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Comprendre Senghor
Tome I
Chants d’ombre
© L’Harmattan-Sénégal, 2019
10 VDN, Sicap Amitié 3, Lotissement Cité Police, DAKAR
http://www.harmattansenegal.com
senharmattan@gmail.com
senlibrairie@gmail.com
A Latsouck Coumba Yaye, mon père, qui m’a nourri de poésie dès ma
tendre enfance, me berçant de mélodies sérères, arabes et surtout de la voix
profonde des mandingues aux rythmes lointains des kôras, m’initiant ainsi
au métissage et à la culture de l’universel sans la rationaliser, puisque
homme de « cette terre qui est du troisième jour... où. le palmier a neuf
noms mais n’est pas nommé ».
A Watéo Faye, ma mère, dont chaque proverbe sera comme une
encyclopédie tout au long de ma vie. Le 11 septembre 2008, tu nous as
quittés, six petits oiseaux sur le palier, et dehors la mélopée des saules
pleureurs, visage radieux de sagesse dans la sérénité du juste. Puisse cette
œuvre témoigner de ta vision primordiale, qui était de nous armer d’esprit.
Je dédie cette œuvre particulièrement à Wambissane, mon frère, qui a été
bras et pieds de papa, mon bras et le bras de tous ses frères et sœurs
embourbés dans des fonctions les détachant du village natal et les
empêchant d’être jour et nuit à son chevet dans ses derniers instants sur
terre : Tu as fait plus que ton devoir puisque sans calcul de part. Comme
Latsouck, tu nous as tous repris sur tes genoux, sur ton dos de patience, et
couverts en accomplissant aussi nos devoirs. Que sa bénédiction et celle de
Yafandes Diouly illuminent tes jours. A tous mes frères et sœurs, je dis :
Merci.
A mes filles Mame-Coumba, Anita Faustine Saly et Ndéla Miranda et .et à
leurs mères, respectivement Tuula Esteri Faye et Tuija Helina Saari : des
heures d’écriture, entre autres, vous ont volé des minutes de
correspondance.
A tous ceux qui m’ont soutenu, encouragé devant cette œuvre ambitieuse,
aux personnes qui ont souffert des moments de solitude pour me laisser
parcourir en toute tranquillité d’esprit la longue berge du monde surréel de
Senghor.
Merci spécialement au professeur Souleymane Faye de l’Université Cheikh
Anta Diop de Dakar pour son encouragement - surtout ses coups de fouets
fraternels : « le cheval en a besoin quelle que soit sa bonté », nous dit le
proverbe sérère. A toi, Djigo Ousmane pour tes relectures et tes
enchantements qui me remettaient le plein d’ardeur pour continuer cette
œuvre.
A toute personne qui, en lisant cette dédicace se demande pourquoi elle n’a
pas trouvé son nom, je demande pardon et l’invite à emprunter les yeux de
l’esprit : elle verra que son nom y est écrit noir sur blanc : Le monde a été
mon école, toute personne rencontrée une université. Parodiant le premier
exercice de programmation en C ou C++, je dis donc « Merci ô Monde, et
infiniment ! »
À Léopold Sédar Senghor1
Complice
Non Seigneur, pas à moi nouvelle cette piste point neuve !
Bien que le cœur flûte haute d’harmonies sous conques lointaines...
Distant le reflet abrupt des feux follets fous foudroyant
Dans ta nuit sarrasine contreforts enneigés en flammes !
Que diaphane la rive endiablée au rideau de l’aurore boréale,
Sous la griffe de l’aimant, mince ce fil flottant pendu
Au rythme des tam-tams dilatés des tanns réverbère !
I. L’APPROCHE
Tout livre s’interprète, mais rarement s’explique. C’est qu’un livre,
surtout un livre de poésie, fils d’une inspiration particulière, semble parfois
échapper même à son auteur. Il passe par une espèce d’automatisme que
Senghor a bien senti, qui a dit des autres : « Les poètes gymniques de mon
village, les plus naïfs, ne pouvaient composer, ne composaient que dans la
transe des tam-tams, soutenus, inspirés, nourris par le rythme des tam-
tams » et de lui-même : « Pour moi, c’est d’abord une expression, une
phrase, un verset qui m’est soufflé à l’oreille, comme un leitmotiv, et, quand
je commence d’écrire, je ne sais ce que sera le poème... »2.
Ici le poète, sous l’inspiration, pensons-nous, semble plonger dans un
rêve masturbatoire qui lui est suggéré avec, comme acteurs complices,
l’image d’êtres et de choses. Le degré ultime sera un univers où l’Être,
après la fusion du soi, remonte jusqu’à « ce mince pont de douceur qui relie
la mort et la vie »3. Le jet vital a, auparavant, transcendé et, comme une
graine au cœur de la terre après quelques nuits de pluie première, se brode à
la vie pour un renouveau. La force de cette inspiration, assujettie à une prise
de conscience profonde, a permis à Léopold Sédar Senghor de s’élever à un
degré prémonitoire digne d’un saltiki4, et, quoi qu’on dise ou pense de sa
politique, de faire du Sénégal, un des pays parmi les plus pauvres de
l’Afrique, un des pays d’Afrique les mieux munis, les mieux fournis en
ressources humaines.
Ceux qui veulent coûte que coûte séparer ou, mieux, écarteler Senghor
entre poète et politique ont certainement beaucoup plus de courage que
nous. Oui, Senghor s’est prononcé sur ce sentiment, poussé plus par des
questions d’interviewers que par une prise de conscience personnelle. Notre
vision sur ce point est confirmée par le rapport d’un de ses proches
collaborateurs relatant l’émotion de Senghor quand il reçut une somme
infime de droit d’auteur venant de son éditeur : « Ceci est réellement un
salaire. Ceci, c’est au moins Senghor. Pour ce qui est du salaire de
président, je me demande parfois si je le mérite ». S’il affirme la suprématie
du poète sur le politique, c’est en termes de mérite selon sa conscience.
La sensibilité de Sédar, conjuguée avec une intelligence perspicace, lui a
permis de cerner les choses présentes et futures. Elle a ainsi posé les bases
de sa réussite, mais aussi de sa solitude, de ses inquiétudes, de ses doutes et,
partant, de sa recherche toujours renouvelée de vérité et de direction en
prenant comme point de repère la profondeur de sa culture : « Il m’a donc
suffi de nommer ces choses, les éléments de mon univers enfantin, pour
prophétiser la Cité de demain, qui renaîtra des cendres de l’ancienne »5 .
D’un Sénégal démuni, il a su façonner les hommes pour en faire une
mine d’or, les initiant à la grande trajectoire de la civilisation de l’universel.
Tout dirigeant sénégalais doit être profondément conscient de cette réalité.
Plusieurs pays d’Afrique, maintenant dans ou au bord du gouffre peuvent
être facilement rebâtis puisque riches de ressources minières. Nous sommes
convaincus qu’un assèchement de la qualité humaine sera pour le Sénégal
équivalent à l’assèchement de toutes les ressources minières d’un pays,
voire pire, car cet homme est au commencement et à la fin de tout. Qu’en
sera-t-il d’un peuple qui aura perdu la confiance du monde dans ses
hommes, surtout si ces hommes étaient la seule chose que l’on pouvait lui
reconnaître ? Un tel pays se relèvera très difficilement, pour ne dire jamais.
Pour notre part, nous n’osons pas écarteler Senghor pour la même raison
que nous ne pouvons pas écarteler les couches formant un oignon pour
espérer trouver autre chose qu’un oignon. N’est-il pas vrai que tout au long
de l’histoire, les hommes se sont lancés dans des définitions parfois hâtives
des choses et des êtres ? Ces définitions, qui devraient être filles princières
de la connaissance et, partant, descriptives plutôt que normatives, ont fait
autant de dégâts que l’ignorance. C’est que pour prendre en clinique
l’homme il faudra avoir pris en clinique l’Être et l’on ne saurait prendre en
clinique l’Être que si l’on a su, au préalable, prendre en clinique son Vécu,
son État ou Étant et son Devenir. Il est donc plus judicieux, plus aisé de
prendre Senghor sur la ligne de son temps, de son existence. Peut-être
devrions-nous nous joindre aux atomistes, et nous dire que chaque trait,
chaque caractère principal de l’homme Senghor, n’est là que pour former
l’Entité et que l’Une n’aurait peut-être pas autant réussi sans l’Autre. Sa
sensibilité de poète ne lui fit-il pas voir la misère des paysans de son Sine
natal, le poussant à prendre sa responsabilité en embrassant le moyen le
plus approprié qui était la politique ? Le Poète n’a-t-il pas bénéficié de la
masure du Président ? En aucune façon, et vice versa ?
Comme tout terrien, Sédar est un astronaute virtuel abandonné au sein
des vents interplanétaires. Chaque seconde lui a apporté ses parfums, ses
chaleurs et ses couleurs, son froid, sa fulgurance et sa nonchalance pour
combler cette trajectoire qu’est la vie, entité spatiotemporelle entre une
première respiration concrète et une respiration concrètement définitive.
Quel est le point pertinent qui fait que la chose homme soit Homme au
milieu de toutes les autres choses de l’univers ? Si nous posons cette
question, c’est que nous sommes conscient de la tendance générale qu’ont
les savants à sauter des étapes innombrables de la vie d’un homme pour ne
consolider que celles qui leur sont plus palpables et ressortir avec une
définition de l’être humain en alignant défini-tivement des qualificatifs
qu’ils disent destinée d’un homme et finissent par les confondre avec
l’Homme en soi.
Dans l’homme Senghor, où planter l’épée pour séparer le poète du
politique ? Pourquoi nous présente-t-on un antagonisme, sinon un
tiraillement entre ces deux traits, comme s’il y avait une incompatibilité
innée entre le poète et le politique ? De notre point de vue, nous prenons le
risque de dire que le meilleur politicien est certainement un poète,
quelqu’un qui est dans son temps mais rêve ou sait rêver de projeter les
grandes lignes d’une Cité dont il est chef, le temps d’un clin d’œil, sur la
ligne de l’infini. Comme en science-fiction. Dans ce domaine, les meilleurs
écrivains sont des scientifiques, au sens propre du terme, qui sont
confrontés aux limites techniques de leur temps et qui se mettent à rêver
avec d’autres instruments, d’autres paysages, d’autres paramètres ainsi
qu’un enfant qui joue et se promène dans le château de sable qu’il vient
d’ériger au fond du parc. Et c’est cela le point important. L’idéalisme, voire
le rêve, conjugué avec l’innocence du poète, qui est âme, se dresse en
garde-fou naturel pour le politique. Le poète est donc comme le scientifique
qui est conscient de ses limites dans le temps, prisonnier comme l’albatros
de son aile cassée, mais s’élève avec celle dépliée de son âme et de sa
pensée, et rêve en jouant avec les possibilités transparentes de demain.
Saint-John Perse dira de la poésie : « Fidèle à son office, qui est
l’approfondissement même du mystère de l’homme, la poésie moderne
s’engage dans une entreprise dont la poursuite intéresse la pleine
intégration de l’homme. Il n’est rien de pythique dans une telle poésie. Rien
non plus de purement esthétique. Elle n’est point art d’embaumeur ni de
décorateur. Elle n’élève point des perles de culture, ne trafique point de
simulacres ni d’emblèmes, et d’aucune fête musicale elle ne saurait se
contenter. Elle s’allie, dans ses voies, la Beauté, suprême alliance, mais
n’en fait point sa fin ni sa seule pâture. Se refusant à dissocier l’art de la
vie, ni de l’amour la connaissance, elle est action, elle est passion, elle est
puissance, et novation toujours qui déplace les bornes »6.
Justement, contre cette condamnation de l’irréalisme de la poésie, Saint-
John nous dit : « Au vrai, toute création de l’esprit est d’abord « poétique »
au sens propre du mot ; et dans l’équivalence des formes sensibles et
spirituelles, une même fonction s’exerce, initialement, pour l’entreprise du
savant et pour celle du poète. De la pensée discursive ou de l’ellipse
poétique, qui va plus loin et de plus loin ? Et de cette nuit originelle où
tâtonnent deux aveugles-nés, l’un équipé de l’outillage scientifique, l’autre
assisté des seules fulgurations de l’intuition, qui donc plus tôt remonte, et
plus chargé de brève phosphorescence. La réponse n’importe. Le mystère
est commun. Et la grande aventure de l’esprit poétique ne le cède en rien
aux ouvertures dramatiques de la science moderne. Des astronomes ont pu
s’affoler d’une théorie de l’univers en expansion ; il n’est pas moins
d’expansion dans l’infini moral de l’homme - cet univers. Aussi loin que la
science recule ses frontières, et sur tout l’arc étendu de ces frontières, on
entendra courir encore la meute chasseresse du poète. Car si la poésie n’est
pas, comme on l’a dit, « le réel absolu », elle en est bien la plus proche
convoitise et la plus proche appréhension, à cette limite extrême de
complicité où le réel dans le poème semble s’informer lui-même »7.
C’est vrai que Senghor a plus d’une fois présenté un écartèlement dans
ses poèmes, passages sur lesquels les savants sauteront pour les dresser
ensuite ainsi qu’une oriflamme qui devint un des caractères le plus connu
de l’homme Senghor. Cet écartèlement n’est pas propre à Senghor. Il se
situe d’ailleurs dans la personne Senghor, à deux niveaux :
1) L’écartèlement de l’esprit intelligent, qui, à force de balayer toute
chose d’un faisceau désintégrateur pour en dégager l’essentiel, se retrouve
facilement et très souvent devant des situations dualistes. Ce trait, il le
partage avec tous les intellectuels. C’est cette particularité qui poussera le
poète à se demander pourquoi avoir lâché une bombe dans le jardin qu’il
avait si patiemment défriché ; pourquoi cette dent contre la France après ce
long parcours d’apprentissage et d’assimilation de sa langue et de sa
culture, qui avaient fait germer de belles pousses d’amour.
2) L’écartèlement qu’il partage avec tous les autres nègres à
l’avènement de la colonisation et au-delà des indépendances. Nous, nègres,
sommes tous écartelés, à divers niveaux et de diverses raisons. La recherche
de dignité du colonisé de l’histoire n’a-t-elle pas poussé Toundi à se dire
« roi des chiens puisque chien du roi »8 ? Nos dirigeants ne sont-ils pas au
moins écartelés entre cette dignité qu’ils voudraient se voir et leur
désobligeante position de mendiants vis-à-vis de leurs pairs d’Outre-mer ?
Ils peuvent certes, à l’image de Toundi-chien, se rehausser la crinière entre
Africains. Certains ont tenté de pousser cette frontière dès leur élection,
affichant une fierté arrogante et déphasée. Ils ont vite déchanté : on ne peut
pas être mendiant et vouloir élever la voix de fierté devant celui qui
pourvoit l’aumône, à moins que l’on ne soit bête ou suicidaire, peut-être les
deux à la fois. Senghor en tant qu’individu, et puis comme président, aura la
chance d’échapper à un grand taux de cette situation grâce à son
intelligence qui imposait le respect, à son mérite personnel qu’il mit au
service de sa nation, de son continent, de sa race par la suite.
Le nègre, depuis sa rencontre avec le Blanc et à travers la colonisation,
est un être écartelé. Les intellectuels le sentent plus, et encore plus ceux qui
ont séjourné en Occident. Mais que disons-nous ? Et la nouvelle génération
qui s’enroule aux trains-d’atterrissage-des-avions ? Le drame de l’Afrique
continue et, pour réellement appréhender un chemin de développement, il
faudrait faire une redescente aux enfers, nous pencher sérieusement, pas
pour accuser la colonisation révolue, mais pour enlever les cicatrices
gangrènes qu’elle nous a laissées et qui gèrent nos mentalités avec entraves
à l’appui.
L’homme noir, rhabillé d’un semblant de dignité à la veille des
indépendances, s’était senti ragaillardi, rédimé. La réalité est qu’il semble
avoir passé à travers une réincarnation, mais une réincarnation faussée. Au
lieu de se projeter vers le Nirvana, un autre endroit ou bien dans une autre
forme, le voilà retombé dans la même famille, au même endroit, au même
moment. Tout devient pire. Avant, le courant ne le tirait que vers un seul
côté. Il était colonisé, assujetti. Point. Dans la nouvelle situation, notre
réincarné, nous l’avons dit, est terriblement, doublement déçu : il n’arrive
pas trop à trouver une place digne dans ce monde qui l’a assujetti puis renié
et dont il se croyait détaché. Mais, avouons-le, il y a goûté une manne et ne
peut plus complètement l’oublier. De plus, de ses boutons de chemises en
passant par le peigne qui lui donne cette belle tignasse ou cette touffe de
« cheveux-naturels » dénaturés et les chaussures qu’il porte, tout est comme
une conscience, une mémoire collective venue de ce temps qu’il aurait
voulu d’emblée inexistant. Il veut vivre l’Afrique, l’Afrique pure à laquelle
il aspire mais qui n’existe plus en tant que telle : Comme une langue
vivante, comme tout organisme, par nature, elle est forcée d’avancer de se
développer, de se réadapter au risque de se figer et de disparaître, puisque
devant couler le long d’un fil qui la mène vers la culture de l’universel.
Alors le Nègre fulmine dans son désespoir, brandissant parfois une notion
de l’Afrique, un fantôme en lambeaux jusque dans son âme à lui. C’est le
cas du nègre qui taxe un autre nègre de « Blanc » parce que, par hasard, ce
dernier a par exemple la malchance d’être en compagnie d’un blanc et a osé
lui faire un reproche sur le fait qu’il change son pneu crevé. Et où ? Au
centre de la deuxième voie du milieu, dans un rond-point où il y a cinq feux
de réglementation de la circulation. C’est, entre autres superficialités, le
nègre qui taxe un autre nègre de « Blanc » parce que ce dernier dormait et
ne pouvait pas le recevoir à huit heures le samedi matin, parce qu’ayant
passé toute une nuit à travailler ; c’est, enfin, ce qu’a ressenti Lilyan
Kesteloot quand elle dit : « Il faudra vraiment un jour définir les critères du
brevet de négritude. Quand est- on un bon Nègre ? Quand est-on un vrai
Africain ? »
Le nègre puriste attardé, pas celui de la vision de Senghor, est celui-là
dont le combat prend des proportions insensées, allant jusqu’à dédier tout
bon sens au Blanc et seulement au Blanc puisque réservant tout reproche de
civisme au « Blanc ». Le vrai nègre de son entendement ne devrait rien voir
d’anormal et d’inconcevable dans les deux situations citées ci-dessus.
Dans cette bousculade, ou peut-être débandade, où les nègres se
cherchent encore et sous la lumière que nous venons gauchement d’allumer,
voyons donc, dans les poèmes de Senghor, la nature de cet écartèlement
puisqu’on le veut si important.
Nous rencontrons le premier cas dans la confrontation de deux mondes
décrits dans la première et la deuxième strophe de « Que m’accompagnent
koras et balafons » de « Chants d’ombre ». Ce qui partage le poète ici, ce
n’est justement pas la rencontre des deux mondes en soi, mais le rejet que
l’autre fait de toutes les valeurs du monde du poète : Son royaume
d’enfance a ses croyances, sa cosmogonie, tout un kaléidoscope
d’existences dont il dira : « Quels mois alors ? Quelle année ? Je me
rappelle sa douceur fuyante au crépuscule, que mouraient au loin des
hommes comme aujourd’hui, que fraîche était, comme un limon, l’ombre
des tamariniers. Reposoirs opposés au bord de la plaine dure salée, de la
grande voie étincelante des Esprits, enclos méridiens du côté des tombes !
Et toi Fontaine de Kam-Dyamé, quand à midi je buvais ton eau mystique au
creux de mes mains, entouré de mes compagnons lisses et nus et parés des
fleurs de la brousse ! La flûte du pâtre modulait la lenteur des troupeaux et
quand sur son ombre elle se taisait, résonnait le tam-tam des tanns obsédés
qui rythmait la théorie en fête de Morts. Des tirailleurs jetaient leurs
chéchias dans le cercle avec des cris aphones, et dansaient en flammes
hautes mes sœurs Téning-Ndyaré et Tyagoum-Ndyaré, plus claires
maintenant que les cuivres d’outre-mer »9 Ici nous voyons l’étalage des
croyances avec des mots clé qui nous aideront à dresser les grandes lignes.
a. Contenu de la strophe I
a. côté paternel
La relation entre Diogoye et son fils n’est pas très intime. Cela est-il dû
au fait que le père était trop occupé par ses affaires comme tout homme
responsable ou bien à cause de sa grande famille lui empêchant d’avoir
assez de temps pour tous les enfants ? Ou bien est-ce à cause du caractère
naturel du père ?
Le jeune Sédar a beaucoup de respect pour son père, mais ce respect n’est
pas le pur respect d’un enfant vis-à-vis du père. C’est un respect distant, un
peu trop adorateur et parfois un peu révolté, et dans tous les cas, chargé de
peur. Nous avons déjà mentionné la raison pour laquelle Diogoye l’envoya
à l’école. Senghor nous le livre en nous disant : « Mon père me battait,
souvent, le soir, me reprochant mes vagabondages et il finit, pour me punir
et me dresser, par m’envoyer à l’école des Blancs... »67
Battre un enfant faisait partie des méthodes d’éducation chez les sérères
et n’avait certainement pas la même connotation dont lui couvrirait de nos
jours les associations pour la protection des enfants. Nous ne sommes pas
en train de dresser un procès contre Diogoye, mais plutôt de relever des
points à travers les poèmes de Senghor pour comprendre leur relation.
L’enfant aurait certainement accepté plus facilement ces punitions si le
temps d’intimité avait été proportionnel. N’étant pas trop à proximité du
père et les subissant peut avoir un autre effet. Quel que soit le cas, cette
relation autoritaire va laisser sur place un respect profond, mais un respect
qui frise presque la crainte, nous n’osons pas dire la haine. Senghor est
ébloui par l’Homme, qu’il voit plus en pacha qu’en père : « Et mon père
étendu sur des nattes paisibles, mais grand, mais fort mais beau, homme du
Royaume du Sine, tandis qu’alentour sur les koras, voix héroïques, les
griots font danser leurs doigts de fougue... »68
Un poème qui, naturellement, va chevaucher profondément et
longuement sur la relation entre Diogoye et Sédar est « Le retour de l’enfant
prodigue ». Nous disons naturellement, parce que l’idée vient d’une
parabole de Jésus, parabole que nous citons intégralement dans
l’introduction de ce poème69. Comme l’enfant prodigue, Sédar calcule les
conséquences de son retour. La comparaison est un peu trop poussée car, si
l’enfant évangélique veut retourner après avoir gaspillé la richesse qui lui a
été donnée, l’enfant de Djilor avait quitté pour apprendre, emmagasiner de
la connaissance, ce qu’il fit avec beaucoup de succès.
