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AFFINITÉS LITTÉRAIRES DE BLAISE CENDRARS ET BENJAMIN FONDANE, DEUX

ÉCRIVAINS DE L'ERRANCE
Author(s): Mioara Todosin
Source: Continent Cendrars , 2013, No. 15 (2013), pp. 31-42
Published by: Classiques Garnier

Stable URL: https://www.jstor.org/stable/45057181

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AFFINITÉS LITTÉRAIRES DE BLAISE CENDRARS
ET BENJAMIN FONDANE, DEUX ÉCRIVAINS
DE L'ERRANCE

Biaise Cendrars (1887-1961), Suisse d'origine devenu français en 1916, et


Benjamin Fondane (1898-1944), un Roumain ďorigine juive et d'expression
française, appartiennent à la même époque. Ils partageaient le même désir de
rester libres en pensée, voire marginaux, afin de créer des œuvres littéraires
sans être influencés par quelque courant littéraire que ce soit. Toutefois,
mentionnons d'emblée que les deux hommes ne se sont jamais croisés. Biaise
Cendrars est arrivé à Paris en 1912, tandis que Benjamin Fondane, fuyant un
univers intellectuel bucarestois trop étroit, n'y a débarqué qu'en 1923, avec
des rêves plein les valises. Tous deux ont fréquenté, cependant, les mêmes
amis, comme par exemple les peintres Sonia et Robert Delaunay. Ils ont hanté
les mêmes milieux surréalistes, artistiques, cinématographiques et culturels.
Benjamin Fondane dédie un de ses premiers poèmes en langue française
à Sonia Delaunay, le poème s'intitulant tout simplement à Madame Sonia
Delaunay. L'on sait également que cette amie commune a créé avec Biaise
Cendrars le poème simultané La Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de
France , avec les gouaches accompagnant les vers de Cendrars. Elle a transposé
en couleurs les rythmes et les émotions de ce poème.

Si les deux poètes ne se sont pas rencontrés (en l'état actuel des connaissances) ,
on peut croire, cependant, qu'ils se connaissaient indirectement, chacun au
travers des œuvres de l'autre. Un élément est fourni par deux éditeurs de l'œuvre
fondanienne, Patrice Beray et Michel Carassou, dans le volume Le Voyageur na
pas fini de voyager. Y figure le fac-similé d'une page du journal avant-gardiste
roumain Integrai de juin/juillet 1927, où, au-dessous des premiers poèmes
en français de Fondane, intitulés SOS , à Madame Sonia Delaunay et Scènes
de la vie des Lapons , l'on peut lire le texte d'une carte postale envoyée par Biaise
Cendrars à Fondane :

Dimanche des Rameaux. . . Cher Monsieur, Je suis en vacances.


C'est le plus beau poème que je puisse vous envoyer,
Bien vôtre, Biaise Cendrars1.

l Benjamin Fondane, Le Voyageur n'a pas fini de voyager , textes et documents réunis par Patrice
Beray et Michel Carassou, Paris : Paris-Méditerranée et L'Éther vague-Patrice Thierry, 1996, p. 43.

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I». fondane

scènes de la vie des lapons


à tristan tzara

Ces reones sont trop maigres de n'avoir pas vécu


jetons dehors les jours ies voyages au pôle :
neige, fleur de papier, papier mouchoir de neige
oh qu'elle est bonne ia certitude du sol.

Ulysse je te veux au pays des lapons


que peuvent les raisons contre les icebergs
ce feu qui sort la nuit de ces peaux qui se frottent
je crains que ce ne soit l'amour ô Pénélope.

Ce désert a autant d'abîmes que de doigts


En chasses-tu ? voici la saison des morses -
l'océan à cheval fortifie l'endroit -
multiplions par cinq sur la corde nos forces.

Vertige des couteaux comme des muscles nus


voici sauter les cuirs les ivoires les graisses
la mort montre ses dents sous les glaces épaisses
la faim et ses petits mangent le lard tout cru.

Samovar à chanson bouillantes gramophone


rêve changeons veux-tu le ruban des zones
on oserait danser n'était sur le mur l'ange
gardien, cheveux en brosse et la chemise blanche

Petite Europe mets tes rides sur mes genoux


U nous faudra gravir les alpes du suicide.
Ici l'éspace n'est que le sommeil d'un fou
tes biceps que soat.ils contre ces poings du vide ?

