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Waly Latsouck FAYE

Comprendre Senghor

Tome I
Chants d’ombre
© L’Harmattan-Sénégal, 2019
10 VDN, Sicap Amitié 3, Lotissement Cité Police, DAKAR

http://www.harmattansenegal.com
senharmattan@gmail.com
senlibrairie@gmail.com

EAN Epub : 978-2-336-89120-0


DEDICACES

A Latsouck Coumba Yaye, mon père, qui m’a nourri de poésie dès ma
tendre enfance, me berçant de mélodies sérères, arabes et surtout de la voix
profonde des mandingues aux rythmes lointains des kôras, m’initiant ainsi
au métissage et à la culture de l’universel sans la rationaliser, puisque
homme de « cette terre qui est du troisième jour... où. le palmier a neuf
noms mais n’est pas nommé ».
A Watéo Faye, ma mère, dont chaque proverbe sera comme une
encyclopédie tout au long de ma vie. Le 11 septembre 2008, tu nous as
quittés, six petits oiseaux sur le palier, et dehors la mélopée des saules
pleureurs, visage radieux de sagesse dans la sérénité du juste. Puisse cette
œuvre témoigner de ta vision primordiale, qui était de nous armer d’esprit.
Je dédie cette œuvre particulièrement à Wambissane, mon frère, qui a été
bras et pieds de papa, mon bras et le bras de tous ses frères et sœurs
embourbés dans des fonctions les détachant du village natal et les
empêchant d’être jour et nuit à son chevet dans ses derniers instants sur
terre : Tu as fait plus que ton devoir puisque sans calcul de part. Comme
Latsouck, tu nous as tous repris sur tes genoux, sur ton dos de patience, et
couverts en accomplissant aussi nos devoirs. Que sa bénédiction et celle de
Yafandes Diouly illuminent tes jours. A tous mes frères et sœurs, je dis :
Merci.
A mes filles Mame-Coumba, Anita Faustine Saly et Ndéla Miranda et .et à
leurs mères, respectivement Tuula Esteri Faye et Tuija Helina Saari : des
heures d’écriture, entre autres, vous ont volé des minutes de
correspondance.
A tous ceux qui m’ont soutenu, encouragé devant cette œuvre ambitieuse,
aux personnes qui ont souffert des moments de solitude pour me laisser
parcourir en toute tranquillité d’esprit la longue berge du monde surréel de
Senghor.
Merci spécialement au professeur Souleymane Faye de l’Université Cheikh
Anta Diop de Dakar pour son encouragement - surtout ses coups de fouets
fraternels : « le cheval en a besoin quelle que soit sa bonté », nous dit le
proverbe sérère. A toi, Djigo Ousmane pour tes relectures et tes
enchantements qui me remettaient le plein d’ardeur pour continuer cette
œuvre.
A toute personne qui, en lisant cette dédicace se demande pourquoi elle n’a
pas trouvé son nom, je demande pardon et l’invite à emprunter les yeux de
l’esprit : elle verra que son nom y est écrit noir sur blanc : Le monde a été
mon école, toute personne rencontrée une université. Parodiant le premier
exercice de programmation en C ou C++, je dis donc « Merci ô Monde, et
infiniment ! »
À Léopold Sédar Senghor1
Complice
Non Seigneur, pas à moi nouvelle cette piste point neuve !
Bien que le cœur flûte haute d’harmonies sous conques lointaines...
Distant le reflet abrupt des feux follets fous foudroyant
Dans ta nuit sarrasine contreforts enneigés en flammes !
Que diaphane la rive endiablée au rideau de l’aurore boréale,
Sous la griffe de l’aimant, mince ce fil flottant pendu
Au rythme des tam-tams dilatés des tanns réverbère !

Au miroir des souvenirs, me voilà les pieds


Par la passe surréelle et irréel le sourire, Excellence,
Meurtrie ma poitrine sous cette cuirasse
Peau de couleuvre qui se rit de l’eunecte
Au fuseau des transparences !

Riche du vide je devise sur l’espoir rivé à la recherche


De ta lumière future au bain de Sangamar la Nocturne.
Je survivrai survivre, et suivra la transe, magma épais pour la danse
Au bout de l’épilepsie éruptive,
Mon talon celui des Filles de Ndiaré delà Katamague,
Sur l’âme le faisceau friable des comètes écliptiques,
Et l’espoir de reposer la tête aux paupières de Bellatrix
Dans l’attente d’une poussière de prunelles neuves.
L’adieu au trône
Ce soir s’envole l’aigle vers Joal l’Ombreuse,
Lit violent des équinoxes qui tente de boire dans le tirant des mers
Aux rives diaphanes des conques.
Et les moules de feu vermeil parmi le remous des vagues rebelles
perturbent
L’Evadé en retraite vers le Midi refuge des présences lointaines.
Je dirai la couleur nouvelle des récades aux palabres des barbes
blanches,
Dans le silence des caves où médite le feu éternel,
La charnière où se vide le monde au nom de la Sécurité et du Droit.
Et le compas pestilentiel des Maîtres-de-Palais.
Dans les flots refroidis le long des rives où la paix fulmine,
Je dévoilerai la radiolyse qui marmonne
L’étincelle des propagandes aux écuries frontalières,
La rue des étalons dans la dérive, à l’extension de l’Homme.
Au fils des lamantins
Ce soir assis au bord du lit
Et tes sourcils cendrés lentement
Sous la baie marécage de prunelles.
Par induction la dose de murmures
Au berceau secret des aubes primaires.
Seigneur, que nocturne le contenu du coffret,
Diurne la flamme secrète des Hauts Lieux !
Des transistors de cervelle
Au plasma des temps futurs se soudent
A ma moelle épinière et injectent des octets fulgurants.
Je sens l’onomatopée protocolaire
Allitérations graves et brèves
Et des cliques craquer - ou est-ce toujours ma moelle –
Parcimonie du Zambèze dans ma tête tendue
Au délice effroyable des jets pâles de lumière.
Résisterai-je, Seigneur à la Tâche ?
Karé-karé, je suis ton père et ton grand-père, Ô Grand-père !
Je suis l’Ancêtre Jakhanora, l’Ancêtre Tâbôr
Sentinelle nocturne par les eaux de Sangamar
Insurrection de sève dans la surrection
Au lendemain de la bataille d’Elissa
Et le reflet d’âmes propices
Dans la case par le venin de la nuit Sinoise.
Mon devoir, Enfant à la vaste tête dure,
Veiller le long des chemins burlesques,
Te maintenir Prince sur la voie Royale
Que depuis mille ans jalousaient les Esprits.
Sous l’ombre d’un soir, tu succombas aux jeux capricieux
De trésors épars par les tanns de Djilor au déclin de la rivière.
Ma faute ! - dis-tu ?
Tu savais ma rencontre avec les Lamantins le rêve
A élucider sur la rive diaphane de la nuit.
Juste une minute, et pas plus !
Mais le miroitement marin des mirages,
Ce tam-tam muet aux vivants si ordinaire
Et pourtant clair en ton ouïe,
Et ricochant de dune à colline,
Cette main ouverte et la chevelure couleur or
Sur les épaules étales ne pouvaient laisser
Ton cœur diali indifférent à l’appel
Pire que celui de Saint-Antoine par le désert septentrional
Et voilà cette tâche lisse et les habits de l’initié
Reviennent au demi-frère !
Oh ! que maigre est la Saison de l’Esprit,
Haute la fête planifiée des Circoncis !
Ta petite-fille
Ta petite fille, Seigneur, un soir chez l’oncle Blaise
Blanche Vénus sous la voûte sombre des cieux.
Et sans télescope je découvrais de ma planète d’ombre orbitant
A l’Extrême-Orient des années-lumière
Les volcans farouches sur une large plaine de poitrine
Tandis qu’au pôle couraient les tresses des canalis
Profond talon des icebergs à la fin de l’ère glaciaire.
Pourquoi Seigneur ces signes et cette enfant innocence,
Entrave sur mon chemin ?
Je sais ton cœur et tous les grelots de sang sur les paupières
Qui ont lascivement battu à chaque clique de misère le long de la
planète !
Je sais aussi les désirs au creux de la nuit percale
- Tu aspirais à l’odeur sauvage de chevelures obscures
La rivière au détour du chemin par les champs de septembre !
La voix de Téning et Thiagoume-Ndiaré belles de jeunesse
Au chœur des guelôwars dans les abysses de Sangamar.
Elles devaient être de tendresse poussin de chair
Et insatiable l’oreille des Anciens aux mélodies douces.
Mon cœur le long de la ligne a senti toutes les claques
Ma peau s’est fissurée à tous les cisaillements de ton cœur
Comme cette érosion pour la première fois dévale mes joues fiévreuses !
Si seul, Seigneur, avec le fardeau de son regard
Sur l’épaule de mon esprit,
Seul, o Dieu, parmi ces hyènes qui dormiront bien grasses
Sur le lit de ton Palais tandis qu’à Djilor et Ndiongolor
Comme à Mbâne etMbassisse, Ngoyé et Ngalou, Doudam et Ndangane,
Les mères paysannes ce soir égrènent sur des paillasses de soucis
Les jours avant les derniers pilons qui retentiront à l’aube de la famine.
Ah ! Je vois s’ouvrir son sourire sur la splendeur de tann méridienne
Les dents fines aigrettes comme un ballet de rayons furtifs sur la cime des
lèvres.
Ce nez canal de Suez salue les sentinelles de passage
Avant l’affluent du front qu’éclaire la lanterne magique de Mbissel.
Me voilà au feuillage ambigu de sa cime noir fertile
Oui, tu as reconnu Chryséis, la captive d’Agamemnon !
Je songe, Seigneur, sur les notes fausses d’un violon surréel,
Mélodies d’abeilles maigres de silence dans leur élan figé.
Je sais. Comme jadis le long des tanns, par les guets glacés du Gabou Il
faut bien que je supporte tes caprices,
La manie tienne de cacher des délices à ne pas décliner...
Seulement que cette fois-ci je ne me sais capable d’atteindre l’autre rive
Ne pas me noyer comme Diarokh à la traversée brutale des courants.
Maintenir la tête haute et les narines dans le zéphyr ivre ?
Il le faut bien car sur chaque clapotis
Je revis l’encens fulgurant de sa chevelure.

1 Poèmes inédits de l’auteur.


PREFACE

Le Poète ou le Président ? Deux choses qui, longtemps, ont chevauché


ensemble. Elles ont parcouru des terres, franchi des obstacles, gagné des
défis et vaincu l’adversité. Mais deux états d’une même personne que
d’aucuns se plaisent à dissocier, opposer et rarement mettre l’un au service
de l’autre. C’est une tentation de l’esprit au regard de son vécu « visible »
qui peut laisser glisser dans cet écartèlement réducteur, que d’empêcher
toute possibilité de peser et de mesurer la dimension du personnage et la
profondeur de sa pensée.
Léopold Sédar Senghor, chantre de l’identité noire, la Négritude,
Premier Président de la République du Sénégal, « Immortel » de
l’Académie Française, éminent homme de lettres et de culture, est un être
qui ne peut s’offrir tel un livre ouvert. Le côtoyer, le comprendre dans ses
idées, idéaux et états d’âme requiert la compréhension de tout un ensemble
de paramètres du réel comme de l’irréel qu’il faut embarquer dans le
coffret des non-facilitateurs. En effet, la réalité du monde sérère est
incontournable dans l’approche de la vie et de l’œuvre toute entière,
permettant d’être sur les traces de cette logique-illogique, visible-invisible
qui les tapissent. Il paraît donc fondamental, voire essentiel pour l’auteur,
de déblayer tout autour en faisant déjà la part des choses. La séparation de
ces deux qui n’en font qu’un, entre le poète et le politique, ne l’est que de
part l’importance accordée à l’un plutôt qu’à l’autre.
Ainsi, cette bipolarité ou écartèlement, qui n’est ni relative à une
acculturation dont il se défend « assimiler et ne point être assimilé », pose
que la Civilisation de l’Universel ne vient ni exclure, ni superposer une
culture à une autre. Plutôt, c’est une synergie des valeurs positives et
élévatrices. Écœuré par l’occident qui lui a presque tout enseigné, il est
incompris des Nègres, voyant en lui « le roi des chiens puisque chien du
roi » tel le Toundi de Ferdinand Oyono dans Une vie de boy à la recherche
de la dignité du colonisé de l’histoire.
Saint John Perse en amenant la belle clarification, non pas pour
annihiler la pseudo-dichotomie entre poésie et politique ou même science,
en relie « le sublime élan créateur d’où jaillit la naissance des futurs
possibles ». C’est cette projection ou élan prémonitoire du poète qui met
aussi en transe le politique et le scientifique. Mr Perse d’ajouter : « la
création de l’esprit est d’abord poétique [... ] et c’est assez pour le poète
d’être la mauvaise conscience de son temps [... ] et par la grâce poétique, /
‘étincèle du divin vit à jamais dans le silex humain ... ». En plus d’être un
coup de semonce, cette déclaration sonne tel un couperet qui fend les
prétendus efforts de fonder une incompatibilité naturelle entre poésie et
politique. Evidemment, Léopold est un être fondamentalement mystique, en
contact avec des êtres surnaturels qu’il ne veut quitter ou qu’il veut
rejoindre. Méthodique, pragmatique et rigoureux, il fut d’une érudition qui
n’a toujours pas laissé que de la sympathie. La lecture de cette biographie
plus qu’impressionnante atteste de la hauteur d’esprit et des qualités
incommensurables du personnage.

Pourquoi vouloir donc faire comprendre Senghor, et seulement


maintenant ? Ne l’est-il pas ou pas assez aux yeux de l’auteur ? Par quel
moyen s’y emploie-t-il pour rendre plus accessible le plus illustre homme de
lettres et de culture du continent ?
L’auteur moule son œuvre en trois niveaux qui dénotent une influence de
la méthode et de l’ordre que suggère Senghor.
— Une première partie où. il se penche sur des analyses et décorticages
de la pensée senghorienne. Cela l’emmène de son enfance à sa maturité
intellectuelle et le pourquoi de certaines de ses idées.
— Une seconde partie qui étale une biographie hautement riche, d’un
grand homme de lettres, politicien, leader idéologique avec des
honneurs étonnants.
— Enfin, une troisième partie principalement destinée à l’étude de 26
poèmes. L’auteur suit la cadence de l’écriture, dénouant une pensée à
priori difficile, mais qui dévoile ses secrets d’un poème à l’autre. Car,
assurément, c’est le tableau de sa vie qui se décrypte et se dévoile
lentement, mais sûrement
A la lecture de texte, on remarque que c’est en pisteur que l’auteur opère
comme pour s’imprégner de l’atmosphère dans laquelle ces écrits ont pu
éclore. La double chance d’être sérère et d’avoir bourlingué en occident lui
ont permis de cerner avec mesure et justesse toute la subtilité du moi
senghorien et la trame rythmique de ces écrits qui portent le sceau de ses
dilemmes, appréhensions, déceptions et certainement de ses succès. Les
poèmes que le poète déclame ont cet esprit d’appartenance commune à un
réel-irréel du royaume sérère. En cela, il ne fait qu’honorer la poésie
négro-africaine qui ne conçoit que pour l’homme et avec l’homme. Elle
n’est pas haute d’une écriture poétique de la rose ou de l’anémone, car
c’est l’homme sa matière.
Aussi, c’est méconnaître Senghor que d’ignorer son enfance et ses
turpitudes qui lui valurent l’envoi à l’Ecole des Pères en guise de punition
et l’éclosion intellectuelle et spirituelle qui en découlera. C’est ignorer la
relation ambigüe avec son père et toute la tendresse d’avec sa mère et son
oncle Waly. C’est occulter que celui-là même qui était admiratif du blanc,
de son génie, se surprend de déception devant cette Europe à la technique
destructrice au point de vouloir retourner dans sa jeunesse et recoller les
quelques brins de beaux souvenirs enfouis dans sa mémoire. C’est aussi
négliger cette rage au regret de la terre-mère, des errances juvéniles sous
l’ombre des tamariniers, simplement du royaume d’enfance devant la
prison protocolaire. C’est oublier que ce païen devenu chrétien, n’en a pas
pour autant coupé le cordon ombilical d’avec ses ancêtres. Le décor
merveilleux qu’il peint avec son ami Birago Diop pour offrir les contes de
Leuk et Boula, quelque part, se substitue à cet univers enfantin, féerique,
innocent et un peu mystique qu’il veut garder intact, comme dans ses
souvenirs. Et c’est fort des ces atouts et dispositions qui aident que l’auteur,
en décodeur, s’imbibe pleinement de l’écrit de Léopold, de la locomotive de
sa plume qui ne peut être orphelin de sa vie d’homme.
Au demeurant, l’auteur dans une bonne compréhension du poète verra
que l’œuvre est comme un système d’enchevêtrements solides
indissociables, du fait que l’un participe du tout comme le tout également
de l’un. Etablie telle une toile d’araignée, il y sautille d’une fibre à l’autre
cherchant seulement « le fil conducteur » tel Cheikh A. Diop parlait de
l’origine noire des anciens égyptiens dans Nations nègres et cultures. C’est
saisir le commun substrat à ces écrits qui devient donc un exercice
nécessitant de la patience pour en faire éclore la grâce et la magnificence.
Ainsi « mon blanc » comme l’appelle sa tendre mère savait pertinemment
que sa vie le destinait à des responsabilités dans cette « ancienne et à la
fois jeune Afrique » car dit-il : « les poétesses du sanctuaire m’ont nourri,
les griots du roi m’ont chanté la légende véridique de ma race aux sons
des hauts koras ». D’autant plus que ce continent qui doit être présent à
« la renaissance du monde » et qu’à ses esclaves meurtris, malmenés,
torturés et humiliés doivent se substituer des nègres nouveaux, paysans et
soldats « humbles et fiers qui porte ni les richesses de ma race [...] la
force la noblesse la candeur ».
Certainement, de la destitution du demi-dieu blanc dont la vulnérabilité
est mise à nue par le côtoiement de frères d’armes découleront les
revendications légitimes. Et devant être l’annonciateur, le porteur de la
récade à l’assemblée des peuples, il devra tremper son action sur un
leadership (Buur Sine Coumba Ndoffène), où il va puiser sagesse, grandeur
et générosité. Comme « sa sève païenne est un vieux vin qui ne s’aigrit »
et étant « droit dressé », il est déterminé à remplir sa destinée. Ce sera son
combat lui et d’autres intellectuels noirs, les premiers idéologues de
l’identité nègre et locomotives du continent vers les indépendances et la
modernité.
Incompris dans sa rigueur et sa méthode, peut-être qu’aujourd’hui
d’aucuns y verront des fondements de bonne gestion et d’organisation. Et
en cela, on peut comprendre l’actualisation des textes senghoriens pour nos
sociétés assez désorientées.
C’est dire donc, qu’avec Monsieur Waly Latsouck Faye, à travers ce
Tome I de Comprendre Senghor, les ombres s’éclaircissent en laissant
certainement espérer un Torne Il tout aussi reluisant de netteté. L’auteur a
su se donner du courage pour aborder le texte du poète-président en déliant
le nœud autour duquel part et retourne toute sa pensée.
Comité de lecture des Ed.
Philippe Maguilen Senghor
PARTIE I
CHAPITRE INTRODUCTIF

