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Nicolae Steinhardt
DELA
FÉLICITÉ
Préfaced'Olivier Clément
Traduit du roumain et annoté par Mari/y Le Nir
Édition révuéepar Michel Simion
H~
Mémorial des victimes du Communisme et de la Résistance
(Sighetu Marmaçiei, Roumanie)
Photo d'Anne Sargeant © 2014
Note au leileur
FÉLICITÉ
TROIS SOLUTIONS
TESTAMENT POLITIQ!!E
La deuxième solution :
celle d'Alexa.ndre Zinoviev
La troisième solution :
celle de W. Churchill et de V. Boukovski
Conclusion
1
Nicolae Niculescu
c
remme, le poe"le e~L
.o.
un éléphant • Ernst ' Dali, Duchamp.
, . Mais
aussi. L e Cri. d e Mune h . J'ai· envie de hurler, de me reveiller de
ce cauchemar, de revenir sur notre bonne vieille te~re, si douce,
où les choses sont sagement ce que nous savons qu elles sont et
remplissent la mission que de tout temps ~o~s leur avons assi-
gnée. Je voudrais sortir de cette ville ang,01sseede .Delvaux, ~e
cette toile de Tanguyaux corps démembres, flasques et reconsb-
tués selon des affinités bizarres, en paires différentesdes-normes
établies chez nous. Chez nous, sur terre. Ici, ce ne peut être sur
terre. Cette femme, _cen'est pas elle. Ce décor dostoïevskien et
expressionniste ne peut exister réellement. Je me fais des idées,
je deviens prétentieux, je me monte la tête, j'imagine certaine-
ment cette scène délirante pour le plaisir d'un rôle que j'aimerais
JOUer...
Finalement je ne sais plus très bien si je l'ai cassé ou non. En
cristal, épais.
Si je reconnais l'avoir cassé,je dis la vérité (la vérité objeél:ive)
et une fois la vérité formulée il faudra aller plus loin, tout avouer
y compris, donc, que Nego a tenu des propos hoftiles au régime.
C'est là le but de cet interrogatoire noél:urne, au cours duquel
elle me défend avec une sollicitude si su$peél:e,me tend si ami-
calement la perche pour me sauver, car elle, qui vaut 20 sur 20
en matière de mémoire, qui est incapable d'oublier le moindre
détail, voilà qu'elle sautedeslignes.~and il eft queftion de moi,
elle passe sous silence les paroles que j'ai prononcées ce jour-là
ou ne les cite que tronquées et elle répond: « ~ a dit c~la? »
Je ne ~eux me l~ ~ap_peler.<?-uelqu'un, une personne quelconque
parmi cell~s qm etat~nt presences, je sais juste qu'on a prononcé
c~s mots-la •••(Ce on impersonnel et neutre comme dans la logis-
tique
, et dans le sl:ruéturalisme, combien il e~l .o. comp 1·
1ce a' mon
•
egard et combien il m'humilie.)
, ~nsi: en,parlant, j,entre dans le domaine de la clarté et de la
vente et 11n y a plus de rec • , • .
oin ou Je puisse me tapir, je marche en
Journal de la Félicité 37
8 août 1964
29août
Cellule 18
Les gens supportent aussi qu'on !eur dise leurs quatre vér~-
tés, mais ils frémissent quand on decouvre ce que les Anglais
appellent « le cadavre dans le placard » ou bien encore leur
« vérité intime», et que l'on se met à dévoiler ce qu'ils n'osent
pas s'avouer à eux-mêmes, quand on risque d'atteindre le point
fragile et vulnérable dont l' architeél:ure ésotérique dit qu'il
existe dans toute construél:ion sur cette terre et qu'il peut faire
s'écrouler en un instant l'édifice tout entier. The skeleton in the
cupboardet la home truth sont des expressions intraduisibles en
roumain, mais en les combinant et en les acclimatant à notre
sensibilité roumaine, à notre âme pastorale-, à notre « espace
mioritique » 15, j'arrive à croire qu'elles pourraient être une sorte
d'équivalent de la femme· de maître Manole 16 murée dans la
pierre et dans le souvenir, priant pour le pauvre homme (ou le
misérable) qui crie avec des soupirs muets, comme le Saint-Es-
prit le fait pour les pécheurs.
La Révolution française était prête à proclamer bien des
vérités, mais elle condamnait à mort celui qui osait avancer que
le simple fait d'être né noble n'était pas un argument suffisant
15.. « Espace mioritique » : expression forgée par le philosophe et le poète
Lucian. Blag~ ( ~ 895-1~62). À l'origine de ce concept on trouve la ballade
populaue_~ionfa ( « L Ag~elle »),dans laquelle, la mort tragique d'un ber-
ger. ~ssass~e est tr~ns~g,ure~en un mariage mystique, célébré par la nature
en.ttere, resumant amsi 1amtude du Roumain face à la mort : une noce cos-
miq~e. «L'espace ~ioritiqu_e », dans la conception de Lucian Blaga, est à
la fois un paysage ~eo~raph1que et mystique, réel et symbolique. C'est un
paysage fait de , collines. a 1espace
. limité , en même t emps qu ' un paysage men-
al dul
t , « on
· de »,
1 mythico-cychque
1 • Pour Lucian Blaga il s' agit· d e la « matrice
•
srylimque e a cu ture roumaine » de l'âme · r d,
, l' 'd, d d . ' roumaine, proron ement mar-
quee par i ee u estm.
16. Allusion à une célèbre ballade popul • M l l ,.. d'
d st ' C d Ar aire. ano e, e maitre œuvre
lu mona e~~ urtea. e ge~, qui plusieurs fois avait vu l'édifice s'écrou-
er avant.qu ne parv~enne à poser la dernière pierre, décida d'emmurer son
épouse vivante, en esperant que ce sacrifice brise la al . . , . , e
croyance ancestrale sel 1 Il m éd1ct1on. Ils agit d un
. , l on ~que. e toute entreprise d'envergure exige un sacri-
fice h umam - C est e cas d Iphigénie d n·
ans l' 1ad e, etc.
Journal de.la Félicité 53
31 décembre 1959
4 janvier 1960
Je ne crois pas que les peines soient bien lourde , dit mon
père. Tu vas probablement en prendre pour huit an . Je veillerai
à te laisser chez Gica, ou chez quelqu'un d'autre de la famille,
l'argent que j'aurai retiré de la vente du poste de radio, de la cui-
sinière, de la bouteille de gaz, des livre , pour que tu aie de quoi
te retourner en sortant.
Il ne se doute même pas que les bien de détenu politique
sont entierement confisqué .
Le lundi matin, je suis calme. Je me lave, je me ra ·e, je m' ha-
bille, je vérifie le contenu de ma petite mallette (plein de vieille
fripes).Je n'ai pas eu le droit de ver er la moindre larm pendant
ces troi jours. Avec mon père, distributeur d' interdiébon , pa
question!
La veille, j'ai rencontré dans la ru le profe s ur Al. El.,
ancien Spirite, et je me suis mi à lui dire, avec tant d' 'motion
que j'ai deviné sa surpri e attendrie, qu'il y avait au i d juif
26. Relatif à la p ine d mort pour rim d haut trahi n.
60 Nicolae Steinhardt
Je suis devenu plus malin, plus ret?rs moi au~si, on voit que
· sms
Je · un vieux
• t aulard qui s'est frotte aux
. enquetes. On ne me.
la fait plus, je sais me défendre, j'ai appris d,es ch?s.es. Je leur a1
piqué des astuces, je les ai entendus rire. ~ est d aill~urs notre
grande différence avec les Occidentaux qm ne savent nen : nous,
nous les avons entendus rire et qu'on le veuille ou non, lente-
ment, difficilement, en dépit de nous-mêmes, luttant, résistant,
il a finalement fallu que nous nous réveillions, nous aussi, il nous
a fallu accéder à la condition - si difficile à comprendre et à réa-
liser - de fourbe.
Ils n'ont rien pu tirer de moi dans le procès de Nego, que des
déclarations anodines («Non mais, dis donc, tu lui établis des
certificats de bon démocrate, tu veux nous faire rire !... Et tu dis
que c'étaient des conversations banales?») et ils n'ont pas pu se
servir de moi comme témoin.J'ai payé cela très cher, et on m'a
demandé, par la suite, si cela valait bien la peine de l'avoir fait. Il
y en a aussi qui soutiennent que ce n'est pas la peine de résister.
On n'a qu'à signer n'importe quoi et au procès, oralement, on
déclare ce qu'on veut, là on peut dire la vérité et faire la paix avec
sa conscience.
C'est un raisonnement erroné. Au procès on peut dire
ce qu'on veut, c'est un fait. Mais ces petits malins se sont-ils
demandé pourquoi ? Pourquoi on peut dire tout ce que l'on
ve_ut,a~rme~, s~ rétr~él:er,dire que l'on ne sait pas, qu'il n'a rien
fait, quo? na Jamais entendu dire quoi que ce soit, que c'est
un honnete ho~me, ~n progressiste de longue date et vas-y
donc, soulage-t01, apaise ta conscience f . 1 . .
" . . , ais a paix avec t01-
m_emeet_vas-y, Jacasse aussi longtemps qu'ils voudront bien te
laisser faire. Pourquoi? Parce que to t . d· bl.
(quan d il ne s,agu. pas de hui 1 u ce qui se 1t en pu ic
. s cos, comme pour nous) n'a pas la
moindre valeur et n'est consigné nulle part b· al ' ,.o.
• l . , , ou 1en ors, c e~l
s1mp ement consigne, histoire d • d l d
gens (quand il y en a) sur plac e_Jelterd,e la p~udre aux yeux es
e , es ec arat1ons faites devant
journal de la Félicité 67
pourrait-il pas en être ainsi ? Eh bien si, voilà, c'est possible. Tout
est possible. N'importe quoi est possible. (Si elle est allée décla-
rer que madame Brailoiu faisait de la propagande monarchiste,
chantait les louanges du roi Carol33 ! Une veuve qui promène les
enfants des « huiles » dans le jardin de l' Icône, en leur appre-
nant à parler français, une femme seule, une malheureuse, acca-
blée par l'adversité, qui n'a que la peau et les os et par-dessus le
marché méprise et hait Carol II autant que moi.) Le pouvoir de
la machination dans le domaine moral n'a pas de limites.
Espèce de petit Bucarestois trop gâté, fils à papa, espèce de
vieux garçon attardé, petit juif francisé, tu ne serais pas un peu
chrétien, de ceux de la dernière couvée, parce que tu as besoin
de trouver un nid, une tanière, un abri ? Réveille-toi, regarde où
ru as mis les pieds: à l'ombre de la croix, d'un instrument de
torture dégoulinant de sang, sur laquelle il y a un pauvre homme
33. Carol II ( 1893-1953 ), roi de Roumanie de 1930 à 1940. Personnage très
controversé, à la fois esprit fin et cultivé, il a eu une vie aventureuse pour cer-
tains, débauchée pour d'autres, faite de plaisirs, de jeux et de liaisons très cri-
tiquées. Jeune prince héritier, il déserte du front pendant la première guerre
mondiale, pour se marier avec une roturière. Le mariage est annulé par son
père le roi Ferdinand. Carol épouse par la suite, contre son gré et par_raison
d'État, Hélène de Grèce, mais très rapidement il noue une liaison avec une
Roumaine de confession juive, Elena Lupescu. Cette vie dissolue l'amène, à la
demande de son père, le roi Ferdinand, à renoncer au droit de succession au
trône, au bénéfice de son fils Michel et de s'exiler à Nice. Il reviendra toute-
fois et sera roi de 1930 à 1940. Son règne, à une époque de montée des dan-
gers, est considéré comme un désastre. Pressé par l'Allemagne, il est contraint
de céder à l'ultimatum soviétique du 28 juin 1940 et au diktat de Vienne
du 30 août 1940 : la Roumanie doit abandonner aux alliés du Troisième
Reich la Bessarabie et la Bucovine septentriona_le, occupées par l'URSS, la
Dobrogea méridionale rendue à la Bulgarie, et la Transylvanie septentrionale
à la Hongrie. Les « légionnaires » et une partie de l'opinion le considèrent
comme resp,onsable de ce démembrement de la « Grande Roumanie » et
un coup d'Etat le contraint à confier la présidence du Conseil au général
Ion Antonescu, en septembre 1940. Il quitte définitivement la Roumanie
et mourra en exil en 1953. N. Steinhardt considère Carol II comme la pire
figure de toute l'histoire de la Roumanie.
journal de la Félicité 69
qui crache ses poumons, dont les entrailles et les reins se désa-
grègent, qui n'est pas seulement torturé et tué à petit feu, mais
humilié, par-dessus tout outragé : tué comme un a~imal de sacri-
fice, comme une viétime tailladée à coups de hache par un éven-
treur de bas étage. Des entrailles déchiquetées, de la sueur, du
sang, des insultes, les clous. C'est ça le christianisme, mon vieux.
Pas les charmantes cloches de Pantelimon les dimanches et jours
de fête, pas l'arbre de Noël dans la belle maison des ~eteanu, pas
les bonbons de la vieille madame Boerescu ... pas les plaisanteries
interminables de ce prêtre mondain de Georgescu-Silvestru, pas
le baptême dans la cellule 18, si humble et donc si majestueux,
tellement dissimulé, donc tellement éclatant, non, ce n'est pas
l 'œcuménisme si vite promis (et de toute manière évocateur
des fastes de Rome, des splendeurs de l'Italie et de la topologie
subtile du latin), ni les gestes de conciliation, si faciles en fait
et. de toute façon sources de paix, de tranquillité et d'orgueil
sous-jacent, mais cela: la croix véritable, énorme, puante, indif-
férente; souillure, écœurement ...
Est-ce que j'entends pour de bon ou me semble-t-il seule-
ment entendre de nouveau : « Regarde donc, elle est belle ta
marchandise, tu vois un peu ce que tu nous amènes là? » ? On
dirait un écho, une réverbération, une douleur fantôme, comme
celle d'un membre amputé. La «marchandise», en tout cas,
c'est bien moi, qui me requinque maintenant, qui pour la pre-
mière fois sais ce que peut être la douleur quand elle se décide à
vous abattre, qu'elle en a les moyens, qu'elle n'est plus amortie
par le choc de la surprise, qu'elle n'est plus adoucie par l'étrange
exaltation qui, à l'intérieur de nous-mêmes, accompagne la pre-
mière déception - qui se met à être ce qu'elle est et à montrer
ce qu'elle sait faire (Camus: à partir d'un certain point de souf-
france et d'injustice, personne ne peut plus rien pour personne
et la douleur est solitaire) -, moi qui sais à présent tout aussi peu
parler que si les seuls langages sur terre étaient l'algol, le cobol et
70 Nicolae Steinhardt
Février 1962
j'ai été maintenu, aussi longtemps que j'ai fait la grève de la faim,
dans une cellule qui n'a jamais été chauffée depuis que le fort a
été construit par 1'ingénieur Brialmont, avec l'inutile ceinture
autour de la capitale. Le froid, plus terrible encore que la faim
et la soif (mais le pire, c'est le manque de sommeil), m'a pénétré
jusqu'à la moelle.
Je dois avoir l'air en bien piteux état pour que la femme de
l'adjudant Ungureanu, qui me réceptionne à la porte du réduit
fasse presque mine de me sourire (tout comme s'éclairerait le
visage d'un gourmet à la vue d'un quartier de gibier bien fai-
sandé) et me confie au « chef de chambrée» en lui recomman-
dant de me donner une couchette pour moi tout seul et d'avoir
soin de moi. En ma qualité de susped, je suis placé sur la cou-
chette la plus proche de la porte et dévisagé avec attention par
le chef de chambrée, un Bessarabien avec un nom russe, colosse
à l'air maussade et au regard dur; j'apprendrai bientôt qu'il est
dangereux, on raconte que c'est un défroqué. La cellule 34 est
une sorte de long tunnel obscur, où tout fait penser à un violent
cauchemar.C'est un caveau, un canal, un boyau souterrain froid
et profondément hostile, c'est une mine désaffedée, un cratère
de volcan éteint, c'est une image assez réussie d'enfer aux cou-
leurs délavées.
Dans ce lieu presque irréel à force d'être sinistre, je vivrai les
jours les plus heureux de ma vie. Combien j'ai pu être heureux
dans cette cellule 34 ! (Je ne l'ai jamais été autant, ni à Bra~ov,
avec ma mère quand j'étais petit, ni dans les rues interminables
et mystérieuses de Londres, ni dans les fières collines de Muscel,
ni dans le décor bleu de carte postale de Lucerne, jamais, nulle
part.)
La cellule est également peuplée de nombreux jeunes qui
ont droit à un traitement spécial de la part des gardiens et
72 Nicolae Steinhardt
43
tombé tout droit dans le « réduit » après sa « Rheinfohrt » ,
sais pas comment cela se fait, mais mon arrivée (maigre et pâle
à faire peur, irradiant le gel, grelottant jusque dans le regard),
avec mon auréole de gréviste de la faim, contribue, elle aussi, à
accentuer l'atmosphère de noble défi à la réalité. Il y a aussi deux
médecins, des gens très bien, et quelques membres des « Sol-
dats du Seigneur» 44, des membres d'une seél:e, apiculteurs et
avides de psaumes. Il se trouve que je connais aussi des psaumes,
presque tous appris avec ce brave homme d' Hari ton Rizescu,
bedeau honoraire d'une grande église du centre de Bucarest. On
dirait que tous, à qui mieux mieux, cherchent à se montrer gen-
tils envers les autres, que tout le monde passe ses journées, des
aurores jusqu'au soir, à apprendre des poésies à perdre haleine,
à se raconter des livres sérieux, et Bruder Harald, se surpassant
lui-même, récite, traduit, enseigne - et relate en détail, avec
modestie, amour et un sens œcuménique de la relativité, la vie
et la doél:rine de Martin Luther. De partout, comme les nuages
en montagne, on sent surgir et se condenser dans la cellule 34
cette atmosphère ineffable et sans pareille que seule la prison est
capable d'engendrer: quelque chose qui ressemblerait à ce que
fut la cour des ducs de Bourgogne ou celle du roi René à Arles,
ou d'une cour d'amour provençale, quelque chose d'assez sem-
blable au paradis, quelque chose de japonais, de chevaleresque,
quelque chose qui aurait rendu fous Montherlant, Jünger,
George, Malraux, Chesterton ou Soljenitsyne, un quelque chose
fait de courage, d'amour du paradoxe, d'entêtement, de folie
sacrée et de la volonté de transcender à tout prix la misérable
condition humaine; quelque chose qui évoque des noms aris-
tocratiques parmi les plus exaltants qu'ai choisis Barbey d'Aure-
villy: Hermangarde de Polastron et Enguerrand de Coucy ;
quelque chose qui, sans que j'arrive à comprendre clairement
pourquoi, me fait douloureusement penser à l'attentat man-
44. Oastea domnului, organisation religieuse (populaire) pour la défense de
!'Orthodoxie.
76 NicolaeSteinhardt
Janvier 1960
Toutes les cellules des prisons sont pleines de gens d' Église de
toutes sortes, mais ils sont généralement très réticents, car l 'ade
est d'une gravité extrême; puisque je suis décidé, on me conseille
de sauter sur la première occasion qui se présente. L'impossible,
voilà ce qu'on exige de nous. Autrement, il n'y a pas d'issue, pas
de salut, ni de béatitude. Et pas davantage de menue tranquillité.
L'adage juridique ne s'applique pas à la vie morale. Au
contraire, « c'est à l'impossible que l'on est tenu ». Le précepte
de droit: à l'impossible nul n'est tenu, n'est valable que dans les
strides limites du domaine synallagmatique4 7.
Si ce n'est qu'il existe deux sortes d'impossibles: il y a l'im-
possible impossible et puis il y a 1'impossible possible. L' im-
possible impossible - 1'impossibilité physique - n'a aucune
importance et n'a pas de sens. L'exemple que donnent les anciens
juristes est des plus édifiants, bien que de nos jours il ne soit plus
aussi cocasse: on ne peut pas être obligé par contrat d'aller sur la
lune. Certes, cela ne veut pas dire grand-chose. Mais ce n'est pas
cela qu'on nous demande de faire. C'est tout autre chose. On
ne nous demande pas d'aller sur la lune. On nous demande - et
c'est tout à fait différent - de décrocher la lune. Et de préférence
la lune bleue.
Aussi longtemps que nous ne sortons pas du possible, de
la comptabilité, nous ne pouvons ni concevoir le paradis ni y
prétendre.
~e pouvais-je faire ? demande l'exécutant des ordres don-
nés par un régime tyrannique. ~e pouvais-je faire ? demande
le soldat qui a reçu un ordre contre nature. Rien, bien sûr, ils ne
pouvaient rien faire. Et il ne faut même pas les condamner de
n'avoir rien fait, de s'être soumis aux ordres, de les avoir exécutés.
C'est pourquoi aussi le Procès de Nuremberg est une erreur et
une honte. Ils pouvaient tout de même faire quelque chose - et
47. ~ comporte obligation réciproque entre les parties.
82 NicolaeSteinhardt
Automne 1960
grâce à Gigi Tz., qui en a copié la lifte dans une revue américaine)
ou les stupéfiants, les opiacés, le haschich, l'héroïne et tous ces
produits que Thomas Learey et ses innombrables séides ont
divinisés, sont devenus des marchandises accessibles aux masses,
57
des biens de consommation : but no pill can make UJ innocent •
Oui, les pilules peuvent vous procurer le sommeil, ou plutôt un
état de somnolence, ou l'évasion, en vous déconneétant, en vous
rendant indifférents. Mais pas l'innocence. Seul le Christ peut
vous la donner, ou vous la rendre, ou vous la conserver par ses
voies toujours paradoxales: en vous donnant le sentiment de
culpabilité.
Il a une bien paradoxale manière de faire, le Christ, que ce
soit avec les pécheurs, la vie ou la mort.