Voici le jour premier où le chaos travaille


t'eau et ta terre sont mêlés encore au sang
l'homme et la femme sont mêlés et vagissants
le rire de ce dieu nous ronge les entrailles.

CAfiTE POSTALE Jjjļļfr

* ' * t ^

pWf feu
lh|M Cendrar» photo Martini«

Un poème de Benjamin Fondane et une carte postale envoyée par Biaise Cendrars à Benjamin
Fondane [date illisible], parus dans la revue Integrály n° 13-14 (juin-juillet 1927). Textes et documents
réunis par Patrice Beray et Michel Carassou, Le voyageur n'a pas fini de voyager, Paris, Éditions Paris-
Méditerranée et L'Éther vague-Patrice Thierry, 1996, p. 43. ©D.R.

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b. fondano

S m O » S »

Je t'offre ô mon amie ce poéme de neige


si tu voulais chauffer tes petits pieds Norvège
ces cheveux sont à toi tu y souris ma mère
ton sourire ferait le bonheur de la mer.
Il ne me reste rien que l'océan de laine
la reine de ses mains pourra tuer le resue
le sang gifle en passant le chaos primitif
je hais les glaces qui me retiennent captif
que fait l'ange qu'un vent attache aux cordes sèches
ta peau en sel marfil que le souvenir lèche
mon ami mon ami orf rajeunit si peu
des bras déséspérés ont flotté puis des yeux.
Chassons jusqu'où la' vie crie au secours s'enfonçe -
tais-toi tais-toi chanson de l'homme qui renonce
si la beau'.é se meurt qu'elle se meure d'art
Les fanaux ont crié dans le sang des trottoirs
tant pisi tant pisi pour le bateau qui se détache

Sauve qui peut 1 Le ciel met sa cravate blanche.

b. fondane

à madame sonla delaunay

Solitude de tant de neiges recouverte


qui donc à déchiré la peau de ces miroirs
sous le regard du temps mûrissent les poètes
changeons un peu la direction des mers penchées
on ne peut plus freiner l'orage
le capitaine met des poumons de rechange.

11 ne me reste rien que le vide sous pli


et que le pli du vide

les grands serpents du cirque


ont souri au tropique

malaise
du temps mangé par les punaises

que Magellan n*a-t-ii été tué à Nice


par J'éclipse ?

Oreille aux plseaux d'air


morts depuis bien des siècles
les épaules des mers
aux baisers -de varech

Nulle mouette ce matin n'a crié ; TERRE

». rendant photo Martin)«

Deux poèmes de Benjamin Fondane parus dans la revue Integral, n° 13-14 (juin-juillet 1927).
Op. cit., p. 42. ©D.R.

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Cette carte de Cendrars atteste que les deux poètes ont eu au moins
un échange épistolaire et littéraire. D'ailleurs, Eric Freedman a signalé la
présence du nom et de l'adresse de Biaise Cendrars dans le carnet d'adresses
de Benjamin Fondane2. Toujours proche du milieu des lettres, Benjamin
Fondane connaissait les livres publiés par Cendrars3.

Un autre élément nous permet de rapprocher les deux écrivains:


la cinématographie. Comme on le sait, Cendrars fut attiré par le cinéma. S'il est
figurant, en 1918, dans le film J'accuse d' Abel Gance, il est, en 1920, l'assistant
du même metteur en scène pour le film La Roue. En 1921, Cendrars travaille
dans les studios de Rome, afin de tourner La Vénus noire , dans lequel joue sa
compagne Raymone. Malheureusement, le film n'est pas apprécié en Italie.
Durant la même année, il écrit également un scénario de film, La Perle fiévreuse ,
publié dans la revue Signaux de France et de BelgiqueA . En 1936, à Hollywood,
Cendrars rencontre le metteur en scène américain James Cruze, qui adapte
à l'écran le roman L'Or , sous le titre Sutter's Gold. Quant à Fondane, pendant
les années 1930, il travaille aux studios Paramount de Paris, tout d'abord
comme assistant de mise en scène, puis comme scénariste. Lorsque le film
devient sonore, «bavard5» selon l'expression du poète, Fondane constate que
celui-ci s'avère soumis aux impératifs économiques et que le progrès technique
n'entraîne pas le progrès artistique. Mais il garde la conviction que le cinéma,
soit-il sonore, peut prolonger le côté onirique, illogique, déraisonnable,
poétique, somme toute, du film muet. Le septième art a également donné
l'occasion au poète roumain de travailler en Suisse. Ainsi, Fondane a-t-il
pu sortir des sentiers battus des sujets commerciaux. En 1934, il a adapté
pour l'écran le roman de l'écrivain vaudois Charles-Ferdinand Ramuz
La Séparation des races. Avec Dimitri Kirsanoff, dans trois villages suisses (Lens,
Mondralèche et Kandersteg), il a participé au tournage du film, intitulé Rapł.
Cette adaptation cinématographique contient très peu de dialogues, puisque
la musique d'Arthur Honegger raconte l'histoire de manière dramatique.
Lors de l'avant-première du film à Lausanne et à Paris, le 28 décembre 1934,
le public a été « troublé par ces audaces7», affirme Olivier Salazar-Ferrer. Qui
plus est, la Société Mentor Film a fait faillite par la suite. Réalisé dans un
style appartenant au muet, ce film a été apprécié par un public spécialisé,

2 II s'agit de l'adresse du Tremblay-sur-Mauldre où Cendrars habita pendant les années 1920-30.


3 Eric Freedman, «Le Carnet d'adresses de Benjamin Fondane», in Cahiers Benjamin Fondane ,
n°10 («Relecture du Faux Traité d'esthétique»), 2007, p. 202.
4 Miriam Cendrars, Biaise Cendrars, la Vie, le Verbe, l'Écríture, Paris : Denoël, 2006, p. 698.
5 Benjamin Fondane, « Cinéma 33 », in Ecrits pour le cinéma, textes réunis et présentés par Michel
Carassou, Olivier Salazar-Ferrer et Ramona Fotlade, Paris: Non lieu-Verdier, 2007, p. 107.
6 « Rapt », in Ramuz Cinéma. Le premier coffret réunissant une sélection de sept films adaptés de l'œuvre
romanesque de C.F. Ramuz , Cin&Lettres, en collaboration avec la Cinémathèque Suisse, 2006.
7 Olivier Salazar-Ferrer, Benjamin Fondane, Paris : Oxus, 2004, p. 57.

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qui l'a considéré comme un « film ďart, semblable aux films de Jean Vigo ou
Grémillon8».

Fondane a réalisé un autre projet de film d'art deux ans plus tard, en 1936,
quand se trouvant en Argentine, il a tourné le film dont il a toujours rêvé :
« un film absurde sur une chose absurde », désirant satisfaire son « goût absurde
de liberté9. » Mais une fois le film Tararira10 réalisé, le producteur en a été si
scandalisé, quii a refusé de le distribuer. Quelle était la vision de Fondane sur
ce film, quelles étaient ses intentions ? On apprend dans une interview publiée
le 29 janvier 1937 dans le journal l'Intransigeant , que ce film, réalisé dans les
studios de Buenos Aires, avait pour interprètes quatre musiciens virtuoses du
luth, les frères Aguilar (Paco, Pepe, Ezequiel et Elisa) pour qui le sujet du film
a été spécialement créé. Fondane affirme :

Tarańra [...] est une comédie musicale. Je me suis efforcé d'y introduire
l'esprit et la fantaisie de la "Commedia dell'Arte". Le sujet? L'aventure
de quatre bohèmes, fous de musique, dans une ville ultramoderne11.

En tant que cinéaste, Fondane a prévu «l'essor prochain de la


production sud-américaine12». Tel Cendrars au Brésil, sa deuxième «première
patrie», Fondane transmettait à l'Argentine et à l'Amérique du Sud quelque
chose des inquiétudes et des révoltes de l'avant-garde européenne qui
pouvaient devenir un ferment actif, source d'un nouveau langage pour le
nouveau continent.