I. L’APPROCHE
Tout livre s’interprète, mais rarement s’explique. C’est qu’un livre,
surtout un livre de poésie, fils d’une inspiration particulière, semble parfois
échapper même à son auteur. Il passe par une espèce d’automatisme que
Senghor a bien senti, qui a dit des autres : « Les poètes gymniques de mon
village, les plus naïfs, ne pouvaient composer, ne composaient que dans la
transe des tam-tams, soutenus, inspirés, nourris par le rythme des tam-
tams » et de lui-même : « Pour moi, c’est d’abord une expression, une
phrase, un verset qui m’est soufflé à l’oreille, comme un leitmotiv, et, quand
je commence d’écrire, je ne sais ce que sera le poème... »2.
Ici le poète, sous l’inspiration, pensons-nous, semble plonger dans un
rêve masturbatoire qui lui est suggéré avec, comme acteurs complices,
l’image d’êtres et de choses. Le degré ultime sera un univers où l’Être,
après la fusion du soi, remonte jusqu’à « ce mince pont de douceur qui relie
la mort et la vie »3. Le jet vital a, auparavant, transcendé et, comme une
graine au cœur de la terre après quelques nuits de pluie première, se brode à
la vie pour un renouveau. La force de cette inspiration, assujettie à une prise
de conscience profonde, a permis à Léopold Sédar Senghor de s’élever à un
degré prémonitoire digne d’un saltiki4, et, quoi qu’on dise ou pense de sa
politique, de faire du Sénégal, un des pays parmi les plus pauvres de
l’Afrique, un des pays d’Afrique les mieux munis, les mieux fournis en
ressources humaines.
Ceux qui veulent coûte que coûte séparer ou, mieux, écarteler Senghor
entre poète et politique ont certainement beaucoup plus de courage que
nous. Oui, Senghor s’est prononcé sur ce sentiment, poussé plus par des
questions d’interviewers que par une prise de conscience personnelle. Notre
vision sur ce point est confirmée par le rapport d’un de ses proches
collaborateurs relatant l’émotion de Senghor quand il reçut une somme
infime de droit d’auteur venant de son éditeur : « Ceci est réellement un
salaire. Ceci, c’est au moins Senghor. Pour ce qui est du salaire de
président, je me demande parfois si je le mérite ». S’il affirme la suprématie
du poète sur le politique, c’est en termes de mérite selon sa conscience.
La sensibilité de Sédar, conjuguée avec une intelligence perspicace, lui a
permis de cerner les choses présentes et futures. Elle a ainsi posé les bases
de sa réussite, mais aussi de sa solitude, de ses inquiétudes, de ses doutes et,
partant, de sa recherche toujours renouvelée de vérité et de direction en
prenant comme point de repère la profondeur de sa culture : « Il m’a donc
suffi de nommer ces choses, les éléments de mon univers enfantin, pour
prophétiser la Cité de demain, qui renaîtra des cendres de l’ancienne »5 .
D’un Sénégal démuni, il a su façonner les hommes pour en faire une
mine d’or, les initiant à la grande trajectoire de la civilisation de l’universel.
Tout dirigeant sénégalais doit être profondément conscient de cette réalité.
Plusieurs pays d’Afrique, maintenant dans ou au bord du gouffre peuvent
être facilement rebâtis puisque riches de ressources minières. Nous sommes
convaincus qu’un assèchement de la qualité humaine sera pour le Sénégal
équivalent à l’assèchement de toutes les ressources minières d’un pays,
voire pire, car cet homme est au commencement et à la fin de tout. Qu’en
sera-t-il d’un peuple qui aura perdu la confiance du monde dans ses
hommes, surtout si ces hommes étaient la seule chose que l’on pouvait lui
reconnaître ? Un tel pays se relèvera très difficilement, pour ne dire jamais.
Pour notre part, nous n’osons pas écarteler Senghor pour la même raison
que nous ne pouvons pas écarteler les couches formant un oignon pour
espérer trouver autre chose qu’un oignon. N’est-il pas vrai que tout au long
de l’histoire, les hommes se sont lancés dans des définitions parfois hâtives
des choses et des êtres ? Ces définitions, qui devraient être filles princières
de la connaissance et, partant, descriptives plutôt que normatives, ont fait
autant de dégâts que l’ignorance. C’est que pour prendre en clinique
l’homme il faudra avoir pris en clinique l’Être et l’on ne saurait prendre en
clinique l’Être que si l’on a su, au préalable, prendre en clinique son Vécu,
son État ou Étant et son Devenir. Il est donc plus judicieux, plus aisé de
prendre Senghor sur la ligne de son temps, de son existence. Peut-être
devrions-nous nous joindre aux atomistes, et nous dire que chaque trait,
chaque caractère principal de l’homme Senghor, n’est là que pour former
l’Entité et que l’Une n’aurait peut-être pas autant réussi sans l’Autre. Sa
sensibilité de poète ne lui fit-il pas voir la misère des paysans de son Sine
natal, le poussant à prendre sa responsabilité en embrassant le moyen le
plus approprié qui était la politique ? Le Poète n’a-t-il pas bénéficié de la
masure du Président ? En aucune façon, et vice versa ?
Comme tout terrien, Sédar est un astronaute virtuel abandonné au sein
des vents interplanétaires. Chaque seconde lui a apporté ses parfums, ses
chaleurs et ses couleurs, son froid, sa fulgurance et sa nonchalance pour
combler cette trajectoire qu’est la vie, entité spatiotemporelle entre une
première respiration concrète et une respiration concrètement définitive.
Quel est le point pertinent qui fait que la chose homme soit Homme au
milieu de toutes les autres choses de l’univers ? Si nous posons cette
question, c’est que nous sommes conscient de la tendance générale qu’ont
les savants à sauter des étapes innombrables de la vie d’un homme pour ne
consolider que celles qui leur sont plus palpables et ressortir avec une
définition de l’être humain en alignant défini-tivement des qualificatifs
qu’ils disent destinée d’un homme et finissent par les confondre avec
l’Homme en soi.
Dans l’homme Senghor, où planter l’épée pour séparer le poète du
politique ? Pourquoi nous présente-t-on un antagonisme, sinon un
tiraillement entre ces deux traits, comme s’il y avait une incompatibilité
innée entre le poète et le politique ? De notre point de vue, nous prenons le
risque de dire que le meilleur politicien est certainement un poète,
quelqu’un qui est dans son temps mais rêve ou sait rêver de projeter les
grandes lignes d’une Cité dont il est chef, le temps d’un clin d’œil, sur la
ligne de l’infini. Comme en science-fiction. Dans ce domaine, les meilleurs
écrivains sont des scientifiques, au sens propre du terme, qui sont
confrontés aux limites techniques de leur temps et qui se mettent à rêver
avec d’autres instruments, d’autres paysages, d’autres paramètres ainsi
qu’un enfant qui joue et se promène dans le château de sable qu’il vient
d’ériger au fond du parc. Et c’est cela le point important. L’idéalisme, voire
le rêve, conjugué avec l’innocence du poète, qui est âme, se dresse en
garde-fou naturel pour le politique. Le poète est donc comme le scientifique
qui est conscient de ses limites dans le temps, prisonnier comme l’albatros
de son aile cassée, mais s’élève avec celle dépliée de son âme et de sa
pensée, et rêve en jouant avec les possibilités transparentes de demain.
Saint-John Perse dira de la poésie : « Fidèle à son office, qui est
l’approfondissement même du mystère de l’homme, la poésie moderne
s’engage dans une entreprise dont la poursuite intéresse la pleine
intégration de l’homme. Il n’est rien de pythique dans une telle poésie. Rien
non plus de purement esthétique. Elle n’est point art d’embaumeur ni de
décorateur. Elle n’élève point des perles de culture, ne trafique point de
simulacres ni d’emblèmes, et d’aucune fête musicale elle ne saurait se
contenter. Elle s’allie, dans ses voies, la Beauté, suprême alliance, mais
n’en fait point sa fin ni sa seule pâture. Se refusant à dissocier l’art de la
vie, ni de l’amour la connaissance, elle est action, elle est passion, elle est
puissance, et novation toujours qui déplace les bornes »6.
Justement, contre cette condamnation de l’irréalisme de la poésie, Saint-
John nous dit : « Au vrai, toute création de l’esprit est d’abord « poétique »
au sens propre du mot ; et dans l’équivalence des formes sensibles et
spirituelles, une même fonction s’exerce, initialement, pour l’entreprise du
savant et pour celle du poète. De la pensée discursive ou de l’ellipse
poétique, qui va plus loin et de plus loin ? Et de cette nuit originelle où
tâtonnent deux aveugles-nés, l’un équipé de l’outillage scientifique, l’autre
assisté des seules fulgurations de l’intuition, qui donc plus tôt remonte, et
plus chargé de brève phosphorescence. La réponse n’importe. Le mystère
est commun. Et la grande aventure de l’esprit poétique ne le cède en rien
aux ouvertures dramatiques de la science moderne. Des astronomes ont pu
s’affoler d’une théorie de l’univers en expansion ; il n’est pas moins
d’expansion dans l’infini moral de l’homme - cet univers. Aussi loin que la
science recule ses frontières, et sur tout l’arc étendu de ces frontières, on
entendra courir encore la meute chasseresse du poète. Car si la poésie n’est
pas, comme on l’a dit, « le réel absolu », elle en est bien la plus proche
convoitise et la plus proche appréhension, à cette limite extrême de
complicité où le réel dans le poème semble s’informer lui-même »7.
C’est vrai que Senghor a plus d’une fois présenté un écartèlement dans
ses poèmes, passages sur lesquels les savants sauteront pour les dresser
ensuite ainsi qu’une oriflamme qui devint un des caractères le plus connu
de l’homme Senghor. Cet écartèlement n’est pas propre à Senghor. Il se
situe d’ailleurs dans la personne Senghor, à deux niveaux :
1) L’écartèlement de l’esprit intelligent, qui, à force de balayer toute
chose d’un faisceau désintégrateur pour en dégager l’essentiel, se retrouve
facilement et très souvent devant des situations dualistes. Ce trait, il le
partage avec tous les intellectuels. C’est cette particularité qui poussera le
poète à se demander pourquoi avoir lâché une bombe dans le jardin qu’il
avait si patiemment défriché ; pourquoi cette dent contre la France après ce
long parcours d’apprentissage et d’assimilation de sa langue et de sa
culture, qui avaient fait germer de belles pousses d’amour.
2) L’écartèlement qu’il partage avec tous les autres nègres à
l’avènement de la colonisation et au-delà des indépendances. Nous, nègres,
sommes tous écartelés, à divers niveaux et de diverses raisons. La recherche
de dignité du colonisé de l’histoire n’a-t-elle pas poussé Toundi à se dire
« roi des chiens puisque chien du roi »8 ? Nos dirigeants ne sont-ils pas au
moins écartelés entre cette dignité qu’ils voudraient se voir et leur
désobligeante position de mendiants vis-à-vis de leurs pairs d’Outre-mer ?
Ils peuvent certes, à l’image de Toundi-chien, se rehausser la crinière entre
Africains. Certains ont tenté de pousser cette frontière dès leur élection,
affichant une fierté arrogante et déphasée. Ils ont vite déchanté : on ne peut
pas être mendiant et vouloir élever la voix de fierté devant celui qui
pourvoit l’aumône, à moins que l’on ne soit bête ou suicidaire, peut-être les
deux à la fois. Senghor en tant qu’individu, et puis comme président, aura la
chance d’échapper à un grand taux de cette situation grâce à son
intelligence qui imposait le respect, à son mérite personnel qu’il mit au
service de sa nation, de son continent, de sa race par la suite.
Le nègre, depuis sa rencontre avec le Blanc et à travers la colonisation,
est un être écartelé. Les intellectuels le sentent plus, et encore plus ceux qui
ont séjourné en Occident. Mais que disons-nous ? Et la nouvelle génération
qui s’enroule aux trains-d’atterrissage-des-avions ? Le drame de l’Afrique
continue et, pour réellement appréhender un chemin de développement, il
faudrait faire une redescente aux enfers, nous pencher sérieusement, pas
pour accuser la colonisation révolue, mais pour enlever les cicatrices
gangrènes qu’elle nous a laissées et qui gèrent nos mentalités avec entraves
à l’appui.
L’homme noir, rhabillé d’un semblant de dignité à la veille des
indépendances, s’était senti ragaillardi, rédimé. La réalité est qu’il semble
avoir passé à travers une réincarnation, mais une réincarnation faussée. Au
lieu de se projeter vers le Nirvana, un autre endroit ou bien dans une autre
forme, le voilà retombé dans la même famille, au même endroit, au même
moment. Tout devient pire. Avant, le courant ne le tirait que vers un seul
côté. Il était colonisé, assujetti. Point. Dans la nouvelle situation, notre
réincarné, nous l’avons dit, est terriblement, doublement déçu : il n’arrive
pas trop à trouver une place digne dans ce monde qui l’a assujetti puis renié
et dont il se croyait détaché. Mais, avouons-le, il y a goûté une manne et ne
peut plus complètement l’oublier. De plus, de ses boutons de chemises en
passant par le peigne qui lui donne cette belle tignasse ou cette touffe de
« cheveux-naturels » dénaturés et les chaussures qu’il porte, tout est comme
une conscience, une mémoire collective venue de ce temps qu’il aurait
voulu d’emblée inexistant. Il veut vivre l’Afrique, l’Afrique pure à laquelle
il aspire mais qui n’existe plus en tant que telle : Comme une langue
vivante, comme tout organisme, par nature, elle est forcée d’avancer de se
développer, de se réadapter au risque de se figer et de disparaître, puisque
devant couler le long d’un fil qui la mène vers la culture de l’universel.
Alors le Nègre fulmine dans son désespoir, brandissant parfois une notion
de l’Afrique, un fantôme en lambeaux jusque dans son âme à lui. C’est le
cas du nègre qui taxe un autre nègre de « Blanc » parce que, par hasard, ce
dernier a par exemple la malchance d’être en compagnie d’un blanc et a osé
lui faire un reproche sur le fait qu’il change son pneu crevé. Et où ? Au
centre de la deuxième voie du milieu, dans un rond-point où il y a cinq feux
de réglementation de la circulation. C’est, entre autres superficialités, le
nègre qui taxe un autre nègre de « Blanc » parce que ce dernier dormait et
ne pouvait pas le recevoir à huit heures le samedi matin, parce qu’ayant
passé toute une nuit à travailler ; c’est, enfin, ce qu’a ressenti Lilyan
Kesteloot quand elle dit : « Il faudra vraiment un jour définir les critères du
brevet de négritude. Quand est- on un bon Nègre ? Quand est-on un vrai
Africain ? »
Le nègre puriste attardé, pas celui de la vision de Senghor, est celui-là
dont le combat prend des proportions insensées, allant jusqu’à dédier tout
bon sens au Blanc et seulement au Blanc puisque réservant tout reproche de
civisme au « Blanc ». Le vrai nègre de son entendement ne devrait rien voir
d’anormal et d’inconcevable dans les deux situations citées ci-dessus.
Dans cette bousculade, ou peut-être débandade, où les nègres se
cherchent encore et sous la lumière que nous venons gauchement d’allumer,
voyons donc, dans les poèmes de Senghor, la nature de cet écartèlement
puisqu’on le veut si important.
Nous rencontrons le premier cas dans la confrontation de deux mondes
décrits dans la première et la deuxième strophe de « Que m’accompagnent
koras et balafons » de « Chants d’ombre ». Ce qui partage le poète ici, ce
n’est justement pas la rencontre des deux mondes en soi, mais le rejet que
l’autre fait de toutes les valeurs du monde du poète : Son royaume
d’enfance a ses croyances, sa cosmogonie, tout un kaléidoscope
d’existences dont il dira : « Quels mois alors ? Quelle année ? Je me
rappelle sa douceur fuyante au crépuscule, que mouraient au loin des
hommes comme aujourd’hui, que fraîche était, comme un limon, l’ombre
des tamariniers. Reposoirs opposés au bord de la plaine dure salée, de la
grande voie étincelante des Esprits, enclos méridiens du côté des tombes !
Et toi Fontaine de Kam-Dyamé, quand à midi je buvais ton eau mystique au
creux de mes mains, entouré de mes compagnons lisses et nus et parés des
fleurs de la brousse ! La flûte du pâtre modulait la lenteur des troupeaux et
quand sur son ombre elle se taisait, résonnait le tam-tam des tanns obsédés
qui rythmait la théorie en fête de Morts. Des tirailleurs jetaient leurs
chéchias dans le cercle avec des cris aphones, et dansaient en flammes
hautes mes sœurs Téning-Ndyaré et Tyagoum-Ndyaré, plus claires
maintenant que les cuivres d’outre-mer »9 Ici nous voyons l’étalage des
croyances avec des mots clé qui nous aideront à dresser les grandes lignes.