Karl Barth: la grâce divine de devenir un juste, c'est notre
vie, la grâce divine de la sainteté, c'est notre mort. Ce qui signi-
fie que dans l'opération qui consiste à devenir juste, Dieu dit au
mort: vu! Et puis, après l'avoir tiré du péché, autrement dit de la
mort, et l'avoir appelé à la vie, c'est encore Lui qui dit au vivant:
meurs ! Le pécheur repenti - l'ancien mort qui a été appelé à la
vie - doit à présent mourir aux choses de ce monde. C'est sous
ces deux déterminations et sous aucune autre que la vie chré-
tienne doit être vécue.
C'est là toute la dialeétique du mors et vita : d'abord il vous
donne la vie, puis il vous l'ôte pour que l'on soit véritablement
vivant. Eh oui, si c'est cela la vie, la vie n'est pas facile, c'est une
sorte de mort. Nous n'arrêtons pas de dire: c'est la vie! La vie
est comme ceci ou comme cela... mais il se peut que nous ne
sachions même pas ce qu'est la vraie vie (de même que nous ne
savons pas ce qu'est la mort). Nous avançons à l'aveuglette dans
la moiteur chaude et étouffante des pénombres des limbes, au
travers des confusions d'un vague langage. Tiédeurs.
57. « Mais aucune pilule ne peut nous procurer l'innocence».
journal de la Félicité 93
31 décembre 1959
31 décembre 1959
1961
héros du livre. L'un venu d'ailleurs, l'autre pétri sur place, mais
d'une tout autre pâte, nous nous découvrons, dans la même
démesure, enchantés et amoureux de tout ce qui est roumain.
4 janvier 1960
1969
Aiud 64 l961
Plotinisme.
La dégradation, cela existe.
Au commencement est le Verbe, le Logos.
Les hommes reçoivent le don de la parole.
La parole se dégrade en mots.
64. Ville de Transylvanie où se trouve un immense pénitencier de sinistre
renommée.
108 Nicolae Steinhardt
1971
s'il n'avait été certain, lui aussi, que la résurreétion n'était plus
possible, étant donné la façon dont les choses s'étaient passées.
Personne ne parvenait à y croire. Le crucifiement était défi-
nitif pour eux aussi, tout comme pour les scribes. Et il fallait, pour
confirmer le sacrifice, que le crucifiement donne une impression
de fin, d'affaire résolue, classée, de vié\:oiredu bon sens. Il ne suf-
fisait pas - pour qu'il y ait réellement crucifixion - d'avoir l'hor-
reur de la torture, les clous, la lance, les épines - (dans le tableau
de Matthias Grünewald à Unterlinden, les épines transpercent le
corps tout entier, entré en putréfaél:ion), il fallait encore absolu-
ment, pour achever, pour renforcer, que cela ait l'air d'une catas-
trophe, d'une déroute, d'un échec.
Seul le cri Eli, Eli, prouve que le crucifié ne s'est pas joué de
nous, qu'il n'a pas cherché à nous réconforter avec des atténua-
tions hypocrites. Il a, comme toujours, traité les hommes en êtres
libres et mûrs, capables «d'encaisser» des vérités déplaisantes.
À la différence de Bouddha ou de Lao-Tseu, il ne fournit pas des
aphorismes et des modèles, mais de la chair et du sang, du tour-
ment et du désespoir. La douleur sans le désespoir c'est comme
un mets sans sel, c'est comme une noce sans musiciens, (Et si
le bon larron est le premier à entrer au paradis - avant les pro-
phètes, les patriarches, les justes de l'Ancien Testament - il se
peut qu'il ne le doive pas seulement à sa bouleversante conver-
sion, mais aussi au fait qu'il ait été un compagnon de souffrance
du Seigneur. Car c'est une chose d'être au pied de la croix et de
souffrir, quels que soient la sincérité et le déchirement de la souf-
france, et une tout autre chose d'être sur la croix. La douleur de
l'autre n'est pas la tienne, c'est la sienne, tu ne l'assimiles que par
un processus intelleé\:uel, pas en la ressentant. Seul le bon larron
ressent la même chose que le Seigneur.)
L'Incarnation a été totale, comme l'enseigne le concile de
Chalcédoine. D'accord, totale, mais sur la croix, le Christ n'a
pas cessé d'être également Dieu.
114 Nicolae Steinhardt
qu'était la douleur, parlent sans cesse des nerfs), avec les fibres
de sa chair, avec son âme de misérable humain, jusques aux fins
ultimes (et, en dépit del' hérésie de Sidoine Apollinaire, le Christ
possède une âme totalement humaine). S'il avait conservé, ne
serait-ce qu'un peu d'impassibilité sur la croix, s'il n'avait goûté
pleinement au désespoir humain, l'événement qui a eu lieu au
Golgotha n'aurait pas offert aux philosophes, aux hommes
d'Église, tout comme au petit peuple, l'occasion d'achopper et
de perdre la raison, ce n'aurait été qu'un scénario ou un rituel,
par conséquent une chose admissible, « comestible ».
Dans la PremiereÉpître aux Corinthiens(6,20 et 7,23 ), saint
Paul insiste: « Vous avez été achetés à grand prix ». À bon et
honnête prix. Dieu n'a trompé personne: pas plus le diable que
nous-mêmes; il ne s'est pas davantage trompé soi-même. Il n'a
pas payé d'une souffrance apparente, d'une croix toute petite ou
en monnaie de singe. Ce n'est pas un fantasme qui a payé le prix ;
c'est la chair de notre chair, le sang de notre sang.
Et aux Hébreux (2,17-18; 4,15): « Aussi, il lui fallait ressem-
bler en tout [sauf pour le péché] à ses frères [à nous] ... Car du
fait qu'il a lui-même souffert de l'épreuve, il est capable de venir
en aide à ceux qui sont éprouvés».
Semblable à nous - en tout - et soumis à toutes les tenta-
tions, tout comme nous - donc au désespoir humain aussi.
Mars 1966
Socrate etJésus-Chrisl:
5mars 1960
Février 1960
S'il apparaissait tout à coup sur une place, sans crier gare, un
oiseau gigantesque aux couleurs éclatantes, il est vraisemblable
que tout le monde se précipiterait pour le voir et comprendrait
qu'ils' agit d'une chose inhabituelle.
Dans ces conditions, la foi, la contrition seraient bien trop
faciles. Ce serait du « tout mâché». Du donnant donnant.
Mais ce que l'on nous demande, c'est de croire en toute
liberté et on dirait que - pis encore - le scénario se déroule als ob
(comme si) nous étions non seulement tout à fait abandonnés,
mais que - par-dessus le marché - la providence faisait exprès
de tout faire pour que nous ne croyions pas; elle aime, dirait-on,
accumuler les obstacles, multiplier les risques, rassembler les
arguments pour faire une impossibilité de notre aspiration, bien
intentionnée, de piété.
Les chemins de la foi portent tous les mêmes noms: pari,
aventure, incertitude, raisonnement de fou.
Qien dit Dostoïevski? « Si Dieu n'est pas descendu de la
croix, c'est qu'il voulait convertir les hommes, non pas par la
contrainte d'un miracle extérieur évident, mais par la liberté de
croire et en leur donnant l'occasion de manifester leur audace».
~and, sur le mont Golgotha, on disait au Christ: « Sauve-
toi toi-même et alors nous croirons », l'erreur était en fait
d'ordre linguistique, on jugeait sur la base d'une confusion
des termes. S'il était descendu de la croix, il n'y aurait plus eu
besoin de croire,il se serait agi simplement de reconnaître un fait
(comme dans le cas du perroquet rouge : la descente de sur la
croix aurait constitué un irrésistible perroquet rouge).
On nous demande - invitation à la témérité et à l'aventure
palpitante - quelque chose de plus mystérieux et de plus étrange:
de contester l'évidence et d'accorder foi à un non-fait.
C'est par des voies détournéesqu'il œuvre. Des voies impé-
nétrables, disent les Français. Et les Anglais sont plus précis
encore: il agit de façon mystérieuse.
Journal de la Félicité 129
Montreux 1938
la raison, que les yeux m'en tombent si ce n'est pas vrai. « Je vous
souhaite de vous sentir chez nous aussi indépendant qu'à l'hô-
tel, quant à nous, permettez-nous de vous considérer comme un
anu ».
Madame Lound et l'une des filles (assistante d'un dentiste)
sont un peu plus réservées ; mais le pasteur et l'autre fille (elle
est institutrice dans une petite ville à quelque distance de Lon-
dres et elle rentre chez elle du vendredi soir jusqu'au dimanche)
sont la simplicité et la gentillesse mêmes. Je me rends compte
qu' autant les Anglais peuvent être froids à l'étranger, autant ils
sont amicaux chez eux. Hospitaliers, ouverts, compréhensifs:
ils reconnaissent à tout un chacun le droit d'être fou, d'aller au
diable, s'il le désire - et par les voies qu'il aura choisies; le besoin
de foi, ils le considèrent comme la chose la plus naturelle qui soit.
Parfois, l'après-midi, monsieur Lo und m'invite dans son
bureau et il me prépare du café dans une petite verseuse élec-
trique. Le matin, avant le copieux petit déjeuner, il m'emmène
faire avec lui une courte promenade au pas de charge, à travers
l'interminable Regent's Park. Il me montre tout un tas de villas
élégantes (certaines de fort mauvais goût, imitations de styles les
plus divers) : elles ont appartenu ou appartiennent toujours à des
personnalités en vue. Il y a aussi des étangs dans le parc, je me
précipite vers des canards mignons comme tout. Pour les voir de
plus près, je m'accroupis, je les appelle: petit, petit. Les canards
répondent par un coin-coin bien poli, pas plus qu'il n'en faut.
De retour à la maison, le pasteur raconte, au cours du «petit»
déjeuner que je l'ai laissé tomber, alors qu'il me faisait remar-
quer les beautés archited:urales du parc, pour aller faire mes
dévotions à des canards ( Went to worshipsome ducks).
De Londres j'écris à Manning, le jeune fond:ionnaire de
Bedford que j'avais rencontré à Interlaken. Il me répond aussitôt
et m'invite à participer à une réunion du groupe à Eastham, une
banlieue de la capitale.
journal de la Félicité 147
Mars 1960
avoir examiné ses vêtements, on n'a rien trouvé d'autre sur lui
qu'une petite boîte en métal, contenant une poudre blanche qui
était de la cocaïne et une carte à jouer, le valet de trèfle ! »
Je suis en chemise et caleçon. Le gardien me montre une
montagne de valises, de sacs, de sacs à dos, de paquets, de besaces
et m'ordonne de tout porter dans une petite pièce, près de l'en-
trée du corridor, le long duquel se trouvent les portes. Certaines
valises sont très lourdes. Je m' aél:ive,tremblant de froid et cla-
quant des dents, car il ne fait pas seulement froid, je suis depuis
environ deux heures dans un courant d'air terrible. Le gardien,
emmitouflé dans une pelisse sibérienne immense et chaussé
de bottes recouvertes de feutre, a remonté son col de fourrure,
baissé les oreilles de sa chapka et s'est recroquevillé sur un siège
bizarre flanqué dans un coin, d'où, probablement, il suit mes
mouvements. Il me rappelle L'homme invisible, du film tiré du
roman de H. G. Wells. Il a sans doute froid, lui aussi, et - je ne
sais pas pourquoi - j'ai l'impression qu'il n'a aucun plaisir à
me voir fureter d'un endroit à l'autre dans la neige, déshabillé,
• • I • I • I
unpu1ssant, et1que et eremte.
Je finis, tout content de n'avoir donné aucun signe de fai-
blesse, je commence même à me réchauffer. Le gardien me fait
signe de le suivre, en agitant un anneau avec une multitude de
clés énormes. Il s'arrête devant la cellule 18, ouvre péniblement
la porte, bâille, et me balance à l'intérieur.
En fin de compte il se pourrait que Dieu n'ait même pas
besoin de nous punir. Il détourne de nous son visage : ce qui
signifie qu'il nous retire sa grâce proteél:rice et qu'il nous laisse
aller au gré des événements et des interconnexions du monde
matériel. Nous passons sous le signe du hasard et de la méca-
nique : malheur à nous !
journal de la Félicité 151
7mars 1960
Les paroles, peut-être les plus terribles que le Sauveur ait pro-
no~cées, se trouvent dans Luc 22,67: « Si je vous le dis, vous ne
croirez pas ».
C'est cela la condition humaine. Nous n'avons pas foi en
lui. Nous n'avons pas foi les uns dans les autres. Nous ne vou-
lons pas, nous ne pouvons pas, nous ne savons pas, nous n'osons
pas, nous ne nous efforçons pas de croire les uns aux autres. Les
expériences sont impossibles à transmettre. Nous parvenons à
comprendre certaines choses - à quoi bon ? On ne nous croit
pas. Nous pouvons parler, mais ~ous ne pouvons pas établir de
communication, établir la liaison. ~ est-ce qui nous reste à
faire, si ce n'est à suivre son exemple et à nous taire (sans nous
renfrogner)?
Il ne s'est pas passé plus de dix minutes, me semble-t-il, et
voici que s'élève un bruit des plus assourdissants, celui des afues
pulvérisés qui, dans Le Napiu de Léon Daudet, provoquent la
disparition instantanée des hommes. Un long vacarme, un fra-
cas infernal, une explosion que je n'oublierai jamais, qui même
après, tout au long des années, me réveillera à cinq heures, même
plus tôt, de terreur anticipée. Ce tourbillon sonore - de sonne-
ries ? de cloches ? de clairons ? d'armes à feu ? - pénètre jusqu'aux
couches les plus freudiennes, les plus jungiennes, les plus adlé-
riennes du moi et creuse sa tanière dans des recoins inconnus de
l'être.
Les miracles existent. Dieu est toujours à l 'œuvre. Les pré-
diétions de N.N.P. s'accomplissent sur le champ. A peine la
rafale de trompettes a-t-elle cessé, que mon bienveillant voisin se
présente : c'est un religieux orthodoxe (prêtre et moine). Deux
autres fantômes se réveillent près de lui, l'un corpulent et lourd,
l'autre svelte et juvénile: ce sont deux prêtres uniates.
Je sais, dans le tumulte qui naît à la fin du « réveil », quand
une vague de calvities remplir l'espace et que, devant le baril cou-
1
vert, une queue, comme celle d'une comète s esl: formée n un
instant, je sai que je suis tombé dans les main du Di u vivant.
--
154 NicolaeSteinhardt
Les cours de catéchisme vont très vite; le père Mina est indul-
gent et peu exigeant, et il est vrai que je m' avère connaître beau-
coup de choses. Les trois prêtres tiennent un petit conciliabule et
puis ils viennent me demander ce que je désire: être catholique
ou orthodoxe ? Je réponds sans la moindre hésitation: ortho-
doxe. Très bien. C'est donc le moine qui me baptisera. Mais les
deux prêtres gréco-catholiques assisteront au baptême et, en
hommage à leur foi d'une part et d'autre part pour prouver que
nous entendons tous faire vivre l 'œcuménisme, à une époque où
le pape Jean XXIII occupe le siège pontifical, je réciterai le Credo
devant les prêtres catholiques. Ils me demandent tous trois de
considérer que je serai baptisé au nom de l 'œcuménisme et de
promettre que - s'il m'est donné de sortir de prison - je me bat-
trai, sans relâche, pour la cause œcuménique. Ce que je promets
de tout mon cœur.
journal de la Félicité 159
15 mars 1960
La collinesaigned 'œillets.
Et la Transylvanieefl toute chant de gloire
Ioan Alexandru
Dans le train, bien évidemment, nous ne dormons pas. Nous
sommes tous bien trop excités (Scurtu nous raconte ses deux
évasions, sur le bac, dans le delta du Danube), et tout le monde
se rend bien compte d'où nous sortons - à nos têtes rasées, à nos
vêtements miteux, à notre totale pâleur, à notre odeur surtout-,
les gens nous font de la place, nous donnent à manger, glissent de
l'argent dans les poches de nos vêtements accrochés aux patères
du compartiment ...
] ournal de la Félicité 171
Et combien sont propres les rues des villages, les routes, les
fermes, les cours, tout au moins à cette heure matinale.••
Duiliu Zamfirescu 100 dit que le patriotisme n'est pas davan-
tage un préjugé qu'un jugement; le patriotisme est un sentiment.
Tout le monde peut éprouver des sentiments. Parmi les facul-
tés psychiques qu'y a-t-il de plus proche des larmes que le sen-
timent? Je pleure facilement, trop facilement. J'aurai toujours
bien tiré un enseignement de mon temps de prison: c'est que
l'expression « le don des larmes » est on ne peut plus conforme
a' lare'al·1te' ...
3-4août
il est fou. Mais il est aussi réaliste, sain d'esprit, car le château
est bien demeuré un château dans le monde essentiel des arché-
types, le vrai ( « vrai », non « réel »), parmi les « modèles » ; il
a juste été recouvert du voile de la magie et à tout instant il peut
être rétabli, restauré, remis, réintégré dans son état initial par une
opération de retour à la vérité et de répudiation de ce monde, le
faux, le monde de la couleur déplacée à l'impression.
La situation du chrétien est aussi paradoxale que celle de Don
~ichotte. C'est un homme et on lui demande d'être Dieu. Il a
été créé pur et il est souillé; il n'a qu'à revenir à ce qu'il était des-
tiné à être. Autrement dit, il doit lutter pour devenir ce qu'il est.
Bucarest, 4 août
Gherla 1963
Françau,encoreun effort
si vow voulez être républicains.
Le Marquis de Sade
spontanée. Les détenus n'ont qu'à se torturer les uns les autres.
Économie de moyens : les gardiens auront à peine à intervenir.
Les condamnés créeront eux-mêmes leur enfer.C'est bien ce qui
s'est produit. J'ai souffert infiniment plus du fait des hommes
soumis aux conditions de vie d'une cellule « d'exécution des
peines » que du fait des matons dans les couloirs.
Les « chefs de chambrée » consciencieux, esclaves du règle-
ment, craintifs, amis maniaques de la propreté (Qu 'es' tu fazu la,
bonhomme! tu touches la gamelle apres t'être gratté le cul? Non,
mair ! tu t'rends pas compte, tu me sou.filesm morve sur mon lit?)
ont été ceux qui ont appliqué et mené à son terme l'idée, juste,
que la maison centrale de force ce n'est rien, c'est une vétille, une
bagatelle, comparée à l'hospice de fous.
En racontant partout Huis Clos de Sartre, je caressais l'espoir
de contribuer à dévoiler ce secret et d'en annihiler par là même
les effets. On m'écoutait attentivement (la chambre d'hôtel, qui
dans la pièce représente l'enfer évoquait avec trop de précision
les conditions de vie en prison pour ne pas éveiller instantané-
ment l'intérêt), mais les résultats se sont avérés nuls, confor-
mément au conseil que Lord Chesterfield donna à son fils : tu
entendras à la Chambre des Communes beaucoup de beaux
discours, certains modifieront tes opinions, veille à ce qu'aucun
ne modifie ton vote. Chose étonnante, les grands bourgeois, les
grands propriétaires terriens, les professeurs d'université, les offi-
ciers supérieurs, les évêques, les anciens hauts dignitaires se sont
révélés bien moins exigeants sur l'hygiène que les bergers, les
ouvriers et les agriculteurs qui, presque tous, ont été, d'après leur
propre expression vite écœurés et difficiles pour la nourriture et
ne cessaient d'établir des règlements prophyladiques bien plus
sévères qu'à l'Institut Pasteur ou des normes d'utilisation de la
tinette et de l'ablution des mains bien plus ftrides que les rituels
tribaux ou le cérémonial de la défécation d'un brahmane.
180 Nicolae Steinhardt
..
journal de la Félicité 191
par temps d'hiver, sous la neige, quand dans les maisons ronflent
les feux, au cœur des grands poêles en faïence...
Je bats la campagne, je flotte en pleine idylle, ces images toutes
faites sont ridicules, stéréotypées ... Mais d'où me viennent donc
avec une insistance si stéréotypée ces effluvesde mélilot, de terre
humide s'évaporant sous les premiers rayons de soleil printanier,
ce parfum de pain chaud ?
(Mon vieux, me dit Al. Pal., depuis que tu es sorti de prison, tu
es devenu drôlement semanatorist111, pire que Romulus Sei~anu,
Timoleon Pisani et ceux de L 'Universulou du « Concours pour
la jeunesse». On m'a dit que ton auteur préféré était Nicolae
Densu~ianu 112 !)
Mahnaison, cellule 12
Worms en l S17: Hier flehe ich; ich kann nicht anders. Gott he/fe
mir. Amen ! 113
Paroles de prince. Combien différentes d'un: « ~e vou-
liez-vous que je fisse ? J'ai signé ». Le moine rebelle a un
raisonnement inverse : pour ce qui esè de signer, je ne signe pas,
je verrai bien ce que je ferai - ~e le Seigneur me vienne en aide.
Le soir, après l 'extinél:ion des feux, quand je reviens de la
tinette qui se trouve à l'extrémité de la cellule tunnel, je parcours
toute l'étendue du lieu pour arriver à ma couchette, placée près
de la porte, selon les ordres de l'adjudant Ungureanu. Tous les
autres sont à leur place, couchés : je resèe le dernier parce que
mes malheureux boyaux m'obligent à chercher de préférence la
possibilité de ne pas me hâter. Je passe donc, comme pour une
procession, au milieu des deux rangées de ceux qui se préparent
à dormir et je prends soin de souhaiter une bonne nuit à chacun
en particulier. On me répond avec amabilité et ferveur, et je res-
sens du bonheur à savoir que l'on m'accorde de la sympathie et
que j'agis correél:ement.
Certes, je sais que j'agis bien et par là même j'annule le bien.
En cela les exisèentialisèes ont raison ; quand nous prenons
conscience du bien que nous faisons, la conscience le compro-
met irrémédiablement. La conscience esè annihilante, elle exclut
la candeur, l'accomplissement serein et innocent du bien. Elle
souille toute l'élégance de l 'aél:ion.