L'errance: de la réalité vécue au symbole littéraire

Malgré l'absence d'un dialogue direct ou d'une amitié entre les deux auteurs
qui abordaient des sujets inspirés par leurs expériences de vie respectives,
l'errance est un motif récurrent sur lequel ils ont multiplié les variations.
Ce thème remonte à l'Antiquité - il apparaît déjà dans Y Odyssée d'Homère -
et le mythe du juif errant, Ahasvérus, est popularisé en Europe au début du
XVIe siècle. L'errance se retrouve chez ces deux écrivains profondément
transformée, transposée et transfigurée. Les poèmes, les romans, les essais
esthétiques, les scénarii et les récits d'événements inspirés par les nombreux

8 Ibid.
9 Benjamin Fondane, «Cinéma 33», op. cit., p. 1 16.
10 «Tararira» est le nom d'un poisson de rivière, ce qui donne un air dadaïste à l'aventure!
il «Le chemin de Buenos-Aires est ouvert aux techniciens du cinéma», Fac-similé d'une page du
journal L'Intransigeant , in Le Voyageur n'a pas fini de voyager, op. cit., p. 140.
12 Ibid.

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voyages de Blaise Cendrars et de Benjamin Fondane publiés en français
(ou, partiellement, en roumain, dans le cas de Benjamin Fondane), semblent
tous dominés par ce seul et unique sujet : Terranee . Les voyages que chacun
a entrepris en Europe, en Russie, au Brésil et aux États-Unis pour Cendrars ;
en France et jusqu'en Argentine pour Fondane, se constituent en sources
d'inspiration dans des récits redevables de l'errance, de ses multiples hypostases,
de ses équivoques, de ses ambiguïtés et de ses déchirements. Chacune de
leurs oeuvres pourrait aussi être analysée comme l'expression d'une «errance
intérieure», d'une recherche morale, spirituelle ou métaphysique. Car ce
sont tant de témoignages et de reflets d'une quête interminable de soi mais
également de l'autre, de Taltérité. Et, au-delà, il s'agirait d'une quête d'absolu,
peut-être d'une forme de divinité. Ce sont, parallèlement, des récits ou des
relations d'un voyage bien réel sur les routes, jamais achevé, relayés par une
quête ininterrompue, une sorte de traversée exitentielle, sans aucun retour.
Les itinéraires de ces deux écrivains sont parfois étrangement similaires. Tous
deux aspirent à se retrouver, à transformer ou modifier leur identité initiale.
Tous deux changent de nom et de patronyme pour tenter, semble-t-il, de s'en
recomposer un autre, plus personnel, plus approprié à leurs opinions poétiques
et philosophiques. De même, ils s'insurgent contre tout ce qui provoque ou
ce qui aggrave l'impression, la sensation d'une dilution, d'une dissociation ou
d'une dislocation de leur sentiment intérieur, ou encore d'une identité perçue
comme divisée. A travers ce qu'ils décrivent, en quelque lieu qu'ils soient ou
qu'ils traversent, c'est à la recherche d'eux-mêmes qu'ils s'élancent. Ce point,
Biaise Cendrars le reconnaît dans le «Pro Domo» de Moravagine : « ...il n'y a
qu'un seul sujet littéraire : l'homme. C'est pourquoi il n'y a qu'une littérature :
celle de cet homme, de cet Autre, l'homme qui écrit13»; ou encore dans le
récit L'Homme foudroyé : «On n'écrit que "soi". C'est peut-être immoral. Je
vis penché sur moi-même. "Je suis l'Autre"14.» Benjamin Fondane fait état
d'une démarche introspective analogue dans Ulysse : « Au bout de moi-même,
Moi-même, / toujours moi-même...15», admet-il. Telle aurait été sa hantise
permanente. Dès lors, sur un plan esthétique, leurs démarches d'écriture
chercheraient une forme d'expression poétique ou romanesque susceptible de
mieux exprimer le sentiment d'une absence de racines, de non-appartenance
à la terre natale et de non-adhérence à quelque autre pays d'accueil ou de
passage; bien que tous deux aient choisi la nationalité française. Cendrars
déclare pour sa part que «[...] la poésie, la vraie, n'a pas de patrie16 », Fondane
ajoute: «Je n'ai pas de patrie collée à mes souliers17».

13 Biaise Cendrars, « Pro Domo », in Moravagine , «Tout autour d'aujourd'hui », t. 7, Paris : Denoël,
2003, p. 235. (Les renvois bibliographiques aux oeuvres de Cendrars extraites de cette collection
seront dorénavant abrégés selon le modèle: Moravagine, TADA 7, p. 235.)
14 V Homme foudroyé, TADA 5, p. 90.
15 Benjamin Fondane, « Ulysse», in Ze Mal des Fantômes, Paris : Verdier, 2006, p. 44.
16 L'Homme foudroyé, TADA 5, p. 36.
17 Benjamin Fondane, «Ulysse», op. cit., p. 55.