a. Contenu de la strophe I

• L’ombre des tamariniers, reposoirs opposés au bord de la plaine dure


salée : Les tamariniers abritent les génies, les esprits. Ils sont des reposoirs
opposés au cimetière, l’enclos des tombes. Senghor dira dans « Postface » :
« ...J’ai donc vécu en ce royaume, vu de mes yeux, de mes oreilles entendu
les êtres fabuleux par-delà les choses : les Kouss dans les tamariniers, les
Crocodiles, gardiens des fontaines, les Lamantins, qui chantaient dans la
rivière, les Morts du village et les Ancêtres qui me parlaient, m’initiant aux
vérités alternées de la nuit et du midi. »
• Grande voie lactée des Esprits : Le long des tanns, lieu de rencontre
des Morts, cette vaste étendue salée qui scintille sous le soleil de mille
perles surréelles et la nuit des feux follets de Tirailleurs morts, comme de
ses sœurs : « Des tirailleurs jetaient leurs chéchias dans le cercle avec des
cris aphones, et dansaient en flammes hautes mes sœurs Téning-Ndyaré et
Tyagoum-Ndyaré, plus claires maintenant que les cuivres d’outre-mer
• Enclos méridiens du côté des tombes : Le cimetière est la demeure des
morts et c’est aussi le lieu où viennent faire leur libation les chefs de carrés,
les Détenteurs-de-la-calebasse sacrée pour la protection des familles. En
réalité l’emplacement du Fangool peut être dans un cimetière qui sert
toujours si la tombe d’un ancêtre vénéré s’y trouve.
b. Contenu de la strophe II

Ici, à travers Ngasobil, il y a le nouveau monde, un monde qui ne veut


pas s’ajouter à l’ancien, mais l’éteindre, le disqualifier : « Fontaines plus
tard, à l’ombre étroite des Muses Latines que l’on proclamait mes anges
protecteurs ».
• Fontaines : Les termes se croisent mais n’ont pas la même teneur, pas
le même champ sémantique. A la place de la fontaine de « Gamb-Diamé »
il y a les muses latines, des statues sous des jets d’eau, statues représentant
certainement les Saints de l’Église Catholique.
• L’ombre étroite des muses : Puisque ce sont les muses qui protègent
d’emblée le jeune Senghor, il leur trouve l’ombre trop étroite (pour être
prise au sérieux ?) par rapport à celle des tamariniers.
• Anges protecteurs : Ces muses, d’emblée ses gardiens, ces amas de
pierre aux yeux attendris ne sont certainement pas comparables au ballet de
feux follets le long des tanns, à la danse des Esprits où il a vu des « morts-
passés », en sérère « xon-faaf », les tirailleurs et ses deux sœurs décédées à
bas âge, Téning et Tyagoum, filles de Ndiaré, danser en flammes hautes
dans un cercle surréel.
Si le nouveau monde, adoptant la culture de l’universel, avait voulu
exister parallèlement à celui du jeune Senghor pour être complémentaire, il
n’y aurait pas eu écartèlement, il n’y aurait pas eu choc ; il n’y aurait même
pas eu colonisation : « ... Et pourtant on n’aurait pu s’arranger, car elles
furent, ces images, de la terre à Ton ciel l’échelle de Jacob, la lampe au
beurre clair qui permet d’attendre l’aube, les étoiles qui préfigurent le
soleil... »10. Ce n’est pas la personne de Senghor qui est naturellement
divisée et cette division, cet écartèlement plutôt rejet qu’indécision - la
différence est importante - ne viendra que lorsqu’elle lui aura été imposée :
« ...que l’on proclamait mes anges protecteurs ». Cela tombe comme un
verdict et le poussera, pendant toute son existence, à être aux aguets,
voulant tout assimiler, tout apprendre, tout comprendre, sans toutefois être
assimilé, broyé, enterré par cette culture, cet autre monde.
Dans ce cas de figure, que fera le jeune Senghor de « l’enclos méridien
du côté des tombes » ? Que fera-t-il des reposoirs opposés au bord de la
plaine dure salée ; de la grande voie étincelante des Esprits ? Que doit-il
faire de la « Fontaine de Kam-Dyamé, où, à midi, [il buvait] une eau
mystique au creux de [ses] mains, entouré de compagnons lisses, surréels et
nus et parés des fleurs de la brousse » ? Que fera-t-il donc de la beauté du
royaume d’enfance avec cette flûte du pâtre modulant la lenteur des
troupeaux rentrant à l’étable au soir ? Mais que doit-il donc faire de ce
« tam-tam des tanns obsédés qui rythmait la théorie en fête de Morts », et
de ces « tirailleurs jetant leurs chéchias dans le cercle avec des cris
aphones », et de ses « sœurs Téning-Ndyaré et Tyagoum-Ndyaré dansant en
hautes flammes » ?
Selon le Nouveau Monde, absolument rien. Ou bien si, il faut mettre une
croix dessus. Ne plus en parler. Ne plus y penser. Puisque c’est faux.
Puisque c’est païen. Mais c’est ne pas compter avec la curiosité du jeune
Senghor ; c’est ne pas compter avec son admiration pour le folklore des
tanns, la délicatesse de l’ombre tridimensionnelle des tamariniers, et ses
compagnons lisses parés des fleurs de la brousse : « -je ne pouvais rester
sourd à l’innocence des conques, des fontaines et des mirages sur les
tanns » dira-t-il. Alors, comme au village, il va s’évader pour retrouver un
morceau du royaume d’enfance : « Mais après les pistaches grillées et
salées, après l’ivresse des Vêpres et de midi, je me réfugiais vers toi,
Fontaine-des-Eléphants à la bonne eau balbutiante, vers vous, mes
Anciens, aux yeux graves qui approfondissent toutes choses » puisque le
Puits-de-pierre, Ngasobil n’apaisa pas ses soifs.
Il faut reconnaître la fausseté de la vue selon laquelle Senghor, ou son
Chaka, aurait une vision qui, en rejetant la colonisation le mettrait en
contradiction avec sa vision de la culture de l’universel. Le jeune Senghor,
qui se retire vers la Fontaine-des-Eléphants y est forcé, comme il est obligé
de faire un choix entre Isabelle et Soukeyna. Ici la liberté n’est pas très
grande. Le sujet n’a pas beaucoup d’espace de manœuvre. La mère lui dit :
Voilà deux femmes, il faut choisir.
Ce n’est donc pas par nature, et par conséquent par contradiction
personnelle que Senghor est écartelé. Cela aurait été un luxe. Et il ne faut
pas perdre de vue que sa « tête vaste ouverte aux vents et pillards du Nord »
avait la capacité d’assimiler sans être assimilée, de conjuguer les deux
mondes. C’est parce qu’on l’a forcé, encore une fois, qu’il doit choisir.
Souvenez-vous qu’à la strophe III, du moment que c’est sa mère qui le met
devant le fait accompli, le choix est si restreint qu’il n’est choix qu’en
apparence. Si le poète doit intervenir, c’est quant à la personne à choisir, la
liberté d’initier le choix lui ayant été retirée au préalable.
Dans la rencontre des deux cultures, des deux mondes, l’idéal aurait été
de ne pas avoir à choisir le dos contre le mur. Mais Ngasobil aura la même
attitude, comme d’ailleurs l’aura toujours l’Européanité dans sa rencontre
avec les autres cultures. C’est ainsi que l’émissaire de la culture de
l’universel, lancera son cri : « assimiler et ne pas être assimilé » et Chaka
qui voyait « tous les hommes frères », sera forcé de laisser le poète pour
devenir un chef militaire. N’est-ce point Senghor qui dira : « ... Ah ! Je sais
bien que plus d’un de Tes messagers a traqué mes prêtres comme gibier et
fait un grand carnage d’images pieuses... »
Rien en lui n’est contradictoire à la civilisation de l’universel. Ce qu’il
rejette, c’est cette vérité qu’il détient comme Chaka : « Je sais que nombre
de Tes missionnaires ont béni les armes de la violence et pactisé avec l’or
des banquiers. Mais il faut qu’il y ait des traîtres et des imbéciles » et
Chaka dira à son tour : « Ce n’est pas haïr que d’aimer son peuple. Je dis
qu’il n’est pas de paix armée, de paix sous l’oppression, de fraternité sans
égalité... ».
Justement ! Parce qu’il est fondamentalement pour la culture de
l’universel, il saura faire la différence entre les dérives de l’Occident et ses
mérites. La culture de l’universel ne serait d’ailleurs pas possible sans cette
capacité, cette intelligence à donner et recevoir le complément. Nous ne
disons pas qu’il faut donner tout ; encore moins prendre tout de l’autre.
Dans le donner et le recevoir il faut bien qu’il y ait une technique.
Au milieu de tout cela, il faut savoir « rendre à César ce qui est à
César ». Comme le disait notre mère : « Même à ton ennemi il faut savoir
reconnaître le mérite », ce que fait précisément Senghor lorsqu’il dit :
« Ah ! Ne dites pas que je n’aime pas la France - je ne suis pas la France,
je sais - je sais que ce peuple de feu, chaque fois qu’il a libéré ses mains, a
écrit la fraternité sur la première page de ses monuments, qu’il a distribué
la faim de l’esprit comme de la liberté à tous les peuples de la terre conviés
solennellement au festin catholique. Ah ! ne suis-je pas assez divisé ? Et
pourquoi cette bombe dans le jardin si patiemment gagné sur les épines de
la brousse ? Pourquoi cette bombe sur la maison édifiée pierre à pierre ? ».
Cette division, c’est le dilemme de l’esprit intelligent, de l’intellectuel.
Ce n’est pas un caractère senghorien, mais un caractère universel de l’esprit
humain, de tout humain sain d’esprit. L’esprit vigilant, l’esprit qui cherche,
est toujours et naturellement dans cette espèce de champ de mines dans
lequel il cherche désespérément à poser le pied sur une terre sûre,
colonisation ou pas colonisation. Les partis politiques français ont fait, lors
de la dernière élection de Chirac, le même pas, secouant tout le superflu
pour préserver l’essentiel de leur nation, comme ils disent, devant le Front
National et cela, en formant l’UMP11. L’hésitation est l’essence même de
l’esprit, puisqu’à un certain degré, elle s’appelle réflexion.
Dans le texte précédant la citation ci-dessus, Senghor venait d’accuser la
France de terribles crimes, de fourberie. D’aucuns peuvent le voir en
ennemi, en haïsseur de la France. D’autres l’accuseront du contraire malgré
le fait qu’il n’ait pointé le doigt que sur des faits. Alors il sursaute,
conscient de tous les doigts qui potentiellement peuvent être pointés contre
cet amour, ou contre cette haine, comme ils ont été pointés contre « Femme
noire » : « Ah ! Ne dites que je n’aime pas la France !...Mais pourquoi
[alors jeter] cette bombe dans le jardin si patiemment gagné sur les épines
de la brousse ? »
Mais même dans cette justification c’est le Nègre qui sursaute, armé et
rongé à la fois par la conscience de ses frères et de ses amis. C’est l’idée
qu’on puisse mal le comprendre en le prenant comme un complice ou
comme un ennemi qui le dérange, certains critiques ayant tendance à laisser
l’essentiel pour se concentrer sur du superflu. Personnellement il sait
l’essentiel du contenu de ses écrits, mais il sait que les évènements, les actes
décrits dans le poème, pourraient être laissés de côté au profit d’une
conclusion que l’on dressera sur la base de l’émotion, raison pour laquelle,
prenant les devants, il se dit lié d’amitié avec les proscrits de César, c’est-à-
dire avec « de perfides traîtres qui demandèrent pitié et l’ayant obtenue,
devinrent les ennemis de leurs bienfaiteurs ».
Souvenez-vous que le poème est dédié à Georges et Claude Pompidou et
de par la teneur, nous savons que c’est plus un texte de confidence qu’une
œuvre destinée à faire plaisir. Un Français aurait pu, sans aucun souci,
proférer naturellement ces mêmes termes, critiquer en tant qu’intellectuel et
cela passerait facilement aussi bien au sein des Nègres que parmi certains,
pour ne pas dire tous les Français, comme le fit « Orphée noir » de Jean-
Paul Sartre. Naturellement, avons-nous dit. Aussi naturellement que le fait
qu’une connaissance peut acceptablement vous tapoter dans le dos en vous
rattrapant dans la rue, alors que ce même tapotement vous ferait tiquer et
entrer dans une colère, voire une querelle, s’il venait, dans la rue, d’un
inconnu. Êtes-vous écartelé alors ? Question de circonstances et de sujets !
Notez bien que nous n’avons pas mis un « tapotement amical ». En réalité,
l’adjectif dépendra intégralement de sa source et des circonstances.
Voilà toutes les raisons qui nous font penser qu’écarteler Senghor entre
poète et politique, c’est réellement mal le comprendre, que cet écartèlement
ne mérite pas le bruit produit autour de lui. A moins de vouloir, comme
Senghor le dit du rationalisme en d’autres circonstances, camper dans
l’entêtement de vouloir faire « un mur de ce qui était voile transparent »12.
Pour comprendre l’excès érigé autour de cet écartèlement entre Africanité
et Européanité, entre poésie et politique, il y a un autre fait que nous
voulons considérer. Nous pensons que cela nécessite une redescente dans la
culture du poète pour comprendre la nature fondamentale de la poésie
sérère. C’est qu’à travers elle on peut entrevoir la différence essentielle
d’avec la poésie européenne. Senghor en a parlé plus techniquement dans
« Postface » et nous n’allons pas le répéter, nous contentant juste d’aborder
cette différence sur une couche beaucoup plus simpliste.
Nous savons que la poésie sérère va de l’homme et s’arrête à l’homme.
Elle est au sujet de l’homme. Vous y trouverez l’homme et son teint et sa
taille ; vous y trouverez l’homme et ses proches ; vous y trouverez l’homme
et ses vaches et ses champs. Mais vous n’y trouverez pas les nuages, vous
n’y trouverez pas les fleurs. Rappelez-vous ce que Senghor dit à Césaire :
« Aurais-tu oublié ta noblesse, qui est de chanter les Ancêtres, les Princes
et les Dieux, qui ne sont fleurs ni gouttes de rosée ? »13.
Dans un autre passage, il a un ricanement plein d’amertume et d’ironie en
retraçant les objets des plumes des poètes de Montparnasse : « Car les
poètes chantaient les fleurs artificielles des nuits de Montparnasse, ils
chantaient la nonchalance des chalands sur les canaux de moire et de
simarre, ils chantaient le désespoir distingué des poètes tuberculeux. Car
les poètes chantaient les héros, et votre rire n’était pas sérieux, votre peau
noire pas classique »14. Disons en passant que « héro » est plutôt jeté avec
dédain puisque ceux dont le poète parle sont, selon sa conception, des anti-
héros.
La poésie sérère n’est pas exilée de la terre. Ce n’est pas cette poésie
autruche qui fourre la tête par terre ou la plante dans les nuages pour ne pas
faire face à la réalité. Elle est poésie de l’action, le chant-rêve du bafoué, le
chant-témoin de l’accompli. C’est ce caractère qui justement fait dire à
Senghor dans « Postface » en parlant des poètes de la négritude qu’ils
« sentent, ils ne pensent pas »15, dans ce sens que cette poésie n’est pas
luxueuse. Elle parle. Pas de fleurs et de chalands. Elle s’agrippe au souffle,
à la raison d’être, à l’être. Pour mieux comprendre, nous allons vous donner
un exemple qui choqua quelques amis finlandais mais finit par leur ouvrir
les yeux. C’était au moment où Lech Walesa se battait en Pologne au milieu
de Solidarnosc, en Afrique du Sud, les militants au sein de l’ANC. Devant
les comparaisons, nous étions très choqué et leur avions dit que le combat
de Monsieur Walesa était un luxe comparé à la situation en Afrique du Sud :
Walesa et ses camarades étaient considérés comme des êtres humains et se
battaient pour une idée. Ceux de l’Afrique du Sud revendiquaient, avant
tout, le droit d’être reconnus êtres humains. Un trait restait pourtant
commun aux deux situations : Dans les deux cas, toute chanson née et,
partant, toute poésie, se serait faite naturellement politique.
Vous chercherez vainement la tristesse d’une musique sérère dans le
rythme ou la mesure. Dans une valse, par exemple, les deux viennent
donner un coup de tristesse, foi et apparence à celle du cœur. Dans la
musique sérère, vous trouverez la tristesse plutôt dans les mots, pointue
comme des épines et qui s’enfonce jusque dans l’âme alors que le rythme
endiablé dérive, joyeux ou fou, innocent, infantile, à la manière du temps
impassible, flottant au-dessus des notes, muni de ses syncopes, vers une
autre rive qui dicte la continuité de la vie. Ceci est un caractère qui
désoriente les Européens, les poussant à dire que la musique africaine est
très gaie. Elle l’est toujours. En apparence. Elle l’aurait été dans le fond, si
c’était le rythme et le rythme seul qui en portait toute la teneur. La chanson
si bien interprétée par Michel Sardou, « Afrique Adieu »16 est-elle triste, ou
gaie ? C’est une belle comparaison avec la musique sérère.
Sous cette nouvelle lanterne, comment cette poésie du concret, cette
poésie de l’action, serait-elle alors incompatible avec la politique ?
Souvenez-vous, et ajoutez à cela le fait qu’il n’y a aucune race qui ait
politiquement souffert plus que la race nègre ! Ajoutez à cela le fait qu’il y
a très peu de poèmes de Senghor qui ne soient pas politiques de par leur
contenu !
Les savants qui érigent l’écartèlement de Senghor ont ajouté justement à
son incompréhension. Ils l’ont présenté comme un Africain qui se serait
tellement européanisé qu’il est entre deux courants, comme un navire pris
quelque part dans un mistral malveillant sur l’étang de Berre ou dans les
courants fous de la Baie de Biscaye et qui ne peut plus revenir sur la rive
africaine ni rejoindre la rive européenne. En réalité, qu’ils en soient
conscients ou non, c’est cette conception que ceux qui les lisent ou les
écoutent ont de leur théorie de l’écartèlement.
Le Senghor poète est foncièrement politique et le Senghor politique
foncièrement poète. Comment pouvait-il d’ailleurs en être autrement ?
Qu’est-ce que le politique pour être si terriblement incompatible avec la
poésie ? Voilà ce que l’on en dit : « Politique est un nom formé à partir de
deux termes grecs : polis qui signifie cité, au sens politique du terme, et
ikos, suffixe d’adjectif qui donne ique en français. Ce mot est donc à
l’origine un adjectif et, d’après son étymologie, il signifie qui concerne le
citoyen. La politique est l’ensemble des pratiques, des faits, des institutions
et des décisions d’un gouvernement, d’un état ou d’une société. Le mot
politique a commencé à être employé dans son sens actuel au 13e siècle
après J.C : il signifie alors science du gouvernement de l’état En 1361, sa
définition s’élargit aux affaires publiques, et en 1552 la politique regroupe
les affaires de l’État. Apparaît ensuite le terme homme politique. Dans les
années 1630, l’adjectif politique connaît une évolution de sens important et
peut signifier prudent et adroit »17.
Pour beaucoup la poésie est irréaliste, rêveuse et, par conséquent ne sied
pas dans les mains d’un politique appelé à répondre aux exigences
matérielles de son peuple. C’est qu’ils ont manqué de tenir compte de la
nature de la poésie, surtout celle de Senghor, qui est poésie de l’action, et
ont voulu rendre incompatibles poésie et politique dans la mesure où la
politique fait du concret et la poésie, - conception gratuite - est le domaine
du rêveur, un monde fait de nuages et de poussière où jacasse une passivité
irréaliste.
Mais, encore une fois, dans le fond, qu’est-ce que la poésie pour être si
différente de la politique ? Y a-t-il une incompatibilité innée entre les
deux ? Nous pensons que jamais défense n’a été aussi profonde que celle
produite par Saint-John Perse, qui, en d’autres circonstances, a lui-même
senti ce désarroi autour de la poésie et, partant des poètes, dans un monde
d’applications, dans un monde des sciences appliquées, rappelons-le
longuement : « Elle [la poésie] n’est point art d’embaumeur ni de
décorateur. Elle n’élève point des perles de culture, ne trafique point de
simulacres ni d’emblèmes, et d’aucune fête musicale elle ne saurait se
contenter. Elle s’allie, dans ses voies, la Beauté, suprême alliance, mais
n’en fait point sa fin ni sa seule pâture. Se refusant à dissocier l’art de la
vie, ni de l’amour la connaissance, elle est action, elle est passion, elle est
puissance, et novation toujours qui déplace les bornes. Mais du savant
comme du poète, c’est la pensée désintéressée que l’on entend honorer ici.
Qu’ici du moins ils ne soient plus considérés comme des frères ennemis.
Car l’interrogation est la même qu’ils tiennent sur un même abîme, et seuls
leurs modes d’investigation diffèrent.
« Quand on mesure le drame de la science moderne découvrant jusque
dans l’absolu mathématique ses limites rationnelles ; quand on voit, en
physique, deux grandes doctrines maîtresses poser, l’une un principe
général de relativité, l’autre un principe quantique d’incertitude et
d’indéterminisme qui limiterait à jamais l’exactitude même des mesures
physique ; quand on a entendu le plus grand novateur scientifique de ce
siècle, initiateur de la cosmologie moderne et répondant de la plus vaste
synthèse intellectuelle en termes d’équations, invoquer l’intuition au
secours de la raison et proclamer que « l’imagination est le vrai terrain de
germination scientifique », allant même jusqu’à réclamer pour le savant le
bénéfice d’une véritable « vision artistique » - n’est-on pas en droit de tenir
l’instrument poétique pour aussi légitime que l’instrument logique ?
« Au vrai, toute création de l’esprit est d’abord « poétique » au sens
propre du mot ; et dans l’équivalence des formes sensibles et spirituelles,
une même fonction s’exerce, initialement, pour l’entreprise du savant et
pour celle du poète. De la pensée discursive ou de l’ellipse poétique, qui va
plus loin et de plus loin ? Et de cette nuit originelle où tâtonnent deux
aveugles-nés, l’un équipé de l’outillage scientifique, l’autre assisté des
seules fulgurations de l’intuition, qui donc plus tôt remonte, et plus chargé
de brève phosphorescence.
« La réponse n’importe. Le mystère est commun. Et la grande aventure
de l’esprit poétique ne le cède en rien aux ouvertures dramatiques de la
science moderne. Des astronomes ont pu s’affoler d’une théorie de
l’univers en expansion ; il n’est pas moins d’expansion dans l’infini moral
de l’homme - cet univers.
« Aussi loin que la science recule ses frontières, et sur tout l’arc étendu
de ces frontières, on entendra courir encore la meute chasseresse du poète.
Car si la poésie n’est pas, comme on l’a dit, « le réel absolu », elle en est
bien la plus proche convoitise et la plus proche appréhension, à cette limite
extrême de complicité où le réel dans le poème semble s’informer lui-même.
Par la pensée analogique et symbolique, par l’illumination lointaine de
l’image médiatrice, et par le jeu de ses correspondances, sur mille chaînes
de réactions et d’associations étrangères, par la grâce enfin d’un langage
où se transmet le mouvement même de l’Être, le poète s’investit d’une
surréalité qui ne peut être celle de la science »18.
Oui, il est assez, pour le poète, de s’investir d’une sur-réalité qui ne peut
être celle de la science et d’être la mauvaise conscience de son temps. Étant
parmi les premiers intellectuels modernes de son continent, de son pays,
c’était un devoir de se faire et d’agir en homme politique. Malheureusement
la définition théorique est loin de se recouper avec l’interprétation faite de
la politique et de l’homme politique de nos jours. Les connotations sont très
négatives, et cela à travers le monde entier. Là où les précurseurs voyaient
dans la politique un moyen de participer au destin de la Cité, notre
génération voit un moyen de s’enrichir. Selon elle, pour réussir, entendez
être riche et bien vivre en son ego, il faut passer par la politique. Cela est le
sens opposé du poète et du savant car, « ... du savant comme du poète, c’est
la pensée désintéressée que l’on entend honorer »19.
Senghor pose les jalons différemment de celui qui vise son ego, à la
manière du poète. Déjà dans « Que m’accompagnent koras et
balafongs », un des poèmes formant la collection « Chants d’ombre »,
strophe V, le poète jette alentour des yeux de politicien, analysant son
royaume d’enfance. Ici, comme pour chercher une piste de béhaviorisme
politique, Senghor regarde en arrière pour cerner le caractère d’un des plus
éminents monarques de son royaume d’enfance, le roi du Sine, Maad-a-
Sinig Coumba Ndoffène Diouf : « Le bruit de ses aïeux et ses dyoung-
dyoungs le précédaient, le pèlerin royal parcourait ses provinces, écoutant
dans le bois la complainte murmurée... »20, Le poète président, comme le
monarque de jadis, saura écouter les plaintes de son peuple, ne laissant
jamais le courrier d’un citoyen sans réponse et signée de sa propre main.
D’autres après lui feront signer les leurs, d’autres après lui laisseront tout
bonnement des milliers de lettres sans réponse aucune, même celles
renfermant des pierres angulaires pour la construction de la nation. Ici la
poésie n’est ni rêve ni rêveuse au sens de « irréaliste » mais plutôt un
moyen de préméditation.
A la strophe VII, Senghor, comme à la recherche d’un mode de
gouvernance, se réfère à la reine Siga Badial du même royaume : « Tu n’es
pas plante parasite sur l’abondance rameuse de ton peuple. Ils mentent, tu
n’es pas tyran, tu ne te nourris pas de sa graisse. Tu es l’organe riche de
réserve, les greniers qui craquent pour les jours d’épreuve— Ils nourrissent
fourmis et colombe oisives. Voilà, tu es, pour écarter au loin l’ennemi,
debout, le tata, je ne dis pas le silo, mais le chef qui organise la force qui
forge le bras ; mais la tête tata qui reçoit coups et boulets. Et ton peuple
s’honore en toi... »21
Si nous prêtons attention à ces lignes, nous nous réveillons à une réalité
brutale : C’est réellement la masure intellectuelle de Senghor, sa tête vaste
ouverte aux « vents et pillards du Nord »22 qui fut le grenier le plus tangible
que possédait le Sénégal au seuil de l’indépendance. Eut-elle failli, eut-elle
été tyran, se gavant de la richesse rameuse de son peuple et se
recroquevillant dans un régionalisme pour faire rythmer les profondes voies
de griots et de tam-tams sérères à sa propre gloire, et le pays aurait pu
connaître le même périple de désastre qui encore maintenant sévit à travers
le continent.
A la manière des dieux, sa vision et partant son œuvre, visait au-delà de
sa famille et son terroir, un pays, une nation qu’il fallait forger comme
Chaka en fit de la nation Zoulou. Il visait l’éternité. Il fut, pour écarter au
loin l’ennemi, la tête tata qui reçoit coups et boulets, cette tête qui organise,
le bras qui forge une nation par la seule pensée qui est parfois égale et
même meilleure que du pétrole. C’est qu’à la tête d’un peuple, il faut des
êtres qui savent dépasser « l’actuel », petites médiocrités de comptes en
Suisse. Que les Suisses ne nous en veulent pas, ce n’est nullement contre
eux. Ce que nous haïssons, c’est les villas de Corniche dont le fondement
est la corruption, la graisse du peuple ; comme Senghor le dit si bien, ces
richesses des « marchands et banquiers, seigneurs de l’or et des banlieues
où pousse la forêt des cheminées »23 qui « ont acheté leur noblesse et les
entrailles de leur mère étaient noires. »24 A la tête d’un peuple il faut des
êtres qui savent se dépasser pour mieux « prendre dans leurs mains
périssables le destin d’un peuple »25 et le guider à la manière d’un dieu.
« ...Pour moi, c’est d’abord une expression, une phrase, un verset qui
m’est soufflé à l’oreille... »26. Qu’est-ce qui, dans l’inspiration,
particulièrement dans celle de Senghor, fait et maintient le côté mystique
que les sérères, son propre peuple, voit en lui ? Qu’est-ce qui lui donne
cette capacité prémonitoire permettant de décrire chronologiquement sa vie
d’homme et de politicien déjà en 1945, alors que le Sénégal n’était même
pas indépendant ? Est-ce parce qu’il a su toujours, « à l’heure où [son] cœur
veille sans parasite... prêter ses yeux à la nuit pour que vive Paris »27… et
son peuple ?
En se penchant profondément sur les poèmes de Senghor, nous verrons
que certains s’étalent sur plusieurs strophes tandis que d’autres, très brefs,
donnent l’impression que le poète est forcé d’écrire mais ne doit pas trop
dévoiler, poèmes étalés comme des paraboles ou les allégories des
prophètes de l’Ancien Testament. Une autre chose qui nous a frappé est la
cohérence. Les références se répètent d’un poème à l’autre. Les mêmes
expressions, les mêmes idées, sont reprises comme dans une concordance
biblique, sans jamais se contredire.
C’est justement ce point qui nous a poussé à étudier Senghor en nous
appuyant sur Senghor. Nous ne sortirons de ses œuvres pour trouver une
référence que lorsque ce sera vraiment nécessaire. Mais comment expliquer
cette terrible concordance pour quelqu’un qui dit : « Quandje commence
d’écrire, je ne sais ce que sera le poème . »28 ?
II. LEITMOTIV
Si nous entreprenons cette étude, c’est, avant tout, pour venir en aide aux
étudiants. Depuis le premier contact établi suite à notre traduction en sérère
des poèmes de Léopold Sédar Senghor, plusieurs d’entre vous ont afflué
vers nous pour des explications, des commentaires. Nous vous en
remercions, car ces questions nous ont permis d’entrevoir le problème que
vous posent ces poèmes. Votre réaction nous a toutefois surpris de par son
ampleur. Devant la nécessité d’éclairer ces piliers présents et futurs que
vous formez au sein de la nation sénégalaise, nous allions dire du monde,
indifférent, nous ne pouvions rester. Vous êtes au début et au devenir de la
culture de l’universel, du métissage, que vous ne pourrez accomplir et
assimiler avec succès sans une maîtrise de vos racines. Et telle est la vision
de Senghor.
L’urgence de cette tâche que nous avons prise comme une responsabilité,
et l’ampleur de la demande ne nous permettent pas d’aller par mille
chemins. Ce qui nous intéresse, c’est le côté sémantique, le sens des
poèmes. Nous nous arrêterons devant chaque verset ou strophe dont la
dimension dépasse le sens décoratif de la poésie. C’est dire que le style,
malgré toute sa beauté et son mérite, n’est pas notre premier souci, comme
il n’a pas d’ailleurs été central dans vos requêtes. Et le style, de par la
métrique, est quelque chose que des universitaires doivent être capables de
déceler : rimes, alexandrins, allitération, d’autant plus que la poésie de
Senghor joue beaucoup sur l’allitération.
III. PIERRE D’ACHOPEMENT
C’est certes un pléonasme de dire que traduire ou interpréter Senghor
n’est pas une chose aisée. C’est qu’il y a une particularité syntactique dans
cette poésie, l’oxymoron, dont le poète se sert à merveille. A maintes
reprises, par exemple, Senghor rattache un adjectif à un substantif de la
phrase qui, en réalité, n’a aucun lien naturel et, partant, logique, avec la
qualité décrite par celui-ci. Dans ce cas précis, pinceau à la main, Sédar
s’adonne à nous dresser un tableau suggestif et multidimensionnel où les
panoramas défilent en un kaléidoscope interminable. Les poèmes
juxtaposent des mots aux charges positives, comme dans une fusion
thermonucléaire où les noyaux se repoussent mutuellement, se réchauffant
au feu de l’esprit pour atteindre cette vitesse suffisamment élevée et
fusionner avant d’être séparés par la répulsion électromagnétique, la
contradiction. L’esprit doit alors les suivre, comme à travers des pages
Internet, où les liens fusent, mènent à d’autres informations, donnant cette
notion de toile d’araignée, une jungle de données dans laquelle le lecteur
peut se perdre ou revenir avec une cueillette à la dimension de ses
capacités.
La force de l’oxymoron est la suggestion, une invitation à trouver le non-
dit, le fil secret qui servira de pont à l’esprit pour trouver l’intersection
cachée des deux morphèmes. La métaphore prendra elle aussi un sentier
exotique. Cette manière de procéder est un point si central dans la poésie de
Senghor qu’il le mentionne expressément dans « Postface », caractéristique
de la poésie sérère, dont Senghor tirera d’ailleurs un exemple pour illustrer
sa méthode :
« Il n’y a plus de jeunes gens au village
Diakhère de Moussa, écoute-moi
Le soleil au zénith et nul murmure ! »29
Et de commenter : « Pas une métaphore, mais nous sentons, sous ces
mots simples, dans la paix méridienne, la présence solennelle des
Esprits. »30
Ici le poème, comme un proverbe, nécessite une « initiation » préalable,
une prédisposition. Cette prédisposition est, il va sans dire, un a posteriori,
un vécu ou des bribes de mémoires venant de la conscience collective. Il
faut avoir une connaissance profonde de la coutume sérère, connaître leur
croyance, leur cosmogonie, bref leur patrimoine culturel. Nous allons
donner une illustration parfaite d’un trait de la poésie sérère à travers le
poème suivant, qui est un chant de lutte, un chant gymnique :
« Seek a faambnooxa,
Yaay ke mborolaa Jirnda Laamiin
Too rimiim a mbir ee »
Traduction :
« C’est la saison sèche,
A Djirnda Lamine les mères cardent le coton
Mais de lutteur je n’ai point mis au monde »31