Tout de même, ils ont raison, sans avoir raison, ces exisèen-
tialisèes. Ils vont un peu vite en besogne, ces presèidigitateurs; la
conscience souille, mais pas irrémédiablement. Nous ne sommes
pas de purs enfants, nous ne sommes pas des saints. Mais nous ne
sommes pas non plus - vlan! d'un seul coup! - des canailles, des
113. « Me voici, devant vous, je ne puis agir autrement. ~e Dieu me vienne
en aide. Amen!»
C
194 NicolaeSteinhardt
« salauds ». Des saints certes non. Mais peut-être the next befl,
c'eft-à-dire, des impofteurs du bien.
Les saints, c 'es\: la limite extrême. Mais, à leur suite, il y a les
héros, puis les seigneurs, et, cout au bout, voilà qu'arrivent clo-
pin-clopant les « aventureux » du bien, un peu ridicules, un peu
essouffiés, mais non dépourvus de valeur.
Nous savons que nous faisons le bien - donc nous le souillons
- mais c 'es\:le bien que nous faisons, pas le mal. Nous ne partici-
pons pas de la pureté des saints, mais nous faisons tout de même
quelque chose qui nous sorte des rangs des crapules. Il y a tout
de même une différence, je crois, entre d'une part les« salauds»
et d'autre part ceux de la cellule 34 (et autres « impofteurs du
bien»).
Il y a ici, à la 34, autre chose, autre chose que la touffeur où
se débattent les pusillanimes, les délateurs, les vaincus (lesquels
sont presque toujours en train de s'apitoyer sur leur sort et de
pleurnicher: des geignards de la trahison et de la défaite. Et avec
cela, voilà qu'ils se rengorgent comme des paons, parce qu'ils
ont cédé; il n'y a pas que les imbéciles qui ont bonne mine à
être orgueilleux, les scélérats aussi !) . D'ailleurs, ce qui règne
ici est facile à reconnaître, comme une couleur intense, comme
un accord parfait. La noblesse et l'esprit chevaleresque ne sont
pas de simples nostalgies, leur domaine est tout autre (comme
celui du christianisme, qu'ils reflètent): celui des secrets ou des
recettes du bonheur.
Ceci est peut-être du pur blaSphème, mais j'ai une théorie,
bien à moi, selon laquelle l'image du Christ, telle que nous la
donnent les Évangiles, n'es\: pas seulement celle d'un être doux,
bon, juste, sans péchés, miséricordieux, puissant, etc. D'après ce
que relatent les Évangiles - tous sans exception - il nous appa-
raît doué aussi de merveilleuses qualités chevaleresques, des qua-
lités de gentleman.
journal de la Félicité 195
114. Ferdinand Jcr( 1865-1927), roi de Roumanie. Sous son règne, à la suite
de la défaite de 1'Empire austro-hongrois et du Traité de Versailles, voit le
jour « la grande Roumanie» qui s'adjoint la Transylvanie et la Bessarabie.
Apres la Première Guerre mondiale, la réforme agraire et les réformes d 'mo-
cratiques des années 1921-1923 consacrent l'émergence d'une d 'mocratie
parlementaire, mais où le vote n'est plus censitaire, où les ti mmes vocen
(vingt-deux ans avant les Françaises) et où la citoyenneté n'est plus ondi-
cionnée par la religion ou la langue maternelle. Pour on dévouc:menc, 1
Roumain. vont le nommer « Ferdinand le Loyal ».
1 8 icolaeSteinhardt
1966
C'était une passionnée, ce qui efl vrai efl vrai. Maif quelle
beauté azusi, a quellegrandeur. .. a combien la Grande Roumanie
lui doit, cela tout le monde l'a oublié... Oui, Stere a Marghilo-
man étaient despersonnesfines a intelligentes, mais sachez que les
véritables héros étaient de l'autre côté, c'étaient les mangeurs de
mamaligd} 16 e,t les idéalistes guidés par votre sot de Ferdinand et
votre débauchée de Maria ... Comment appelle-t-on le ffyle de Rim-
baud? a celui de Giraudoux donc ?La campagnefrançaise contre
les Autrichiens en Italie en 1859? Par l'armistice de Villafranca et
la paix de Zurich ... Oui, bouleau, ça c'était facile, maif « arçar »
c 'efl comment? ... Ellen 'apas perdu courageun seul inflant e,t puù,
a Paris, aux pourparlers de paix - qui donc, si ce n 'eff elle?...
Des textes bibliques à l'appui de la thèse « le christianisme
est une religion du courage » :
◄
journal de la Félicité 205
Mai 1950
Cellule 18
Gherla
1
Journal de la Félicité 219
3 novembre 1955
À la Securitate,juillet 1961
Sommeil interrompu de cauchemars. D'abord je me fais
réveiller par le gardien, parce que j'ai crié dans mon sommeil.
Ensuite parce que je dors face au mur ou bien les mains sous la
couverture.
~estions. Souvenirs.
Peut-on résister aux interrogatoires ? Est-ce absolument iné-
vitable de reconnaître tous les faits et d'avouer en cascade ?
Les épais volumes publiés par le ministère soviétique de
la Justice en 1937-1939. Les procès de « la droite» et des
« trotskystes ». Longuement lus et longuement discutés avec
Manole. Tous avouent, tous les anciens comploteurs de l' lnsur-
reétion, toute l'élite révolutionnaire.
Il y a aussi une sorte de solution de compromis, ténébreuse:
Radek. Les formules rituelles du cérémonial ; 1'huissier : « La
cour, veuillez vous lever ». Ce soin tout particulier mis à répéter
les formules pour créer une atmosphère d 'objed:ivité. Et aucune
preuve matérielle, absolument aucune, rien de concret, pas un
document, pas une arme, rien. Rien que des mots. Tout comme
dans Ham/a: paroles, paroles, paroles ... Et si, lors d'une confes-
sion, le pécheur peut dire: «j'ai fait cela et pire que cela», au
tribunal cela sonne faux. Et les très longues introdud:ions des
a:ocats q,~i com~encent par se défendre eux-mêmes, en pré-
c_1s~ntqu ils.se ~resente,nt au nom des accusés en simples auxi-
liaires de la Justice. Il n y a pas de débats, mais un cérémonial,
journal de la Félicité 221
Londres 1937
Pour arriver à l'adresse que m'a donnée Nu!i L., j'ai dû errer
dans une longue suite de cercles concentriques; des rues toutes
pareilles, rien que des petites villas, des petits jardins, des lampa-
daires du type Beluha beacons - le tout dans la pluie et le vent,
qui depuis trois jours se sont emparés de la ville.
Acette heure vespérale, je ne rencontre personne dans les-rues,
que le vent, la pluie et les réverbères ; la désolation me pénètre
jusqu'à la moelle des os, à tel point que la modeste chambre de
Nu!i m'apparaît comme un havre ; dans la cheminée, un feu élec-
trique pourpre luit doucement, ; la lampe, à côté du fauteuil, a
un abat-jour vert ; sur la petite table, le regard est attiré par les
tasses à thé. Le contraste entre le confort britannique fondé sur
des éléments simples (la chaleur, l'eau, la lumière tamisée, un
élixir: les feuilles de thé, la petite bouteille de rhum) et le pay-
sage automnal dehors est si frappant que je ne puis m'empêcher
d'éprouver un sentiment d'attendrissement. La vie ne serait-elle
pas par hasard ainsi, dans son essence : comme une forêt sauvage,
peuplée de bêtes féroces, pleine de profonds ravins et de pièges,
secouée d'éclairs et de rafales de pluie et, à la lisière, se trouverait
une seule petite maisonnette claire et chaude, que les locataires
devraient quitter, tous tant qu'ils sont, avant l'aube implacable?
Pour le moment, dans la pièce tout est simple et éphémère,
doux et tendre. Nuti, verse le thé dans les tasses, le radiateur
222 Nicolae Steinhardt
1959
n'est que chose trop courante, ce que les gens auraient compris
et peut-être pardonné (nous sommes des êtres humains, quoi),
non, platoniquement (paraît-il). Et ce avec des scènes drama-
tiques, avec des complications sans fin,avec une avidité de justi-
fications, qui rendaient les gens perplexes et les mettaient mal à
l'aise. La femme du prêtre ne valait guère mieux, manquait tout
à fait de cette humilité qui sied aux femmes; au lieu de suppor-
ter les lubies de son mari, de méditer même la formule brutale,
par laquelle les Lipoveni 124 définissent l'homme parfait ( il croit
en Dieu de toutes ses forces, il boit sec et bat sa femme allègre-
ment, comme il se doit), de prendre modèle sur madame Aca-
rie (qui a écouté les conseils de son confesseur - et quel confes-
seur ! Saint François de Sales : « Aussi longtemps que vous êtes
mariée, oubliez la chasteté, vous n'avez qu'un seul devoir, vous
soumettre ». ~ allait-elle faire ? Se répandre en lamentations,
user ses semelles sur le chemin du Patriarcat et du ministère des
Cultes pour y soumettre plaintes sur plaintes et de longues sup-
pliques écrites.
En y réfléchissant bien, l'événement le plus important pour
moi, jusqu'à mon baptême, fut l'amitié pleine d'admiration que
je vouais à Manole.
J'ai fait sa connaissance dans mes tout premiers jours de
Faculté. Comme Mihail Sebastian 125, il était un riverain du
124. Population d'origine slave installée dans la région du delta du Danube.
125. Mihai Sebastian (1907-1945), écrivain, dramaturge et essayiste
roumain de culture juive (son nom patronymique est los if Hechter).
Francophile, passionné par Montaigne, Balzac, Proust et Gide, il fréquente
les cours de philosophie du professeur Nae lonescu, auquel il vouera une fidé-
lité et une tendresse sans faille. Le nationalisme et l'antisémitisme des années
trente sont pour Mihai Sebastian une déchirure et une tragédie personnelle,
car ses amis deviennent, l'un après l'autre, sympathisants du Mouvement
Légionnaire. En 1934, Mihai Sebastian publie le roman Depuisdeux mille
ans avec une préface de Nae lonescu, roman qui fit scandale. Sebastian fut
attaqué à la fois par la presse « d'extrême droite» et par la presse « démo-
cratique » : les nationalistes roumains le considèrent comme « trop juif»,
--
226 Nicolae Steinhardt
mais qui ne l'ont pas fait, impressionnées par son prestige et son
impassibilité devant la mort. J'apprends surto~t autre chose,
dont je décide de faire une règle de vie. À l'Ecole militaire,
Ludendorff et un de ses camarades, fils d'une famille princière
régnante, sont les souffre-douleurs d'une vieille culotte de peau
d'adjudant-chef, aussi bête que méchant. Il aurait suffi d'un seul
mot du prince, pour que Ludendorff et lui-même soient changés
de seél:ion,ou pour que cette brute soit mutée. C'est d'ailleurs ce
que le jeune prince voulait faire. Mais Ludendorff l'en a empê-
ché : si nous voulons être officiers, lui dit-il, et si nous voulons
commander, nous devons appendre à supporter tout, même la
stupidité absurde et méticuleuse. Ils n'ont demandé aucun chan-
gement et ont tout enduré jusqu'au bout.
C'est encore Broser qui me raconte certaines choses à propos
de Guillaume II, tant décrié, et auquel les Français ont fait une
réputation infâme. C'était un homme qui aimait la conversa-
tion, il était d'une intelligence limitée, certes, mais plein de
bonnes intentions. Il en veut pour preuve:
a) son attitude à l'époque de l'affaire Dreyfus, quand, faisant
fi des usages diplomatiques et de la tradition, il fait parvenir
par Conrad de Hohenlohe une déclaration spécifiant solennel-
lement que l'inculpé n'a jamais été un agent du service de ren-
seignements allemands. Il demande, de plus, au comte Münster,
ambassadeur allemand à Paris, de ne pas hésiter, sous prétexte
de prudence ou de considérations nationales, à venir en aide à
un camarade officier, afin que la vérité triomphe et que l' hon-
neur d'un innocent soit sauf. Il eût été normal qu'à la suite de la
déclaration de l'empereur allemand, toutes les poursuites soient
suspendues. Le fait de n'en pas tenir compte, un affront sans pré-
cédent, constituait un casusbelli: Guillaume, pacifiste, a fermé
les yeux;
b) cette phrase superbe : « Comme chef d'état, je n'ai pas à
rendre des comptes seulement au Parlement, mais aussi à Dieu >>;
Journal de LaFélicité 233
ridicule), et la·mort d'un chien aimé est une tragédie pour celui
qui est seul au monde ou qui a peur de la vie. Il existe aussi un
snobisme de la compassion, réservée aux héros ou aux événe-
ments solennels. Alors que saint Antoine ose s'attendrir devant
les menues douleurs et se pencher avec compassion sur les humi-
liés vêtus de noir, sur ceux que l'on traite à la légère, et ceux qui
aiment les chats.
J'y vois un trop plein de bonté, une subtile miséricorde, une
sorte d'esprit missionnaire, destiné non pas aux îles lointaines
des mers du Sud, mais a'ux régions plus modestes du psychisme,
au carrefour de la maladresse et de la résignation. Les vaincus,
les étourdis, les malchanceux n'auraient-ils pas droit, eux aussi, à
quelque réconfort ?
Il y a par ailleurs des exégètes catholiques pour démontrer
que saint Antoine n'aide pas à retrouver des objets perdus, mais
à retrouver la foi perdue ... Certes, mais les explications de ces
exégètes ravissent à saint Antoine ce qui me semble si stupéfiant
chez lui : le souci des gens un peu ridicules, que le Christ appelle,
eux aussi, qui eux aussi se démènent en ce bas monde, qui - pour
autant que nous le sachions - ne sont pas exclus du fesl:in.
Le Christ vu comme gentleman et noble chevalier.
Le Diable comptable n'efface jamais rien, pas la moindre
chose. Le Christ, lui, efface d'un seul geste tout un registre
de péchés.
Le Christ, grand Seigneur, pardonne tout. Savoir pardonner,
savoir oublier, savoir donner. Le Christ ne se contente pas de
pardonner, il oublie. Une fois pardonné, on cesse d'être serviteur
du péché et fils d'esclave; on est libre et ami du Seigneur.
~e dit-il à Judas, dont il sait parfaitement qui il est et pour-
quoi il se trouve là? Ami, lui dit-il. Cet ami me semble plus bou-
leversant que d'interdire l'usage du glaive et que la guérison de
l'oreille de Malchus. li exprime ce qui, chez nous humains, passe
238 NicolaeSteinhardt
131. Esdras4,3
132. Esdras9,2
240 NicolaeSteinhardt
..
journal de la Félicité 245
pour qu'il l'emmène chez lui; on ne faisait pas pire aux débi-
teurs insolvables dans l'ancien droit romain. Il pouvait le faire
mettre aux arrêts dans l'enceinte du palais, lui suggérer de se sui-
cider ... Il faut reconnaître que cela a été une faute d 'Antonescu
d'avoir confondu son honneur d'homme avec le droit de vivre
de la nation - alors que Bismarck faisait la différence entre le
devoir de la sentinelle de mourir à son poste et l'obligation pour
un chef de sacrifier au besoin jusqu'à son honneur pour sauver
son pays. Mais pour rien au monde il n'aurait dû accepter de se
faire embarquer chez un particulier, dans sa maison, pour être
livré ~ une puissance étrangère. Le geste du roi, ou plutôt de ses
conseillers, est sans excuse.
~and on me fait quitter la cellule d'infirmerie pour être
renvoyé à Gherla, je prends congé de tous. Bentoiu me remercie
avec un sourire triste. Puis il se m·et à pleurer. Lecca, d'un geste
brusque m'embrasse. Ils sont morts tous deux peu après.
Avec le professeur Tomescu j'apprends, enfin, la prière du
soir Lumina lina ( « Lumière joyeuse ») qui me séduit dès la
première fois.
Comment se fait-il que, la connaissant depuis toujours, d'au-
cuns lui préfèrent des formules incantatoires, comme l' om mani
padmé hom indien ?
Et puisqu'on en parle, comment peuvent-ils placer la théoso-
phie, le zen, les tantras au-dessus des Évangiles ?
Lumina lina a sfintei slave ( « Lumière joyeuse de la sainte
gloire ») ; vous connaissez un autre vers comme celui-là dans la
langue roumaine ?
En 1937, quand le gouvernement a été constitué, à Noël,
Tomescu a envoyé une bible à chacun de ses collègues.
(À cette époque, malade de contrariété, je m'étais mis au lie.
Il neigeait sans cesse.)
r 250 Nicolae Steinhardt
Décembre 1970
 peine voudrait-on mourir pour un homme juste;
pour un homme de bien, oui, peut-être osera-t-on mourir.
Épître de saint Paul aux Romains 5,7
Od:obre 1958
Les queues formées par les juifs qui veulent déposer leur
demande d'émigration en Israël commencent vers trois heures
du matin, puis c'est deux heures, une heure, onze heures du soir.
Il y a là des petits commerçants ruinés, des hommes et des
femmes âgés, restés seuls en Roumanie, mais aussi des membres
du parti, des direéteurs et hauts fonél:ionnaires de ministères ou
252 NicolaeSteinhardt
Avril 1960
paniers du XVIIe siècle n'a plus envie de faire des farces, tant elle
a pitié de nous), elles rafraîchissent de quelques gouttes d' illu-
sions la brûlante aridité de la matière.
Dans cette deuxième cellule de prison, il se produit quelque
chose qui rappelle ce qui a dû se passer sur le chemin d, Emmaüs.
Le Sauveur n'est plus parmi les siens, l'époux est parti. Mais c,est:
à toi, homme, qu'il revient de sécréter la fidélité et une nouvelle
sorte de félicité, plus en sourdine, de déceler la réalité de la pré-
sence du Messie dans le lieu le plus inattendu et le plus aride: en
toi-même. Il faut donner davantage de soi-même, on n'est plus
un simple speétateur, un des invités de la noce, mais un parti-
cipant à droits égaux, un associé, un créateur de bonheur à son
propre compte. Il faut prouver une chose très difficile, c'est qu'il
n'y a pas que le début de la noce qui soit pur, mais que la vie quo-
tidienne peut être maintenue à un degré acceptable de relative
noblesse et de dignité. Tout comme au commencement il n 'efl
pas: et cela nous fait mal. Mais c'est là justement la différence
entre l'enfance et la maturité: c'est de reconnaître et de suppor-
ter la douleur, d'accepter l'inévitable différence de niveau entre
la pureté de la noce et de la fête et l'impureté des journées ordi-
naires, des années banales.
Moyen Âge: la compassion. Les larmes sont, elles aussi, l' apa-
nage des héros de L'Iliade.
Je lirai plus tard, après ma sortie de prison, dans l'œuvre de
Ionesco, que la compassion n'est pas sentimentale, messieurs les
nietzschéens, mais humaine et virile. Al. Pal. en avait parlé avant
que quiconque d'entre nous n'ait lu cela dans Ionesco.
1934
Cernica, 1965
Septembre 1940
Juillet, 1952
En ce moment papa travaille à l'usine de verre de Padurea
Neagra, dans le département de Bihor. Et moi, qui depuis onze
mois travaille dans une même entreprise (c'est à peine croyable),
Février 1971
Jilava, cellule 13
Il est bon d'aller à l'église pour allumer des cierges ? Certes. Mais
follement. Effet de zoom : la normalité, pratiquée avec enthou-
siasme, est supérieure à la déraison. La vie « comme il faut >>
consideredas one of thefine arts!
Je me rappelle la théorie de Manole sur la nécessité de créer
nn « parti des modérés violents » ( ou des conservateurs en
trench-coat) destiné à défendre avec nne véhémence extrême -
sorélienne - l'équilibre, la raison et les gens de bien.
Février 1931
1968
Gherla 1962
Janvier 1955
Aoûtl970
1940
Varatec 1971
Varatec 1970
Automne 1964
théorie des neuf cieux, comme un enfant qui se raconte des his-
toires dont il sait depuis longtemps chaque mot. Je n'arrête pas
de tourner en tous sens cette théorie qui me réconforte souvent
depuis quelque temps.
Les trois premiers cieux sont le domaine où œuvre Dieu, le
Créateur, !'Auteur de toutes choses, le Gardien de toutes choses,
le Grand Anonyme de Blaga, le Grand Horloger de Voltaire, le
Grand Architeéte des francs-maçons. Du quatrième au septième
ciel siège le Juge impartial, celui que l'on craint, le législateur de
l'Ancien Testament, le Dieu de la Justice implacable. C'est à par-
tir du septième ciel que sont dévoilés - à ceux qui le méritent
- d'ultimes mystères inattendus. Seulement, la divinité du neu-
vième ciel, contrairement à ce qu'en pensent les initiés, les gué-
nonisl:es, les théosophes, les anthroposophes, les Spiritualistes ou
les positivistes aux idées larges, tout comme les athées de nuance
agnostique, n'es\: pas une « force » ou une « énergie » des plus
impassibles et des plus impersonnelles, un discret coordinateur
ou un consl:ruéteur, mais un Dieu bon et doux à barbe blanche.
C 'es\: le bon Dieu de l'enfance lointaine, celui des chants de
Noël, des brioches, des pains d'épices et gâteaux traditionnels,
celui des plus belles veillées de Noël, celui de Dickens et de la
« Bibliothèque Ro'se ».
C'est là qu'es\: Jésus, celui qui réconforte et vous donne la
paix, celui qui a promis de nous guérir des maux, des chagrins, des
péchés et des souffrances, celui auquel pensent les héros de Tché-
khov dans Oncle Vania (Nous nous reposerons, oncle Vania ... ).
Ce Dieu suprême, ultime, celui du mystère des my~'tères et du
saint des saints n'est pas le moins du monde abstrait, ce n'est
pas un froid créateur, ce n'est pas Brahma, infini et immuable ce
n'est pas la divinité pensante de la gnose, qui égrène les éons 1 .
l SS. Du latin aeon («entité éternelle»). du grec ancien a.iwv, aion
(<<temps»). Pour les gnostiques: entité éternelle et abstraite, e prit émané
de l'intelligence éternelle.
