
Je lui raconte les pièces de Ionesco: il eft sous le charme. Bien
qu'il vive isolé du monde, entre les murs épais del' ancienne for-
teresse de Jilava, ou dans les bâtiments « thérésiens » de Gherla,
l'efyrit de sa génération et l'air du temps (où souffle le vent du
siècle) lui donnent des antennes fyéciales qui facilitent sa com-
préhension et l'aident à deviner « en sautant les pages ».
Tout en parlant avec Virgil de l 'exiftentialisme et en regar-
dant autour de nous (nous som.mesdans une mauvaise cellule),
j'en arrive à penser que l'exiftentialisme - tel qu'il eft décrit
et exposé - a raison. La vie eft bien telle que la voient les exis-
tentialiftes, le monde est bien ainsi fait quand la foi naïve en
Dieu et les illusions de la morale lui font défaut ... Oui, Le Mur,
La Naiuée, et Les Mains sales (sales par suite de compromissions
et de trahisons, mais aussi par l'inévitable contaét avec le quo-
tidien) définissent l'horrible univers dont le Chrift ne fait plus
partie (l'appartement que les gens ont abandonné et qui est
envahi de souris et d'oiseaux de nuit). La description des exis-
tentialistes n'est pas du tout exagérée, seulement leur solution
est erronée. Ou, plus exaétement, ils ne connaissent pas la solu-
tion: percer le mur pour arriver à Jésus, celui qui console. (Celui
qui console, mais aussi celui qui révèle. La sérénité accordée au
chrétien est fondée sur la connaissance, elle n'a rien à envier à
celle que l'on acquiert par le bouddhisme ou le zen.) Une chose
m'étonne: certains existentialiftes ont fait des séjours en prison:
comment se fait-il qu'ils n'aient pas trouvé le moyen de passer à
travers les murailles ?
Journal de la Félicité 273

Boogie mambo rag

Les Allemands l'ont reçu tres correélement, le colonelSturdza,


mau tresfroidement. La preuve qu'il y avait encore,a l'époque, le
sentiment de l'honneur milîtaire ... Et quand Mackensen efl venu
a
voir Carp Bucarefl, en territoire occupé,ce vieux germanophile
efl sorti sur le haut des marches et la fichu dehors... Qu 'efl-ceque
tu me racontesla, mon vieux? D 'ou sors-tu cela? C 'efl absolument
a
faux ... dit Marcelliu Demetrios ...
André Gide: ses led:eurs et ses descendants ont beaucoup
aimé les paroles prononcées par Ivan Karamazov: si Dieu
n,existe pas, tout est permis.
Le raisonnement est simple: du moment que Dieu n'existe
pas, les interdid:ions n, ont pas de raison d'être, on peut faire tout
ce qu, on veut, sans se faire de soucis. Mais cette vision libertine
et tranquillisante (de toute façon ma mère est morte, je n'ai plus
besoin d'aller en Algérie) perd de vue une autre conséquence
inélud:able de la formule .. Si Dieu n'existe pas, cela ne signifie
pas seulement que les hommes peuvent en faire à leur tête, mais
aussi que 1~nature et l'univers n'ont plus aucun devoir vis-à-vis
des hommes. ~i pourrait dire _dans ces conditions: ce n'est
pas juste ? Ou pourquoi nous inflige-t-on cette injustice ? Tout
efl permu et ce également contre l'être rationnel; tout est permis
aussi aux forces aveugles de la nature, aux coïncidences ironiques
du hasard, aux machinations compliquées du destin. Tout est
possible: bafouer, insulter, humilier; toutes les absurdités. Sans
parler des conséquences concrètes : les crimes, les agressions, la
violence - ce sont des choses désagréables, elles aussi, quand elles
passent des livres à la rue, demandez un peu ce qu'en pensent les
habitants des grandes métropoles après huit heures du soir. Je
connais quelqu'un, moi aussi, qui serait bien content de n'avoir
plus de limites, de ne plus être obligé de se presser.
274 NicolaeSteinhardt

Les amateurs de raison et de justice - parmi lesquels se recru-


tent d'habitude les incroyants - devraient se rendre compte
qu'ils ont tout intérêt, eux, plus que quiconque, à ce que Dieu
existe. Puisse ce Dieu contesté ne permettre à personne d'en arri-
ver à souhaiter que Dieu existe quand même et qu'il ne soit pas
permis de faire vraiment n'importe quoi.
(Trotsky, par exemple, ou d'autres bannis de l'idéal commu-
niste n'ont-ils pas été - un tout petit peu - contents qu'il exis\:e
quand même des pays avec des régimes différents où ils puissent
se réfugier ?)

Janvier 1955

14 heures. Coup de fil du père Mihai. Il faut que je me pré-


sente chez lui à 16 heures. Je verrai bien pourquoi. S'est-il passé
quelque chose? Quelqu'un est-il malade? - Suu-jehomme (sic) a
m'adresser à un avocat en cas de maladie? Je l'entends sourire à
l'autre bout du fil.
Dans la petite pièce de séjour de la maison paroissiale de Schi-
tul Maicilor,je trouve une foule de gens, rien que la crème, l'élite.
Je comprends vite la raison de cette réunion. Le père Cleopa,
confesseur du couvent de Slatina, un moine d'origine paysanne
et qui a une réputation de sainteté, es\:assis à la place du maître
de maison et celui-ci a pris place sur un tabouret, à ses pieds,
l'air sage et pieux, très prévenant, un peu trop soumis. Pourquoi
donc cette attitude d'humilité naturelle paraît-elle copiée des
A8es desApôtres(22,3: « ... et c'est aux pieds de Gamaliel que
j'ai été formé à l' exaé\:e observance de la loi de nos pères ... »).
Si celui qui est aux pieds du maître est Paul, alors celui qui siège
plus haut ne peut être que Gamaliel.
Le père Cleopa est un homme assez jeune, simple, il al' habi-
tude de la parole; l'air doux, les cheveux, la barbe et la mouStache
tres noirs, son attitude est empreinte de gravité. On lui pose
journal de la Félicité 275

toutes sortes de questions auxquelles il répond avec beaucoup


de patience, en homme avisé; il nous témoigne beaucoup d 'at-
tention et réfléchit longuement. Codin Mironescu, Todir~cu,
Pilat, Alice Voinescu, Mihai Musceleanu, le doéteur Voiculescu,
Alexandru Dufu, beaucoup de jeunes au regard impétueux et
ardent l'écoutent ravis et il est clair qu'ils vivent un instant de
bonheur. Certains d'entre eux, comme Pavel Sim., Virg. Cd. et
quelques autres, étudient la théologie pendant leur temps libre
et passent clandestinement des examens. Oui, ceux-là ne quitte-
raient pas le Seigneur, attristés.
La soirée se prolonge fort tard, comme si le sommeil, le repos,
la fatigue, les occupations, les horaires n'existaient pas. Et il n'y a
même pas un samovar, comme chez les Russes.
~ant à moi, je repars pensif; pourquoi est-ce que je me
contente d'écouter toutes ces choses séduisantes de l'extérieur?
Pourquoi ai-je peur de faire le pas décisif?

Aoûtl970

Presque tous ceux qui écoutaient le pieux Cleopa sont passés


entre temps par les geôles ou tout au moins par la Securitate. Le
père Mihai fait exception. D'autres sont morts.
Le père Cleopa a vécu environ quatre ans dans la forêt, se
nourrissant essentiellement de racines, car il ne pouvait pas allu-
mer de feu - la fumée l'aurait fait repérer - soutenu par quelques
paysans, mais pas par temps de neige - les traces de pas auraient
mis les instruments de la répression sur la bonne piste - et fai-
sant bon ménage avec les bêtes sauvages. Il se trouve à présent au
monastère de Sihastria, comme simple moine.
Dinu Pillat et moi-même partons de Varatec et arrivons à
Sihastria vers midi. C'est une somptueuse journée d'août: la
lumière et les paysage sont ceux d'un monde pur, au lendemain
de la Résurreétion d'entre les morts. Nous sommes frappés,
276 Nicolae Steinhardt

subjugués par l' aspeét immaculé de tout ce qui nous entoure,


nous en avons la gorge nouée.
Nous avons du mal à parvenir à la maisonnette •du père
Cleopa, sur une colline isolée. On voit bien que cet homrne tant
persécuté se méfie ou bien qu'il es\:sous surveillance, ou les deux
à la fois. Grâce à l'intervention de moines à qui nous détail-
lons nos tenants et n.os aboutissants (et cela prend beaucoup de
temps), nous obtenons d'être reçus. Le moine aux cheveux et à
la barbe d'un noir si intense et qui se tenait si droit es\: à présent
un vieillard tout gris et ratatiné. Il nous garde pendant plus de
trois heures avec beaucoup de joie, il es\: toujours aussi disert. Il
nous parle des tentations et de la dis\:infrion qu'il convient de
faire entre les tentations de gauche et celles de droite. Les t~nta-
tions de gauche, nous les connaissons tous : les passions, le vice,
le mal. Mais il en es\:aussi de droite et c'est plus surprenant. Elles
viennent des vertus et des qualités, du désir de faire le bien. (La
piété contente de soi. Le bien imposé de force. Dieu es\: là-haut,
dans le ciel, tout va bien sur terre. J'ai la grâce, pourquoi vais-je
m'en faire ? Je m'en vais ronger mon petit os dans inon coin.
Il y aussi la littérature exemplaire, mielleuse. La moralité qui
condamne avec rigueur.) Notre chute peut aussi provenir de là,
nous ne sommes en sécurité nulle part. Vivere· pericolosamente.
Le moine connaît l'adage nietzschéen aussi bien que Mussolini.
La vie monastique es\: tout aussi pleine d'embûches, de fon-
drières, de ravins, de bourbiers sans issue et de déseSpoir qu'un
des plus noirs romans existentialistes. Où quel' on se tourne tout
es\: pièges. « Murs » disent les existentialistes français. ~els
bonds il faut faire !
Au sortir du monastère, la nature nous accueille de nouveau:
rien que du vert et du bleu, un éclat calme et distingué. ~el
faux-semblant ! Encore une tentation de droite !
journal de la Félicité 277

C'est à cette tentation de droite que doit se référer C. S. Lewis


dans son livre sur les diables. L'exemple qu'il donne est infime,
mais il ouvre d'immenses perspeé\:ives.
« Le diable gardien » d'un Anglais quelconque pousse de
toutes ses forces le mortel sur lequel il « veille » à se sacrifier
pour une affaire qui le préoccupe: cette affaire typiquement
britannique qu'est le thé. Le mortel aimerait prendre son thé de
cinq heures sur la terrasse. Sa femme et sa belle-mère .préfèrent le
prendre à l'intérieur. « Cède, lui souffle le diable, sois humble et
bon, sois altruiste, sacrifie-toi, fais-leur plaisir». L'homme boit
donc son thé avec elles et pendant tout ce temps il se sent brimé
et malheureux, le breuvage lui reste en travers de la gorge, il mau-
dit dans sa tête les deux femmes qui, à leur tour, se rendent bien
co~pte qu'il a cédé contraint et forcé, et sentent monter en elles
une vague d'antipathie. Le diable jubile: Trois exemplaires en
perspeé\:ive !
Qiaurait dû faire ce mortel? Il n'aurait PM dû aller trop
loin sur le chemin de la vertu dans une affaire de second ordre
et reconnaître ses limites; il aurait dû dire carrément et simple-
ment qu'il trouvait plus agréable de boire son thé sur la terrasse,
même tout seul. Elles seraient restées à l'intérieur, lui dehors,
tout le monde aurait été satisfait; « l'esprit de sacrifice» exercé
mal à propos (et dans une circonstance qui ne s'y prêtait pas)
aurait été surmonté et à un niveau supérieurde modeme, aucune
de ces trois âmes ne serait partie sur les chemins tortueux des
ressentiments et de i' ~gacement - chemins qui pour ces menus
diables sont un plaisir et une véritable promenade de santé.
Le doé\:eur Al.-G. proteste contre la supériorité que j 'ac-
corde au christianisme par rapport à l'hindouisme. Selon lui,
l'amour n'est absolument pas absent dans le brahmanisme et le
bouddhisme. Le bonheur suprême d'un individu n'est pas de
parvenir lui-même au Nirvana, mais d'aider les autres à arriver
au stade final des avatars. Il en veut pour preuve le bodhùt11ttva
278 Nicolae Steinhardt

Avalokitessvara dont l'accomplissement autoriserait à n'importe


quel moment l'accès au Nirvana; mais lui refuse de sortir des
cycles de réincarnation et, par affeétion et compassion pour les
hommes, il reste dans le monde sous la forme du dalaï-lama.
Moi: pour les mener à quoi ? Toujours à la recherche du
'
neant.
J'ai beau me creuser la tête, je n'arrive pas à comprendre com-
ment tant de chrétiens européens ont pu tout d'un coup trouver
que leur religion, tout en n'étant pas vraiment mauvaise, était
quand même, dans une très large mesure, inférieure aux religions
asiatiques.
Le bouddhisme ? mais le bouddhisme est une solution de
facilité. On se retire - c'est tout.C'est un renoncement, un repli.
Le christianisme est infiniment plus difficile et plus complexe
- il est théandrique 149. Sans cesser d'être homme, il faut aussi
être Dieu, en même temps. Les chefs de l'Église chrétienne ne
demandent-ils pas eux aussi le crucifiement du corps ? Mais ce
n'est pas pour obtenir un état de pétrification, c'est une manière
de marquer le dévouement total. Confucius ? C'est une très
savante et sage politesse (au sens étymologique). Le yoga? J'ai
l'impression, au fond, que c'est une gymnastique: psychosoma-
tique, certes, très bonne, utile, mais strid:ement fond:ionnelle,
comme toute callisthénie 150• Le zen est une contemplation: quel
est son sens? Oscillant?
L'appel du stoïcisme est toujours vivace pour beaucoup de
personnalités supérieures, même maintenant. Le stoïcisme est
noble, qui donc le contesterait ? Mais il est plein d'aigreur. Le
stoïcien est digne, son sourire est cependant crispé, amer et plein
149. Ihéandrique: du grec ancien, composé de 0e6ç, Théos («Dieu»),
àvopE'ioç,andreios ( « d, homme») et -ucoç,-ikos. Celui qui est à la fois homme
et dieu; qui se rapporte, qui appartient, qui unit cette double nature humaine
et divine.
l 50. Ensemble de procédés de gymnastique rythmique.
Journal de la Félicité 279

de ressentiment, de renfrognement silencieux (dominé, sans


aucun doute).
La religion chrétienne ne connaît ni acrimonie ni crainte de
la vie. Elle n'offre pas la fuite, mais quelque chose d'indicible-
ment plus ardu et efficace, la transfiguration. Ce quelque chose
est grandiose et téméraire.
Il ne faudrait pas pour autant croire que notre égoïsme soit
entamé par la religion chrétienne: à vrai dire, être bon c'est la
plus égoïste des solutions, c'est l'investissement qui assure les
intérêts les plus élevés.

1940

La théorie de Shalom Asch, dans Der Krieggeht weiter151, est


la suivante : les juifs n'ont pas accepté de voir dans le Christ le
Messie parce qu'ils ne pouvaient se faire à l'idée que le Bien final
et la Vérité vraie étaient révélés et donc étaient connus.
Ils voulaient laisser cela pour plus tard, les voir se manifester
dans l'avenir, lourds de bien d'autres espérances encore et tou-
jours enveloppés de voiles non levés. Ils ne contestaient pas la
grandeur du nouvel enseignement, mais reconnaître le Christ,
c'était admettre que la Découverte était faite, que c'étaitcela.
Ils préféraient continuer de garder leurs rêveries confuses;
il se peut qu'il advienne quelque chose de bien plus ...

Varatec 1971

Pendant le jeûne de la Dormition de la Mère de Dieu, je


me confesse au père Calinic. Entre autres choses, f ai un pro-
blème: un ancien compagnon de détention vient sans arrêt me
taper: il empeste l'alcool et il lui arrive de me lancer à la figure
151. « La guerre continue ».
...
280 Nicolae Steinhardt
q
des balivernes éhontées: un de ses enfants est mort et il n'a pas
d'argent pour l'enterrer - me dire cela à moi, qui sais qu'il n'a
pas d'enfants ! J'ai donné et donné encore jusqu'au moment où
je l'ai envoyé promener. Mais je ne peux m'empêcher de ressentir
de l'angoisse. Pourtant, que faire avec un ivrogne?
Donner encore, dit mon confesseur. ~and il reviendra,
donne, ne le juge pas ! Moi aussi j'ai un ami qui boit, dit-il, et
quand il vient me voir je lui offre tout ce que je peux. Donne!
Comme je suis content d'être devenu orthodoxe!

Varatec 1970

Je lis Le Maître et Marguerite de Mikhaïl Boulgakov, que me


conseillait avec insistance Dinu Pillat.
Le diable Behemoth, avec de~ de ses acolytes, est descendu
sur terre, en Union soviétique, sous l' aspeét: d'un chat noir qui
porte un réchaud à pétrole.
Un chat noir, d'accord, c'est parfait pour un diable, mais
pourquoi le réchaud ?
(Psst ! dit la receveuse, les chats n'ont pas le droit de monter
dans les autobus!)
Ce réchaud es\: impayable, il es\: la clef du livre et prouve à
quel point l'auteur es\:génial.
Car tel homme, tel diable.Behemoth es\: un grand démon
triste, un prince rebelle des ténèbres. Mais il sait où le sort l'a
fait atterrir et - quittant sa cape byronienne ou goethéenne, sa
cape luciférienne et somptueuse - il s'en accommode et fait avec
ce qu'il y a. Le réchaud est le symbole qui, par raillerie, résume
la civilisation soviétique. Après cinquante années consacrées à
créer une société exclusivement préoccupée de biens matériels et
r
de prospérité, c'est le triomphe de aisance.
~and les diables passent en vol au-dessus des maisons et
en soulevent les toits, grâce à leurs pouvoirs « asmodéïques »,
journal de la Félicité 281

que voit-on ? De longues suites de couloirs où, revenues de leur


travail, les ménagères soviétiques préparent le repas du soir, cha-
cune sur son réchaud à pétrole.
C 'efl cela le communisme ! C, est cela et pas autre chose: le
camarade responsable du quartier ou du diftrid, l'espace locatif,
le certificat d, origine sociale, la dél~tion obligatoire, les queues,
le réchaud. Pendant qu'un milliard et demi d'imbéciles sou-
pirent en Occident, manifestent, font des enlèvements, hurlent,
écrivent, se déshabill~nt, se font pousser la barbe, font l'amour
en public, lancent des cocktails Molotov pour ·réaliser cet idéal:
le réchaud, la gazinière du pauvre !
Les ménagères, elles, n'y peuvent rien. Mais à l'idée de ce mil-
liard et demi, si l'on y pense, on devient· fou.
Un autre communisme ? S'il ·avait été réalisé ailleurs, il aurait
été différent ? ~and nous le construirons, nous, ce sera autre
chose!
illusions ! Billevesées ! C'est avec les mêmes éléments que
vous le construirez. C'est à cela que vous aboutirez. À ce même
racisme social, marxiste autant que léniniste (tu as beau être un
brave homme, la bourgeoisie a beau avoir joué un rôle progres-
siste, on n'y peut rien : tu es ce que tu es, et tu ne peux pas être
différent,donc il faut te condamner).
Il est comme cela, le com~unisme. Vindicatif. Petit. Dégueu-
lasse. Vulgaire. Rancunier. Fervent de la sainte trinité : haine,
soupçon, envie. Avec une grande gueule de commère et des
haines de domestique. Tu parles d'une société aisée où la cuisine,
c'est un réchaud dans un couloir!
Ils savent bien comment s'incarner, les démons, ce n'est pas
un hasard.
282 Nicolae Steinhardt

Boogie mambo rag

... et en gare de Teiu1, qui efl-ce que je rencontre ? Dragomi-


reanu ! Il allait au bureau du chef de gare. Monsieur Alecu émit
reflé dans le wagon minutériel Il avait envie d'une omelette et il
demandait au chef de gare de donner des ordresau reflaurant pour
qu'on la lui prépare et qu'on vienne la lui servir dans le wagon. Je
me précipite pour voir Alecu. Il émit en route pour Gherla, il allait
voir Hossu 152, pour lui demander de persuader Maniu 153 de venir
a Alba-Iulia en oaobre, pour le couronnement. Maniu refraait.
Monsieur Alecu émit bien connu en Transylvanie, il y venait déja
avant la guerre, sora le nom d'ion Brad, apporter des secoursaux
écolesroumaines. Il fondait de grands elpoirs sur Hossu, un jeune
évêque au grand cœur.J'ai mangé de l'omelette, moi arasi... Ben,
penses-tu! il n 'efl PM venu ... Il n 'efl PM venu et lesjournaux de
Budapefl n'ont p M pu écrire: Erdely non coronat ... Que Dieu ait
son âme, car il efl mort en martyr et en héros...

Automne 1964

Tout le monde condamne Nichifor Crainic, à sa sortie de pri-


son, après qu'il a été gracié. C'est lui qui, détenu à Aiud, niait
1'existence de Dieu pour un bol de bouillie de gruau ou pour une
cigarette.
152. Iuliu Hossu (1885-1970), docteur en philosophie en 1906, puis en
théologie en 1910, il est ordonné prêtre en 1910, cardinal roumain, évêque de
1'Église grecque-catholique roumaine de Gherla. Arrêté en 1948 par les auto-
rités communistes pour être resté fidèle au pape, il fut emprisonné jusqu'à sa
mort. Il a été reconnu martyr par l'Église catholique-romaine, qu'il a pro-
clamé bienheureux le 2 juin 2019.
153. Iuliu Maniu ( 1873-1953 ), Président du Conseil des ministres à trois
reprises et président du Parei national paysan, détenu pour raisons politiques
dè 1947 par le régime communiste. Il meure en prison.
journal de la Félicité 283

Reste à voir ce que tout ce beau monde, quis' indigne, aurait


fait au bout de quatorze ans de régime cellulaire.
Mais il faut les voir se bousculer tous pour écrire dans GlMul
Patriei maintenant qu'ils sont libres!
C'est: dégoûtant. Cela n'a pas de sens.
Est-ce que par hasard je ferai partie, moi aussi, des vingt-
neuf derniers légionnaires ? Dans La Faim et la Soif (aéte III),
Eugène Ionesco a résolu le problème: au bout de deux semaines
où on l'affame tout en lui passant sous le nez des soupes odo-
rantes, l'athée récite, à genoux, le Notre Père et le croyant renie
le Tout-Puissant en chantant les louanges de Darwin. Et ne
nous soumets pas à la tentation. Tout le monde n'a pas le don
de la souffrance ; il en est: de la torture comme des pots-de-vin :
le tout est: de persévérer, d, insister, d, augmenter (offre jusqu, au
moment où l'on atteint le juste prix).
Topaze: il est:incorruptible, il demande cent mille francs ! Et
Orwell dit: il existe pour chaque être une torture à laquelle il ne
peut résuter.
Dieu, dans sa miséricorde, ne punit pas toujours nos fautes
et nos péchés. Le diable, lui, toujours en éveil, ne nous passe
aucune bonne aétion. (À l'autre bout de l'équation, les signes de
valeurs sont inversés.)
C'est: la raison pour laquelle il est: si difficile de faire le bien :
à chaque pas, on se heurte à l'opposition obstinée et aux pièges
habiles du Malin.
Nietzsche prétend que nous sommes tout particulièrement
punis pour nos vertus.
Apartir du moment où il se décide à faire le bien, l'homme
assume une énorme responsabilité et met tout seul la main dans
le piège. Il est: vrai que le bien étant d'essence divine, ceux qui
veulent s'y consacrer font preuve d'une grande témérité voire
d'orgueil, là-dessus il faut tout de même donner raison au diable.
284 Nicolae Steinhardt

Il faut savoir de toute façon, avant de se lancer dans le domaine


du bien qu'on avance sur un terrain miné.
Les proverbes constatent cyniquement ce fait: <<Charité
bien ordonnée commence par soi-même » ; « Ami au prêter,
ennemi au rendre » ; « ~ est loin de son écuelle est près de
son dommage » ; « Donne-lui un doigt, il te prendra toute la
main»; « Réchauffez un serpent gelé, c'est vous qu'il piquera
en premier ».
Saint Paul ne pense. pas différemment quand il écrit (aux
Romains 7, 15, 18-19): « ... car je ne fais pas ce que je veux, mais
je fais ce que je hais [...] vouloir ce qui est bon est, certes, à ma
portée, mais je ne réussis pas à l'accomplir ».
N'importe qui peut faire le mal, si incapable soit-il. Mais
le bien est réservé aux âmes fortes et aux durs à cuire. Le mal:
c'est du lait pour les enfants; le bien: c'est de la viande pour les
grandes personnes. En créant le personnage de ce ·pauvre Sala-
vin, qui d'un seul coup veut se mettre à la sainteté et échoue, G.
Duhamel a bien compris de quoi il retournait. La sainteté et la
bonté ne sont pas à la portée de tout le monde. C'est une chose
que de taper sur un ballon dans un terrain vague et une tout
autre que de faire de l'escrime. Cela demande un entrainement
sévère, une préparation. C'est pour cette raison que les moines
se mortifient de toutes les manières (et deviennent plus forts)
avant d'oser prendre le chemin des bonnes aél:ions.
C'est dommage pour les Yogis,eux qui n'aspirent qu'à s'éloi-
gner du monde, au-delà du bien et du mal et non pas à accom-
plir le bien et vivre l'amour, car ils seraient vraiment très bien
A I
entraines.
Le film de Bufmel, Viridiana, que beaucoup jugent antichré-
tien et scandaleux, illusère parfaitement l'intuition du dan-
ger qu'il y a à rechercher la sainteté individuellement et à son
propre rythme. Viridiana, c'est une juftification de 1'Église et
journal de la Félicité 285

des couvents. Le filmdémontre combien nous sommes peu aptes


à assimiler l'enseignement de Jésus.
L'hérésie de l'humilité, de la fausse humilité, est en quelque
sorte aux antipodes d'une autre hérésie, celle del' angélisme.
Papini a bien décrit dans une de ses nouvelles cette tentation
de se laisser condamner aux travaux forcés éternels et d'aller en
enfer par trop plein d'amour pour le Christ. L'aimer au point
d' aSpirer à se sacrifier en se privant de Lui: tentation logique et
démente!
C'est une tentation ·qui n'aurait pas été étrangère aux jansé-
nistes, semble-t-il, qui conseillaient aux moines de Port-Royal
de se priver longtemps de communier pour éprouver une souf-
france subtile et violente en restant ainsi loin du Christ.
Lors de la mort de Iorga, Ct. N. voulait envoyer à Ho ria
Sima 154 un télégramme ainsi libellé: «J'ai demandé à être inscrit
dans la légion le jour où Codreanu a été assassiné, je demande à
la quitter en ce jour de l'assassinat de Iorga».
Finalement il ne l'a pas envoyé, par eSprit d'humilité.
Mais cette tentation de fausse humilité - qui consiste à nous
abstenir d'accomplir de bonnes aéhons et à nous priver de plai-
sirs légitimes - es\:en fin de compte exaél:ement la même chose
que le péché de Judas.Judas s'est résigné, lui aussi, il s'est humilié
en plongeant dans le mal. Céder par humilité, nous résigner à
être les misérables que nous sommes.
Seule l'œuvre de Chesterton nous donne l'explication d'un
raisonnement qui, partant de la modestie et de l'humilité, en
arrive au démonisme ; la folie y est, en effet, définie comme la
forme suprême de la logique.
Certes, le raisonnement du héros de Papini es\: on ne peut
plus logique: j'aime Jésus - Jésus nous demande de nous sacri-
fier pour lui - quel sacrifice peut être plus grand que celui de
154. Horia Sima ( 1907-1993 ), chef des légionnaires et de la Garde de Fer
après 1,assassinat de Corneliu Zelea Codreanu.
286 NicolaeSteinhardt

renoncer à lui pour toute l'éternité ? - c'est-à-dire commettre


tous les méfaits et les crimes qui ne manqueront pas de nous
ouvrir les portes de l'enfer ? Seulement ce n'est que logique, par
conséquent dément.
Les moines orthodoxes considèrent que la principale qualité
de l'homme n'est ni la bonté, ni l'intelligence, ni l'amour, ni la
foi, ni la patience, ni la piété ou la sainteté, mais le discernement.
C'est une vertu très complexe et difficile à expliquer par des
mots. (Sa formule est tout aussi vaste que celle des polymères
de base). Le discernement comprend le bon sens, la sagesse et
la volonté, pesés mystérieusement et avec précision, au gramme
près, ainsi que toutes les qualités énumérées plus haut. Il n'est
pas de vertu absolue - même pas la vérité - seul un équilibre
ingénieux entre plusieurs vertus peut nous aider à éviter non
seulement le mal (ce qui est relativement facile), mais aussi les
savantes bévues et les erreurs sophistiquées.
On ne peut malheureusement pas combattre la logique
implacable du fou par les voies de la raison. On ne peut le faire
qu'en reconnaissant la vérité que Chesterton met en évidence,
c'est-à-dire que la logique pure, qui ne s'appuie pas sur d'autres
qualités positives, est une maladie dangereuse, voire funeste.
L'hérésie de la fausse humilité est également contraire à
l' injonél:ion qui nous est faite de gagnernotre ciel. On ne nous
demande pas d'être résignés, bien au contraire d'être ambi-
tieux, de nous surpasser nous-mêmes. On nous demande donc
un amour concret, de souhaiter la présencede l'époux, de vou-
loir être auprès de lui. La part de Marie est la meilleure. Nous
n'avons nul besoin de chercher à être en un lieu bien distinét - le
paradis, le Thabor, le Golgotha, Cana -, il nous suffit de vouloir
être aux côtés du Christ qui est, Lui, la vérité, le chemin et la vie.
L'hérésie de la fausse humilité s'oppose aussi au texte fonda-
mental de l'Apocalypse3,20, où le Sauveur promet à celui qui
suivra ses commandements d' « entrer chez lui pour souper >>.
journal de la Félicité 287

Le Christ veut être avec nous, il nous demande de crucifier nos


corps pour pouvoir parvenir à ne faire qu'un avec Lui et non
pour nous éloigner irrémédiablement de Lui au fond de l'enfer,
dans les corridors glacés et aseptisés de la démence syllogistique.
Dans ce désert (ou ce labyrinthe?), seule la faculté de juger sai-
nement peut nous aider, car elle est simple.
Les souffrances que l'on s'impose dans une intention spi-
rituelle - je pense surtout à celles des Russes, attribuées aux
« ïourodives » (les fols en Christ) - représentent une forme
très spéciale de sainteté. Il s'agit d'hommes et de femmes qui
font semblant d'être simples d'esprit, idiots, ahuris, fous, pour
exciter le mépris et provoquer les humiliations. Prenez le cas
de la religieuse lsidora, lsidora, la folle, à qui ses consœurs fai-
saient effeétuer les plus basses besognes et qu'elles considéraient
comme totalement dépourvue de raison, jusqu'au jour où un
célèbre ermite vint dévoiler la vérité, à la grande honte de toutes
les autres nonnes.
La mortification est subtile ; il est vrai qu'elle est terrible
et donc fort méritoire, mais elle est tout aussi dangereuse et
I •
equ1voque.
Premièrement, elle implique de mettre les autres en état de
pécher (car ils sont amenés à être injustes; la réussite du plan sup-
pose leur manque de compassion, compte sur leur méchanceté).
Ensuite, c'est l'occasion pour beaucoup d'innocents de tom-
ber dans un piège, de confondre « croire » et « être fêlé ».
Enfin, c'est mettre la noble sagesse sous le boisseau de la
déraison et ainsi la compromettre.
Tout ceci se passe dans des zones extrêmement labiles, sur des
sables mouvants ; on danse sur un volcan, sur le fil du rasoir et
l'on peut chuter à tout instant.
Sans compter qu'il y a encore un danger: celui que le (la)
simple d'esprit simulé(e) n'en arrive, avec le temps, à transfor-
mer son rôle en réalité et à devenir véritablement ce qu'il (elle)
288 NicolaeSteinhardt

prétend être. Cette considération est peut~être la plus grave, elle


nous oblige à constater qu'une vie chrétienne ne peut pas être
fondée sur un faux-semblant, .un masque, une farce, une volonté
d'induire en erreur. Autrement dit, sur 1'hypocrisie.
L'Église a toujours choisi la voie de 1'équilibre et du bon sens
(parfois un peu commun). Les voies sophistiquées étaient celles
des hérésies. Comme elles étaient très raffinées, elles ont sem-
blé supérieures. Elles ont ainsi conquis des e~rits, parmi les plus
subtils, qui n'arrivent pas à croire que le discernement est, dans
sa simplicité, le suprême raffinement.
Puisque le Christ est celui qui est ressuscité -. et s'il n'était
ressuscité, à quoi bon être chrétiens ? - nous ne pouvons pas
aspirer à l'enfer, site de la mort.
Al. Pal. et Annette m'ont bien dit que c'était manquer d'hu-
milité et de compassion vis-à-vis d'un pauvre vieillard, que
d'avoir refusé d'être témoin del' accusation, de faire des déclara-
tions, de me faire rééduquer, etc. - comme tant d'autres, comme
tant de braves gens, comme tant de gens de valeur. ~e c'était
uniquement de l'orgueil ! Et j'aurais peut-être pu leur donner
raison si je n'avais pas été aussi édifié sur l'hérésie de la fausse
humilité. .
-Etcette humilité-là - qui se Gonfond tant avec l'intention de
ne rien changer à l'infamie humaine, d'interdire à l'homme d'en
sortir pour se dépasser - ne serait-elle pas, par hasard, un orgueil
paradoxal, teinté de ridicule comme cette phrase désarmante
d'un évêque français: « En matière d'humilité chrétienne, je
défie toute concurrence ! >>
Journal de la Félicité 289

Boogie mambo rag

- B. (membre de la seéte): Donc, vous avez menti au cours


de l'enquête ?
- Le général A. V.: Oui.
- B. : Et vous vous dites chrétien ? Vousne savez donc pas que
Dieu interdit le mensonge ?
- Le général :Je le sais.Mais je ne peux pas suivre ceprincipe
sans discrimination. je dois dire la vérité, mais pa1 toute la vérité
a
et pas n'importe qui.
a
- B.: Mais si. Toute la vérité et rien que la vérité tout le
monde. Le mensonge efl interdit.
- Le général : Même si cela devait foire le malheur de
quelqu'un?
- B. : Même dans ce caJ.
a
- Le général: Même s'il s'agissaitd'éviter quelqu'un d'être
injiutement poursuivi ?
- B.: Oui.
- Le général : Alorsje préfèreprendre sur moi lepéché et l'ex-
pier moi-même.
- B. : Ceci efl lefait du diable.
- Le général : Lause-moi te raconter une hutoire. Mon ami,
l'ingénieur Al. $te/ avait une bonne qui faisait partie d'une seéle,
je ne sau pliu laquelle, mau pour rien au monde, en tout cas, elle
n'aurait dit un mensonge. C'était une femme extrêmement hon-
nête. fl!!and madame $te/ était chez elle, si quelqu'un qu'elle
ne voulait pas recevoir sonnait au portail (elle souffrait d'atroces
migraines), elle priait la bonne de dire qu'elle était sortie. (je ne
voiu ai pas dit qu'ils habitaient une mauon au milieu d'un grand
jardin). Notre seE/atrice refiuait catégoriquement. Il s'en suivait
des situations déplauantes et des ducussions sans fin. La bonne:
non elle ne mentirait pas! Madame $te/ ne voulait pas la ren-
voyer, car c'était une femme de valeur et d'une grande probité.
290 Nicolae Steinhardt

Finalement, elles ont trouvé un arrangement: la bonne s'en allait


au portail e,,tsa maîtresse sortait de la maison par une porte de der-
riere, donnant sur le jardin. Dans ce CM, la bonne était d'accord
pour dire: « Madame n 'efl PM dans la mauon ». L'indésirable,
ne fauant p M bien attention aux prépositions, comprenait « la a
mauon », ou bien il croyait que la bonne n'était PM tresforte en
grammaire - e,,tla comédie s'achevait ainsi. Alors, du-moi, elle te
plaît, mon hutoire ?

Gherla, mars 1962

Après-midi frisquet, et pourtant on sent percer comme une


vague promesse de printemps. Par les interstices des planches
nous pouvons entrevoir les premiers signes du dégel. Une tor-
peur doublée de nostalgie m'envahit tout entier. J'aimerais me
pelotonner, comme un gamin, comme un chat, sur un de ces
bons fours en terre cuite des maisons paysannes. Les souvenirs
défilent, proches et distinél:s: la cour immense de la fabrique à
Pantelimon, la rue Armeneasca et son incroyable calme, l'arbre
de Noël chez les ~eteanu, le sourire de madame Boierescu, en
robe de velours violet, la forêt de Clucereasa, bordée de part et
d'autre des rivières Târgului et Doamnei, les mouvements vifs
de mademoiselleFlorescu,les imprécationsde madameBranzky
contre les catholiques, toute la gamme des cris des marchands
ambulants, nous parvenant de loin, d'au-delà les coupoles de
paix et de silence qui s'élevaient au-dessus des rues et ruelles...
Et Annette qui me regarde droit dans les yeux, et Manole chez
Duqué vitupérant les libéraux et défendant les « junimiftes » ...
Je demande au doéteur Serafim Pâslaru de me réciter w1 de
ses poèmes; après cela, plongé plus profondément encore dans la
magie de la nostalgie, je me blottis, autant que faire se peut, sous
la fenêtre clouée de planches de la cellule. Entre les planches,
j'aperçois un vague pan de colline ... et je me mecs à ressasser ma
journal de la Félicité 291

théorie des neuf cieux, comme un enfant qui se raconte des his-
toires dont il sait depuis longtemps chaque mot. Je n'arrête pas
de tourner en tous sens cette théorie qui me réconforte souvent
depuis quelque temps.
Les trois premiers cieux sont le domaine où œuvre Dieu, le
Créateur, !'Auteur de toutes choses, le Gardien de toutes choses,
le Grand Anonyme de Blaga, le Grand Horloger de Voltaire, le
Grand Architeéte des francs-maçons. Du quatrième au septième
ciel siège le Juge impartial, celui que l'on craint, le législateur de
l'Ancien Testament, le Dieu de la Justice implacable. C'est à par-
tir du septième ciel que sont dévoilés - à ceux qui le méritent
- d'ultimes mystères inattendus. Seulement, la divinité du neu-
vième ciel, contrairement à ce qu'en pensent les initiés, les gué-
nonisl:es, les théosophes, les anthroposophes, les Spiritualistes ou
les positivistes aux idées larges, tout comme les athées de nuance
agnostique, n'es\: pas une « force » ou une « énergie » des plus
impassibles et des plus impersonnelles, un discret coordinateur
ou un consl:ruéteur, mais un Dieu bon et doux à barbe blanche.
C 'es\: le bon Dieu de l'enfance lointaine, celui des chants de
Noël, des brioches, des pains d'épices et gâteaux traditionnels,
celui des plus belles veillées de Noël, celui de Dickens et de la
« Bibliothèque Ro'se ».
C'est là qu'es\: Jésus, celui qui réconforte et vous donne la
paix, celui qui a promis de nous guérir des maux, des chagrins, des
péchés et des souffrances, celui auquel pensent les héros de Tché-
khov dans Oncle Vania (Nous nous reposerons, oncle Vania ... ).
Ce Dieu suprême, ultime, celui du mystère des my~'tères et du
saint des saints n'est pas le moins du monde abstrait, ce n'est
pas un froid créateur, ce n'est pas Brahma, infini et immuable ce
n'est pas la divinité pensante de la gnose, qui égrène les éons 1 .
l SS. Du latin aeon («entité éternelle»). du grec ancien a.iwv, aion
(<<temps»). Pour les gnostiques: entité éternelle et abstraite, e prit émané
de l'intelligence éternelle.
292 Nicolae Steinhardt

Et dans ce neuvième ciel, où n'habite point Brahma, il n'y a,


bien sûr, plus trace du sérieux terrestre; plus rien de ce soi-di-
sant sérieux des pédants, des consciencieux, des pharisiens et des
comptables. Si 1'on nous demande d'être sérieux en ce monde,
c'est dans le sens de vertueux, honnêtes, attentifs à la souffrance
des autres ; cela ne signifie pas être renfrognés, et encore moins
exécuteurs impitoyables des règlements d'empires transitoires
et d'éphémères préfeél:ures de police. Les moines sont joyeux -
il s'abstiennent d'en faire étalage au grand jour par respeél: du
qu'en-dira-t-on -, mais lorsqu'ils sont entre eux, c'est différent.
Ceux qui sont pleins d'aigreur, ce sont les diables et les fonc-
tionnaires et je pourrais parier qu'au ciel il n'y a plus qu'espiègle
allégresse. Comment pourrait-il en être autrement puisque le
Sauveur nous dit clairement qu'il faut avoir l'esprit d'un petit
enfant pour aller au ciel. Vous croyez que les petits enfants sont
«sérieux» ou bien d'une gaieté débordante?
Pratiquement tout le monde est disposé à admettre un créa-
teur, même les athées un peu conciliants et les agnostiques in
corpore. Les francs-maçons reconnaissent un architeél:e, un
Être suprême. Tout comme Robespierre. Tous ceux qui, d'une
manière ou d'une autre, sont attirés par la théosophie et l'hin-
douisme (et ils sont nombreux par le monde) acceptent l'idée
d'un esprit dirigeant. De nos jours, même les gens habitués au
langage de la vulgarisation scientifique et les amateurs de dis-
cours objeél:ifs évoquent sans embarras une énergie, une force,
un moteur.
Un moteur, il y en avait déjà chez Aristote ! Mais nous, qui
sommes ici, dans une prison - cette quintessence de vie - com-
bien nous les trouvons ignorants tous ces Stagirites, les Guénon
et autres Schuré ! Ce qu'ils en disent, cela peut exister, je ne dis
pas le contraire, mais du côté du premier ou second ciel. Là, oui,
il y a des mathématiques, de la gnose, deux et deux font quarre,
journal de la Félicité 293

il y a de l' architedonique, des lignes de force, des orbites plané-


taires, des lois, de la justice, bref, des calculs ...
Mais, à partir du troisième ciel, les choses changent. Toute
trace de comptabilité disparaît. Nous montons vers le Christ. Les
galaxies et les éons restent sagement en arrière. On commence à
grimper difficilement la pente. Les douanes 156 se font fréquentes.
C'est qu'il faut passer del' idée de Créateur à l'idée de Trinité, à
la réalité d'une divinité non seulement toute-puissante et ordon-
natrice, mais aussi et surtout pleine de bonté et soucieuse du sort
des créatures. Une divinité qui aime les hommes jusqu'au sacri-
fice, qui pardonne et qui console. Le christianisme est une reli-
gion qui ne se contente pas de croire en un Créateur, elle croit
follement en un Sauveur qui a fait don de lui-même par amour
du monde. ( Sainte Claire dit que ce ne sont pas les clous qui ont
fixé Jésus sur la croix, mais l'amour.) Lossky déclare sans amba-
ges que le chrétien n'est pas monothéiste, mais fidèle d'une reli-
gion trinitaire. Le chrétien, lui, avance sur un terrain différent du
monothéisme moraliste, juste, ou systématisé.
A mesure que nous montons l'échelle des cieux, les paysages
sont de plus en plus inattendus. L'âme grimpe toujours plus
haut, parmi les constellations et les essaims de galaxies, les étoiles
nouvelles, (novae) minuscules et blanches, oubliant les sermons
vengeurs, les volumes de théologie et les arguments apologéti-
ques, dépassant les sources éternelles d'hydrogène - réglées par
l'esprit du professeur Hoyle -, laissant loin derrière les juges, les
construdeurs, les faiseurs de comptes, les prophètes, les graves
philosophes et les géomètres non-euclidiens. L'âme monte, en
156. Chez certains Pères de l'Église et dans les croyances populaires ortho-
doxes, l'âme du défunt doit passer des douanes (célestes) avant de parvenir à
son séjour éternel (d'où la coutume de mettre une piécette dans la main du
mort et de faire des offrandes à sa mémoire). D'un point de vue théologique
(cf. Olivier Clément): frontières spirituelles dont les démons ont les doua-
nier ; l'âme peu à peu dénudée de ses passions arrive au dépouûlem nt et u
ilence.
294 NicolaeSteinhardt

se purifiant jusqu'au terminus: une contrée de verdure et de


lumière, une prairie en fleurs grouillant de petits chiens dodus
et de petits chats blancs enrubannés, là où résonnent les accords
des divertissements de Mozart et où les anges ailés de Liliom
s'empressent autour de vous, offrant des confitures et des sor-
bets ... C'est là que se trouve le Dieu véritable, celui des petits
enfants que l'on a laissé venir à lui - à la fin des fins - même
alourdis par les ans et le poids des souvenirs, pour qu'ils voient
le Père, à barbe blanche, au milieu, le Christ à droite, portant sa
croix et ses stigmates et, à gauche, l' Esprit qui purifie et apaise.
Le christianisme, rappelons-nous bien cela, n'est pas une simple
école de probité, de pureté et de justice ou encore une noble
et rationnelle explication de la vie. (La théologie nous dévoile
les mystères bien mieux que la zoologie, dit Emil Cioran). Ce
n'est pas un code supérieur de comportement (comme le confu-
cianisme ou le shintoïsme) ou une thérapeutique de l'évasion
(comme le stoïcisme, le yoga ou le Zen), ou une série de questions
(le taoïsme), ou bien un aéte de soumission à l'Éternel Unique
(le judaïsme, l'islam). C'est plus encore et c'est bien différent :
c'est l'enseignement du Christ, c'est-à-dire l'amour et le pouvoir
salvateur du pardon. Aucune religion ne conçoit le rachat des
péchés autrement que par une compensation (dans le brahma-
nisme et le bouddhisme la théorie est poussée à ses conséquences
extrêmes par le samsara). Seule la religion dans laquelle Dieu
n'accepte pas de sacrifices, mais se sacrifie lui-même a pu faire
naître l'espoir d'un pardon total et instantané des péchés, par
un aéte suprêmement bouleversant et anti-comptable, donc des
plus scandaleux.
(Dans cette métanoïa révoltante pour l'ordre, la raison et
la justice, on peut peut-être trouver une explication à l'étrange
répul ion que, seul parmi toutes les religions, le christianisme
provoque chez bien des gens.)
Journal de la Félicité 295

Le chrétien cherche à respecter de tout son cœur le boudd-


hisme, le brahmanisme, le judaïsme, l'islam ... Mais il ne doit pas
oublier que sa religion est tresdifférentede celles-ci.
C'est une foi qui me fait croire, moi, que le ciel ultime n'est
pas celui des mathématiciens ou des philosophes, mais celui des
longs cheveux blancs, des petits chiens grassouillets et des petits
chats avec des nœuds de rubans. (Puisque le Seigneur appelle à
lui les petits enfants et qu'il compare son royaume à eux, je ne
serais pas surpris qu'il s'y trouve ce que les enfants aiment bien.)
Les mathématiques sont vraies, tout comme la justice, l'ordre, la
mécanique des sphères. Mais seulement sur une partie du trajet.
Tout en haut, c'est différent.
Les théologiens de la« mort de Dieu» tombent dans l'autre
extrême ; ils contestent Dieu, le Père, et ne reconnaissent que
Jésus. Mais de quelle manière ! Seulement comme symbole de
l'homme, du prochain, des problèmes humains - qu'ils s'em-
pressent de confondre avec des problèmes politiques: guerre du
Vietnam, droits civiques des noirs, progrès des pays sous-déve-
loppés ... Vous avez compris? Dieu est aboli et le Christ sécula-
risé, politisé, « cryptocommunisé ».
Jusqu'à la cybernétique, les hommes de science dépourvus
de foi en Dieu pouvaient peut-être avoir des excuses. Bien que
Bettex ait dit, dès le siècle dernier, que le manque de foi pouvait
s'expliquer chez des êtres incultes, des gens simples, mais cer-
tainement pas chez les savants. Il y a plus de trois siècles, c'est
aux savants que s'adressait Bacon, leur reprochant de ne pouvoir
penser le Père, du seul fait qu'ils « s'égaraient» comme « en ne
lisant pas les Écritures et en ne connaissant pas le pouvoir de
Dieu»
La cybernétique a mis en évidence ce que le progrès constant
des sciences révélait lentement: l'absolue nécessité implicite
d'un Grand Programmeur. La biologie admet en fin de compte
que les organes d'analyse, comme par exemple ceux de la vision,
296 NicolaeSteinhardt

entrent en ad:ion d'après un programme préétabli (inné, dit


Monod) et qu'ils transmettent de façon séleétive. Il existe,
par exemple, des neurones spécialisés dans la vision des lignes
droites. La réalité est analysée dans chaque situation spécifique
d'après des critères préexistants.
Le code génétique ? Il est fixé et invariable, il est programmé.
La constitution de l'atome ? Elle est faite selon certains arché-
types, programmés.Le langage ? Il est strud:uré lui aussi, comme
l'inconscient, suivant un programme. L'invariance des espèces?
C, est encore la preuve de limites prévues. Le réseau des liens de
parenté ? Il a de nombreuses variantes, mais pas à 1'infini, donc
ce sont encore des struél:ures, de la programmation.
Ce sont des visions cybernétiques du monde, c'est-à-dire la
reconnaissance de mode/es.Vous pensez qu'ils sont tous spon-
tanés ou le fruit du hasard ? Allons donc ! La cybernétique est
la plus haute preuve rationnellement scientifique de la création.
La notion universelle de programmation n'autoriseplus aucun
doute quant à l'existence du Créateur.
Celan' inclut pas, bien sûr, la nécessité d'un sauveur et son
incarnation. Ces choses-là restent encore sous le signe de la
liberté, elles représentent notre aél:e le plus précieux, celui qui
nous différencie de la façon la plus spécifique, la plus « anti-en-
tropique » : l 'aél:e de foi est tout autant « un anti-destin » que
l'art pour Malraux, que « l'anti-histoire » pour Mircea Eliade.
L'hypothèse du hasard créateur de la vie me paraît de moins
en moins probable comparé à la création divine, à mesure que
la réalité se dévoile dans son étonnante complexité et dans ses
connexions. Peu probable, dans le langage des probabilités, c'est
équivalent à zéro.
(Et si on parlait de ce fameux calcul des millions de singes
tapant à la machine pendant des millions d'années? Est-ce qu'ils
ne vont pas_finir pa~ taper Ham/et? Cette possibilité est pur -
ment rhéonque et 1 xemple - scholastique _ a tout autant de
Journal de la Félicité 297

chances de réalisation que le sort tragique qui attend l'âne de


Buridan. Et mêmes' ils le tapaient, il ne serait jamais tiré du flux,
il ne serait jamais muen mémoire, flocké ou copié. Il resterait de
toute façon virtuel.
Si l'exemple des singes daél:ylographes n'est pas concluant
et constitue une allégorie pseudo-scientifique, c'est aussi parce
que tout le raisonnement qu'il implique souffre d'un vice élé-
mentaire: la confusion à propos du verbe taper. Les singes ne
tapent pas à la machine au sens opérationnel du terme qui serait
le seul à donner naissance à des séries combinatoires permettant
des calculs de probabilités, mais frappent la machine, comme
des enfants qui font semblant de jouer du piano. Si l'on pouvait
apprendre aux singes à taper séparément sur les touches, l'exem-
ple n'en serait pas meilleur, car alors nous aurions affaire non
plus à des séries de hasards, mais à des aétes conscients.)
Le jésuite Hausherr affirme: Dieu n'est pas infini, il est vrai.
Il n'est pas l'infini, mais la vérité. Il a créé l'infini, mais il est une
Personne. (Tout comme il a créé l'homme en en faisant une
personne par son souffle, par la relation la plus direéte et la plus
personnelle. Une idée ou une force ayant à résoudre le même
problème aurait trouvé un autre moyen, mais certainement pas
celui dont parle la Genese (2,7): « ... sur sa face, il souffla un
souffle de vie ».)
L'affirmation de Hausherr et le texte biblique nous sortent
des « syllogismes de l'amertume », du déseSpoir et du « cauche-
mar dialeétique ».
Si je me suis permis de parler de barbe blanche, d'animaux,
de sucreries et de fleurs dans le neuvième ciel, ce n'est certes pas
par un anthropomorphisme si excessif qu'il ne peut même pas
venir à l' eSprit, mais parce que je pense à des états de l'âme dont
les équivalents métaphoriques m'ont semblé le mieux exprimés
par les petits chiens et petits chats, etc.
298 Nicolae Steinhardt

Pensez-vous qu'il puisse en être ainsi ?Est-ce que ce ne seraient


pas seulement des états, mais aussi leur matérialité transfigurée?
Nous n'insistons peut-être pas suffisamment sur le fait que
la Jérusalem céleste ne sera pas un autre monde, mais toujours
celui-ci, libéré de l'ensorcellement, avec d'autres sens et d'autres
valeurs, à d'autres niveaux de pureté et d'intensité, mais n'ayant
pas perdu le contaét avec le monde des images propre aux êtres
créés à l'image de la divinité.
On demandait à Haydn, dans sa vieillesse, pourquoi sa
musique religieuse était gaie au lieu d'être cérémonieuse et
solennelle. Sa réponse: parce que chaque fois que je pense à Dieu
je sens la gaieté me gagner ...

Boogie mambo rag

- Toi, mon bonhomme, tu es peut-être prince et descendant


en ligne direéle de je ne sau combien de princes régnants, mau tu
pus es et tu ne te lavespas les mains ...
- Moi?
- Oui, toi, tu fais l'innocent, mau tu t'es tripoté le machin et
a a
apres tu vas toucher le quart qui noiu sert boire, notu totu qui
ne descendonspas des voïevodes...
- Mau je n'ai même pas ...
- Mais si! Celafait trou jours que je te surveille, Monsieur le
a
prince, et hier tu asfait pareil: tu es allé tinette et tu ne t'es pat
lavé, tu veux now rendre tow malades.
a
Mau sije m 'ému lavé,j'aurais prir le quart pleine main ...
Oui, maù tu te serai! lavé...
Mais enfin, tu voir bien que noiu n'avons même PM d'eau ...
y
C 'efl cela... on connaît la chanson. Et hier hein ? JI n en
avait pas, de L'eau ? Ça n'empêche que tu ne t'es pas lavé. Qu 'efl-ce
que tu te dù, hein ? « Que le diable les emporte, je n'en ai rien a
foutre de ce ms de riutres ... »
Journal de la Félicité 299

Tu m'attribues de cespensées !...


Tu devrau avoir honte!
Puuque tu parles de honte, c'efl toi qui devrai! avoir
honte de me faire un proces d'intention, de porter des accusations
gratuites ...
- Pas du tout, c 'efl toi qui devrau avoir honte, tout prince que
tu es, e!pecede porc, mal élevé...
- Imbé ...
- Ils ont bien fait de te foutre au trou, c'efl tout ce que tu
mérites.
- lcile de merde, voila ce que tu es !...
- Silence, tauez-voiu, messieurs,Silence! Voila le maton !
Nous avons quitté le quartier de Pantelimon pour aller habi-
ter dans le centre, rue Armeneasca. C'est beau, mais l 'atmos-
phère n'est pas différente, si ce n'est qu'il y a davantage de monde
et que les maisons sont plus proches les unes des autres. Il y règne
une paix ancestrale, une sorte de confiance dans le monde et ses
chimères.
La rue est goudronnée et on ne peut plus calme, bordée de
maisons «bourgeoises», avec des cours, des jardins et des fleurs
comme dans les faubourgs d'où nous venons. Vis-à-vis de notre
maison - c'est une maison en briques vernissées vertes, rouges,
bleues et blanches, qui fait le coin - habite la famille Boerescu,
Madame Élise Boerescu, née Florescu, est la fille du général Ion
Emmanuel, l'ancien Premier ministre, qui possède un petit
palais Calea Viél:oriei 157. En souvenir de la maison familiale, la
maison de la rue Armeneasca est aussi ornée d'une petite tour
plus modeste. C'est là aussi qu'habite mademoiselle Florescou,
une « vieille fille » vive et toujours par monts et par vaux à la
recherche de souffrances à soulager. Le colonel Florescou, le troi-
sième des frères et sœurs, la brebis galeuse de la famille - con1ble
157. L'une des plus importante~ artères du centre de Bucarest, comparable,
mutatis mutandis, aux Champs-Elysées.
300 NicolaeSteinhardt

de la déchéance, il s'est retrouvé caissier à l'hippodrome - n'est


pas reçu chez ses sœurs.
À côté de chez nous, il y a la maison de Mihai ~eteanu,
conseiller à la Cour des Comptes ; il a deux fils, l'un qui a un an
de plus que moi et l'autre un an de moins.
Nos nouveaux voisins nous reçoivent avec amabilité. Acette
époque, les relations avec les voisins, c'était comme des liens de
parenté, et même le plus scélérat n'aurait pas eu l'idée d'engager
un domestique renvoyé de la maison d'un parent ou d'un voisin.
Dans la maison d'en face, on aime beaucoup la musique et ma
mère, qui est bonne pianiste, y est souvent invitée. Le piano lui
ouvre aussi d'autres portes, si bien que nous arrivons à connaître
tout un tas de gens de cette haute bourgeoisie.
Je suis invité toutes les semaines et à l'occasion de toutes les
fêtes chez les ~eteanu. Leur salle de séjour est immense, elle fait
deux étages en hauteur. ANoël, il y avait immanquablement de
ces sapins comme je n'en avais jamais vu et n'aurai plus jamais
l'occasion d'en voir. L'oncle de feue madame ~eteanu, le général
Zossima, qui a une barbe blanche de patriarche, étalée en éven-
tail, la plus célèbre de la capitale, faisait le Père Noël.
~elle belle villa, Spacieuse, avec son escalier intérieur, ses
ornements somptueux ... et toujours pleine d'invités. Avec tant
de lumières, de mets succulents et une foule de cadeaux. Tout
n'y est que gaieté, chaleur et bonne humeur. La barbe du Père
Noël semble tout exprès descendue du ciel pour sandifier les
lieux. Dehors, la rue est silencieuse. C'est doux et magique
comme dans A ChristmasCarolde Dickens. Les matins de Noël
et de Pâques, les dames Boerescu et Florescou me gâtent avec
d'énormes boîtes de chocolats ...
J'ai du mal à croire, après tant d'années, que tous ces gens
aient été des brutes. Pour autant que je les aie connus, super-
ficiellement, certes, mais suffisamment pour ne pas faire d 'er-
reurs fondamentales, je m'en souviens comme de gens pleins
Journal de la Félicité 301

de finesse, de bonhomie et de simplicité, que l'idée d'avoir été


injustes ou d'avoir insulté quelqu'un aurait empêchés de dormir.
Ils ressemblaient beaucoup aux héros de Gârleanu, Bratescu-Voi-
a
ne~ti158 et de La Vie la campagne159.

Jilava, cellule 9, 1960

En analysant avec Anatolie Hagi-Beca le phénomène rou-


main, nous nous intéressons de près à la nouvelle À bonvoyageur,
bonpied.
Cette nouvelle rappelle Caragiale (par le titre, l'absence de
réflexion des personnages, leur schématisme réduit à une phrase
a a
sans cesse répétée : ici, l'aubergeau bordde la route, la croisée
deschemins,ilfaut un garçonrapide,du vif argent),mais c'est un
« caragialisme » qui a perdu toute son acidité, tout venin.
Maintenant le ciel roumain est parfaitement limpide. Les
couches de jeux politicards superficiels ont disparu ; les vaines
ambitions, les intrigues, l'impatience - même à petites doses
- se sont effacées. Il ne ressort que le fond de l'âme roumaine,
son archétype, ce qu'elle est vraiment: gaie, assoiffée d'amitié,
souhaitant voir le contentement d'autrui (Mon vieux Naifa, si
tu m'aimes,prends un peu de cebonpetit morceau,biengras). Le
Roumain est incapable de se réjouir tout seul, il brûle d' impa-
tience de partager tout bon moment avec d'autres. (L'ivresse
noire et solitaire, si fréquente chez les peuples nordiques et
anglo-saxons, n'existe pas chez nous; chez nous, faire la bombe,
c'est synonyme de convivialité, cela implique des commensaux
et la bonne humeur générale.)
158. Écrivains roumains du début du XXe siècle: Emil Gârleanu ( 1878-
1914), Alexandru Bracescu-Voine~ti
(1868-1914).
159. Roman en quatre volumes de Duiliu Zamfirescu ( 1858-1922): La vie
delafamille Comtine1teanu.
302 NicolaeSteinhardt

Dans la nouvelle de Bratescu-Voine~ti, la série mathématique


des qualités décrites par Caragiale a atteint ses dernières limites,
elle s'intègre dans une somme définie d' innocente sérénité. Car
les personnages de À bon voyageursont d'une pureté tangible
proche de l'enfance - celle de l'individu ou de la communauté.
Le conscient disparaît et, bien qu'il ne s'agisse pas d'une psy-
chanalyse, l'inconscient se dévoile. Mais quelle surprise ! Alors
que la psychanalyse nous enseigne que derrière le conscient,
apparemment clair, digne et propre, bouillonne un inconscient
sombre, bourbeux, complexé et abjeér, voilà que c'est tout le
contraire quand il s'agit de l'âme roumaine.
La couche consciente que saisit Caragiale comprend encore
des zones d'ombre, des ambitions, des ruses ... Les couches plus
profondes de la nouvelle de Bratescu-Voine~ti nous révèlent les
profondeurs d'un lac d'une extrême limpidité, comme celle de
la ballade « Mioriça », dans laquelle on sent palpiter le même
pouvoir de transfiguration et la même paix - principal héritage
que le Messie a laissé aux hommes. (Dans la ballade, on assiste à
la transfiguration d'une situation tragique; dans la nouvelle, la
sympathie et l'amitié transfigurent des situations triviales.)
Tu vois, Anatolie, À bonvoyageurest une œuvre d'une grande
importance pour la typologie roumaine, et elle est immortelle
dans notre littérature, car elle demeure comme une photogra-
phie, ou plutôt une radiographie du caraél:ère d'un peuple.
C'est une radiographie que l'on peut lire distinél:ement et qui
est facile à interpréter: les couches profondes de l'âme roumaine
sont calmes et sereines. Dans le lac « miriotique » - de surface
modeste et situé à la périphérie des grands centres de civilisation,
à la « croisée des chemins des grands empires» - se reflète un
ciel parfaitement pur.
Hagi-Beca et moi, nous sommes de plus en plus contents
de passer en revue l'essence du phénomène roumain, que nous
Journal de la Félicité 303

aimons de jour en jour avec plus d'assurance, d'intensité - et de


noftalgie.
~elle eft la chose réalisée sur terre qui ait réussi à parvenir
au ciel ? Réfléchissons bien.
~and le Christ apparaît aux apôtres, après sa résurreétion,
Il a un corps inaltérable, son corps de gloire. Répondant à Tho-
mas, qui demande des preuves, Il lui montre ses plaies et l'invite
à y mettre le doigt. Sur le corps de gloire on pouvait, par consé-
quent, voir les ftigmates.
Nous savons, par ailleurs, que le Messie est monté au ciel
avec ce corps, marqué des clous de la croix, qu'il a donc emmené
au ciel, pour l'éternité, quelque chose de terrestre. Ce quelque
chose, issu du temporel, ce sont ses stigmates.
Voilà le seul don de ce bas monde à ceux d'en haut: les
empreintes de la torture.
Est-ce que les signes de l'épouvante se produisent et se répè-
tent éternellement? Est-ce qu'ils ressemblent à ces bolides qui,
échappant à la gravité, errent dans l'espace avec leur sinistre
charge?
Le contaét avec la paix divine et la joie de vivre n'a pas été
rompu.
Dans la cellule 18, tout le monde n'était pas au courant de
mon baptême. Sinon l'ancien chef des « Confréries de la Croix »
ne m'aurait pas invité à m'asseoir près de lui sur l'unique banc
et ne m'aurait pas dit: « Allez, si on se faisait un petit débat
contradiél:oire, comme il se doit, moi, le légionnaire et toi, le juif.
Tu veux bien ? »
Je lui démontre que nous n'avons pas matière à discussion
contradiél:oire, puisque, là où nous sommes, nous croyons tous
aux mêmes choses. Ce serait faire la part trop belle au plan, cousu
de fil blanc, de l'administration, qui escompte des discussions et
des querelles en mettant dans la même cellule des gens d'origines
sociales, politiques ou ethniques aussi différentes.
304 Nicolae Steinhardt

Le hasard fait que, peu d' inftants après, il est retiré de notre
cellule. Je le conduis jusqu'à la porte et lui plante un baiser sur
chaque joue. Mon geste est quelque peu théâtral, mais il est sin-
cère. Je sens qu'il me faut agir ainsi. Personne ne songe à tourner
mon geste en dérision. Au contraire, il crée une atmosphère de
gravité. L'homme qui s'en va est ému. Il nous quitte, le visage
illuminé d'un sourire de joie en disant: « Ce sont les traces du
revolver des légionnaires ... »
Mirel Gab. est resté dans la cellule, il m'apprend, infatigable,
une foule de poèmes de Gyr et de Crainic, et le superbe texte de
Sergiu Mandinescu, Aujourd'hui, comme hier.
L'atmosphère de gravité, j'allais la retrouver un jour, dans un
cabinet médical, où l'on nous emmenait pour nous faire arra-
cher les dents. C'est un officier de santé qui pratiquait les extrac-
tions, au ciseau et sans anesthésie. En attendant notre ordalie,
le maton, un tsigane, tue le temps en posant des questions per-
tinentes: tu as quel âge? Tu as pris combien? Pour quelle rai-
son ? ~ est-ce que tu étais, avant ? Toi aussi, tu faisais monter
les femmes nues sur les tables au café-concert pour les arroser au
siphon d'eau de Seltz ? (Cette histoire de femmes nues arrosées
au siphon d'eau de Seltz les obsède tous, cela représente dans
leur esprit le summum de la richesse et de la débauche, l'idéal nec
pliu ultra,le rêve, l' Himalaya; c'est leur duchesse de Mortemart.
Rien ne peut dépasser cela, c'est une sorte de vitesse de la lumière
pour la théorie de la relativité.)
Il me demande si je suis roumain. Je réponds oui. Comment !
tu n'es pas juif? Je réplique: j'ai du sang juif, mais je pense et
ressens les choses en roumain.
li se rend compte qu'il a manqué son coup et il se tait. Puis il
s'accroche à quelqu'un d'autre : et toi, le vieux, tu avais combien
de propriétés à la campagne ?
(J'aurais pu, dans ma réponse paraphraser Churchill, qui
avait une mère américaine et disait: je suis à cinquante pour cent
Journal de la Félicité 305

américain et cent pour cent anglais ; j'aurais pu dire: je suis à


cent pour cent juif et à mille pour cent roumain.) Nous pouvons
nous mettre au courant de tout, tout savoir, tout apprendre. Sauf
la souffrance.
Nous croyons tout savoir de la souffrance, être à l'abri des
surprises, être allés jusqu'au bout. ~e nenni ! La souffrance est
éternellement nouvelle, protéiforme à l'infini, toujours fraîche.
Et aujourd'hui comme hier
Nous lançons un cri d'alarme
Mau nos loinfllins semblables ne noiu entendent pas
Caton efl mort, tout comme Scaevola...
La plus extraordinaire pensée jamais lue, en dehors des Évan-
giles, est celle de Kierkegaard: Le contrairedu péchécen 'eflpas la
vertu, mau la liberté.
A Ceylan, un prêtre dit à C.G. Jung: « Non, vous ne pou-
vez pas prier Bouddha. Vous ne pouvez pas l'implorer. Bouddha
n'est plus. Il est au Nirvana».
C'est cela la grande différence. Jésus, qui a prié, attend tou-
jours notre prière. Il est tout yeux et tout oreilles pour nous, il est
a
toujours la porte.
Jésus, comme le Père, « travaille toujours» (Jean 5,17), et Il
se sacrifie à chaque Eucharistie. Il n, est pas au Nirvana, lui, à se
reposer, se détendre, se déconneél:er. Il est sur le chantieret Il met
a
la main la pâte.
Seuls les pécheurs peuvent goûter pleinement au christia-
nisme. C'est saint Syméon Métaphraste qui nous en dit la rai-
son, dans sa prière qui prépare à la Sainte Communion: <<Aucun
péché n'est plus fort que ton amour des hommes».
(Je pense au titre du livre d'un des militants du groupe
d'Oxford, A. J. Russel: For sinners only (réservé aux pécheurs).
Si ce n'est que nous sommes tous pécheurs.)
306 NicolaeSteinhardt

Boogie mambo rag

Commençonsdoncpar le sonnet d'Arvers.Alors, voila lespre-


miers vers: Mon âme a son secret, ma vie a son mystère.•• Dans
le genre des chondrofléens,il y a plwieurs sortes d'eflurgeon,le
flerlet et trou-quatreautres;pour ce qui efl des salmonidés,on a
le saumon,biensûr,et puu aussicettefameuse variétédu Rhin, la
truite saumonée, qui a la chairrose... Et quand on a bien remuéle
mélangede cacaoet de sucre... FannySeculici,c'était une adeptede
la -théosophie, elleefl morteaSuez, de malariaprobablement,en
revenantd'un congresqui s'étaittenu a Madras... Non, c'efl dans
« le Lac»: Ô temps, suspends ton vol... Oui, c'est Bucura Dum-
brava, sonfrere était le capitainedu navireautrichiensur lequelle
PrinceCarolefl venuen 66... Mon cher,a Saint-Moritz, Titulescu
na jamau habitéailleursqua « Suvretta House » et sair-tuquel
était sonplat favori ? Le bœuf gros sel, mon cher,c'efl-a-direun
bongrosmorceaude bœufbouilliavecde la moelle...

Aiud, mai 1961

Grande discussion dans la cellule à propos de la société an-


cienne en Roumanie-ancienne, c'est-à-dire d'avant août 1944.
La majorité la condamne sévèrement. Je reconnais des accents
qui me rappellent : Citadelasjàrâmatd ( « La Citadelle écrou-
lée ») de Horia Lovinescu. Un ouvrier évoque la « dureté » de
la société capitaliste.
Je m' ~tais.tu, mais après cette remarque, je mets mon grain
de sel et Je fais observer que, pour ne pas être taxé de « tendan-
cieux», je me re~orterai,_comme chaque fois qu'il s'agit d'ana-
lyser le commumsme, umquement à des preuves fournies par les
textes de la partie adverse.
(Celui qui aurait voulu par
, . , . , exemple, prouver l' man1te
· •'
des eleéhons, n aurau eu rien d'autre a' raire
c • que d e mettre en
Journal de la Félicité 307

parallele le nombre de voix obtenu par chaque militant du parti


et son numéro d'ordre dans le nomenclator,qui est le registre
d'organisation des cadres, une sorte de Book of Precedency,de
registre du cérémonial chinois ou de l'étiquette espagnole, pour
constater le lien indissoluble qui existe entre le rang dans le
nomenclatore;t l'ordre décroissant du nombre de voix. Si le n°l
obtient 99,6 %, le n° 2 en obtient 96,2 %, le n° 3, 95,8 % ; il n'est
jamais arrivé que le n° S, par exemple, ait eu un nombre de voix
supérieur ou égal à celui du n° 4. Cette simple vérification de
deux colonnes de chiffres - les chiffres, ça parle ! - aurait été plus
édifiante que n'importe quelle enquête, difficile à réaliser.)
Je me suis efforcé de démontrer que la différence entre « an-
cien» et «nouveau» est souvent faéhce et que trouver d'une
certaine manière fatalement meilleur tout ce qui est nouveau
est un point de vue bien fragile. Pour cela, je me suis servi d'un
document dont l'authenticité ne pouvait laisser aucun doute, car
c'était justement une création «nouvelle», un film réalisé par
le régime lui-même. Le document ne peut donc pas être récusé
comme hostile ou entaché de partialité. Le film Doua loturi
( « Deux lots ») conçu et réalisé par un metteur en scène offi-
ciel, joué par des aél:eurs autorisés (dont l'artiste du peuple Gr.
Vasiliu-Birlic), passé au crible de nombreuses étapes de contrôle
par tous les organismes compétents et ayant obtenu le visa de la
censure, de la police et de la Securitate,vient étayer la thèse que
l'ancienne société n'était pas si dure que l'on pourrait le croire,
ai-je dit à mes codétenus.
Ce n'est pas un adversaire du régime qui s'exprime là, ce
n'est pas un agent des puissances réaél:ionnaires ou même un
observateur neutre, ce sont les auteurs du film qui en parlent,
avec des images sans équivoque, des paroles enregistrées sur la
bande sonore, dans l'adaptation qu'ils ont faite de la nouvelle
de Caragiale.
308 NicolaeSteinhardt

Dans le film, qui estd'ailleurs fidèle au texte, assez bien fait et


interprété avec drôlerie, un chef de bureau « féroce » découvre
le héros malchanceux du film, son employé, attablé dans un bis-
trot et ivre, alors qu'il était absent depuis huit jours à son travail,
sans avoir même passé un coup de fil pour avertir. Et que fait ce
« féroce personnage » ( ce qui sous-entend que les autres chefs
de bureau, ceux qui ne sont pas « féroces », auraient réagi avec
plus de douceur) ? Il lui dit qu'à défaut de se présenter au travail
le lendemain, ou au moins d'envoyer les clefs (parce qu'il n'avait
même pas eu ce gefte d'élémentaire bienséance), il demande-
rait ... son renvoi.
Voilà ce que dit ce « féroce personnage » à un fonétionnaire
qui manquait depuis huit jours, avait emmené les clefs des tiroirs
et n'avait même pas averti qu'il était malade, ou qu'il avait un
empêchement, bref, n'importe quoi pour juftifier son absence
et que l'on surprend dans un biftrot en état d'ébriété. ~elle
horreur! L'homme eft menacé d'être renvoyé du bureau! Il y
a de quoi rire, quand on parle, comme tu viens de le faire, de
la sévérité et de 1'implacabilité de l'ancienne société ? dis-je à
celui qui avait exprimé son opinion avant moi, à ce travailleur,
détenu politique, fasciné par le mot « nouveau ». Nous savons
tous que, cinquante ans après, le malheureux employé (à qui il ne
viendrait même pas à l'idée d'aller à Carul eu bere160), s'il avait
eu un retard de deux ou trois minutes, parce qu'il n'aurait pas
pu monter dans le bus bondé (qui avait déjà une demi-heure
de retard, lui) se serait fait convoquer au bureau du personnel,
se serait fait engueuler comme le dernier des traîtres à la patrie,
on lui aurait fait subir un interrogatoire comme à un dangereux
dpion et il aurait été congédié sur-le-champ ou averti, pour le
moins, qu'au moindre écart il se retrouverait à la rue.
160. < Le char à bièr » : brasserie ancienne et réputée du centre de Bucarest.
journal de la Félicité 309

Et l'histoire de ces petites tsiganes engagées à la journée pour


peindre, arrêtées en fin de matinée et relâchées dans la soirée,
parce qu'il y avait eu une inspeétion et« qu'elles n'avaient pas
d'autorisation légale ». On ne leur avait fait aucun mal, et pour-
tant elles n'étaient pas au-dessus de tout soupçon. Le commis-
saire de police les avaient embarquées sans joie et avec autant de
douceur que possible.
Le travailleur ne s'est pas fâché. Il a eu sa part de souffrances
et c'est un homme facile à leurrer. Mais il en est un à qui j'en
voudrai toute ma vie: c'est D.I. Suchianu, cet intelleétuel, cet
écrivain, qui a bien bénéficié de la société ancienne.
Je lui en veux à cause de la critique du film tiré de La citadelle
écroulée.Il ne se contente pas de traîner dans la boue la société
dont il a fait partie - et ce, avantageusement -, mais il s'élève
avec véhémence contre la nuance apportée au caraétère d'un des
personnages. Matei, un garçon insouciant, bon vivant, dans la
pièce ne pense qu'aux plaisirs, et le film en fait un jeune bour-
geois au grand cœur et aux idées larges. Suchianu assure que
jamais un membre des classes aisées n'a pu éprouver des senti-
ments nobles: par définition, et en vertu du racisme social, il
était condamné à rester un fils à papa, un parasite, un bon à rien.
Là, le ridicule dépasse l'ignominie, car c'est lui-même que
Suchianu condamne avec tant de vigueur ! Il a travaillé à la revue
Viafa Româneasca,la revue de la jeunesse généreuse et progres-
siste et c'est son propre portrait qu'il renie - un portrait toue
aussi chargé de mystères que celui de Dorian Gray. Donc, ce
qu'il soutient, c'est faux. À preuve: Viafa Românea&caet ses
rédaéteurs.
Je suis de plus en plus tenté de croire que la principale qualité
de l'être humain est moins l'amour de soi que la haine et l'envie
de l'autre.
310 NicolaeSteinhardt

Au fond, l'amour de soi n' dt pas si dangereux que cela.


C'est l'envie et la haine qui sont la cause de tous les maux. Elles
croissent avec le progrès et dominent la scène.
Jacques Maritain disait que l'histoire progresse à la fois sur la
voie du mal et du bien.

Boogie mambo rag

... Et Alexandre Csomade Corosi,un Transylvaindu village


de Corosi,c'efl-a-direChiurusul un grand lpécialiJtedu Tibet,a
obtenu bienplus que Sir CharlesBell, qui s'efl contentéd'entrera
Lharsa... le cardinalétaitfou de rage... en utiliJant lesrayonsinfra-
rougesqui pénetrent en profondeur... au prix de grands sacrifices
personnelset depots de vin, il a réussivers1840 a obtenirlestextes
tibétains,commeAnquetil du Perron obtiendrale texte des Upa-
nuhads... Il efl mort en Inde, a Darjeeling...« Le cielefl si bleu,si
calme» dit Marcellusa Demetrios...
Le film Deux lots m'en rappelle un autre avec une scène
extraordinaire, qu'apprécieront tous ceux qui ont subi un inter-
rogatoire à la Securitate,ainsi qu'on déguste un bon petit verre de
tzouïca vieille et bien fraîche, comme celle que nous goûtions à
Clucereasa l'été, à l'ombre du jardin. Une scène qui évoque véri-
tablement Le paradisgénéral,répandu dans toute la Roumanie
et non pas localisé seulement dans la bonne ville de lassy, comme
le croyait Cezar Petrescu 161. Lui, et toute la presse de Sarindar
ont tiré à boulets rouges sur cette Roumanie jusqu'au moment
où ils se sont rendu compte qu'ils le regrettaient et c'est là qu'ils
auraient déclaré - dans les cellules de Jilava, d'Aiud, de Gherla,
de Galaçi, de Pite~ti ou de Boto~ani, à bord du vaisseau Transyl-
vania, en route pour Israël avec soixante-dix kilos de bagages et
161. Cezar Petrescu (1892-1961), romancier.
Journal de la Félicité 311

un diplôme, ou comme Maria Banu~162, bouleversés de remords,


face à la tour si longtemps ignorée de Dragomirna 163 - qu'ils ont
parlé un peu trop vite.
Dans cette scène inoubliable - et je persiste à n'utiliser que
les dossiers de la partie adverse-, un jeune peintre communiste
est arrêté par les services de Sûreté de l'État et introduit dans
un bureau d'enquête. Là, après s'être vu administrer deux gifles
(où es-tu, commandant Jack Simon pour mourir de rire?), il
est installé sur une chaise, devant le bureau de l'enquêteur et
on commence l'interrogatoire. Ses réponses sont notées par
un daétylographe, installé avec sa machine à écrire tout près de
l'accusé. Cette scène qu'évoque le metteur en scène d'un film
censuré avec le plus grand soin, comme il se doit, dit tout. Elle
est plus édifiante que des centaines de volumes et des milliers
d'articles et prouve que, du temps de la terreur exercée par la
Sûreté de l'État, l'accusé ne portait pas de lunettes noires, qu'on
l'interrogeait en présence d'un tiers et que ses réponses étaient
consignées, daétylographiées, telles qu'il les énonçait.
Avec la « nouveauté », la Securitateest revenue au système de
l' Inquisition. Les réponses ne sont plus enregistrées par daéty-
lographie, elles sont transcrites par les enquêteurs, exaétement
comme ce fut le cas pour Jeanne d'Arc. Ses réponses, données
en français, étaient ensuite reformulées en latin et stylisées par
les greffiers du tribunal d'Inquisition, qui changeaient complè-
tement le sens des paroles prononcées par Jeanne. On réédite, de
nos jours, les procédés de l' Inquisition.
Tu esallé dans la maison de GheorgheFlorian ?
- Oui.
162. Maria Banu~ (1914-1999), poète et traductrice, chantre du commu-
nisme roumain; elle a fini par s,exiler en France.
163. Monastère d,une architecture imposante, du sud de la Bucovine.
..
312 Nicolae Steinhardt

Et l,enquêteur note : « Oui, je reconnais être allé dans la mai-


son, siège de la conspiration, rue X au n °... et j'ai entretenu des
relations délid:uelles avec le légionnaire Gheorghe Florian ».
~and la personne interrogée relit le procès-verbal pour
le signer, elle s,exclame: « Enfin, voyons, je n'ai jamais parlé
de siège de conspiration, je n'ai jamais dit que Gheorghe Flo-
rian était légionnaire ni que j'ai entretenu avec lui des relations
délid:uelles ! »
Ces protestations sont naturellement inutiles. L'enquêteur
les trouve absurdes, comme l'auraient fait, en toute bonne foi,
les greffiers de l' Inquisition. L'enquêteur rédige lui-même les
réponses, dans son latin moderne, à lui: en d'autres termes, il le
transcrit dans le langage maison de l'institution qu'il sert. Tout
établissement a son langage officiel et ne prend connaissance de
la réalité que par les voies des organes d'information dont il dis-
pose. Les enquêteurs de quartier n'étaient-ils pas convenus qu'au
numéro tant de telle rue siégeait une conspiration ? Ce même
appareil d'État n'avait-il pas statué que Gheorghe Florian était
un légionnaire notoire ? Peut-on avoir des relations autres que
délid:uelles avec un individu de ce genre et dans un tel lieu ? (Du
moment que nous savons que la soi-disant sainte Marguerite,
dont tu prétends avoir entendu la voix, est en fait une démone,
n'est-ce pas correét d'écrire: la démone m'a dit de me rendre à
Chinon? ...)
Par conséquent, on ne consigne que la vérité, rien d'autre,
si ce n'est que la vérité est celle que l'enquêteur a perçue, enre-
gistrée et transcrite consciencieusement dans son style. Comme
l'enquêteur ne peut s'adresser à ses supérieurs hiérarchiques
autrement que dans ce langage protocolaire « maison », on
n'exprime que les vérités admises par l'institution. La maison
dans laquelle se retrouvaient les accusés se traduit par: le siege
de la conlpiration, ou se réunissaient les membres du complot, le
thé auquel nous avions été invités devient la réunion du groupe
journal de la Félicité 313

hoflile convoqué par téléphone (ce n'est pas vrai que tu as été
invité par téléphone?), les voix qui me parviennent deviennent
démons qui me poiusent (le père Inquisiteur lui-même et les théo-
logiens ont établi que les voix que tu e~tendais étaient en réalité
celles de démons). .
Effets de style et d'éclairage. .
À partir du moment où il n'y a plus le joli cliquetis de la
machine à écrire pour reproduire les paroles de l' interrogé, la
ruse fonétionne. Sans tortures, sans coups ...
Le réalis~teur du film n'a pas pu escamoter la vérité histo-
rique. Mais il y a certainement eu bien peu de speétateurs pour
comprendre à quel point cette machine à écrire était lourde
de sens, à quel point elle disait tout. Elle représentait tout un
monde, un univers mort: la galaxie del' objeétivité.
Cette petite machine, tac-tac-tac, symbolisait tout ce qùi
avait été réalisé sur la voie du véritable progrès au long des siècles.
~and on l'a retirée des bureaux d' instruétion pénale et que
l'enquêteur a été habilité de nouve-au à consigner de sa main les
réponses des accusés - c 'e·st-à-dire à les styliser selon les concep-
tions, les points de vue et le langage de l'institution respeétive
- toute l'œuvre de Beccaria 164 a été annulée, les horloges de l'his-
toire ont été retardées de cinq siècles et la situation dans laquelle
s'est trouvée la pure bergère de Domrémy est devenue celle des
innombrables sus}Jeétssoumis à enquête par la Securimte (encore
faudrait-il reconnaître des circonstances atténuantes à ceux de
1430, car la machine à écrire n'avait pas été encore inventée).
Cette Securitate, organe d'un ordre social qui avait promis, lui
aussi, et de façon bien plus logique, d'assurer le bonheur des
hommes ...
164. Cezare Beccaria ( 1738-1794), juriste, criminaliste, philosophe, écono-
miste et homme de lettres italien rattaché au courant des Lumières. Dans Des
délits et despeines, il fonde le droit pénal moderne et développe la première
argumentation contre la peine de mort.
314 NicolaeSteinhardt

1965

Le malheur, c'est que, pendant des siècles - et aujourd'hui


plus que jamais -, même des gens de bonne foi, et surtout eux,
ne voient dans la religion chrétienne qu'une sorte de vague et
douce idiotie, tout juste bonne pour les bigots, les êtres crédules
et désemparés.
Alors qu'elle est bouillonnement, scandale, « pure folie»,
plus hardie et plus exigeante que toute théorie extrémiste ; c'est
une aventure, un happening, le plus formidable des happenings.
Le christianisme est un dogme, une mystique, une morale,
c'est tout ce qu'on veut, mais c'est surtout un mode de vie, une
solution et c'est la recette du bonheur. Je dirais presque qu'il
fait super-planer, que c'est un super-LSD. Auprès de la dodrine
chrétienne, toutes les drogues et tous les hallucinogènes ne sont
que des remèdes de bonne femme, des dilutions de Hahnemann
minimales, des brouettes néolithiques.
Aucun traitement ne vous ébranle davantage ( il nous de-
mande l'impossible) et il n'y a pas de médicament plus efficace
(il nous donne la liberté et le bonheur sans nous faire passer par
les trafiquants d'héroïne).
Le christianisme offre la paix, la tranquillité et le repos, mais
pas monotones et insipides, au contraire gagnés par les voies de
l'aventure la plus téméraire, d'un combat incessant, de la plus
risquée des acrobaties. C'est de la haute voltige, sans filet.
Je ne comprends pas comment les pèlerins des aventures et
les pétitionnaires du bonheur passent à côté de ce qu'ils recher-
chent. Pour moi, le christianisme esè un hyper-acide lysergique
et une version plus bard de livres comme Chassezvossoucis,vivez
heureux que diable! ou Comment réUJsirdans la vie de Dale
Carnegie.
Journal de la Félicité 315

L'hésychasme: c'est le bonheur. Et pas seulement dans des


endroits bien précis, sur le Mont Athos. Partout. C'est une
recette universelle.

1971

L'opéra-rock jésus-Christ Super Star rentre, je crois, dans la


définition ci-dessus.
Je le considère très proche de la nouvelle d 'Anatole France,
Le jongleur de Notre-Dame, qui est d'ailleurs une refonte d'un
récit du Paterikon.
Le saltimbanque fait tout ce qu'il sait et cout ce qu'il peut
a
devant l'image de La Vierge L'Enfant. Il apporte son offrande
par la seule voie qu'il connaisse: celle de la bouffonnerie. « L'of-
ficiant réglementaire », caché derrière le pilier regarde, effaré,
cette foire. Mais l'enfant bat des mains et rit et sa mère essuie de
son voile la sueur de l'effort sacré sur le front du jongleur.
La crasse corporelle et les latrines sales sont-elles les condi-
tions d'une vie monastique authentique? Dom Bernard Besret,
ce jeune ex-abbé normand moderniste, que Rome a relevé de ses
fondions, a posé le problème, lui aussi, sans pouvoir le résoudre
(ah! la crasse165) ; et tout le monde est en droit de se demander si
cela est bien nécessaire. Une mortification de plus ? Est-ce prou-
ver que l'on a atteint un stade d'indifférence où l'on a dépassé les
mesquineries de ce monde ?
La réponse: « Dans la maison de mon Père il y a de nom-
breuses demeures» (lean 14,2). On peut donc obtenir son
salut de différentes manières. Il en est de ce domaine comme de
celui des arts. Lionello Venturi écrit qu'il n'y a pas qu'une seule
voie pour réaliser l'absolu, elles sont nombreuses, elles se valent
165. En français dans le texte.
316 NicolaeSteinhardt

toutes, c'est au résultat que l'on juge : une belle œuvre jusl:ifieet
homologue la méthode employée.
Il y en a qui trouvent le salut, grimpés sur .un sycomore,
d'autres près du puits, d'autres sur le grand chemin, d'autres en
pêchant ou encore en écrivant dans le registre des douanes.
Par conséquent: celui qui devient indifférent à la crasse cor-
porelle et aux latrines sales, qui peut dépasser cela, tant mieux
pour lui!
Celui que cela ne laisse pas indifférent, que la crasse et la
saleté perturbent et agacent, ne doit-_pas s~ laisser tourmentçr
par l'idée qu'elles sont nécessaires ; qu'il ne râle.pas, qu'ilselave!
(Et puis il y a autre chose : la discussion part de 1'hypothèse
normale, mais pas çertaine, qu_ela saleté a des fondements téléo-
logiques 166 : le dépassement de tout ce qui est terrestre et l'ata-
raxie 167 de l'âme; il se pourrait cep~ndant que la saleté ne soit
que de la paresse et du sans-gêne. Pour être valables, la crasse
corporelle et la saleté des latrines devraient être expressément
voulues et intentionnelles.)
La crasse et la saleté sont bonnes pour celui qui parvient à les
surmonter, mais la propreté est bonne également pour ceux à qui
la crasse et la saleté font perdre l'esprit (car il est vrai que le corps
est le temple de l~âme). .
Dans le fond, je paraphraserais bien les par9les de !'Apôtre:
« ... Celui qui mange le fait pour le Seigneur... et celui quis' abs-
tient le fait pour le Seigneur... » en disant tout aussi bien: « celui
166. La téléologie se définit comme étude ou comme doctrine des causes
finales, de la finalité.
167. L'ataraxie (du grec ihapa;{a, « absence de troubles») apparaît d'abord
chez Démocrite et désigne la tranquillité de l'âme ou encore la paix de cette
dernière résultant de la modération et del' harmonie del' existence. L'ataraxie
devie~~ ensuite le pri~cipe du bonheur dans le stoïcisme, 1'épicurisme ~cle
1
scept1c1sme.Elle provient d un état de profonde quiétude, découlant de 1ab~
sence de tout trouble ou douleur.
Journal de la Félicité 317

qui se lave se lave pour le Seigneur, et celui qui ne se lave pas le


fait pour le Seigneur ».
Ceci vaut pour la propreté du corps, où chacun peut faire
selon sa conscience; mais, pour ce qui est des latrines, la situa-
tion est plus compliquée: ne pas les nettoyer c'est empiéter sur la
liberté de l'autre, qui peut les vouloir propres. Nous ne pouvons
pas imposer aux autres notre solution et notre manière de nous
mortifier. Les textes des Évangiles sont clairs et, dans sa Morale
de l'ambiguïté, Simone de Beauvoir a pleinement confirmé les
thèses du Messie et l'exégèse kierkegaardienne, avec les moyens
de la philosophie moderne. Du moment que nous sommes les
enfants de la liberté et qu'à l'opposé du péché il n'y a pas la vertu,
mais la liberté, je crois que la crasse corporelle reste au libre choix
de chacun, mais qu'il faut veiller à garder propres les latrines.

Boogie mambo rag

a
... Moi, je suis de Brai/a, maisje suis né par hasard Buzau en
1877. Les Turcs arrivaient par le Danube pour attaquer Brai/a
a
et ma mere, effrayée, s'était réfugiée Buzau, ou elle ma mis au
monde ... La bisseélriceefl la droite qui coupe Langle en deux par-
ties égales... Il ny a pM de mot roumain pour dire «garrigue»,
c'efl un phénomene !pécifique aux régions karfhques du bassin
méditerranéen, plus particulierement du sud de la France... J y ai
pensé toute une nuit et je m'en suis souvenu: Sirnplizissimus, c 'efl
de Grimmelshausen, Der grüne Heinrich efl de Gottfried Keller et
les Galgenlieder de Christian Morgenflern ... Si tu ne mélanges pas
a
bien intimement le cacaoavec le beurrejusqu cequ'ils deviennent
crémeux, c 'efl comme si tu n avais rien fait ... eh oui, mon vieux,
apres avoirfait la noce, le négociant rentrait chez lui tout seul dans
une caleche,dans la deuxieme calecheil y avait son chapeau et dans
la troisieme, pour former le convoi, sa canne... Autres temps... la
circoncuion, nous efHmons que ce n 'efl qu'une cérémonie, donc une
318 NicolaeSteinhardt

loi caduque,mair le relpeéldu sabbat c'efl le Décalogue,c'eft une


loi normale,doncnoiu continuonsa la relpeéler.« Ah, la, la! vozu
me tuez avecvos loir moraleset cérémonielles,voiu autres adven-
tirtes... » dit Demetriosa Marcelliu.

Varatec, 1970

Il est une étrange tentation - de droite, d'après le père Cleopa


- je l'appellerais la tentation de la foi en tant que panacée contre
les soucis et substitut des vertus humaines, ce qui est une forme
d'orgueil au carré, mâtiné de naïveté.
• Croire que la foi nous protège des maladies, que nous ne
pouvons pas être malades; ou bien, si nous sommes malades, que
nous n'avons besoin ni de médecin ni de médicaments, puisque
la prière a des pouvoirs thaumaturgiques.
Cette conviétion, qui me rappelle un peu une remarque de
Gide à Maritain (alors,tu appellesjésiuau téléphone?),c'est exac-
tement comme de tenter Dieu en exigeant de lui un miracle.
Celui qui y a recours, c'est comme le plaignant qui, au lieu de
s'adresser au tribunal de première instance compétent, irait tout
de suite à l'instance d'exception de la Cour de Cassation. C'est à
la fois un manque de modestie; les médecins et les médicaments
nous viennent aussi de Dieu, et le fidèle qui tombe malade,
comme tout le monde, guérit awsi comme tout le monde et pas
autrement - à l'aide de médecins et de médicaments (s'il lui est
donné, bien sûr, de guérir).
Dieu fait des miracles, s'il le veut bien - et l'histoire de
l'Église nous démontre qu'ils ne sont ni très fréquents ni obte-
nus par sommation. (Il est vrai que Sadhu Sundar Singh a sommé
Dieu de lui apparaître et il a été entendu, mais il ne demandait
pas une guérison du corps, il a pris la voie évangélique de la
violence pour trouver la foi - au sens de Matthieu 11, 12: « ce
sont les violents qui s'en emparent»). À Lourdes, le nombre
Journal de la Félicité 319

de guérisons miraculeuses reconnues par la médecine est bien


supérieur à celui que l'Église entérine. L'Église s'esl: avérée plus
prudente que la médecine. C'est comme pour le Saint-Suaire de
Turin, elle a donné la priorité aux arguments historiques contre
les arguments scientifiques (les rayons infrarouges).
Saint Paul a gardé la maladie qu'il avait (aux yeux?) même
après avoir reçu la grâce, et il disait: « Il m'a été donné une épine
dans ma chair, un ange de Satan, pour me fouetter le visage ».
(~e fait alors le croyant? Il prie pour que Dieu l'aide et
bénissele traitement qu'on lui applique.)
• Croire que la foi nous permet d'échapper à la tourmente
des tentations. Non. Ce serait plutôt le contraire.
Lu dans le Paterikon:Al'entrée d'un village de mécréants il y
a deux démons de garde. Autour d'un couvent de pieux moines
qui a~irent à la perfeél:ion, il y en a deux mille.
• Croire qu'il n'est nul besoin des vertus de l'homme habi-
tuel: sagesse, bon sens, ingéniosité, effort ...
Le croyant en a autant besoin que tous ses semblables. La foi
nous aide, nous rend plus forts, nous élève, nous donne de la joie,
mais elle ne remplace pas les propriétés et les qualités humaines.
(Elle ne confère généralement pas de statut d'exception, c 'esl:
cela la règle. La foi nous donne la félicité, mais, vis-à-vis des
hommes et du monde, non seulement elle n'accorde pas de pri-
vilèges, mais elle nous crée des devoirs supplémentaires.)
Si, donc, le croyant commet une aél:ion irréfléchie, une
imprudence, une faute, il en tirera les conséquences normales et
il n'a pas à s'en étonner ou à s'en plaindre. Il ne bénéficie pas de
l'exterritorialité.
• Croire que nous pouvons à tout moment obtenir n'im-
porte quoi sans efforts : non. Par la prière nous pouvons obtenir
des bienfaits ~irituels, surnaturels. Pour ce qui est du domaine
naturel, tout dépend de nos faibles forces, il nous faut tout acqué-
rir par les moyens du commun.C'est ainsi qu'il faut comprendre
320 NicolaeSteinhardt

le proverbe: « Dieu donne la vache, mais non la corde», qui


n'est qu'une autre façon d'exprimer le passage des Aéles des
Apôtres( 12,7) : « L'ange réveilla Pierre, en le frappant au côté, et
lui dit: "Lève-toi vite!". Et les chaînes tombèrent des ses mains.
L'ange lui dit alors: "Mets ta ceinture et chausse tes sandales" et
il fit ainsi. L'ange lui dit encore: "Revêts ton manteau ..." »
L'ange délivre Pierre de ses chaînes, car il n'aurait pas pu le
faire seul, mais pour le reste, il l'estime capable d'exécuter ses
ordres et de faire les choses tout seul.
C'est peut-être ce qu'avait compris ce pauvre Cromwell
quand il disait: Put yourfoith in Godand keepyour powder dry168.
Le pédagogue allemand Künecke distingue quatre types et les
retrouve aussi en prison : le César( « Ferme la fenêtre ! N'utilisez
pas la tinette après·neufheures du soir.»), la vedate, legeignard
(«Je vemc rentrer chez ma mère».) et lefarceur (il préfère faire
l'andouille ou le clown plutôt que de passer inaperçu).

Boogie mambo rag

...] 'ensuu arrivéasoutenirque même la grammaire de Panini


peut êtrecompriseen lui appliquantlesméthodeslesplus modernes:
la linguutique flruélurale et la logiqueformelle... . Titulescu169,
malgrésesmanieresde monarque,pouvait parfou être trespuéril:
il n 'arrêmitPM dejouer avecles trains éleélriquesdont sa maison
émit remplie... Aujourd'hui nouspoursuivronsl'exposédu syfleme
général desplanetes d 'apresLinné, nous sommes arrivés l 'em- a
168. « Remets ton sort entre les mains de Dieu et garde ta poudre au sec ».
169. Nicolae Titulescu (1882-1941), homme politique et diplomate rou-
main, président de l'Académie diplomatique internationale, délégué de
la Roumanie à la Sociétédes Nations dont il fut président en 1930 et 1931.
Pendant ses mandats à la préJidence de la SDN, il s'efforce de prévenir les
conflits en~re les ,no~v~aux Etats issus de la disparition de l'Empire aus-
tro-hongrois et d amel1orer, autant que possible, les relations avec l'Union
soviétique.
Journal de la Félicité 321

branchement... Et j'ai oubliéde voUJdire que le chien de Samuel


Vernons'appelaitDingo... Efl-ce quepar hMard voUJconnaîtriez
le nom du navire du capitllineAchab dans Moby Dick? ... Ça
commencepar un P, oui... un P... La logiquearutotéliciennen 'efl
d'aucune utilité, il noiufaut une logiqueanalogique... Et fait de
boude balsa... dit le cardinalenjurant commeun charretier,alors
que les moiuquetairesavaientpru la poudre d'escampettedepuis
longtemps... C 'eflune sciencequiportele nom dephotogrammétrie
(aérienne)...juste sur la tête de Milady de Wïnter...