Sans la prédisposition mentionnée ci-dessus, n’est-il pas difficile


d’appréhender ce poème, ce chant de lutte dans toute sa dimension ? A la
manière d’une ellipse, les phrases flottent par delà une foule de signifiés,
une foule de choses sous-entendues, ces choses qui ne sont pas jugées
nécessaires à exprimer parce que sous-jacentes dans le filet des morphèmes,
exactement comme dans un télégramme certains mots sont soustraits sans
enfreindre l’information. Pour les linguistes intéressés par la Théorie de
l’information32, les chants sérères forment un vaste champ d’étude. Mais
revenons au chant-de-lutte cité ci-dessus, et voyons les séquences dont
chacune fait appel à une autre pour construire le sens :
• Pour le sérère la saison sèche est automatiquement liée à la fin des
travaux champêtres.
A cette fin des travaux viennent s’associer les jeux gymniques, luttes
organisées de village en village, les funérailles reléguées, les mariages, bref,
tout évènement important dont on n’avait ni le temps, ni les moyens de
mener à bon terme.
• Pour aller à ces séances de lutte, les mères, qui ont un fils lutteur,
doivent « habiller » celui-ci. Il ne s’agit pas d’aller acheter des habits. Le
pagne fait à partir du coton récolté par la mère est inégalable. Sans ce pagne
en coton, le lutteur perd beaucoup de son « sel », de sa valeur, malgré son
talent, ce pagne ayant une splendeur égale à celle d’une victoire.
• Dimension émotionnelle du poème, sa raison d’être : La poétesse n’a
pas de fils. Elle n’a pas de lutteur pour qui elle tisserait un pagne d’où le
double drame : n’ayant pas de fils, peut-être qu’elle n’a pas non plus de
coton à carder, car, comme le dit Sédar dans « Ndessé », le devoir du fils
envers sa mère est d’être : « ... ta fête, la fête gymnique de tes moissons, ta
saison belle avec sept fois neuf ans sans nuages et les greniers pleins à
craquer de fin mil ; ton champion Kor-Sanou ! »33.
Voilà l’interprétation de cette chanson de trois vers. Problème de la
stérilité, moquerie des voisins, raillerie dans son propre foyer, et l’envie
perpétuelle et désastreuse pour elle envers les autres femmes dont elle peut
être dépendante en demandant toujours l’assistance de leurs fils pour ses
propres travaux. La liste est infinie. Mais, dans tous les cas, l’essentiel reste
la désolation, la tristesse, la solitude de cette mère dans ce village au nom si
solennel de Djirnda Lamine. Rappelons que malgré tout, le rythme
accompagnant cette chanson restera vif et saccadé comme dans les autres
chansons de victoire, la tristesse étant contenue dans la succession des mots,
invitant le spectateur à emprunter les pistes de l’imagination, de
l’imaginaire.
Maintenant, allons puiser un autre exemple simple dans les poèmes de
Senghor, un vers qui vient de « Joal » : « ... l’ombre verte des
vérandas... » :
NP : Noun phrase, c’est-à-dire groupe nominal, GN, selon la notation de la syntaxe structuraliste.
VP : verbe phrase ou groupe verbal. N : Noun ou nom. Adj. Est juste une (Page
number)djective(Page number)on de « (Page number)djective », comme Art. Est celle de
« article ».