292 Nicolae Steinhardt
Le hasard fait que, peu d' inftants après, il est retiré de notre
cellule. Je le conduis jusqu'à la porte et lui plante un baiser sur
chaque joue. Mon geste est quelque peu théâtral, mais il est sin-
cère. Je sens qu'il me faut agir ainsi. Personne ne songe à tourner
mon geste en dérision. Au contraire, il crée une atmosphère de
gravité. L'homme qui s'en va est ému. Il nous quitte, le visage
illuminé d'un sourire de joie en disant: « Ce sont les traces du
revolver des légionnaires ... »
Mirel Gab. est resté dans la cellule, il m'apprend, infatigable,
une foule de poèmes de Gyr et de Crainic, et le superbe texte de
Sergiu Mandinescu, Aujourd'hui, comme hier.
L'atmosphère de gravité, j'allais la retrouver un jour, dans un
cabinet médical, où l'on nous emmenait pour nous faire arra-
cher les dents. C'est un officier de santé qui pratiquait les extrac-
tions, au ciseau et sans anesthésie. En attendant notre ordalie,
le maton, un tsigane, tue le temps en posant des questions per-
tinentes: tu as quel âge? Tu as pris combien? Pour quelle rai-
son ? ~ est-ce que tu étais, avant ? Toi aussi, tu faisais monter
les femmes nues sur les tables au café-concert pour les arroser au
siphon d'eau de Seltz ? (Cette histoire de femmes nues arrosées
au siphon d'eau de Seltz les obsède tous, cela représente dans
leur esprit le summum de la richesse et de la débauche, l'idéal nec
pliu ultra,le rêve, l' Himalaya; c'est leur duchesse de Mortemart.
Rien ne peut dépasser cela, c'est une sorte de vitesse de la lumière
pour la théorie de la relativité.)
Il me demande si je suis roumain. Je réponds oui. Comment !
tu n'es pas juif? Je réplique: j'ai du sang juif, mais je pense et
ressens les choses en roumain.
li se rend compte qu'il a manqué son coup et il se tait. Puis il
s'accroche à quelqu'un d'autre : et toi, le vieux, tu avais combien
de propriétés à la campagne ?
(J'aurais pu, dans ma réponse paraphraser Churchill, qui
avait une mère américaine et disait: je suis à cinquante pour cent
Journal de la Félicité 305
hoflile convoqué par téléphone (ce n'est pas vrai que tu as été
invité par téléphone?), les voix qui me parviennent deviennent
démons qui me poiusent (le père Inquisiteur lui-même et les théo-
logiens ont établi que les voix que tu e~tendais étaient en réalité
celles de démons). .
Effets de style et d'éclairage. .
À partir du moment où il n'y a plus le joli cliquetis de la
machine à écrire pour reproduire les paroles de l' interrogé, la
ruse fonétionne. Sans tortures, sans coups ...
Le réalis~teur du film n'a pas pu escamoter la vérité histo-
rique. Mais il y a certainement eu bien peu de speétateurs pour
comprendre à quel point cette machine à écrire était lourde
de sens, à quel point elle disait tout. Elle représentait tout un
monde, un univers mort: la galaxie del' objeétivité.
Cette petite machine, tac-tac-tac, symbolisait tout ce qùi
avait été réalisé sur la voie du véritable progrès au long des siècles.
~and on l'a retirée des bureaux d' instruétion pénale et que
l'enquêteur a été habilité de nouve-au à consigner de sa main les
réponses des accusés - c 'e·st-à-dire à les styliser selon les concep-
tions, les points de vue et le langage de l'institution respeétive
- toute l'œuvre de Beccaria 164 a été annulée, les horloges de l'his-
toire ont été retardées de cinq siècles et la situation dans laquelle
s'est trouvée la pure bergère de Domrémy est devenue celle des
innombrables sus}Jeétssoumis à enquête par la Securimte (encore
faudrait-il reconnaître des circonstances atténuantes à ceux de
1430, car la machine à écrire n'avait pas été encore inventée).
Cette Securitate, organe d'un ordre social qui avait promis, lui
aussi, et de façon bien plus logique, d'assurer le bonheur des
hommes ...
164. Cezare Beccaria ( 1738-1794), juriste, criminaliste, philosophe, écono-
miste et homme de lettres italien rattaché au courant des Lumières. Dans Des
délits et despeines, il fonde le droit pénal moderne et développe la première
argumentation contre la peine de mort.
314 NicolaeSteinhardt
1965
1971
toutes, c'est au résultat que l'on juge : une belle œuvre jusl:ifieet
homologue la méthode employée.
Il y en a qui trouvent le salut, grimpés sur .un sycomore,
d'autres près du puits, d'autres sur le grand chemin, d'autres en
pêchant ou encore en écrivant dans le registre des douanes.
Par conséquent: celui qui devient indifférent à la crasse cor-
porelle et aux latrines sales, qui peut dépasser cela, tant mieux
pour lui!
Celui que cela ne laisse pas indifférent, que la crasse et la
saleté perturbent et agacent, ne doit-_pas s~ laisser tourmentçr
par l'idée qu'elles sont nécessaires ; qu'il ne râle.pas, qu'ilselave!
(Et puis il y a autre chose : la discussion part de 1'hypothèse
normale, mais pas çertaine, qu_ela saleté a des fondements téléo-
logiques 166 : le dépassement de tout ce qui est terrestre et l'ata-
raxie 167 de l'âme; il se pourrait cep~ndant que la saleté ne soit
que de la paresse et du sans-gêne. Pour être valables, la crasse
corporelle et la saleté des latrines devraient être expressément
voulues et intentionnelles.)
La crasse et la saleté sont bonnes pour celui qui parvient à les
surmonter, mais la propreté est bonne également pour ceux à qui
la crasse et la saleté font perdre l'esprit (car il est vrai que le corps
est le temple de l~âme). .
Dans le fond, je paraphraserais bien les par9les de !'Apôtre:
« ... Celui qui mange le fait pour le Seigneur... et celui quis' abs-
tient le fait pour le Seigneur... » en disant tout aussi bien: « celui
166. La téléologie se définit comme étude ou comme doctrine des causes
finales, de la finalité.
167. L'ataraxie (du grec ihapa;{a, « absence de troubles») apparaît d'abord
chez Démocrite et désigne la tranquillité de l'âme ou encore la paix de cette
dernière résultant de la modération et del' harmonie del' existence. L'ataraxie
devie~~ ensuite le pri~cipe du bonheur dans le stoïcisme, 1'épicurisme ~cle
1
scept1c1sme.Elle provient d un état de profonde quiétude, découlant de 1ab~
sence de tout trouble ou douleur.
Journal de la Félicité 317
a
... Moi, je suis de Brai/a, maisje suis né par hasard Buzau en
1877. Les Turcs arrivaient par le Danube pour attaquer Brai/a
a
et ma mere, effrayée, s'était réfugiée Buzau, ou elle ma mis au
monde ... La bisseélriceefl la droite qui coupe Langle en deux par-
ties égales... Il ny a pM de mot roumain pour dire «garrigue»,
c'efl un phénomene !pécifique aux régions karfhques du bassin
méditerranéen, plus particulierement du sud de la France... J y ai
pensé toute une nuit et je m'en suis souvenu: Sirnplizissimus, c 'efl
de Grimmelshausen, Der grüne Heinrich efl de Gottfried Keller et
les Galgenlieder de Christian Morgenflern ... Si tu ne mélanges pas
a
bien intimement le cacaoavec le beurrejusqu cequ'ils deviennent
crémeux, c 'efl comme si tu n avais rien fait ... eh oui, mon vieux,
apres avoirfait la noce, le négociant rentrait chez lui tout seul dans
une caleche,dans la deuxieme calecheil y avait son chapeau et dans
la troisieme, pour former le convoi, sa canne... Autres temps... la
circoncuion, nous efHmons que ce n 'efl qu'une cérémonie, donc une
318 NicolaeSteinhardt
Varatec, 1970
26 décembre 1970
Od:obre 1963
1967
Claudel dit clairement: J'ai conclu un pad:e avec l'enfer. là
il n'y a plus de place pour la liberté, il n'y a plus que la Loi, une
précision, une jusl:ice à la fois pénale et mathématique.
Sous le régime de la malédid:ion de la loi, même Dieu esl:
limité. C 'esl: tout jusl:e si la divinité véritablement toute-puis-
sante jouit de la grâce. Ce n'es\: qu'après avoir souffert sur le Gol-
gotha que Jésus a pu descendre aux enfers pour délivrer les âmes
des jusl:es et remplacer la loi du talion par le pardon.
L'équilibre encore et toujours.
Dieu n'es\: pas sagesse temporelle, formalisme et conventions,
littérature édifiante ou piété affed:ée. Mais pas davantage délire
sadique ou masochisl:e. Il esl: transcendance, transfiguration, il
esl: extase - mais non frénésie et vertige. La frénésie et le ver-
tige étaient le résultat des danses et des orgies sacrées des païens;
c 'esl: là que mènent aussi les rondes des derviches dans le sou-
fisme. Chez les chrétiens, en revanche, l'extase n'es\: jamais trou-
ble. Ici, Dionysos et Apollon se limitent réciproquement. C 'esl:
un bonheur tout à la fois fou et contrôlé.
D'ailleurs, les grands mysl:iques, à commencer par Thérèse
d'Avila et Jean de la Croix, ont esl:imé que l'extase allait de pair
avec les débuts d'une vie mysl:ique et contemplative. Avec le
temps, les états «convulsifs» - même s'ils n'ont rien de com-
mun avec la frénésie et les «fanatiques» (au sens des mysl:ères
antiques) - cessent, pour faire place à des états de félicité sereine.
Après l'agitation viennent le calme et l'intériorisation pieuse;
la sérénité hésychasl:e esl: souriante et sage, elle ne fait pas de
vacarme. Pourquoi ? Parce qu'elle va à l'essentiel, alors que toute
extravagance n'attire l'attention que sur des détails extérieurs.
Un homme qui, par amour du Christ, se ferait teindre la barbe
en bleu ou porterait une immense plume de paon à son cha-
peau ne ser3.jamais, aux yeux de ses semblables, que l'homme
Journal de la Félicité 331
décentrée.
L'atroce absurdité de la crucifixion, !'Agneau la désintegre:et
il leur pardonne, car ils ne savent pas ce qu'ils font.
Cefu ho ed gr CO
cée sous Caro IL et a co pté
sonnes qui, au plébiscite, on oté o rs.-c;-~-
1969
Juin 1968
Dans la foule de choses que les gens savent ici, dans tout
ce que l'on cite, tout ce que j'entends, rien ne peut égaler des
phrases comme: « Va, je ne te condamne point » ou « Ô
femme, grande est ta foi » ou encore « Je crois, Seigneur, aide-
moi à mon manque de foi». Chacune suffirait à témoigner du
caraél:ère surnaturel des Évangiles; chaque élément qui contri-
bue à la composition de ces phrases est criant de divinité.
AutQmne 1965
Est-ce des jésuites, tels que les préjugés populaires se les figurent,
qu'il tenait son habitude de se frotter les mains en souriant?
Les préjugés populaires s'en tiennent à des images stéréo-
typées - comme celles d'Épinal -, ils ignorent que les jésuites
ont toujours constitué l'aile libérale et progressiste de l'Église
catholique. Ils ignorent qu'ils ont enseigné et mis en circula-
tion les sciences positives, qu'ils avaient une prédileél:ion pour
les mathématiques et l'astronomie, que dans la discussion sur la
grâce ils ont pris les positions les plus indulgentes pour l'homme
(ce sont les jansénistes qui ont soutenu la sévérité). Ils ont sou-
tenu Galilée pendant son procès - les accusateurs, c'étaient les
dominicains, pas eux ! - en appliquant la théorie des proba-
bilités - dont ils sont les créateurs - et en proposant de manière
très rationnelle que le système de Galilée soit considéré comme
une hypothèse scientifique.
Pour voir que les jésuites ne s'étaient pas beaucoup trompés
et qu'ils n'étaient pas allés trop vite, il faudra attendre qu'Henri
Poincaré écrive dans La Science et l'hypothese qu'il était « plus
commode » de dire que la terre tourne autour du soleil plutôt
que le soleil autour de la terre; que le mouvement général de
tous les corps et systèmes célestes les uns autour des autres ait été
prouvé; que la physique de la relativité ait décidé qu'il est impos-
sible d'établir entre ces mouvements des relations conçues sur la
dépendance autrement qu'en fonél:ion de points fixes - relatifs
eux aussi; que la philosophie existentialiste ait reconnu - par le
canal de Camus - que le problème posé par Galilée et Copernic
est une broutille, car les préoccupations majeures de l'homme
pensant sont tout autres: qu'est-ce que la vie? Qiest-ce que
l'homme ? Pourquoi la douleur existe-t-elle ? Comment parve-
nir au bonheur ?
Je trouve mon ancien professeur installé dans une pièce
tout en longueur, qui ressemble à une chambre de pension,
Journal de la Félicité 347
joie de vivre. L'homme est ancré dans le diabolisme, pris dans les
sables mouvants de la colère gratuite. Le malin gagne à cent pour
cent et sans le moindre effort, et là, il mérite vraiment son nom.
Mais ces mots, ah ! ces mots, du niveau du chien qui se préci-
pite pour vous mordre en douce, du niveau des aboiements aigus
et des crocs découverts de l'autre côté de la palissade; ces mots
qui n'ont certainement pas la moindre relation avec le coup de
coude ou la bousculade involontaires, mais qui sont les vomisse-
ments mêmes de Satan.
C'est le contraire du chicanier que saint Jacques propose
en exemple: « Nous bronchons tous de plusieurs manières. Si
quelqu'un ne bronche point en paroles, c'est un homme parfait,
capable de tenir tout son corps en bride ».
Nous pouvons frémir à l'idée de bien des péchés graves, pour
moi, aucun n'est plus étranger à l'affirmation: « Mon royaume
n'est pas de ce monde » que la rage verbale de l 'énervé des trans-
ports en commun.
C'est mesquin et lâche de se décharger ainsi par des insultes
dans les autobus, car cela ne comporte pas de risques. Si véri-
tablement un homme ne croit pas en Dieu, alors qu'il aille
jusqu'au bout de ses conviétions, qu'il tue son père, comme Ivan
Karamazov, qu'il le fasse lui-même ou qu'il trouve un Smerdia-
kov pour le faire à sa place. Oui, il vaut mieux commettre un
crime et renier formellement le Christ, devenir païen, ( il y a eu
des êtres admirables parmi les païens, dit Chesterton, et Julien
!'Apostat est irréprochable en tant que personne): c'est plus
honnête. Et je serais tenté de croire - en me reportant à Luc,
chap. 16 - que Dieu regardera avec moins d'étonnement l'apos-
tat, l'assassin ou le voleur, que celui qui le trahit dans l'ombre des
injures et des insultes répandues dans un lieu bondé.
La gravité du péché de chair vient justement de ce qu'il n'est
pas uniquement charnel. Denis de Rougemont dit que si la
sexualité pouvait demeurer pure, c'est-à-dire purement animale,
352 Nicolae Steinhardt
1952-1959
Dieu étant infini, les voies par lesquelles nous l'approchons
sont infinies, elles aussi, et il est impossible de les distinguer,
car elles tiennent de l'insoluble problème des relations entre les
corps. •
Parmi cette infinité de voies, il en est - comme sur les cartes
de géographie - de plus accentuées et de plus colorées, et il arrive
même qu'elles aient des noms. Je n'ai pas retenu celui de mon
« oxfordien » irlandais, qui m'avait annoncé mon baptême.
Mais il y en a trois autres que je considère liés au miracle de ma
conversion et qui traduisent, en des termes accessibles à mon
esprit, l'œuvre de la Grâce.
C'est Tr. qui m'a fait connaître Virgil Când. et Paul Sim.
Paul - elle l'appelait Pavlic - travaillait à la bibliothèque de
l'institut d'Histoire, dans une petite pièce où, pour tous meu-
bles, il n'y avait qu'un bureau, une chaise et une armoire; sa
très grande fenêtre, disproportionnée par rapport à la taille de
la pièce, donnait sur les arbres touffus qui séparent la chaussée
Kiselev du boulevard Jianu. A côté, séparée de cette pièce par
un petit vestibule, il y avait la salle de leéture de la bibliothèque
del' institut. Il y régnait un calme parfait et bienfaisant, extrê-
mement rare dans le tourbillon de bruit et le tumulte, dans la
panique et les chicaneries des années 50. Ces années, synony-
mes, pour tant de gens à Bucarest, de personnes mises à la porte
de leur logement, de queues commencées de nuit, de courses
incessantes et dépourvues de sens aux sièges de l'office de lo-
cation, d'efforts inutiles pour trouver un travail, de démarches
d'un service à l'autre ( les heures d'audience étaient en général de
deux à trois heures del' après-midi, mais celles où l'on guettait les
Journal de la Félicité 353
1931
Mais ils sont isolés, fortuits, ce ne sont pas les coordonnées qui
soutiennent l'édifice et ils ne résument pas la doéhine. L'amour
n'est, ni dans l'hindouisme ni dans l'Ancien Testament, l'axe, le
fondement, l'essence, le principe, le critère, tout - comme il l'est
dans l'Évangile. Ce n 'eft pas l'eau qui bout.
Dans les systèmes arithmétiques à base 12, le chiffre 10 appa-
raît; mais il a une valeur différente de celle du système décimal.
Les savants exégètes des thèses esséniennes m'apparaissent
comme des évolutionnistes restés figés à la veille d'une mutation.
Dans la religion chrétienne, l'amour n'est pas un précepte
quelconque, un parmi d'autres, il est la seule chose qui restera
quand tout aura péri, comme le dit saint Paul.
Dieu a respe8:é à tel point sa création, qu'il s'est soumis à
elle pour y entrer et y intervenir. C'est la raison pour laquelle
Francis Bacon a pu écrire : naturaenon imperaturnisiparendo183.
Il s'est fait humble, il s'est glissé parmi nous en naissant d'une
femme et en ayant un corps véritablement humain (le corps du
Seigneur ri' a pas été une chimère comme se sont plu à le penser
certains hérétiques). À en croire les Écritures et à ce que nous
pouvons voir de nos propres yeux, la Création n'est pas un jeu ou
une bagatelle pour le Créateur: du moment qu'il a sacrifié son
Fils unique pour elle et qu'il assume le risque immense de perdre
la partie, on peut en conclure que c'est une chose terriblement
sérieuse pour lui et pour nous. Cela signifie aussi qu'il ne fau-
drait pas nous imaginer que Dieu soit disposé à enfreindre ses
lois ou à en suspendre les effets pour un oui ou pour un non. Il
est prêt à nous aider à nous frayer un chemin parmi ces lois, par
compassion et par charité - et ce, plutôt en nous donnant des
forces qu'en écartant l'ordre naturel des choses de notre chemin
a
- mais il n'a pas pris sacréation la légtre184• Ne l'oublions pas.
183. « On ne peut commander à la nature qu'en s'y soumettant».
184. En françaisdans le texte.
366 NicolaeSteinhardt
Jilava
Janvier 1961
a
... Tacuerimus, tacueritis, tacuerint ... La Ford moustaches
émit une voiture nerveuse... Non, mon vieux, non, pM sarailie,
mais sarai-gli, ce qui signifie gâteau impérial pour le palau ... Le
principe flratégi.que essentiel des armées roumaines a toujours été
d'attirer l'ennemi dans un défilé ou un corridor dans lequel celui-ci
a
ne puuse PM déployer sesforces, c'efl ce qui s'efl pMsé Posada, a
Rovine, a a
Calugareni, Podul Înalt... Folle de rage, Milady de
Win ter grince des dents ...
~and Kierkegaard écrit que Dieu ne veut pas se présen-
ter sous l' aspeél: extravagant, aveuglant et gigantesque d'un
immense perroquet rouge, il ne fait que paraphraser les mots de
Luc (17,20-21): « Le royaume de Dieu ne vient pas comme un
fait observable; et l'on ne dira pas: "Le voici!" ou: "Le voilà!"
Car voici, le royaume de Dieu est au milieu de vous».
C'est étonnant qu'un peuple à l'intelligence aussi brillante
que le peuple judaïque ait pu s'arrêter à l'idée d'un messie glori-
fié, descendant du ciel en grande pompe, qui n'aurait pas laissé
subsister le moindre doute et n'aurait laissé que le choix de se
prosterner, de constater. Comment n'ont-ils pas soupçonné que
le plan divin aurait recours à une voie moins sin1pliste ? La solu-
tion messianique imaginée par Jude est d'une naïveté du niveau
de la solution scénique d'un dew ex machina.
Chez Marc 9,24, le problème de la simultanéité de la foi et
du manque de foi apparaît dans toute son acuité. La première
impression est que si la foi coexiste avec le manque de foi, ce
370 NicolaeSteinhardt
1954
1966
Après l'enquête
1924ou 1925
1969, dimanche
Paris, 1938
Mis à part 1,amour de la vie, le christianisme est aussi enthou-
siasme. Combien cela doit être triste pour Dieu, j'imagine, de
voir 1,immense désenchantement de l'Inde, ou l'indifférence
intelligente érigée en France au statut de théorie!
Chesterton affirme: « Tout le mal vient, non pas de ce que
les locomotives sont trop admirées, mais de ce qu'elles ne le sont
pas suffisamment. Ce qui est dommage, ce n'est pas que les loco-
motives soient des mécaniques, mais que les hommes soient des
I •
mecan1ques ».
Paris, 1938
Les hommes mangeaient, buvaient, se mariaient et
mariaient leurs enfants, jiuqu 'au jour ou Noé entra dans
l'arche; et le déluge vint et lesfit tow périr.
Luc 17,27
Bucarest, 1935-1936
Bucarest 1931
Bucarest, 1933
Paris, 1937
1964
Juillet 1966
Conversation avec le doéteur Al.-G. sur l'Europe et l'Asie.