Bucarest, septembre 1964

Le père Mina m'avait dit et répété le nom du prêtre que je


devrais aller voir dès ma sortie de prison. Le jour de ma libé-
ration, je l'avais oublié.
J'ai essayé de m'en souvenir dès mon arrivée à Bucarest et
je me suis torturé les méninges pendant tour· le temps de mon
combat contre les punaises ; (deux désinsed:isations sont restées
sans effet et les insed:es ne s'avoueron·t vaincus - annu swpec-
tu pugn,averuntdeinde vi{/i se dediderunt170 - que par le « vert
Paris », une substance au nom plein de charme et de poison
comme Les Fleursdu ma[).
J'ai prié mon parrain de me trouver un prêtre, n'importe où,
car je voulais agir sans délai. V.est pris lui-même par toutes sortes
d'occupations et de complications, je sais que je peux compter
sur lui, mais je vois bien qu'il me faudra attendre et je suis impa-
tient. Tout a si bien marché là-bas, pourquoi n'en serait-il pas de
même ici ? Il faut que je me démène un peu.
Mariana V. se réjouit beaucoup à l'annonce de mon baptême.
Elle a échappé de justesse au procès et à l'incarcération. Elle été
170. « Confiants dans leurs armes, ils combattirent, puis s,avouèrent
vaincus».
322 Nicolae Steinhardt

soumise à une enquête, elle aussi, et gardée à vue pendant trois


jours - mais elle a prouvé qu'elle n'était pas pour rien fille d'un
grand avocat et d'un homme très intelligent ... (Elle reconnaît
avoir lu La forêt interdite, mais affirme l'avoir brûlé aussitôt
après et elle n'en démord pas).Je dis à Mariana ce qui me préoc-
cupe. Elle me propose aussitôt de me présenter à son confesseur,
prêtre du Schitul Darvari.
Schitul Darvari est une petite église de rêve, au milieu d'un
jardin digne d'un roman « semanatorist », et fut, jadis, un
minuscule couvent athonite. J'étais passé bien des fois près de
cet église en le regardant avec envie et une fois j'y étais allé pour
la Liturgie de Pâques avec Tante Viorica. Ce lieu, bien tapi dans
le calme, est on ne peut plus attrayant par sa petitesse et sa grâce:
Fascinosum.
J'accepte donc la proposition de Mariana sans perdre de temps
à réfléchir et je vois dans sa suggestion une sorte de miracle, un
« rappel», une sollicitation du passé et son accomplissement.
Je décide d'aller voir ce prêtre dès le lendemain. ~el est son
nom ? George Teodorescu, me dit Mariana. Je me rappelle que
c'est précisément le nom que m'avait donné le père Mina.
Le prêtre me reçoit sans me poser trop de questions et me
fixe la date du 12 septembre. Le 14, jour de la Sainte-Croix, il me
donnera la communion.
Je reçois l' onaion au Saint Chrême un samedi après-midi,
avec, en plus du prêtre et du chantre, la présence de mes parrains
(V. est venu avec sa femme, Rodica), de Mariana et son mari, de
l'ingénieur 1.Pete. et de Paul Sim. Brève cérémonie. Ason issue:
le jardin qui embaume et le ciel d'une majestueuse journée de
septembre. Les époux V. doivent filer en vitesse à cause de leurs
occupations et de leurs tracas ( ils se trouvent dans une situation
d'autant plus compliquée qu'elle a été contrainte de divorcer
pour que ses enfants puissent continuer à fréquenter 1'école, et
le «remariage» se heurte à de subtils obstacles bureaucratiques
-
Journal de la Félicité 323

et à des juges consciencieux). Mariana et Sorin m'invitent à


p~e~dre le th~.Je suis affamé et ils me régalent avec des tas de
dehces de careme. Mariana a écrit pour mon père et pour moi
les vers suivants :
À mes amis
Sir Oscaret NicoltU,Smtutique perplexe
À vrai dire il ne s'en trouve
PM mnt, dans le monde, qui soient
Dédaign,euxde grosqui prouvent
Amoureux de cequ'ils croient
À vrai dire il ne s'en trouve
À peine que deux ou trou.
Chevaliersde l'impossible
Mélancoliquesde la loi
Pour tout dire, ne sied-ilguere
De se mettre en chMsedejoie.
Car le monde du possible
Redoute cegenre d'émoi171.
Papa rit. Même si j'avais « tiré » dix ans au lieu de cinq, cela
en valait le coup.
Le hasard, les athées en font grand cas.
Mais rien au monde ne le confirme, ni l'extraordinaire mul-
tiplicité et spécialisation des organes, ni les interconnexions
précises de leurs fonétionnements. Ceci en tant que source du
pouvoir d, assemblage.
Comme déclencheur d'événements: je me demande s'il agit
seulement par hasard, si j'ose m'exprimer ainsi. Le hasard a lui
aussi sa faculté de choix et, comme dit Bernanos, ce n'est pas à
J • • , • • •
n importe qui que n importe qu01 arnve.
Les écrivains ne le savent que trop bien, eux aussi. Voyez
Auerbach, dans son Mimesu: à peine le chevalier errant a-t-il
171. En français dans le texte.
324 NicolaeSteinhardt

quitté le château et ... le temps d'une galopade, il tombe sur une


noble et superbe jeune fille qu'un tyran garde enchaînée. C'est
pareil pour Jean Genet: il est tout juste sorti de chez lui et voila
qu'il rencontre un beau marin blond. Facher Brown va-t-il se
promener? Au premier ou deuxième coin de rue, il se produit un
crime mystérieux. Ais ob (comme si) on exerçait une sorte d'at-
trad:ion magnétique sur certaines sortes d'événement, comme si
l'ensemble de notre organisme psychosomatique avait un pou-
voir séled:if global, pareil aux cellules qui le composent, comme
si nous circulions sur d'invisibles orbites préférentielles. Tous les
mésons Pi ne virent pas à droite.
Si le monde n'était qu'un accident - et de plus un accident
fortuit - si l'homosapiens n'était que le produit d'un hasard
tout à fait improbable, pourquoi y aurait-il des talents innés ?
Comment la nature sait-elle confed:ionner des bébés prépa-
rés exad:ement à certaines tâches précises créées par la société
humaine ? D'où est-ce que les cellules (et aussi les neurones) du
bébé Mozart savaient qu'existaient le clavecin ou le piano, et
comment étaient-elles programmées pour une affaire dont elles
ne s'avaient pas d'où détenir des informations ? (Par Léopold
Mozart? Mais alors, qu'en est-il des nombreux musiciens dont
les parents n'avaient pas le moindre lien avec la musique ?) Et
pourquoi chaque espèce est-elle douée non seulement de carac-
téristiques physiques différentes, mais aussi d'un caralleresi spé-
cifique à chacune d'entre elles, si nuancé par rapport aux autres?
« Je vous donne un commandement nouveau: Aimez-vous
les uns les autres. Comme je vous ai aimés, vous aussi, aimez-vous
les uns les autres». (Jean 13,34)
La formule habituelle: « Tu aimeras ton prochain comme
toi-même » est remplacée, car le Seigneur sait que cous les
hommes ne s'aiment pas eux-mêmes. Il y a des mécontents et des
grincheux qui n'aiment ni les autres ni eux-mêmes.
journal de la Félicité 325

Le Seigneur, prévoyant, ne prend pas comme point de réfé-


rence l'amour de soi - qui peut faire défaut -, mais l'amour
dont il a fait preuve, lui, pour les hommes (la seule espèce dont
l'égoïsme peut être mis en échec par l'envie et les querelles) -
une preuve de sang, de tortures et de mort.

Boogie mambo rag

Dans le tableau de Szathmary 172, mon grand-pere, le colonel


Blaremberg, se trouve aux côtés du roi Carol ils sont tour deux
a cheval au soir de la bataille de Plevna... Osman Pacha courait
comme un fou apres les Roumains, pour qu'ils ne se livrent pa.raux
Rwses. Eh, toi, la-ba.r,tu tefaw de moi, crapule, t'en fais pa.r,je
sais bien, tu peux me dire de quoi vow parliez, vow autres ?... La
chienne s'appelait Molda ... Oui, Smetana dit Vltava... Ça c'efl de
Martinu... Comme saint Martin de Tours... Ceux de la région de
Poitierssont lesPiélaves... Grandchester, c 'eft-a-direGranda Cas-
tra. .. awsi bien Lytton Strachey que John Maynard Keyes, tow les
deux, ils étaient rivaux ... Eux, ils n'ont fait que les routes, alors
que les Grecs... Il cherchait dése!pérément le Prince régnant, qui
par la suite, lui a laissé son épée et l'a reçu si aimablement ... À
Bucarefl, il a regardé le dé.filéd'une fenêtre de l'Hôtel Impérial,
vis-a-vis du palais ... En Grece,oui, a Corfou... C 'efl Luchieni qui
l'a tuée, un anarchiste... Le monument de la Ré.forme,a Geneve,
n 'eflpa.r laid du tout ... Et Sadi Carnot awsi ..-.La déclaration de
guerre que mon pere a remise a Burian n'avait pa.r été rédigéepar
Emil Porumbaru ... J'ai bien connu Be/die. L'idée européennefut
une publication tres intéressante... C'était un grand gMtronome .•
il ne prenait pa.r tout son repa.rau même reflaurant, maù chaque
172. Carol Popp de Szathmary ( 1812-1887), peintre et artiste graphique
roumain originaire de Transylvanie. Ses aquarelles et ses dessins sont de
véritables documents historiques et ethnographiques. Premier photographe
d'art roumain.
326 Nicolae Steinhardt

plat la ou il était cuuiné de la façon la plus raffinée; par exemple,


il prenait les hors-d'œuvres chez Râjcovanu ou chez Babe1, le pois-
a
son chez Jordache, la viande Unchiul a Buze1ti, le dessert chez
Cap1a ... « Eh, qu 'efl-ceque vous complotez, votu, la-bM, tu tefozu
de moi, ou quoi, elpecede crapule!»
Plus tard, en lisant À l'ombre de la Croix, je me suis rendu
compte que j'avais passé toute mon enfance, - à Pantelimon, à
Clucereasa, dans la rue Armeneasca - à cette même ombre. Je
ne savais pas encore que je n'aurais pas à fuir l'ombre de la croix,
son appel, celui des cloches, mais que j'aurais la joie de trouver
une autre solution: m'installer à ses pieds et la serrer dans mes
bras.
Il y a bien longtemps que la fascination m'avait pris par la
main et m'avait apprivoisé. Et le fardeau pesant des péchés dont
je me déchargeais - ce fardeau qui longtemps était demeuré
impondérable et auquel la prison avait brusquement donné tout
son poids (tremendum) - constituait pour moi le meilleur des
billets de libre accès.

26 décembre 1970

Émouvante soirée de Noël chez le dod:eur Al.-G. Des spécia-


lités de Transylvanie (du côté paternel) et de Bessarabie (du côté
maternel). La délicatesse de la mère du dod:eur, pas vraiment
âgée, mais qui a gardé la marque des temps anciens - des temps
de sérénité. Elle évoque la vie patriarcale en Bessarabie : à Pâques,
on gardait pendant trois jours d'affilée table ouverte croulant de
mets et de brioches. Les portes n'étaient jamais fermées, entrait
et mangeait, buvait, se régalait qui voulait.
Le danger, dit le Dr Al.-G., c'est la recherche de la perfeétion
en ce monde où - par définition - elle ne peut exister. Dans le
monde du péché, la perfeétion ne peut prendre corps. Il faudrait
donc que nous ayons un autre idéal: que notre idéal ne soit plus
Journal de la Félicité 327

la perfe8:ion - génératrice de bains de sang, d'oppression, d'in-


tolérance, de prisons, de tortures, de camps de concentration,
mais - au contraire - l' imperfeél:ion. Il nous faut reconnaître
nos limites temporelles et tendre de toutes nos forces vers l' im-
perfeél:ion la moins mauvaise possible, la seule possible ici.
Même dans l'office de la Transfiguration on répète tout le
temps que les trois apôtres qui étaient avec lui ont vu le Mes-
sie dans sa gloire divine, autllnt que faire se peut. Car les apôtres
étaient des hommes.
Autant que faire se peut. Nous ne pouvons même pas regar-
der et encore moins (ou bien de plus: dialeétique linguistique)
réaliser ici la perfeétion absolue. Tous les régimes qui se la sont
donnée pour but ont pris tout doucement le chemin de la tyran-
nie et de l'horreur, car ils poursuivent une chimère dont ils réa-
lisent sans aucun doute, avec le temps, qu'ils sont incapables
de lui donner corps autrement qu'en l'imposant par décret.
À rechercher la société parfaite, on en arrive toujours au bon-
heur obligatoire sanél:ionné par la police et le code pénal. Il n'y
a que les gouvernements «relativistes» pour être pacifiques
et - comme disait le colonel Broser, il se peut que la phrase la
plus sage ait été prononcée, de façon cynique et révoltante,
par un ministre austro-hongrois, le comte Taaffe: « Toutes les
nations de l'empire doivent être maintenues dans un égal état de
mécontentement ».
C'est une des raisons pour lesquelles les hommes politiques
pounù du Direél:oire ont pu passer pour de véritables anges
comparés aux incorruptibles de la période de Robespierre.
Il se trompe lourdement celui qui estime ne trouver dans la
religion chrétienne qu' incitation à la gaucherie. C'est se trom-
per bien lourdement que de la prendre pour une école de fai-
blesse et de geignardise.
Georges Bernanos nous donne une leçon pratique de chris-
tianisme, c'est-à-dire de courage, en disant que le seul danger qui
328 NicolaeSteinhardt

guette l'homme désdpéré, confronté à la haine ou au mépris,


c'est de s'attendrir sur son sort.
Le chriftianisme, et Henry de Montherlant devrait bien
le savoir aussi, c'est l'esprit chevaleresque: il ne demande pas
moins d'élan, pas moins de miséricorde, pas moins de dignité et
de tenue, d'indifférence à« ce qui se fait» ou à« ce qui se dit»,
pas moins d'efforts, toujours renouvelés, pas moins d'exercice et
d'entraînement que n'importe quel autre système militaro-re-
ligieux, que toute morale du type «bushido», ou de groupe
(Péguy,H. Franck).
Seulement, il a, en plus, une noblesse du cœur surérogatoire.
Le christianisme réfrène les réflexes de froideur ou de dégoût du
chevalier ou du stoïcien. La conscience de la vanité finale de tout
ce qui est temporel ne se heurte pas au piège de la mélancolie, et
le mépris lui-même est impuissant contre un amour, né d'une
béatitude inaccessible au stoïcien crispé, au_champion bileux, au
méticuleux « gymnaste » .
Codin Mironescu disait : Il y a des gens qui commencent par
le deuxième étage, ils ont l 'œuf et le sucre, mais pas la farine. Il y a
une blague, tu la connais ?Je crois au baptême, je crois à la Sainte
Communion, je crois aux icônes ... Et en Dieu ? Euh ...
Ces gens-là manquent de discernement, c'est-à-dire de la
faculté, essentielle, de distinguer le vrai du faux ... Ils ne trouvent
pas leur place dans la vérité de l'Église. Écoute-moi bien, ils ont
beaucoup de qualités, mais il leur manque le fondement sur
lequel tout se construit.
r
Pour Max Scheler, aé\:e sexuel, quand il es\: libre, normal et
accompagné d,amour représente la seule voie de fusion avec le
cosmos, de communication avec les finalités.
Je crois, moi aussi, une chose tout aussi surprenante au pre-
mier abord que l'affirmationde ce grand philosophecatholique:
la seule voie pour vaincre ce qui est terrestre, c'est le courage
ph ique.
Journal de la Félicité 329

Ce n'est pas seulement l'ultime secret du droit constitution-


nel, c'est aussi la preuve que l'on assume sa condition d'homme.
Chesterton pense que ce qui caraél:érise l'homme, c 'es\: le
rdped: de la parole donnée, comme le chant carad:érise l'oiseau.
La carad:ériftique choisie par Chesterton est pleine de chants,
mais il en est une autre, qui ne me paraît pas moins détermi-
nante. Une autre, plus particulière, au nombre quantique plus
individualisé, au sped:re plus inimitable, à l'empreinte plus iden-
tifiable . .Le Christ n'est pas monté sur la croix par hasard - le
courage qu'il a eu, de supporter d'atroces souffrances, a été le
seul moyen de démontrer qu'ils' était véritablement fait homme,
totalement; le moyen de prouver sa bonne foi.
Ni son intelligence, ni sa sagesse, ni ses pouvoirs de thauma-
turge, ni son enseignement, ni même sa bonté ou sa compassion,
n'auraient constitué des preuves sérieuses: seul le courage face
à la douleur et à la mort était à sa mesure. Les coups, le sang, la
mort, voilà des preuves qui ne trompent point, qui ne peuvent
être truquées. Elles .sont laides? grossières? vulgaires? sim-
plist.es ? peut-être, mais elles sont catégoriques. Elles ont quelque
chose de la brutale vulgarité et de la grandiose provocation du
fait accompli qui clôt le bec à Satan lui-même.

Od:obre 1963

C'est toujours la comptabilité qui est ma grande ennemie, la


putain rouge de Babylone (celle que les Témoins de Jéhovah, les
pauvres - il y en a qqatre dans cette cellule, tous condamnés à
de lourdes peines de quinze ans - voient installée au Vatican), la
forme la plus parfaite que prenne le diable.
La loi, avec sa malédid:ion, c'est la comptabilité.
330 Nicolae Steinhardt

1967
Claudel dit clairement: J'ai conclu un pad:e avec l'enfer. là
il n'y a plus de place pour la liberté, il n'y a plus que la Loi, une
précision, une jusl:ice à la fois pénale et mathématique.
Sous le régime de la malédid:ion de la loi, même Dieu esl:
limité. C 'esl: tout jusl:e si la divinité véritablement toute-puis-
sante jouit de la grâce. Ce n'es\: qu'après avoir souffert sur le Gol-
gotha que Jésus a pu descendre aux enfers pour délivrer les âmes
des jusl:es et remplacer la loi du talion par le pardon.
L'équilibre encore et toujours.
Dieu n'es\: pas sagesse temporelle, formalisme et conventions,
littérature édifiante ou piété affed:ée. Mais pas davantage délire
sadique ou masochisl:e. Il esl: transcendance, transfiguration, il
esl: extase - mais non frénésie et vertige. La frénésie et le ver-
tige étaient le résultat des danses et des orgies sacrées des païens;
c 'esl: là que mènent aussi les rondes des derviches dans le sou-
fisme. Chez les chrétiens, en revanche, l'extase n'es\: jamais trou-
ble. Ici, Dionysos et Apollon se limitent réciproquement. C 'esl:
un bonheur tout à la fois fou et contrôlé.
D'ailleurs, les grands mysl:iques, à commencer par Thérèse
d'Avila et Jean de la Croix, ont esl:imé que l'extase allait de pair
avec les débuts d'une vie mysl:ique et contemplative. Avec le
temps, les états «convulsifs» - même s'ils n'ont rien de com-
mun avec la frénésie et les «fanatiques» (au sens des mysl:ères
antiques) - cessent, pour faire place à des états de félicité sereine.
Après l'agitation viennent le calme et l'intériorisation pieuse;
la sérénité hésychasl:e esl: souriante et sage, elle ne fait pas de
vacarme. Pourquoi ? Parce qu'elle va à l'essentiel, alors que toute
extravagance n'attire l'attention que sur des détails extérieurs.
Un homme qui, par amour du Christ, se ferait teindre la barbe
en bleu ou porterait une immense plume de paon à son cha-
peau ne ser3.jamais, aux yeux de ses semblables, que l'homme
Journal de la Félicité 331

à la barbe bleue ou l'homme à la plume de paon, mais jamais


l'homme de Jésus. Le détail pittoresque (quels que soient son
charme et son innocence) est une entrave sur la voie qui mène à
l'essentiel et il freine l'élan.
Le chrisèianisme a encore moins de liens possibles avec tout
ce qui est de l'ordre de la magie (magie au sens de procédé carac-
térisé, avec des effets certains, indépendants de l'effort spirituel,
c'est-à-dire au sens opposé de l'alchimie qui présupposait la
pureté de l'âme et de l'esprit), avec tout ce qui est une frénésie
hédonisèe, ivresse, si loin qu'elle vous mène sur les chemins de la
vaticination et de la nuit, sur les sentiers de la déleétation et de
la stupeur (Henri Michaux). Je ne sais trop comment m'expri-
mer, je voudrais dire que, dans l'extase chrétienne, l'être humain
ne cesse pas d'être rationnel, modeste et surtout discret. L'hésy-
chasèe est absolument heureux, il bouillonne de bonheur, mau
celane se voit guère.
Il ne ressemble pas aux fantômes de ce roman policier anglais
qui apparaissaient à heure fixe dans une maison abandonnée en
portant des flambeaux et en faisant grand bruit. Le détefüve
interrogé répond qu'il croit certes aux fantômes, il est Écossais,
mais il ajoute : seulement aux fantômes discrets et réservés, qui
n'attirent pas l'attention et n'apparaissent pas ostensiblement au
même endroit avec force raffut et lumière. L'ostentation ne peut
être la qualité d'un fantôme authentique. Les fantômes existent,
mais ils sont sages, ils s'occupent de leurs affaires. Le chrétien
sincère - que Dieu me pardonne - est soumis aux mêmes règles
de modestie.
(René Guénon affirme que les êtres arrivés à un stade élevé de
la spiritualité et de l'initiation ne sont pas connus de nous, c'est
comme s'ils n'existaient pas, parce qu'ils sont parfaitement déta-
chés du monde, de ses problèmes et de nous. Ils ne se manifestent:
pas, tout comme les honnêtes fantômes.)
33 i olaeSt :11hrdt

Dans PaleFire, ladimir Naboko, explique: <<Comme le dit


saint Augufun nous pou ons savoir ce que Dieu n'est pas, mais
nous ne pouvons pas savoir ce qu'il est. Il n'est pas le désespoir.
Il n'est pas la terreur. Il n'est pas poussière qui gargouille dans la
gorge; il n'est pas le sombre râle de l'évanouissement qui mène
au néant par le néant ».
La réa&on du chrétien devant la douleurs' esquisse ainsi: pas
de provocation; assume; refuser d, en faire un plaisir pervers;
dépasser.
Miorita. C 'esè l'absurdité de la vie réduite en miettes,
~

décentrée.
L'atroce absurdité de la crucifixion, !'Agneau la désintegre:et
il leur pardonne, car ils ne savent pas ce qu'ils font.

Gherla, décembre 1963

Dehors, la tempête de neige fait rage.


Comme je me suis mal conduit avec mon camarade de classe
Rafael Cristescu. Combien l'a peu compris l'enfant gâté que
j 'étais, plein de soi et d'assurance pour quelques malheureux
romans français qu'il avait lus, paresseux et bûcheur (ce n'est
pas conrradid:oire), étroit d'esJ>rit,renfermé, tourmenté par les
plaies toujours vives de la vanité.
Comment le Seigneur Jésus a-t-il pu jeter un regard sur moi?
J'étais tellement enfoncé dans une médiocrité insatisfaite, dans
une suffisance stupide, dans le mal jamais vu de l'extérieur, dans
la boue. Puis, avec le temps, dans le cloaque. Comment a-t-il pu
me voir, car même les salauds doivent se redresser un peu parmi
les mauvaises herbes pour être distingués ? Comment a-t-il eu
compassion de moi ? Ou bien voit-il différemment, dans une
autre persJ>eél:ive- comme la croix dans le tableau de Dali est
vue d'ailleurs - et alors ce terne enfoncement dans la saleté
apparaît lui aussi en relief, comme une excroissance ?)
Journalde la FéJic·'

Cefu ho ed gr CO
cée sous Caro IL et a co pté
sonnes qui, au plébiscite, on oté o rs.-c;-~-

rurion royale. Du temps d' tonesc1:4


volontaire. Il a été tué d an 0~
en faisant de l'exces de zde.
Il n'a ait pas la moindre rancune.
lettres amicales, il m'a dit que j'étais o e e
comme l' Irlandais m'avait annoncé que Dien m =..a.J .. _,,~_.__.

Le malade, brûlant de fievre, gn encore sur son et d'


mais le médecin a déja annoncé a ses proches qu'il allai enr e
ceux-ci sont allés répandre la bonne nouvelle; le parien git
misérable couche, mai! voici qu'on entend de loin le bntit dep
pressés dans le couloir.
La tempete de neige qui sévit dehors me rappelle les premiers
vers d'un poeme de Trakl que m'a enseigné Bruder Haral~ a
la 34:
Wenn der Schneeam Fenfterfollt ~d la neige tombe a la erre.,
La-ngdie Abend glockefauta Longuement sonne la doche du oir •
Vielenut der Tuch gedeckt Pour beaucoup la table est mise
Undda!Haw ut wohlbeflellt. Et la maison est bien pourvue~
Et puis le dernier vers de la dernière fuophe.
Le pain et le vin. Je pense aussi à Ignazio Silone~ dans on
décor de montagnes arides, pauvres et dures. Le pain et le vin, la
vie et le surplus. Le pain et le vin, la chair et le sang. La matière
et l'esprit. Le nécessaire et le superflu. Le corps immaculé et le
précieux sang du Seigneur.
Il ne nous est pas donné de voir le pain et le vin transmués en
chair et sang. Mais nous est-ilau moins possible de les oir dans
leur simplicité matérielle? Nous est-ilau moins possible d'entre-
voir leur éclat domestique, nous qui ne sommes pas purifié par
la confession ?
334 Nicolae Steinhardt

Il dt une frivolité athée, pressée comme ces femmes pom-


ponnées qui se hâtent, froufroutantes et parfumées, vers le lieu
de leur rendez-vous. Une frivolité aveugle et obstinée, que Mon-
therlant disait « dure comme 1'acier ».

Boogie mambo rag

...Point n'était besoin d'être grand flratege pour se rendre


compte, en 193 9, que la France allait être vaincue, terrassée.Frédé-
ric IL celui qui disait qu'un souverain doit être le premier serviteur
de son peuple, avait énoncé depuis longtemps cette vérité: ce ne sont
pas les armées qui gagnent les guerres, mais la résistance morale
de la nation. Mandala, c 'efl un cerclemyflique chinois, c 'efl de la
que part ... L 'Écolepolytechnique de Vienne au grand complet était
venue voir le miracle de Cernavoda, le premier pont de grande
longueur du monde, entierement en acier et avec des poutres en
console... pour les Anglais c'était différent, ils n'avaient pas d ar-
mée, mais ils ont eu la résistance morale... Édouard VII dirait a
Clemenceau: « Chez vous, lesgouvernements changent sans cesse,
vous manquez de fiabilité». Et Clemenceau de dire: « Vous,vow
avez un gouvernement, mais vous n'avez pas d'armée ... » L année
1940 a infirmé Clemenceau, ce ne fut pas une défaite, mais une
a
déconfiture ... dit Marcellus Demetrios ...
Ces adventistes, qui se privent de manger pendant des jours
entiers s'ils soupçonnent une trace de graisse dans leur gamelle,
ces légionnaires qui cèdent leur petit morceau de pain aux
malades, ces jeunes gens qui ont vécu pendant des années dans
les montagnes, comme des bêtes sauvages, ces enfants qui ont
improvisé une Ligue révolutionnaire roumaine et ont bricolé
une bombe ( il ne leur manquait que le détonateur, l'explosif et
la possibilité de fond:ionner ), ces paysans qui ont refusé la col-
led:ivisation ou qui, après avoir ravalé si longtemps leur colère,
se sont laissé aller un soir d'ivresse à crier leur ras-le-bol en plein
Journal de la Félicité 335

bistrot, les catholiques uniates qui ont refusé de changer le nom


de leur confession, voilà les gens que je souhaitais inconsciem-
ment peut-être rencontrer. Je vois que la prison est le lieu de mon
accomplissement, comme Toynbee dit de l'Empire ottoman
qu'il fut l'état universel de !'Orthodoxie. Ces héros modestes,
certains ridicules (mais il n'est pas de héros ridicules : accesso-
rium sequiturprincipale),je les compare avec ce que j'ai pu voir à
Paris entre 1936 et 1939.
L'aisance matérielle, l'abondance. Les congés payés, les
crèmes à bronzer, les voyages, les automobiles, les apéritifs. Les
apéritifs, les grèves, les vacances. Jusqu'à satiété. Monotones.
Tout cela connu d'avance. Et surtout qu'on ne leur dise pas de
vérités déplaisantes. Qion leur fiche la paix. C'est cela qu'ils
veulent.
André Suarès trouve Ignace de Loyola intéressant. C'est-à-
dire qu'il trouve intéressants les problèmes del' âme et del' esl'>rit,
la morale, les problèmes des relations entre homme et divinité,
tout ce qui n'est pas et qui pourrait être, l'inattendu, la surprise,
l'amertume, la douceur.
Ils n'ont pas pour deux sous d'idées nobles en tête. Ce sont
des corps sans âme. Tout est dans les vêtements et les formes de
vie matérielle. L'âme est absente, l'esl'>rit,une sorte de perroquet
incohérent, fabriqué à deux milliards d'exemplaires; il bavarde
dans la cage de la matière sous les regards de Vaucanson. Et le
grand soupir brûlant de Loyola s'élève dans ce chaos: « À quoi
bon tout avoir, si l'on n'a pas d'âme?»
Justement, oui, le monde hédoniste et indifférent, le monde
du« je m'en fous», l'univers du« qu'est-ce que ça peut bien me
faire ? », il est surtout cela: ennuyeux et stérile. S'il en est ainsi,
n'importe quel moine augustin de Lybie est plus vivant que
tout un quartier de si,ortifs à New York - Ludwig Lewinsohn
le reconnaît bien. Et le vice est, lui aussi, désolant et invariable ;
336 NicolaeSteinhardt

de plus, hélas, constate Flaubert, il n'est pas plus frué\:ueux que


la vertu.
Ce qui vous fouette, vous entraîne, vous ouvre des perspec-
tives et des fenêtres, ce sont les choses de l'esprit, le sacrifice,c'est
tâtonner à la recherche de la vérité.
Je m'en fous. Cela m'indiffère, je m'en bats l'œil, Le pay~du
roi Pernod. C'était cela leur devise: Et un Pernodpour Arthur!
Ils n'en avaient rien à faire, ils se mettaient où je pense leurs voi-
sins, leurs parents, leur pays, leur passé, leur avenir, Dieu, tout.
Ils étaient repus, ennuyés, morts. Ils n'ont pas ét~ vaincus,.Dieu
m'en est témoin, et leurs vainqueurs n'ont eu a_ucunmérite: ils
attendaient - c'était leur seul sentiment en éveil - d'être, enfin,
libérés du poids de la liberté. •
L'ironie prend sa revanche: au bout del' intelligence lucide, il
y a la sottise aveugle et le raffinement suprême est bête à manger
du foin. Et moi je marche dans les rues, en me disant: c'est Dieu
qui est le tout, C'est l'héroïsme qui est le tout. C'est la source
d'où jaillissent le charme et l'intérêt de la vie, la flamme. Cette
morale si bafouée, c'est la poésie de la vie. Le gavage et la peur:
il n'y a pas plus rétrograde, plus suffocant; les volets sont clos,
l'histoire et l'élan se sont figés.
Ils vont à l' Opéra « pour le thème », ces délicats. Apres moi,
le'déluge,maintenant je crois vraiment que cela a été dit, mais ce
n'est pas Louis XV, tous l'ont dit!
Il es\:certain que le bouddhisme, le jaïnisme, le zen, l'anthro-
posophie et la théosophie, etc. sont plus faciles que le christia-
nisme. Dans la religion chrétienne, le Seigneur est toujours pré-
sent, mais il n'empiète à aucun instant sur notre liberté absolue.
Il se tient à la porte et il frappe. Il n'entre pas sans y avoir été
invité. Et, avant de donner, il dit: tu crois que je peux? Il ne veut
pas savoir si le solliciteur es\:digne de recevoir, mais s'il est libre
de croire. Et sa réponse est aussi à la mesure de la liberté : qu'il en
soit fait selon ta foi.
journal de LaFélicité 337

Le christianisme se rapproche le plus de la loi fondamen-


tale de l'univers: une loi que l'on pourrait nommer celle de la
contradié\:ion (coincidentiaoppositorum), du paradoxe, de la dia-
leé\:ique, de la bipolarité simultanée. Je crois, aide-moi à mon
manque de foi.
Brice Parain dit à peu près ceci: la liberté vient de l' incer-
titude. Notre besoin occidental de liberté, notre caraé\:éristique
essentielle, vient de l'incertitude.
Le tout, pour nous, c'est de savoir comment nous évader du
huis clos et de l'enfer de la dialeé\:ique.
Si l'univers n'est qu'une pulsation rythmique d'expansion
et une contraé\:ion (sur une période de quatre-vingts milliards
d'années?), alors c'est un cauchemar. Un cauchemar sérieux, pas
théorique, puisque la doé\:rine qui a fait de la dialeé\:ique son
credo, après avoir constaté la loi, la proclame tout de même tran-
sitoire et l'abolit dans la société sans classes. C'était juste, ce ne
l'est plus. Et celui qui en doute : au trou !
La dialeé\:ique, c 'es\: l'enfer. L'univers rythmé, c 'es\: le cau-
chemar. Si ce n'est que Dieu n'es\: pas l'infini (Haussherr). L'in-
fini es\:un as},eé\:de l'univers créé. Dieu, la personne, c'est autre
chose: il es\:la vérité.
Fondement d'espoir.
Il n'y a qu'un seul art chrétien, ni gothique, ni romantique, ni
baroque, c'est l'art de porter la croix. (Franz von Baader)

1969

Le problème du mal dans le monde: c'est la première devi-


nette, énigme que posent tous ceux qui s'étonnent que l'on
puisse croire. Réponse catégorique: il n'y a pas d'explication
concluante.
li me semble que la réponse la plus cohérente es\:celle de Dos-
toïevski, que reprend Paul Evdokimov: Dieu a créé le monde
338 NicolaeSteinhardt

innocent, sans mal. Mais il a créé l'homme libre, c'est-à-dire


libre de créer le mal, del' introduire dans le monde. C'est cela,
le risque pris par Dieu dans l 'aéte de création, le risque divin sur
lequel insiste (à juste titre) Lossky dans sa théologie apopha-
tique. L'homme est passé de l'idée de mal, de la possibilité du
mal (connu de Dieu virtuellement), à l'accomplissement du mal.
Cela ne veut pas dire que le mal était préexistant chez Dieu,
autrement que zéro opposé à un dans tout système binaire; du
moment qu'une chose est possible, son contraire est possible
aussi, c'est-à-dire son absence: flip-flop. La relation entre le mal
et le bien n'implique pas davantage la préexistence du mal chez
Dieu que le zéro n'est impliqué par un, le négatif par le positif,
le néant par l'être.
L' introduétion du mal dans le monde, en tant que principe
aétif, est un a{/ede création,analogue à l 'aéte divin. Satan tentait
Adam en lui soufflant: « Vous serez pareils à Dieu ». Ce disant,
Satan n'a pas tout à fait menti: l'être est devenu, un court ins-
tant, divin ; parallèlement à la divinité, il a crééle mal. ~i a
contaminé le monde. C'est ce qui explique la seule chose empor-
tée par Jésus de la terre au ciel: ses stigmates.
Les manichéens, précise René Nelli, ne soutiennent pas qu'il
y a deux dieux égaux, l'un de la lumière et du bien, l'autre des
ténèbres et du mal. Ce serait, dit-il, une trop grosse bêtise; le
manichéisme (Nelli le traite sous sa forme cathare) soutient
autre chose: c'est que l'aéte même de création, de passage du
néant à l'être, déclenche des forces jusque-là latentes, virtuelles.
Les forces du mal seraient une sorte de résidw inévitables de la
création, un produit de synthèse; au fond, la part du diable173•
(Le diable étant zéro dans toue passage de l'unité au binaire.)
173. En français dans le rext .
Journal de la Félicité 339

Selon Evdokimov et Dostoïevski, le mal n'est pas une consé-


quence nécessaire - le quotient infini d'une division infinie,
mais un aéte libre de l'homme.
La rupture s'est produite de toute façon par le passage d'un à
deux, à la bipolarité, à la dialeétique. Les systèmes antagonistes
de ~tefan Lupa~cu ne sont-ils pas, eux aussi, l'expression de tout
système binaire ?
« Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à
Dieu». (Matthieu 22,21; Marc 12,17; Luc 20,25)
La phrase est claire, et les régimes totalitaires y ajoutent aussi
(Romains 13,1): « ~e chacun se soumette aux autorités supé-
rieures», et exigent des croyants rdpeét et obéissance. Et bien
des croyants, confondant bêtise et religion, s'empressent d' ap-
prouver: « C'est dans les Écritures ! ».
Seulement leur leéture n'est pas assez attentive. ~and César,
c'est-à-dire l'État, veille à ses devoirs, s'occupe de l'entretien des
routes, du maintien de l'ordre, des canalisations, des adduétions
d'eau, des transports, de la défense du pays, d'administrer et de
rendre la justice, on lui doit le respeét et tout ce qui lui revient:
les impôts, le service militaire, le civisme. Mais quand l'État n'est
plus César, mais Mamon 174, quand le roi se déguise en medi-
cine-man et le pouvoir civil en idéologie, quand il demande une
adhésion des âmes, la reconnaissance de sa suprématie spirituelle,
l'asservissement des consciences et qu'il procède aux « lavages de
cerveaux», quand le bonheur d'État devient un modèle unique
et obligatoire, la règle établie par le Messie ne s'applique plus,
car l'une des conditions qui rend le contrat obligatoire n'est plus
remplie, c'est l'identité des parties. (Mamon a remplacé César).
Non seulement le Sauveur n'a pas dit de rendre à Dieu ce qui est
174. Mamon serait un mot d'origine araméenne, signifiant «richesse»
donc l'étymologie reste obscure. Son adoration correspond, dans l'Ancien
Te rament ou dans la Torah, au culte du Veau d'or et, dans la morale chré-
tienne, à l'avarice. Pour Sceinhardt, il représente « le tyran communiste ~.
340 Nicolae Steinhardt

à Dieu et à Maman ce qui est à Maman mais bien au ontra.ir


(cf. Matthieu 6,2; Luc 16 13), il a affirmé qu on ne peut ervir
à la fois Dieu et l 'Argent. ( « Nul serviteur ne peut servir deux
maîtres. Car, soit il haïra 1'un et aimera l'autre ; soit il s attacher
à l'un et méprisera l'autre. Vous ne pouvez servir à la fois Dieu et
Mamon ».) ~and en ce monde,il est un César pour gouverner
l'habileté n'est pas interdite et l'Eglise a toujours eu sa politique,
tout au long des siècles. Mais quand la politique tombe aux
mains de l'autre, il faut appliquer la règle des navires anglais qui
se livraient à la piraterie sous pavillon étranger: dès que le na •re
ennemi ouvrait le feu, on hissait le drapeau national. À César ce
qui lui est dû. Avec Mamon il ne faut avoir aucune rdation, pas
la moindre - même pas sur des points communs. Pour Maman il
n'y a que les malédiétions des prières de saint Basile le Grand.
(Le diable: concluons nn paél:e. - Non. - Alors signons un
aél:e par lequel nous reconnaissons que deux plus deux font
quatre. - Non. - Pourquoi, eu ne reconnais pas que deux et deux
font quatre ? Pourquoi ne souscrirais-tu pas à une vérité incon-
testable? - Je n'apposerai pas ma signature auprès de la tienne
même s'il s'agissait de reconnaître que Dieu existe.)
~and il y a conflit entre les commandements divins (ou le
droit naturel) et les comn1ande1nents humains (la loi positive
le chrétien ne laisse aucune place au doute.
Mais le chrétien, tout comme Hamlet est en droit de vou-
loir rester en vie. li va donc essayer de trouver une solution pour
ne pas enfreindre les co1nmanden1ents divins, sans mourir pour
autant. En général, les solutions existent et elles ne sont pas for-
cément toutes déshonorant s.
~and le roi Édouard VII d,Angleterre a den1andé que soit
retiré de la formule du serment le passage contre les cito) en
catholiques, il lui a été répondu que la forn1tile ne pouvait erre
m.odifiée et il a eu beau insüH:er,il s 'e~<\:
toujours heurté à une re ,_
peél:ueuse fin de non-re evoir. Le roi était pourtant bien d idé
journal de la Félicité 341

à ne pas vexer une partie de ses sujets. Il a prononcé le serment


tel qu'on le lui a présenté, mais, arrivé au passage en question il
a été pris d'une violente quinte de toux. Après cela, il a continué
à prononcer son serment, le passage sur les catholiques ayant été
remplacé par la toux.
La religion chrétienne n'exige pas qu'une soumission aveugle,
elle nous demande aussi de la tolérance, de la sagesse,du discerne-
ment et de l'intelligence, si bien que la solution d'Édouard VII
a été chrétienne. Mais en cas de besoin, et au bout du compte,
s'il n'y a plus d'issue, alors toute habileté est exclue : alors nous
arborons le pavillon national, nous vendons notre manteau pour
nous acheter une épée, nous nous apprêtons à mourir, nous
affrontons le danger.
Sinon, nous vivrons, mais tristement, et avec des insomnies,
comme dirait mon père.
L'auteur dramatique français Paul Hervieu était un homme
ambitieux, plein d'ironie et de sens pratique. Toutefois, raconte
F. Vandérem qui l'a bien connu, quand il lui apparaissait qu'il
avait un devoir à remplir, son ironie, son sens pratique et son
ambition disparaissaient comme par enchantement. Il obéis-
sait militairement, sans plus penser à ses intérêts personnels.
L'homme du monde se muait en héros. Les frères Jérôme et Jean
Tharaud disaient aussi: « ~oi que l'on fasse, la seule chose
importante, c'est d'être toujours héroïque».
Le grand mérite des ordres religieux catholiques - qui met-
tent chacun l'accent sur des préoccupations différentes ou one
des manières différentes de témoigner à Dieu leur amour - c'est
d'avoir reconnu la pluralité des styles. Chacun manifeste sa foi
selon sapersonnalité.Il n'y a aucun ftyle obligatoire.
Anne est une chrétienne cout d'une pièce, mais elle croie à
tore, que son style - au perpétuel sourire angélique, aux g s1:
onttueux, les mains jointes, toujours une parole pieu à la
bouche - est le seul en vigueur.
342 Nicolae Steinhardt

Dans le Paterikon c'est très net: même le style de vie d'un


grand ermite de Thébaïde est loin d'être incomparable et ini-
mitable, le style de vie de n'importe quel pauvre cordonnier
d'Alexandrie, marié et père de famille, peut être supérieur à
celui de saint Antoine lui-même, lui qui s'est tant tourmenté
pour Dieu.

Juin 1968

Je ne peux résister à la tentation de me répéter, d'égrainer, à


la grande joie de mon esprit et de mon âme, ma colleétion de
paradoxes, dont je suis persuadé qu'ils mènent tous à Jésus. C'est
une sorte de litanie, de via dolorosaanaleétique 175, mais pleine de
charme.
Luther dit: Hier ftehe ich. !ch kann nicht anders. Gott helft
mit.Amen.
Salvador Dali: « La seule différenc~ entre un fou et moi, c'est
que je ne suis pas fou ». (Phrase grisante d'évangélisme, digne de
saint Paul.)
Kierkegaard: « Le contraire du péché, ce n'est pas la vertu, le
contraire du péché, c'est la liberté». (C'est ce qu'il y a de plus
puissant comme verbe humain, je le classe à la suite immédiate
des Évangiles).
Thomas More: / trust, I make myself obscure. Une véritable
preuve d'amitié et de confiance: le Christ parlant, à la fin, à ses
disciples comme à des amis, devient de plus en plus obscur. (À
mesure que l'on dit des choses plus importantes, à mesure que
l'on se confie plus pleinement, que l'on se confesse sans réti-
cences il faut se faire comprendre plus difficilement et il faut user
toujours plus du paradoxe.)
17 S. Analectes : certaines anthologies savantes.
journal de la Félicité 343

Je rajoute à ma liste un slogan de la révolution étudiante de


mai dernier en France : « Soyez réalistes, demandez l' impos-
sible! » (Il est vraisemblable qu'ils ne se sont même pas rendu
compte à quel point cette formule était claudélienne et striél:e-
ment chrétienne.)
Et puis j'en reviens toujours et sans cesse à Marc IX,24. Si le
« Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute
ton âme et de toute ton intelligence » peut résumer la Loi (Mat-
thieu 22,37; Marc 12,30; Luc 10,27), alors, ce: « Je crois, Sei-
gneur, aide-moi à mon manque de foi » me paraît, comment
dire ? - le mystère le plus mystérieux de l'enseignement chrétien,
c'est l'enseignement nouveau et, d'une certaine manière, il scelle
le don du Saint-Esprit.

Jilava, cellule 18, mars 1960

Dans la foule de choses que les gens savent ici, dans tout
ce que l'on cite, tout ce que j'entends, rien ne peut égaler des
phrases comme: « Va, je ne te condamne point » ou « Ô
femme, grande est ta foi » ou encore « Je crois, Seigneur, aide-
moi à mon manque de foi». Chacune suffirait à témoigner du
caraél:ère surnaturel des Évangiles; chaque élément qui contri-
bue à la composition de ces phrases est criant de divinité.

Gherla, février 1963

Je suis indéfiniment torturé par la maladie la plus malencon-


treuse qui soit dans une cellule surpeuplée, où il n'y a qu'une
seule tinette: la diarrhée. (À la Securimteaussi c'était une torture
de ne pouvoir aller aux toilettes des heures durant au cours de
1,interrogatoire ; les enquêteurs, eux, se relayaient.)
344 Nicolae Steinhardt

Il est deux sortes de souffrances: d'une part la croix; de


l'autre la couronne d'épines, les gifles, les crachats, la flagellation,
la chlamyde rouge. Autrement dit: la douleur et la dérision.
Il est des vies qui se déroulent sous le signe de la tragédie,
d'autres sous le signe de la dérision.
Les premières comprennent des catastrophes grandioses, des
dilemmes jamais humiliants; elles baignent dans le classicisme.
Les autres se voient impartir moins des souffrances que des
misères, des ennuis, des désagréments compliqués. Dans la pre-
mière catégorie, les maladies seraient des cancers, qes affeétions
cardiaques, la tuberc.ulose. L'autre manque de morts foudroyan-
tes, d'accidents fatals, c'est un grouillement d'interminables
humiliations chroniques : hémorroïdes, furoncles, v~rices, coli-
tes, suppurations, eczémas, orgelets, boutons, ascaris. Au lieu
de remèdes drastiques, des cataplasmes ; au lieu de douleurs
violentes, un harcèlement incessant. D'une part, hostilités et
violence. De l'autre, perfidies, citations en justice, chantage. La
haine et les hurlements de la douleur; le mépris et les jérémiades
de l'exténuation.
Un adage français dit que le diable frappe toujours au même
endroit. C'est parce qu'il sait ce qu'il fait: 1) la monotonie
aggrave la souffrance, le système fouriériste de flottement d'une
tâche à l'autre serait une amélioration aussi dans le cas des dou-
leurs; 2) la monotonie exaSpèrejusqu'aux meilleures intentions,
épuise la compassion, engendre le dégoût.
Le Calvaire s 'efl décomposé,comme un prisme chromatique :
il est la source des deux grands fleuves des épreuves : le tragique
et la dérision.
Prions pour obtenir la grâce du courage ou la grâce de la
patience, c'est-à-dire les armes les mieux adaptées au champ de
bataille sur lequel nous devrons affronter le mal et le mode de
provocation choisis par l, adversaire.
journal de la Félicité 345

Boogie mambo rag

Glykophylusa, Platytera, Hodigitria, Vlahernitsa... Mais


l'explication que donne Nandri1 de la peinture extérieure efl
a a a
davantage liée la philosophie grecque, Platon, Plotin ... Je ren-
contre Demoflene Botez en 1954, je venaisjuste d'être relâché du
Canal, j'avais lu par hasard un de sespoèmes,paru dans Contem-
poranu... qui commençait ainsi: « Au jardin de mon pays un
Russe planta un arbre..~ Le commandant suprême était le général
Tcherbatchev,mais le commandant de la /Xe armée, c'était le géné-
ral Tarakanov... » Et il finissait par: « . . . on l'appelle l'arbre de
a
la liberté». Madame Tarakanova était, cinquante ans encore,
une très bellefemme, elle avait des bijoux superbes, très « grande
dame». Les Turcs orants ne prennent pas non plw la direélion
de l'enfer, ils sont peut-être sauvés eux awsi, du moment qu'ils
prient ...-Il me souhaite le bonjour, mais moi, je lui dis: «Je viens
a
de passer quatre ans l'ombre de ton arbre a j'en ai dégusté la
a
liberté, alorsje ne te connaisplw ... » dit Demetrios Marcellus...

AutQmne 1965

Un mardi soir, à la cathédrale Saint-Joseph, c'était la messe


de saint Antoine.
En sortant, je passe dans le grand bâtiment d'à côté, je monte
des tas d'escaliers et je tombe sur de longs couloirs très propres
avec des quantités de portes. On dirait qu'il n'y a personne
dans tout l'immeuble, tellement c'est calme. Après avoir par-
couru pendant un certain temps ces grands espaces, je découvre
quelqu'un de la maison qui me renseigne et je trouve la chambre
où habite mon ancien professeur de français, Joseph Frollo, un
catholique fervent, soupçonné d'être un jésuite en robe courte1 6 .
176. En français dans le texte.
346 Nicolae Steinhardt

Est-ce des jésuites, tels que les préjugés populaires se les figurent,
qu'il tenait son habitude de se frotter les mains en souriant?
Les préjugés populaires s'en tiennent à des images stéréo-
typées - comme celles d'Épinal -, ils ignorent que les jésuites
ont toujours constitué l'aile libérale et progressiste de l'Église
catholique. Ils ignorent qu'ils ont enseigné et mis en circula-
tion les sciences positives, qu'ils avaient une prédileél:ion pour
les mathématiques et l'astronomie, que dans la discussion sur la
grâce ils ont pris les positions les plus indulgentes pour l'homme
(ce sont les jansénistes qui ont soutenu la sévérité). Ils ont sou-
tenu Galilée pendant son procès - les accusateurs, c'étaient les
dominicains, pas eux ! - en appliquant la théorie des proba-
bilités - dont ils sont les créateurs - et en proposant de manière
très rationnelle que le système de Galilée soit considéré comme
une hypothèse scientifique.
Pour voir que les jésuites ne s'étaient pas beaucoup trompés
et qu'ils n'étaient pas allés trop vite, il faudra attendre qu'Henri
Poincaré écrive dans La Science et l'hypothese qu'il était « plus
commode » de dire que la terre tourne autour du soleil plutôt
que le soleil autour de la terre; que le mouvement général de
tous les corps et systèmes célestes les uns autour des autres ait été
prouvé; que la physique de la relativité ait décidé qu'il est impos-
sible d'établir entre ces mouvements des relations conçues sur la
dépendance autrement qu'en fonél:ion de points fixes - relatifs
eux aussi; que la philosophie existentialiste ait reconnu - par le
canal de Camus - que le problème posé par Galilée et Copernic
est une broutille, car les préoccupations majeures de l'homme
pensant sont tout autres: qu'est-ce que la vie? Qiest-ce que
l'homme ? Pourquoi la douleur existe-t-elle ? Comment parve-
nir au bonheur ?
Je trouve mon ancien professeur installé dans une pièce
tout en longueur, qui ressemble à une chambre de pension,
Journal de la Félicité 347

convenable et modeste; il est alité, malade, mais il a les joues


roses et l 'œil serein.
Il a du mal à me remettre, puis se réjouit quand il réussit à me
situer dans la suite de générations d'élèves et je l'aide à reconsti-
tuer en partie notre classe.
Il se réjouit encore plus, quand je lui avoue que je me suis fait
baptiser (c'était la raison de ma visite, cela m'avait semblé être
un devoir, une sorte de projeél:ion d'une félicité présente sur un
passé plein de charme). Je lui parle de mon baptême en prison
(par où il est passé lui aussi). Mais vois-ru, dit-il, là-bas cela a été
facile, c'est ici que c'est difficile. Prie maintenant pour conserver
ta foi.
Une dame âgée qui le soigne m'apporte de délicieuses conli-
rures aux fruits entiers.
Je me rends compte que mon professeur est âgé et malade,
et pourtant rien dans sa physionomie ne me paraît las ou blasé.
Je m'apprête à partir; quand je suis arrivé à la porte, il m' ar-
rête pour me dire: « N'oublie pas, là-bas c'était facile, c'est ici et
maintenant que cela sera difficile. Veille à ne pas perdre ce que tu
as reçu. Prie beaucoup ».
Oui. Dès l'instant de ma libération, j'ai pu constater combien
les théologiens catholiques ont raison de faire la différence entre
la grâce suffisante et la grâce efficace, en affirmant que cette der-
nière nous est nécessaire à chaque instant pour ne pas connaître
la chute. Elle est nécessaire même à ceux qui ont progressé dans
la voie de la vertu, même aux saints ( ils prient, eux aussi, pour la
rémission des péchés non pas humiliter mais veraciter) et à nous
donc!
Saint Philippe de Néri disait: « Tire-moi les oreilles, Sei-
gneur, sans cela j'irai te vendre comme Judas ».
Là-bas le Christ est toujours présent (et pas toujours comme
le voit Gyr: « ~e le Christ était triste ») et la grâce efficace est
a\ l' œuvre, sans arret.
A
348 Nicolae Steinhardt

En haut, elle est ininterrompue. Mais, ici, il faut que ça


marche aussi sans accompagnement musical.
(Vais-je paraphraser Valéry? Il faut tenter de croire.)
Je me rappelle un discours tenu à mes codétenus à Aiud,
après le repas du soir, dans l'oppressant intervalle de temps qui le
sépare de l'extinttion des feux. Je le résume: celui qui veut com-
prendre quelque chose à l'essence du régime qui nous abrite ici
doit faire appel à quatre hommes illustres - quatre, comme The
threeJust men of Cordova d' Edgar Wallace et Les Trou Mousque-
taires d'Alexandre Dumas. Ce sont:
• Andersen, avec l'histoire du roi nu. Tout le monde voit,
tout le monde sait, que le roi est nu, mais personne ne peut le
dire. Personne ne peut dire que deux et deux font quatre. Petit
à petit, les gens s'habituent, se résignent - et cela leur est égal
qu'il soit nu ou non. ~ant à l'enfant, ·celui qui, dans le conte
d'Andersen, crie la vérité, sous le communisme c'est lui le plus
conditionné, le plus prudent et le plus soucieux de ne pas dire ce
qu'il ne faut pas.
a
• Jules Verne et son roman De la terre la lune. La fusée
manque son but et se transforme en satellite de la lune. L' ima-
gination de Jules Verne exprime la tragédie du communisme:
partant de l'idée que la fin justifie les moyens, il oublie le but en
route et transforme les moyens de la terreur (prévus pour être
temporaires) en but et en institution.
• Koestler a posé le problème dans L'Obscurité a midi et,
dans Les Vi{/imes du Devoir, Eugène Ionesco rend cette tragé-
die avec un stupéfiant sens dramatique dans la scène finale (ava-
lez, mastiquez ... ) : tout le monde est assis à une table ronde -
les agents, les su§peéts, les bienfaiteurs, les complices - et ils se
jettent mutuellement des morceaux de pain, ils se tourmentent
ans plus savoir pourquoi, n'ayant plus la moindre idée du bue
r
à atteindre. Le cercle est parfait, égalité sans faille, la ronde
tourne follement à l'infini.
Journal de la Félicité 349

Je leur fais le jeu de scène; je crie: « avalez, mastiquez, ava-


lez, mastiquez ... » de plus en plus vite et de plus en plus fort,
comme dans le Boléro de Ravel revu par Toscanini. Et je fais
grosse impression. Ce théâtre improvisé avec un seul ad:eur,
faute d'autres, et avec une pièce inédite, amuse mes codétenus.
Rostovtsev, le grand historien de !'Antiquité, explique la dé-
cadence del' Empire romain au Ille siècle par l'arrivée au pouvoir
de couches militaires, c'est-à-dire en fait paysannes. C'étaient
des hommes très ignorants, que les responsabilités épouvan-
taient. Pour résoudre les difficiles problèmes auxquels ils étaient
confrontés, ils allaient aux solutions les plus accessibles à leurs
esprits simples et les plus commodespour eux (ce que Georges
Sorel nommera plus tard la morale du produd:eur, la prêchant
pour le malheur de l'humanité). Par exemple: pourquoi nous
casser la tête avec les colled:es d'impôts, il n'y a qu'à épingler
les gens là où ils sont, sur place ! Nous saurons bien les trouver.
Ainsi, la perception des impôts devient plus facile et c'est ainsi
que commencera à poindre l'aube du nouveau monde médiéval
fondé sur le colonat.
Edgar Wallace: dans un de ses romans, Two o'clock Tod, le
chef de la bande, Tod Haydn, distribue les rôles: celui-ci sera le
lord, l'autre jouera le secrétaire, un autre, le vieux valet, une autre
sera la jolie fille du lord ... (Il s'agit de séduire un riche héritier
venu d'Australie). Et pour ne pas embrouiller les affaires et éviter
que les imposteurs ne se trahissent, Tod les oblige à nier leurs
rôles «continuellement», d'utiliser leur langage conventionnel
même quand ils sont seuls,sans la future vid:ime.
C'est de la même manière que les personnes terrorisées ou
rééduquées en arrivent à discuter entre elles comme si un agent
de la Securitate était constamment présent. Par la suite, il n'y a
plus besoin de « donneur » ni d'autocensure: chacun assume
son rôle « continuellement », de façon instind:ive, automa-
tique. Le réflexe de Pavlov est acquis.
350 Nicolae Steinhardt

L'effet est pirandellien. Et quelle importance cela peut-il


avoir que le lord ne soit pas un véritable lord, du moment que
tout se passe comme s'il en était un? Pseudomorphoses.
Bien que je me rende compte que je contredis les paroles
de l'apôtre, pour lequel le péché de chair est le pliM compro-
metmnt et celui qui engage totalement la personne humaine (1
Corinthiens 6, 18-19 : « Fuyez la fornication ! Tout péché que
l'homme peut commettre est extérieur à son corps, mais celui
qui fornique pèche contre son propre corps. Ignorez-vous que
votre corps est le temple du Saint-Esprit qui est en vous et que
vous tenez de Dieu, et que vous ne vous appartenez pas ? »), je
crois que le péché de colère et d'énervement est bien plus grave.
L'individu qui, dans un magasin, dans un autobus, ou dans un
tramway, ou bien au bureau, ou en faisant la queue, s,énerve,
rabroue les gens, les insulte et sort de ses gonds, ne se contente
pas de se donner horriblement en speél:acle, il se détache de
Dieu. Je crois que, dans tous les bordels de Paris, de Hambourg,
de Singapour, même dans tous les lieux de perdition de tous les
ports et de toutes les métropoles du monde, les péchés commis
ne sont pas plus criants et plus lamentables que les engueulades,
les querelles parties de rien et les insultes que profèrent avec une
haine chargée de vitriol les hargneux, les gens qui font toujours
la gueule. (Les crimes, les dépravations, les vols ont un vague lien
avec les injustices et les complications du monde, mais la hargne,
pas du tout.)
Ces colères - dont nous ne tenons même pas compte,
bien qu'elles nous brûlent comme un acide, quand elles nous
atteignent - ne sont pas en fait de simples irritations, mais
révèlent un état d'opposition implacable au monde créé par
Dieu; elles révèlent un refus immense et obstiné de reconnaître
la vanité des choses de ce monde. D'un seul coup, la moindre
vétille prend des proportions inouïes, se met à flamber et fait
peser dans la balance toute la majesté de la création et toute la
Journal de la Félicité 351

joie de vivre. L'homme est ancré dans le diabolisme, pris dans les
sables mouvants de la colère gratuite. Le malin gagne à cent pour
cent et sans le moindre effort, et là, il mérite vraiment son nom.
Mais ces mots, ah ! ces mots, du niveau du chien qui se préci-
pite pour vous mordre en douce, du niveau des aboiements aigus
et des crocs découverts de l'autre côté de la palissade; ces mots
qui n'ont certainement pas la moindre relation avec le coup de
coude ou la bousculade involontaires, mais qui sont les vomisse-
ments mêmes de Satan.
C'est le contraire du chicanier que saint Jacques propose
en exemple: « Nous bronchons tous de plusieurs manières. Si
quelqu'un ne bronche point en paroles, c'est un homme parfait,
capable de tenir tout son corps en bride ».
Nous pouvons frémir à l'idée de bien des péchés graves, pour
moi, aucun n'est plus étranger à l'affirmation: « Mon royaume
n'est pas de ce monde » que la rage verbale de l 'énervé des trans-
ports en commun.
C'est mesquin et lâche de se décharger ainsi par des insultes
dans les autobus, car cela ne comporte pas de risques. Si véri-
tablement un homme ne croit pas en Dieu, alors qu'il aille
jusqu'au bout de ses conviétions, qu'il tue son père, comme Ivan
Karamazov, qu'il le fasse lui-même ou qu'il trouve un Smerdia-
kov pour le faire à sa place. Oui, il vaut mieux commettre un
crime et renier formellement le Christ, devenir païen, ( il y a eu
des êtres admirables parmi les païens, dit Chesterton, et Julien
!'Apostat est irréprochable en tant que personne): c'est plus
honnête. Et je serais tenté de croire - en me reportant à Luc,
chap. 16 - que Dieu regardera avec moins d'étonnement l'apos-
tat, l'assassin ou le voleur, que celui qui le trahit dans l'ombre des
injures et des insultes répandues dans un lieu bondé.
La gravité du péché de chair vient justement de ce qu'il n'est
pas uniquement charnel. Denis de Rougemont dit que si la
sexualité pouvait demeurer pure, c'est-à-dire purement animale,
352 Nicolae Steinhardt

comme toutes les autres fondions du corps, le diable ne s'en


mêlerait pas.

1952-1959
Dieu étant infini, les voies par lesquelles nous l'approchons
sont infinies, elles aussi, et il est impossible de les distinguer,
car elles tiennent de l'insoluble problème des relations entre les
corps. •
Parmi cette infinité de voies, il en est - comme sur les cartes
de géographie - de plus accentuées et de plus colorées, et il arrive
même qu'elles aient des noms. Je n'ai pas retenu celui de mon
« oxfordien » irlandais, qui m'avait annoncé mon baptême.
Mais il y en a trois autres que je considère liés au miracle de ma
conversion et qui traduisent, en des termes accessibles à mon
esprit, l'œuvre de la Grâce.
C'est Tr. qui m'a fait connaître Virgil Când. et Paul Sim.
Paul - elle l'appelait Pavlic - travaillait à la bibliothèque de
l'institut d'Histoire, dans une petite pièce où, pour tous meu-
bles, il n'y avait qu'un bureau, une chaise et une armoire; sa
très grande fenêtre, disproportionnée par rapport à la taille de
la pièce, donnait sur les arbres touffus qui séparent la chaussée
Kiselev du boulevard Jianu. A côté, séparée de cette pièce par
un petit vestibule, il y avait la salle de leéture de la bibliothèque
del' institut. Il y régnait un calme parfait et bienfaisant, extrê-
mement rare dans le tourbillon de bruit et le tumulte, dans la
panique et les chicaneries des années 50. Ces années, synony-
mes, pour tant de gens à Bucarest, de personnes mises à la porte
de leur logement, de queues commencées de nuit, de courses
incessantes et dépourvues de sens aux sièges de l'office de lo-
cation, d'efforts inutiles pour trouver un travail, de démarches
d'un service à l'autre ( les heures d'audience étaient en général de
deux à trois heures del' après-midi, mais celles où l'on guettait les
Journal de la Félicité 353

chefs des offices de location de quatre à cinq heures du matin),


des curriculums, de dizaines de pages, avec biographie détaillée,
des références, toutes circonstances qui vous faisaient revivre les
renvois d'Anne à Caïphe. (C 'esl:fou ce que les gens qui souffrent
peuvent comprendre clairement et refaire eux-mêmes chaque
pas du Calvaire.) Et ils n'arrivaient pas à croire qu'Anne et
Caïphe soient de mèche, qu'ils travaillent la main dans la main,
qu'ils aient un seul et même numéro de téléphone et que tous
ces réveils à l'aube, tous ces dossiers, ces queues, ces pétitions,
ces réclamations, c'était pour des prunes, comme si l'antique
arbre du bien et du mal avait été un prunier qui aurait atteint
maintenant son plein développement et produit en abondance
des fruits, tous empoisonnés. Pour d'autres, Bucarest c'était se
cacher, c'était la peur de la sonnette, des lettres des voisins, des
amis et des ennemis, de jour et de nuit - comme dans la malédic-
tion de Moïse du Deutéronome : « Le matin tu diras : ~i me
donnerait d'être au soir? et le soir tu diras: ~ me donnerait
d'être au matin ? »
Là-bas, dans cette petite oasis de calme et de propreté (c'était
un endroit soigné alors que les rues et les maisons étaient noyées
de poussière et de débris), Paul Sim. m'a donné le texte, tapé à la
machine sur du papier très fin, des deux volumes des Récitsd'un
pelerin russe dans la traduél:ion du père Chiricuça. Il m'a dit:
«C'est un livre que tu laisses tomber dès les premières pages ou
bien que tu lis jusqu'au bout et qui te mène loin ».
Paul - avec son corps de géant, son sourire enfantin, sa voix
calme et son nimbe de bonté - était un jeune historien que pas-
sionnaient toutes les époques et toutes les cultures. Cette même
vaste culture n'avait pas laissé beaucoup de temps pour flâner
à Virgil Când. - petit, mince, lunettes, voix aiguë, regards per-
çants, et gestes rapides; il se consacrait essentiellement au quart
balkanique et byzantin du cadran roumain. Tout comme Paul
Sim., Duçu et quelques autres jeunes de l'entourage de Mihai
354 Nicolae Steinhardt

Avramescu, fidèles des après-midis et des soirées du Schitul


Maicilor, il avait étudié - clandestinement - la théologie et
avait passé sa licence en même temps que de nombreuses autres
licences.
C'est lui qui m'a introduit à la leél:ure de textes consacrés à
!'Orthodoxie du sud (Paul était moins adepte du Mont Athos
et moins hellène; chez lui ce qui prédominait, c'était Païssi
Vélitchkovsky et une sorte de labile douceur slave.) 11m'a fait
connaître les icônes byzantines ( il considérait comme capi-
tal le petit livre de Duthuit), Jean Climaque, Jean Damascène,
Maxime le Confesseur, Grégoire Palamas, Nicolas Cabasilas.
Il m'a incité aussi à l'étude de l'histoire de l'Empire rouma-
no-bulgare, à lire Gaica de Pârvan, et même les proverbes de
Zane. Mais il tenait par-dessus tout à la Vie des saints dont il
possédait de nombreuses éditions dans sa bibliothèque; il me
demandait d'approfondir ces leél:ures.J'ai tâtonné péniblement
entre Ménées 177 et Synaxaire 178, des ouvrages sur l'iconographie
et l'iconologie. Pavlic m'a fait cadeau de la Philocalie 179.
Virgil avait, dans sa chambre de la rue Popa-Tatu, une vaste et
précieuse bibliothèque et il me permettait d'y emprunter tout ce
177. Les Ménées sont des livres liturgiques orthodoxes, généralement un
pour chaque mois, contenant les parties variables des offices des fêtes à date
fixe de l'année liturgique.
178. Livre qui résume plus ou moins brièvement le sens des fêtes et la vie des
saints selon le calendrier liturgique.
179. Philocalie (en grec <l>tÀoK<tÀ{a),
signifie littéralement « amour de
la beauté». li s'agit d'une anthologie de textes écrits entre le IV et le XV
siècle par des maîtres spirituels de !'Orthodoxie qui indiquent le moyen de
parvenir, à la suite des pères spirituels, par la « sobriété de l'esprit», au vrai
« beau » et au vrai « bien » : la vie en Christ, la prière perpétuelle à l' inté-
rieur du cœur, la communion avec Dieu. Ce vaste recueil de textes de théo-
logie mystique, publié en grec en 1782, a été traduit en roumain et largement
développé par le père Dumitru Staniloae, qui l'a enrichi de remarquables
commentaires. Paul Simionescu a offert à Steinhardt le premier volume de la
Philocalie: cette lecture sera déterminante pour sa conversion.
journal de la Félicité 355

que je voulais. Tout était à ma disposition, mais tout ne m'était


pas utile, si bien qu'il me guidait, avec son sourire d' intellec-
tuel érudit et raffiné, surpris et un peu gêné de mes préférences
temporelles et mondaines, car je n'allais pas seulement chez lui,
attiré par l' Orthodoxie, mais aussi assoiffé de led:ures, comme
dans une bibliothèque publique. Virgil faisait preuve aussi d'une
fermeté pareille à celle d'un dired:eur de conscience qu'il avait
peut-être empruntée à ses nombreux amis moines ; j'en rencon-
trai quelques-uns (qui se faufilaient discrètement) quand venait
le moment d'échanger les livres.
Tante Viorica était la sœur aînée - veuve et bien éprouvée
par la vie - de ma collègue de bureau Marta Const. (Marta
était 1'image même de la gaieté et de 1'optimisme, une sorte
d'Olguça 180, plus réservée peut-être, qui aimait les farces et les
chats: elle était encore plus puérile que moi; elle se mettait des
moustaches de chat en papier et se présentait: « tounettechat
avec stachesmou », ou bien avec des variantes «javanaises»:
« chavatte avec mouvastavaches », ou « pevatit chavat avavec
mavoustavaches », ou encore « betit jaton à boustajes ». À cette
époque, elle habitait une mansarde sans chauffage, elle avait pris
en charge sa mère malade, aidait sa sœur et se démenait pour
savoir dans quelle prison son fiancé avait été enfermé. Depuis
la grande épuration du barreau en 1948, j'étais passé moi aussi
par des tas d'emplois, où jamais je n'arrivais à prendre racine;
très vite la dired:ion inscrivait dans mon dossier « élément hos-
tile », ou « personne à qui on ne peut faire confiance », ou
« pire qu'un légionnaire » (c'était la formule préférée des chefs
du personnel juifs, qui allait être si profitable aux enquêteurs
de la Securitate et surtout au commandant Jack Simon), ce qui
m'obligeait à recommencer les démarches pour trouver un tra-
vail. (J'ai rencontré une fois une brave femme, chef du person-
180. Personnage optimiste, fort sympathique du roman de lonel Teodoreanu,
La Mede/eni.
356 Nicolae Steinhardt

nel: je t engage, me dit-elle, quoi que ru sois, parce que je vois


que tu es dans un piètre état, et que j'ai besoin de quelqu'un qui
ait fait un peu d'études, mais à une seule condition : ne t'avise
pas de venir au travail en état « d'ébriété ». En 1952, cela allait
très mal pour moi, et la mention « absolument non conforme »
me faisait courir le risque de ne plus être embauché nulle part.)
Un membre du parti, chef du contentieux dans un minis-
tère, a eu compassion de moi et je me suis retrouvé employé à
l'enregistrement des archives. Marta était jurisconsulte; grâce
à elle, j'ai connu ~tefan Popescu et, chez ~tefan, au jardin, j'ai
connu Viorica. Le fiancé de Marta, R-an, un Arménien et Fanica
Popesco avaient été communistes dans leur jeunesse, ils avaient
publié des revues, collé des affiches (chapeau !) . Ils faisaient par-
tie du groupe Patrascanu 181 et avaient reçu la récompense qu'ils
méritaient pour l'enthousiasme déployé: R-an était emprisonné
et Fanica faisait de petits passages chez lui entre deux déten-
tions: il souffrait de tuberculose osseuse et c'est tout juste s'il
pouvait encore marcher. La maison-wagon de Stéphane, dans
la rue Parfumului, avait beaucoup de charme; elle était remplie
de livres, de journaux, de tableaux, de reproduétions, de cartes
postales illustrées, de photos, de statuettes et de disques, avec
des meubles de styles disparates et tous ces petits riens de bonne
qualité qui démontrent que leur possesseur n'est pas n'importe
qui. Dans le jardin, il y avait une tonnelle de vigne, des rangées
de tomates et d'oignons, des fleurs soignées avec amour, une
multitude de chats (beaucoup nés dans des caves et vivant à l'état
181. Lucrepu Patra~canu (1900-1954), leader communiste rownain dans
l'illégalité, intellectuel et juriste - ce qui est rare à l'époque où le parti com-
muniste roumain ne comptait qu'un millier de membres, pour la plupart
issus du monde ouvrier. Il devient ministre de la Justice en 1944, dans le pre-
mier gouvernement communiste. Limogé, victime d'un procès de type stali-
nien, il fut assassiné en prison sur ordre direct du chef du Parti et de l'État
Gheorghe-Gheorghiu Dej.
journal de la Félicité 357

sauvage) et une chienne noire, une véritable boule de poils du


nom de Smaranda ... Un petit paradis.
~tefan était le fils d'un coiffeur de la rue Carol, un enfant ter-
rible qui avait donné bien du souci à son père avec sa politique et
sa révolution, un dévoreur de livres, écrivain lui-même, - éternel
assoiffé, non pas d'alcool, mais de tout ce quis' imprime, d'idées
et d'idéaux; il avait commencé à soupçonner l'existence de Dieu
dans sa (première) prison. Il restait pourtant réservé à ce sujet
et se contentait de quelques allusions. Mais Viorica manifestait
ouvertement sa piété. Avait-elle deviné ces pensées que je n' arri-
vais pas bien à déchiffrer moi-même? ~oi qu'il en soit, elle m'a
beaucoup aidé. Autrement que Paul Sim. et Virgil Când. Pas par
des led:ures. C'est à elle que je dois, en ces années maussades et
agitées, - où les instants et les heures passaient avec une infer-
nale lenteur, mais le vide des semaines et des mois plus vite que
le vent - de n'avoir pas perdu tout mon temps dans les queues,
à l'office du logement (on m'avait mis deux fois à la porte de
mon logement), à l'administration du distrid:, dans les bureaux
de chefs du personnel, devant des guichets ... Elle m'emmenait
dans les églises, dans presque toutes. Elle les connaissait mieux
que personne, comme certaines dames connaissent les salons de
thé, les épiceries ou les teintureries; elle connaissait personnel-
lement tous les prêtres, leur façon de célébrer, leurs qualités et
leurs défauts; elle savait s'il valait mieux aller à tel endroit aux
vêpres, aux offices pour les mourants ou aux Liturgies ordinaires,
si le sermon était plus émouvant, plus savant, plus court ou plus
long ici ou là.
Je suis allé avec elle aux vêpres du samedi au monastère Plum-
buita, avec le tramway n° 1; j'y ai fait la connaissance du Stareç
Sofian. J'ai grimpé les marches étroites de la petite église Bucur,
parmi les fleurs, pour écouter le père Alexe, et la pente de la
colline Patriarhiei, le 27 ot\:obre, tôt le matin, pour la présen-
tation de la châsse de saint Dumitru Basarabov; je suis allé à la
358 NicolaeSteinhardt

Liturgie de la Résurreél:ion à l'église Mihai Voda, dans la cour des


Archives (on se serait cru à Sienne), à celle des saints voïevodes,
dans Calea Grivitei , , à la cathédrale Neamului, si spacieuse, der-
rière l 'Arc de Triomphe, que certains appellent, à tort, le monas-
tère Ca~in, comme la station, bien qu'il ait pour saints patrons
les saints archanges (ou voïevodes,c'est pareil) ; j'ai assisté à des
liturgies grandioses à Saint-Spyridon ou à Domniça Bala~a,
dans de grandes basiliques comme celle de Piaça Vergului ou au
pont de Saint-Elefterie; nous sommes entrés en baissant la tête
dans cette miniature d'église sur les quais, appelée Saint-Spy-
ridon-l'Ancien, celle aux inscriptions en langue syriaque; j'ai
vu Viorica se prosterner devant l'icône de sainte Barbara dans
l'église Enei, devant l'icône miraculeuse de la Vierge dans l'église
lcoanei (de l'icône), ou celle d'Oteni; nous sommes même allés
dans des faubourgs éloignés, le Fundeni, de mon enfance, dans
la rue Maqi~or, à côté de Arghezi à Ferentari, à Ghica-Tei; et
nous sommes revenus dans le centre, à l'église grecque de la
place Pache, dans l'église Doamnei, tapie entre les magasins de
la Calea Viél:oriei (j~ avais envie d'écrire les échoppes du pont
Mogosoaia), à la chapelle des Bibesco, rue Sapiençei, avec son
aspeét de lieu de prières méthodiste, - l'Église orthodoxe et
l'histoire des Roumains me ravissaient également et en même
temps je suivais Viorica de bon cœur partout où elle allait; une
fois j'ai entendu Olga Greceanu 182 commenter les Écritures un
dimanche après-midi à l'église Bucur: certes, disait-elle, nous ne
sommes pas des voleurs, des brigands, des criminels ... c'est sûr...
mais est-ce suffisant pour nous compter parmi les Siens ? Suffit-il
de ne pas commettre des péchés mortels ? C'est de cela que nous
nous contentons ? Et nous osons pourtant aller communier ! Et
182. Olga Greceanu (1890-1978), peintre, descendante d'une famille noble,
cél br pour ses peintures, icônes, fresques et mosaïques, comme par exemple
celles du Monastère Ancim de Bucarest. Elle est aus i rrès connue pour se
conférence ur le Nouveau Ti stament.
---
Journal de la Félicité 359

moi, qui n'étais même pas baptisé, « un simple speétateur »,


j'avalais, en l'écoutant, une liqueur aux vagues saveurs de poi-
son.J'allais partout; je faisais, certes, le signe de croix; je regar-
dais ; j'écoutais, je priais : par élans soudains, incertain, indécis,
embrouillé. Mais jamais fatigué, jamais lassé...

Jilava, cellule 24, 16 avril 1960

Demain, c'est le jour de Pâques. Nous avons fait les calculs


selon la main de saint jean Damascene. Vers le soir, un engour-
dissement nous a saisis tous, dans la cellule on n'entend pas le
moindre chuchotement. (Hé, les gars ! vous êtes morts ? crie le
maton Biserica par le guichet). Les détenus, serrés sur les bancs
comme les soldats du récit de Braescu, que l'heure de la Résur-
reétion a surpris à la recherche de la rue Stavropoleos, sont per-
dus dans leurs pensées, bien loin d'ici dans l'espace et dans le
temps. À côté de moi, mon parrain de fraîche date, V., si bavard
d'habitude, est silencieux depuis longtemps.
Soudain, il me sou.file: si la lumière s'éteint ce soir, mais pas
pour quelques secondes, si l'élefuicité est coupée pendant un
certain temps - tu sauras que nous sortirons avant la fin de notre
peine. Je vais l'éteindre par la force de mon pouvoir astral.
Je ne réponds pas.
Les instants s'écoulent, indifférents, le silence s'appesantit,
une somnolence nous saisit, qui isole chacun dans son cocon de
rêves, de regrets, ou de bêtises personnelles. Au bout d'un certain
temps, assez long, la lumière s'éteint brusquement. En prison,
c'est un événement rarissime. V., les bras croisés, le corps tendu
ne sursaute pas, ne dit pas un mot. Je sens qu'il est en transe.
L'obscurité dure très longtemps, on entend dans les couloirs le
bruit de bottes des gardiens qui courent et des coups de gueule.
Nous devinons sous la porte les rais de lumière des lanternes.
360 NicolaeSteinhardt

~and l'ampoule se rallume, juste avant l'extinébon des


feux, je regarde V., pour voir son visage rond tout éclairé, inondé
d'un calme viétorieux.
Nous ne faisons aucun commentaire.

1931

Annette, en fin de matinée. La chambre est inondée de


lumière.
Elle parle très vite : « Tu ne sais pas, j'ai entendu, hier, un
disque chez Germaine ».
Finie,la valsed'autrefois.
Le shimmy,lefoxtrot, laJava...
C'était comme ça après 1920, tu ne crois pas ? Les femmes
fatales détruisaient le bonheur de la maisonnée, les bourgeois
étaient malheureux, ils ne pouvaient pas épouser la femme qu'ils
aimaient, elles s'en allaient, indifférentes et mauvaises, eux se
minaient, dehors il pleuvait, les trains de nuit filaient, les phares
se reflétaient dans les gouttes, les gens se suicidaient, les voleurs
en habit sautaient par les fenêtres, les filles s'enfuyaient de chez
elles, tous jouaient au nouveau monde ... Tu veux aller au cinéma
à six heures ? il y a un film avec William Powell et Myrna Loy.

Gherla, Pâques 1961

li y a longtemps déjà, Marinica P.nous avait dit, à Sile Cacali-


noiu et moi, qu'il avait bien soigneusement cousu, dans un coin
de mouchoir, quelques miettes de pain consacré que lui avait
données, trois ans auparavant, le père Ion lovant, confesseur du
monastère Vladimiresti.
Nous avons décidé tous les trois, en 1'absence d'un prêtre, de
communier tout seuls. Nous jeûnerions le samedi et le dimanche
journal de la Félicité 361

matin et nous garderions un peu de la nourriture de samedi, si


cela se pouvait. Sile, qui avant de venir, récemment, dans notre
cellule, avait travaillé quelques mois aux cuisines, possède un
petit sac en plastique avec quelques biscuits secs et huit mor-
ceaux de sucre. Marinica connaît à la perfeél:ion les prières de
communion.
Nous parvenons à mettre de côté les petites tranches de pain
qui, cette semaine, nous ont été distribuées le samedi. Nous
jeûnons et nous prions.
Le dimanche midi, nous montons au quatrième étage, où
se trouve la couchette de Sile. Nous nous asseyons à la turque.
Marinica récite tout à loisir la série de prières. Puis nous récitons
chacun: « Je crois, Seigneur, et je confesse ... » puis: « Prenez
et mangez-en tous ... » De sur le dos de nos mains, soigneuse-
ment lavées, nous prenons chacun une miette de pain consacré,
les miettes sont incroyablement minuscules, presque invisibles.
Ensuite, nous mangeons de bon cœur les pommes de terre, qui
ce jour-là, par hasard, sont plus propres que jamais et plus ou
moins cuites. Nous grignotons les biscuits et le sucre. Marinica
récite les ad:ions de grâces.
Le matin, au réveil, notre essai d'entonner, en sourdine, le
cantique: « Jésus est ressuscité ... » avait été brutalement réfréné
par les gardiens. Mais maintenant, à midi, ils nous laissent tran-
quilles et, de là-haut, où nous sommes perchés, nous entendons
dans tous les coins, comme du fond de quelque vallée, au loin,
entonner ce chant, que nous reprenons, nous aussi, à voix basse.
Puisque le christianisme rejette la peur, la bêtise, les péchés
mortels, il devrait approuver des aphorismes tels que: « L' ac-
tivité mene à davantage de réalisations que la prudence ».
(Vauvenargues)
« Il vaut mieux se tromper que de ne rien faire ». ( Goebbel )
«~ne risque rien, n'a rien». (Fouché)
362 NicolaeSteinhardt

~am à la question: « ~e faire ? » et à la réponse qu' Îln-


pliquent les citations plus haut: « Il faut faire quelque chose ! >>,
vivons cette phrase d'Yves Guyot: « La première des choses à
faire, c'est de ne pas faire de bêtises ».
Il y a, dans les Évangiles et dans la Patrologie, des expressions
d'une concision digne de grands classiques.
Par exemple, chez Jean 13,30,quand Judas quitte la Cène, le
fulgurant: « Il faisait nuit». Même les plus grands poètes n'ont
pas trouvé de voie plus évocatrice et plus brève; et, si l'on en
croit Pasternak, la rapidité est le mode de la poésie.
Dans le Paterikon,on trouve l'histoire d'une courtisane qui,
à chaque passage d'un certain ermite dans la ville, avait coutume
de lui faire la charité et se plaisait à l'écouter. Une fois, lorsque
l'ermite eut fini de parler, elle lui demanda: « Père, le pardon
existe-t-il ? » Et le vieillard de répondre: « Il existe ».
C'est tout. (Elle le suivit sur-le-champ et il l'emmena dans un
couvent de religieuses, dans le désert.)
Ion Omescu pense à une pièce de théâtre, il a l'intention de
l'écrire, à sa sortie de prison. Il reprend la thèse de Paul Raynal
sur Judas: cela ne pouvait se faire sans lui, il a joué son rôle;
pourquoi le condamner?
Je pense pourtant qu'il demeure coupable, même si l'on
savait d'avance ce qu'il allait faire. Dieu, qui sait tout, a la pres-
cience de nos réaél:ionset de nos comportements, mais il ne nous
force pas à réagir et à nous comporter d'une certaine manière.
Nous avons sans cesse des choix à faire. Si l'on fait du bien à un
homme mauvais et que l'on n'attend de sa part aucune recon-
naissance, sa vilaine réaél:ion, prévue, n'étonnera pas, mais elle
n'en demeure pas moins odieuse.
La trahison de Judas était prévue et elle a été utilisée; mais
elle reste une trahison. On dirait que cette façon de prévoir
(vous allez bien voir que ...) le rend plus odieux encore: il n'a pas
pu se renier lui-même. Il est demeuré dans ses automatismes. Or,
Journal de la Félicité 363

la première injontl:ion du Christ était de renoncer à soi, si on


voulait le suivre ...
La Bhagavad-Gita illustre les aspirations de l'homme supé-
rieur: être délivré de la haine, des désirs, de la peur, del' amour et
de la compassion.
Ces termes définissent clairement la position axiologique de
l'hindouisme et en même temps ses limites dans la théorie des
valeurs.
Être délivré de la compassion et de l'amour !
~elle immense différence, et il est inutile de préciser en
faveur de qui, dis-je au Dr Al.-G.
Le Dr Al.-G. soutient que la délivrance de l'amour et de la
compassion dans la Bhagavad-Gita ne peut être interprétée
comme un moins par rapport à la doéhine chrétienne, il faut
plutôt la voir comme un dépassement absolu de la bipolarité.
Moi, je vewc bien, mais je vais le confronter à ses propres
théories sur l'originalité du christianisme.
~and on a découvert les manuscrits de la Mer Morte, les
écrits sur la setl:e des Esséniens, l'université de Jérusalem, le rab-
binat international et les érudits juifs du monde entier ont fait
grand cas des ressemblances qui existaient entre les Esséniens et
les chrétiens. La raison profonde del' ampleur donnée awc textes
esséniens est facile à deviner: il s'agissait de prouver que l'école
de Jésus-Christ n'était qu'une branche quelconque du judaïsme.
C'est une doél:rine intéressante, le christianisme, honorable,
mais - voyez-vous - ce n'est jamais qu'une communauté rab-
binique parmi d'autres, une variante. Et puisqu'il en est ainsi -
et les textes découverts prouvent les profondes similitudes (au
fond, l'identité) du christianisme avec le milieu ambiant et avec
l'antériorité-, à quoi bon s'agiter autant autour d'une religion
prétendument nouvelle, dont il n'est même pas nécessaire de
considérer le chef comme divin pour l'expliquer? Lisez donc
les rouleawc: c'est pratiquement la même chose. Yssou est « le
364 Nicolae Steinhardt

roi de la justice», c'est-à-dire le chef d'une synagogue puriste et


légèren1ent dissidente.
Vous croyez que c'est comme cela? Non.
Non : la doél:rine des Esséniens ressemble à celle du Christ,
elle lui ressemble, mais elle ne rassemble pas tout. Il y a des traits
communs, mais aussi des différences majeures. Il y a des simi-
litudes qui vont jusqu'à un certain point, mais elles s'arrêtent
là. Dans l'embryogénie, le fœtus répète la phylogénie, mais il ne
s'arrête pas au stade du poisson. Et le nouveau-né humain fait, lui
aussi, des gestes comme ceux des bébés singes, mais vers dix mois
le jeune primate esl: Stéréotypé alors que le bébé humain prend
les voies incertaines del' adaptation imparfaite, les voies d' Edgar
Dacqué. Si vous mettez de l'eau à bouillir, elle commence à
émettre de la vapeur vers 60° C, dit le doél:eur Al.-G., mais, pour
bouillir, elle ne bout qu'à 100° C et l'eau bouillie, c 'esl:tout autre
chose que de l'eau chaude ou presque bouillie, sur le point de
bouillir. L'ébullition esl:un phénomène nouveau, irremplaçable,
incomparable, c'esl: une surprise, un motif d'étonnement.
Le christianisme esl: à l' essénisme ce que l'eau bouillie est à
l'eau qui émet de la vapeur.
Je peux, de même, répondre à AI-G. Après le choc du bap-
tême et la tension de la prison, le néophyte que je suis a intérêt à
ne pas oublier qu'il doit se considérer comme une machine avec
feed-back, c'esl:-à-dire qu'il doit entretenir seul sa combustion à
partir du combustible initial. Les piles sont chargées à vie. Mais
il faut une autosurveillance, un autoréglage, pour que cela fonc-
tionne aussi à froid, pas seulement en position d'enchantement
et d'enthousiasme. Aussi dans les moments où l'on n'entend
plus la n11uique ininterro"1p ue dont parlait Charles Du Bos.
G ., après lui avoir rappdé sa propre métaphore: il se peut qu il
ait il a véritablement, dans les textes védiques et bouddhistes
t dan d' ucres religions des pa sages concernant la compa -
ion c l mour t d s préceptes semblables à cew de 1 É angile.
Journal de la Félicité 365

Mais ils sont isolés, fortuits, ce ne sont pas les coordonnées qui
soutiennent l'édifice et ils ne résument pas la doéhine. L'amour
n'est, ni dans l'hindouisme ni dans l'Ancien Testament, l'axe, le
fondement, l'essence, le principe, le critère, tout - comme il l'est
dans l'Évangile. Ce n 'eft pas l'eau qui bout.
Dans les systèmes arithmétiques à base 12, le chiffre 10 appa-
raît; mais il a une valeur différente de celle du système décimal.
Les savants exégètes des thèses esséniennes m'apparaissent
comme des évolutionnistes restés figés à la veille d'une mutation.
Dans la religion chrétienne, l'amour n'est pas un précepte
quelconque, un parmi d'autres, il est la seule chose qui restera
quand tout aura péri, comme le dit saint Paul.
Dieu a respe8:é à tel point sa création, qu'il s'est soumis à
elle pour y entrer et y intervenir. C'est la raison pour laquelle
Francis Bacon a pu écrire : naturaenon imperaturnisiparendo183.
Il s'est fait humble, il s'est glissé parmi nous en naissant d'une
femme et en ayant un corps véritablement humain (le corps du
Seigneur ri' a pas été une chimère comme se sont plu à le penser
certains hérétiques). À en croire les Écritures et à ce que nous
pouvons voir de nos propres yeux, la Création n'est pas un jeu ou
une bagatelle pour le Créateur: du moment qu'il a sacrifié son
Fils unique pour elle et qu'il assume le risque immense de perdre
la partie, on peut en conclure que c'est une chose terriblement
sérieuse pour lui et pour nous. Cela signifie aussi qu'il ne fau-
drait pas nous imaginer que Dieu soit disposé à enfreindre ses
lois ou à en suspendre les effets pour un oui ou pour un non. Il
est prêt à nous aider à nous frayer un chemin parmi ces lois, par
compassion et par charité - et ce, plutôt en nous donnant des
forces qu'en écartant l'ordre naturel des choses de notre chemin
a
- mais il n'a pas pris sacréation la légtre184• Ne l'oublions pas.
183. « On ne peut commander à la nature qu'en s'y soumettant».
184. En françaisdans le texte.
366 NicolaeSteinhardt

Rien n'est davantage aux antipodes du christianisme que la


morale du produél:eur, cette malheureuse invention de Georges
Sorel. Elle est contraire aux grands principes du christianisme:
l'es!Jrit de sacrifice et l'idée que celui qui donne n'a pas nécessai-
rement droit à une récompense.
La morale du produél:eur - essentiellement comptable - ne
connaît ni la grandeurd'âme ni l'idée de rendreservice.Elle est
du même genre que la loi du talion, tout aussi étroite et simpliste.
Le monde n'a pas été créé sur la base de la morale du pro-
dud:eur; tout au contraire, il est fondé sur le don et vise le bien
exclusif du consommateur. En finde compte, le créateur permet
qu'on le consomme indéfiniment sous la forme de !'Eucharistie.

Jilava

Les soucis empêchent de dormir ou vous réveillent en pleine


nuit. Mais il arrive aussi que le bonheur vous réveille. C'est ce
qui m'est arrivé pendant longtemps, après mon baptême. Out
ofsheerjoy, am LauterFreude,j'ouvrais brusquement les yeux -
de joie - dans un état d'euphorie, source non pas d'assoupisse-
ment - comme c'est le cas des fuipéfiants - mais de veille, de
vie hyperintense. Vous croyez que j'avais envie de sommeil ? de
repos? d'oubli? d' Oblivon ou d'évasion? Pas du tout, j'avais
envie de reverser mon trop-plein, de me précipiter hors de mon
lit ou de ma couchette, de courir, de crier de joie, d'aller secouer
les autres pour leur dire que j'étais heureux, pour leur demander
s'ils réalisaient quel trésor ils possédaient, eux tous, quelle mer-
veilleuse source de chaleur, quel tranquillisant sans prescription
médicale ? Heureusement pour moi, la sévérité du règlement
m'empêchait de me donner en s!Jeétacle. Quelque chose dans
mon comportement diurne doit trahir, au moins en partie, ma
gaieté intérieure, car cela m'attire la sympathie de certains, mais
aussi de solides antipathies.
journal de la Félicité 367

« Toi, athée ? Allons donc, tu es bien trop gai ». (Dostoïe-


vski, dans L:Adolescent.)

Janvier 1961

On nous transfère de Jilava à Gherla. Dans le fourgon cel-


lulaire, nous sommes serrés comme des sardines, mais des sar-
dines comprimées à l'extrême, par je ne sais quel procédé
éleéhonique d'une grande efficacité, comme le laser ou la sté-
réophonie, la Hi-Fi: c'est incroyable. Dieu ne nous envoie que
la souffrance que nous pouvons supporter : au lieu de gémisse-
ments on entend des souvenirs politiques ou amusants, des vers,
des controverses scientifiques. Je suis collé à Al. Bile., écrivain,
poète, journaliste et humoriste - et d'un grade très élevé dans
la hiérarchie maçonnique. J'ai de la guigne, parce qu'il es\: fort
gros, mais j 'ai de la chance, parce qu'il es\:gai et n'arrête pas de
parler. Il a connu lonel Fernic, Cincinat Pavelescu, il a connu
Maurice Magre, madame de Thèbes lui a fait les lignes de la
main. Il a connu Alexandre Millerand.
Le fourgon cellulaire, surchargé, avance à grand peine. Nous
arrivons à la gare au crépuscule, quelque part en plein champ,
loin des quais dont on aperçoit à peine les lumières à travers
les rafales de neige. Un épais rideau blanc sale nous enveloppe
de froid cuisant; la tempête de neige fait rage comme dans les
plaines du Baragan, le vent du nord souffle comme dans les nuits
de sinistre mémoire. Nous jetons nos valises ou nos baluchons
à terre, avant de sauter de la voiture, puis nous les ramassons et
partons en courant, luttant contre le vent, jusqu'aux wagons
cellulaires. Là, autre ennui: les marchepieds des wagons sont
si hauts que la plupart d'entre nous sont incapables de mon-
ter. Quelques-uns, parmi les plus jeunes, se hissent et aident les
autres à grimper eux aussi avec mille peines, ridiculement.
368 Nicolae Steinhardt

Je n, ai pas voulu dire à Bile. combien je me sens je me suis


toujours senti, étranger aux francs-maçons. Manole souriait en
lisant les extravagances et les confusions du bulletin anti-ju-
déo-maçonnique du dod:eur Trifu (dans le gouvernement
judéo-maçonnique prédit figurait, comme minifue de l' Inté-
rieur, le journaliste « Scrutator » de « Adevarul », sous son
vrai nom de Blumenfeld et avec le prénom de « Canaille » -
Canaille Blumenfeld - et aux finances Marmorosch-Blank,
comme si le nom des deux associés de la célèbre banque avait
été celui d,une seule et même personne). Il en approuvait cepen-
dant les tendances. Ce qui le mettait surtout hors de lui, chez les
francs-maçons, c'était leur mystère; il ne pouvait pas les souffrir.
Il était prêt, lui aussi, à leur attribuer sinon toutes, au moins une
grande partie des calamités qui ont frappé le monde. Bile. était
trente-trois et faisait partie du conseil international. Il précisait
qu'il était de rite écossais - très ancien-et admis-, qu'il ne fai-
sait pas partie du Grand-Orient, révolutionnaire et athée. Eux,
ceux du rite écossais, croyaient en Dieu et, dans leurs loges, on
trouvait des familles royales et princières de l'Occident et tous
les grands noms du commerce d'Amérique. Manole aurait sans
doute condamné mon amabilité envers ce pauvre maçon renié -
comme dirait Koestler - par ses propres enfants (tout comme le
beau-père de Dinu P.) Est-ce que le dod:eur Trifu ne serait pas
parmi nous?
La tourmente nous aide, nous autres qui sommes restés en
arrière autant que les jeunes, car le vent a brusquement tourné et
nous pousse pour grimper dans le wagon. Ce vent qui siffle à mes
oreilles me fait trotter par la tête des paroles des Kindertotenlie-
der de Mahler: ln diesem Wetter. .. In diesem Wetter 185.
Et puis, sans transition, la tonalité virant aussi vite que le
vent, voilà que me passent par la tête les vers de Cincinat, l'ami
de Bile.:
185. « Par un tel temps ... Par un tel temps».
Journal de la Félicité 369

Frumoasa mea eu ochii verzi Ma toute belle aux yeux si verts


Ca doua mutice smaralde ~ ils semblent de mystiques émeraudes,
Te duci fPre alte fari mai calde Tu pars pour des contrées plus chaudes,
Melancolia sa fi,-opierzi. Où la mélancolie se perd.

Boogie mambo rag

a
... Tacuerimus, tacueritis, tacuerint ... La Ford moustaches
émit une voiture nerveuse... Non, mon vieux, non, pM sarailie,
mais sarai-gli, ce qui signifie gâteau impérial pour le palau ... Le
principe flratégi.que essentiel des armées roumaines a toujours été
d'attirer l'ennemi dans un défilé ou un corridor dans lequel celui-ci
a
ne puuse PM déployer sesforces, c'efl ce qui s'efl pMsé Posada, a
Rovine, a a
Calugareni, Podul Înalt... Folle de rage, Milady de
Win ter grince des dents ...
~and Kierkegaard écrit que Dieu ne veut pas se présen-
ter sous l' aspeél: extravagant, aveuglant et gigantesque d'un
immense perroquet rouge, il ne fait que paraphraser les mots de
Luc (17,20-21): « Le royaume de Dieu ne vient pas comme un
fait observable; et l'on ne dira pas: "Le voici!" ou: "Le voilà!"
Car voici, le royaume de Dieu est au milieu de vous».
C'est étonnant qu'un peuple à l'intelligence aussi brillante
que le peuple judaïque ait pu s'arrêter à l'idée d'un messie glori-
fié, descendant du ciel en grande pompe, qui n'aurait pas laissé
subsister le moindre doute et n'aurait laissé que le choix de se
prosterner, de constater. Comment n'ont-ils pas soupçonné que
le plan divin aurait recours à une voie moins sin1pliste ? La solu-
tion messianique imaginée par Jude est d'une naïveté du niveau
de la solution scénique d'un dew ex machina.
Chez Marc 9,24, le problème de la simultanéité de la foi et
du manque de foi apparaît dans toute son acuité. La première
impression est que si la foi coexiste avec le manque de foi, ce
370 NicolaeSteinhardt

dernier prédomine. ~ il ne reste, en fait, que ce « manque de


foi».
Mais ce n'est qu'une première impression, fausse.
Il y a dans la dialeél:ique foi/ manque de foi un point critique
et nous pouvons le dépasser en continuant à prier. En priant
malgré le doute, malgré le manque de foi absolue, on croit! C'est
cela la foi: dépasser le point critique de la dialeél:ique.
Ce dépassement (persister à prier tout en étant dans l' incer-
titude) suppose un aél:ede courage. Comme dans le théorème de
R. Thom, je suis sur un sommet neutre et catastrophique, à égale
distance de la foi et du manque de foi. Si je continue, si je prie,
si je n'ai pas peur de croire, cela signifie que je risque, je parie, je
m'élance, je saute dans le vide, je choisis, - j'ose. C'est exaél:e-
ment ce que le Seigneur lui-même recommande: Osez !
~ant au sentiment d'humiliation que nous éprouvons
voyant que nous ne pouvons pas croire de façon parfaitement
pure et sans hésitation, il faut le dépasser aussi. Comment? Par
un aél:ed'humilité : reconnaître que la tentation, la lamentable
tentation du manque de foi, fait partie de notre humaine condi-
tion, comme en font partie tant d'infirmités et de désavantages.
C'est encore du domaine de l'humilité que tient la petite phrase
ajoutée: « dit-il, en larmes » - les larmes_salvatrices du repentir,
de l'espérance et de la béatitude.

Jilava 1961 et fabrique « Staruinta » de Vitan


(1965-1968)

Parmi les Tsiganes. Le racisme, c'est de la démence, mais -


comment m'exprimer? - le non-racisme, refuser d'admettre
qu'il existe des races différentes, chacune avec ses qualités pro-
pres, c'est une stupidité.
Ils sont surtout querelleurs, leur raison de vivre c'eft de se
disputer, de s'accrocher constamment, et bruyants; sans bruit,
journal de la Félicité 371

sans raffut ils s'asphyxient et dépérissent. Et puis ils ont l'air de


tout souiller, de tout avilir. Menteurs, nous mentons tous, mais
nous idéalisons le réel; chez eux c'est différent, c'est comme avec
l'antimatière. Et ils trouvent bon de renforcer leurs mensonges
par des serments de poids: que les yeux m'en tombent ... que ma
mère meure ... que j'en perde la raison !
S'il fallait les prendre au sérieux, il s'élèverait des monceaux
d'yeux, comme ceux que Malaparte attribue à Ante Pavelic dans
Kaputt; les rues autour de la fabrique seraient encombrées de
files de corbillards, à n'en plus pouvoir circuler; les asiles de fous
refuseraient du monde.
Et il n'y a pas moyen de rentrer dans leurs bonnes grâces. On
a beau leur parler poliment, gentiment, s'humilier de toutes les
façons, être hypocrite: rien à faire, c'est inutile. Paresseux, ils
détestent ceux qui leur demandent de faire un effort, c'est une
paresse obstinée, violente comme l' instinét de conservation. Et
ils sont incapables d'aller boire dans un bistrot, ils ne boivent
que dehors, dans la rue, les bouteilles alignées et la marmaille
tout autour. Il y a chez eux un attrait irrésistible pour le terrain
vague, une sorte d'exhibitionnisme, une nostalgie de la foire; et
puis un goût immodéré des injures, des cris, des jupes troussées
par-dessus la tête. C'est tout ce qu'il y a de répugnant. C'est le
diable sordide, le diable poltron, le diable trépigneur. Ce genre
de diables auxquels Co~buc a trouvé des noms si appropriés et
qui en enfer font de leurs culs des clairons.

Août, septembre 1931

Des leétures pour cette fin d'été chaud ( la lumière « ruis-


selle» à travers les rideaux): Les poemes d:A. O. Barnabooth
de Valéry Larbaud (qu'Annette me conseille avec insistance
et force sourires complices), Péril at End Hozue, un des der-
niers « polars » d'Agatha Christie, toujours recommandé par
Annette et - c'est leur tour après une longue attente - Le Grand
372 NicolaeSteinhardt

Meaulnes d'Alain-Fournier et la correspondance d'Alain Four-


nier avec Jacques Rivière.
Tout me ravit. Mais les vers de Valéry Larbaud me troublent,
m'émeuvent; et ils me semblent détenir le secret de la com-
munion entre Annette et moi: « Oh, splendeurs de la vie com-
mune et du train-train ordinaire, à vous cette âme perdue! » 186
Entre instinét et intelligence, entre fourmilière et individu,
entre automatisme et liberté, la seule solution pour un chrétien,
décidé à vivre dans le siècle et non pas dans un couvent, c'est
l'équilibre et le discernement.C'est avec terreur que l'on consi-
dère la fourmilière (ou la ruche, ou la colonie de termites ou
toute autre société animale) où l'individu n'est qu'un pion qui
répète sa fonétion à l'infini, où sur l'horizon parfaitement cir-
culaire ne s'inscrit aucun point oméga.
Descartes avait reconnu, cybernétiquement parlant, l'auto-
mate dans chaque représentant d'une espèce animale - tout
comme dans cette espèce elle-même.
Et maintenant que « l'organisation » (que Bertrand Rus-
sel situait aux antipodes de la liberté individuelle) se révèle de
plus en plus évidente et monopolisante - à cause de l'explosion
démographique et du progrès de la science, - n'allons-nous pas
précisément vers l'automatisme, dont l'équivalent sur le plan
biologique est l' instinét ?
Autrement dit, l' instinét, loin d'être le précurseur, l' annon-
ciateur de l'intelligence et une forme élémentaire de compor-
tement, ne serait-il pas une organisation supérieure, infiniment
plus sûre?
Ah, non alors !
À son image.Et il lui insuffiadans lesnarinesle soujfiede vie.
L'équilibre théandrique - à la fois idéal et solution -
démontre à l'homme qu'il peut vivre en chrétien dans le monde.
186. En français dans le texte.
-----
Journal de la Félicité 373

Point n'est besoin d'automatisme, le civisme suffit.