IV. POURQUOI MAINTENANT


Quelques-uns peuvent se demander pourquoi nous avons commencé à
« travailler » sur Senghor seulement maintenant, c’est-à-dire après sa
mort ? La réalité est que nous avions traduit les poèmes de Senghor ainsi
que les « Belles Histoires de Leuk-le-Lièvre », son œuvre commune avec
Abdoulaye Sadji, traduction affublée d’ailleurs d’une préface de Senghor et
déposée aux Nouvelles Éditions Africaines en 1979. Parti poursuivre nos
études en Finlande, la réponse à toute correspondance devint : « La
publication en langues nationales ne fait plus partie de notre politique
d’édition... »
Puis suivit le fait que les NEA perdirent purement et simplement les deux
manuscrits. Nous nous en réjouissons, car pour la nouvelle traduction,
comme pour cette œuvre, nous bénéficions d’un regain d’expérience et
d’une vision plus approfondie du poète Léopold Sédar Senghor. Mais reste
le point : Pourquoi Senghor ?
La réponse est apportée par les participants des premières classes
d’alphabétisation. Ils nous critiquaient de leur offrir des calebasses et des
vaches et des flèches, mais rien de tout ce qui était dans les livres d’école.
Selon eux, nous les trompions, car, sur la base de ce qui était enseigné,
personne d’entre eux ne pourrait avoir une place de travail, réfléchir comme
ceux qui étaient initiés à l’école régulière.
Ils avaient tort et ils avaient raison. Surtout ils avaient raison. Les classes
d’alphabétisation n’auront un vrai sens que lorsque toutes les matières
scolaires et une foule d’œuvres importantes viendront faire suite aux
manuels d’initiation. Encore une fois, il faut que les gouvernements
africains sortent de la trajectoire de formalisation qui, souvent, semble être
embrassée parce que source de financement, alors que dans la réalité le
regard ne porte pas au-delà des sommes qui vont « tomber ». Il faut, au-delà
des carnavals, mettre sur place une vraie structure de production et de
promotion des langues nationales.
Introduire l’alphabétisation, c’est aussi mettre sur place des comités de
standardisation, de modernisation mais surtout de production du matériel
nécessaire. Une alphabétisation dépasse un syllabaire et quelques exercices
de calcul. Il faut penser aux termes et manuels de mathématique, à
l’astronomie, à la géographie, à l’histoire, à l’électronique. C’est
uniquement alors que l’alphabétisation aura un sens et, lorsque cette phase
sera atteinte, le développement de l’Afrique pourra s’habiller de la
fulgurance qu’a connue le monde avec l’avènement de l’informatique. Au
lieu d’un temps régi par des heures, minutes et secondes, les Africains
entreront dans l’ère de la nanoseconde en matière de développement.
C’est qu’il prend longtemps, terriblement longtemps aux élèves africains
de complètement maîtriser dans une langue étrangère la relation référent -
référé, et dénotation - connotation, c’est-à-dire qu’il y a toujours quelque
chose qui reste étranger, distant, dans les termes, contrairement à ce qui
aurait été, si les mots avaient été les mots de leur langue maternelle.
Sans une approche globale et profonde, cette entreprise d’alphabétisation
rejoindra toutes les autres foules de projets entamés sur le continent
africain, des projets qui ressemblent à un ventre abritant des verres de
Guinée, avalant des sommes énormes, dettes sur la nation, sans jamais
grossir, sans jamais produire de fruit. Il ne suffit que de faire le bilan des
structures alphabétisatrices, considérer la volumétrie des productions par
rapport à leur temps d’existence. Combien de temps encore avant de se
réveiller à cette terrible réalité africaine ? La plupart de nos gouvernements,
pour ne pas dire tous, n’ont qu’une notion des plans de développement, le
vrai sens n’étant jamais celui-là qui est étendu avec une prise de conscience
sincère envers des valeurs et voies intrinsèques pour relever nos sociétés de
la pauvreté, mais l’argent. Ils épousent les idées, apprennent les termes de
références préétablis et s’en servent pour gagner la confiance sur la fiabilité
de leurs visions...
Mais revenons à la décision de traduire les poèmes de Léopold Sédar
Senghor. Prenant en compte les remarques ci-dessus, nous nous sommes dit
qu’en leur offrant une œuvre comme celle de Senghor, les mentalités
pouvaient changer et, partant, la motivation être plus assidue. Un autre
point est que nous ne trouvions rien de plus légitime que de traduire Sédar
en langue nationale, lui, le père de la nation sénégalaise et baobab géant qui
est intellectuellement inaccessible à la majorité du pays qu’il dirigea
pendant vingt ans.
V. QUELQUES REMARQUES
L’on ne saurait vouloir faire comprendre Léopold Sédar Senghor sans
chevaucher sur un univers de champs de connaissances, traverser plusieurs
domaines comme la politique, qui l’a beaucoup occupé et forgera une partie
de sa personne. À travers les poèmes, nous avons toute la problématique
linguistique couvrant la stylistique, la sémantique, la syntaxe, etc. Nous
sommes conscient de cette réalité et allons essayer, sans trop nous éloigner
du sujet principal, qui est le devoir de faire comprendre Senghor à travers
l’interprétation de ses poèmes. A tout cela vient s’ajouter la foule de
critiques quant à ses pensées, ses positions. Ce paragraphe tente de jeter un
peu de lumière sur certains de ces sujets.
Plusieurs intellectuels ont maintenu et maintiennent encore leur vision du
Senghor Toubab. C’est mal le connaître. Si Senghor a porté loin son
raffinement de la langue française, ce n’est pas pour être français., comme
le menuisier en raffinant les lignes de ses meubles ne devient pas meuble
pour autant. C’est que, loin de se recroqueviller comme nous dans notre
propre médiocrité nègre que nous nous pardonnons et assumons aisément
en pointant les doigts contre un colonialisme révolu depuis longtemps —
c’est notre faute si nous traînons quelques-uns de ses lambeaux —, Senghor
a su passer l’éponge sur un certain aspect de l’histoire pour mieux faire
face à l’avenir.
C’est ainsi qu’il a laissé sur place le Sénégal le plus africain et le plus
raffiné du Sénégal post-colonisation. N’est-ce point bizarre que c’est
justement pendant la période du toubab Senghor que le Sénégal a mieux
vécu sa tedaanga, son yar et tegin, son africanité dans toute la splendeur de
sa culture ?34 A l’heure actuelle où tout semble désenghorisé, comme on le
dit, que nous reste-t-il ? Une politique rachitique et une religiosité
obscurantiste tout à fait déphasée, désaxée où formes et actions sont
diamétralement opposées avec, comme juste milieu, insolence, ignorance,
désordre. Les séminaires de nos universités sont remplacés par des soirées
religieuses, au lieu de fournitures et de réfection des amphithéâtres nous
bâtissons des mosquées dans leur sein. Ne nous méprenez pas : Les soirées
religieuses sont très bien et saintes les mosquées, mais nos intellectuels
devraient se méfier de la prostitution politique des grandes valeurs.
L’ordre actuel du Sénégal, jusqu’au long de ses rues est justement le
contraire de la vision primordiale de Sédar, lui qui répétait et s’appuyait
inlassablement sur l’esprit d’ordre et de méthode tout en prônant la culture
qui sera au centre de tout. En elle l’homme gardait sa dignité et savait ce
que voulait dire l’honneur, « ces grandes reines absolues »35 qui semblent
exilées de notre Sénégal.
Senghor a su rester sérère, sénégalais et, partant, africain, tout en montant
les hauts gradins de la civilisation telle qu’elle prévalait en son temps.
Nous, qui lui faisons des reproches, que sommes-nous ? Sommes-nous de
vrais Sérères, de vrais Diolas, Manjacks, Peulhs, Bassaris, Wolofs et
Toucouleurs, Mandingues, Massaïs ou Baoulés ?
1. La culture de l’universel - l’un et le multiple
La notion de l’universel est venue à Senghor naturellement. Plusieurs
choses, dans son royaume d’enfance le prédisposaient à cette vision du
monde. À travers le fonctionnement des « mois » en pays sérère, par
exemple. Et ce n’est certes pas un pur hasard qui le pousse à parler de la
réunion des peuples comme un repas universel, la table de l’universel.
« Mal » est une association villageoise qui, pour collecter des ressources
de fonctionnement, se rassemble pour aller cultiver les champs d’un voisin
dépassé par les travaux, comme elle peut décider de faire un « secours
surprise » dans les champs de quelqu’un ayant les moyens et dont elle est
sûre qu’à travers sa reconnaissance et sa fierté, il la récompensera
largement. Ces « mals » devaient certainement être fréquents dans les
champs de Diogoye Basile Senghor à cause de sa prospérité.
Durant cette intervention, à midi, chaque maison envoie à ses participants
leur repas. On ne peut pas se baser sur le fait que de chaque maison viendra
un repas, donc ce n’est pas la peine de faire venir le sien. Une fois tous les
plats réunis, chacun choisit là où il veut aller, quitte à laisser son propre plat
et aller manger avec les autres. Ici, il y a deux points essentiels :
a. La port est unique : Le participant doit apporter sa part à ce repas de
l’universel
b. La part est commune : Une fois associée par l’acte, elle devient
propriété de l’ensembie.
Et voilà qu’une chose amène une autre. Après la traduction, nous avons
été une cible pour des critiques, pas quant à notre traduction, mais des
questions-reproches faites à Léopold Sédar Senghor. Ici l’espoir est de
défendre Senghor en remettant ses paroles dans les mots de nos langues,
que nous maîtrisons mieux que le français. Peut-être, nous sommes-nous
dit, en répétant en langue nationale certaines paroles sources des attaques,
ils verront que c’est plus sur la base d’une incompréhension de l’homme
que sur celle de l’intellectualité.
2. « L’émotion est nègre, la raison hellène. »
Voilà la phrase qui enlève toute « raison » aux Nègres et... toute
« émotion » aux Blancs, présentant du coup ces derniers comme des
incapables en matière d’émotion ! Mesurez ce que renferme une telle
interprétation ! Si cette phrase était exclusive, et c’est là où le bât blesse
l’intelligence des nègres, la réaction des Blancs ne devrait pas être moindre,
car Senghor serait également en train de leur nier tout sentiment, tout cœur,
toute émotion.
Donc en se mettant contre Senghor, voilà que ces Nègres qui se veulent
intellectuels donnent plus raison à Sédar, puisqu’ils mettent en avant leur
émotion suscitée par des mots juxtaposés plutôt que sur la base d’une
analyse, d’un raison-nement. Si les blancs n’ont pas réagi, c’est que ces
paroles de Senghor ne sont nullement insulte. Elles ne sont pas négatives
puisqu’elles ne sont point basées sur l’exclusion, et c’est là, encore une fois,
le point important.
Si nous traduisons cette phrase, nous savons qu’en Wolof nous ne
pouvons pas dire : « Xel tubaab la, xol nek nit ku nuul ». Voilà une
traduction toute littérale et, par conséquent, dénuée de sens. Face à une telle
situation, comment alors traduire cette phrase en Wolof ? Que tous les
nègres fassent de même dans leur langue maternelle respective ! Et si nous
disions « Ni tubaab amee xel la nit ku nuul ame xol » ou bien « ni tubaab di
doxalee xel la nit ku nuul di doxalee xol » ?
Un peu plus de lumière au bout du couloir, n’est-ce pas ? À partir de là,
nous pensons que tout esprit logique n’a rien à dire de ces paroles. Dire
« Kecex Mbuur la fek baax »36 ne veut pas dire qu’il n’y a pas de «
kecex »37 à Dakar ou à Saint-Louis. Nous pensons nécessaire de rappeler, en
passant, qu’à un certain moment de notre courte histoire moderne,
s’opposer à Senghor, pour certains, était une cravate à la mode, et les
critiques étaient assez hâtives pour, le bonheur d’un instant, se baigner à
l’idylle de se mesurer à cette tête vaste. Nous avons aussi constaté que,
parmi les intellectuels africains, l’opposition est plus facile que l’apport,
chacun voulant être l’oriflamme de l’instant. La même chose est vraie en
politique : au lieu d’accepter qu’il y a continuité, nos dirigeants veulent
toujours se présenter en initiateurs, quitte à tout « balayer » ou juste
renommer des rues et des écoles.
Revenant à Senghor, nous avions failli tomber dans le même piège en
lisant « Postface ». Là Senghor parle de la poésie nègre : « ... ils sentent, ils
ne pensent pas ». Ici encore, il serait ignorant d’attaquer Senghor en lui
faisant dire que les Nègres ne sont pas dotés de pensées. Ce qu’il veut dire,
c’est que la poésie dont il parle est issue d’un cri de douleur, d’une réaction
à un sentiment de haine, parfois de joie et d’espoir. La poésie dont il parle
n’est pas un luxe de l’esprit, mais un fouet contre le corps, une lanière
contre l’âme et le cœur. D’ailleurs nous étions très surpris de constater que
les professeurs n’aient pas conseillé aux étudiants la lecture de « Postface »
comme un préalable à l’approche globale des poèmes de Senghor. C’est que
là, Sédar explique, commente, apporte des éclaircissements. Il apporte des
réponses à des questions posées, à des critiques, en passant par la stylistique
et une approche comparative entre poésie négro-africaine et poésie
française.
Comme conclusion, pour ceux qui ne comprennent pas jusqu’à présent la
portée de cette parole de Senghor, nous les invitions à méditer sur le
passage suivant. S’ils le comprennent, ils se tairont certainement : « ..Les
hommes y sont de quatre coudées. Ils ne distinguent pas leur gauche de leur
droite, ils ont neuf noms pour nommer le palmier mais le palmier n’est pas
nommé »38.
3. « Femme noire »
Pendant les conférences, la question a toujours été : « Pourquoi Senghor,
marié à une femme blanche, chante-t-il la femme noire ? ». Imaginez cette
question dans la bouche d’univers-itaires ! Toute personne posant cette
question devait, contrairement à ce qu’elle pense, se faire un « hara-kiri »39
intellectuel. La mère de Senghor, Gnilane Bakhoum, n’était-elle pas Sérère
et, partant, parmi les races les plus foncées du continent africain ? Senghor,
même marié à dix mille blanches, devrait-il être aveugle ou hypocrite et
dire catégoriquement que la femme africaine n’a aucune valeur, aucune
beauté, aucun mérite esthétique ? N’est-il pas lui-même Noir ? Bien avant
Colette, n’y avait-il pas Ginette Eboué, mère de Francis et de Guy Waly ?
Mais nous ne prendrons pas cette voie vôtre car ce poème n’est pas une
chanson de bikinis, de soutien-gorge, de « Dial-diali » 40. Il n’est pas fils de
la plume d’un coureur de jupons : il est d’un amour platonique vrai, pur et
innocent poussé si loin qu’on peut y entrevoir un trait de complexe
œdipien41, car Senghor expose simultanément maman et bien-aimée.
Il chante la femme, et cette chanson est destinée à la porteuse de vie de sa
race, de l’humanité. Elle est mère avant d’être sœur, cousine et puis aimée.
Senghor chante le symbole de la vie, cette vie qui toujours resurgira,
éternelle, au bout de l’existence selon sa conception cyclique du monde :
« Avant que le destin jaloux ne te réduise en cendres pour nourrir les
racines de la vie »42. Conception cyclique, disons-nous car la vie, une fois à
son apogée, replonge toujours chez lui vers un recommencement perpétuel
comme dans Congo : « ... Et la mort sur la crête de l’exultation, à l’appel
irrécusable du gouffre... Mais la pirogue renaîtra par les nénuphars de
l’écume, surnagera la douceur des bambous au matin transparent du
monde »43.
Que faites-vous donc de cette dimension maternelle du poème : « ... J’ai
grandi à ton ombre, la douceur de tes mains me bandait les yeux... » ? Ici,
nous retrouvons aussi bien Gnilane que sa nourrice Ngâ, Ngâ la poétesse,
sur les genoux de qui « il repose sa tête bourdonnant au galop guerrier des
dyoung-dyoungs44, au grand galop de son sang de pur-sang. »45
Sommes-nous mieux placés que Senghor à chanter la femme noire ? Sur
quels critères ? Qu’avons-nous donc de plus nègre par rapport à Senghor ?
Effaçons-nous Gnilane Bakhoum et Ngâ la poétesse de son existence, de sa
reconnaissance ? Effacez-vous de ses yeux, de sa mémoire, toute beauté si
la muse est nègre parce qu’il épousa Colette Hubert, enfant de la Famille
Cahour ? Nous ne voyons qu’une seule situation presque logique et
acceptable pouvant recevoir une critique, parce que la jalousie n’est pas
toujours raisonnable : celle où l’élégante Colette ferait des reproches à
Senghor et bouderait en lisant ce poème... Et si c’était une chanson de
bikinis, peut-être devriez-vous, dans votre racisme cinglant, jubiler plutôt
qu’un nègre ayant marié une blanche sache encore jubiler à la pensée de la
femme noire, échec de votre propre fils prodigue revenant à la maison !
Mais que la critique soit possible laisse croire que la pensée serait revenue
avec un maigre fagot de bois mort.
Senghor a droit à toutes les muses, d’autant plus que le poète n’est pas un
journaliste : c’est un berger qui suit le troupeau de ses pensées, de ses rêves
et qui, reprenant sa flûte au flanc des bêtes à la démarche lasse, nonchalante
et harmonieuse, module des notes qui ricochent de colline à colline. Ces
notes, dans leur passage, surplombent vallées et ravins, marigots et fleuves.
Durant ce voyage au parcours sinueux, le vagabond qu’est son esprit glane
tout ce que bon lui semble. Et plus la solitude sera poignante, plus le mur de
la prison sera haut et étroit, disons-nous, plus grand sera le saut de l’âme
pour s’en évader. C’est le royaume du Poète, univers de l’albatros à l’aile
cassée :
Le Poète est semblable au prince des nuées
Qui hante la tempête et se rit de l’archer ;
Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de géant l’empêchent de marcher46.
Wolof, Sérère, Manjack, Diola ou Toucouleur et marié à une femme
