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ÉCRIVAINS DE L'ERRANCE
Author(s): Mioara Todosin
Source: Continent Cendrars , 2013, No. 15 (2013), pp. 31-42
Published by: Classiques Garnier
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Continent Cendrars
Si les deux poètes ne se sont pas rencontrés (en l'état actuel des connaissances) ,
on peut croire, cependant, qu'ils se connaissaient indirectement, chacun au
travers des œuvres de l'autre. Un élément est fourni par deux éditeurs de l'œuvre
fondanienne, Patrice Beray et Michel Carassou, dans le volume Le Voyageur na
pas fini de voyager. Y figure le fac-similé d'une page du journal avant-gardiste
roumain Integrai de juin/juillet 1927, où, au-dessous des premiers poèmes
en français de Fondane, intitulés SOS , à Madame Sonia Delaunay et Scènes
de la vie des Lapons , l'on peut lire le texte d'une carte postale envoyée par Biaise
Cendrars à Fondane :
l Benjamin Fondane, Le Voyageur n'a pas fini de voyager , textes et documents réunis par Patrice
Beray et Michel Carassou, Paris : Paris-Méditerranée et L'Éther vague-Patrice Thierry, 1996, p. 43.
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Un poème de Benjamin Fondane et une carte postale envoyée par Biaise Cendrars à Benjamin
Fondane [date illisible], parus dans la revue Integrály n° 13-14 (juin-juillet 1927). Textes et documents
réunis par Patrice Beray et Michel Carassou, Le voyageur n'a pas fini de voyager, Paris, Éditions Paris-
Méditerranée et L'Éther vague-Patrice Thierry, 1996, p. 43. ©D.R.
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b. fondane
malaise
du temps mangé par les punaises
Deux poèmes de Benjamin Fondane parus dans la revue Integral, n° 13-14 (juin-juillet 1927).
Op. cit., p. 42. ©D.R.
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Fondane a réalisé un autre projet de film d'art deux ans plus tard, en 1936,
quand se trouvant en Argentine, il a tourné le film dont il a toujours rêvé :
« un film absurde sur une chose absurde », désirant satisfaire son « goût absurde
de liberté9. » Mais une fois le film Tararira10 réalisé, le producteur en a été si
scandalisé, quii a refusé de le distribuer. Quelle était la vision de Fondane sur
ce film, quelles étaient ses intentions ? On apprend dans une interview publiée
le 29 janvier 1937 dans le journal l'Intransigeant , que ce film, réalisé dans les
studios de Buenos Aires, avait pour interprètes quatre musiciens virtuoses du
luth, les frères Aguilar (Paco, Pepe, Ezequiel et Elisa) pour qui le sujet du film
a été spécialement créé. Fondane affirme :
Tarańra [...] est une comédie musicale. Je me suis efforcé d'y introduire
l'esprit et la fantaisie de la "Commedia dell'Arte". Le sujet? L'aventure
de quatre bohèmes, fous de musique, dans une ville ultramoderne11.
Malgré l'absence d'un dialogue direct ou d'une amitié entre les deux auteurs
qui abordaient des sujets inspirés par leurs expériences de vie respectives,
l'errance est un motif récurrent sur lequel ils ont multiplié les variations.
Ce thème remonte à l'Antiquité - il apparaît déjà dans Y Odyssée d'Homère -
et le mythe du juif errant, Ahasvérus, est popularisé en Europe au début du
XVIe siècle. L'errance se retrouve chez ces deux écrivains profondément
transformée, transposée et transfigurée. Les poèmes, les romans, les essais
esthétiques, les scénarii et les récits d'événements inspirés par les nombreux
8 Ibid.
9 Benjamin Fondane, «Cinéma 33», op. cit., p. 1 16.
10 «Tararira» est le nom d'un poisson de rivière, ce qui donne un air dadaïste à l'aventure!
il «Le chemin de Buenos-Aires est ouvert aux techniciens du cinéma», Fac-similé d'une page du
journal L'Intransigeant , in Le Voyageur n'a pas fini de voyager, op. cit., p. 140.
12 Ibid.
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13 Biaise Cendrars, « Pro Domo », in Moravagine , «Tout autour d'aujourd'hui », t. 7, Paris : Denoël,
2003, p. 235. (Les renvois bibliographiques aux oeuvres de Cendrars extraites de cette collection
seront dorénavant abrégés selon le modèle: Moravagine, TADA 7, p. 235.)