Laliberténedoitpasêtreconfondueaveclelibertinageetlafolie.
Ce qui suit toujours le désordre - et c'est là que mène la
débauche - c'est la bêtise, c'est-à-dire une autre forme d 'oppres-
sion, (voir Fabian, d'Erich Kastner). (Heliade Radulescu 187 :
« Je hais la tyrannie et je crains l'anarchie ».)
Grâce au civisme, d'une part, et à la liberté soutenue et déli-
mitée par la morale et la foi en Dieu, d'autre part, nous pouvons
sortir du cauchemar de la ruche, de l'organisation, du dressage,
sans tomber bêtement dans l'anarchie. Il est certain que les fonc-
tionnaires préféreraient, au nom de la morale du produéteur et
de la commodité, la ruche ou bien, en attendant, un petit peu de
colonat.
L'équilibre nous préserve de l'enfer qui nous guette au-delà
de la licence d' Ivan Karamazov : de ce qui attend un troupeau
stupide.
Nous avons bien tort, nous tous, de ne pas lire davantage
l'histoire des religions ou les travaux de Mircea Eliade. Nous y
apprendrions, tous, que le sacrifice est une constante de l' his-
toire et un stimulant pour l'homme. Sans le sens du sacrifice, il
nous manque les outils pour bâtir.
Mais nous, nous voulons le Thabor, sans passer par le Golgo-
tha. Le : Comme on efl bien ici et non pas le : Prends ta croix et
. .
suu-mot.
Dans ce monde où règne le diable, où la comptabilité est
donc reine, il y a deux comptes, deux colonnes, deux parties ;
chez les Indiens, le système comptable se nomme karma. Le Tal-
mud parle ouvertement de scribes et de registres. Mais le sens est
toujours le même : tout se paie.
187. Ion Heliade Radulescu ( 1802-1872), écrivain, lingui te t homme poli-
tique roumain.
374 NicolaeSteinhardt

Le Seigneur a payé le prix; il nous a rachetés.Le prix ou le


sacrifice, c'est une loi incontournable du monde, tout aussi abso-
lue que la loi de Boyle-Mariotte. Tzal ! (Paye!), dit Caragiale.
Ce n'est pas la peine d'essayer de s'entendre avec un monde
qui croit aveuglément aux lois physiques, mais ne se rend pas
compte qu'il y a une loi du sacrifice.
Mais ne devrais-je pas, moi qui confonds diable et comptable,
voir dans le sacrifice une sorte de calcul, une capmtio benevolen-
tiae ; une sorte « d'avance », comme dans les transaéhons ?
Non, c'est une reconnaissance de la dualité du monde créé
(Yin - Yang; Vishnou - Shiva; création - destruétion); de plus,
c'est un aéte gratuit.
L' aéte gratuit de Gide est-il alors admirable lui aussi ? Non,
parce que Lafcadio atteint « 1'extase » par le meurtre, c'est-à-
dire par le malheur d'autrui, alors que Dostoïevski formule une
loi absolue: tout le monde a le droit au bonheur, mais personne
n' ale droit de le fonder sur le malheur d'autrui, sur l'humiliation
de l'autre, sur l'injustice à son égard. Chacun doit « inventer »
son bonheur pour son propre compte, par des moyens originaux,
d'où le caraétère répréhensible du crime, du vol, de l'adultère, de
la tromperie et de la dénonciation. Dans tous ces cas, le bonheur
est obtenu en le ravissant à autrui. Le crime est parasitaire. Et si
la viétime est une crapule, indigne de vivre ? Cela ne rentre pas
en ligne de compte car :
• la turpitude de la viétime ne justifie pas l'assassin ;
• le crime de Raskolnikov est une tragédie, moins par la
mort de la vieille usurière que par la chute intérieure qu'elle a
I
provoquee;
• l'individu - si supérieur ou si doué soit-il - n'est pas Dieu
et il ne peut le remplacer.
Constantin Hr. (mon voisin de stalle à l'église Schitul Dar-
vari) est plombier de son état, il porte une grande barbe de
moine, il assiste le prêtre à l'autel et n'hésite pas à prophétiser.
Journal de la Félicité 375

Il menace de l'enfer ceux qui ne suivent pas toute la liturgie à


genoux, ceux qui mangent de la viande (si peu que ce soit) ou
boivent du vin (même en quantités infimes), ceux qui ne se
lèvent pas à minuit pour prier.
Il m'exaspère souvent, mais je le respette, comme tous ceux
qui viennent à l'église: la sincérité de sa foi ardente et formaliste
est absolue - et il fait partie de ces prédicateurs qui appliquent
eux-mêmes ce qu'ils prêchent. Je l'appelle « tonton Cofüca »,
mais surtout « frère Hr ». - et cela lui plaît. Je sais cependant
que ses menaces (il n'y aura pas de rédemption pour toi, tu ne
peux pas te dire chrétien si tu bois, si tu manges, si tu vas au
théâtre ...) font partie de la diabolique tentation de droite de la
perfeél:ion absolue, telle que se l'imaginent les gens vivant dans
le siècle.
J'ai déjà vu cela chez les juifs: si vous ne respettez pas inté-
gralement les six cent treize commandements talmudiques et si
vous ne vivez pas dans le ghetto, vous ne pouvez pas être juifs.
C'est la même mentalité. La perfeltion monacale est une
chose, la vie chrétienne ordinaire en est une autre. Ce n'est pas
parce que l'on n'est point parfait - comme ce serait bien de pou-
voir l'être - que l'on est, « dans la foulée », un démon et que
l'on pourrait bien se livrer à toutes sortes d'infamies, puisque ce
serait le même prix!
(Par ailleurs C. Hr. est un ami dévoué et un homme
admirable.)
A la ledure attentive de ses derniers romans, Dostoïevski
nous apparaît comn1e un homme qui a connu le grand mystère
final de !'Orthodoxie: l'hésychasme et la prière du cœur.
Dans L:Adolescent, Makar lvanovitch, cet homme perpétuel-
lement heureux, ce vagabond joyeux, ignorant la fatigue, le
prouve amplement. L'injuftice et le mal ne peuvent même pas
atteindre Makar lvanovitch, il est 1'incarnation même d l idéal
des Récits d'un pelerin rtuse,du verset 17, du chapitre 5 de la
376 Nicolae Steinhardt

Premiere Épître aux Thessaloniciens, il est l'orthodoxe qui vit


continuellement la joie de la résurreéHon.
Il est vrai qu'en tant qu'œuvre littéraire, L:Adolescent n'est
pas le plus remarquable des romans de Dostoïevski. C'est en ce
« lieu secondaire » que l'auteur a enfoui son trésor.

Septembre-novembre 1964, Fundeni

Automne chaud, majestueux. La seule saison - habituelle-


ment brève - où Bucarest révèle à quel point c'est une belle ville.
Présomption d'artérite. Mes boyaux, eux aussi, n'en font qu'à
leur tête. Plutôt patraque. S. F. a parlé de moi au doéteur Marian
L, qui m'admet dans le service de maladies cardio-vasculaires de
l'hôpital Fundeni.
Ce service se trouve au troisième étage. Tout me paraît - et
l'est en effet - propre, soigné, accueillant, luxueux. Les opéra-
tions n'ont pas commencé. Mes compagnons de chambre sont
jeunes et gais, ils ont l'impression d'être en vacances. Nous ne
prenons pas nos repas dans notre chambre, mais dans une salle à
manger qui fait penser à une pension de famille en bord de mer.
Au début, les jeunes jurent, surtout par tout ce qui est sacré, puis,
à ma demande, ils modifient leurs jurons et consentent à jurer
par le marbre, l'air, la cire et autres noms innocents. Je regrette
de ne pouvoir leur traduire et leur expliquer l'origine du juron
français «jarnicotton » imaginé par l'abbé Cotton, confesseur
du roi Henri IV. Il avait proposé au souverain de remplacer
l'horrible «je renie Dieu », contraété en «jarnidieu », par «je
renie Cotton ». Cette solution adoptée avec force éclats de rire et
un grand enthousiasme - et conservée par la postérité - est on
ne peut plus honorable pour toutes les personnes concernées.
Le soir, je prends l'ascenseur et je monte au huitième étage sur
l'immense terrasse qui recouvre toute la surface de l'immeuble.
Journal de la Félicité 3 7

Les lumières de la ville brillent au loin. Impression de féerie de


grandeur, et surtout d'immensité, de liberté. PM un seul mur!
Le soir, il y a généralement peu de monde sur la terrasse. Je
cours d'un bout à l'autre et je murmure ou je crie à pleine voix:
« Gloire à toi, Jésus, notre Seigneur, gloire à toi ! » Je me pros-
terne et je rends grâces, et, pour autant que ma voix le permette,
je chante.
Effet de lumière un peu maigre, mais il me suffit. Le contraste
avec l'espace muré de la cellule et son ampoule aveuglante est
une véritable thérapie.
Projet de lettre à Manole, à Bruxelles : Mon cher, le maurras-
sien que tu étais (que tu es?) m'a si souvent dit que s'il priait, il
le ferait comme La Hire: « Seigneur, traite-moi, comme je te
traiterais» ... Eh bien voilà, c'est ainsi qu'il m'a traité.
Oui, je peux dire: « Tu as mis dans ma vie la douceur du
miel, Jésus, en me faisant aspirer à toi et tu m'as changé par ton
divin amour ».
Mais par ailleurs: « Comment pourrais-je me mêler à l'éclat
de tes saints, moi, être indigne ? Car si j'osais pénétrer dans la
salle, on verrait bien, à ma tenue, que je ne suis pas invité à la
noce».
(Au festin céleste, les grands criminels et pécheurs peuvent
accéder à la table ronde, auréolés de l'éclat des horreurs com-
mises et répudiées; mais qu'en est-il des « pauvres et des misé-
rables » - ceux qui sont petits et mesquins jusque dans leurs
péchés ? Ceux à qui il faut pardonner pour leurs peurs et leurs
reniements ? Le Seigneur pardonne n'importe quoi. Il pardonne
aussi les péchés misérables. Il y a un espoir - vacillant comme la
flamme d'une chandelle - même pour la lie, les scories du péché.)
378 Nicolae Steinhardt

1954

Trixi, que je vais voir souvent, depuis qu'elle a été exclue du


parti, a la larme facile. La dramatique séance d'exclusion l'a bou-
leversée jusqu'aux fibres les plus secrètes de son être. De toute
façon, ses pleurs sont différents des crises lacrymales que susci-
taient mes plaisanteries, même les plus innocentes, à l'encontre
des bien-aimés « guides ». J'avais fini par en avoir assez. Je
l'évitais. Susceptible et attentive à la moindre inflexion de ma
voix, elle me raccrochait au nez pour des vétilles en sanglotant
et hoquetant.J'étais, bien plus encore que Zi{a, embêté au-delà
de toute expression et, à mesure qu'elle montait (ou s'enfonçait)
dans la hiérarchie, alors qu'autour de moi les malheurs se mul-
tipliaient, prenaient d'autres proportions, moi, je me mettais à
battre la campagne, au sens propre. Je quittais la maison l'après-
midi et, en chemineau solitaire ou voyageur écrasé dans des
autobus surchargés, de vraies guimbardes, je parcourais les envi-
rons de Bucarest: les bois, les lacs, les petites églises, les vieilles
maisons seigneuriales: Pasarea, Pustnicu, Bragadiru.
L'exclusion du parti, puis la perte de son emploi comme
secrétaire de l'organisation et ensuite l'apparition d'une atro-
phie musculaire persistante, alliée à un état dépressif aigu, qui
l'avaient accablée successivement, m'avaient ramené à la maison
de la rue Corneliu Botez.
À présent, Tr. pleurait en sourdine, elle me disait ses regrets,
ses déceptions et son désir d'organiser un salon réad:ionnaire
(sollicitant mon aide).
Au printemps 1953, à peu près guérie, elle commence à se
rendre toutes les trois ou quatre semaines à Câmpulung, où se
trouvent ses amies Tanya et Irina O Iky, deux Russes blanches,
nées en Roumanie après 1917. Au mois de septembre, elle me
remet une lettre de Dinu Ne., dont elle a fait la connaissance
chez les sœurs Olley.Il est en résidence forcée à Câmpulung,
journal de la Félicité 379

mon attitude réservée l'intéresse, il espère que je ne lui en veux


pas. Il m'invite, très aimablement, à lui rendre visite.
C'est ce que je décide de faire. Trixi se réjouit énormément;
elle bat des mains comme un enfant et fait des bonds autant
que ses jambes affaiblies le lui permettent. Puis elle m'apprend
comment procéder, où aller loger à Câmpulung, elle me donne
l'adresse d'une maison voisine de celle où habitent Dinu et sa
femme, elle me fait comprendre qu'il vaut mieux que je n'aille
pas déclarer ma présence à la police.
Je trouve cette clandestinité exagérée, mais elle m'amuse et j'y
souscris.J'apprends aussi que je vais rencontrer un autre ancien
élève du lycée Spiru Haret, bien plus jeune que moi, qui s'est
enfui dans cette ville, où je ne suis plus allé depuis mon enfance,
à Clucereasa, et qui vit là-bas depuis quelques années avec un
nom d'emprunt et une carte d'identité falsifiée.
Je respeél:e à la lettre les instruébons de Tr. Je suis cordiale-
ment reçu par Ne. et sa femme: une sympathie réciproque nous
rapproche, elle et moi, dès les premiers instants. Ils vivent à
proximité de la rivière, dans une maison à tourelle avec un jar-
din, une maison humide, triste, moisie, mais non sans charme,
avec des murs mangés de mousse et brodés de lierre sombre (ce
qui donne à ce domicile forcé un air de lieu de bannissement à
la campagne d'un boyard russe soupçonné de haineux desseins).
J'apprends qu'un tas de monde vient à Câmpulung, où Dinu
lit, expose, résume, questionne, répond, commente. De tous les
disciples de Nae lonescu, c'est lui qui a hérité du souffle socra-
tique au plus haut degré, avec le plus de persévérance. Le mysté-
rieux ami se présente : « Craitaleanu », il porte une moustache,
visiblement cultivée pour se camoufler, ridiculement épaisse sur
ce jeune visage d'intelleétuel subtil aux réflexes d'homme du
monde raffiné.
Les réunions dans la maison à tourelle, au cours desquelles
on nous sert du thé sans sucre - chacun apporte le sien, avec,
380 Nicolae Steinhardt

en plus un croissant ou deux, voire trois -, les discussions d'un


haut niveau philosophique, la maestria avec laquelle notre hôte
sait faire révéler les problèmes spirituels les plus intimes des per-
sonnes présentes, exercent sur moi une attraél:ion irrésistible.
Crairaleanu est un homme charmant, il sait tout sur tout, il a
lu tous les livres du monde, il adore A. Daudet, tout comme
moi ; c'est un grand consommateur de thé - qu'il sait préparer
selon toutes les règles de l'art - il est brillant, un vrai seigneur.
Il me connaît depuis le lycée quand j'étais en première et lui en
sixième; moi, je ne le connaissais pas. Nous sommes à tu et à toi
en un temps record et, moins de vingt-quatre heures après, je sais
déjà que le dénommé Craiffy est le fils de l'avocat Mi~u Paleo-
logu, un homme de grand talent.
Dinu - personnalité très forte, douée d'un grand charisme -
exerce son influence autant par la parole, la leél:ure, les dialogues,
que par la vaste et intense correspondance qu'il entretient.
Après mon retour à Bucarest, nous nous mettons à nous
écrire avec une grande régularité et beaucoup de zèle. Tr. va
maintenant à Câmpulung presque chaque semaine.J'ai envie de
lui confier mes lettres - puis, saisi d'une vague peur absurde, je la
prie de communiquer oralement mes pensées à Dinu; mais elle
insiste pour que j'utilise la voie écrite et postale (c'est un grand
plaisir pour Dinu de recevoir une correspondance aussi abon-
dante que possible).
(Dinu allait garder toutes mes lettres de même que celles de
Mihai Radulescu et de quelques autres; je les retrouverai bien
gentiment rassemblées en paquet avec un joli ruban noué autour,
déposées en guise d'hommage sur la table d'interrogatoire par le
lieutenant-major Onea.)
Quelquefois, Craiffy et Dinu viennent à Bucarest - clandes-
tinement, cela va de soi. Mon père et moi les hébergeons chez
nous. Craiffy esl téméraire, sa moustache ne le protège que
pour rire, elle fait penser aux accessoires d'une troupe de
journal de la Félicité 381

saltimbanques, comme dans Le CapitaineFracasse,comme dans


les troupes de Pascally ou de Matei Millo 188 vers la fin de leur
vie. Mais la rodomontade prend et Craiffy n'est jamais déniché,
jamais suspeété, bien qu'il ait passé six ans à deux pas du siège de
la police; jamais les serviteurs de l'état démocratique populaire
(pléonasme disait Manole; j'écrirai une étude intitulée: « Les
États pléonastiques ») ne se sont demandé de quoi il vivait, où il
travaillait; jamais ils n'ont cherché à connaître les tenants et les
aboutissants de ce jeune homme moustachu et élégant (élégant
ou alors dramatiquement loqueteux). Ce n'est qu'après l'armis-
tice de 1955 qu'ils apprendront, eux aussi, la vérité.

1966

La leéture des Évangiles me remet en mémoire cette phrase


du Cardinal de Retz: La vérité brille, quand elle atteint un cer-
tain carat, d'un éclat irrésistible.
Un autre argument contre le christianisme, lui aussi de poids,
à première vue. Je m'y heurte dans diverses cellules. Comment se
peut-il, disent les gens, et pas seulement les athées, que les faits
d'une vie temporelle (oh! combien temporelle!) conduisent à la
félicité ou à la damnation éternelles ?
La disproportion paraît vraiment absurde. Des sentences
éternelles - s'épouvante T. L. - et il retient, soupèse, approfon-
dit le second mot, il s'y attarde, tente del' arrondir, de le caresser
de la paume de la main, mais de loin, comme une bille chargée
d'éleétricité et zébrée de l'éclair qui met en garde: « Danger de
mort ». Des sentences éternelles pour des choses qui se passent
dans les limites d'une infime temporalité! Et comment établir
des relations de cause à effet entre domaines que sépare un abîme
188. Troupes de théâtre ambulant. À la fin du XIXe siècle, la troupe italienne
Pascal/yservir de modèle à M. Milio.
382 Nicolae Steinhardt

plus vertigineux que celui qu'il y a entre le ciel et l'enfer? C'est


comme dans les exemples d'arithmétique élémentaire, on ne
peut pas additionner des pommes et des noix.
Je réponds à T. L. - et je le fais à chaque fois - que 1'argument
est impressionnant, mais qu'il n'est pas valable, parce qu'il passe
sous silence certaines observations psychologiques sur la durée.
Les instants de souffrance que nous vivons, tout comme les ins-
tants de plaisir - s'il nous est donné d'en connaître-, nous les
vivons comme un temps absolu, hors du temporel.
Et alors! ~est-ce que six heures sur la croix? Elles passent!
Elles passent rapidement dans la temporalité, mais - pour
rappeler Bergson - elle ne passent nullement en tant que durée,
elles immobilisent le temps.
Oui, elles passent pour un speétateur ou un commentateur,
mais pour celui qui ne compte pas les heures, mais qui les subit,
qui ne se contente pas de les subir, mais qui les vit, c'est-à-dire
qui en remplit la suite non finie avec les infinis discontinus de
la douleur pulvérisée en milliards de milliardièmes de seconde,
qui les alimente avec les gouttes de son sang et les échardes de sa
douleur, tout au long d'une série infinitésimale de souffrances,
où le pouvoir d'intégration, un artifice de c~cul équivalent de
l'espoir n'existe pas, ce ne sont pas six heures, c'est-à-dire trois
mille six cents oscillations du pendule, mais six heures d'éternité.
Dix ans de pouvoir absolu pour un tyran, dix ans de règne
pour un héritier impatient ne sont pas une malheureuse décen-
nie, c'est un temps hors de son cours, hors de la relativité, une
autre entéléchie que celle d'Héraclite ou d'Einstein.
Mais les instants de 1'organisme ne sont-ils pas reliés, eux
aussi, à 1'éternité, à 1'absolu cosmique ? Ou sur un plan trivial
- que chacun pense aux instants d'une opération douloureuse,
à l'extradion d'une dent par exemple, avec atteinte d'un nerf:
est-ce qu'ils correspondent au nombre de battements d'un
pendule?
journal de la Félicité 383

Par conséquent, la disproportion est moins absurde qu'on


ne pourrait le croire. Un chef-d'œuvre de l'art ne nous trans-
porte-t-il pas, lui aussi, pour quelques instants, hors de la durée,
hors du temps ? Proust. Verweiledoch... ( « Arrête-toi ... ») Faust
n'a pas vendu son âme pour vingt, trente ou cinquante ans, mais
pour une dose de vie (ou de durée) absolue, c'est-à-dire, pour
une éternité. Et Brahma crée sans cesse des éternités et encore
des éternités. Ne faisons pas le diable plus trompeur qu'il ne
l'est: dans les paél:esqu'il conclut avec les divers Faust, il n'offre
pas des années, mais des éons. (De faux éons, car émis sans la
garantie légale de la création, ils ne sont utilisables que par ceux
qui en construisent leur illusion.)
Le corollaire: c'est comme pour le péché originel. Ce n'est
jamais arrivé. Nous le commettons chacun à notre tour; cha-
cun de notre côté, nous connaissons la chute: nous sortons de
l'unité et nous marchons sous la malédiél:ion d'une dualité, celle
du bien et du mal.
Péché non seulement originel, mais à chaque fois, original.

Après l'enquête

On ne demande à personne d'être un héros ou un martyr.


Tout le monde n'a pas la grâce des saints de Lyon, Blandine et
Irénée, dont les tortures défient et dépassent notre capacité d'en-
registrer - la violence du séisme détruit le sismographe. (Celui
qui régnait à l'époque était le sage Marc-Aurèle.)
Mais on peut attendre de chacun qu'il n'en donne pas plus
qu'on ne lui en demande. La portion imposée suffit. Il n'est nul-
lement nécessaire d'écarter d'un large geste du bras la petite cuil-
lère que l'on vous tend, pour arracher de force la grande cuillère,
la louche, la cuillère à pot, afin de morfaler, de se gaver, d 'englou-
tir voracement la matière malodorante.
384 Nicolae Steinhardt

Il convient d'appliquer aussi les paroles de Talleyrand (que


Toynbee attribue à Voltaire) : Surtout pas de zèle !
~e diable! Aucun juge n'accorde ultra petita («plus que la
requête»). Pas un seul commerçant ayant une once de jugeote
ne donnerait cinquante mille à celui qui en demande cinq. Mais,
apparemment, la terreur produit un phénomène semblable à
ceux qu'on nomme «paradoxaux» dans la physiologie du cer-
veau (un bruit intense ne réveille pas, un chuchotement vous
tire du sommeil), à l'effet de creux de la physique nucléaire (tout
d'abord le noyau repousse avec une force colossale la particule
qui s'en approche, mais si celle-ci parvient à dépasser le point
critique, non seulement la résistance diminue, mais la particule
est attirée, accaparée: la répulsion devient un désir d'absorption
insensé).
La crainte d'un danger réel et immédiat - localisé dans le
temps et l'espace - s'appelle la peur etc' est un sentiment normal.
La crainte née d'une simple virtualité (souvent façonnée par une
imagination délirante) s'appelle lâcheté. Peur: il est naturel de
prendre garde à l'automobile qui fonce sur vous à toute vitesse,
de fuir devant un fou qui se précipite sur vous un couteau à la
main. ~un chien enragé m'attaque, que le commandant Jack
Simon me fracasse la tête contre le mur: la peur tressaille en moi.
L' abjed:ion créatrice de catastrophes commence, avec des for-
mules comme: Il ne faudrait pas que l'on puisse dire que ... Je ne
voudrais pas avoir l'air de ... Et si des fois ... est-ce qu'il ne vaudrait
pas mieux par hasard que j'aille le dénoncer de moi-même ... ?
La lâcheté, c'est aussi la panique de l'homme terrorisé. La
panique du terrorisé excite celui qui le terrorise, en un jeu de
miroirs dont le pouvoir d'amplification est analogue à l' inten-
sification d'une source de lumière disposée entre deux surfaces
réfléchissantes.
Autant la peur es\: normale (les Anglais l'ont bien définie:
un homme courageux, c'est un homme qui sait à quel point il a
journal de la Félicité 385

peur) autant la lâcheté peut - par sa gratuité peut-être - sortir


de ses gonds l'homme le plus indulgent. Cette façon de provo-
quer le mal (car nous le faisons naître), ces mesures défensives
prises dans le vide, cette garantie impitoyable contre un avenir
incertain (donc disponible), cette invitation à la cruauté et à la
démence lancée au bourreau, toutes se combinent pour former
un bloc d'obstination plus froid qu'un glacier, une masse dense
et luisante, sans aucun accès possible: L' œuf de Félicien Mar-
ceau, surface lisse qu'il n'y a pas moyen de traverser.
Lâcheté du petit employé qui ne se décide pas à prendre une
mesure parfaitement légale. Lâcheté des « rapporteurs » que
personne n'oblige à dire « absolument tout» ce qu'ils savent.
Lâcheté de celui qui obstinément refuse de prendre en considé-
ration la requête légale, inoffensive, du solliciteur, sous prétexte
que l'on pourrait croire que ... Lâcheté du chœur des adulateurs
qui encouragent le tyran et lui font perdre toute bribe de bon
sens. Tribut volontaire, payé au-dessus du taux imposé, tous
les trois ans, tous les ans. Imagination aux aguets, toujours en
éveil. Concours entre terrorisés - à qui donnera davantage. On
devance des pensées qui ne traversent même pas l'esprit de celui
qui vous terrorise, qu'il n'ose se formuler à soi-même, ou qu'il ne
peut même formuler étant encore trop « primaire » dans l'art
subtil de torturer. Diabolique façon, noire et pervertie, de pré-
parer les voies du mal et de les rendre bien lisses.
Peut-être se pourrait-il aussi que le secret de la terreur soit
de mettre l'homme terrorisé en situation de provoquer une
demande toujours accrue de celui qui le terrorise. D'établir entre
les deux une collaboration étroite comme celle de partenaires
d'un aél:e sexuel, ou de l'opéré et de son chirurgien ? D, obliger
l'homme terrorisé à refaire le raisonnement de celui qui le ter-
rorise et à lui attribuer des déduttions plus subtiles et des inten-
tions plus cruelles qu'il n'en a en réalité?
386 icolae Steinhardt

Je n'ai pas d autre mo en de m'expliquer cette image, restée i


longtemps trouble pour moi: celle de l'accusé qui aide l'enquëte
(et la prétention de celle-ci a se faire aider).
Il en est de même de l'égoïsme, différent de la méchanceté
gratuite. L"égoïsme est naturel. Entre deux gamelles je choisis la
plus pleine. La méchanceté gratuite ne vient pas del' argile, mais
du diable. Nous sommes quarante dans la cellule et nous n'avons
que trois malheureuses cuillères dont nous pouvons à peine nous
servir. Après le départ du chef de chambrée, changé de cellule,
nous découvrons sous sa paillasse une dizaine de cuillères en bon
état. La méchanceté alliée à la bêtise est un produit plus solide
que l'acier enrichi au wolfram, au tungstène ou au manganèse ...
La bienveillance et la gentillesse n'impliquent pas imman-
quablement la bêtise et n'excluent pas l'ironie.Je n'en veux pour
preuve quel' anecdote de Talleyrand et du jeune bijoutier.
Talleyrand reçoit, en présence d'une dame, le jeune commis
du bijoutier. La dame se voit offrir deux bagues, aussi éblouis-
santes l'une que l'autre. Elle ne sait laquelle choisir. Talleyrand
s'adresse au jeune homme: « Et vous? laquelle choisiriez-vous
pour votre fiancée ? » Le jeune homme hésite, choisit. « Parfait,
dit Talleyrand en souriant, prenez-la et offrez-la-lui, je vous en
fais cadeau. Et madame prendra l'autre ».
On nous demande d'avoir le sens tragique et héroïque de
l'existence.
Er de ne pas les prendre au tragique.
De sortir de nous-mêmes, de ne pas penser à nous.
D'être indifférents aux choses de ce monde.
Et de considérer le bonheur comme notre premier devoir.
De ne pas oublier que le premier devoir du chrétien est de
savoir souffrir.
E d'être courageux et hardis.
D'être doux et humbles de cœur.
De ne pas tirer le glai e.
Journal de la Félicité 387

Et pourtant d'être à celui qui n'est pas venu apporter la paix


sur terre, mais le glaive et le feu, la zizanie et la discorde entre
père et fils, entre mère et fille, entre bru et belle-mère.
De ne pas tenir à la vie, d'être prêts à chaque instant à la sacri-
fier, tout en méprisant les vanités.
D'avoir pour but de mériter la vie éternelle.
Mais de ne pas chercher la rédemption dans la mort ou le
néant, en préservant au contraire la modeste condition de com-
battant de l'homme.
De ne pas nous comporter comme des princes, d'êue par-
faits, de nous assimiler au divin.
De voir dans le christianisme la parfaite recette de la félicité.
Et en même temps d'accepter une doéhine où l'être est
tourmenté par un créateur décidé à nous guérir des choses de
ce monde.
Et vous voudriez que l'on s'étonne si Kierkegaard et Ches-
terton ont fait du paradoxe le fondement de leur philosophie ?

1924ou 1925

Excursion en voiture (une Pierce-Arrow décapotable,


immense).Je suis sur la banquette arrière, assis entre mes parents.
Soudain, au bord d'une route, parmi les chênes, j'aperçois
une église et une croix brillant dans le soleil. Violente est la sen-
sation que produisent sur moi l'éclat de cette croix en métal et
sa singularité dans un tableau où tout est naturel, sauf la croix,
sortie des mains et de l 'eSprit de l'homme.

Jilava, janvier 1962


Un rêve fulgurant: c'est une nuit d'hiver avec tempête de
neige et immenses congères - un hiver terrible, ancestral. Dans
les rues enneigées et désertes de Bucarest, un homme poursuivi
388 Nicolae Steinhardt

marche, désespéré, rongé par une question : où me cacher ? La


police esè à ses trousses avec ordre de tirer sur lui. L'homme
traqué regarde de tous côtés, ne sachant à quelle porte confier
son sort (les couloirs, les cours n'offriraient pas de sécurité).
Cet homme emmitouflé et traqué, c'est « le Capitaine». Il fait
quelques pas, au hasard, sonne à une porte quelconque ... Arrive
que pourra ! Il est dans la rue Armeneasca. Il a sonné chez moi.
J'habite là. Je lui ouvre, je le fais entrer, je ne lui demande pas
qui il est (je le sais). Je l'aide à retirer sa pelisse. Dans la pièce, il
y a une cheminée et un feu y brûle à grandes flammes. Je mets
de l'eau pour le thé, j'apporte du rhum, je m'agite, je lui offre
tout ce que je peux pour bien le recevoir. Je mets à sa disposi-
tion la deuxième pièce - l'appartement a deux pièces, juste ce
qu'il faut. Il est là, les sourcils froncés, son vaste front assombri
par les calamités; il se réjouit de la chaleur et de la nourriture,
mais il est aussi méfiant, aux aguets, l'air implacable. Il n'est pas
prêt à croire n'importe quoi: c'est un chef, un combattant qui
scrute les lieux, attentif à tout détail quand il avance en terrain
inconnu. Il me dit qui il est, je lui dis mon nom; effaré, il se croit
vendu. Je le convaincs pourtant de ne pas repartir dans la tem-
pête de neige, de ne pas aller à sa perte, de se rendre dans l'autre
pièce; il n'est guère convaincu, mais il se plie au sort bon gré,
mal gré. ~and je veux ouvrir la porte, pou·r retourner dans la
première pièce, les flammes de la cheminée me semblent avoir
envahi toute la maison ...
Le croyant est heureux, donc protégé, mais il est aussi vulné-
rable, « exposé » comme un convalescent, comme un écorché
vif. li est dans une maison de verre où tout le monde peut le voir,
même dans les postures les plus intimes.
Vous tous qui avez été baptués dans le Christ, vow avez revêtu
le Chrut: mais pas seulement celui de gloire, aussi celui des souf-
frances et del' abjeétion, celui que le domestique de l 'archiprêtre
a giflé, celui dont on a couvert le visage pour lui faire deviner
Journal de LaFélicité 389

qui le malmène, qu'incitent à se réjouir ceux qui s'agenouillent


devant lui par dérision.
Celui qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi et
moi en lui 189 : mais il s'agit du sang qui a coulé de la croix et du
corps déchiqueté par la crucifixion.
Nous élever ne suffit pas, il nous faut faire surgir l'étincelle
divine qui est en nous.
Tout « théophanisé» 190 participe des deux souffrances du
Christ: être outragé et être crucifié.
Il doit savoir qu'aux yeux de bien des gens il est d'un ridicule
achevé; savoir aussi qu'il s'est fait frère de la douleur, frère de la
Croix pour la vie.
Demeure-t-il au fond de nous-mêmes un péché « capital»
particulier, le seul à nuire vraiment à chacun ? Réduit-il par sa
simple présence tous les autres à de simples accidents dépour-
vus de gravité ? Peut-on affirmer, pour reprendre Buffon, que
« le péché, c'est l'homme»? Peut-on, comme Taine, parler
de ce péché rigoureusement personnel comme d'une « faculté
maîtresse » 191 ?
Savons-nous quel péché est nécessairement dangereux dans
la perspetl:ive de la voie qui nous eff réservée pour l'enfer ? La
médecine expose une situation semblable en démontrant que les
microbes se trouvent tous dans le corps humain, mais qu'un seul
d'entre eux peut devenir mortel en cas de maladie.
À des tempéraments physiologiques et moraux, à certaines
sensibilités correspondent certains éléments du milieu ambiant,
des allergies. Être sensible au froid, par exemple - il faut alors s'en
protéger ! Allergie aux parfums : fuyons alors toute fragrance !
189. jean 6,56
190. Vient de théophanie(manifestation de Dieu): celui chez qui est percep-
tible la manifestation de Dieu; celui qui est devenu une vivante manifestation
de Dieu.
191. En français dans le texte.
390 Nicolae Steinhardt

Celui qui sait reconnaitre son péché essentiel, porteur de mort,


mènera contre lui un combat invisible et il pourra se permettre
de prendre les autres à la légère.
Les statistiques prouvent, semble-t-il, que bien peu de can-
céreux meurent de tuberculose ou des suites d'un accident. Le
diable eft spécialisé. Il sait où frapper. Pour chaque homme
exifte une porte personnelle, exprès faite pour lui, comme dans
l'apologue de Kafka.

1969, dimanche

Le sermon qu'a prononcé aujourd'hui le père G. T. rappelle


la prière du mercredi. Par nos péchés nous crucifions Jésus, par
nos pensées impures nous l'outrageons. Le péché par la pensée
est, d'une certaine manière, plus abjeét encore que le péché par
les aétes, car - invisible - il s'associe fatalement à l'hypocri-
sie, à l'imposture. C 'eft la situation privilégiée de l'escroc face
au voleur par effraétion qui, lui, risque sa vie ; c'est comme un
voleur qui vit dans ta maison (et dont tu ne peux te protéger),
face au bandit de grand chemin avec tout son pittoresque atti-
rail: cheval, piftolets à la ceinture, bonnet de guingois.
Chaque mauvaise aétion eft un clou que nous plantons dans
sa croix. Terrifiante image.
La coupe à laquelle nous goûtons pour communier eft pleine
de son sang, chargé de toutes nos malhonnêtetés, de nos mes-
quineries, de nos abominations. C 'eft à cela que nous nous
abreuvons. Imagine une femme qui apporte une coupe pleine du
sang de son fils tué « par ordre supérieur » et la présente au tyran
responsable : « Tiens, bois-en à satiété ! » Terrifiante image.
Mais plus terrifiante encore est l'image des clous plantés à
chaque péché. ~e font les gens quand le vent du nord et les
intempéries ont arraché le corps du Seigneur de ces croix, de
Journal de la Félicité 391

ces calvaires au bord des chemins ? Ils regardent et poursuivent


leur chemin.

Jilava, mai 1960

Et l 'inflant fatidique venu


Ils le rematent sur la croix
Enfonçant de nouveau
Les clous dans son corps nu.
V. m'avoue que, le 9 mai 192, il était pire que les gens des fau-
bourgs - il se levait avant le jour, se mettait sur son trente-et-un
et s'empressait d'aller sur le boulevard voir le défilé. ~and la
famille royale apparaissait, il en avait les larmes aux yeux. Un
peu plus tard, entre veille et sommeil, l'ombre de madame de
Branzky me visite, accompagnée de toute une série de figures: le
couple exécuté en 1793, le roi assassiné - si fin, si désemparé 193 -
dont Van Dyck fit le portrait et le légitime comte de Chambord
avec sa barbiche d'archiduc autrichien. /ch bin auch konigtreu194.
Genese8, 12: « Mais la colombe ne revint pas vers lui ».
Pourquoi cette phrase évoque-t-elle pour moi toute la tris-
tesse de l'enfance qui s'achève? Un Myflere Frontenac? Une
sorte de dégradation irrémédiable de l'innocence ? La nostalgie
d'un monde qui ne reviendra plus: la venelle de l'enfance, les
grandes vacances, ces deux voiles purificateurs : le souvenir et
l'espérance ?
En septembre, les lumières s'allument de bonne heure, alors
que le ciel est encore bien visible avec sa frange aux reflets violets;
il fait doux, le soir, sur la Calea Viétoriei (je viens de la Calea Gri-
viçei, je suis allé chercher, chez le peintre Petrescu Gaina, dans
192. Fête nationale roumaine, jusqu'en 1944.
193. Charles Ierd'Angleterre.
194. « Moi aussi, je suis fidèle au roi ».
392 NicolaeSteinhardt

la charrette devant l'hôtel Bratu, un paquet de magazines Hu-


toria). On sent percer, conquérantes, douces et vénéneuses, les
fragrances subtiles de Suburre.

Gherla, « zarca », mars 1964

Je ne crois pas, je me joue à moi-même la comédie de la foi. Je


ne suis pas chrétien, je ne peux pas l'être. C'est une illusion, une
bonne intention, un combat (méritoire, certes), mais c'est une
impossibilité.Je suis trop loin.
Longues heures de désdpoir tranquille.
Puis je m'apaise: bon, mauvais, plus ou moins croyant, je suis
tout de même baptisé. C'est un fait. Dieu nous juge aussi d'après
nos pensées. Le diable nous tient ou ne nous tient pas par les
aél:es: les aél:espeuvent lui être opposés etc' est à propos des aél:es
qu'il fait valoir ses exigences ( il les pèse). Chez lui, les aél:es,ça
parle.
S'il en est ainsi, je porte moi aussi le sceau indélébile, le tam-
pon, le tatouage ; je suis marqué, moi aussi, pour toute l'éternité,
du fer rouge de la bête, du maudit.
Je ne suis pas dans le régiment de garde des Uhlans, je suis
sous-lieutenant dans le régiment d'infanterie n° 743 qui tient
garnison dans un village, à la frontière du nord-est; on dit quand
même que je suis un officier de l'armée allemande.
Le naturel, dans le vers de Boileau est certainement assimi-
lable à la vérité.
Chassezle naturel il revientau galop195.Je me demande s'il
est le seul. Le mensonge en fait autant. C'est dans cette mesure
que nous sommes les descendants immédiats du péché d'antan,
commis sous le signe et sous la proteél:ion du mensonge. On
dirait que le mensonge a ainsi réussi à paraître inhérent à notre
195. En français dan le texte.
journal de la Félicité 393

constitution psychique, à toute éputéme, comme dirait Michel


Foucault pour généraliser.
De plus, dit le père Ion Pop, un prêtre uniate (nous sommes
dans la cellule 44 à Gherla), le mensonge n'intervient pas seu-
lement de façon péjorative, dans la dénaturation voulue et
intéressée d'une vérité. Mais aussi à travers le besoin de falsi-
fier, modifier, fabuler, masquer; c 'esè peut-être la raison pour
laquelle l'Église a si longtemps condamné le théâtre et les comé-
diens. Ainsi vu l'art, surtout depuis Picasso, l'art surréaliste qui
réaménage les choses créées, les combine de façon différente en
démembrant la réalité et en forgeant d'autres assemblages, trahit
une vision du monde antithomifte et empreinte de péché. Pour
le père Ion Pop, dans Doktor Faustiu, Adrian Leverkühn eft puni
parce que la musique dodécaphonique eft une prétention luci-
férienne, celle d'établir des harmonies inouïes, de contester les
lois de Dieu.
Pour ceux qui sont sous les verrous, l'adage indien, ô com-
bien savouré : mieux vaut refter debout que marcher, mieux
vaut s'asseoir que d'être debout, mieux vaut se coucher qu'être
assis, mieux vaut dormir que refter couché, mieux vaut mourir
que dormir, plutôt que de mourir, mieux vaudrait ne pas être
né - fait ressortir toute la valeur du christianisme. Ce christia-
nisme qui eft amour de la vie, promesse de vie éternelle. M. de
Unamuno disait: « L'aspiration à l'immortalité du moi, voici ce
qu'est le christianisme ».
En Inde, le but de toutes les religions eft la disparition, la
désagrégation, le « dégoût >>. Le chriftianisme, par contre, est
blanc, il est goethéen: Am Anfang war die Tat («Au commen-
cement était l 'aétion ») es\: une affirmation chrétienne dans
laquelle l'auteur est passé direél:ement de: « Au commencement
était le Verbe » à: « Tout fut par lui et sans lui rien ne fut ».
C 'es\:l'exaltation, le bonheur d'être. À l'image de celui qui a dit:
« Je suis celui qui est >>.
Bouddha nous incite au néant. Le Christ nous offre tout.
394 Nicolae Steinhardt

Paris, 1938
Mis à part 1,amour de la vie, le christianisme est aussi enthou-
siasme. Combien cela doit être triste pour Dieu, j'imagine, de
voir 1,immense désenchantement de l'Inde, ou l'indifférence
intelligente érigée en France au statut de théorie!
Chesterton affirme: « Tout le mal vient, non pas de ce que
les locomotives sont trop admirées, mais de ce qu'elles ne le sont
pas suffisamment. Ce qui est dommage, ce n'est pas que les loco-
motives soient des mécaniques, mais que les hommes soient des
I •
mecan1ques ».

Paris, 1938
Les hommes mangeaient, buvaient, se mariaient et
mariaient leurs enfants, jiuqu 'au jour ou Noé entra dans
l'arche; et le déluge vint et lesfit tow périr.
Luc 17,27

Comme je vois bien à quel point la seule chose importante,


c'est l'héroïsme et lui seul, au sens large du terme, c'est-à-dire
la possibilité offerte à l'homme de vibrer, de se tourmenter, de
souffrir. L'idéal qui se borne à faire du camping, les formules
comme « qu'est-ce que cela peut bien me faire», « je m'en
fiche », ce mépris pour les grands mots (tous, même : le Devoir,
l'Âme, Dieu, l'Homme et la Révolution, le Mystère, la Liberté,
l' Ordre et la Civilisation) pourraient bien finir par dissoudre le
monde.
Us se disent modernes. C, est Péguy qui était moderne, lui qui
priait dans les autobus, c'était un enthousiaste, un héro : il ft
parti mourir dans sa chair pour les <<cités charnelles» d n un
guerre de c bas monde qu'il consid 'rait comme just .
(J'ajoute en 1965: Péguy se conform awr injonél:ion d
Kri hna à Arjun dans la Bh rgavad-Gim.)
t•

journal de la Félicité 395

Paris, décembre 1938

Montherlant, dans L'Équinoxe de Septembre: « Ceux qui


croient n'importe quoi passent pour des naïfs, pour des idiots ».
Tout le livre est une charge contre « ces grands e~rits » qui sont
convaincus qu'on ne peut pas les« mener par le bout du nez».
La terreur d'être dupé, obsession des fourbes, leur honneur,
le seul, c'est une impulsion de la bassesse. Balzac (Modefle
Mignon) : « Ne pas se faire duper, maxime abjeéte, où se dis-
solvent tous les sentiments nobles de l'homme».
N'oublions pas que le terme roumain de fraier ( « poire »)
vient de l'allemand Freiherr,ce qui signifie « homme libre ».
L'homme libre (qui au temps de la chevalerie se confondait avec
le noble) se moque d'avoir été dupé par un être perfide.

Bucarest, 1935-1936

Manole parlant de tradition et progrès: Condorcet a beau


avoir été un révolutionnaire, il ne manquait pas de bon sens, il
ne concevait pas le progrès sans une réflexion sur les expériences
passées et sans liens avec l'histoire. Lis-le (Dieu merci, la biblio-
thèque de la Fondation Carol est ouverte toute la journée), tu
verras qu'il s'exprime comme Ortega: le progrès ne peut être
réalisé qu'à partir de ce qui a été, pour ne pas retomber dans
les erreurs anciennes. Je re~eéte beaucoup mon grand-père et
je dois pouvoir le comprendre complètement. Mais lui ne doit
pouvoir me comprendre que jusqu'à un certain point. C'est le
secret du traditionalisme.
Tradition et progrès, cela signifie qu'il est des choses que lui,
contrairement à moi, ne peut comprendre - dans toute leur pro-
fondeur. Pourtant, s'il avait vécu cent ans, il aurait été bon qu'il
pût les comprendre, car ces choses que je comprends et que j 'ap-
précie ne sont pas des déviations ou des perversités, mais la suite
396 Nicolae Steinhardt

d'une ligne commencée. (Comme si le progrès était une ligne


tracée d'avance).
Manole admirait énormément Guizot. Vois-tu, si par exemple
Guizot revenait sur terre, il devrait retrouver absolument intaéts
et inchangés les notions premières concernant l'âme humaine,
les mécanismes fondamentaux de la civilisation, les principes de
la morale. Ceux-ci sont statiques et permanents. Ils ne sont pas
en devenir. Une fois reconnus, une fois plantés, ils demeurent.
Le progrès consiste à les maintenir, voire à les transformer, mais
en en faisant des règles encore plus statiques, encore plus indis-
cutables, plus absolues.
Il se trouverait aussi en présence de quelque chose de nouveau,
d'incompréhensible pour lui: le monde moderne, sa poésie, son
esthétique, sa sensibilité, son charme, sa mélancolie. Choses
que je peux comprendre, lui non ! Le thermomètre du progrès
serait également à un degré différent, plus élevé que celui de son
époque: c'est-à-dire que l'ordre et la liberté devraient être plus
forts qu'à son époque. Il devrait cependant pouvoir se mettre
rapidement au courant de toute chose et faire le point en sui-
vant le chemin parcouru, car c'est le chemin logique et naturel
du progrès qui n'avance pas à l'aveuglette, mais selon une ligne
tracée ; qui va toujours plus loin, mais toujours dans la même
direétion.
Et il ne faut pas jouer sur les mots. Vois-tu, la camaraderie dè
réservée à des gens très bien et suppose un grand progrès moral,
c'est un raffinement psychique et éthique, sa simple existence
témoigne d'un niveau d'idéation extrêmement élevé, elle n 'dt
possible qu'entre hommes et femmes à la morale bien éprouvée.
Mais ils disent camaraderie et pensent débauche. Ils ont changé
la dénomination, non la relation. Bon sang! _ la débauche est
vieille comme le monde et ne constitue aucunement une nou-
veauté, un progrès. Alors que la camaraderie qui, au début éton-
nait Guizot, est une notion liée au progrès.
Journal de la Félicité 397

Bucarest 1931

Manole parlant de la nécessité de pratiquer la religion dans


laquelle nous sommes nés: AvecJéhovah, mon cher, j'entretiens
des relations froides, mais honorables. Vois un peu ce que disait
le florentin Alberti: il engageait les bourgeois de la cité à aller
ostensiblement à l'église, non par religiosité, mais ad pompam,
pour se distinguer de ceux qui jouent à la loterie, des aventuriers,
des capitalistes indignes.
Il nous faut, vieux frère, trouver un point d'où dominer
l'histoire et la vie, sans pour autant s'en abstraire. Nous avons
besoin d'une per~ed:ive de dignité: nous devons donc faire,
très calmement, les gestes sacrés rédempteurs aptes à assurer la
pérennité humaine et l'honorabilité, nous distinguer de tous les
voyous: aller à l'église, au temple. Nous n'allons pas au temple
par mysticisme, mais par ostentation, en qualité d'hommes fiers
et modernes.
Pourquoi ferons-nous les gestes hiératiques de la religion
dans laquelle le hasard nous a fait naître ? Parce qu'ils donnent
à l'homme la conscience de sa propre valeur, l'intégrant au flux
de l'histoire. Et ils sont absolument nécessaires parce qu'ils sont
le moyen d'affirmer extérieurement nos bonnes relations avec
Dieu, Dieu personnifiant la ·part supérieure de notre être et de
l'élite sociale. Les gestes hiératiques expriment donc ce qui se
situe chez nous au-dessus de la ceinture, ils sont source d' ho-
norabilité. Allons donc au temple. Et sans discrétion, sans mo-
destie, ostensiblement !

Bucarest, 1933

Manole parlant des révolutions: Comment se fait-il qu'aussi-


tôt après 1789, c'est-à-dire après le commencement et la viétoire,
la réad:ion se déchaîne ? Parce que la démocratie a donné libre
398 Nicolae Steinhardt

cours à la plus terrible des forces réaétionnaires : aux masses. Et


pourquoi les guerres ont-elles bientôt éclaté ? Parce que, comme
le dit Sorel, les pacifistes sont les meilleurs compères des « mar-
chands de canons ». Ne jetez pas les perles aux cochons, disent
les gens. Mais le texte de l'Évangile est bien plus dur et bien plus
triste : « Ne donnez pas ce qui est saint aux chiens et ne jetez pas
vos perles devant les porcs, de peur qu'ils ne les piétinent et, se
retournant contre vous, ne vous déchirent». (Matthieu 7,6)
On nous le fait bien remarquer: faire le bien est une aél:ion
risquée, non seulement elle est le plus souvent vaine, mais elle
peut aussi faire courir à son auteur des dangers mortels.

Paris, 1937

Lu dans un livre plus ancien, qu'Henri Franck écrivit avant


la guerre: Si la nouvelle répartition du travail qu'organisera
l'ordre socialiste n'avait pour conséquence que de diminuer un
peu la misère matérielle des gens, si elle n'introduisait dans la vie
qu'un peu plus de justice réelle, un nouvel idéalisme, un renou-
vellement de la produél:ion, des progrès dans les arts, si elle ne
répandait pas dans les cœurs des hommes un enthousiasme aussi
brûlant que celui qui anima les chrétiens, les grenadiers de Napo-
léon et les révolutionnaires russes, je devrais déplorer la ruine de
la civilisation bourgeoise et craindre un retour à la barbarie.J'ai
peur, je suis épouvanté ... Si le peuple ne s'enflamme plus pour
des choses comme l'affaire Dreyfus, le soulèvement polonais,
les souffrances de l'Alsace, la révolution russe, s'il se limite à
un marxisme stérile, à un matérialisme odieux, alors je méprise
cette nouvelle répartition du travail et je la crains. Si l'homme
ne bouge que pour la satisfaél:ion de ses désirs, pour l'envie et la
haine ..., s'il n'est pas prêt à donner sa vie..., c'est fichu .., Et mal-
heureusement, j'ai bien peur qu, il en soit ainsi... ; alors les efforts
Journal de la Félicité 399

du peuple avorteront parce quel' héroïsme ne vit que d'ardeur et


d'émotions bouleversantes.

1964

Importance illimitée du sentiment d'incertitude. C'est la


même chose que l'angoisse. Je ne sais pas. Jusqu'au moment
où nous recevons Jésus, nous ne savons pas quel est le sens du
monde. Et après, nous ne savons pas ce qu'il adviendra de nous
à la fin. L'angoisse est la marque de l'espèce humaine, notre
nombre chromosomique sur le plan psychique.
Dieu le Père nous a donné Moïse et les prophètes ; le Christ
nous a donné la Révélation et les Évangiles. Mais en fin de
compte, c'est toujours à nous qu'il revient de prendre, à chaque
fois, les décisions. Hans Fallada: chacun meurt pour soi. Les
décisions sont tout aussi solitaires que la mort. Jésus nous aide
par sa parole, mais il nous laisse libres de décider. Et comment
décidons-nous? Nous disposons de deux atouts: l'enseignement
de la Sainte Église et la faculté de discernement qui est un atte
de liberté, selon la définition de Denis de Rougemont: la liberté
n'est pas un droit, c'est un risque à assumer. On nous aide, on
nous conseille, on nous guide, on a compassion de nous, mais à
la fin c'est toujours le moi qui parle, c'est-à-dire l'esprit, qui est
libre.
Une phrase parfaitement chrétienne de Jean-Paul Sartre :
« L'important n'est pas de dire: voici ce qu'ils ont fait de moi,
mais voici ce que j'ai fait, moi, de ce qu'ils ont fait de moi».

Juillet 1966
Conversation avec le doéteur Al.-G. sur l'Europe et l'Asie.
Moi: la qualité principale de la civilisation, de la culture
occidentale, c'est son universalité; on l'adopte facilement et elle
400 NicolaeSteinhardt

s,adapte partout. Les autres civilisations et cultures, si sophisti-


quées soient-elles, sont plus régionales; la Chine et 1'Inde peu-
vent assimiler la culture blanche incomparablement plus vite
que 1'Europe ne peut le faire de la leur.
Cette facilité n'est-elle pas signe d'infériorité ? Non, il est des
cas où la facilité, loin de signaler la superficialité, relève d'une
grâce, la grâce étant, pour Alain, l'économie de moyens.
L'alphabet latin viendrait-il après les autres sous prétexte qu'il
est, de tous ceux qui existent, le plus facile à lire? Les chiffres
« arabes » ( en fait indiens) sont-ils inférieurs aux latins, le sys-
tème décimal inférieur à d'autres? En découvrant le zéro, les
Indiens n'ont-ils pas prouvé que même ce qui est « pratique »
peut donner lieu à des significations énigmatiques, ouvrir des
domaines de réflexion insoupçonnés ?
La généralité de la civilisation-culture occidentale, la sim-
plicité des caradères latins et de la numérotation arabe n'ap-
partiennent pas à ·des domaines superficiels et inférieurs, mais
participent de la vitesse et de· la souplesse des corps glorifiés.
« Facile » ne s'oppose pas ici à « difficile » (dans le sens de pro-
fond, de sérieux) et ne signifie pas « léger », « frivole », c'est un
défi à ce qui est « pesant », tout comme chez Simone Weil, La
Pesanteur et la grâce196; la grâce s'oppose à la gravitation (attrac-
tion terrestre, ralentissement, alourdissement, graisse, grosseur,
grossièreté). ,

Gherla, odobre 1963

Il y a un nouvel arrivant dans notre cellule, le dodeur I.,


médecin psychanalyste. Je lui dis ne pas croire que la psycha-
nalyse soit aussi scientifique qu'elle l'affirme, ou qu'on la pré-
tend; je crois pourtant que le grand, le vrai, l'émouvant mérite
196. En français dans le texte.
Journal de la Félicité 401

de la psychanalyse pourrait être de s'être penchée avec compré-


hension (en tout cas avec bonne volonté, sans dégoût ni curiosité
suspeéte) sur certaines de nos douleurs.
Léon Bloy semble l'évoquer en disant qu'il est dans le cœur
humain des régions encore inconnues, que l'apparition de la
souffrance fait, enfin, exister. Il en va de même pour la relati-
vité: ce n'est pas l'espace qui renferme a priori la matière, mais la
matière qui, dans son expansion, crée l'espace.
De ce point de vue, la psychanalyse se montre sous son
aspeét, sinon le plus scientifique, du moins le plus humain, le
plus durable. Mais cela implique un appel à la « sympathie » et à
la compassion, ce qui n'est pas scientifique. C'est justement cela:
la psychanalyse a oublié qu'elle est avant tout un remède, elle
n'est devenue qu'ensuite une science aux prétentions systéma-
tiques et objeél:ives, alors que le remède est, par définition, cha-
rité et compassion.
Une autre conversation avec le même: Alors que les termes de
« complexe », de « libido », ou de « refoulement » devenaient
si populaires, il en esl: un autre, très important dans la psychana-
lyse,qui a été bien négligé. Il n'est pas moins significatif - il a été
délaissé parce qu'il est moins séduisant, moins accessible à tous
ceux qui ne font de la psychanalyse qu'une justification. Je veux
parler de la sublimation.
Les vulgarisateurs de la psychanalyse ressemblent aux héréti-
ques « innocentistes » qui déduisent du verset: <<mais là où le
péché s'est multiplié, la grâce a surabondé» (Romains V, 20)
non seulement le droit à l'existence du péch~ mais aussi à sa
propagation et à son extension.
La vérité est cout autre : la grâce aide les grands pécheurs à
sortir du péché, mais non à s,obstiner dans le péché; encore
moins à le faire fruttifier. Freud ne fait pas de la libido le creu-
set des névroses et des psychoses, mais le fondement d,un
-
402 Nicolae Steinhardt

perfedionnement, une force susceptible de produire des


transformations de plus en plus raffinées.
La sublimation est donc le dernier mot de la psychanalyse, le
terme décisif: c'en est le but; et c'est justement celui qui a été
recouvert du voile de l'oubli et de 1'indifférence.
Dernière conversation avec le doéteur I.
Je lui parle de quelques vers de T. S. Elliot qui s'appliquent à
merveille à la psychanalyse. Je lui en cite des bribes. À Bucarest,
je les retrouve: « 1-fé miut try to penetrate die odier private world
/ of make believeand fear, / to refl in our own suffiring u evarion
ofsuffiring. / 1-fé miut learn to suifer more» 197•
Nous devons essayer de pénétrer dans les autres mondes in-
times, ceux del' illusion et de la peur, car les déséquilibrés sont
sortis de la généralité, ils se sont réfugiés ou perdus dans un uni-
vers qui leur est propre, différent de celui que le pouvoir divin
a mis en place, et où règnent des armes diaboliques : l'irréalité,
la peur. Rester dans notre propre souffrance, c'est esquiver la
douleur. La douleur peut être une école d'égoïsme, le contaét
avec la souffrance n'anoblit pas si elle devient une occasion de
se prendre soi-même en compassion, de se chouchouter, si elle
se mue en culte du moi souffrant, en narcissisme. Nous devons
apprendre à souffrir davantage: ce n'est pas seulement la fina-
lité de toute psychanalyse, mais aussi la façon dont un chrétien
attaque le problème de la vie, hu own approacb,sa clé anglaise, son
passe-partout de non-conformiste par rapport à la vie hédonifte.
Pourquoi souffrons-nous ? Pourquoi l'injustice existe-t-elle ?
Comment se fait-il que les choses ne soient pas telles qu'elles
devraient être ? Pourquoi, Seigneur, tant de bassesse en moi et
tant d'indifférence chez les autres ? Pourquoi nous inflige-t-on
des maladies et pourquoi faut-il mourir? Pourquoi les méchants
197. « Nous devons essayer de pénétrer dans les autres monde intimes /
c~ux de 1'illusion et de la peur, / rester dans notre propre souffrance, c 'esc
évader de la souffrance. / Nous devons apprendre à souffrir davantage»·
Journal de la Félicité 403

prospèrent-ils, pourquoi les bons sont-ils punis ? Pourquoi le


Malin peut-il se gausser de nous?
La Bible répond à toutes ces questions également logiques,
avisées, modestes, justifiées, par un atl:e d'autorité et une sen-
tence sans appel.
Une sentence prononcée en première instance, la délibéra-
tion n'a pas duré. ~e ce soit dans l'Ancien ou le Nouveau Tes-
tament, on s'adresse à nous sommairement, sans détour, sans
ménagements, sans ronds de jambe, politesses ou périphrases.
Paul (Romains 9,20-23) coupe court: « Mais qui es-tu, ô
homme, pour contester avec Dieu? Le vase d'argile dira-t-il à
celui qui l'a formé: "Pourquoi m'as-tu fait ainsi?" Le potier
n'est-il pas maître de son argile pour faire, de la même pâte, un
vase précieux ou un vase ordinaire ? Et que dire, si Dieu, voulant
montrer sa colère et faire connaître sa puissance, a supporté avec
beaucoup de longanimité des vases de colère devenus dignes de
perdition, et s'il a voulu faire connaître la richesse de sa gloire
envers des vases de miséricorde qu'il a préparés pour la gloire? »
Voila ce qui s'appelle parler 198 ! C'est bref et concis. Good old
flrong language 199. C'est la raison pour laquelle Luther, Calvin et
les jansénistes ont cru pouvoir jubiler. C'est dit vertement, sans
ambages ! ~e cela vous plaise ou non.
Dans le Livre de Job, Elihu, fils de Barakéel le Buzite, met
fin aux longues lamentations de Job et aux finasseries des discus-
sions de ses amis dans un style tout militaire: « Or en cela je
t'en réponds, tu as eu tort, car Dieu dépasse l'homme! Pourquoi
le chicanes-tu parce qu'il ne te répond pas mot pour mot? »
Uob33,12-13)
« Eh bien moi je te répondrai, et à tes amis en même temps :
Considère les cieux et regarde, vois comme les nuages sont plus
198. En français dans le texte.
199. « De bonne , vieilles et forces paroles ».
404 NicolaeSteinhardt

élevésque toi! Si tu pèches,en quoi l'atteins-tu? Si tu multiplies


tes offenses, lui fais-tu quelque mal ? Si tu es juste, que lui
donnes-tu?» (lob 25,4-7)
« Vois, Dieu eft sublime par sa force et quel maître lui com-
parer? ~ lui a indiquéla voieà suivre? ~ oseraitlui dire: Tu
as mal agi ? » (Job36,22-23)
« Lui, Shaddaï, nous ne pouvons l'atteindre. Suprême par la
force et l'équité, maître en justice sans opprimer, il s'impose à
la crainte des hommes; à lui la vénération de tous les esprits
sensés! » (Job37,23-24)
Et après ces paroles d' Elihu, Job tire la seule conclusion pos-
sible et s'adresse ainsi à Dieu: «J'étais celui qui brouille tes
conseils par des propos dénués de sens. Aussi ai-je parlé sans
intelligence de merveilles qui me dépassent et que j'ignore ».
(Job42,3)
Les gens aiment bien lire les trente-et-un premiers chapitres
du livre de Job, ceux de la dispute de la créature avec son créa-
teur, l'énumération de toutes ses perplexités, de ses proteftations
au nom de la logique et de la juftice - divan des querelles entre
l'homme et Dieu. Mais la fin du livre eft à éviter. Et c 'eft pour-
tant elle qui permet de « décoder ». Le langage chiffré traduit
en clair est simple. Nous ne pouvons pas comprendre. Nous
sommes entourés de mystères. Il ne nous refte qu'à courber
modestement la tête, à être sages. Il ne nous refte qu'à répéter la
prière: « Aie pitié de nous, Seigneur, aie pitié de nous. N'ayant
aucune défense à te présenter, nous t'offrons cette supplication,
pécheurs que nous sommes, à toi, notre Maître: aie pitié de
nous».
« N'ayant aucune défense à te présenter ».
Pourquoi souffrons-nous ? Pourquoi l'injustice existe-t-
elle? Entre autres aussi parce que la vie est une aventure, c'est
l'aventure.
Journal de la Félicité 405

Chesterton écrit: « L'aventure, ce n'est pas de s'embarquer


sur le yacht le plus élégant pour faire le tour de monde ; l'aven-
ture (et le romantisme) c'est de faire fruél:ifier la vie qui vous est
échue, là où le hasard vous a fait naître et dans les conditions qui
vous ont été données. C'est ce qui est le plus lié aux dangers, à
l'imprévu et au mystère».
(Tout comme le plus grand miracle est qu'il existe des lois
établies et que l'univers fonél:ionne d'après ces lois, les miracles
étant l'exception.)
Il est des hommes parmi les hommes. Le règlement est
unique et les ordres sont les mêmes. Mais tous les gardiens ne les
appliquent pas de la même manière.
Certains le font avec un zèle appliqué, avec acharnement
et avec joie. C'est une vraie galerie de portraits... « Buerica »
( « Église ») à Jilava doit son surnom au fait qu'il ne jure que par
ce mot, sachant qu'il blesse les croyants (et il se figure que les
détenus politiques sont tous les fidèles d'une Église). Le « maré-
chal », de petite taille, indiciblement satisfait de sa fonél:ion et
de sa personne, regard altier, froid et méprisant, se tient raide
comme s'il avait avalé un parapluie, une lance ou un vilebre-
quin; quand nous sommes au rapport, il passe en revue la fi.le
de détenus avec un sourire ravi; on dirait Napoléon au soir de
la bataille d'Austerlitz, ce qui - sans qu'il le veuille - produit
toujours une détente. Le plaisir de Puica («le chat»), consiste à
entrer furtivement dans la cellule pour prendre en flagrant délit
ceux qui se laissent aller à l'assoupissement. ~ant aux autres,
ils sont cruels, sauvages, prompts à frapper, à distribuer des jours
de mitard, des heures à genoux ou sous les châlits. Il y en a un
au nez étroit et aux lunettes à monture de fer-blanc, un vrai
rond-de-cuir de Caragiale, petit, râblé, empestant la méchanceté
à dix lieues, comme l'ivrogne empefte l'alcool. Il y a ceux qui
sont mauvais parce qu'ils sont indifférents, consciencieux, beces.
Ou complexés. Ou sadiques. Il y a les avaleurs de verr pilé et
406 Nicolae Steinhardt

ceux qui portent du filde fer barbelé à même la peau, comme la


tante de Bertie Wooster. Il y a les imbéciles qui font crédit aux
instruél:ions orales et prennent au sérieux tout ce qu'on leur dit
sur la criminalité des détenus politiques. Nous perçons à jour les
manies de chacun, pour nous en préserver, pour nous en accom-
moder; comme les filles qui, au bordel, connaissent les marottes
de chaque client.
Le lieutenant ~tefan, de Jilava, les bat tous avec son innova-
tion : secouer les paillasses: torture de haut vol et calamité
suprême. Les paillasses à Jilava ne sont ni carrées, ni reétangu-
laires, ni sphériques. Leur forme tient des figures de la géométrie
descriptive ou non euclidienne; c'est un équivalent des nombres
irréels, des ovnis non volants. Couvertes d'une toile à la trame
raréfiée, déchirée, usée, les paillasses font s'envoler à la moindre
secousse des nuages de guenilles, de charpie, de poussière; une
sorte de brouillard, de brume, de nébulosité composée de petits
débris de saleté cristallisée qui se met à flotter dans la pièce non
aérée, y reste en suspension des jours entiers, tel le smog. Toute
une armée de démons sort des paillasses avec les guenilles et la
poussière, ils se nichent dans les âmes de qui manipulent ces mal-
heureuses paillasses, les empoisonnent, exacerbent leurs nerfs et
les mènent au désespoir. Puis tout cela se dépose dans les recoins
de la cellule, polluant tout, de concert avec le smog.
Mais la vie, voyez-vous, n'est pas seulement en noir et blanc.
Certains gardiens n'appliquent pas les règlements avec la même
sévérité et n'obéissent pas aux ordres sans réfléchir un peu. Le
Coréen; et Boiereanu, de Gherla; Nedelea, de Jilava ( les noms
des enquêteurs de la Securimte et ceux des gardiens sont des
pseudonymes), ou bien celui qui nous dit {quand il sait que« les
balances» ne sont pas là): « Pas un seul d'entre vous ne sorti-
rait vivant d'ici, si je vous appliquais le règlement à la lettre!»
Ils ne nous ouvrent pas les portes et ne liment pas les barreaux
pour nous faire évader. Ils ne contreviennent pas aux règles. Ils
Journal de la Félicité 407
a
~ n'enfreignent pas les lois. Mais ils ne font pas d'excès de zèle.
t Ils ne nous vexent pas. Ils perquisitionnent avec flegme et sans
s s'imaginer qu'une aiguille, confeél:ionnée avec un bout de fil de
fer pourrait mettre en péril la sécurité de l'État. Ils trouvent le
moyen de sourire avec indulgence, de vous balancer un mégot,
et de résoudre une situation sans recourir aux mesures discipli-
naires. Modérés. La preuve que des ordres criminels, un homme
un peu habile et correét: peut les contourner sans se mettre à dos
la hiérarchie. C'est chose possible.
À côté de l'héroïsme et de la sainteté existe aussi la modéra-
tion, modeste, il est vrai, peu exigeante, mais, elle aussi, d'une
grande valeur. Combien de fois ne sont-ils pas bénis, ceux qui,
en douce, savent appliquer humainement, chrétiennement, à la
roumaine, à l'ancienne, la lettre inflexible.
~e prouve l'existence de matons convenables? ~e le
régime est bon ? ~ il y a tout de même moyen de réaliser, même
dans son cadre, des réformes qui mènent à la liberté?
Pas le moins du monde! ~e prouve-t-elle alors?
~e Dieu est tout-puissant.
Puisqu'on peut trouver ses serviteurs jusque parmi les gar-
diens de prison et les collaborateurs de la Securitate, c'est que le
pouvoir divin n'a pas de limites.
Dans Le Doéfeur ]ivago apparaît un personnage épisodique,
dont les interventions sont toujours bénéfiques: c'est un général
des services de Sécurité nommé Evgraf qui peut tout faire: pro-
curer des appartements, du beurre, du chocolat, des oranges, des
médicaments introuvables dans le commerce.
La présence d'un Evgraf prouve-t-elle que le régime commu-
niste est bon? Elle prouve:
• que dans un régime communiste le Bien ne peut être pra-
tiqué qu 'accidentellement, par des voies détournées &t illégales,
1
c eft-à-dire non conformes aux principes - par conséquent
408 Nicolae Steinhardt

secondaires(conclusion: entre l'idée de Bien et le communisme,


il y a désaccord dans le principe) ;
• que Dieu, qui esl: au-delà du bien et du mal, n'hésite pas
à œuvrer avec n'importe qui et, pour réaliser ses plans ou pour
adoucir les souffrances des gens, à recourir même à des individus
de l'engeance des oppresseurs, comme Nicodème, le pharisien,
qui était l'un des leurs (membre de l'appareil judiciaire), Paul, le
persécuteur, le centurion Corneille, les colleéteurs des douanes ...
Comment fonétionne la parfaite logique démentielle ? En pré-
misses: la bourgeoisie doit périr. Ceux qui ne sont pas avec nous
sont avec elle. En conclusion : envoyez-moi tout ça à la barre de
torture! Admettons que les arrestations de la période 1947-1950
aient eu un caraétère de terreur politique. Celles de 1958-1959
sont pure démence. Le régime est consolidé, toute justification
politique a disparu. Désormais la machine tourne toute seule.
Le balai de l'apprenti sorcier bat la cadence. Le but est oublié.
Avalez, mastiquez.On arrête les spirites, les joueurs de bridge, les
danseurs, les choristes. Le lot des bridgeurs, le lot des spirites, le
lot de !'Archevêché, le lot des auditeurs de radio, le lot des com-
mentateurs, le lot des philatélistes (lors d'un échange de timbres,
l'un d'eux portait l'effigie du maréchal Antonescu).
Sachez, Messieurs, que le Diable se tient à la porte, tout
comme le Seigneur. Mais au lieu de pouvoir citer !'Apocalypse
III, 20, c'est-à-dire le discret: « Voici que je me tiens à la porte et
je frappe, si quelqu'un entend ma voix et ouvre la porte ... », on
citera, en ce qui le concerne, GeneseIV, 7, c'est-à-dire le grossier
« tapi derrière la porte ». Et la folie qui est absence de l'esprit,
du souffle divin, fille en droite ligne de Satan, est là, elle aussi,sa
valise à la main, ou son baluchon au bout d'un bâton, toujours
prête à pénétrer - morose ou déchaînée, Érinye ou épouvantail
à moineaux - dans notre maison, dans notre esprit, dans nos
membres même. Hop-la. PapéSatan, papé Sa.Janaleppe.
Journal de la Félicité 409

Ils n'attendent que cela, qu'on les appelle. ~e ce soit le bien,


le diable ou la folie. La différence es\:dans la manière: digne d'un
seigneur dans le premier cas, digne des « bas-quartiers » dans les
autres.
Heine : Ich rief den Teufelund er kam («J'appelai le Diable
et il vint»). Seulement, les gens du XXe siècle ont pu constater
qu'il n'était pas aussi « charmant» que ce poète progressiste le
croyait.
Maurras écrit que les civilisations sont aussi vulnérables que
les individus, il suffit de leur planter un poignard dans le dos
pour qu'elles périssent.
L'équilibre mental des individus et des colleéHvités n'est pas
moins fragile, il es\:sur lé même fil du rasoir (dt-ce vraiment un
hasard si réapparaît cet objet, utilisé aussi pour tuer.)
~and une entéléchie quelconque devient absolue (même
si elle est bonne) et prend le monopole de tout, la démence est
proche.
Des hommes politiques du genre de Calvin, Robespierre ou
Hitler, qui ne connaissent pas d'autre satisfad:ion et d'autre pré-
occupation que la mise en pratique par des voies politiques de
leur idée fixe, parviennent rapidement à la folie.
Dans un monde qui a rompu avec Dieu, aucun absolu ne
peut revendiquer l'exclusivité.
lan Kott affirme: « Hamlet est fou, parce que dès l'instant
où la politique prend le pas sur tous les autres sentiments, elle
devient elle-même une immense folie ».
On peut aller jusqu'à soutenir que les faiblesses, les marottes,
voire les vices des chefs politiques sont le fondement d'un adou-
cissement et d'une limitation de leur ad:ion, une source de liberté.
Un« pourri» comme Barras (membre du Direél:oire) sera plus
tolérant et fera moins de mal que l'incorruptible Robespierre.
Une chance pour nous, dit un noble personnage de Balzac, que
410 NicolaeSteinhardt

les sœurs de Napoléon aient été des traînées : que serions-nous


devenus sans cela !
Ce paradoxe dt explicable : les vertus sont soumises, elles
aussi, à la relativité et ne deviennent efficaces que mises au ser-
vice du bien divin et pratiquées au nom du Christ. Sinon, les
végétariens, les antialcooliques, ceux qui pratiquent l'abstinence
sexuelle, les travailleurs, les insomniaques peuvent mettre leurs
mérites à la disposition du Démon. L'extase, les moines peuvent
l'atteindre par la prière du cœur, et les drogués par l'héroïne. Le
Seigneur nous a mis en garde, disant que le démon peut emprun-
ter le visage d'un ange lumineux. Del' autre côté du miroir - si je
puis m'exprimer ainsi -, c'est la même chose. Toute souffrance
n'a pas la même valeur. Le mauvais larron a souffert autant que
l'autre, mais cela ne lui a servi à rien. La vertu et la souffrance
sont, par conséquent, soumises elles aussi à la relativité des
choses de ce monde: elles ne sont valables que par le sens qu'on
leur donne.
Il en est de même de la communion ! Tout dépend de la
manière dont on la reçoit: pour le bien et le salut du corps et
de l'âme, pour la rémission des péchés et la vie éternelle, pour la
joie, la santé et l'allégresse - ou comme une punition.
Henry de Montherlant dit dans Port-Royal: « Il y a une
souffrance qui n'est pas féconde, une souffrance morte et qui
entraîne dans sa mort tout ce qu'elle trouve en l'âme autour
d'elle ... Mais attention! Si vous pensiez qu'il n'y a qu'à souffrir
pour être sauvé, vous vous tromperiez fort. On a beau souffrir,
si on est hors de l'Église, cela ne sert à rien. Combien y a-t-il
d'hérétiques qui se sont exposés au supplice, que dis-je? qui le
convoitaient, et qui maintenant brûlent dans le feu ? Le diable,
lui aussi, a ses martyrs ».
~and je raconte Les FreresKaramazov dans la cellule 44 et
que je fais la disl:inél:ionentre la souffrance qui n'est pas toujours
rédemptrice pour celui qui souffre et la souffrance, toujours
Journal de la Félicité 411

sacrée quand on y assiste, le père Ion Pop. se met en colère contre


moi et contre Dostoïevski, et même contre l' Orthodoxie (ce qui
est de ma faute, parce que j'ai trouvé bon d,affirmer que c'était
une conception orthodoxe).
Dostoïevski, parlant des difficultés à créer des personnages
«positifs», dit que la littérature universelle n'en compte que
deux : Don Quichotte et Monsieur Pickwick. « De toutes les
belles figures de la littérature, la plus accomplie est celle de Don
~ichotte ».
Thibaudet pense qu'il est plus aisé pour un écrivain de créer
ce qui lui est inférieur que ce qui lui est supérieur. Il cite comme
exemple Flaubert, Madame Bovary, où Harnais est si vivant et le
professeur Larivière si effacé.
Il convient assurément d'ajouter le prince Mychkine aux
deux noms cités plus haut par Dostoïevski, ainsi qu' Hamlet et
Alceste. Pour ce qui est de la personnalité de Mychkine, Romano
Guardini ose y déceler des éléments christiques: le nimbe qui
auréole sa tête après que Ganea l'a giflé. Dans Pickwick, tous
se comportent, ainsi que l'observait Chesterton, comme s'ils
étaient au paradis. Ici, la bonhomie, la bonne humeur, la bonté
et la gaieté sont les degrés de l'échelle de Jacob.
Mais nulle part le paradoxe évangélique n'est plus évident
que dans Don Quichotte, nulle part ailleurs le problème n'est
posé de façon plus universelle, nulle part ailleurs on ne trouve
un contraste plus déchirant entre ce que nous sommes et ce que
nous voudrions être, ce que nous avons oublié que nous sommes
et que nous devrions être, ce que nous avons fini par devenir et ce
que nous étions destinés à devenir, nulle part ailleurs le rythme
du jeu château-auberge, rustre-seigneur ou homme-ange ne fait
autant frémir.
41 icol.aeSteinhardt

1965
La rradudion de Don Quichotte en roumain (E. Papu, I.
Frunzetti permet d'approfondir la substance de ce livre si
extraordinaire.
Tout comme les traduéèions de Mumu. Pourquoi, se de-
mande Lovinescu, Homère traduit en roumain est-ilplus vivant,
plus savoureux et moins déformé qu'en d'autres langues? Parce
que le roumain a conservé ce parfum de la glèbe que d'autres lan-
gues ont perdu depuis des temps immémoriaux. On peut dire de
la langue roumaine ce que l'on disait de Nicolae Filipescu: c'est
le seul seigneur qui fleure bon la touloupe paysanne.
Les traduéèions françaises qui ont permis à tant de led:eurs
roumains de se glisser furtivement aux côtés de Don ~chotte
sont gracieuses, mais maquillées, mécaniques et froides, les sub-
jonélifs sont somptueux, les artifices de style stérilisants.
Par l'opposition entre éléments latins et orientaux, la langue
roumaine précise le parallélisme Don ~chotte/ Sancho Pança,
reflète sa dualité dans le miroir du langage, l'amplifie, fait res-
sortir en gros plan la bipolarité de la nature humaine, sans avoir
besoin de recourir, comme dans d'autres langues, à la trivialité.
Le chevalier s'exprime dans un vocabulaire issu du latin, son
écuyer utilise tout ce qui est balkanique, turc, levantin, phana-
rioce. Le clivage est ainsi plus intense encore, tandis que le héros
nous semble plus proche : pauvre comme Dionis, fou comme
Calin2D(),noble comme Luceararul 201 , farceur comme Nastratin,
frère aîné de Pa.calaet Pepelea 202 , il esè le type même de l'homme
que le Christ appelle à « mourir à lui-même» afin d'oser
200. Dionis, Cal.in: personnages des poèmes de Mihai Eminescu.
20 l. Luceafàrul: personnage et titre du plus célèbre poème de Mihai
Eminescu.
202. Per onnages du folklore roumain. Des Till l'Espiegle, repri dans la lir~
t r cure du XIX siècle.
Journal de la Félicité 413

« être », d'oser redevenir lui-même, celui des origines. Rendre


sa noblesse, sa divinité à l'homme et au monde, voilà le but des
Évangiles et aussi le thème de Don Quichotte.

Avril 1960

Le plus terrifiant dans les procès au cours desquels l'accusé


avoue et reconnaît tout, c'est que quatre-vingt-quinze pour cent
des faits qu'on lui reproche correspondent à la réalité.
Si ce n' eft ... qu'ils n'ont rien de criminel.
C 'eft la raison pour laquelle les juristes occidentaux se sont
laissé abuser: accoutumés aux formes classiques des procès, ils
ont vérifié la conformité des déclarations et des faits, sans s' in-
terroger sur leur caraétère criminel. Ils étaient si convaincus,
cela leur paraissait si évident, que les faits incriminés étaient des
délits, qu'ils ont considéré les choses comme allant de soi. Ils
n'ont pas révisé les axiomes.
Ce que l'on nous reprochait n'était pas faux. Nous avions lu
des livres de Mircea Eliade, d'Emil Cioran, d'Eugène Ionesco.
Nous étions souvent allés prendre le thé chez Tr., avec son ser-
vice Rosenkavalier 03, y tailler une bavette, nous soulager le cœur.
Rajk, c'est un fait, avait rencontré Tito: pourquoi donc le chef
d'un gouvernemen_tn'aurait-il pas rendu visite au chef d'un État
voisin et allié ?
Une condamnation pour des faits inexifunts aurait été beau-
coup moins grave; une simple erreur judiciaire; il y en a eu.
Giraudoux disait que le naufrage du Titanic avait été un mal-
heur bénin, il participait du rythme de la vie, de la dernière
bonne vie tranquille avant 1914, avant la cataftrophe originale,
inattendue. Soljenitsyne (ou Pasternak) exprime la même chose :
203. ervice à thé en porcelaine appartenant à la « marquise», m re de
Tr.; revient comme un leitmotiv, pour évoquer le réunions d' intellecruels
« conte tataire ».
414 NicolaeSteinhardt

quand la guerre a éclaté en 1941, les gens ont soupiré de soula-


gement: ils sortaient enfin de la fantasmagorie de la terreur pour
marcher à nouveau sur le sentier normal de l'ancestral malheur
des hommes. Jules Romains l'avait perçu, Kafkal'avait prédit: la
police pour les honnêtes gens.
~e font les antichrétiens ? Ils généralisent le péché; tout
le monde est maintenant en état de culpabilité permanente, on
n'est plus condamné pour ce que l'on a fait, mais pour ce que
l'on est.

1968

La conception qu'a Nicolas Schoffer de l'art (l'émotion artis-


tique peut être provoquée en agissant direél:ement sur le cortex,
sans même avoir recours à des moyens esthétiques) n'est-elle pas
une façon d'exprimer l'extase religieuse ?
L'œuvre d'art procure un état semblable à l'hésychasme:
calme+ paix de l'âme+ bonheur, c'est-à-dire un CPAB ~irituel,
parallèle à la formule de base de la vie organique: CHON 204.
Manole: « Ortega nous enseigne de ne pas faire à la nou-
vellemoralel'honneur de la considérer comme une morale nou-
velle. La nouvelle morale n'existe pas, ce n'est qu'un titre que
l'homme-masse donne à son immoralité, à son désir de n'avoir
plus aucune obligation, de ne plus se soumettre à aucune règle ».
Les droits sans les devoirs, mon vieux, c'est comme la lumière
sans l'obscurité et comme la soupe sans la cuillère. Droits et
devoirs, voilà le meilleur exemple de couple invariable.
Ortega écrivait (aux abords de la Seconde Guerre mondiale) :
les gens prennent de nos jours des attitudes tragiques et ils font
semblant de jouer la tragédie, car ils pensent qu'elle n'est plus
possible dans le monde d'aujourd'hui. Ils ressemblent à des
204. Carbone, Hydrogène, Oxygène, Azote.
Journal de la Félicité 415

enfants gâtés qui peuvent tout se permettre parce qu'ils savent


qu'ils ne risquent rien, qui peuvent faire des chèques sans pro-
vision, parce qu'ils savent qu'en fin de compte la famille inter-
viendra pour alimenter le compte. Mais la tragédie est possible.
La guerre et les événements qui l'ont suivie ont confirmé les
dires d'Ortega. À présent, la tragédie est banalisée, elle fait partie
du milieu ambiant, elle est, elle aussi, un élément del' écologie ; la
vérité sur l'immédiateté de la tragédie, le christianisme l'a perçue
dès le début. Dès l'instant où le Sauveur est mort sur la croix,
payant pour nous de son sang et de sa mort, il n'est aucun doute
qu'à la base des mystères qui nous entourent il y ait quelque
chose de tragique. La Résurreétion est joie, mais Gabbatha 205 , le
Calvaire et le Golgotha ne nous autorisent pas à perdre de vue
un seul instant la tragédie.
Pascal ne l'avait pas perdue de vue: « Le dernier aéte est
sanglant, quelque belle que soit la comédie en tout le reste;
on jette enfin ·de la terre sur la tête et en voilà pour jamais».
(Pensées,210)

Boogie mambo rag

... Ah, j'oubliais, l'Hirpano-Suiza, une bonne marque, appa-


raît dans le livre de Pierre Frondaie, L'Homme à l'Hispano, ce
jeune homme qui se suicide parce qu'il a menti a la femme qu'il
aime, il prétendait être riche, alors que c'était un pauvre diable
qui avait jwte emprunté l'automobile d'un ami ... Et lespâtisseries
donc! La meilleure de tout le pays efl sans contefle Embacher a
Fagara1,je mettrais ensuite dans l'ordre Dîmboviceanu a Câmpu-
lung, Manzavinatto a a
Galafi, Flagner Bra1ov, Avghenirides a
a
Balcic; Jassy il y en avait deux, Tufli a Georges,d'égale qualité ...
205. Gabbatha: hauteur en araméen, lithostros en grec (pavement de pierre,
dallage); lieu du jugement de Jésus par Pilate Uean XIX, 23).
416 NicolaeSteinhardt

Et quefais-tu desnouvellesde Negruzzi et d'Odobescu?Et D'in-


térieur de Fântâneruet de La jeune fille morte de Musir ?... À
Bucareflle seulgrand maîtrefut Marinescude chez Orange,sur
le boulevardPache,qui efl alléensuiteau Verdun,il avait travaillé
chez Cap1a,il n'avaitpas sonpareilpour lescremesde marrons...
Les meilleurestruites,queje t'apprennecela,cesont cellesque l'on
fume avecdesbranchesde sapin... Urzica, çasedit ortie,biensûr...
dit DemetriosaMarcellus...
La preuve que les choses ne sont pas si simples, que tout
n 'eft pas rose, qu'il y a sans doute eu au début une cataftrophe,
quelque chose d'effroyable, ce sont les souffrances et les cruautés
depuis le meurtre d'Abel - en passant par le Massacre des Inno-
cents - jusqu'à l'effrayante Crucifixion et n'importe quel crime
sadique. Tout baigne dans un brouillard de sang et de ténèbres,
d'absurdité, de cris d'impuissance et signale sans aucun doute
possible quelque chose de laid, de bouleversant, d'épouvantable.
Le cardinal Newman affirmait bien: « ~e dire de la réalité
de cette souffrance humaine qui déchire le cœur et brouille la
raison? Je n'ai pas d'autre réponse: ou bien il n'y a aucun Édifi-
cateur ou bien la société vivante des hommes se trouve vraiment
chassée de sa présence ... s'il existeun Dieu, puisqueDieu exifte,
cela veut dire que l'espèce humaine eft impliquée dans je ne sais
quelle calamité originelle ».

Jilava, mars 1962

Le peintre Georges Catargi, le miniaturiste, eft un conteur


extraordinaire - et il en a à conter! Né à Reni, il a connu la vie
de sybarite que menaient les grands propriétaires terriens de la
région avant 1914. Ils avaient leur club, conftitué et régi par
les règles et les coutumes de ceux de Londres; ils s'habillaient
à Paris, c'est tout justes' ils ne faisaient pas laver et repasser leur
linge de corps à l'étranger, comme Alexandru Marghiloman.
Journal de la Félicité 417

Catargi avait fait ses études à Odessa et à Saint-Pétersbourg,


il avait été officier dans l'Armée rouge, il avait accompagné la
reine Marie dans un voyage autour du monde.
La miniature étant un genre rare (il n'avait eu qu'un seul rival,
un Suédois), il avait gagné beaucoup d'argent et avait organisé
des expositions dans divers pays, parfois fort lointains, l'Afrique
du Sud.
Arrêté et condamné pour avoir pratiqué le spiritisme et soi-
gné par le magnétisme, il ne perd pas une occasion de parler -
avec conviél:ion - des horoscopes, de l'hermétisme, des impul-
sions psychosomatiques, des pyramides, de la civilisation Maya,
des ruines du Yucatan, des statues géantes de l'île Rapa Nui, des
procès et des secrets des Templiers. Pour lui, Moïse est, natu-
rellement, le neveu de Ramsès II, fils de sa sœur, les Égyptiens
sont allés en Amérique, l'Atlantide est la mère de toutes les civi-
lisations, de toutes les initiations, les soucoupes volantes trans-
portent des extraterrestres qui nous sont bien supérieurs.
Je l'écoute plutôt froidement. Jusqu'au jour où, demeuré
pratiquement sourd de l'oreille droite à la suite du traitement
appliqué par le lieutenant Onea, j'accepte de me faire faire des
passes magnétiques. Après une dizaine de séances,j'entends de
nouveau parfaitement! Catargi s'en réjouit de tout cœur: nous
prenons rendez-vous pour nous voir, après notre libération. Il
habitait tout en haut d'une belle villa de couleur rouge, sur la
colline Patriarhiei («du Patriarcat»). Il me préparerait toutes
sortes de mets exquis, car il était gourmand et fin gastronome -
tout particulièrement bretzels à l'anis, fourrés d'un mélange de
beurre, d'anchois et d'olives et passés au four.
La saveur de ce plat à la fois simple et biscornu, servi dans la
tour à vue panoramique sur toute la ville, me restera inconnue.
George Catargi s'est éteint (le cœur) peu de temps après ma gué-
rison et sans m'en vouloir de m'entendre répéter sans cesse que
je ne pouvais pas voir dans Jésus-Christ un simple grand initié,
418 NicolaeSteinhardt

responsable du syftème solaire ou un être supraterrestre, dont les


concitoyens ont ravi le cadavre, du tombeau creusé dans le roc,
où plus jamais personne ne fut placé.

Décembre 1955

Virgil Când.: « Certains me disent: "Je mènerais une vie


chrétienne si je pouvais ... si je me trouvais dans des conditions
favorables... si c'était ... mais dans un tel contexte, c'est impossi-
ble ..." » Et je leur réponds: « C'est cela la vie qui t'est impartie,
c'efl celale lot que tu as tiré; c 'efl maintenant qu'il te faut être
chrétien. Si tu attends d'avoir du confort et du temps libre, et
que reviennent la tranquillité et l'aisance, que la patronne aille
faire le marché et qu'on trouve du fromage dans toutes les épi-
ceries, tu pourrais bien perdre l'occasion d'être ce que tu dis
vouloir devenir. Tu dois pouvoir t'avouer chrétien n'importe
où, dans le train, au sous-sol, parmi les imbéciles, dans un espace
locatif commun, sur la croix, dans une chambre de passage, et
même en faisant la queue ».

1961

Il n'avait pas évoqué la prison, il savait que là-bas, c'était facile.


Je me rappelle ses paroles à l'occasion d'un interrogatoire que
je subis à propos de Virgil Când., Paul Sim. et Al. El.
Du point de vue de notre pleine et entière responsabilité, je
crois que les philosophes existentialistes ont raison, les excuses
du type « les circonstances ne s'y prêtaient pas» ne sont invo-
quées que par des êtres faibles et indécis. Pour les fortes person-
nalités - celles qu'Alain qualifiait de « natures de crocodiles>>:
Goethe, Descartes, Stendhal, Spinoza - les circonstances sont
plutôt ce que l'hiftorien Arnold Toynbee appelle challenge,un
défi, un aiguillon.
journal de la Félicité 419

Ceux qui ont quelque chose à dire et à faire ne se laissent pas


clouer sur place par un événement, par « un malheur». Mon-
sieur Barthélémy dut intempestivement sortir du Temple pour
faire place au couple royal qui devait y être emprisonné à l'au-
tomne 1792. Le problème de son expulsion, la dispersion de son
mobilier devinrent l'affaire de toute sa vie, qu, il consacra entiè-
rement aux procès et aux interventions susceptibles de lui rendre
ses biens. Seuls des gens de cet acabit peuvent être arrêtés en che-
min par des occupations aussi triviales. Si déplaisante, si injuste
qu,ait été sa mésaventure. Les autres passent comme un express
qui ne s'arrête pas dans les petites gares, ils avancent comme des
estafettes, leur message serré dans leur poing ou sur leur poitrine.
En fin de compte, les circonstances sont presque toujours
pénibles. Et tout le monde - comme le démontre Alain - peut
obtenir non pas ce qu'il dit souhaiter, mais ce qu, il veut véri-
tablement avoir; ce qui se gagne par des sacrifices sans réserve,
par une obstination acharnée, en dominant sa paresse, en faisant
taire ses scrupuleuses hésitations.
Les circonstances ne peuvent servir d'excuse qu'aux ratés et
les ratés - sur le plan social (c'est un d'entre eux qui l'affirme)
ou sur le plan spirituel - sont ceux qui baissent les bras, ceux qui
n'avaient pas de message ou qui n'y tenaient pas assez. (Ou bien
qui ne l'avaient pas reçu assez clairement).
La consolation est autre chose, l'adage anglais l'exprime bien :
l'important n'est pas de vaincre, mais de lutter jusqu'au bout.
La viétoire n'est pas indispensable.C'est la lutte qui l'est. Ne
pas se rendre dès les premiers assauts, comme les sociaux-démo-
crates allemands en juillet 1932.
La chèvre de monsieur Seguin, le loup l'a mangée ; mais au
matin, après qu'elle se fut battue toute la nuit.
C'est cela notre unique devoir sacré : s'il nous faut tomber,
que ce soit à 1'aube.
420 NicolaeSteinhardt

Mais, dit le père G. T., il en va autrement dans la religion


chrétienne: il faut vaincre. N'accèdent au ciel que ceux qui ont
été vainqueurs dans la guerre menée contre Satan. Malheur aux
vaincus!
Pour ce qui est de cette auberge, en laquelle Don ~ichotte,
l'enveloppant et s'enveloppant de magie, demande aux paysans
de voir un château (château dont les héritiers libres et légitimes
sont comme ces fils appelés à devenir parfaits par un père par-
fait), !'Américain Henry David Thoreau a dit, lui aussi, quelque
chose de juste : « Si vous avez bâti des châteaux en E~agne, vous
n'avez pas œuvré en vain, car c'est là que tous devraient se trou-
ver. Maintenant, bâtissez aussi les fondations ».

Bucarest, septem.bre 1964

Bien que j'aie l'expérience de la félicité qui suit le baptême,


j'attends, avec une grande curiosité, ma première communion
dans une église.Je ne suis pas déçu. Je suis allé à l'autel en trem-
blant et j'en suis revenu inondé de joie et de calme. Au détache-
ment euphorique que procure, paraît-il aussi la drogue, s'ajoute
ici le désir de faire du bien aux autres, une compréhension
impartiale de tout homme ; non pas la gentillesse légèrement
hystérique de celui qui a reçu une bonne nouvelle et qui se sur-
passe en bienveillance à l'égard de tous, mais une résolution plus
profonde de bien se comporter. Oui, comme l'a promis la reine
Viél:oria au début de son règne: J shaUbegood206 ~
Mais aussi un souci. On se sent bien plus re~onsable, plus
redevable. (Luc 12,48: « À qui l'on aura beaucoup donné il sera
beaucoup demandé et à qui l'on aura beaucoup confié on récla-
mera davantage ».) Et que peut-il y avoir de plus que la chair et
le sang eux-mêmes ?
206. « Je serai bonne ».
Journal de la Félicité 421

Jilava,196 l

Le fondateur de la seéte adventiste, qui avait fixé comme


terme de la seconde venue du Seigneur l'année 1844 (d'abord
le printemps, puis l'automne), les Témoins de Jéhovah et les
millénariftes font tous fi des paroles du Rédempteur (voir Mat-
thieu 24,36 et Luc 17,20), où il est dit que « la date de ce jour et
l'heure, personne ne les connaît, ni les anges des cieux, ni le Fils,
personne que le Père seul ».
Les calculs de ces seél:ateurs se fondent sur des inte"rprétations
osées et présomptueuses de certains textes obscurs des prophé-
ties de Daniel, d'Ézéchiel et de l 'Apocalypse.
L'Église catholique romaine a bien raison d'interdire aux
laïcs de lire et d'interpréter seuls !'Apocalypse.
Des scènes apocalyptiques, il y en a eu constamment dans
l'histoire et il se peut que la vérité soit simple (conséquence des
derniers mots de Luc VI, 4) : les époques de catastrophes sont
une constante de l'humanité, un paramètre du monde qui vit
sous le signe de la malédiél:ion. Les signes sont nombreux à
chaque fois, et beaucoup s'enorgueillissent, croyant participer
aux grands derniers instants. Il existe une tentation (vaniteuse et
impatiente) de la fin.
Le mystère du jugement dernier est bien gardé et les tentatives
puériles de le percer sont comme un défi aux paroles du Seigneur.
À propos de l'égalité en tant que passion: « Le désir d'égalité
es\: ce qui a provoqué la chute de Lucifer ». ( saint Grégoire de
Nazianze);
La Bible n'est pas un livre exemplaire ( Catéchumedes évêques
catholiques hollandaù).
Cette porte, faite tout exprès pour chaque homme, qu'évo-
que Kafka dans l'apologue de la fin du Proces,confirme mon
opinion que nous avons tous une tâche, divinement impartie.
La Divinité nous offre, sous diverses formes, de nombreuses
422 Nicolae Steinhardt

occasions de la remplir, au cours de notre vie, mais nous ne pou-


vons pas nous y souftraire; nous y revenons toujours, c 'eft à elle
que nous renvoient l'orbite sur laquelle nous nous mouvons, les
hasards que nous rencontrons, les choix qui s'offrent à nous.
Certains l'appellent « le deftin », et d'autres s'y réfèrent, je
crois, quand ils disent que la liberté consifte à accepter la néces-
sité. Si bien que le hasard eft pour chacun limité, spécifique.
Le chrétien reconnaît tout cela, mais il sait quelque chose
de plus: la foi eft la suprême arme secrète qui annihile toutes
les nécessités, les circonftances et les situations, et pulvérise
le hasard.
Je considère comme un signe de noblesse la capacité de parler
d'un adversaire avec respeét et tolérance. Par exemple, la façon
dont le Catéchismedes évêquescatholiqueshollandais clôt le cha-
pitre consacré aux sanglantes guerres de religion du XVIe siècle:
« Puisse le sang de tous porter ses fruits ».

1935
Bien que, selon la logique maurrassienne, nous ayons dû
adopter la ftriél:e et traditionnelle forme de religion dans laquelle
le hasard nous a fait naître, nous avons, après notre expérience de
la synagogue orthodoxe, fait un tour par le temple Choral, situé
plus au centre, plus vafte, plus élégant, avec orgues et chœurs.
Mano le n'apprécie guère l'atmosphère libéralo-proteftante,
mais il espère que nous n'aurons plus à entendre des choses du
genre des flammèches 207 •
Il ne se passe pourtant guère de temps avant que celui qui
se plaît à se nommer « Chef rabbin, sénateur, doél:eur I. Nie-
mirover », le supérieur du temple, ne devienne l'ennemi n °
1 de Manole. Le grasseyement, la panse trop rebondie de
207. Rappel du mélange de yiddish et langue du pays qui les avait fait fuir de
la synagogue du rabbin G.
Journal de la Félicité 423

l'ecclésiastique, ses vêtements civils agressifs, ses périodes ora-


toires embrouillées, sa philosophie rationaliste à l'excès et ses
sourires complices l'énervent, le font penser« à cette écœurante
habitude maçonnique de vous chatouiller la paume de trois doigts
en vous serrant la main, ou aux trois points sous la signature».
Il s'avère de plus que les propos du chef rabbin utilisent un
roumain bizarre et sont psalmodiés sur un air bien fait pour
choquer les oreilles d'un riverain du Danube. Lors d'une com-
paraison historique, l'emploi du mot Catalina, certainement dû
à un lapsus, met fin à notre aventure « chorale » : Manole ne
veut plus mettre les pieds au temple, ni entendre davantage le
sénateur-doél:eur.
Après la Résurreél:ion, le Sauveur passe à travers des portes
verrouillées. Si nous nous bornions à considérer comme mys-
tères seulement ce genre de choses, nous tomberions dans le
sensationnel, nous mêlerions le Christ aux fakirs et aux thau-
maturges. Les mystères, dit le Catéchume des évêques catholiques
hollandau, décrivent un cercle infiniment plus vaste. Il y a un
autre miracle, véritablement grand, et à même de nous donner le
frisson: c'est la présence, partout, et en même temps du Sauveur.
Nous le négligeons comme s'il n'était pas, Lui, le plus impor-
tant; nous nous laissons trop retenir par un miracle de parcours,
qui risque de devenir (quelle que soit son authenticité) une
pierre d'achoppement pour les esprits faibles.
Plus tard, en 1936, la polémique entre les journaux Universul
et Dimineafa fait aussi perdre patience à Manole et l'inquiète.
Il rédige une lettre dans laquelle il se désolidarise de la presse de
Sarindar, une lettre sobre et dure qu'il veut faire signer par la
communauté juive et ses responsables religieux. Nous n'avons
aucun succès, on nous considère avec mépris et hostilité. Napo-
léon Arie, membre, comme Manole, du parti conservateur dirigé
par Grigore N. Filipescu voudrait nous aider, mais il n'est pas
assez influent. Une nouvelle lettre, signée seulen1ent de Manole
424 NicolaeSteinhardt

et de moi-même, est conçue et rédigée, mais elle ne mène à rien,


elle non plus.
Tous ceux, savants ou hommes ordinaires qui, en réponse aux
grandes questions que l'homme se pose sur sa raison d'être en
ce monde, sur l'univers et la vie, sur la souffrance et l'injustice,
acceptent des phrases du type: l'univers existe depuis toujours et
il sera toujours, la vie est un phénomène naturel, le hasard a tout
créé, la pensée est la forme supérieure de la conscience humaine,
tous prouvent qu'ils sont bien peu exigeants. Des réponses de
ce genre ne sont que des stéréotypes simplistes et trouvent leur
équivalent dans le: « Tais-toi quand tu me causes».
Bien au contraire, rien n'est naturel, tout est étonnant et
merveilleux. L'évolution est un mystère et une merveille. Les
questions que la conscience se pose sont un mystère. La nature
et ses lois implacables sont une merveille. Nous sommes cernés
par des énigmes qui fondent sur nous avec une obstination plus
constance que les rayons cosmiques. Ni la bêtise ni l'indifférence
ne peuvent, en fin de compte, constituer un champ magnétique
qui nous en protège, comme le grand champ magnétique de la
terre qui amortit le choc des mésons.L'angoisse (ou l'exaltation)
finit toujours par ébranler n'importe quelle âme, si obtuse soit-
elle : dans une cellule de prison, sur un liede souffrance, à l' ins-
tant de la mort ou, sans crier gare, en pleine rue, sur une route en
ligne droite. Tout fait est anti-destin. Toute œuvre est anti-na-
ture. Toute décision est anti-néant. L'amour du prochain (dit
le Catéchumedes évêquescatholiqueshollandau) est un mystère
de la foi. L'amour et le pardon ne sont pas naturels. Ce qui est
naturel, c'est le deuxième principe de la thermodynamique.
Chestov: le développement de l'univers n'est pas le moins du
monde naturel, ce qui serait naturel, ce serait qu'il n'y ait abso-
lument rien, ni univers ni développement.
L'homme lui-même est un mystère, car il est habité par la
divinité - saint Augustin: « Dieu fit l'homme à son image,
Journal de LaFélicité 425

pour ce qui est de la pen ée: c'est la qu, est l'image de Dieu. Voilà
pourquoi la pensée ne peut même pas se comprendre elle-même,
car elle est image de Dieu ». Mens ipsa non potefl comprehendi
neca se ipse ubi efl imagoDei.

1965

Il y a dans cet art que je rencontre à ma sortie de prison un


ascétisme, un renoncement à la matière - lessù more208 -, une
aspiration aux formes pures, à la géométrie, qui serait « la bonne
essence », celle que n'auraient pas corrompue les multiples
contingences de la réalité. Une sorte de manichéi me. Ou, en
tout cas, de pauvreté. franciscaine : la matière et la nature ne ont
pas mauvaises à proprement parler, plutôt méprisables, parce
que secondaires. La tendance est platonicienne pour ce qui est
des matrices, des essences, des modèles.