d’une autre ethnie veut donc dire qu’aucune fille de notre ethnie n’est digne
de louange. Le sérère marié à une diola renie toute beauté féminine dans
son ethnie, et la verrait-il, tout droit d’y faire allusion lui est défendu ! A
bien vous comprendre, cela va jusqu’à dire que celle sous l’ombre de qui
nous avons grandi, notre mère, n’a nul mérite ! La beauté, qui est dans les
yeux de celui qui observe, aurait-elle donc conquis d’autres frontières
basées sur le racisme ou l’éthnicisme ? Poussant votre raisonnement à
l’extrême, la beauté s’effacerait de la face de la terre pour toute personne
qui se marie !
Dommage si le chantre de la négritude devenait subitement aveugle à la
beauté nègre, au mérite de la femme noire, même celui de sa propre mère !
Encore pis, si celui qui est nègre lui-même et qui a toujours vécu sur et par
l’ordre et la méthode reniait toute logique, tout esprit à l’homme nègre et
toute émotion aux Blancs. Que faites-vous donc de l’infirmière Emma
Payelleville ?
Dès le début du poème, Senghor dit « ...j’ai grandi à ton ombre ». Cette
ligne vous a-t-elle échappé ? Dans ce cas lisez et relisez Senghor, suivez
ligne après ligne chaque poème et essayez, surtout essayez de le
comprendre avant de tenter de le critiquer, de le condamner. Si de petites
phrases comme celle-ci vous ont échappé, mieux vaut laisser les notes de la
flûte de Pan flotter vers d’autres degrés.
VI. COMPRENDRE L’HOMME SENGHOR
Notre traduction nous a permis de descendre profondément dans les
poèmes de Senghor. La traduction d’une œuvre est la plus profonde lecture
que l’on puisse en faire, le traducteur étant forcé, sans avoir l’ambition
d’être l’écrivain, de s’élever au plus haut degré de la personnalité de celui-
ci pour pouvoir rendre ses pensées, ses visions et ses rêves, tentant de
toucher le fond de son subconscient.
En faisant cette traduction, le géant Léopold pour qui nous répétions des
chansons pour l’attendre au bord de la route nationale alors qu’il se rendait
de ville en ville avait disparu, réduit d’emblée à une personne solitaire dans
plusieurs de ses combats, un être seul que cette solitude justement, avant
toute autre chose, éleva en attisant sa sensibilité et ses sens pour lui donner
la masure d’un baobab. Dans cette jungle immense, ainsi qu’un lutin dans le
feuillage tridimensionnel d’un tamarinier, nous avons entrevu l’âme
dissimulée de Sédar, celle-là même que nous effleurâmes lors de notre
première rencontre au palais présidentiel en 1978. C’est avec ce Sédar que
nous avons échangé des lettres et qui nous parla de l’initiative qu’il avait
prise d’écrire son « Ce que je crois ». C’est ce Sédar là qui est le nôtre, c’est
celui-là que nous voulons garder au coffret de notre mémoire.
1. Senghor sevré de son royaume d’enfance
À travers une longue période d’absence de presque vingt-trois ans,
entourée de la danse saccadée de quatre saisons opposées où nul n’a le
temps de s’adapter à une seule d’entre elles, nous avons reçu assez de
viatiques pour refaire à pied les sentiers longés par Senghor durant son
« exile », ce jeune trop tôt arraché à son terroir pour l’école des pères d’où
l’indignation de sa mère, « ...qu’à sept ans c’était trop tôt... »47. C’est vrai
que le Nord, avec ses brumes et ses brouillards et la boue fermentée après
l’efficace moulin du dégel et ses rochers qui, comme nos arbres,
maintiennent la mémoire des Ancêtres, ne peut que marquer profondément
le poète.
Cette insertion à l’école des pères de Ngasobil est souvent présentée
comme un point de départ vers la gloire, peinte avec beaucoup de
positivisme. Senghor, comme son père ne partagent pas ce point de vue. Si
Diogoye a mis Sédar dans cette école, c’était, avant tout, pour le punir :
« Mon père me battait, souvent, le soir, me reprochant mes vagabondages ;
et il finit, pour me punir et me dresser, par m’envoyer à l’École des
Blancs. »48
C’est ce caractère frondeur qui fera éjecter Sédar du collège-séminaire
Libermann, mais qui le sauvera en le maintenant dans ses valeurs
premières : « ... Mais je n’efface les pas de mes pères ni des pères de mes
pères dans ma tête ouverte à vents et pillards du Nord. Mère, respire dans
cette chambre peuplée de Latins et de Grecs l’odeur des victimes vespérales
de mon cœur. Qu’ils m’accordent, les génies protecteurs, que mon sang ne
s’affadisse pas comme un assimilé comme un civilisé »49
Voilà, à l’âge de sept ans, cet enfant « livré » à l’École des Blancs. Cette
école aura des apports multifonctionnels. Pour un jeune français allant à
l’école, tout décrira sa vision du monde dans sa propre langue. Pour le jeune
Senghor comme pour tous les enfants sénégalais de nos jours, c’est une
langue décrivant un autre univers où les mots ne sont pas traduits dans les
esprits pour devenir une autre forme d’un même élément : « Un » en
français n’est pas traduit automatiquement par « Benn » en Wolof. Nous en
avons fait l’expérience avec des élèves qui étaient parmi les meilleurs de
leur classe. Ceux-ci récitaient toute leur leçon d’histoire et de géographie
par cœur, mais étaient incapables d’expliquer le contenu ; ils n’avaient
aucune idée de ce que les mots représentaient. Par exemple, pour un élève
qui disait « le Sénégal était délimité à l’est par le Mali », il ne savait pas où
se trouvait l’est et ne pouvait par conséquent le traduire par « Batand »50, ce
qui aurait été clair pour lui et lui aurait donné plus de goût de la
connaissance. Ces mêmes enfants ne font-ils pas la compétition dans leur
langue pour étaler leur connaissance des villages, des oiseaux et des
arbres ?
Sédar le professeur, en bon pédagogue était conscient de ce fait : « ...Je
me rappelle qu’à l’école primaire, tout m’était pittoresque dans la langue
française ; jusqu’à la musique des mots. Et aux femmes de mon village qui,
aux jours de sécheresse, en hivernage, pour faire rire Dieu et pleuvoir,
s’habillaient - pantalon, casque, lunettes noires - et parlaient à la
française »51. Et n’est-ce point lui qui dira plus tard : « Et cet autre exil plus
dur à mon cœur, l’arrachement de soi à soi, à la langue de ma mère, au
crâne de l’Ancêtre, au tam-tam de mon âme... »52 ?
Pour le jeune Senghor, il y a un autre point : le fondement de son monde
sera secoué. Dans « Que m’accompagnent koras et balafons », la première
strophe fera un long étalage de l’univers culturel, environnemental et
cosmogonique du royaume d’enfance : « Quels mois alors ? Quelle année ?
Je me rappelle sa douceur fuyante au crépuscule, que mouraient au loin des
hommes comme aujourd’hui, que fraîche était, comme un limon, l’ombre
des tamariniers. Reposoirs opposés au bord de la plaine dure salée, de la
grande voie étincelante des Esprits, enclos méridiens du côté des tombes !
Et toi Fontaine de Kam-Dyamé, quand à midi je buvais ton eau mystique au
creux de mes mains, entouré de mes compagnons lisses et nus et parés des
fleurs de la brousse ! La flûte du pâtre modulait la lenteur des troupeaux et
quand sur son ombre elle se taisait, résonnait le tam-tam des tanns obsédés
qui rythmait la théorie en fête de Morts. Des tirailleurs jetaient leurs
chéchias dans le cercle avec des cris aphones, et dansaient en flammes
hautes mes sœurs Téning-Ndyaré et Tyagoum-Ndyaré, plus claires
maintenant que les cuivres d’outre-mer »53
Dans la deuxième strophe, il va à Ngasobil et cette cosmogonie est en
danger.
A ce royaume d’enfance, au vécu de l’enfant, Ngasobil dira non et posera
devant lui un autre monde : « Fontaines plus tard, à l’ombre des Muses
latines que l’on proclamait mes anges protecteurs ».
La réaction du jeune Senghor ne se fera pas attendre. La richesse du
royaume d’enfance est si dense qu’elle ne peut pas être engloutie par les
muses latines. Ces tanns qui se réveillent sous le tam-tam des Esprits à
l’extinction de la flûte du pâtre, pour cadencer la danse des tirailleurs morts
et de ses sœurs Téning et Tyagoum ont une dimension plus profonde, plus
subtile que les tas de pierres érigés sous les fontaines de Ngasobil et
incapables d’apaiser sa soif, source de vagabondages qui, à leur tour,
poussèrent Diogoye à le mettre à l’école : « Mère, oh ! J’entends ta voix
courroucée. Voilà tes yeux courroucés et rouges qui incendient nuit et
brousse noire comme au jour jadis de mes fugues - je ne pouvais rester
sourd à l’innocence des conques, des fontaines et des mirages sur les tanns
- et tremblait ton menton sous tes lèvres gonflées et tordues »54. Et c’est
cette incapacité à assouvir sa soif qui va révolter l’enfant : « Puits de pierre,
Ngas-o-bil ! Vous n’apaisâtes pas mes soifs. »55
Il reprend les escapades, accompagné d’un chien au nom si éloquent de
Verdun pour aller se réfugier à la Fontaine-des-Eléphants. Ce qu’il voudra
retenir de cette période, c’est le prêtre noir dansant, un trait qu’il peut
associer à son vécu, à son royaume d’enfance puisque lui rappelant
« l’Ancêtre à la tête bien jointe au rythme de nos mains Ndyaga-bâss !
Ndyaga-rîti ! »56
2. Senghor poète dans la prison protocolaire
Le fracas aurait été moins fatal, si Senghor était revenu au Sénégal
pendant une certaine période sans haute responsabilité. Mais lancé dans la
politique, le voilà Président de la République. Il perd sa liberté de citoyen
ordinaire, sa vie est réglée par le protocole : Il ne peut plus se rendre à Joal
et à Djilor pour danser au clair de lune. Il porte le lourd fardeau de
l’absence, ce désir éternel et à jamais inassouvi de : « Revoir le gynécée de
droite ; J’y jouais avec les colombes, et avec mes frères les fils du Lion.
Ah ! De nouveau dormir dans le lit frais de mon enfance ! Ah ! Bordent de
nouveau mon sommeil les si chères mains noires, et de nouveau le blanc
sourire de ma mère... »57
Que les personnes proches de Senghor ne se sentent pas visées lorsque
l’on parle de sa solitude ! Il y a solitude physique et solitude mentale. Ce
n’est pas forcément synonyme de manque d’amour. C’est que les grandes
âmes sont difficiles à cerner. Il avait une nostalgie, une aspiration, une soif
terrible qui l’invitait incessamment « d’aller boire à la source de Simal,
comme les lamantins », avec les lamantins. Les grandes âmes sont
capricieuses : « ... N’énervez pas ma jeunesse aux jeux de la maison, mes
griffes de panthère au pagne amical de mes sœurs... ».
3. Regret poignant envers sa mère
Il y a un autre point, qui est une conception sérère et, partant, sénégalaise,
du devoir envers la mère : Senghor a un reproche à se faire, car il sent que
cette mission n’est pas accomplie, d’où le titre de « Ndessé » dans « Hosties
noires », qui vient du verbe wolof « dess » et veut dire « manque »,
« incomplet », « dette ». Senghor fils sent qu’il a failli à quelque chose,
qu’il n’a pas accompli son devoir. Cette faillite est exprimée en faillite
sérère. Senghor ne se reproche pas de ne pas avoir bâti des « aandiir »,
maisons en dur, c’est-à-dire en ciment, pour sa mère. Il ne se reproche pas
de ne pas lui avoir acheté des pagnes. Il prend en mains les termes retraçant
les valeurs sérères : se courber sous le soleil pour cultiver les champs qui
auraient fait la fierté de sa mère. Souvenez-vous de la mère stérile de
Djirnda Lamine !
Bien sûr c’est une symbolique, et les choses citées ci-dessus ne sont pas
exclues, mais il a choisi, encore une fois, de reprendre les termes de son
terroir pour traduire ses sentiments : « Mère, on m’écrit que tu blanchis
comme la brousse à l’extrême hivernage, quand je devais être ta fête, la fête
gymnique de tes moissons, ta saison belle avec sept fois neuf ans sans
nuages et les greniers pleins à craquer de fin mil, ton champion Kor-
Sanou ! »58
4. Soukeyna-Isabelle ou polygamie culturelle
Peut-être que les Nègres ont jusqu’à présent des problèmes parce qu’ils
ne se sont pas penchés sur le côté sociologique, psychosomatique et
psychanalytique de leur condition née de la rencontre avec l’Occident qui se
soldera par la domination. Le combat a été vif et bruyant, parfois sanglant et
de nos jours ce ne sont pas les poignes qui manquent, n’en déplaise à ceux
qui utilisent des bras de fer enroulés dans des gants de velours pour ne pas
faire trop de mal ! Mais, toute considération faite, nous voyons que le
Nègre, engagé dans un combat qui l’a surpris et dans lequel il est
irrémédiablement entraîné, n’a pas pris le temps de s’ausculter pour mieux
se défendre en dressant une stratégie qui lui serait propre, comme Chaka le
fit dans l’art de la guerre avec sa tactique de « cornes du bœuf ».
Ainsi engagé pour combattre, il prend les armes et les termes que
l’adversaire a mis à sa disposition. C’est comme cela que son monde est
régi par des visions qui prennent et prendront longtemps à être maîtrisées :
le système politique, les nouvelles règles sociales, tout est comme une arène
ou, encore pire, une salle de classe où l’adversaire joue en même temps le
professeur, donnant de bonnes notes selon que l’on suit son cours à la règle,
et ces notes se traduisent en aide, support de projets, financement tout livré
dans l’enveloppe d’une démocratisation mécanique. Et l’élève s’essouffle.
Nos dirigeants, qui assistent à cette classe, reviennent auprès de leur peuple
dont les mentalités sont autres, puisque régies par d’autres paramètres.
C’est dans un tel monde que Senghor va livrer bataille pour l’érection de
la négritude, l’ensemble des valeurs de la culture nègre. Ici, si quelques-uns
pensent que culture ne couvre que poésie, mbalakh et talmbat en passant
par la peinture, ils se trompent. En réalité, c’est de toute la philosophie du
monde nègre, de sa vision du monde, de ses modes de vie, bref de l’âme
nègre, que parle Sédar. C’est si important pour lui qu’il fera des
« Éthiopiques » une thèse poétique de la Négritude qui sera l’objet du
deuxième tome de cette trilogie59.
5. Les débuts ou avant les indépendances
Nous avons déjà abordé l’oriflamme de l’écartèlement de Senghor. Mais
maintenant que nous voulons dresser les grandes lignes sans lesquelles il est
impossible d’appréhender toute sa dimension, nous pensons nécessaire de
revenir là-dessus, sous une autre lumière, et peut-être pas pour la dernière
fois. Dans le but de montrer que la lutte interne de Senghor est et demeure
lutte interne et externe de tous les nègres.
Comme chaque Africain, comme toute nation, toute ethnie ayant été
longtemps sous la domination d’une autre et ayant profondément subi une
transformation forcée, donc de façon traumatologique comme les douleurs
mentales et psychologiques qui nous restent d’un accident, Senghor a été
marqué, partagé pas entre la civilisation européenne et la civilisation nègre,
mais par la civilisation européenne. C’est une chose que nous subissons
jusqu’à présent - surtout maintenant, car Senghor, dans sa jeunesse, se
savait colonisé et, partant, pas libre. Nous autres, générations des
indépendances, nous vivons plus profondément le gouffre, partagés que
nous sommes entre un semblant d’indépendance et la brutale réalité de ne
pas être libres, certains préférant même quitter leur continent, à plus forte
raison leur pays, fuyant devant les pas pachydermes d’une misère qui
travaille comme un ver de Guinée et un développement rachitique, anémié.
À travers le ras de marée des indépendances des années 60, des fils
d’Afrique ont remplacé les étrangers à la tête de leurs peuples respectifs,
parmi ces fils, Léopold Sédar Senghor à la tête du Sénégal. S’il a pu être
parmi eux, c’est avant tout à cause de sa prédisposition, de son niveau.
Mais parler de niveau, c’est aussi dire qu’il a profondément plongé dans
l’autre culture, dans l’autre système.
Cette descente que l’on mesure au degré de ses connaissances, à son
amour pour les beautés de la langue latine qu’ils avaient découvertes nous
paraissait si profonde que nous ne pouvions plus trouver le fils propre de
l’Afrique, nous ne savions plus, de nos doigts africains sensibles, retrouver
le contour de l’enfant noir. D’où les malentendus. Ajoutez à cela le fait qu’il
fut sevré de son royaume d’enfance très jeune, sevrage qui lui arrachera
plusieurs fois des larmes secrètes : « Et cet autre exil plus dur à mon cœur,
l’arrachement de soi à soi, à la langue de ma mère, au crâne de l’Ancêtre,
au tam-tam de mon âme », et le fait qu’il se maria, parmi les premiers
africains, à une femme blanche.
Que son engagement en politique soit accidentel ou planifié, Senghor
déjà comme simple citoyen, comme simple enfant noir, s’est longuement
penché sur le destin de son peuple. Il n’avait pas le droit de faire autrement,
puisque parmi les premières ressources de la Race. Certainement son
niveau, qui le faisait côtoyer d’autres européens du même niveau lui montra
plus qu’à la grande majorité et lui fit sentir le rejet. Même si ce n’était pas à
la dimension d’une nation, Sédar devait chercher l’issue, la porte sinon de
l’intégration, du moins celle qui lui permettrait de vivre parallèlement à ce
système. À cette culture dont il maîtrisait les plus hautes marches et qui, à
travers ses sujets, élus des dieux, le rejetait, le ségréguait brutalement, lui
faisant sentir qu’il était, dans le meilleur des cas, citoyen secondaire, s’il ne
lui servait pas les rires banania sur les murs de Paris.
En se penchant sur sa propre condition, il comprit qu’il se penchait du
coup sur la condition de tous les autres nègres, de toute la race nègre.
Trouver l’issue serait donc trouver la voie pour tout le monde comme
trouver un vaccin pour une maladie c’est trouver un vaccin pour tous ceux
qui sont atteints de cette maladie.
Si le nègre en est arrivé là, si une identité commune s’est élaborée, ce
n’est pas d’elle-même. L’explosion des conflits entre ethnies a montré la
nature disparate du continent africain. Le colonisateur, en y appliquant son