Nous pouvons comprendre qu’il se sente prodigue, mais s’il l’est, s’il se
considère ainsi, c’est surtout par rapport à la peur d’affadissement de sa
culture : « Mère, je n’efface les pas de mes pères ni des pères de mes pères
dans ma tête ouverte à vents et pillards du Nord. Mère, respire dans cette
chambre peuplée de Latins et de Grecs l’odeur des victimes vespérales de
mon cœur. Qu’ils m’accordent, les génies protecteurs, que mon sang ne
s’affadisse pas comme un assimilé comme un civilisé »70. Jamais personne
ne s’est senti si profondément trahi et déçu que Senghor dans sa rencontre
avec la civilisation occidentale, et surtout parce que celle-ci, dès le premier
contact, cherchait à dépouiller tout ce qui faisait le moi chez lui. Que
Soukeyna et Isabelle se réconcilient plus tard n’est qu’une espèce de
résignation, puisque les peuples, comme deux coépouses, sont appelés à
partager le même... mari, qui n’est autre que le monde.
Ce sentiment de vide né d’une domination du monde occidental que le
nègre ne peut renier ni bouder et qui pourtant le rejette est plus
profondément enraciné chez les nègres que nullement par ailleurs.
Colonisés, ayant perdu jusqu’à la langue en passant par l’habillement et la
religion, ayant embrassé dans tous les domaines la culture et la civilisation
occidentale, les voilà pourtant repoussés, rebutés pour faire face à tous les
interdits et jouer dans une cour des grands qui, jusqu’à nos jours, les voit
comme un tiers monde, pays en voie de développement, pays émergents,
etc. Le terme n’a pas vraiment beaucoup d’importance ! La génération
actuelle, avec ses génocides, ses empereurs cannibales, ses despotes, ses
émigrants enroulés aux trains d’atterrissage des avions et dans les pirogues
de fortune, et l’esclavage blanc, ne s’en sort pas mieux en matière de regain
de l’identité.
Au milieu de ce ras de marée déferlant, Sédar a terriblement peur d’être
contaminé et le doute de l’avoir déjà été lui fait sentir l’égal de l’enfant
prodigue : « Sur ma faim, la poussière de seize années d’errance, et
l’inquiétude de toutes les routes d’Europe et la rumeur des villes vastes ; et
les cités battues de vagues de mille passions dans ma tête. Mon cœur est
resté pur comme vent d’Est au mois de Mars »71. Avant d’entrer dans la
demeure, comme un sacrificateur au Saint des saints, il parle, demande à la
servante de lui débarrasser de cette contamination : « Servante fidèle de
mon enfance, voici mes pieds, où colle la boue de la Civilisation. L’eau
pure sur mes pieds, servante, et seules leurs blanches semelles sur les nattes
de silence y »72. Il dira beaucoup plus tôt : « Je n’amène d’Europe que cette
enfant amie, la clarté de ses yeux parmi les brumes bretonnes »73.
Il a peur d’affronter son père ; il a peur de retourner dans la haute
demeure et cette peur va faire ressortir quelques caractéristiques qu’il a
maintenues dans sa mémoire de Diogoye : « Et tressaillent les cendres
tièdes de l’Homme aux yeux de foudre, mon père »74. Il a peur de cette
rencontre : « Je récuse mon sang en la tête vide d’idées, en ce ventre qu’ont
déserté les muscles du courage. »75. Il a peur, il a beaucoup d’admiration
mais pas un sentiment de haine : « Et mon cœur de nouveau sous la haute
demeure qu’a édifiée l’orgueil de l’Homme »76 .
Contrairement à l’enfant évangélique qui retourne dans l’abondance,
Sédar applaudit devant la faillite du commerce de son père, justement ce
côté qui liait Diogoye aux commerçants blancs, un côté qu’il semble ne pas
avoir trop porté dans son cœur. Mais ce réveil est certainement venu plus
tard, après les années en France où il vivra la vraie confrontation qui
poussera à l’érection de la négritude. Écoutons-le : « J’éclate en
applaudissement ! Vive la faillite du commerçant ! »77. De la même façon, il
applaudira « ...à ce bras de mer déserté des ailes blanches »78 . Commerce
ruiné ou démantèlement lent mais progressif de la traite des colons ? Les
bateaux ont quitté la rade, cette présence étrangère n’est plus là. C’est le
moment de le confesser : Nous étions ahuri, littéralement abattu, en voyant
la stèle érigée à Djirol devant ce wharf. Nous aurions préféré une note
historique de ce phallus qui violente la mer, mais pas ce râle du poète,
confession interne de mépris à l’idée que son père ait pu collaborer avec les
conquérants, surtout en vendant un produit qui avilissait sa race. Comparez
ce cri à celui d’un jeune français revenant de la Grande Guerre et apprenant
que son père avait collaboré avec les Allemands durant l’occupation de
Paris... Nous n’aimerions pas qu’une altercation avec notre père, fût-elle
intellectuelle et révolutionnaire, nous soit érigée comme un oriflamme de
gloire. Peut importe les circonstances.
Mais passons. Un autre trait distinctif est que l’enfant évangélique est
venu pour rester, alors que celui des profondeurs sinoises va repartir :
« Demain, je reprendrai le chemin de l’Europe, chemin de l’ambassade,
dans le regret du Pays noir »79 .
b. Côté maternel
Le côté affectif maternel n’est pas seulement plus profond, plus intime, il
est représenté par deux personnes : Gnilane et son frère Waly, le fameux
Tokô’ Waly.
• L’oncle Waly
L’oncle Waly est celui qui va surtout se charger de l’éducation masculine
sérère de l’enfant Sédar. Il ne s’agit nullement pas d’un remplacement du
père, car Sédar est son « lig », un lien encore plus fort que celui du père
mais qui ne chevauche en rien celui-là. C’est cet oncle maternel qui va
avoir le rôle de l’éducateur mais aussi celui de l’adulte-enfant nécessaire.
Nous pensons qu’en élevant un enfant, l’adulte doit avoir parfois la capacité
de se faire enfant pour voir avec les yeux d’un enfant, agir comme un
enfant, ce qui tisse l’intimité et la confiance : « Tokô ‘ Waly mon oncle, te
souviens-tu des nuits de jadis quand s’appesantissait ma tête sur ton dos de
patience ? »80
En revenant du troupeau, l’oncle porte patiemment son neveu sur le dos
au sein de la nuit, le préservant de la fatigue et des scorpions ou serpents
probables. Parfois, certainement sur la base des forces qui restent à l’enfant
après les longues journées, c’est l’éducateur qui prend la relève, mais un
éducateur proche, compréhensif : « Ou que me tenant la main, ta main me
guidait par ténèbres et signes ? »81
Mais l’oncle détient une connaissance supérieure. Ce n’est pas juste
l’éducateur qui répète des choses apprises et destinées à être transmises :
« Toi, Tokô’ Waly, tu écoutes l’inaudible. » Il sait tout de ce tam-tam voilé
de la nuit, et il connaît les secrets du ciel, qu’il va lui étaler sans réserve :
« Et tu m’expliques les signes que disent les Ancêtres dans la sérénité
marine des constellations... »
• Gnilane
Parmi les parents de Senghor, certainement personne n’aura autant de
références à travers les poèmes que Gnilane, sa mère. C’est vrai que
l’enfant sérère, voire sénégalais est toujours plus proche de sa mère, en
comparaison avec l’enfant européen, par exemple.
Une première apparition évanescente se trouve dans « Femme noire » :
« ...J’ai grandi à ton ombre, la douceur de tes mains me bandait les
yeux »82. La deuxième référence sera dans une brève introduction de la
strophe III de « Que m’accompagnent koras et balafon » qui est tout de
même chargée d’une admiration profonde de la mère pour son fils parvenu,
qui a réussi, d’où le vocatif « toubab » :
c. Résume
c. Nominations
2 Ethiopiques, Postface
3 Ethiopiques, D’autres chants, strophe III
4 Un mot sérère pour voyant
5 Ethiopiques, Postface
6 Saint-John Perse, Discours de Stockholm, Fondation Nobel 1960
7 Idem 5
8 Ferdinand Oyono, Une vie de boy, Pocket
9 Chants d’ombre, Que m’accompagnent koras et balafons, strophe I
10 Hosties Noires, Prière de Paix, strophe IV
11 UMP, Union pour un Mouvement Populaire, parti politique français fondé en 2002 pour contrer
l’extrême droite, nommément le Front National, FN, en soutenant Jacques Chirac. La réussite du FN
aux élections fera quitter la scène politique à Lionel Jospin, alors premier ministre,
12 Ethiopiques, Postface
13 L. S. Senghor, Chants d’ombres, Lettre à un poète, Editions du Seuil 1990
14 Hosties noires, Poème préliminaire
15 L. S. Senghor, Ethiopiques, Comme les lamantins vont boire à la source, Postface, Editions du
Seuil 1990
16 Afrique Adieu, Michel Sardou 1982-83
17 http://www.ac-orleans-tours.fr/lettres/coin_eleve/etymon/hist/politi.htm
18 Idem 6, page 9
19 Idem 18
20 Chants d’ombre, que m’accompagnent koras et balafons, strophe V
21 Idem 3, strophe VII
22 Hosties noires, A l’appel de la race de Saba, strophe III
23 Chants d’ombre, Le retour de l’enfant prodigue, strophe VI
24 Idem 6
25 André Malraux, Discours lors de l’ouverture du Festival Mondial des Arts Nègres à Dakar en
1966
26 Ethiopiques, Postface
27 Ethiopiques, strophe V
28 Idem 8
29 Ethiopiques, Postface
30 Idem 10
31 Traduction de l’auteur.
32 La théorie de l’information est due à Shannon, ~1948, avec l’influence des grands théoriciens de
l’informatique comme Turing, von Neumann, Wiener.
33 Hosties noires, Ndessé
34 Yar, tedaanga, tegin : moto de la société sénégalaise traditionnelle : Yar : Civisme, Tedaanga :
hospitalité, Tegin : le sens de la responsabilité
35 Hosties noires, Thiaroye
36 Mbour est le centre du poisson fumé.
37 Poisson fumé
38 Ethiopiques, Epîtres à la Princesse, strophe V
39 Hara-kiri : méthode de suicide japonaise
40 Dial-diali : Des perles aphrodisiaques que les femmes mettent autour des hanches.
41 L’histoire du complexe d’Oedipe est associée à la théorie freudienne ainsi qu’à l’histoire de la
psychanalyse dans son ensemble
42 Chants d’ombre, Femme noire
43 Ethiopiques, Congo
44 Dyoung-dyoung : tam-tams royaux de la cour du Sine
45 Hosties noires, A l’appel de la race de Saba, strophe II
46 Charles Baudelaire - L’Albatros - Les Fleurs du mal
47 Ethiopiques, Postface
48 Ethiopiques, Postface
49 Hosties noires, Ethiopie, A l’appel de la race de Saba, strophe III
50 Batand : Est, levant
51 Ethiopiques, Postface
52 Ethiopiques, Epîtres à la Princesse, strophe
53 Chants d’ombre, Que m’accompagnent koras et balafon, strophe I
54 Hosties noires, Ethiopie, A l’appel de la race de Saba.
55 Chants d’ombre, Que m’accompagnent koras et balafon, strophe II
56 Ndiaga Bass : nom propre, Ndiaga étant le prénom et Bass le nom de famille. Ndiaga-Riiti :
Ndiaga le Violoniste.
57 Chants d’ombre, Le retour de l’enfant prodigue, strophe IX
58 Hosties noires, Ndessé
59 Waly Latsouck Faye, Comprendre Senghor, Tome II, Éthiopiques.
60 Hosties noires, A l’appel de la race de Saba, strophe VI
61 Hosties noires, A l’appel de la race de Saba, strophe IV
62 Hosties noires,
63 Hosties noires, Chant de printemps, strophe III
64 Chants d’ombre, Que m’accompagnent koras et balafon, strophe VI
65 Chants d’ombre, Le retour de l’enfant prodigue, strophe III
66 Hosties noires, Ethiopie, A l’appel de la race de Saba, strophe II
67 Ethiopiques, Postface
68 Hosties noires, Ethiopie, A l’appel de la race de Saba, strophe II
69 Cf. page 14 7
70 Hosties noires, A l’appel de la race de Saba, strophe III
71 Chants d’ombre, Le retour de l’enfant prodigue, strophe I
72 Idem 38, Strophe IV
73 Chants d’ombre, Que m’accompagnent koras et balafon, Strophe IX
74 Idem 38
75 Idem 38, Strophe II
76 Idem 38, Strophe II
77 Idem 38, Strophe VII
78 Idem 43
79 Idem 38, Strophe IX
80 Chants d’ombre, Que m’accompagnent koras et balafon, Strophe IX
81 Chants d’ombre, Que m’accompagnent koras et balafon, strophe IX
82 Chants d’ombre, Femme noire
83 Chants d’ombre, Que m’accompagnent koras et balafon, strophe III
84 Chants d’ombre, Le retour de l’enfant prodigue, strophe IX
85 Hosties noires, Ethiopie, A l’appel de la race de Saba, strophe I
86 Idem 52, strophe III
87 Idem 52, strophe IV
88 Hosties noires, Ndessé
89 Idem 55
90 Ethiopiques, Postface
91 http://www.ville-verson.fr/fr/framesenghor.htm
PARTIE II
CHANTS D’OMBRE
INTRODUCTION
Nous étions très surpris d’entendre une étudiante en première année de
Lettres nous demander un résumé des « Chants d’ombre. ». Oui, bien sûr,
après un moment d’hésitation, nous avons freiné nos critiques. C’est
l’université, la technique, la méthode. Contrairement à « Hosties noires »,
par exemple, qui traite d’un thème, « Chants d’ombre » est, pour nous, une
vraie collection de poèmes : des poèmes écrits de-ci delà et rassemblés pour
composer un recueil, plus pour le nombre de pages que de par le thème.
« In Memoriam » est par exemple un poème qui pourrait très bien glisser
parmi les vers qui composent « Hosties noires. » Nous pourrions facilement
loger « Porte Dorée » dans « Le retour de l’enfant prodigue », chercher
une demeure pour le Président Senghor, comme d’ailleurs « L’ouragan. » ;
« Lettre à un poète » est suspendu ; « Tout le long du jour » glisserait
facilement dans le « Retour de l’enfant prodigue », et ainsi de suite.
Donc à cause de sa diversité et de sa vraie nature de collection, nous ne
voulons pas donner une introduction aux « Chants d’ombre ». Nous
pensons que ce serait trop forcé, ce qui n’aurait abouti qu’à une conclusion
plus normative que descriptive. Nous préférons patauger à travers chaque
poème afin d’en dégager l’essentiel.
I. IN MEMORIAM
« C’est dimanche. J’ai peur de la foule de mes semblables au visage de pierre »
Les ancêtres habitent cette tour du poète comme des migraines. Simples
souvenirs ou mannes des ancêtres qui, en sérère, sont équivalents de
Pangools. Cette présence va resurgir dans « Lettre à un prisonnier » :
« Heureux amis, qui ignorez les murs de glace et les appartements trop
clairs qui stérilisent toute graine sur les masques d’ancêtres et les
souvenirs même de l’amour »
Cette présence des ancêtres, Senghor la fait ressortir à maintes reprises et
nous sommes surpris de ne pas avoir trop entendu parler du côté mystique si
ancré du poète.
« Je contemple toits et collines dans la brume, dans la Paix - les cheminées sont graves et nues. »
Une pure beauté poétique que l’écrivain partage avec son lecteur ? En
Europe, surtout en Europe du Nord, la brume qui couvre la ville a un effet
particulier sur les habitants et particulièrement sur une personne que
l’habitude n’a pas encore rendue aveugle à ce phénomène qui donne sur un
paysage féerique digne d’un film de science-fiction. Durant notre premier
contact avec cette vision dans la ville finlandaise de Lahti, à partir d’une
maison suspendue sur la colline, nous avons écrit, dans notre journal
« Quand on quitte »92 : « La demie obscurité qui, suspendue, a dansé toute
la journée au-dessus de la ville maintenant se durcit. Mais elle hésite
encore, se concertant avec la brume pour savoir comment étreindre cette
blancheur qui sur terre s’amasse. Les lampes s’allument, aussi irréelles,
lustres sur cette blancheur bizarre de la nuit, mille ballots de mousse sur
une mer houleuse... ».
La brume flotte, légère et soyeuse comme la paix. De l’autre côté se
dessinent les toits ainsi que les collines et les cheminées, qui sont sinistres.
Si le poète porte son regard vers les collines et les toits, ce n’est pas pour la
simple beauté kaléidoscopique. Il y a une autre dimension : ces toits sont
comme des bouts de pilons plantés, jalons de tombes de ses frères tombés
au champ de bataille, des « fanq xool »93.
« A leurs pieds dorment mes morts, tous mes rêves faits poussière,
Tous mes rêves, le sang gratuit répandu le long des rues, mêlé au sang des boucheries. »
Là sont couchés ses frères morts, les tirailleurs sénégalais, on devrait dire
les tirailleurs africains. Il y a la distance, le temps entre nous et ces
évènements : mais une chose est claire : Les batailles de Normandie, du
Désert, de France, du Pacifique, de Stalingrad, de Moscou, d’Italie
débouchant sur la bataille finale d’Allemagne sont autant de fronts et autant
de ruisseaux de sang d’amas de cadavres en décomposition que
l’imagination même la plus perspicace a mal a concevoir dans toute leur
ampleur :
Mais pourquoi « gratuit » ? Tous les pays engagés dans la guerre savaient
exactement pourquoi ils se battaient, sauf bien sûr l’Afrique. Une Guerre
mondiale est la guerre de tout le monde certes, mais comment cette guerre
est-elle conçue par celui qui était forcé d’y participer ? C’est vrai que c’était
aussi notre guerre, de par la France, et puis, vu la position d’Hitler vis-à-vis
des races non aryennes. Nous rappelons en passant le cas du champion noir
Jesse Owens lors des Jeux d’été de Berlin en 1936 : Avec plus de 4 000
concurrents et une énorme mise en scène qui doit affirmer à la face du
monde la force du régime nazi, Jesse Owens remporta quatre médailles
d’or : les 100, 200, 4 fois 100 mètres, et celle du saut en longueur. Mais
Hitler refusa de lui serrer la main lors de leur remise.
Si la participation à cette guerre est remise en question par les écrivains
noirs - un trait d’ailleurs maintenu par le cinéma et les documentaires
occidentaux où l’on voit rarement pour ne dire jamais, des Noirs au combat,
n’est-ce que pour tomber sous les boulets des canons, c’est que notre
participation était forcée et n’est pas reconnue, encore moins mesurée à sa
juste valeur. Plusieurs y étaient dans la forme, mais pas dans le sens.
Cette absence dans les documentaires le long des champs de bataille,
cette participation sans visage, où le rôle est relégué à celui de valet qui doit
servir le roi lors de sa randonnée et se retirer lorsque les choses sérieuses,
c’est-à-dire royales, se présentent, c’est bien la raison pour laquelle nous
nous posons des questions. Nous reviendrons plus assidûment sur ce point
dans le troisième tome, « Hosties Noires. »
Le sang est certainement gratuit : c’est du sang versé qui ne demandera
pas la moindre gerbe de fleur, le moindre monument. Point besoin de jardin
pour lequel des jardiniers seront embauchés durant des générations pour
venir essuyer des stèles, arroser des fleurs, tailler un gazon. N’est-ce point
la raison pour laquelle le poète pleure ses frères en se lamentant : « Car les
poètes chantaient les fleurs artificielles des nuits de Montparnasse, ils
chantaient la nonchalance des chalands sur les canaux de moire et de
simarre, ils chantaient le désespoir distingué des poètes tuberculeux. Car
les poètes chantaient les héros, et votre rire n’était pas sérieux, votre peau
noire pas classique. »94 ? Et pour ceux qui ne furent pas tombés sur le
champ de bataille et qui retournèrent, le jour de Thiaroye les attendait... Et
l’ancien combattant combat encore pour ses droits le long des rues et à
travers les antennes.
« Et maintenant de cet observatoire comme de banlieue, je contemple mes rêves distraits le long
des rues, couchés au pied des collines. »
« ...Comme les conducteurs de ma race sur les rives de la Gambie et du Saloum De la Seine
maintenant, au pied des collines. »
Les colonnes de jeunes, les piliers d’un peuple drainés vers les chemins
de l’esclavage. Et les plus nobles, ceux qui osèrent lever la tête, justement
ceux qui avaient le sang de dirigeants seront exterminés avant d’atteindre
les côtes d’Amérique. Les plus purs bien avant : « Les plus purs d’entre
nous sont morts : ils n’ont pu avaler le pain de honte »96.
Dans « Prière de Paix », qui porte une marque d’humanité profonde aussi
bien catholique que sérère dans la capacité de pardonner, sicut et nos
dimitimus debitoribus nostris, « comme nous pardonnons à ceux qui nous
ont offensés », le poète utilise la rhétorique. Il choisit la méthode de la
confession catholique qui lui permet d’énumérer tous les actes commis.
C’est ainsi qu’il peut pardonner tout en dévoilant dans leur totalité les
fautes commises. C’est réellement « souffler le chaud et le froid » :
« Il faut bien que tu pardonnes à ceux qui ont donné la chasse à mes
enfants comme à des éléphants sauvages ...Car il faut que tu oublies ceux
qui ont exporté dix millions de mes fils dans les maladreries de leurs
navires, qui en ont supprimé deux cent millions ! »
« Laissez-moi pleurer mes morts ! C’était hier la Toussaint, l’anniversaire solennel du Soleil et nul
souvenir dans aucun cimetière. »
« O Morts, qui avez toujours refusé de mourir, qui avez su résister à la Mort jusqu’en Sine
jusqu’en Seine, et dans mes veines fragiles, mon sang irréductible... »
La conception de la vie chez les Sérères, n’est pas linéaire, elle est
cyclique. Initié à cette notion de la vie cyclique, né dans un terroir où
« ...les choses sont sans épaisseur ni poids »99 et ne sont pas toujours ce
qu’elles paraissent être « ...Sont-ce les voix des angespeuls ou des
chanteuses mortes à vingt ans ? Les voix des nourrices royales ? Dis le
charme des serpents sur les tombes. Ou sont-ce les trompettes des canards
sauvages ? L’on rentre des puits des champs et des chasses. Or je revenais
de Fa’oye, et l’horreur était au zénith et c’était l’heure où l’on voit les
Esprits, quand la lumière est transparente et il fallait s’écarter des sentiers,
pour éviter leur main fraternelle et mortelle. L’âme d’un village battait à
l’horizon. Était-ce des vivants ou des morts ? », Senghor va intensément
suivre ce cycle dans ses images. C’est ainsi que parfois, en parlant d’une
personne, celle-ci se transforme en objet ou paysage, et le paysage redevient
être, tout alternant le long d’un fil soudeur qui rattache choses et êtres dans
cette grande toile de l’anima.