1964, l'automne
Projet de lettre à Bruxelle : Je sais, Manole, que là-ba , dan
con lointain Bruxelles, tu net' es pas fâché; tu a hau é le épaule
et peut-être souri. Même si cela t'a fait un peu mal, l'égotisme
intelligent dont, m'as-tu écrit, tu es à présent l'adepte, comm
Stendhal à Civitavecchia, ver la fin, t'engageait à ne pa insi ~er,
à ne pas accorder trop d'importance à une nou ell urpri e d la
vie. D'ailleurs, cout comme moi, il y a longe mps qu tu a recir'
le verbe « s'étonner » de ton vocabulaire.
Je ce dois le peu de bon sens dans lequel je pui m réfugi r
je te dois d'avoir réus i, plus tard que le autr , à m'ori nt r un
peu dans ce monde, compliqué pour moi ; j t doi d'" tr • orci
du marasme des mensonge conventionnel propre a l' 'poqu

208. < Moin , 'e t plu ».


42 i ol Sti i11hardt

et à la société de notre jeunesse d erre entré en relation avec des


gens aussi honorables que Tocqueville Guizot Royer-Col-
lard de Broglie Prévost Paradol et je ne sais combien de lords
de la justice de spécialistes du droit confütutionnd, conformé-
ment à ton principe que si nous ne pouvions fréquenter l 'aristo-
cratie, nous pouvions tout au moins la rechercher à la Chambre
des lords ou parmi les doétrinaires et sénateurs romains. Bien des
années avant Raymond Aron, tu as su me prouver que l'opium
des intdleétuels se nomme socialisme; tu m'as arraché à l' in-
fluence de la presse de Sarindar, de sa sottise infatuée et de ses
illusions aveugles; ru m'as facilité la compréhension de ce que
presque tous ceux qui vivent dans la même partie du monde que
toi ne peuvent comprendre, eux qui se débattent de toutes leurs
forces pour en arriver là où nous sommes, ceux d'ici.
Tu as supporté avec beaucoup de patience mes caprices d'en-
fant gâté, mes préjugés de led:eur exclusif des volumes français à
la mode. Tu m'as révélé les forces de l'espace danubien et, me les
révélant, tu m'as renforcé dans l'amour de la terre où je suis né
et ru m'as confié à elle. Et avec quel entrain nous parcourions les
restaurants du côté de Vacare~ti209 avec les sionistes, à qui nous
flanquions à la figure que nous ne serions jamais de leur côté,
mais qu'ils nous plaisaient, parce qu'ils étaient tout d'une pièce
et ne s'inclinaient pas devant la bêtise! Et quels bons moments
nous avons passés chez Duqué, place Rosetti, projetant l'histoire
du parlement roumain ou bien écrivant ensemble, affirmant les
choses les plus anticonformistes (anticonformistes vis-à-vis du
milieu dans lequel nous vivions, de fait, tu les qualifiais de libé-
ralo-conservatrices) ! Et comme nous préparions bien nos exa-
mens, au fond du jardin du côté de la rue Vaselor, sous le noyer,
1'été venant, quand ta mère, admirant, mais aussi méprisant un
1
209. ~nier juif de Bucarest jusqu à répoque de Ceau~escu qui le fic
démolir.
Journal, de la Féliâté 27

peu notre zele estudiantin, nous apportait, er le soir de l eau


fraiche et de la confiture de roses.
ous nous sommes toujours entendus et nous pouvons nous
entendre encore, bien que j'aie pris la voie des filles de Moses
Mendelssohn 210 , dont ru te moquais. Je suis allé dans des en-
droits ou toi ru n'es pas allé, dans une sone d'apesanteur. Tout
effon d, imagination est vain. Ils ont beau être bien intentionnés
et savoir des quantités de choses, ceux de Houston, ils n'ont~
été en état d'apesanteur, eux. Il ne peut y avoir qu'un dialogue de
sourds entre ceux qui ont été en apesanteur et ceux qui ne l'ont
pas été. Ne tombons pas dans ce ridicule.

Bucarest, 1971

Le péché contre le Saint-Esprit: celui qui ne se pardonne pas.


Je me demande si ce ne serait pas d'humilier la personne de
notre prochain, qui es\: à l'image de Dieu. Puisque nous prou-
vons notre amour pour Dieu en aimant notre prochain (c'es\:-à-
dire sa créature), ne blasphémons-nous pas en le haïssant et en
le bafouant, en le réduisant au rang d'objet,en le traitant donc
comme s'il était privé d'âme? Le chrétien serait-il incapable
de comprendre ce que Simone de Beauvoir a si bien précisé:
que le fondement de toute morale est de respeéter la libené de
l'autre, de le considérer comme un être dont la libené ne peut
être violée ?
Je crois à la quasi-identité de ces deux mots: esprit et liberté.
Je crois qu'en ravissant la liberté à l'homme nous le privons du
sceau de l'esprit.
Les procédés d'une enquête pénale fondée sur l'idée que « la
justice est une forme de la lutte des classes » et les procès avec
210. Moses Mendelssohn (1729-1786), philosophe juif, grand-pèr du
compositeur Félix Mendelssohn.
428 Nicolae Steinhardt

<<aveux complets », où l'accusé est amené à se traîner lui-même


dans la fange jwqu'au bout de la nuit - la nuit où Judas vend
Jésus, la nuit au bout de laquelle Céline nous emmène - tout
concourt à dégoûter l'homme de lui-même, à le faire se haïr à
mort. La vie qu'il a sauvée par sa trahison ne vaut plus rien à
ses yeux. Contraint de reconnaître qu'il est descendu au dernier
degré de l'échelle, il ne peut plus endurer son moi. Dépouillé de
sa liberté, il ne peut même plus se libérer de lui-même et prendre
sa croix: n'a-t-il pas détruit et brûlé tous les ponts qui le reliaient
au monde de l'dprit? Ce sont là des exemples vivants du mys-
térieux, de l'unique péché, pour lequel Jésus dit clairement qu'il
ne peut y avoir de pardon.
Qiont fait d'autre les officiers de ce vaisseau américain de
l'Atlantique en livrant aux Russes le marin lithuanien qui était
parvenu à se réfugier à bord de leur navire ? Ils ont invité les
Russes à bord et le leur ont remis en mains propres. Comme
un objet. Les Russes ont commencé à le rouer de coups sur-le-
champ. Le marin hurlait et suppliait qu'on ne le livre pas. Ils
l'ont livré.
Le président Nixon (à son époque, François-Ferdinand, lui,
s'était montré plus indigné en apprenant que l'on n'avait pas
donné au colonel Redl, traître et espion avéré, la possibilité de se
confesser et de communier avant sa mort) a pris quelques vagues
mesures administratives et il y eut quelques démissions. Mais je
suis convaincu que Dieu n'a pas considéré les choses avec autant
d'indifférence. « ~conque reçoit un petit enfant comme
celui-ci, en mon Nom, me reçoit 1noi-même. Mais si quelqu'un
scandalisait un de ces petits qui croient en moi, il vaudrait mieux
pour lui se voir passer au cou une pierre de moulin et être jeté à
la mer». (Matthieu 18,5)
Le Christ fut doux et humble de cœur, mais il a aussi été
homme en son temps, pleinement, et une fois au moins ils l'ont
Journal de la Félicité 429

fait sortir de ses gonds, lui aussi, quand il a pris le fouet pour
chasser les marchands du temple.
L'atroce scène du navire américain où la cruauté, la méchan-
ceté et l'imbécillité aveugle (qui est un péché) se mêlent inti-
mement en sordides parts égales ne peut pas manquer d'avoir
révolté aussi le Christ, celui de la Trinité, qui porte encore là-haut
ses stigmates et qui - nous le savons bien - s'entend parfois aussi
à punir. Malheur donc à ce capitaine, à ces officiers, à ces mate-
lots; il n'y en a pas un qui ait protesté, qui ait levé la voix, qui ait
esquissé un geste, qui se soit immolé par le feu; malheur à eux et
à tous ceux qui - comme le dit Kierkegaard - tombent entre les
mains du Dieu vivant.
J'ai ma propre opinion concernant l'expression « Dieu
vivant»: il ne s'agit pas seulement du Créateur éternel, mais du
Dieu d'Abraham, d'Isaac, et de Jacob, c'est-à-dire des vivants,
des morts, celui qui s'intéresse à ce que font les vivants. Et plus
encore du Christ crucifié, en qui frémit, même encore au ciel, le
souvenir de l'impitoyable hypocrisie, de la bêtise viétorieuse et
de la méchanceté des fonétionnaires du monde.
Ils auraient bien pu attendre quelques heures, en tout cas,
les Américains de ce navire de l'Atlantique : demander l'avis du
commandant suprême del' armée. La hâte, toujours la hâte imbé-
cile d'appliquer « les dispositions ». La même hâte que dans les
recommandations de Caïphe - et la même façon d'invoquer la
prééminence de l'intérêt général sur les droits de l'individu.
Nelson, à Copenhague, est, lui aussi, un officier discipliné
et pourtant il n'obéit pas à l'ordre donné. Il ne l'a pas vu. Un
prince de Hombourg habile et doué du sens de l'humour.C'est
toujours ma vieille idée: il n'est point nécessaire de faire tou-
jours preuve d'héroïsme et de se sacrifier, il suffit seulement de
ne pas faire de zèle, de ne pas se hâter, d'être un tout petit peu
430 1 0

habil~ Car l habileté peut erre mi e u servi e du Bien qui, lui


ne repousse ucun serviteur. Il a au i une , 11 pi 11•
.Il eft encore un cas où le Christ frapper je crois : celui du
seul communiste qui par un processus de transfiguration est
parvenu à la sainteté et au martyre Imre ag . Combien 1'e5prit
souille librement et comme il est surprenant par le choix de ses
demeures! Choisir lame d'un militant qui d abord (et pendant
de longues années) a fuit preu, e d un zèle stalinien inattaquable
et qui possédait une merveilleuse paire de moufuches dignes
du plus orgueilleux Feldwebe/-L! Cependant chez cet homme,
au visage typique d'emplo é de l'Adminifuation aufuo-hon-
groise ou de notaire transylvain (on dirait Zachée, non ? Ou le
douanier Lévy ou la trop fardée Maddeine, ou tous ces pêcheurs,
sans doute ventripotents?), il se produit en l'espace de dix jours
seulement (le temps est limité comme dans une pièce classique)
une transformation totale. Au bout de ces dix jours I. Nagy est
un autre. Il n'a pas changé de politique, il a changé d'âme. Celui
qui parle à la radio n, est pas un homme politique honnête, c'est
un inspiré qui parle, un de ceux qui ont compris.
Puis vient la trahison. Le transfiguré est vendu par ceux
qui l'hébergeaient (l'ambassade yougoslave de Budapest). Les
grandes puissances ne lèvent pas le petit doigt en faveur de celui
que l'on conduit au sacrifice. Finalement nous nous mêlons,
nous aussi, de cette sale histoire et nous tachons nos mains de
sang, en le recevant sur le territoire de notre pays (un pays où la
loi sacrée de l'hospitalité est, en principe, plus vénérée que toute
autre) et en acceptant qu'il soit emmené et assassiné. Puisse son
sang ne pas retomber sur nous et nos enfants !
De tels aétes s,apparentent à celui de Judas, a/ 'échellehumaine
(comme dirait Léon Blum). D'ailleurs, quand les communistes
211. « Mensonge pieux ».
212. «Adjudant».
journal de la Félicité 431

se sont mis à se quereller entre eux, ils n'ont pas hésité à recou-
rir à un nom honni des chrétiens pour caraétériser Tito, devenu
brusquement une « incarnation de Judas ».
Rabaisser son prochain est un péché contre l' Esprit-Saint,
car c'est une dépersonnalisation. En obligeant un accusé à recon-
naître, à dénoncer ses amis, à demander lui-même d'être puni, à
se souiller et à se compromettre irrémédiablement, on lui ôte son
âme.C'est le sens profond de cette expression, à laquelle les Asia-
tiques sont si sensibles :perdre laface (la face, l'image divine).
Le satanisme progresse, lui aussi, il ne va tout de même pas
être le seul à rester à l'écart de l'évolution: auparavant, la viétime
était torturée et tuée. Maintenant, on lui prend aussi son âme,
pour qu'elle reste - spirituellement - écorchée vive. Comme
Peter Schlemihl sans son ombre.
Comment appelle-t-on donc un corps sans âme ? Un cadavre.
Avant d'avoir été exécutés, ceux qui avaient totalement perdu
la face dans les procès avec aveux complets ont été pendant
quelque temps - entre la sentence et son application - de véri-
tables morts-vivants.

Gherla, cellule de quarantaine 77

Je ne me fais pas une idée très claire de ce que pouvait être


la cellule de Montecristo, mais dans les prisons où je passe, il y
a tout, sauf du silence, et s'il y a bien un endroit où je n'ai pas
l'impression de me trouver, c'est la tombe.
lei règne au contraire une agitation incessante, pire que dans
le métro en Amérique. Du taylorisme. Des secondes comptées,
des nanosecondes ! Cauchemar du temps fraétionné, employé
jusqu'à la démence. Dix-sept heures par jour. Vingt-cinq mil-
liards deux cents millions de nanosecondes. Et sans arrêt, tout le
temps quelque chose.
432 Nicolae Steinhardt

Le cachot souterrain, obscur et humide, où l'on est livré à la


solitude et à l'oubli au fond d'un trou, c'est une torture. Mais
c'en est une aussi que d'être dans une cellule surpeuplée, dans
le tourbillon d'un « emploi du temps non-stop» et sous une
surveillance de chaque instant ; là, le calme est aussi imaginaire
qu'ailleurs les ondines ou les dragons.
On pourrait parler également du péché de paresse, mais aussi
de ~on contraire, de l' autr~ extrême: l'agitation, le va-et-vient
incessant, l'obsession del' utilisation du temps. L'épuisement. La
précipitation. Le carrousel du diable. La ronde démoniaque de
a
la Faim la Soif. Mais le _Christ, que nous promet-il? Le repos.
~e nous laisse-t-il? Sa paix.

Novembre 1960

Nous arrivons à Gherla, éreintés, fourbus, engourdis, com-


plètement ankylosés. De l'endroit _où nous descendons, nous
pouvons apercevoir des petites maisons et des ruelles étroites.
C'est une journée de fin d'automne, froide et pluvieuse. Nous
pataugeons dans des mares d'eau et de boue. Après un inter-
minable voyage dans un wagon-cellulaire bondé, l'air et la
bruine sont un vrai bonheur. •
Au lieu de fourgons cellulaires, ce sont des camions ordinaires
qui nous attendent. Nous y sommes entassés, compressés dans
des positions bizarres, absurdes, comme les malheureux suppli-
ciés au garrot des illustrations de Goya, puis on nous recouvre
de bâches.
En route, en soulevant unpeu les bâches, nous voyons luire
par intermittences des rues défoncées, des réverbères, des gens
pressés; des serviettes, des seaux, des fichus noués sur la tête.
Puis un bâtiment carré, haut, éclairé: la prison. Les propor-
tions du bâtiment et les lumières suscitent une étrange impres-
sion accueillante. Moment de folie : le souvenir d'une arrivée à
Journal de la Félicité 433

Br~ov, à l'hôtel Corona, un soir, vers l'automne, avec maman.


La délicieuse odeur des grillades qui s'échappait du restaurant.
Un groom se précipite pour prendre les bagages. La porte à tam-
bour. Des sourires de tous côtés.
Nous sommes reçus à coups de bâtons et de massues noueuses.
Amis très chers, si vous cherchez une préparation sérieuse
sans déconvenue, pour la vie, d'accord pour les études : deve-
nir ingénieur, c'est bien; avoir un métier, c'est encore mieux,
c'est de l'or; la technique dentaire, la soudure, c'est parfait - les
langues étrangères, la bibliothéconomie, c'est bien aussi. Mais,
de même que pour comprendre ce qui se passe de nos jours, le
mieux est d'étudier le déclin de l'Empire romain - Montes-
quieu, Gibbon, Mommsen, Ferrera, et surtout Roftovtsev -, de
même, la méthode la plus sûre pour éviter les surprises de la vie et
pour leur faire face avec calme, la préparation la plus solide, c 'eft
l'étude du Calvaire et du Golgotha. Voilà une école pratique et
technique, c 'eft elle la véritable école professionnelle pour le
métier d'homme en ce monde.
Puisque l'individu n'a de pouvoir que sur le langage, qu'il ne
peut pas en sortir et qu'il ne peut communiquer que par lui - dit
Brice Parain - que peut-il faire? Il n'a pas le choix, il doit parler.
Par des mots on peut affirmer la vérité, par des mots on peut
apporter la tranquillité et le bonheur.
Les aérions ne sont que des mots, elles aussi, car elles peuvent
servir seulement à l'affirmation de la vérité.
Deux précisions : il faut avoir quelque chose à dire. C'est
pourquoi les gens qui pensent et sont sensibles parlent rarement.
Et la réciproque: « Se taire ! Chose difficile quand on n'a rien à
dire!» (Michel Corvin). Et il faut que les mots soient conver-
tibles, comme la monnaie. Pour les mots, la convertibilité se fait
en ades, non en or.
Brice Parain : Le courage paye comptant. La parole est per-
fide. Elle s'eft retournée contre nous parce que nous n'avons rien
434 NicolaeSteinhardt

fait pour elle... Elle n'a produit que du désespoir ... Le courage,
quand il eft grand, peut se contenter de ce qu'il fait à lui seul. La
parole, pour être vraie, doit aussi être accomplie.
C 'eft encore Brice Parain qui confirme en tous points la thèse
chrétienne essentielle sur la vie et le but de la création : « Notre
seule richesse, qui est la joie de vivre ».

Bucarest, novembre 1970

Incinération à l'horrible crématoire: cette salle de style


franc-maçon, Iorga aurait dit « synagothique », et le disque qui
grince et grésille pendant plus de trois quarts d'heure avec de
longs fadings dus à l'usure mettent encore plus mal à l'aise les
assistants. Ici, plus encore qu'au cimetière, on sent à quel point
chacun est seul.
(Le cochon tué à Clucereasa, avant Noël, et dont on flambe
les poils dans la cour pendant que - tout autour - les autres
cochons gambadent et grognent gaiement. Ou les poules et pou-
lets qui se précipitent pour avaler les intestins et la peau de la
poule quel' on vient de plumer; ils picorent attentivement, n'en
laissent pas une miette.)
Tout le monde est debout de part et d'autre d'un catafalque
recouvert de tissu. Chez les Indiens ou les Romains, le bûcher
qui brûlait était un s},eél:acle,provoquait une participation. À la
campagne, il y a la terre, les pleureuses, les prêtres, la nature. Ici
il n'y a que l'attente, l'ennui au son d'une musique pompeuse et
stridente, le vide et la solitude de chacun. Une sorte de séance du
parti : vivement la fin !
Le faél:eur commun des hommes ne peut être que Dieu, ce
n'est que par lui que nous pouvons nous tolérer réciproque-
ment et essayer de nous aimer. En l'absence de ce catalyseur,
seules demeurent les réaél:ionsde rejet et d'indifférence. Laplace
croyait pouvoir se passer de cette hypothèse, mais le progrès des
Journal de la Félicité 435

sciences a déterminé Werner Heisenberg à solliciter le soutien


de la philosophie, et les gens ordinaires ont acquis la conviétion
qu'ils ont besoin de se sentir entourés par Dieu pour ne pas avoir
l'impression de vivre dans un parc à bestiaux ou dans une mai-
son de fous.
La pureté absolue, absolue, oui, nous l'admettons. Mais la
vertu (qui implique de se refréner, et suppose donc le désir de
pécher) nous met mal à l'aise.
Et pourtant G.B. Shaw reconnaît que la vertu, fruit d'un
combat, est supérieure. On doit à Dostoïevski une vision qui
semble en donner une explication définitive: nous avons été
au paradis, dans le monde de l'innocence ; nous avons connu la
chute, le péché nous a souillés ; par la rédemption, nous sortons
du bourbier et avançons à nouveau dans la voie de l'innocence;
mais, cette fois-ci, ce sera une innocence méritoire, car gardant,
épouvantée, le souvenir du mal, elle sera l'affirmation consciente
du bien, une expérience vécue, et non un simple état.C'est ainsi
qu'il faut comprendre pourquoi l'homme sera placé au-dessus
des anges.

Gherla, janvier 1964

Le Portrait de Dorian Gray,raconté par l'ingénieur Rossetti.


Il le raconte très bien, mais comme une petite histoire fantas-
tique. Moi, je crois que c'est un roman chrétien à thèse morale
- à savoir que nous ne pouvons pas échapper à la réalité. Quelque
part elle s'inscrit. Il n'est aucun procédé - an, mensonge, hypo-
crisie, illusion - qui puisse l'empêcher, en fin de compte, de se
manifester sur l'un des plans de la vie. Dorian Gray et le pomait
ne peuvent pas être beaux simultanément: que ce soit dans l'être
vivant ou dans l'image, la réalité est enregistrée. L'art peut trans-
figurer la réalité, il ne peut pas l'escamoter.
436 NicolaeSteinhardt

Les did:atures qui se créent leur monde parfait sont, elles


aussi, con&ontées un jour aux forces parallèles de la réalité.
Le langage conventionnel d'Orwell (newlpeak)ou bien les
questionnaires dont parle Soljenitsyne dans Le Pavilllon des
cancéreuxne peuvent empêcher - pas plus que les rapports les
mieux ficelés - que la réalité et le mal soient consignés.
Peut-être la réalité enfoncera-t-elle, si tard que ce soit, les
portes de l'enfer, les portes de l'illusion et du mensonge qui
se figurent, bêtement, pouvoir étouffer la tumeur qui grossit,
impatiente.
C'est en vain que le Talmudpasse sous silence la Crucifixion.

Février 1934

À Br~ov, avec maman et Virginia. C'est, en plein hiver, une


chaude journée d'automne; dans la soirée, une pluie drue et fine
se met à tomber. Vers dix heures, maman et Virginia restent à
l'hôtel, moi, je sors faire un tour.Je ressens brusquement le désir
d'entrer dans une église.
« L'Église noire » 213 est, bien évidemment, fermée.J'éprouve
une curieuse impression de douceur, de familiarité avec ses
énormes pierres; ce monument n'écrase pas les rues et les mai-
sons, on le dirait, au contraire, doué d'un pouvoir protedeur.
L'église catholique est également fermée, comme, un peu plus
loin, une église orthodoxe. Je grimpe jusqu'au ~chei 214, vers
l'église Saint-Nicolas, que je regarde de ce côté-ci de la palissade
qui l'entoure. Puis je parcours quelques-unes des ruelles en pente
du Skeï. Je reviens au centre et je marche longtemps encore par
les rues presque désertes, dans la pluie tiède, reposante.
213. La plus grande église gothique de Roumanie (1383-1477).
214. ~artier de Brc4ovqui surplombe la ville.
Journal de la Félicité 437

Des églises, il y en a, fermées ; je les regarde. Dans l'obscurité


elles semblent sévères, grandes, inaccessibles.

1953

L'avocat D. Gh., de l'office juridique du ministère, où j'ai


trouvé un emploi aux archives, me confirme la théorie de la plu-
ralité des plans de la conscience, de Ionel Gherea.
Homme talentueux et cultivé, D. Gh. est juriste et compo-
siteur. Il est membre du parti et, en même temps, « un réaétion-
naire » on ne peut plus convaincu. Il maudit - avec des mots déli-
catement choisis -, les mensonges officiels et le sort qui l'oblige
à en chanter les louanges (en paroles, en écrits et en partitions).
Habitué à bien vivre, un seul salaire ne lui suffirait pas, si bien
qu'il n'a pas le choix, il est obligé de se soumettre. Mais à l'office
juridique, entre amis et personnes de confiance, il peut ouvrir
la soupape, se laisser aller, reprendre souffle, se rafraîchir l'âme.
Pourtant, quand il revient des cours de politique qu'il donne à
l'union des Compositeurs (car il connaît la théorie et il est chargé
del' enseigner), il ne résiste pas au plaisir de faire valoir la qualité
et la limpidité de son exposé sur le marxisme-léninisme: on lit
sur son visage la joie que cela lui procure, une joie fière, justifiée.
Tout de même, il a bien parlé. Et il rappelle le contenu de son
cours, comme s'il résumait celui d'une université d'été, savante
et populaire, comme par exemple l'université de Valeni 215•
Il est aussi sincère quand il renonce à Mamon que lorsqu'il
se glorifie de son calent de conférencier, exposant une doéhine
qu'il déteste. La coexistence de ces deux plans dans sa conscience
est parfaite, et c'est un mystère insondable. À chacun son truc;
en lui, ces deux êtres cohabitent pacifiquement. Je me demande
21 S. Université d,été de haut niveau, fondée par N. Iorga, qui a fonctionné
de 1908 à 1914 cc de 1921 à 1940 à Valenide Munr , au ud de Carpate .
438 NicolaeSteinhardt

pourtant ce qu'il arrivera quand ils se mettront, malgré toue, à


communiquer, comme le doéteur Jekyll et Mr Hyde: ce qu'il y a
de terrible dans une double personnalité, c'est que le clivage ne
peut pas durer longtemps. A moins que Robert Louis Steven-
son n'ait été dans l'erreur et que le dédoublement soit possible
jusqu'au Jugement dernier ?
Thème de réflexions, giocoso: « Il n'y a rien de voilé qui ne
sera dévoilé, rien de secret qui ne sera connu. C'est pourquoi
tout ce que vous aurez dit dans les ténèbres sera entendu dans la
lumière et ce que vous aurez dit à l'oreille dans les chambres sera
proclamé sur les toits». (Luc 12,2-3)

Jilava, mai-juin 1960

L'état d'euphorie et de reconnaissance, dans lequel je me


trouve depuis mon baptême, m'incite à rechercher des occasions
de faire le bien et de me montrer le plus prévenant et le plus ser-
viable possible, sans défauts. Et combien je suis content d'être si
calme et si indifférent face aux mesquineries et aux vanités qui
m'entourent !
Je vais prendre ma première leçon de modestie et d'éveil à
la réalité dans la cellule où j'ai été transféré après avoir reçu le
baptême.
La fenêtre est obstruée par des planches, mais tout en haut,
il y a un petit carré libre. Nous pouvons le maintenir ouvert ou
fermé. En principe il nous est interdit de nous approcher à plus
de deux mètres de la fenêtre, mais certains gardiens font sem-
blant de ne rien voir et nous laissent manipuler le petit carré à
notre guise.
La moitié de la cellule le voudrait fermé. « Vous voulez
nous tuer ? Il y a du courant d'air, mon vieux, un courant d'air
mortel!»
Journal de la Félicité 439

L'autre moitié insiste pour qu'il soit ouvert. « Vous voulez


nous tuer? On étouffe, mon vieux, il fait chaud à en crever».
~elle merveilleuse occasion de montrer ma grandeur d'âme,
douceur, mon détachement. Je dis: faites comme vous voulez,
cela m 'efl égal je ne me prononce pas. Aussitôt je fais l'unanimité
contre moi dans la cellule. On entend de toutes parts: « ~oi !
Tu veux te mettre bien avec tout le monde ? Tu veux être avec
la chèvre et le chou, tu veux le beurre et l'argent du beurre? Ça
ne marche pas, ici c'est ou du lard ou du cochon! » La haine
est générale, elle a jailli, sincère et spontanée. Un peu de modes-
tie, mon garçon ! Vas-y mollo! Il n'y a pas six mois que tu es en
prison, pas même deux mois que tu es baptisé et tu te crois déjà
saint Syméon le Stylite 216 ! Doucement avec ton impartialité et
ton mépris des broutilles.
Je mets quelques jours à comprendre. Je vote sagement pour
la fenêtre ouverte. Tout s'apaise comme par enchantement.
Zou! descendu du siège du cocher 217 , descendu de la colonne,
tombé de la branche 218 !
Le mystère:
Simone Weil dit que le paradoxe le plus terrible de la liberté
chrétienne, c'est qu'être élu de Dieu, revient à être abandonné
de lui.
Pascal écrit: « S'il y a un Dieu, il est infiniment
incompréhensible ».
216. Syméon le Stylite (388/389-459) est un saint très vénéré par les ortho-
doxes, qui vécut toute sa vie dans l'ascèse et l'austérité, installé au sommet
d'une colonne, d'où son surnom. Chaque jour, des pèlerins venaient lui
apporter des victuailles qu'ils lui faisaient parvenir en les mettant dans un
panier qu'ils hissaient jusqu'à lui avec une corde. L'espace dont il disposait au
sommet de sa colonne était tout juste suffisant pour se tenir debout ou assis,
jamais allongé.
217. C'était une faveur et une joie pour les enfants que de s'asseoir à côté du
cocher pour « aider » à conduire le fiacre.
218. En français dans le texte.
440 NicolaeSteinhardt

Et Thornton Wilder: « Le signe sous lequel se trouvent les


voies de Dieu est celui du bizarre. Dieu est bizarre » ; le mot
anglais flrange peut aussi se traduire par : étrange.
Puisque le monde n'est pas seulement matériel, puisqu'il est
soutenu par des forces spirituelles, cela signifie que les forces spi-
rituelles négatives sont deshuéhices.
Brice Parain affirme que le mensonge, la perfidie, la calomnie
peuvent être plus terribles que des balles de revolver.
~e peut espérer une société qui fait du soupçon, de l'envie
et de la dénonciation ses principes direél:eurs ? « Ils sèment de la
ciguë et ils s'attendent à voir des champs féconds» (Machiavel)
« Voici, je me tiens à la porte, et je frappe. Si quelqu'un
entend ma voix et ouvre la porte, j'entrerai chez lui, je souperai
avec lui, et lui avec moi». (Apocalypse3,20) Mais sur les images
qui illustrent ce texte, la porte est habituellement représentée
sans poignée. Un enfant demande: comment peut-il entrer s'il
n'y a pas de poignée ? Réponse : la poignée se trouve à l'intérieur.

15 novembre 1969

Le père Mina m'a invité à Hu~i. Autour de l'évêché trans-


formé en musée régional, on a autorisé les anciens moines du
skite Bradice1tià constituer une modeste petite communauté
monacale. Ils se sont réfugiés dans les dépendances et les écu-
ries de 1'évêché, fort détériorées; ils les réparent du mieux qu'ils
peuvent et refont 1'église, consacrée aux saints apôtres, qui esè
très grande.
On me reçoit avec amitié. Le starets est un vieillard à longue
barbe blanche, comme dans les contes et les légendes. Il laisse à
1'archimandrite tout le soin du skite 219. Ils ont une assez grande
vigne dont l'un d'eux s'occupe avec beaucoup de compétence, et
219. Allusion à un vers d'Eminescu.
Journal de la Félicité 441

~e cave, si,t~~e dans les sous-sols du palais épiscopal qui date de


1 epoque d Ettenne le Grand; c'est une cave profonde, fraîche,
aux voûtes immenses, avec des fûts gigantesques. Le maître de
chai en sort un vin sans pareil; on me confie six bouteilles de vin
de communion pour le Schit Darvari.
Tout est attendrissant et plein de mérite, émouvant, surtout
les efforts des moines. Deux choses pourtant me chiffonnent un
peu : l'eau, à Hu~i, est peu abondante, mauvaise, saumâtre. Or
dans ma tête la notion de monastère est liée à celle d'une eau
pure et revigorante. Et puis, à table, juste avant de commencer le
jeûne qui précède Noël, ils en viennent à parler de l'un des leurs,
un moine gravement malade qui se trouve seul - d'après ce que
j'ai compris - en un lieu éloigné. Le starets demande à celui qui
en avait charges' il est allé le voir et l'aider. Non seulement il n'y
est pas allé - il était surchargé de travail - mais il ajoute pour
se justifier: le malade n'est pas seul, il est avec Dieu. Les autres
paraissent satisfaits de l'explication et hochent la tête: c'est cela,
il n'est pas seul, il est avec Dieu.
J'ai envie de dire à celui qui n'a pas accompli sa mission :
certes le malade est avec Dieu, mais vous, cher frère, qui laissez
le commandement d'aimer son prochain, qui avez lu la parabole
du bon Samaritain et n'avez pas obéi aux ordres du starets, êtes-
vous sûr d'être avec Dieu ... ?
Thornton Wilder: « Seuls ceux qui ont pris conscience de
leur néant sont en mesure de glorifier la lumière du soleil ».

1969
Un biologiste, H. Laborit, a découvert une substance, l'A G.
256, qui n'a d'autre fonétion - dans l'organisme - que de trans-
mettre les douleurs au cerveau.
La matérialité inattendue de ce fait, loin d'apporter de l'eau
au moulin des athées, les confond. Il est inconcevable de croire
442 NicolaeSteinhardt

à un accident. Il est impossible que soit apparue sans crier gare


une substance spécialisée dans la transmission des douleurs au
cerveau. Par-dessus le marché, en s'ajoutant au parfait engrenage
des fonél:ions, elle chasse 1'idée de hasard à grands coups de balai.
Car, en admettant que par le simple jeu du hasard les parti-
cules élémentaires et les états de la matière se soient agglomérés
pour former des atomes, qui à leur tour, en se combinant ont
formé des molécules (avec pouvoir séleél:if!), qui se sont agglu-
tinées en cellules, puis en micelles, qui, par un autre assemblage,
ont donné naissance aux tissus, qui, eux, se sont constitués en
organes, qui ont formé des appareils, qui ont créé des systèmes
qui ont fini par donner des êtres, et en supposant que toute cette
chaîne continue, agglomérée et agglutinée puisse être considérée
comme un simple produit du hasard, il est tout de même très
difficile (et bien peu probable) de concevoir que c'est encore
par hasard que sont apparues des substances ~écialisées dans la
transmission de la douleur.
C'est précisément cette<< matérialité» qui me prouve l'exis-
tence d'un plan, d'intentions, d'un programme réalisé avec la
même matière par un créateur. Puisque les résultats (par exemple
la douleur) ne sont pas des effets secondaires (un jeu second),
mais qu'ils sontprévw, ils impliquent la présence d'un créateur.
Un créateur, certes, et pas seulement cela: un grand archi-
teéte, un démiurge, un grand anonyme. Le Christ sauveur, Un
de la Trinité une et indivisible, c'est autre chose. Lui, rien ne
le prouve, au sens juridique du terme, rien ne le dévoile par la
logique; il est en dehors de la logique du système; il est 1'inat-
tendu, le paradoxe; nous parvenons à Lui par une foi libre et
sans calcul.Il démolit du même coup toute explication ftriéte-
ment matérielle, dans les limites desquelles il n'encre pas. « Je
crois en toi, mais je ce prie de renforcer ma foi. Je t, aime, mais je
ce prie de donner de l'ardeur à mon amour ... »

Journal de la Félicité 443

1971

~and Malraux pense à Judas, qui ne s'est pas rendu au pied


de la Croix, il écrit que Chateaubriand non plus n'est pas allé à
Sainte-Hélène.
Ce que Saint-Simon et les saint-simoniens nous prédisaient
s'est réalisé: cette société industrielle, dans laquelle ils mettaient
tous leurs espoirs.
L'apologue est, certes, une géniale prophétie; mais il est aussi
stupide, car il perd de vue que le lendemain du jour où le roi,
le frère du roi, les princes, les ministres, les comtes, les évêques
et les préfets auront péri, le premier soin des travailleurs, des
ingénieurs et autres industriels sera de choisir d'autres parasites
- non pas les mêmes (encore que ...) - mais en tout cas d'autres
personnalités toujours politiques, d'État, solennelles.
La nouvelle divinité de la société industrielle, Brice Parain l'a
découverte, c'est le prix de revient et rien d'autre. Si la dignité
humaine s'est perdue sans laisser de traces, ce n'est pas à cause de
la barbarie, ou bien de l'ignorance, ou de la cruauté stupide, c'est
que la civilisation industrielle l'exige. L'organisation industrielle
est le résultat d'une conception transcendantale qui ne naît pas
del' individu, mais de la colleél:ivité.
Il est évident que la civilisation industrielle impose sa diéta-
ture ... En fin de compte, tout tient au prix de revient ... Ce ne sont
même pas les ingénieurs, les direél:eurs ou les administrateurs
qui règnent, mais le prix de revient, et tous les gouvernants ne
sont que ses domestiques.
À l'appui de la thèse du Doktor Faustus (que la musique
dodécaphonique d'Arnold Schonberg est démoniaque dans la
mesure où elle est fondée sur des harmonies différentes de celles
que les organes auditifs, créés par la nature, reçoivent avec plaisir
et qu'elle cherche à édifier un autre monde, où les séries arbi-
traires remplacent les mélodies), Ernest Ansermet écrit que le
temps musical n'est pas une «vitesse» ; il tire sa mesure non pas
444 NicolaeSteinhardt

du temps, mais de la cadence, et notre durée psychique est ondu-


latoire. Entre nos durées psychiques et les moments énergiques
musicaux, la relation ne peut être que courbe et continue. Seule
la phrase musicale dispose de courbure et de l'arc logarithmique,
les moyens d'une réception ondulatoire sont imposés par notre
psychologie.
N'en est-il pas de même pour les arts plastiques ?
L'art est concentration de la vie (selon la définition de Balzac),
transcendance et transfiguration, mais il ne peut pas être révolte
contre les harmonies fondamentales: celles-ci, au contraire, il
nous les rend plus proches, il leur donne de l'intensité, il nous
les dévoile.
L'esprit humain n'a pas besoin d'ailes, dit Bacon, mais de
plomb. Il s'élance bien trop facilement dans les plus hautes abs-
traétions en perdant tout contaét avec l'humain et la réalité.
Voici quelques définitions prouvant que l'art n'est pas, comme
certains le croient, démoniaque:
• « L'écriture est une forme de prière». (Kafka)
• « L'écriture comme l'amour est poésie». (T. Arghezi)
• « Peindre des rêves et chercher l'absolu. Les objets ne sont
que des idées simplifiées ». (Gauguin)
• « L'expression du mystère par des mystères ». (Kandinsky)
• « Le langage du dessin renouvelle 1'idée de paradis et les
couleurs de l'antique tableau». (Hugo Ball)
◄•►

La joie de vivre, caraél:éristique du christianisme. « Le fait


que la vie soit une fête en a scandalisé plus d'un.S'ils ont choisi
d'être malheureux, c'est leur affaire... Bien que tous les soucis,
toutes les contrariétés, coutes les déceptions ne m'aient pas éte
épargnés, personne n'en a rien su, même pas moi». (Marcel
Jouhandeau)
C'est du pur hésychasme et une façon fidèle d'obéir am
paroles du Seigneur: Si tu veux me suivre, renie-toi.
Journal de la Félicité 445

Les doéhines vitalistes, toutes, quelle que soit l'appellation


des prétextes économiques ou doél:rinaires au nom desquels elles
ont mis la main sur le pouvoir, ont été percées à jour par Denis
de Rougemont: leur but n'est pas de destituer les dieux, mais de
leur arracher le pouvoir en le divinisant sur cette terre.
« Et ils ont changé la gloire du Dieu incorruptible en images
d'homme corruptible, d'oiseaux, de quadrupèdes, et de reptiles
[...] eux qui ont échangé la vérité de Dieu contre le mensonge,
qui ont adoré et servi la créature ... » (Romains 1,23-25)
La prison, école de vérité: « La vie en prison vous aide à voir
les hommes et les choses tels qu'ils sont en vérité ... Ceux del' ex-
térieur se laissent bercer par les illusions d'une vie toujours chan-
geante. Ils bougent en même temps que la vie et contribuent à
son irréalité ». (Oscar Wilde)

Boogie mambo rag

... Sur les traces de Bagheera, la panthere... À la fin desfins


même le général Firu, l'auteur de L'Épignose, a renoncé votrea
lpiritume ... Le meilleur miel étant le miel d'acacia... Les pha-
a
nérogames... dit Marcellus Demetrios.

1971
Ah! Ah! Dans laBhagavad-Gita, les choses ne sont pas prises
à la légère, et le principe de l'égalité est examiné de très près. Et
vous ne trouvez pas que ces versets semblent faire référence à une
« école » que je connais ?
« Les êtres démoniaques ne savent ni progresser ni s'arrêter.
Il n'y a en eux ni pureté, ni règles de conduite, ni vérité; le
monde, disent-ils, est sans vérité, sans fondement, sans maître ;
sans enchaînement causal, n'ayant pour fondement que le
caprice; quoi d'autre?
446 NicolaeSteinhardt

S'appuyant sur ce système, ces âmes perdues, ces eSprits faibles


règnent sur le monde par la cruauté et sont résolus à le détruire.
Voués aux désirs qui ne peuvent être réalisés, pleins d'hypocrisie,
d'orgueil et de mépris, l 'eSprit troublé, ils prennent de mauvaises
habitudes et suscitent des attitudes pleines de bassesse.
Accablés d'innombrables soucis qui s'achèvent quand vient
la mort, mettant au-dessus de tout les désirs et les joies de la
chair, ils sont assurés que c'est cela le tout ? »
◄•►

C 'eflla gloirede Dieu de celerune chose,


lagloiredesroisde la scruter.
Proverbes25,2
~estionne. Demande. Frappe. Ose. Ne crains pas. Ne t'ef-
fraye pas. Persévère. Assaille. Sois éveillé. Aie tous tes eSprits.
Autant d'injonél:ions qui montrent d'abondance qu'il ne
convient pas d'être bêtes! Je n'en veux pour preuve que le fait
même que Dieu se soit dissimulé, qu'il nous faille le découvrir,
apprendre à le connaître ; qu'il nous faille parvenir à déchif-
frer son monde. Rien ne nous est donné tout cuit, la nature est
impliquée, dialeél:ique; on nous demande de trouver des éclair-
cissements au-delà des complications et de la dialeél:ique; les
significations de ce monde sont au-delà de la réalité immédiate.
C'est une vaste énigme, que seul un eSprit sain peut résoudre.
Finalement, nous trouvons Dieu caché dans ce rébus - où cela?
à l'endroit le plus improbable, parce que le plus évident - où
nous n'aurions pas pensé à le chercher, comme dans La Lettre
d'Edgar Poe, à l'intérieur de nos cœurs !
journal de LaFélicité 447

Le pur ennui de vivre.


Paul Valéry
La pièce où se tient le Huu closde Sartre ne contient pas de
chaudrons d'eau bouillante ou sulfureuse, pas plus que de four-
ches ou de piques. Et le groom de l'hôtel prévient les nouveaux
arrivants que s'attendre à y trouver des instruments de torture et
des diables aux pieds fourchus relève de conceptions désuètes et
romantiques.
De même, les pièces où se déroulent les interrogatoires et
la détention n'ont pas absolument besoin d' infuuments spé-
ciaux. ~el merveilleux endroit pour se recueillir, pourrait-on
dire d'une chambrette de la Securitzzte;une vraie petite cellule
de couvent: un lit, un parallélépipède de pierre recouvert d'une
paillasse, une couverture soigneusement pliée, une petite table
scellée au mur, une ampoule éleéhique, une tinette. Tout ce qu'il
faut à un homme, dirait Tolstoï. Et pas le moindre infuument de
torture: n'importe quel juriste d'une démocratie étrangère, en
visite d' inspeétion, peut le constater.
Mais dans cette chambrette au sol de pierre, peinte en deux
couleurs (brun foncé et vert délavé), la torture n'est pas moins
chez elle que dans les geôles de l' Inquisition, de la Gestapo, ou
dans un campement de Peaux-Rouges. Sans le moindre instru-
ment? Parfaitement. Sans eau bouillante, sans roue, sans chaînes,
sans fer rouge, sans perceuses? Tout à fait.
~e ceux qui s'étonnent essayent de rester debout dix-sept
heures par jour, jour après jour, pendant une année - je parle
d'expérience - sans pouvoir s'appuyer le dos contre le mur ou
contre quelque dossier. Cette couverture soigneusement et
savamment pliée et accolée au mur permet de déceler la moindre
infraél:ion au règlement: on n'a le droit de s'asseoir que sur le
« bord » du lit, face au guichet - avec l 'œil du gardien toutes les
vingt secondes, et plus souvent en cas de soupçons.
448 NicolaeSteinhardt

~e celui qui s,étonne essaye de dormir exclusivement cou-


ché sur le dos, le visage en l'air et sans proteétion, sous une
ampoule de mille watts. S, il arrive au détenu de se tourner sur le
côté pendant son sommeil, il est aussitôt réveillé; s'il lui arrive
de mettre ses mains sous la couverture, on le réveille; s'il ronfle,
on le tire du sommeil.
~e celui qui s,étonne essaye de rester debout vingt-quatre
heures, ou de se promener en rond jusqu,au moment où il
s'écroule; ou tout simplement, de passer une année dans un
espace de quelques mètres carrés, par un froid qui transit ou
par une chaleur étouffante, avec pour toute perspeétive, celle
d'être sorti, lunettes noires sur le nez, en «promenade» dans
un enclos grand comme la paume de la main, où il est seul, entre
quatre murs de béton, soumis à la même surveillance à chaque
pas, à chaque instant.
Dans l'enclos où l'on m'emmenait, je voyais dépasser le bout
d'une branche avec deux ou trois feuilles. Au-delà du béton et des
barbelés, elles résumaient tout l'inattendu du monde de Dieu.
~e celui qui s'étonne essayede se bander les yeux bien serrés
et de marcher à l'aveuglette. C'est plus facile que d'avancer dans
des couloirs tortueux, tiré par un gardien pressé et coléreux.
Torture sans instruments, qui vous met simplement face à face
dans le vide avec deux entités: l'homme et le temps. La torture
par le temps. L'homme et le temps, rien d,autre: comble-les!
Ailleurs la torture par l'espérance, de Villiers de L'Isle-Adam ; ici
la torture par le temps et le mystère. On ne sait pas ce qui nous
entoure quand on est emmené avec des lunettes noires, on ne
sait pas d'où viennent les hurlements déchirants (le plus souvent
ce sont des disques de musique concrète), on ne sait pas l'heure
qu'il est (ce qui laisse les paysans indifférents). La goutte d'eau
chinoise du regard qui vous scrute toutes les vingt secondes. Le
temps, instrument invisible qui ne laisse pas de traces, encore
moins que la matraque en caoutchouc. Le temps, le don le plus
Journal de la Félicité 449

précieux; et l'ennemi le plus implacable quand il est isolé et abs-


trait, quand il n'est plus qu'une cloche de vide où seules sub-
sistent l'inquiétude, l'insécurité, l'imagination déchaînée.
Conclusion pratique ? J,en connais une: que tout homme
se remplisse la mémoire de bonnes aétions pour avoir quelque
chose qui le console et qui panse les plaies de son âme. Elles
seules peuvent adoucir le froid et le lent écoulement du temps
réduit à lui-même.
À l'opposé de la torture par le temps, il y a la torture de la
cohabitation avec cent personnes dans un espace de vingt mètres
carrés. Son véritable nom c'est la torture de l'asile de fous, car,
soumis à des pressions extraordinaires, l'homme perd la raison.
Entre nous, la prison, c'est facile: ce qu'il y a de terrible, c'est
la maison de fous. Et les organisateurs ont tout fait pour trans-
former les geôles en maisons de fous. Les coups, la barre de tor-
ture, les brutalités les plus effroyables sont des bagatelles auprès
de la torture de la folie.
Une définition de la justice: Proudhon dit que c'est l'apti-
tude à sentir et à affirmer notre dignité, c,est la vouloir et la
défendre autant pour autrui que pour nous-mêmes.
Tout comme la bonté implique l'intelligence, la justice im-
plique la volonté. De Gaulle disait avec mépris : Des hommes de
bonne volonté ? - bonne, peut-être, mais où est la volonté ?
Hegel écrit: « Le précepte de l'Évangile: "aime ton prochain
comme toi-même", ne signifie pas aime ton prochain aussi fort
que tut' aimes, cars' aimer soi-même est une expression dépour-
vue de sens; cela signifie: aime ton prochain comme s'il était
toi-même».
Voir Scrima 220 : « Cela revient à dire qu'il faut accepter de
mourir à son moi pour renaître en celui de l'autre. La partie ter-
220. André Scrima (1925-2000) est une des figures les plus remarquables
du monachisme orthodoxe roumain. Ala fois mathématicien, philosophe et
théologien, il a joué un grand rôle dans le dialogue œcuménique, contribuant
450 Nicolae Steinhardt

rifiante, si j'ose m'exprimer ainsi, de la prière pour l'unité est


qu'elle nous révèle qu'il ne suffit pas de prier pour l'autre: il faut
devenir l'autre ».
Alain, en parlant de Stendhal, nous donne, je crois, la meil-
leure définition del' homme courageux (qu'il appelle « l'homme
véritablement digne de ce nom ») : c'est celui qui ne tient pas
compte de périls extérieurs, pour qui le danger ne peut venir que
de lui-même. « La connaissance de soi suppose une guerre contre
soi et comme un pari généreux sur la partie sublime de soi ».
On voit bien que ce philosophe radical et positiviste a fait la
guerre. Lui aussi place au sommet des vertus le courage.
Heidegger connaît le paradoxe de Don ~chotte puisqu'il
écrit: « Tout homme est toujours infiniment plus que ce qu'il
serait s'il n'était que ce qu'il est».
~ est le plus « poire » ? Celui qui suit le Christ ou celui qui
se confie au diable?
On dirait que Jésus demande davantage, qu'il demande trop;
pour le suivre, il faut quitter sa maison, sa femme, ses frères, ses
enfants, ses terres, ses bêtes, il faut même laisser les morts sans
sépulture.
notamment au rapprochement entre les catholiques et les orthodoxes. Figure
très originale et charismatique, dotée d'une immense culture et d'une intd-
ligence hors pair, André Scrima a été une sorte de moine itinérant. Ainsi, à
Bénarès, il va impulser un dialogue entre le christianisme et l'hindouisme à
partir de l' hésychasme. En 1961, il rencontre le patriarche de Constantinople
Athénagoras Ier,qui en fait son représentant personnel au Concile de Vatican
Il. Il devient l'intermédiaire privilégié entre Paul VI et Athénagoras Jc:r,pré-
sent auprès de celui-ci lors de la rencontre de Jérusalem en 1964, travaillant
sur le texte qui abolit les anathèmes de 1054, dégageant le sens de l'agenouil-
lement du pape à la Sainte-Sophie, en Turquie, en juin 1967. Dans les années
1960, installé à Paris, il déploie une intense activité d'enseignement, donne
des conférences, écrit des articles et accomplit aussi de nombreux séjours dan
les monastères catholiques, à la fois chartreux, bénédictins et cisterciens, et
initie les communautés à la pratique de la prière du cœur à travers de onfe-
rences sur le monachisme roumain.
journal de la Félicité 451

Les serviteurs du démon autant que les chrétiens possèdent


le sens de l'infini. Le christianisme fait un martyre de tout ce
qui appartient à ce bas monde, mais il donne quelque chose en
échange: la tranquillité ici-bas et la promesse de la rédemption
future. Alors que le diable est plus exigeant : en échange de l' illu-
sion de la dignité, il ne nous offre que le déseSpoir. On lui donne
sa conscience, sa paix, son sommeil, on vend ses amis, ses parents,
on cède absolument tout - et plus que tout - et tout cela en vain.
Qi a obtenu Judas du diable? Rien. Il a été floué. Il s'est acquis
le mépris des vieillards et il a restitué l'argent; il a gagné la corde
pour se pendre et l'éclat de rire du Malin.
Des saints on exige beaucoup, mais pas vraiment tout - et
pas pour rien. Ils jeûnent, ils veillent, ils se mortifient, mais ils ne
donnent pas leur cœur et leur âme.
Un contrat avec le diable est bien plus onéreux que celui que
propose le Seigneur. En fait, ce n'est pas un contrat, c'est une
duperie. On donne tout et on ne reçoit rien. Le prix de la néan-
tisation diabolique, c'est le déseSpoir avec ses suites naturelles:
la mort, le suicide, la honte, le dépit que suscite la découverte
que l'on a été mené en bateau (mené en bateau ou laissé couler,
comme Judas).
Il arrive souvent que de belles phrases, bien ronflantes et
apparemment scientifiques, assénées sur un ton pédant, impres-
sionnent au point qu'on admet sans réserve des énormités, des
billevesées. Il suffirait de les secouer un peu pour voir ce qu'elles
valent.
Chamfort disait qu'il y a des sottises bien habillées, tout
comme il y a des imbéciles très bien attifés.
Peut-il y avoir une ascèse douce et détendue, sans lien aucun
avec un puritanisme morose ?
De saint François on disait: « li souriait au monde et n'en
profitait pas ».
452 NicolaeSteinhardt

L' abftinence ne suppose pas a priori la haine et le dégoût


pour la vie. C 'eft une erreur de penser comme les ennemis du
chriftianisme - ou même ses adeptes - qu'on ne vous demande
rien d'autre que de détefter le mal et le péché. La religion chré-
tienne ne peut se résumer en une formule négative et haineuse,
même si la négation et la haine répondent à celles du diable.
Ce n 'eft pas une chrétienne qui écrit les lignes fondamentales
qui suivent, mais elle sait de quoi elle parle: « Si nous n'aimons
pas la vie pour nous-mêmes et à travers les autres, il serait vain
d'essayer de la juftifier de quelque manière que ce soit». (Si-
mone de Beauvoir)
Et Hegel dit aussi : « Aimer Dieu, c 'eft se sentir plongé dans
la totalité de la vie ».

1964

Voici ce que je crois: si, quand on sort de prison, les souf-


frances endurées ne laissent que l'acrimonie et le désir de ven-
geance, la prison et les souffrances auront compté pour des
prunes ... Mais s'il en résulte à la fois du calme, et de la compré-
hension, et du dégoût pour toute contrainte et toute fourberie,
c'est que les souffrances et la prison auront été bénéfiques et
qu'elles participent de ces voies insondables que Dieu se plaît
à prendre.
Le pouvoir d'aimer, à la sortie de prison, doit pouvoir s'être
accru dans des proportions incroyables.
Balzac dit quel' amour qui ne croît pas de jour en jour es\:une
passion misérable.
Je n'ai certes pas encore souffert suffisamment pour avoir
cette indulgence et cette tendresse infaillible que nous n 'obte-
nons qu'après avoir été cruellement trompés et bien souvent
' '
ecrases.
Journal de LaFélicité 453

On peut prendre ses distance par rapport aux fourbes et aux


canailles, par l'indifférence et le refus de le rencontrer sur leur
terrain. lis n, ont qu'a établir un procès-verbal pour carence, i
cela leur fait plaisir. Le duel suppose, a priori, une relative égalité.
Les pretres et les livres pieux reprochent aux gens de tricher a
propos des trois éléments de la prière (louange, aél:ion de grâces,
demande) et de favoriser le dernier - celui qui eft égoïfte. Et
ils ont raison : c,eft réduire la prière a la mendicité. Mais aussi
longtemps que dans le rituel de la liturgie et de la hiérurgiè-1 1
les refrains de base demeureront: « Seigneur, aie pitié » ou
« Accorde-nous, Seigneur », ces reproches formels contredi-
ront la constatation sur laquelle insistent, à jufte titre, les théo-
logiens récents: l'homme voit d'abord dans le Christ celui à qui
il peut s'adresser pour demander secours et soutien contre les
tentations, la souffrance, la solitude.
Les cathares, créateurs d'une culture si raffinée, qu'aiment
tant des hommes de la qualité de Denis de Rougemont ou de
René Nelli, auréolés de défaite, de mystère et de martyre, gé-
nérateurs de dévouements incomparables, contrastant si vive-
ment avec la brutalité de Simon de Montfort et l'obstination des
dominicains, soutenaient quand même des choses effroyables. Il
pensaient que le nombre des âmes avait été établi une fois pour
toutes lors de la Création. Leur nombre, donc, ne pouvait s ac-
croitre. Les autres hommes, ceux qui étaient en surnombre (on
pourrait les comparer à ceux qui ne sont ni membre du parti, ni
les hommes du parti), n'ont pas d'âme, il sont pure matiere, ils
n'appartiennent qu'au monde matériel, massa damnata.
C'est une conception aristocratique, cerces, mai présomp-
tueuse (elle se subftirue au Chris\: en sa qualité de juge) et, ch
grave, elle manque de générosité.
221. Du gr c an ien lEpc p yLa,l hilrurgie ignifi une cion ' . P ur
1- orchodox , l hiburgie ont de ffic tt d ci r~
xemple la anctification d l'e u, l b n di ri n d'un m i on,
454 NicolaeSteinhardt

Les gentils Témoins de Jéhovah qui croient que le nombre


des sauvés se réduit à cent quarante-quatre mille (recrutés, bien
sûr, parmi les étudiants de la Bible) ressemblent par conséquent
aux bons et nobles cathares.
◄•►

Il efl certainque cene sontPMlesœuvresqui vozuprocure-


rontle ciel,mau lafoi et lesœuvresvont depair et vow suivent
pasapar,sinon,now ne croyonsPM ceque now duons, a ne
faisonsque croireque now avonslafoi.
Tersl:eegen,Wegder Wahrheit

Saint Paul répète avec insistance: le salut ne s'obtient pas par


les œuvres, mais par la foi.
Luther, Calvin, l 'Épîtreaux Galates,solafide. Et ceux qui ont
l'air de sous-entendre : puisque je crois, à quoi bon les œuvres ?
Dans !'Épître aux Ephésiens(2,9-10),le paradoxe du salut
apparaît clairement: « Il ne vient pas des œuvres ... » ; « Nous
sommes en effet son ouvrage, créés dans le Christ Jésus en vue
des bonnes œuvres ... »
Commentaire: Il n'y a aucun doute, les œuvres sur lesquelles
nous pouvons nous fonder ne sont pas les bonnes œuvres, mais
celles de la loi.
« Cependant, sachant que l'homme n'est pas justifié par les
œuvres de la Loi, mais seulement par la foi en Jésus Christ[ ...] et
non par les œuvres de la Loi, parce que nulle chair ne sera justi-
fiée par les œuvres de la Loi ». ( Galates2, 16)
La véritable foi (la foi vivante) et les bonnes œuvres consti-
tuent ce que la physique moderne, qui a renoncé à la causalité
appelle un couple invariable.
« Frères, quelle est l'utilité pour quelqu'un de dire qu'il a la
foi, s'il n'a pas les œuvres? La foi peut-elle sauver?» (Éprtrede
saint Jacques 2, 14)
Journal de la Félicité 455

« Ainsi en est-il de la foi: si elle n'a pas les œuvres, elle est
tout à fait morte ». (Épître de saint Jacques 2, 17)
L'opposition des deux (la foi et les œuvres) es\: donc faél:ice;
comment la foi pourrait-elle exister sans l'accomplissement de la
volonté du Seigneur, qui es\:de réaliser de bonnes œuvres ?
« Je tiens à ce que sur ce point tu sois catégorique, afin que
ceux qui ont placé leur foi en Dieu aient à cœur d'exceller dans
la pratique du bien ». ( Tite 3,8)
« Et si je me complais quand-même dans la loi de Dieu ... et je
fais ce que je ne veux pas?» (Romains 7,16-19)
Tout cela me rappelle un peu les règles de politesse: qui doit
saluer qui?
Celui qui es\: en voiture doit saluer le piéton, celui qui est
accompagné salue celui qui est seul, etc. Elles sont légion, toutes
très précises. Et puis, tout es\: annulé par une seule condition
finale: un individu poli salue la personne qu'il connaît dès qu'il
l'aperçoit.
En résumé: nous obtenons certes le salut par la foi et non pas
par les œuvres. (Si nous pensions trouver le salut par les œuvres,
nous raisonnerions comme les pharisiens, nous transforme-
rions le salut en contrat, en un droit, en un aél:e magique. Dieu
serait obligé de nous accorder le salut en échange de nos bonnes
œuvres). Mais la foi entraîne inévitablement à sa suite les bonnes
œuvres, ou tout au moins le désir ou la tentative de les accomplir
et le regret quand les tentatives se soldent par un échec. Il naît
de la foi et des œuvres un embrouillamini et une confusion sans
pareils que personne ne peut saisir ni démêler. Nous ne savon
qu'une chose: qu'un nuage lumineux se pose sur toute cette
confusion et cet embrouillamini: la compassion infinie de notre
Seigneur Jésus.
Je ne connais que le bâton. Le constater dl une urprise
pour un intelleétuel. Mais on dit bien: c'est comme ça et pas
456 NicolaeSteinhardt

autrement ... Dieu, dans sa grande compassion, me frappe chaque


fois que le besoin s'en fait sentir. À coups d'herbes amères, de
verges, de chagrins, il ne me ménage point. Il me fait peur, parce
que je ne marche qu'à la trouille. Comme ça, à l'ancienne. Matra-
qué, je me réveille et je retrouve mes esprits pour quelque temps.
Et pourtant, avec quelle sincérité n'aspirais-je pas à la sainteté
en prison. Comme je me croyais près de la pureté !
C'est encore papa, le pauvre, qui s'est exclamé quand je lui ai
dit que je m'étais fait baptiser: « Pourvu que tu aies été sincère !
Et puis, je vais te donner un conseil: ne te fourre pas dans le crâne
que maintenant c'est gagné, que Dieu ne va s'occuper que de toi.
N'oublie pas qu'il y en a près de trois milliards d'autres!»
Thierry Maulnier constate: puisque tout doit finir, tout
finit mal.
Proust dit à madame E. Strauss: pour nous, le bonheur est
une erreur.
Arnold Toynbee: Le mot « paroisse » - avec sa résonance si
locale, si intime, si évocatrice de nid et de foyer - vient du grec et
signifie à peu de choses près : vivre parmi les étrangers.
En conclusion, la prière où il est dit que notre patrie est dans
le ciel exprime une vérité élémentaire. Accorder foi au bonheur
terrestre est une erreur grossière, sans excuse.
Le christianisme est joie, et recette de bonheur. C'est aussi
assumer la douleur.
Léon Bloy écrit: Nous savons que les étoiles ne changent pas
de place dans le ciel, mais, selon les différents états de l' atmo-
sphère, elles paraissent plus lointaines qu'à d'autres moments,
ou bien donnent l'impression d'être beaucoup plus proches et
semblent des larmes de lumière prêtes à ruisseler sur cette terre.
Il en est de même pour Dieu. La joie l'éloigne, alors que le cha-
grin nous le rend proche, comme s, il nous habitait.
journal de la Félicité 457

Le secret de la souffrance ne sera pleinement révélé à l'homme


qu'au jour où il comprendra l'angoisse du Fils de Dieu, qui
donne sa vie et son sang pour les hommes et voit, dans l'éternelle
présence de la torture, prolongée jusqu'à la fin de l'histoire, que
les hommes ne répondent pas par l'amour à son amour, qu'ils
font tout pour l'oublier et repoussent par ce refus obstiné sa des-
cente de la croix.
Je lui demandais de me rendre digne de souffrir pour mes
frères et pour lui-même, avec ma chair et mon âme. Je pensais
pourtant à de trop pures et honnêtes souffrances, qui, je m'en
rends compte aujourd'hui, m'auraient aussi été un bonheur. Je
n'imaginais pas cette souffrance diabolique qu'il m'a envoyée et
qui consiste à ce qu'il se retire apparemment de moi et m' aban-
donne, sans défense, parmi mes pires ennemis.
Nous ne souffrons qu'en étant éloignés de Dieu, mais cette
souffrance nous rapproche de lui. On peut donc dire que Dieu
est à la fois le bonheur perdu, déploré, et la souffrance, car nous
tournons le dos au bonheur. Il est le Dieu crucifié, jusqu'à la fin
des siècles. Tout est donc sous le signe de la chute, qui trans-
forme l'homme en être de remords, d'exil, de douleur, et Dieu
lui-même - ce Dieu qui ne peut être que celui de la Joie ! - en
Dieu des larmes; le Seigneur accroché au bois, le Saint-Efyrit
qui soupire et Marie qui pleure sur la montagne.
Le paradis terrestre, nous ne pouvons l'approcher qu'en
souffrant et cette souffrance est la seule chose qui puisse nous
convaincre que le jardin perdu existe toujours.
La phrase de C. G. Jung, « La nostalgie de la lumière es\: la
noftalgie de la conscience », ne permet-elle pas de comprendre
que la bêtise n'a rien à voir avec la doétrine chrétienne ?
La lumière n'est pas seulement béatitude, mais aussi compré-
hension, à l'opposé de la bêtise dont elle fait une misérable arme
diabolique.
458 NicolaeSteinhardt

À l'appui de la conftatation apparemment paradoxale de


Bettex qu'il eft permis à un être inculte de ne pas croire, mais
pas à un savant, je trouve ces paroles de Newton: « Les corps, je
le reconnais, se font face, comme s'ils s'attiraient; s'attirent-ils
réellement ?Je ne sais pas, je ne suis pas capable de dire comment
ils pourraient s'attirer ».
Tout, dans la manière dont les choses se sont passées depuis
que j'ai franchi le seuil de la Securitzzteet jusqu'au moment où
j'ai reçu l 'onétion par le chrême, me prouve abondamment, sim-
plement, l'existence et la possibilité des miracles.
Je crois aux miracles tout comme aux lois élémentaires de la
physique et de l'arithmétique. Le premier effet de la foi est de
faire accepter les miracles (ce qui ne s'oppose pas au rdpeét dû
aux lois de l'univers établies par Dieu).
D'après Bettex, l'homme qui s'approche du père de toutes les
âmes, par le repentir, l'abandon de soi ou par la prière persévé-
rante et chaleureuse, s'élève peu à peu jusqu'à ces mondes où le
miracle est chose courante. Celui dont le regard, toujours baissé
vers la terre, ne recherche que biens et plaisirs finit progressive-
ment par devenir aveugle aux choses élevées ; son sens de la vue,
visage de l'esprit, se racornit et finit par disparaître, au point
qu'il ne voit plus dans ce qui est profond et grandiose, dans tout
ce qui est vrai et beau, que tromperies et caprices.
En concluant le paéte faustien, le diable gagne sur tous les
tableaux. Il ne se contente pas d'avoir l'âme, il empoisonne aussi
sur terre la vie de l'homme qu'il a berné, il la corrompt, la souille,
l'assombrit, la lui monnaye en sous dévalorisés. (Ne suis-je pas
dans l'erreur, n'est-ce pas s'abaisser que d'employer un langage
si commercial ? Non, nous sommes bien sur ce terrain, dans la
ruelle des usuriers.)
La leéture attentive du chapitre 17 de l'Évangile selon saint
Jean apporte un démenti à ceux que ce monde ennuie, à ceux
journal de la Félicité 459

aussi qui se désintéressent des affaires de ce monde. Dans sa


prière pour soi, pour les apôtres et pour tous les croyants, le
Seigneur ne demande pas de « retirer les hommes du monde »
(verset 15), il dit tout autre chose; il dit que ni lui, ni ses fidèles
« ne sont du monde », il demande de les « préserver du mal ».
Je ne te prie pas de les retirer du monde, mais de les garder du
Mauvais. « Ils ne sont pas du monde, comme moi, je ne suis pas
du monde ». ( verset 16)
S'il en est ainsi, les dirigeants des peuples et des affaires
publiques n'ont pas le droit de se soustraire aux efforts dont ils
sont capables pour rendre meilleure la vie des hommes et plus
efficace le fonéhonnement des appareils administratifs. « ~el
que soit votre travail, faites-le avec âme, comme pour le Seigneur
et non pour les hommes ... » ( saint Paul, Épître aux Colossiens
3,23).
Et la foi n'autorise pas les hommes à éprouver des sentiments
d'ennui pour la vie, de l'indifférence pour leurs semblables. Ils
ne sont pas du monde, mais ils sont dans le monde et aussi long-
temps qu'ils sont sur cette terre, ils ont le devoir d'en prendre
grand soin.
Le désintérêt est une hérésie, tirée de l'interprétation parfai-
tement erronée du chapitre 17 de saint Jean, et l'ennui est un
péché, dont l'origine est le manque d'amour pour la création.
En ce sens, je ne trouve pas blasphématoires les vers de Jacques
Prévert (en mettant de côté, bien sûr, le ton satirique de ce poète,
dont 1aforme non conformiste est caraétéristique d'un intellec-
tuel contemporain) :
Notre perequi êtes aux cieux
Reflez-y
Et now notu reflerons sur la terre
Qui efl queLquefousijolie
460 NicolaeSteinhardt

Comment pourrions-nous croire - nous référant à Luc,


chap. 16 - que le Dieu du cielplace sa confiance en des êtres qui
n'ont même pas été capables de prendre soin du monde qu'il
leur a donné ?
~ant aux vers du même Prévert :
... ceuxqui creventd'ennui le dimancheapres-midi
parcequ'ils voient venirle lundi
et le mardi et le mercrediet lejeudi
et le vendrediet le samedi
et le dimancheapres-midi...,
je les trouve parfaitement orthodoxes. Ils expriment une
saine répulsion à l'encontre des malheureux qui ne goûtent
pas le don merveilleux que Dieu leur a fait: la vie; à l'encontre
des aveugles et des impuissants, incapables - parce qu'ils ne le
veulent pas - de se réjouir en contemplant les beautés innom-
brables du monde créé. Le Catéchume des évêques catholiques
hollandau affirme: « Mais la vie est en elle-même un miracle à
vous couper le souffle ».
Ennui ? Indifférence ? C'est s'arrêter en route. Le chrétien ne
s'arrête pas. C'est à lui que s'adressent ces puissantes paroles de
Malraux: « Tout est signe. Aller du signe à la réalité signifiée
c'est approfondir le monde, aller vers Dieu ». (Le monde en tant
que multitude de signes qui doivent être dévoilés, déchiffrés; et
débarrassés des scories des sots, et de nos méchancetés). Jean
(chap. 17) nous demande autre chose : de renoncer au péché.
Mais nous y sommes à ce point attachés qu'il nous plaît de le
confondre avec le monde et à considérer que sans lui le monde
n'a plus aucun charme.
Tenez, c'est à peu près ce qu'exprime Félicien Marceau dans
son langage à lui: Nous ne sommes pas sur terre pour aller au
cinéma. Il faut s'occuper, chercher, acquérir ...
Journal de la Félicité 461

Lord Halifax, le ministre des Affaires étrangères de


Grande-Bretagne en 1938-1939, se demandait: «~suis-je
donc pour juger? » - pour juger le gouvernement allemand et le
parti national-socialiste. Il en tirait cette conclusion: puisqu'un
chrétien n'a pas le pouvoir de juger les autres, son pays ne pou-
vait rien faire pour secourir de petites nations européennes ou
des nations persécutées.
En tant qu'individu et chrétien, l'honorable Wood, devenu
Lord Irwin, puis Lord Halifax, ne pouvait juger personne. Mais
en tant que ministre et serviteur del' État, il avait le devoir de
défendre la justice, au besoin par la force; lhering disait: Recht
ut nicht nur hoher Gedanke, sondern lebendige KrajP12. Il a
confondu ses scrupules personnels avec son devoir d'homme
d'État. Grave confusion: en cas de conflit entre la conscience
individuelle et le devoir envers la colleéhvité, la solution, c'est la
démission.
L'homme public doit assurer l'ordre temporel et le respeél:de
notre relative justice humaine. Il ne peut pas se réfugier dans la
non-participation. Les chevaliers errants faisaient aél:ede justice.
~ant aux saints, si c'est vers eux qu'allaient les aspirations de
Lord Halifax, ils se retiraient complètement du monde, ils ne se
mêlaient pas de ses affaires pour les embrouiller, ils vivaient dans
le désert, et non à Whitehall.
Pardonner, oublier. Sermon du père G. T. :
J'entends des pénitents me dire: « Père, je suis prêt à lui par-
donner, que Dieu le protège, mais pour ce qui est d'oublier, ça
non, je ne peux pas ! » Il leur répond: « Le pardon sans l'oubli
ne vaut pas tripette. Dans un instant, je te couvrirai la tête de
mon étole 223 et je te dirai : "Moi, prêtre indigne, je te pardonne
et te donne l'absolution". ~e dirais-tu si tu voyais Jésus bondir
222. Le droit n'estpas seulement une penséeélevée,c'estaussi um force vive.
223. Dans la foi orthodoxe, l'absolution des péchés se fait à genoux, devant
le prêtre, qui recouvre la tête du pénitent de son étole.
462 Nicolae Steinhardt

en disant: "Tu peux toujours lui pardonner, Père, mais, pour ce


qui eft de l'oublier, moi, je ne l'oublierai pas" ? »
, '
Penser au Jugement dernier: c est comme penser a un ren-
dez-vous, noté dans son agenda.
Une image obsédante: ne pas réussir à voir Jésus, parce qu'il
détournerait sa face, la couvrirait de ses mains - un gefte qui
d'habitude se fait en levant le bras - un geste effroyable, capable
de briser le cœur le plus téméraire. Semblable, dans son genre, à
ces clous que nous enfonçons dans la croix du Crucifié à chacun
de nos péchés.

L'été à Jilava

Il fait chaud et dans la cellule bondée, où l'air ne pénètre que


par un petit coin de fenêtre, l'atmosphère eft lourde et étouf-
fante. La soif me tourmente. L'eau eft croupie et je crains d'en
boire, non seulement parce qu'elle eft atroce, mais aussi parce
que j'ai peur de la diarrhée, ma maladie chronique. Dans une
cellule, la diarrhée est un péché mortel.
Vers le soir, la touffeur devient plus dense, elle oppresse, elle
vous écrase, comme si la pression atmosphérique était multipliée
par trois ou que la gravitation avait doublé.
Valentin Gligor, un jeune homme de Sibiu, arrêté il y a deux
ans dans la cour de la caserne, au moment où il allait rentrer dans
ses foyers, m'offre des miettes de pain, me conseillant de les sucer
doucement: elles contiennent aussi de l'eau.
Ce geste émouvant a quelque chose d'absurde, proche cepen-
dant de la façon dont les humains étanchent leur soif dans
Au-dela du miroir, de Lewis Carroll: en mangeant des biscuits.
Pour moi, il n'est cependant ni ridicule ni absurde. Et j 'es-
père qu'il en sera tenu compte à Valentin Gligor comme du verre
d'eau dont Jésus dit que, s'il a été donné en son nom à celui qui
avait soif, il lui en sera tenu compte dans 1'au-delà.
Journal de la Félicité 463

1968

Dans la liste des péchés contre l' Esprit-Saint, j'ajouterai la


phrase prononcée par le ministre français Michel Debré - et que
n'ont relevée ni le général de Gaulle ni André Malraux - après
l'occupation de la Tchécoslovaquie et la mort de JanPallach:
« C 'es\:un accident de parcours ».
Il y a trois « conditions » à la liberté. (J'entends « condi-
tion » au sens de la condition humaine).
Une condition commune, c 'es\: de ne pas craindre la mort,
comme le chrétien délivré du péché et peu avide de biens ter-
restres ; le chevalier ceint de son épée et prêt à la dégainer au
service de la justice et du bon droit; l'homme moderne au por-
tefeuille bien garni. Drieu La Rochelle: l'argent, c 'es\:la liberté !
Caricature : le voyou à la bourse rebondie et au revolver sous
l'aisselle, prêt à tirer pour satisfaire ses désirs et tremblant de
peur de se faire prendre.
La rue Armeneasca. C 'es\:une fin de juin, il fait chaud. (En ce
temps-là, les étés étaient sûrs et sages. Ils s'installaient en temps
voulu, sans hâte, mais aussi sans hésitation et duraient jusque vers
le début de l'année scolaire.) C 'esl: l'après-midi, pas trop tôt;
on commence à pressentir la légère fraîcheur du soir. Devant la
maison Boerescu, une charrette où s'entassent d'innombrables
malles, caisses, valises, ballots. La charrette remonte, sans se pres-
ser, la rue Armeneasca, pour aller au plus court vers la gare. Plus
tard, je vois arriver un fiacre avec un cocher; les deux dames -
elles portent toutes deux des chapeaux à voilette - montent dans
le fiacre, avec toute une série de mallettes, de petits ballots, de
petits sacs. Ala campagne, on a besoin de beaucoup de choses.
La voiture se dirige vers le boulevard, par le chemin le plus long.
Je ne sais pas pourquoi, cette scène, que je regarde depuis la
cour de notre maison, reste gravée en moi comme le symbole
d, une paix, jamais retrouvée depuis. La rue déserte. Les roues en
464 Nicolae Steinhardt

caoutchouc, bien épaisses.Le trot cérémonieux des chevaux. De


nulle part aucun danger, aucun changement. C 'es\:en de pareils
instants que Browning a dû écrire:
God's in His heaven
224
All's right with the world
(Julien Benda; Dieu tient de la métaphysique statique.)

Vienne 1928 (centenaire Schubert)

Dans les rues, il y a tous les vingt mètres quelques mendiants


à genoux, les mains jointes sous le menton, comme pour une
prière. Ils ne quémandent pas, ils restent immobiles.
Impression atroce.
Et si c'était de la mendicité organisée ?
( 1954: dans Le Paterikon: Ce n'es\:pas au mendiant, mais au
Christ que nous faisons l'aumône. « Qi il soit reçu » : c'est cela
l'explication de la formule. Peut-on dire que tout mendiant est
le Seigneur déguisé ?)
Les autres sont des hologrammes, des ombres, des fantoches;
les vivants sont uniquement ceux qui transforment leurs idées
en aétes, qui tranSposent dans la réalité les paroles qu'ils pro-
noncent, qui font passer sur le plan existentiel les concepts et les
rêves du plan idéel - et sont décidés à payer au besoin un prix qui
ne peut être débattu, un prix maximum, le seul qui ne trompe
jamais, le juste prix, qui s'appelle: la vie.
C'est la raison pour laquelle mes héros favoris sont les
martyrs:
Don ~chotte ( il est entré dans la cage du lion !) , T.E. Law-
rence (Lawrence d:Arabie ), monseigneur Affre (l'archevêque de
Paris), Ludendorff sur le pont à Munich en 1923, le communard
Delescluze, Péguy, Jan Pallach.
224. « Dieu est bien dans son ciel / et tout va bien sur terre ».
Journal de la Félicité 465

Mettre en jeu sa liberté et sa vie, c'est plus que la preuve d'une


haute tenue morale, c'est une preuve d'existence. ~nt à la
valeur des idées que l'on paye de sa liberté ou de sa vie, quelle
importance? Il n'en es\: pas moins un héros, celui qui sacrifie sa
vie à une cause injuste, mais à laquelle il croit. Par exemple le
ministre de la Commune Delescluze.
Camus a clarifié les choses dans L'Homme révolté, avec la
capacité de synthèse et l'infaillibilité du génie, s'exprimant ex
cathedra : es\: digne de respeét celui qui, en prenant la décision
de tuer, décide aussi de sacrifier sa propre vie. (C 'es\: le cas des
anarchistes russes et des terroristes agissant au nom du parti
socialiste révolutionnaire, évoqué dans le livre de Boris Savin-
kov - Ce qui n'a pas été - et plus encore dans la pièce, un peu
plus faible, de Camus, Les ]iutes.) Et ceux qui commandent les
meurtres à distance, depuis leur bureau (tous les appareils des
tyrannies, calqués sur le modèle mafieux), portent à juste titre le
nom de salauds.
Lion Feuchtwanger définit ainsi le parti national-socialiste :
une vaste organisation, bien mise au point pour exécuter les
crimes décidés par ses bonzes - le reste n'es\: que poésie.
Mais le meilleur exemple d'adéquation entre les idées et
l'existence nous es\:fourni par le conventionnel Philippe Le Bas.
À la séance de la Convention nationale du 9 thermidor
de l'an II, quand Robespierre, son frère, Couthon le paralysé,
et Saint-Jus\: ont été condamnés à mort, un autre membre du
comité de Salut public se trouvait à sa place, sur l'un des gradins
les plus élevés de l'amphithéâtre. Bien qu'il fût un partisan de
Robespierre, il avait de nombreux amis et jouissait d'une sym-
pathie unanime pour son caraétère et ses manières aimables. Ce
tenant de la Terreur était un brave homme dans ses relations
personnelles ! D'ailleurs, c 'es\: plus par amitié pour Robespierre
qu'il avait adopté sa politique, il n'avait rien d'un fanatique ni
d'un extrémiste.
466 Nicolae Steinhardt

La condamnation une fois votée, Le Bas se lève, demande à


partager le sort de ses collègues du Comité. Ses voisins le tirent
par la manche, par les pans de son vêtement, lui font signe de
se taire, cependant que le président et les autres députés font
semblant de ne pas l'entendre. Mais Le Bas crie toujours plus
fort. Ses voisins s'accrochent à ses basques, couvrent sa voix avec
des chut ! chut ! L'assemblée ne l'écoute pas, des mains amicales
pèsent sur ses épaules pour l'obliger à se rasseoir.
Alors Le Bas fait ce geste, le geste rédempteur qui va le ranger
pour toujours au rang des héros et des hommes vivants qui ne
sont pas passés en vain sur cette terre : il quitte sa redingote, la
laissant aux mains bienveillantes, et se précipite à la tribune pour
exiger d'être envoyé à l'échafaud. Il n'avait plus le choix!
Je ne voudrais pas jouer les Dante, mais je mettrais ma main
au feu que Le Bas est au paradis.
Des arguments tirés des textes. Le Seigneur dit dans son dis-
cours apostolique : « Celui qui gardera sa vie la perdra, et celui
qui aura perdu sa vie à cause de moi la trouvera ». (Matthieu
10,39) Et il répète: « Celui qui voudra sauver sa vie la perdra,
mais celui qui perdra sa vie à cause de moi la trouvera ». (Mat-
thieu 16,25). De même chez Marc 8,35 et Luc 9,24: « Celui qui
voudra sauver sa vie la perdra ; mais celui qui perdra sa vie, à
cause de moi et de l'Évangile, la sauvera» ; « Celui qui voudra
sauver sa vie la perdra, mais celui qui perdra sa vie à cause de moi
la sauvera ».
Mais est-ce pour lui que Le Bas a donné sa vie ? Certainement
pas. Par sympathie ou non, il s'était rendu solidaire des assassins
et des fanatiques.
Il reste qu'en dehors des textes cités, il y en a un autre, chez
jean 15,13: « Il n'est pas de plus grand amour que de donner sa
vie pour ses amis ».
Pour l'ineffable honneur d'avoir illustré par l'exemple une
vérité exprimée par celui qui est la Vérité - et il l'a illustrée par
Journal de la Félicité 467

la voie royale, celle du sacrifice du bien le plus précieux, avec une


vive et ardente obstination, étrangère à toute hésitation - je suis
persuadé que ce régicide, complice des assassins,partisan de la
tyrannie, a été sauvé.
Il se peut, il est même certain, que sans mon passage par les
prisons, je n'aurais pas compris le geste de Delescluze, pas plus
que celui de Le Bas.
Maintenant je comprends et je ne peux penser à ce qu'ont
fait ces deux hommes, pour les conviél:ionspolitiques desquels
je n'éprouve que de la répulsion, sans en avoir la chair de poule,
sans éprouver de l'effroi et une admiration sans bornes, ainsi
qu'un rdpeét proche de la vénération.
Une scène des Récits d'un pelerin rzuse: le pèlerin arrive dans
la masure qu'habite un couple tombé dans la misère: leur mai-
son a brûlé, lui a perdu un bras, la vie n'est plus pour eux que
ruine. Ces époux lisent l'Évangile selon saint Jean et elle éclate
en sanglots. Son mari comprend son chagrin et la console, il
trouve que leurs malheurs justifient pleinement ses larmes. Mais
elle rétorque :Je ne pleure pas sur nos malheurs, je pleure de joie,
la joie de lire cet évangile.
Certes, certes, c'est de la folie pure. Les comptables et les
rationalistes n'ont qu'à passer leur chemin. Mais les êtres raison-
nables - qui ne sont pas des rationalistes - peuvent essayer.

Jilava,1961
Période de durcissement du régime. ~e d'hommes admira-
bles tout autour de moi ! Et des saints, une foule de saints ! Er
c'est comme si c'était naturel, ils acceptent tout avec simplicic '.
La souffrance, chaque fois qu'elle dt supportée ou réfléchi
avec dignité, prouve que Ja crucifixion n'aura pas été inutile qu
Jesacrifice du Chrift est fécond.
468 NicolaeSteinhardt

Bra,ov, août 1926

Nous avons déjeuné avec maman chez Rothenbècher : salade


de queues d'écrevisses, filet de veau rôti, crème brûlée, bière
Czell (plus sucrée que les autres). Nous partons vers deux heures
et demie, au plus fort de la chaleur, et il n'y a pas un seul fiacre
à l'horizon. Mais nous nous sentons d'attaque pour faire le
chemin à pied, bien que de l'extrémité de la rue Lunga jusqu'à
l'hôtel Corona la distance ne soit pas négligeable. Comme tout
est paisible dans la chaleur et comme la vie est bienfaisante et
dépourvue de laideurs sur la montagne magique de cette petite
ville, refuge, mais aussi paradis. Rothenbècher est un restaurant
dont la renommée a fait le tour du pays, les Bratianu y viennent
en automobile de Florica et de Sinaia, pour y déjeuner. Le che-
min est long, la chaleur immobile, la réalité bien cachée, le bon-
heur total.
- Ah! non, pas Brahma (qu'est-ce que cela peut bien lui
faire ?) , mais Ishvara, le Seigneur, nous tient sous son enchante-
ment et il le fait de deux manières; pas seulement avec la maya
stupide, celle de la discorde, de la mémoire du mal, de l'envie
et de l'hypocrisie, mais avec celle, bien plus subtile et pleine
de charme, des délices innocentes de ce monde avec ses nom-
25
breux tentacules - dearoélopul- - qui déploient l'éventail des

douceurs permises : depuis le thé de !'Anglais et le petit café


de l'oriental jusqu'aux splendeurs de l'art et de la pensée. Ah,
Ishvara, Seigneur, tu ne nous facilites pas la tâche.

Gherla

Des conseils pratiques, donnés (en pleine connaissance de


cause) après une conversation avec le père Traian Pop, à ceux
225. « Chère pieuvre ».
Journal de la Félicité 469

qui sont accablés d'un vice capital, d'un péché grave et chro-
nique. En tout premier lieu: ne plus commettre le péché. (Nous
sommes tentés de passer rapidement sur ce premier conseil pour
nous répandre en lamentations et en analyses. Il ne suffie pas
d'avoir conscience du péché. C'est très important, mais il faut
encore pouvoir le réfréner.) Et puis, il ne faut pas se laisser aller
à la tentation de l'exhibitionnisme, du plaisir - à la fois indis-
cret et morbide - de régaler tout le monde de détails techniques
et de confidences intempestives. Les pécheurs qui agissent ainsi
ressemblent à ces malades qui estiment indiSpensable de vous
donner sur eux les informations les moins appétissantes et les
plus dénuées d'intérêt pour les autres.
Autre danger : la tendance à en faire une tragédie. N 'im-
porte quel homme affligé d'un grand vice n'est pas forcément
un héros tragique. Il peut être un individu fort banal et un dprit
très médiocre. La gravité du vice n'implique pas la grandeur du
caraél:ère,la subtilité de l'esprit, la force de la personnalité.
~atrième conseil: un peu d'indulgence pour soi-même
ne gâche rien, un certain sourire, de la modestie. Il ne faut pas
se prendre trop au sérieux et se croire sublime. Il ne faut pas se
prendre trop vite pour un être tout à fait exceptionnel, voué au
malet à l'enfer. C'est une plaie, certes, et non des moindres, mais
il ne faut pas en faire une malédiél:ion, il convient plutôt d'en
faire un défi, un challenge.
Et pour finir: le caraél:ère dramatique du vice, comme celui
de la maladie, ne justifie pas que l'on néglige les remèdes de bon
sens.
Le Seigneur a dit clairement: Je ne mettrai pas à la porte celui
qui vient à moi. Il n'y a aucune rd\:riél:ion.
Et ne vous fâchez pas contre Dieu. Il y a aussi, dans la pro-
duél:ion de masse, des appareils défeél:ueux. Le proverbe est
plein d'indulgence, lui aussi, qui dit: sur dix, il arrive même à
Dieu d'en racer un. (Comment puis-je, si je sui croyant, citer
470 Nicolae Steinhardt

un diéèon aussi malicieusement agnostique ? Approuverais-je


Blaga? Je cite ce diéèon comme exemple du refus de prendre les
choses au tragique.)
Les sœurs T., de Foqani, avaient reçu une éducation soignée
et comptaient parmi les plus belles filles de la ville. L'une d'entre
elles surtout, Sofia, était brillante. A tel point que, jeune mariée
à l'époque de la Première Guerre mondiale, elle avait retenu l' at-
tention charmée du général Averescu. L'autre, J., était, elle aussi,
quand je l'ai connue, une femme encore assez jeune, et plus
encore que jolie, distinguée, élégante, séduisante ; le surnom de
«marquise» lui allait à merveille. Sa coiffure - imitant celle
des dames du XVIIIe: siècle -, sa façon de s'habiller: toujours
de robes de soie à fond gris, marron ou violet à col montant,
son sourire, à peine suggéré, sa manière d'être, une gentillesse
distante (la même pour tous) évoquaient aussitôt ce titre de
noblesse, associé aux qualités que l'on découvre dans les tableaux
des maîtres français de l'époque des derniers Louis - avec, chez
elle, une expression intelligente, pénétrante, subtile. Le surnom
de marquise allait très bien aussi avec son service à thé en porce-
laine fine, que nous appelions Rosenkavalier. La même distinc-
tion, la même idée de perfeéèion, le même luxe, patiné, raffiné,
et aussi la même légère présence nostalgique et fragile du passé.
L'appartement spacieux et bien distribué était mal entretenu, les
fauteuils presque tous défoncés, les meubles peu nombreux, les
• A /
tapis rapes.
À la différence de sa mère et de sa tante, Tr. - petite, au visage
rond - n'était ni belle, ni « grande dame ». Chez elle, le frémis-
sement, la capacité de se dévouer, l'intérêt pour la vie, l'infinie
patience dans l'écoute et l'attention qu'elle accordait à chacun,
son intelligence toujours en éveil (presque avide, donnant l' im-
pression de souffle retenu), le don de susciter et de transmettre
la sympathie, sans rien perdre du mystère d'un être qu'il n'était
pas difficile de deviner non conventionnel, remuait des qualités
Journalde la f'élicité 471

plus extérieure·. Avecses amis, clic ne se contentait pas d'é utcr


ave patience et sollicitude. Elle posait aussitôt Jaquestion: Bon,
alors qu'allons-nous faire (au pluriel), comment puis-jet' aider?
Lors de nos thés, Tr., communiste repentie, participait peu
aux c nversations. Elle prenait au sérieux son rôle d'hôtesse et,
bien que les nombreux canapés et gâteaux aient été préparés par
« la marquise>>(une femme d'intérieur hors pair), c'est elle qui
les. ervait, courant du salon à la cuisine, tenant compte des gotîts
de chacun, faisant discrètement J'éloge de sa mere.
Apres une période mystique (Duçu, Paul im., Virgil Când.),
les hôtes permanents qui suivirent - après ses visites à âmpu-
lung- furent inu N., Al Pal. ( n ifàleanu,jusqu'en 1955) Paul
Dim., hiça Vetra, Mihai Rad. et moi-même (Nego quelques
fois en J 958).
L'csj,rit de mondanité arisl:ocratkJue dl: entretenu non
seulement par Ja marquise); , mais aussi par Paul Dim., tou-
jours tiré à quatre épingles, désinvolte, avec des plaisanteries et
des omméragcs raffinés sur le beau monde, pleins son sac. c
dandy a des opinjons poJhiques bien arrêtées, il lit pre ·que tout
et porte des jugements bien fondés. Il critique Vi lcairc en cane
que théoridcn, mais ne permet pas~ n' jmporte qui del' attaquer.
'dl: un grand sd mcur, die-il, et c n'est pas à un rustre d • l.
dénjgrcr sous prétexte qu' i) va cinq minutes à 1'égli ·cl· diman<.:h.
a
L,article de Cioran paru dans la NRF, 1 tdtre un ami loin-
tain, 'est PauJ J im. quj nous rapporte. Aussitôt fr. propos de
Je rcpro<lufrc et de Je dHfuscr. Nous le lui diél: ns, tous, ha un
, notr tour. J'JJc tape fébrilement sur sa ma hi, • p, ssabl mtn
détraquée. Bknt c Jcs copks sont prc es.
u •Jqucs jours pJus tard, nous apprcn 1.s l'arr ·s io1 d
J>uL Mais •JJca ·u lieu dans J ·a<lr·d'un • ac io, dirig'· • ·onrr Î

J • group JibéraJ quj gravjcc au our de Ben oiu c Azn v d .


Aznavorian ,tv~dt r ·n ·011Lr ~ no r ·ami p r h,.,s'\rl c Jui~dl ti
avail foi grande imprcssic, . 1 n r • h "1, lui il lui wait ribu
Ill'
472 NicolaeSteinhardt

- dans son journal, tenu avec soin - un poste de ministre dans


le futur gouvernement qu'il préparait. Ministre sans le savoir et
malgré lui, Paul nous manque beaucoup ... Nous nous réunissons
moins souvent, avec moins de plaisir et d'entrain; les tasses sont
toujours aussi gracieuses et fascinantes, Tr. toujours aussi vive et
aussi inventive dans les thèmes de discussion. Mais le sentiment
de la fragilité de la porcelaine et des vies humaines rôde autour
de nous, de plus en plus tenace.
◄• ►

Les preuves absolues, cela n'existe pas. Puisque nous


connaissons:
• l'expérience de Michelson-Morley (on ne peut faire,
de l'intérieur d'un système, des observations concluantes sur
celui-ci);
• le principe de l'incertitude de Werner Heisenberg;
• la théorie de la relativité et de la relativité généralisée;
• la pluralité des plans de la conscience;
• les géométries non euclidiennes ; puisque : « les signes
n'existent pas» (car ils peuvent être interprétés, comme le
démontre Jean-Paul Sartre);
• les axiomes ne peuvent être démontrés;
• les lois physiques n'ont qu'un caraél:èrede statistique et de
probabilité;
• tout chercheur scientifique doit calculer « son équation
personnelle» avant d'entamer ses observations;
• nous n, entrons en contaél: et ne travaillons qu'avec des
apparences et des idoles : idolafori, theatri, tribus,lpecul-26 ;
• le langage n'est pas un moyen sûr de communication, il en
résulte que la seule voie qui nous demeure ouverte est celle de la
foi librement consentie.
◄•►

226. « Les idoles du forum, du théâtre, de la tribu, de la grotte ».