Moi: la qualité principale de la civilisation, de la culture
occidentale, c'est son universalité; on l'adopte facilement et elle
400 NicolaeSteinhardt
1965
La rradudion de Don Quichotte en roumain (E. Papu, I.
Frunzetti permet d'approfondir la substance de ce livre si
extraordinaire.
Tout comme les traduéèions de Mumu. Pourquoi, se de-
mande Lovinescu, Homère traduit en roumain est-ilplus vivant,
plus savoureux et moins déformé qu'en d'autres langues? Parce
que le roumain a conservé ce parfum de la glèbe que d'autres lan-
gues ont perdu depuis des temps immémoriaux. On peut dire de
la langue roumaine ce que l'on disait de Nicolae Filipescu: c'est
le seul seigneur qui fleure bon la touloupe paysanne.
Les traduéèions françaises qui ont permis à tant de led:eurs
roumains de se glisser furtivement aux côtés de Don ~chotte
sont gracieuses, mais maquillées, mécaniques et froides, les sub-
jonélifs sont somptueux, les artifices de style stérilisants.
Par l'opposition entre éléments latins et orientaux, la langue
roumaine précise le parallélisme Don ~chotte/ Sancho Pança,
reflète sa dualité dans le miroir du langage, l'amplifie, fait res-
sortir en gros plan la bipolarité de la nature humaine, sans avoir
besoin de recourir, comme dans d'autres langues, à la trivialité.
Le chevalier s'exprime dans un vocabulaire issu du latin, son
écuyer utilise tout ce qui est balkanique, turc, levantin, phana-
rioce. Le clivage est ainsi plus intense encore, tandis que le héros
nous semble plus proche : pauvre comme Dionis, fou comme
Calin2D(),noble comme Luceararul 201 , farceur comme Nastratin,
frère aîné de Pa.calaet Pepelea 202 , il esè le type même de l'homme
que le Christ appelle à « mourir à lui-même» afin d'oser
200. Dionis, Cal.in: personnages des poèmes de Mihai Eminescu.
20 l. Luceafàrul: personnage et titre du plus célèbre poème de Mihai
Eminescu.
202. Per onnages du folklore roumain. Des Till l'Espiegle, repri dans la lir~
t r cure du XIX siècle.
Journal de la Félicité 413
Avril 1960
1968
Décembre 1955
1961
Jilava,196 l
1935
Bien que, selon la logique maurrassienne, nous ayons dû
adopter la ftriél:e et traditionnelle forme de religion dans laquelle
le hasard nous a fait naître, nous avons, après notre expérience de
la synagogue orthodoxe, fait un tour par le temple Choral, situé
plus au centre, plus vafte, plus élégant, avec orgues et chœurs.
Mano le n'apprécie guère l'atmosphère libéralo-proteftante,
mais il espère que nous n'aurons plus à entendre des choses du
genre des flammèches 207 •
Il ne se passe pourtant guère de temps avant que celui qui
se plaît à se nommer « Chef rabbin, sénateur, doél:eur I. Nie-
mirover », le supérieur du temple, ne devienne l'ennemi n °
1 de Manole. Le grasseyement, la panse trop rebondie de
207. Rappel du mélange de yiddish et langue du pays qui les avait fait fuir de
la synagogue du rabbin G.
Journal de la Félicité 423
pour ce qui est de la pen ée: c'est la qu, est l'image de Dieu. Voilà
pourquoi la pensée ne peut même pas se comprendre elle-même,
car elle est image de Dieu ». Mens ipsa non potefl comprehendi
neca se ipse ubi efl imagoDei.
1965
1964, l'automne
Projet de lettre à Bruxelle : Je sais, Manole, que là-ba , dan
con lointain Bruxelles, tu net' es pas fâché; tu a hau é le épaule
et peut-être souri. Même si cela t'a fait un peu mal, l'égotisme
intelligent dont, m'as-tu écrit, tu es à présent l'adepte, comm
Stendhal à Civitavecchia, ver la fin, t'engageait à ne pa insi ~er,
à ne pas accorder trop d'importance à une nou ell urpri e d la
vie. D'ailleurs, cout comme moi, il y a longe mps qu tu a recir'
le verbe « s'étonner » de ton vocabulaire.
Je ce dois le peu de bon sens dans lequel je pui m réfugi r
je te dois d'avoir réus i, plus tard que le autr , à m'ori nt r un
peu dans ce monde, compliqué pour moi ; j t doi d'" tr • orci
du marasme des mensonge conventionnel propre a l' 'poqu
Bucarest, 1971
fait sortir de ses gonds, lui aussi, quand il a pris le fouet pour
chasser les marchands du temple.
L'atroce scène du navire américain où la cruauté, la méchan-
ceté et l'imbécillité aveugle (qui est un péché) se mêlent inti-
mement en sordides parts égales ne peut pas manquer d'avoir
révolté aussi le Christ, celui de la Trinité, qui porte encore là-haut
ses stigmates et qui - nous le savons bien - s'entend parfois aussi
à punir. Malheur donc à ce capitaine, à ces officiers, à ces mate-
lots; il n'y en a pas un qui ait protesté, qui ait levé la voix, qui ait
esquissé un geste, qui se soit immolé par le feu; malheur à eux et
à tous ceux qui - comme le dit Kierkegaard - tombent entre les
mains du Dieu vivant.
J'ai ma propre opinion concernant l'expression « Dieu
vivant»: il ne s'agit pas seulement du Créateur éternel, mais du
Dieu d'Abraham, d'Isaac, et de Jacob, c'est-à-dire des vivants,
des morts, celui qui s'intéresse à ce que font les vivants. Et plus
encore du Christ crucifié, en qui frémit, même encore au ciel, le
souvenir de l'impitoyable hypocrisie, de la bêtise viétorieuse et
de la méchanceté des fonétionnaires du monde.
Ils auraient bien pu attendre quelques heures, en tout cas,
les Américains de ce navire de l'Atlantique : demander l'avis du
commandant suprême del' armée. La hâte, toujours la hâte imbé-
cile d'appliquer « les dispositions ». La même hâte que dans les
recommandations de Caïphe - et la même façon d'invoquer la
prééminence de l'intérêt général sur les droits de l'individu.
Nelson, à Copenhague, est, lui aussi, un officier discipliné
et pourtant il n'obéit pas à l'ordre donné. Il ne l'a pas vu. Un
prince de Hombourg habile et doué du sens de l'humour.C'est
toujours ma vieille idée: il n'est point nécessaire de faire tou-
jours preuve d'héroïsme et de se sacrifier, il suffit seulement de
ne pas faire de zèle, de ne pas se hâter, d'être un tout petit peu
430 1 0
se sont mis à se quereller entre eux, ils n'ont pas hésité à recou-
rir à un nom honni des chrétiens pour caraétériser Tito, devenu
brusquement une « incarnation de Judas ».
Rabaisser son prochain est un péché contre l' Esprit-Saint,
car c'est une dépersonnalisation. En obligeant un accusé à recon-
naître, à dénoncer ses amis, à demander lui-même d'être puni, à
se souiller et à se compromettre irrémédiablement, on lui ôte son
âme.C'est le sens profond de cette expression, à laquelle les Asia-
tiques sont si sensibles :perdre laface (la face, l'image divine).
Le satanisme progresse, lui aussi, il ne va tout de même pas
être le seul à rester à l'écart de l'évolution: auparavant, la viétime
était torturée et tuée. Maintenant, on lui prend aussi son âme,
pour qu'elle reste - spirituellement - écorchée vive. Comme
Peter Schlemihl sans son ombre.
Comment appelle-t-on donc un corps sans âme ? Un cadavre.
Avant d'avoir été exécutés, ceux qui avaient totalement perdu
la face dans les procès avec aveux complets ont été pendant
quelque temps - entre la sentence et son application - de véri-
tables morts-vivants.
Novembre 1960
fait pour elle... Elle n'a produit que du désespoir ... Le courage,
quand il eft grand, peut se contenter de ce qu'il fait à lui seul. La
parole, pour être vraie, doit aussi être accomplie.
C 'eft encore Brice Parain qui confirme en tous points la thèse
chrétienne essentielle sur la vie et le but de la création : « Notre
seule richesse, qui est la joie de vivre ».
Février 1934
1953
15 novembre 1969
1969
Un biologiste, H. Laborit, a découvert une substance, l'A G.
256, qui n'a d'autre fonétion - dans l'organisme - que de trans-
mettre les douleurs au cerveau.
La matérialité inattendue de ce fait, loin d'apporter de l'eau
au moulin des athées, les confond. Il est inconcevable de croire
442 NicolaeSteinhardt
1971
1971
Ah! Ah! Dans laBhagavad-Gita, les choses ne sont pas prises
à la légère, et le principe de l'égalité est examiné de très près. Et
vous ne trouvez pas que ces versets semblent faire référence à une
« école » que je connais ?
« Les êtres démoniaques ne savent ni progresser ni s'arrêter.
Il n'y a en eux ni pureté, ni règles de conduite, ni vérité; le
monde, disent-ils, est sans vérité, sans fondement, sans maître ;
sans enchaînement causal, n'ayant pour fondement que le
caprice; quoi d'autre?
446 NicolaeSteinhardt
1964
« Ainsi en est-il de la foi: si elle n'a pas les œuvres, elle est
tout à fait morte ». (Épître de saint Jacques 2, 17)
L'opposition des deux (la foi et les œuvres) es\: donc faél:ice;
comment la foi pourrait-elle exister sans l'accomplissement de la
volonté du Seigneur, qui es\:de réaliser de bonnes œuvres ?
« Je tiens à ce que sur ce point tu sois catégorique, afin que
ceux qui ont placé leur foi en Dieu aient à cœur d'exceller dans
la pratique du bien ». ( Tite 3,8)
« Et si je me complais quand-même dans la loi de Dieu ... et je
fais ce que je ne veux pas?» (Romains 7,16-19)
Tout cela me rappelle un peu les règles de politesse: qui doit
saluer qui?
Celui qui es\: en voiture doit saluer le piéton, celui qui est
accompagné salue celui qui est seul, etc. Elles sont légion, toutes
très précises. Et puis, tout es\: annulé par une seule condition
finale: un individu poli salue la personne qu'il connaît dès qu'il
l'aperçoit.
En résumé: nous obtenons certes le salut par la foi et non pas
par les œuvres. (Si nous pensions trouver le salut par les œuvres,
nous raisonnerions comme les pharisiens, nous transforme-
rions le salut en contrat, en un droit, en un aél:e magique. Dieu
serait obligé de nous accorder le salut en échange de nos bonnes
œuvres). Mais la foi entraîne inévitablement à sa suite les bonnes
œuvres, ou tout au moins le désir ou la tentative de les accomplir
et le regret quand les tentatives se soldent par un échec. Il naît
de la foi et des œuvres un embrouillamini et une confusion sans
pareils que personne ne peut saisir ni démêler. Nous ne savon
qu'une chose: qu'un nuage lumineux se pose sur toute cette
confusion et cet embrouillamini: la compassion infinie de notre
Seigneur Jésus.
Je ne connais que le bâton. Le constater dl une urprise
pour un intelleétuel. Mais on dit bien: c'est comme ça et pas
456 NicolaeSteinhardt
L'été à Jilava
1968
Jilava,1961
Période de durcissement du régime. ~e d'hommes admira-
bles tout autour de moi ! Et des saints, une foule de saints ! Er
c'est comme si c'était naturel, ils acceptent tout avec simplicic '.
La souffrance, chaque fois qu'elle dt supportée ou réfléchi
avec dignité, prouve que Ja crucifixion n'aura pas été inutile qu
Jesacrifice du Chrift est fécond.
468 NicolaeSteinhardt
Gherla
qui sont accablés d'un vice capital, d'un péché grave et chro-
nique. En tout premier lieu: ne plus commettre le péché. (Nous
sommes tentés de passer rapidement sur ce premier conseil pour
nous répandre en lamentations et en analyses. Il ne suffie pas
d'avoir conscience du péché. C'est très important, mais il faut
encore pouvoir le réfréner.) Et puis, il ne faut pas se laisser aller
à la tentation de l'exhibitionnisme, du plaisir - à la fois indis-
cret et morbide - de régaler tout le monde de détails techniques
et de confidences intempestives. Les pécheurs qui agissent ainsi
ressemblent à ces malades qui estiment indiSpensable de vous
donner sur eux les informations les moins appétissantes et les
plus dénuées d'intérêt pour les autres.
Autre danger : la tendance à en faire une tragédie. N 'im-
porte quel homme affligé d'un grand vice n'est pas forcément
un héros tragique. Il peut être un individu fort banal et un dprit
très médiocre. La gravité du vice n'implique pas la grandeur du
caraél:ère,la subtilité de l'esprit, la force de la personnalité.
~atrième conseil: un peu d'indulgence pour soi-même
ne gâche rien, un certain sourire, de la modestie. Il ne faut pas
se prendre trop au sérieux et se croire sublime. Il ne faut pas se
prendre trop vite pour un être tout à fait exceptionnel, voué au
malet à l'enfer. C'est une plaie, certes, et non des moindres, mais
il ne faut pas en faire une malédiél:ion, il convient plutôt d'en
faire un défi, un challenge.
Et pour finir: le caraél:ère dramatique du vice, comme celui
de la maladie, ne justifie pas que l'on néglige les remèdes de bon
sens.
Le Seigneur a dit clairement: Je ne mettrai pas à la porte celui
qui vient à moi. Il n'y a aucune rd\:riél:ion.
Et ne vous fâchez pas contre Dieu. Il y a aussi, dans la pro-
duél:ion de masse, des appareils défeél:ueux. Le proverbe est
plein d'indulgence, lui aussi, qui dit: sur dix, il arrive même à
Dieu d'en racer un. (Comment puis-je, si je sui croyant, citer
470 Nicolae Steinhardt
pres ' qu'ils ont renoncé a une panie de leur plaisir; ils ont
1a·sé imon de C rene porter la croix: soulagez ce maudit de ses
tourments quelques instants, mais sunout que les choses aillent
ite.
Kierkegaard dit de la priere: « Les hommes vivant dansun
monde temporel s'imaginent que, dansla priere, l'essentiel,
le but de tout effort, est que Dieu entende leur demande. Et
pourtant c, est tout le contraire dansl'éternelle signification de
la vérité: le véritable fondement de la priere n'est pas de faire
entendre a Dieu ce que nous le prions d'exaucer, mais de prier
sans cesse jusqu' a devenir celui qui entend la volonté de Dieu.
L'homme "mondain" gaspille les mots et par conséquent devient
exigeant quand il prie, mais celui qui prie véritablement se borne
a écouter».
Manole parlant de la naissance de la République française :
en 1875, la République est votée avec tristesse, avec froideUL
Presque tous ne sont que des « républicains résignés », ils ne
font que poursuivre l'œuvre de la Restauration de 1815. Même
quand la « république des conservateurs» est remplacée par
celle des républicains, après l'échec du 16 mai, il n'y a pas de
révolution. Mac-Mahon, renonçant de force al' idée d'un minis-
tere Rochebouët, composé de fonétionnaires, de militaires et de
« techniciens », doit confier le pouvoir aux républicains. Et qui
donc se voit attribuer la présidence du conseil? Dufaure, ancien
dignitaire du roi Louis-Philippe, ancien minifue de la Répu-
blique conservatrice. Toujours Dufaure, Dufaure in aeternum,
dit Daniel Halévy. Les républicains de 1875 n'ont pas choisi
d'être guidés par les rêveries d'un poète. En 1848, Lamartine esè
a la tête du gouvernement; après 1871, Viél:or Hugo es\:glorifié,
mais tenu à l'écart. On lui fera des funérailles nationales, il sera
inhumé au Panthéon, mais en attendant, entouré d'une foule
d'admirateurs, il ne prend aucune part a la vie de l'État. Poli-
tiquement, Gambetta lui était parfaitement hostile. Le grand
480 NicolaeSteinhardt
1934
Bucarest, 1931
Puuse Dieu nozu bénir, tour et toutes.
Dickens, Chant de Noël en prose
La maison - un rez-de-chaussée et un étage en style hollan-
dais - qu'habitent madame veuve losif, ses trois filles, une grand-
mère excessivement vieille, une petite fille, une cuisinière et deux
bonnes, se trouve rue Jusl:itiei. Y ont également élu domicile qua-
torze chats adultes et neuf bassets. Parmi les chats adultes, d'âges
divers, il y en a toujours quelques-unes qui attendent des petits
et, dans tous les coins, on trouve des paniers avec de nouveaux
représentants de la race: des chatons aux yeux à peine ouverts,
de petites bêtes semblables à des souris et des bébés chats duve-
teux et joueurs. Les bassets se multiplient eux aussi, avec moins
de prodigalité, mais autant de constance. Entre tous les animaux
des deux espèces se créent des liens de· parenté défiant toutes les
struérures endogamiques, qui ahuriraient Claude Lévi-Strauss
( 1966). L'escalier intérieur, nullement éclairé, de la maison (plu-
tôt délabrée) est dangereux, car toutes sortes d'êtres, à différentes
étapes de leur croissance, grouillent entre vos pieds. Dans la salle
à manger, aux heures des repas, tous les animaux se rassemblent
en cercles concentriques.
Les occupantes humaines de la maison adorent les chiens et
les chats, elles leur accordent les soins les plus dévoués et sont, en
un mot, leurs esclaves.
On se croirait dans une pièce de Noël Coward ou dans un
roman de Dickens.
On sent que l'esprit de Dieu se pose souvent sur cette maison.
C'est surtout à Dickens que pense le visiteur. ~elle est
l'essence de l'œuvre de Dickens? Pourquoi ce grand romander
Journal de la Félicité 485
par une voie circulaire, aux institutions e aux notions les plu
quotidiennes. À la famille, à l'éducation, à l'honneur, à la mora-
lité. Voilà où nous en sommes! Eh oui, mon vieux c'est cela le
nœud du problème. Si tu dis que les lois doivent etre conformes
à l idéal de justice d'un groupe social, tu te trompes: le groupe
peut avoir un faux idéal de justice. Si tu dis que le suffrage uni-
versel résoudra tout, tu mens: parce que le suffrage universel
peut introduire ou approuver la tyrannie. Si tu t'attends à ce que
la culture scientifique te vienne en aide, tu es naïf: la science n a
que faire des droits de l'individu. La base des droits fondamen-
taux et naturels de l'homme es\:tout autre: c'est l'image émou-
vante et exaltante, grave et sacrée de l'homme « comme il faut ».
Croire à la coexistence de la liberté et de la fin des principes, c'est
de la plaisanterie ou de l'inconscience. Ceux de Sarindar n'ont
qu'à y croire. La liberté est un bien inestimable et elle est rare:
les peuples qui, parfois, au cours de l'histoire ont eu le bonheur
d'en jouir sont heureux. Tu sais bien ce que disait La Rochefou-
cauld: il faut plus de vertus et plus de force pour mener une vie
heureuse que pour supporter le malheur.
Aux débats pour la Constitution de 1923, l'évêque Bartholo-
mée de Râmnicul Noului Severin demandait que, dans l'article
S sur les droits des Roumains, la loi se contente de consacrer le
droits naturels de l'homme.
Je n'exagère ni ne bla~hème quand j'affirme haut et fort que
le christianisme est une recette américaine d bonheur: c'est un
livre de Dale Carnegie à la puissance n ! Voici, en effet, ce qu'écrit
Isaïe ( 55, 12) : « Oui, vous partirez avec joie et serez ramenés en
sécurité. Montagnes et collines éclateront devant vous en cris de
joie et tous les arbres de la campagne applaudiront ! »
(David, dans le deuxième livre de Samuel, hapitre 6, danse
et chante devant l'Arche, se dénude, en s, humiliant aux yeux e
« snobs » et leur répond: « Loué soit le S igneur, j d n erai e
chanterai devant le Seign ur et je m 'abaiss ·rai encor dav·:uuage.
488 Nicolae Steinhardt
Gherla, 1963
1969
La théologieexprimebien mieux
notre état que la zoologi.e.
Emil Cioran
Deux noms éveillent l'intérêt dans toutes les cellules par les-
quelles je passe. Je suis en mesure d'apporter des informations sur
Teilhard de Chardin et Eugène Ionesco, dont j, ai lu les œuvres,
grâce à Dinu Ne.
L' œuvre de Ionesco provoque deux. réaétions: sympathie et
curiosité chez les jeunes, aversion indignée chez les plus âgés.
Costache Bursan, qui me témoigne une grande affeétion, entre
dans une colère noire et m'engueule après le récit d'une pièce
de Ionesco. Il me traite de tous les noms. Inutile d'essayer de lui
démontrer que je ne suis ( hélas !) pas l'auteur de la pièce, que je
l'ai juste racontée ; inutile d, invoquer les écriteaux des saloons
du Far West « Ne tirez pas sur le pianiste », monsieur Cosl:ache
494 NicolaeSteinhardt
1962
précis sur la durée qui sépare deux réincarnations, sur les divers
stades spirituels, sur le nombre d'esprits de chaque catégorie ...
Cette différence me paraît capitale. On sent l'authenticité de
la vision de saint Paul et, chez les autres, l'impossibilité de rester
à la tentation des chiffres et de la systématisation. Les chiffres si
précis des anthroposophes et des théosophes atteignent double-
ment la corde sensible des masses, leur besoin de rigueur numé-
rique et de sensationnel (fais-moi peur!).
La folie de l'Évangile est une folie calme et modeste. Le chris-
tianisme admet les mystères et ne s'efforce pas de les expliquer
par des chiffres, dont la valeur ne peut provoquer, dans un esprit
un tant soit peu rationnel, que l'irrésistible envie de sourire.
Les chiffres et les détails des théosophes et des anthropo-
sophes, contrastant avec la discré~ion de saint Paul, témoignent
d'une naïveté désarmante, sinon.d'une absence d'esprit critique.
La manie des sed:ateurs de fixer l'année de l'Armaguédon,
la date de la findu monde, etc. est en totale contradiél:ion avec
le texte dans lequel le Seigneur exclut la connaissance de toute
date précise. Il existe une tendance à séduire les gens à la fois en
les terrifiant et en les flattant par l'annonce d'événements gran-
dioses et catastrophiques, auxquels ils sont censés prendre part.