Les morts ne sont pas morts, ils ont transcendé, sont devenus esprits, avec
le pouvoir de protéger. Ce n’est pas encore la réincarnation, mais celle-ci ne
serait pas possible sans ce processus. Les morts, au lieu d’aller vers un ciel
que personne ne sait situer, restent plutôt alentour : âmes bonnes qui
deviennent protectrices et fusionnent avec l’harmonie universelle, ou bien
damnées et vagabondes qui cherchent à nuire.
Dans ce passage « O Morts, qui avez toujours refusé de mourir, qui avez
su résister à la Mort jusqu’en Sine jusqu’en Seine, et dans mes veines
fragiles, mon sang irréductible », nous retrouvons le même trait des héros
du champ de bataille d’Elissa du Gabou, la présentation du même sang,
cette sève païenne qui n’est pas un vin de palme d’une nuit : « Dormez, les
héros, en ce soir accoucheurs de vie, en cette nuit grave de grandeur... Mais
sauvée la Chantante, ma sève païenne qui monte et qui piaffe et qui
danse ».
Disons en passant qu’il faut distinguer deux groupes de morts : les Morts,
qui sont les Pangools ou Serpents Sacrés, les Ancêtres et qui habitent la tour
de verre du poète comme des migraines, et les tirailleurs sénégalais tombés
sur le champ de bataille et qui sont maintenant étendus au pied des collines.
Le premier groupe est imploré pour protéger l’autre. Dans cette guerre
terrible qui semble ne jamais finir, Senghor prie pour que les Ancêtres
protègent ces toits, contre les quadrimoteurs, les bombes, les forteresses
volantes. Car ce sont ces toits qui couvrent, c’est-à-dire protègent ses frères
morts.
« Que de ma tour dangereusement sûre, je descende dans la rue avec mes frères aux yeux bleus,
aux mains dures »
« J’ai choisi ma demeure près des remparts rebâtis de ma mémoire, à la hauteur des remparts me
souvenant de Joal l’Ombreuse, du visage de la terre de mon sang. »
Mes seuls regrets, ce sont les toits qui saignent au bord des eaux, bercés par l’intimité des
bosquets
Moi dont le plus modeste taxi roule et chavire le cœur sur les hautes vagues de l’Atlantique,
qu’une seule cigarette fait tituber comme le marin à l’escale sur le chemin du port, qui dit toujours
aussi mal que le lointain écolier de brousse « Bonjour Mademoiselle... Comment allez-vous ? »
Cette partie, raison de ses regrets, mérite une attention particulière. C’est
le point qui manque justement à la plupart d’entre nous. Le problème qui se
pose ici est un problème africain, mais que l’Europe a très bien connu, la
secousse étant plus dramatique selon les pays : le problème de la
modernisation.
Lorsque celle-ci s’étend sur une longue période, il y a une harmonie entre
richesse et civisme. C’est-à-dire que le degré de la réussite matérielle va de
pair avec le degré de « finesse », d’harmonie avec son entourage, de la
personne. Heureux, ce poète, cette tête qui a su reconnaître et résister à ce
danger. L’ignorance de cette réalité fait justement les bouffons modernes
que l’on retrouve dans nos villes, personnes aux belles cravates et Mercedes
dernier cri qui crachent à travers les vitres. Ajoutez-y une fille élancée
belle, très bien habillée mais dont les pieds qu’elle traîne résonnent comme
un vieux balai contre la chaussée, si elle n’a pas une démarche boiteuse ;
ces familles qui habitent dans un étage et la femme y déménage avec un
pilon de cinq kilos pour piler le mil... La liste est longue et les exemples ne
sont pas des plus méchants.
Mais voilà la modestie du poète. Il se choisit une demeure de luxe dont
l’emplacement fait penser à un palais .présidentiel ? Et puis il redescend
vers le soi, retrouve le petit villageois cultivateur de Djilor au flanc de
l’oncle Waly sous la nuit étoilée. Il remarque qu’il n’est même pas plus
habitué à prendre ou à voir un taxi, qu’une cigarette, - bien sûr gadget de
« civilisation ». Il n’a pas l’habitude, il n’est pas ancré dans la
« civilisation », il ne se sent pas au niveau de ce « palais », d’autant plus
que, jusqu’à présent, il « dit toujours aussi mal que le lointain écolier de
brousse bonjour Mademoiselle, comment allez-vous ».
Il a toute la qualité des grands esprits. Il est autocritique, voire même dur
avec lui-même et ce n’est pas la première fois qu’il va se faire un tel
jugement. Senghor ne parle-t-il pas de lui-même en ces termes : « Je ne fus
pas toujours... bon fonctionnaire, déférent envers ses supérieurs, bon
collègue » ?
Senghor, grâce à cette conscience du soi, a su bâtir justement le destin
que tous connaissent. Reconnaître ses faiblesses est le seul moyen de les
surpasser et il ne s’est jamais contenté de la forme, allant jusqu’au cœur, à
l’essence des choses. C’est pourquoi il y a une grande différence entre son
Sénégal et le Sénégal qui a suivi : ce pays, qui était d’emblée au cœur des
pays qui savaient le mieux dire correctement « Bonjour Mademoiselle...
Comment allez-vous ? ». Ce pays, disons-nous, est devenu le Sénégal où
d’emblée journalistes et ministres, en passant par professeurs et
enseignants, repassent avec une dignité qui fait honte leurs « essanger »,
« tegnique », « gence ou . gensse ? », « il a eu à », dont l’étendue
sémantique est souvent faussée, leurs « doncou » et « il tenira ».
Non, laissez-nous continuer. Nous ne sommes pas hors sujet. Lorsque
Senghor écrivait ce poème, nul ne pouvait mettre en doute le niveau de son
français. Mais il s’est fait justice, poussant le désir de perfection jusqu’à
l’angoisse : « Mais ces routes de l’insomnie, ces routes méridiennes et ces
longues routes nocturnes ! Depuis longtemps civilisé, je n’ai pas encore
apaisé le Dieu blanc du Sommeil. Je parle bien sa langue, mais barbare
mon accent ! »107. Et puis : « ... Acceptez-les - les notes claires du sorong -
bien que le rythme en soit barbare, les accords dissonants... »108.
Nous voulons nous attarder ici, parce que ce passage renferme, entre
autres, les paramètres qui ont lancé beaucoup de personnes sur de fausses
pistes, celles de l’incompréhension, les éloignant irrémédiablement de
l’âme du poète. Nous avons déjà dit que le menuisier ne devient pas meuble
en perfectionnant ses meubles, encore moins Senghorfrançais en
perfectionnant le français.
Son esprit d’ordre et de méthode, son amour pour la perfection, la
symétrie, quitte à ce qu’elle soit asymétrique, faisait qu’il était toujours à sa
recherche. Cela le poussait, professeur incorrigible, à corriger ministres et
journalistes et au lieu de voir un homme qui veut que l’on s’applique dans
tout ce que l’on fait, on voyait Senghor comme un adorateur de la France et
du Français au détriment de. l’Africanité. Comme dans le cas de « Femme
noire » et de « la raison hellène », nous avons la manie de nous concentrer
sur le superflu !
Dans un monde de la technique de précision, c’est pourtant la vision de
Senghor qui devrait primer. On ne peut pas bien faire les grandes choses si
les petites choses sont bâclées. Celui qui doit travailler en français, qui doit
faire son discours en français péchera terriblement dans son discours s’il ne
veut pas se pencher sur la langue de Molière, s’il en est allergique. Mais
cela ne s’arrête pas là, cela aurait été un paradis. Les choses bâclées, le
manque de finition, est un caractère que nous autres africains voulons
maintenir en nous pardonnant sur la base « des manques de moyen », de
notre « statut de pays sous-développés ». C’est pourquoi nous attirerons
difficilement des industries étrangères de pointe en leur vendant notre know
how ou savoir-faire, et notre précision, comme le firent Hong Kong,
Taiwan, la Corée et maintenant la Chine.
Ce que nous ignorons, c’est que nous sommes le premier moyen du
développement de ce continent, vous et nous, en tant que personne toute
nue, sans chaussure, sans bonnet, sans cravate, sans porte-monnaie. Cet état
d’esprit couvant une allergie face à la finition est si répandu qu’il sème un
laxisme total à travers toutes les couches de nos sociétés. Ceci est contraire
justement au désir de perfectionnement poussé de Senghor. Ce manque
d’application est vrai, du petit menuisier qui prend ses mesures et vous livre
un meuble de deux centimètres de moins ou de plus, avec un bénéfice de
pose de serrure inversée, en passant par l’électricien qui vous fait une
installation et vous laisse avec la probabilité d’un Hiroshima à la mesure de
votre matériel.
Mais cela s’étend aussi à nos hôpitaux : Les dispositifs de radiographie
viennent toujours avec une couverture pour protéger le malade des rayons
x. Combien de nos médecins l’utilisent ? En réalité, vous verrez sortir cette
couverture selon l’idée qu’ils se font de votre personne. Si vous paraissez y
comprendre quelque chose, vous aurez votre couverture. Pour les
analphabètes comme nous, nous n’en avons aucune idée, alors le corps
médical non plus.
La finesse, voire la finition et la maîtrise que voulait Senghor, c’était dans
l’esprit d’une application inconditionnelle sur nos devoirs, sur tout ce que
nous faisons, ce qui est la seule méthode, le seul chemin pour sortir de la
notion et atteindre la connaissance, et, partant, la maîtrise. N’ayez pas un
sourire en coin : ne vous sentez-vous pas désappointé lorsqu’un de vos
députés suppute des phrases bourrées de fautes ? Psycho-linguistiquement
parlant, l’auditeur commence tout de suite à douter de la capacité de cet
homme à mener sa tâche si les termes pour en parler sont bâclés. Si ce n’est
pas votre cas, vous conviendrez que ce que demande le monde actuel, ce
monde de précision, ce monde de la technique rejette tout laxisme notionnel
pouvant avoir de graves conséquences : une mauvaise installation électrique
peut griller une ville entière avec ses habitants, un téléviseur qui explose
faire sauter tous les habitants d’un immeuble.
D’aucuns vont rechigner, trépigner contre ces lignes que nous venons de
tracer. Contrairement à Senghor. Dans son poème, nous avons toute la
beauté de la faiblesse acceptée, avouée. Elle devient d’emblée force, et les
moqueries qui se préparaient meurent sur les lèvres. Ce sont elles qui sont
tournées en bourrique. La modestie est une des clés du civisme. Car même
appuyée par un entourage favorable, une certaine certitude devient
facilement insolence, et dans le pire des cas, arrogance et ignorance.
Là par contre, nous avons le doigt pointé de l’agrégé en grammaire, la
voix du président, qui est toute élégance. Il se permet de douter, sachant que
c’est la seule route pour s’élever vers les degrés supérieurs, vers la
perfection qui, à la manière de « demain », n’est pas accessible au mortel. Il
ne lui suffira que de s’engager dans une recherche perpétuelle se berçant à
l’espoir de s’avancer vers le plus haut degré possible, avant que « le destin
jaloux ne [le] réduise en cendres pour nourrir les racines de la vie »109.
Le problème de l’Afrique n’est pas un problème de pénurie : c’est un
problème de suivi, de finesse ou finition et de maintenance, un problème de
vision. Et cela se voit à tous les niveaux : les gouvernements ne bâtissent
pas sur ce que les autres ont laissé, mais, dès le départ du prédécesseur,
entreprennent des changements superficiels qui fossoient non seulement des
ressources existantes, mais aussi des bases qui ont été déjà posées. C’est le
produit du culte de la personne. C’est pourquoi dans tous les pays africains
où d’autres sont intervenus pour éjecter ceux qui étaient en place, disant que
cela ne marchait pas, les nouveaux ont toujours réussi à faire reculer le
développement de leur pays d’au minimum trente ans. Là où il n’y avait pas
famille, celle-ci s’installe. La progression de la pauvreté minimise d’emblée
la multiplication, préférant l’exponentiel. Ce qui manque, ce n’est certes pas
des exemples de pays où des militaires intervinrent soi-disant que cela ne
marchait pas, uniquement pour refouler le pays dans une nuit digne des
prétemps du monde : Sierra Léone, Côte d’Ivoire, Ouganda, Libéria,
Somalie, etc. Ce qui ne marchait pas, ce n’était certainement pas le bien-
être de la population, mais les poches des nouveaux venants...
Le civisme, le savoir-faire et la finesse implantés par Senghor se sont
concrétisés dans la diplomatie sénégalaise, qui est le seul pétrole du pays,
au moins pour le moment. Ils ont laissé une trace nette à travers les places
occupées par des Sénégalais dans les hautes sphères de la diplomatie
mondiale et il faut bien se méfier de les perdre. Être au banc des nations est
le résultat d’un long processus muet mais bien mérité. Toutefois ce n’est pas
inné : Pour y rester, il faut un certain comportement et un comportement
prétendu et prétentieux ne peut pas durer éternellement. C’est ce même
processus qui a nourri la possibilité d’une démocratie sénégalaise. Tâchons
donc de nous pencher sur nous-mêmes, en puisant profondément dans le
puits de nos valeurs culturelles tout en assimilant celles du monde actuel
pour mieux faire face à demain.
Maîtriser nos cultures, c’est savoir puiser dans nos valeurs, et puiser dans
nos valeurs nous pousse forcément à mesurer notre responsabilité, dont
celle affiliée au choix d’une demeure. Ce n’est pas un hasard si devant
chaque demeure sérère il y a cette fameuse palissade, le « mbañ gaci »,
littéralement « Refuse Honte ». Dressée entre la porte principale et la case
du chef de carré, cette palissade, à chaque réveil, rappelle à l’homme son
devoir de conduite pour que jamais honte dans la maison ne vienne. Nous
pensons donc que le slogan devrait être « plus la demeure est belle et
élégante, plus cinglant doit être l’éclat de notre degré de civisme, de finesse
et, partant, de finition ». Cela demande une recherche interminable de
perfectionnement. Dans le cas contraire, le poète nous réserve un cri
lancinant : Nous ne serons que des bouffons, une racaille à la manière de
ces « marchands et banquiers, seigneurs de l’or et des banlieues » qui font
« pousser la forêt des cheminées » alors qu’ils « ont acheté » ou plus
exactement, de nos jours, « volé leur noblesse [puisque] les entrailles de
leur mère étaient noires... »
La « Porte Dorée » reste une énigme. Endroit en France, Palais
présidentiel entrevu, reconstruction de la maison de Djilor ? Faut-il, à la
manière de tous les Sérères, voir Senghor comme un halo de secrets, de
mystères ? Plusieurs de ses poèmes ne laissent aucun doute, et il affirmera
dans « Postface » : « J’ai vu de mes yeux, de mes oreilles entendu les êtres
fabuleux par-delà les choses : Les Kouss dans les tamariniers, les
Crocodiles, gardiens des fontaines, les Lamantins, qui chantaient dans la
rivière, les Morts du village et les Ancêtres, qui me parlaient, m’initiant aux
vérités alternées de la nuit et du midi. »
III. L’OURAGAN
Poème interne, intransitif. Une tempête partie du poète se déchaîne,
souffle ses bourrasques et retourne au poète avec ses chaudes poussières
érosives sur la savane du cœur. C’est un ouragan qui siffle dans l’univers
senghorien, Une tempête de passion soulevant mille feux de pensées et
poussant presque à la démence :
« L’ouragan arrache tout autour de moi, et l’ouragan arrache en moi feuilles et paroles futiles. Des
tourbillons de passion sifflent en silence mais paix sur la tornade sèche, sur la fuite de
l’hivernage ! »
« Toi, Vent ardent Vent pur, Vent-de-la-belle-saison, brûle toute fleur, toute pensée vaine quand
retombe le sable sur les dunes du cœur. »
Ses pensées ainsi que le sable tourmenté, ballotté dans la spirale du vent
vont tôt ou tard retomber en son cœur, modelant la décision à prendre. Le
poète, conscient que la retombée de cette poussière peut étouffer quelque
chose, la contaminer, prie pour la purification, comme l’or que l’on passe au
feu. C’est seulement alors qu’il aura le produit pur, la décision convenable.
Mais il n’y a pas que son cœur qui le trouble : il y a la servante, avec ses
gestes de statue qui empêche la concentration, le tirant vers une autre rive,
comme les enfants par leurs jeux et leur rire d’ivoire. Est-ce les rires et les
jeux en tant que tels qui dérangent le poète, ou bien les sujets eux-mêmes,
c’est-à-dire les enfants qui, de par leur existence, faisant appel aux fibres de
son cœur, à son amour, à sa passion l’appellent vers autre chose comme
pour le détourner de son choix ? Lorsqu’un père quitte son enfant qui
pleure, ce ne sont pas forcément les pleurs qui dérangent, mais la souffrance
de l’enfant, les larmes n’en étant que l’expression visible. C’est une
subtilité que nous pensons nécessaire, et le passage qui suit nous conforte
dans notre vision.
« Toi, qu’elle consume ta voix avec ton corps, qu’elle sèche le parfum de ta chair, la flamme qui
illumine ma nuit, comme une colonne et comme une palme. »
« Embrase mes lèvres de sang, Esprit, souffle sur les cordes de ma kôra, que s’élève mon chant,
aussi pur que l’or de Galam »
A la manière du Christ sur la croix, nous avons envie de dire que tout est
accompli : « Jésus, voyant sa mère, et auprès d’elle le disciple qu’il aimait,
dit à sa mère : Femme, voilà ton fils. Puis il dit au disciple : Voilà ta mère.
Et, dès ce moment, le disciple la prit chez lui. Après cela, Jésus, qui savait
que tout était déjà consommé, dit, afin que l’Écriture fût accomplie : J’ai
soif. Il y avait là un vase plein de vinaigre. Les soldats en remplirent une
éponge, et, l’ayant fixée à une branche d’hysope, ils l’approchèrent de sa
bouche. Quand Jésus eut pris le vinaigre, il dit : Tout est accompli. Et,
baissant la tête, il rendit l’esprit. »111
Ici nous avons d’un côté le Messie qui, après avoir traversé toutes les
tortures est maintenant sur la croix, sacrifice de sang humain offert par Dieu
à l’humanité et, de l’autre côté, Senghor faisant un sacrifice de sang pour un
but personnel, très restreint : afin que son chant s’élève, aussi pur que l’or
de Galam.
Quel que soit le motif, les deux engagements ont été pénibles dans les
deux cas. Jésus n’a-t-il pas dit : « ...Mon Père, s’il est possible, que cette
coupe s’éloigne de moi ! Toutefois, non pas ce que je veux, mais ce que tu
veux ».112 Senghor tentera lui aussi de faire taire les voix de passion, les
voluptés qui voulaient l’éloigner de son choix, un choix terrible, puisqu’il
s’agit d’un sacrifice de sang aux pieds de l’Esprit, afin qu’il élève les notes
de sa kôra, son talent artistique au degré ultime.
Ici il y a un fil secret, un mince pont qui relie « L’ouragan » à « Chaka »
et nous fait deviner que ce qui pousse Senghor à parler de Chaka et à
s’identifier à lui en quelque sorte, ce n’est pas un écartèlement commun,
mais le sang caché d’un être cher. Plusieurs choses nous poussent à cette
terrible conclusion : Paradoxalement, lorsque le devin dira à Chaka : « Le
pouvoir ne s’obtient sans sacrifice, le pouvoir absolu exige le sang de l’être
le plus cher. », celui-ci offre le sien. En plus du fait que c’est ahurissant
comme réponse, l’offre ne tient pas debout devant un Esprit et il faudrait
que Chaka soit réellement l’homme le plus détestable du monde pour
s’offrir comme étant l’être le plus cher pour lui-même. Sauf s’il l’a pris par
analogie, c’est-à-dire qu’il aime tellement Nolivé qu’elle est lui,
considération, encore une fois que ne ferait pas son génie commerçant. La
chose la plus plausible est le sang de Nolivé, puisque le héro dira : « Je ne
l’aurais pas tuée si moins aimée »113, rejoignant ainsi la règle presque
universelle de ce commerce. Nolivé était la personne, l’être le plus cher
pour Chaka. Donc son sang est plus approprié que celui du héro, dont la
réaction illogique le pousse dans un égocentrisme impardonnable.
Nous pensons que « L’ouragan » laisse courir un fil secret pour se lier à
« Chaka ». Tout le reste montre le combat de cette vie qui a été acquise
grâce au sacrifice : les campagnes guerrières pour Chaka et les terribles
décisions à prendre, pour Senghor l’engagement total dans la politique,
portant hautement l’oriflamme du Sénégal, de l’Afrique, de la Négritude,
s’imposant sur la scène internationale à travers les notes pures de la kora,
des notes pures comme l’or de Galam.
L’engagement sera pénible pour les deux hommes. Tous les deux
consacrés à l’œuvre de la grande Idée pensaient, en mesurant l’accompli,
que ce sacrifice pourrait être pardonné, effacé sans jamais leur être
redemandé. Ils ont été déçus : Chaka meurt en face d’une Voix Blanche qui
n’a qu’accusation et critique et s’écriera : « ... un homme d’action seul, un
homme seul et déjà mort avant les autres, comme ceux que tu plains. Qui
saura ma passion ? »114. C’est vrai que l’homme qui tue la personne qu’il
aime doit avoir passé par la mort avant le dernier souffle de celle-ci.
Senghor de son côté dira : « ... Qui nous a dit : la route est fatiguée, le
marigot est fatigué, le ciel est fatigué. Nous avions tout donné à ce pays, à
ce continent nôtre : les jours et les nuits et les veilles, la fatigue, la peine et
le combat parmi les nations assemblées... »115. Les deux exemples cités ci-
dessus, à savoir Chaka et Senghor, nous montrent une réalité terrible de la
vie des grands responsables. Après avoir déployé des ailes immenses au-
dessus de cette plaine qui n’est autre que l’existence, un vide immense
semble s’étendre devant le regard tourné vers le passé pour mesurer ce qui a
été accompli et le comparer à l’état actuel dans lequel ils se trouvent, au
bout de la vie.
IV. LETTRE A UN POÈTE
Senghor nous projette sur les hautes sphères de l’amitié. Etre fidèle à une
pensée, à un ami, à un compagnon de combat militaire ou politique, se
compte certes parmi les plus grands principes universels et donc prisés de
toutes les sociétés et cultures. Et comme le veut le « System 5 » de Leibniz
en logique modale, « une chose qui apparaît dans un monde possible au
moins est possible et une chose qui apparaît dans tous les mondes possibles
est indispensable ». Senghor a dirigé et maintenu le contact avec son peuple
et ses compagnons de jadis. Parmi eux, Aimé Césaire ami, chantre, père et
défenseur de la négritude.