Journal de la Félicité 473

Avec les marchands du temple, le Seigneur ne fait preuve


d'aucune douceur, d'aucune indulgence. Il ne leur pardonne pas,
parcequ'ils savent cequ'ilsfont. Son infinie bonté n'endigue pas
sa compréhension universelle et ne l'empêche pas de procéder
avec lucidité.
Si 1'Incarné a toutes les qualités humaines, il possède certai-
nement aussi la plus haute: le discernement (une expression
que je préfère aux termes d'intelligence ou d'entendement,
équivoques).

fl.!±andle sens de la justice a les mœurs sont ébranlés,


quand la peur troublelese!prits,alorslespouvoirsdeshommes
d'un jour s 'épuuent.Mau dans les vieillesfamilles survit la
connausancede la véritablea légitimemesureet c 'efl la que
vont surgir lesnouveaux bourgeonsde lajustice.
ErnstJünger
~and Clans Schenk von Stauffenberg - entouré d'une
pléiade de paladins aux noms de légende (Yorck von Warten-
burg, Schwerin von Schwanenfeld, Adam von Trott zu Solz,
Mertz von ~irnheim, Axelvon dem Bussche, Wessel Freiherr
Freytag von Loringhoven) - prend la décision de passer à l' ac-
tion, il sait ce qui l'attend. Il sait qu'il lui faut agir maintenant,
et qu'aux yeux de l'histoire il passera pour un traître. Mais s'il
ne faisait pas ce qu'il faut, il trahirait sa propre conscience. Et
ce courage, très rare, le disciple de ~tefan George l'a eu. Il se
peut que Stauffenberg ait été le dernier aristocrate authentique.
Aristocrate: un individu qui veut être meilleur, qui se reconnaît
davantage de devoirs que de droits, qui pour rien au monde ne
se permettrait la moindre indélicatesse, le moindre geste d' irri-
tation envers un inférieur.
(Un chevalier bwhidotrouve un voleur dans sa maison er
le jette par la fenêtre, 1'estropiant; il n'est pa sanéhonné pour
coups et blessures, mais parce qu, il a perdu son sang-froid.)
474 NicolaeSteinhardt

Le temps d'une heure, Stauffenberg a pu se croire maître de


l'Allemagne et le balancier de l'histoire a hésité. L'Europe aurait
pu être. Une heure seulement. Marcel Proust avait raison : il est
des gens pour qui le bonheur est une erreur.
Marcel Jouhandeau s'exprime à peu près en ces termes à pro-
pos des vices et de la force: il vaut mieux avoir tous les vices du
monde qu'un seul... Mais si l'on n'en a qu'un et qu'on vit avec
lui, alors il faut être plus fort que lui. En admettant que nos fai-
blesses soient innées, nous pouvons nous donner la force qui les
tient en bride. Il faut toujours être plus fort que soi-même, il n'y
a (à proprement parler) pas d'autre devoir moral. La force d'un
individu est à la mesure de ses faiblesses. S'il est fort, c'est parce
qu'il est faible, mais plus fort que sa faiblesse; et plus la faiblesse
est grande, plus grande est la force, il suffit seulement de se domi-
ner un peu. La force morale, si faible soit-elle, consiste juste à
être plus fort que soi ... Notre force morale est à la mesure de nos
défaillances; ma force morale est direétement proportionnelle
aux défaillances morales qui me guettent.
À propos de miracle: le miracle, c,est nous, c,est le fait que
nous existions. Le fait que l'homme soit imparfait est bien plus
extraordinaire que celui que Dieu soit parfait. Le miracle ce n'est
pas Dieu, c'est nous.
À propos du risque divin: ainsi donc l'enfer n'est pas l 'œuvre
de Dieu, mais celle de l'homme; l'enfer, c'est le risque de Dieu.
Je suis en mesure d'ériger à moi tout seul un royaume à la face
de Dieu sur lequel Dieu n'ait aucun pouvoir: l'enfer. Là où je
suis, il y a libre arbitre, et là où il y a libre arbitre, l'enfer absolu et
éternel existe virtuellement.
~elle émotion de découvrir, enfant, que l'on est un homme
inviolable, contre lequel même la volonté de Dieu ne peut rien ...
Tu m'as confié à moi-même, ce qui veut dire que je puis dis-
poser de moi pour toute éternité, même contre toi...
Journal de la Félicité 475

L'enfer es\: la plus grande douleur de Dieu avant d'être la


mienne ...
À propos de la bêtise: Dieu es\:une relation, la plus belle des
relations, dont on ne pourrait pas vouloir se passer sans faire
preuve de bêtise.
Je disputerais donc à Dieu, à qui je dois ma souveraineté abso-
lue, mon être même, comme si ce n'était pas me renier davan-
tage, et d'abord me renier moi-même.
À propos de l'enfer: l'enfer n'es\: nulle part ailleurs qu'au
plus brûlant du cœur de Dieu, au cœur même du ciel. L'enfer
es\: la jalousie de Dieu, son obsession, l'aiguillon de sa seule et
incompréhensible douleur. S'il me perd, même les anges ne le
consoleront pas.
◄• ►

Manole s'emportant contre Woodrow Wilson: l'idéalisme


de Wilson n'a produit que des malheurs: en Amérique, où il
était connu, il n'a pas eu de succès; on n'a pas ratifié son traité, il
n'a pas été réélu. Le congrès l'a reçu avec la plus grande froideur.
Son succès, il l'a connu en Europe, où il se faisait photographier,
avec madame et de nombreux amis, dans les châteaux (comme
A. Briand qui jouait au golf avec les plénipotentiaires britan-
niques et Tchitchérine, grand dignitaire communiste, qui était
apparu avec un chapeau haut de forme brillant à la conférence de
Genève). Nicolson, qui avait cru à la diplomatie au grand jour,
aux conférences internationales et aux entités wilsoniennes, a
changé d'avis après avoir travaillé à Paris. Une intelligence rude,
dure comme le diamant, vaut mieux que tout l'idéalisme du
monde. Les bonnes intentions ne suffisent pas, elles résistent
à l'épreuve de la réalité. Les cœurs philanthropiques peuvent
provoquer des désastres dans le monde de l' at\:ion. Une fois les
erreurs politiques commises, elles ne peuvent être rachetées par
des larmes. Je vais te dire ce que Maurras a écrit dans son livre
476 NicolaeSteinhardt

sur le président Wilson : C'est le sang qui paye... Les véritables


philanthropes sont ceux qui mettent un peu de perspicacité et de
raison au service des forces aveugles du cœur.
◄•►

Conseils à ceux qui ont à subir des interrogatoires (valables


n'importe où et n'importe quand): parler peu, ou plutôt <<en
lâcher» le moins possible. Économie de phonèmes. Il ne suffit
pas d'éviter le bavardage, il faut encore être concis dans ses for-
mules. Ala question: « Le connais-tu ? » Répondre: « Oui ! »
Et non pas: « Oui, je le connais ». Entre deux expressions syno-
nymes, choisir celle qui contient le moins de lettres. (Ne pas dire:
« pas très souvent», mais « rarement»). Les vibrations sonores
elles-mêmes polluent l 'atmo~hère et augmentent le danger. Ne
parler que pour répondre à une question, et alors seulement, et le
faire le plus brièvement possible, sans rien ajouter. .
Les plages de silence laissées au cours de l'interrogatoire -
silences habilement créés par l'enquêteur -, s'abstenir de les
remplir en prenant l'initiative. C'est difficile, mais très impor-
tant. Ne pas céder à la tentation de la conversation, à celle d 'amé-
liorer la situation par des déclarations non sollicitées. (Autre
danger: quand l'enquêteur dit « parlons librement », se tenir
sur ses gardes.)
Mentir le plus possible, toujours, par principe. Une parcelle
de vérité (même innocente) rompt la fluidité du mensonge (c'est
Proust qui le dit). L'idéal serait de ne dire la vérité que lors-
qu'elle est inévitable: la date de naissance, le domicile, le nom
des parents.
Pourquoi ? Pourquoi ne pas dire la vérité quand elle est inof-
fensive ? Pour deux raisons : a) Comme on a affaire à un adver-
saire qui est essentiellement menteur, et fils du mensonge en per-
sonne, il faut mentir constamment, sans cesse, comme exercice,
pour s'entraîner; b) Le principedes armes égalesexige que dans
-
journal de la Félicité 477

tout tombac les adversaires utilisent les mêmes moyens. Sinon


ce serait du truquage, de l'escroquerie. Manole disait: « On
a reproché à Robespierre d'avoir tenu des discours au lieu de
recourir à la force, pendant les séances de thermidor. Mais il s'est
contenté d'être honnête: il avait envoyé ses adversaires à la guil-
lotine par des discours, c'est par des discours qu'il répondait».
Le principe des armes égales contraint l'honnête homme à
recourir à des procédés déplaisants, quand l'adversaire n'est pas
loyal. Bolingbroke (le futur Henry IV), héros de Shakespeare,
dit bien: le poison ne plaît pas toujours à celui qui l'utilise
(Malaparte le cite dans Techniquedu coupd'État).
Ne pas utiliser les mêmes armes que son adversaire, sous pré-
texte de noblesse, etc., ce n'est pas une preuve de supériorité,
mais de bêtise; c'est finalement trahir les principes que l'on
défend et abandonner des innocents aux mains de brigands. On
aura recours aux procédés que la partie adverse aura choisis. La
raison n'est accessible qu'aux hommes doués de raison (André
Maurois). Face à un être rationnel, on fera appel à la raison. Face
aux marchands du temple, le Seigneur n'a pas hésité à prendre
le fouet.
Pour rien au monde, ne livrer un nom de sa propre initia-
tive, même un nom propre différent de celui qu'aura mentionné
l'enquêteur. Dans son Hutoire littérairedu sentiment religi,euxen
France (tome IV - XVIIesiècle, que j'avais mis dans ma poche
lors du premier interrogatoire à la Securitate), Henri Bremond
critique la grossière erreur de l'abbé de Saint-Cyran qui, de son
propre chef, énuméra toute une série de noms.
Par-dessus tout fuir la sincérité ! Comme la peste, comme le
feu, comme les sirènes ! L' interrogé doit fuir la sincérité. L'en-
quêteur ne cessera de lui parler de sincérité; il va l'appâter avec
la sincérité, il va lui promettre monts et merveilles, l'indulgence
et les circonstances atténuantes. Et l'homme soumis à l'inter-
rogatoire - confiant, naïf, honnête - se dira que la sincérité est
478 NicolaeSteinhardt

vraiment la meilleure voie pour obtenir la clémence. (C'est aussi


celle qui lui demande le moins d'efforts, il n'a plus besoin d' in-
venter, il lui suffit de relater les faits.)
Erreur ! S'il en est ainsi dans le commerce des honnêtes gens,
il en va tout autrement avec les fourbes. La sincérité ne peut alors
que mener à des catastrophes. Celui qui l'aura choisie ne connaî-
tra plus un instant de paix pendant tout le temps de sa détention
(et même plus tard). Constamment il sera convoqué, sollicité,
contraint de parler, de se souvenir, de trahir.
Parmi les bêtises que l'on entend: d'accord, la peine était
excessive, mais il y avait bien eu « quelque chose », quelque
chose que « vous » aviez fait.
Quelquechose,peut-être, mais pas l'essentiel, pas ce dont il est
question. C'est comme dans les speél:aclesde prestidigitation. Là
aussi il y a « quelque chose » : des lumières, un chapeau claque,
un lapin; le prestidigitateur porte l'habit. Toutes ces choses sont
belles et vraies: la musique, les rubans, les plaisanteries, les pro-
jeél:eurs. La seule chose qui ne soit pas vraie: c'est que le lapin
sort du chapeau ... Mais les lumières, les musiques, les plaisante-
ries, les bonds, tout est destiné à vous faire croire que le lapin sort
du chapeau. C'est pour cela que viennent tant de speél:ateurs,
c'est pour cela tout ce tralala; et c'est justement ce qui n'a pas
lieu. Le lapin sort d'où on veut, mais pas du chapeau.
Il en est de même dans un procès : tout est destiné à prouver
que les accusés sont des criminels, comme au speél:acle tout est
fait pour vous convaincre que le lapin sort du chapeau.
Le tour de passe-passe est rapide. Les Anglais disent être
légersde main, avoir la main leste. Tout est dans la rapidité, dans
l'escamotage. Ni vu ni connu, je t'embrouille. Vite fait, bien fait.
C'est être cousin du diable, toujours rapide, lui. La crucifixion
s'est faite, elle aussi, sous le signe de la précipitation : vite, avant
qu'on ne soit à samedi ! Avant qu'on ne voie les ficelles ! Vite.
Grouillez-vous. Et que tout ça soit oublié. Ils étaient tellement
Journal de la Félicité 479

pres ' qu'ils ont renoncé a une panie de leur plaisir; ils ont
1a·sé imon de C rene porter la croix: soulagez ce maudit de ses
tourments quelques instants, mais sunout que les choses aillent
ite.
Kierkegaard dit de la priere: « Les hommes vivant dansun
monde temporel s'imaginent que, dansla priere, l'essentiel,
le but de tout effort, est que Dieu entende leur demande. Et
pourtant c, est tout le contraire dansl'éternelle signification de
la vérité: le véritable fondement de la priere n'est pas de faire
entendre a Dieu ce que nous le prions d'exaucer, mais de prier
sans cesse jusqu' a devenir celui qui entend la volonté de Dieu.
L'homme "mondain" gaspille les mots et par conséquent devient
exigeant quand il prie, mais celui qui prie véritablement se borne
a écouter».
Manole parlant de la naissance de la République française :
en 1875, la République est votée avec tristesse, avec froideUL
Presque tous ne sont que des « républicains résignés », ils ne
font que poursuivre l'œuvre de la Restauration de 1815. Même
quand la « république des conservateurs» est remplacée par
celle des républicains, après l'échec du 16 mai, il n'y a pas de
révolution. Mac-Mahon, renonçant de force al' idée d'un minis-
tere Rochebouët, composé de fonétionnaires, de militaires et de
« techniciens », doit confier le pouvoir aux républicains. Et qui
donc se voit attribuer la présidence du conseil? Dufaure, ancien
dignitaire du roi Louis-Philippe, ancien minifue de la Répu-
blique conservatrice. Toujours Dufaure, Dufaure in aeternum,
dit Daniel Halévy. Les républicains de 1875 n'ont pas choisi
d'être guidés par les rêveries d'un poète. En 1848, Lamartine esè
a la tête du gouvernement; après 1871, Viél:or Hugo es\:glorifié,
mais tenu à l'écart. On lui fera des funérailles nationales, il sera
inhumé au Panthéon, mais en attendant, entouré d'une foule
d'admirateurs, il ne prend aucune part a la vie de l'État. Poli-
tiquement, Gambetta lui était parfaitement hostile. Le grand
480 NicolaeSteinhardt

poète se figurait qu'au retour d'un long exil il serait acclamé


et placé à la tête de l'État. Mais si les foules l'ont accueilli avec
enthousiasme, le gouvernement provisoire ne lui a pratiquement
accordé aucune attention. Pour Gambetta, Hugo était un vieil
utopiste, un poète rêveur, un fanatique, une vieille barbe.
La prison enseigne le réalisme. C'est dans les moments de
crise que l'on peut lire le plus clairement dans les institutions
humaines les maux des hommes, les systèmes politiques ou
sociaux. La situation limite que représente la prison nous aide
à voir des choses élémentaires, qu'estompe le cours normal du
temps. La prison permet avec les infrastruél:ures un contaét
immédiat qui va infiniment plus loin que Marx ou la psycha-
nalyse, réputés pour accéder aux profondeurs et aux vérités
ultimes. Combien le marxisme et le freudisme peuvent paraître
salonnards, polis, frivoles par rapport à la gravité de la prison : on
se croirait dans un décor de Marivaux, ou lors d'une discussion
des Préciewes ridicules, des Femmes Savantes, ou de Coana
Chirifa227 !
L'enseignement chrétien de la prison (car le Christ nous
enseigne d'abord une doéhine rigoureusement réaliste, conforme
aux vérités les plus brutales et les plus immédiates), c'est encore
Kierkegaard qui le résume : « Peu à peu et de mieux mieux j'ai
constaté que tous ceux que Dieu a véritablement aimés, ceux
qui nous servent de modèles, etc. ont infiniment souffert en ce
monde. Bien plus encore que dans 1a doétrine chrétienne: être
aimé de Dieu et aimer Dieu, c'est souffrir».
Le christianisme est un message existentiel, qui rend l' exis-
tence bien plus difficile et plus paradoxale qu'elle ne le fut jamais
et qu'elle ne pourra l'être en dehors de lui.
Le christianisme existe parce qu'il y a une haine entre Dieu et
les hommes. Être chrétien, c'est être torturé de mille manières.
227. Comédie satirique de Vasile Alecsandri (fin XIXe siècle).
journal de la Félicité 481

Le mieux, c'est d'être capable de se tourmenter soi-même de


toutes les manières possibles; mais si l'on n'est pas assez fort, on
peut toujours espérer que Dieu « aura compassion de nous » et
qu'il « nous aidera » à parvenir à l'état de souffrance.
Il est terrible l'instant où Dieu sort les instruments d'une
opération qu'aucun pouvoir humain n'est en mesure de mener à
bonnes fins : arracher à l'homme son envie de vivre, le tuer, afin
qu'il puisse vivre comme un mort. La vocation de cette vie est de
vous mener au plus haut dégoût de la vie.
Dieu est votre ennemi mortel.
Voilà l'épreuve: devenir chrétien et vouloir le demeurer, c'est
une souffrance à laquelle aucune autre douleur humaine n'est
comparable, ni par son aiguillon ni par ses supplices. Et, malgré
tout, ce n'est pas le christianisme qui est cruel, ce n'est pas Jésus
qui est cruel, Jésus en soi est douceur et amour; la cruauté vient
de ce que le chrétien doit passer sa vie en ce bas monde et qu'il
doit y vivre sa condition de chrétien, parce que Jésus n'est PM
a
tout fait tUSezdoux, c 'est~à-dire assezfaible, pour l'en sortir.
La souffrance, certains hommes sont prêts à l'accepter. Mais
leur drame, c'est de ne pas pouvoir la comprendre. Et pourtant,
c'est précisément cette impossibilité de comprendre que Kier-
kegaard considère comme partie intégrante, indispensable,
d'une véritable souffrance: « La joie du chrétien, une joie indi-
cible, si elle existe, ne peut consister que dans le fait d'accepter
qu'il en soit ainsi, sans comprendre,car la compréhension anéan-
tirait en quelque sorte la souffrance ».
« Les hommes qui ne s'offrent pas à Dieu jouissent - ironie
terrible - de la joie de ne pas être tourmentés par Dieu en ce
monde-ci. Non, il réserve à ceux qu'il aime et qui se donnent à
lui de pouvoir le nommer, humainement parlant, leur ennemi
mortel, mais par amour».
Le christianisme: recette de bonheur (au sens le plus « amé-
ricain ») et torture insupportable. Et ce, simultanément, et
482 NicolaeSteinhardt

également. A ceci près que naître d'dprit et d'eau transforme


sans l'annihiler, la souffrance en félicité. Si le Christ n'était pas
ressuscité, le rapport aurait été différent, inversé. Mais il est res-
suscité. Nous le savons.

Boogie mantbo rag

... Il savait, monsieurAlecu, il savait qu'il reviendraitaplzu ou


moins breveéchéance,amoinsque... La preuve que Bratianu savait
cequ'ilfauait, c'eflque de tous,Maria 228 a été lapliu acharnée,elle
connausaitbien son rejeton... Alecu a tenté une réconciliation,car
il connausaitson monde et il ne doutaitpas qu'ils accueilleraientet
acclameraientle déserteur,ason retour,car il a bel et bien déserté,
et deuxfou, qui plus efl. Il s'efl enfui avecZizi aOdessaen pleine
guen-e, abandonnant son pofle d'officier.Et sachez-le, c'efl moi
qui vous le du, il a empochédespots-de-vin - oui, despots-de-vin
- pour un contrat defournitures milimires, encoredu temps ou
il émit prince,parce que, ce qu'il afait quand il émit roi, ce n 'efl
pa.1la peine queje vous le due... mail cesmalheureux Vaida229 et
Tdtarescu230.

1934

Manole parlant de la liberté et de la morale: La société n'dl:


capable de s'opposer a une mesure tyrannique ou immorale que
si elle est elle-même très morale. Et plus encore une démocratie:
elle ne peut se passer de morale ni de royauté. Plus on avance
228. li s'agjc de la reine Maria de Roumanie et de son fils, le Prince, puis
le Roi Carol Il qui fit en pleine guerre un mariage morganatique avec Zizi
Lambrino.
229. Président du Parei paysan à l'époque de la Pr mière Guerre mondial .
230. Min· tre des Affaires étrangère pendant de Jongues année encr 1
deux guerre .
Journal de la Félicité 483

dans le droit de vote, plus les démocrates devraient s'appuyer


sur les principes moraux les plus rigides. (Comme si Montes-
quieu ne l'avait pas dit! Chez lui celas' appelle « république ~
et « vertu ».) À présent, le suffrage a un pouvoir absolu: si ses
détenteurs ne sont pas freinés par la morale, ils pourront faire
ce qu'ils veulent, ils pourront proclamer par voie législative
les mesures les plus illégales. Les démocrates ne se rendent pas
compte de ce qu'ils font quand, au nom de la liberté d 'expres-
sion, ils exigent les pleins droits pour des auteurs immoraux et
affirment que la pornographie n'existe pas.
Pour qu'une société puisse être libérale, il faut qu'elle soit
d'abord astreinte à la morale. Ceux qui ne veulent pas com-
prendre ou reconnaître ouvertement cette nécessité recourent à
un subterfuge et affirment - écoute-moi bien - que la société a
besoin « d'une culture vraie et profonde». La formule se veut
lourde de sens: elle pèse mille tonnes, mais elle est complètement
creuse à l'intérieur. Il faut avoir le courage d'appeler les choses
par leur nom : la culture ne suffit pas, il faut aussi de la morale.
Voilà le mot qu'ils évitent et qu'ils craignent tous: la morale. La
culture seule ne suffit pas: on peut être instruit et pourtant bru-
tal, simpliste, maladroit, primaire. Ce que les démocrates croient
suffisant: ce soi-disant « sens démocratique » l'est naturelle-
ment encore moins. Le sens démocratique n'est qu'une opinion
politique, ça va, ça vient, on s'en sert ou on l'abandonne, selon
les circonstances et ses propres intérêts. Alors que la morale est la
base de la culture et de la vie politique d'une société. Une culture
« vraie », « profonde », une science à la pointe du progrès »,
un esprit démocratique « puissant » ou « élevé » : ce ont de
paroles creuses, mon vieux. Aussi longtemps que la liberté en
dépend, elle n'est qu'un funambule dansant sur un fil trè mince,
elle n'est qu'une caisse avec inscription: « Attention, fragil ! >,
livrée aux mains d'un porteur ivre. Il n'y a que la moral pour la
consolider, et elle seule. Écoute-moi bien, 1 morale est la ourc
484 Nicolae Steinhardt

de la liberté, la morale est la condition de la liberté, la morale est


le bouclier de la liberté.

Bucarest, 1931
Puuse Dieu nozu bénir, tour et toutes.
Dickens, Chant de Noël en prose
La maison - un rez-de-chaussée et un étage en style hollan-
dais - qu'habitent madame veuve losif, ses trois filles, une grand-
mère excessivement vieille, une petite fille, une cuisinière et deux
bonnes, se trouve rue Jusl:itiei. Y ont également élu domicile qua-
torze chats adultes et neuf bassets. Parmi les chats adultes, d'âges
divers, il y en a toujours quelques-unes qui attendent des petits
et, dans tous les coins, on trouve des paniers avec de nouveaux
représentants de la race: des chatons aux yeux à peine ouverts,
de petites bêtes semblables à des souris et des bébés chats duve-
teux et joueurs. Les bassets se multiplient eux aussi, avec moins
de prodigalité, mais autant de constance. Entre tous les animaux
des deux espèces se créent des liens de· parenté défiant toutes les
struérures endogamiques, qui ahuriraient Claude Lévi-Strauss
( 1966). L'escalier intérieur, nullement éclairé, de la maison (plu-
tôt délabrée) est dangereux, car toutes sortes d'êtres, à différentes
étapes de leur croissance, grouillent entre vos pieds. Dans la salle
à manger, aux heures des repas, tous les animaux se rassemblent
en cercles concentriques.
Les occupantes humaines de la maison adorent les chiens et
les chats, elles leur accordent les soins les plus dévoués et sont, en
un mot, leurs esclaves.
On se croirait dans une pièce de Noël Coward ou dans un
roman de Dickens.
On sent que l'esprit de Dieu se pose souvent sur cette maison.
C'est surtout à Dickens que pense le visiteur. ~elle est
l'essence de l'œuvre de Dickens? Pourquoi ce grand romander
Journal de la Félicité 485

eft-il, à première vue, un simple auteur de mélodrames ? Le


secret, c'est que dans son œuvre, même les méchants ne sont pas
vraiment méchants. Ils « font » plutôt les méchants, ainsi que le
demande leur rôle.
Dickens, c'eft l'Origène du monde moderne. Son œuvre eft
celle d'un adepte de« l' apocataftase origénienne » 231. Le leéteur
comprend qu'à la fin, tO\lStrouvent la Rédemption, parce que
tous se seront préalablement repentis. Tout finira bien. Le mal et
les méchants n'auront été qu' apparences passagères.
Ce type d'apocataftase - secret de l'œuvre de Dickens et
de son immense et surprenant succès - n'eft pas orthodoxe.
L'Église l'a condamnée depuis longtemps. C 'eft à cause d'elle
qu'Origène ne compte pas dans· les rangs des saints. Mais elle
demeure dans notre âmè comme une douce illusion. L'Église
discute pour savoir si nous avons ou non le ·droit de prier pour
les âmes qui sont en enfer. Mais dans L'idiot, Lebedev prie pour
madame du Barry. Le prêtre dujournal d'un curé de campagne
de Bernanos prie pour Martin Luther. Bernanos, lui, priait pour
Judas, saint Dominique pour les damnés de l'enfer et saint Jean
Climaque pour Satan lui-même.
231. Le terme d 'apocatastase, du grec ancien à1r6xa.-rctcr-ra.crlç, signifie la
restauration d'un état antérieur, le retour à une situation originelle. Dans
la théologie chrétienne, il exprime une théorie selon laquelle, à la fin des
temps, tout l'univers créé serait rétabli dans son harmonie originelle et que
tous seraient sauvés, y compris les damnés et les démons. Cette conception
se rattache à la vision du cosmos élaborée par Origène, qui nie l'éternité de
l'enfer. Cette théorie, selon le père Placide Deseille, « méconnaît à la fois l' in-
sondable mystère del' amour de Dieu, qui transcende toutes nos conceptions
rationnelles ou sentimentales, et le mystère de la personne humaine et de sa
liberté ». C'est pourquoi la doctrine de l 'apocatastase a été condamnée en
553 par le V Concile œcuménique, en même temps qu'un certain nombre
d'éléments de la doctrine d'Origène. Ce rejet de l,affirmation du salut uni-
versel par la tradition orthodoxe n'interdit pas l'intercession ardent pour le
salut de tous et l'espérance en leur salue final.
486 NicolaeSteinhardt

L'aimable abbé Mugnier, lorsqu'on lui demanda s'il croyait


à l'enfer, répondit: «J'y crois, certes, puisque notre sainte Mère
l'Église nous l'enseigne. Mais je crois aussi qu'il n'y a personne
dedans».

1935, Manole parlant de morale et de liberté: Le fondement


des droits naturels se trouve dans l'éducation que reçoivent les
gens, dans leur mentalité: il dépend de ce qu'ils croient, du fait
qu'ils croient ou non en quelque règle, de l'idée qu'ils se font
- au sens le plus simple - de l'honnêteté et de la correél:ion. Ils
n'ont pas besoin de beaucoup de connaissances, il leur suffit de
reconnaître la valeur de cette expression : « comme il faut ».
Les théoriciens de la démocratie regardent trop haut: ils
croient qu'en détruisant la religion, la morale, l'honneur, la pro-
priété, le rdped: et la distin~ion, ils obtiendront tout.
~and je leur dis, moi, à ces grands progressistes, qu'ils per-
dront tout, ils se moquent de moi. ~els liens - disent-il~ -
peut-il y avoir entre la vie de famille et la liberté politique, entre
la morale et les pouvoirs del' État, entre l'éducation et les droits ?
Sache qu'ils sont dans l'erreur la plus profonde, ces messieurs.
Le droit est une discipline autonome, mais il ne peut fond:ion-
ner que dans une société morale. Prévost-Paradol et Viél:or de
Broglie croyaient qu'en accordant le suffrage universel aux
masses, on les empêcherait d'exiger autre chose, car - disaient-
ils - que pourraient-elles demander de plus ? Ils étaient loin de
supposer que bientôt les masses en demanderaient davantage ;
qu'elles utiliseraient leurs droits politiques à des fins non poli-
tiques, qu'elles exigeraient des réformes sociales, puis la Réforme
sociale, et puis des révolutions morales et pour couronner le tout
des catastrophes mentales, tout, quoi !
Mon vieux, c'est peut-être triste, mais c'est comme ça: nous
pensions arriver quelque part, très loin, et nous voici ramenés,
Journal de la Félicité 48

par une voie circulaire, aux institutions e aux notions les plu
quotidiennes. À la famille, à l'éducation, à l'honneur, à la mora-
lité. Voilà où nous en sommes! Eh oui, mon vieux c'est cela le
nœud du problème. Si tu dis que les lois doivent etre conformes
à l idéal de justice d'un groupe social, tu te trompes: le groupe
peut avoir un faux idéal de justice. Si tu dis que le suffrage uni-
versel résoudra tout, tu mens: parce que le suffrage universel
peut introduire ou approuver la tyrannie. Si tu t'attends à ce que
la culture scientifique te vienne en aide, tu es naïf: la science n a
que faire des droits de l'individu. La base des droits fondamen-
taux et naturels de l'homme es\:tout autre: c'est l'image émou-
vante et exaltante, grave et sacrée de l'homme « comme il faut ».
Croire à la coexistence de la liberté et de la fin des principes, c'est
de la plaisanterie ou de l'inconscience. Ceux de Sarindar n'ont
qu'à y croire. La liberté est un bien inestimable et elle est rare:
les peuples qui, parfois, au cours de l'histoire ont eu le bonheur
d'en jouir sont heureux. Tu sais bien ce que disait La Rochefou-
cauld: il faut plus de vertus et plus de force pour mener une vie
heureuse que pour supporter le malheur.
Aux débats pour la Constitution de 1923, l'évêque Bartholo-
mée de Râmnicul Noului Severin demandait que, dans l'article
S sur les droits des Roumains, la loi se contente de consacrer le
droits naturels de l'homme.
Je n'exagère ni ne bla~hème quand j'affirme haut et fort que
le christianisme est une recette américaine d bonheur: c'est un
livre de Dale Carnegie à la puissance n ! Voici, en effet, ce qu'écrit
Isaïe ( 55, 12) : « Oui, vous partirez avec joie et serez ramenés en
sécurité. Montagnes et collines éclateront devant vous en cris de
joie et tous les arbres de la campagne applaudiront ! »
(David, dans le deuxième livre de Samuel, hapitre 6, danse
et chante devant l'Arche, se dénude, en s, humiliant aux yeux e
« snobs » et leur répond: « Loué soit le S igneur, j d n erai e
chanterai devant le Seign ur et je m 'abaiss ·rai encor dav·:uuage.
488 Nicolae Steinhardt

Je serai vil à tes yeux ». ; ou dans le Psaume 4 S : « ... ~e les ceux


se réjouissent et que la terre exulte ; que la mere s'agite et sa plé-
nitude. ~e les champs soient dans l'allégresse avec tout ce qui
y pousse ... » Et 46, 1 : « Toutes les nations battez des mains ... »)
◄• ►

Nous parlons de la douceur de Jésus, nous rappelons qu'il est


allé à la mort comme l'agneau à l'abattoir, qu'il est resté silen-
cieux, comme le mouton que l'on tond, et nous évoquons son
humilité, sa bonté, sa soumission. Mais nous laissons de côté
sa faculté maîtresse, celle qui lui permit d'accepter l'effroyable
mort sur la croix. Je veux parler du courage. Savons-nous ce que
nous sommes ? Ce que nous proclamons avec emphase ou bonne
foi? Quelqu'un peut-il affirmer qu'il est ou non chrétien?
L'exemple de Julien !'Apostat devrait nous faire réfléchir.
Les traités et monographies consacrés à cette époque (Bidez,
Allard ... ) révèlent que la personnalité de cet empereur, considéré
comme l'adversaire le plus acharné du christianisme est infini-
ment plus complexe qu'il n'y paraît, et une étude plus attentive
nous dévoile en lui un chrétien qui s'ignorait.
« Tu as vaincu, Galiléen!» aurait-il pu dire, avant d'être
mortellement blessé dans sa bataille contre les Perses. Cet ad-
mirateur de la Rome ancienne, fidèle aux dieux séculaires, qui
parlait assez mal le latin, écrivait en grec et n'avait jamais mis
les pieds à Rome, était un intelleétuel aux mains éternellement
tachées d'encre, à la barbe en broussaille (comme les Pères du
désert), de petite taille et affaibli par les jeûnes et l'ascèse. Mora-
liste d'une pureté parfaite, homme sans défaillances, il avait pris
position contre les philosophes athées de l'école cynique; il
n'admettait la mythologie que comme allégorie ou symbole. Il
croyait à la providence, à l'immortalité de l'âme, à la nécessité
de la rédemption, à la vanité de la matière, à la vie dans l'au-delà
journal de la Félicité 489

(avec ses récompenses et ses punitions), à l'efficacité de la prière,


à la chasteté, aux vertus.
Ce chrétien involontaire souhaitait réorganiser le polythéisme
selon l,esmodèles chrétiens s' inSpirant en tous points de la nou-
velle Eglise. Dans ses projets de réforme, l'église polythéiste
(ayant à sa tête un pontifex maximiu, l'empereur théocrate)
serait, elle aussi, unitaire, hiérarchisée, divisée en circonscrip-
tions territoriales (comme les diocèses) ; dans les temples
recon_struitsou rénovés se tiend{aient des offices imités de ceux
des chrétiens (chœurs, sermons) ; les prêtres polythéistes, ces-
sant d'être les simples officiants des sacrifices, deviendraient de
vivants exemples de moralité. On ferait d'Homère un livre sacré,
comme la Bible; les mythes seraient interprétés poétiquement;
une ad:ivité missionnaire polythéiste aurait remplacé l' aébvité
missionnaire chrétienne. Le nouveau prêtre païen était conçu à
l'image de .son rival: non un civil qui sert occasionnellement,
mais un prêtre de métier, pieux et pur, exemplaire.
Dans cette religion païenne (ou « polythéiste » comme il
aimait à l'appeler) Julien introduisait des notions Spécifique-
ment chrétiennes de compassion et de charité, ainsi que des
institutions propres au christianisme: le secours aux pauvres, les
hôpitaux, les associations de bienfaisance. Julien est l'homme de
la moralisation du polythéisme, d'un Olympe purifié où Vénus
est la déesse des mariages et Bacchus, le père des joies légitimes.
Julien renie et refuse une religion qu'en fait il admire et
désire, et qu'il imite point par point. (Bien souvent les adver-
saires se ressemblent.)
Honnête, courageux, travailleur, patriote, sincère, absolu-
ment irréprochable en tant qu'homme et empereur, il a tout de
même su - avec l'habileté de l' intelled:uel et le sang-froid du
théoricien - organiser des persécutions d'une subtilité infatiga-
ble et inventer, parmi toutes celles qui ont vu le jour, une des
méthodes d'oppression les plus perfed:ionnées, celle de ( la
490 NicolaeSteinhardt

main de fer dans un gant de velours ». Il n'a pas été viél:orieux,


car ce qu'il voulait faire s'était déjà fait et se faisait sous ses yeux
stupéfaits: Julien était un chrétien sans le Christ, un être issu
de la tératologie; et les monstres n'ont généralement pas la vie
longue.
La conclusion qu'on en tire, énigmatique et scandaleuse pour
les rationalistes, c'est que les vertus et les institutions chrétiennes
sont sans valeur si elles ne se fondent sur l'amour du Christ. C'efl
Lui la Vérité et non la morale prêchée, ou les institutions fondées,
ou les qualités mises en pratique selon des doél:rines, si proches
soient-elles, de son enseignement. Il n'y a pas de christianisme
sans Christ, cars' il y en avait un, il y a belle lurette que bien des
juifs, des polythéistes, des francs-maçons, et toute une foule de
gens irréprochables mériteraient le nom de« chrétiens».
On sait que Henri IV a abjuré le protestantisme pour pou-
voir entrer dans Paris et devenir roi de France: « Paris vaut bien
une messe». Mais ce que l'on sait moins, c'est comment ce roi a
ultérieurement évolué, comment de catholique par convenance,
il est devenu catholique par conviél:ion. Le cardinal Du Per-
ron a pu constater l'évolution de ce grand souverain qui, alors,
conscient de la supériorité du catholicisme, a pourtant maintenu
l'édit par lequel il avait établi la liberté religieuse.
Les gens exigeants :
Je ne fais pas très grand cas de Sainte-Beuve, critique; ses
poètes préférés sont Lebrun et Calemard de La Fayette. Sur
Stendhal, Balzac et Baudelaire, il s'est exprimé avec beaucoup de
réserves et d'ironie. Mais ce fut un historien important et pers-
picace. Il atteint même des sommets quand il prend la défense
de Madame Rolland, accusée « d'attitude théâtrale » parce
qu'avant de monter à l'échafaud elle s'est exclamée, en regar-
dant la statue de la Liberté: « ~e de crimes on commet en
ton nom!»
journal de la Félicité 491

Attitude théâtrale ? dit Sainte-Beuve. Certes, parce que les


exécutions avaient un caraél:ère théâtral à l'époque de la Révo-
lution. Les condamnés étaient emmenés dans des charrettes de
leur prison à l'endroit où s'élevait la guillotine; ce transport
s'effeél:uait en plein jour et ceux qui devaient mourir avaient le
droit de montrer, par leurs attitudes, leur courage (ou bien leur
peur comme cette pauvre madame du Barry, comme l'infortuné
Camille Desmoulins). Ils pouvaient parler. Ils étaient décapités
publiquement, la foule des s},eél:ateursse pressait sur des gradins.
L'accusation portée contre une femme courageuse fait sor-
tir Sainte-Beuve de ses gonds et - saisi d'une sainte et noble
indignation et d' « un légitime courroux», dirait Racine - il
s'adresse aux critiques exigeants: <<Allez, Messieurs, elle fera
mieux la prochaine fois ! »
Les gens exigeants ont le regard fixé sur les justes et sur les
auteurs de hauts faits, guettant, impitoyables, le moindre écart.
Alors qu'ils sont prêts à passer n'importe quoi, à trouver sans
cesse des excuses aux canailles.

Gherla, 1963

Conversation avec le colonel Traugott Br.: la formule de


Nietzsche - Au-dela du bien a du mal - n'est, dis-je, que la
reprise d'une vérité chrétienne connue depuis longtemps, et que
soulignait avec une habileté toute particulière maître Eckhart au
XIV siècle. Dieu es\:au-delà de toutes les autres notions de notre
relativité.
Maître Eckhart effrayait les religieuses de Cologne et scan-
dalisait ses supérieurs en commençant ses sermons par des phra-
ses comme: Dieu n'es\: pas bon, Dieu n'est pas juste, Dieu n'est
pas infini, Dieu n'est pas puissant. Suivait un silence consterné,
puis il reprenait sa phrase: de même qu'il n'est ni méchant, ni
injuste, ni petit, ni faible; Dieu es\: au-delà de nos catégories
492 NicolaeSteinhardt

(Prosper Mérimée a imaginé dans la Chroniquedu Regne de


CharlesIX une situation semblable, mais sur le ton de la plaisan-
terie: le pari que gagne un prédicateur, clamant au début de son
homélie ce juron : « Par le sang et la mort du Christ ! »).
On a interprété la formule de Nietzsche dans le sens d'une
autorisation à faire le mal. C'est ne pas 1'avoir lue attentivement.
Elle invite à parvenir à un degré où le bien et le mal n'existent
plus, tout comme dans ces « régions » où on ne peut plus conce-
voir les bipolarités, les dualités, les contradid:ions.
Là où il n'y a pas (ou plus, ou pas encore) de science du bien
et du mal règnent la bonté pure de Dieu et l'innocence des pre-
miers jours de la création.
Combien il serait faux de croire qu'être au-delà du bien et
du mal, ce serait rendre permanent et définitif l'u'n de ces deux
termes. Sur ces rivages le bien est un, et absolu. C'est là que par-
viennent les deux héros du Chevalierde l 'Ordrede Santiago,le
père et la fille, qui, dans la pièce de Montherlant, se fondent dans
/'Unique.
Comment imaginer, exprimé en termes de ce bas monde,
un tel état ? Par la musique de Mozart, qui, elle non plus, n'est
ni tragique ni gaie, ni gracieuse, ou euphorique, elle est une et
indivuible,au-delade tout savoir.Loin en tout cas des terrains
bourbeux, d'où jaillit la méchanceté : ceux de la vulgarité et de
la convoitise.

1969

Kisiakov, un personnage d'un roman d'Henri Troyat, pousse


à l'extrême le raisonnement de l'hérétique Marcion (Le Dieu de
l'Ancien Testament est en fait la divinité du mal.)
Fantasme d'absolu manichéisme: le mal, tout comme le bien,
est d'essence divine. En voulant chasser le mal de la création, le
Journal de la Félicité 493

Chris\: a trahi Dieu qui, furieux, s'es\:réjoui de la crucifixion, des


humiliations et des souffrances de Jésus.
Dieu, créateur du monde tel qu'il es\:, ne doit pas être
confondu avec un doux prophète désireux d'un monde d'où
toute vilenie disparaisse. Le Père s'est tu et n'est pas intervenu,
parce qu'il haïssait le crucifié, et il l'a laissé mourir dans les pires
supplices.·
L'idée du pardon nous semble à ce point bizarre, à nous les
hommes·, que Zola soutient dans son roman Madeleine Ferrat
que le pardon appartient à Jésus, et non à Dieu le Père; et, que
nous sommes finalement punis avec sévérité pour ce que nous
avons fait, même si nous nous en sommes repentis. Le repentir
n'a pas cours chez le Père !
(Zola, ce grand humaniste, progressiste et humanitaire!)

Jilava, Gherla, Aiud

La théologieexprimebien mieux
notre état que la zoologi.e.
Emil Cioran

Deux noms éveillent l'intérêt dans toutes les cellules par les-
quelles je passe. Je suis en mesure d'apporter des informations sur
Teilhard de Chardin et Eugène Ionesco, dont j, ai lu les œuvres,
grâce à Dinu Ne.
L' œuvre de Ionesco provoque deux. réaétions: sympathie et
curiosité chez les jeunes, aversion indignée chez les plus âgés.
Costache Bursan, qui me témoigne une grande affeétion, entre
dans une colère noire et m'engueule après le récit d'une pièce
de Ionesco. Il me traite de tous les noms. Inutile d'essayer de lui
démontrer que je ne suis ( hélas !) pas l'auteur de la pièce, que je
l'ai juste racontée ; inutile d, invoquer les écriteaux des saloons
du Far West « Ne tirez pas sur le pianiste », monsieur Cosl:ache
494 NicolaeSteinhardt

me fait la tête trois jours durant, et, une fois réconciliés, il me


prie de « cesser de colporter des horreurs pareilles ».
Il m'arrive bien pire avec le père M., quand, par une chaude
soirée d'été à Jilava, je résume Le Meilleur des Mondes (Brave
New World) de Huxley. Il m'a fallu un certain temps pour le
convaincre que je n'étais pas partisan de la conception des bébés
en éprouvette. Le père M. est un homme bon et compréhensif;
il m'a dit plus tard, en souriant, qu'il regrettait. Mais avec le
professeur Petrescu, un ancien partisan de Cuza, j'ai eu maille
à partir à cause de La FermedesAnimaux d' Orwell, où il voulait,
à tout prix, voir l 'œuvre des fran.cs-maçons !
Virgil Bit., Mihai F.,I. Bod., Gh. de la Campagne (Gheorghe
Zamfir) et une foule d'autres jeunes m'écoutent avec tant d'at-
tention et de bonne humeur parler d'Eugène Ionesco, que je me
rends encore mieux compte de sa valeur et de l'art avec lequel il
traduit l'esprit de notre époque.
Je raconte: La Canmtrice chauve,Jacquesou la Soumission,
Les Chaises,La Leçon,Amédée ou comments'en débarrasser!,Vic-
times du Devoir,lesRhinocéros(que j'avais lu jufte quelques jours
avant d'être arrêté).
Je découvre, dans le dialogue des époux Martin, de La Can-
mtrice chauve ( « ~elle coïncidence ... »), une construél:ion
fort savante, analogue à celle des fugues de Bach. Un excellent
musicologue me donne raison. J'insiste, comme il se doit, sur
Les Viélimesdu Devoir,qui est le récit d'une enquête. Les jeunes
écoutent, charmés, même les autres sont captivés. Bien souvent
entre les vieilles murailles de Jilava, d 'Aiud ou de Gherla, un
public hétérogène et inattendu, vêtu de bure, applaudit cette
pièce de Ionesco, bien mieux encore, probablement, que le public
(en habit de soirée ?) du théâtre de la Huchette ... Huu-Clos de
Sartre et Le Procesde Kafka jouissent de la même attention, ce
sont deux œuvres pleines de force prophétique, que l'on dirait
écrites tout exprès pour le lieu dans lequel nous nous trouvons.
Journal de la Félicité 495

Même les vieux écoutent Sartre et Kafka avec intérêt (monsieur


Costache ne dit plus que ce sont « des âneries et des cochonne-
ries indécentes»). Je dois reconnaître qu'il y a aussi parmi les
détenus plus âgés des personnes réceptives à Eugène Ionesco.
(L'avocat D. Vgl., par exemple, homme au caraétère difficile,
grincheux, auditeur exigeant, s'incline aussitôt, sans réserve.)
C'est aussi un grand amateur de Wagner et de Nietzsche.
Les réaétions à Teilhard de Chardin sont plus nuancées, l'âge
n'est plus un critère de clivage. Les prêtres catholiques sont dis-
crets, les orthodoxes ne le rejettent pas. Une fois de plus, on voit
se manifester l'indifférence presque désinvolte des orthodoxes
à l'égard de la science: ils la laissent s'occuper de ses affaires.J'y
décèle aussi un peu de sagesse méprisante: quelle importance
peuvent bien avoir les découvertes temporelles ! Alors que chez
les catholiques on perçoit une préoccupation - justifiée, elle
aussi - liée à l'importance de la vie matérielle et politique dans le
catholicisme : puisque Dieu a créé le n:ionde et l'a laissé gérer seul
ses problèmes, qui pourrait mieux s'en occuper que les hommes
et plus particulièrement les plus qualifiés d'entre eux ?
Je retiens quelques points de nos discussions:
• Dans l'évolution, le passage du simple au complexe paraît
être une réalité incontestable. Mais ils' agit d'une évolution chro-
nologique et non causale. L'idée de base de Teilhard de Chardin,
à savoir que l'évolution dans le temps est certaine, mais qu'il n'y
a pas de relations de descendance d'une dpèce à l'autre, pourrait
être illustrée par 1'exemple: les choses se passent - dirait-on -
comme dans une vitrine où une main invisible change les objets
exposés selon les saisons. Le fait de remplacer, en automne, les
sandales par des bottillons ne signifie pas que les bottillons des-
cendent des sandales, pas plus qu'en hiver, les après-skis ne des-
cendent des bottillons.
• Le « cas » Teilhard démontre que les jésuites demeurent
à la pointe de la branche novatrice et hardie du catholicisme,
496 NicolaeSteinhardt

et qu'ils continuent d'être attirés par la science, c'est leur péché


mignon232•
• Une extraordinaire modestie humaine de la part de l'au-
teur: admettre l'hypothèse que, sur le chemin du point oméga,
le rôle de notre espèce pourrait bien n'être que la réalisation
d'une nouvelle couche géologique. (Mais alors, cela voudrait
dire que le sacrifice sur la croix aurait été vain ! Ah, non alors !)
• Le métachrùtianùme, qu'aime évoquer Teilhard, ne
serait-il pas une fâcheuse concession faite au langage du jour, un
aggi-ornamento venu sur les ailes de la mode, donner satisfaél:ion
à tous, pour nous régaler de termes aussi scientifiquement gran-
dioses qu'e possible ?
La religion chrétienne métamorphose l'homme. ~e pour-
rait-il y avoir au-delà du christianisme ? Paul Valéry se deman-
dait, lui aussi, s'il existait quelque chose de supérieur à la lumière.
Selon la théorie de l'expansion de l'univers, il y aurait des vitesses
supérieures à celle de la lumière. Les tachyons existeraient-ils?
Mais le métachristianisme, à mon avis, n'est pas autre chose que
notre bon vieux christianisme, plus approfondi, mieux assimilé.
Sinon, je suis prêt à dire, comme les puritains américains du Sud:
itsgood enoughfor me233.

1962

Une chose me paraît certaine, c'est que le monde des simples


est un monde compliqué, alors que celui des gens compliqués
est simple.
Il y a un siècle, Bagehot distinguait dans le régime constitu-
tionnel anglais deux aspeél:s: l'un striél:e~ent pratique et utili-
taire: le cabinet; l'autre cérémonieux, solennel, bien fait pour
232. En français dans le texte.
233. « Pour moi, c'est parfait».
Journal de la Félicité 497

les masses: le parlement plus la Couronne, avec leurs pompes et


leurs traditions (colorées et brillantes).
. Plus les gens sont évolués, moins ils accordent d'importance
aux formes; alors que les gens simples, à peine rassemblés, se
mettent à inventer des règlements draconiens.
D.e plus, ils sont excessivement « s\:riéts», c'est-à-dire géné-
rateurs de tyrannie. « Les mandarins» sont plus frivoles, c' es\:-
à-dire plus tolérants. Ce n'est pas pour rien qu'à la mort de Sacha
Guitry, il a été dit: Sacha, tu ~ous as appris que la frivolité peut
être une vertu.
Ah ! combien les hommes simples, dans les cellules, peuvent
être exigeants, esclaves des règlements! Comme ils peuvent ido-
lâtrer le détail et la forme !
Le « bon sauvage» et l'homme primitif« simple» appar-
tiennent aux contes de fées, aux romans~ à la fiétion.
Les sauvages sont terriblement compliqués et méticuleux: la
sociologie, l'ethnographie et l'anthropologie le prouvent. Chez
eux, les tabous dominent tout - des centaines, des milliers de
tabous - et leurs règles de vie constituent un système strié\: et
minutieux. La forme l'emporte toujours sur le fond.
Si on la compare à celle des tribus primitives, la vie del' homme
moderne est d'une simplicité cristalline et d'une absolue liberté.
Sérieux. De bonne foi. C 'es\: la double impression qui se
dégage de la leél:ure de saint Paul, relatant sa vision, son ravis-
sement au paradis, sur le chemin de Damas. Paul es\: incapable
de donner le moindre détail; ce qu'il a vu et entendu ne peut
.
s'exprimer.
En revanche, Rudolf Steiner décrit méticuleusement l' uni-
vers qu'il lui a été donné de voir, dans son voyage surnaturel.
Les détails de Steiner relèvent d'un inventaire ou d'un livre de
géographie.
Les théosophes et les Spirites souffrent du même défaut; leur
taxinomie est trop méticuleuse: ils donnent les chiffres les plus
498 NicolaeSteinhardt

précis sur la durée qui sépare deux réincarnations, sur les divers
stades spirituels, sur le nombre d'esprits de chaque catégorie ...
Cette différence me paraît capitale. On sent l'authenticité de
la vision de saint Paul et, chez les autres, l'impossibilité de rester
à la tentation des chiffres et de la systématisation. Les chiffres si
précis des anthroposophes et des théosophes atteignent double-
ment la corde sensible des masses, leur besoin de rigueur numé-
rique et de sensationnel (fais-moi peur!).
La folie de l'Évangile est une folie calme et modeste. Le chris-
tianisme admet les mystères et ne s'efforce pas de les expliquer
par des chiffres, dont la valeur ne peut provoquer, dans un esprit
un tant soit peu rationnel, que l'irrésistible envie de sourire.
Les chiffres et les détails des théosophes et des anthropo-
sophes, contrastant avec la discré~ion de saint Paul, témoignent
d'une naïveté désarmante, sinon.d'une absence d'esprit critique.
La manie des sed:ateurs de fixer l'année de l'Armaguédon,
la date de la findu monde, etc. est en totale contradiél:ion avec
le texte dans lequel le Seigneur exclut la connaissance de toute
date précise. Il existe une tendance à séduire les gens à la fois en
les terrifiant et en les flattant par l'annonce d'événements gran-
dioses et catastrophiques, auxquels ils sont censés prendre part.
Est-ce de l'habileté inconsciente? De la mondanité? De la pure
imagination?
La possibilité de connaître la date exad:e de la fin contredirait
les principes de base du monde qui sont l'incertitude, la liberté
de la foi, le retrait de Dieu en des mystères inaccessibles aux
preuves indiscutables.

Bucarest, 1969

J'ai beau prendre la résolution de me taire, de ne pas fâcher


l'extraordinaire dod:eur Al.-G., nous ne pouvons pas nous
journal de la Félicité 499

rencontrer sans discuter des mérites resped:ifs du christianisme


et du bouddhisme (et c'est moi qui commence !).
Je cite une phrase du Catéchismedes évêquescatholiqueshol-
landais: « Le Sauveur ne s'est pas soustrait à la souffrance par
l'ascèse. Il l'a vécue dans toute sa profondeur ».
Le divin charpentier en a mis un coup lui aussi, il a mula
a
main la pâte 234 , il n'est pas resté sous un arbre à contempler, en
soupirant et en se voilant la face.
L'histoire de saint Cassien le Romain et de saint Nicolas fait
admirablement comprendre la différence entre le christianisme
et le bouddhisme. Saint Nicolas retrousse ses manches et souille
sa chlamyde, il fait attendre Dieu, pour aider un paysan à désem-
bourber sa charrette, cependant que saint Cassien préserve la
propreté immaculée de sa chlamyde et se hâte pour se présenter
dignement à Dieu (qui va, délicatement, lui tirer les oreilles, et
faire l'éloge du retardataire couvert de boue). Voici symbolisée
l'essence du christianisme: la religion prend part à la tragédie de
l'homme et aux malheurs du monde! Pas seulement aux tragé-
dies, mais aussi aux soucis et aux peines
Bien des gens qui ont du mal à croire à Jésus sont prêts
à prendre pour argent comptant tout ce qu'ont dit Hélène
Petrovna Blavatzky, Mrs. Annie Besant, Ellen White, Krish-
namurti, le colonel Olcott ... Et encore ... il y a tant de pseudo-yo-
gis en Occident ... tant de prophètes en Inde ...
Dans La toux, Hugh Walpole a saisi avec subtilité la naïveté
obstinée du millénarisme. Walpole dit : tous ces calculs sont faits
par des gens qui interprètent Ézéchiel, Daniel et l 'Apocalypse
sans le moindre rudiment d'hébreu, d'araméen, ou de cosmo-
graphie. (Un historien comme Jérôme Carcopino prouve, dans
son livre sur Jules César, combien sont complexes les éléments
qui permettent le calcul du temps pour régler le calendrier de
1'Église et fixer une date appartenant à un passé lointain.)
234. En françaisdans le tex.te.
500 NicolaeSteinhardt

Cernica, 1970
Le père starets Roman déclare: la religion chrétienne, c' es\:
le risque absolu ; et la vie de moine, c'est le risque porté à son
paroxysme. On ne vous donne aucune certitude. Rie·n. Rien
que des dangers et des risques à prendre. Pas même la certitude
de mourir au moins là-bas, au couvent. La certitude de résister.
D'avoir de quoi se nourrir. Et surtout pas la certitude d'avoir
raison de devenir moine. Et - c'est le comble! - même pas la
certitude d'avoir choisi-la voie de la Rédemption. Il se pourrait
qu'après tant de tourments et de misères, on ne trouve pas le
salut, que l'on aille brûler en enfer comme le pécheur qui s'est
vautré dans les plaisirs, l'abondance et le confort, qui s'est nourri
de mets exquis ou contrairement à tel ou tel homme sage, qui
a mené sa vie tant bien que màl, sans rêver à une orgueilleuse
perf eétion.
Des incertitudes, rien que des incertitudes. On donne tout et
on ne reçoit rien. Et on reste absolument seul. On ne peut même
pas être sûr de soi, moins encore que des autres. PoUITas-tutenir
le coup sans rechigner ?
Le christianisme, la vie monastique : voilà le grand saut (et
de l'autre côté, comme dit Lytton Strachey à propos du cardinal
Manning, il n'y a pas de matelas pour se recevoir), voilà la four-
naise (dans laquelle il faut se jeter), voilà le pont qui s'écroule
derrière vous, voilà les vaisseaux que l'on brûle, c'est l'aventure.
C'est un chèque sans garantie ni signature, on va le présenter à
la banque, mais on ne sait pas s'il sera honoré. Le couvent (ou la
foi, ce qui ne vaut pas mieux) n'offre rien et prend tout. Il vous
attend froidement au tournant.
Le couvent semble donc parfaitement conforme à l'idéal de
Georges Bataille et à sa théorie du désintéressement et du sacri-
fice dont il fait les fondements de sa conception du monde et
de la vie. Et c'est la phase suprême du potlatch, cette institution
journal de la Félicité 501

des Peaux-Rouges tant admirée. Si ce n'est que le potlatch des


moines est total et surpasse celui des chefs indiens, qui n'est pas
sérieux, il est plutôt pharisien parce qu'il vise la vanité et le pres-
tige: qui en donnera plus ? ~ est le plus ~ésintéressé ?
Six élén,1ents foll;rnissent les termes et les images des para-
boles des Evangiles: les champs, la vigne, le filet de pêche, la
ferme, la bergerie, le troupeau de bétail. Leçon de simplicité et
de réalisme. Et aussi de morale limpide. La famille. Le travail. La
sincérité. L'obéissance.
Où sont toutes nos subtiliîés et nos raisonnements, ·nos che-
veux coupés en quatre ? Et nos façons de nous choyer, de nous
gâter?
• C'est un vent rude et pur qui. souffle sur les paysages des
Évangiles. Il n'y a rien de bizarre. Rien de superflu. Les hommes
pleurent s'il leur meurt un enfanf, il~souhaitent guérir s'ils sont
malades, ils font la fête aux noces, ils festoient, ils se donnent du
mal pour gagner leur pain.
Éviter tout excès. De la rigueur. Et de l'équilibre. L'équilibre
ce .grand secret que dévoile le Psaume 120: « De jour, le soleil
ne te brûlera pas, ni la lune pendant la -~uit ». Résister à l'appel
trouble de la lune opalescente, ne pas se laisser fondre à l'ardeur
du démon de midi. Ne voir que le brun de la terre et, dans la
brève fraîcheur du soir, - la journée de travail achevée - le bleu
paisible du ciel.

Gherla, cellule 44

La nuit, en allant à la tinette, il m'arrive de voir le frêle père


Traian Pop, accoudé sur son matelas; il ne dort pas, il prie; de
ses yeux, à demi-dos, roulent des larmes: son visage est illuminé
par l'extase.
Ce speétacle me déchire le cœur et si, à cet instant, on me
demandait de donner ma vie, je le ferais sans hésitation. Je me
502 NicolaeSteinhardt

jetterais par la fenêtre. Mais la fenêtre a des barreaux, elle es\:


obstruée par des planches, et moi, je ne suis qu'un sentimental
impressionnable, tout se passe chez moi au niveau del' émotivité,
qui est superficialité. Enfin.
Je discute -avecle père Traian Pop. du péché par la pensée.
C'est un point qui me préoccupe beaucoup et que je trouve très
important. Le Sauveur en a parlé on ne peut plus clairement:
« Vous avez entendu qu'il a été dit aux anciens : "Tu ne comme,t-
trtU ptU d'adultere". Et moi, je vous dis: ~conque regarde une
femme avec convoitise a déjà commis l'adultère avec elle dans
son cœur ». (Matthieu5,27)
Il faudrait, je crois, s'efforcer de comprendre. Ce n'est « pas
si simple ». On m'explique pourquoi : tout d'abord le « péché
par la pensée» n'en devient un que si l'on s'y attarde, si l'on
s'y complaît, en faisant fonétionner sa vision extra-rétinienne,
son sens paroptique. (Un exemple: les oiseaux qui survolent
la maison. La tentation ne devient pas un péché par la pensée,
si les oiseaux se contentent de survoler le toit en passant, seu-
lement s'ils descendent et se posent). De plus, il est évident que
pécher par la pensée et pécher par l' aél:ionce n'est pas pareil. Ce
sont deux péchés différents. Commettre le premier n'implique
pas que l'on commette le second. Celui qui pèche par la pensée
n'a pas besoin de se mettre sur le dos une dette supplémentaire.
Mieux vaut avoir une seule charge que deux.
Les théologiens occidentaux n'ont pas fait un raisonnement
purement logique, ils ont constamment confronté la logique
et les leçons de la réalité. Ils ont fait preuve « d'un solide bon
sens » en démontrant qu'il existe tout de même une différence
entre les deux cas.
Autrement, on ne ferait plus la distinél:ion entre abstinence
et débauche, on n'aurait plus besoin de deux mots. L'abstinent
peut être impur par la pensée, mais il ne passe pas à l 'aéèe. Les
théologiens occidentaux ont montré que vouloir tuer quelqu'un
journal de la Félicité 503

n'était pas la même chose que de le tuer. Celui qui se propose


de faire la charité n'est pas identique à celui qui la fait effeél:i-
vement. (Il n'a pas de témoins.)
Le raisonnement qui consiste à se dire: « Puisque le péché
par la pensée est un péché, je n'ai pas de raison de m'abstenir de
l 'aél:e » est une tentation diabolique. Et plus le raisonnement est
impeccable, plu~ il est diabolique, car il vient par les voies pré-
férées de celui au royaume duquel Dante a vu le cœur de glace :
par les voies de. la logique. C'est un raisonnement qui bafoue le
Seigneur en interprétant littéralement ses paroles et en oubliant
sa recommandation expresse de placer l'esI,rit au-dessus de la
lettre et celle de ne pas dénaturer un verset particulier en l' iso-
lant du contexte des Écritures. Il attribue à la divinité l'intention
de nous soume~tre à des tentations auxquelles nous ne pourrions
pas résister.
Ce serait nous charger du poids d'un second péché, comme si
le premier ne suffisait pas.
Tentation totalitaire: aut Caesar aut nihil ... Ça, c'est de l'or-
gueil. Mieux vaut une abstinence laborieuse qu'une débauche
arrogante.
Le Sermon sur lq, Montllgne va plus loin que le Décalogue :
la perfeétion ne consiste pas à ne pas commettre, mais à ne pas
penser. Nous devons donc nous efforcer de maîtriser aussi nos
pensées, pas seulement notre corps, tout en sachant que pécher
par la pensée n'est pas la même chose que de passer à l 'aéte. De
la modestie !
La casuistique? C'est un terme que les jansénistes ont inventé
pour combattre les jésuites, un de ces mots qui recouvrent une
injustice, en faisant appel à l'esprit simpliste des masses popu-
laires (il arrive aussi que des esprits supérieurs se laissent séduire:
Pascal, Bossuet). La casuistique fut une réaétion de bon sens, de
la bonté d'âme et de la largeur d'esprit contre l'exigence absurde
de la formule : tout ou rien.
504 NicolaeSteinhardt

Les Témoins de Jéhovah.


Presque tous ont abandonné la religion orthodoxe pour des
raisons du genre: le prêtre du village était un ivrogne, un cou-
reur; il faisait de la politique; il s'occupait trop des choses de ce
monde ...
Comme si la valeur de l'enseignement .du Christ dépendait
de la canaillerie de tel prêtre de village. Mais c'est bien plus
palpitant d'être parmi ·les 144 000 élus ·et de faire partie d'une
association qui siège dans un gratte-ciel.de New York, que d'être
une brebis quelconque dans un ·vague troupeau à la périphérie
de l'Europe.
Ce ·sont de grands enfants. Ils disent : quelle valeur peut
bien avoir un sacrement· administré par un prêtre indigne?
Une valeur pleine et entière. La solution a été donnée dès l'an
311, au concile d'Arles, après l'hérésie donatiste, qui raisonnait
exaaement comme les Témoins de Jéhovah. Ex opereoperato:
(par l'opération opérée, c.-à-d.: accompli en dehors de l'œuvre
humaine.) Ces deux hérésies (celle des donatiftes et celle des
Témoins de Jéhovah) relèvent d'un purisme infantile: c'eft la
confusion entre l'instrument humain et l'essence divine, qui
passe par l'inftrument humain comme un courant élearique
instantané que n'altère pas le filpar lequel il passe.
Qui latronem exhaudirti
et Mariam absolvirti.
Tu es celui qui a vu Nathanaël et qui a appelé Matthieu et
mihi quoqueappelavit235•
Étonnement extraordinaire d'avoir été appelé. Moi ? aime-
rions-nous dire, incrédules. Nous n'arrivons pas à croire qu'il
ait pu s'arrêter à un être dont nous connaissons parfaitement
l'indignité, qu'il ait décidé de s'abriter dans une demeure aussi
souillée. A l'étonnement s'ajoute la peur: nous voudrions fuir
235. «~as sauvé le larron et absous Marie ... et mas appelé, moi aussi».
Journal de la Félicité SOS

cette responsabilité (cette calamité ?) et nous aimerions, comme


Moïse, argumenter (pour y échapper) : qui suis-je donc pour être
élu? Je ne suis qu'un .homme malhabile. Choisis-en un autre.
Ce cri intérieur de surprise et de trouble est évoqué •avec
force par le geste de la main du douanier dans le tableau du
Caravage Vocation de saint Matthieu. Le futur apôtre est assis
à sa table d' o8roi, entouré d'un payeur et de quelques jeunes
r
gens. Le doigt qu'il pointe -vers lui-même trahit étonnement
de l'homme qui n'arrive pas-à croire à son éleé\:ion. Comment
est-ce possible ? Il me connaît donc-si mal? N 'aime-t-il faire que
l'impossible ? Ou bien serait-il d'une bonté que nous sommes
incapables d'imaginer?
Il choisit certains parce qu'ils sont bons, d'autres parce qu'ils
sont mauvais; certains parce qu'il les aime et d'autres parce qu'il
a compassion d'eux. Voyez l'homélie de saint Jean Chrysostome
qu'on lit à la place du passage de l'Évangile à l'office de ~aRésur-
reé\:ion: « ~e celui qui s'est donné la peine--de jeûner reçoive
maintenant le denier q~i lui revient. ~e celui qui a travaillé dès
la première heure reçoive à présent son juste salaire. Si quelqu'un
est venu après la troisième heure, qu'il célèbre cette fête dans
l' aé\:ion de grâces. Si quelqu'un a tardé jusqu' après la sixième,
qu'il n'ait aucune hésitation, car il ne sera pas lésé. S'il en est un
qui a différé jusqu'à la neuvième, qu'il approche sans hésiter. S'il
en est un qui a traîné jusqu'à là onzièm~, qu'il n'ait pas honte
de sa tiédeur, car le Maître est généreux, il reçoit le dernier aussi
bièn que le premier. Il adm~t au repos celui de la onzième heure
comme l'ouvrier de la première heure. Du dernier il a pitié et il
prend soin du premier. À celui-ci il donne; à l'autre il fait grâce.
Il agrée les œuvres et reçoit avec tendresse la bonne volonté. Il
honore l' aé\:ion et loue l'intention. Ainsi donc, entrez tous dans
la joie de votre Seigneur et, les premiers comme les seconds, vous
recevrez la récompense. Riches et pauvres, mêlez-vous. Absti-
nents et paresseux, célébrez ce jour. ~e vous ayez jeûné ou non,
506 NicolaeSteinhardt

réjouissez-vous aujourd'hui. La table est préparée, goûtez-en


tous ; le veau gras est servi ... » 236
~and le fils prodigue de la parabole revient à la maison, il
est encore couvert de la saleté des porcheries où il a vécu. ~e
fait le père ? Il court se jçter à son cou et l'embrasse longuement,
tel qu'il est, vaincu, puant. Il n'attend pas que le fils lui demande
pardon d'abord, ou qu'il arrive tout au moins à sa hauteur (si ce
n'est à ses genoux); il ne lui demande pas de se laver, de prendre
un bain, de se nettoyer tant soit peu. Non. Tout droit au festin,
illico,ne perdons pas de temps !

1933
Al'homme politiqU:e- qui a pour tâche d'organiser le mieux
possible.les choses de ce monde - on ne 4emande pas seulement
de la bonté, mais aussi beaucoup d'intelligence. On lui demande
surtout de comprendre sa mission: qui est d'être compris.
Manole cite bien entendu Maurras : un homme politique
sérieux a un cœur pour soi et un esprit réfléchi pour tous.
La myopie des gens normaux: ils ne peuvent pas croire que
tout est possible. C'est ce qu'écrit David Rousset.
Et chez Aldous de Huxley on lit: « Là vous vous trompez,
répond l'archidiacre. Il n'y a pas de limites. N'importe qui,
sachez-le, est capable de n'importe quoi, d' absolument tout».
Les anges, les saints, les confesseurs sont bons, mais ils ne
sont ni naïfs ni crédules; ils savent que le mal est insondable, que
l'homme peut chuter sans fin. Le secret de leur perspicacité: ils
savent que le diable existe.
Seuls ceux qui croient à l'existence du diable peuvent se gué-
rir de la naïveté et de la crédulité sans tomber dans le cynisme.
236. Homélie pascale de saint Jean Chrysostome, Les divines Liturgiesde
saintJean Chrysostome,de saint Basilele Grand et la Liturgie des donspré-
sanctifiés,Monastère Saint-Antoine-le-Grand et Monastère de Solan, 2016,
p. 220-221.
Journalde LaFélicité 507

1970

Kenneth Clark fait remarquer (dans Civiluation) que, pen-


dant les premiers siecles de notre ere, le christianisme mettait
l'accent dans l'art sur la représentation du Bon Pasteur (un beau
jeune homme portant un agneau sur ses épaules), de la Résur-
red:ion, de !'Ascension, c'est-à-dire de thèmes porteurs d'dpé-
rance, capables de stimuler, de calmer, d'attirer autant de pro-
sélytes que possible. C'est bien plus tard que l'art s' esl:aventuré
dans la voie du réalisme et - s'arrêtant alors plus spécialement
sur la Crucifixion, le Calvaire et les manyrs - a osé révéler la
véritable condition de l'homme dansce mond~ le monde de la
souffrance, de l'injustice et de l'absurde.

1950

Manole parlant du resJ,eét des principes: je vais en donner


un exemple. Q_uandDreyfus esl:revenu de l'île. du Diable, après
avoir été gracié, sa première pensée fut d'aller remercier Clemen-
ceau. Cenes. Sais-tu ce que fit Clemenceau ? Il a refusé de lui ser-
rer la main. Il le méprisait parce qu'il avait accepté d'être gracié
au lieu de patienter jusqu'à la révision de son procès pour être
acquitté et réhabilité. « Il a l'air d'un marchand de crayons»,
dit le Tigre a Jean Manet.
Et un autre exemple dansl'autre camp: le colonel Henry s'est
suicidé quand il a vu la plupart de ses amis le quitter en compre-
nant qu'il s'était servi d'un faux.
Mais, sache bien qu'en ce XIXesiècle, tant décrié - que je
n'aime pas, moi non plus, quoi que ... avec ce qu'on a eu par la
suite... - les gens étaient presque tous comme il faut. Cham-
bord fut, lui aussi, un homme d'honneur. Son obstination esè
condamnable (parce qu'il a privé son pays des bienfaits d,une
monarchie), mais elle est honnête, et res}:>eétable.Il renonce au
508 NicolaeSteinhardt

trône pour ne pas renoncer à son idéal. Il lui aurait été facile
d'accepter la Restauration, puis d'imposer un régime personnel.
Il n'y serait sans doute pas parvenu, mais il pouvait essayer. Il n'a
pas voulu profiter de la situation; il a déclaré ouvertement et a
répété avec insistance ce qu'il voulait et ce qu' ~ ferait. Il tenait
à être accepté ~el qu'il était. Il n'induisait personne en erreur,
il était parfaiteme-nt scrupuleux. Un prince que l'on suppli~ de
revenir au trône, un prince que tout le monde attend et qui ne
cesse de refuser, parce que sa conscience lui interdit d'être un
monarque e.onstitutionnel, p·ourrait se voir accuser de manquer
d'intelligence. Accusation grave, mais qui n'entache pas sa mora-
lité. Certes Chambord a manqué de patriotisme, accusation
encore plus grave, mais il faudrait tenir compte du fait que, pour
lui, l'attitude patriotique était celle qu'il avait adoptée. Il lui
semblait, il était même convaincu qu'il devait agir ainsi. Cham-
bord inspire du dépit, mais aussi de la considération. Il avait de
qui tenir, il était honnête comme son grand-père, le roi Charles
X. Royer-Collard qui l'avait combattu, disait même à Viél:or
Hugo : Charles X a été un roi honnête homme. La duchesse de
Berry, veuve du prinée assassiné à Louvel en 1820, et mère de
Chambord, une Napolitaine aux mœurs dissolues, avait provo-
qué un début de révolte en Vendée contre Louis-Philippe.
~and on a appris en 1832 qu'elle était enceinte, Charles
X a décidé de lui retirer aussitôt l'éducation de l'héritier royal.
En vain les légitimistes ont-ils envoyé Chateaubriand à Prague,
pour tenter de le faire céder, excusant la duchesse, et présentant
l'enfant qu'elle portait en son sein comme « l'enfant de la Ven-
dée ». Charles X, en honnête homme, ne s'est pas laissé impres-
sionner par des formules niaises. Tout comme, toute modestie
mise à part, je ne me laisse pas épater par les sottises solennelles
et les loups-garous de la presse de Sarindar.
journal de la Félicité 509

1971

Le mouvement américain « Gay Chris\:ianity » m'apparaît


comme un pléonasme. Manole disait bien qu'un « gouverne-
ment autoritaire » •était un pléonasme. ~e serait un gouver-
nement sans autorité ? La religion chrétienne étant une religion
du bonheur, elle n'a que faire del' adjeél:if « gay237 », inhérent au
nom même de la religion de la Résurreél:ion, de la Transfigura-
tion, de la Bonne Nouvelle. ~e peut vous apporter une bonne
nouvelle, si ce n'est de la joie ?
Vaevî8is.
Huxley dit : nous sommes ·punis d'avoir été punis.
Et Marie-Antoinette à madame Campan: rious sommes
punis pour nos malheurs.
L'Évangile sait aussi être dur: à celui qui n'a pas (de foi, d'es-
pérance, de bonnes aél:ions, de raison d'être en ce monde) on
enlèvera même le peu qu'il a (et qu'il ne fait pas fruétifier ).
Nous ne voulons pas admettre qu'il y a aussi des mystères,
voilà le malheur !
Dostoïevski l'exprimait ainsi: Qiest-ce qu'un mystère?
Tout est mystère, mon ami, le mystère de Dieu es\: partout ...
Qi il fait bon sur cette terre, mon cher ... et s'il existe aussi des
mystères, tant mieux.
La divinité et la foi sont des paramètres inéluétables, dont
on ne pourr~ jamais se débarrasser. On n'obtient, comme le dit
Huxley, que des transferts. De nos jours, la science n'a pas aboli
la théologie, elle l'a remplacée. ••
Dostoïevski le savait depuis longtemps : « Vivre sans Dieu
n'est que tourment ... L'homme ne peut pas vivre sans se mettre
à genoux. S'il chasse Dieu, il se mettra à genoux devant une idole
1
237. L auteur évoque le sens premier de gay («joyeux»); il ne saurait s'agir
de l acception moderne du terme.
1
510 NicolaeSteinhardt

de bois ou d'or, ou une idole imaginaire. Ils sont tous idolâtres,


non athées ».
Voici que, pour une fois au moins, le judaïsme a déchiré ses
registres de comptes et en a follement jeté dans les airs les feuilles
éparses. Le rabbi Nachman de Breslau s'écrie: je n'ai besoin de
rien d'autre que d'un peu de vie douce.

Bucaresl:, 1964

Citadellede Saint-Exupéry. Ce livre ne représente pas une


version définitive: l'auteur n'a pas eu le temps de l'établir. Il y a
des contradid:ions et une inspiration pseudo-:-nietzschéenne, qui
dérangent, mais aussi des choses merveilleuses.
Je relève: «J'ai haï leur intelligence qui n'était que de
comptables ».
« Ainsi l'essentiel du cierge n'est point la cire-,qui laisse des
traces, mais la lumière ».
«J'entends la voix de l'insensé: -~e de place dilapidée, que
de richesses inexploitées, que de commodités perdues par négli-
gence ! Il faut démolir ces murs inutiles, et niveler ces courts
escaliers qui compliquent la marche. Alors 1'homme sera libre.
Et moi, je réponds : Alors les hommes deviendront bétail
de place publique et, de peur de tant s'ennuyer, ils inventeront
des jeux stupides qui seront encore régis par des règles, mais des
règles sans grandeur ».
« Il peut se faire que mon temple, on le jette à bas pour user
de ses pierres en vue d'un autre temple. Et cet autre n'est ni plus
vrai, ni plus faux, ni plus juste, ni plus injuste ».
« ~conque abaisse... c'est qu'il est bas».
À propos de l'amitié: « car ce que tu as d'abord aimé dans
l'homme, en quoi est-ce détruit s'il y a autre chose aussi que tu
n'aimes point ? »
Journal, de la Félicité 511

(Commentaire: la déception en amitié est un symptome


qui dévoile des niveaux plus profonds. Ce qui nous fait mal, ce
n'est pas l'ignominie de l'autre - en fin de compte nous nous en
moquons - mais la découverte de notre propre ignominie reflé-
tée chez l'autre, car nous ne nous serions pas liés d'amitié s'il
n'avait existé entre nous un fond commun, ces eaux souterraines
sur lesquelles sont bâties deux maisons branlantes.)
« Est homme celui qui porte en lui quelque chose de plus
grand que lui ».
À propos de la prière :... « Car je n'avais point touché Dieu,
un dieu qui se laisse toucher n'est plus un dieu. Ni s'il obéit à
la prière. Et pour la première fois, je devinais que la grandeur
réside en ce qu'il n'y ait point répondu et que n'entre point dans
cet échange la laideur d'un commerce. Et que l'apprentissage de
là prière est l'apprentissage du silence ». (C'est exagéré et héré-
tique, l'imitation nietzschéenne est évidente, mais on y retrouve
l'idée qu'en priant, c'est l'homme qui doit s'efforcer de saisir ce
qui lui est dit.)

14juillet 1963

Il existe une haine implacable èontre le bien et une horreur


profonde et méprisante pour tout ce qui est beau.
Atel point que je me demande si le plus surprenant n'est pas,
à la grande indignation des pharisiens et des scribes, que le Christ
mange et boive avec les douaniers et les pécheurs, mais que les
douaniers et les pécheurs mangent et boivent avec le Christ.
C'est un miracle que le Christ, sans péché, se sente à l'aise
dans la société de misérables. Et si nous y pensons bien, c 'es\:
un miracle bien plus grand encore (et qui confütue encore une
preuve dirimante de sa divinité) que ces misérables consentent à
faire la fête en compagnie de la pureté. Comment l'ont-ils sup-
porté ? Au début... car, par la suite, leur étrange commensal a
512 Nicolae Steinhardt

fait d'eux des êtres nouveaux. Mais au début, la seule chose qui
permette de comprendre l'échec d'une tendance si ancrée dans
l'être humain, c'est que Dieu a réalisé un miracle qui, bien qu' in-
visible (et facilement passé sous silence), n'est pas moins stupé-
fiant que tous les autres.

1965

Aucune vertu, aucun attribut de la divinité ne peut être


isolé et idolâtré. Seul l'équilibre de leur ensemble représente la
perfeétion.
Par conséquent, la vérité - seule - n'est pas non plus un critère
absolu. La leél:ure de Luther (De servo arbitrio) m'en convainc
encore davant~ge et ·me rappelle cet aphorisme· de Pascal : « On
se fait une idole de la vérité même, car la vérité· hors de la charité
n'est pas Dieu, et est son image et une idole, qu'il ne faut point
aimer-ni adorer ... »

Boogie mambo rag

a
Donc, au nominatif: purushà, l'accusatif: purusham, l'ins- a
a
trumentai: purushena, au datif: purushaia, ! 'ablatif: purushat,
au génitif: purushasia, au locatif: purushé, au vocatif: purusha ...
la quatrieme conjugauon : audiverim, audiveris, audiverit, audi-
verimus ... Une mangouste dévorée par des cobras... audiveritis,
a
audiverint ... dit Demetrios Marcelliu ...

1935

Tiens, tu vois, je n'ai rien contre la littérature, me dit Manole.


(Tu penses! Il m'a avoué avoir écrit un roman intitulé Freud et
le Sieur Coflache.) Mais la politique, c'est autre chose. La poli-
tique est bien supérieure. De la politique avant toute chose. Et
Journal de la Félicité 513

ne me dis pas le contraire, sinon, je ne me contenterai pas de te


citer Maurras, je vais y aller aussi de mon Joseph de Maiftre qui
a remis à leur place les gens de lettres et les scientifiques. Tiens,
prends le cas Morny.
Si Morny n'était pas mort en 1865, il est fort probable que la
politique vis-à-vis de la Prusse et de l'Italie aurait pris une autre
tournure et même que la guerre de 1870 n'aurait pas eu lieu.
Morny s'opposait à l'influence d'Eugénie. Député à l'époque de
la Monarchie de Juillet, ce n'était pas un homme fait par Napo-
léon Ill. Il s'est montré un ministre capable; il encourageait
les fonétionnaires à ne pas glisser dans la bureaucratie. Il s'est
montré inégalable dans le rôle difficile de président du Corps
législatif. Lorsque Thiers est entré au Corps législatif en 1863, il
s'est dit heureux de voir un adversaire élu. Poli, courtois, il veil-
lait tout particulièrement à faire respeéter le silence chaque fois
qu'un député de l'opposition prenait la parole: il tenait à ce que
celui-ci soit écouté avec attention et déférence. Émile Ollivier a
pu déclarer en plein Corps législatif qu'il était républicain sans
être ni arrêté, ni assassiné, ni « stérilisé », enfermé dans un asile
d'aliénés, pas même admonesté. En qui concerne Émile Olli-
vier, le tad: de Morny a donné d'excellents résultats : il est passé
du côté de l'Empire. Les réformes libérales de 1860 sont dues à
Morny. Ne disait-il pas à Ollivier que, pour sa part, il avait tou-
jours été conservateur et libéral ?
Et que fait Alphonse Daudet ? Dans Le Nabab, il représente
Morny sous le nom du duc de Mora. Du point de vue littéraire,
le tableau de Daudet est beau. Du point de vue historique, il est
faux. Morny avait été un dandy dans sa jeunesse, et il était resté
jusqu'au bout un homme du monde élégant. Mais il n'a pas été
le mondain frivole qu'imagine Daudet. Mora est un homme
du monde cynique, pourri, tout-puissant, avide de sensations,
un snob itnpeccable. C'est Brummel. Daudet reconnaît qu'il
est aussi Richelieu, mais il dépeint un Richelieu des coulisses,
514 NicolaeSteinhardt

si ce n'est de l'office. Morny n'a pas été un duc millionnaire, un


homme politique sans scrupules, un « Parisien » des romans
d'aventures galantes, un dignitaire paresseux, vivant dans le luxe.
Daudet n'a vu en lui que le mondain blasé, le satrape pourri. Il
n'a pas su voir l'homme politique intelligent et travailleur. Ala
lumière des candélabres, il lui a semblé que la débauche terrassait
Morny; petit journaliste provincial, petit secrétaire (et pourtant
ce n'était pas un domestique!), il ne parvenait pas à croire qu'un
homme aussi bien habillé puisse être écrasé de travail, d'efforts,
d' ad:ivités au service du Corps législatif Morny est mort à la
peine, après avoir rempli avec autant d'éclat que d'adresse une
fond:ion bien plus délicate et plus épuisante que celle d 'empe-
reur. L'histoire ne doit pas le juger d'après les dires, d'ailleurs
sans méchanceté, d'un secrétaire qu'il a sauvé de la misère et
de la mort (puisqu'il lui avait donné les moyens de soigner sa
tuberculose). Elle a le devoir de reconnaître tous les mérites de
cet honnête homme, intelligent et travailleur. Tu sais que je suis
bonapartiste, mais il n'est pas juste qu'on se représente le Second
Empire comme une did:ature de débauchés du siècle dernier.
Aux accents de la valse, Napoléon III n'a pas ordonné de crimes,
et dans toutes ses orgies, Morny n'a pas dilapidé les deniers
publics. Ce n'est pas !'Arétin. Il n'y a que dans l'imagination
débridée des led:eurs de romans-feuilletons que Napoléon III
et Morny jouent le rôle d 'Arétins. Mais notre siècle nous offre,
mon vieux, des sped:acles si sensationnels, qu'il n'est guère pos-
sible de condamner ceux qui hésitent à croire qu'au XIXe siècle
une did:ature pouvait être le simple régime non parlementaire
d'honnêtes gens de talent, dans une société normale.
Pendant l'occupation allemande en France, Giono proposait
d'opter pour la soumission: mieux vaut un âne vivant qu'un lion
mort.
C'est comme cela, c'est bien comme cela. L'héroïsme est faux
et ridicule, les grands mots ne sont que paroles creuses, les vieux
Journal de la Félicité 515

envoient les jeunes faire la guerre, les riches encouragent les


pauvres à prendre leur mal en patience, les rassasiés conseillent
les affamés. Oui, oui, oui. .. trois fois oui. Corneille est périmé et
on ne fait pas de bonne littérature avec les bons sentiments. La
vie n'a pas de prix.
Je le sais. Mais il n'en est pas moins vrai que l'héroïsme et la
dignité ont aussi« leurs parts», comme dirait Gorica. Les atti-
tudes dignes et les gestes héroïques ne manquent pas de prestige
ont un charme qui leur est propre, un pouvoir émotionnel non
négligeable. (Faut-il ajouter que dans une cellule il est bien plus
agréable d'avoir comme colocataires des tenants de l'honneur
plutôt que des partisans de la soumission, à la Giono, capables de
déclencher tous les jours des discussions interminables à propos
de la distribution des gamelles.)
Par exemple, saint Pierre, quand il dit: « Seigneur, éloigne-
toi de moi, car je suis un homme pécheur» (Luc 5,8), ou quand
il demande à être crucifié la tête en bas.
Un autre exemple: l'officier allemand qui ordonne de rendre
les honneurs à Bergson, dans la cour du commissariat, où le
vieux philosophe était venu se faire inscrire sur les listes des juifs.
Ou Bergson lui-même, catholique convaincu, qui n'accepte pas
de recevoir le baptême pendant l'occupation allemande, pour
ne pas être soupçonné de le faire par intérêt. Ou bien - c'est
une réaélion en chaîne - les prêtres catholiques qui le consi-
dèrent quand même comme un chrétien, baptisé: « baptisé en
intention ».
Ou bien encore la légende de la princesse Godiva qui a
accepté de parcourir nue, à cheval, les rues de Coventry, pour
obtenir de son mari qu'il arrête les persécutions et aucun habi-
tant de la ville n'est sorti de sa maison, sauf un, que ses conci-
toyens ont puni en ne lui adressant plus jamais la parole. Sir Law-
rence Mont envoie le père de sa belle-fille Soaines Forsyte chez
le marquis de Shropshire. Pour aider le mari à participer à une
516 Nicolae Steinhardt

œuvre de bienfaisance, Soames offre de lui acheter un tableau


accroché dans sa salle à manger. Le propriétaire veut décrocher
le tableau pour quel' acheteur puisse voir la signature du peintre.
Puisqu'il est ici, dit Soames, la preuve est toute faite, inutile de
vous déranger. Mont aurait été ravi de l'attitude chevaleresque
de son bourgeois de parent, mais son cœur se serait serré en
entendant Soames répondre d'abord au marquis qu'il ne pou-
vait pas lui donner cinq cents livres pour le tableau. (Il est donc
bien resté un marchand dans l'âme, il a le marchandage dans le
sang). Mais il ajoute: «C'est trop peu», et propose une somme
plus élevée. Le marquis s'y oppose. Comme vous voulez, conclut
Soames, et il aurait épaté Mont: « Moi, je ne marchande pas ».
Bien avant que la grâce ne m'ait été accordée, j'ai su que le
rôle de la foi est décisif dans tout ce qui touche au domaine idéel.
Par le droit public, par la led:ure de Ortega y Gasset, par les pro-
pos de Manole.
L'école de droit privé de Lyon avait démontré, conformément
à la thèse d' Em. Lévy, qu'en fin de compte, le droit de propriété
était fondé uniquement sur le fait que les autres gens croient le
propriétaire détenteur légitime du bien. En l'absence de titre de
propriété (ou en allant au-delà du plus ancien aé\:e existant), la
prescription de trente ans résout tout. Il en va de même dans le
droit public. Le pouvoir - cette énigmatique notion fondamen-
tale du droit public, cette entité parallèle à la propriété dans le
droit privé - est lui-même une forme de foi.
Manole: Trotsky raconte qu'après avoir été déchu du pouvoir
on lui a souvent demandé comment cette chute avait été pos-
sible. À ceux qui le questionnaient ainsi, Trotsky répondait qu'il
considérait le pouvoir comme un objet qui peut vous échapper
des mains, comme une règle, une montre ou un carnet. Mais, lui,
il jouait cartes sur table: on perd le pouvoir quand 1'influence
de certaines idées et de certaines mentalités diminue dans les
sphères dirigeantes et dans les masses. Les croyances changent,
journal de la Félicité 517

les âmes se modifient, de nouveaux idéaux, de nouveaux projets


se font jour. Si Trotsky a été écarté - ce n'est pas moi qui le dis,
mais lui - ce n'est pas à la suite de complots ourdis contre lui,
mais parce que les gens ne pensaient plus et ne croyaient plus
comme lui, ne se trouvaient plus sur le même plan spirituel que
lui. On lui reprochait d'être individualiste et aristocratique, lui,
le théoricien de la révolution permanente, parce que les masses
étaient lassées de révolution et voulaient qu'on les laisse bavar-
der tranquillement autour d'une bouteille de vin (quand il y en
avait !) , ou aller à des speé\:acles de ballet, et commérer à leur
guise. Trotsky reste sur ses positions révolutionnaires, mais il
n'est plus populaire et, du même coup, il tombe, de lui-même;
personne ne le renverse, il tombe sans l'intervention d'au-
cune catastrophe, plus rien en effet ne le retient. C'est comme
quelqu'un qui verrait s'effondrer sous lui la chaise sur laquelle il
est assis ou l'échelle sur laquelle il est monté.
Le pouvoir n'est qu'un état, un résultat: les gouvernants ne
sont pas au pouvoir parce qu'ils détiennent les moyens de coer-
cition. Ils disposent des moyens de coercition, parce qu'ils sont
au pouvoir. Mon vieux, ceux qui croient que ce n'est pas vrai
sont comme ceux qui ennuyaient Trotsky de leurs questions, ils
croient que le pouvoir est un objet que l'on peut acquérir, voler,
cacher, laisser tomber. Une sorte de talisman, de cape des Nie-
belungen. Le pouvoir n'est qu'un élément secondaire, il pro-
vient, découle, d'un autre. Et l'élément initial, c'est la foi de la
masse humaine dans une certaine forme d'État. Par conséquent,
le droit n'est qu'une religion, un système de croyances.
Les gouvernants tombent quand ils n'ont plus la vigueur et
la volonté d'exercer le pouvoir, et ils ne les ont plus parce que
quelque chose s'est produit en eux. La vérité, c'est que leur
enthousiasme s,est éteint, parce qu, il n'était plus alimenté par
celui de la masse. Leur capacité à gouverner diminue. Com-
n1ent ne baisserait-elle pas, si le niveau de la source a baissé, si
518 NicolaeSteinhardt

la confiance du peuple s'est amoindrie? Le gouvernement, c'est


l'ombre, l'image dans le miroir; c'est aussi le courant élefuique, le
mandataire; il ne peut agir que dans les limites du pouvoir qu'on
lui délègue. Les hommes qui le détiennent sont aptes à œuvrer
aussi longtemps qu'ils se sentent soutenus; ils gouvernent selon
la potentia agendi que leur transmet l'usine génératrice, c'est-à-
dire la masse gouvernée. Le pouvoir, c'est le nom solennel que
porte notre consensus, à nous tous, il est la volonté commune du
groupe, au plus haut niveau, cette volonté générale dont on par-
lait tant dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Cela signifie
qu'entre gouvernants et gouvernés il s'établit des rapports affec-
tifs et que les dirigeants - des tsaristes aux trotzkystes - perdent
toute assurance et tout pouvoir dès l'instant où ils sentent que le
courant qui les reliait au peuple a cessé de passer. Et s'ils agissent
en tyrans et ne sont pas renversés? Alors c'est qu'il nous faut
recourir à papa Freud et penser que le peuple les soutient incon-
sciemment et qu'il n'est pas hostile à la tyrannie.
Le cardinal de Retz est peut-être le premier « constitution-
nel» à avoir compris ce qu'il en est, comme le prouve ce texte
fondamental: « Les parlements ne sont-ils pas les idoles des
peuples? Je sais que vous les tenez pour peu de chose parce que
la Cour est armée ; je vous demande pourtant instamment laper-
mission de vous dire qu'il faut les tenir pour beaucoup, chaque
fois qu'ils se considèrent eux-mêmes comme tout ». Et voilà où
je veux en arriver: « Mais s'ils commencent à tenir eux-mêmes
vos armées pour négligeables, et le malheur c'est que leur pou-
voir réside dans leur imagination, l'on peut dire en vérité, qu'à
la différence de toutes les autres sortes de pouvoir, ils peuvent
faire, parvenus à un certain point, tout ce qu'ils croient pouvoir
faire».
Possuntquia possevidentur.
Faisons, de Retz, un bond jusqu'à Robert Musil: « Le
croyances humaines ne sont, probablement, que des cas
Jounud de la Félicité 519

particuliers du crédit. En amour comme en affaires dan les


ciences comme pour le saut en longueur il faut croire a ant de
gagner ou d'atteindre son but; comment pourrait-il ne pas en
etre de meme dans la vie en général ?... Q_uand cette foi s éteint
- parce qu'il n'y a ni jufüfication ni couvenure - la faillite ne
se fait pas attendre: les époques et les empires s'écroulent tout
comme les affaires quand leur crédit est épuisé.
Je rapprocherais les paroles décisives du cardinal de Retz de
celles non moins révélatrices de Joseph de Maifue: « Je deman-
dai un jour à un militaire en vue: "Dites-moi, mon général,
qu'est-ce qu'une bataille perdue? Je ne suis jamais bien parvenu
à le comprendre". Il me répondit, après un silence: "Je n'en sais
10
rien Et après un deuxième silenc½ il ajouta: "C'est une bataille

que l'on croit avoir perdue ... une bataille ne se perd pas maté-
riellement. .." Frédéric II, par exempl½ qui s'y connaissait tout
de même en ce genre d'affaires disait: "Vaincr½ c'est avancer".
Mais qud est celui qui avance? C'est celui dont la con.fiance en
soi et la ténacité forcent l'autre à reculer ... C'est l' im~crination
qui perd les batailles ».
Malraux dit à propos de la nécessité d'un second plan,
c'est-à-dire de la transcendance: l'histoire de l'art, c'est que les
hommes ont toujours demandé à l'arc d'être quelque chose qui
n'est pas ce qu'ils peuvent réaliser eux-memes. Autrement dit, il
n'y a d'art qu'au moment où quelque chose s'oppose à la réalité.
Ce quelque chose, les hommes ne l'ont trou é que dans la trans-
cendance. Et Kafka dit du poète « qu'il est un télégraphe vh ant
entre Dieu et les hommes».
Je suis surpris que les surréalistes aient presque tous rallié les
rangs des antifascistes alors que la fameuse déclaration de Hann
Johst: < ~and j'entends parler de culture je sor mon re ol-
ver » a été précédée d'une autre dans la bouche du pape du ur
réalisme: L' aéte surréaliste le plus simple consiste, re oh r au
poing, à descendre dan la rue er a tirer, au hasard tant qu on
a

520 Nicolae Steinhardt

peut, dans la foule». (Pourquoi diable André Breton s'est-il


réfugié aux États-Unis quand son rêve s'est réalisé, c'est un mys-
tère, encore un de ces mystères qui nous dépassent.)

1941

Papa nous explique, à mon frère et à moi (du temps du gou-


vernement Antonescu), que cela n'a aucun sens de nous mettre
en colère. Nous devons comprendre que cda ne peut pas se pas-
ser autrement.
Je me suis souvenu plus tard de ses paroles et de celles de
Saint-Exupéry: « Puisque je suis des leurs, jamais je ne les renie-
rai, quoiqu'ils fassent. Jamais je n'élèverai la voix contre eux en
présence des autres. Si je peux prendre leur défense, je le ferai.
S'ils m'humilient, j'enfermerai l'humiliation dans mon cœur
et je me tairai. ~oi que j'en pense alors, jamais je ne serai un
témoin de l'accusation».
La dialeétique bien/mal, contrairement à d'autres, n'oppose
pas deux forces égales. Face au mal, le bien est plus délicat, plus
instable, plus menu de nature. Le bien est toujours en état d'in-
fériorité, de fragilité, il n'est pas de taille à affronter son adver-
saire en combat régulier.
Camus affirme: « Le bien est une rêverie, un projet toujours
ajourné et poursuivi avec un effort harassant, une limite que
nous n'atteindrons jamais, son règne est impossible. Seul le mal
peut aller au bout de lui-même et régner de façon absolue .
Aux théoriciens de la sagesse, des concessions et des compro-
mis, aux apologistes du raisonnable et aux critiques d l héroïsm
fou, à Jean Giono et à quelques-uns de mes amis j 'aimer i livrer
ces paroles de Gorki (qui en était revenu lui aussi): L s
de la vi , c'est la foli des courageux :►. •
Journal de la Félicité 521

Gherla (Zarca), 2 août 1964

Après les départs massifs d'avril (surtout des malades, beau-


coup d'entre eux sur des civières,je les ai aperçus par les inters-
tices des planches de la cellule 35), il y a eu, le 17 juin, la lec-
ture faite par le commandant de la prison du décret général de
grâce. Pour la première fois, il est question de « détenus poli-
tiques». Jusqu'à présent c'était: « De quoi, de quoi? Détenus
politiques? Non mais des fois? Vous n'êtes que des délinquants
qui avez comploté contre la sécurité de l'État, c'est toue ce que
vous êtes ! » Il est dit qu'à la date du 23 août « il ne devrait pra-
tiquement plus y avoir un seul détenu politique ».J'avais appris
la nouvelle de la grâce la veille, par Morse. Ce « pratiquement »
m'a paru sus}>eét.Il n'a peut-être pas été employé dans son sens
correét qui signifie « de fait », « concrètement » - mais dans
celui plus répandu, mais inexaét de « situation générale, dans
laquelle les cas exceptionnels étant très rares ne comptent pas ».
Les gardiens - maintenant ils deviennent plus bavards, ils font
même des allusions du style « que voulez-vous, c'était comme
cela, il ne faut pas que vous nous gardiez rancune en partant »
- me disent que cette mesure s'étend à tous. Malgré tout, en
voyant, après la série de départs de juin, que je ne fais pas partie
non plus du groupe qui a commencé à être libéré le 2 S juillet,
j'éprouve une impatience et une anxiété illogiques.
C'est stupide, je ne peux pas me retenir, mais je suis bien
obligé de constater que je regrette d'avoir été mis tout au bas
de la liste. En fait, je devais être libéré le tout dernier jour. Mon
nom commence par S, je n'avais aucun piston, je n'étais pas un
malade incurable, j'avais été « peu sincère aux interrogatoires »,
je ne figurais pas sur la liste des délateurs (ceux qui « ont colla-
boré avec les organes administratifs ») et je ne faisais pas partie
des rééduqués. Mais 1'événement de ma libération s'approche
et peut survenir d'un moment à l'autre. Dans ma petite cellule
522 NicolaeSteinhardt

de la Zarca, seul, je m'agenouille et fais le bilan. À mon entrée


en prison, j'étais aveugle (avec de vagues fulgurations, mais qui
n'éclairaient pas la réalité, restaient intérieures, des éclairs nés
d'eux-mêmes dans les ténèbres qui déchirent l'obscurité sans
la dissiper), j'en sors les yeux dessillés. Amon entrée en prison,
j'étais gâté, choyé ; j'en sors guéri des chichis, des caprices, des
grands airs. Amon entrée en prison, j'étais insatisfait; j'en sors
connaissant le bonheur. Je suis entré nerveux, irritable, sensible à
des vétilles ; j'en sors serein. Le soleil et la vie ne me disaient que
peu de choses, maintenant je sais apprécier la moindre tranche
de pain ... Je sors en admirant plus que tout le courage, la dignité,
l'honneur, l'héroïsme. Je sors réconcilié avec ceux que j'ai offen-
I • • • • A
ses, avec mes amis, mes ennemis, et aussi avec m01-meme.
Je reste donc à genoux, et je remercie le Christ-Dieu, et je
lui promets solennellement de faire tout ce que je pourrai pour
avoir dorénavant une attitude de seigneur, insensible aux tra-
casseries, aux pièges, à toute adversité; d'être toujours gai, tou-
jours reconnaissant pour la moindre joie, le moindre petit mot
gentil, un mot qui ne soit pas une malédiéHon ou une injure; de
préférer la mort à un péché mortel.
Je rends grâce sincèrement, je prends mes promesses au
sérieux... Mais combien d'autres n'ont-ils pas remercié et pro-
mis ? Cette pensée pourtant ne m'ébranle pas, parce que l'ex-
périence des autres ne se transmet pas, si bien que je conserve
ma bonne humeur, à peine troublée par un peu d'agitation. Je
marche sans arrêt dans ma petite cellule. La perSpeétive de ma
libération me donne des fourmillements, mais je suis ensuite
envahi du pressentiment d'avoir à retourner en prison - on
dirait même que je le souhaite. Nous aurions peut-être dû y res-
ter, tous, c'était peut-être plus facile, mieux.
Journal de la Félicité 523

Jilava, cellule 25

Dans Port-Royal,Montherlant résume la conception protes-


tante du salut : « L'inquiétude eft un grand témoignage du peu
de profit que nous faisons de la Sainte Communion, et qui-
conque ne s'esèime heureux en ce monde ne peut l'être dans
l'autre. Vous croyez en Dieu, et vous craignez quelque chose ? »
Les jansénistes parlent d'or, mais ce sont juftement ceux qui
connaissent « la peur et le tremblement » qui passent facile-
ment outre à l'incertitude liée à la condition humaine, à 1'ins-
tant dernier. Il eft effrayant le jugement du Chrisè, parce que
personne ne sait quel sera le verdiét; les mérites, les bonnes
œuvres, ne sont pas primordiaux; et pour ce qui es\:de notre foi,
pouvons-nous être certains qu'elle soit vraie ? En permettant à
l'homme de déduire son salut de son calme ou de sa félicité inté-
rieurs, les protestants écartent le tragique et 1'angoisse de la vie
du chrétien.
Les orthodoxes - si axés sur la Résurreétion et par consé-
quent sur le bonheur - sont, je crois, plus proches de l'essence
du drame, car ils doutent toujours de leur sort. L'ingénieur Pete.
. . . ' , . .
attire mon attention sur ce pomt, ou s associent rigueur et ter-
reur: c'est que justement nous ne pouvons rien savoir ! Juste-
ment, rien n'est résolu jusqu'au jour du jugement dernier.
- Le christianisme est une parfaite école de contradiétion et
de paradoxe, c'est, de toutes les conceptions, la plus dialeétique.
Premier devoir du chrétien : être heureux.
Premier devoir du chrétien : ressentir profondément le mal-
heur de la condition humaine.
Pour sortir de ce dilemme, il y a la solution dogmatique :
croire à la Transfiguration et à la Résurreél:ion.
Le chrétien (ou l'homme, c'est la même chose) doit être sou-
riant, tolérant, rationnel, détaché, convaincu de la relativité des
choses de ce monde, donc légèrement sceptique et très indulgent.
524 NicolaeSteinhardt

Mais, sachant que c 'esè un jeu à la vie à la mort, que, dans cette
partie, nous ne pouvons être sauvés qu'à travers notre corps (et
celui-ci esè-mortel, même Paul attend d'en être délivré, et une
fois hors de ce corps, on ne peut plus trouver le salut), il lui faut
être grave, absolument convaincu des vérités de la Révélation,
irréduéèible dans ses conviéèions, intimement persuadé du sens
du tragique et héroïque de l 'exisèence, ouvert de tout son être
aux mysèères de la vie. Il conviendrait qu'il allie, dirait un his-
torien de la culture, ce que Kenneth Clark appelle « le sourire
de la raison » du XVIIIe siècle avec la sévère obéissance et la foi
ardente des XIIe et XIIIe siècles.
Mais comment associer ces choses si opposées: le XVIIIe
siècle et les XIIe-XIIIe siècles? La raison et la foi? Le sourire et
la gravité? L'indulgence et l'ascétisme ?Je ne sais pas. (À moins
que la réponse pertinente ne consisèe à retourner la quesèion:
comment en sont-elles arrivées à se séparer?) Je connais une
petite parabole qui - mysèérieusement - paraît prouver que les
contraires peuvent coïncider, qu'il esè possible de concilier les
divergences de nos conceptions. Ma parabole esè simple, un peu
farfelue, et je suis tout prêt à reconnaître son manque de sérieux,
son relent de farce « à la Nasèratin », elle esè aussi trop « locale »
pour prétendre à une valeur universelle; et qui plus esè, c 'esè sûr,
fâcheusement réaétionnaire. La voici dans toute son ambiguïté,
dans sa dialeéèique philocalie.
Un saint homme de moine, connu pour la pureté de sa vie,
confesseur rigoureux, sans grande érudition, reçoit en confes-
sion une femme, dont le mari vient d'être arrêté pour raisons
politiques. Aussitôt arrivée, elle sort un revolver. « ~e faire,
mon père ? 11appartient à mon mari, je l'ai emporté pour évi-
ter que quelqu'un ne tombe dessus». Le moine la foudroie du
regard; puis écartant ses vêtements, dit: « Aïe ! aïe ! aïe ! pauvres
de nous ! Fais-le tomber dans mon surplis ».
Journal de la Félicité 525

« Celui qui a des oreilles pour entendre, qu'il entende!>>


(Luc 8,8)

1967

L'admirable Athénagoras, le patriarche de la rencontre de


Jérusalem et du baiser d'Istanbul - celui de l'œcuménisme
auquel j'ai juré d'être fidèle - dit à Olivier Clément qu'il va vers
Jésus parce qu'il l'aime et que « rien ne le force », parce que
Jésus - qui a refusé de descendre de la croix et de changer les
pains en pierres - c'est la liberté.
Le Christ nous donne la liberté (Jean8,32: « et la vérité vous
rendra libres ») et le bonheur, sous forme de recettes pratiques
pour chaque jour.
Celui qui se répète constamment la maxime de Kierkegaard:
« Le contraire du péché, c'est la liberté » et sait que la liberté
est le bien suprême comprend ce que peut signifier la religion
chrétienne.
Je ne reproche pas à Giono d'avoir encouragé à la soumission
au mal au nom de la prééminence de la vie sur la mort. J 'ob-
jede seulement qu'il a négligé une autre vérité: l'idée que la vie,
certes infiniment supérieure à la mort, n'est pas non plus un bien
suprême si elle est privée de sa qualité consubstantielle ab ini-
tio : la liberté. ~and Julien Benda affirme que le bien suprême
de l'homme n'est pas la vie, mais la liberté, il énonce une vérité
dont Giono n'a pas voulu tenir compte. Benda est un écrivain
que l'on ne peut pas comparer à Giono. Mais si la vérité peut sor-
tir de la bouche des enfants et des pauvres d'e~rit, pourquoi ne
sortirait-elle pas aussi de la plume d'auteurs aux phrases moins
pittoresques ?
Finalement, Pascal nous invite à parier.
Bien.
- Et Sl. ....
~
526 Nicolae Steinhardt

Et si c'était comme Renan le suppose? Se pourrait-il que


la réalité soit triste ?
- Et si le cauchemar de Jean-Paul se réalisait? Dans la
cathédrale déserte, sous l'horloge au cadran sans aiguilles, où les
chiffres de l'éternité se sont figés, que Shakespeare annonce aux
morts que Dieu n'existe pas ?
- Et si l'univers, comme le croyait]. B. S. Haldane, était non
seulement plus étrange que nous le pensons, mais plus étrange
que nous ne pouvons imaginer ?
Alors, tant pis pour la nature et l'univers. Je me répète les
paroles de l'abbé Valensin.
(En fait, ce n'est qu'une illusion: les réflexions citées plus
haut se réfèrent à l'univers corrompu, le seul qu'appréhendent
les sens et les concepts.)
Humble, oui, celui qui affirme la vérité. Mais jamais dans la
mesure où il affirme sa vérité. La proclamation de la vérité est
toujours solennelle, parce que la vérité est solennelle.
Celui qui aura honte d'avouer sa foi en Jésus sera couvert de
honte au Jugement dernier. Le Christ est la Vérité.
Avouer la vérité est un aél:e qui ne peut s'accomplir que
solemniter.
Bouddha a vu, en sortant de son palais, la mort, la maladie,
la faim, la pauvreté. Mais tout cela fait relativement partie des
choses naturelles. En revanche, la haine déchaînée et prêchée, la
folie, la torture, il ne les a pas rencontrées. Le XXe:siècle a vu, en
plus des calamités, toutes les fumées de l'enfer et de la démence:
il a vu que l'enfer pouvait exister, qu'à tout instant l'image vir-
tuelle pouvait se concrétiser. L'abîme, les situations extrêmes,
et l'angoisse à tous les coins de rue, ont démontré aux hommes
ordinaires du XXe:siècle que le diable existe et qu'il se tient tout
près d'eux. Par conséquent, le XXe:siècle est le mieux préparé à
devenir chrétien.
us

Journal de la Félicité 527

Le christianisme n'a rien d'une sottise mielleuse. Le prince


Mychkine - l' Idiot - est tout sauf bête. Il sait tout, peut com-
prendre tout le monde, il connaît le mal comme peu d'autres,
mais la conclusion qu'il en tire n'est ni le cynisme, ni la démis-
sion, ni le désespoir. C'est la défense de la bonté, la défense du
droit des autres et l'humilité du moi qui lui semblent les vraies
solutions - la triple solution chrétienne, la seule possible si nous
avons un brin de cervelle et que nous regardions la réalité en face.

1971

Aux États-Unis, on a créé des Églises d'homosexuels. Pour


s'opposer. Pourquoi? Tout d'abord,Jésus ne repousse aucun de
ceux qui viennent à lui. Donc, pas plus les homosexuels que les
autres. Mais comme tous les autres, il ne les accueille pas pour
qu'ils se justifient et s'enferment dans leur péché, mais pour les
en délivrer.
Le Christ n'a repoussé ni les putains ni les voleurs, mais ce
n'était pas pour bénir leur état de putain ou de voleur, c'était
pour les aider à ne plus en être. Il serait faux de croire qu'il accor-
derait un traitement de faveur aux homosexuels, pour les rece-
voir encore esclaves de leur péché, sans qu'ils s'en soient libérés
et purifiés.
Par compassion et par bonté, le Seigneur écoute n'importe
quelle prière ; mais le but de la prière n'est pas de s'installer
dans le péché. Mauriac disait à Gide: peu importe à quoi l'on
renonce, l'important c'est de renoncer. Par conséquent, pour les
homosexuels le problème ne se pose qu'en termes d'abstinence.
Deuxièmement : le christianisme est, dans son essence même,
universel et hostile à toute ségrégation. Il n'est pas conforme à
l'esprit de l'enseignement de Jésus qu'il y ait une Église pour
les blancs et une autre pour les noirs, une pour les hommes et
une autre pour les femmes, une Église pour les pauvres et une
528 Nicolae Steinhardt

pour les riches, une Église pour les homosexuels et une pour les
hétérosexuels, une Église pour les intelleél:uels et une pour les
analphabètes. Il serait tout aussi peu chrétien, même grotesque
( la ségrégation mène au ridicule), de créer des Églises spéciales
pour les cardiaques, les hépatiques, ou les malades souffrant de
calculs rénaux ...
C'est déjà bien assez que nous priions Dieu chacun dans
notre langue et que nous soyons divisés en nations et en confes-
sions; inutile de créer des particularismes supplémentaires.