Est-ce de l'habileté inconsciente? De la mondanité? De la pure
imagination?
La possibilité de connaître la date exad:e de la fin contredirait
les principes de base du monde qui sont l'incertitude, la liberté
de la foi, le retrait de Dieu en des mystères inaccessibles aux
preuves indiscutables.
Bucarest, 1969
Cernica, 1970
Le père starets Roman déclare: la religion chrétienne, c' es\:
le risque absolu ; et la vie de moine, c'est le risque porté à son
paroxysme. On ne vous donne aucune certitude. Rie·n. Rien
que des dangers et des risques à prendre. Pas même la certitude
de mourir au moins là-bas, au couvent. La certitude de résister.
D'avoir de quoi se nourrir. Et surtout pas la certitude d'avoir
raison de devenir moine. Et - c'est le comble! - même pas la
certitude d'avoir choisi-la voie de la Rédemption. Il se pourrait
qu'après tant de tourments et de misères, on ne trouve pas le
salut, que l'on aille brûler en enfer comme le pécheur qui s'est
vautré dans les plaisirs, l'abondance et le confort, qui s'est nourri
de mets exquis ou contrairement à tel ou tel homme sage, qui
a mené sa vie tant bien que màl, sans rêver à une orgueilleuse
perf eétion.
Des incertitudes, rien que des incertitudes. On donne tout et
on ne reçoit rien. Et on reste absolument seul. On ne peut même
pas être sûr de soi, moins encore que des autres. PoUITas-tutenir
le coup sans rechigner ?
Le christianisme, la vie monastique : voilà le grand saut (et
de l'autre côté, comme dit Lytton Strachey à propos du cardinal
Manning, il n'y a pas de matelas pour se recevoir), voilà la four-
naise (dans laquelle il faut se jeter), voilà le pont qui s'écroule
derrière vous, voilà les vaisseaux que l'on brûle, c'est l'aventure.
C'est un chèque sans garantie ni signature, on va le présenter à
la banque, mais on ne sait pas s'il sera honoré. Le couvent (ou la
foi, ce qui ne vaut pas mieux) n'offre rien et prend tout. Il vous
attend froidement au tournant.
Le couvent semble donc parfaitement conforme à l'idéal de
Georges Bataille et à sa théorie du désintéressement et du sacri-
fice dont il fait les fondements de sa conception du monde et
de la vie. Et c'est la phase suprême du potlatch, cette institution
journal de la Félicité 501
Gherla, cellule 44
1933
Al'homme politiqU:e- qui a pour tâche d'organiser le mieux
possible.les choses de ce monde - on ne 4emande pas seulement
de la bonté, mais aussi beaucoup d'intelligence. On lui demande
surtout de comprendre sa mission: qui est d'être compris.
Manole cite bien entendu Maurras : un homme politique
sérieux a un cœur pour soi et un esprit réfléchi pour tous.
La myopie des gens normaux: ils ne peuvent pas croire que
tout est possible. C'est ce qu'écrit David Rousset.
Et chez Aldous de Huxley on lit: « Là vous vous trompez,
répond l'archidiacre. Il n'y a pas de limites. N'importe qui,
sachez-le, est capable de n'importe quoi, d' absolument tout».
Les anges, les saints, les confesseurs sont bons, mais ils ne
sont ni naïfs ni crédules; ils savent que le mal est insondable, que
l'homme peut chuter sans fin. Le secret de leur perspicacité: ils
savent que le diable existe.
Seuls ceux qui croient à l'existence du diable peuvent se gué-
rir de la naïveté et de la crédulité sans tomber dans le cynisme.
236. Homélie pascale de saint Jean Chrysostome, Les divines Liturgiesde
saintJean Chrysostome,de saint Basilele Grand et la Liturgie des donspré-
sanctifiés,Monastère Saint-Antoine-le-Grand et Monastère de Solan, 2016,
p. 220-221.
Journalde LaFélicité 507
1970
1950
trône pour ne pas renoncer à son idéal. Il lui aurait été facile
d'accepter la Restauration, puis d'imposer un régime personnel.
Il n'y serait sans doute pas parvenu, mais il pouvait essayer. Il n'a
pas voulu profiter de la situation; il a déclaré ouvertement et a
répété avec insistance ce qu'il voulait et ce qu' ~ ferait. Il tenait
à être accepté ~el qu'il était. Il n'induisait personne en erreur,
il était parfaiteme-nt scrupuleux. Un prince que l'on suppli~ de
revenir au trône, un prince que tout le monde attend et qui ne
cesse de refuser, parce que sa conscience lui interdit d'être un
monarque e.onstitutionnel, p·ourrait se voir accuser de manquer
d'intelligence. Accusation grave, mais qui n'entache pas sa mora-
lité. Certes Chambord a manqué de patriotisme, accusation
encore plus grave, mais il faudrait tenir compte du fait que, pour
lui, l'attitude patriotique était celle qu'il avait adoptée. Il lui
semblait, il était même convaincu qu'il devait agir ainsi. Cham-
bord inspire du dépit, mais aussi de la considération. Il avait de
qui tenir, il était honnête comme son grand-père, le roi Charles
X. Royer-Collard qui l'avait combattu, disait même à Viél:or
Hugo : Charles X a été un roi honnête homme. La duchesse de
Berry, veuve du prinée assassiné à Louvel en 1820, et mère de
Chambord, une Napolitaine aux mœurs dissolues, avait provo-
qué un début de révolte en Vendée contre Louis-Philippe.
~and on a appris en 1832 qu'elle était enceinte, Charles
X a décidé de lui retirer aussitôt l'éducation de l'héritier royal.
En vain les légitimistes ont-ils envoyé Chateaubriand à Prague,
pour tenter de le faire céder, excusant la duchesse, et présentant
l'enfant qu'elle portait en son sein comme « l'enfant de la Ven-
dée ». Charles X, en honnête homme, ne s'est pas laissé impres-
sionner par des formules niaises. Tout comme, toute modestie
mise à part, je ne me laisse pas épater par les sottises solennelles
et les loups-garous de la presse de Sarindar.
journal de la Félicité 509
1971
Bucaresl:, 1964
14juillet 1963
fait d'eux des êtres nouveaux. Mais au début, la seule chose qui
permette de comprendre l'échec d'une tendance si ancrée dans
l'être humain, c'est que Dieu a réalisé un miracle qui, bien qu' in-
visible (et facilement passé sous silence), n'est pas moins stupé-
fiant que tous les autres.
1965
a
Donc, au nominatif: purushà, l'accusatif: purusham, l'ins- a
a
trumentai: purushena, au datif: purushaia, ! 'ablatif: purushat,
au génitif: purushasia, au locatif: purushé, au vocatif: purusha ...
la quatrieme conjugauon : audiverim, audiveris, audiverit, audi-
verimus ... Une mangouste dévorée par des cobras... audiveritis,
a
audiverint ... dit Demetrios Marcelliu ...
1935
que l'on croit avoir perdue ... une bataille ne se perd pas maté-
riellement. .." Frédéric II, par exempl½ qui s'y connaissait tout
de même en ce genre d'affaires disait: "Vaincr½ c'est avancer".
Mais qud est celui qui avance? C'est celui dont la con.fiance en
soi et la ténacité forcent l'autre à reculer ... C'est l' im~crination
qui perd les batailles ».
Malraux dit à propos de la nécessité d'un second plan,
c'est-à-dire de la transcendance: l'histoire de l'art, c'est que les
hommes ont toujours demandé à l'arc d'être quelque chose qui
n'est pas ce qu'ils peuvent réaliser eux-memes. Autrement dit, il
n'y a d'art qu'au moment où quelque chose s'oppose à la réalité.
Ce quelque chose, les hommes ne l'ont trou é que dans la trans-
cendance. Et Kafka dit du poète « qu'il est un télégraphe vh ant
entre Dieu et les hommes».
Je suis surpris que les surréalistes aient presque tous rallié les
rangs des antifascistes alors que la fameuse déclaration de Hann
Johst: < ~and j'entends parler de culture je sor mon re ol-
ver » a été précédée d'une autre dans la bouche du pape du ur
réalisme: L' aéte surréaliste le plus simple consiste, re oh r au
poing, à descendre dan la rue er a tirer, au hasard tant qu on
a
1941
Jilava, cellule 25
Mais, sachant que c 'esè un jeu à la vie à la mort, que, dans cette
partie, nous ne pouvons être sauvés qu'à travers notre corps (et
celui-ci esè-mortel, même Paul attend d'en être délivré, et une
fois hors de ce corps, on ne peut plus trouver le salut), il lui faut
être grave, absolument convaincu des vérités de la Révélation,
irréduéèible dans ses conviéèions, intimement persuadé du sens
du tragique et héroïque de l 'exisèence, ouvert de tout son être
aux mysèères de la vie. Il conviendrait qu'il allie, dirait un his-
torien de la culture, ce que Kenneth Clark appelle « le sourire
de la raison » du XVIIIe siècle avec la sévère obéissance et la foi
ardente des XIIe et XIIIe siècles.
Mais comment associer ces choses si opposées: le XVIIIe
siècle et les XIIe-XIIIe siècles? La raison et la foi? Le sourire et
la gravité? L'indulgence et l'ascétisme ?Je ne sais pas. (À moins
que la réponse pertinente ne consisèe à retourner la quesèion:
comment en sont-elles arrivées à se séparer?) Je connais une
petite parabole qui - mysèérieusement - paraît prouver que les
contraires peuvent coïncider, qu'il esè possible de concilier les
divergences de nos conceptions. Ma parabole esè simple, un peu
farfelue, et je suis tout prêt à reconnaître son manque de sérieux,
son relent de farce « à la Nasèratin », elle esè aussi trop « locale »
pour prétendre à une valeur universelle; et qui plus esè, c 'esè sûr,
fâcheusement réaétionnaire. La voici dans toute son ambiguïté,
dans sa dialeéèique philocalie.
Un saint homme de moine, connu pour la pureté de sa vie,
confesseur rigoureux, sans grande érudition, reçoit en confes-
sion une femme, dont le mari vient d'être arrêté pour raisons
politiques. Aussitôt arrivée, elle sort un revolver. « ~e faire,
mon père ? 11appartient à mon mari, je l'ai emporté pour évi-
ter que quelqu'un ne tombe dessus». Le moine la foudroie du
regard; puis écartant ses vêtements, dit: « Aïe ! aïe ! aïe ! pauvres
de nous ! Fais-le tomber dans mon surplis ».
Journal de la Félicité 525
1967
1971
pour les riches, une Église pour les homosexuels et une pour les
hétérosexuels, une Église pour les intelleél:uels et une pour les
analphabètes. Il serait tout aussi peu chrétien, même grotesque
( la ségrégation mène au ridicule), de créer des Églises spéciales
pour les cardiaques, les hépatiques, ou les malades souffrant de
calculs rénaux ...
C'est déjà bien assez que nous priions Dieu chacun dans
notre langue et que nous soyons divisés en nations et en confes-
sions; inutile de créer des particularismes supplémentaires.
Gherla, juillet
Gherla, 1961
Bucarest, 1965
Lucerne, 1938
1971
l'homme affligé qui dt devant nous. C'est lui que nous devons
aider par nos aétes, maintenant, avec ce dont nous disposons,
ne serait-ce qu'une bonne parole, un mot de consolation, une
oreille attentive, un cadeau, une friétion, une course à-lapharma-
cie. Lui, et non pas ceux qui ne sont pas présents, ces abstraétions
et ces catégories bien proprettes, éloignées et pleines de qualités,
qui, elles, n'urinent pas dans leur gamelle ni ne ronflent à vous
casser les oreilles. Nous devons aider notre semblable couvert de
plaies et de péchés, de plaies hideuses et puantes, de péchés mes-
quins et infâmes, rouspéteur et maniaque, insolent, mécontent,
ingrat, ignoble, obstiné, exigeant, pour qui jamais rien n'est assez
bon et qui répond au bien qu'on lui fait, sinon par des insultes,
en tout cas par des piques, de l'ironie et du ressentiment.
Marie-Madeleine ne pense qu'à une chose: montrer à Jésus
qu'elle n'est pas indifférente; qu'elle souhaite adoucir ses souf-
frances, le réconforter, alléger un tant soit peu son terrible far-
deau. Et parce qu'elle ne peut pas l'aider, à proprement parler,
elle fait ce qui est en son pouvoir, elle fait un sacrifice inutile et
coûteux, elle esquisse une sorte de rituel, un geste dont le sens
pourrait se traduire ainsi: s'il m'est impossible de faire autre
chose, qu'il me soit au moins permis de pleurer et de me priver
pour toi. Le parfum de nard n'écarte certes pas la croix, mais il
la rafraîchit de quelques gouttes de rosée, il compte parmi les
quelques raisons décisives, qui font que le sacrifice sur la croix,
lui, n'a pas été consenti en vain.
Il est trois êtres qui ont, je crois, rafraîchi le Christ en croix
de quelques gouttes de rosée: Marie-Madeleine, le bon larron
et auparavant, Nicodème, donnant au Seigneur la preuve qu'il
lui était possible de semer le bon grain même dans les sillons de
l'hypocrisie obstinée (trois êtres, et les larmes de Marie.)
Sur le chemin du Calvaire, le seul moment de miséricorde
avait été celui du voile de Véronique; et si la Sainte Face s'y est
Journal de la Félicité 537
imprimée, c'est pour nous montrer que toute douleur est impé-
rissable, que toute injustice reste criante pour l'éternité.
Le $peétacle qui s'est déroulé à Béthanie a été - de mémoire
de petit-bourgeois - le plus anarchique, le plus noblement pro-
vocant et le plus scandaleux. Je pense à Gise, dans Les Thibault,
ouvrant toutes les portes et les fenêtres, et s'écriant : « Vive
le~ courants d'air ». Nulle part les grandes personnes ne sont
davantage défiées par les enfants et les non-conformistes : on
casse les flacons, on gaspille les biens, on perd ce précieux nard,
les dévergondées se per~ettent d'entrer dans votre maison, les
prophè.tes se laissent toucher par elles, les vitres vont se briser !
Et ce bazar qu'il va y avoir ! Le sol tout sale, ce gras qui tache ! Il
va falloir nettoyer, oh, là là ... Et le plus beau à Béthanie, c~estque
les grandes personnes, représentées par Marthe, ont, elles aussi,
un comportement bizarre, elles s'échinent à préparer à manger
pour toute cette marmaille et pour ces exaltés...
Voyez sainte Thérèse de Lisieux242 ! : « Vivre d'amour, c'est
donner sans mesure ... Ah ! sans compter, je donne, étant bien
sûre que lorsqu'on aime on ne calcule pas ... C'est tout simple :
ne faites aucune réserve, donnez vos biens à mesure que vous
les gagnez ! »
En ce qui concerne Judas: Judas se perd parce qu'il raisonne
avec trop de subtilité, trop d'ingéniosité, il est tortueux. Dans les
cas difficiles, le mieux est d'appliquer la solution la plus simple,
celle du simple bon sens, d'un bon sens têtu. Tenir des raison-
nements du genre : puisque Jésus est venu pour nous sauver,
puisqu'il doit être crucifié afin de nous sauver;puisqu'il faut que
quelqu'un le trahisse afin qu'il soit crucifié, eh, bien, je vais me
sacrifier, c'est moi qui vais le trahir - c'est trop subtil, c 'es\: trop
complexe. Et trop abstrait ! Non ! Ce qu'il y a de mieux, c 'es\:de
juger de façon simpliste, à la paysanne, et d'appliquer la règle
242. Penséesde sainte Théresede /'Enfant Jésus, Éditions étrangères, Lisieux,
1909.
538 Nicolae Steinhardt
pauvre pécheur, qui n'en sait pas bien long, mais qui sait qu'il
ne trahira pas son maître. Jamais, avec mes faibles forces, je ne
m'érigerai, moi, au rang de co-rédempteur.
C'est ce qu'aurait dû se dire Judas, s'il avait réfléchi au pou-
voir avilissant des paroles, commères au crâne vide, mais qui,
loin de faire un héros subtil de celui qui a pris les trente deniers
et donné un baiser hypocrite pour les beaux yeux de la police, le
traite de vulgaire « donneur ».
- Oui, les sentiments peuvent être sincères et compliqués ;
mais les paroles, elles, sont terriblement précises et portent en
elles toute la charge des ans et des maux. Le drame intérieur
de Judas a peut-être été plus grave et ses motifs plus complexes
que ce qu'en dit l'Évangile selon saint Jean. Mais quand ceux-ci
sont passés de sa psyché à la lumière des faits et de l'expression,
toute brume qui les ·enveloppait etJes estompait s'est dissipée:
le halo de la confusion disparaissant, il n'est resté que les boulets
pesants des qualificatifs, que l'écrasement sans nuances des mots
humains.
Gardez-vous des paroles ! Fuyez les subtilités ! Ne signez pas
vos déclarations avant de les avoir lues attentivement !
La raison pour laquelle les grands prêtres ont tenu mordicus à
remettre les deniers à Judas et à refuser de les reprendre, lui inter-
disant d'agir en « idéaliste désintéressé », c'est, semble-t-il, leur
désir de rendre·toute cette sale histoire sordide; de noyer le mou-
vement naissant dans un bourbier d'abjeétion (Jésus le chef: un
fou! Judas, le complice: un donneur! il a travaillé pour nous).
Dès son apparition, ce mouvement naissant devait sembler
dépourvu de noblesse et d'héroïsme, autant par la personne du
« principal accusé » que par celle de l'agent informateur.
La Securitate a hérité de ces procédés ; le témoin de l'accu-
sation s'accuse toujour:s lui-même (ne serait-ce que pour avoir été
présent lors d'un prétendu «sacrilège»). Il croit qu'en servant
les agents préposés à l'enquête il obtiendra leur bienveillance.
Journal de la Félicité 541
Mais, pas plus que lui, Judas ne s'es\:assuré celle des principaux
sacrificateurs et des anciens ! Tous doivent être comprom·is: l 'ac-
cusé, l'agent et les témoins, tous doivent être également traînés
dans la boue. Et quand ils se seront accusés réciproquement et
qu'ils seront arrivés à ce degré de vertige où ils ne sauront plus ce
qu'ils ont fait et ce qu'il leur res\:eà faire, après qu'on leur aura
refusé toute possibilité de réhabilitation et tout réconfort (que
nous importe, celate regarde!),ils seront pareillement jetés dans
la poubelle du quatrième état de la matière morale, dans le même
magma puant de mépris et-d'oubli.
La pédagogie et la psychologie allemandes - m'explique
frère Harald Sigmund - distinguent deux attitudes face à la vie
quotidienne; la Ichhafitgkeit,point de vuè de l'individu qui rap-
porte tout à sa personne, ne juge qu'en fonél:ion de ses intérêts,
de ses préférences et de ses goûts ; sa susceptibilité est immense,
le monde n'est pour lui qu'un cercle dont il est le centre; dans
la chaîne de réaé\:ions entre les éléments, il ne relève que mal-
chance, provocations, obstacles personnels. Son impérialisme
égocentrique dépasse de loin le géocentrisme ptolémaïque, qui
concevait, lui, une harmonie des sphères et des niveaux du ciel,
alors qu'un tel type d'individu ne voit dans les autres que des
rivaux ou des entraves. La Sachlichkeit,en revanche, représente
une disposition à regarder ce que l'on a en face de soi: l'inter-
locuteur, la tâche, les circonstances, la matière. Les hommes de
ce type sont capables de comprendre qu'il existe des réalités qui
leur sont extérieures - le personnalisme n'obéit pas à Hume et
Berkeley - et ils peuvent parfois concevoir l'objeél:ivité d'une
situation et admettre qu'il existe d'autres points de vue que les
leurs.
Cette distinétion n'est pas seulement esthétique, elle es\:aussi
éthique. Le type égocentrique, bien plus prédisposé à la souf-
france, peut à tout instant glisser dans la géhenne que lui ouvre
à droite et à gauche, à chaque pas, son amour propre blessé. La
542 NicolaeSteinhardt
1963
1970
1966
1967
être russe n'en est pas moins humaine. Il n'y a plus moyen de
refaire le monde sans Dieu, il n'y a plus moyen de vivre humai-
nement sans Dieu, depuis qu'il s'est fait homme pour notre
rédemption.
Le courage.
Dostoïevski a écrit: « La peur est la malédid:ion de
l'homme».
C'est vrai dans tous les domaines, et pas seulement en droit
constitutionnel. Le courage est le mystère ultime, celui qui est
prêt à mourir est vainqueur. Un adversaire, dont on devine avec
certitude qu'il n'est pas prêt à affronter la mort, est d'emblée et
presque à coup sûr vaincu. L'histoire appartient à ceux qui ont
su mourir ou ne pas craindre physiquement la mort. (Je crois
que c'est ie véritable sens du did:on asiatique : « la mort est la
porte de la vie».)
Paris, 1937
Paris, 1937
C'est bien cela, mon vieux, dit Manole, réjoui, ·et il cite
Prosper Mérimée ( « Vous me plaisez, madame, parce que vous
êtes dure; je ne hais rien tant que les gens qui prennent tout à
la légère»), en jetant un regard sévère sur Paris, La libertéy cela
ne signifie pas l'indulgence pour les criminels et les voyous. La
liberté, il la défendrait, lui, comme au XIXesiècle, avec énergie,
d'une main de fer et au son des clairons.
Il est des vitalistes et des agnostiques qui <;onsidèrent le
Christ avec sympathie, mais q~i rejettent la religion chrétienne,
parce qu' ell~ _estfondée .surl'horrible conception de la morale.
Nous ne pouvons pas séparer le Christ du c~istianisme, nous
ne pouvons pas écarter la lumière qui ne fait qu'un avec Dieu.
Toute religion qui propose comme objet de vénération les
forces des ténèb~es et les pulsions obscures de l'inconscient finit
par arrivèr à la sanél:ifi~ationde la cruauté ou de l' abjeétion.