« Au frère aimé et à l’ami, mon salut abrupt et fraternel ! Les goélands noirs, les piroguiers au
long cours m’ont fait goûter de tes nouvelles mêlées aux épices, aux bruits odorants des Rivières
du Sud et des Îles. »
« Ils m’ont dit ton crédit, l’éminence de ton front et la fleur de tes lèvres subtiles ; qu’ils te font,
tes disciples, ruche de silence, une roue de paon ; que jusqu’au lever de la lune, tu tiens leur zèle
altéré et haletant »
Est-ce ton parfum de fruits fabuleux ou ton sillage de lumière en plein midi ? Que de femmes à la
peau de sapotille dans le harem de ton esprit !
« Me charme par-delà les années, sous la cendre de tes paupières, la braise ardente, ta musique
vers quoi nous tendions nos mains et nos cœurs d’hier. »
« Aurais-tu oublié ta noblesse, qui est de chanter les Ancêtres les Princes et les Dieux, qui ne sont
ni gouttes de rosée ? »
« Tu devrais offrir aux Esprits les fruits blancs de ton jardin - Tu ne mangeais que la fleur, récoltée
dans l’année même, du mil fin et ne pas dérober un seul pétale pour en parfumer ta bouche. »
« Au bout de quelque temps, Caïn fit à l’Eternel une offrande des fruits
de la terre. » C’est le début de l’histoire d’Abel et Caïn, dans « Genèse
4.3 »116. Faire des sacrifices des prémices de ses champs est une des
pratiques les plus courantes de la culture sérère. Le chef de carré se rend au
champ dès que les premiers épis de mil mûrissent puis en cueillent. La
première farine de la saison est préparée. Accompagné des enfants, le père
va verser une libation au lieu sacré. Les enfants mangent après qu’une
partie ait été versée sur une tombe, un pilon ou au pied d’un arbre, parfois
sur les trois. À partir de ce moment les membres de la famille peuvent
commencer à savourer les premiers fruits de la saison sous forme de
« muum », épis de mil qu’on grille au petit feu. Avant cette cérémonie,
personne, même un enfant, n’avait droit de « ...dérober un seul pétale pour
en parfumer sa bouche. » C’est ce que rappelle Senghor à son ami Césaire.
« Les fruits blancs du jardin » ne sont autres que les pages blanches sur
lesquelles Césaire écrit ses œuvres, ses manuscrits. Les premières -
l’essentiel - doivent être dédiées aux chants des « Ancêtres, des Princes et
des Dieux », qui sont la mesure de la noblesse du chantre Césaire, du poète
négro-africain
« Au fond du puits de ma mémoire, je touche ton visage où je puise l’eau qui rafraîchit mon long
regret. »
Ici, c’est à peine si nous ne pouvons voir Senghor sur les bords des puits
nocturnes de Fimela ou bien la fontaine de Kam-Dyamé, où à midi il buvait
une eau mystique au creux de ses mains117.
Voilà Senghor, ainsi qu’une femme sérère, un seau à la main, puisant de
l’eau. Comme nos puits ont un sérieux problème d’eau, nous pouvons
entendre racler le récipient contre le fond du puits. Là il touche la lie, les
traits presque défaits du visage de son ami tellement le temps a passé. Car
ce puits, c’est le puits de sa mémoire. Et dans cette mémoire il a fidèlement
gardé le faciès de son ami malgré le temps écoulé, comme la femme fidèle,
malgré la dureté du devoir, va racler le fond du puits pour ramener quelques
gouttes dans sa famille. Cette lie, ces traits qu’il va prendre dans son
récipient, c’est l’eau qui rafraîchit sa mémoire. Ce sont les souvenirs
ravivés qui rapprochent les jours communs d’hier. En même temps, ils
augmentent le regret de la présence du Frère aimé.
« Tu t’allonges royal, accoudé au coussin d’une colline claire, ta couche presse la terre qui
doucement peine. Les tam-tams, dans les plaines noyées, rythment ton chant, et ton vers est la
respiration de la nuit et de la mer lointaine. »
« Tu chantais les Ancêtres et les princes légitimes, tu cueillais une étoile au firmament pour la
rime rythmique à contretemps »
Voilà que Senghor nous vient à l’aide dans notre définition des
expressions purement poétiques. Ce sont des vers cueillis au firmament
« pour la rime rythmique à contretemps », pour le remplissage. C’est la
même idée exprimée, en d’autres termes.
Mais est-ce tout ? Quand Sédar lance au poète : « Tu chantais les
Ancêtres et les Princes légitimes, tu cueillais une étoile au firmament pour
la rime rythmique à contre temps », il nous met la puce à l’oreille et va en
effet rimer tout le poème dédié à Césaire dans une rime rythmique à contre
temps qui donne du fil à retordre à quiconque tente de démêler les fils de ce
trésor caché. Retranscrivons le poème pour en dévoiler la rime :
« Et les pauvres à tes pieds nus jetaient les nattes de leur gain d’une année, et les femmes à tes
pieds nus leur cœur d’ambre et la danse de leur âme arrachée. »
« Mon ami, mon ami - ô ! Tu reviendras ! Je t’attendrai - le message confié au patron du cotre -
sous le kaïcédrat. Tu reviendras au festin des prémices. Quand fume sur les toits la douceur du
soir au soleil déclive et que promènent les athlètes leur jeunesse, parés comme des fiancés, il sied
que tu arrives. »
« Femme, pose sur mon front tes mains balsamiques, tes mains douces plus que fourrure. Là-haut
les palmes balancées qui bruissent dans la haute brise nocturne à peine. Pas même la chanson
d’une nourrice. »
La valeur de ces vers est une initiation à une nuit dans le Sine. Pour
« sentir » sa plénitude, il faut la passer dans un village du Sine entouré de
hauts rôniers, par exemple à Yayème ou à Doudam, notre village natal, et
écouter le bruissement des palmes dans la brise libérée de la nuit percale.
Senghor, encore une fois, se livre, comme cela revient toujours, à sa
comparaison juxtaposée : « Les palmes balancées qui bruissent dans la
haute brise nocturne. » Ce n’est pas la brise qui est haute, mais les palmes
qui sont suspendues dans cette brise, car il veut nous aider à en mesurer la
dimension sans la toucher du doigt.
La nuit est intime, et le poème lui rend ce caractère particulier en mettant
en scène une femme aux mains balsamiques, des mains plus douces que
fourrure. Que serait le poème sans cette complicité, sans cette complice à
qui l’on peut parler, faisant franchir au lecteur une limite au-delà de
laquelle, complice à son tour ou victime, il participe à un entretien qui
semble ne pas lui être décerné ? D’emblée, comme sans le vouloir, il assiste
à la scène, écoute et entend des propos, comme quelqu’un qui écoute
derrière les portes. Et parfois il tend l’oreille, redouble d’effort pour ne pas
perdre une seule sentence murmurée entre ce couple. Il se laisse bercer,
voyeur dans le paroxysme de l’acte de l’esprit.
« Qu’il nous berce, le silence rythmé. Écoutons son chant, écoutons battre notre sang sombre,
écoutons battre le pouls profond de l’Afrique dans la brume des villages perdus »
« Voici que décline la lune lasse vers son lit de mer étale, voici que s’assoupissent les éclats de
rire, que les conteurs eux-mêmes dodelinent de la tête comme l’enfant sur le dos de sa mère, voici
que les pieds des danseurs s’alourdissent, que s’alourdit la langue des chœurs alternés. »
« C’est l’heure des étoiles et de la Nuit qui songe s’accoude à cette colline de nuages, drapée dans
son long pagne de lait. Les toits des cases luisent tendrement. Que disent-ils, si confidentiels, aux
étoiles ? Dedans, le foyer s’éteint dans l’intimité d’odeurs âcres et douces. »
« Femme, allume la lampe au beurre clair, que causent autour de nous les Ancêtres comme les
parents, les enfants au lit »
Le poète introduit une autre lumière propice au retour des Ancêtres, des
Pangools. Il veut qu’ils viennent leur parler, leur donner des conseils, leur
transmettre la sagesse, comme les parents au chevet de l’enfant avant que le
sommeil ne s’interpose.
« Écoutons la voix des Anciens d’Elissa. Comme nous exilés, ils n’ont pas voulu mourir, que se
perdît par les sables leur torrent séminal. »
Senghor remonte à Elissa du Gabou. C’est une place d’où il tire ses
origines. Nous savons, selon les recherches, qu’il y a deux souches quant à
l’origine des Sérères : le groupe mandé, venu du Mali en traversant la
Guinée-Bissau, la Casamance puis la Gambie pour s’installer le long de la
Petite Côte avant de remonter vers l’intérieur du pays, avec Mbissel de
Mansa Waly Mané comme point de départ et d’instituer la royauté des
Guelwars dans le Sine. Quelques recherches basées sur la linguistique
historique rattachent cette période d’implantation mandingue aux noms de
localité le long de la Petite Côte. Il y a une haute fréquence de la syllabe
« Fa » au début des noms, le « Fa » venant probablement du mandingue et
voulant dire « Père » : Fadiouth, Faoye, Fayil, Fayako, Faboura, Fassakhor,
etc. Une autre souche viendrait du Nord du fleuve Sénégal.
Mais la relation Senghor - Elissa est particulière. Cette place revient plus
de deux fois dans ses poèmes, et toujours pour décrire une situation qui,
interprétée selon la tradition et la croyance sérère, peut donner des frissons.
Nous allons voir pourquoi : « Écoutons la voix des Anciens d’Elissa.
Comme nous exilés, ils n’ont pas voulu mourir, que se perdît par les sables
leur torrent séminal. »
Si Senghor avait écrit ces lignes actuellement, nous aurions dit qu’il
regarde trop la télévision, et qu’il devrait suivre moins « Highlander »120.
Senghor a une souche à Elissa. Là-bas, une chose terrible s’est passée, une
guerre, et plusieurs des siens y sont restés : des gens qui ne voulaient pas
mourir. Des gens qui ne voulaient pas disparaître sans laisser de trace. Ce
Senghor donc, et cette femme dans la chambre... Cette femme est-elle
réellement une complice du poète ou une compagne qui s’est relevée
comme lui du milieu des corps décimés d’Elissa ? Dans « Que
m’accompagnent koras et balafon », sixième strophe, voici ce qu’il dit :
« J’étais moi-même le grand-père de mon grand-père. J’étais son âme et
son ascendance, le chef de la maison d’Elissa du Gabou droit dressé. En
face, le Fouta-Djalon et l’Almamy du Fouta. »
Nous avons aussi dit que le poète n’est pas un journaliste. Il a la liberté et
la force du dieu créateur. Toute considération faite, nous pouvons nous
demander : Et si c’était réalité, ancré comme il est dans sa culture, plus
imprégné d’elle que ceux qui veulent lui interdire de chanter la femme
noire ? N’a-t-il pas dit, dans « Comme les lamantins vont boire à la
source » : « ...J’ai donc vécu en ce royaume, vu de mes yeux, de mes oreilles
entendu les êtres fabuleux par-delà les choses : les Kouss dans les
tamariniers, les Crocodiles, gardiens des fontaines, les Lamantins, qui
chantaient dans la rivière, les Morts du village et les Ancêtres (les
Pangools), qui me parlaient, m’initiant aux vérités alternées de la nuit et du
midi. Il m’a donc suffi de nommer ces choses, les éléments de mon univers
enfantin, pour prophétiser la Cité de demain, qui renaîtra des cendres de
l’ancienne, ce qui est la raison d’être du Poète. »
Comme le Saltiki ! Relevé d’entre les cadavres de Gabou, le voilà exilé.
Et il ne veut pas mourir, que ne se perdît par les sables le torrent séminal.
Exactement comme à Elissa, Senghor évoque le moment propice de la
procréation, de la régénérescence.
Pour le Sérère, il y a « a ciif ». Pour ne pas aller dans une trop longue
explication, nous dirons que c’est un esprit en quête d’issue pour regagner
le monde, se réincarner. C’est de ce moment-là qu’il parle : « La case
enfumée que visite un reflet d’âmes propices »
C’est le moment de l’union pour ouvrir l’issue pour ces âmes, exactement
comme sur le champ de bataille d’Elissa du Gabou : « Dormez, les héros, en
ce soir accoucheur de vie, en cette nuit grave de grandeur. »
Pour pouvoir transcender, se propulser et regagner des issues, les héros
sur le champ de bataille doivent dormir profondément, mourir. C’est
uniquement alors que la transition est possible. Le soir d’Elissa, comme
cette nuit du Sine, dans la case aux odeurs âcres et douces, le moment est
propice. Le poète veut s’unir à la complice pour permettre aux âmes
propices de se réincarner, comme les morts d’Elissa devaient plonger plus
profondément et transcender avec toute leur grandeur de héros. Il se décrit
comme l’un d’eux, mais un qui aura la chance de se relever, d’être sauvé :
« Mais sauvée la Chantante, ma sève païenne qui monte et qui piaffe et qui
danse, mes deux filles aux chevilles délicates, les princesses cerclées de
lourds bracelets de peine comme des paysannes. Des paysans les escortent
pour être leurs seigneurs et leurs sujets et parmi elles, la mère de Siga
Badial, fondatrice de royaume qui sera le sel des Sérères, qui seront le sel
des peuples salés. »
De ce charnier il y aura des rescapés : pas en chair et en os, mais sous
forme de sève, de torrent séminal. Trois personnes de marque exactement :
une représentation de Senghor et deux princesses dont l’une est la mère de
Siga Badial, qui est connu comme étant la première femme fondatrice de
royaume, ce qui lui permettra de dire « J’étais moi-même le grand père de
mon grand-père ». Puis une foule de paysans dont certains seront plus tard
des seigneurs, ce qui s’est réellement passé dans le Sine, si les Guelwars,
originaires d’Elissa du Gabou se sont soudés à un peuple autochtone pour
l’assimiler de l’intérieur et perpétuer leur royauté, comme le veut le Père
Henry Gravrand dans « Cosaan. »121
Se peut-il que parmi le reflet des âmes propices il y ait justement ceux
d’Elissa, qui n’ont pas voulu mourir ? Voilà l’énigme que nous laisse
Senghor sur eux et sur lui-même. Highlander sérère, « saltiki » qui a su se
réadapter dans le monde moderne et briller sur d’autres degrés, avec la
splendeur que nous lui connaissons ! Mythe répété ou réalité sérère, le
moment de l’union est choisi pour permettre à des Esprits vagabonds qui
aspirent à la renaissance de renaître au monde, comme les trois flammes qui
se lèveront du champ de bataille d’Elissa pour la refonte d’un nouveau
royaume.
« Que j’écoute, dans la case enfumée que visite un reflet d’âmes propices ma tête sur ton sein
chaud comme un dang au sortir du feu et fumant. »
« Que je respire l’odeur de nos Morts, que je recueille et redise leur voix vivante, que j’apprenne à
vivre avant de descendre, au-delà du plongeur, dans les hautes profondeurs du sommeil »
Senghor veut perpétuer les morts, redonner vie à leur voix, leur donner
une occasion pour la réincarnation en s’unissant à la femme, mais aussi
amasser leur sagesse avant de replonger dans les profondeurs de la mort,
ces hautes profondeurs du sommeil.
VII. TOAL
« Joal ! Joal je me rappelle. Je me rappelle les signares à l’ombre verte des vérandas, les signares
aux yeux surréels comme un clair de lune sur la grève. »
« Je me rappelle les fastes du Couchant où Coumba Ndoffène voulait faire tailler son manteau
royal. Je me rappelle les festins funèbres fumant du sang des troupeaux ; Du bruit des querelles,
des rhapsodies des griots »
Coumba Ndoffène Diouf était le roi du Royaume du Sine. Il sera plus tard
assassiné à Joal par un colon français.
Les festins funèbres : c’est un événement très important en pays sérère,
surtout lors du décès d’une personne très âgée. Ce sont des festins qui
pouvaient durer une semaine dans l’ancien temps. Des dizaines, voire des
vingtaines de bœufs peuvent être tués, dépendant du nombre de fils et petits
et bien sûr de la postérité de la famille. Il faut se souvenir que chez les
Sérères, les devoirs et responsabilités dans de tels évènements sont partagés
entre deux familles : la lignée paternelle et la lignée maternelle.
Lors de ces fêtes, il n’est pas rare qu’il y ait des batailles qui peuvent
provenir de plusieurs sources : ivresse, désaccord entre les membres de la
même famille (paternelle ou maternelle), entre les deux branches ou bien à
cause d’un « étranger », quelqu’un n’ayant pas de responsabilité, et par
conséquent pas concerné par les évènements et qui veut gâcher leur bon
déroulement. Cela peut provenir aussi d’un échauffement à cause de la
rhapsodie des griots. Lorsque les cantatrices atteignent certaines fibres, la
personne peut tomber en transe. Il faudra alors la faire sortir du cercle, ce
qui n’est pas toujours facile. Il peut résister, ou bien une personne plus
proche d’elle en termes de parenté peut dire qu’on l’a bousculée sans
respect. Innombrables sont les raisons qui mènent aux querelles dont parle
le poète.
« Je me rappelle les voix païennes rythmant le Tantum Ergo122 et les processions et les palmes et
les arcs de triomphe. »
Kor Siga ! Kor Sanou ! Cri d’éloge pour l’athlète, le héros. « Kor » veut
dire « mari », et est suivi du nom de la sœur. En réalité c’est un choix
judicieux et rarement la sœur dans la conception européenne est prise : il
s’agit toujours d’une cousine, la fille du frère de son père ou bien, dans le
cas des familles polygames, le nom de la demi-sœur. S’il y a plusieurs
sœurs, c’est le nom de l’aînée qui est pris en compte. Cela ne veut pas dire
qu’il y ait de l’inceste. C’est qu’il y a une structure sérère qui va au-delà
d’une certaine conception et c’est dommage que nous, intellectuels
africains, ne maîtrisions pas toujours ce patrimoine. C’est à cause de cela
que nous embrassons toutes les tendances qui nous viennent d’outre-mer.
Prenons par exemple la tendance féministe : comment expliqueront
certaines de ces adeptes l’appellation « faap-o-tew », qui, littéralement, veut
dire « père-qui-est-femme » ou simplement « père-femme » ? Si nous
avons expliqué qu’il n’y a pas idée d’inceste, c’est uniquement parce que
nous savons certaines explications qui ont été faites à tort sur le Kor-Sanou
de Senghor, pensant que quelque part en Afrique se cachait une maîtresse,
comme dans le cas d’Isabelle et de Soukeyna dans « Que m’accompagnent
koras et balafon »
« Je me rappelle, je me rappelle... Ma tête rythmant quelle marche lasse le long des jours
d’Europe où parfois apparaît un jazz orphelin qui sanglote, sanglote, sanglote »
« Femme nue, femme noire, vêtue de la couleur qui est vie, de ta forme qui est beauté ! J’ai grandi
à ton ombre ; la douceur de tes mains bandait mes yeux. »
« Et voilà qu’au cœur de l’Été et de Midi, je te découvre, Terre promise, du haut d’un haut col
calciné. Et ta beauté me foudroie en plein cœur comme l’éclair d’un aigle. »
« Femme nue, femme obscure, Fruit à la chair ferme, sombres extases du vin noir, bouche qui fait
lyrique ma bouche, Savane aux horizons purs, savane qui frémit aux caresses ferventes du Vent
d’Est, Tam-tam sculpté, tam-tam tendu qui gronde sous les doigts du vainqueur, Ta voix grave de
contralto est le chant spirituel de l’Aimée. »
« Femme nue, femme obscure, huile que ne ride nul souffle, huile calme aux flancs de l’athlète,
aux flancs des princes du Mali... A l’ombre de ta chevelure, s’éclaire mon angoisse aux soleils
prochains de tes yeux. ... Je chante ta beauté qui passe, forme que je fixe dans l’Éternel avant que
le Destin jaloux ne te réduise en cendres pour nourrir les racines de la vie. »
Notion de vie cyclique, et nullement linéaire. Le poète dépose la beauté
actuelle dans le coffre secret de l’Éternité avant la transformation qui doit
fatalement suivre : la mort d’où ressortira une nouvelle vie.
IX. MASQUE NÈGRE
« Elle dort et repose sur la candeur du sable. Koumba Tam dort. Une palme verte voile la fièvre
des cheveux, cuivre le front courbe »
« Une palme verte voile la fièvre des cheveux, cuivre le front courbe. Les paupières closes, coupe
double et sources scellées. Ce fin croissant, cette lèvre plus noire et lourde à peine où le sourire de
la femme complice ? »
Les phrases sont brèves. On entend à peine comme les pas d’une mère
qui glisse doucement avec un pagne pour couvrir la jeune fille endormie :
« Une palme verte voile la fièvre des cheveux, cuivre le front courbe ».
Le poète se recueille devant ce masque. Une femme dort sur la candeur
de sable, avec une palme verte ombrageant les cheveux et rendant le front
bombé un peu plus sombre, plus mystique ?
Le poète, a une admiration profonde pour ces paupières closes, cette
coupe double, la sensualité des lèvres qui ont les lignes d’un croissant
lunaire, les patènes des joues qui s’élancent vers la passe étale du menton
comme un ruisseau langoureux dans les derniers mètres avant de se jeter
dans la mer et former un accord définitif.
Mais ce que le poète envie à ce visage, c’est sa fermeture à toute chose
éphémère, ce caractère éternel du masque, qui ne va pas souffrir à cause de
l’amour et ne connaîtra aucune vieillesse, aucune marque de temps. Il est
resté comme Dieu l’a conçu depuis le début des âges.
« Visage fermé à l’éphémère, sans yeux sans matière, tête de bronze parfaite et sa patine de temps
que ne souillent fards ni rougeur ni rides, ni traces de larmes ni de baisers. O visage tel que Dieu
t’a créé avant la mémoire même des âges... »
Ce rapport entre le poète nous rappelle toujours, nous ne savons pas trop
pourquoi, le « Portrait de Dorian Gray »,124 ou bien Pygmalion et
Galathée, mais surtout Pygmalion, avec cette différence que Senghor
connaît la fin de ce couple, d’où la prière finale, un cri de douleur qui ne
veut pas que cette statue s’incarne. Il veut rester dans cette distance. Il est
conscient de la nécessité pour le mortel de ne pas franchir, de ne pas
regarder au-delà du voile qui sépare le mortel du saint des saints. Une fois
réveillée, cette déesse d’une autre dimension connaîtrait certainement
« l’éphémère, aurait des yeux, serait matière, donc périssable, Une fois
réveillée, elle connaîtrait la souillure des fards, les rides, les larmes, les
baisers ».