Gherla, juillet

Dans les cellules qui donnent sur la route, la chaleur est si


intense, l'été, que les gardiens autorisent les détenus à quitter leurs
vêtements rayés pour rester en caleçons. La touffeur atteignant
à certaines heures des degrés inimaginables, certains grimpent
sur les couchettes, attrapent à deux « un drap », l'agitent pour
tenter de « faire un peu d'air ».
Je suis assis avec Marinica P. et Sile Cat. et j'apprends Le
Chant du ciboire de Crainic. Le Pain et le Vin. Comme chez
Trakl ou chez Ignazio Silone. Le caraél:ère si simple du chris-
tianisme fondé sur deux réalités, deux pauvres et sublimes réa-
lités: le pain et le vin.
Et voici, le caliceanos levrest'apporte
Toi,jésw-Chrut, sacrifiésur la croix:
Désaltere-now, sang du Dieu tres saint
Comme legrain dans / 'épi,comme lejw dans la grappe
Tu es tout en toute chosea pa1~toi tout sefait
Toi, vin de tow les miens, pour toute éternité.
Comme par miracle, je commence à ressentir une sorte de
fraîcheur, comme si ma bouche brûlée de soif était humeélée ( ici
non plus, je ne peux boire l'eau, qui est saumâtre) et j'éprouv
Journal de la Félicité 529

une immense reconnaissance. Jamais je n'ai mieux su ce qu'est


l'humilité, et combien « pauvre » et « misérable » est la condi-
tion humaine.

Gherla, 1961

Ils sont no·mbreux à renier leur passé, et même à démentir


des choses de notoriété publique. « Ce n,était pas moi ! » Un
exemple d'honnêteté et de sincérité nous est donné par le colo-
nel C. L. qui, après s,être présenté, ajoute pour le bon ordre
et la clarté : « J, ai été préfet légionnaire d, Oradea et sénateur
légionnaire ». •

Bucarest, 1965

Entretiens sur la folie avec Sorin Vas. et ~tefan Pop: le secret


de la folie consiste - pour Sorin Vas. et ~tef. Pop. - dans la dis-
continuité, l'incohérence et le manque de suite dans les idées.
X. Y. se prenait pour Napoléon Bonaparte.
_Trèsbien. Je suis prêt à le croire. Mais je ne le peux pas, parce
qu'il ne se comporte comme N.B. que jusqu'à un certain point.
Après quoi ils' arrête, il triche. Il n'est pas logique avec lui-même,
il n'est pas cohérent. Ou plutôt il n'est pas constant dans sa folie.
Il est fou, non pas parce qu'il se prend pour N.B, mais parce
qu'il n'est pas N.B. de façon continue.
Napoléon Bonaparte est Napoléon Bonaparte parce qu'il
agit constamment comme tel, alors que X. Y. se contente d'être
traité par les autres comme s'il était N.B.
Vid:or Hugo était, dit-on, un fou qui se prenait pour Vid:or
Hugo. Pour Bonaparte, c'est pareil.
Mais Vid:or Hugo et Napoléon Bonaparte agissaient d'eux-
mêmes comme V. H. ou N.B.
530 NicolaeSteinhardt

En se contentant de voir les autres ·reconnaître en lui N.B., le


fou prouve son manque de sérieux.
Très bien, j'admets ton point de vue. Oui, tu es N.B. Sois-le !
Et voilà qu'il ne peut pas l'être. Alors que N.B. est un fou qui
peut être N.B. ; qui peut faire fonél:ionner son modèle, le trans-
poser dans la réalité.
X. Y. manque de moyens pour agir comme N.B. Finalement,
de concession en concession, il en arrive à se contenter qu'on
l'appelle « Votre M~jesté » ! .
Bref, le fou ne croit pas de manière continuelle, conséquente
et cohérente qu'il est N ..B. En ce sens il sait qu'il n'est pas N.B.
et qu'il est fou: en ce sens, tout fou sait qu'il fait le fou. Chez
X. Y.il y a quelque part une interruption, une fuite2 38, il flanche.
Si l'homme de cristal, héros de la nouvelle d'Henri Duver-
nois, était cohérent, il ne devrait même pas parler, puisque le cris-
tal ne parle pas. Il n'est donc pas logique avec l1:1i-même.Le fou,
étant faible, a besoin des _autres,il dépend complètement d'eux.
Mais N.B. n'a-t-il pas besoin des autres? Si, pour être reconnu.
Alors que X. Y. a besoin des autres pour exister. Il n'existe que
reflété.
Les paroles de Sorin Vas. et ~tef. Pop. confirment la mauvaise
opinion que Chesterton et Manole m'avaient déjà donnée des
fous. («Ne me parlez pas de fous!»). Ni Mychkine, ni Don
~chotte, ni Alceste, ni Hamlet ne sont fous. C'est nous qui le
sommes, quand nous nous croyons à l'auberge au lieu de voir que
nous sommes dans un château. C'est de la folie qu'il faut nous
guérir, et non de la raison. Le salut n'est pas dans les troubles
ténèbres ni dans le demi-mensonge de la démence, il est dans la
lumière et la vérité, aux pieds de Jésus-Christ qui guérissait les
possédés du démon.

238. En français dans le texte.


Journal de LaFélicité 531

Lucerne, 1938

Commémoration de l'opéra de Wagner: Siegfried, à la Villa


Tribschen, sur les bords du lac des ~atre-Cantons. C'est là que
le compositeur écrivit Le Voyagesur le Rhin 239 du héros, dont il
donna le nom à son fils nouveau-né.
Chef d'orchestre: Arturo Toscanini.
Un autre soir, j'écoute la symphonie n° 1 de Brahms, dirigée
par le même Toscanini. Les accords de la symphonie résonnent
depuis quelques instants à peine, et voici que le plafond s'en-
trouvre, des cohortes d'anges descendent du ciel pour emplir la
salle. Des vagues d'euphorie submergent tout. On sent la grâce
des saints à l' œuvre dans ce morceau et son exécution. J' ima-
gine cette symphonie conçue la nuit, à Vienne, par une fin de
printemps : le compositeur quitte son Kaffeehaus, il est tard, il
rentre chez lui à pied. Il a un long chemin à faire, il passe devant
la Votivkirche... Il fait frais. Il a plu. De temps à autre on entend
encore le grondement du tonnerre qui s'éloigne. Les derniers
tramways passent à toute allure. Toute la mélancolie de la vie
étreint le compositeur: tant d'appels, de joies passagères, de
beautés immuables, de nostalgie. Parce qu'il sait qu'il va mourir,
surtout, l'homme se sent accablé jusqu'à l'âme par l'évanescence
de toute chose, alors que tout semble si solide dans le monde qui
l'entoure. Cet homme qui martèle de tout le poids de son corps
trapu les rues presque désertes de la ville n'ignore rien de la vie
sous tous ses ~eéts. Il connaît le passé. Il sait qu'il marche dans
les pas de Haydn et de Mozart, de Schubert et de Johann Strauss.
Mais le présent lui appartient: le présent avec ses exigences et
ses déceptions, visité par un je ne sais quoi d'impérissable. Je me
demande si ce n'est pas à cette symphonie n°l de Brahms que
239. Partie de la page symphonique intitulée <<Siegfried Idyll , tir du
Crépusculedes Dieux, prologue du 1'' acte, fait de deux partie : a) Lever du
jour sur le rocher», b) « Voyage sur le Rhin >>.
532 Nicolae Steinhardt

pensait Mateiu Caragiale 240 en évoquant la valse jouée dans l'es-


taminet de Covaci. ( Toujoursplus enveloppante, plus btUse,plus
étouffee, trahissant tendresseset déceptions, e-rranceset tourments,
remords et repentirs, la mélodie, noyée de noflalgie..•)
Je place cette symphonie n° 1 au même rang que la Tétralogie
de Wagner (Paul Morand, lui, préfère Trumn et Isolde) et que
Don Giovanni, qui est, pour Kierkegaard, la réussite suprême de
la musique.
Je crois que ce citadin n'a jamais été musicalement plus
proche de Dieu, qu'en parcourant, profane, les rues de sa ville.
{Pour la littérature, je pense à GMJ)ardde la nuit, d'Aloysius
Bertrand et - bien sûr - à tout Chesterton.)

1971

Audition intégrale, en stéréo, de l'opéra-rock jésus-Chrut


Superflar d 'Andrew Lloyd Web ber et Tim Rice.
Le personnage de Marie-Madeleine - texte, musique, voix,
interprétation - est extraordinaire. Toutes les facultés créatrices
et tout l'amour des auteurs pour l'opéra s'y sont rassemblés.
Le passage le plus mystérieux des Évangiles - plus difficile
même à comprendre que Luc, chap. 16, ou jean, chap. 17 - me
paraît être l 'onétion de Béthanie.
240. Mateiu Caragiale ( 1885-1936), fils d' Ion-Luca Caragiale, né d'une rela-
tion extra-conjugale. Obsédé par des généalogies célèbres, raffiné, affichant
un comportement de dandy aristocratique, il est l'opposé de son père avec
lequel il a une relation difficile, tant l'incompréhension est totale. Il publie en
1929 son roman Craii de Curtea-Veche ( « Les Princes de! 'Ancienne Cour»).
Au moment de la parution, ce livre passe inaperçu, peut-être aussi à cause de
la personnalité de son auteur et de ses manières de dandy désabusé et cynique.
Pourtant, ce roman deviendra célèbre. Le grand poète Ion Barbu n'hésite pas
à le considérer comme le sommet de la littérature roumaine. Les Princes de
/:Ancienne Cour, dont la lecture n'est pas facile au premier abord, font penser
certes À la Recherche du temps perdu, mais aussi aux écrits de Barbey d'Aure-
villy et d' Oscar Wilde. La critique a souligné aussi des analogies avec certains
personnages énigmatiques d' Edgar Alan Poe.
Journal de la Félicité 533

~and Judas s'écrie: « À quoi bon ce gaspillage? Un flacon


si précieux, on aurait pu le vendre bien cher ou le donner aux
pauvres ! » - il parle en notre nom à tous. Nous raisonnons tous
comme lui: oui, c'est dommage de gaspiller tant de nard alors
qu'il y a tant de pauvres!... C'est la logique humaine qui s'ex-
prime ainsi, minutieuse et envieuse. (Pour nous-mêmes rien ne
serait trop cher; pour les autres, tout l'est trop. Parfois même,
nous hésitons à nous.gâter nous-mêmes!) C'est aussi notre mes-
quinerie qui intervient, attentive à réprimer toute velléité de
dons ou de sacrifices.
Et la réponse de Jésus, un peu brusque: - « Laissez donc
les pauvres !... les pauvres, vous les aurez en effet toujours avec
vous... mais moi, vous ne m'aurez pas toujours» ; « cette femme
a accompli une œuvre de bonté pour moi » - est bien faite pour
susciter l'indignation la plus justifiée (righteous)du pharisien
qui sommeille en chacun de nous. Nous avons envie de dire :
c'est injuste, c'est scandaleux! Nous voilà, tout à coup plus que
jamais, préoccupés de bien gérer notre budget et disposés à nous
priver pour épargner le moindre sou.
~est-ce donc? Orgueil de l'oint? (Ah, non!) Indifférence
vi~à-vis des autres? (Ah, non!) Trop bonne opinion de soi a
besoin de se faire choyer ? (Ah, non !) Mépris pour les pauvres ?
(Ah, non!)
L' onél:ion de Béthanie, c'est autre chose. C'est, en fait, une
leçon, comme tout ce qui se passe et se dit dans les Évangiles. Ces
paroles sont prononcées pour nous, pour notre gouverne.
Et c'est une dure leçon que l'on nous donne, difficile à appli-
quer. Il est de notre devoir quand nous nous trouvons en face
d'une douleur, celle d'un homme qui souffre, d'un de nos pro-
chains crucifiés, ou bien prêt à l'être, ou s'attendant à l'être, de
ne pas nous réfugier dans l' abstraétion et les généralisations
concernant l'amour de l'humanité. Ce n'est pas le moment de
vouloir changer les lois et les systèmes sociaux. Notre devoir e~'t
534 Nicolae Steinhardt

d'aider, de consoler, et de submerger de notre bonté, là, sur-le-


champ, cet homme-là, cette souffrance-là.
Rien n'est suffisant, rien n'est trop bon, rien n'est trop cher
pour un être frappé de malheur, de souffrances, de persécution,
pour notre infortuné semblable, fait à l'image de Dieu.
C'est ce que pense Marie-Madeleine 241 et c'est pourqu?i on
parlera de ce qu'elle a fait, aussi longtemps qu'on lira les Evan-
giles aux hommes. C'est ce qu'elle pense et ce qu'elle fait: elle
voit Jésus, elle devine son immense douleur, elle pressent son
sort tragique, elle comprend qu'il est question d'un sacrifice. Et
elle ne sait qu'une seule chose: consoler cet inno~ent persécuté.
Dans l'opéra-rock, elle lui dit, paraphrasant l'Evangile: « Ne
pense pas à nous, n'y pense plus, dors tranquillement, tout ira
bien, laisse cette nuit la terre tourner toute seule».
Elle oseendormir Jésw par de bonnesparoles et lui mentir.
C'est l'amour d'une mère pour son enfant: « Tout ira bien,
dors, va, ne t'en fais pas pour nous». Un amour parfaitement
désintéressé, parce qu'il écarte délibérément le moi: ne pense
pa.ranow. (C'est exaétement le contraire de l'égoïsme dont fait
preuve la veuve clamant devant la tombe de son mari: et aux soins
de qui m'abandonnes-tu ?) Et parce que, contrairement à Judas,
elle évite ce transfert subtil del' égoïsme qui met au compte de la
pauvreté en soi la vexation subie par notre personne, notre sens
241. Cet opéra attribue à Marie-Madeleine l,onction de Béthanie en confon-
r
dant trois personnages des Évangiles. Chez Matthieu et Marc, onction est
attribuée à une femme qui n'est pas nommée et elle a lieu dans la maison
de Simon le L_épreux.(~à ce sont plusi~urs apôtres ensemble qui protestent
cont~e le gaspillage.) Samt Lu.c pari~ d une.~<_pécheresse», qui oint et baise
les pieds de Jé~us <~dans la ~a1son d un pharmen >>.Dans l E.vangile de saint
Jean, celle qui a omt le Seigneur est Marie, la sœur de Lazare de Béthanie.
Pou~ le R. P. Bruckberger _(Marie-Madeleine, Paris, 1952), « la pécheresse»,
Mane de Magdala et Mane de Béthanie (sœur de Marthe et de Lazare) sont
la même femme, auteur de l'onction. Contre cette thèse: Lagrange et d'autres
commentateurs. Les textes de base sont: Matthieu 26,6 et suiv.; Marc 14,3 et
suiv.; Luc7,37 et suiv. ;Jean 11,2 et 12,3 et ruiv. (Note de l'auteur)
Journal de la Féliciti

de 1 économie notre mesquinerie. Ceux-ci pour rien au mond


ne nous auraient laissésfaire un geste aussi inutile, a.us.si..~~
culair~ mais qui nous arrache, ne serait-ce qu un ins1an a norre
agressive sagesse.
L'exemple de Marie-Madeleine - que l'opéra-rock rend si
vivant - nous montre que nous ne devons pas nous dérober
nous échapper dans l, abfua&on et la généralisation en pensant
aux pauvres qui, absents, ne confürnent qu une catégorie in-
tdleétuelle (autrement die, ~ alibi). Il nous faut réconforter
le Christ, c'est-à-dire celui qui efl présent, qui souffre sous nos
yeux et qui attend de nous quelque compassion (corn-passion
ici et maintenant. Cenes, il n' a rien de mal à, ou.loir le bien de
l'humanité, des pauvres et de la classe ouvrière, mais c'est facile!
Il est plus difficile de porter dans ses bras jusqu'à la tinette ce
détenu paralysé (qui est peut-êue un simulateur , de passer sa
gourde à cet opéré qui ne peut descendre de son lit (et qui peut-
être, exagère un tantinet); de supponer les ronflements du géné-
ral Constantinescu-Taranu,
, sans le réveiller, sans lui réclamer en
grognant, de se retourner (ce qui, ma foi, ne serait pas vraiment
impossible), d'entourer de soins ce malappris qui urine dans sa
gamelle, d'écouter cet insupponable casse-pieds, qui ne cesse de
vous rebattre les oreilles de ses misères, de ses rancunes, de ses
amertumes.
C'est cela la leçon de Marie-Madeleine: une leçon de modes-
tie, comme tout ce qui est chrétien. Nous sommes invités à ne pas
nous perdre en vagues projets, en aspirations grandioses mais à
apporter une aide pratique (au besoin agaçante, déplaisante, ou
même écœurante) à celui qui est près de nous. Nous sommes invi-
tés à avoir compassion de la douleur présente et réelle de notre
voisin. Dans la parabole de Marie-Madeleine, telle que la voit
l'opéra-rock - et on lira des paraboles aussi longtemps que les
Évangiles-, le Christ n'est pas seulement Dieu, pour lequel cout
sacrifice de notre parc serait dérisoire, mais aussi le symbole de
536 NicolaeSteinhardt

l'homme affligé qui dt devant nous. C'est lui que nous devons
aider par nos aétes, maintenant, avec ce dont nous disposons,
ne serait-ce qu'une bonne parole, un mot de consolation, une
oreille attentive, un cadeau, une friétion, une course à-lapharma-
cie. Lui, et non pas ceux qui ne sont pas présents, ces abstraétions
et ces catégories bien proprettes, éloignées et pleines de qualités,
qui, elles, n'urinent pas dans leur gamelle ni ne ronflent à vous
casser les oreilles. Nous devons aider notre semblable couvert de
plaies et de péchés, de plaies hideuses et puantes, de péchés mes-
quins et infâmes, rouspéteur et maniaque, insolent, mécontent,
ingrat, ignoble, obstiné, exigeant, pour qui jamais rien n'est assez
bon et qui répond au bien qu'on lui fait, sinon par des insultes,
en tout cas par des piques, de l'ironie et du ressentiment.
Marie-Madeleine ne pense qu'à une chose: montrer à Jésus
qu'elle n'est pas indifférente; qu'elle souhaite adoucir ses souf-
frances, le réconforter, alléger un tant soit peu son terrible far-
deau. Et parce qu'elle ne peut pas l'aider, à proprement parler,
elle fait ce qui est en son pouvoir, elle fait un sacrifice inutile et
coûteux, elle esquisse une sorte de rituel, un geste dont le sens
pourrait se traduire ainsi: s'il m'est impossible de faire autre
chose, qu'il me soit au moins permis de pleurer et de me priver
pour toi. Le parfum de nard n'écarte certes pas la croix, mais il
la rafraîchit de quelques gouttes de rosée, il compte parmi les
quelques raisons décisives, qui font que le sacrifice sur la croix,
lui, n'a pas été consenti en vain.
Il est trois êtres qui ont, je crois, rafraîchi le Christ en croix
de quelques gouttes de rosée: Marie-Madeleine, le bon larron
et auparavant, Nicodème, donnant au Seigneur la preuve qu'il
lui était possible de semer le bon grain même dans les sillons de
l'hypocrisie obstinée (trois êtres, et les larmes de Marie.)
Sur le chemin du Calvaire, le seul moment de miséricorde
avait été celui du voile de Véronique; et si la Sainte Face s'y est
Journal de la Félicité 537

imprimée, c'est pour nous montrer que toute douleur est impé-
rissable, que toute injustice reste criante pour l'éternité.
Le $peétacle qui s'est déroulé à Béthanie a été - de mémoire
de petit-bourgeois - le plus anarchique, le plus noblement pro-
vocant et le plus scandaleux. Je pense à Gise, dans Les Thibault,
ouvrant toutes les portes et les fenêtres, et s'écriant : « Vive
le~ courants d'air ». Nulle part les grandes personnes ne sont
davantage défiées par les enfants et les non-conformistes : on
casse les flacons, on gaspille les biens, on perd ce précieux nard,
les dévergondées se per~ettent d'entrer dans votre maison, les
prophè.tes se laissent toucher par elles, les vitres vont se briser !
Et ce bazar qu'il va y avoir ! Le sol tout sale, ce gras qui tache ! Il
va falloir nettoyer, oh, là là ... Et le plus beau à Béthanie, c~estque
les grandes personnes, représentées par Marthe, ont, elles aussi,
un comportement bizarre, elles s'échinent à préparer à manger
pour toute cette marmaille et pour ces exaltés...
Voyez sainte Thérèse de Lisieux242 ! : « Vivre d'amour, c'est
donner sans mesure ... Ah ! sans compter, je donne, étant bien
sûre que lorsqu'on aime on ne calcule pas ... C'est tout simple :
ne faites aucune réserve, donnez vos biens à mesure que vous
les gagnez ! »
En ce qui concerne Judas: Judas se perd parce qu'il raisonne
avec trop de subtilité, trop d'ingéniosité, il est tortueux. Dans les
cas difficiles, le mieux est d'appliquer la solution la plus simple,
celle du simple bon sens, d'un bon sens têtu. Tenir des raison-
nements du genre : puisque Jésus est venu pour nous sauver,
puisqu'il doit être crucifié afin de nous sauver;puisqu'il faut que
quelqu'un le trahisse afin qu'il soit crucifié, eh, bien, je vais me
sacrifier, c'est moi qui vais le trahir - c'est trop subtil, c 'es\: trop
complexe. Et trop abstrait ! Non ! Ce qu'il y a de mieux, c 'es\:de
juger de façon simpliste, à la paysanne, et d'appliquer la règle
242. Penséesde sainte Théresede /'Enfant Jésus, Éditions étrangères, Lisieux,
1909.
538 Nicolae Steinhardt

ordinaire: quoi qu'il arrive, moi, je ne trahirai pas mon ami et


mon maître!
J, ignore les autres possibilités, je ne sais pas si les prêtres et
les scribes ne trouveront pas un autre moyen, je ne vemc pas le
savoir, je ne vemc pas me lancer dans des raisonnements habiles
et des dédud:ions funeftes, je ne sais qu'une chose, transmise de
père en fils depuis la nuit des temps: on ne trahit pas son ami
et son maître! ~e la Rédemption de l'univers se fasse comme
Dieu le pourra, je ne suis qu'un ver de terre et mon pauvre devoir
d'humain eft d'appliquer la morale d'usage commun. Qiim-
porte les raisons, les excuses, les arguments qui pleuvent, je ne
veux rien entendre.
Judas s'eft perdu aussi parce qu'il a voulu assumer une mis-
sion divine, il a trouvé bon - quelle inconcevable vanité ! - de se
subftituer à Dieu.
Il aurait dû manifefter plus de réserves: « Je ne sais pas.
Je ne veux pas intervenir, je ne m'en mêle pas. Moi, je ne le
vendrai pas ».
Car Judas a beau dire tout ce qu'il veut, évoquer des motifs
les plus raffinés, les moins personnels, les plus désintéressés et les
plus grandioses, le bon sens populaire traduira toujours ses belles
réflexions par 1'odiemc mot de trahuon couvert depuis longtemps
de tant de fange. (Et les mots ont le pouvoir de vous souiller et
de vous démyftifier, pouvoir spécifique issu peut-être d'un long
usage). Le bon.sens ordinaire pourra toujours soumettre Judas à
un interrogatoire et il aura vite fait d'en finir avec lui.
Alors, tu es allé voir les prêtres ?
Oui, mais c'était pour ...
Écoute, tu l'as vendu ?
C 'eft-à-dire que ...
Dis donc, tu as bien pris les trente deniers ?
Journal de la Félicité 539

( On se fait prendre par le diable sur des faits; comme les


g~gfters .par la ,police fédérale, et quand ce n 'eft pas pour des
cnmes odieux, c eft pour de simples fraudes fiscales.)
-. :out d'abord j'ai refusé de les prendre et après je les ai
reft1tues ...
Mais tu les as bien pris. Trente, n' eft-ce pas?
Oui, trente, mais ...
Et, dis donc, c 'eSt bien toi qui lui as donné un baiser ?
Oui, mais c'était pour ...
- Eh bien, tu as bien dû t'en rendre compte toi-même,
puisque tu es allé te pendre.
- C 'eSt juftement ce qui prouve que ...
- Ça ne prouve rien du tout, tu es une canaille, tu n'es
) A
qu un tra1tre.
~and on eSt aux abois et en cas de dilemme, la seule bonne
solution, c 'eSt de s'en tenir à des règles brutes, populaires. Pour-
quoi n'ai-je pas été un témoin de l'accusation? (J'aurais eu
bonne mine, en sortant de prison au bout d'à peine cinq ans et
des poussières, que les autres ... Je n'aurais plus eu qu'à courir
chercher à me faire prescrire des somnifères!) Parce que Dieu
m'a aidé à échapper aux subtilités et aux raisonnements pendant
l'enquête, à juger comme un homme simple du faubourg de Pan-
telimon, comme un solide paysan de la région de Muscel 243 •
C 'eft simple ! Si simple, si rudimentaire. Si dénué de com-
plications. ~oi qu'on dise et quoiqu'il arrive, malgré les tenta-
tions de la logique, il nous faut rester fidèles aux codes naïfs, aux
règlements de type militaire sans nuances : c'est là notre seule
sécurité. Un mot, un seul: non. Je ne vends pas. (Ou bien: je ne
trahis pas, ça dépend des cas). Tout le reste, c'est Dieu qui l'as-
sume, comme dirait Simone Weil, qu'il agisse à sa guise, ce n'est
pas mon problème. Moi, je ne suis pas Dieu. Je ne suis qu'un
243. Région subcarpathique où se trouvent le village de Clucereasa, souvent
mentionné par l'auteur, et aussi la ville de Câmpulung.
540 Nicolae Steinhardt

pauvre pécheur, qui n'en sait pas bien long, mais qui sait qu'il
ne trahira pas son maître. Jamais, avec mes faibles forces, je ne
m'érigerai, moi, au rang de co-rédempteur.
C'est ce qu'aurait dû se dire Judas, s'il avait réfléchi au pou-
voir avilissant des paroles, commères au crâne vide, mais qui,
loin de faire un héros subtil de celui qui a pris les trente deniers
et donné un baiser hypocrite pour les beaux yeux de la police, le
traite de vulgaire « donneur ».
- Oui, les sentiments peuvent être sincères et compliqués ;
mais les paroles, elles, sont terriblement précises et portent en
elles toute la charge des ans et des maux. Le drame intérieur
de Judas a peut-être été plus grave et ses motifs plus complexes
que ce qu'en dit l'Évangile selon saint Jean. Mais quand ceux-ci
sont passés de sa psyché à la lumière des faits et de l'expression,
toute brume qui les ·enveloppait etJes estompait s'est dissipée:
le halo de la confusion disparaissant, il n'est resté que les boulets
pesants des qualificatifs, que l'écrasement sans nuances des mots
humains.
Gardez-vous des paroles ! Fuyez les subtilités ! Ne signez pas
vos déclarations avant de les avoir lues attentivement !
La raison pour laquelle les grands prêtres ont tenu mordicus à
remettre les deniers à Judas et à refuser de les reprendre, lui inter-
disant d'agir en « idéaliste désintéressé », c'est, semble-t-il, leur
désir de rendre·toute cette sale histoire sordide; de noyer le mou-
vement naissant dans un bourbier d'abjeétion (Jésus le chef: un
fou! Judas, le complice: un donneur! il a travaillé pour nous).
Dès son apparition, ce mouvement naissant devait sembler
dépourvu de noblesse et d'héroïsme, autant par la personne du
« principal accusé » que par celle de l'agent informateur.
La Securitate a hérité de ces procédés ; le témoin de l'accu-
sation s'accuse toujour:s lui-même (ne serait-ce que pour avoir été
présent lors d'un prétendu «sacrilège»). Il croit qu'en servant
les agents préposés à l'enquête il obtiendra leur bienveillance.
Journal de la Félicité 541

Mais, pas plus que lui, Judas ne s'es\:assuré celle des principaux
sacrificateurs et des anciens ! Tous doivent être comprom·is: l 'ac-
cusé, l'agent et les témoins, tous doivent être également traînés
dans la boue. Et quand ils se seront accusés réciproquement et
qu'ils seront arrivés à ce degré de vertige où ils ne sauront plus ce
qu'ils ont fait et ce qu'il leur res\:eà faire, après qu'on leur aura
refusé toute possibilité de réhabilitation et tout réconfort (que
nous importe, celate regarde!),ils seront pareillement jetés dans
la poubelle du quatrième état de la matière morale, dans le même
magma puant de mépris et-d'oubli.
La pédagogie et la psychologie allemandes - m'explique
frère Harald Sigmund - distinguent deux attitudes face à la vie
quotidienne; la Ichhafitgkeit,point de vuè de l'individu qui rap-
porte tout à sa personne, ne juge qu'en fonél:ion de ses intérêts,
de ses préférences et de ses goûts ; sa susceptibilité est immense,
le monde n'est pour lui qu'un cercle dont il est le centre; dans
la chaîne de réaé\:ions entre les éléments, il ne relève que mal-
chance, provocations, obstacles personnels. Son impérialisme
égocentrique dépasse de loin le géocentrisme ptolémaïque, qui
concevait, lui, une harmonie des sphères et des niveaux du ciel,
alors qu'un tel type d'individu ne voit dans les autres que des
rivaux ou des entraves. La Sachlichkeit,en revanche, représente
une disposition à regarder ce que l'on a en face de soi: l'inter-
locuteur, la tâche, les circonstances, la matière. Les hommes de
ce type sont capables de comprendre qu'il existe des réalités qui
leur sont extérieures - le personnalisme n'obéit pas à Hume et
Berkeley - et ils peuvent parfois concevoir l'objeél:ivité d'une
situation et admettre qu'il existe d'autres points de vue que les
leurs.
Cette distinétion n'est pas seulement esthétique, elle es\:aussi
éthique. Le type égocentrique, bien plus prédisposé à la souf-
france, peut à tout instant glisser dans la géhenne que lui ouvre
à droite et à gauche, à chaque pas, son amour propre blessé. La
542 NicolaeSteinhardt

religion chrétienne qui, paradoxalement, élève 1'homme puis


le soumet à la réalité objeél:ive, peut nous guérir des blessures
atroces de la susceptibilité, en ramenant à sa juste mesure le pro-
blème de notre place dans la queue devant 1'épicerie, ou au gui-
chet de billets. L'héroïne de Planétarium,de Nathalie Sarraute,
endure d'infinis tourments à cause du style d'une poignée de
porte: elle est malheureuse, parce qu'elle n'est pas chrétienne.
La vériténousrendlibres;elle nous délivre à la fois des chaînes
du péché, du joug (bien pesant) et du fardeau (déplaisant), des
vétilles, des susceptibilités, des piqûres d'amour-propre. C'est
au-delà de la Sachlichkeit,que nous pouvons trouver assez de
tranquillité pour nous consacrer à une autre cause plus digne
d'intérêt: die Sache]esu244.
L'expression: « la guerre invisible » qui se rapporte à la situa-
tion du chrétien face à un adversaire puissant et impitoyable
n'est pas une simple clause de style, c'est une affaire sérieuse. Le
chrétien mène une guerre qu'il doit absolument gagner, il n'est
pas question de « reddition avec les honneurs » et c'est pour-
quoi il ne peut pas considérer ce combat comme superficiel. Il
concentre toute sa vie sur l 'objeél:if de la viél:oire, il fait siennes
les paroles du Feldmarschall Rommel: une fois la guerre décla-
rée, ce qui importe c'est de la gagner, tout le reste compte pour
du beurre.
Un détenu peut, bien mieux que d'autres, apprécier la
remarque de Chesterton : « La situation des malheureux empire
dans la mesure où ils diSposent de loisirs illimités pour penser à
l' irrévocabilité de leur sort. Pour un opprimé, les pires instants
sont - sur dix - les neuf où il n'est pas opprimé ».

244. « L>affaire Jésu ».


Journal de la Félicité 543

1963

Dans la cellule 88 (je crois) de Gherla, immense et bondée,


il y a de nombreux prêtres de toutes confessions. On pratique
l'œcuménisme. Chaque matin, à l'initiative d'un prêtre obstiné
et de laïcs au grand cœur, un office œcuménique est organisé. On
y voit ensemble des prêtres catholiques de rite romain ou de rite
grec, des orthodoxes, des pasteurs luthériens et calvinistes. L'un
des pasteurs luthériens appartient à un mouvement liturgique
protestant (Berneuchener Bewegung). Quelques prédicateurs
de seé\:es restent à l'écart. Puis, certains d'entre eux (le tolérant
Traian Cracea, un excellent garçon) se joignent à nous.
Rien ne peut décrire la splendeur de ces offices sans autel,
sans vêtements sacerdotaux, sans icônes, privés d'encens, d'or-
gues ou d'autres objets du culte. Ces silhouettes maigres, vêtues
de bure, aux crânes rasés, aux visages blêmes, les paroles et les
chants murmurés (pour que les matons ne les entendent pas)
créent une atmosphère qui rivalise d'intensité, d'énergie et
d'enthousiasme avec les cérémonies les plus fastueuses des plus
majestueuses cathédrales du monde. Les hauts lieux magiques
de la chrétienté - la chapelle Sixtine, la cathédrale de Chartres,
Sainte-Sophie, le Mont Athos, la Wartburg, les monastères de
Zagorsk et d'Optino - semblent s'être retrouvés là en esprit et
in principio. Nous avons le sentiment d'être dans les catacom-
bes, et si nous avions à subir les pires violences, les plus grands
périls, nous serions tous en mesure de les affronter. Les paroles
du Seigneur : « ~e deux ou trois soient réunis en mon nom,
je suis là au milieu d'eux» sont ici réalisées. Non, rien ne peut
rendre, expliquer, transmettre, l'incomparable beauté de ces
offices fraternellement œcuméniques. On peut répéter, à leur
propos, ce que disait Talleyrand de la société française d'avant la
Révolution: ceux qui ne l'ont pas connue ne savent pas ce qu 'efl
544 NicolaeSteinhardt

la douceurde vivre245. La présence de Jésus es\: d'une évidence


aveuglante et quoi qu'il arrive par la suite - nous ne sommes
pas devenus des anges-, rien ne pourra jamais effacer en nous
la sensation de ravissement céleste que nous procurent ces sortes
de liturgies improvisées. Nous· éprouvons aussi une profonde
gratitude pour ceux qui nous ont permis de communier ainsi en
des moments exceptionnels, incomparables, qui nous libèrent
du temps, bien mieux encore que les madeleines de Proust.

1970

Les prêtres qui s'empressent d'approuver avec enthousiasme


les mesures morales prises par certains gouvernements totalitai-
res (comme la suppression de la prostitution, l' interdiéHon de
l'avortement, les reftriétions apportées au divorce) ont davan-
tage en tête, je crois, l 'aspett drastique et la lettre, que l'esprit
qui préside à ces mesures. Car l'esprit ne peut souffler qµe là où
il y a liberté et libre choix de la vertu. (Tout m'est permis, mais
tout ne m'est pas utile, je n'ai pas l'usage de tout). Si le terrible
problème de la tentation ne se posait pas, on pourrait presque
concevoir une ville où s'aligneraient,. en face de la cathédrale, le
bordel, le bistrot et le tripot. Mais alors ils seraient vides.
Par la suite, on retrouverait la même situation que celle impo-
sée par la morale: le bordel, le bistrot et le tripot seraient non
seulement vides, mais fermés, faute de personnes pour les tenir.
(Et je me plais à imaginer le diable derrière les volets dos,
courant de-,ci de-là, rugusant comme un lion a cherchant qui
dévorer.Ou bien, dans une version différente de celle de saint
Pierre, appuyé contre un voler, scrutant l'obscurité du local
désert et le tapis vert des tables de jeu, avec le sourire amer du
désespoir offensé.)
24 S. En français dans le texte.
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Journal de la Félicité 545

Et je ne peux en aucun cas être d'accord avec les prêtres


(même s'il se trouve parmi eux des gens comme le très pieux,
l'admirable Sofian B.) qui louent les décrets de la milice concer-
nant la coupe des cheveux ou la longueur des jupes des filles, etc.
Parce qu'ils donnent la prééminence à des futilités, en oubliant
que les.auteurs de ces décrets sont les serviteurs de celui qui fait
régner sur nous le mensonge et la terreur. Ces deux-là, nous avons
tendance à les oublier. Et pourquoi ? Pour nous extasier devant
des bagatelles ! Pour laisser passer le rnousèique par le chas d'une
aiguille, en oubliant le chameau ! Pour voir la paille et camoufler
la poutre ! Pour acquitt~r la dîme de la menthe, du fenouil et du
cumin! Ai-je bien entendu?
Pour nous laisser venir à lui, Jésus ne pose aucune condition
préalable, absolument aucune. Mais nous, quand nous nous
donnons à lui, nous re~onç9ns à l'impureté, non par obligation,
mais par indicible honte et élémentaire bienséance.
Le siège de notre intelleét, le cerveau, esè enfermé dans une
boîte crânienne si dure que seul un foret éleétrique peut la perfo-
rer lors d'une intervention chirurgicale; de même, tout se passe
ais ob (comme si) le siège de notre aétivité psychique et morale
se trouvait, lui aussi, à ·1,intérieur d'une carapace impénétrable
d'égoïsme, d'agressivité, d'obstination et d'orgueil que même les
. , . . \
rayons cosmiques n arnvera1ent pas a percer.
Cette extraordinaire carapace, seules les paroles du Christ ont
parfois le pouvoir de la faire fondre. Alors, ce rayon laser invi-
sible et irrésistible dissout instantanément tout sur son passage
et démantèle le cœur de cette carapace, plus dur que la matière
des astres en état d'implosion, où un millimètre cube représente
un milliard de tonnes.
L'équilibre - ce secret de la vie - ce n'est pas l 'écleétisme,
la médiocrité et le compromis. Il ne se situe pas sur une ligne
médiane entre les extrêmes, mais au-delà de ces extrêmes, dont
il fait la synthèse, qu'il totalise, qu'il dépasse, qu'il dogmatise
546 Nicolae Steinhardt

- Blaga. L'équilibre n'esl: pas un arrangement à l'amiable, mais


une poussée plus aiguë encore vers les extrêmes, la solution d'un
dilemme, apparemment irrédudible, une issue vers le seul rivage
où puisse luire la vérité: celui de la contradidion et du paradoxe.
(Par exemple, l'affirmation de Goethe: « Je préfère l' injus-
tice au désordre » et l'aphorisme pereat mundw fiat justitia 246
s'équilibrent de la façon suivante: il faut de la jusl:icepour que le
monde ne disparaisse pas par le désordre.)
Élégance et discrétion de la religion chrétienne. Voici des
preuves:
• ~ ne reconnaît pas le bien qu'on lui a fait commet un
lourd péché. Mais bien plus grand encore esl:le péché de celui
qui attend qu'on lui témoigne de la reconnaissance pour le bien
qu'il a fait.
• ~i jeûne a le devoir de coiffer ses cheveux et de laver son
vtsage.
• ~i prie se retire dans sa chambre et ferme la porte à clé.
• ~ fait la charité laisse ignorer à sa main gauche ce que
fait la droite.
• ~ esl:invité à souper se place au bas bout de la table.
• Personne n'a le droit de contraindre son prochain, même
pour son bien.
• Même le Seigneur n'entre pas sans frapper à la porte.
• ~e celui qui sert Mamon lui soit au moins fidèle (Luc
16, 11) : « Si donc vous n'avez pas été fi dèles pour la richesse
injusl:e, qui vous confi era la richesse véritable ? »
Le célèbre vers de Longfellow: Lift iJ real lift iJ earneff 47
m'inspire ces quelques réflexions:
Bien sûr que la vie esl: réelle et sérieuse, puisqu'elle nous
vient de Dieu, que le Chrisl: y esl:descendu, et que c'esl: ici-bas,
246. « ~e le monde périsse, que justice soit faite ».
247. «Lavie est réelle, la vie est sérieuse».
journal de la Félicité 547

en son cours, que se décide si nous serons sauvés ou damnés


pour l'éternité.
Mais il est tout aussi vrai que la vie est irréelle et frivole: illu-
sion et vanité. (L'hindouisme l'affirme aussi.)
Si nous nous en tenions aux seuls vers de Longfellow, nous
aboutirions à une conception « petite-bourgeoise » de la vie,
étroite, fade et calculatrice.
Si nous suivions l'hindouisme, nous ne trouverions que souil-
lure, misères, dégoût et indifférence.
Il faut donc adopter simultanément deux conceptions dia-
métralement opposées. Nous devons croire deux vérités qui
s'excluent l'une l'autre. Ce n'est pas possible? Mais si! Apreuve
les saints, les héros, les innombrables gens de bien.
(C'est également possible parce que les deux points de vue
ne sont pas contradiétoires et inconciliables - comme Dieu et
Mamon - mais représentent les deux faces d'une seule et même
réalité complexe, que les esprits simples séparent radicalement,
mais que les esprits équilibrés mettent en harmonie avec un art
béni de Dieu.)
Une question m'obsède: pourquoi un individu terrorisé
en donne-t-il plus qu'on ne lui en demande? Pourquoi prête-
t-il au bourreau, ou à l'enquêteur, des pensées plus subtiles, de
plus grandes exigences, une soif de cruautés plus effroyable qu, il
n'en a en réalité? Parce que, sous l'effet de la terreur, la panique
devient inventive, l'imagination plus exacerbée, la sensibilité
des nerfs plus vive. L'enquêteur, n'étant pas terrorisé (ou l'étant
moins, ou d'une autre manière) est, en un sens, plus calme. En
vérité, l'homme terrorisé est pire et plus dangereux que son
'
persecuteur.
Je peux dire moi aussi que les existentialistes ont raison dans
la partie descriptive de leur œuvre. Fr. W. Foerster lui-même dit
de Schopenhauer qu'il n'est pas antichrétien et que tout ce qu'il
décrit est juste.
548 NicolaeSteinhardt

1966

Chez ma cousine Vally, je discute avec des juifs. Ils admettent,


à la rigueur, ma conversion. (Surtout si elle a eu lieu sous la
contrainte. Certains me demandent si on me l'a imposée, en pri-
son.) Mais comment ai-je pu passer d'une religion de l'esprit à
une religion « incarnée » ? Ils auraient compris qu'en esprit je
me prosl:erne ailleurs, mais comment puis-je communier sous les
deux espèces, avec du pain et du vin (avec des « aliments » et en
buvant à la même coupe que tout le monde), comment puis-je
baiser des icônes de bois, des idoles sculptées ?
Et ils m'adressent un sourire entendu.
Moi aussi je leur souris. Ils savent des choses, certes, j'en sais
quelques-unes, moi aussi: par exemple que les hommes ne sont
pas de purs esprits, ils sont aussi matière. Le Seigneur es\:esprit,
mais il s'esl:incarné, il s'esl:fait chair.
Dire qu'une religion, aussi rationnelle et aussi prudente,
invoque la suprématie intangible de l'esprit; qu'une ITTl-
mnschauung,aussi bien ancrée dans le monde temporel et dans
la réussite, es\:saisie de timidité devant les espèces ou les images
de la matière. ~elle curieuse crainte et quelle répulsion devant
la matérialité du pain, du vin et des icônes chez des gens qui
parlent du monde avec beaucoup plus de déférence et d'éloges
que les adeptes de Jésus-Chris\:! On dirait presque qu'ils sont
effarouchés, comme de jeunes vierges, à l'idée de s'approcher
de Dieu, de lui demander ou de lui donner trop, d'établir avec
lui des relations trop intimes. Et que de fierté freudienne: com-
ment descendrais-je, moi, homme créé par le Créateur, jusqu'à
la matière!
Ils sont pourtant tout disposés à me comprendre: ce que j'ai
fait, je 1'ai fait dans un moment de désespoir absolu et de mal-
heur bien compréhensible.
Journal de la Félicité 549

, -~and je tente de leur démontrer que ce que j'ai fait, je


lai fait dans un moment d,inexprimable bonheur, les sourires
entendus réapparaissent, compatissants.
Je n'ai plus rien à dire. Je souris, maintenant, d'un air distànt.
« Nous ne faisons pas de prosélytisme, c'est cela la supério-
rité de notre religion». C ,es\:ainsi qu'ils mettent un terme à la
discussion. Je ne prends pas le temps de leur dire qu'en réalité
ils se vantent. Cette absence de prosélytisme ( la conversion au
judaïsme est non seulement très rare, mais aussi très difficile, voir
le cas Pallière) est en fait une forme de racisme.
Conversation avec Al. Pal. : les pécheurs qui n'ont à la bouche
que les mots candeur, constance, pureté préservée de toute
souillure, ne nous inspirent pas confiance. Ils croient tous - en
paroles, du moins - au monophysisme et au manichéisme, ils ne
conçoiventla vie relîgieuse qu' éthérée et absolue. Ils la conçoivent,
à proprement parler, car, en fait, ils continuent à mener leur vie
de pécheurs, sous prétexte que le péché est irrésistible et que la
religion chrétiennes' assimile à la quête d'un absolu spirituel; ils
ne peuvent sortir de leur dilemme. Ils consacrent à Satan leur vie
pécheresse, et à Jésus leurs écrits, qui chantent les louanges de la
pureté la plus délicate.
Comme ils sont loin de la théandrie chrétienne, et de celui
qui prêchait la métanoïa dans les rues, les villages, sur les routes,
aux banquets, dans les lieux les plus surprenants et aux personnes
les moins attendues !
Et combien leur solution est facile !
Mais être chrétien, ce n'est pas facile et le Chris\: ne se laisse
pas facilement duper. Il nous demande de nous comporter en
chrétiens. Ici-bas, à la mesure de nos forces. Ici, dans ce monde,
par des efforts en pleine impureté. Et Kierkegaard l'a die: il n'est
pas assez faible pour nous sortir du monde. Et,_bien ente~du,
il n' eft pas non plus assez naïf pour ne pas savoir ~ourqu_mo~
parle autant de pureté et avec une intransigeance s1exclusive: il
550 NicolaeSteinhardt

connaît le vocabulaire psychanalytique, comme il connaît tout,


donc, il connaît aussi les compensations et le transfert.

1967

Je lis le -livre de Claude Tresmontant: Comment se pose


aujourd'hui leproblemede l'existencede Dieu.
Je me pose des questions, moi aussi: si le monde n'es\: pas le
résultat du hasard, pourquoi exis\:e-t-ildes maladies et des phé-
nomènes cycliques ? Pourquoi les menstruations périodiques ?
Pourquoi trouve-t-on pour chaque maladie des remèdes qui lui
répondent dans l'ensemble du règne végétal, ou dans le monde
organique et anorganique ? D'où viennent la parfaite coor-
dination des éléments qui constituent un organe et la parfaite
coordination foné\:ionnelle des organes d'un être? ~elle es\:
l'explication du phénomène de « rejet » ( autrement dit, com-
ment les cellules d'un corps savent-elles que de nouvelles cel-
lules, parfaitement identiques, ont appartenu à un autre orga-
nume, comment flairent-elles en celles-ci l'étranger ?) Pourquoi
y a-t-il des périodes d'évolution accélérée ? D'où vient la capacité
séleé\:ivedes cellules et des groupes de cellules ? Et ces « signes
de poné\:uation » du code génétique, décelés par les biologistes,
relèvent-ils également du hasard ? Et que dire des relations méca-
niques fondées sur le carré de certaines grandeurs (la distance,
etc. ?) et exprimées mathématiquement ? Pour rien au monde, je
ne puis m'imaginer ces dernières expliquées par le simple hasard.
L'infinie complexité de tout organisme avec ses fascinants
détails et la « finesse » de ses cons\:rué\:ionsne nous permet plus
- étant données les connaissances que nous avons acquises - de
considérer comme probable l'hypothèse du hasard.L'hypothèse
de la création es\:beaucoup plus plausible.
Nous sommes forcés de supposer un créateur, un agent, un
moteur, un programmeur.
Journal de la Félicité 551

~ant à l'âme, il n'est: plus besoin d'en prouver l'existence.


Tresmontant écrit: « Q_iesl:-ce qu'un homme sans âme, un
homme qui a rendu l'âme? Un cadavre. L'homme a absolument
besoin d'une âme, puisque sans elle il n'est plus qu'un cadavre».
Einstein, pour sa part, disait: « Ce qui es\: étonnant, c 'es\:
que l'univers soit intelligible ». Et aussi: « Une science qui ne
s'étonne plus et n'admire pas es\:une science morte».
L'hypothèse du hasard apparaît de plus en plus puérile, « pri-
maire » (au sens le moins administratif du terme).
Un autre problème terrible : qui es\:le programmeur et quel
es\:son but ?
(Jésus, notre Sauveur, se penche avec infiniment de bonté et
de compassion sur ce terrible problème et il es\: le seul à nous
offrir la possibilité d'une réponse.)
( 1971 - Dans le journal România libera,à la rubrique des
décès, il n'es\: plus permis d'employer le mot «église». Le lieu
où se déroulera la cérémonie funèbre n'es\: mentionné que par
le nom et le numéro de la rue. Mais l'expression « le corps ina-
nimé » es\:autorisée et elle représente une bien plus grave déné-
gation du matérialisme).
Une constatation d'André Lhote, peintre bien connu et théo-
ricien de l'art, ainsi que les affirmations des linguistes concer-
nant le rôle de !'écrivain et du poète par rapport aux mots s'ap-
pliquent parfaitement à ce qui se produit dans l'âme touchée par
la grâce. André Lhote écrit qu'il n'y a pas progrès, mais décou-
verte enchantée de procédés vieux comme le monde ... L'essen-
tiel eft que cette découverte soit véritablement une découverte,
et qu'elle soit un enchantement, et non pas un héritage insipide,
, . .
reçu avec res1gnat1on.
Les mots, dans leur emploi quotidien, routinier, deviennent
banals, automatiques. ~e fait le poète? Il donne au mot, rendu
de nouveau singulier, la force de produire une émotion neuve; il
552 NicolaeSteinhardt

renouvelle la perception blasée, et ravive la faculté de la sortir de


l'engourdissement.
La -foi opère de la' même manière. Elle nous fait redécouvrir
le monde, les gens, la vie et nous sort de l'amertume, de l'en-
nui, de la morosité. Elle renouvelle et ravive tout, comme l'art
du poète ou du peintre. Notre capacité de percevoir le beau et le
bien devient soudain immense. Maintenant, l'amour renverse les
barrières de l'indifférence et du soupçon. Il démolit ·les murs et
les plafonds qui nous enkystent dans un égoïsme éternellement
irrité et blessé. Soudain, les perceptions - sensibles et morales
- s'intensifient vertigineusement. Le monde est différent pour
le croyant, comblé d'une félicité nouvelle, riche, attrayante, cap-
tivante, euphorique - exadement comme pour l'artiste dans
ses moments d'inspiration. C'est le même pouvoir qui est à
l'œuvre : 1agrâce sandifiante. (Le drogué a, lui aussi, accès à l'eu-
phorie, mais comme tout se paye, l'artifice auquel il doit recourir
fait dépendre ses moments d'enchantement et de redécouverte
de produits matériels et du concours d'autres personnes, ce qui
compromet pour tout le reste du temps son bonheur et sa tran-
quillité; la dialeétique ne pardonne pas et chez les drogués l'ata-
raxie248 passe par l'agitation et l'obsession qui sont les piliers de
l'enfer.)
Le croyant n'est pas nécessairement et continuellement en
état d'extase ; mais il demeure, au moins un peu, maître de soi
et libéré des angoisses et des effrois que procurent les pressantes
réalités quotidiennes.
Pour Brice Parain, le langage est le mode d'expression qui
manifeste notre pouvoir de transformer les idées en ades, les
' . '
promesses en ventes.
Les enquêtes de la Securimteet les relations qui se créent entre
les gens, dans les régimes de terreur, attirent mon attention sur
248. Tranquillité de l'âme.
Journal de la Félicité 553

d'autres aSpeél:sdu langage, des aSpeél:sviolents dans certaines


catégories sociales et même morales.
Pour ceux que je classerais dans la catégorie des «fourbes»,
le parler est tout autre chose que pour Brice Parain : c'est un
cérémonial, un piège et un rite. Au lieu d'exprimer le réel, les
pensées et les sentiments, et de transmettre des connaissances,
des réflexions et des émotions, il permet de produire un système
de mensonges, un réseau de pièges, un bruit de fond.
Les mots deviennent ce que l'on nommait en droit romain
« une formule », dont l 'uçilisation faussée frappe tout aél:e de
nullité. La lettre se substitue complètement à l 'eSprit, l'intention
n'a plus d'importance. Les mots se réduisent ainsi à des incan-
tations magiques, se changent en moyens de torture et en pièges
pour coincer l'adversaire. (Dans ces conditions, tout homme ne
peut être que votre adversaire et vos rapports ne peuvent être que
des rapports d'hostilité issus de la triade: soupçon, peur, affût,
triple barrière éled:rostatique.)
~and les fourbes apprennent que la parole peut être autre
chose qu'un cérémonial et un piège, et commencent à subodo-
rer le sens que lui donne Brice Parain, leur stupéfaéèion est sans
bornes.
La compassion que nous éprouvons pour un être opprimé
ne doit cependant pas nous faire tomber, ici, sur terre, dans une
autre erreur. Les Écritures ont prévu ce danger et nous conseillent
de ne pas défendre le faible contre le juste.
Le point de vue de certains écrivains, comme Jakob Wasser-
mann, pour qui tous ceux qui détiennent une parcelle d'autorité
(le magistrat, le père, le professeur) sont coupables, est injuste
- un contresens - il doit être révisé. (Manole se déclare ennemi
implacable du romancier.)
Jacques Madaule affirme, à propos des Possédés, que le véri-
table sujet du livre c'est l'absence de Dieu. Et en même temps
le besoin de Dieu. L'aspiration vers Dieu. Cette as}>irationpour
554 NicolaeSteinhardt

être russe n'en est pas moins humaine. Il n'y a plus moyen de
refaire le monde sans Dieu, il n'y a plus moyen de vivre humai-
nement sans Dieu, depuis qu'il s'est fait homme pour notre
rédemption.
Le courage.
Dostoïevski a écrit: « La peur est la malédid:ion de
l'homme».
C'est vrai dans tous les domaines, et pas seulement en droit
constitutionnel. Le courage est le mystère ultime, celui qui est
prêt à mourir est vainqueur. Un adversaire, dont on devine avec
certitude qu'il n'est pas prêt à affronter la mort, est d'emblée et
presque à coup sûr vaincu. L'histoire appartient à ceux qui ont
su mourir ou ne pas craindre physiquement la mort. (Je crois
que c'est ie véritable sens du did:on asiatique : « la mort est la
porte de la vie».)

Gherla, mars 1964

À propos des problèmes de l'œcuménisme, j'apprends que


l'un des principaux points de rupture entre le catholicisme et
l' Orthodoxie - la question du filioque249 - n'a pas, pour le théo-
logien orthodoxe Serge Boulgakov, un fondement dogmatique.
Il n'existe aucun dogme concernant la relation.entre le Saint-Es-
prit et le Fils, et les opinions sur ce po'ïnt ne sont, par conséquent,
pas des hérésies, mais seulement des hypothèses théologiques
transformées en hérésies par la crainte des schismes qui obsède
les mentalités ecclésiastiques.
249. L'expression ftlioque oppose l'Église romaine et l'Église grec9ue, à
p~op~s du do~me ~e la Tr~it~. Eli~ contribuera à la ~éparation de~ Eglises
d Onent et d Occident, qm fait naitre deux Églises : l Eglise catholique-ro-
maine et l, Église orthodoxe. À partir du VIe siècle, l'Église catholique a ajouté
au passage du Credo de Nicée-Constantinople, concernant le Saint-Esprit et
disant qu'il procède du Père, la formule« et du Fils» (filioque).
Journal de la Félicité 555

Paris, 1937

Manole es\: indigné par trois phénomènes typiques de notre


temps: l'invasion verticale des barbares (l'expression es\: de
Rathenau), le règne des imbéciles, la trahison des honnêtes gens.
Premier point: les barbares qui nous envahissent ne viennent
pas d'autres continents, mais d'en bas: ce sont les voyous. Ces
barbares s'emparent des postes de command~.
Deuxième point: les imbéciles et les rustres sont purement et
simplement parvenus - au sens le plus catégorique du terme - au
pouvoir et, au mépris de toutes lois économiques et de toutes
règles polit~ques, ils font des bêtises, comme les ignorants qu'ils
sont.
Troisième point: au lieu des' opposer à eux, les honnêtes gens
adoptent des attitudes de bienveillante expeétative; ils font sem-
blant de ne rien voir, de_ne rien entendre, bref, ils ne font pas
leur devoir,· ils trahissent. Neutres et naïfs, ils enregistrent et se
taisent. Ce sont eux les plus coupables.

Paris, 1937

Nous rendons visite à Ernest Seillière qui a écrit récemment


en parlant de Jules Lemaître: « Je ne le suivrai jamais. Devenu
antilibéral avec l'âge, il approuve la critique sévère qu'on fait
des dod:rinaires; ceux-ci, dit-il, l'irritent avec leurs grands mots
comme justice, ordre, civilisation .. Moi, je les ~onsidère très
nobles pour les espérances qu'ils renferment; ils ne deviennent
dangereux que si ces espérances en arrivent à être excessivese~
impatientes. C 'es\: pourquoi il ne faut condamner que ceux qui
en abusent pour masquer leur nature foncière et ceux q_ui,en réa-
lité, font le lit del' injustice, du désordre et des idées rétrogrades.
Sans ces grands mots, tous les autres périront, même les petits».
556 NicolaeSteinhardt

C'est bien cela, mon vieux, dit Manole, réjoui, ·et il cite
Prosper Mérimée ( « Vous me plaisez, madame, parce que vous
êtes dure; je ne hais rien tant que les gens qui prennent tout à
la légère»), en jetant un regard sévère sur Paris, La libertéy cela
ne signifie pas l'indulgence pour les criminels et les voyous. La
liberté, il la défendrait, lui, comme au XIXesiècle, avec énergie,
d'une main de fer et au son des clairons.
Il est des vitalistes et des agnostiques qui <;onsidèrent le
Christ avec sympathie, mais q~i rejettent la religion chrétienne,
parce qu' ell~ _estfondée .surl'horrible conception de la morale.
Nous ne pouvons pas séparer le Christ du c~istianisme, nous
ne pouvons pas écarter la lumière qui ne fait qu'un avec Dieu.
Toute religion qui propose comme objet de vénération les
forces des ténèb~es et les pulsions obscures de l'inconscient finit
par arrivèr à la sanél:ifi~ationde la cruauté ou de l' abjeétion.
Julien Benda s'exclame: « Pensez à des gens comme Gide?
comme Valéry. Ils ont perdu tout discernement, encombrés
qu'ils sont d'idées, de savoir... Ils n'ont pas eu assez de moralité
pour porter le poids de la culture ».
Des gens comme eux vivent d'illusions et choisissent même
les plus excessifsextrêmes. Ou bien ils ne voient d~s '1'homme
qu'un être infinim~nt mauvais, ou bien ils croient qu'il existe des
êtres naturellement et totalement vertueux. En fait, même pour
les meilleurs, la vertu suppose de la volonté et des efforts. Il est
vrai qu'aucune des obligations de la civilisation n'est plaisante
ni évidente. Ce qui est agréable, c'est de flemmarder, non de tra-
vailler. Tous les gestes de la vie quotidienne, à commencer par
l'entretien du corps, demandent des efforts. La règle est sévère,
même pour les moines. Je doute que la sincérité choisie comme
règle unique et absolue dévoile des paysages grandioses: plutôt
des petites vilenies.
Voyez Gide: la morale l'ennuie, elle n'est bonne que pour
les êtres qui aspirent au repos. Allons donc! La morale n'est
Journal de la Félicité 557

pas statique, elle suppose un progrès constant. La morale n'dl:


ni facile ni ennuyeuse. Henri Matisse dit: le mal est banal, le
désordre est banal; ce qui est exceptionnel ce sont les bonnes
choses, les qualités d'élite. L'irresponsabilité et la paresse sont
monotones. L'effort, lui, est créateur de nouveautés intéressan-
tes. Nous savons toujours d'avance comment réagiront les pha-
risiens ; le Christ, .lui, est imprévisible.
Si vous voulez parler de choses insipides, dit Suarès, alors,
prenez l'obscénité; elle est monotone, rituelle: le mal et le vice
sont toujours les mêmes, ils sont d'une pauvreté accablante. En
général, les défauts sont• uniformes. Le vice est fade, il manque
d'invention.
Pour se sortir d'embarras, ceux que la religion chrétienne et
l'idéal du bien ennuient recourent finalement au manichéisme,
résolvent tout en changeant les étiquettes. En procédant ainsi,
ils tombent sous le coup des malédiél:ionsd'Isaïe (V,20): « Mal-
heur à ceux qui appellent le mal bien et le bien mal, qui changent
les ténèbres en lumière et la lumière en ténèbres, qui changent
l'amertume en douceur et la douceur en amertume ! »
On sait, paraît-il maintenant, que la nature elle-même n'est
pas indifférente ; elle établit des préférences dans les direél:ions
qu'elle prend; à plus forte raison la vie spirituelle où la réalité
cède toujours le pas au sens.
Seillière dit: pas d'optimisme psychologique (l'homme est
bon tel qu'il est) ni de pessimisme moral (ne lui demandez pas
de devenir meilleur), comme le veulent les partisans du natu-
risme, mais un pessimisme psychologique (l'homme n'dt pas
bon) et un optimisme moral (la religion et la morale peuvent le
rendre meilleur).
La justice de Dieu, les hommes ne la connaissent pas - ils ne
peuvent même pas la connaître. Celle qui leur est accessible ici,
c'est seulement la justice des hommes. Et il eft même néfaste
de prétendre qu'ils peuvent accéder à la justice divine, car les
558 NicolaeSteinhardt

conséquences inéluétables de cette prétention insensée sont tou-


jours catastrophiques.
Mais il est bon qu'ils appliquent, qu'ils s'efforcent sans cesse
d'appliquer, la justice humaine, tout en sachant qu'elle n'est pas
la justice divine. C'est dans ce sens, je crois, qu'il faut aussi com-
prendre Montaigne : « Il faut sobrement se mesler de jugier des
ordonnances divines ». ( Cette formule, équivoque certes, mais
ni rigoureusement sceptique ni athée, est orthodoxe : la seule
voie qui nous soit accessible est celle de la justice humaine; c'est
elle que nous devons emprunter.)
Chaque fois que l'on s'élance au-deladu bien a du mal,
chaque fois qu'on veut ignorer cette situation qui est la nôtre
en deçàde la limite entre l'humain et le divin, on ne peut aller
qu'à la démence ou au satanisme. (Nietzsche, Stavroguine, Ivan
Karamazov).

1964

Un de mes premiers soins en arrivant à Bucarest a été d'écrire


à lonel Trail. Je peux vraiment dire que c'est « un ami de
toujours ».
Il avait quatre ou cinq ans de moins que moi, je me le rappelle
quand, enfant jouffiu, il arrive un beau jour, tout droit de Paris
chez nous, rue Armeneasca. Oncle lancu, son père, fils d'un
paysan de Mehedinçi, avait été un ami de lycée de papa à Braila,
et (avec le doéteur Butoianu) ils étaient restés liés comme trois
frères. Après avoir fini le lycée en tant que boursier à Braila, lonel
Trail avait fait de brillantes études à Fontainebleau et à Liège.
Devenu attaché militaire de Roumanie à Paris, il avait épousé
une Française d'une grande beauté, une Parisienne d'origine bre-
tonne. Tante Alice était un Spécimen rare: une Bretonne agnos-
tique. Elle ne pouvait pas sentir les curés et était saisie d'horreur
à la vue « des soutanes noires ». Mais chez elle, l'amabilité et la
Journal de la Félicité 559

finesse se manifestaient - je devrais dire bouillonnaient - avec


tant d'intensité, qu'elle traversait la vie nimbée de charme, de
douceur, de bonté, de gentillesse et d'altruisme, ce que seuls
peuvent avoir de grands saints et quelques ermites. Elle avait
reçu du Seigneur, en qui elle ne croyait pas par les voies tradi-
tionnelles, mais dont elle s'approchait sans doute par des voies
inconnues de nous, le don de faire des miracles. Avec son sou-
rire qui faisait fondre toute glace, tout ennui, toute velléité de
méchanceté ou de race, elle savait apaiser les querelles, calmer les
douleurs, éveiller l 'eSpoir. Elle était toujours prête, à toute heure
du jour ou de la nuit, dans la pluie, le vent, la tempête de neige ou
au plus fort de la fournaise d'août, à sauter de son lit, à sortir de
chez elle, et à courir au bout de la terre pour aider les gens, pour
tirer quelqu'un d'embarras ou d'un gros ennui, ou tout simple-
ment pour rendre service, faire une course, bref, se rendre utile.
Elle n'hésitait pas, au besoin, à dire un mensonge et même
plusieurs, à mendier, à insister, à rentrer par la fenêtre si on lui
avait fermé la porte, à s'humilier (selon les critères de l'homme
courant, car, pour elle, le mot humiliation, quand ils' agissait de
faire du bien, n'existait pas plus que le mot fatigue), à prendre sur
elle les fautes d'autrui, si la paix de celui qui avait fait appel à elle
en dépendait. Cette femme était aussi intelligente, Spirituelle,
pleine de la grâce la plus raffinée, qu'elle était bonne. Remarqua-
blement belle et élégante, elle alliait le port d'une reine à l'âme
d'une sainte, avec une discrétion qui vous plongeait dans une
stupeur sans fin, à laquelle on avait peine à croire, quand on la
découvrait, éperdu d'admiration.
J 'ai eu la chance de gagner la sympathie de cet être rarissime
tout au long de mon enfance et de mes jeunes années. Elle n'a
\ '
cessé de nous témoigner, a mes parents et a mo1-meme, une
. ~

amitié sans bornes, car elle ne pouvait pas la concevoir autre-


ment. ~ n'était pas sous le charme? Jusqu'à oncle lancu !
Cet homme, originaire d'Olténie, est, et a toujours été, d'une
560 NicolaeSteinhardt

honnêteté que pourraient lui envier dix chanoines transylvains.


Doué d'une puissance de travail hors du commun; impeccable
et irréprochable dans l'exercice de ses fonéHons, il ·était aussi
très cultivé (détruisant ainsi la légende selon laquelle les officiers
étaient, par définition, ignares, de même qu'Arthur Schnitzler
a d'ailleurs prouvé dans ses nouvelles et ses pièces. de théâtre
qu'ils n'étaient pas nécessairement bêtes et méchants); mais il
était aussi revêche, sans pitié pour les moindres fautes, près de
ses sous, et exagérément sévère pour lui-même comme pour les
autres, prompt à se mettre en colère. Tante Alice, seule, avait le
pouvoir d'ébranler la barrière de sa sévérité, grâce à une habi-
leté plus angélique que démoniaque ; et plus d'une fois, elle a
tiré d'affaire quelque officier subalterne ou quelque élève de
1'École militaire qui, par exemple, ne l'avait pas ·salué selon le
règlement militaire. J'ai été hébergé, pendant les journées de
la rébellion légionnaire, dans la maison du général Trail., occu-
pant la chambre de Ionel (parti en province), sous le portrait
du « capitaine » (car Ion el était devenu légionnaire). Le général
voyait d'un mauvais œil les sympathies politiques de son fils et,
pendant tout le temps que j'ai passé sous son toit, j'ai pu sur son
visage lire la douleur lorsque le sort favorisait les légionnaires
et le soulagement quand finalement la partie adverse était vic-
torieuse. (Si la rébellion l'avait emporté, je crois que le général
aurait durement souffert de la haine du concierge - partisan
enflammé des légionnaires rebelles - qui avait trouvé ma pré-
sence fort suspede. Et la chance de ce concierge, ce fut, par la
suite, que le général ait été un légaliste, auquel la conduite du
marquis de Galiffet, en mai 1871, faisait horreur.)
Ion el m, a donné la preuve de son amitié, 1'été 1946,quand
il est venu me proposer de quitter le pays avec lui. Il a insisté
des journées entières. L'occasion était extraordinaire. Un couple
de juifs, âgés, qui avaient tous les papiers en règle pour eux-
mêmes et pour leur fils, devaient passer, de village en village,
Journalde laFélicité 561

par la Transylvanie et la Hongrie jusqu'à Vienne, «transmis»


d'une communauté à une autre. Peu de jours avant leur départ,
leur filsétant mort, ils avaient décidé d'emmener à sa place un
Roumain, et, de préférence, un ancien légionnaire. lonel leur
avait été chaudement recommandé, et il leur avait demandé de
m'emmener moi aussi. Il les avait persuadés que nous arriverions
à nous faufiler tous quatre. Et moi, intelligent comme je suis ! j'ai
refusé de partir.
lonel est finalement arrivé sain et sauf en Autriche avec ses
bienfaiteurs, dont ils' est séparé en pleurant. Parvenu à Paris, où
il était né, il a obtenu la nationalité française, grâce à la loi de De
Gaulle sur la citoyenneté. Au début, il a travaillé dans une librai-
rie, par la suite, il a rejoint une communauté monastique ortho-
doxe, boulevard Vaugirard. La revue que publiait cette commu-
nauté Veflnik (ou le Messager)et qu'il m'envoyait régulièrement
me parvenait quelquefois.
Pouvoir écrire à lonel que je fais maintenant partie des chré-
tiens orthodoxes, et que mon âme s'est ouverte à l'amour et à la
compréhension de tout ce qui est roumain, c'est pour moi une
joie presque aussi vive que celle du baptême.
Je lui écris donc, mais avec un certain retard. Il me répond par
une carte postale sous enveloppe, représentant la Résurreé\:ion,
avec ces quelques mots en français : En véritéil efl resstucité!
(Tante Alice était morte en 1956 à ~teÎane~ti,près de Florica.
Elle y menait une vie de paysanne. Oncle lancu a vécu jusqu'à
l'âge de quatre-vingt-douze ans et est mort là-bas aussi, dans leur
l
petite maison entourée d'un potager et d'un carré de vigne.)
1
Le sens du mystère nous fait totalement défaut en ce XXe
siècle qui connaît tant d'amateurs de romans policiers - y com-
i pris moi-même. Nous aimons Edgar Poe, Conan Doyle et Edgar
/,
Wallace ; les aventures de l'impeccable Lord Wimsey nous pas-
sionnent, tout comme celles du moustachu Hercule Poitot, de
l'élégant Philo Vance, des commissaires Ellery ~een, père et
562 Nicolae Steinhardt·

fils, du cynique Sam Spade, du discret Mr. Fortune, du banal


Maigret ou des héros compliqués de John Le Carré '--et nous ne
sommes pas capables de flairer le mystère qui nous environne à
chaque pas. Le prêtre-déteéâve de Chesèerton, le père Brown,
nous fait remarquer l'omniprésence du mysèère qui hante chaque
nouvelle métaphysico-policière dont il esè le héros. •
Le Catéchùme des évêques catholiques hollandau déteél:e
le mystère dans les lieux les plus inattendus. Les époux ne se
doutent même pas des choses éminemment mystérieuses qui les
entourent et quels. profonds secrets ils expriment quand, ren-
trant du travail, le mari dit: « ~e tu es belle ce soir! » Ou bien,
quand elle lui dit: «J'étais impatiente de te voir arriver, inon
chéri, tu as bien tardé ce soir!»

Gherla, 1964

~nd un nouveau arrive dans la seél:ion et que les gardiens


n'ont pas trop de travail, ils prennent un plaisir tout particulier
à lui poser des tas de questions, bjen que les fiches leur aient
déjà fourni la plupart des réponses. Mais c'est une distraéâon
qui remplace les bavardages au bistrot, c'est une façon de tuer le
temps, de se ravigoter (pour eux non plus, tout n'es\: pas rose; ils
passent une grande partie de leur vie entre les murs maussades et
derrière les verrous de la prison : cette atmosphère dramatique
flatte le goût qu'ont certains de se donner de l'importance, mais
en engourdit bien d'autres). Ils y trouvent surtout la satisfaél:ion
faubourienne de leur goût des commérages et des papotages sans
queue ni tête, celle de leur curiosité. Le vrai plaisir des bas-quar-
tiers, ce n'est ni la boisson, ni le sexe, ni l'argent, mais - par peur
de la solitude - les relations entre les gens, placées ·sous le triple
signe de la lamentation, des médisances et des querelles.
~nd j'arrive,à Zarca, l'adjudant - un des plus sévères -
me « réceptionne » ; il est visiblement d'humeur causante. Les
Journal de la Félicité 563

questions, celles que tout le monde pose, je les connais, elles se


suivent dans un ordre quasi immuable: « C'est quoi ton nom,
hein? Et tu as quel âge? Tu viens d'où? Et autrement, tu es
d'où? Et qu'est-ce que tu faisais comme métier, dehors? Tu es
marié, hein? T'as des enfants? Ils t'ont condamné à combien?
~eft-ce que tu avais fait?»
À cette dernière question, je réponds que j'ai refusé d'être
un témoin de l'accusation. - « ~ est-ce que tu racontes, hein ?
Comment ça tu n'as pas voulu? » Je donne des détails, mais je
crois qu'il en sait sur moi plus long que je ne le suppose, parce
qu'il reprend: - «Ah! c'est toi qui as voulu faire le malin? - Je
n'ai pas voulu trahir mes amis, chef. - De quoi? Tu prétends que
tu n'as pas voulu? - Je n'ai pas voulu. - Et ils ne t'ont pas secoué
un brin? - Si, ils m'ont secoué. - Et tu n'as toujours pas dit ce
qu'il fallait, hein? - Non, chef. - C'est mauvais, ça, très mauvais,
ça veut dire que tu es une canaille ».
Il marque une pause : « T'as mangé quelque chose
aujourd'hui? - J'ai mangé, chef.- Et tu dis que tu n'as pas voulu
être un témoin de l'accusation ? - Je n'ai pas voulu. - Ça alors,
c'est fort, tu ne pouvais pas dire la vérité, hein? Tu es une fieffée
canaille, mon vieux, et tu dis que tu as mangé ? Hé toi, le garde,
va donc lui chercher une gamelle, de celles de régime, et tâche
d'en apporter une bien pleine ».

1972

Je rends visite à Ana. Elle rentre del' hôpital, où elle a été opé-
rée des reins. Elle a beaucoup souffert. Floriana est là aussi, avec
ses yeux ronds et ses petites nattes, rayonn~nte de lumière, de
bonté et de dévouement.
Ana pense que trois dangers menacent le chriftianisme occi-
dental: le rationalisme, le sentimentalisme et le moralisme.
564 NicolaeSteinhardt

Le moralisme rôde surtout autour du protestantisme. Le ra-


tionalisme guette les catholiques; quant au sentimentalisme, il
sévit là où il peut, partout.
L' Orthodoxie ne perd pas de vue la raison, pas plus que
les sentiments ou la morale. Elle leur fait place à tous trois et
s'appuie sur eux. Mais chez les orthodoxes ils sont placés sous
le signe de la grâce qui les relie et les contrebalance, ne laissant
aucun d'entre eux mettre en péril cet équilibre. C'est pourquoi
!'Orthodoxie ne descend au niveau d'aucun de ces trois auxi-
liaires de la foi, mais se maintient au niveau - intégral et inef-
fable - du sacré. La grâce ordonne, harmonise et tient la balance.
Monseigneur Alex S., évêque uniate, affirme que 1'une des
conséquences de la guerre invisible que nous menons avec les
démons est que la seule personne que nous soyons en droit de
tromper, c'est nous-mêmes. Dans cette guerre dont le champ de
bataille est notre for intérieur, toutes les ruses sont admises. D'où
la notion de fraw pia qui a scandalisé si fort et si injustement
tous les protestants. Nous pouvons promettre à la tentation d'y
céder la semaine prochaine, le mois prochain, nous pouvons la
faire marcher à la carotte, la circonvenir par de belles paroles,
l'embobiner (je résume, ce ne sont pas les termes que ce haut
prélat a utilisés) comme le fait un malade qui se fixe des termes
pour prendre patience : « dans tant de jours, je pourrai quitter
mon lit », ou comme un prisonnier soumis aux interrogatoires
qui se fixe des limites de résistance, d'une séance de torture à
l'autre. A 1'intérieur de nous-mêmes, nous pouvons recourir,
dans notre lutte contre les e~rits malins invisibles, à ce que les
Français appellent « des ruses de Sioux ». Les Français ont aussi
admis qu' « en mariage, trompe qui peut». A nous de duper
le prince des Ténèbres, Belzébuth, Lucifer, le Malin, le Cornu,
le Sabot fourchu ; tous les noms populaires que l'on donne au
démon prouvent que nous sommes en droit de le tromper avec
tout ce que nous avons sous la main.
Journal de la Félicité 565

Bucarest, août 1964

Mon père m'a dit que Gigi Tz. avait téléphoné à plusieurs
reprises pour savoir si j'étais revenu. Je l'appelle, il m'invite à aller
le voir, rue Udricani, chez son frère Mi~u qui l'héberge depuis sa
sortie de prison en septembre 1963. Je le trouve dans une sorte
d'atelier improvisé, au milieu d'une montagne de livres, de car-
tons à dessin, de disques, de lavis, de dessins, d'huiles et de toiles
blanches. Deux autoportraits m'impressionnent par leur beauté
et leur puissance. Il y a des lavis parfaits et des huiles pleines de
charme, imprégnées de paradis roumain. On dirait qu'il n'a pas
cessé de travailler ces quatorze dernières années. Je lui demande
d'abord pardon pour la contrariété que je lui ai causée, il y a bien
quinze ans, et je vois qu'il m'a réellement et totalement par-
donné. Pour notre première entrevue, il met sur le tourne-disque
le Requiem de guerre de B. Britten et des morceaux de Messiaen
qui me rendent fou.
Beaucoup de ses livres et de ses œuvres ont pu être sauvés.
En 1944, quand il a été arrêté pour espionnage en faveur des
Anglais, quantité de cahiers de dessins étaient restés chez moi.
C'étaient des dessins inspirés par les messages de rémission de
Londres Les Françau parlent aux Françau. En apprenant son
arrestation, j'ai craint une perquisition, mais je n'ai pas voulu
détruire ses cahiers, et même sur plusieurs pages où Hitler était
caricaturé, j'ai eu la naïveté d'ajouter d'énormes moustaches!
Maintenant que je suis devenu plus connaisseur, j'ai envie de
rire en pensant à ce que j'ai fait. Gigi et moi trouvons que nous
avons beaucoup gagné en sagesse aujourd'hui. Nous sommes
guéris de la susceptibilité et nous nous étonnons de nos fâche-
ries d'autrefois, qui nous semblent invraisemblables. Lui aussi
est passé par une conversion. Il porte au cou une petite croix et il
m'avoue l'amour, la confiance et la reconnaissance qu'il éprouve
pour le Sauveur.
566 NicolaeSteinhardt

1954

À la faculté de Droit, Iulia lonescu était toujours présente


aux cours, assise au deuxième banc à droite de la chaire; c'était
une étudiante modèle qui obtenait les meilleurs résultats. Sage,
sérieuse, modestement vêtue, les cheveux· rassemblés en deux
« macarons » sur les oreilles, elle était aussi une excellente ca-
marade. Mais je dois reconnaître, malgré coute 1'admiration, le
respeét et l 'affeétion que j'ai eus et que j'ai toujours pour elle
(j'occupais le premier banc à gauche de la chaire), que j'ai une fai-
blesse toute particulière pour sa sœur aînée, étudiante avec nous,
elle aussi. Bien moins travailleuse et consciencieuse, Gabriela
était plutôt du genre femme éléganté et modern·e. Rencontrant
Ella N., à une époque où Iulia se demandait ce que j'étais devenu
et émettait l'hypothèse que j'étais communiste et que j'occupais
de hautes fonétions, Gabriela s'était exclamée : « Lui ! ça alors,
jamais! Je suis sûre que non!»
Elle venait rarement aux cours et je ne me doutais même pas
qu'elle m'avait remarqué. Est-il possible qu'une intuition ou
qu'un regard furtifpuissent être plus perspicaces qu'une atten..
cion bienveillante, usée par la fréquentation quotidienne ? Ou
bien la grandeur d'âme - indifférente à la logique - y voit-elle
plus clair?
La religion chrétienne ne se confond pas avec la bêtise. La
bêtise est un péché. Saint Bernard de Clairvaux (que cite Daniel-
Rops), l'exprimait ainsi: « Il ne faut pas que la fiancée du Verbe
soit stupide ».
Un modèle d'amitié et d'attitude fraternelles, celles sont
les relations de Mallarmé et Verlaine. Verlaine mène une vie de
souffrances ou s'empêtre dans de graves ennuis. Mallarmé, dan
son appartement de la Rue de Rome, mène la vie sereine d'un
bon père de famille, calme et travailleur: sa vie de poète (her-
métique) se déroule dans un monde d, une sagesse bourgeoi e
Journalde la Félicité 567

impeccable.Chaque fois que Verlaines'es\:mis dans le pétrin ou


qu'il joue de malchance,ils' adresseà Mallarmé.~ es\:toujours
prêt à lui venir en aide. Et ceci, sans jamais un reproche, sans la
moindre leçon de morale, sans même un conseil.Le vrai dévoue-
m_entne conna.îtpas la lassitude, ne pose pas de questions, ne se
rengorge pas, ne se cherche pas de justification.C 'es\:comme un
robinet quel' on ouvre et dont on se sert; il es\:là pour cela.Une
fois, dèmefois, sept fois, soixante-dixfois.Argent, interveritions,
1 soutien, démarches,lettres recommandées... Il fait tout. Pas une
1 seule fois il ne s'est plaint, il n'a refusé, il ne s~esl:dérobé. -La
bonté fon8:ionne comme une machine, obje8:ivement,comme
si elle ·n'était pas une faculté aléatoire,mais une qualité'fond~-
1 mentale•de l'être. La bonne volonté devenue insHn8:,téaê\:ion 1

automatique,fon8:ion sociale.·
. ;

' ',

Boogie mambo rag


s La meilleurepreuve qu'il était grippe-souau dernierdegré,et
ù unfripon, juste,revenuau payspoùr roulerle monde,s'en mettre
l· p/~in lespochesa retournerasesbarsde nuit, asestripotset aux
u somptueusesvillM d'Occident,•c'efl qu'en septembre,qua.nd,les
250
e généraux Gheorghe.Mihailet Paul Teodoresctt: lui,ont offertde
1 sauverle trônea de reprendreen,m_ain, la situation,il s'efldérobé.
.,a GheorgheMihail e,t Paul 'feodorescuavaient de sérieuxatouts.
:l- Mau lui, le trône ne l'intéressaitplus. Il avait atteint son objec-
Je tif Ce qu '~lvoulait, c'é{lf,itun train le plus tôt possiblepourfiler
avecsa bien-aiméeLupeMcaversses.barschéris,bel idéalpour
nt une « dizaine d'annéesde glorieuxregne», selonl'expres~ion de
'T. ../;/ s·d • ·2s1.•·..
de 1 eoJ ,,, t orovtct
.ns 250. Généraux de l'armée roumaine, fidèles au roi Carol Il.
un 2:51. Fidèle soutien du même Càrol H, fondateur de l'organisation de jeu-
er, nesse Strajeriedont le chef était le roi.
ise
1.··~-·- à l'enquettur qui
un nom à l officier politique qui vous propose un bou-
GCIJn.ariLctc
t d indi u diable qui H>US rente aux salauds qui font
ut cc qu ils pem-ent pour Yousdésarçonner.
nce Pilate a du lire dans les eux de l homme qu on lui
présentait, dans les yeux de cet homme dont il a voulu se débar-
ras~. en l ~~oeant à présenter des excuses, à commettre un(
~ si mi o ime fût-elle, qui permette au proconsul de le libé-
rer· Ponce Pilate a dû lire, a du deviner dans :sesyeux ce llon,
monsieur qui crée la rupture.)
iCII1esi elles renferment une certaine dose de convention,
1es formules de prières comme: 1<c est ma faute, c est ma fuuœ,
c 'dl ma fuite, c'est ma très grande faute » ou : prions pour
nos amis et pour nos ennemis, pour ceux qui nous hai~~t et
pour ceux qui nous aiment» ne peuvent pas manquer d'éveil-
ler an plus profond de nous-memes l'admiration et une sone
de déleébuion ; elles nous changent un peu de ce que nous
entendons autour de nous, du marin au soir, de tous ces gens
qui défendent leur point de Yue avec un entetement agressifet
rejetteru les fautes sur les autres, ilsse croient seuls détenteurs du
bon droit et maudissent non seulement leurs adversaires, mais
tous ceux qui croisent leur route, qui les approchent par hasard -
(non, mais qu'est-ce que tu fous? De quoi tu te mêles?) - ou qui
leuradressent la parole, et qui respirent dans leur tout puissant
rayon d •adion.
Nous négligeons trop facilement les immenses résenes de
noblesse, de difünétion et d'élévation du chri ·arume. C,cst
là que se manifeste cette tendance à reconnaitre ses erreurs, à
accepter les rclponsabilités, à être prêt à pardonner, à refuser la
vengeance, à ne pas mettre ses ennemis dans une situation cri-
tique ( il rentre là, je le reconnais, une part de renoncement fier
et plein de charme), à ne pas se montrer soupçonneux, à ne pas
Journal de la Félicité 569

attribuer aux autres les vilaines pensées que l'on a. C'est ce qui
prouve que dans la religion chrétienne se retrouve l'dprit aris-
tocratique le plus raffiné. (Le sermon sur la montagne considéré
comme la déclaration des devoirs de l'homme libre et noble.)
- Dans les cellules des prisons, où elle est violemment am-
plifiée, exacerbée, j'ai compris à quel point est misérable notre
condition d, homme dans le monde: par le simple fait d'exister
nous dérangeons les autres.
Nous n'y pouvons rien. ~oi que nous fassions, quels que
soient nos efforts, il nous faut admettre que nous importunons.
La seule solution, c'est la résignation. ~e faire ? Se taire, se
taire. Ne faire à contrecœur ni le bien ni le mal. Mais même en
passant, en nous taisant, nous mécontentons les gens. Il faut,
une fois pour toutes, nous bien mettre cela dans la tête : nous
dérangeons par notre simple présence. Mais ce n'est pas tout.
Reconnaissons-le: ils nous dérangent eux aussi! ~elle pensée
terrifiante, car nous ne sommes pas meilleurs que les autres, nous
sommes dans la même marmite et nous y mijotons à petit feu.
L'absurdité est un des paramètres de la condition humaine.
Nous ne nous débarrassons de ce boulet que par amour du
Chris\:. Chemin détourné, certes, mais c'est le seul qui permette
d'aimer notre prochain - et de supporter sa présence.

Bucares\:, janvier 1958

Je tombe sur Mihail Avramescu à un coin de rue. Il porte des


vêtements civils. Il est entièrement rasé, sans chapeau, vêtu d'un
blouson et d'un pull à col roulé. Son visage couleur de cendre
trahit son amertume: sa femme a obtenu le divorce, il esl:privé
de paroisse, il est pauvre, désorienté, compromis.
Je crois qu'il attend quelqu'un; en tout cas, il me retient et me
dit qu'il restera orthodoxe jusqu'au bout, quoi qu'il arrive. Puis,
me prenant par le bras, il m'accompagne et, chemin faisant, il me
570 NicolaeSteinhardt

fait une profession de foi guénonifte. Je lui demande alors pour


quelle raison ils' eft fait baptiser. « Par hygiène », répond-il.
Dans l'extrémité où il se trouve aduellement, blâmé et aban-
donné de tous, il est d'une simplicité absolue et me parle plus
ouvertement que jamais. Côtoyer cet homme, véritablement
malheureux, au sens le plus fort du terme, me donne la chair de
poule. Je ne trouve pas le moyen de lui témoigner de l'amitié.
Face à l'effondrement spirituel, on se trouve comme au chevet
d'un cancéreux, incapable de prononcer autre chose que des
paroles creuses et stupides.

1970

Combien le doéteur Al.-G.a raison, quand il dit que nous


devons nous préserver, plus que tout, de l'idéal de perfed:ion.
(Du perfeétionnement du monde s'entend, non pas de l'idéal de
perfeétion intérieure, qui doit tendre vers l'accomplissement et
la sainteté). La pièce de Ionesco Tueursansgagesen eft l'image:
la ville est parfaite et splendide, tout n'est que marbre, Beurs,
soleil éclatant, mais les habitants se terrent dans leurs maisons,
se cachent sous les meubles. Il en est de même à New Yoi:-k,à
Los Angeles, à Düsseldorf, où, àe nos jours, personne n'ose plus
sortir à pied, la nuit tombée. Pensons aussi aux Eloïs et aux Mor-
a
locks dans La Machine remonterle tempsde Wells. Lanuit, les
Morlocks arrachent les Eloïs à leurs palais et les dévorent. Les
voyous des grandes villes ne dévorent pas encore leurs vidimes,
ils se contentent pour le moment de les voler et de les tuer. Mais
cela viendra, j'en suis sûr !
- Les incroyants contemporains, quand ils ont une certaine
culture scientifique, n'osent plus nier, purement et simplement,
l'existence de Dieu, comme ceux d'autrefois. Ils comprennent
que l'existence probable d'un créateur de l'univers s'impose et
s'en tiennent à des positions agnostiques plutôt qu'athées. TI
Journal de la Félicité 571

recourent à des métaphores technico-scientifiques. Ainsi Arthur


Koestler: « Dieu ne répond pas. Il a débranché son téléphone ».
Reste a savoir si nous 1,avons appelé, si nous savons formuler
notre demande, car si nous demandons à Dieu de résoudre nos
problèmes matériels, c, est à juste titre que nous pouvons nous
attendre à un « vous vous êtes trompés de numéro».
- J'ai une dévotion toute particulière à la Croix. La croix est
l'essentiel de la mission du Christ - du Messie - sur cette terre.
Le Seigneur fait référence à la croix chaque fois qu'il parle de
sa tâche, du baptême qu'il veut recevoir, de la coupe qu, il doit
boire. Tout dans ses paroles, ses silences et ses messages aboutie
au point culminant du Golgotha.
La croix pour un chrétien - et je saisis l'occasion de répéter
que tout homme est un chrétien - est le symbole de l' interfé-
rence entre le ciel et la terre, l'esprit et la matière. La croix est le
seul emblème qui nous permette de comprendre le mystère du
monde et de la vie, la seule clé dont nous disposions. En refusant
de faire le signe de croix, les protestants oublient que ce geste
n'évoque pas seulement un effroyable instrument de torture,
mais que sa répétition volontaire rappelle à notre conscience
notre participation aux significations ultimes. (Et ce n'est pas un
hasard si ce supplice consiste à clouer verticalement la créature, à
punir l'homme précisément dans sa position spécifique, tournée
en dérision : il est vertical, mais dépourvu de liberté, il est ver-
tical, mais toute sa pauvre carcasse pend lamentablement, il est
vertical, mais offert aux outrages.)
Plus que cout autre symbole, la croix est une imago mundi
totale et parfaite. Une imago mundi simple, intégrale, qui dit
toue. Bien mieux, cher doél:eur Al.-G. que le fastueux et compli-
qué Barabudur 52 •

252. Grand temple bouddhique du centre de Java.


572 NicolaeSteinhardt

Janvier 1954

Nouvelle visite au SchitulMaicilor.Je suis reparti très tard.


J'ai fait le chemin à pied pour rentrer chez moi, à travers les amas
de neige entassés par le vent. Pas un tramway, pas un autobus. La
ville semble déserte. Désolante impression d'abandon, de régres-
sion! ~elle différence par rapport au Bucarest d'autrefois!
Je sens que le père Mihai ne comprend pas; je vais les voir,
sa femme et lui; j'assiste aux offices,je lis des auteurs chrétiens:
pourquoi ne pas faire le pas décisif?
Je me pose la question : pourquoi ?
Sans doute par paresse. Et aussi par crainte. J'ai peur de
mon indécision. Est-ce que je souhaite vraiment le baptême ou
n'est~ce qu'un élan sentimental ou intelleél:uel...? Ne suis-je pas
à la recherche d'une compensation, d'une soupape, d'une porte
de sortie, d'une joie nouvelle dans la tristesse insipide qui m'en-
toure ? (Une place fraîche sur l'oreiller trempé de sueur, dirait
Coél:eau.) Donc par manque d'assurance. Et par une espèce de
pudeur, comme celle du démon qui avoue à Ivan Karamazov
qu'il aurait bien voulu crier de joie, lui aussi, à la Résurreél:ion,
qu'il aurait aimé remplir l'univers d'un immense hosanna, mais
qu'il s'est senti gêné: cela ne cadrait pas avec son personnage.
Et aussi pour de petites, toutes petites raisons, mais pas si insi-
gnifiantes que cela: que vont dire mes amis, ma parenté ? Ma
mère aurait été d'accord si je lui avais demandé son consente-
ment, j'en suis convaincu ; mais elle était trop sage et trop timide
pour prendre cette initiative de son vivant. Et Manole ! ~e
dirait Manole, lui qui m'a, plus d'une fois, raconté l'anecdote
du commerçant juif, dont le magasin au coin d'une rue portait
comme enseigne« Chez Jean», alors qu'à l'autre coin, il y avait
un magasin « Chez lancu ». L'homme s'est fait baptiser, a rou-
manisé son nom en lancu, pour devenir tout pareil. Qi en est-il
advenu ? Pour le distinguer de l'autre, les gens ne disaient plus
journal de la Félicité 573

que « lancu, le juif». Et puis il y a le rabbin G ., auprès duquel


j'ai vainement tenté de trouver ma place à la synagogue, ce rab-
bin G. dont les deux fils ont été assassinés sous ses yeux et sont
morts dans ses bras, dans la forêt de Jilava, à l'époque de la rébel-
lion légionnaire ?
À l'instar de ces gens qui déchoient à mesure qu'ils vieil-
lissent, qui mènent une vie de plus en plus dépourvue de sens et
de joies, mais y tiennent toujours plus, s'accrochant désespéré-
ment au vide (tandis que les jeunes, pleins d'allant, sont toujours
prêts à se sacrifier, à s'enrôler comme volontaires ou à se suicider),
je mène, moi aussi, une vie trop mesquine, trop souillée, trop stu-
pide pour trouver en moi la force d'accomplir un ade de cou-
rage, de confiance, d'espérance et de défi. « L'espace locatif253 »,
les chefs du personnel, les emplois d'où, à peine embauché, je
suis mis à la porte, les autobus, les queues, la maladie, les heures
passées dans les salles d'attente des hôpitaux m'ont embourbé
dans la vase d'une fatigue abrutie. (Pourquoi n'essaies-tu pas de
mélanger la camomille avec du tilleul et du millepertuis? Pour-
quoi observes-tu une diète si sévère? Pourquoi ne fais-tu pas une
demande pour quitter le pays? Pourquoi n'essaies-tu pas de te
faire inscrire au parti, toi aussi ? Pourquoi n'es-tu pas parti quand
il en était encore temps? Pourquoi ne marches-tu pas avec eux?
Pourquoi ne t'adresses-tu pas au parquet?)
J'arrive chez moi tard dans la nuit, éreinté, énervé. À la
maison : joies de la vie en « colocation ». Dans la pièce à côté,
grande bamboula, guitares, banjos, et romances jusqu'à l'aube.

253. Organismed'État pour l'habitation, qui disposait de toutes les possibi-


lités de logement. « L'espace >>dévolu à chacun, était, dans les villes, des plus
restreints, souvent précaire, et dépendait aussi de la « fiabilité politique» du
demandeur.
574 Nicolae Steinhardt

1970

Depuis que les ordinateurs ont été introduits partout, nous


entrons dans une ère d'animisme mécanique. Après avoir pro-
longé sa main par un outil, puis par une machine, l'homme,
grâce à l 'éleétronique, augmente même l'efficacité de son cer-
veau. Mais cela ne peut pas nous faire douter de la suprématie
de l'esprit; et pas plus nous faire oublier que nous avons une
conscience. L'homme sait qu'il perçoit, il sait qu'il sait, il pense
et est conscient de sa pensée. Ces choses, les spécialistes de la
cybernétique les disent eux-mêmes, ils sont plus rationnels que
ceux qui commentent de l'extérieur.
Ne faisons pas semblant de ne pas savoir; nous savons par-
faitement que nous savons ; nous savons parfaitement que nous
sommes des êtres doués de conscience. Ce ne serait ni sérieux
ni honnête (fair) de prétendre que nous ne 'connaissons pas la
complexité de notre condition, celle de créatures rongées par les
remords, obsédées par l'idée de la divinité (l'argument de saint
Anselme reste le plus puissant), obligées de prouver, par leurs
efforts, qu'elles ne sont pas que matière. Et si nous n'étions que
machines? Où trouverait-on meilleure preuve que les ordina-
teurs pour démontrer que nous avons été créés par un program-
meur avec des intentions téléologiques ?

Boogie mambo rag

... Je lui ai dit, monsieur,je ne suu qu'un obscur, un rien du


tout, je ne suu personne, un X, un Y, mau voiu qui êtes chef comp-
table... Sache bien que cesont lesgrands propriétaires terriens qui
ont introduit chez noiu la mécanuation dans l'agriculture, bien
avant la Premiere Guerre mondiale. Â l'époque déja, les émbluse-
ments McCormick a Lanz avaient des concessionnairesdans notre
Journal de la Félicité 575

pays,a pas pour rien... Celuide Rimbaud efl rimbaldien,celuide


Giraudouxefl giralducien...
Par rapport aux dieux de !'Antiquité, le Dieu monothéisl:e
semble posséder des pouvoirs limités. Les dieux faisaient ce
qu'ils voulaient, alors que Dieu, selon Bossuet, ne peut rien
contre la raison. Nous savons aussi que Dieu ne peut faire que
le bien. Y a-t-il des limites au pouvoir divin ? Les théologiens
proposent une explication en faisant la distinél:ion entre vouloir
et pouvoir: Dieu peut, mais il ne veutpas tout faire, il ne veut pas
le mal, il ne veut que le bien, car il est le bien.
Dans la lettre XIV des Provinciales,Pascal résume cela ainsi :
« ... Dieu, qui est impuissant pour faire le mal, est tout-puissant
pour faire le bien, et c'est distinguer (sa puissance) de celle des
démons qui sont impuissants pour le bien et n'ont de puissance
que pour le mal ».
Dieu ne veut que le bien, il ne fait pas le mal. Mais cela ne
doit pas nous faire oublier une autre vérité: il es\:tout-puissant.
L' Esprit souffle où il veut, et Dieu es\:souveraindans ses appré-
ciations et ses choix: il préfère le douanier, il fait l'éloge d'une
débauchée, il appelle à lui des êtres auxquels on ne s'attendait
pas.
Notre logique, notre morale, notre bon sens ne valent pas
deux sous face à la toute-puissance divine, souveraine et impré-
visible, qui souvent nous étonne, et même nous scandalise. Parce
que nous ne pouvons pas la comprendre. Il faut bien admettre
cela: nous ne pouvons pas comprendre. Et nous devons nous
faire à cette vérité : apprendre à nous soumettre.
La seule chose que Dieu ne puisse pas faire, c'est de nous sau-
ver sans notre consentement.
Dans La Part du diable, Denis de Rougemont nous donne
des conseils remarquables de bon sens pour mener notre combat
contre les forces du mal.
576 Nicolae Steinhardt

Faut-il se servir seulement de la force, ou seulement de l'es-


prit? Il est sage de combattre le diable par la ruse et la subtilité,
avec intelligence et ironie, mais en utilisant aussi toutes les armes
de la religion: la foi, l 'dpérance et la charité - dont il ignore
l'efficacité. De même, il faut s'attaquer à un tyran avec des chars,
des avions, une propagande massive, une discipline de fer - mais
en proposant en même temps un nouvel idéal. C'est la seule
manière d'éviter que des gens de bien se fassent annexer exté-
• • I •
neurement et mteneurement.
Le démon de la simplification voudrait nous pousser dans
une seule de ces voies, alors que nous ne pouvons espérer vaincre
qu'en utilisant les deux à la fois.
• Puisque nous sommes des membres du corps mystique de
Notre Seigneur Jésus-Christ;
• puisque l'esprit l'emporte toujours sur la lettre;
• puisqu'aucun texte biblique ne peut être interprété hors
du contexte de toutes les Écritures;
• puisque la loi suprême, c'est 1'amour;
• puisque nous devons être hommes et non pas enfants par
l'esprit;
• puisque les royaumes de ce monde ne sont que vanité et
appartiennent au diable (Luc 4,6) ; il nous faut appliquer le texte
de saint Paul avec sagesse et mesure. (Romains 13,1-2) Et ce,
chaque fois que le droit naturel est en conflit avec les règlements
et les lois de ce monde, et surtout quand les lois et les règlements
émanent d'un pseudo-César, - c'est-à-dire Mamon en per-
sonne, ou de ses serviteurs, et que de toute évidence ils défient
la morale naturelle elle-même. Ce texte n'implique en aucun
cas que nous devons aveuglément et stupidement exécuter des
ordres contraires au bon sens et aux commandements divins.
Romains, chap. 13, ne peut justifier la lâcheté ni nous dispenser
du devoir de juger et de peser nos aétes.
journal de la Félicité 577

1970

Où sont les temps où Sartre écrivait (dans Situations II) :


« L'écrivain a besoin de la liberté des ledeurs ou la liberté
d'écrire implique la liberté du citoyen. - On ne peut pas écrire
pour des esclaves. - Écrire, c'est d'une certaine manière, vouloir
la liberté - ou bien encore: le devoir de l'homme de lettres n'est
pas seulement d'écrire, mais aussi de savoir se taire au besoin» ?
La preuve irréfutable que l'on est proche de Jésus, le critère
décisif, c'est la joie. Seul l'état de félicité prouve que l'on appar-
tient au Seigneur. Un vertueux maussade n'est pas l'ami du Sau-
veur, mais l'esclave du diable. L'ascète hargneux n'est pas un
ascète authentique.
Dans l'art, des moyens objedifs permettent de distinguer
l 'œuvre authentique de la copie. Pour distinguer un chrétien de
sa caricature ou de son imitation, le procédé le plus sûr est de voir
si le « postulant » es\:joyeux et content. Si le quidam es\: into-
lérant, grincheux, nerveux, mal luné ou irrité, il n'est pas chré-
tien, malgré sa vertu. Il es\:vertueux, mais il n'est pas chrétien.
Le chrétien es\: libre, donc heureux. C'est là tout le sens de la
phrase inspirée et géniale de Kierkegaard (qui ne cesse de m'ob-
séder) : le contraire du péché n'es\: pas la vertu, mais la liberté.
Les douanes célestes sont nombreuses. Ici sur terre, la douane
impossible à frauder, c'est celle de la félicité.
Le vertueux malgré lui ignore ce qu'est le « doux Jésus», il
es\:incapable de prononcer ces mots, car la sphère de la douceur
lui es\: étrangère, inaccessible - il oublie que « le joug du Sei-
gneur es\:aisé et que son fardeau es\:léger ».
(On a peut-être oublié bien des passages des Évangiles,
comme ces phrases du sermon sur la montagne, dans l'Évangile
selon saint Matthieu: « Vous avez entendu qu'il a été dit aux
anciens : "Tu ne commettrasPM d'adultere" [...) Et moi, je vous
dis: Ne vous donnez pas un air sombre ... ».)
578 NicolaeSteinhardt

Voir aussi Tartuffe,cette pièce antijanséniste.