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Une postulation initiale

Avec ce thème antique de Terranee, les deux écrivains ont exprimé une
double postulation, ou, plus précisément, deux principes premiers, deux
invariants, deux éléments non réductibles et pré-existants: les personnages
d'Ulysse et du Juif errant. Ces deux personnages symboliques sont aussi bien
sous-entendus et suggérés de façon allégorique {Les Pâques à New York , La Prose
du Transsibérien et de la petite Jehanne de France , Le Panama ou les aventures de
mes sept oncles , Bourlinguer pour Biaise Cendrars) qu'évoqués et nommés par
Benjamin Fondane dans quelques poèmes en roumain écrits de 1914 et faisant
partie du volume Priveli§ti {Paysages) : Ulisse , Sirenele, Galera lui Ulisse { Ulysse ,
les Sirènes , la Galère d'Ulysse ), suivis du recueil Ulysse et, plus généralement,
dans toute la poésie en français de Fondane.

Cendrars, que Francis Picabia avait surnommé « le Suisse errant », réduit la


distance entre l'événement et le texte et abolit l'opposition entre le parcours et
le discours à travers ses écrits. Selon Cendrars, le poète est un juif errant ou un
aventurier métaphysique de souche antiplatonicienne, comme nous pouvons
le relever dans le poème «Ma Danse» des Dix-neuf poèmes élastiques :

Platon n'accorde pas droit de cité au poète


Juif errant

Don Juan métaphysique18

Son personnage marginal transgresse les «coutumes», les «habitudes», en


tentant d'échapper « à la tyrannie des revues », puisque la littérature n'est qu'une
«vie pauvre», un «orgueil déplacé», ou un «masque». Les paysages répétitifs
sont décourageants, la routine est accablante et, dans ces circonstances, le poète
se livre à un «va-et-vient continuel», à un «vagabondage spécial», en somme,
à un nomadisme poétique voulant embrasser la totalité du monde: «Tous les
hommes, tous les pays». Une sensation de liberté s'empare de l'identité du
poète: «Tu ne te fais plus sentir». Il traverse les continents, afin de vivre le
mouvement :

Le paysage ne m'intéresse plus


Mais la danse du paysage
[. . .] Je tout-tourne19.

Pour Cendrars dans Bourlinguer , la vie errante est une donnée fonda
une caractéristique de son tempérament :

18 Biaise Cendrars, «Ma Danse», in Du monde entier, Paris: Gallimard, 1997, p. 81


19 Ibid., p. 82.

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Remy de Gourmont parlait de moi [. . .] à propos d'un homme qui pouvait
rompre tous les liens sociaux, partir, sans jamais plus donner de ses nou-
velles, même pas envoyer de l'autre côté du monde une simple petite carte
postale illustrée [...] cet errant c'était moi [...]20

Dans L'Homme foudroyé , les pauvres et les miséreux se retrouvent aux côtés
de Cendrars pour représenter la vie marginale et marginalisée :

. . .d'où me vient ce grand amour des simples, des humbles, des innocents,
des fadas et des déclassés ? Est-ce par atavisme ? [. . .] Aujourd'hui, ma véri-
table famille se compose des pauvres que j'ai appris à aimer non par charité
mais par simplicité... [...] La guerre m'a profondément marqué. Ça, oui.
La guerre c'est la misère du peuple. Depuis, j'en suis21.

Attiré par un mode de vie dépourvu de stabilité, porteur de ferments et


d'inspiration poétique, Biaise Cendrars a vécu des expériences aussi fascinantes
que terrifiantes, telles que la guerre et ses horreurs. Ses expériences ont
contribué à une compréhension plus profonde des malheurs du monde, de la
misère et de ceux qui n'ont rien, qui errent et qui risquent leur vie à la guerre.

En ce qui concerne Fondane, dans Ulysse , on constate un même lien entre


la poésie et l'errance, car le personnage de ses poèmes est également un errant,
plus précisément un Ulysse juif, révolté contre un destin imposé :

Ils ne nous auront pas à genoux, nous sommes


au-delà de la force, des lois
. . .ivres morts22!