« Visage de l’aube du monde, ne t’ouvre pas comme un col tendre pour émouvoir ma chair. Je
t’adore, ô Beauté, de mon œil monocorde ! »
« J’ai laissé le repas fumant et le soin de nombreux litiges. Un pagne, je n’ai rien emporté pour les
matins de rosée. Pour viatique, des paroles blanches à m’ouvrir la route. »
« J’ai traversé, moi aussi, des fleuves et des forêts d’embûches vierges d’où pendaient des lianes
plus perfides que serpents, j’ai traversé des peuples qui vous décochaient un salut empoisonné. »
« Mais je ne perdais pas le signe de reconnaissance et veillaient les Esprits sur la vie de mes
narines. »
« J’ai reconnu les cendres des anciens bivouacs et les hôtes héréditaires. Nous avons échangé de
longs discours sous les kaïcédrats ; nous avons échangé les présents rituels. »
En analysant ce poème, nous étions obligé de dégager premièrement les
divers acteurs, et je suis arrivé au nombre de quatre parties concernées :
• Il y a le messager qui est envoyé vers le poète
• Le poète entre en action et vient retrouver ceux qui lui avaient dépêché
l’émissaire.
• Ce sont les hôtes héréditaires qui lui ont dépêché le messager. La vraie
cible n’est cependant pas le poète. Son rôle est de servir d’interprète. Il
est donc venu prendre un message à retransmettre.
• Destination finale, Elissa, qu’il décrit comme un nid de faucons défiant
la superbe des Conquérants.
« Le prince a répondu. Voilà l’empreinte exacte de son discours : enfants à tête courte, que vous
ont chanté les kôras ? Vous déclinez la rose, m’a-t-on dit, et vos ancêtres les Gaulois. Vous êtes
docteurs en Sorbonne, bedonnants de diplômes. Vous amassez des feuilles de papier - si seulement
des louis d’or à compter sous la lampe, comme feu ton père aux doigts tenaces ! »
Le prince prend à partie le messager, que l’on identifie sans problème au
poète Léopold Sédar Senghor : docteur en Sorbonne bedonnant de
diplômes, qui amasse des papiers - les diplômes.
Il y a aussi l’assimilation, qui vire au reniement de ses valeurs, de ses
origines : décliner une rose, faire des Gaulois vos ancêtres. Nous l’avons
déjà souligné, la fleur n’a aucune valeur dans la vie traditionnelle sérère.
Rappelez-vous ce que Senghor souffle à Césaire, dans « Lettre à un
poète » : aurais-tu oublié ta noblesse, qui est de chanter les Ancêtres les
Princes et les Dieux, qui ne sont fleurs ni gouttes de rosée ?
Et la hargne du Prince : si au lieu du papier vous amassiez des louis d’or,
comme ton propre père ! Et vous osez parler de nos chasses quadrillées ! Et
en guise de mœurs, vous, qui parlez de la décence bourgeoise, je vais vous
dire une chose que vous oubliez : Vos filles se casquent pour l’union libre et
éclaircir la race ! Êtes-vous plus heureux que nous ? Dès que résonne une
trompette vous pleurez puis déclenchez incendies et vous entre-tuez !
La trompette a wa-wa-wâ fait entrevoir l’ambiance au soir dans le
quartier des hôtes héréditaires et laisse entendre en même temps un pleur
clair. Et le prince poursuit, et c’est à peine si l’on n’entend pas sa voix dire :
Laissez-moi vous dire ceci :
« Faut-il vous dérouler l’ancien drame et l’épopée ? Allez à Mbissel à Fa’oye ; récitez le chapelet
de sanctuaires qui ont jalonné la Grande Voie. Refaites la Route Royale et méditez ce chemin de
croix et de gloire. »
Ici le Prince retrace l’épopée glorieuse de son royaume, son histoire, les
valeurs enfouies. De Mbissel à Fa’oye il y a la longue file des sanctuaires
comme les perles qui forment un chapelet. Ici « réciter » c’est
naturellement compter, reconsidérer, méditer sur ces tumuli de gloire,
d’efforts et de persévérance. Ce sont les œuvres de mon peuple. Et
maintenant à ceux qui t’envoient, qui osent me parler d’un commerce ruiné
et d’épizootie je veux dire sur ceci :
« Vos Grands Prêtres vous répondront : Voix du Sang ! Plus beaux que les rôniers sont les Morts
d’Elissa ; minces étaient les désirs de leur ventre. Leur bouclier d’honneur ne les quittait jamais ni
leur lance royale. »
Mais il y aussi un autre tapis à dérouler, le long tapis de sang, voie tracée
au seuil du royaume, à la porte du continent, par les hôtes héréditaires, les
Conquérants. Elissa resurgit avec ses morts, ses charniers. A l’esprit danse
un ballet de massacre, de corps étendus partout.
Ils étaient beaux, les habitants d’Elissa ! Forts et élancés comme des
rôniers. Ils n’étaient pas gourmands, ils n’avaient jamais demandé trop à
leur créateur. Mais derrière cette modestie et parmi leurs valeurs
primordiales se plaçait l’honneur. Ils étaient nobles. Ils portaient la marque
de leur sang noble, armée de lances gardiennes de leur royauté.
« Ils n’amassaient pas de chiffons, pas même de guinées à parer leurs poupées. Leurs troupeaux
recouvraient leurs terres, telles leurs demeures à l’ombre divine des ficus, et craquaient leurs
greniers de grains serrés d’enfants. »
Ici le poète fait ressortir la différence des valeurs qui régissent les deux
communautés. Celle des conquérants ne pense qu’à ses guinées, à
s’enrichir, richesse qui, aux yeux des indigènes sont superflues et les
tendances enfantines : elle va jusqu’à habiller des poupées.
Cette remarque est bien placée et de nos jours, il n’est pas rare qu’un
Africain soit presque choqué de voir en Europe des chiens habillés comme
des enfants. C’est vrai que l’humanité a évolué. Elle a trop évolué même,
comme le dirait Senghor : elle a perdu son humanité ; insatisfaite de ses
relations sociales, repoussée et repoussant la nouvelle jungle qu’est la ville,
tracassée par les travaux à la chaîne et pur instrument de production,
l’humanité a beaucoup reculé. Et les animaux, qu’il ne faut certainement
pas violenter, remplacent parfois des êtres chers, prennent la place de ceux
que l’on n’espère plus.
C’est vrai que nous avons évolué ! Mais dans quelle direction. Le Prince
se pose la question dont, nous le savons bien, la réponse est négative :
« Êtes-vous plus heureux ? Quelque trompette à wa-wa-wâ et vous pleurez aux soirs là-bas de
grands feux et de sang. »
« Faut-il vous dérouler l’ancien drame et l’épopée ? Allez à Mbissel et Fa’oye ; récitez le chapelet
de sanctuaires qui ont jalonné la Grande Voie. Refaites la Route Royale et méditez ce chemin de
croix et de gloire. Vos Grands Prêtres vous répondront : Voix du Sang ! »
« Plus beaux que des rôniers sont les Morts d’Elissa : minces étaient les désirs de leur ventre. Leur
bouclier d’honneur ne les quittait jamais ni leur lance loyale. Ils n’amassaient pas des chiffons,
pas même de guinées à parer leurs poupées. Leurs troupeaux recouvraient leurs terres, telles leurs
demeures à l’ombre divine des ficus. Et craquaient leurs greniers de grains serrés d’enfants. »
« Voix du Sang ! Pensées à remâcher ! Les Conquérants salueront votre démarche, vos enfants
seront la couronne blanche de votre tête. J’ai entendu la Parole du Prince. Héraut de la Bonne
Nouvelle, voici sa récade d’ivoire. »
« Emma Payelleville, ton nom brisera les images poudreuses des gouverneurs. Toi la si faible et
frêle jeune fille tu rompis les remparts décrétés entre toi et nous, les faubourgs indigènes. »
Pour mieux accentuer la valeur de l’infirmière, le poète juxtapose la
fragilité de sa personne et la force massive des statues dressées à la
mémoire des gouverneurs : son nom - survivra ces statues massives et
graves. Par delà le système qui honore les hommes sur d’autres critères, ce
système qui ne voyait pas toutes les frontières humaines possibles, elle a su
se hisser pour faire disparaître « les remparts décrétés » entre elle et ces
soldats de la France d’Outre-mer, certainement un groupe de règles
régissant les attitudes à prendre vis-à-vis d’eux.
« Ignorante de la technique des bureaux, sans livre sans dictionnaire sans interprète aigu, tes yeux
surent percer l’épaisseur des remparts tes yeux le mystère lourd des corps noirs »
Cette attitude d’Emma est toute naturelle. Si elle suit une bureaucratie,
c’est uniquement celle de son cœur. Elle va au-delà de ses propres moyens,
allant jusqu’à casser une autre barrière, celle de la langue et cela sans
dictionnaire, sans interprète. Usant de ses yeux comme de ceux d’un saltiki
qui rend toute chose transparente, elle sut voir au-delà des remparts épais et
se poser sur la misère des noirs.
« Tes yeux pour leurs seuls yeux transparents de pure eau tes mains, sous la douceur charnelle des
corps noirs fraternelle douceur pour toi seule tes mains découvrir, tes mains extirper les nœuds de
leurs misères que des génies hostiles séculairement n’avaient pu faire si durs.
« Toi couleur de lait et d’enfant Ton nom brisera les bronzes poudreux des gouverneurs sous ton
visage lumineux, au carrefour des cœurs noirs gardé jalousement par les ténèbres fidèles de leur
mémoire noire »
Si d’aucuns pensent que Césaire est plus virulent que Senghor, ils ont
certes raison, mais plus dans le style de l’expression que la vision des
choses. Il faut se méfier du style de Senghor, qui prend toujours un
complice avec qui parler, faisant de l’Autre, l’Accusé quelqu’un qui, s’il
réagit, serait une bourrique, un traître « qui lirait par-dessus une épaule une
lettre qui ne lui est pas destinée ».
Mais ce n’est pas d’une manière lâche : les doigts sont subtilement
pointés, et l’accusé peut facilement se reconnaître mais sans un droit
quelconque de pouvoir intervenir - surtout en se basant sur la notion de
« légitime défense ». Impuissant, l’Autre voit et entend le chapelet
d’accusations se dévider, ne pouvant broncher qu’intérieurement. Pensez un
peu à « Prière de paix », dédié à Georges et Claude Pompidou !
C’est d’ailleurs justement ce caractère qui est très intéressant :
l’accusateur parle comme un fidèle se confesserait devant son Seigneur, ce
qui enlève le péché, sa conscience devient presque inconscience quant à
l’entourage, comme l’accusé, agrippé sur sa vision du monde a exécuté les
actions qui sont reprochées sans broncher, puisque les voyant toutes
naturelles, aussi naturelles et normales qu’un lever de soleil par-delà un
rideau de nuage à l’aube déclive.
Un matin de Noël, le voilà parlant à son Seigneur qui a daigné visiter
Paris, comme l’avènement du Messie au dernier jour du Monde. Puisque
Paris devenait mesquin et mauvais, le Seigneur intervient avec une
purification : le froid incorruptible, la mort blanche, ainsi que le feu sur
Sodome et Gomorrhe.
La couleur blanche a toujours une connotation négative pour Senghor : la
neige, qui brûle tout, qui stérilise, force les arbres à se déshabiller
définitivement aux derniers jours de l’automne est symbole de mort. Mais
cette mort blanche, ce n’est pas uniquement la neige, c’est aussi les Blancs
qui viennent de couvrir le monde entier de charniers.
Ce matin, jusqu’aux cheminées d’usine qui chantent à l’unisson arborant des draps blancs - Paix
aux hommes de bonne volonté, Seigneur vous avez proposé la neige de votre Paix au monde
divisé à l’Europe divisée, à l’Espagne déchirée. Et le Rebelle juif et catholique a tiré ses mille
quatre cents canons contre les montagnes de votre Paix »
Les cheminées des usines arborent une fumée semblable à de fins draps
blancs flottant lentement dans la tendresse du matin et souhaitent la paix
aux hommes de bonne volonté. Il faut garder à l’esprit que c’est juste au
lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, la révolution d’Espagne. Au
lendemain de cette guerre, le monde a traversé des horreurs qui peuvent
certainement être classées parmi les plus grandes de son histoire. Et
justement ces races qui se bercent, d’une façon ou d’une autre à l’idylle
d’un privilège - les Juifs, race élue de Dieu, les Catholiques avec son Pape
chef de l’Eglise et les Blancs qui fulminent au sommeil de l’Esprit et qui
produisent des techniques plus qu’aptes à donner la mort : des multitudes de
canons contre la Paix du Seigneur, contre la paix du monde.
« Seigneur, j’ai accepté votre froid blanc qui brûle plus que le sel. Voici que mon cœur fond
comme neige sous le soleil. »
Résignation du poète : Son cœur est brisé, triste. Il fond comme la neige
sous le soleil. Il ne peut rien contre ce froid qui brûle, et ce n’est pas la
seule chose qu’il aura acceptée avec résignation. Il n’y a d’ailleurs pas
d’autre possibilité quand la chose qui fait mal est dans le passé. Mais devant
le Seigneur de toute chose, puisque le monde entier célèbre sa naissance, lui
qui s’était incarné pour apporter la « Paix aux hommes de bonne volonté »,
mieux vaut lui déballer ce que l’on a dans le cœur. C’est qu’en confession il
ne s’agit pas de s’agenouiller seulement et de recevoir l’absolution : il faut
relater les mauvaises choses et, la parole étant acte, les refaire en quelque
sorte pour aboutir au pardon ou, si les psychologues, psychiatres,
sociologues et psychanalystes le préfèrent, refaire le chemin, le psycho-
drama, revivre l’évènement pour pouvoir en guérir.
Il faut bien se confesser, c’est-à-dire parler de la haine, des reproches qui
habitent le cœur vis-à-vis de ces privilégiés. Et Senghor, en passant
l’éponge sur les torts causés comme Edith Piaf qui ne regrette rien, jouera
avec beaucoup de moqueries sur le mot « oublier » :
« J’oublie »
« Les mains blanches qui tirèrent les coups de fusils qui croulèrent les empires Les mains qui
flagellèrent les esclaves, qui vous flagellèrent Les mains blanches poudreuses qui vous giflèrent
les mains peintes poudrées qui m’ont giflé Les mains sûres qui m’ont livré à la solitude à la
haine »
« Les mains blanches qui abattirent la forêt de rôniers qui dominait l’Afrique, au centre de
l’Afrique »
Tel un saltiki, Senghor va, encore une fois, se faire visionnaire : nous
sommes tous conscients du souci actuel qui prévaut en matière
d’environnement et de biodiversité. Voilà que le poète pointe le doigt, déjà
dans les années quarante, contre la destruction de l’environnement :
Alors que l’Africain habitait parmi ses troupeaux, s’occupait de ses
greniers, et de la survie raisonnable de ses enfants dans une harmonie
parfaite avec son environnement, voilà qu’un système gourmand, sans
calcul, sans scrupule, qui s’adonne à des chasses quadrillées : « Plus beaux
que des rôniers sont les Morts d’Elissa ; minces étaient les désirs de leur
ventre... Ils n’amassaientpas des chiffons, pas même de guinées à parer
leurs poupées... »131.
Cette race contraste terriblement avec celle dont on dit : « Vos filles, m’a-
t-on dit, se peignent le visage comme des courtisanes. Elles se casquent
pour l’union libre et éclaircir la race ! Êtes-vous plus heureux ? Quelque
trompette à wa-wa-wâ et vous pleurez aux soirs là-bas de grands feux et de
sang ».
Il fallait bien orner des salons avec des têtes de lions et des peaux de
panthères, exploitant systématiquement les ressources d’un continent qui lui
a été légué de plein droit par un Seigneur qu’ils ont assassiné.
« Droits et durs les Saras beaux comme les premiers hommes qui sortirent de vos mains brunes.
Elles abattirent la forêt noire pour en faire des traverses de chemin de fer. Elles abattirent les
forêts d’Afrique pour sauver la Civilisation, parce qu’on manquait de matière première
humaine. »
« Seigneur je ne sortirai pas ma réserve de haine, je le sais, pour les diplomates qui montrent leurs
canines longues et qui demain troqueront la chair noire.
« Mon cœur, Seigneur s’est fondu comme neige sur les toits de Paris au soleil de votre douceur. Il
est doux à mes ennemis, à mes frères aux mains blanches sans neige à cause des mains de rosée,
le soir, le long de mes joues brûlantes »
« [Masques] qui avez composé ce portrait, ce visage mien penché sur l’autel de papier blanc, à
votre image écoutez-moi »
Dans « Une saison au Congo » André Gide écrit : « La vraie foi n’est
possible que sur la terre où les hommes se font dieux et les, dieux se font
hommes ». Et c’est cette rencontre qui se produit : Le mortel vient aux
pieds des Ancêtres. La rencontre entre mortels et immortels ne peut se faire
que lorsqu’un des côtés flanche, se penche vers l’autre. Et vous conviendrez
certes que plus facile pour un dieu de se courber vers l’homme que le sens
inverse. Les ancêtres composent donc un visage, reprennent le visage du
poète qui est penché sur l’autel de papier blanc et le poète les prie de bien
vouloir l’écouter. Ici il y a une transition rapide entre le point (2) et le point
(3) cités ci-dessus, nommément le « moi » affirmé, la rencontre, et le
déploiement des plaidoiries : le « visage composé » et « à votre image,
écoutez-moi ! »
« Voici que meurt l’Afrique des empires - c’est l’agonie d’une princesse pitoyable et aussi
l’Europe à qui nous sommes liés par le nombril. »
L’Afrique, c’est le royaume des Ancêtres, lègue laissé entre les mains de
la génération actuelle et, partant du poète, comme la famille actuelle est
après tout celle des Pangools qui lui doivent protection. Et si le poète est
venu à leurs pieds, c’est pour déplier ses soucis :
1) L’Afrique des empire meurt - c’est l’agonie d’une princesse pitoyable.
Ayant tué leur royauté, les Français ne pouvaient pratiquement pas
accepter le maintien des monarchies au sein de leurs colonies,
contrairement aux Anglais. Les grands empires africains disparaissaient
donc petit à petit, ne gardant plus qu’un rôle symbolique là où ils
étaient encore permis.
2) L’Europe à qui nous sommes liés par le nombril, qui était espoir,
guide, protectrice, cette Europe qui était venue nous coloniser et dont
les fils se présentaient presque comme des dieux à nos yeux, elle aussi
se meurt. Ici le poète traduit un drame qui, en quelque sorte
unidimensionnel pour les Européens, s’avéraient multidimensionnel
pour les Africains : c’est la cas d’un enfant qui voit son père, son dieu,
abattu subitement sous ses yeux. Pour le père, c’est d’être abattu, pour
le fils, c’est l’abattement d’un dieu. Que ressent le valet, l’esclave
lorsque son maître tombe, esclave et valet, dans les mains d’un autre
maître ? Réjouissance peut-être, anxiété surtout, surtout lorsque l’autre
maître futur maître possible parlait de « Schwarze Schande ».
« Fixez vos yeux immuables sur vos enfants que l’on commande qui donnent leur vie comme le
pauvre son dernier vêtement. Que nous répondions présent à la renaissance du Monde Ainsi le
levain qui est nécessaire à la farine blanche »
« Car qui apprendrait le rythme au monde défunt des machines et des canons ? Qui pousserait le
cri de joie pour réveiller morts et orphelins à l’aurore ? Dites, qui rendrait la mémoire de vie à
l’homme aux espoirs éventrés ? »
« Ils nous disent les hommes du coton du café de l’huile. Ils nous disent les hommes de la
mort... »
« Nous sommes les hommes de la danse, dont les pieds reprennent vigueur en frappant le sol
dur. »
Nous sommes justement cette humanité que n’a plus l’Europe des
canons, l’Europe défunte des machines, l’Europe qui est réellement au
sortir de 1945, la terre de la mort, la terre des hommes de la mort avec ses
charniers, son Verdun, son Hiroshima, Nagasaki, Pearl Harbour, Cherbourg,
Auschwitz, Dachau, Leningrad, le lac Ladoga, l’Afrique du Nord et les
eaux aux alentours de Dakar132...
XIV. LE TOTEM
« Il me faut le cacher au plus intime de mes veines l’Ancêtre à la peau d’orage sillonnée d’éclairs
et de foudre, mon animal gardien il me faut le cacher, que je ne rompe le barrage des scandales. »
« Il est mon sang fidèle qui requiert fidélité, protégeant mon orgueil nu contre moi-même et la
superbe des races heureuses... »
Mais c’est une réalité indéniable : c’est son sang fidèle qui requiert
fidélité, qui requiert qu’il le garde, le maintienne et lui rappelle ses valeurs
profondes, le protège contre lui-même en le faisant revenir sur le droit
chemin comme le berger et la brebis. Il le ramène sur le droit chemin
lorsque le mirage des races heureuses est sur le point de l’aveugler, de lui
faire oublier ses valeurs intrinsèques.
XV. NDESSE OU « BLUES »
« Ndesse » est une substantivisation senghorienne du verbe « dess »
venant du wolof et signifie : manque, dette, un dû. Par déduction, on peut
obtenir : absence de quelque chose ou de quelqu’un dans la vie, d’où
tristesse et solitude.
C’est un titre que Senghor a utilisé deux fois :
1) Dans ce poème, où il s’agit surtout d’une solitude poignante à cause
d’une certaine absence.
2) Une deuxième fois où il décrit ses remords à cause d’une dette qu’il
porte envers sa mère et sur laquelle nous reviendrons à temps opportun.
« Le Printemps charriait des glaçons sur tous mes torrents débandés, ma jeune sève jaillissait aux
premières caresses sur l’écorce tendre. »
Le printemps, à l’extrême nord marque le départ des glaces, le dégel,
l’arrivée d’une nouvelle vie : les ruisseaux murmurent dans les ravins, les
feuilles, d’un jaune pâle et tendre commencent à apparaître pour couvrir les
arbres qui, pendant des mois, semblaient être frappés par une malédiction
de cendre. Les cœurs se font plus tendres comme fondus par les premiers
rayons solaires : ils sont plus sensibles, plus humains.
Et c’est juste durant cette période d’espoir de renouveau que le poète va
vivre une solitude qui sera plus accentuée par le contraste. Cette solitude va
durer jusqu’au mois de juillet.
« Voilà cependant qu’au cœur de Juillet, je suis plus aveugle qu’Hiver au pôle. Mes ailes battent et
se blessent aux barreaux du ciel bas. Nul rayon ne traverse cette voûte sourde de mon ennui. »
Ici encore, un autre contraste. Juillet qui est d’habitude le mois le plus
ensoleillé, et le poète appose une obscurité, cette même obscurité hivernale
du pole où le soleil ne se lève jamais. Il est cerné par une obscurité, une
solitude, il cherche, tâtonne comme un aveugle. Mais que cherche-t-il ?
Bien sûr un amour. Il essaie de s’élever mais se retrouve, comme
l’albatros de Baudelaire, les ailes raclant les barreaux d’un ciel impassible.
Il ne trouve pas de code magique ; il n’arrive pas à s’identifier pour enfin
entrer dans cette présence.