Julien Benda s'exclame: « Pensez à des gens comme Gide?
comme Valéry. Ils ont perdu tout discernement, encombrés
qu'ils sont d'idées, de savoir... Ils n'ont pas eu assez de moralité
pour porter le poids de la culture ».
Des gens comme eux vivent d'illusions et choisissent même
les plus excessifsextrêmes. Ou bien ils ne voient d~s '1'homme
qu'un être infinim~nt mauvais, ou bien ils croient qu'il existe des
êtres naturellement et totalement vertueux. En fait, même pour
les meilleurs, la vertu suppose de la volonté et des efforts. Il est
vrai qu'aucune des obligations de la civilisation n'est plaisante
ni évidente. Ce qui est agréable, c'est de flemmarder, non de tra-
vailler. Tous les gestes de la vie quotidienne, à commencer par
l'entretien du corps, demandent des efforts. La règle est sévère,
même pour les moines. Je doute que la sincérité choisie comme
règle unique et absolue dévoile des paysages grandioses: plutôt
des petites vilenies.
Voyez Gide: la morale l'ennuie, elle n'est bonne que pour
les êtres qui aspirent au repos. Allons donc! La morale n'est
Journal de la Félicité 557
1964
Gherla, 1964
1972
Je rends visite à Ana. Elle rentre del' hôpital, où elle a été opé-
rée des reins. Elle a beaucoup souffert. Floriana est là aussi, avec
ses yeux ronds et ses petites nattes, rayonn~nte de lumière, de
bonté et de dévouement.
Ana pense que trois dangers menacent le chriftianisme occi-
dental: le rationalisme, le sentimentalisme et le moralisme.
564 NicolaeSteinhardt
Mon père m'a dit que Gigi Tz. avait téléphoné à plusieurs
reprises pour savoir si j'étais revenu. Je l'appelle, il m'invite à aller
le voir, rue Udricani, chez son frère Mi~u qui l'héberge depuis sa
sortie de prison en septembre 1963. Je le trouve dans une sorte
d'atelier improvisé, au milieu d'une montagne de livres, de car-
tons à dessin, de disques, de lavis, de dessins, d'huiles et de toiles
blanches. Deux autoportraits m'impressionnent par leur beauté
et leur puissance. Il y a des lavis parfaits et des huiles pleines de
charme, imprégnées de paradis roumain. On dirait qu'il n'a pas
cessé de travailler ces quatorze dernières années. Je lui demande
d'abord pardon pour la contrariété que je lui ai causée, il y a bien
quinze ans, et je vois qu'il m'a réellement et totalement par-
donné. Pour notre première entrevue, il met sur le tourne-disque
le Requiem de guerre de B. Britten et des morceaux de Messiaen
qui me rendent fou.
Beaucoup de ses livres et de ses œuvres ont pu être sauvés.
En 1944, quand il a été arrêté pour espionnage en faveur des
Anglais, quantité de cahiers de dessins étaient restés chez moi.
C'étaient des dessins inspirés par les messages de rémission de
Londres Les Françau parlent aux Françau. En apprenant son
arrestation, j'ai craint une perquisition, mais je n'ai pas voulu
détruire ses cahiers, et même sur plusieurs pages où Hitler était
caricaturé, j'ai eu la naïveté d'ajouter d'énormes moustaches!
Maintenant que je suis devenu plus connaisseur, j'ai envie de
rire en pensant à ce que j'ai fait. Gigi et moi trouvons que nous
avons beaucoup gagné en sagesse aujourd'hui. Nous sommes
guéris de la susceptibilité et nous nous étonnons de nos fâche-
ries d'autrefois, qui nous semblent invraisemblables. Lui aussi
est passé par une conversion. Il porte au cou une petite croix et il
m'avoue l'amour, la confiance et la reconnaissance qu'il éprouve
pour le Sauveur.
566 NicolaeSteinhardt
1954
automatique,fon8:ion sociale.·
. ;
' ',
attribuer aux autres les vilaines pensées que l'on a. C'est ce qui
prouve que dans la religion chrétienne se retrouve l'dprit aris-
tocratique le plus raffiné. (Le sermon sur la montagne considéré
comme la déclaration des devoirs de l'homme libre et noble.)
- Dans les cellules des prisons, où elle est violemment am-
plifiée, exacerbée, j'ai compris à quel point est misérable notre
condition d, homme dans le monde: par le simple fait d'exister
nous dérangeons les autres.
Nous n'y pouvons rien. ~oi que nous fassions, quels que
soient nos efforts, il nous faut admettre que nous importunons.
La seule solution, c'est la résignation. ~e faire ? Se taire, se
taire. Ne faire à contrecœur ni le bien ni le mal. Mais même en
passant, en nous taisant, nous mécontentons les gens. Il faut,
une fois pour toutes, nous bien mettre cela dans la tête : nous
dérangeons par notre simple présence. Mais ce n'est pas tout.
Reconnaissons-le: ils nous dérangent eux aussi! ~elle pensée
terrifiante, car nous ne sommes pas meilleurs que les autres, nous
sommes dans la même marmite et nous y mijotons à petit feu.
L'absurdité est un des paramètres de la condition humaine.
Nous ne nous débarrassons de ce boulet que par amour du
Chris\:. Chemin détourné, certes, mais c'est le seul qui permette
d'aimer notre prochain - et de supporter sa présence.
1970
Janvier 1954
1970
1970
Août1964
1972
que l'on vous doive quelque chose, c'est exiger des autres quel-
que chose, si peu que ce soit.
Simone de Beauvoir écrivait au sujet de « notre prochain » :
J'ai connu un enfant qui pleurait parce que le fils de la concierge
de son immeuble était mort; ses parents en ont eu assez: « Mais
tout compte fait, cet enfant n'est pas ton frère ». Ce petit garçon
n 'efl pas mon frère. Mais si je le pleure, il ne m'est plus étran-
ger. Ce sont mes larmes qui décident. Rien n'est établi d'avance.
~and les apôtres ont demandé à Jésus: « ~i est mon pro-
chain ? », le Christ n'a pas répondu par une énumération, mais
Journalde la Félicité 581
Que votre oui soit oui, et que votre non soit non;
jcequ'on y ajoute vien du Malin.
Matthieu 5,37
1969
a
Tout ce que tu trouves entreprendre, Jau-le tant que tu
y
peux, car il n a ni œuvres, ni comptes, ni savoir, ni sagesse,
dans le shéol ou tu VIU.
EcclésitUte9, 10
Avril 1969
Novembre 1948
1969
colifichets dans les vitrines, mais aussi les réserves dans les caves:
on aiguise d'autres couteaux, on graisse d'autres pistolets, on
ronéotype d'autres tra&.)
Chartres, 1937
Od:obre 1956
Novembre 1968
1936
Les sionistes nous invitent à_dîner, Manole et moi. Nous
allons dans un restaurant juif à Vacare~ti où, à l'entrée des chefs
sionistes, les gens se lèvent. Le propriétaire de l '~tablissement et
les serveurs se précipitent pour nous accueillir comme s'ils rece-
vaient un chef d'État. (C'est d'ailleurs bien cela dans la concep-
tion sioniste : ces députés, ces journalistes et ces organisateurs
sont les représentants du futur état national.)
J'ai un peu l'impression - démentie par la gaieté du décor
- que je me trouve en Irlande à l'époque du Sinn Féin ou parmi
les Chouans: la hiérarchie souterraine est différente de celle des
rues de la ville ! L'orchestre joue l'hymne de l' Espérance et une
violoniste entre deux âges pousse des soupirs profonds et nous
fait les yeux doux.
On nous sert des grillades authentiquement roumaines (et
fort savoureuses), que les théoriciens de la renaissance hébraïque
mangent de bon cœur (avec des cornichons et des pickles
exquis). Préfiguration de ce qui se fera plus tard dans l'État d' Is-
raël. Sur les murs, des affiches interdisent toute discussion poli-
tique, mais personne ne s'en soucie. Toute la colère des sionistes
est dirigée contre l'association UER 259 et le doéteur Filderman.
Manole s'attire une sympathie unanime et enthousiaste en trai-
tant quelqu'un d' « uerisl:estupide» (~ant au chef de la par-
tie adverse : avec cette manie qu'ont les Transylvains de se faire
259. Union des juifs roumains.
Journalde la Félicité 593
appeler « doé\:eurs », il finira bien par être réveillé une nuit pour
un accouchement!).
Le dîner se prolonge comme il se doit: l'atmosphère devient
de plus en plus cordiale. Les grillades sont arrosées d'un vin
digne, lui aussi, des invités. La violoniste joue en solo. Manole
y va de ses mélodies autochtones et les sionistes - oubliant leur
dofuine - se joignent quelques instants à lui pour chanter « la
verte feuille » et « la Belle au pied de la colline ». Si bien qu'on
ne sait plus si la fête a lieu sous le signe de 1'Espérance ou de la
belle Roumaine.
Très tard seulement, quand nous partons dans la rue froide et
déserte, nos chemins divergent ; j'allais dire, mais ce serait faux,
qu'il y a partage des eaux.
En 1866, on a vu une coalition monfuueuse: l'entente entre
les libéraux et les conservateurs pour renverser Cuza.
1966-1970: Nous en voyons de nos propres yeux une autre,
qui, pour n'être pas monstrueuse n'en est pas moins étrange,
étonnante: c 'es\: l'alliance des communistes et des vieux contre
les jeunes.
Les communistes détestent les jeunes, parce qu'au bout de
vingt•cinq ans d'éducation matérialiste, ils se promènent dans
les rues, vêtus comme des cow-boys, ils portent autour du cou
des chaînes avec des petites croix, ils ne pensent qu'à la musique
pop et s'entendent à toutes sortes d'astuces. Les vieux les
détestent parce qu'ils sont insolents, désabusés, désobéissants
et qu'à l'égard du régime qui leur a inspiré - à eux, les vieux -
une telle terreur, ils ne sont qu' indifférence et intrépidité, si bien
que l'ancienne génération se sent tournée en dérision ! ~oi ?
Auraient-ils eu peur sans raison? Ah, non alors! Voilà ce qu'ils
ne peuvent admettre. Il faut que les jeunes aient peur, eux aussi !
Il faut qu'eux aussi tremblent, se dénoncent mutuellement,
qu'ils vendent leur âme, qu'ils quittent le pays, qu'ils se plient
au système, qu'ils achètent des réfrigérateurs et des machines
594 NicolaeSteinhardt
à laver, eux aussi, comme les autres. Et puis, pourquoi donc les
jeunes de la nouvelle génération seraient-ils tous plus beaux, plus
grands, plus sveltes ? Pourquoi les autoriserait-on à boire tant de
café et de cognac et à porter ces vêtements fantaisistes, si provo-
cants, par opposition aux uniformes d'autrefois, frères jumeaux
des tenues de bagnards ?
C'est encore bien plus fort qu'en 1907, quand les représen-
tants des deux partis s'embrassaient en pleurnichant au Parle-
ment! Les vieux réaéèionnaires sont parfaitement d'accord avec
la milice, les critiques traditionalistes condamnent les nouveaux
écrivains « oniriques » avec la même ardeur que les bonzes du
réalisme socialiste, cela va jusqu'aux prêtres qui se déchaînent
dans leurs sermons contre les cheveux longs, sans se donner la
peine de regarder autour d'eux, peints sur les murs des églises,
les têtes chevelues des archanges, des saints et des ermites. (Cel-
les que les professeurs d'histoire et les patriotes pourraient voir
dans les livres et les tableaux, celles des haïdouks, des voïévodes
et des guerriers.)
Étrange coalition. Un dimanche soir, chez Mi~u At., je tombe
sur un couple d'intelleél:uels d'un certain âge - élégants, distin-
gués, francisés - tout juste rentrés d'un long et intéressant voyage
en Occident. Ils sont allés en Hollande à un congrès de médecine
(monsieur est médecin, professeur, membre de l'Académie), puis
ils ont visité 1'Allemagne fédérale, l'Angleterre, la France et 1'Ita-
lie. Ils sont indignés et épouvantés de ce qu'ils ont vu parmi les
jeunes. Après avoir raconté avec force détails les scènes érotiques
auxquelles ils ont assisté, au cinéma, ou sur le vif, ils poussent un
soupir de soulagement : chez nous ce n'est pas comme ça ! Ah,
que non ! Au retour, quand ils ont franchi la frontière, ils ont
failli - comme Lascar Viorescu - descendre pour embrasser le
sol de leur patrie, si soucieuse de sa jeunesse. Après tout ce que
nous avons vu là-bas ! Heureusementque nous avons le commu-
nisme! (parce que les phrases essentielles, ils les prononcent en
Journal de la Félicité 595
Mai 1960
1970
Londres 1938
Jilava, cellule 13
Mars 1969
1970
je te confesse,Pere, Seign,eurdu ciel et de la terre, d'avoir
caché cela aux sages et aux intelligents, et de l'avoir révélé
aux enfants.
Luc 10,21
1942
Del' hôpital qui est au coin de la rue jusque chez nous, il n'y a
guère plus de cinquante mètres ; le dod:eur Leopold Brauchfeld
vient trois fois par jour faire des piqûres à ma mère. Au stade ter-
minal du cancer, il n'y a que les doses massives de Dilaudid-Arro-
pine qui soient encore efficaces. Plus qu'à un juif de Moldavie et
à un médecin, Léopold Brauchfeld ressemble à un condottiere
du XIV siècle et à un personnage de cinéma. Nous bavardons
volontiers. Parfois, il vient aussi la nuit. Bien qu'il soit discret et
peu loquace de nature, je n'ai pas de mal à deviner que le dod:eur
est communiste et qu'il milite d'une manière ou d'une autre. Il
ne résiste pas à la tentation de faire un tantinet de propagande
et il éprouve, lui aussi, le besoin de parler. Et combien ses paroles
sont séduisantes!
Sa femme, médecin elle aussi au même hôpital, est d'une
beauté remarquable, brune et bien en chair: c'est la Sulamite en
personne. Ils travaillent tous deux sans relâche, ils sont pleins
d'abnégation et de dévouement pour leurs patients, modestes,
courageux. Dans la rue, les gens s'arrêtent pour regarder le couple
exceptionnel qu'ils forment« lui si grand et elle si grande » 280 .
Au bout de quelque temps, ils ne se méfient plus de moi, ils
passent chez nous leurs moments libres, ils viennent avec leurs
violons et jouent pour nous ( ils sont bons musiciens) et ils nous
disent des tas de choses ...
280. Allusion à un ver de Mihai Eminescu.
618 Nicolae Steinhardt
1965
L'abbé (ultérieurement cardinal) Daniélou affirmait que le
christianisme ne devait pas nécessairement revêtir des formes
gréco-latines. Le christianisme n'est pas uniquement méditerra-
néen, il est universel, il appartient à tous dans le monde entier et
il faut se faire à l'idée qu'il pourra prendre des asi,ea:s différents
de ceux que nous connaissons dans le bassin de mare noflrum.
Le Christ n'est lié à aucune de nos formules, si belles et si véné-
rables soient-elles. Il y a eu et ily aura encore d'autres cérémonies,
(
d'autres décors, d'autres coutumes. Il se pourrait que des choses
620 Nicolae Steinhardt
1963
Sibiu, 1970
Septembre 1940
ous savons que le vrai Dieu n'est pas celui des panthé· es:
tout en toute chose, l'indéfini; il est le Dieu de l'ordre et de la
bonté, de l'amour et de la justice.
Affirmer que le pouvoir de Dieu esèlimité, c'est erre anarheme.,
mais il serait faux de penser qu'il peut agir au gré de ses caprices,
comme les dieux de !'Antiquité.
ous discutons ainsi, dans la cellule, des attributs et des pou-
voirs de Dieu, et nous oublions que nous vivons une époque de
difuru.re de l'État. Voltaire avait vu où l'on pourrait en arriver
(De la nécessitéde croire à un êrre suprême) : « Dieu nous garde
d'un tyran féroce et barbare qui, ne cro ant pas en Dieu, serait
son propre Dieu ».
Paul Diin. a bien raison de prendre la défense de oltaire
contre la plèbe.
Le bonheur, les dieux l'enviaient aux mortels. Les hommes
de !'Antiquité se gardaient de s'avouer heureux, et encore plus
d'oser le dire, de peur de s'attirer la colère et la persécution des
dieux.
A ec Dieu, c'eft très différent: non seulement il n en ·e pas
notre bonheur, mais il nous incite sans cesse à erre heureux •
nous promet la félicité il nous la prépare.
Saint-Just a ait donc raison de dire que le bonheur est une
idée neuve, moderne. Et pour ce qui est du sacrifice, le Dieu des
chrétiens a également innové: c'est son privilège, on monop e
il e le résen e entièrement, à lui seul.
1971
2 7 novembre 19 50
1934
des lois dans tous les domaines. Les dilemmes tragiques ont les
leurs. La plus importante dt la loi du « risque supplémentaire »,
une sorte de loi de l'excédent, du supplément librement accepté,
c'est la sortie par un aéte de pure folie (pour La Rochefoucauld,
la seule solution pour sortir de certaines situations).
Annette était allée à un débat littéraire et, pendant l 'entraéte,
elle avait lu sur une affiche: « Buffet pour le public consom-
mateur», mais à première vue elle avait cru voir écrit « pour
le public conservateur ». Elle raconte sa confusion à Manole,
qui rit de bon cœur. Annette s'incline légèrement : ellese sent
gratifiée.
Il faudrait livrer à la réflexion des purs esthètes l'aphorisme
de Vauvenargues : « Pour avoir du goût, il faut avoir du cœur ».
Jules Romains écrit dans Le Vin blancde la Villette: Si Dieu
n'existait pas, il reviendrait aux justes l'honorable tâche de le
remplacer.
1965
à une piètre vertu morale qu'il nous appelle, mais à une liberté
pleine et entière, à la condition de 1'honneur. Et du même coup,
comme dit saint Auguftin, il nous soulage de l'inquiétude à
laquelle Marthe avait cédé, il nous mène à la joie. ( « Marthe
s'agitait et Marie était à la fête».)
Nous passons de la condition d'esclave à celle d'homme libre.
De la peine et de 1'agitation à la tranquillité et au feftin.
C'est à 1'honneur que nous invite la religion chrétienne,
non pas à un honneur sur commande et affedé, mais à celui qui
consifte à assumer sans crainte notre qualité d'homme empli de
l'esprit divin. Noblesse oblige. La crainte n'a pas sa place dans le
domaine de l'esprit, pas plus que la mesquinerie. La crainte ne
peut être le fait d'un esprit libre.
L'idéalisme lui-même ne juftifie rien, sil' idée n'eft pas subor-
donnée à Dieu.
Drieu La Rochelle: « L'idée eft assoiffée de sang». L'idée
peut être aussi assoiffée de sang que les dieux de la Révolution
française. (Les dieux ont soif, d'Anatole France).
Les idées les plus élevées et les plus nobles ne font pas excep-
tion, au contraire. Seul le Fils par la chair 288 de celui qui a dit:
« Délivre-moi du sang, ô Dieu, Dieu de mon salut 289 » peut gar-
der les intelled:uels et les idéaliftes de cette tentation logique:
utiliser n'importe quels moyens pour parvenir à la réalisation
de leur objeél:if (grandiose, certes), et céder à leur goût du sang
qui compense sans doute la sécheresse de leur vie et de leur
corps chétif.
288. Selon les Évangiles de Matthieu et Luc, Jésus descend d'une lignée qui
remonte jusqu'au prophète David.
289. Psaume 50, 16. Un des Psaumes les plus célèbres, abonda~n:ienc récité
lors des offices liturgiques.C'est l'exemple type du psaume de pemtence.
636 NicolaeSteinhardt
1945
« Le chant de l'homme»~
Dans l'Ancien Testament, l'homme manifeste sa supériorité
sur le reste de la création et sa faculté d'élévation, en répondant
avec Moïse, les patriarches, les prophètes et les justes, à l'appel de
Dieu· par: « Seigneur, me voici ! »
Il est présent, au garde-a-vous,toujours prêt, toujours dispo-
nible et disposé à bien faire, sans délai, sans hésitations. Il s' ac-
complit, il élève son âme, il participe du divin en accomplissant
la volonté du Créateur~
Dans le Nouveau Testament, le degré le plus élevé que puisse
atteindre la créature est indiqué par les paroles dites à Thomas
l'incroyant: « Parce que tu me vois, tu crois~Heureux ceux qui
croiront sans avoir vu ».
Croire sans preuves palpables et sans écrits. Sans aél:eset sans
documents. Sans recours aux chroniques et aux sources.
La chose la moins mercantile qui soir. La plus noble. Ne
pas douter. Recevoir la vérité ~ comme l'émotion artistique de
Schoffer - autrement que par les voies détournées de la raison.
Croire sur parole la parole de Notre Seigneur Jésus-Christ, qui
est lui-même le Verbe.
1971
Jusquesaquand, ô flupides,
aimerez-vousla flupidité?
Proverbes1,22
De nos jours, les jeunes sont à la recherche de la pureté, ils
cherchent à s'exorciser, à se.libérer des horreurs, par la triple voie
de la sexualité, de la musique et de la drogue. Les horreurs qui
leur répugnent sont effeél:ivement abominables: la guerre, l 'hy-
pocrisie, le mensonge, la haine. Reste à voir si l'idéal auquel ils
aspirent leur offrira autre chose. Reste aussi à voir si les moyens
qu'ils ont choisis•se révéleront efficaces.
Journal de la Félicité 641
1971
295, (/ J'Ja >n ·1;t mon amJ, mal haV rit !,l llll au i bl 11 plu wand .,.
journal de la Félicité 643
1969
. La maison de l'ingénieur 1. Pete, dans la si resped:able rue
Dim. Onciul, n'est pas très grande, mais elle donne une indé-
niable impression de solidité. Le jardin de devant est bien soigné,
il y a des dépendances derrière, des fenêtres aux vitres bombées et
brillantes avec des rideaux à larges plis, d'un blanc parfait.