Son attitude est empreinte de liberté philosophique, puisqu'il n'adhère


en fait à aucun système. Attiré par le dadaïsme, puis par le surréalisme qui
s'avérera pour lui trop figé, avec ses normes imposées à l'encontre du principe
de la liberté de création, Fondane est attiré par l'infini, par refus de la finitude :

Je ne peux pas fermer les yeux,


je dois crier toujours jusqu'à la fin du monde : « Il ne faut pas dormir
jusqu'à la fin du monde»
- je ne suis qu'un témoin23.

20 Bourlinguer , TADA 9, p. 405-406.


21 L'Homme foudroyée TADA 5, p. 339-341.
22 Benjamin Fondane, «Ulysse», in Le. Mal des Fantômes, Paris: Verdier, 2006, p. 70.
23 Ibid., p. 72.

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Dans ses poèmes, sont essentiellement développés les thèmes de l'exil,
de l'exode, et de la traversée métaphysique sans retour, où le moi poétique
devient fragmentaire, errant et étranger :

J'errais aveugle dans le pas perdu des gares


je demandais aux trains le but de mon voyage
pourquoi voulais-je aller si loin, quitter mon lit,
nourrir ma fièvre de banquises ?
Juif, naturellement, tu étais juif, Ulysse24.

Dans les poèmes de Fondane, les emigrants sont présentés comme des
individus auxquels le poète s'identifie, puisqu'ils font un voyage infini :

Les emigrants ne cessent d'escalader la nuit


Ils grimpent dans la nuit jusqu'à la fin du monde25.

Cette lignée de voyageurs malheureux, sans patrie, ni destination


précise, sans statut civil, en terre étrangère, représente un élément clé de la
poésie fondanienne. Léon Volovici affirme que le poète reprend ces mythes
et ces motifs, qu'il les «assume tout en les vivant26», car ils représentent des
composantes de son identité. Dans une lettre posthume adressée à Jean Lescure,
un ami, Benjamin Fondane justifie son attrait pour un Ulysse juif: « il semble
qu'il y ait des poèmes qui ne se déprennent pas du poète, le poursuivent,
le harcèlent, l'obligent sans cesse à le reconsidérer, et dessinent finalement
une sorte de destin27.» Une autre lettre du mois d'août 1943, envoyée à son
ami Georges Ribemont-Dessaignes, au sujet de la première version d' Ulysse ,
explique une fois de plus la portée de ce mythe. Fondane s'y considère
« le premier à aborder le long poème, le thème unique, le sujet, et à réintroduire
dans le poème un peu de l'homme28». À ce sujet de l'errance d'un Ulysse
d'origine juive se reconnaissent les angoisses et les opinions de Benjamin
Fondane, lui-même confronté à des situations conflictuelles et sans issue lors
de ses voyages à travers le monde. La personnalité de Fondane se fait ainsi
sentir dans son œuvre de l'errance.

Il semblerait donc que l'errance chez Biaise Cendrars et Benjamin Fondane


soit susceptible d'être analysée à travers le rapport entre la vie, le voyage,

24 Ibid., p. 20.
25 Ibid., p. 31.
26 Léon Volovici, «Métamorphoses de l'identité», in Europe, n° 827, mars 1998, p. 10.
27 Benjamin Fondane, «Lettre à Jean Lescure», in Les Cahiers du Sud, XXVI, n° 282, 34e année,
1947.
28 Benjamin Fondane, «Lettre à Georges Ribemont-Dessaignes» (août 1943), in Non-lieu, n° 2-3,
1978, p. 116-117.

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l'exil et l'écriture, autrement dit avec l'authenticité de l'expérience vécue des
deux écrivains. Ce sujet, ainsi que sa transfiguration littéraire, fait naître des
interrogations multiples à propos de l'identité des écrivains, de leur quête
d'eux-mêmes, et sur le sens profond du voyage et de l'errance.

Dans toutes ses variantes, l'errance est présente dans les vies de Biaise
Cendrars et de Benjamin Fondane : le premier doit quitter sa famille pour faire
un apprentissage (mais raconte qu'il la fuit) et se révolte contre l'esprit étroit
de son pays natal, la Suisse; le deuxième est juif et veut quitter la Roumanie,
se sentant à l'écart dans une littérature qui «a continuellement fait preuve
de parasitisme29», de manque d'originalité, trop sujette à l'imitation des
«grandes cultures».