couteau comme à travers un gâteau, en ciblant ses esclaves sur la base de la
couleur, a naturellement fédéré, à un certain degré, des peuples tout à fait
différents autour d’une identité commune qui était celle de la peau. Réunis
autour de leur couleur, les nègres se sont lancés dans un combat commun,
perdant de vue leurs propres divergences, la différence de leur histoire, n’en
prenant pas conscience. Et lorsqu’ils se retrouvèrent face à eux-mêmes, le
réveil soudain de ces différences internes fut une grande surprise, voire une
déception. C’est un fait très important bien que nous n’ayons pas encore vu
sa mention dans les éphémérides, à part l’analyse très juste de Jean-Paul
Sartre dans « Orphée noir ».
Morcelées comme le Sud au temps de Chaka, les jeunes nations étaient
étrangères pour leurs propres habitants. Tant que la puissance étrangère était
présente et dirigeait les choses, ce n’était pas évident, puisque tous se
trouvaient sous le même joug étranger. Remettre les territoires artificiels
dans les mains des enfants du territoire fera toutefois tiquer, chacun se
secouant pour se réveiller à la réalité de l’appartenance, des intérêts. Cela
provoquera beaucoup de luttes ethniques et conduira à des génocides
surtout à cause de dirigeants incapables de cerner les nouveaux dangers, et
s’érigeant plus comme l’oriflamme de leur ethnie que le leader de la jeune
et toute nouvelle nation aux frontières virtuelles.
Le Sénégal de Senghor n’était pas très différent des autres pays. Il avait
ses royaumes, ses ethnies avec toutefois un caractère très ancré servant de
garde-fou : le cousinage à plaisanterie dans lequel le sérère formait la pointe
d’un triangle avec, aux autres extrémités les Al Pulars et les Diolas.
Senghor comprendra très vite les enjeux, en nommant des représentants de
chaque ethnie dans ses gouvernements, mais surtout en évitant un contact
trop marqué avec la sienne. Il blaguait dans les autres langues, surtout celles
de ces cousins durant les tournées, mais s’adressait toujours au peuple en
wolof ou en français, gardant ses bribes de sérère dans les contacts de
personne à personne.
Senghor a développé un acheminement dans lequel il sera toujours en
avance sur les évènements tout au long de sa vie. Intelligent, il a appliqué la
méthode de ses poèmes, suivant le fil d’un évènement pour cerner les
contours et en déduire l’issue, ce qui est réellement la raison d’être d’une
analyse et la base de la clairvoyance. Soyons plus explicite :
1. Dans les troupes qui s’assemblaient pour donner l’assaut sur le champ
de bataille durant la Deuxième Guerre mondiale, Senghor entreverra déjà la
diaspora des races, les contours d’un nouvel ordre mondial : « Mère, sois
bénie ! Reconnais ton fils parmi ses camarades comme autrefois ton
champion, Kor-Sanou ! parmi les athlètes antagonistes à son nez fort et à la
délicatesse de ses attaches. En avant ! Et que ne soit pas le pæan poussé ô
Pindare ! mais ce cri de guerre hirsute et le coupe-coupe dégainé, mais
jaillie des cuivres de nos bouches, la Marseillaise de Valmy plus pressante
que la charge d’éléphants des gros tanks que précèdent les ombres
sanglantes, la Marseillaise catholique. Car nous sommes là, tous réunis,
divers de teint - il y en a qui sont couleur de café grillé, d’autres bananes
d’or et d’autres terres des rivières. Divers de traits de costumes de
coutumes de langue ; mais au fond des yeux la même mélopée de
souffrances à l’ombre des longs cils fiévreux. Le Cafre le Kabyle le Somali
le Maure, le Fân et le Fôn le Bambara le Bobo le Mandiago le nomade le
mineur le prestataire, le paysan et l’artisan le boursier et le tirailleur et
tous les travailleurs blancs dans la lutte fraternelle. Voici le mineur des
Asturies le docker de Liverpool le Juif chassé d’Allemagne, et Dupont et
Dupuis et tous les gars de Saint-Denis. Mère, sois bénie ! Reconnais ton fils
à l’authenticité de son regard, qui est celle de son cœur et de son lignage.
Reconnais ses camarades reconnais les combattants, et salue dans le soir
rouge de ta vieillesse, l’aube transparente d’un jour nouveau ».60
2. Dans ces mêmes troupes rassemblées, Senghor entrevoit la figure des
jeunes nations africaines et projette les bases d’une démocratie qui
s’impose, surtout dans un pays de castes, comme le Sénégal. Senghor savait
que les Occidentaux en prenant tout le monde sans distinction le long des
tranchées de la guerre, en instituant l’école d’où chacun fera sa trajectoire
d’avenir selon son propre succès, et donc sur d’autres paramètres, une
nouvelle figure de nation s’imposait. Il est conscient que l’Afrique a ses
réalités, d’autant plus que la nouvelle forme à apposer est différente du
mode de gouvernance qui y existait. C’est à sa mère qu’il se confiera en
déclinant la nature du nouveau combat qui est un combat de toutes les
classes réunies, confondues, au-delà du combat nègre. Écoutons Senghor :
« ... Ni maître désormais ni esclaves ni Guelowârs ni griots de griots ! Rien
que la lisse et virile camaraderie des combattants, et que me soit égal le fils
du captif, que me soient copains le Maure et le Targui congénitalement
ennemis. » 61
3. Senghor fut plus clairvoyant que les grands politiciens occidentaux. Il
savait, en analysant l’occupation hitlérienne de la France et le refus de ce
peuple, qu’une fois la guerre finie il faudra bien revenir à une autre réalité
au niveau des colonies : « ... Oui Seigneur, pardonne à la France qui hait
les occupants et m’impose l’occupation si gravement... »62. L’Amérique
connaîtra la même vague de révolte parmi sa population noire. Il était
d’emblée hors de question que les compagnons d’armes ne soient pas égaux
dans la vie, hors de question d’accepter l’épaule contre l’épaule le long des
charniers d’Europe et de les séparer dans les bus le long des rues de
Manhattan ou de Dallas.
4. Sous le feu des canons qui embrasent les côtes africaines, Senghor
saura lire la renaissance de son continent, sachant que de ces cendres, quelle
que soit l’issue, se relèvera une Afrique nouvelle avec une nouvelle relation
avec l’Europe : « Je t’ai dit : Écoute le silence sous les colères
flamboyantes la voix de l’Afrique planant au-dessus de la rage des canons
longs, la voix de ton cœur de ton sang, écoute sous le délire de ta tête de tes
cris. Est-ce sa faute si Dieu lui a demandé les prémices de ses moissons, les
plus beaux épis et les plus beaux corps élus patiemment parmi les peuples ?
Est-ce sa faute si Dieu fait de ses fils les verges à châtier la superbe des
nations ? Écoute sa voix bleue dans l’air lavé de haine, vois le sacrificateur
verser les libations au pied du tumulus. Elle proclame le grand émoi qui fait
trembler les corps aux souffles chauds d’Avril ! Elle proclame l’attente
amoureuse du renouveau dans la fièvre de ce printemps, la vie qui fait vagir
deux enfants nouveau-nés au bord d’un tombeau cave. »63
6. Après les indépendances
L’Afrique s’est refaite, les indépendances ont soufflé sur ses dunes, sur
ses collines et sur ses montagnes ; les indépendances ont soufflé sur ses
steppes. Mais sans emporter les tonnes de frustration de ses peuples.
Jusqu’à présent, plusieurs de ses dirigeants acquièrent péniblement la
notion de nation. L’échec de la politique africaine, le manque de pionniers
comme le bâtisseur Chaka, mis à part le trait de sang que certains ont trop
bien appliqué sur leur nation pour des raisons beaucoup trop maigres, le
manque de clairvoyance profonde et visant à l’avenir d’une nation digne de
ce nom, sont à la base de la fuite des cerveaux et de la jeunesse, quitte à
s’enrouler au train d’atterrissage d’un avion.
Ne nous y trompons pas, l’Afrique n’a plus de pionniers. L’Afrique
manque terriblement de ces bâtisseurs prêts à affronter froid, famine,
pénurie en leurs propres entrailles, des hommes prêts à mourir puis pourrir
dans la terre comme la graine, dans l’espoir d’une récolte centuplée pour les
enfants de leurs enfants.
L’Afrique manque de dirigeants capables de compter au-delà d’une
génération. Combien d’entre ses dirigeants ne dormiront ce soir sur des
lauriers avec les membres actuels de leur famille ? Mais dans leur mode de
gouvernance, ils savent que cette famille peut être forcée du jour au
lendemain à s’adonner jusqu’à la prostitution pour vivre parce que tous ses
moyens bâtis sur le sable croulant des deniers publics convertis en héritage
familial. Parmi les causes de l’échec général des conjonctures, disons-nous,
il y a la part des nouvelles formes astucieuses de corruption mises en place.
La nouvelle génération de dirigeants a réellement trouvé la capacité de
détourner légalement des fonds à travers des entreprises familiales dont la
seule raison d’être est de drainer les fonds venant des divers projets.
Quand nous étions en Europe, voir des travailleurs le long des chantiers
était un plaisir. Voir casser une route pour une modernisation était un plaisir.
Réveillé à la réalité de notre pays, derrière chaque chantier nous voyons des
gens qui se fichent éperdument du chantier en tant que tel, ne l’ayant
entamé que pour nourrir leur compte. Nous l’avons déjà dit, le chantier à
peine bouclé, sûrs qu’il n’y a plus d’argent à ramasser, l’élément mis en
place n’existera plus dans les pensées. Les hyènes tapies dans l’ombre sont
en train de flairer un autre cadavre, les narines dressées dans la brise des
projets et des termes référentiels. Les projets déjà réalisés se dégradent sous
l’érosion, puisqu’aucune couverture d’intérêts ne leur est réservée.
Voilà pourquoi notre jeunesse est frustrée. Pour ce qui est des têtes qui
quittent le pays, elles ont tout à fait raison. C’est qu’en plus des mauvais
salaires, l’Afrique semble ignorer la performance dans l’attribution de
l’emploi. Ce qui sert de paramètre, ce n’est ni la connaissance ni l’expertise,
mais le grand facteur relationnel. Notre jeunesse masculine migre et notre
jeunesse féminine se prostitue en cherchant des Peaux Blanches pour
pouvoir sortir de nos pays.
Sous la lumière des queues le long des ambassades et les pirogues de
fortune vers un eldorado de brume, le Senghor visionnaire qui voyait une
confédération n’avait certes pas tort. La société africaine est profondément
blessée. Aveuglée de toute part par des mirages aussi bien religieux,
vestimentaires, techniques et structurels, elle se fait le sexe béant qui
recevra le coup de tout phallus passant. Et cette réalité est à tous les
niveaux. Écoutons nos dirigeants, dont, pour la majorité, toute vision de
développement passe par les bailleurs de fonds. Regardons nos dirigeants
qui établissent des structures pour absorber ces fonds bâillés, qui
s’agrippent à des termes préétablis par ces bailleurs pour faire accepter leurs
projets : développement à la base, situation des femmes et des enfants,
nouvelles technologies de l’information et de la communication, lutte contre
le SIDA...
C’est que, dans tous les cas, les dirigeants Africains perdent de vue que la
vraie ressource d’un peuple, sa ressource primordiale, ce sont ses citoyens
et non pas des bailleurs de fonds. Nous ne sommes pas contre ces supports,
mais une réalité indéniable est que ces fonds ne serviront à rien sans une
vraie ressource humaine pour réaliser mais surtout pour appuyer la
continuité des choses mises en place. Le problème en Afrique est que « tout
est dans la forme et rien dans le sens ». D’ailleurs pour ceux qui ont
d’autres visions, qui sont convaincus que l’avancement est possible, on
opposera toujours des « Ici c’est l’Afrique, il faut aller doucement... »
Nous nous demandons ce qu’il va advenir du retardataire qui prend tout son
temps ; qui ne se précipite pas !
Béni ce poète, qui a été conscient des dangers, qui a su les étaler devant
lui pour mieux les analyser, les peser. Senghor avait de l’admiration pour la
culture latine. Il se délectait de la beauté de la langue française. Mais il
avait plus de vision, plus d’autonomie et de marge de manœuvre que tous
ceux qui ne voyaient en lui qu’un toubab et, pire encore, un valet, osons le
dire. D’autres, se pensant révolutionnaires et vrais Africains furent sevrés et
coupés du cordon ombilical que Senghor avait bien senti. Ils se sont
inévitablement jetés dans les mains d’autres nations blanches, semant ainsi
plus de désordre. C’est qu’aucun filigrane n’existait entre les deux peuples,
contrairement à l’héritage commun qui nous reliait à la France par la force
de siècles de concubinage administratif. Comparez le pays laissé sur place
par Senghor et les pays de ceux qui le dénigraient et dites-nous, au final, qui
mérite la médaille d’or.
Ce n’est pas un pur hasard si Léopold a laissé sur place une des
meilleures démocraties africaines. Espérons surtout que ceux qui suivront
auront la conscience réelle de détenir, « dans leurs mains de mortel,
l’avenir d’un peuple » et de ne pas s’appuyer sur des moyens qui semblent
fabuleux pour se maintenir au pouvoir, mais qui, tôt ou tard mèneront à de
lourdes conséquences, parce que non réalistes. Le travailleur peut accepter
de peiner en maintenant un salaire que l’on n’augmente pas, mais acceptera
plus difficilement que l’on diminue ce salaire et l’étudiant peut
s’accommoder plus facilement de la réalité de ne pas avoir une bourse que
d’avoir une bourse et de se la voir arrachée sans explication.
Revenant à Senghor après cette longue course, nous disons qu’il s’est fait
un reproche avant que vous ne l’accusiez : il était conscient d’être un
Africain devant la toubabité qui s’imposait, je ne dis pas le toubabisme, qui
est plutôt notre lot.
Le poème qui traite du sujet, et que nous allons revoir en profondeur plus
tard, fait partie de « Que m’accompagnent koras et balafon ». Ce poème est
divisé en sept strophes reprenant chronologiquement la vie, le destin du
poète, les dernières parties découlant comme d’une prémonition
extrêmement juste. Pour en arriver là, Senghor s’adonne à une analyse,
faisant l’état des lieux de son âme, en quelque sorte, et replongeant dans les
méandres de sa jeunesse à la strophe I. Tout enfant il longe les rivières aux
abords de Djilor en plein cœur de septembre, moment qui couvre d’une
robe de verdure et de prospérité les terres de son terroir. Il revoit tous les
paysages, tout le monde, qui aura façonné sa vision de l’universel, y
compris les habitants de la troisième dimension, les esprits le long des
tanns, ces habitants du cimetière qui se relayent aux vivants le long des
étendues désertes salées. Mais ces morts ne sont pas forcément menace : ce
sont les ancêtres, les Pangools qui veillent sur son souffle.
A la strophe II, voilà le jeune Senghor à Ngasobil. La rencontre des deux
cultures, des conceptions de la vie est établie. Mais elles se rejettent : les
esprits le long des tanns, les Ancêtres, ces Pangools qui le protégeaient
doivent disparaître, s’il doit « devenir » catholique. Ce qui était le bon
fondement de sa personne, ses valeurs, deviennent négation : elles sont
païennes, interdites par le nouveau Dieu.
Mais les croyances, les conceptions déjà inculquées au jeune Senghor ne
peuvent pas être fossoyées aussi facilement. L’enfant trouve des occasions
pour aller retrouver ses Ancêtres au puits des éléphants, car sa soif n’est pas
apaisée par les nouveaux mets de l’âme : son paganisme a la vieillesse du
vin, personne ne le prendra d’une seule gorgée : « On nous tue, Almamy !
On ne nous déshonore pas. Ni ses montagnes ne purent nous dominer ni ses
cavaliers nous encercler ni sa peau claire nous séduire ni nous abasourdir
ses prophètes. Ma sève païenne est un vin vieux qui ne s’aigrit, pas le vin de
palme d’un jour. »64
Ce que Senghor met face à face dans ce poème, ce n’est pas le matériel,
mais le fond même de l’âme, qui ne peut pas se prostituer. Contrairement à
nous dans notre religiosité désolante, il ne s’est pas adonné à la pure forme
matérielle.
7. L’entourage affectif du jeune Senghor
Le jeune Senghor a grandi dans un entourage assez aisé matériellement à
cause de son père, un traitant aux vaches innombrables : « Mais quel orage
bûcheron abattit l’arbre séculaire ? Et tout un peuple se nourrissait de son
ombre sur la terrasse circulaire, et toute une maison avec ses palefreniers,
bergers domestiques et artisans, sur la terrasse rouge qui défendait la mer
houleuse des troupeaux aux grands jours de feu et de sang ? »65 Ou
encore : « ... Tandis qu’au loin monte, houleuse de senteurs fortes et
chaudes, la rumeur classique de cent troupeaux »66. Pour ce qui est du côté
affectif, nous pensions nécessaire d’apporter des précisions en le divisant en
deux parties : Le côté de la mère Gnilane et le côté affectif du père
Diogoye. C’est qu’en plus de la relation parentale binaire chez les sérères, il
y a la réalité vécue par l’enfant Sédar. Cette relation binaire découle du fait
que les sérères sont matrilinéaires.
a. Le nom de famille vient toujours du père, et maintient la lignée
paternelle, le « kurcala » littéralement « ceinture ». Traditionnellement
le fils ne peut pas hériter de son père. Avant sa mort, le père
reconnaissant peut toutefois faire cadeau à son fils ce que bon lui
semble.
b. La lignée maternelle est décrite par deux mots, « feen », littéralement
« sein » et « o tim » qui vient du verbe « rim », littéralement
« enfanter ». Ainsi Senghor est Taèoor » de sa mère et Senghor,
« Seeijoor », de son père, qui lui est « Jaxaanoora » de sa mère.
Ce qui nous intéresse ici, ce ne sont réellement pas ces deux points que
nous avons cités dans le seul but de mieux faire comprendre une spécificité
du royaume d’enfance, mais la relation enfant-parents vécue par le jeune
Sédar, le côté affectif.