« Quels signes retrouver ? Quelle clef de coups frapper ? Et comment atteindre le dieu aux
javelines lointaines ? Été royal du Sud là-bas, tu arriveras oui trop tard en un septembre
agonisant ! Dans quel livre trouver la ferveur de ta réverbération ? Et sur les pages de quel livre,
de quelles lèvres impossibles ton amour délirant ? »
« Me lasse mon impatiente attente. Oh ! le bruit de la pluie sur les feuilles monotones ! Joue-moi
la seule « Solitude, Duke, que je pleure jusqu’au sommeil »
« Tu m’as assailli encore cette nuit, cette nuit sans clair de lune au bord de la mare perfide,
panthère décochée de l’arc d’une branche. Ah ! Le feu de tes griffes dans mes reins et l’angoisse
qui fait crier à minuit jusqu’aux doigts de mes pieds tremblants prisonniers »
Dans une nuit sans clair de lune, le poète est confronté à la réalité de la
mort. Au bord de la mare perfide, il va sentir « La force de l’homme, lourd
les pieds dans le potopoto »133
La confrontation avec la mort ramène toujours Senghor vers la mare, le
potopoto, dans des eaux fétides qui rappellent la putréfaction. C’est que
dans le royaume d’enfance, la mort se faisait plus fréquente à travers toutes
les épidémies intervenant pendant la saison des pluies.
Nul n’est impassible devant la mort, cette panthère qui, décrochée de la
branche, maintenant enfonce ses griffes dans les reins du poète, le fait crier
de douleur, et il tremble jusqu’aux doigts des pieds tremblants, ces pieds
subitement prisonniers, ces pieds qui devaient pourtant le porter vers la
course, vers la fuite pour échapper.
« O Mort jamais familière, trois fois visiteuse, je me rappelle ma course après la vie comme après
un lourd fruit qui roule sous un rônier l’enfant - un second régime soudain sur le dos l’aplatit au
sol »
« Mort redoutable, qui fait fuir plus vite que le guerrier sept fois autour de la Ville aux sept portes,
vois-moi dans la force de l’âge et du désir et du vouloir quand voici déjà l’hiver, les pluies
rhumatismes et tes griffes profondes. N’as-tu pas senti la force de mes reins, de mon vouloir
musculeux ? Je sais que l’Hiver s’illuminera d’un long jour printanier que l’odeur de la terre
montera m’enivrer plus fort que le parfum des fleurs, que la Terre tendra ses seins durs pour
frémir sous les caresses du Vainqueur »
Le poète a encore une fois une prémonition : avant ce jour, avant cette
rencontre, il a beaucoup de choses à faire et si il se soucie de la Mort, c’est
uniquement dans la peur de la rencontrer sans avoir accompli certaines
tâches qu’il s’est fixées, parmi lesquelles celle d’ambassadeur de son
Peuple qui doit rebondir comme l’Annonciateur, manifester l’Afrique Mère.
Le poète discute, marchande avec la mort et pose certaines valeurs dignes
de considération avant le verdict. Il lui faut un sursis, nous avons failli dire
un sursaut : La force de l’âge, du désir et du vouloir musclés. Il sait très
bien que ce n’est qu’un sursaut, que le Soleil de la mort brillera bien un
jour, que l’Hiver s’illuminera d’un long jour printanier, qu’il sera dans la
tombe, la terre l’enivrant plus fort que le parfum des fleurs...
Mais cette rencontre n’est pas douloureuse en elle-même. Senghor la
prévoit comme une première nuit de noces, la rencontre avec l’épouse dont
les seins durs frémissent sous ses caresses. Ici il faut se méfier de la
chronologie.
« La rencontre avec la mort : « L’hiver s’illuminera d’un long jour printanier, que l’odeur de la
terre montera m’enivrer plus fort que le parfum des fleurs, que la terre tendra ses seins durs pour
frémir sous les caresses du Vainqueur. »
1) La période intermédiaire avant cette rencontre : « Je bondirai comme
l’Annonciateur, que je manifesterai l’Afrique comme le sculpteur de
masques au regard intense. »
2) Au bout de cette période, retour à la rencontre avec la mort : « Le
retour de la femme au visage noir et tête fauve qui partit sans un mot
ébauché ni d’elle ni de moi un jour d’hiver lumineux en Ile-de-France »
Cette femme partie sans un mot ébaucher est bidimensionnelle. Cela peut
être la mort elle-même, mais je ne sais pourquoi je ne peux ne pas penser à
Yandé Codou Sène. Elle-même raconte avoir rencontré Senghor à deux
points culminants au cours de sa vie : pendant sa campagne électorale
« petite fille à qui il demanda de l’eau d’une façon énigmatique et qui va
devenir sa griotte, petite fille qui comprit et se versa sur la tête le reste de ce
que Senghor avait bu comme une eau bénite, petite fille qui va accueillir sa
dépouille « royale » sous les rampes d’un avion durant une soirée
d’octobre. Trop de prémonition qui tombent juste ?
XVII. LIBÉRATION
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, Senghor est fait
prisonnier, comme des milliers de tirailleurs et enfermés dans environ 22
stalags à travers le territoire français. S’il sort vivant, comme pour toute
personne, de cette guerre, c’est réellement un miraculé.
« Les torrents de mon sang sifflaient le long des berges de ma cellule, C’était pendant des nuits et
des jours plus solitaires que la nuit »
« Sous les coups de bélier, tenaces étaient les digues et les murs d’un poids perfide, J’étais là, me
cognant la tête comme le désespoir d’un enfant nerveux, »
L’épaisseur des murs de la prison qui résiste à ses tentatives. Têtu, voilà
le prisonnier qui se cogne la tête comme un enfant qui boude. Mais il sait
que tout effort est vain. Alors il va adopter une autre stratégie :
« J’ai dit paix à mon âme sur un signe de l’Ange mon guide mais quelle lutte sans masseur, dont
j’ai tout le corps moulu ! Avec une patience paysanne, j’ai travaillé à la lime des dix-sept heures
d’été quand il faut serrer la récolte et que menace le temps grondant »
« L’autre matin - j’ai perdu la mémoire des jours et des sous-préfectures - j’ai senti sur ma joue le
lait frais de la vérité »
Et voilà que la patience paye : au lieu des coups de béliers qui auraient
été vains sans pour autant le faire sortir de prison, la patience a aidé et
lorsque la liberté sera venue, ce sera juste comme une surprise.
« Il faisait encore nuit dehors, et pas une étoile à la ferme la plus perdue. Me baignaient l’aube
peu à peu et le vert tendre du gazon mouillé d’une douceur point menteuse. »
« Levant mon regard au-delà du soleil, à l’Est je vis poindre les étoiles et entendis le cantique de
paix. »
Juxtaposition : les étoiles c’est certainement aussi les bougies que porte la
foule en procession célébrant la liberté.
« Et libéré de ma prison, je regrettais déjà le pain bis et le bas flanc des insomnies. »
« Quels mois alors ? Quelle année ? Je me rappelle sa douceur fuyante au crépuscule, Que
mouraient au loin les hommes comme aujourd’hui, que fraîche était, comme un limon, l’ombre
des tamariniers. »
« Reposoirs opposés au bord de la plaine dure salée, de la grande voie étincelante des Esprits,
enclos méridiens du côté des tombes ! »
« Et toi Fontaine de Kam-Dyamé, quand à midi je buvais ton eau mystique au creux de mes
mains, entouré de mes compagnons lisses et nus et parés des fleurs de la brousse ! »
« La flûte du pâtre modulait la lenteur des troupeaux et quand sur son ombre elle se taisait,
résonnait le tam-tam des tanns obsédés qui rythmait la théorie en fête des Morts. »
« Des tirailleurs jetaient leurs chéchias dans le cercle avec des cris aphones, et dansaient en
flammes hautes mes sœurs Téning-Ndyaré et Tyagoum-Ndyaré, plus claires maintenant que le
cuivre d’outremer. »
Les tirailleurs morts pendant la guerre sont-là, comme sont présentes les
sœurs jumelles du poète reparties à bas âge - pour Sangamar ?
Parmi les milliers des feux follets, elles vont à leur tour s’élancer dans le
cercle, légère comme une haute flamme, ces sœurs Téning et Tyagoum qui
sont plus claires maintenant que le cuivre d’outre-mer.
Strophe II
« Fontaines plus tard, à l’ombre étroite des Muses Latines que l’on proclamait mes anges
protecteurs »
« Puits de pierre, Ngasobil ! Vous n’apaisâtes pas mes soifs. Mais après les pistaches grillées et
salées, après l’ivresse des Vêpres et de midi, je me réfugiais vers toi, Fontaine-des-Éléphants à la
bonne eau balbutiante, vers vous, mes Anciens, aux yeux graves qui approfondissent toutes
choses. »
« Et me guidait par épines et signes Verdun oui Verdun, le chien qui gardait l’innocence de
l’Europe. »
Ceci n’est pas « aller chercher trop loin », si l’on se réfère aux passages
de la strophe IV de Prière de Paix, dans « Hosties Noires » : « ...Je vous
salue d’un cœur catholique. Ah ! Je sais bien que plus d’un de Tes
messagers a traqué mes prêtres comme gibier et fait un grand carnage
d’images pieuses. Et pourtant on n’aurait pu s’arranger, car elles furent,
ces images, de la terre à Ton ciel l’échelle de Jacob, la lampe au beurre
clair qui permet d’attendre l’aube, les étoiles qui préfigurent le soleil. Je
sais que nombre de Tes missionnaires ont béni les armes de la violence et
pactisé avec l’or des banquiers. Mais il faut qu’ily ait des traîtres et des
imbéciles. »
En lisant Senghor, il est mieux de garder à l’esprit qu’il y a un mince fil
caché qui relie les poèmes. La pensée, si elle semble intermittente, n’est pas
du tout cassée. Elle se profile, se maintient à travers ses poèmes.
Ici le terme « catholique » est repris dans sa propre étymologie :
l’universel, un cœur universel, qui sait accueillir chaque participant tel qu’il
est, avec toutes ses particularités, ce qui fait exactement d’un cœur un
« catholique », comme le sérère l’est par nature.
« De tes rires de tes jeux de tes chansons, de tes fables qu’effeuille ma mémoire, je ne garde que
le curé noir dansant et sautant comme le Psalmiste devant l’Arche de Dieu comme l’Ancêtre à la
tête bien jointe au rythme de nos mains : « Ndyaga-bâss ! Ndyaga-rîti ! »
« Elle m’a dit Seigneur ! Choisir ! Et délicieusement écartelé entre ces deux mains amies - Un
baiser de toi Soukeyna ! - ces deux mondes antagonistes quand douloureusement - ah ! Je ne sais
plus qui est ma sœur et qui est ma sœur de lait de celles qui bercèrent mes nuits de leur tendresse
rêvée, de leurs mains mêlées quand douloureusement - un baiser de toi Isabelle ! - entre ces mains
que je voudrais unir dans ma main chaude de nouveau. »
« Mais s’il faut choisir à l’heure de l’épreuve, j’ai choisi le verset des fleuves, des vents et des
forêts, l’assonance des plaines et des rivières, choisi le rythme de sang de mon corps dépouillé,
choisi la trémulation des balafons et l’accord des cordes et des cuivres qui semble faux, choisi le
Swing, le swing oui le swing ! Et la lointaine trompette bouchée, comme une plainte de nébuleuse
en dérive dans la nuit, comme l’appel de Jugement, trompette sur les charniers neigeux d’Europe.
J’ai choisi mon peuple noir peinant, mon peuple paysan, toute la race paysanne par le monde »
Une résignation pure et simple. Le poète reconnaît la force des choses : il
faut choisir. Il choisit :
La nature : C’est aussi dire le naturel, le primitif, le naïf, si l’on veut : le
verset des fleuves, des vents et des forêts, l’assonance des plaines et des
rivières.
La joie de vivre : C’est dire la culture, la trémulation de balafons et
l’accord des cordes et des cuivres qui semble faux, le swing et la trompette
bouchée.
Les opprimés : Le peuple noir peinant, mon peuple paysan, toute la race
paysanne par le monde.
« Et tes frères se sont irrités contre toi, ils t’ont mis à bécher la terre. Pour être ta trompette ! »
Le choix fait, Sédar va aller faire ses adieux à ses élèves. Comme en
classe, il leur parle, avec beaucoup de tendresse, pèse et justifie sa décision.
Il n’a pas toujours été professeur, enseignant de petits européens, guide,
berger à travers les livres. Loin, bien loin, dans son royaume d’enfance, il
n’a pas toujours été fonctionnaire, bon collègue.
« Vieille France vieille Université, et tout le chapelet déroulé. Mon enfance, mes agneaux, est
vieille comme le monde et je suis jeune comme l’aurore éternellement jeune du monde »
Il reconnaît les mérites de la vieille France, de la vieille tradition de son
université, mais tout cela est relativement jeune par rapport à lui : mon
enfance est vieille comme le monde. Cette enfance n’est pas uniquement
celle du poète, c’est aussi celle du continent, celle de son royaume
d’enfance, qui a balbutié il y a déjà des millénaires. Et pourtant ! « ... et je
suis jeune comme l’aurore éternellement jeune du monde ». Ce point ne
se rapporte pas uniquement au poète : c’est aussi la situation de l’Afrique :
vieille comme la vieillesse, l’Afrique se trouve d’emblée être un jeune
continent, parce que formé de jeunes nations qui toutes, pendant des
décennies à venir, venir, vont apprendre à ramper, avec, la plupart du temps,
hélas de profondes égratignures sanglantes.
« Les poétesses du sanctuaire m’ont nourri, les griots du Roi m’ont chanté la légende véridique de
ma race aux sons des hautes kôras »
Si Senghor détient ces vérités, s’il doit choisir le chemin qui se dresse
devant lui, c’est qu’il a écouté les poétesses du sanctuaire qui l’ont nourri et
les griots qui lui ont fait parvenir la légende véridique de sa race.
Strophe V
« Quels mois ? Quelle année ? Koumba Ndoffène Diouf régnait à Diakhaw, superbe vassal et
gouvernait l’Administrateur du Sine-Saloum. Le bruit de ses aïeux et les dyoung-dyoungs le
précédait. »
« Le pèlerin royal parcourait ses provinces, écoutant dans le bois la complainte murmurée. Et les
oiseaux qui babillaient, et le soleil sur leurs plumes était prodigue, écoutant dans la conque
éloquente parmi les tombes sages »
Remonter le temps n’est pas fait dans le seul but de retrouver le lien avec
Coumba Ndoffène Diouf, le roi du Sine. Le poète plonge dans sa personne,
analyse sa manière d’être monarque : un roi qui parcourt ses provinces, qui
écoute le peuple, tend l’oreille à la moindre, à la plus petite, à la complainte
murmurée.
Il nous présente une prospérité : les oiseaux babillaient, et le soleil sur
leurs plumes était prodigue : nuages, pluie, douceur. La multitude d’oiseaux
effleurée est signe de fertilité.
Un autre caractère auquel le poète tient beaucoup, est le contact maintenu
par le monarque avec les tombes sages, les Arbres Noirs, les Pangols, les
Ancêtres. C’est un signe de sagesse, d’humilité comme les bons rois
d’Israël maintenaient le contact constant avec Yahvé
« Il appelait mon père Tokoor ; ils échangeaient des énigmes que portaient des lévriers à grelots
d’or. Pacifiques cousins, ils échangeaient des cadeaux sur les bords du Saloum, des peaux
précieuses des barres de sel, de l’or du Bouré de l’or du Boundou et les hauts conseils comme les
chevaux du fleuve. »
Voilà, la balle est partie : Senghor est rompu, bien rôdé dans la
gouvernance, comme homme de récade. Droit dressé ! C’est lui, qui est
dressé, éduqué dans la droiture, dans la noblesse, comme le Fouta-Djalon
d’en face, comme il s’est dressé ainsi que le Fouta-Djalon d’en face, contre
l’Almamy du Fouta dans la résistance.
« On nous tue, Almamy ! On ne nous déshonore pas. Ni ses montagnes ne purent nous dominer, ni
ses cavaliers nous encercler ni sa peau claire nous séduire ni nous abâtardir ses prophètes »
« Et seize ans de guerre ! Seize ans le battement des tabalas de guerre des tabalas de balles ! Seize
ans les nuages de poudre ! Seize ans de tornade sans un beau jour un seul »
« Et chante vers les fontaines la théorie des jeunes filles aux seins triomphants comme des tours
dans le soleil. Seize ans le crépuscule ! Et les femmes autour des sources étendent des pagnes
rouges. Seize ans autour du marigot d’Elissa, que fleurissent les lances bruissantes. »
A la fin des seize ans de poudre mortelle, voilà que les jeunes filles
sortent librement, les seins triomphants comme des tours dans le soleil.
Cette sortie, ces seins debout, c’est comme des étendards de la liberté, de la
fin de la guerre. Et les femmes autour des sources étendent des pagnes
rouges - femmes, sang, veuves. Cela aide à mesurer le carnage, le nombre
de morts à la fin de ces seize ans, et le nombre de veuves et d’orphelins que
cela aura engendrés.
« On nous tue, Almamy ! Sur ce bûcher, j’ai jeté toutes mes richesses poudreuses : mes trésors
d’ambre gris et de cauris, les captifs colonnes de ma maison, les épouses mères de mes fils, les
objets du sanctuaire, les masques graves et les robes solennelles, mon parasol mon bâton de
commandement, qui est de trois kintars d’ivoire et ma vieille peau. »
Mais le poète va nous mettre au parfum d’un point essentiel quant à la fin
de cette guerre : la reddition du chef. Mais il va se débarrasser de tout le
symbole de son pouvoir, il ne va pas se rendre : j’ai jeté toutes mes
richesses poudreuses, mes trésors d’ambre gris, les captifs, colonnes de ma
maison, les épouses mères de mes fils... » Mais, et surtout sa vieille peau.
« Vieille peau » est encore une expression qui fait d’une pierre deux
coups : comme chef il a certainement un parchemin, une peau, mais ce n’est
pas uniquement cette peau vieille qu’il va jeter : il s’agit aussi de se
débarrasser de sa vieille enveloppe, de plonger plus loin que le plongeur.
Dans « Éthiopique », Épîtres à la Princesse, strophe V, Senghor nous décrit
ce voyage qui a la fausse apparence d’une étreinte amoureuse :
« Les tam-tams nous réveillent, Princesse, les tam-tams nous réveillent.
Les tam-tams nous ouvrent l’aorte. Les tam-tams roulent, les tam-tams
roulent, au gré du cœur. Mais les tam-tams galopent ho ! Les tam-tams
galopent. Princesse, nos épaules roulent sous les vagues, nos épaules de
feuilles tremblent sous le cyclone, nos lianes nagent dans l’onde, nos mains
s’ouvrent nénuphars, et chantent les alizés dans nos doigts de filaos. Mais
lumière sur nos visages plus beaux que masques d’or !... Princesse, nous
serons les maîtres de la Mort. Retiens ce message Princesse, nous serons le
Ciel et la Terre. »
« Dormez, les héros, en ce soir accoucheur de vie, en cette nuit grave de grandeur. »
« Mais sauvée la Chantante, ma sève païenne qui monte et piaffe et qui danse, mes deux filles aux
chevilles délicates, les princesses cerclées de lourds bracelets de peine comme des paysannes. Des
paysans les escortes pour être leurs seigneurs et leurs sujets. Et parmi elles, la mère de Siga
Badial, fondatrice de royaumes qui sera le sel des Sérères, qui seront le sel des peuples salés. »
Ici le poète est à la recherche d’un modèle qu’il trouve chez Siga Badial,
la fondatrice de royaumes.
1) Tu n’es pas parasite sur l’abondance rameuse, faible, presque
inexistante de ton peuple.
2) Tu n’es pas tyran, tu ne te nourris pas de sa graisse
« Tu es l’organe riche de réserves, les greniers qui craquent pour les jours d’épreuves - Ils
nourrissent fourmis et colombes oisives. »
« Voilà, tu es, pour écarter au loin l’ennemi, debout, le tata, je ne dis pas le silo, mais le chef qui
organise la force qui forge le bras ; mais la tête tata qui reçoit coups et boulets. Et ton peuple
s’honore en toi. Louange à ton peuple en toi ! Princesse de quatre coudées au visage d’ombre
autour de ta bouche de lumière comme le soleil sur la plage de galets noirs. Tu es ton peuple. La
terre sombre de ta peau et féconde, généreusement il l’arrose de la tornade séminale. Tu es son
épouse, tu as reçu le sang sérère et le tribut de sang peul. »
1) La princesse est tata, pas un silo, puisqu’en réalité sa terre est pauvre.
C’est uniquement à travers l’organisation, à travers l’ordre et la
méthode que le chef va organiser, forger le bras.
2) La tête tata qui reçoit coups et boulets : c’est à travers la force de sa
pensée, de sa sagesse, qu’il va mener le peuple et le protéger.. Il est son
peuple. C’est à son image, grâce à la prestance de sa personnalité, de
son charisme que le peuple deviendra ce qu’il est maintenant : la seule
richesse du Sénégal, ce qui l’a réellement mené de l’avant et fait son
respect, c’est, à travers la personne de Senghor, la diplomatie qui lui fut
reconnue à travers le monde
« O sangs mêlés dans mes veines, seulement le battement nu des mains ! Que j’entende le chœur
des voix vermeilles des sang-mêlé ! Que j’entende le chant de l’Afrique future ! »
Une real politique : la diversité des peuples, le métissage. C’est ainsi que
Senghor, fuyant un régionalisme et un tribalisme à la manière des autres
pays d’Afrique, ne s’est jamais prononcé, à part durant des émissions
purement culturelles, en tant que sérère. Ses discours en wolof sont bien
connus, pour ce qui est de sa langue maternelle, il l’a utilisée plutôt en
bribes, comme les autres langues, et cela, en prenant par exemple un bain
de foule, dans le contact de personne à personne.