Pourquoi essayer de définir l'errance chez ces deux poètes aux


préoccupations et aux compétences multiples ? La réponse n'est pas des plus
aisée. Qu'il s'agisse de quête ou de dérive, de découverte où de déprise de
soi, l'errance apparaît comme un prétexte pour poser la question de l'identité,
intimement liée à celle de la relation à autrui, dans l'espace changeant du
voyage, au travers de paysages urbains, ruraux, désertiques ou surpeuplés.
Les lieux, dans leur diversité, se présentent alors comme une cartographie
contingente dans laquelle la subjectivité vient se réfléchir et se redéfinir.

L'errance est une expérience vécue puis reconstruite, qui devient une
ressource littéraire. Les voyages réels de Biaise Cendrars et de Benjamin Fondane
leur ont procuré une riche matière première pour des créations ultérieures. Qui
plus est, ces poètes n'écrivent pas uniquement pour être lus, mais pour produire
une réalité poétique ou une fiction organique qui soit vécue par les lecteurs. Le
niveau où leur écriture opère est celui des mythes et de leurs réécritures dans un
contexte moderne. À l'instar de Juifs errants ou d'Ulysses du XXe siècle, celui des
avant-gardes poétiques et des deux Guerres mondiales qui ont profondément
marqué les destins de ces écrivains, notre thème concerne tant leur vécu que
leur oeuvre. L'errance a été une réalité pour eux deux, différente en fonction des
contextes sociaux et historiques qu'ils ont rencontrés.

Une question s'impose: la quête poétique des auteurs analysés est-elle


comparable? Dans ces «voyages symboliques», où arrivent les poètes? Que
découvrent-ils ? Par où passent-ils ? Que révèlent-ils ?

Pour tenter de répondre, il faudrait mieux cerner le thème de l'errance


à travers les textes - qui sont autant de récits d'une migrance tantôt aventureuse,
tantôt malheureuse - et échafauder ainsi une construction critique en quête

29 Benjamin Fondane, Préface à Images et Livres de France , trad, du roumain par Odile Serre,
Paris : Paris-Méditerranée, 2002, p. 22.

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d'invariants. Analyser ce thème, chez Biaise Cendrars et Benjamin Fondane,
c'est déployer aussitôt un éventail de caractéristiques propres au personnage
des textes de Cendrars, teinté de cosmopolitisme, bourlingueur, globe-
trotter au volant d'une voiture décapotable (une Bugatti ou une Alfa-Romeo,
en l'occurrence), auquel se superpose la figure d'un Ulysse d'origine juive,
voyageant en train ou en bateau dans un monde moderne absurde, Fondane.

Si, pour ces deux écrivains, l'errance est tout d'abord un mode de vie, elle
se transforme ensuite en métaphore poétique. À ce niveau, l'errance devient
l'aventure existentielle d'une identité en quête d'elle-même à la recherche de
semblables pour étabir un dialogue qui ne se noue pas toujours. Cette quête
apparait toutefois frénétique, car le monde moderne offre à Y homo viaton des
sensations imprévues, nourries de technologies nouvelles.

Biaise Cendrars et Benjamin Fondane sont arrivés en France, l'un de Rou-


manie, l'autre de Suisse, pour se donner corps et âme à ce nouveau pays. Ils
débarquent tous deux doués d'un grand potentiel de création, animés par
le souhait de prendre part à une vie artistique et philosophique plus intense.
Leurs écrits et leurs activités littéraires respectives en sont une preuve incon-
testable. Ils n'ont pas seulement créé, tout en voyageant à travers le monde, en
tant que représentants de la France, ils ont défendu ce pays : Biaise Cendrars
en lui faisant le sacrifice de sa main droite avec laquelle il écrivait ses poèmes ;
Benjamin Fondane au prix de sa vie, dans le camp d'Auschwitz.

En adoptant ce point de départ, ou cette vision comparatiste, qu'est-ce qui


pourrait ressembler à une « errance » dans les vies et les œuvres des deux auteurs ?