Il est inutile de n'absorber que du thé et du yaourt (comme le
fait L.F. Céline) si notre cœur reste plein de poison. Mieux vau-
drait manger des steaks bien saignants (à la plus grande horreur
des rabbins) et boire un bon coup (à la grande indignation des
pasteurs) ; ainsi nous ne serions pas du côté de ceux qui paient
la dîme en herbes potagères, qui font passer un moustique par
le chas d'une aiguille, qui voient la paille dans l'œil du voisin et
se promènent vêtus de longues robes, tout comme ces méchants
qui se croient justes, mais qui, quand ils jeûnent, se gavent de
fruits et d'eau avec déleél:ation.

Août1964

J'ai enfin découvert l'endroit où loge Dinu Ne. (non sans


peine, car il redoute les visites). Il est chez les Cassasovici, des
parents à lui, près du Jardin de l' Icône.
Dans la soirée, je ne le trouve pas chez lui. Je l'attends. ~and
il rentre, très tard, il me paraît encore plus maigre que lors de la
confrontation à la Securitate,scène qu'il n'a ni vue ni soupçon-
née. Il est encore plus pâle, avec des joues complètement creuses
(les dents ! notre mal à tous). Il est terriblement émotif et ému ; le
remords (le suicide de Mihai Rad. l'obsède) lui donne l'air d'un
personnage de Dostoïevski et lui en inspire les gestes. Il veut me
demander pardon. Moi, je tiens à lui dire à quel point je lui suis
reconnaissant. Et une scène un peu étrange se déroule, au cours
de laquelle nous rivalisons de courbettes, de remerciements,
d'excuses, de pardons et d'embrassades. Il a du mal à croire que
je suis vraiment sincère, quand j'emploie le mot de « reconnais-
sance». Finalement il le comprend ( il ne le comprendra tout à
fait, et il me le dira, que l'été 1971 à Varatec, quand, en présence
des époux Stolojan et d'Al. Pal. et à l'aide d'un magnétophone je
lui ai fait comprendre le caraé\:ère de « Témoignage orthodoxe
Journal de la Félicité 579

et roumain» - Chicago 1959 - d'une nouvelle de Mircea


Eliade Une photo, vieille de quatorze ans. « Oui, c'est vrai, me
dira-t-il, tu n, aurais pas pu interpréter ainsi cette nouvelle, si tu
n'avais pas fait de prison ; et maintenant, je veux bien croire que
tu m'es reconnaissant».) Son attendrissement est si vrai, son
étonnement s'efface si paisiblement, ses yeux se posent sur moi
avec tant de douceur qu'il me facilite la tâche.J'arrive à trouver
les mots qui peuvent le convaincre que tant dans le box des accu-
sés qu'à l'instant présent, j'ai été et je suis absolument sincère, et
que mes propos sont très en deçà de ce que j, avais à lui dire.
Je prends congé et, quand il m'accompagne au portail, le ciel
étoilé et la tiédeur de la nuit d'août, effaçant nos maladresses et
nos exagérations, nous enveloppent de la cape diaphane de la
troisième vertu théologale, nous qui avons franchi le cap de la
deuxième vertu, chantée par Péguy.
Resté seul, je me demande si je réussirai à expliquer un jour à
Dinu que je lui dois effeétivement d'avoir pu naître une seconde
fois« d'EsJ,rit-Saint et d'eau».

1972

Je reçois de Londres un courrier de Gigi, avec la photo de


l'autel de la nouvelle cathédrale de Coventry. C'est un bloc de
pierres et de briques apparentes, recouvert d'une plaque de bois,
d'une simplicité parfaite, d'une intensité dramatique extrême.
Cet autel est dressé sur les lieux où il y eut tant de souffrances et
de malheurs. Une seule inscription au-dessus de l'autel: « Père,
pardonne-nous ».
Les Anglais ont leurs défauts, mais quand ils décident d'être
nobles ... !
La ville de Coventry, détruite par les Allemands, reconstruit
sa cathédrale sous le signe d'une acceptation consciente de toutes
580 Nicolae Steinhardt

les fautes - qu'il s'agisse de celles des agresseurs ou des viétimes,


des vainqueurs ou des vaincus.
Le dépliant qui accompagne la photo cite deux passages de
saint Paul, l'un tiré de !'Épître aux Romains (3,23): « Tou; ont
péché et sont privés de la gloire de Dieu », et l'autre de l 'Epître
aux Ephésiens (4,32) : « Montrez-vous au contraire bons et
compatissants les uns pour les autres, vous pardonnant mutuel-
lement, comme Dieu vous a pardonné dans le Christ ».
Ils ont su choisir et associer ce qui est essentiel dans la foi et
dans la vie : la conviétion que nous sommes tous pécheurs, sans
distinétion ; tous nous nous sommes détournés du droit che-
min; tous nous noµs sommes comportés comme des misérables
et la seule chose qu'il nous reste à faire est de nous entendre et
de nous pardonner, de faire de la bonne volonté une règle sans
restriétion. Toute autre solution est illusoire.
Churchill disait, en 1940, à propos de la liberté : «J'ai raison,
et vous non. Mais je suis prêt à mourir pour votre droit à n'avoir
pas raison ». Il était absolument sincère: « Je ne peux vous offrir
que du sang, de la sueur et des larmes». Et à propos de la poli-
tique, il disait: « Ala guerre, c'est la décision qui compte. En cas
de défaite, le défi. En cas de viétoire, la magnanimité».
Noblesse.
Marcel Jouhandeau: Le comble de la canaillerie, C est croire
J

que l'on vous doive quelque chose, c'est exiger des autres quel-
que chose, si peu que ce soit.
Simone de Beauvoir écrivait au sujet de « notre prochain » :
J'ai connu un enfant qui pleurait parce que le fils de la concierge
de son immeuble était mort; ses parents en ont eu assez: « Mais
tout compte fait, cet enfant n'est pas ton frère ». Ce petit garçon
n 'efl pas mon frère. Mais si je le pleure, il ne m'est plus étran-
ger. Ce sont mes larmes qui décident. Rien n'est établi d'avance.
~and les apôtres ont demandé à Jésus: « ~i est mon pro-
chain ? », le Christ n'a pas répondu par une énumération, mais
Journalde la Félicité 581

par la parabole du bon Samaritain. Le prochain de l'homme


abandonné au bord du chemin était celui qui l'a recouvert de
son manteau, qui lui est venu en aide. Nous ne sommes le pro-
chain de personne, nous faisons de l'autre notre prochain, en
devenant son prochain par nos aétes.
Le remords n'est bien souvent rien d'autre que du ressen-
timent. Le curé de village de Balzac disait: « Votre remords n'est
que le sentiment suscité par la défaite que vous avez subie. Ce
qui est terrible, c'est le désdpoir de Satan, et c'était peut-être le
remords des hommes d'avant Jésus-Christ; mais notre remords,
à nous, catholiques, c'est l'effroi d'une âme qui trébuche sur la
mauvaise route et à qui Dieu se révèle dans ce choc. Vous, vous
ressemblez à Oreste ; essayez de devenir saint Paul ». Le chrétien
ne se fâche contre personne et n'est jamais mécontent de rien. Il
ne peut être mécontent et fâché que contre lui-même.
Dans les discours de P.P.Carp, on peut trouver des formula-
tions véritablement chrétiennes:
• En politique, on corrige ses erreurs, on n'en tire pas
vengeance.
• Vous avez grand tort de vous bercer de 1'étrange et dange-
reuse illusion que les souillures peuvent se laver dans le sang.
• Le premier signe de régression culturelle, c,est l'intolérance.
Celui qui croit qu'il est le seul à avoir raison, qu'en dehors de
ce qu'il conçoit rien d'autre n'existe dans la vie sociale, celui-là
est un homme inculte, incapable de se rendre compte que les
manifestations de la pensée humaine sont multiples et variées.
La religion chrétienne ne peut que reconnaître la condition
misérable de certaines catégories d'ouvriers, au XIXe siècle. L'er-
reur marxiste c'est de dire que l'ouvrier anglais du XIXe siècle,
pauvre et obligé de vendre sa force de travail, n'était pas libre.
Libre, il l'était. Mais il était malheureux. Cela, c'est autre chose.
582 NicolaeSteinhardt

On a introduit là une confusion entre liberté et malheur. Ce


qu'il fallait supprimer, c'était le malheur, non la liberté.
◄• ►

Que votre oui soit oui, et que votre non soit non;
jcequ'on y ajoute vien du Malin.
Matthieu 5,37

Le cas de Brice Parain est extraordinaire: partant de la lin-


guistique, il est arrivé à la sainteté. Ses longues recherches et ses
études l'ont amené à la conclusion qu'au commencement était
le Verbe.
Le mot « tasse » existe non pas parce que la tasse existe : c'est
parce que le mot existe, qu'il y a aussi la notion de tasse. Il se
peut même que le mot tasse ait engendré l'objet ! D'un point de
vue sémiologique, phénoménologique, objeétif, on constate la
primauté du langage sur les choses.
De plus, le langage bénéficie d'un monopole absolu. Nous
ne pouvons, en effet, établir de contaél:s avec les autres, nous ne
pouvons sortir de l'isolement que par le langage qui est notre
seul pont pour passer, par la communication, de la solitude à
1'autre, c'est-à-dire à la colleél:ivité,à la civilisation.
Puis B. Parain s'avance plus loin, rationnel et hardi: le seul
moyen de parler correél:ement, de tout dire, c'est, en fin de
compte, de vivre correél:ement. C'est ce que je crois. ~and
je dis « vivre correél:ement », je pense à faire le moins de mal
possible, à mentir le moins possible, à tenir ce que nous avons
promis, c'est-à-dire - sans tergiverser - à être, dans la mesure
du possible, des saints. Le langage honnête, ce langage qui nous
libère du langage, est une sorte de sainteté.
journal de la Félicité 583

1969
a
Tout ce que tu trouves entreprendre, Jau-le tant que tu
y
peux, car il n a ni œuvres, ni comptes, ni savoir, ni sagesse,
dans le shéol ou tu VIU.
EcclésitUte9, 10

Les verbes faire et être.


Dans L'Être et le Néant, Sartre consacre un brillant chapitre
aux verbes faire, avoir et être. C'est plein de remarques intéres-
santes, subtiles et fruél:ueuses.(Je relis ce livre, lu en 1945.)
Je voudrais m'arrêter, comme le jour de ma libération, à Cluj,
sur les verbes faire et être, pour en accentuer le côté, dirais-je,
eschatologique. Pour reprendre, compléter.
La vie est liée de façon déterminante au verbe faire; notre
vie sur cette terre, notre passage en ce monde, constituent la
phase dufaire. La mort, (ou les états qui la précèdent ou lui res-
semblent) se trouve sous le signe de l'être. (La mort elle-même
pourrait être définie comme le passage de l'état d'être en un Être
absolu, purifié de toute contingence.)
L'état de l'être se présente ici-bas, même sans atteindre l' ab-
solue pureté de l'au-delà, sous un jour particulièrement difficile
et dangereux. (Ce qui nous permet d'imaginer combien il sera
difficile et dangereux dans l 'au-dela.)
~and un être humain en dt réduit à n'êtrequ'une conscience
solitaire, ne communiquant qu'avec elle-même et contrainte
de subir, réduite à ses seules forces, l'écoulement minute après
minute du temps, il n'a plus où s'adresser pour solliciter et obte-
nir des distraétions, divertissements et alibis. Également privé
d'issue et de ressources, il se trouve inexorablement et irrémé-
diablement face à face, raison d'être contre raison d'être avec lui-
même (dans l'acception de Dinu Noica).
Et quand il se retrouve seul avec lui-même, il ne lui reste plus
que le souvenir de la période temporelle dufaire. Désormais, dans
584 NicolaeSteinhardt

rimmatérielle Ipherede l'être, son seul point d'appui et d'orien-


tation c'est le centre de gravité de la sphère passée et définitive-
ment close du faire. Tout faire est par définition impossible. On
a calculé le solde, les traits sont tirés, les cachets appliqués.
Voilà pourquoi il est bon de penser à rentrer son bois et à
faire réparer ses bottes fourrées en été, et à réfléchir, pendant que
nous sommes encore dans la « sphère du faire » à ce qui se pas-
sera dans l'inévitable phase de l'être.
Nous construisons seuls notre être éternel et cette éternité
- enfer ou paradis - varie en fonél:ion de ce que nous foirons.
Une goutte après l'autre, un jour après l'autre, un instant après
l'autre, un aél:e après l'autre, un geste après l'autre pendant le
faire prépare le « esse» définitif.
On peut donc considérer l'enfer et le paradis comme des états
d'existence pure; la conscience (ou l'âme, ou l'esprit, comme on
voudra l'appeler) se trouve alors esseulée, sans aide, face à l 'éter-
nité, juchée sur le monceau des aél:ionsaccomplies dans la phase
dufaire.
De l'autre côté - quel que soit notre désir (c 'esè le sens que
nous pouvons donner à la parabole du mauvais riche et du pauvre
Lazare) - nous ne pourrons jamais plus faire quoi que ce soit
(nevermore,dit E. Poe) le verbefaire s'abolit, comme s'il n'avait
jamais existé. Mais, dans toute la plénitude de son horreur et de
sa signification, le verbe êtredemeure - lui et rien d'autre.
C'est là que je voudrais bien voir ce dont tu es capable, toi,
l'homme ! ~and tu resteras seul, avec ton être pour toute com-
pagnie, tout devenir étant exclu, « tel qu'en toi-même l'éternité
te change ... » Sans amis, sans téléviseur, sans le bruit des voi-
sins... On verra alors ce que tu as bâti, ce que tu auras choisi: le
bon grain ou l'ivraie.
Je suis un peu sentencieux, d'accord, mais je dois aux cir-
constances exceptionnelles qui m'ont permis de connaître le
verbe être dans toute sa plénitude, cette façon de comprendre les
Journal de la Félicité 585

choses et le droit - sinon le devoir - de dire sentencieusement


ce que Je sais.
Si ici, en prison, dans une cellule d'isolement, où l'on se
retrouve tout seul, le temps est si dur à supporter, si ici, « être »
se confond avec la torture, combien l'existence éternelle doit
nous paraître encore plus effroyable: une existence à l'état pur,
dépouillée de tout ce qui peut l'adoucir et devenant - par le
simple fait qu'elle soit - de plus en plus accablante (même si elle
échappe au devenir).
Les verbesfaire et être sont tous deux très délicats : l'un par sa
fugacité, l'autre par son éternité. Goethe montre à quel point il
est difficile defaire. Mais cette difficulté s'estompe auprès d'être,
quand celui-ci lui succède. Heureux ceux qui peuvent aller au-de-
vant de l'être, et peuvent pénétrer dans son royaume, satisfaits de
la manière dont se sont terminées leurs relations avec lefaire.
Mauriac disait: rien ne peut égaler la liberté des enfants de
Dieu. Elle seule donne son prix à l'existence de l'homme.C'est
elle qu'il faut sauvegarder dans notre vie, dans celle de la nation,
dans celle de l'Église. C'est elle que nous devons restituer à ceux
qui en ont oublié le goût.
Le sel de la terre.
◄•►

Je puù toujours pleurer.

Le don des larmes.


Le bienfait suprême que le Seigneur accorda à ses fidèles, seule
voie pour sortir del' impasse mentionnée par saint Marc (IX, 24)
est connu et reconnu d'un grand eSprit, sceptique non moins
pudique, Paul Valéry. Ce disciple de Mallarmé (celui qui disait:
en poésie je ne pleure pas, tout comme je ne me mouche pas le
nez), n'hésite pas à écrire: Je puis toujours pleurer, et le poète
que je suis a remarqué qu'il n'est pas de pensée qui, poursuivie
au plus près de l'âme, ne vous mène aux contrées sans paroles, à
586 NicolaeSteinhardt

ces contrées muettes où ne demeurent que la compassion, la ten-


dresse et cette sorte d'amertume que nous procure le mélange
d'éternité, de hasard et d'éphémère qu'est notre destinée.

Avril 1969

Le père Benediét Ghiu~, accompagné de Floriana, vient, avant


Pâques, m'apporter la Sainte Communion à 1'hôpital de Pante-
limon. Il me couvre la tête de son école, pour écouter ma confes-
sion.J'éprouve une sensation de recueillement encore plus vive
que devant l'autel du SchitDarvari. Les deux autres malades qui
panagent ma chambre se sont éclipsés pour nous laisser seuls.
Floriana fait le guet dans le couloir, devant la porte. Je suis alité,
plâtré jusqu'au-dessus du sternum. C'est comme si j'étais en pri-
son, tout aussi impuissant, devenu objet, livré au bon plaisir de
ceux qui disposent de moi - et à cause de cela même, incroyable-
ment libre, plein d'élan, heureux. Libéré de ce corps mortel? De
toute responsabilité ? De l'obligation de choisir entre le bien et
le mal ? ~oi qu'il en soit, détendu, « détaché» et volant - en
pensée. Pourquoi les héros de Jack London seraient-ils les seuls à
voyager parmi les étoiles ?
Après avoir communié, je bois tout le vin qui restait dans la
coupe. Le père Benediét sourit ... « Si vous ne retournez à l'état
des enfants ... »
La sagesse des peuples a reconnu depuis longtemps l'abîme
qui sépare la foi et la bêtise. Voyez le proverbe allemand: Dieu
vient en aide au marin dans la tempête, mais il faut que le timo-
nier refte à la barre; le proverbe anglais: Dieu vous donne des
mains, mais il ne construit pas les ponts; le proverbe danois: Dieu
nourrit les oiseaux qui battent des ailes ; le proverbe tchèque:
Celui à qui Dieu a révélé le lieu où se cache un trésor devra le
déterrer de ses mains ; le diéton basque : Le bon Dieu est bon,
Journalde la Félicité 58

mais il n'est pas bête; et Jeanne d'Arc disait: Donnon nous de


la peine et Dieu s'en donnera pour nous.
ous demander l'impossible, c'est-a-dire de participer de la
divinité, c, est nous demander de faire, a notre tour, des miracles :
de changer l'eau en bon vin, la pauvreté du sol en abondance, les
épines, les chardons et les mauvaises herbes en roses et en fruits;
la mesquinerie en magnanimité., la méfiance en gaieté ; l' indiffé-
rence en bonté de Samaritain; l'hypocrisie et le formalisme en
amour et en ardeur; l'auberge en château et la hutte en salon.
Par nos aétes et nos efforts. Ces miracles nous sont accessibles
ils nous sont destinés. Par le pouvoir des mots et des acres, ce
monde-ci peut se parer d'autres couleurs et, en attendant., varier
les teintes.

Novembre 1948

Viré ( « épuré ») du barreau, je trouve un emploi, récemment


créé, aux éditions Agir. Chaque matin, nous faisons une leéture
commune de l'éditorial du journal Scânteid-54.
L'organisation du parti, par le canal de la jeune camarade
Lotti, désireuse de « promouvoir » les gens simples, invite la
femme de ménage à faire la leéture ce matin. La femme, intimidée
hésite. La camarade Lotti la persuade, un peu par la douceur, un
peu en la bousculant, et la force à s'asseoir sur une chaise; elle lui
met le journal entre les mains et prend place auprès d'elle. Elle
passe son bras autour des épaules de la leétrice, suivant le texte
avec elle, avec un sourire béat et proteéteur. Son attitude doit
représenter, de façon concrète et touchante, l'alliance des incel-
leétuels progressistes avec les travailleurs; elle doit aussi prouver
254. Organe officiel du Parti communiste roumain.
588 NicolaeSteinhardt

1,harmonieuse cohabitation des ethnies 255 qui vivent ensemble


sur le sol roumain.
Dans l'éditorial, il est question du ministre français Julc
Moch et la leétrice prononce « Moc ». Avec un sourire encor
plus proteél:eur, un geste - particulièrement délicat et méprisant
- de la main gauche, et un plissement modeste du front mani-
festant la futilité de la supériorité culturelle, la camarade Lotti la
corrige: «Moche». (Le parti ne se trompe jamais, il sait tout.)
J'interviens alors pour faire remarquer que la prononciation
correél:e est «Moc». La camarade Lotti n'ose pas me contre-
dire, et toute la salle (il y a un assez grand non1bre d'e1nployés)
frémit de satisfaél:ion. Des rires, un murmure qui témoigne d'un
écœurement longtemps refoulé, une sorte d'agitation général
sur les sièges - accompagnée de courts soupirs - manifestent la
joie de tous. La camarade Lotti a l'air très gênée. La lcéèure se
poursuit sans que le bras proteél:eur de l'organisation du parti
entoure de nouveau le cou des gens simples; l'illusion s'est dissi-
pée, la photo est sortie voilée.

1969

Il y en a toujours un pour se prendre pour le Bon I i u t


pour établir des lois nouvelles, du haut de quelque rnontagn .
Un ou plusieurs. (Maintenant ce sont les situationnb't s qui
ont pris la suite des marxistes : autre monde, autres axiom s. E
toujours, évidemment, de manière radicale.) Et haquc fr is, il.
se trouvent un autre troupeau. Les vitrines sont r nouv 1 es:
d'autres articles, d'autres joyaux, d'autres accessoir ·s. Et un qu l-
conque intelleétuel connaît la joie ineffable d trc un pn ph t
(On renouvelle, c'est aisé à comprendre - non s ul m n l ·
255. Au ein de la nation, 1 Roumains di. tingu •nt l s r li
maine, rsigane, magyare, juiv , ~cc.
] ournal de la Félicité 89

colifichets dans les vitrines, mais aussi les réserves dans les caves:
on aiguise d'autres couteaux, on graisse d'autres pistolets, on
ronéotype d'autres tra&.)

Chartres, 1937

D'où cela peut-il bien venir? Des vitraux? De l'espace inté-


rieur si admirablement conçu qu'il donne l'impression de
n'être ni étroit et encombré, ni vaste au point de vous dérou-
ter? Ou bien du fait qu'on aperçoive la cathédrale de très loin,
dans la plaine ? Est-ce le souvenir de Péguy? L'équilibre heureux
entre ornements et simplicité ? Une certaine insouciance de la
symétrie?
~ sait ? Mais je sens que je me trouve dans un lieu magique,
un lieu pur, habité par l'esprit, un de ces lieux d 'éleébon dans le
monde, où la présence de Dieu ne fait aucun doute.
J'éprouve une impression identique en 1969 et 1970 à Aga-
pia Veche et à Procov 256 , lieux rendus sacrés par les efforts, les
aspirations, l'innocence. Et aussi, avec fougue à Frasinei- 5 .

Od:obre 1956

Mon père se montre sous son meilleur jour à deux reprises.


Dinu Ne. vient clandestinement de Câmpulung pour deux
ou trois jours. Il ne sait pas où loger. Je le dis à mon père qui
aussitôt lui cède son lit et me demande de l'accueillir « royale-
ment », <<sans regarder à la dépense ». Dans notre immeuble,
nous avons de l'eau chaude deux fois par jour. Pour Dinu, c'est
un bonheur. Il se sent merveilleusement bien.
256. Monastère de Moldavie.
257. Monastère du sud de la Roumanie où, comm au Mont Atho , au unè
femme n'e t admise.
590 Nicolae Steinhardt

Et puis, les journées de la révolution hon~roise., Plus ça va,


plus papa exulte, il éclate de joie. Toute la JOUrnee, enfin ~e
quatre heures et demie de l'après-midi ju~qu~ tard d~s la n~u,
nous écoutons la radio, nous rions, nous n arnvons pas a Ycroire,
nous applaudissons, nous nous tapons sur les cuisses, ~ous fai-
sons les cent pas dans la pièce comme deux fous, nous siffiotons,
nous poussons, d'allégresse, des sifflements aigus, papa encore
bien plus que moi.
Au ministère de l' Industrie légère, je circule partout, en
ma qualité d'employé aux é~ritures, je distribue le courrier. Je
n'ai pas le droit de franchir le seuil du secrétariat de la direc-
tion, mais partout ailleurs je vais où je veux ... Je m'avance, fier
comme Artaban, et je souris. Je suis muet comme une carpe, je
me pavane. Autour de moi, dans tous les couloirs, dans tous les
bureaux, c'est le silence. Les gens se taisent, ils ont tous le nez
plongé dans leurs paperasses et leurs dossiers. Ils ne se regardent
pas. Mais on sent quelque chose. Un silence riche, comme dans
Le Silencede la mer, ce beau livre de Vercors (où avoir de la tenue
n'est pas un vain mot, où l'on chante la poésie de la dignité -
il existe une poésie de la dignité, voir l'épopée de Roland, voir
César qui, frappé à mort, a pour dernier souci celui de tirer sa
toge sur ses jambes - où le père et la fille ne parlent pas à l 'occu-
pant, bien que celui-ci soit un honnête homme et malgré la sym-
pathie ou l'affeéHon qu'ils éprouvent pour lui, ou leurs regrets et
leurs difficultés). Il me semble deviner chez quelques autres des
sourires cachés. (Et une certaine agitation chez ceux qui ont tant
pleuré Staline). Comme dans La Pefle de Camus, quand, vers la
fin de l'épidémie, on commence à entrevoir dans le ciel plombé
de chaleur et de miasmes, quelques frêles, timides et fugitives
taches de bleu, et que les gens commencent aussi à échanger de
timides sourires.
Oui, je flaire des sourires et des coins de ciel bleu. Le bonheur
esl:de courre durée. Sous les yeux impassibles du général Dwight
Journal de la Félicité 591

Eisenhower et de son ministre des Affaires étrangères, John Fos-


ter Dulles (puissent-ils ne pas reposer en paix, aurais-je envie de
dire, si ma foi me le permettait), les Russes occupent la Hongrie
et noient la révolution dans le sang. Comme en 1849 ! On n' ap-
prend pas en vain l'histoire à l'école.
Papa est très ébranlé, et, au ministère, les sourires s 'évanouis-
sent avant même d'avoir pris forme; ça commence à sentir de
nouveau l'eau de lessive et la saumure de chou; le bleu redevient
brunâtre et caca d'oie; et nous sentons le froid et l'obscurité
nous saisir de nouveau dans leurs griffes.

Novembre 1968

Floriana était, cet après-midi, marraine au baptême de sa


nièce. Le père Sofian officiait. L' aspeél: grandiose de la cour
du monastère Antim; l'intimité de la chapelle où le baptême a
été célébré; la petite Dominique, la baptisée, si sage; la barbe
blanche, la voix sereine, les gestes très lents et hiératiques du
starets, mais surtout l'attitude de Floriana, ont transformé ce
baptême banal en une longue cérémonie mystérieuse et bou-
leversante - comme prolongée à dessein. Tout cela lui a rendu
son véritable sens, si extraordinaire : l'immersion dans une cuve
d'eau (symbole du tombeau) et le signe de croix font d'une misé-
rable créature biologique une digenis258, une fille de l'Alliance,
un être libre et noble, vivant. Floriana se prosterne, elle croit en
un seul Dieu, elle attend la résurreél:ion des morts, elle renonce
à Satan; elle prononce les formules avec tant de sérieux et de
conviél:ion, d'une voix si ferme et si chaude, avec des regards si
limpides, uniquement fixés sur des horizons sans soupirs ni tris-
tesse, son visage es\:si illuminé d'espérances absurdes, que j' ima-
gine la chapelle - au coin de laquelle ronfle un petit poêle, où il
258. Un être né une seconde fois.
592 NicolaeSteinhardt

y a peu de monde et où tout est mystérieux, intime, initiatique


et comme recueilli au creux d'une coquille - transportée vers
Optino ou le Mont Athos ·et ce petit réduit devient pour moi la
salle du palais de Camelot, le jour de 1'apparition du Graal.
Émile Mâle nous l'a dit : la beauté est partout, mais seul
l'amour la dévoile.

1936
Les sionistes nous invitent à_dîner, Manole et moi. Nous
allons dans un restaurant juif à Vacare~ti où, à l'entrée des chefs
sionistes, les gens se lèvent. Le propriétaire de l '~tablissement et
les serveurs se précipitent pour nous accueillir comme s'ils rece-
vaient un chef d'État. (C'est d'ailleurs bien cela dans la concep-
tion sioniste : ces députés, ces journalistes et ces organisateurs
sont les représentants du futur état national.)
J'ai un peu l'impression - démentie par la gaieté du décor
- que je me trouve en Irlande à l'époque du Sinn Féin ou parmi
les Chouans: la hiérarchie souterraine est différente de celle des
rues de la ville ! L'orchestre joue l'hymne de l' Espérance et une
violoniste entre deux âges pousse des soupirs profonds et nous
fait les yeux doux.
On nous sert des grillades authentiquement roumaines (et
fort savoureuses), que les théoriciens de la renaissance hébraïque
mangent de bon cœur (avec des cornichons et des pickles
exquis). Préfiguration de ce qui se fera plus tard dans l'État d' Is-
raël. Sur les murs, des affiches interdisent toute discussion poli-
tique, mais personne ne s'en soucie. Toute la colère des sionistes
est dirigée contre l'association UER 259 et le doéteur Filderman.
Manole s'attire une sympathie unanime et enthousiaste en trai-
tant quelqu'un d' « uerisl:estupide» (~ant au chef de la par-
tie adverse : avec cette manie qu'ont les Transylvains de se faire
259. Union des juifs roumains.
Journalde la Félicité 593

appeler « doé\:eurs », il finira bien par être réveillé une nuit pour
un accouchement!).
Le dîner se prolonge comme il se doit: l'atmosphère devient
de plus en plus cordiale. Les grillades sont arrosées d'un vin
digne, lui aussi, des invités. La violoniste joue en solo. Manole
y va de ses mélodies autochtones et les sionistes - oubliant leur
dofuine - se joignent quelques instants à lui pour chanter « la
verte feuille » et « la Belle au pied de la colline ». Si bien qu'on
ne sait plus si la fête a lieu sous le signe de 1'Espérance ou de la
belle Roumaine.
Très tard seulement, quand nous partons dans la rue froide et
déserte, nos chemins divergent ; j'allais dire, mais ce serait faux,
qu'il y a partage des eaux.
En 1866, on a vu une coalition monfuueuse: l'entente entre
les libéraux et les conservateurs pour renverser Cuza.
1966-1970: Nous en voyons de nos propres yeux une autre,
qui, pour n'être pas monstrueuse n'en est pas moins étrange,
étonnante: c 'es\: l'alliance des communistes et des vieux contre
les jeunes.
Les communistes détestent les jeunes, parce qu'au bout de
vingt•cinq ans d'éducation matérialiste, ils se promènent dans
les rues, vêtus comme des cow-boys, ils portent autour du cou
des chaînes avec des petites croix, ils ne pensent qu'à la musique
pop et s'entendent à toutes sortes d'astuces. Les vieux les
détestent parce qu'ils sont insolents, désabusés, désobéissants
et qu'à l'égard du régime qui leur a inspiré - à eux, les vieux -
une telle terreur, ils ne sont qu' indifférence et intrépidité, si bien
que l'ancienne génération se sent tournée en dérision ! ~oi ?
Auraient-ils eu peur sans raison? Ah, non alors! Voilà ce qu'ils
ne peuvent admettre. Il faut que les jeunes aient peur, eux aussi !
Il faut qu'eux aussi tremblent, se dénoncent mutuellement,
qu'ils vendent leur âme, qu'ils quittent le pays, qu'ils se plient
au système, qu'ils achètent des réfrigérateurs et des machines
594 NicolaeSteinhardt

à laver, eux aussi, comme les autres. Et puis, pourquoi donc les
jeunes de la nouvelle génération seraient-ils tous plus beaux, plus
grands, plus sveltes ? Pourquoi les autoriserait-on à boire tant de
café et de cognac et à porter ces vêtements fantaisistes, si provo-
cants, par opposition aux uniformes d'autrefois, frères jumeaux
des tenues de bagnards ?
C'est encore bien plus fort qu'en 1907, quand les représen-
tants des deux partis s'embrassaient en pleurnichant au Parle-
ment! Les vieux réaéèionnaires sont parfaitement d'accord avec
la milice, les critiques traditionalistes condamnent les nouveaux
écrivains « oniriques » avec la même ardeur que les bonzes du
réalisme socialiste, cela va jusqu'aux prêtres qui se déchaînent
dans leurs sermons contre les cheveux longs, sans se donner la
peine de regarder autour d'eux, peints sur les murs des églises,
les têtes chevelues des archanges, des saints et des ermites. (Cel-
les que les professeurs d'histoire et les patriotes pourraient voir
dans les livres et les tableaux, celles des haïdouks, des voïévodes
et des guerriers.)
Étrange coalition. Un dimanche soir, chez Mi~u At., je tombe
sur un couple d'intelleél:uels d'un certain âge - élégants, distin-
gués, francisés - tout juste rentrés d'un long et intéressant voyage
en Occident. Ils sont allés en Hollande à un congrès de médecine
(monsieur est médecin, professeur, membre de l'Académie), puis
ils ont visité 1'Allemagne fédérale, l'Angleterre, la France et 1'Ita-
lie. Ils sont indignés et épouvantés de ce qu'ils ont vu parmi les
jeunes. Après avoir raconté avec force détails les scènes érotiques
auxquelles ils ont assisté, au cinéma, ou sur le vif, ils poussent un
soupir de soulagement : chez nous ce n'est pas comme ça ! Ah,
que non ! Au retour, quand ils ont franchi la frontière, ils ont
failli - comme Lascar Viorescu - descendre pour embrasser le
sol de leur patrie, si soucieuse de sa jeunesse. Après tout ce que
nous avons vu là-bas ! Heureusementque nous avons le commu-
nisme! (parce que les phrases essentielles, ils les prononcent en
Journal de la Félicité 595

français, comme il se doit, en authentiques boyards qu'ils sont).


~ ils s'entendent avec ces bandits de communistes, je le savais;
qu, ils acceptent d, aller les représenter à des congrès scientifiques
à l'étranger, c'est depuis longtemps rentré dans les mœurs; mais
entendre ces intelleétuels grands bourgeois déclarer que « par
bonheur nous avons le communisme », il y a tout de même de
quoi vous faire bondir !
Ces enfants qui portent des croix autour du cou, savent-ils
seulement ce qu'elles signifient? Il y a fort à parier que pour la
plupart ce ne sont que des ornements insolites, un moyen d' af-
firmer leur originalité ou de scandaliser leur entourage, un signe
de contestation; et, dans le fond, un jouet. C'est possible. Mais,
de toute façon, c,est quelque chose de plus: l'expression d, une
protestation, le refus du conformisme, une chiquenaude à la sou-
mission aveugle, à l'acceptation inconditionnelle de la bêtise et
de la méchanceté.
Et je me demande si cette éruption de croix n'est, vingt-cinq
ans après, que l'effet du hasard. Si ce symbole a été choisi par
ceux qui le portent sans la moindre idée de sa signification ?
Heureiuement,je ne le croupai1- 60
.

~and le Seigneur s'adresse à Simon, et à André, à Jean et


à Jacques, comme à des gens simples, il leur explique pourquoi
il les appelle ( « Et je ferai de vous des pêcheurs d, hommes »).
À Lévi, le douanier, qui est un homme d'une autre qualité, il se
contente de dire brièvement: « Suis-moi ». On dirait que le Sei-
gneur ordonne: allez, amène-toi. « Et, quittant tout, il se leva et
le suivit». (Luc 5,28)
Ceux qui pensent que la grâce se présente à petits pas timides
et avec douceur se trompent. Elle est arrogante et instantanée.
Le Seigneur n'a pas de temps à perdre avec ceux qu'il recon-
naît comme siens. Celui qui nous appelle est le Fils d'un Dieu
260. En français dans le texte.
596 NicolaeSteinhardt

vivant, qui dl: toujours à l 'œuvre. Et ce fils a affaire à nous.


He means business.

Mai 1960

Le transport des tinettes, quand elles sont pleines à ras bord,


devient vite un s},eél:acleridicule et pitoyable. Le moindre mou-
vement en désaccord avec l'équilibre des trapézistes peut faire
verser l'immonde baquet.
Il m'arrive à plusieurs reprises de tomber pendant la cor-
vée que je partage avec le père Mina. Il est adroit, je ne le suis
pas. Il arrive aussi que tout le baquet se renverse. Dans ce cas,
les punitions sont sévères. A toute vitesse, nous déposons le
baquet d'immondices et nous nous précipitons pour ramasser
les matières fécales et essuyer les traces liquides avec nos doigts
ou nos mouchoirs. Parfois nous y parvenons, d'autres fois, non.
Le père Mina est si rapide qu'il me reste peu de choses à faire.
Auprès du père Mina, les punitions perdent leur caraél:ère sor-
dide et deviennent des mortifications. De plus, le révérend n'est
pas seulement moine, il est aussi un paysan plein d'humour. Il rit
de si bon cœur que j'apprends, moi aussi, à tourner à la rigolade
le ramassage des crottes.

Boogie mambo rag

TibicaRomaloémit rondcommeune queuedepelle,il ne savait


plus ou il setrouvait... Et, hop! voilaque sepointe Miclescubeurré,
lui amsi... Moi,j'ému de servicea Cotroceni2 61, c'émit l'hiver; la

princesselleana262 arrive, elle était allée en ville, et tout de suite


261. Palais où ré id.ait la famille royale dans la capitale.
262. Ileana d Roumanie ( 1909-1991) est une des filles du roi Ferdinand I'
de Ro~anie et ~e Mari_a d'Édimbourg. Après t»instauracion du régim
communiste, elle vtt en ex1J,en France et aux Etats-Unis. En 1961, Ileana e c
journal de la Félicité 597

elles'inquiete: « Qu 'efl-ceque voiu avez? Voiuêtescompletement


gelés?» Elle ordonnequ'on noiu serveune collationet voiciqu'on
noiu amene deux énormesplateaux,Je les revoirencore,avec du
Jambon, du caviar, de la pélamyde en saumure, du sandre, du
whùky, du Champagne... Racontez-nous,amiral, racontez-nous
encore...Je vous ai déja dit pliu d'uneJou,
Je crois,l'histoirede la
chemùe,maù si ça voiu amuse:J'étaisa bord du yacht impérial
« Standart » et now venionsde Peterhof[,now étionspasséspar
a
la mer Baltique, Gibraltar,le Boiphore,Jusqu Livadia. Le Tsar
était defart bonnehumeur,il m'appelleavant de débarqueret me
dit: Sabline...

1970

Nulle part je n'ai trouvé d'explication plus limpide aux raisons


pour lesquelles j'ai toujours senti intuitivement que le peuple
roumain a un fond chrétien irrécusable - grâce auquel même les
défauts des Roumains semblent baigner dans une lumière indul-
gente - que dans l'étude consacrée par Mircea Eliade à Miorifa
( « L'Agnelle voyante », chapitre du livre De Zalmoxir Ghengir a
Khan, Paris 1970, que m'a envoyé Virgil 1er).
L'interprétation d' Eliade a quelque chose de ces solutions
définitives qui, une fois formulées, rendent inutile toute dis-
cussion. Roma locuta263•
Ce que Miorifa n'est pas: résignation, fatalisme, appel de la
.. ' . .
mort, pass1v1te,pess1m1sme.
encrée au monastère de la Protection de la Mère de Dieu, à Bussy-en-Othe, en
France. À sa tonsure monastique, en 1967, Sœur lleana a reçu le nom d Mère
Alexandra. Plus tard, aux États-Unis, elle a fondé le Monastère Orthodoxe de
la Transfiguration à ElJwood City, Pennsylvanie, le premier monastère ortho-
doxe de langue anglaise en Amérique du Nord.
263. Roma locuta,causafinira («Rome a parlé, la cause est entendue»).
598 Nicolae Steinhardt

Ce qu'elle nous apporte: anti-historicité, transfiguration de


la condition adamique.
Le peuple roumain est doué d'un pouvoir de transfiguration,
qui lui permet de transformer tout l'univers et de pénétrer dans
le cosmos liturgique (de participer à la célébration de la liturgie
cosmique, selon 1'expression de Maxime le Confesseur). On ne
peut pas combattre le sort comme on combat des ennemis ; on
ne peut que donner un sens nouveau aux conséquences inéluc-
tables du destin en cours d'accomplissement. C 'est pourquoi on
ne peut pas parler de fatalisme, puisque le fataliste ne croit pas
pouvoir modifier la destinée.
Le berger accomplit une transmutation, le grand œuvre des
alchimistes, tant dénigrés - il change sa malchance en mystère
mystique. Il vainc le sort. Il rend faste son malheur, en 1'assu-
mant, non pas comme un événement historique, personnel,
mais comme un mystère. Il impose un sens, tant à l'absurdité de
la vie qu'à la terreur de l'histoire.
Exaétement comme le christianisme, le « roumanisme » peut
annuler les conséquences apparemment irrémédiables d'une tra-
gédie, la parant de valeurs insoupçonnées, issues de séries dif-
férentes. L'adversité dégradante se mue en son contraire, tout
comme le honteux crucifiement parvient, par le Christ, à vaincre
la mort, et à écarter de nous la colère du Créateur.
Toujours à propos de saint Paul et du péché de chair: on ne
peut en aucun cas déduire des paroles del' apôtre que le péché de
chair soit le pire. Cette tendance propre surtout aux puritains est
d'ailleurs leur trait le plus rebutant. Car c'est une grande audace
que de confondre l'amour du Christ avec l'abstinence sexuelle,
comme si le péché de chair était le seul et que le fait de ne pas
le commettre donnait droit à la plus parfaite tranquillité et à la
liberté de commettre, en toute bonne conscience, « d, un cœur
léger» comme dirait ce pauvre Émile Ollivier, tous le autre ,
r r
orgueil, l'envie, Jaméchanceté, avarice...
de
que
homm péri
Socrate ? Des ho 0-"°'"•-.1..J'.• S iatos
B on? Chateaubriand t Des in eux. Sten
anL Hugo? Tolstoï? Des obsédés sexu ) C
a ec bonheur et facilité au dénominateur comm o-....-.::.~

d'êtres hargneux et intolérants, hantés par 'idée qu • se so


acquis les bonnes graces divines et qu'ils ont en poche dé
paradis parce qu'ils ne commettent pas le péché de chair.
Romain Gary disait: « Je me refuse a faire du comportement
sexuel d'un individu le seul critere de jugement a son égard .
Si les Écritures désignent Jésus sous le nom d' « époux» ou
si elles comparent le royaume des cieux a un festin nuptial si le
premier miracle accompli par Jésus l'a été au cours d'une lllJce
s'il y a une parabole des vierges - et bien que les termes d époux
de noce soient pris dans un tout autre sens que l'acception pro-
saïque - on peut à juste raison mettre un frein au zèle despotique
de ceux qui ne se rendent pas compte que le choix de certaines
métaphores n'est pas fortuit.
Orient et Occident.
Le patriarche Athénagoras die des philosophes religieux
russes qu'ils ont allié le sens du mystère à celui de la liberté.
Liberté et mystère. Deux notions dont les athées aimeraient
bien se débarrasser. Et qui, une fois chassées, laisseraient la place
à la bêtise et à la tyrannie, qui n'attendent que le moment pro-
pice? (Olivier Clément s'exprime un peu de la même manière:
Il faut qu'Orient et Occident se retrouvent pour prouver que
seul le mystère peut éclairer la vie.) Le sens du mystère, loin de
constituer un obstacle ou un frein à la recherche et à la soif de
connaissances, les stimule; il n'est une gêne que pour l'orgueil-
leuse bêtise qui croit tout savoir et pense avoir trouvé en quelques
600 NicolaeSteinhardt

formules (appliquées avec le secours de la police) une panacée


pour résoudre les problèmes et les angoisses infiniment compli-
qués des hommes.
Ce monde vain, où se décide notre sort pour l'éternité, n'est
pas si dépourvu d'importance, n'est pas si vain et illusoire que
cela, puisque le·Christ est venu y mourir.
Boulgakov: Le monde, en quelque sorte, enchante et fascine
Dieu, lui aussi: il a livré son fils unique pour ce monde.
Affirmation du professeur ~tefan Todira~cu: les paroles de
saint Maxime le Confesseur se sont avérées exaétes : la santé, le
bonheur, la tranquillité, la richesse ne profitent pas à tous ...
Par exemple, Petre Tuçea. (À qui je dois d'avoir été violem-
ment frappé. Onea refusait obstinément d'admettre que je ne
le connaissais pas, que « je n'avais pas l'honneur de le connaî-
tre».) - Avant son arrestation, il avait demandé à ses amis de
sacrifier pour lui un coq en l'honneur d'Esculape. Asa sortie de
prison, une foi vivante a remplacé son socratisme.
La terre roumaine n'est pas le repaire de la barbarie, mais une
aire culturelle qui a su charmer jusqu'au poète romain Ovide.
Dans Dieu efl né en exil de Vintila Horia, Ovide découvre sur
les rivages roumains ce « Dieu inconnu » des Grecs, celui que
Paul prêche aux Athéniens. Un Dieu qui venait juste d'arriver
sur cette terre d'exil, pour tous ceux dont la patrie est:au ciel.
Dans ce livre, le Christ: et le christianisme ne sont pas évoqués ;
rien n'est dit, tout est suggéré, pressenti, virtuel, imminent. On
voit des paysages arides, des objets prosaïques; des signes encore
indéchiffrables. Mais tout est plein de sens, de significations, de
suppositions rayonnantes.
J.L. Borges: «L'art est l'imminence d'une révélation qui ne
se produit pas ».
Mais ici, l'imminente révélation, incarnée, est sur le point
d'éclater et la parcelle de monde décrite par l'auteur a déjà été
Journal de la Félicité 601

anoblie par les rayons du soleil mystérieux qui se lève à la frange


del' aube, au-dessus du lime?-64 .

Londres 1938

Les dimanches, je passe mon après-midi à me promener dans


la City. Les rues sont parfaitement désertes. Je marche trois,
quatre heures à la suite sans rencontrer âme qui vive. Par-ci,
par-là, un chat déboule d'un couloir et me coupe rapidement
la route, ou se met à longer paresseusement les murs. J'ai l' im-
pression que ce décor urbain se déroule pour moi tout seul sur
une scène tournante, que je suis l'unique $peél:ateur d'une féerie
comme Louis II de Bavière, qui faisait parfois monter et chanter
les opéras de Wagner pour lui tout seul.
De temps à autre, des églises, des chapelles. Certaines tapies
dans des cours, au fond de couloirs, en des recoins inattendus
(Dickens : de petites maisons dont on dirait qu'elles ont joué
à cache-cache avec les grandes.) Elles sont fermées. Je voudrais
y entrer. Est-ce que Jésus me recevrait ? Il ne peut pas me rece-
voir. Il n'a rien à faire de gens comme moi, il les déteste. Mais s'il
ne haïssait personne ? S'il se promenait, lui aussi, dans ces rues
désertes et mystérieuses à la recherche d'âmes ? S'il était libéral
et tolérant, et s'il avait un cœur de chasseur? Pour l'approcher,
je devrais passer par les fonts baptismaux, manger le pain et boire
le vin qui sont chair et sang. Pourquoi a-t-il établi ces barrières ?
Comme il est loin. Il est derrière tant de verrous. Et pourtant
je sens que quelqu'un d'autre marche sur ce trottoir (que han-
tent tant de fantômes) ; mais il ne marche pas, il glisse: flotte-t-il
sur l'asphalte comme il a marché, dit-on, sur les eaux du lac de
Tibériade?
264. Limites du monde romain.
6 o e St ·nh rdt

Jilava, cellule 13

On m a amené de Gherla pour une enquete prépara.nt le


proces de ego. Sa qualité de témoin - absent a I audience -
dans notre proces ne lui a servi a rien. Dansla cellule qui m'a été
impartie, il y a aussi icolae Baloca, enu de Dej. ll est en prison
depuis ept ans et possede les manieres idéales de sa double qua-
lité d'homme de cœur et de tôlard de vieille date. Ce n'est pas
seulement un inépuisable puits de connaissances et un conteur
habile, mais aus.si un cro ant sincere. Il connaît la liturgie par
cœur, mot a mot. Tout d'abord il m'en explique les lignes géné-
rales, et les parties qui constituent 1'aénon dramatique, ensuite
il me la récite, avec cette patience qui pour les gens del' extérieur
est inconce able et meme impossible a imaginer. Il m'aide a l'ap-
prendre moi aussi (Titi Panea a appris la grammaire anglaise,
avec Johnny Rota.ru, à l'aide de l'alphabet morse, à travers le
mur, pendant la période d'un an et demi ou ils ont eu des cellules
contiguës.) Le cexte de la liturgie, sans accompagnement d'or-
guesou de chœurs~sansl'odeur de 1'encens, sans les gestes sacrés,
sans les lumières et les couleurs, les mouvements et le rvthme J

m 'appara.1t dans toute sa force tragique, qui progresse dans


ce happening et culmine au moment sensationnel du double
appel: « Prenez er mangez, prenez et buvez-en tous ». Dans les
églises, « l'histoire » esê accompagnée de roue ce qui contribue
a ous mettre en condition, a ous combler d'émotion. Ici, je me
confronte au texte dans toute sa nudité pure. Le décor si obre de
la cellule - la pierre grise et le fer noir - retient les mots et freine
les élans de l'imagination et du entiment. C'est un jeu err',
rd qu'il a du se passer ·dans la aile du sanhédrin, c,esè la minute
de éritl Le Christ crucifié nous fait face. On dirait qu no •
n'a ons meme pas la olution d'échapper a cette i ion en no
blo • anr au pied de la croix. Ou en nous oilanc la f e. o
journal de la Félicité 603

devons le regarder droit dans les yeux, l'affronter, contempler le


sped:acle de la torture, assister au crucifiement.

Mars 1969

Cette paradoxale loi du christianisme : « la souffrance est


féconde et source de joie » se trouve vérifiée aussi à l'hôpital de
Pantelimon, où je suis immobilisé dans le plâtre, à la suite d'un
accident de la circulation, fin décembre.
Floriana vient presque tous les jours, traversant toute la ville
par le tramway 14 aux heures de pointe. Un trajet, d'un terminus
à l'autre du tramway 14, en pleine bousculade, ne peut pas être
qualifié de« petit sacrifice». Et Floriana n'est pas la seule! Tout
un réseau d'amitiés s'est tissé autour de moi pour me bercer
comme un enfant.
Sur ma table de nuit, j'ai la Bible et un livre de prières - c'est
un peu ostentatoire, je ne dis pas, mais c'est aussi témoigner de
Jésus: « Mais celui qui me reniera devant les hommes ... » - cela
fait rire l'un des médecins lors de la visite avec toute l'équipe.
« Tu crois que Dieu t'aime?» me demande-t-il. Et quand je
dis qu'il m'a indubitablement témoigné son amour, il réplique:
« Ah, oui ! ça se voit ! ». La Bible attire aussi l'attention d'une
infirmière, une fille sérieuse, très prévenante avec les malades.
Elle me glisse à l'oreille qu'elle est «pentecôtiste» et me fait
passer en douce des cahiers pleins de poèmes religieux, copiés de
sa main. Je constate, non sans surprise, au cours de mes conver-
sations avec elle, qu'ils préfèrent à la Bible leurs petites poésies
- sincères et émouvantes, certes, mais très « à l'eau de rose ».
Une fois que l'on m'a retiré mon plâtre, je fais de multiples
tentatives infrud:ueuses pour me déplacer avec des béquilles, et
j'en conclus bien vite que je ne pourrai plus jamais marcher. Je
tombe, mes béquilles tombent avec moi, et je suis terrassé par un
désespoir proche de celui que les théologiens appellent acédie,
604 Nicolae Steinhardt

une forme grave d'éloignement de Dieu. Les médecins m'encou-


ragent, mais ils me font remarquer que je ne pourrai plus jamais
me passer de béquilles, ou de cannes, qu'il me faudra toujours au
moins une canne pour marcher.
Parmi tous les paroissiens du Schit Darvari, il en est un qui
prend tout particulièrement soin de moi : c'est le frère Costidi
Hr. Je lui confie mon désespoir et il m'écoute, horrifié ... Il me
traite d'insensé, de pécheur, d'apostat. Et son inquiétude véhé-
mente, ses paroles dures, sa subite éloquence - lui qui dispose
d'un vocabulaire réduit, mais qui se trouve à présent à l'aise et
dans son élément, devant une âme à sauver - m'arrachent brus-
quement à l'abîme dans lequel je me laissais glisser. Je vois de
la fenêtre de ma chambre la croix de l'église Alexandru Voda
Ghica 265. Il me la montre et me conjure de diriger constamment
mes regards vers elle. C'est ce que je fais. Peu à peu, je sors du
désespoir, brisé de fatigue, mais libre. Je commence à avancer en
tremblant sur mes béquilles, à petits pas menus.
Le thème de la philosophie indienne semble être la recherche
de la vérité. Cette vérité c'est l'atman identique au brahman 266
qui se niche dans les profondeurs de chaque créature qui s' iden-
tifie à l'univers. Il ne suffit donc pas de sortir de soi, il faut sor-
tir de tout, car on ne se distingue pas du tout: tat tvam ari267...
Le grand problème pour l'homme, c'est sa relation au tout; et
la solution de la tragédie spirituelle qu'il vit devrait pouvoir
être une réponse à la question: comment sortir d'une situation
absurde, sans commencement ni fin? Les éternités se créent
éternellement et périssent éternellement. Les ères se suivent à
un rythme accéléré. Les créatures sont éternellement prises dans
265. Vieille de trois cents ans, monument historique, c'est l'une des églises
de Bucarest démolies par Ceau~escu.
266. Atman : le soi; brahman : le divin. Fondements de l 'advaita ( la
non-dualité) dans l'hindouisme.
267. « Tu es cela».
Journal de la Félicité 605

des cycles de souffrances et de désirs torturants. Si bien que le


seul problème intéressant es\:: comment et par où s'en sortir?
Comment s'évader de l'existence (qui s'étend à l'infini dans
« l'espace » et dure infiniment dans « le temps ») ?
C'est un problème semblable à celui que pose Gaston Leroux
dans Le Myflere de la chambre jaune, et qui peut se résumer
ainsi: y a-t-il moyen de s'échapper d'un espace absolument clos?
Dans le roman de Gaston Leroux (le père dominicain Bruck-
berger permet de citer des romans policiers dans le cadre de la
théologie, et Chesterton ne fait pas autre chose), la tentative
d'assassinat a eu lieu dans une pièce d'où, constate le détec-
tive, il est impossible de sortir. La seule fenêtre a des barreaux;
devant la seule porte, une personne est restée en permanence de
garde; il n'y a pas de passages secrets, les murs sont parfaitement
pleins, personne n'a pu se glisser par le conduit de cheminée. La
chambre jaune représente un système fermé comme l'est l'uni-
vers. Ainsi donc, comment franchir ses limites ? Logiquement
et matériellement il n'y a aucune possibilité de s'évader, tout
comme il n'y en avait aucune pour sortir de la chambre jaune.
(Dans ce dernier cas, la solution est trouvée au bout d'un raison-
nement d'une impeccable rigueur, bien qu'absurde au début:
du moment que l'assassin n'a pu trouver aucune issue, la seule
conclusion possible, c'est qu'il n'est pas sorti et qu'il n'y a, donc,
eu aucun assassin dans la chambre. Mais alors, les blessures sur
le corps de la viétime? Elles ont pu être produites par n'importe
quoi, mais non par un assassin.) Il en résulte qu'aussi longtemps
qu'on n'envisage que les moyens matériels, les existentialistes
ont parfaitement raison et la condition humaine est désespérée
et diabolique. Mais les existentialistes perdent de vue que même
notre désespoir n 'efl pas sûr de lui, que même notre logique sait
qu'elle n'est pas absolue et qu'il existe d'autres voies. Il existe un
chemin de la liberté (ein Weg ins Freie) pour sortir d'une situa-
tion sans issue, d'une chambre jaune, d'un système fermé, c'est la
606 Nicolae Steinhardt

voie « matérialo-transcendantale » qu'indique saint Jean (3,7):


celle de la deuxième naissance.
La deuxième naissance (d'eau et d' Esprit) est la trappe secrète
qui mène à la passerelle immatérielle, à la plénitude invisible:
celle de 1'dprit. Cette deuxième naissance - mystère de la répé-
tition - pourrait aussi se nommer irréalité immédiate (Blecher).
L'énigme de l'espace dos a tenté aussi Mihail Sébastian. Mircea
Eliade le connaît-il? Il sait très bien que ce monde est plein de
mystères cachés qu'il nous faut deviner, pénétrer, dévoiler. Il se
rend compte, sans aucun doute, qu'il y a des issues vers un autre
monde, qui pourraient même être des voies. Mais Eliade ne for-
mule pas de solutions chrétiennes et ne souscrit pas à la vraie
foi. Et pourtant il est plus chrétien qu'il ne le croit et que ne
font soupçonner ses commentateurs, et aussi moins partisan de
l'hindouisme. La clé de la position d'Eliade se trouve dans Les
Nuits de Serampore.
La conclusion des Nuits de Serampore est que ce monde est
véritablement tel que l'hindouisme et le bouddhisme nous ren-
seignent: une maya, une illusion, une magie. Mais c'est aussi d' il-
lusion et de magie que se servent les fakirs, les yogis, les tantras,
l'occultisme. Leurs procédés, rompant les liens sensoriels avec le
monde et rendant les apparences obscures, ne mènent pas à la
réalité absolue et essentielle, mais seulement à d'autres illusions.
(Nous ne sortons pas de la création, nous ne faisons que passer
d'un système à 1'autre, d'un cloaque à 1'autre.)
La conclusion des Nuits de Serampore oblige le ledeur à se
demander si l'auteur ne se compte pas parmi les adeptes des
écoles indiennes pour lesquelles Nirvana et Samsara ne sont
qu'une seule et même chose, et à consl:ater qu'il est bien plus
sceptique face aux possibilités d'extase indiennes qu'il ne le croit
ou qu'il ne l'a donné à croire lui-même dans d'autres ouvrages,
publiés à 1'étranger. Les techniques permettant d'atteindre l'ex-
tase interposent, certes, un voile entre le moi (le soi-disant moi)
Journal de la Félicité 607

et le monde environnant (le soi-disant monde environnant),


elles estompent ce quel' on nomme la réalité et rompent la chaîne
inexorable qui lie le moi au temps (au temps illusoire). Mais le
problème reste entier, de savoir ce que je vais faire du moi après
l'avoir sorti de la maya commune. Eh bien, Les Nuits de Seram-
pore démontrent catégoriquement que le moi n'est pas trans-
porté dans le monde des essences - les portes restent verrouillées
- mais juste transplanté dans un autre système d'illusions, plus
souple, il est vrai, avec des séries simultanées de temps différents,
avec des surprises plus étonnantes, mais qui n'en demeure pas
moins illusoire, lui aussi. Nous passons à des organisations dif-
férentes - intéressantes pour nous, étranges, séduisantes - mais
tout aussi peu essentielles, aussi inexaétes et aussi relatives que
l'organisation du monde dans lequel nous vivons quand nous
sommes à l'état de veille et soumis à la conscience commune.
Il faut se rappeler aussi ces paroles de Dostoïevski : « Le fan-
tastique, c'est la même chose que la réalité; sans réalité il n'y a
pas de fantastique ».
Le seul fantastique qui ne vous dupe point et ne vous mène
point aux rivages de l'illusion, qui n'est pas un simple change-
ment de décor, c'est celui de la foi. Il ne conteste pas la réalité,
mais la transcende ; il n'a pas besoin de sortir de la chambre
jaune pour la quitter; il n'est même pas «fantastique» parce
qu, il ne divertit pas l'esprit par tout un cortège (une comédie)
de mondes possibles, tout aussi peu essentiels, mais l'oblige à se
concentrer sur la réalité; il ne met pas l'être en état de Stupéfac-
tion, mais transforme le monde, et réalise la métanoïa du moi.
La religion chrétienne est la surprenante clé de la chambre
jaune, et le voyage à Serampore dl: totalement inutile.
608 Nicolae Steinhardt

1970
je te confesse,Pere, Seign,eurdu ciel et de la terre, d'avoir
caché cela aux sages et aux intelligents, et de l'avoir révélé
aux enfants.
Luc 10,21

Mon ancien condisciple du lycée Spiru Haret, Alexandru


Cioranescu 268, tête de notre classe avec Rafael Cristescu, et
qui est maintenant professeur à l'université des îles Canaries,
m'envoie le volume de nouvelles de Mircea Eliade. Le livre est
imprimé en langue roumaine, à Madrid.
Dans le livre mis aél:uellement en vente à Bucarest sous le titre
de : Chez les Bohémiennes et autres récits et qui a attendu plus
d'un an au fond d'un dépôt, on a supprimé« Dans la rue Mân-
tuleasa » et « Une photo vieille de quatorze ans ». Rien d 'éton-
nant à cela. (Comment se fait-il qu'ils aient imprimé « Adio » ?
C'est une élégie légionnaire.)
« Chez les Bohémiennes », « Dans la rue Mântuleasa »,
« Adio », trois œuvres parfaites. Pour moi, « Une photo ... »
exprime, bien plus que toute nouvelle fantastique de M.E., des
vérités bouleversantes et fait une place dans la littérature uni-
verselle à la vision roumaine et orthodoxe de la vie et des mys-
tères qui nous entourent. Je retrouve, dans cette nouvelle, tout
ce à quoi je crois avec le plus d'intensité et que j'aime le plus
passionnément.
À première vue, elle rappelle une nouvelle d'Hemingway ou
d 'Aldous Huxley. Le décor et les accessoires: un bar anglo-saxon.
Réfleél:eur, tables de bois anciennes, lumière indireél:e, verres
de cristal taillé, cliquetis des bouteilles qui s'entrechoquent,
268. Alexandru Cioranescu ( 1911-1999), spécialiste renommé de littéra-
ture comparée, ayant vécu à partir de 1944 en exil, a publié entre autres, chez
Gallimard: L:Avenirdu passé: Utopieet littérature et Le Baroque ou la décou-
verte du drame.
Journal de la Félicité 609

boissons fortes, et la fraternité passagère, mais chaleureuse de ces


locaux où l'on boit de l'alcool, la mélodie déchirante et vulgaire
d'une goualeuse.
Une surprise: pas trace, dans cette nouvelle, des techniques
indiennes de contemplation et des motifs mythico-rituels, on
n'y trouve même pas de fantastique. Celui-ci n'apparaît que sous
la forme du destin, toujours présent dans le quotidien.
Le héros: Dumitru, un Roumain au nom banal (l'église rou-
maine de New York est consacrée à saint Dumitru) qui parle
au pasteur Dugay-Martin « à la foi naïve, idolâtre et vaine », et
cherche à « l'exorciser », à lui prouver la possibilité de la trans-
figuration et de la rédemption. L'ancien pasteur, escroc, dit de
Dumitru : « Il est plus près du Dieu vrai que nous tous. Et c'est
encore lui qui le verra le premier quand le Dieu vrai révélera à
nouveau son visage ».
Ce n'est pas la photographie de Tecla qui crée le mystère
de la nouvelle - un problème du type Dorian Gray - mais le
pouvoir salvateur de la foi qui transforme cette nouvelle en
une Profession de foi orthodoxe et roumaine (Chicago 1959) en
une suite à la Profession defoi orthodoxe de Pierre Moghila 269 au
synode de Iassy de 1642, ou à l'encyclique de Constantinople
des patriarches orthodoxes de 1848.
~e rejette donc ce Dumitru ? Il rejette les grandes décou-
vertes (ou les grandes illusions) de l'Occident : l'esprit univer-
sel (Hegel! Noica !) la sémiologie, le zen (le goût de l'Asie!
Eliade en personne !) , la télévision, la langue universelle ( Cio-
ran ! qui ne conçoit pas de cultures exprimées dans des langues
269. Pierre Moghilaou, en roumain, Petru Movila (1596-1647), métropolite
de Kiev, issu d'une grande famille de princes roumains moldaves. Intellectuel
de vaste culture, il a fondé la première imprimerie moldave en 1642, doté les
monastères de nombreux livres rédigés en slavon d, église et a créé l'académie
de théologie de Kiev. Occidentalisant, favorable à l'éducation « lati~e », il
a été un grand partisan du rapprochement entre orthodoxes et catholiques.
610 Nicolae Steinhardt

périphériques), l' Histoire, la sémantique et la sociologie (tout


le struél:uralisme !). Et qui est ce Dumitru? C'est un roumain
du pays des Sarmates, un « paysan du Danube», un homme
simple, fils de Mutter Natur2 70 ! Ce n'est pas tout, c'est aussi
un véritable intelleétuel qui ne confond pas la raison avec unus
liber. Il n'est pas l'homo unw libri271. C'est un homme qui croit
en Dieu et aux miracles, un homme sans prétention qui ne se
laisse pas abuser par les pseudosciences aux noms ronflants, qui
dans ce bar « hemingwayo-huxléen » professe l'incarnation de
Dieu et le salut.
Et tout cela, avec la virulence des Écritures, mais aussi avec un
air de Creanga, de Caragiale ou Bratescu-Voine§ti.
~and Duguay-Martin affirme (à la suite des « théologiens
de la mort de Dieu » : Hamilton, Von Buren, Alitzer, Robin-
son, Cox ou Vahanian) la mort ou le retrait de Dieu: « Dieu
s'est retiré du monde, il a disparu. Pour nous les hommes, c,est
comme s'il était mort. Nous pouvons dire, sans trace de sacri-
lège, que Dieu est purement et simplement mort, qu'il n'est
plus avec nous, qu'il ne nous est plus accessible. Il s'est retiré,
il s'est caché quelque-part. Ce « quelque part» ne fait pas par-
tie de notre monde, c'est ce que les philosophes appellent la
transcendance. Mais pour nous, les hommes, la transcendance
est une forme de la mort. Dieu n'intervient pasdans le monde.
J'ajouterais bien quelque chose, mais je n'ose l'exprimer: qu'il a
bien raison de ne pas intervenir, parce que sa longue absence, sa
politique de non-intervention dans l'histoire peut avoir un autre
sens, c'est que Dieu s'est purement et simplement retiré de façon
définitive, en un mot, qu'il efl mort». - ~e fait alors Dumi-
tru ? Va-t-il y aller de ses contre-arguments ? Protester? Va-t-il
essayer de convaincre son interlocuteur ? Pasle moins du monde.
270. « Mère Nature ».
271. « L'homme d, un seul livre ».
Journal de la Félicité 611

Dans le style le plus pittoresque, le plus chaleureux, le plus déli-


cieusement rural, il va lui asséner ce vœu inattendu; « ~e Dieu
vous garde, dod:eur Martin, qu'il vous accorde bonne chance et
bonne santé! » ( Creanga lui-même n'aurait pas trouvé réponse
plus adaptée, plus suggestive, plus savoureuse, ni Bratescu-Voi-
ne~ti de phrase qui vous aille davantage droit au cœur).
Et il ne s'arrête pas là: « Vous pouvez toujours essayer de me
flanquer la frousse avec vos histoires comme quoi Dieu tirerait
sur sa fin » .
Ce « flanquer la frousse » est digne des plus grands éloges
et en dit plus que de longs discours; essayer de faire croire à
quelqu'un que Dieu n'existe pas ou qu'il est mort, c'est vouloir
lui flanquer la frousse. Et « vous pouvez toujours» s, allie admi-
rablement avec « la frousse», les deux expressions s'ajoutant au
drôle de conditionnel « comme quoi il tirerait ... » donnent à
l'ensemble un côté opera bujfa plein de brio. Ce « comme quoi
il tirerait ... » a tout le pittoresque - mais aussi les sous-enten-
dus - d, une tournure de Caragiale: « Ça ne tient pas, très cher
monsieur! », à laquelle viendraient s,ajouter la douceur et la naï-
veté des réaétions d'un personnage de N. Gane, Em. Gârleanu,
Hoga~ ou Bratescu-Voine§ti.
On ne me mène pas si facilement en bateau, je ne me laisserai
pas berner par une lubie d' intelleél:uels timbrés, a l'air de dire
Dumitru, avec le bon sens du paysan ou du marchand de foires
qui - au-delà de rhabileté et de la robuste saveur des réponses
qu'il sait donner - croit dur comme fer, et pour qui aussi: eine
jèfle Burg ut unser Gotf- 72 •
~e Dieu n ,existe pas - ou plutôt qu, il pourrait ne pas exis-
ter - la nuance de mode est d, une importance primordiale, cela
ne peut être, aux yeux d'un homme qui a toute sa tête, qu'un
bobard, qu, une farce. Voici quel' indianiste a emmené ·àChicago
272. « Nocr · Dieu est une puissance citadelle» ( f. Psa11,me45).
612 NicolaeSteinhardt

l'essence de la foi paysanne qui se rit des théologoumènes de la


philosophie athée et qui, de son esprit « mioritique », terrasse
d'un seul coup (comme le brave terrasse le dragon) - par la déri-
sion (qu'est-ce que tu racontes comme fariboles, mon vieux!
allez, emmène donc ton ours, tu vas faire peur aux enfants !) - les
vaticinations d'un nietzschéisme de bazar. À quoi bon la sémio-
logie, la sociologie, l'esprit absolu et la langue universelle si c'est
pour vous débiter que Dieu n'existe pas et qu'il n'opère pas de
miracles?
À la bonne vôtre ! messieurs qui leur faites confiance ! Et à
vous, monsieur le doéteur Martin, qui avez guéri ma femme par
votre foi, par le don que Dieu vous a accordé, je ne vous dis que
cela: bonne chance et que Dieu vous accorde bonne santé, ce
Dieu dont vous voulez me faire croire qu'il n'existe pas, pour
vous moquer de moi !
Résultat final: Duguay-Martin s'avoue vaincu.
Tout au long de la nouvelle, la simplicité voulue, avisée et
ingénieuse du style accentue le caraétère un peu naïf et un peu
ridicule du héros (Mychkine aussi est apparemment naïf et
ridicule), pour le rapprocher des personnages de la littérature
roumaine qui, précisément, mettent en évidence 1'esprit avisé,
la pureté de l'âme et une certaine ingéniosité, preuve d'une pro-
fonde clairvoyance et d'une sagesse peu encline à se manifester
publiquement.
~and Dumitru répète sans arrêt: «J'étais venu pour le fes-
tival», il évoque la rengaine du « citoyen tourmenté 273 », tout
comme font penser à Caragiale les expressions: « Ben, c'est jus-
tement ... », « Rendez-vous compte, monsieur ... », « Permet-
tez-moi de vous dire à mon tour ...274 »
273. Personnage de Unelettreperdue,comédie de Caragiale.
274. Expressions tirées de la comédie de Caragiale Une lettrepe,·due.
Journal de la Félicité 613

« Vous pouvez toujours essayer de me Banquer la frousse


avec vos histoires, comme quoi Dieu tirerait sur sa fin », c'est
275
du Neculce , de l'Anton Pann, du Creanga des grands jours, et
la réaétion de l'homme qu'on a du mal à berner, parce qu'il sait
bien ce qu'il sait, qu'il vit avec des vérités ancestrales, plus mys-
térieuses que celles des sciences et des philosophies transitoires,
nous vient tout droit de notre fonds thrace, de La Branche
76
d'or2 , de Perre Dascalul, 2n de « La sagesse de la terre 278 ».
Les valeurs roumaines et chrétiennes affirmées à l'Occident:
sans elles, toute culture, toute civilisation est en danger de mort.
Je suis tout prêt à croire que le qualificatif si dévalorisé de
«malin», si souvent employé avec un sens péjoratif pour carac-
tériser le peuple roumain, a repris vie grâce à cette nouvelle, et
dans son acception la plus élevée. J'irais même plus loin, bien
plus loin: je dirais que le héros ne pouvait être qu'en état de
grâce pour s'exprimer avec autant de patience, de bonhommie,
de bienveillance et de sagesse, quand il s'est entendu dire que
Dieu et les miracles n'existaient pas: on ne me la fait pas avec
de telles billevesées; je ne crois pas que le monde soit rempli
d'escrocs; je ne crois pas que tout soit farce et hasard aveugle,
idiots delight. ~and Dumitru répond à Duguay-Martin, cet
homme qui n'arrive pas à croire que l'on peut faire le bien et
que Dieu protège ses créatures, qui doute de lui-même, de tout
et de tous, du bien, de l 'e~érance, et des miracles (surtout des
miracles), quand il lui répond, dis-je « ~e Dieu vous garde
et vous accorde bonne chance et bonne santé ! » il n'y pas
d'autre conclusion à tirer que de citer le texte de l' Épître aux
275. Chroniqueur moldave.
276. Roman de Mihail Sadoveanu.
277. Personnage de Sadoveanu.
278. Sculpture de Brancusi.
614 NicolaeSteinhardt

Philippiens(4,4): « Réjouissez-vous sans cesse dans le Seigneur,


je le dis encore, réjouissez-vous ».
Plus Duguay-Martin récuse Dieu avec véhémence, avec
crainte, plus son désespoir se révèle arrogant et incurable, plus
la mort de Dieu est représentée comme indubitable et désolante
et plus le sourire de Dumitru - nuancé d'un léger méconten-
tement - devient bienveillant et apaisant. Vous n'êtes pas un
escroc, assure Dumitru à l'ancien pasteur devenu barman (et il
s'adresse à lui sur un ton presque paternel, comme un homme
mûr à un gamin ignare): vous êtes véritablement un homme
de Dieu, le monde est vraiment sien, Dieu existe, les miracles
sont réels, réjouissez-vous ! C'est ainsi que s'exprime un homme
simple du Danube, qui n'est pas particulièrement cultivé, mais
que les formules littéraires les plus brillantes et les formules phi-
losophiques les plus édifiantes ne peuvent détourner de sa foi
dans le Bien. Lui, Dumitru, le Roumain, en sait plus que les
distingués nietzschéens et les savants struél:uralistes du monde
occidental (qui non seulement savent qui a mir Paru en bouteille,
mais qui ont aussi fait le compte de tous les mots et de toutes les
lettres de tous les livres depuis toujours), il sait une bonne chose,
c'est que Dieu existe et qu'il peut œuvrer par le truchement de
n'importe laquelle de ses créatures, si misérable et pécheresse
soit-elle, s'il a décidé de la choisir.
Et sa confiance est contagieuse, voyez-vous!
Sage, adroit et avisé, Dumitru est l' Orthodoxie même, la
roumanité même. Mais ce serait une erreur de croire qu' « Une
photo ... » conclut à un exclusivisme géographique. Dumitru
ne se contente pas de confesser sa foi en Dieu, il révèle aussi
Duguay-Martin à lui-même. Il prouve à cet homme désespéré
qu'il n'est pas perdu et qu'il n'a point besoin de renier Dieu
puisque - même si lui, Duguay-Martin l'ignore - Dieu est avec
lui, il lui donne des forces, il le veut.
Journal de la Félicité 615

« Une photo ... » ne se résume pas seulement à Dieu efl avec


nozu, bien au contraire, il y eft dit: Dieu efl aussi avec vous. Mais
- pour le moment tout du moins - vous ne le savez pas, vous
n'arrivez pas à le croire.
La note optimifte qui conclut la nouvelle invite le leél:eur à
voir que ceux de Chicago et d'ailleurs - de la Sorbonne, d'Ox-
ford, de Salamanque, d' Iéna, Sergiu Mandinescu dixit - sont,
eux aussi, des enfants du Danube, c'est-à-dire de Dieu.
Comme ces phrases de !'Épître aux Ephésiens (4,13-14)
s'appliquent bien à ce qui vient d'être dit: « Nous soyons tous
parvenus à l'unité de la foi et à la connaissance du Fils de Dieu,
à l'état d'homme parfait, à la mesure de la ftature parfaite du
Chris\:. Ne soyons plus des enfants, flottants et emportés à toue
vent de doétrine, par la tromperie des hommes, par leur astuce à
fourvoyer dans l'erreur ».
(Je dis, moi aussi: Dieu existe, bien que l'expression soit tout
à fait erronée. Pour affirmer notre foi, nous n'avons trouvé, nous
les hommes, aucun autre terme que celui-là, le plus impropre de
tous. Nous pourrions éventuellement dire: Dieu efl, mais exùte,
c'est d'un anthropomorphisme, pis que cela, d'une matérialité
- d'une « choséité », d'une Sachlichkeit, d'une « réité », d'un
« estimé » 279 - des plus choquants. Comme tout le monde uti-
lise cette expression, je me conforme à l'usage commun, compre-
nant bien par-là que, misérables que nous sommes, quand nous
voulons approcher le Créateur, même avec la meilleure volonté et
les meilleures intentions du monde nous ne découvrons qu'une
seule chose - donnant ainsi raison à un Barth, à un Bultmann, à
un Tillich - c'est qu'il nous est impossible d'y parvenir.
Cela ne ferait pas de mal aux gens de lire davantage Dickens,
cout mélodramatique et romanesque qu'il oit. (En li anc cha-
que année, dans l'après-midi ou la soirée du 24 décembre,

279. Expressions de l'auteur.


616 NicolaeSteinhardt

A ChristmtUCarol,j'accomplis moi aussi une bonne aétion -


peut-être la seule, mis à part la Sainte Communion et les quel-
ques mots d'encouragement prodigués à Noica dans le box des
accusés. Et je n'éprouve aucune honte à laisser couler mes inévi-
tables larmes sentimentales à la fin de la leél:ure, au. contraire, je
m'en glorifie comme d'un haut fait.)
Tout le monde peut se rendre compte qu'il ne faut pas laisser
les imbéciles et les canailles en faire à leur tête. Il faut empêcher
les méchants de faire le mal; quant aux imbéciles, il ne faut pas
les laisser faire des bêtises à des postes de commande.
Malheureusement, de nos jours, l'Occident n'a plus la
confiance qu'il avait en soi au XIXe siècle, il ne croit plus à la
liberté, au christianisme et à la supériorité de sa culture, il est
quasiment perdu. Je ne dis pas qu'il n'y ait pas des quantités de
salauds parmi les Blancs d'Occident, mais les idées spécifiques à
l'Europe : la liberté, l'ordre, le rdpeél: de la personne, l'amour, la
justice sont des idées nobles, universelles... Elles sont compro-
mises par ceux qui ne veulent plus les défendre et qui acceptent
de les voir remplacées par l'envie, la méchanceté, la démence, la
tyrannie en laquelle ces malheureux voient maintenant l'aube
immaculée du premier jour et de l'idéal.
Le jour de leur transfert de la Securitateà la prison, où ils ont
été incarcérés dans une cellule exclusivement peuplée de prêtres,
le père archimandrite Benediél: Ghiu~ dit au pasteur Wurm-
brand, citant Léon Bloy: « La seule chose qui me chagrine, c'est
que nous ne soyons pas saints ».
Revenons à l'idée de « ne pas prendre les péchés au tra-
gique ». Comment cela ? En ce sens que le diable qui se moque
de nous, en nous tentant avec des désirs illusoires, doit être
raillé à son tour. Nous devons, nous aussi, nous moquer des
péchés, c'est-à-dire les démasquer, les démystifier, divulguer leur
vraie nature de bêtises ridicules. C'est le thème du Songed'une
nuit d'été de Shakespeare: le ridicule et la sottise des passions
Journal de la Félicité 617

charnelles apparaissent au grand jour - dans la mise en scene


de Peter Brook - quand Titania tombe amoureuse de Bottom
transformé en âne; la caricature de l'obscénité ravit au diable son
masque tragique et son éclatante cape d'illusionniste, elle en fait
un clown ridicule. Nous pouvons, nous aussi, rire de Méphisto.

1942

Del' hôpital qui est au coin de la rue jusque chez nous, il n'y a
guère plus de cinquante mètres ; le dod:eur Leopold Brauchfeld
vient trois fois par jour faire des piqûres à ma mère. Au stade ter-
minal du cancer, il n'y a que les doses massives de Dilaudid-Arro-
pine qui soient encore efficaces. Plus qu'à un juif de Moldavie et
à un médecin, Léopold Brauchfeld ressemble à un condottiere
du XIV siècle et à un personnage de cinéma. Nous bavardons
volontiers. Parfois, il vient aussi la nuit. Bien qu'il soit discret et
peu loquace de nature, je n'ai pas de mal à deviner que le dod:eur
est communiste et qu'il milite d'une manière ou d'une autre. Il
ne résiste pas à la tentation de faire un tantinet de propagande
et il éprouve, lui aussi, le besoin de parler. Et combien ses paroles
sont séduisantes!
Sa femme, médecin elle aussi au même hôpital, est d'une
beauté remarquable, brune et bien en chair: c'est la Sulamite en
personne. Ils travaillent tous deux sans relâche, ils sont pleins
d'abnégation et de dévouement pour leurs patients, modestes,
courageux. Dans la rue, les gens s'arrêtent pour regarder le couple
exceptionnel qu'ils forment« lui si grand et elle si grande » 280 .
Au bout de quelque temps, ils ne se méfient plus de moi, ils
passent chez nous leurs moments libres, ils viennent avec leurs
violons et jouent pour nous ( ils sont bons musiciens) et ils nous
disent des tas de choses ...
280. Allusion à un ver de Mihai Eminescu.
618 Nicolae Steinhardt

Je les écoute et, l'espace d'un instant, d'un court instant, il


me semble que ... leur « antifascisme » - si purs, si admirables,
si honnêtes, si dignes, si beaux fussent-ils - paraît tout de même
dissimuler autre chose. Leur supériorité personnelle ne justifie-
rait-elle pas un autref ascume, encore pire ?
Attention ! Ne nous laissons pas séduire par les personnes au
point d'épouser leurs idées ! Le couple Brauchfeld ne peut pas
être comparé aux gens que je fréquente, mais le monde qu'ils
appellent de leurs vœux est encore bien pire ... Les héros, c'est
une chose, l'idée c'en est une autre. Il ne faut pas les mettre
dans le même sac. Comme disent les juifs: ici, c'est ici, et là-bas,
c'est là-bas.
Le Seigneur disait aux pharisiens et aux scribes : « Malheur à
vous, scribes et Pharisiens hypocrites, car vous fermez aux
hommes le royaume des cieux! Vous n'y entrez pas vous-mêmes
et vous n'y laissez pas entrer ceux qui le voudraient.» Dans les
rapports entre Dumitru et Duguay-Martin, au contraire, Dumi-
tru ne trouve pas seulement son salut par sa foi et sa confiance,
mais aide aussi Duguay-Martin à faire son salut en lui révélant
la présence del' Esprit-Saint en lui. « Vous ne savez donc pas de
quel esprit vous êtes animés?» (Matthieu 23,13; Luc 11,52).
Dumitru le sait; Duguay-Martin ne le sait pas; mais il l'apprend.
Le Christ a compris que, pour se révéler aux hommes, Dieu,
s'incarnant, devra se sacrifier et, pour que le sacrifice soit authen-
tique et que sa bonne foi soit indiscutable, il devra donner sa
vie. Ce n'est qu'en donnant sa vie - tout est là, le reste n'est que
bagatelle, c'est le seul fait incontestable; seul le courage face à
la mort n'est pas équivoque et ne peut être soupçonné ou inter-
prété - qu'il sera en mesure de prouver qu'il n'est pas venu en
vain en ce monde et que ses intentions étaient sérieuses.
Léon Daudet dit que chaque époque historique a ses maux
spécifiques. Par exemple: au Moyen Âge, la peste; au Àrvl iècle,
journal de la Félicité 619

la syphilis; au XIXe siècle, la tuberculose; pour notre siècle, c'est


le cancer.
Je crois que les péchés ont aussi leurs spécificités. Pour les uns,
c 'eft la débauche, pour les autres, la gourmandise, ou alors la soif
de conquêtes, la cruauté, etc.
Il semble qu'au XXe siècle le péché qui prédomine c'eft l'an-
gélisme, le désir de réaliser la perfed:ion absolue. La convid:ion
que l'on détient la formule unique du bonheur mène tout droit
à 1'imposer par tous les moyens.
D'où l'intolérance et ses résultats : les chutes les plus abjed:es
dans les pourritures les plus anciennes. On recherche la nou-
veauté et la perfed:ion, et on répète les erreurs les plus classiques
pour tomber dans la pourriture la plus banale.
Le péché d'angélisme, dont la conséquence inévitable est l' in-
tolérance, contredit, souille la principale qualité del' homme: la
liberté, consacrée par le Christ Jésus, et resi,ed:ée par la divinité
elle-même (Je me tiens à la porte de votre cœur et je frappe),
ainsi que la promesse suprême (la rémission de vos péchés vous
rendra libres).
Berdiaev: la tragédie antique, c'est la tragédie de la fatalité, la
tragédie chrétienne est celle de la liberté.

1965
L'abbé (ultérieurement cardinal) Daniélou affirmait que le
christianisme ne devait pas nécessairement revêtir des formes
gréco-latines. Le christianisme n'est pas uniquement méditerra-
néen, il est universel, il appartient à tous dans le monde entier et
il faut se faire à l'idée qu'il pourra prendre des asi,ea:s différents
de ceux que nous connaissons dans le bassin de mare noflrum.
Le Christ n'est lié à aucune de nos formules, si belles et si véné-
rables soient-elles. Il y a eu et ily aura encore d'autres cérémonies,
(
d'autres décors, d'autres coutumes. Il se pourrait que des choses
620 Nicolae Steinhardt

totalement différentes apparaissent - Kommende Dinge281, et il


convient de ne point s'en effrayer. La foi, les dogmes, l'Église
sont immortels et inaltérables, mais les couleurs, les mélodies, les
vêtements, les langages, les gestes changent; il y a eu et il y aura
d'autres joies, d'autres manières de célébrer les fêtes, d'autres
façons de pâtir. Seule la Croix est éternelle. Pourquoi s'en éton-
ner? Pourquoi redouter autre chose ? Ne sommes-nous pas les
membres d'une Église à laquelle il a été promis un nouveau ciel
et une nouvelle terre ?
Il n'est pas jusqu'au martyre qui ne puisse - tout comme les
façons de se prosterner - avoir différents styles.
L'homme peut aller à la mort et se justifier par ses propres
voies, toutes d'égale valeur.
Sous Henri VIII, John Fisher ne perd guère de temps à
réfléchir: son style, c'est la rapidité, il saisit la situation instan-
tanément, il s'exprime et choisit la voie qui mène direétement à
l'échafaud.
Thomas Moore, en revanche, veut vivre. De tout cœur, mais
pas à n'importe quel prix. ( « A l'instar de Socrate, comme le
résume Bury, oui à la vie, mais à la façon dont il l'entendait,
lui ».) Jusqu'au dernier moment, Moore cherche une solution
- honnête, conforme à ses conviétions - pour pouvoir rester
en vie. Il ne se hâte pas de se prononcer; il lira l' aéte qu'on lui
demande d'approuver quand celui-ci lui sera soumis et il se pro-
noncera en temps voulu. Comme il sait - et cela est de notoriété
- qu'il n'acceptera pas n'importe quoi, son délai n'a rien d'infa-
mant. La preuve, c'est qu'il a refusé de prêter le serment exigé et
qu'il est allé à la mort avec calme et sang-froid.
Le Seigneur n'a pas cherché la mort, lui non plus. Il l'a atten-
due, mais il n'a pas forcé les choses. Par conséquent, le Sauveur
n'approuve pas le désir de mort, l'impatience, le suicide camouflé.
281. « Des choses à venir».
journal de la Félicité 621

Je dirais, au contraire, que le courage chrétien implique l'amour


de la vie, si vivre ne signifie pas avoir honte de soi et devant Dieu.
La vie est un don de Dieu, et la conserver le plus longtemps pos-
sible est un devoir quis' impose. Mais pas à n'importe quel prix:
à tout instant, sans hâte, mais sans hésiter, nous devons être prêts
à la donner pour quelque chose qui nous dépasse, pour cette
chose sans laquelle si nous survivions, nous ne serions plus que
des morts-vivants, des ombres « ottomanisées ». Ce n'est qu'en
la perdant ainsi que nous donnons de la valeur à notre vie. Ce
paradoxe - propre à vous donner le vertige - le Rédempteur 1'a
formulé lui-même expressuverbu: car qui tient à sa vie la per-
dra et qui la perd pour moi la gagnera. (Notez bien que « pour
moi », cela signifie pour les plus petits que lui, qui subissent des
souffrances ou des injustices ou alors pour une idée qui peut se
prévaloir d'être conforme à sa volonté.)
Ma colère contre Lord Halifax, le ministre des Affaires étran-
gères du gouvernement Neville Chamberlain, et contre sa théo-
rie pseudo-chrétienne (Who am I tojudge ?),qui suppose qu'on
cède totalement devant les forces du mal, trouve un (brillant)
écho dans les remarques de Sainte-Beuve sur Malesherbes:« Un
homme politique grand et authentique ne doit pas être bon
comme l'est un particulier, il doit agir et gouverner dans l'intérêt
des bonnes et honnêtes gens; voilà sa morale; mais pour cela il
doit croire à 1'existence du mal et des méchants, y croire très fort
et s'en méfier constamment ».
Gherla, cellule 87 (à la suite d'une conversation avec le
père I.P.). Ne pas croire en Dieu, passe encore. Tout le monde
n'a pas assez d'esprit pour le concevoir ou assez de cœur pour
connaître son amour. Mais ne pas croire au diable ! C'est impos-
sible à comprendre ! Nous avons, Dieu merci, suffisamment de
moyens pour pouvoir le sentir constamment autour de nous,
toujours aux aguets, se tortillant, s'agitant - waiting, comme Mr.
Micawber,far something to turn up -, au cas où il lui tomberait
622 Nicolae Steinhardt

quelque chose sous la main, toujours à notre disposition, sautant


sur toutes les occasions, toujours prêt à répondre à n'importe
quel appel, serveur attentif, mendiant infatigable, se contentant
d'un rien. Il ne faut pas oublier que sa principale taétique - que
Thomas Mann et Dostoïevski connaissaient, comme tous ceux
qui l'ont étudié de près - consiste à prétendre qu'il n'existe pas.
~and Luther a jeté son encrier sur lui, il a fait la chose la plus
naturelle et la plus sage de toute sa vie.
Carp, au Sénat, le 12 février 1901. La question de confiance
a été posée. Il est clair que le vote sera négatif si les membres du
gouvernement ne votent pas, eux aussi, conformément aux tra-
ditions. Carp interdit aux ministres de voter. Le gouvernement
est renversé.
~el grand seigneur! (Par ailleurs, il est tout sauf sentimen-
tal. Au gouvernement à deux visages qui déclare mettre sa tête à
la disposition du président du Conseil, Carp répond sèchement:
« ~e voulez-vous que j'en fasse ? »)
Je sais que le Christ nous a demandé d'être bons, secourables,
et purs, mais, par tout son comportement, il nous a invités à
avoir de la tenue. La tenue n'est pas l'apanage exclusif des aris-
tocrates de longue date ou des disciples de Nietzsche, Malraux
ou Montherlant; c'est aussi un trait essentiellement chrétien et
le Seigneur, notre Dieu, ne nous demande rien de moins que
ce qu'exige le code de la chevalerie, c'est-à-dire d'être nobles et
braves.
Le sped:acle d'un Anglais revêtant son smoking pour dîner,
bien qu'il soit seul ou perdu au fin fond d'une colonie, n'est pas
ridicule parce que ce geste mineur donne vie à l'idée qu'a for-
mulée Saint-Exupéry et que Sartre (horrifié à l'idée qu'il pour-
rait ne pas bien se comporter s'il était torturé) a reprise par ces
mots mémorables: « Je serai mon propre témoin ». ( Ce qui esl
aussi la phrase la mieux adaptée à un homme subissant la torture,
seul, dans sa cellule.) Le gentleman se garde de commettre de
Journal de la Félicité 623

bassesses parce qu'il se voit de l'extérieur et qu'il lui est désa-


gréable d'assister à une scène dégradante.
D'autres implications :
• Il est indifférent aux jugements d'autrui et aux commé-
rages, aux préjugés et aux stéréotypes, mais reSpeél:eavec déta-
chement les traditions et coutumes.
• Il se comporte vis-à-vis des autres non pas selon
leurs mérites, mais conformément au degré de distiné\:ion
(d'honorabilité, dirait Manole) auquel lui-même aSpire (conseil
catégorique de Polonius à Laerte).
• Il comprend que la tenue ne remplace pas l'héroïsme, mais
s'en approche et que, de toute manière, c'est: the next befl solu-
tion («la meilleure solution de remplacement » ), le désir de
noblesse étant, selon Eugenio d'Ors, anoblissant par lui-même.

1963

Dans notre siècle, ce siècle de prisons et de camps, le problème


de la tenue ne se pose plus de façon théorique. Il était fort peu
probable que quelqu'un giflât le cardinal de Rohan quand, à la
question: « ~e feriez-vous si on vous souffletait ? », il répondit
par ce mot d' eSprit célèbre: « Je sais ce que je devrais faire, mais
je ne sais pas si je le ferai». Mais il est fort probable qu'un Euro-
péen à partir de la troisième décenie du XXe siècle puisse être
arrêté chez lui ou dans la rue, et enfermé, giflé, torturé, outragé.
Cette question du comportement se pose alors à lui de façon
urgente et aiguë. Avoir quelques bacilles de Koch dans le corps
et être tuberculeux sont deux choses différentes. Il est vrai que
tout gentilhomme pouvait être provoqué en duel à n'importe
quel coin de rue, pour un regard de travers ou pour avoir craché.
Mais les gentilshommes représentaient une catégorie restreinte,
voire professionnelle, éduquée et préparée à faire face à ce genre
d'incidents. Entraînée. Leur enfance et leur jeunesse étaient
624 Nicolae Steinhardt

consacrées au développement de ce réflexe, pour qu'il devienne


inftinél:if: on répond à une insulte par un duel. Mais il en va tout
autrement des paysans, des fonétionnaires, des professeurs, des
prêtres, des membres des professions libérales qui remplissent de
nos jours les prisons. Il y a peu de temps encore, les supplices,
les coups, le décor d'une cellule leur étaient inconnus et même
inimaginables. Voilà pourquoi le problème de la tenue se pose à
nous dans coute la fraîcheur et l'acuité - hâtive et brutale - de
roue ce qui rentre dans la rubrique existentielle.

Sibiu, 1970

Val. Gl. m'emmène en side-car à Ra§inari 282 •


Splendeur de ce village roumain entièrement construit en
pierres, comme les villages des Saxons 283, avec les .:nêmes portails
gigantesques, le même aspeél: de vigueur, d'abondance et d 'ai-
sance. Nous sommes le 14 septembre, jour de la Croix. Nous
allons à l'église, puis sur la tombe de ~aguna 284 et à la maison de
Goga 285 . Je suis photographié devant la maison de Goga; j 'em-
brasse le mur de la maison. Ne suis-je pas ridicule ? Et mélodra-
matique ? Sans doute, mais écrasé par la beauté de ce lieu, le cœur
débordant d'amour, je fais ce que j'ai envie de faire, peu m' im-
porte ce qu'on pourra en dire. Nous avons au moins ce droit-là,
sur terre, de ne pas nous soucier du qu'en-dira-t-on quand nous
282. Village à proximité de Sibiu, au pied des montagnes, lieu de naissance,
entre autres, d' Emil Cioran.
283. Minorité ethnique d'origine allemande, installée en Transylvanie
depuis le XIIIe siècle.
284. Andr~i ~aguna ( 1809-1873 ), prélat et homme politique, métropolite
des Roumams orthod~xes d_eHongrie et Transylvanie, a beaucoup contribué
au développem~nt de l enseignement et de la presse en langue roumaine.
285. Octav!~n Gog_a ( 1881-1 ~3_8), né à Ra~inari, poète, journaliste, et
homme polmq~e, a Joué u~ rôle rmportant dans 1'union de la Transylvanie
aux autre provinces roumaines en 1918.
Journal de la Félicité 625

sommes heureux. Puis nous partons par la Valea Stezii jusqu'au


lieu-dit Curmatura.
J'envoie à Paris une photo à Monica L. et Virgil 1.,vont-ils
rire eux aussi ?

Septembre 1940

Les Anglais sont soumis à un examen très dur et ils le passent


'
avec succes.
Il pleut des bombes sur Londres, et eux continuent à se bala-
der dans les rues et sur les toits, même après les sirènes d'alerte.
Ils ne s'en font pas. Les prêtres disent la messe dans des églises
démolies. Le roi et la reine n'ont pas quitté la capitale et ne vont
pas non plus aux abris.
Le courage y esè une qualité communément répandue, qui va
de soi. Obsèination face au danger. Le calme en guise de vertu.
Aristocratie.
La poésie de la défaite, le rdpeél: de la mort et de ceux qui
meurent, transfigurés par la résignation et le sentiment du devoir
accompli. Les Japonais. Les samouraïs. Mioriça (qui esè aussi une
retraite dans la nature: il se peut que le berger ne fasse rien pour
se protéger parce que dégoûté par l'envie et la bassesse des autres,
il préfère se fondre dans la nature plutôt que de vivre aux côtés de
deux canailles). Le cas Codreanu: sa défaite et sa mort tragique
le grandiss~nt, le sortent du commun, du temporel. Vainqueur,
il se serait certainement souillé au contaél: de la politique et de la
réalité où ils' était engagé.
Malraux: « Qiesè-ce qu'un chevalier? Un homme qui
meurt pour la cause qu'il a choisie >>.
À Eforie Nord: rencontre avec ~tefan Teodorescu, aétuel-
lement professeur à l'université de Fribourg: <<Ce qui caraété-
rise le peuple roumain, c'esè son aménité, dit-il». Et il répète
cela pour Alexandre Isaevici: la bonne volonté à l'égard des gens
626 Nicolae Steinhardt

est la seule chose importante, rien d'autre ne compte. Ni le sys-


tème politique ni le système économique ne sont déterminants,
seule l'est la qualité des relations entre les gens. S'il y a de la
bonne volonté et de l'aménité, le reste ne compte pas.
Encore Malraux: « Seule la vié\:ime peut regarder le bour-
reau dans les yeux et le Dieu du Christ ne serait pas Dieu sans la
crucifixion ».
Valéry: « Finalement, personne avant les chrétiens n'avait
dit que Dieu est amour».
Septembre 1970.
Le doéteur Corneliu Ax. nous parle avec enthousiasme de
l'église fortifiée de Biertani 286. Nous partons en excursion, lui,
son épouse (née Mare~, fille de l'ingénieur Nicolae Mare~, mort
à Signet), Paul C. et moi-même.
De Sighi~oara nous faisons un détour par là-bas et vraiment
la beauté de ce lieu dépasse la description enthousiaste de mon
vieux camarade de classe.
Notre guide, une Saxonne entre deux âges, est très aimable
et nous donne une quantité de détails. Cette église fut catho-
lique, elle est devenue luthérienne et a été, pendant un certain
temps, le siège de l'évêché. Madame Anna Philp nous montre
la chapelle que les protestants réservent à ceux qui sont restés
catholiques ; détail noble et touchant.
C'est une magnifique journée d'automne, chaude, avec un
ciel serein, un air immobile, baignée d'une ineffable douceur.
L'église est située sur une hauteur. À travers les créneaux, on aper-
çoit le village désert; pas un chat dans les rues. Le calme est par-
fait. L'odeur puissante du foin fraîchement coupé est enivrante.
Des grappes de feuilles rouges (aux innombrables nuances de
286. Gros bourg, dans le district de Sibiu. Église fortifiée datant de 1S10;
lieu où fut découver~ l'un de .plus anciens témoignages de la christianisation
des Daces: le donanum («disque» de bronze, gravé d'une croix au mono-
gramme du Christ).
Journal de la Félicité 627

rouge) grimpent le long des vieux murs gris.J'éprouve, l'espace


d'un instant, le sentiment d'être véritablement au paradis, au
sens propre, comme si, sur la route fort mauvaise qui monte ici
depuis la nationale, j'avais eu un accident, que je sois mort et que
je sois entré au paradis. Un instant, mais indiciblement long et
convaincant. La félicité est parfaite, l'illusion presque absolue.
Je ne suis pas mort, nous ne sommes pas au ciel, mais cet
endroit est un des plus beaux quel' on puisse imaginer et la magie
du passé, conjuguée à ce beau mois de septembre, le rend encore
plus fascinant.
Soudain s'élève la mélodie des cloches, que madame Philp fait
sonner à heures fixes. Toute la voûte d'un bleu si pur en résonne.
Herr, mach uns Jrei287 , ai-je inscrit dans le livre d'or à la fin de
la visite.
On peut trouver bien des excuses aux professeurs M. Ralea,
G. Calinescu et Tudor Vianu, et il est difficile de leur jeter la
pierre. Mais on ne peut pas dire qu'ils aient eu de la tenue. Per-
sonne ne conteste le talent de grands maîtres comme T. Arghezi
et M. Sadoveanu. Mais pour ce qui est de la tenue, on en attend
toujours la preuve.
Enfin, voyons, ils n'étaient pas des hommes politiques, des
hommes publics ! C'est bien ce que je dis, ils ne l'étaient pas.
Mais ils auraient pu le devenir et je me reporte à cette belle
phrase de Mirabeau: « Aux époques de calamité, tout homme
courageux devient un homme public ».
Deux traits du cardinal de Retz: il ne pouvait pas com-
prendre qu'un homme aussi intelligent que Mazarin ait été à ce
point privé de générosité et de grandeur d'âme, et qu'il n'ait fait
confiance à personne (car il soupçonnait tout le monde d'être
semblable à lui); il s'efforçait de ne garder en mémoire que le
287. « Seigneur, rends-nous libres ».
628 NicolaeSteinhardt

mal qu Anne d Autriche et le Cardinal lui avaient fait et d'ou-


blier tout le bien.

Jilava, fin novembre

Rafales de pluie et de vent. Hurlements. Au-dehors, tout


gémit. Jilava a revêtu son manteau speétral: site solennel et
sinistre. De longs échos résonnent dans les couloirs. Les plan-
ches qui couvrent la fenêtre sont sorties de leurs gonds (ou de
leurs crochets) et s'effondrent, dévoilant une nuit livrée aux
fantômes. Nous distinguons la silhouette d'un gardien qui véri-
fie les barreaux en y promenant une barre de fer, comme sur les
cordes d'une harpe éolienne: des sons graves et lugubres s'en
échappent.
On dirait que la prison tout entière est un Vaisseau Fantôme,
ou bien le navire, ballotté par les flots, du premier aél:e de La
Tempête, ou bien encore la maison cernée par la tempête de neige
dans les Hauts de Hurlevent.
Toute cette funeste grandeur (on découvre tout juste l'épais-
seur des murs, la profondeur des cellules et l'infinie longueur des
couloirs) 1ne fait inopinément penser à ce chevalier japonais qui
sollicite son admission dans la seae zen, pour y être initié et que
le maîtr accueille par un coup de poing en plein visage. Le pos-
tulant encaisse bi n: impassible, il sourit et se tait. On ne saurait
avoir attitude plus chrétienne.
t i le Nirvana n•éraic pas le néant, mais la dignite
ntologiqu ?
Un foi d plus, pourtant, il ne fait pas de doute qu l in-
~ riori de 1 P ns a ia ique par rapport à la doéhin chr -
ci nn ne oi du , d u raison : ignorer Satan t être incap bl
d pcr voir le ' n cragiqu d l' i ~ n .
Journal de la Félicité 629

Gherla, cellule des prêtres, Bucarest, 1965

Une fois encore: les limites de la puissance de Dieu.