Strophe VIII
« Ah ! me soutient l’espoir qu’un jour je coure devant toi, Princesse, porteur de ta récade à
l’assemblée des peuples. C’est un cortège plus de grandeur que celui même de l’Empereur
Gongo-Moussa en marche vers l’Orient étincelant. »
« O désert sans ombre désert, terre austère terre de pureté, de toutes les petitesses, lave-moi de
toutes mes contagions de civilisé. Que me lave la face ta lumière qui n’est point subtile, que ta
violence sèche me baigne dans une tornade de sable et tel le blanc méhari de race, que mes lèvres
de neuf jours en neuf jours soient chastes de toute eau terrestre, et silencieuses. Je marcherai par la
terre nord orientale, par l’Égypte des temples et des pyramides. Mais je vous laisse Pharaon qui
m’a assis à sa droite et mon arrière-grand-père aux oreilles rouges. Vos savants sauront prouver
qu’ils étaient hyperboréens ainsi que toutes mes grandeurs ensevelies. »
« Cette colonne solennelle, ce ne sont plus quatre mille esclaves portant chacun cinq mikhtals
d’or. Ce sont sept mille nègres nouveaux, sept mille soldats sept mille paysans humbles et fiers
qui portent les richesses de ma race sur leurs épaules musicales. Ses richesses authentiques. Non
plus l’or ni l’ambre ni l’ivoire, mais les produits d’authentiques paysans et de travailleurs à vingt
centimes l’heure. Mais toutes les ruines pendant la traite européenne des nègres mais toutes les
larmes par les trois continents, toutes les sueurs noires qui engraissèrent les champs de canne et de
coton, mais tous les hymnes chantés, toutes les mélopées déchirées par la trompette bouchée
toutes les joies dansées oh ! Toute l’exultation criée. Ce sont sept mille nègres nouveaux, sept
mille soldats sept mille paysans humbles et fiers qui portent les richesses de ma race sur leurs
épaules d’amphore, la force la Noblesse la Candeur. »
Et comme d’une femme, l’abandonnement ravi à la grande force cosmique, a l’Amour qui meut
les mondes chantants. »
« Tokô’ Waly, mon oncle, te souviens-tu des nuits de jadis quand s’appesantissait ma tête sur ton
dos de patience ? Ou que me tenant par la main, ta main me guidait par ténèbres et signes ? »
Tokô ‘ Waly, mon oncle : le ton ne pouvait se faire plus petit, plus
humble. A peine si l’on n’entrevoit pas Sédar se blottir contre le flanc de
son oncle maternel, frère de sa mère. Il a besoin de protection, qu’il le guide
comme jadis par les nuits sinoises, à travers les ténèbres et contre des
pièges invisibles, les signes qui sont certainement la présence des esprits
maléfiques dont se couvre la nuit africaine. Il veut sentir cette main qui tient
sa main, le guide sur ce chemin, qui est « un chemin de nuit » et le long
duquel il aura besoin de son double à l’humeur voyageuse.
« Les champs sont fleurs de vers luisants ; les étoiles se posent sur les herbes sur les arbres. C’est
le silence alentour. Seules bourdonnent les parfums de brousse, ruches d’abeilles rousses qui
dominent la vibration grêle des grillons et tam-tam voilé, la respiration au loin de la Nuit »
« Et tu m’expliques les signes que disent les Ancêtres dans la sérénité marine des constellations.
Le Taureau, le Scorpion le Léopard, l’Éléphant les Poissons familiers et la pompe lactée des
Esprits par le tann céleste qui ne finit point. »
« Mais voici l’intelligence de la déesse Lune et que tombent les voiles des ténèbres. Nuit
d’Afrique ma nuit noire, mystique et claire noire et brillante, tu reposes accordée à la terre, tu es la
Terre et les collines harmonieuses. O Beauté classique qui n’est point angle, mais ligne élastique,
élégante, élancée ! O visage classique ! Depuis le front bombé sous la forêt de senteurs et les yeux
larges obliques jusqu’à la baie gracieuse du menton et l’élan fougueux des collines jumelles ! O
courbes de douceur visage mélodique ! O ma Lionne ma Beauté noire, ma Nuit noire, ma Noire
ma Nue ! »
Voilà cette belle Fille, cette princesse qui reprend les formes les plus
gracieuses, jusqu’à la pesanteur des seins, les collines jumelles ! Senghor se
laisse bercer dans les bras de sa nuit noire, de sa nue, et s’adonne sans
retour.
« Ah ! Que de fois n’as-tu fait battre mon cœur comme le léopard indompté dans sa cage étroite.
Nuit qui me délivre des raisons des salons des sophismes des pirouettes des prétextes, des haines
calculées des carnages humanisés. »
La nuit, qui unit obscurité et clarté, la nuit qui unit vie et silence, la vie
qui unit morts et vivants, qui confond terre et ciel est une délivrance.
Rappelons-nous : Si le Poète s’est retiré dans le désert, à la strophe VIII,
c’était justement pour se débarrasser de ses contagions de civilisé. Sur la
voie qui se dresse devant, les raisons, les salons, les sophismes, les
pirouettes ou trahisons, les prétextes, les haines calculées, les carnages
humanisés sont autant de choses possibles, autant de choses suspendues
comme un gaz échappé depuis longtemps et rodant et qui n’attend que le
moindre craquement d’allumette pour mettre à feu toute la demeure. La nuit
est là pour l’aider à combattre ses contradictions, pour le laver de toutes ses
petitesses et le restituer à ses valeurs primordiales, à ses valeurs primaires :
« Nuit qui fond toutes mes contradictions, toutes contradictions dans l’unité première de ta
négritude. »
« Reçois l’enfant toujours enfant, que douze ans d’errances n’ont pas vieilli. »
« Je ne ramène d’Europe que cette enfant amie, la clarté de ses yeux parmi les brumes
bretonnes. »
Une femme, Colette - enfant amie dont les yeux sont innocence, enfant
d’Europe dont, certainement la fiancée aux courbes de douceur, visage
mélodique ne sera pas jalouse.
XIX. PAR DELÀ ÈROS
Kaa na maayaay a felaxam
Kaso faye naapoogma jegaanum
Oui, tout ce qui est de Mâyâye me plaît
La prison que je recherchais, je l’ai »
3. mis dans deux prisons dont l’une était allemande, l’autre faite de murs
qui n’étaient autre que la couleur de sa peau et le choc culturel : « Vous
ignorez les restaurants et les piscines, et la noblesse au sang noir interdite,
Et la Science et l’Humanité, dressant leurs cordons de police aux frontières
de la négritude. Faut-il crier plus fort ? Ou m’entendez-vous, dites ? Je ne
reconnais plus les hommes blancs, mes frères comme ce soir au cinéma,
Perdus qu’ils étaient au-delà du vide fait autour de ma peau ».
4. fait connaître la solitude des gares et de ces nuits qui ne sont plus
rythmées du bruit des gamelles : « C’est le temps de partir, d’affronter
l’angoisse des gares, Le vent courbe qui rase les trottoirs dans les gares de
Provence ouvertes, L’angoisse des départs sans mains chaude dans la
main ». « Qui donc dansera le dimanche aux sons du tam-tam des
gamelles ? Et ne sont-ils pas libres de la liberté du destin ? »138 ».
De tous ces points, seul le cinquième est initié par le poète, les autres
étant des faits circonstanciels. Maintenant, malgré la complexité voulue du
scénario, ne nous laissons pas faire et gardons surtout à l’esprit que ce n’est
pas par hasard que Par-delà Éros précède le « Retour de l’enfant
prodigue », puisqu’il en forme les préparatifs.
La raison principale de « Par-delà Éros » c’est l’Aimée, qui semble
avoir occasionné une situation mettant le poète entre le marteau et
l’enclume, cette bien-aimée dont il parle tout le long des cinq premiers
chapitres allant de « C’est le temps de partir » à « Par-delà Éros », qui
forme le point culminant du thème.
« Par-delà Éros » est un poème où Amour et Devoir semblent se
confronter avec un grand risque d’autodestruction. Si nous avions suivi la
même méthode que pour les poèmes précédents, en les jaugeant vers par
vers, nous serions entré dans une répétition sans antécédent car le poème, à
travers ses strophes titrées, nous donne des bribes dans lesquelles le poète
met délibérément en scène divers acteurs dont il cherche à incliner la
volonté ou en faire des complices avant de revenir vers la Bien-aimée en
étalant des moments intimes, ou en déployant un tambour rythmant beauté,
caractère et prestance et tout cela, à saute-mouton. Il nous semble que
Senghor enveloppe tout dans un camouflage parfait. Est-ce recherché et
donc voulu pour ne pas froisser l’Aimée ?
L’amour est très évident, foudroyant de par les expressions, mais il y a
toujours un recul latent malgré sa profondeur et sa véracité latente. Mais il
se présente avec les contours d’un analgésique. Elle est là pour rassurer,
garantir fidélité quelque soit l’issue de ce qui provoque l’angoisse. Il n’y a
nul doute que ce poème renferme un des moments les plus angoissants de la
vie de Senghor, raison pour laquelle le poète cherche désespérément à
trouver une jonction pour annihiler la contradiction, qui ne peut se faire que
dans l‘acceptation sans équivoque de l’enfant amie par ses Pères.
Contrairement à ce que l’on pense, ce n’est pas seulement pour la jeune
fille que l’on cherchait une femme. Cela se faisait aussi pour le jeune
homme. Le fait d’avoir décidé de prendre cette « enfant », ne peut-être se
faire intégralement sans l’avis, voire la bénédiction des parents. Que va-t-il
se passer à son retour, quand il va « dévoiler » la nouvelle ? C’est là le souci
qui ronge notre poète. Examinons les poèmes un à un.
1. C’est le temps de partir
Préparatifs d’un départ où, à travers les poèmes successifs, des thèmes
reviennent comme une retransmission de scènes déjà vécues. Temps
premiers d’une rencontre, morceaux nostalgiques, tendres moments de
sensualité, étapes que ramasse et rafistole le poète jusqu’à la mélancolie du
départ :
« Toi si semblable à celle de jadis, avec ton visage sarrasin et ta tête noire qui flamboie comme le
sommet de l’Estérel.
Tes compagnes s’écartaient, jour laiteux d’hiver ou colombes sous les flèches d’une déesse.
Ma main reconnut ta main mon genou ton genou, et nous retrouvâmes le rythme premier.
Et tu partis ».
Pour Sédar aussi c’est le temps de partir, devoir oblige : « C’est le temps
de partir ! ». Mais cela ne va pas nous faire perdre de vue l’essentiel
puisqu’ici déjà le poète pose les jalons du problème. Sédar cherche à
trouver un pont pour atténuer une distance, rapprocher la bien-aimée : « toi
si semblable à celle de jadis, avec ton visage sarrasin et ta tête noire qui
flamboie comme le sommet de l’Estérel ». Il faut garder précieusement cette
expression car elle va s’éclairer dans la partie « Par-delà Éros ». Pour le
moment, il semble abandonner le thème pour nous mettre face à une
urgence, à contre-volonté, par rapport à laquelle il semble en retard :
« C’est le temps de partir, que je n’enfonce plus avant mes racines de ficus dans cette grasse et
molle.
J’entends le bruit picotant des termites qui vident mes jambes de leur jeunesse. »
Senghor sent et sait ses racines de ficus enfoncées, trop bien enfoncées
dans cette terre molle et grasse. Il ne doit plus s’y attarder plus qu’il ne faut.
Le ficus a des racines profondes et cette terre est grasse et molle - terre de
prospérité de facilité qui embourbe la volonté du poète, le maintient ; cette
terre étrangère qui, dans certains cas, peut décroître quelque part le sens de
la responsabilité et présenter un laisser-aller chez l’émigré qu’il est. Comme
dans un sursaut, il doit s’arracher à cette griffe, ne plus s’attarder car les
racines dans la profondeur de la terre étrangère sont à la merci des termites :
les années qui passent, picotent, dévastent sa jeunesse au fil des jours,
jeunesse passée loin de la patrie. S’il doit accomplir quelque chose dans son
royaume d’enfance il doit s’y rendre avec une force de jeunesse, ne pas
laisser les termites du temps, ces années qui se succèdent la lui ravir :
J’entends le bruit picotant des termites qui vident mes jambes de leur
jeunesse.
Le drame propre aux exilés et aux émigrés c’est de « grandir ou vieillir
ailleurs », cet ailleurs que l’on n’arrive jamais à « naturaliser », qui pousse
à vivre les années et, partant, sa vie, comme un projet qui se propage sur
l’infini. L’émigré se recroqueville souvent dans ses « quandje serai de
retour ». Il n’a pas sur cette terre étrangère le même regard, la même vision
que les natifs. Son « chez-moi », ce terroir quitté depuis la jeunesse, sinon
depuis longtemps, devient une projection, le lieu et l’espace-temps où se
fera sa vie, comme un nouveau recommencement. Et quand il sera de
retour, s’il retourne un jour, il se retrouve souvent parmi ceux de sa classe
d’âge dont les projets se faisaient sur place et se concrétisaient année après
année, dans l’actuel, dans la conjugaison de l’actif, contrairement à lui, qui
projetait sa vie, reléguait tout à ce jour de retour. Il vit le risque d’être
dépassé. Il faut donc se secouer. C’est le temps de partir, d’affronter
l’angoisse des gares, le vent courbe qui rase les trottoirs dans les gares de
Provence ouvertes, l’angoisse des départs sans mains chaude dans la main.
Jamais, dans aucun de ses poèmes nous n’avons senti Senghor hésiter
autant, à dessein, pour embrasser un thème. C’est vrai que généralement il
chevauche sur plusieurs fils à la fois, mais celui-ci revêt un caractère
particulier. Il s’engage puis se désengage, nous traînant volontairement vers
autre chose, morceaux d’historiques de sa relation avec l’Aimée pour en
ressortir encore et nous mettre en face de la mécanique matinale des gares
ou autre comble de solitude qu’il agite comme pour justifier cette liaison.
Parce que hors-terroir, hors-ethnie, hors-race ?
Ainsi il nous force à le suivre le long des gares sans portes, à être avec lui
sur le quai dans l’attente des locomotives balançant leur ventre comme un
long python métallique ou bien au bord d’un étang avec des nuages
aéroplanes et des rapides vers les ports atlantides et des mondes ressuscités
de leurs mémoires. C’est déjà dit, la juxtaposition des sentiments et des
situations est propre à notre poète mais ici, en plus de cette angoisse, en
plus de sa solitude, il traîne autre chose :
2. Départ
Au seuil de la séparation, le poète cherche à lire dans les yeux embués de
la bien-aimée, ces yeux en pleur, et troubles comme l’Etang de Berre sous
les coups du Mistral. Il fait un flash-back pour faire défiler le paysage
d’outre-océan de jours partagés. En ce temps là, lorsqu’ils glissaient, un
bras amical les retenait au bord de l’eau. L’amitié, le respect réciproque les
empêchaient, lors des premiers jours de rencontre, de franchir une certaine
limite de sensualité. Pour maintenir fermement cette limite, le poète nous
écarte et nous projette vers le paysage environnant, écoutant siffler les
rapides pour les ports atlantiques qui lui rappelaient les mondes ressuscités
de sa mémoire, les paysages de son royaume d’enfance qui se berce à
l’autre rive de l’océan.
Le décor est riche et chargé de romantisme exacerbé. Paroles douces,
murmurées d’une voix chargée, voix affaiblie et en même temps affûtée par
les sentiments et qui tissent de capricieuses dentelles, des épreuves, des
tentations, le désir d’aller plus loin. Présence lointaine : là voilà, déjà, sur
l’autre rive, planant comme une hirondelle. Mais si cette distance existe, il y
a un autre moyen, une autre issue : l’eau qui les sépare n’est pas profonde.
Au lieu de la rejoindre à guet, il va opter pour le bond du félin qui le
prendra plus facilement, plus rapidement auprès d’elle. La rivière est claire
comme du verre et les cieux ont la couleur d’yeux bleus, couleur que la
personne, l’Aimée, nommait pervenche. Le parfum, dans l’air, est celui de
jeunes pousses au vert délavé qui se bercent sous la caresse des premiers
jours du Printemps.
Les heures se succèdent, ballet de couleurs, et les nuages, comme des
aéroplanes se meuvent dans le ciel et les poissons sous l’eau, sans bruit. De
l’autre côte c’est le contraire : des rapides, des bateaux en partance pour les
ports atlantiques sifflent avec un bruit métallique, ces navires en partance
vers les mondes ressuscités de ses mémoires, de ses souvenirs. Ces bateaux
soudain ramènent les souvenirs du monde qu’il a laissés, ces mondes qui se
bercent à l’autre côté de l’Atlantique, le royaume d’enfance. Mais parmi ces
bateaux il y a aussi son moyen de partir ; c’est l’un d’eux qui va les séparer.
Le poète ne peut plus garder longtemps la tête de l’Aimée dans ses mains,
ses yeux qui se fixent sur les yeux d’Antilope de celle-ci comme au moyen
d’un aimant, ces yeux qui fixent le gouffre de l’absence, il faut bien les
quitter. C’est bien le temps de partir. Et impassibles, les aéroplanes, les
nuages, continuent leurs sifflets fréquents sur les ponts aériens...
Je cherche au fond de tes yeux troubles - c’est l’Etang de Berre sous les coups du Mistral, tes yeux
troubles -
Et j’y distingue, à, travers la vitre embuée, le paysage d’outre-océan de nos hiers.
La pente est molle ; alentour la tendresse des prés. Quand nous glissons, un bras amical nous
retient au bord de l’eau.
Ta voix frêle, dans l’air lent de no cœurs, tisse de capricieuses dentelles. Tu es sur la rive adverse
hirondelle ; l’eau est peu profonde et proches les îlets d’or. Je préfère le bond souple du félin.
La rivière de verre, le ciel couleur d’yeux bleus - tu disais pervenche - les parfums d’un vert
enfantin.
Toutes ces heures claires vertes bleues, vertes claires bleues !
Si légers les nuages aéroplanes, qui sont les poissons sous l’eau sans bruit,
Si souvent sifflaient, avec un bruit métallique qui me secouait jusqu’à la racine des entrailles,
Les rapides pour les ports atlantiques, les mondes ressuscités de nos mémoires.
Je ne pouvais garder dans mes mains ta tête, tes yeux d’antilope comme mes yeux aimantés,
Mes yeux fixes devant toi. Si légers les aéroplanes blancs, si souvent sifflaient les rapides sur les
ponts aériens !
Et un puis un jour, étrangers dans ce paysage trop connu sans au revoir, nous sommes partis, partis
un jour sans couleur et sans bruit.
2. Chant d’ombre
Chanter dans l’ombre, dans l’obscurité, dans la solitude avec un secret
qu’il maintient et dont il ne veut encore parler si ce n’est à travers de
simples bribes et méditant sur l’instant où il en enlèvera le voile. C’est le
Retour de l’Enfant prodigue qui commence. Il part en bateau, cet aigle
blanc des mers et du temps qui le ravit au-delà du continent. Dans la cale,
c’est l’image de la bien-aimée qu’il traîne encore. Il est surpris, triste, et
semble perdu comme un enfant enlevé par des lutins139.
Chez les Sérères, les lutins ont la réputation de « kidnapper » des
humains, phénomènes que l’on pourrait facilement mettre au même niveau
que les « abductions » ou enlèvements extraterrestres : la personne disparaît
sans laisser de traces puis revient, parfois hébété, avec, par surcroît,
quelques dons et capacités qu’elle n’avait pas auparavant.
Il se sent perdu dans le contraste de la nature. De cet affront de l’angoisse
des gares où le vent courbe rase les trottoirs dans les gares de Provence, le
voilà sous un soleil sauvage et nu, un soleil cinglant qui fait tressaillir la
terre de mille fouets de rayons. Ce soleil domine tout, il est tout. Et ce
soleil, avec ses tresses de rayons, ramène dans la mémoire du poète la tête
noire qui flamboie comme le sommet de l’Estérel. C’est la tête de
l’Absente, ce soleil au-dessus des monts, majestueux, dans sa prestance,
comme un lion au-dessus de l’étable, ce sont ses yeux félins, ses yeux
troubles où il distingue, comme à travers une vitre embuée le paysage
d’outre-océan des hier communs, ces yeux d’antilope comme les yeux
aimantés du poète, fixes devant elle : voilà le poète qui re-naît à la terre qui
fut sa mère, voilà le poète restitué à son royaume d’enfance.
Il est séparé de sa bien-aimée par l’espace et le temps, et entre eux,
précipice et altitude, rempart infranchissable. Il se souvient et s’agrippe à
l’orgueil de l’Aimée, cet orgueil qui engloutissait le poète comme les
plantes surplombent le laboureur pendant la moisson. Cet orgueil est
justement le rempart de la fidélité auquel va s’accouder l’amant pour
affronter les doutes et la peur de perdre. Il exhorte la bien-aimée à se
recouvrir de son orgueil, durant cette absence, pour résister, se maintenir
dans le lien. Qu’elle résiste à toute tentation, comme elle sut lui résister lors
de la première rencontre. Et l’exhortation se noie dans un autre flash-back :
« Que se dresse ton orgueil porte-neige jadis couleur humaine - J’y disparaissais, laboureur
couché dans l’ivresse de la moisson mûre. Je glisse le long de tes parois, visage escarpé. Le
meilleur grimpeur s’est perdu.
Vois le sang de mes mains et de mes genoux comme une libation le sang de mon orgueil
antagoniste, déesse au visage de masque. »
« Ton champion Kor-Sanou ! Tel le palmier de Katamague El domine tous ses rivaux de sa tête au
mouvement de panache d’argent
Et les cheveux des femmes s’agitent sur leurs épaules, et les cœurs des vierges dans le tumulte de
leur poitrine »140.
Ainsi il défit le courage des grimpeurs. Il faut aller chercher le fruit des
rôniers en grimpant, mais seul un téméraire ou plutôt un fou ose affronter
des rôniers de cette envergure et combien, dans le temps, sont morts pour
avoir osé essayer de relever le défi.
La Bien-aimée est comme un tel rônier, hautement dressée sur sa fierté et
son caractère de fer. Cela donne confiance au poète, lorsqu’il sera loin
d’elle, de l’autre côté de l’Atlantique, car les coureurs n’oseront pas
s’approcher d’elle si aisément. Justement dans la citation ci-dessus, rôles
inversés, c’est Sédar qui dépasse de la tête, de son feuillage tous ses
camarades, ce qui met dans le cœur des femmes ce défi de vouloir grimper,
désir voué d’avance à l’échec. Dans le cas du poète, on en convient, il ne
s’agit pas d’une hauteur physique, mais intellectuelle. Et maintenant, est
venu le temps de payer notre dette quant à notre promesse faite au premier
point :
« Tu fus africaine dans ma mémoire ancienne, comme moi comme les neiges de l’Atlas.
Mânes, ô mânes de mes pères, contemplez son front casqué et la candeur de sa bouche parée de
colombes sans taches.
Comparez sa beauté et celle de vos filles...
Oui c’est bien l’aïeule noire, la claire aux yeux violets sous ses paupières de nuit. »
« Tu fus africaine dans ma mémoire ancienne, comme moi comme les neiges de l’Atlas
Mânes ô Mânes de mes Pères ! Contemplez son front casqué et la candeur de sa bouche parée de
colombes sans taches, comparez sa beauté et celle de vos filles.
Ses paupières comme le crépuscule rapide et ses yeux vastes qui s’emplissent de nuit.
Oui c’est bien l’aïeule noire, la Claire aux yeux violets sous ses paupières de nuit. »
« Mânes ô Mânes de mes Pères ! Contemplez son front casqué Et la candeur de sa bouche parée
de colombes sans taches, comparez sa beauté et celle de vos filles.