Premièrement, on retrouve l'errance au sens propre chez Biaise Cendrars et


Benjamin Fondane lorsqu'ils quittent leurs pays natal, la Suisse et la Rouma-
nie, pour s'installer en France. Cendrars raconte avoir manifesté très tôt son
désir de quitter sa demeure paternelle : enfant, il aurait fait des fugues et est
parti, à 16 ans, pour Moscou et Saint-Pétersbourg. En 1912, à Paris, il devient
un membre de la bohème intellectuelle et artistique.

De religion juive, habité par le symbole du Juif errant, Fondane décide en


1923 de quitter la Roumanie, après avoir déjà publié dans les revues littéraires
de son temps.

En second lieu, dans les œuvres de Cendrars et de Fondane, une figure


centrale s'impose, celle du voyageur et ses multiples avatars: l'errant, l'émi-
grant, l'étranger, l'exilé, le lépreux, le paria, le hors-la-loi, le bourlingueur, le
vagabond cyclothymique. La figure de l'errant, après avoir marqué les
biographies et les destins de ces auteurs, se constitue en un motif central de leurs

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œuvres respectives. Cendrars se montre dans ses textes comme un «bourlin-
gueur sympathique » qui recherche toujours l'aventure, un assoiffé d'inconnu
et d'horizons nouveaux. Chez Fondane, le voyageur est un exilé, un étranger,
pour qui la notion d'existence s'assimile à celle d'un exil permanent. Ulysse, le
personnage emblématique de ses poèmes, devient un Ulysse juif, un déraciné.

L'errance requiert donc une interpétation métaphorique chez les deux


poètes. Chez Cendrars, l'errance est un prétexte pour percevoir le miroir
du monde, pour en faire l'inventaire et en saisir la diversité fascinante. Mais,
à travers cette errance où la vie devient écriture, la route mène le poète vers
lui-même. L'errance d'Ulysse, selon Fondane, est l'expression d'une quête, tan-
tôt reprise, tantôt avortée, dans les abîmes du «moi». En fait, Ulysse incarne
le « moi » poétique dans son éternel chemin qui mène vers sa propre identité.

Finalement, l'errance entraîne une interrogation spirituelle et métaphysique.


Biaise Cendrars, en tant que Suisse, appartenait à une famille protestante,
terrienne, au sein de laquelle la lecture de la Bible représentait une pratique
habituelle. Mais toujours préoccupé par le désir de faire plaisir aux femmes
qu'il aimait, il avait proposé à sa première femme, Félicie (Féla) Poznanska,
de se convertir au judaïsme, ce qu'elle n'approuva pas30. Vers la fin de sa vie,
à l'âge de 72 ans, Cendrars se convertit au catholicisme, le 1er mai 1959,
religion de sa deuxième femme, Raymone Duchâteau. Serait-ce par générosité,
inconstance religieuse, ou simplement, parce que l'adoption de telle ou telle
religion relèverait d'une sorte de jeu pour Cendrars? Joue-t-il avec Dieu, ou
se cherche-t-il à travers ses relations amoureuses ? Ces femmes aimées auraient-
elles également la fonction d'initiatrices d'une relation avec un Dieu recherché
à tâtons ? Ou encore, Biaise Cendrars serait-il un athée insensible aux différences
entre le Dieu des juifs, des protestants et des catholiques ?

En ce qui concerne Benjamin Fondane, il était nourri par la culture, la


tradition et la spiritualité juives. Le Talmud, et les textes de L'Ancien Testament
étaient des lectures fréquentes dans sa famille et sa communauté. A Paris, il
épousera Geneviève Tissier, une française catholique qui, après la mort de son
mari, se destinera à la vie monacale. Les écrivains ne pouvaient donc pas faire
abstraction de ces traditions et multiples influences religieuses. Le motif de
l'errance figure donc peut-être la recherche, consciente ou inconsciente, d'un
Dieu possible qu'ils n'ont pas trouvé en chemin31.

Mioara Todosin

30 Miriam Cendrars, Biaise Cendrars , la Vie, le Verbe, l'Écriture, Paris : Denoël, 2006, p. 207.
3 1 Cet article est un extrait de notre thèse de doctorat, intitulée L'Errance chez Biaise Cendrars et Benjamin
Fondane , soutenue le 8 décembre 2008 à la Faculté des Lettres de l'Université «Babes-Bolyai» de
Cluj-Napoca, en Roumanie. Toutefois, des mises à jour ont été effectuées, en vue de cette publication.

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