Être tout-puissant, c'est disposer de la liberté de tout faire, le
bien comme le mal. Ainsi considéré, Dieu n'est pas tout-puis-
sant, puisqu'il ne fait pas le mal. Mais s'il ne le fait pas, ce n'est
pas parce qu'il ne peut pas, mais parce qu'il ne veut pas le faire .
.Montesquieu l'a exprimé par la bouche d' Uzbek: « Quoique
Dieu soit tout-puissant, il ne peut pas violer ses promesses ni ne
peut tromper les hommes ».
Dans son Cours de Droit conflitutionnel, Benjamin Constant
estime que Dieu est limité parce qu'il ne peut intervenir dans les
affaires des hommes que pour sanél:ionner le bon droit. C'est la
raison pour laquelle nous ne devons pas le soumettre ala tenm-
tion en lui demandant des choses dont nous savons qu'il ne peut
les approuver.
Si André Gide n'aime pas Dieu, c'est justement parce que
Dieu n'est pas étrange, cynique, « gratuit », parce qu'il ne rit
pas; les dieux de l'Antiquité lui sont sympathiques parce qu'ils
ne connaissaient pas de limites morales et qu'ils se moquaient
des mortels.
J. Chevalier dit que Dieu est le garant de l'ordre et de la
morale - il a un pouvoir illimité, mais un pouvoir moral.
A. N. Whitehead affirme: La seule limite imposée à Dieu
c'est celle qui découle de sa bonté ... Il n'est pas vrai que Dieu
soit infini à tous points de vue. S'il en était ainsi, il serait éga-
lement bon et mauvais ... Sa puissance est définie, et par consé-
quent limitée.
Et E. Burger: « Ce n'est pas l'infini qui est plus profond
que la personne, mais la personne qui est plus profonde que
l'infini ».
630 icolaeSteinhardt

ous savons que le vrai Dieu n'est pas celui des panthé· es:
tout en toute chose, l'indéfini; il est le Dieu de l'ordre et de la
bonté, de l'amour et de la justice.
Affirmer que le pouvoir de Dieu esèlimité, c'est erre anarheme.,
mais il serait faux de penser qu'il peut agir au gré de ses caprices,
comme les dieux de !'Antiquité.
ous discutons ainsi, dans la cellule, des attributs et des pou-
voirs de Dieu, et nous oublions que nous vivons une époque de
difuru.re de l'État. Voltaire avait vu où l'on pourrait en arriver
(De la nécessitéde croire à un êrre suprême) : « Dieu nous garde
d'un tyran féroce et barbare qui, ne cro ant pas en Dieu, serait
son propre Dieu ».
Paul Diin. a bien raison de prendre la défense de oltaire
contre la plèbe.
Le bonheur, les dieux l'enviaient aux mortels. Les hommes
de !'Antiquité se gardaient de s'avouer heureux, et encore plus
d'oser le dire, de peur de s'attirer la colère et la persécution des
dieux.
A ec Dieu, c'eft très différent: non seulement il n en ·e pas
notre bonheur, mais il nous incite sans cesse à erre heureux •
nous promet la félicité il nous la prépare.
Saint-Just a ait donc raison de dire que le bonheur est une
idée neuve, moderne. Et pour ce qui est du sacrifice, le Dieu des
chrétiens a également innové: c'est son privilège, on monop e
il e le résen e entièrement, à lui seul.

1971

Don Hdder Camara, arche eque de Recife appelé Pe -


nambouc) e un homme d église rouge >.
0 n peut ui appliquer le phrases de l..,...,.,,,.L
. ,
1 que qu un ous ·r: Le Christ e 1 1
ar de faux chri et de w pr re
Journal de la Félicité 631

s'élèveront et ils feront de grands signes et des prodiges, au point


d'égarer, s'il était possible, même les élus».
Je pense aussi que ce haut prélat portant fleur rouge à la bou-
tonnière se rend coupable de ce péché, à l'existence duquel je
crois si fort: le péché de bêtise.
Kipling. Les collèges anglais. Leurs principes d'éducation:
dortoirs sans chauffage, toilette à l'eau froide, des punitions
corporelles du matin au soir, des souffrances, des humiliations:
l'injustice. Surtout l'injustice. Pour préparer les jeunes à la vie?
Certes. Mais aussi les préparer à Dieu. Pour qu'ils apprennent
que l' Esprit souffie où et quand il veut, que nous sommes, ici-
bas, sur une terre d'exil et de douleurs, et parmi des hommes qui

ne nous arment pas, que nous n > 1nteressons
• /
pas, qu1• ne sont pas
disposés à nous écouter, à nous louer, à nous consoler ...

2 7 novembre 19 50

Au bureau, en discutant de la pureté d'une expression (je


suis tradud:eur), la camarade Riana, chef de la seél:ion, nous a
conseillé d'écouter la voix du peuple.
Dans le tramway 25, vers le soir, j'entends la voix du peuple.
La receveuse, une femme hirsute, grisâtre de la tête aux pieds
(cheveux, visage, vêtements), crie à tue-tête en parlant avec un
soldat et une petite vieille. La petite vieille est assise et tient un
énorme paquet sur ses genoux. Le soldat, un garçon maigre et
très jeune, se baisse pour lui répondre à voix basse. Ils affirment
tous trois l'existence de Dieu, ou tout au moins celle d'une puis-
sance supérieure. Je saisis seulement la voix de la receveuse: « Il
me reproche de me prosterner. - Et toi, là, qu'est-ce que tu fais?
Tu ne te prosternes pas ? Non, mais, écoutez-moi ça ! - Et il me
demande pourquoi je me prosterne ! »
632

Le reste se perd dans un b •t de


no eau: <, Pouvoir:... rient eau. .. dit qu° C
envie de lui flanquer un coup par tete.•• :>
La petite •eille intervient, mais je enœn pas
die..Je n'entends pas non plus le soldat.
Mais la femme hirsute continue:
Faut bien qu'il existe. ~es1-ce que ru as a e
tout le temps la narur½ hem ? Sans son po oir ru cro • e
enfants naitraient ? Ta mere t aurait fair:,toi ?
Maintenant tour le monde écoute. n silence s'abat - to
le wagon, interrompu seulement par es bruits
notre véhicule, un silence attentif qui ne peut manqn
matérialiste et dialeénque.
La receveuse poinçonne qudques billets, Ya po
mais je suispressé et je dois d~~~·=.l~ e. J'en ie Léon Daudet
.......
raconte comment, pris par le charme de la syncaxe
il lui arrivait de suivre dans les rues de Paris, som-ent cres lo·
des groupes ou des couples au parler pittoresque et plein e
sa,oureuse sagesse.
Dans « ne photo •eille de quatorze ans >: un texte
important pour l'ame roumaine et son po oir e
tion que Luceaforul, La Légende .de 1aûre 'fa,wle et 'lm
Mircea Eliade écrit: « On sent que notre ami a commencé a
transfigurer, qu'il a en lui l'Bprit universel !ais le p·T'V'_,,v::,_,~n,..1..,
de transfiguration n, est pas achevé. Parce que, , o -a- :0 ne
parvient pas à exprimer les m ères. ~e , ut la Iang e amé-
ricaine, cette langue uni erselle si elle ne peut pas eJ rimer
mystères?»
L'hérésie, c 'esl: de dire comme Zola: Le Chrisè peut bi e
pardonner, Dieu, le Pere, ne te pardonnera pas. e-
ment une hérésie de dire, comme les théologien t,
de la mort de
Dieu: Dieu est mon, il n' a plus que le Chri . le Chri~
c'est encore a Dieu qu'il nous mene il n'est que la porte il e
Journal de la Félicité 633

seul médiateur, mais finalement, c'est toujours au Père que nous


aboutissons.
Les textes, surtout ceux de l'Évangile selon saint Jean, sont
nombreux et concluants (5,43; 6,38; 7,16 et 29; 8,16 et 28;
17,8): « Je suis venu au Nom de mon Père ... Car je suis descendu
du ciel non pour faire ma volonté, mais la volonté de celui qui
m'a envoyé... Mon enseignement n'est pas de moi, mais de celui
qui m'a envoyé ... car je viens de Lui, et c'est Lui qui m'a envoyé .. .
car je ne suis pas seul, mais avec moi, j'ai le Père qui m'a envoyé ...
Car les paroles que tu m'as données, je les leur ai données ».
Mais le texte essentiel se trouve dans Jean 10,9: « Je suis la
Porte. Si quelqu'un entre par moi, il sera sauvé; il entrera et sor-
tira et un pâturage il trouvera»'. Pourquoi le Seigneur dit-il « et
sortira» ? - Pour nous montrer qu'il ne peut être isolé du Père
et du Saint-Esprit. Nous ne parvenons à la sainte Trinité que par
le Christ, mais c'est à la sainte Trinité que nous sommes appelés
à aboutir.
Les théologiens qui s'arrêtent au Christ se rendent donc cou-
pables d'hérésie, ils perdent de vue l'existence de la sainte Trinité
qu'ils veulent scinder, alors qu'ils savent bien qu'elle est une et
indivisible.

1934

Conversation avec Manole (Annette es\:présente, elle aussi;


elle écoute en souriant): comment pouvons-nous sortir d'un
dilemme sans solution ?
Il me cite Keyserling (bien qu'il ne puisse pas le souffrir) :
« Les survivants, ce sont ceux qui ont su et ont voulu assumer
un risque supplémentaire ».
C'est la loi ancestrale, et profondément équitable, du bénéfice
lié au risque: ce n'est qu'en investissant davantage, en risquant,
que l'on es\: en droit de gagner. Les prudents perdent. Il existe
-
6 4 NJcolae
Steinhardt

des lois dans tous les domaines. Les dilemmes tragiques ont les
leurs. La plus importante dt la loi du « risque supplémentaire »,
une sorte de loi de l'excédent, du supplément librement accepté,
c'est la sortie par un aéte de pure folie (pour La Rochefoucauld,
la seule solution pour sortir de certaines situations).
Annette était allée à un débat littéraire et, pendant l 'entraéte,
elle avait lu sur une affiche: « Buffet pour le public consom-
mateur», mais à première vue elle avait cru voir écrit « pour
le public conservateur ». Elle raconte sa confusion à Manole,
qui rit de bon cœur. Annette s'incline légèrement : ellese sent
gratifiée.
Il faudrait livrer à la réflexion des purs esthètes l'aphorisme
de Vauvenargues : « Pour avoir du goût, il faut avoir du cœur ».
Jules Romains écrit dans Le Vin blancde la Villette: Si Dieu
n'existait pas, il reviendrait aux justes l'honorable tâche de le
remplacer.

1965

Entretien avec Al. Pal.: Le Christ est venu tout d'abord


pour nous scandaliser: apporter le feu et la discorde ; pour louer
Marie qui reste à ne rien faire et tancer Marthe qui ne sait plus
où donner de la tête tant elle a de travail; pour éviter les purs
pharisiens et rechercher la compagnie des voleurs et des femmes
dépravées, pour ne perdre aucune occasion d'enfreindre le
sabbat; pour nous secouer, nous ébranler, nous étourdir, nous
faire sortir de nos gonds, nous libérer de nos préjugés les plus
ancestraux et les plus honorables, des raisonnements les plus ri-
goureux, des habitudes les plus communément admises, de nos
profondeurs les plus stratifiées ; pour nous brûler avec un glaive
rougi au feu; pour nous éveiller à quelque chose de nouveau, de
cout à fait nouveau, d'inattendu, d'insoupçonné: la liberté et la
compassion. En nous délivrant de la loi et du péché, ce n'est pas
Journal de la Félicité 635

à une piètre vertu morale qu'il nous appelle, mais à une liberté
pleine et entière, à la condition de 1'honneur. Et du même coup,
comme dit saint Auguftin, il nous soulage de l'inquiétude à
laquelle Marthe avait cédé, il nous mène à la joie. ( « Marthe
s'agitait et Marie était à la fête».)
Nous passons de la condition d'esclave à celle d'homme libre.
De la peine et de 1'agitation à la tranquillité et au feftin.
C'est à 1'honneur que nous invite la religion chrétienne,
non pas à un honneur sur commande et affedé, mais à celui qui
consifte à assumer sans crainte notre qualité d'homme empli de
l'esprit divin. Noblesse oblige. La crainte n'a pas sa place dans le
domaine de l'esprit, pas plus que la mesquinerie. La crainte ne
peut être le fait d'un esprit libre.
L'idéalisme lui-même ne juftifie rien, sil' idée n'eft pas subor-
donnée à Dieu.
Drieu La Rochelle: « L'idée eft assoiffée de sang». L'idée
peut être aussi assoiffée de sang que les dieux de la Révolution
française. (Les dieux ont soif, d'Anatole France).
Les idées les plus élevées et les plus nobles ne font pas excep-
tion, au contraire. Seul le Fils par la chair 288 de celui qui a dit:
« Délivre-moi du sang, ô Dieu, Dieu de mon salut 289 » peut gar-
der les intelled:uels et les idéaliftes de cette tentation logique:
utiliser n'importe quels moyens pour parvenir à la réalisation
de leur objeél:if (grandiose, certes), et céder à leur goût du sang
qui compense sans doute la sécheresse de leur vie et de leur
corps chétif.

288. Selon les Évangiles de Matthieu et Luc, Jésus descend d'une lignée qui
remonte jusqu'au prophète David.
289. Psaume 50, 16. Un des Psaumes les plus célèbres, abonda~n:ienc récité
lors des offices liturgiques.C'est l'exemple type du psaume de pemtence.
636 NicolaeSteinhardt

1945

Vu le film soviétique Un train pour l'Efl. Danses, musique,


humour. Pour ceux qui ont cru à la révolution sociale (et je pense
à Bellu Z., à Sirena Rab., à Germania D., et à Tr. en tout premier
lieu), il n'y a qu'une solution: le suicide.
Tant d'années de prison, de bagne, d'exil, de déportations en
Sibérie, tant de souffrances, de sacrifices et d'espoirs (la princesse
Alexandrina Kolontay: Allons notu coucherde bonne heure, ca-
marades,demain commenceun monde nouveau),pour en arriver
à quoi ? Aux formes les plus abjeél:es de l'opérette américaine,
aux degrés les plus bas du divertissement petit-bourgeois, aux
banalités les plus affligeantes du répertoire de «revue». Bien
en dessous des speél:aclesde « Marna 290 »: Titi Mihailescu et
Violetta lonescu 291 ( ceux-là, les pauvres, ne se souciaient pas de
changer le monde).
Le communisme a beau « nationaliser » toutes les richesses,
emprisonner n'importe qui, assassiner qui il veut, il se trouvera
toujours confronté à la pérennité de certaines choses, opiniâtres
et indéracinables : le besoin de speél:aclesde foire, de clichés, de
« l'Auberge du Cheval blanc 292 », en somme de l'internationale
de la vulgarité.
Pierre Gaxotte s'était écrié, lui aussi, en commentant la publi-
cité pour les emprunts d'État avec intérêts et les loteries natio-
nales: Je le savais bien! C'est à cela que vous voulez en venir!
Gare à vous, braves gens !
290. Cinéma de quartier à Bucarest.
291. Artistes de variétés qui présentaient leurs numéros au cinéma avant le
r
film età entracte. ,
292. Restaurant avec spectacle de variétés, très célèbre à Bucarest.
Journal de la Félicité 637

Je m'attendais à tout: à n'importe quoi, sauf à l'apothéose


des ~ed:acles d'entraéte des cinémas de quartier. Pauvre Iulian 293
avec ses: « Hauts les jupes, à bas les pantalons ! ».
Ma parole, il n'y avait pas besoin de GPU, de NKVD, de
KGB ou de matérialume et empiriocriticinne.
Les paroles du Christ n'idéalisent rien. Il appelle les choses
par leur nom: prostituée, fornication ... Il n'édulcore jamais, il
n'adoucit pas les termes, ne recourt pas aux périphrases, aux
euphémismes. C'est la vérité dans toute sa rudesse et sa viru-
lence, comme sur une table d'opération ou au pied del' échafaud.
Pas de voiles, pas d'illusions, pas de cajoleries. Car ce n'est qu'en
regardant la réalité toute crue en face que nous pouvons être
bouleversés, nous en libérer en la transfigurant.
La confession est un exemple de langage précis.
Le pénitent: - Je n'ai pas vraiment dit la vérité.
Le confesseur: - Vous voulez dire que vous avez menti ?
Le pénitent : - Je n'ai pas été très honnête.
Le confesseur : - Vous voulez dire que vous avez volé ?
Etc.
Pour un chrétien, tout se passe comme si les paroles, les pen-
sées et les aéoons s'imprimaient sur une pellicule impérissable,
indefuufüble. Les impulsions éled:riques expriment n'importe
quelle sorte d'énergie; la matière est soumise au principe de
l'unité. La pellicule sera probablement unique. Le film tourné
dévoilera, à la fin, tout ce qui a été dissimulé, caché, entouré de
mystère, il montrera tout au grand jour, il découvrira et livrera
tout. Ce film fera hurler de rire Satan, à moins que la miséricorde
de Dieu ne lui réserve la surprise de faire passer une bobine où
repentir et pardon auront tout effacé.
S'il en est ainsi, il serait étonnant que tout comportement,
si insignifiant soit-il, ne nous engage totalement, que tout

293. Artiste de variétés.


638 NicolaeSteinhardt

exemple, même le plus négligeable - au fond d'une cellule, dans


les caves de la police ou sous la lumière aveuglante de l'ampoule
du bureau d'enquête - n'ait une valeur absolue.

Boogie mambo rag

Preda Radu a Stroe294. Clotho,Atropos a Lachésu... Vaida


m'avait envoyé au Portugal pour quej y étudie la Conflitution
de Salazar... Cela s'appelleartimon... C 'efl l'axe du cardan... ça
s'appelledendrite. Ça se traduitpar le conditionnelpassé...
Sil 'art,contrairementacequesoutientaussiNego,n 'eflpas une
chosediaboliquec 'eflqu'il efl, touteslesconflatationsleprouvent,
tout comme la foi, fondé sur la liberté a que sa valeurprovient
uniquement de la libertéde l 'artute qui proposeau !peélateurou
au leéleurun exemplede liberté.Le théâtre,enparticulier,nepeut
vivre que nourri de liberté; conflruit enfonélion du déterminume
ou de la dutanciation (Brecht)ou desfatalités physiologiques,il
meurt. Lesfatalités physiologiques(lafrigidité, la flérilité, l'im-
puusance, l'homosexualité),tout comme les maladies chroniques
peuvent susciterla comptUsion, maujamau l'intérêt artutique. Un
match quis 'acheveparcequel' un desprotagonutesa eu un malaire
n 'eflPM passionnant;la séanced'un parlement totalitaire,ou l'on
sait d'avancecomment on va voter (a l'unanimité), peut être une
cérémonie,mau n'aurajamau un caraéleredramatique. Le secret
de tout drame, c'efll'absoluelibertéde la personne.Le szupensele
plus captivant vient de la libertéillimitée de l'individu; saforme
la plus élevéeétant cerminementconcrétuéedans la pieceque nous
jouons avecnotreâme.
Malheur à nous s'il n'y avait, dans les Évangiles, la parabole
du juge inique. Elle nous livre la solution - difficile, lourde à
assumer, désespérée - de la persévérance.
294. Prénoms des frères Buzesti.
,
Journal dela Félicité 639

Et pour savoir que nous n'avons pas affaire à un juge inique,


ni même à un juge juste, mais à un grand seigneur généreux,
reportons-nous à la parabole des ouvriers de la vigne. Mais atten-
tion : nous sommes tentés de renoncer à notre salaire plutôt que
d'accepter que l'ouvrier de la onzième heure reçoive le même
que nous.
Comme le fils aîné dans la parabole du fils prodigue, nous
sommes révoltés par l'injustice de Dieu vis-à-vis des justes. Pour
le fils obéissant, jamais le père n'a fait tuer de veau gras; il n'a pas
organisé de festin pour ses amis, ne leur a pas donné l'occasion
de boire et de danser. Toutes ces bonnes choses sont seulement
pour le fils prodigue !
La protestation des justes témoigne du peu d'attention accor-
dée au texte. Il est vrai qu'ils n'ont connu ni veau, ni festin, ni
danses, ni anneau au doigt ... Mais ils ont eu, et ont encore, autre
chose, mentionnée au verset 31 du chapitre 15 de saint Luc:
« Tout ce qui es\:à moi es\:à toi».
Les justes n'ont donc pas lieu de se plaindre: ils ont tout ce
qui es\:au Père.
Le père Paulin Lecca de Cozia divise le monde en quatre
' .
categones:
• celle des fils prodigues, qui ne reviennent pas vers leur père
- et nombreux sont ceux qui restent ainsi parmi les caroubes et
les porcs;
• celle des fils prodigues qui reviennent et prennent part au
festin royal ;
• celle - très nombreuse, la plus nombreuse peut-être - des
bons fils, justes et obéissants, mais un peu tièdes et contents
d'eux, qui, bien que justes, n'iront pas prendre part au festin !
• celle - hélas, bien rare - des bons fils qui ne se contentent
pas d'être obéissants, mais savent aussi être ardents et qui par-
ticipent au festin royal. Par exemple: la Sainte Vierge, saint Jean
l'Évangéliste. Ils représentent l'idéal.
(Cf. la théorie Nemo-Baloca sur DoktorFaiutiu.)
640 NicolaeSteinhardt

« Le chant de l'homme»~
Dans l'Ancien Testament, l'homme manifeste sa supériorité
sur le reste de la création et sa faculté d'élévation, en répondant
avec Moïse, les patriarches, les prophètes et les justes, à l'appel de
Dieu· par: « Seigneur, me voici ! »
Il est présent, au garde-a-vous,toujours prêt, toujours dispo-
nible et disposé à bien faire, sans délai, sans hésitations. Il s' ac-
complit, il élève son âme, il participe du divin en accomplissant
la volonté du Créateur~
Dans le Nouveau Testament, le degré le plus élevé que puisse
atteindre la créature est indiqué par les paroles dites à Thomas
l'incroyant: « Parce que tu me vois, tu crois~Heureux ceux qui
croiront sans avoir vu ».
Croire sans preuves palpables et sans écrits. Sans aél:eset sans
documents. Sans recours aux chroniques et aux sources.
La chose la moins mercantile qui soir. La plus noble. Ne
pas douter. Recevoir la vérité ~ comme l'émotion artistique de
Schoffer - autrement que par les voies détournées de la raison.
Croire sur parole la parole de Notre Seigneur Jésus-Christ, qui
est lui-même le Verbe.

1971

Jusquesaquand, ô flupides,
aimerez-vousla flupidité?
Proverbes1,22
De nos jours, les jeunes sont à la recherche de la pureté, ils
cherchent à s'exorciser, à se.libérer des horreurs, par la triple voie
de la sexualité, de la musique et de la drogue. Les horreurs qui
leur répugnent sont effeél:ivement abominables: la guerre, l 'hy-
pocrisie, le mensonge, la haine. Reste à voir si l'idéal auquel ils
aspirent leur offrira autre chose. Reste aussi à voir si les moyens
qu'ils ont choisis•se révéleront efficaces.
Journal de la Félicité 641

J,aimerais leur faire quelques petites remarques: a) S, ils ne


sont pas complètement stupides, ils devraient avoir toujours
à l'esprit qu'il existe une puissance - à deux visages - qui les
regarde et qui peut les guérir de toute peine en les privant de tout
moyen d'évasion. La puissance es\:une, les visages, deux: Mao et
Brejnev. b) Les moyens auxquels ils ont recours sont aléatoires.
Non seulement il est malaisé de se procurer de la drogue, mais les
régimes totalitaires ont aussi l'art de rendre la musique hors de
portée et la sexualité impraticable. Pour adoucir leur amertume
et les guérir du désespoir, la solution la plus accessible es\: celle
de la foi. D'autant qu'en devenant inaccessible, elle aussi, dans
ces régimes qu'on nous envie tant, elle présente l'avantage de se
trouver dans des endroits plus difficiles à« étatiser».
Don ~chotte ...
Nous aussi - d'un instant à l'autre - par notre volonté et
notre aptitude au bonheur, en réfrénant notre impérialisme indi-
viduel (je suis le seul à avoir raison, le seul à avoir des droits, le
seul à ne pas être fou, le seul à qui l'on doive tout ... ), en adoptant
si peu que ce soit le sens de la relativité, en prenant conscience
du ridicule des querelles, des ambitions, des ressentiments, nous
pouvons réfléchir un peu à la définition que le pasteur Die-
trich Bonhoeffer a donnée de Jésus: celui qui n'est là que pour
les autres - der nur for andere da ut. Si nous nous efforçons de
comprendre un tant soit peu combien l'envie et la colère sont
misérables, combien sont ridicules, humiliantes, honteusement
affligeantes et pitoyables la jalousie, la convoitise, la méchanceté,
telles qu'elles apparaissent du haut de la Croix, du fond d'une
prison ou d'un lit de mort, alors nous pouvons, en un instant,
transformer l'auberge en château, la cellule, l'hôpital, la rue, les
bas-quartiers, le bureau en salons: celui d, une marquise française
du XVIIIe siècle, d'un prince de la Renaissance, celui d'un lord
anglais propriétaire d'un manoir au milieu d, un parc au gazon
642 Nicolae Steinhar-dt

centenaire; et, pourquoi pas en coin de paradis, en la salle du


festin de Béthanie.
Les Écritures nous montrent que même la croix - instrument
de torture, d'outrage et de malédié\:ion - peut devenir imm.é-
diatement, pour celui qui sait bien s'y comporter, promesse de
salut et seuil du paradis.
Notre façon de parler et d'agir me fait penser à des postes
émetteurs de radio, résolus à émettre sans interruption et à
brouiller tout autre posl:e.

1971

Nemo condamne - en présence de Andrci Brz. - la sen-


tence: Amicus Plato sed magu amica verit-as 29~, c'est pour lui un

témoignage de méchanceté et d'étroitesse d'esprit. Un ami, ou


un voisin, nous esl: plus précieux qu'une prétendue vérité dont
nous ignorons combien de temps elle durera. L'amour du pro-
chain eft notre véritable devoir; c 'c~ au secours de notre pro-
chain qu' iJ faut bondir. Alors qu'au nom de vérités temporaires
et incertaines, il eft des consciencieux toujours prêts à dénon cr
leurs sem blabJcs.L'authentique verirass' appcJlccaritas.
Le peuple roumain a toujours procédé de cttc manière, il a
placé la charité au-dessus des « vérités ~ provisoires, et l, at 1i ou
le voisin bien au-dessus de Ja glaciale objeétivité.
(J'ai la confirmation du Secretd, une lettreperdue.)
~and Dieu a soif, que donnent les hommes à cc leu ? u
vinaigre et du fiel.

295, (/ J'Ja >n ·1;t mon amJ, mal haV rit !,l llll au i bl 11 plu wand .,.
journal de la Félicité 643

Paris, juillet 1936

Place de la Concorde. Lieu magique et privilégié de la beauté.


Le centre de l'Europe. Je suis dans le pavillon de gauche du jar-
din des Tuileries (en regardant l'Arc de Triomphe). C'est une
journée d'été accablante de chaleur, l'air torride vibre. Mais le
pavillon es\: frais et désert. Je me promène longuement parmi les
nymphéas de Monet.J'éprouve une sensation d'étuve, de profon-
deurs aquatiques insondables, de hautes pressions, j'entends le
clapotis de la fontaine où se penche Mélisande, où se mire la fille
de roi.
Charme inégalable de la peinture impressionniste, celle qui a
su le mieux évoquer l'évanescence. Verweile doch, du but so schon.
(Arrête-toi, instant, tu es trop beau.) Sensation d'ombres colo-
rées, de scintillements et d'ondes.
Léon Daudet a su faire valoir les ombres colorées des impres-
sionnistes. Combien ma mère l'aimait ! C'était un grand gour-
mand qui écrivait, à propos de sa tante: « Pendant vingt ans, elle
connut le rare bonheur d'avoir la plus extraordinaire cuisinière
de France, une femme qui fut à la cuisine ce que Baudelaire fut
à la poésie, Rembrandt à la peinture et Wagner à la musique ».
De l'autre côté de la Seine, sur le ~ai de Bourbon, un café
avec des petites tables sur le trottoir, sous un auvent de toile
bleue.
Intense sensation de bonheur. Vite déchirée quand je pense
au gouvernement de Léon Blum, installé en grande pompe,
avec un ministère pléthorique, divisé en seél:ions, qui se charge
de rendre heureux tous les Français, dans le plu pur style de
m 'sieur Léonidas: une loi pour la distribution des cornichons et
la retraite selon la loi ancienne, l'État n'a qu'à payer, il es\:là pour
ça! Et le droit, pour tous les Français, de se cacher la tête dans le
sable. Et un Pernod pour Arthur!
644 Nicolae Steinhardt

Ah ! ni le matérialisme ni la théorie de la providence ne per-


mettent d'expliquer l'histoire. La seule explication plausible de
la chute des États et de l'effondrement des civilisations est celle
que donnaient les Romains : Quos Jupiter perdere vult ...
Le grand coupable, c'est Durkheim. C'est lui le théoricien de
l'État-providence.
Un État qui re~eéte certaines limitations n'est possible que
dans une société qui croit en Dieu. Sinon, l'État remplace la
divinité et ne connaît plus de bornes.
Le pouvoir du roi Louis XIV était absolu et il en a certaine-
ment abusé. (Révocation de !'Édit de Nantes, etc.) Mais il était
limité par les parlements de province, le droit à la critique de
ces parlements, l'Église, les droits traditionnels des provinces, les
droits des « États » - la « Constitution du royaume ». Le roi
craignait la puissance divine, ses confesseurs, le qu'en-dira-t-on.
Et en matière de littérature, il déclarait: « Monsieur Despréaux
s'y entend mieux que moi».
Le pouvoir absolu du Roi-Soleil paraît dérisoire comparé à
celui d'un diétateur athée contemporain, à qui s'applique en
vérité la phrase de Lord Ad:on : le pouvoir absolu corrompt
absolument. C'est trop peu dire. Le pouvoir absolu tourne fata-
lement à la démence.
À la théorie (de Sartre et d'autres) selon laquelle les signes ne
peuvent pas être interprétés (les signes n 'exutent pas!) et que rien
dans ce monde ne nous garantit Dieu, j'opposerai ces paroles
de Tocqueville: Il n'est pas nécessaire que Dieu s'exprime en
personne pour que nous découvrions des signes certains de sa
volonté.
Toute tentative cartésienne de partir d'une mbula rasa pré-
sumée possible eft de l'hypocrisie parce que nous ne pouvons
pas faire semblant de ne pas savoir.
Je voudrais préciser deux choses concernant la crucifixion:
Journal de la Félicité 645

a) Les coupables: ce ne sont pas seulement les saducéens, les


pharisiens et les autorités romaines, mais chacun d'entre nous.
Pensez à la prière du vendredi: « Seigneur Jésus-Christ nous
reconnaissons devant toi, en ce jour de ta crucifixion dans lequel
tu as souffert et consenti à la mort sur la croix pour nos péchés,
que c 'eft nous qui t'avons crucifié par nos nombreux péchés et
par la laideur de nos transgressions ».
b) Ce n'eft pas un événement historique, qui s'eft produit
il y a deux mille ans, mais un événement qui se répète pour les
siècles des siècles, chaque heure, qui se répète sans cesse ; et si nos
yeux savaient voir, ils pourraient tout le temps avoir en face cet
effroyable sJ,ed:acle perpétuel et universel.
Ce que Valéry Larbaud imagine dans La Mort d:Atahualpa à
propos de l'exécution du roi inca - qui se déroule sans relâche,
dans une chambre à .l'éclairage aveuglant de l'hôtel Sonora
Palace (pourvu que personne ne se trompe de porte!) - eft vrai pour
la crucifixion du Seigneur, que nous renouvelons éternellement.

1969
. La maison de l'ingénieur 1. Pete, dans la si resped:able rue
Dim. Onciul, n'est pas très grande, mais elle donne une indé-
niable impression de solidité. Le jardin de devant est bien soigné,
il y a des dépendances derrière, des fenêtres aux vitres bombées et
brillantes avec des rideaux à larges plis, d'un blanc parfait.
À l'intérieur, la famille de celui qui me cédait sa petite tranche
de pain hebdomadaire, pendant les crises les plus aiguës de ma
maladie, et qui n'a jamais élevé la voix contre quelqu, un, se com-
pose d'êtres qui gagnent tous les cœurs: tous travaillent ou étu-
dient, ils se resJ,eétent les uns les autres, ils sont d'une grande
gentillesse avec leur employée ( ils peuvent se permettre d'en
avoir une, puisque tous travaillent), ils sont heurelLx de recevoir
des hôtes. Rien chez eux n'évoque la contrainte ou la ruse, il n'y
646 NicolaeSteinhardt

a rien de dissonant ou de bizarre. Il n'y a qu'une honnêteté sans


ostentation, une foi modérée, une bonté naturelle, et de l' ama-
bilité à revendre !
La majorité silencieuse. Je revois ce qui fut et reste mon
idéal - la rue Armeneasca, la maison des ~eteanu et la maison
des Boerescu - tout ce monde que des insensés et des imbéciles
se sont empressés de démolir, pour en avoir ensuite la nostal-
gie (mais Galsworthy a fait de même dans ForsyteSaga: il finit
par réhabiliter le vieux propriétaire, Soames) pour essayer de le
reconstituer dans les appartements de deux ou trois pièces des
immeubles en copropriété, construits selon les normes (confort
classe I, améliorée) ou pour aller le chercher en Israël - avec
soixante-dix kilos de bagages.
Dans une interview, le dramaturge Franz Molnar dit: « Il me
semble que les principes qui déterminaient le succès d'une pièce
il y a un quart de siècle ont totalement changé de nos jours. En ce
temps-là, la vie était tranquille. Les gens étaient à l'aise, on vivait
bien, sans s'énerver. C'était presque ennuyeux».
(On a tant loué la criminelle doétrine de l'ennui, exposée par
Lamartine au temps de Louis-Philippe - « Messieurs, la France
s'ennuie!» - on lui a donné tant de satisfaétions, que les idéaux
« petit-bourgeois » les plus plats et les plus insignifiants se trou-
vent tout auréolés de nostalgie et baignés de lumière dorée. Ils
en crèvent tous d'envie maintenant, ils tirent la langue après les
éléments les plus simples de la vie bourgeoise d'antan. Ils en ont
l'eau à la bouche. ~e dis-je, ils bavent à l'idée d'un apparte-
ment, de quelque nourriture et d'un peu de tranquillité!)
Le rituel de la prière : l'habitude de réciter des prières toutes
faites est sujette à critique - ce serait faire preuve de formalisme
et manquer de sincérité. La seule prière sincère, ce serait celle qui
jaillit de l'es},rit et du cœur, et non celle que répète un texte déjà
formulé, que nous lisons comme une recette. Tout au bout, il y a
le danger du moulin à prières des Tibétains.
Journal de LaFélicité 647

La meill ur olution, ce serait peut-etre:


• d abord d réciter des prières toute faite pour créer une
atmosphère de ilence et de recueillement, ce serait la phase de
pr paration, de mue en situation d'oraison ;
• pui de dire la prière à proprement parler, celle que chacun
invente, pour rendre graces au Seigneur et le louer, et après (ou
avant c'est naturel, ce n'est pas grave), pour exprimer ce qu'on a
ur le cœur, vider son cœur ;
• ensuite devrait venir la phase la plus importante, la phase
d'écoute, où, après avoir parlé - et fallait-il vraiment dire ce qui
nous peine, comme si cela n'était pas su? - il s'agit d'être atten-
tifs pour percevoir les exhortations données ; mettre le cœur en
état de réception.
Discussion à Jilava (en 1961, je crois) avec le professeur Vasile
Barbu et le jeune Gheorghe M., admirateur ardent de la Légion
(bien que trop jeune alors pour avoir pu faire partie du mou-
vement). J'invoque surtout le cas Stelescu 296 .
Les légionnaires tuaient, c'est vrai. Mais les exécuteurs (dé-
signés après la sentence d'un « tribunal de Sainte-Vehme )
allaient à la mort, eux aussi, car ils étaient obligés de se livrer. Ils
ne s'enfuyaient pas après le meurtre, ils savaient qu'il allai nt
mourir aussi, si bien qu'ils correspondaient parfaitement à la
définition de Camus: le révolté authentique n'est pa celui qui
envoie à la mort depuis son bureau, mais « le juste > qui périt en
même temps que sa viétime.
Les microsignaux.
En général, on ne peut déteéter les horreur d'un régime tota-
litaire que lorsqu'ils' agit d'une brucalic_ésimpliste (par ex mpl ,
les tyrans de !'Antiquité ou du Moyen Age, le Mongols, Tarn r-
lan, les nazis ... ). Dè que nous avons affaire à des syst' me ubtil
296. Réda c ur n ch f du journ l Unive, ul, a ·in p rd l 'gionn ir .
(qu \1 attaquait av "C virul n dan e lonn ) ur 1 lit d' h pic l ù il
1
v nai d "cre op r .
648 Nicolae Steinhardt

et soucieux de sauver les apparences - qui œuvrent systémati-


quement, savamment - le dépistage est infiniment plus difficile
et l'historien se trouve confronté au crime parfait. La décou-
verte de la vérité, dans des cas semblables, a mis en échec bien
des spécialistes et des détedives d'élite. L'historien ou le cher-
cheur doit, alors, faire preuve de qualités exceptionnelles et ne
pas hésiter à recourir à des méthodes apparemment étrangères
à l'étude de l'histoire et de la politique. Il ne doit pas craindre
d'utiliser celles des détedives ou des médecins. Je veux parler de
ces microsignaux, qui seuls permettent de percer la couche de
vide derrière laquelle s'isole le crime parfait.
Les régimes totalitaires ont soin de prendre toutes les
mesures nécessaires - même les plus extrêmes - pour dissimuler
la vérité. Trouver la clé du mystère, à l'aide d'indices grossiers,
c'est impossible. Seuls les microsignaux - ces détails infimes, ces
effets secondaires, ou ces conséquences imprévisibles de « l' évo-
lution créatrice » et que le criminel le plus prudent et le mieux
organisé ne peut ni prévoir ni éviter - sont en mesure d'éclairer
un peu ces« ténébreuses affaires». (Seul le crime absurde et gra-
tuit - celui d'un maniaque, par exemple - pourrait sembler un
défi absolu. Mais l'absurdité est, elle aussi, absurde, imprévisible
et dès qu'on se fie à l'absurdité et au hasard, on fait preuve d'une
croyance rationnelle dans l'absurdité et le hasard, croyance illo-
gique et ... absurde!)
L'intuition du clinicien se fonde, elle aussi, sur de semblables
microsignaux que seule l'expérience d'un spécialiste intelligent
et de bonne foi peut percevoir instantanément. Ces signes-là ne
peuvent le tromper, quelle que soit la complexité déroutante des
symptômes. La maladie et le mensonge (les maladies mentent
elles aussi, elles se camouflent) se font dépister grâce à la vive
sensibilité du spécialifte, ou du chercheur honnête, à ces micro-
signaux. Celui-ci ne se borne pas à étudier ce que le coupable
Journal de la Félicité 649

- maladie ou tyran - présente à son analyse avec une apparente


objed:ivité.
Le médecin, ou le chercheur sérieux, va immédiatement re-
jeter le monceau de preuves méthodiquement accumulées et
choisir sa propre voie vers la vérité, en se penchant sur ces détails
jaillis de la complexité de la vie - trop fertile et trop embrouillée
pour être envisagée par le metteur en scène du crime parfait-,
choisir des signes qui lui parlent.
Dans L'Interdi{iion, de Balzac, le nom du juge Jean-Jules
Popinot a été choisi, de toute évidence, avec une arrière-pen-
sée ironique. La famille Popinot fait partie du camp hostile aux
convid:ions de l'auteur. Un cousin du juge devient ministre du
Commerce et comte sous la Monarchie de Juillet tant honnie.
Mais Balzac est un écrivain authentique et un homme trop hon-
nête pour ne pas reconnaître des qualités même aux personnages
qui ne lui sont pas sympathiques ; il représente donc ce Popinot
comme un juge intègre et intelligent, sur lequel un dossier trop
bien <<mis au point » ne produit pas l'effet escompté. Popinot,
juge attentif aux microsignaux, révèle des choses tout à fait
inattendues.
Ce n'est pas à lui qu'auraient fait illusion les imposants
volumes publiés par le ministère de la Justice de l'URSS, sous
le titre de: Proces des trotskyfles et de la droite, où, sous une mé-
canique parfaite se cachent tant de tours de passe-passe, tant de
mascarades.

Aoûtl964
Le Christ nous confère la qualité d'hommes libres, c'eft-à-
dire nobles. Mais il nous demande un effort pour nous mainte-
nir dans notre nouvel état, l'effort - diraient les existentialistes
- d'être ce que now sommes. «C'est pour que nous restions libres
650 Nicolae Steinhardt

que le Chrisl: nous a libérés. Donc, tenez bon, et ne vous remet-


tez pas sous le joug de l'esclavage ». ( Gala.tes 5, 1)
L'esclave, on le reconnaît tout de suite, et de loin; certains
signes le trahissent: l'inquiétude, les appétits, le tremblement de
la main, la susceptibilité ... Et Dieu le reconnaît mieux encore,
car (toujours Galates 6,7): « Ne vous y trompez pas, on ne se
moque pas de Dieu».
Dans Les Freres Karamazov, Dostoïevski reprend le thème
de Cervantès: Marke!, (le frère de Zossima) dit, lui aussi, que la
vie est un paradis, seulement nous n'en voulons rien savoir, parce
que si nous le voulions, dès demain le paradis serait à tous.
Le choix des instants de bonheur, dont nous gardons vive en
nous la présence, nous échappe complètement et semble soumis
à de curieux critères. On pourrait croire que nous conservons
les instants de joie intense ou liée à des événements importants
et favorables. Non. Ce qui demeure, ce sont des « instantanés »
dépourvus de toute signification.
Pour moi, par exemple, ce qui reste la source inépuisable d'un
bonheur ineffable, ce sont les images des promenades que nous
faisions, à pied, maman et moi, vers la fin del' hiver, de chez nous
à la chaussée Kiselev297 • Les trottoirs étaient de nouveau nets,
l'air vif et le ciel presque toujours bleu. Il y avait peu de monde
en début d'après-midi. Nous allions loin, nous revenions fati-
gués, en prenant la Calea Viétoriei. Arrêt au salon de thé Nestor:
un gâteau bien compaél:, un verre d'eau fraîche bue à la paille.
Pourquoi tant de sérénité ?
En prison, les jours de soif, les jours de canicule, les jours de
gel, je tirais du souvenir de ces instants banals - comme d'un
puits magique - force et consolation. Et surtout la capacité de
me concentrer, de prier.
297. Grande artère dans le beaux quartiers de Bucare c, allant v r. 1 par
Hera trau.
Journal de la Félicité 651

La vertu personnelle du tyran, si incontestable soit-elle, ne


justifie pas la tyrannie. Les qualités personnelles n'ont aucune
valeur chez des gens de cette espèce, elles sont annihilées par ce
péché qui en appelle au ciel qu'est la suppression de la liberté de
l'homme. Péché horrible qui transforme ses semblables en bêtes,
des bêtes, oui, à partir du moment où leur est ravi le principal
privilège de l'esprit: la liberté.
Des vertus personnelles, les pharisiens en avaient aussi, ô,
combien ! C'étaient d'honnêtes gens, pleins de rigueur. Calvin
également. Et je suis certain que Caïphe, dans la vie de tous les
jours, était un modèle de corred:ion et d'amabilité.

Boogie mambo rag

... Seulement chez les Écossais a les Roumains, efl-ce que par
ha.sard la cornemiue aurait été transférée d'un endroit a l'autre
par quelque légion romaine ?... Jakob Fallmerayer... les hoplites...
ils sont slaves, a ils ne sont que cela, pa.s trace de sang grec... les
planches des ruches doivent être... Héliopolis... Chez les Géorgiens
a les Ba.sques... c'efl tout l'art, mon cher Monsieur. .. dit Demetrios
aMarcelliu ...
Étrange contradid:ion entre l'Ancien et le Nouveau
Testament.
Dans l'Ancien Testament, le Tout-Puissant, bien qu'il appa-
raisse sous les traits d'un Dieu sévère, vindicatif jusqu'à la sep-
tième génération, et législateur du talion, intervient pour réta-
blir la justice, après avoir laissé le diable éprouver Job de mille
manières. Le pauvre Job, si éprouvé, retrouve la santé et ses biens
et meurt dans l'abondance, lassé de jours.
~and Abraham, obéissant à l'ordre divin, lève le couteau
pour égorger son fils, l'ange apparaît, qui arrête le bras du père
et épargne le fils.
Finalement, le Dieudelaloi implacables' avère miséricordieux.
652 Nicolae Steinhardt

Il n'en va pas de même dans la Nouvelle Alliance. Là, Jésus


n'est pas seulement éprouvé, on permet qu'il meure sur la croix,
et les anges ne descendent pas pour le sauver, comme Isaac. Les
martyrs meurent, eux aussi, dans de cruels supplices, comme leur
maître. Dieu, dont la compassion a été révéléeaux hommes et qui
les a fait passer de la malédiél:ion de la loi à la grâce, se comporte,
curieusement, avec beaucoup plus de dureté.
Je ne vois qu'une explication possible: avant l'Incarnation,
les âmes ne pouvaient être sauvées, elles allaient ·toutes en enfer,
même celles des justes. Pa~ conséquent, la divinité se devait de
récompenser leurs mérites au moins ici-bas. Après la descente
de Jésus aux enfers, la situation change: les cieux s'ouvrent aux
hommes et ils peuvent connaître la félicité éternelle... Il n'est
plus nécessaire de leur donner une compensation matérielle:
l'effroyable réalité de la terre - où tout est .douleur, injustice,
souffrance - peut être dévoilée dans toute son horreur, on peut
la laisser se dérouler jusqu'au bout, jusqu'au bout de la nuit.
(Il y a aussi une autre raison : avec la venue du Seigneur, nous
sommes passés de l'enfance à l'âge mûr. On peut nous dire la
vérité. On peut nous parler sans fioritures. On peut nous donner
de la viande, plus du lait.)

Boogie mambo rag

Des hutoires de l'Empire ottoman? ... Le navire du capimine


Achab s'appelait Pequod: p, e, q, u, o, d ,· c 'efl ça... La meilleure,
c 'efl celledu Suédou devenu Turc so-usle nom de Mouradja d 'Ohs-
son. Il y a awsi cellede Hammer en trente-deux volumes, puu celle
de Cantemir, en latin. « Chaque cheveu de votre tête efl compté»,
c 'efl dans Matthieu, apres avoir dit que deux moineaux se ven-
daient un sou... Celle de Iorga efl en allemand, elle efl publiée
a Gotha... Et le voila qui empoigne Milady de Winter par les
cheveux...
Journal de LaFélicité 653

1955

Le film Nacht und Nebel («Nuit et Brouillard») était la


dénomination qu'Hitler avait donnée à son plan d'extermina-
tion dans les camps. Triste et effroyable.
Tr., Paul Dim., Al. Pal., et Mih. Rad. l'ont vu eux aussi. Je
leur fais remarquer que, ce qui est triste et effroyable, ce n, est
pas seulement ce qui s'est passé; c'est qu'après avoir éliminé les
auteurs du plan, au prix de dizaines de millions de vies humaines,
de souffrances innombrables et après la destruél:ion de tant de
biens, il soit permis de refaire d'autres camps, d'autres prisons,
de recommencer d'autres injustices et d'autres cruautés - et en
si grand nombre.
Cette dénomination, Nuit e,,t Brouillard, n'est-elle pas, plus
que jamais, jusèifiée de nos jours ? Par une impitoyable ironie
de l' hisèoire, cette formule ne recouvre-t-elle pas la possibilité
encore plus grande d'obscurcir et de noyer dans le brouillard ?
~and les gens imaginent Dieu, c'est comme dans laBhaga-
vad-Gim. Krishna est le maître, la foudre, le puissant, le taureau ...
~and Dieu s'adresse aux hommes, il leur lave les pieds.
Noblesse du Seigneur: l 'eSprit donne sans mesure.
Il sait reconnaître. À celui qui a (de la foi, de bonnes aél:ions)
il sera donné davantage (et fait bonne mesure). On lui restitue
plus qu'il n'en demandait. Mais inversement: à celui qui n'a pas
(de foi, de bonnes aél:ions à son aél:if) il sera retiré le peu qu'il
croyait avoir.
La seule devise qui concilie liberté et aristocratie est celle de
« Junimea », mais aussi de toute Église chrétienne: « Encre qui
veut, reste qui peut».
La preuve que les fonél:ionnaires (accusés) ne peuvent pas
se défendre en disant: «J'ai exécuté les ordres», qu'ils ont bel
et bien une reSponsabilicé à assumer, c, est que, dans le Credo, il
654 NicolaeSteinhardt

est dit: « a été crucifié pour nous sous Ponce Pilate » et non:
« sous Tiberius Claudius Nero César».
L'agitation et la hâte ne sont pas les seuls ennemis de la
liberté, la vitesse en soi l'est aussi.
Denis de Rougemont écrit que les speél:aclesnaturels les plus
grandioses sont ceux de la lenteur ou del' immobilité. La rapidité
ne peut être un des exploits de l'esprit incarné, c'est la manifes-
tation d'une imagination pervertie. Les effets de la vitesse appar-
tiennent à la matière s'abandonnant à sa manie de tout laisser
tomber. Dès que l'esprit entre en jeu, il provoque des ralentisse-
ments et des retards, d'où, pertes de temps. Les inventions desti-
nées à les combler vont toujours au-delà de leur but. Ainsi donc,
l'ère de la vitesse est celle où prédomine la matière. Provisoire-
ment du moins, car il se produit un phénomène curieux : arrivée
à un degré de vitesse particulièrement élevée, la matière tend à se
spiritualiser.

Gherla, 1964

Dans les dernières semaines, l'atmosphère brusquement se


détend. Aux douches, ils nous donnent le temps de nous laver;
ils ne nous ordonnent plus de « nous équiper», à peine mouil-
lés et savonnés. Les détenus un peu plus « comme il faut » sont
appelés pour de longs conciliabules avec les membres de l 'ad-
ministration et les officiers de la Securimte,venus de Bucarest ou
de Cluj. On leur demande - comme preuve de leur rééducation
- de faire des déclarations où ils reconnaissent leur culpabilité,
promettent de bien se comporter à l'avenir et où ils expriment
leur attachement au régime. Sur un écran improvisé, dans la
grande salle du rez-de-chaussée, on voit apparaître des quartiers
entiers d'immeubles neufs, dans diverses villes du pays. « Vous
les reconnaissez? Vous les reconnaissez? Non, pas vrai?»,
exulte le direél:eur de la prison. Certains, surtout parmi ceux de
journal de la Félicité 655

Boto~ani298, ceux de la cellule appelée « la chambre des Lords >>,


rien que des « historiques » 299, ont droit à des cigarettes fines,
des revues choisies et à toutes sortes de chichis, ils sont emmenés
en voiture et promenés à travers le pays pour constater les réali-
sations du régime. Nombreux sont ceux qui ne savent pas com-
ment s'y prendre à propos des déclarations: en faire? Ne pas en
faire ? Écrire de longues autobiographies - voici qu'apparaissent
comme par enchantement des rames de papier en pagaille, des
stylos, del' encre -, dans lesquelles ils renient leur origine sociale,
leurs parents, leur jeunesse, leurs amis?
À ceux qui me demandent mon avis, je conseille de ne pas
faire les idiots : il est clair qu'on s'apprête à nous libérer; avec
ou sans déclarations, nous partirons quand même. Mais s'il
n'en était pas ainsi ? Et si le décret n'arrivait pas ? Et les gens se
mettent à écrire des déclarations, ils se dépouillent de leurs idées
les plus chères, d'eux-mêmes; ils écrivent fébrilement. On aurait
pu croire qu'ils seraient brefs et concis. (Ou bien qu'ils se rabat-
traient sur des généralités : allez-y,donnez-leur du patriotisme et
du peuple, leur dis-je.) Mais - et c'est à n'y pas croire - des gens
qui répugnaient à l'écriture, se mettent tout à coup à pondre
des romans-fleuves et se découvrent des talents de conteur. Effet
de libération du patient étendu sur le canapé du psychanalyste.
Enfilons les perles !
Des réunions sont organisées. À l'une, qui a pour thème la
lutte contre les seétes, le pasteur Wurmbrand prend la parole
pour vitupérer les Témoins de Jéhovah. (C'est moche. Je n'aime
pas cela. Les Témoins de Jéhovah sont ce qu'ils sont, mais pour
le moment ce sont des compagnons de souffrance. Ce que dit le
pasteur Wurmbrand serait-il faux? Non, mais toute vérité n'est
pas bonne à dire, n'importe où et n'importe quand. Elle n'a
298. Ville de Moldavie.
299. Grand noms de l'histoire et de la culture roumaines.
656 Nicolae Steinhardt

pas de valeur absolue. Dans une cour de prison, la vérité sur les
Témoins de Jéhovah, ce n'est pas qu'ils sont de pauvres idiots: ce
sont des viél:imeset des martyrs.) Je suis d'autant plus désemparé
que je n'avais entendu dire que du bien du pasteur Wurmbrand
et que je l'appréciais.
Je me trouve traîné à une réunion sur le thème marxiste de
la di~arition progressive de l'État (soit dit en passant, il a l'air
de se porter plutôt bien l'État, il n'y a pas à tortiller.) Il n'y a
que des détenus, pas un gardien, pas un « politique », personne.
Et pourtant ça marche comme sur des roulettes, les discussions
prennent le bon chemin ! Ça vous donne un avant-goût3°0 de ce
qui se passera « dehors ». À la réunion suivante, je ne me laisse
plus accrocher; d'ailleurs on ne me force pas, on me fait juste
laver et frotter les marches d'escalier des trois étages ~e Gherla.
Je v3:ischercher l'eau à la ci~erne qui se trouve dans la cour. Frot-
ter les pierres encrassées qui s'effritent, ce n'est pas facile. Mais je
n'en veux à personne, parole d'honneur, car rien ne peut se com-
parér à l'envie de vomir que vous donne une désolante séance
de rééducation et de théorie. Cela me donne une image claire
de l'avenir: la machine va fonél:ionner toute seule, seule et sans
\
a-coups.
Il va falloir que je parle, ne serait-ce qu'un peu. Après avoir
guéri les malades, les possédés, les pécheresses, le Seigneur leur
dit d'aller en paix et de ne rien dire. Ils sont allés en paix, mais ils
ne se sont pas tus ! Comment auraient-ils pu taire, ne pas clamer
ce qu'on leur avait fait !
Psaume 33: « Goûtez et voyez combien le Seigneur est
doux!»

300. En français dans le texte.


Journal de la Félicité 657

1967

Au début de l'automne, dans la soirée, Camil Demetrescu


sonne à ma porte. Très content, je l'invite à entrer. « Je suis
pressé - me dit-il - je passais juste voir comment tu allais. - Mais
entre donc une minute ! » Il hésite, il franchit le pas de la porte
d'un air gêné, on dirait qu'il est sur des charbons ardents, ou du
moins bien chauds ... Je n'y comprends rien.
Finalement il m'explique. Il n'est pas seul: quelqu'un esl:avec
lui, un homme qui attend en bas, devant la maison. - « Mais
fais-le donc monter, m'écriai-je, va tout de suite le chercher. - Il
n'ose pas - Comment cela? ~est-ce que ça veut dire? - Ben,
c'est Bellu Zilber, il n'ose pas, il ne sait pas si tu ... »
Je suis en pyjama, en peignoir et en pantoufles. J'enfile en
vitesse mon pardessus et, sans laisser Camil finir sa phrase, je me
précipite en bas; près de la porte d'entrée, j'aperçois Bellu Z. fai-
sant les centpas, lentement. Je le prends par la main, je le tire dans
le hall de l'immeuble et je le serre dans mes bras. Nous sommes
très émus tous les deux.
Mystères du temps. Farces de la vie, surprises qu'elle nous
réserve sans cesse. « De l'autre côté de la barricade ... »
Comme elle me paraît lointaine et « extérieure », cette scène
des années trente : le thé chez Annette, la « prise de bec » avec
Manole ! La conjonélure. Eh, oui! Qu'il efl vain de... ~i aurait
pu supposer à l'époque, parmi les tasses, les délicieux canapés, les
verres et les citations d'auteurs, que nous deviendrions tous deux
clients (lui encore bien plus fidèle que moi) des geôles commu-
nistes et que nous nous retrouverions, moi, renforcé dans mon
anticommunisme et lui guéri du communisme ?
Là-haut, dans ma chambre, nous n'arrêtons plus de parler, de
nous raconter des choses. Il se révèle plus « réaéhonnaire » que
moi, très gêné, humblement pénitent ... Ce qui retire beaucoup
658 Nicolae Steinhardt

de son ironie à la dialeétique et la colore d'une tendresse humaine


sans réserve.

Juillet 1964
Finalement tout s'embrouille: les positions sont de moins en
moins claires, les années de prison s'additionnent en progression
géométrique, le carrousel et la balançoire font tourner la tête à
tout le monde. Deux vérités secrètes se détachent peu à peu : 1)
tout le monde a un peu raison et 2) tous les gens sont un peu
fous, mêmes' ils croient que seuls les autres le sont.
Au début, les sionistes et les légionnaires, les paysans et les
intelleétuels, les libéraux et les partisans de Cuza 301 , les com-
munistes et les sociaux-démocrates, les partisans du roi Carol et
ceux d'Antonescu se flairaient, méfiants, et se regardaient tout
étonnés. Comment peut-on être Persan302 ? Au. bout d'un certain
temps, le rodage de la cohabitation supprime les lunettes défor-
mantes qui limitent la vue, et l'on constate que chacun de son
côté a un peu raison, et qu'il peut très bien arriver que l'on soit
Persan.
Il existe une explication théorique de Pierre Lasserre : le
monde est bien trop complexe pour tenir dans un système
unique, si grandiose soit-il. Il n'existe aucune doél:rine capable
de fournir toutes les réponses.
Ce n'est pas pour cela qu'il faut renoncer à avoir ses convic-
tions et à les défendre. Chesterton dit : puisque telle est mon
!.
3_0 Al~xandru C. ~uza ~ 1857-1 _947),également connu sous AC Cuza, poli-
nc1en et idéologue d extreme drotte. Il a fondé 1,Union nationale chrétienne
en 1922, parti d, inspiration fasciste qui utilise la croix gammée comme sym-
bole. Proche des mouveme~~ ancisém,ites en Allemagne, il se fait connaître
en soutenant un quota de Juifs dans 1enseignement supérieur. II fait parti
d'un gouvernement éphémère dirigé par son ami, le poète Occavian Goga.
302. En français dans le texte.
Journal de la Félicité 659

opinion, il es\: normal que je la trouve juste et que j'y croie, sinon,
je serais malhonnête.
Mais la condition humaine, je le sais, est telle que l'on ne peut
pas croire ou prétendre avoir trouvé une formule qui résume
tout. Il y a de l'ombre et de la lumière pour tous et la pluie tombe
également sur les bons et sur les méchants.
Il es\: fou, fou, je vous dis ! Regardez-le manger sa bouillie de
gruau: il la laisse refroidir et il la mange froide! - Fou, il est com-
plètement fou: regardez-le dévorer la bouillie de gruau brûlante,
comme s'il ne pouvait pas la laisser refroidir un peu! Après ça, il
va s'étonner d'avoir mal au ventre. - Il est fou, fou à lier. Regar-
dez-le qui tient le petit cruchon d'eau dans la main gauche et
se lave de la main droite ! Il est anormal, je vous garantis qu'il
es\: anormal. - Dément, carrément dément! Qiattendre d'un
homme - parce qu'il faut bien l'appeler homme - qui se lave le
derrière en tenant le cruchon de la main droite et en se passant
de l'eau avec la main gauche ! Il est fou: quand on le cherche, on
le trouve toujours en train de se laver ! C'est pour cela que nous
n'avons plus une goutte d'eau ! Fou, il est fou et fainéant: il ne se
lave pas pendant des semaines! Tu l'as déjà vu, toi, aller près de
la bassine? Je ne te l'avais pas dit, qu'il était fou? Regarde-le, il
se couche sur le dos et se met un mouchoir sur la figure. - Non,
mais, tu me crois aussi fou que lui, pour me coucher sur le côté
et ne pas me couvrir les yeux, tout ça pour m'esquinter la vue ?
Un fou, il n'y a qu'un fou pour pouvoir encore admirer Sado-
veanu ou Arghezi... ! Il est fou, le pauvre homme, on n'y peut
rien, il apprend des vers du matin au soir ! - Avoir l'occasion
d'apprendre de si beaux poèmes et ne pas en profiter, c'est pure
folie ! Tu ne vois pas qu'il ne s'est même pas vraiment assis sur les
chiottes ! à peine posé, il se relève ... Il est fou ... il reste à n'en plus
finir sur les chiottes; ces gens-là, crois-moi, ils ont bien mérité
leur punition !
660 NicolaeSteinhardt

Ce n'eft pas seulement une guerre de tous contre tous, c'esl:


aussi une diftribution générale et réciproque de certificats de
folie. Au bout de très peu de temps, on se rend compte que per-
sonne n'eft fou, ou plutôt que tout le monde l'eft un peu. Notre
appareil émetteur-récepteur est généralement branché sur une
seule longueur d'onde et il nous semble - illusion audiovisuelle
- que toute autre longueur d'onde eft aberrante.
Chacun fait de ses habitudes, de ses manies, de ses caprices ou
de ses préférences, une règle essentielle, qu'il considère comme
universellement valable, à l'instar du principe moral de Kant.
Kant dit qu'il faut nous comporter de manière à devenir un
modèle pour tous. Et nous, nous avons traduit cela, comme une
machine éled:ronique peu perfed:ionnée, en: tous ceux qui ne
font pas comme moi, qui ne se lavent pas, ne tiennent pas le cru-
chon, ne boivent pas, ne dorment pas, ne font pas leurs besoins
comme moi sont fous et méritent toutes les calamités.
Ils ont tous un peu raison. Les membres des sed:es eux-
mêmes arrivent à mettre en évidence les lacunes des grands
cultes religieux, et ils ne disent pas que des enfantillages. Même
les sociaux-démocrates expriment parfois des idées fort sages. Il
n'est pas jusqu'à ... Tenez, par exemple Iorga. Bassement assas-
siné, l'apôtre de notre peuple, le savant, l 'écrivain, le grand jour-
nalifte, le travailleur exceptionnel, le génie. On avait filmé les
cadavres des légionnaires abattus sur le trottoir de Cotroceni
après l'assassinat d'Armand Calinescu 303. Le film montre Iorga
et Argentoianu venus contempler le speél:acle. Du bouc de
sa chaussure, Iorga pousse un cadavre. C 'eft tout au moins ce
que me racontent les légionnaires. On connaît aussi sa vindiéte
contre tous ceux qui le critiquaient: ils étaient mis à la porce,
privés d'emploi et de pain ... Ec que dire de sa rancune obstinée à
303. Premi r mini tre, assa siné par les légionnaire en scptembr. 1939.
Journal de la Félicité 661

l'égard d'E. Lovinescu et de Mircea Eliade, qui s'étaient permis


des observations pourtant modérées et respeélueuses.
Mais jamais la turpitude de la viél:ime n'excuse le meurtrier.
Ce qui s'est passé dans la forêt de Stâlpnicul3° 4 n'a donc aucune
excuse ; - non pour le meurtrier, mais pour nous - c, es\:la confir-
mation que la justice et l'injustice, la lumière et l'obscurité, le
bien et le mal ne sont pas aussi nettement tranchés que nous le
supposions. On pourrait d'ailleurs dire de Iorga ce que Bossuet
disait de l'abbé de Rancé: « C, es\: un homme contre lequel on
ne saurait avoir raison » 305 . Il es\: si grand que l'on ne peut avoir
raison contre lui.
Chaque fois que j, entends dire: « il es\: fou», je souris et je
me secoue, tout en me rendant compte qu'aucune conviél:ion
n'es\: mieux ancrée que celle-ci: tous les autres sont fous, il n'y
a que moi de normal. L'homme supérieur, dit le doél:eur Al.-
G., es\: celui qui reste ferme sur sa longueur d'onde personnelle
d'émission et élargit sans cesse sa gamme de réception.
J'ai encore appris une chose, à propos de la folie : c, eft que
l'essentiel - en prison ou dans des situations extrêmes - c, es\: de
ne pas devenir fou. George Orwell ( 1984) dit: ce n' eft pas en se
faisant entendre, mais en gardant la tête solide qu'on peut per-
pétuer l'héritage humain.
Pourquoi ? Parce que la folie eft contagieuse et que tout
régime totalitaire eft également fou. C 'eft vrai. Mais d'un autre
côté, dialeél:iquement, beaucoup n'ont réussi à tenir le coup que
parce qu'ils étaient fous. La folie a permis à beaucoup de conser-
ver leur dignité. Peut-être parce qu'un individu possédé par une
monomanie résifte plus facilement que d'autres à la tentation
des biens.
304. Lieu où Iorga fut assassiné par les légionnaires en 1940.
305. En français dans le texte.
662 Nicolae Steinhardt

Fou.J'ai moi aussi une réputation solidement établie de fou,


surtout parmi mes amis juifs. Et j'ai bien tiré parti de cette folie
pendant ces vingt-cinq dernières années. ~e serais-je devenu, si
je n'avais pas été fou ? Tu serais devenu fou ! me répond la raison.

Boogie mambo rag

Les seuls descendants direéls des Basarab, des Brade1ti... dit


a
Marcellzu Demetrios ...
Finalement, que reste-t-il ? Il reste les vers que nous cite l' in-
génieur Radu Rosetti, qui excelle à raconter les romans et surtout
les nouvelles de Kipling, qui nous livre des détails intéressants à
propos de la mission accomplie par son grand-père, le colonel
Radu Rosetti: en mars 1918, sur ordre du couple royal et du
gouvernement de Iassy, il est allé expliquer à Londres et à Paris
les raisons pour lesquelles allait être signée la paix de Bucaresl:3°6.
Ces vers sont simples:
Lift u mofl froth and bubble.
Two things fland like flone:
Kindne~inanotherstrouble
Courage in your own 307.
Simples, oui, mais leur idéal - gentillesse quand les autres
sont dans la peine, courage pour affronter la sienne - est moins
modeste qu'il n'y paraît.

306. Paix que le gouvernement roumain signa avec l'Allemagne en mai.


307. « La vie est bien souvent écume et bulles de savon / Mais deux hose
demeurent _solidescomme le roc / Le dévouement quand le malheur frappe
con procham / Le courage quand c'est toi qu'il frappe».
Journal de la Félicité 663

1967

Je trouve quelque chose d'approchant chez Henry James:


« Trois choses sont importantes dans la vie humaine, la première
c'est d'être aimable, la deuxième c'est d'être aimable, et la troi-
sième c'est d'être aimable ».
James emploie le mot kind, qui signifie non seulement
aimable, mais aussi, prévenant, bienveillant, serviable, soucieux
du bien d'autrui, bon, gentil. Si l'amour du prochain nous est
inaccessible dans son essence, nous pouvons au moins le mani-
fester dans nos relations à l'autre sous forme d'amabilité.
Conversation avec Floriana, sur ce qu'elle appelle l 'eschato-
logie de Marmeladov.
À la fin, Dieu appellera aussi, au paradis, tous les pécheurs :
Allez, entrez donc, tas d'ivrognes, et vous aussi, tout cochons
que vous êtes ...
Ceci parce qu'ils n'auront pas été imbus d'eux-mêmes.
Ce qui est irrémédiablement antipathique et odieux chez les
pharisiens, c'est la conscience illimitée qu'ils ont de leur propre
valeur et de leur reditude; la tentation d 'autosatisfad:ion à
laquelle cèdent les « justes ».
Ce qui choque les non-chrétiens, c'est précisément que des
pécheurs et des ivrognes puissent être pardonnés ( il y a une
erreur quelque part dans la comptabilité, le solde ne tombe pas
juste). Mais les chrétiens savent quelque chose de plus: le péché
d'orgueil est plus grave que le penchant pour la boisson.
(Il dit: tout cochons que vous êtes, mais il ne dit pas, allez, les
sadiques, les dénonciateurs, les tortionnaires ... )
664 NicolaeSteinhardt

1932

En haut de la rue Traian, à l'un des numéros les plus élevés, il


y a une grande maison simple, mais confortable : un jardin avec
des globes de verre coloré, quatre pièces spacieuses autour d'un
vaste hall, des meubles anciens; c 'eft seulement dans la chambre
des filles qu'on trouve deux canapés bas, modernes, capitonnés de
bleu. Dans cette maison qui, par son emplacement, sa conftruc-
tion et sa distribution, correspond tout à fait aux critères de res-
peél:abilité de Manole, habite la famille de l'ingénieur Sorin, une
famille unie et heureuse. Les parents ne vivent que pour com-
bler tous les désirs de leurs filles. Et ce sont d'ailleurs des filles
épatantes, toutes deux étudiantes, assidues aux cours, aux sémi-
naires, ne manquant pas une pièce de théâtre, pas un film. Elles
lisent tous les livres nouveaux, sont constamment occupées et
reçoivent tout le temps des visites: étudiants, lycéens, cousins
de province et de la capitale, écrivains débutants, poètes moder-
niftes, intelleél:uels de gauche. Ceux-ci prédominent.
Dans l'une des pièces, il y a une grande bibliothèque, avec des
volumes brochés et reliés en cuir; dans la salle de séjour, il y a un
gramophone ; dans la salle à manger, madame Sorin prépare les
rafraîchissements.
Sevasèia et Silvia écrivent parfois de petits articles dans des
revues d'extrême gauche, Silvia a tenu une rubrique de critique
cinématographique pendant un certain temps. Pourtant le pôle
d 'attraétion littéraire de la rue Traian, ce ne sont pas ces demoi-
selles, mais quelques jeunes poètes, àla pointe del' avant-garde, et
quelques journalistes spécialisés dans les reportages. La cousine
des demoiselles Sorin, Sirena Rabinovici, est 1'âme de ce salon
littéraire et politique.C'est une jeune fille avec une masse de che-
veux noirs, frisés; elle avait commencé des études de médecine
(maintenant elle esl: étudiante en philosophie); elle est bonne
et cendre avec ceux qu'elle soucient, ceux qui manifestent leur
Journal de la Félicité 665

militantisme (c'est le terme qu'elle emploie), mais elle peut aussi


lancer des regards assassins et des paroles mordantes aux autres.
Bien que monsieur Sorio qui est ingénieur se lève tôt le matin,
les réunions très animées se poursuivent fort tard dans la nuit.
Une fois (dans les premiers jours de novembre), je suis surpris
de trouver Sevasl:ia portant de longs gants noirs, des moitiés de
gants, qui ne couvrent pas les doigts et qu'on appelle « mitai-
nes», tels qu'en portaient les élégantes d'antan, et qui font tres
8
fin de siecle3° • Silvia, heureuse de voir que tout ce qui a trait à sa

sœur est remarqué et fait sensation, m'apprend qu'elle les porte


parce qu'elle a lu, dans un livre récemment paru sur André Gide,
que !'écrivain avait coutume d'en porter de semblables dans sa
jeunesse. Silvia sourit, les yeux embués de larmes: « N'est-ce pas
qu'elle a des goûts intelled:uels? »
Dans la chambre des filles, Sevasl:ia, assise sur un canapé, les
bras serrés autour de ses genoux, récite des poèmes, puis tous se
mettent à discuter de la conjond:ure politique, en glissant des
allusions au parti de la classe ouvrière et font l'éloge de quelques
jeunes qui se sont fait photographier tout nus, pour envoyer ces
photos à Iorga, chez lui. Pendant ce temps, moi je passe dans la
chambre à coucher des parents, où il n'y a personne. C'est une
chambre à coucher à l'ancienne avec des lits jumeaux en bois,
chargés de fioritures ; les oreillers et les couettes sont rassemblés
au milieu des lits juxtaposés. Il y a aussi une grande armoire à
glace, et sur tous les murs, des photos de famille. Les rideaux ne
sont pas tirés; par la fenêtre, on peut voir la cour jusqu'à la rue;
la pluie tombe doucement, les réverbères sont allumés. Au-des-
sus des lits sont accrochés les portraits de deux personnes âgées,
probablement les parents de monsieur Sorin. Le vieux Silberherz
a de longs favoris et des lunettes. Dans la chambre des filles, les
discussions passionnées vont bon train. Autour de Sevas\:ia, les

308. En français dans le texte.


666 Nicolae Steinhardt

garçons et les filles se sont entassés sur le canapé. Le thème des


discussions c,est l'avenir, un avenir brillant qu'ils sont heureux
de pressentir et qu'ils promettent de partager avec tout le monde
sans exception, avec même l'univers entier. J,ai l'impression de
les voir non pas rassemblés, mais alignés sur une étagère et sou-
mis à l'examen souriant et condescendant de Manole.
~e restera-t-il de leurs lettres (ils s'écrivent beaucoup), de
leurs petits articles et de leurs discussions ? Peut-être dans quel-
que bibliothèque, à la seél:ion des périodiques, en retrouvera-t-on
les traces dans quelques numéros épars de revues littéraires
oubliées, qui ne figurent plus qu'à titre de documentation dans
les notes de certains travaux, où leurs noms, souvent bizarres,
prétentieux et fantaisistes feront monter chez les leél:eurs d'alors
une vague de nostalgie.

Décembre 1971

Soirée chez Magdalena S., dans un cercle restreint. L'un des


invités me donne des nouvelles des sœurs Sorin et des habitués
de leur maison, ainsi que des salons littéraires - ou prétendus
tels - del' époque, en particulier celui d'une famille Rudich, aux
tendances analogues.
Je m'étais bien trompé. Des hôtes qui fréquentaient dans les
quartiers proches du centre les maisons des juifs, négociants ou
membres de professions libérales, il ne reste pas seulement des
notes au bas des pages des manuels d'histoire littéraire; il y a
aussi des souvenirs plus palpables.
La plupart d'entre eux, écoutant les chants des Sirènes Rabino-
vici, ont milité après le 23 août 309 et ne sont pas demeurés incon-
nus: certains ont réussi à s'affirmer et en même temps à confirmer
309. Dace o_ùle ~oi ~ic_hel fait a,rrêter le maréchal Antonescu et prépare
une convennon d arm1snce avec l URSS signée le 12 septembre 1944. La
Roumanie finira la Seconde Guerre mondiale aux côtés des Allié .
journal de la Félicité 667

quelques-unes des théories de leurs adversaires modérés ou même


extrémistes. Parmi les invités de la famille Sorin, certains sont par-
venus à des postes élevés. (L'un d'eux, le pauvre, s'est suicidé en
pleine ascension.) Et parmi les jeunes photographiés nus, l'un au
moins est bien connu de nos jours, c'est Aurel Baranga 310 .
Après une période de consciencieuse intransigeance (Feli-
cia Brey., fille d'un grand banquier, ancienne élève du lycée
Regina Maria, à qui une ancienne camarade de classe demande,
vers 1948, un mot de recommandation pour obtenir une place
d'ouvrière, la dénonce par écrit comme fille de grand proprié-
taire terrien, fasciste, raciste, exploitant la misère du peuple ; et
le mari de Felicia, ayant revêtu l'uniforme d'officier de la Secu-
ritate, avec la rapidité d'un changement de décor sur une scène
tournante, s'avère un vaillant défenseur des conquêtes de cette
classe ouvrière d'autrefois, glorifiée dans la maison de l' ingé-
nieur Sorin) vient une autre période de désillusion non moins
intense. Le mari de Felicia Brey. - père de deux enfants prénom-
més Vladimir et Lenina - ne porte plus son uniforme de com-
mandant. De nombreux cadres dirigeants supportent très mal
les vagues successives de rétrogradation. Si bien qu'une fois de
plus, le tableau change. Ils ne sont plus consciencieux. Mainte-
nant, la plupart d'entre eux se sont égaillés sur tout le globe ter-
restre (en Nouvelle-Zélande, au Brésil, en Hollande, en Espagne,
au Canada - voire en Israël). Sevastia Sorin est en Argentine,
Silvia est morte en Australie où elle avait été mariée à un grand
diamantaire. D'autres, restés au pays, se décarcassent pour obte-
nir les pensions les meilleures possibles et les allocations réser-
vées aux anciens militants du temps de l'illégalité. Ils ont des
difficultés avec les nouveaux cadres - ô combien je les crois et
comme je les comprends ! - et avec le nouvel appareil d'État,
qui, de façon inexplicable, les considère avec indifférence, voire
sans aucune sympathie.
31O. Écrivain ec dramaturge ( 1913-1979).
66 icouz St inhardt

ocre hotesse de ce soir n, est plus présidente du Tribunal


upreme: après avoir occupé les fondions de simple juge de di -
trid elle est maintenant à la retraite.
Leur plus grande difuadion est, maintenant de raconter des
anecdotes sur le dos du régime ils en connaissent des tonnes
- pas assez cependant pour ne pas être obligés de se répéter. Je
me trouve pris, moi aussi, muet, sous une avalanche de blagues,
qu'ils racontent exprès, avec - ô surprise - un petit accent juif
La conversation devient une sorte d'oratorio, confürué de réci-
tatifs, où chacun à son tour apporte sa contribution d, amertume
en contant une anecdote, après avoir demandé - d'un geste
hésitant de la main et d'un froncement de sourcils - si elle n'est
pas déjà connue. Elle l'est (car la série d'anecdotes ne s,étend
pas à l'infini), mais, selon une sorte d'accord tacite (le secours
mutuel et l'indulgence colleétive) toutes les personnes présentes
déclarent ne pas la connaître et sont prêtes à l'écouter. L'effet
produit a la monotonie d'un rituel quasi totémique.
Sainte-Beuve avait donc raison de dire: « Il n'y a que de
vivre ; on voit tout et le contraire de tout ».
Et voilà: les hôtes des familles Sorin et Rudich sont main-
tenant vexés et déçus ! La mystique s'est changée en politique et
la politique en ressentiment.

Boogie mambo rag

Ettuprendsbiensoindeverserlasauceauchocolatbouillante
sur la semouleque tu tU laùsé refroidir... Et voila que l'on se
voit désormaùcontraintde crier <<moi, moi, moi! » dans le
vide, &t il n ya PM de réponseaattendre.
Saint-Exupéry
Et ceci n'arrive pas qu'aux anciens hôtes des familles Sorin,
Rudich et autres. Le ressentiment est général. Les anecdotes font
rage partout. Tous sont déçus, d'eux-mêmes et des autres: eux,
Journal de la Félicité 669

les prophètes d'un monde heureux. Aforce de fréquenter les ser-


vices des passeports, de remplir de nouveaux formulaires, de se
retrouver parmi la masse, ils se sont aigris. On les a « démission-
nés », mis à la retraite, contraints à se retirer, transférés; ils sont
fatigués, ennuyés, saturés d'envie et d'ambition, leur idéal, ce
n'es\: plus qu'un réfrigérateur de grande contenance, un appar-
tement dans le centre, une voiture d'importation, un compte
d'épargne, du jambon frais de Prague, du filet de bœuf désossé et
des voyages individuels.
Il es\: passé, le temps enthousiaste et généreux de l'année
1946, quand madame Neumann, épouse d'un riche marchand,
jouant à la canasta avec pour mise des napoléons - comme si
l'argent avait de la valeur? - larmoyait en pleine partie (bien
qu'elle ne perdît point: devant elle s'amoncelaient les pièces
d'or) et, à l'interrogation discrète des autres joueuses répondait:
non, non, je n'ai mal nulle part, c'est seulement que je pense aux
pauvres petits enfants d'Indochine.
Elle a connu depuis d'autres soucis, plus proches : son gendre,
le trésorier général du parti en personne, es\:passé par les geôles ;
en Indochine, la paix a été signée, il y a eu ensuite les enfants
de Corée, puis l'armistice en Corée. Calmanovici a été fusillé.
Steluçi s'est suicidé quand ils ont arrêté son fils et bien d'autres
choses encore ...
Ils en ont tous par-dessus la tête les uns des autres - oui,
tous! Tous les amis, les collègues, les camarades d'études les ont
déçus, personne n'a la moindre reconnaissance, tout es\: moche,
vide, ennuyeux à mourir. L'élan, l'espoir en des lendemains qui
chantent, la foi dans le parti, tout cela s'est éteint au seuil d'une
vieillesse aigrie.
Mais ne voit-on pas la même chose parmi les anciens détenus
politiques? Le souvenir des années de prison s'est enfui.J'en arrive
presque à le regretter (comme Gambetta qui avait la nostalgie de
670 NicolaeSteinhardt

l'Assemblée nationale où il était pourtant minoritaire et attaqué,


mais où il vivait parmi l'élite des hommes les plus fins du pays).
La constatation tirée del' JmitzztioChristi concernant la dé-
sillusion inévitable de toute fin de vie, de toute aventure, de
tout événement, et le sentiment de vide total et d'amertume
sans remède est valable pour tous, à quelque bord qu'ils appar-
tiennent. Les anciens détenus politiques se sont mutuellement
déçus : certains se sont avérés malhonnêtes, d'autres, colporteurs
de ragots, ingrats, rancuniers, assoiffés de carrière ... Les autres,
quand on leur parle de prison, haussent les épaules et vous consi-
dèrent comme un casse-pieds, un gâteux, un ramolli.
Trixi, libérée en 1962, a trouvé un emploi d~ tout petit fonc-
tionnaire. Ensuite elle a enseigné les langues étrangères occiden-
tales dans un consulat de démocratie populaire. Maintenant elle
a un poste un peu plus confortable, pas terrible cependant ; par
chance, il lui est échu un héritage en Occident où on l'autorise à
se rendre assez souvent.
Après le 23 août, Petre losif (le doél:eur L. Brauchfeld) a été
nommé direél:eur de !'Opéra (vous savez bien qu'il jouait du
violon); ensuite il a travaillé au Comité central; la déception
l'a amené à solliciter un « poste idéal » : il est attaché culturel à
Rome.
Ils font des blagues, ils racontent des anecdotes, ils se désa-
vouent. Et ils se croient sauvés.
Seulement, c'est plus compliqué que cela. Tous les pécheurs
n'auront pas le droit de monter sur la croix, me dit Ion Caraion 311
311. Ion Caraion ( 1923-1986) est l'un des principaux poètes roumains du
XXe siècle, auteur d'une v~ngtaine de recueils de poèmes, de plusieurs essais
et de nombreuses tra~ucttons. O~posanc au régime communiste, il a passé
onze. ans ~an, le~ ~nsons roumaines. Dans les années 1970, aprè la pri-
on., 11se l1e d amm~ et ~réqu~nte Nicolae Steinhardc, qui lui fait confiance.
s.remhardr n~ saura ~ama1squ lo~ Caca.ion avait été recruté par la police poli-
t1que ,(.Securttate)des 1964. Sa 11bé~at1onavait été négociée en échange du
rôle d mformateur, accepté par Cara10n. En effet, le archive de la Se uritate,
Journal de la Félicité 671

et il m'explique: pour pouvoir être crucifié et libéré, il faut cout


d'abord se repentir, confesser publiquement ses fautes, se dénon-
cer soi-même, reconnaître que j'ai fait des erreurs, que j'ai été
un salaud ! Ensuite, se purifier par une souffrance que l'on s' im-
pose à soi-même, en passant par la phase du désert, de l'ermitage,
du feu purificateur. Le troisième degré ne se situe qu'à ce stade;
c'est alors seulement que l'on obtient le droit, le privilège, de
monter sur la croix.
Sur la croix, on ne monte pas du jour au lendemain, hop ! ça
y est ! on a raconté une anecdote et les douanes sont franchies.
Si la décomposition a été aussi visible chez ceux qui sont seu-
lement écrasés de remords ou de désillusions politiques, aigris
par les enquêtes et les interrogatoires ( ils se sont dénoncés les
uns les autres), irrités par leur vie de colocataires dans un espace
restreint (où ils s'exaspèrent et se détestent les uns les autres),
pleins d'acrimonie à cause des chefs du personnel, des modifi-
cations de « la ligne du parti », de quoi aurais-je l'air, moi, avec
toute la boue de mon passé, avec ma vie gâchée et transformée en
boue? ~e ferais-je si je n'étais pas chrétien?
Mais je le suis. Les cloches m'appellent moi aussi, familières
et amicales. D'une certaine manière, je peux me dévoiler, moi
aussi, comme dans Caravane de W. Hauff: «Je suis le brigand
Orbazan ». La religion chrétienne préserve en moi quelque
chose de juvénile qui m'empêche d'être ennuyé, déçu, dégoûté,
en colère. Je dois à la présence toujours fraîche de Jésus-Christ
de ne pas mijoter et fermenter dans les brouilles avec les autres

dévoilées en partie après 1999, où il figure sous le nom de code <<Nicolae


Anatol » et par la suite «Artur», montrent que Caraion a rédigé périodi-
quement, mais scrupuleusement, des rapports d'information sur ses amis et
notamment sur Steinhardt. C'est lui qui indique à la police politique l'exis-
tence du manuscrit du journal de la Félicité, manuscrit qui sera confisqué en
1972. Sceinhardt réécrira - de mémoire - l'ensemble du livre dans la version
qui a été publiée en 1991. Ion Caraion a demandé et obtenu l'asile politique
en Sui se en l 9 8 1.
6 2 icgfae teinhardt

ou a ec mo·- eme. C'-es ma chance


b 'e qu'il m ait été donné de croire en Dieu et en '
achan par ailleur ce qu'a d·r namuno • cro e e
d' irer qu il e • e et agir comme s'il exista· L
Parce q e Je .. chrétie - contre toute raiso
me • 1re, curieux délire •Grace a la religion c érienn¼ e
trame pas - crispé, aé - de jour ou de nuit dans
• e, espace o~'.t1~~déco o ' par le rem~ et je n'en -
éduit a erre - comme l'exprime Mauriac dansDeilins -
cada es qui Bottent, • anrs sur leseaux courantes de la rre. e
me compte pas parmi ceux qui n'ont pas encore compris qn •
a plus de bonheur a donner qu'a recevoir» ~~-~ 2035 ..
NICOLAE STEINHARDT
Un deflin exceptionnel
en quelques dates

Michel Simion

« Alors que si tu acceptes d'être témoin de l'accusation, tu


auras, il est vrai, des jours plus tranquilles, mais tes nuits seront
épouvantables ».
« ~i ne reconnaît pas le bien qu'on lui fait commet un
lourd péché. Mais bien plus grand encore dl: le péché de celui
qui attend qu'on lui témoigne de la reconnaissance pour le bien
qu'il a fait».

12 juillet 1912
Naissance de Nicu-Aurelian Steinhardt à Pantelimon, petite
commune à la périphérie de Bucarest, dans une famille juive
roumaine. Son père, l'ingénieur Oscar Steinhardt s'était distin-
gué pendant la Première Guerre mondiale. Il avait été blessé et
décoré de la« Vertu Militaire». Il avait fait ses études en Suisse
où il avait été collègue d'Albert Einstein. Sa mère, Antoaneta
Steinhardt, était apparentée à Sigmund Freud.

1919-1929
Études à l'école primaire « Clemença », et par la suite au
prestigieux lycée« Spiru Haret» de Bucarest. De manière peut-
être prémonitoire, il est le seul élève de confession mosaïque à
fréquenter, sans qu'il soit obligé, les leçons de catéchisme. Il a
676 NicolaeSteinhardt

comme collègue aîné, Constantin Noica, le philosophe et l'ami


qui, plus tard, jouera un rôle capital dans son destin.

1929
Après le baccalauréat, Nicolae Steinhardt fréquente le cénacle
littéraire « Zburatorul », dirigé par le critique littéraire Eugen
Lovinescu. Il se lie d'amitié avec sa fille, Monica Lovinescu.
Réfugiée en France en 1947 et devenue écrivaine et journaliste,
elle sera une des grandes figures de la résistance anticommu-
niste roumaine. C'est elle qui recevra le manuscrit du journal
de la Félicité,et en fera des leéèures à Radio Free Europe, dans les
années quatre-vingt.

1932
Licence en droit à l'Université de Bucarest. Parmi ses collè-
gues et amis, Virgil lerunca, futur mari de Monica Lovinescu,
qui deviendra par la suite une autre grande figure de la dia~ora
anticommuniste roumaine.

1935
Il publie, en collaboration avec son ami Emmanuel Neumann
(cité souvent sous le diminutif de Mano le dans le Journal de la
Félicité),le livre Essaisur une conceptioncatholiquedujudaïsme.

1936
Doéèorat en droit constitutionnel à l'Université de Buca-
rest. Steinhardt considérera toute sa vie le droit constitution-
nel comme un des rempares essentiels de la civilisation face à la
barbarie totalitaire, contre l'illégitimité du régime communiste
installé par la force en Roumanie, à partir de 1944. Pendant les
années de prison, il tiendra des cours de droit confücutionnel
à 1'intention de ses codétenus (les conférences clandestines
n destin exceptionnel en quelques dates 6 ï

ont une habitude dans les camps communistes de prisonnier


politiques).
icolae Steinhardt publie à Paris Illwions et réalitésjuives.

1937-1939
ombreux voyages en Suisse, Autriche, France et Angleterre.

1939
Collabore a la presèigieuse Revue des Fondations Royales.

1940
Il est écarté de la Revue des Fondations Royales, dans le cadre
des persécutions antisémites, au nom de la « purification eth-
nique ». Il en parlera toujours avec lucidité et humour, considé-
rant que les privations et les ennuis subis par la population juive
en Roumanie, entre 1940 et 1944, sont sans rapport avec ce qui
se passait à la même époque ailleurs et notamment en France.

1944-1948
Période de l'installation en force, avec l'appui de !'Année
rouge, de la diétarure communiste en Roumanie. Comme
d'autres intelleétuels, Steinhardt, accablé par la defuuétion de
l'état de droit en Roumanie, assiste avec désespoir à 1'abandon
de son pays dans le glacis soviétique.Jusqu'en 1948 et la suppres-
sion des dernières libertés, il déploie, malgré tout, une intense
aéèivité de critique littéraire.

1948-1953
Steinhardt refuse non seulement d'adhérer au Parti Commu-
niste Roumain, mais aussi toute collaboration avec un régime
politique considéré illégitime, criminel et contraire aux valeurs
fondamentales de la civilisation européenne. Écarté de toute
"rviola Steinhardt

aétivit littéraire interdit de publication, humilié, il vit de petit


boulots et d expédients. Étonné et révolté, parfois amusé par l ad-
hésion de bon nombre de ses coreligionnaires au communisme,
il fréquente l'élite intelleél:uelle roumaine et se lie d'amitié avec
Constantin Noica, Alexandru Paleologu, Paul Simionescu, Dinu
Pillac, Pastorel Teodoreanu, Sergiu Al-George, Virgil Cândea ...
Période d'intenses leél:ures philosophiques, notamment
sous 1'influence de Constantin Noica. Attiré de plus en plus
par le christianisme et 1'Orthodoxie, il découvre, grâce à Paul
Simionescu, la Philocalie et le Pelerin russe. Virgil Cândea l' ini-
tie aux écrits patristiques. Ces leél:ures, ainsi que de nombreuses
pérégrinations dans les églises et les monastères de Bucarest
seront déterminantes pour sa conversion, quelques années plus
tard.

1959
À tour de rôle, ses amis, en commençant par le philo-
sophe Constantin Noica et 1'écrivain Dinu Pillac, sont arrêtés
pour « complot contre l'ordre socialiste, attitude et mentalité
contre-révolutionnaires, écrits subversifs ».

Janvier 1960 - Premier tournant

Sous enquête et interrogé par la Securimte (police politique


communiste roumaine), Steinhardt refuse le rôle qu'on lui pro-
pose : être le témoin de 1'accusation. Il est donc, à son tour, arrêté
et condamné à treize ans de travaux forcés pour « crime et com-
plot contre 1'ordre social ». Lors du procès, une mascarade de
justice où inculpés, témoins, avocats et public sont tous tétani ·é
de peur, Steinhardt fait preuve d'un courage hors pair en dé la-
rant dans son < dernier mot» : « Je suis fier de faire partie de
ce lot ». ' st le premier tournant v r un ddl:in dorénavant
exc ptionncl.
Un destin exceptionnel en quelques dates 679

15 Mars 1960 - Deuxième tournant


Dans la sinistre geôle de Jilava, il demande au hiéromoine
Mina Dobzeu de le baptiser en Christ. Le baptême a lieu en
cachette et dans les conditions limites de la prison - Steinhardt
aura comme témoins cinq codétenus: deux prêtres catholiques,
deux prêtres uniates et un pasteur protestant; ceci, dira-t-il plus
tard, pour donner à son baptême « un caraél:ère œcuménique ».
Il considère que le régime carcéral, en dépit des tortures, de la
famine et des humiliations, constitue la chance de sa vie, son
cheminement vers la félicité. Son livre essentiel le journal de la
Félicité, décrit précisément cette transfiguration.

Aoûtl964
Il est libéré, après une amnistie pour les délits politiques,
résultat d'une période éphémère de détente.

1964-1969
Il confirme le baptême, tout de suite après sa libération, au
monastère Darvari de Bucarest où il reçoit la chrismation et
la communion, en présence de quelques proches, dont Paul
Simionescu, l'ami qui lui avait donné jadis la Philocalie et le
Pèlerin russe, en prédisant que ce dernier livre peut l'amener
loin ...
Steinhardt refuse toute collaboration avec le régime commu-
niste, préférant une vie à la limite de la famine. A la suite d'un
accident, il est grièvement blessé et doit renoncer aux emplois
d'ouvrier. Avec l'aide de ses amis, il obtient quelques contrats de
traduéhons et publie ainsi d'excellentes versions roumaines d,au-
teurs anglais: James Barlow, David Storey, Rudyard Kipling, etc.
680 Nicolae Steinhardt

1970
Nicolae Steinhardt rédige la première version du] ournal de
la Félicité, son chef-d 'œuvre, livre à ranger à côté du Souvenirs de
la mai.son des morts de Dostoïevski, ou encore du Premier cercle
de Soljenitsyne.

14Décembre 1972
Le manuscrit du Journal de la Félicité eft confisqué par la
Securitate lors d'une perquisition, vraisemblablement à la suite
d'une dénonciation. Estimant le texte définitivement perdu,
Steinhardt le réécrira, dans une version encore plus ample d'en-
viron 750 pages. Il réussit à faire passer en France son manuscrit,
à l'intention de ses amis Monica Lovinescu et Virgil Ierunca. À
la fin des années 1980, Monica Lovinescu lira à « Radio Europe
Libre » de larges extraits du livre.

1973
Grâce à Constantin Noica et à Iordan Chimet, Steinhardt
visite le Monastère de Rohia, dans les montagnes du nord de la
Roumanie. Il y reviendra à plusieurs reprises pour des séjours de
plus en plus longs.

1976
Publication de son premier volume d'essais Entre vie et livres,
réduit de moitié par la censure communiste.

1978-1980
Malade, après des années d' interdiétion, il reçoit enfin le droit
de voyager en France et en Suisse. Il habite à Paris chez Mircea
Eliade et il a de longues conversations avec Emil Cioran, à qui il
avoue son intention de se retirer dans un monastère. Il demande
Un destin exceptionnel en quelques dates 681

avec insistance à Cioran de ne plus insulter le Christ dans ses


écrits, quitte à s'en prendre à la Providence s'il ne peut pas faire
autrement. Cioran le lui promet (il tiendra parole, d'ailleurs) et
dira plus tard : « Steinhardt est le meilleur de nous tous ».
Il fait un long séjour au monastère bénédid:in de Chevetogne.
16 Août 1980 - Troisième tournant
Nicolae Steinhardt revêt l'habit monastique à Rohia. Il reçoit
comme obédience la mise en ordre des quelque 23000 livres de
la bibliothèque du monastère.

1980-1989
Période de publication de nombreux essais de critique litté-
raire, non conformistes, souvent tronqués par la censure. Il pro-
nonce des homélies, dont une cinquantaine sera publiée, après sa
mort, sous le titre Donne et tu recevras. Paroles defai312 .
A plusieurs reprises, le monastère de Rohia est mis à sac par
la Securitate, à la recherche des manuscrits de Steinhardt; confis-
cation des livres reçus de France, avec les dédicaces prestigieuses
de ses « amis lointains » : Mircea Eliade, Eugène Ionesco, Emil
Cioran.
Le moine écrivain devient une légende vivante; il est de plus
en plus visité et sollicité par des jeunes, notamment des étudiants
en théologie, mais aussi de jeunes poètes.
Quelques jours avant sa mort, craignant de nouvelles perqui-
sitions de la Securitate, Steinhardt confie à ses amis I. Pintea et
Y. Ciomo§ ses textes les plus importants, dont notamment les
manuscrits de ses homélies, qui seront ainsi sauvés.

312. Nicolae Sceinhardt, Donne et tu recevras. Paroles de fai, trad. Michel


union, Éditions Aposcolia, 2017.
682 Nicolae Steinhardt

30Mars 1989
Mort de Nicolae Steinhardt à l'hôpital de Baia Mare. Dans
les heures qui suivent l'annonce du décès, la Securitate invefüt
le Monastère de Rohia pour tenter de saisir les manuscrits du
moine écrivain. Les textes essentiels, dont les homélies, sont sau-
vés, grâce à ses frères moines et à ses amis 1. Pintea et V. Ciomo~.
Ainsi s'achève le destin terrestre de Nicolae Steinhardt, mais
pas celui dujournal de la Félicité.

1995
Parution à Paris aux Éditions UNESCO de la première édi-
tion française du journal de la Félicité, dans une traduél:ion de
Marily Le Nir, avec une préface d'Olivier Clément.
Parution à Bologne Diario della Felicita, traduite en italien
par Gabriela Bertini Carageani.

2006
Traduél:ion en hébreu par Yotam Reuveny, Yoman ha 'osher,
aux Éditions Nymrod.
Traduél:ion en grec, Tor;µq;oÀ6yto rr;ç wrvxfaç, par Nektarios
Koukovinos aux Éditions Maïstros.

2007

Traduél:ion en espagnol, El didrio de la Felicidad, par Vio-


rica Patea et Fernando Sanchez Miret aux Ediciones Sigueme,
Salamanca.
Un destin exceptionnel en quelques dates 683

Nicolae Steinhardr, photographie à son arrestation en janvier 1960

Nico1ae Steinhardc et son père Oscar, probablement en 1964,


après 1a sortie de prison de l'écrivain.
684 Nicolae Steinhardt

Nicolae Steinhardt, moine, en 1989

Le philosophe Constantin Noica (Diou, Ct. N .. Dinu Ne.)


Un destin exceptionnel en quelques dates 685

Alexandru Paleologu (Alecu, P., Al. Pal.) avec son épouse Elena (Lenuia)
Source : Theodor Paleologu
INDEX
DES NOMS DES PERSONNES
CITÉES PAR L'AUTEUR

A
Al. Bile. -Alexandru Bilciurescu
Al. El. - Alexandru Elian
(Dr) Al-G. - Sergiu Al-George
Alecu, P., Al. Pal. - Alexandru Paleologu
Alice - Alice Trailescu (n. Ellin)
Ana - Ana Avramescu
Andrei Brz - Andrei Brezeanu
Anetta - Amelia Pavel

B
Belli. Z. - Bellu Zilber
(Mme) Brailoiu - Mariora Brailoiu

C
(Mme) C. - Constantinescu-Porcul
(Col.) C.L - Constantin Luca
(R. P.) Cleopa - Ilie Cleopa
Codin Mironescu - Alexandru Mironescu
Comeliu Ax. - Comeliu Axene
Costica Hr. - Constantin Hristea
C-cescu-Taranu - Ion Constantinescu-Taranu
Index 687

D
(Avocat) D. P. - Doru Pavel
Dinu, Ct. N., Dinu Ne. - Constantin Noica
Dinu P. - Dinu Pillac
Duju - Alexandru DufU

E
Em. - Emanuel Vidr~cu

F
Floriana - Floriana Avramescu

G
(R. P.) G. T. - George Teodorescu
Gh. de la Tara - Gheorghe Zamfir
Gigi Tz. - George Tomaziu

H
(R. P.) Haralambie V. - Haralambie Vasilache

I
(R. P.) I.P. - Ion Pop
(lng.) 1. Pete. - 1. Petculescu
Ica - Mihai Antonescu
lonel Trail. - Ion Trailescu
lrina O 1-ky- Irina O lsevsky
(R. P.) lulu - Iuliu Fagara~anu

L
Lenuça - Elena Paleologu
688 Index

M
Manole - Emanuel Neumann
Mariam I. - Mariam Ionescu
Mariana V. - Mariana Viforeanu
Marinica P. - Marin Popescu
Marta Const. - Mana Constantinide
(R. P.) Mihai - Marcel Avramescu
Mihai F.- Mihai Faget
Mihai Râd. - Mihai Râdulescu
(R. P.) Mina - Mina Dobzeu
Mircea M. - Mircea Mirescu
Mirel Gab. - Mirel Gabor
Misu, At. Mihai Atanasiu
Monica L. - Monica Lovinescu

N
N. N. P. - N.N. Petrascu
,
Nego - Ion Negoiçescu
Nemo - Virgil Nemoianu
(R. P.) Nicolae - Nicolae Lupea

p
Paul C. - Paul Capelovici
Paul Dim. - Paul Dimitriu
Pavel Sim., Pavlic - Paul Simionescu
Pastorel - Al. O. Teodoreanu

R
Radu Ant. - Radu Antonescu
Index 689

s
S.F. - Alexandru Filipescu
Sandu L. - Sandu Lazarescu
Scrima - Andrei Scrima
Scurcu - Gheorghe Scurtu
Sile Car. - Vasile Catalinoiu
(R. P.) Soflan - Sofian Boghiu
Sorin Vas. - Sorin Vasile
~tefan Pop. - ~tefan Popescu
Streinu - Vladimir Streinu

T
T. En. - Theodor Enescu
Tanya 01-ky - Tanya Olsevsky
Todira~cu - ~tefan Todira~cu
Traugott Br. - Traugott Broser

V
Val. Gl. - Valentin Gligor
Viorica - Viorica Constantinide
Virgil B., Virgil Blt. - Virgil Bulat
Virgil Cd., Virgil Cand. - Virgil Cândea
Virgil 1er - Virgil lerunca
Voiculescu - Vasile Voiculescu

z
(Mme) Z. - Elena Paleologu, Zarifopol par remariage
SOMMAIRE

Préface d'Olivier Clément


9

Le Journal de la Félicité 23

Nicolae Steinhardt - Un destin exceptionnel


en quelques dates
675
Index des noms des personnes
citées par l'auteur
686
© Monastère de Rohia 2008, pour le texte original

© UNESCO 1995, pour la traduétion française et la préface

© Association Apostolia 2021, pour la présente édition

Imprimé chez
Accent Print, Suceava
(Roumanie)
Dépôt légal : juillet 2021

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