14 V Homme foudroyé, TADA 5, p. 90.
15 Benjamin Fondane, « Ulysse», in Ze Mal des Fantômes, Paris : Verdier, 2006, p. 44.
16 L'Homme foudroyé, TADA 5, p. 36.
17 Benjamin Fondane, «Ulysse», op. cit., p. 55.
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Avec ce thème antique de Terranee, les deux écrivains ont exprimé une
double postulation, ou, plus précisément, deux principes premiers, deux
invariants, deux éléments non réductibles et pré-existants: les personnages
d'Ulysse et du Juif errant. Ces deux personnages symboliques sont aussi bien
sous-entendus et suggérés de façon allégorique {Les Pâques à New York , La Prose
du Transsibérien et de la petite Jehanne de France , Le Panama ou les aventures de
mes sept oncles , Bourlinguer pour Biaise Cendrars) qu'évoqués et nommés par
Benjamin Fondane dans quelques poèmes en roumain écrits de 1914 et faisant
partie du volume Priveli§ti {Paysages) : Ulisse , Sirenele, Galera lui Ulisse { Ulysse ,
les Sirènes , la Galère d'Ulysse ), suivis du recueil Ulysse et, plus généralement,
dans toute la poésie en français de Fondane.
Pour Cendrars dans Bourlinguer , la vie errante est une donnée fonda
une caractéristique de son tempérament :
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Dans L'Homme foudroyé , les pauvres et les miséreux se retrouvent aux côtés
de Cendrars pour représenter la vie marginale et marginalisée :
. . .d'où me vient ce grand amour des simples, des humbles, des innocents,
des fadas et des déclassés ? Est-ce par atavisme ? [. . .] Aujourd'hui, ma véri-
table famille se compose des pauvres que j'ai appris à aimer non par charité
mais par simplicité... [...] La guerre m'a profondément marqué. Ça, oui.
La guerre c'est la misère du peuple. Depuis, j'en suis21.
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Dans les poèmes de Fondane, les emigrants sont présentés comme des
individus auxquels le poète s'identifie, puisqu'ils font un voyage infini :
24 Ibid., p. 20.
25 Ibid., p. 31.
26 Léon Volovici, «Métamorphoses de l'identité», in Europe, n° 827, mars 1998, p. 10.
27 Benjamin Fondane, «Lettre à Jean Lescure», in Les Cahiers du Sud, XXVI, n° 282, 34e année,
1947.
28 Benjamin Fondane, «Lettre à Georges Ribemont-Dessaignes» (août 1943), in Non-lieu, n° 2-3,
1978, p. 116-117.
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Dans toutes ses variantes, l'errance est présente dans les vies de Biaise
Cendrars et de Benjamin Fondane : le premier doit quitter sa famille pour faire
un apprentissage (mais raconte qu'il la fuit) et se révolte contre l'esprit étroit
de son pays natal, la Suisse; le deuxième est juif et veut quitter la Roumanie,
se sentant à l'écart dans une littérature qui «a continuellement fait preuve
de parasitisme29», de manque d'originalité, trop sujette à l'imitation des
«grandes cultures».
L'errance est une expérience vécue puis reconstruite, qui devient une
ressource littéraire. Les voyages réels de Biaise Cendrars et de Benjamin Fondane
leur ont procuré une riche matière première pour des créations ultérieures. Qui
plus est, ces poètes n'écrivent pas uniquement pour être lus, mais pour produire
une réalité poétique ou une fiction organique qui soit vécue par les lecteurs. Le
niveau où leur écriture opère est celui des mythes et de leurs réécritures dans un
contexte moderne. À l'instar de Juifs errants ou d'Ulysses du XXe siècle, celui des
avant-gardes poétiques et des deux Guerres mondiales qui ont profondément
marqué les destins de ces écrivains, notre thème concerne tant leur vécu que
leur oeuvre. L'errance a été une réalité pour eux deux, différente en fonction des
contextes sociaux et historiques qu'ils ont rencontrés.
29 Benjamin Fondane, Préface à Images et Livres de France , trad, du roumain par Odile Serre,
Paris : Paris-Méditerranée, 2002, p. 22.
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Si, pour ces deux écrivains, l'errance est tout d'abord un mode de vie, elle
se transforme ensuite en métaphore poétique. À ce niveau, l'errance devient
l'aventure existentielle d'une identité en quête d'elle-même à la recherche de
semblables pour étabir un dialogue qui ne se noue pas toujours. Cette quête
apparait toutefois frénétique, car le monde moderne offre à Y homo viaton des
sensations imprévues, nourries de technologies nouvelles.
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Mioara Todosin
30 Miriam Cendrars, Biaise Cendrars , la Vie, le Verbe, l'Écriture, Paris : Denoël, 2006, p. 207.
3 1 Cet article est un extrait de notre thèse de doctorat, intitulée L'Errance chez Biaise Cendrars et Benjamin
Fondane , soutenue le 8 décembre 2008 à la Faculté des Lettres de l'Université «Babes-Bolyai» de
Cluj-Napoca, en Roumanie. Toutefois, des mises à jour ont été effectuées, en vue de cette publication.
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