À l'intérieur, la famille de celui qui me cédait sa petite tranche
de pain hebdomadaire, pendant les crises les plus aiguës de ma
maladie, et qui n'a jamais élevé la voix contre quelqu, un, se com-
pose d'êtres qui gagnent tous les cœurs: tous travaillent ou étu-
dient, ils se resJ,eétent les uns les autres, ils sont d'une grande
gentillesse avec leur employée ( ils peuvent se permettre d'en
avoir une, puisque tous travaillent), ils sont heurelLx de recevoir
des hôtes. Rien chez eux n'évoque la contrainte ou la ruse, il n'y
646 NicolaeSteinhardt
Aoûtl964
Le Christ nous confère la qualité d'hommes libres, c'eft-à-
dire nobles. Mais il nous demande un effort pour nous mainte-
nir dans notre nouvel état, l'effort - diraient les existentialistes
- d'être ce que now sommes. «C'est pour que nous restions libres
650 Nicolae Steinhardt
... Seulement chez les Écossais a les Roumains, efl-ce que par
ha.sard la cornemiue aurait été transférée d'un endroit a l'autre
par quelque légion romaine ?... Jakob Fallmerayer... les hoplites...
ils sont slaves, a ils ne sont que cela, pa.s trace de sang grec... les
planches des ruches doivent être... Héliopolis... Chez les Géorgiens
a les Ba.sques... c'efl tout l'art, mon cher Monsieur. .. dit Demetrios
aMarcelliu ...
Étrange contradid:ion entre l'Ancien et le Nouveau
Testament.
Dans l'Ancien Testament, le Tout-Puissant, bien qu'il appa-
raisse sous les traits d'un Dieu sévère, vindicatif jusqu'à la sep-
tième génération, et législateur du talion, intervient pour réta-
blir la justice, après avoir laissé le diable éprouver Job de mille
manières. Le pauvre Job, si éprouvé, retrouve la santé et ses biens
et meurt dans l'abondance, lassé de jours.
~and Abraham, obéissant à l'ordre divin, lève le couteau
pour égorger son fils, l'ange apparaît, qui arrête le bras du père
et épargne le fils.
Finalement, le Dieudelaloi implacables' avère miséricordieux.
652 Nicolae Steinhardt
1955
est dit: « a été crucifié pour nous sous Ponce Pilate » et non:
« sous Tiberius Claudius Nero César».
L'agitation et la hâte ne sont pas les seuls ennemis de la
liberté, la vitesse en soi l'est aussi.
Denis de Rougemont écrit que les speél:aclesnaturels les plus
grandioses sont ceux de la lenteur ou del' immobilité. La rapidité
ne peut être un des exploits de l'esprit incarné, c'est la manifes-
tation d'une imagination pervertie. Les effets de la vitesse appar-
tiennent à la matière s'abandonnant à sa manie de tout laisser
tomber. Dès que l'esprit entre en jeu, il provoque des ralentisse-
ments et des retards, d'où, pertes de temps. Les inventions desti-
nées à les combler vont toujours au-delà de leur but. Ainsi donc,
l'ère de la vitesse est celle où prédomine la matière. Provisoire-
ment du moins, car il se produit un phénomène curieux : arrivée
à un degré de vitesse particulièrement élevée, la matière tend à se
spiritualiser.
Gherla, 1964
pas de valeur absolue. Dans une cour de prison, la vérité sur les
Témoins de Jéhovah, ce n'est pas qu'ils sont de pauvres idiots: ce
sont des viél:imeset des martyrs.) Je suis d'autant plus désemparé
que je n'avais entendu dire que du bien du pasteur Wurmbrand
et que je l'appréciais.
Je me trouve traîné à une réunion sur le thème marxiste de
la di~arition progressive de l'État (soit dit en passant, il a l'air
de se porter plutôt bien l'État, il n'y a pas à tortiller.) Il n'y a
que des détenus, pas un gardien, pas un « politique », personne.
Et pourtant ça marche comme sur des roulettes, les discussions
prennent le bon chemin ! Ça vous donne un avant-goût3°0 de ce
qui se passera « dehors ». À la réunion suivante, je ne me laisse
plus accrocher; d'ailleurs on ne me force pas, on me fait juste
laver et frotter les marches d'escalier des trois étages ~e Gherla.
Je v3:ischercher l'eau à la ci~erne qui se trouve dans la cour. Frot-
ter les pierres encrassées qui s'effritent, ce n'est pas facile. Mais je
n'en veux à personne, parole d'honneur, car rien ne peut se com-
parér à l'envie de vomir que vous donne une désolante séance
de rééducation et de théorie. Cela me donne une image claire
de l'avenir: la machine va fonél:ionner toute seule, seule et sans
\
a-coups.
Il va falloir que je parle, ne serait-ce qu'un peu. Après avoir
guéri les malades, les possédés, les pécheresses, le Seigneur leur
dit d'aller en paix et de ne rien dire. Ils sont allés en paix, mais ils
ne se sont pas tus ! Comment auraient-ils pu taire, ne pas clamer
ce qu'on leur avait fait !
Psaume 33: « Goûtez et voyez combien le Seigneur est
doux!»
1967
Juillet 1964
Finalement tout s'embrouille: les positions sont de moins en
moins claires, les années de prison s'additionnent en progression
géométrique, le carrousel et la balançoire font tourner la tête à
tout le monde. Deux vérités secrètes se détachent peu à peu : 1)
tout le monde a un peu raison et 2) tous les gens sont un peu
fous, mêmes' ils croient que seuls les autres le sont.
Au début, les sionistes et les légionnaires, les paysans et les
intelleétuels, les libéraux et les partisans de Cuza 301 , les com-
munistes et les sociaux-démocrates, les partisans du roi Carol et
ceux d'Antonescu se flairaient, méfiants, et se regardaient tout
étonnés. Comment peut-on être Persan302 ? Au. bout d'un certain
temps, le rodage de la cohabitation supprime les lunettes défor-
mantes qui limitent la vue, et l'on constate que chacun de son
côté a un peu raison, et qu'il peut très bien arriver que l'on soit
Persan.
Il existe une explication théorique de Pierre Lasserre : le
monde est bien trop complexe pour tenir dans un système
unique, si grandiose soit-il. Il n'existe aucune doél:rine capable
de fournir toutes les réponses.
Ce n'est pas pour cela qu'il faut renoncer à avoir ses convic-
tions et à les défendre. Chesterton dit : puisque telle est mon
!.
3_0 Al~xandru C. ~uza ~ 1857-1 _947),également connu sous AC Cuza, poli-
nc1en et idéologue d extreme drotte. Il a fondé 1,Union nationale chrétienne
en 1922, parti d, inspiration fasciste qui utilise la croix gammée comme sym-
bole. Proche des mouveme~~ ancisém,ites en Allemagne, il se fait connaître
en soutenant un quota de Juifs dans 1enseignement supérieur. II fait parti
d'un gouvernement éphémère dirigé par son ami, le poète Occavian Goga.
302. En français dans le texte.
Journal de la Félicité 659
opinion, il es\: normal que je la trouve juste et que j'y croie, sinon,
je serais malhonnête.
Mais la condition humaine, je le sais, est telle que l'on ne peut
pas croire ou prétendre avoir trouvé une formule qui résume
tout. Il y a de l'ombre et de la lumière pour tous et la pluie tombe
également sur les bons et sur les méchants.
Il es\: fou, fou, je vous dis ! Regardez-le manger sa bouillie de
gruau: il la laisse refroidir et il la mange froide! - Fou, il est com-
plètement fou: regardez-le dévorer la bouillie de gruau brûlante,
comme s'il ne pouvait pas la laisser refroidir un peu! Après ça, il
va s'étonner d'avoir mal au ventre. - Il est fou, fou à lier. Regar-
dez-le qui tient le petit cruchon d'eau dans la main gauche et
se lave de la main droite ! Il est anormal, je vous garantis qu'il
es\: anormal. - Dément, carrément dément! Qiattendre d'un
homme - parce qu'il faut bien l'appeler homme - qui se lave le
derrière en tenant le cruchon de la main droite et en se passant
de l'eau avec la main gauche ! Il est fou: quand on le cherche, on
le trouve toujours en train de se laver ! C'est pour cela que nous
n'avons plus une goutte d'eau ! Fou, il est fou et fainéant: il ne se
lave pas pendant des semaines! Tu l'as déjà vu, toi, aller près de
la bassine? Je ne te l'avais pas dit, qu'il était fou? Regarde-le, il
se couche sur le dos et se met un mouchoir sur la figure. - Non,
mais, tu me crois aussi fou que lui, pour me coucher sur le côté
et ne pas me couvrir les yeux, tout ça pour m'esquinter la vue ?
Un fou, il n'y a qu'un fou pour pouvoir encore admirer Sado-
veanu ou Arghezi... ! Il est fou, le pauvre homme, on n'y peut
rien, il apprend des vers du matin au soir ! - Avoir l'occasion
d'apprendre de si beaux poèmes et ne pas en profiter, c'est pure
folie ! Tu ne vois pas qu'il ne s'est même pas vraiment assis sur les
chiottes ! à peine posé, il se relève ... Il est fou ... il reste à n'en plus
finir sur les chiottes; ces gens-là, crois-moi, ils ont bien mérité
leur punition !
660 NicolaeSteinhardt
1967
1932
Décembre 1971
Ettuprendsbiensoindeverserlasauceauchocolatbouillante
sur la semouleque tu tU laùsé refroidir... Et voila que l'on se
voit désormaùcontraintde crier <<moi, moi, moi! » dans le
vide, &t il n ya PM de réponseaattendre.
Saint-Exupéry
Et ceci n'arrive pas qu'aux anciens hôtes des familles Sorin,
Rudich et autres. Le ressentiment est général. Les anecdotes font
rage partout. Tous sont déçus, d'eux-mêmes et des autres: eux,
Journal de la Félicité 669
Michel Simion
12 juillet 1912
Naissance de Nicu-Aurelian Steinhardt à Pantelimon, petite
commune à la périphérie de Bucarest, dans une famille juive
roumaine. Son père, l'ingénieur Oscar Steinhardt s'était distin-
gué pendant la Première Guerre mondiale. Il avait été blessé et
décoré de la« Vertu Militaire». Il avait fait ses études en Suisse
où il avait été collègue d'Albert Einstein. Sa mère, Antoaneta
Steinhardt, était apparentée à Sigmund Freud.
1919-1929
Études à l'école primaire « Clemença », et par la suite au
prestigieux lycée« Spiru Haret» de Bucarest. De manière peut-
être prémonitoire, il est le seul élève de confession mosaïque à
fréquenter, sans qu'il soit obligé, les leçons de catéchisme. Il a
676 NicolaeSteinhardt
1929
Après le baccalauréat, Nicolae Steinhardt fréquente le cénacle
littéraire « Zburatorul », dirigé par le critique littéraire Eugen
Lovinescu. Il se lie d'amitié avec sa fille, Monica Lovinescu.
Réfugiée en France en 1947 et devenue écrivaine et journaliste,
elle sera une des grandes figures de la résistance anticommu-
niste roumaine. C'est elle qui recevra le manuscrit du journal
de la Félicité,et en fera des leéèures à Radio Free Europe, dans les
années quatre-vingt.
1932
Licence en droit à l'Université de Bucarest. Parmi ses collè-
gues et amis, Virgil lerunca, futur mari de Monica Lovinescu,
qui deviendra par la suite une autre grande figure de la dia~ora
anticommuniste roumaine.
1935
Il publie, en collaboration avec son ami Emmanuel Neumann
(cité souvent sous le diminutif de Mano le dans le Journal de la
Félicité),le livre Essaisur une conceptioncatholiquedujudaïsme.
1936
Doéèorat en droit constitutionnel à l'Université de Buca-
rest. Steinhardt considérera toute sa vie le droit constitution-
nel comme un des rempares essentiels de la civilisation face à la
barbarie totalitaire, contre l'illégitimité du régime communiste
installé par la force en Roumanie, à partir de 1944. Pendant les
années de prison, il tiendra des cours de droit confücutionnel
à 1'intention de ses codétenus (les conférences clandestines
n destin exceptionnel en quelques dates 6 ï
1937-1939
ombreux voyages en Suisse, Autriche, France et Angleterre.
1939
Collabore a la presèigieuse Revue des Fondations Royales.
1940
Il est écarté de la Revue des Fondations Royales, dans le cadre
des persécutions antisémites, au nom de la « purification eth-
nique ». Il en parlera toujours avec lucidité et humour, considé-
rant que les privations et les ennuis subis par la population juive
en Roumanie, entre 1940 et 1944, sont sans rapport avec ce qui
se passait à la même époque ailleurs et notamment en France.
1944-1948
Période de l'installation en force, avec l'appui de !'Année
rouge, de la diétarure communiste en Roumanie. Comme
d'autres intelleétuels, Steinhardt, accablé par la defuuétion de
l'état de droit en Roumanie, assiste avec désespoir à 1'abandon
de son pays dans le glacis soviétique.Jusqu'en 1948 et la suppres-
sion des dernières libertés, il déploie, malgré tout, une intense
aéèivité de critique littéraire.
1948-1953
Steinhardt refuse non seulement d'adhérer au Parti Commu-
niste Roumain, mais aussi toute collaboration avec un régime
politique considéré illégitime, criminel et contraire aux valeurs
fondamentales de la civilisation européenne. Écarté de toute
"rviola Steinhardt
1959
À tour de rôle, ses amis, en commençant par le philo-
sophe Constantin Noica et 1'écrivain Dinu Pillac, sont arrêtés
pour « complot contre l'ordre socialiste, attitude et mentalité
contre-révolutionnaires, écrits subversifs ».
Aoûtl964
Il est libéré, après une amnistie pour les délits politiques,
résultat d'une période éphémère de détente.
1964-1969
Il confirme le baptême, tout de suite après sa libération, au
monastère Darvari de Bucarest où il reçoit la chrismation et
la communion, en présence de quelques proches, dont Paul
Simionescu, l'ami qui lui avait donné jadis la Philocalie et le
Pèlerin russe, en prédisant que ce dernier livre peut l'amener
loin ...
Steinhardt refuse toute collaboration avec le régime commu-
niste, préférant une vie à la limite de la famine. A la suite d'un
accident, il est grièvement blessé et doit renoncer aux emplois
d'ouvrier. Avec l'aide de ses amis, il obtient quelques contrats de
traduéhons et publie ainsi d'excellentes versions roumaines d,au-
teurs anglais: James Barlow, David Storey, Rudyard Kipling, etc.
680 Nicolae Steinhardt
1970
Nicolae Steinhardt rédige la première version du] ournal de
la Félicité, son chef-d 'œuvre, livre à ranger à côté du Souvenirs de
la mai.son des morts de Dostoïevski, ou encore du Premier cercle
de Soljenitsyne.
14Décembre 1972
Le manuscrit du Journal de la Félicité eft confisqué par la
Securitate lors d'une perquisition, vraisemblablement à la suite
d'une dénonciation. Estimant le texte définitivement perdu,
Steinhardt le réécrira, dans une version encore plus ample d'en-
viron 750 pages. Il réussit à faire passer en France son manuscrit,
à l'intention de ses amis Monica Lovinescu et Virgil Ierunca. À
la fin des années 1980, Monica Lovinescu lira à « Radio Europe
Libre » de larges extraits du livre.
1973
Grâce à Constantin Noica et à Iordan Chimet, Steinhardt
visite le Monastère de Rohia, dans les montagnes du nord de la
Roumanie. Il y reviendra à plusieurs reprises pour des séjours de
plus en plus longs.
1976
Publication de son premier volume d'essais Entre vie et livres,
réduit de moitié par la censure communiste.
1978-1980
Malade, après des années d' interdiétion, il reçoit enfin le droit
de voyager en France et en Suisse. Il habite à Paris chez Mircea
Eliade et il a de longues conversations avec Emil Cioran, à qui il
avoue son intention de se retirer dans un monastère. Il demande
Un destin exceptionnel en quelques dates 681
1980-1989
Période de publication de nombreux essais de critique litté-
raire, non conformistes, souvent tronqués par la censure. Il pro-
nonce des homélies, dont une cinquantaine sera publiée, après sa
mort, sous le titre Donne et tu recevras. Paroles defai312 .
A plusieurs reprises, le monastère de Rohia est mis à sac par
la Securitate, à la recherche des manuscrits de Steinhardt; confis-
cation des livres reçus de France, avec les dédicaces prestigieuses
de ses « amis lointains » : Mircea Eliade, Eugène Ionesco, Emil
Cioran.
Le moine écrivain devient une légende vivante; il est de plus
en plus visité et sollicité par des jeunes, notamment des étudiants
en théologie, mais aussi de jeunes poètes.
Quelques jours avant sa mort, craignant de nouvelles perqui-
sitions de la Securitate, Steinhardt confie à ses amis I. Pintea et
Y. Ciomo§ ses textes les plus importants, dont notamment les
manuscrits de ses homélies, qui seront ainsi sauvés.
30Mars 1989
Mort de Nicolae Steinhardt à l'hôpital de Baia Mare. Dans
les heures qui suivent l'annonce du décès, la Securitate invefüt
le Monastère de Rohia pour tenter de saisir les manuscrits du
moine écrivain. Les textes essentiels, dont les homélies, sont sau-
vés, grâce à ses frères moines et à ses amis 1. Pintea et V. Ciomo~.
Ainsi s'achève le destin terrestre de Nicolae Steinhardt, mais
pas celui dujournal de la Félicité.
1995
Parution à Paris aux Éditions UNESCO de la première édi-
tion française du journal de la Félicité, dans une traduél:ion de
Marily Le Nir, avec une préface d'Olivier Clément.
Parution à Bologne Diario della Felicita, traduite en italien
par Gabriela Bertini Carageani.
2006
Traduél:ion en hébreu par Yotam Reuveny, Yoman ha 'osher,
aux Éditions Nymrod.
Traduél:ion en grec, Tor;µq;oÀ6yto rr;ç wrvxfaç, par Nektarios
Koukovinos aux Éditions Maïstros.
2007
Alexandru Paleologu (Alecu, P., Al. Pal.) avec son épouse Elena (Lenuia)
Source : Theodor Paleologu
INDEX
DES NOMS DES PERSONNES
CITÉES PAR L'AUTEUR
A
Al. Bile. -Alexandru Bilciurescu
Al. El. - Alexandru Elian
(Dr) Al-G. - Sergiu Al-George
Alecu, P., Al. Pal. - Alexandru Paleologu
Alice - Alice Trailescu (n. Ellin)
Ana - Ana Avramescu
Andrei Brz - Andrei Brezeanu
Anetta - Amelia Pavel
B
Belli. Z. - Bellu Zilber
(Mme) Brailoiu - Mariora Brailoiu
C
(Mme) C. - Constantinescu-Porcul
(Col.) C.L - Constantin Luca
(R. P.) Cleopa - Ilie Cleopa
Codin Mironescu - Alexandru Mironescu
Comeliu Ax. - Comeliu Axene
Costica Hr. - Constantin Hristea
C-cescu-Taranu - Ion Constantinescu-Taranu
Index 687
D
(Avocat) D. P. - Doru Pavel
Dinu, Ct. N., Dinu Ne. - Constantin Noica
Dinu P. - Dinu Pillac
Duju - Alexandru DufU
E
Em. - Emanuel Vidr~cu
F
Floriana - Floriana Avramescu
G
(R. P.) G. T. - George Teodorescu
Gh. de la Tara - Gheorghe Zamfir
Gigi Tz. - George Tomaziu
H
(R. P.) Haralambie V. - Haralambie Vasilache
I
(R. P.) I.P. - Ion Pop
(lng.) 1. Pete. - 1. Petculescu
Ica - Mihai Antonescu
lonel Trail. - Ion Trailescu
lrina O 1-ky- Irina O lsevsky
(R. P.) lulu - Iuliu Fagara~anu
L
Lenuça - Elena Paleologu
688 Index
M
Manole - Emanuel Neumann
Mariam I. - Mariam Ionescu
Mariana V. - Mariana Viforeanu
Marinica P. - Marin Popescu
Marta Const. - Mana Constantinide
(R. P.) Mihai - Marcel Avramescu
Mihai F.- Mihai Faget
Mihai Râd. - Mihai Râdulescu
(R. P.) Mina - Mina Dobzeu
Mircea M. - Mircea Mirescu
Mirel Gab. - Mirel Gabor
Misu, At. Mihai Atanasiu
Monica L. - Monica Lovinescu
N
N. N. P. - N.N. Petrascu
,
Nego - Ion Negoiçescu
Nemo - Virgil Nemoianu
(R. P.) Nicolae - Nicolae Lupea
p
Paul C. - Paul Capelovici
Paul Dim. - Paul Dimitriu
Pavel Sim., Pavlic - Paul Simionescu
Pastorel - Al. O. Teodoreanu
R
Radu Ant. - Radu Antonescu
Index 689
s
S.F. - Alexandru Filipescu
Sandu L. - Sandu Lazarescu
Scrima - Andrei Scrima
Scurcu - Gheorghe Scurtu
Sile Car. - Vasile Catalinoiu
(R. P.) Soflan - Sofian Boghiu
Sorin Vas. - Sorin Vasile
~tefan Pop. - ~tefan Popescu
Streinu - Vladimir Streinu
T
T. En. - Theodor Enescu
Tanya 01-ky - Tanya Olsevsky
Todira~cu - ~tefan Todira~cu
Traugott Br. - Traugott Broser
V
Val. Gl. - Valentin Gligor
Viorica - Viorica Constantinide
Virgil B., Virgil Blt. - Virgil Bulat
Virgil Cd., Virgil Cand. - Virgil Cândea
Virgil 1er - Virgil lerunca
Voiculescu - Vasile Voiculescu
z
(Mme) Z. - Elena Paleologu, Zarifopol par remariage
SOMMAIRE
Le Journal de la Félicité 23
Imprimé chez
Accent Print, Suceava
(Roumanie)
Dépôt légal : juillet 2021