Ses paupières comme le crépuscule rapide et ses yeux vastes qui s’emplissent de nuit.
Oui c’est bien l’aïeule noire, la Claire aux yeux violets sous ses paupières de nuit. »
« Mon amie, sous le sombre des pagnes bleus les étoiles effeuillent les fleurs d’ouate de leurs
capsules éclatés.
Le Seigneur de la brousse s’est tu, qui a fait taire la révolte des bruits sourds.
Vois ! le brouillard doucement s’est égoutté en claires gouttelettes de lait frais. Écoute ma voix
singulière qui te chante dans l’ombre ce chant constellé de l’éclatement des comètes chantantes.
Je te chante ce chant d’ombre d’une voix nouvelle avec la vieille voix de la jeunesse des
mondes. »
3. Vacances
« Cette absence longue à mon cœur,
Cette vacance de trois mois comme ce sombre couloir de trois semestres captifs.
J’avais perdu mémoire des couleurs jusqu’à ton visage
Que je recomposais en vain, avec les battus de mon esprit.
Et ton silence distant comme une mémoire qui s’oublie !
Restait l’odeur de tes cheveux, si chauds de soleil –
Rien que la caresse de mon col haut et souple sur ma joue.
Restait la splendeur de ta tête !
Comment oublier l’éclat du soleil, et le rythme du monde - la nuit le jour.
Et le tam-tam fou de mon cœur qui me tenait éveillé de longues nuits,
Et les battements de ton cœur qui à contretemps l’accompagnaient et les chants alternés.
Toi la flûte lointaine qui répond dans la nuit
De l’autre rive de la Mer intérieure qui unit les terres opposées
Les sœurs complémentaires : l’une est couleur de flamme et l’autre, sombre, couleur de bois
précieux.
Ton visage ! sans doute est-ce lui, non les ténèbres de ma prison,
Non l’humidité de ma vie qui efface toute couleur et tout dessin,
Tel le soleil triomphant à l’entrée de l’hivernage lorsque n’est pas tombée la goutte d’eau
première,
Que les pays sont blancs et les sables illuminés.
Je sais le Paradis perdu - je n’ai pas perdu souvenir du jardin d’enfance
Où fleurissent les oiseaux, que viendra la moisson après l’hivernage pénible, et tu reviendras mon
Aimée.
Tu seras dans mes bras comme une gerbe lourde et brune
Ou le sik triomphant qu’agite l’athlète vainqueur, et il se sent un dieu. »
« Tu seras dans mes bras comme une gerbe lourde et brune Ou le sik triomphal qu’agite l’athlète
vainqueur, et il se sent un dieu ».
C’est le lutteur qui atteint le but, le cultivateur rangeant ses gerbes
récoltées au bout de l’effort. « La prison que je recherchais, je l’ai. »
continue. Plongé dans les vacances tant attendues, voilà que déjà tire l’autre
côté de la mélancolie et de l’absence. Ces vacances de trois mois d’emblée
long corridor d’une prison qui rappelle la période des stalags. Et s’installe
l’oubli jusqu’au visage de sa princesse qu’il raccommode et recompose en
vain. Le silence infernal. Aucune note d’elle à lui. Seul ce silence distant et
long comme une mémoire qui s’oublie, comme une légende en lambeaux.
Mais il y a encore une chose : un parfum de cheveux, cette chevelure
chaude comme un soleil qui ne s’oublie par son éclat rythme du monde, la
nuit et le jour. C’est le contraste dans le temps, la translation sombre-clair
qui maintient en sa mémoire, de par la blancheur, cette princesse lointaine
au silence lourd comme lui souvient la caresse amicale celle de son col haut
qui est souple sur sa joue
Au sein de la nuit, solitude et angoisse soulèvent le cœur du poète qui
épouse la lancinance d’un tam-tam - et l’accompagnaient les baguettes sur
le cœur-tam-tam de l’Aimée, à contre temps, ainsi que deux coryphées qui
s’alternent. Elle est flûte lointaine qui répond dans la nuit. Le poète sait sa
princesse dans les mêmes affres de l’absence, là bas, au-delà de la Mer
interne, de la Méditerranée qui unit les terres opposées, les sœurs
complémentaires, la Méditerranée qui unit l’Afrique à l’Europe, comme le
cœur l’unit, lui, Nègre à la « Bretonne aux yeux clairs.
Le visage de l’Aimée absente efface toute couleur, le rend aveugle. Rien
n’existe alentour, à par cette présence lointaine qui remplit tout de vide.
C’est la densité de l’absence, lumière solaire de ce visage qui affaiblit les
contours et amenuise les contrastes. Mais cette perception floue, les dessins,
ou forme effacée, c’est les formes d’autres femmes qui deviennent blafardes
à cause de la présence intense de l’Absente dans sa pensée, dans ses
souvenirs, dans son désir. À part elle, Rien d’autre n’existe, rien d’autre n’a
de la consistance.
Et la confession : je sais le Paradis perdu, le paradis que j’ai quitté, je n’ai
pas perdu le souvenir de mon jardin d’enfance où fleurissent les oiseaux.
C’est l’absence et sa douleur, les temps difficiles. Pour se consoler, le poète
jette un regard et s’agrippe à l’image du cultivateur qui peine maintenant
mais demain bénéficiera de la joie de la récolte. Il sait qu’un jour viendra la
moisson après l’hivernage pénible. Ce sera le temps de la gerbe d’épis,
celui du trophée du vainqueur après la rude compétition.
4. Par-delà éros
Sa longue absence est semée d’embûches et son retour jette sur la scène
cette idée toute sérère, qui est le fait de « clouer » ou « jeter un filet » sur
quelqu’un qui va à l’étranger pour qu’il revienne, quelles que soient les
conditions. La famille ne veut pas de départ sans retour ; il ne faut pas que
leur émigré se perde, disparaisse pour toujours. Cette trappe qui l’a forcé à
revenir, peut se prolonger, s’affirmer à travers d’autres embûches, jusqu’au
désir charnel pouvant le pousser vers une des filles du terroir et découlant
sur une grossesse par exemple, ce qui pourrait casser le lien possible avec
l’Aimée et, partant, le pays hôte et ainsi le maintenir sur cette terre
originelle :
« Je sais mes pères, vous avez jeté ce filet sur ma vacance vigilante pour attraper l’enfant
prodigue, cette fosse à lions.
Je sais que la fierté de ces collines appelle mon orgueil.
Debout sur l’âpreté de leurs sommets couronnés de gommiers odorants je saisis l’écho du nombril
qui rythme leur chant
- Un lac aux eaux graves dort dans son cratère qui veille...
N’énervez pas ma jeunesse aux jeux de la maison, mes griffes de panthère au pagne amical de
mes sœurs ».
La fierté des collines, ces seins debout, durs comme fruits de rônier
appellent, interpellent, taquinent son orgueil. Ce n’est pas la tentation qui
manque. Du long des rues aux allégations de la famille, tout l’invite à
l’abandon des beautés territoriales. Raison pour laquelle le poète implore
pour que ses Pères ne soient pas jaloux ; il ne faut pas qu’ils aillent jusqu’à
ce piège.
Bien sûr il y a l’autre côté négatif de l’Europe dont les dieux peuvent
tonner et permettre la fonte des cathédrales sous la haine jaune des bombes.
Il y a ce côté négatif de l’Europe qui peut être agité comme tremplin de la
ferveur des Pères à écarter les amants. Pour lui, ce côté négatif n’est pas
transposable à l’Aimée. Elle est innocente. Que tonne Zeus, Jéhovah
embraser la superbe des villes blanches, mais laissez-lui cette Bien-aimée.
Par-delà Éros, ou bien du côté opposé de l’amour renferme la situation
presque cauchemardesque du poète, qui est tiraillé de part et d’autre. Un
nouvel amour en France, la longue absence durant laquelle il aura tout vécu,
et solitude et racisme et guerre et prison et solitude, puis ce retour où tout
l’attend, surtout, n’étant plus enfant, le désir de sa famille de devoir vouloir
le marier.
Ici il ne faut pas se voiler la face. L’on peut facilement deviner que cet
homme qui revient au Sénégal est l’homme de tous les désirs, syndrome qui
est encore plus renforcé aujourd’hui : Les filles cherchent ou préfèrent mari
émigré. Elles se marient dans certains cas sur la simple présentation d’une
photo non datée. Mais ça ne s’arrête pas là. Nous traînons jusqu’à présent
ces lambeaux d’infériorité, et des présidents, dans leur discours
d’investiture sont partis jusqu’à faire croire que le développement de notre
continent est entre les mains des émigrés. Nous n’en disconvenons pas : Ils
sont acteurs de taille, mais le développement ne viendra pas d’eux, peut-être
de ceux d’entre eux qui sont partis étudier et, férus de nationalisme
rationnel, reviendront en apportant ce gâteau de métissage tant prôné par
Senghor. Le développement de l’Afrique se fera ici, avec ses enfants sur
place.
Mais replions-nous : Le jeune intellectuel Senghor qui revient au pays ne
va pas se la couler douce. De partout vont fuser des propositions de
mariage, comme lors de la visite auprès du Beleup de Kaymor dont il
déclinera l’avance avec une courtoisie exemplaire :
« Mon âme aspire à la conquête du monde innombrable et déploie ses ailes, noir et rouge.
Noir et rouge, couleurs de vos étendards !
Ma tâche est de reconquérir le lointain des terres qui bornaient l’Empire du Sang
Où jamais la nuit ne recouvrait la vie de ses cendres, de son chant de silence.
Ma tâche est de reconquérir les perles extrêmes de votre sang Jusqu’au fond des océans glacés et
des âmes.
Entendez le chant de son âme sous son toit de paupières sarrasines.
Candides ses yeux comme ceux de l’antilope kôba, ouverts étonnés sur la beauté du monde.
Ah ! Laissez-moi l’arracher, son âme, dans un baiser comme le Vent d’Est destructeur,
Pour la déposer à vos pieds, avec les richesses fabuleuses de l’esprit et des terres nouvelles. »
« Mais quoi d’un corps sans tête ? Et quoi de bras sans âme ?
Le chant du poème domine haut la passion des talmbatts mbalakhs et tamas... »
« Tu es descendue de ce mur où t’avait accrochée la ruse des Anciens. Admise dans le cercle à
toute faiblesse fermée,
Tu es le fruit suspendu à l’arbre de mon désir - soif éternelle de mon sang dans son désert de
désirs ! »
Voilà arrivé le temps des comptes, l’heure tant redoutée : « C’est le même
soleil mouillé de mirage, le même ciel qu’énervent les présences cachées le
même ciel redouté de ceux qui ont des comptes avec les morts. Voici que
s’avancent mes morts à moi... ». Sédar doit faire face à Diogoye. L’enfant
prodigue retourne à la marche de pierre, sous la porte de l’honneur.
Ici il nous semble devoir expliquer deux choses intrinsèques à la culture
sérère :
1) La porte de l’honneur : Dans les maisons sérères traditionnelles, il y
a une entrée principale et une petite entrée, respectivement « a carind »
et « a poot » Tout ce qui est honorable, tout acte noble, entre et sort par
la porte principale. Ceux qui fuient, qui se cachent, passent par la petite
porte.
Le retour n’est jamais facile. Le poète ne parvient pas à avoir une idée
fixe, son courage a tendance à l’abandonner, mais il les récuse. Il faut bien
faire face aux cendres tièdes de l’Homme aux yeux de foudre. Il faut qu’il
se souvienne, qu’il remonte loin dans le passé pour retrouver son
compagnon, le pâtre son frère,149 le pâtre à la flûte mélodieuse qui savait
guider le troupeau vers la maison au soleil déclive.
Mais la peur est profonde, car elle vient des mânes de ses Pères. Cette
maison a les fenêtres et les habitants minés par les termites : les fenêtres
sont délabrées, croulantes, et combien de ses habitants sont morts ! Mais ce
qui fait plus peur, il l’exprime clairement dans « Visite », « ... C’est le même
ciel redouté de ceux qui ont des comptes avec les morts. Voilà que
s’avancent mes mortes à moi. ».
Et des comptes à rendre, l’enfant prodigue en a certainement à distribuer,
après seize ans d’errance, surtout si le sérère n’’était pas venu au chevet de
son père mourant, si ses parents sont enterrés durant son absence. Il faut
qu’il affronte cette maison édifiée avec beaucoup d’orgueil par Diogoye.
Au retour de son long séjour, il a un devoir à accomplir, celui de se
rendre au cimetière pour rendre visite à ceux qui sont morts durant
l’absence, à ceux que l’on n’a pas vus depuis longtemps. Il doit se rendre à
ce cimetière où se trouve toute la généalogie de Diogoye. Il ne va pas sortir
l’arsenal du civilisé, se mettre à la plume, mais seulement se munir de sa
langue, de dire les mots justes, prendre les notes justes, comme le griot les
doigts le long de la kôra, et sa voix d’or aussi futée qu’une plume. Il le dira
aussi dans Congo : « Que j’émeuve la voix des kôras Koyaté ! L’encre du
scribe est sans mémoire... »150.
Strophe III
« Que vaste que vide la cour à l’odeur du néant comme la plaine en saison sèche qui tremble de
son vide. Mais quel orage bûcheron abattit l’arbre séculaire ? Et tout un peuple se nourrissait de
son ombre sur la terrasse circulaire, et toute une maison avec ses palefreniers, bergers
domestiques et artisans sur la terrasse rouge qui défendait la mer houleuse des troupeaux aux
grands jours de feu et de sang. Ou est-ce un quartier foudroyé par les aigles quadrimoteurs et par
les lions des bombes aux bonds puissants ? »
Après seize ans d’erreur, le poète est en face de la réalité. Les choses, les
êtres qu’il avait jadis côtoyés, ces choses que, dans l’absence on maintient
de toutes ses forces pour ne pas perdre le cordon ombilical qui maintient à
la patrie, à la maison, ces choses n’existent plus. Il est comme en retard par
rapport à l’actualité et il y a une espèce de vide, de déception profonde.
Après une absence de vingt-trois ans dont dix ans sans venir au Sénégal
du tout, nous savons ce que l’on ressent quand on débarque. Le déphasage
est effroyable. Pendant des années on lutte pour se maintenir, ne pas se
« civiliser », ne pas oublier. Les souvenirs sont vivaces, on connaît le
nombre de termitières qui longent une certaine piste, on voit, dans la
distance ces arbres que l’on a laissés derrière, sous lesquels on s’est une fois
assis et discuté avec des personnes chères. Contrairement à ce que l’on
pense, pour avoir si souvent médité, ces choses quittées sont présentes. Et
lorsque l’on débarque, on voit que tout a disparu. Certains arbres sont
tombés, les autres n’ont plus le même aspect et ceux qui sont restés, ayant
naturellement progressé avec le temps et franchi ces dix ans dans un esprit
d’avancement par rapport à nous, émigrés qui nous agrippions à un présent-
passé pour nous maintenir intacts, nous nous réveillons à la dure réalité
d’être en avance par rapport à l’Europe sur eux, mais très en retard quant à
notre acceptation du paysage.
Eh oui, à son départ, tout un peuple se nourrissait, prenait le repas sous
l’ombre du ficus séculaire. Ce ficus, qui, jusqu’à hier, jusqu’à son
débarquement, existait encore dans ses pensées, ce ficus séculaire n’est
plus. Le bûcheron temps s’en est occupé, avec sa hache impassible. Et avec
la disparition de cette ombre protectrice, sont partis les bergers qui
s’occupaient des vaches innombrables de Diogoye, les domestiques et les
artisans.
C’est vrai que la disparition, l’inexistence de ce ficus et toute la foule de
choses et de gens qu’il avait solennellement gardée dans sa mémoire est
venue si vite. L’effet est semblable au travail d’un bombardier, de ces
avions quadrimoteurs qui de leurs bombes puissantes, faisaient disparaître
immeubles et arbres en un clin d’œil : « Est-ce l’Afrique encore, cette côte
mouvante, cet ordre de bataille, cette longue ligne rectiligne, cette ligne
d’acier et de feu ?... Mais entends l’ouragan des aigles-forteresses, les
escadrilles aériennes tirant à pleins sabords et foudroyant les capitales
dans la seconde de l’éclair. Et les lourdes locomotives bondissent au-dessus
des cathédrales et les cités superbes flambent, mais bien plus jaunes mais
bien plus sèches qu’herbes de brousse en saison sèche. Et voici que les
hautes tours, orgueil des hommes, tombent comme les géants des forêts
avec un bruit de plâtras et voici que les édifices de ciment et d’acier
fondent comme la cire molle aux pieds de Dieu. »151
Voilà l’image qui lui revient devant cette maison dont les fenêtres sont
minées par les termites, les habitants morts ou dispersés, le ficus séculaire
tombé, choses intervenues trop rapidement dans sa conscience à cause de
l’intensité des souvenirs qui maintenaient les images à leur place. La
fulgurance des évènements est proportionnelle à la relation entre la vivacité
des souvenirs et le grand vide présent laissé par les choses qu’il n’a plus
sous les yeux de la mémoire.
Strophe IV
« Et mon cœur de nouveau sur la marche de la haute demeure. Je m’allonge à cette terre à vos
pieds, dans la poussière de mes respects, à vos pieds, Ancêtres présents, qui dominez fiers la
grand-salle de tous vos masques qui défient le Temps. Servante fidèle de mon enfance, voici mes
pieds où colle la boue de la Civilisation. L’eau pure sur mes pieds, servante, et seules leurs
blanches semelles sur les nattes de silence. Paix, paix et paix, mes Pères, sur le front de l’Enfant
prodigue »
Les êtres chers sont devenus cendres, il va s’allonger par terre, par
humilité et modestie. Il va se jeter aux pieds des Ancêtres, des Pangools
présents, ces esprits qui, il le sait, dominent la grande salle, les visages
masqués. Eux au moins ne vont jamais mourir. Ils défient le temps. Grâce à
la transcendance, le poète va retrouver les êtres perdus dans une autre
dimension.
Par respect on se déchausse avant d’entrer dans la chambre. Sédar nous le
suggère par « leurs blanches semelles », mais veut aller plus loin en se
lavant les pieds pour se purifier. Puis il fait sa prière : la paix sur le front de
l’Enfant prodigue. Mais le front, c’est aussi le futur.
Culture sérère introduite : Après un voyage, n’est-ce que de Dakar au
village, il faut faire le tour du carré pour saluer tout le monde. Plus le temps
de l’absence est long, plus les visites vont s’étendre à travers le village. Le
voyageur revenu doit aller s’enquérir de l’état de santé de tous, présenter les
condoléances pour les décès et féliciter pour les naissances et mariages
intervenus durant son absence. C’est seulement après que l’on peut se
reposer et vaquer à la vie normale. C’est ce que fait justement Senghor.
C’est à partir de la strophe suivante que commence la mission.
Strophe V
« Toi entre tous Éléphant de Mbissel, qui parait d’amitié ton poète dyâli et il partageait avec toi les
plats d’honneur, la graisse qui fleurit les lèvres et les chevaux du Fleuve, cadeaux des rois de Sine,
maîtres du mil maîtres des palmes, des rois de Sine qui avait planté à Diakhâw la force de leur
lance. »
« Et parmi tous, ce Mbongou couleur de désert ; et les Guelwars avaient versé des libations de
larmes à son départ, pluie de rosée quand saigne la mort du Soleil sur la plaine marine et les
vagues des guerriers morts. »
« Au champ de la défaite si j’ai replanté ma fidélité, c’est que Dieu de sa main de plomb avait
frappé la France. Soyez bénis, mes Pères, soyez bénis ! Vous qui avez permis mépris et
moqueries, les offenses polies les allusions discrètes et les interdictions et les ségrégations et puis
vous avez arraché de cœur trop aimant les liens qui l’unissaient au pouls du monde. Soyez bénis,
qui avez permis que la haine gravelât ce cœur d’homme. Vous savez que j’ai lié amitié avec les
princes proscrits de l’esprit, avec les princes de la forme, que j’ai mangé le pain qui donne faim de
l’innombrable armée des travailleurs et des sans-travail, que j’ai rêvé d’un monde de soleil dans la
fraternité de mes frères aux yeux bleus. »
« La théorie des servantes sur la rosée et les grandes calebasses de lait, calmes, sur le rythme des
hanches balancées. »
Il ressuscite la longue file des servantes dans l’aube arrosée de rosée, sur
la tête des calebasses remplies de lait, et les hanches belles et légères qui
flottent, presque surréelles.
« La caravane des ânes et dromadaires dans l’odeur du mil et du riz, dans la scintillation des
glaces, dans le tintement des vagues et des cloches d’argent. »
Il fait revivre la caravane des ânes et des dromadaires dans l’odeur du mil
jusqu’aux quatre coins du monde : Il a réellement choisi son peuple noir
peinant, il a choisi la race paysanne par le monde.
Couverture
4e de couverture
Titre
Copyright
DEDICACES
PREFACE
PARTIE I – CHAPITRE INTRODUCTIF
I. L’APPROCHE
II. LEITMOTIV
III. PIERRE D’ACHOPEMENT
IV. POURQUOI MAINTENANT
V. QUELQUES REMARQUES
1. La culture de l’universel - l’un et le multiple
2. « L’émotion est nègre, la raison hellène. »
3. « Femme noire »
VI. COMPRENDRE L’HOMME SENGHOR
1. Senghor sevré de son royaume d’enfance
2. Senghor poète dans la prison protocolaire
3. Regret poignant envers sa mère
4. Soukeyna-Isabelle ou polygamie culturelle
5. Les débuts ou avant les indépendances
6. Après les indépendances
7. L’entourage affectif du jeune Senghor
VII. BIOGRAPHIE
1. De La naissance à l’agrégation
2. Le défenseur de la négritude et de la francophonie
3. Léopold Sédar Senghor, le Président
4. L’académicien, l’homme de culture
5. Prix et Titres honoraires
PARTIE II – CHANTS D’OMBRE
INTRODUCTION
I. IN MEMORIAM
II. PORTE DORÉE
III. L’OURAGAN
IV. LETTRE A UN POÈTE
V. TOUT LE LONG DU TOUR
VI. NUIT DE SINE
VII. TOAL
VIII. FEMME NOIRE
IX. MASQUE NÈGRE
X. LE MESSAGE
XI. POUR EMMA PAYELLEVILLE L’INFIRMIÈRE
XII. NEIGE SUR PARIS
XIII PRIÈRE AUX MASQUES
XIV. LE TOTEM
XV. NDESSE OU « BLUES »
XVI. LA MORT
XVII. LIBÉRATION
XVIII. QUE M’ACCOMPAGNENT KORAS ET BALAFONG
XIX. PAR DELÀ ÈROS
1. C’est le temps de partir
2. Départ
2. Chant d’ombre
3. Vacances
4. Par-delà éros
5. Visite
XX. LE RETOUR DE L’ENFANT PRODIGUE
CONCLUSION
Table des matières