a. côté paternel

La relation entre Diogoye et son fils n’est pas très intime. Cela est-il dû
au fait que le père était trop occupé par ses affaires comme tout homme
responsable ou bien à cause de sa grande famille lui empêchant d’avoir
assez de temps pour tous les enfants ? Ou bien est-ce à cause du caractère
naturel du père ?
Le jeune Sédar a beaucoup de respect pour son père, mais ce respect n’est
pas le pur respect d’un enfant vis-à-vis du père. C’est un respect distant, un
peu trop adorateur et parfois un peu révolté, et dans tous les cas, chargé de
peur. Nous avons déjà mentionné la raison pour laquelle Diogoye l’envoya
à l’école. Senghor nous le livre en nous disant : « Mon père me battait,
souvent, le soir, me reprochant mes vagabondages et il finit, pour me punir
et me dresser, par m’envoyer à l’école des Blancs... »67
Battre un enfant faisait partie des méthodes d’éducation chez les sérères
et n’avait certainement pas la même connotation dont lui couvrirait de nos
jours les associations pour la protection des enfants. Nous ne sommes pas
en train de dresser un procès contre Diogoye, mais plutôt de relever des
points à travers les poèmes de Senghor pour comprendre leur relation.
L’enfant aurait certainement accepté plus facilement ces punitions si le
temps d’intimité avait été proportionnel. N’étant pas trop à proximité du
père et les subissant peut avoir un autre effet. Quel que soit le cas, cette
relation autoritaire va laisser sur place un respect profond, mais un respect
qui frise presque la crainte, nous n’osons pas dire la haine. Senghor est
ébloui par l’Homme, qu’il voit plus en pacha qu’en père : « Et mon père
étendu sur des nattes paisibles, mais grand, mais fort mais beau, homme du
Royaume du Sine, tandis qu’alentour sur les koras, voix héroïques, les
griots font danser leurs doigts de fougue... »68
Un poème qui, naturellement, va chevaucher profondément et
longuement sur la relation entre Diogoye et Sédar est « Le retour de l’enfant
prodigue ». Nous disons naturellement, parce que l’idée vient d’une
parabole de Jésus, parabole que nous citons intégralement dans
l’introduction de ce poème69. Comme l’enfant prodigue, Sédar calcule les
conséquences de son retour. La comparaison est un peu trop poussée car, si
l’enfant évangélique veut retourner après avoir gaspillé la richesse qui lui a
été donnée, l’enfant de Djilor avait quitté pour apprendre, emmagasiner de
la connaissance, ce qu’il fit avec beaucoup de succès.
Nous pouvons comprendre qu’il se sente prodigue, mais s’il l’est, s’il se
considère ainsi, c’est surtout par rapport à la peur d’affadissement de sa
culture : « Mère, je n’efface les pas de mes pères ni des pères de mes pères
dans ma tête ouverte à vents et pillards du Nord. Mère, respire dans cette
chambre peuplée de Latins et de Grecs l’odeur des victimes vespérales de
mon cœur. Qu’ils m’accordent, les génies protecteurs, que mon sang ne
s’affadisse pas comme un assimilé comme un civilisé »70. Jamais personne
ne s’est senti si profondément trahi et déçu que Senghor dans sa rencontre
avec la civilisation occidentale, et surtout parce que celle-ci, dès le premier
contact, cherchait à dépouiller tout ce qui faisait le moi chez lui. Que
Soukeyna et Isabelle se réconcilient plus tard n’est qu’une espèce de
résignation, puisque les peuples, comme deux coépouses, sont appelés à
partager le même... mari, qui n’est autre que le monde.
Ce sentiment de vide né d’une domination du monde occidental que le
nègre ne peut renier ni bouder et qui pourtant le rejette est plus
profondément enraciné chez les nègres que nullement par ailleurs.
Colonisés, ayant perdu jusqu’à la langue en passant par l’habillement et la
religion, ayant embrassé dans tous les domaines la culture et la civilisation
occidentale, les voilà pourtant repoussés, rebutés pour faire face à tous les
interdits et jouer dans une cour des grands qui, jusqu’à nos jours, les voit
comme un tiers monde, pays en voie de développement, pays émergents,
etc. Le terme n’a pas vraiment beaucoup d’importance ! La génération
actuelle, avec ses génocides, ses empereurs cannibales, ses despotes, ses
émigrants enroulés aux trains d’atterrissage des avions et dans les pirogues
de fortune, et l’esclavage blanc, ne s’en sort pas mieux en matière de regain
de l’identité.
Au milieu de ce ras de marée déferlant, Sédar a terriblement peur d’être
contaminé et le doute de l’avoir déjà été lui fait sentir l’égal de l’enfant
prodigue : « Sur ma faim, la poussière de seize années d’errance, et
l’inquiétude de toutes les routes d’Europe et la rumeur des villes vastes ; et
les cités battues de vagues de mille passions dans ma tête. Mon cœur est
resté pur comme vent d’Est au mois de Mars »71. Avant d’entrer dans la
demeure, comme un sacrificateur au Saint des saints, il parle, demande à la
servante de lui débarrasser de cette contamination : « Servante fidèle de
mon enfance, voici mes pieds, où colle la boue de la Civilisation. L’eau
pure sur mes pieds, servante, et seules leurs blanches semelles sur les nattes
de silence y »72. Il dira beaucoup plus tôt : « Je n’amène d’Europe que cette
enfant amie, la clarté de ses yeux parmi les brumes bretonnes »73.
Il a peur d’affronter son père ; il a peur de retourner dans la haute
demeure et cette peur va faire ressortir quelques caractéristiques qu’il a
maintenues dans sa mémoire de Diogoye : « Et tressaillent les cendres
tièdes de l’Homme aux yeux de foudre, mon père »74. Il a peur de cette
rencontre : « Je récuse mon sang en la tête vide d’idées, en ce ventre qu’ont
déserté les muscles du courage. »75. Il a peur, il a beaucoup d’admiration
mais pas un sentiment de haine : « Et mon cœur de nouveau sous la haute
demeure qu’a édifiée l’orgueil de l’Homme »76 .
Contrairement à l’enfant évangélique qui retourne dans l’abondance,
Sédar applaudit devant la faillite du commerce de son père, justement ce
côté qui liait Diogoye aux commerçants blancs, un côté qu’il semble ne pas
avoir trop porté dans son cœur. Mais ce réveil est certainement venu plus
tard, après les années en France où il vivra la vraie confrontation qui
poussera à l’érection de la négritude. Écoutons-le : « J’éclate en
applaudissement ! Vive la faillite du commerçant ! »77. De la même façon, il
applaudira « ...à ce bras de mer déserté des ailes blanches »78 . Commerce
ruiné ou démantèlement lent mais progressif de la traite des colons ? Les
bateaux ont quitté la rade, cette présence étrangère n’est plus là. C’est le
moment de le confesser : Nous étions ahuri, littéralement abattu, en voyant
la stèle érigée à Djirol devant ce wharf. Nous aurions préféré une note
historique de ce phallus qui violente la mer, mais pas ce râle du poète,
confession interne de mépris à l’idée que son père ait pu collaborer avec les
conquérants, surtout en vendant un produit qui avilissait sa race. Comparez
ce cri à celui d’un jeune français revenant de la Grande Guerre et apprenant
que son père avait collaboré avec les Allemands durant l’occupation de
Paris... Nous n’aimerions pas qu’une altercation avec notre père, fût-elle
intellectuelle et révolutionnaire, nous soit érigée comme un oriflamme de
gloire. Peut importe les circonstances.
Mais passons. Un autre trait distinctif est que l’enfant évangélique est
venu pour rester, alors que celui des profondeurs sinoises va repartir :
« Demain, je reprendrai le chemin de l’Europe, chemin de l’ambassade,
dans le regret du Pays noir »79 .

b. Côté maternel

Le côté affectif maternel n’est pas seulement plus profond, plus intime, il
est représenté par deux personnes : Gnilane et son frère Waly, le fameux
Tokô’ Waly.
• L’oncle Waly
L’oncle Waly est celui qui va surtout se charger de l’éducation masculine
sérère de l’enfant Sédar. Il ne s’agit nullement pas d’un remplacement du
père, car Sédar est son « lig », un lien encore plus fort que celui du père
mais qui ne chevauche en rien celui-là. C’est cet oncle maternel qui va
avoir le rôle de l’éducateur mais aussi celui de l’adulte-enfant nécessaire.
Nous pensons qu’en élevant un enfant, l’adulte doit avoir parfois la capacité
de se faire enfant pour voir avec les yeux d’un enfant, agir comme un
enfant, ce qui tisse l’intimité et la confiance : « Tokô ‘ Waly mon oncle, te
souviens-tu des nuits de jadis quand s’appesantissait ma tête sur ton dos de
patience ? »80
En revenant du troupeau, l’oncle porte patiemment son neveu sur le dos
au sein de la nuit, le préservant de la fatigue et des scorpions ou serpents
probables. Parfois, certainement sur la base des forces qui restent à l’enfant
après les longues journées, c’est l’éducateur qui prend la relève, mais un
éducateur proche, compréhensif : « Ou que me tenant la main, ta main me
guidait par ténèbres et signes ? »81
Mais l’oncle détient une connaissance supérieure. Ce n’est pas juste
l’éducateur qui répète des choses apprises et destinées à être transmises :
« Toi, Tokô’ Waly, tu écoutes l’inaudible. » Il sait tout de ce tam-tam voilé
de la nuit, et il connaît les secrets du ciel, qu’il va lui étaler sans réserve :
« Et tu m’expliques les signes que disent les Ancêtres dans la sérénité
marine des constellations... »
• Gnilane
Parmi les parents de Senghor, certainement personne n’aura autant de
références à travers les poèmes que Gnilane, sa mère. C’est vrai que
l’enfant sérère, voire sénégalais est toujours plus proche de sa mère, en
comparaison avec l’enfant européen, par exemple.
Une première apparition évanescente se trouve dans « Femme noire » :
« ...J’ai grandi à ton ombre, la douceur de tes mains me bandait les
yeux »82. La deuxième référence sera dans une brève introduction de la
strophe III de « Que m’accompagnent koras et balafon » qui est tout de
même chargée d’une admiration profonde de la mère pour son fils parvenu,
qui a réussi, d’où le vocatif « toubab » :

« Entendez tambour qui bat !


Maman qui m’appelle.
Elle m’a dit Toubab !
D’embrasser la plus belle »83

Enfant prodigue de retour, en faisant le tour de la haute demeure jusqu’au


cimetière où sont couchés des parents certainement disparus pendant son
absence, Sédar va nous mettre au parfum de sa nostalgie profonde : « Ah !
De nouveau dormir dans le lit frais de mon enfance ; ah ! Bordent de
nouveau mon sommeil les si chères mains noires, et de nouveau le blanc
sourire de ma mère »84. Ici nous avons l’ampleur de la proximité de la
mère, la douceur de sa présence à son chevet pour l’accompagner de
chansons douces jusqu’au seuil du sommeil.
À travers le long poème « A l’appel de la race de Saba », Senghor prend
sa mère comme complice : « Mère sois bénie ! ». Le professeur devenu
soldat va remonter le temps pour chercher un refuge auprès de sa mère en
incarnant la période de son enfance qui va aussi nous révéler la proximité
entre le fils et la mère. Il est certain que sa maman « sent » son désespoir,
elle partage ses inquiétudes : « Mère, oh ! J’entends ta voix courroucée.
Voilà tes yeux courroucés et rouges qui incendient nuit et brousse noire
comme au jour jadis de mes fugues - je ne pouvais rester sourd à
l’innocence des conques, des fontaines et des mirages sur les tanns et
tremblait ton menton sous tes lèvres gonflées et tordues »85. La colère de la
mère est née de l’inquiétude amoureuse et diffère fondamentalement de
celle du père qui semble agir sur la base d’une autorité défiée.
L’inquiétude, qui est à la source de ce courroux nous est décrite plus
explicitement par le poète un peu plus tard, comme découlant d’une
panique : « Tu ne m’entends pas quand je t’entends, telle la mère anxieuse
qui oublie de presser le bouton du téléphone » 86 . Cette anxiété, Gnilane l’a
souvent eue, craignant pour son fils à la tombée de la nuit, quand le
royaume des Esprits prend le dessus sur celui des hommes : « Mère tu
pleures le transfuge à l’heure de faiblesse qui précède le sommeil, que l’on
a verrouillé les portes et qu’aboient les chiens jeunes aux Esprits »87.
Mais le poème le plus poignant est « Ndessé » où l’enfant fait le bilan du
devoir envers sa mère qui vieillit ou, encore selon le poète, qui « blanchit
comme la brousse à l’extrême hivernage »88, cette mère qui savait rendre
les mots doux et moelleux pour son « fils chéri »89.

c. Résume

La solitude de Senghor a plusieurs dimensions : Dimension personnelle


par les années passées en Europe, par trop de camarades, de frères d’armes,
morts pendant la guerre, solitude comme nègre, d’où le combat ; solitude
par le statut de colonisé avec toute la nuance d’esclavage qui s’y attache ;
solitude par le fait que trop de Noirs le voyaient comme un Blanc et que les
Blancs le voyaient comme un Nègre, enfin solitude comme Président de la
République, avec toutes les limites protocolaires.
Nous autres intellectuels et citoyens ordinaires qui avons séjourné
longuement en Europe, si nous nous sentons dissociés de notre terroir, c’est
par option, car nous pouvons toujours et à n’importe quel moment prendre
le chemin du village et pendant l’hivernage nous mettre à la charrue ou aller
faire boire un cheval...
Nous constatons qu’il lui a fallu une tête vaste, un caractère d’acier pour
ne pas succomber mentalement sous un tel fardeau. Nous avons presque
envie de dire, comme lui-même en parlant de la poésie de Césaire que « ce
fut une parturition dans la souffrance. Il s’en fallut de peu que la mère y
laissât sa vie, je veux dire la raison. »90
Heureusement il est resté intact, avec, bien sûr, les cicatrices et les larmes
qui forment les lignes des recueils qu’il nous a légués. Ces larmes et toute
leur raison ont bâti la dimension de l’homme, l’étendue galactique de son
œuvre.
VII. BIOGRAPHIE91
1. De La naissance à l’agrégation
1906. 9 Octobre : naissance officielle, à Joal, de Sédar, fils de Basile
Diogoye Senghor et de Gnilane Bakhoum, puis première enfance à Djilor,
dans la famille de sa mère.
1913. Auprès du Père Dubois, de la mission catholique de Djilor, le jeune
Léopold apprend le catéchisme et les premiers rudiments de la langue
française.
1914. Au collège de Ngasobil, tenu par des pères, il fait durant neuf ans,
l’apprentissage de la discipline et poursuit des études analogues à celles de
l’école primaire française.
1923. Envoyé au collège-séminaire Libermann de Dakar pour y étudier le
grec et le latin, le jeune Senghor songe à devenir prêtre et professeur. Il
s’indigne du mépris dont la culture traditionnelle africaine est l’objet.
1927. Jugé trop frondeur pour le séminaire, Léopold est envoyé à l’école
laïque pour y préparer le baccalauréat. Il réussit brillamment ses examens et
obtient une bourse pour poursuivre ses études en France.
1928. Arrivé à Paris en octobre, l’étudiant est déçu. Découragé par la
Sorbonne, il entre au lycée Louis Le Grand pour préparer l’École Normale
Supérieure. Il y rencontra Georges Pompidou l’année suivante.
1930. Voyage en Touraine. Inscription dans le groupe des étudiants
socialistes.
1931. Année de l’Exposition coloniale. Senghor fréquente les milieux
noirs de Paris. Il rencontre René Maran et se lie d’amitié avec Damas et
surtout Césaire.
1932. Il obtient un diplôme d’études supérieures pour son mémoire
L’exotisme chez Baudelaire, mais échoue au concours d’entrée a l’école
Normale Supérieure. Il préparera désormais l’agrégation de grammaire.
Pour cela, il acquiert la nationalité française. En juillet il effectue son
premier retour au Sénégal. Son père mourra quelques mois plus tard. En
septembre, à Paris, il envisage avec Damas et Césaire un monde nouveau
incluant les valeurs nègres. Ce sera la Négritude.
2. Le défenseur de la négritude et de la francophonie
1933. Admissible à l’agrégation de grammaire, il échoue à l’oral.
Léopold se console en découvrant la Grèce et la Turquie. A Paris, il devient
président d’une association d’étudiants de l’Afrique de l’Ouest.
1934. Césaire et Senghor font du journal L’Étudiant noir le porte-parole
de la Négritude. Du 20 octobre 1934 au 12 octobre 1935, Senghor effectue,
comme tous les jeunes Français, son service militaire.
1935. Reçu a l’agrégation de grammaire, Senghor est nommé professeur
de 6e au lycée Descartes de Tours.
1936. Militant de la SFIO, Léopold suit les événements mondiaux.
L’entrée des troupes italiennes à Addis-Abeba lui inspire le poème A
l’appel de la race de Saba.
1937. Le 10 septembre, au Sénégal, la conférence qu’il donne à la
Chambre de commerce de Dakar surprend l’administration coloniale qui a
accueilli en grande pompe le premier agrégé noir. Sa thèse : assimiler et ne
pas être assimilé.
1938. Il est nommé professeur au lycée Marcelin-Berthelot de Saint-
Maur-des-Fossés, dans la banlieue parisienne, et s’installe près du bois de
Vincennes. De nombreux poèmes datent de cette époque, que l’on retrouve
dans « Chants d’ombre ». L’exilé effectue un retour aux sources de sa
mémoire.
1939. Dans Ce que l’Homme noir apporte, publié dans un ouvrage
collectif sur l’homme de couleur, Senghor montre que les Noirs ont une
civilisation et un patrimoine à léguer. En septembre, la France se prépare à
la guerre, et le jeune professeur se retrouve soldat de deuxième classe dans
une caserne parisienne.
1940. En février, il est affecté dans un régiment d’infanterie coloniale, et
le 20 juin il est fait prisonnier à La Charité-sur-Loire. En septembre, au
camp d’Amiens où il est détenu, Senghor compose « Au Guélowâr »,
inspiré par l’appel du général de Gaulle, et de nombreux autres poèmes qui
figureront dans « Hosties noires ».
1942. Après avoir changé plusieurs fois de camp de détention, Léopold
est libéré pour raison de santé. Il reprend sa classe à Saint-Maur-des-Fossés.
1944. Du 30 janvier au 8 février, la conférence de Brazzaville organisée
par le général de Gaulle fait naître l’espoir d’un changement dans les
relations franco-africaines. La fin de la guerre approche, et Léopold
Senghor, dans La Communauté impériale française, trace les grandes lignes
d’une nouvelle politique. Plusieurs poèmes de cette époque témoignent de
son indignation devant le fait colonial. L’école nationale de la France
d’outre-mer confie a Senghor la chaire de linguistique, autrefois occupée
par Maurice Delafosse.
1945. En mars, Senghor est désigné pour participer aux travaux de la
commission Monnerville chargée d’étudier la représentation des colonies
dans la future Assemblée constituante. En août, une bourse du CNRS lui
permet de se rendre au Sénégal pour enquêter sur la poésie sérère. Lamine
Guèye, député du Sénégal au parlement français, le persuade de s’engager
dans la politique à ses côtes. Senghor est élu pour représenter l’électorat du
2e collège, celui du petit peuple des campagnes.
1946. En janvier, le départ du général de Gaulle amène de nouvelles
élections. Senghor découvre les méandres de la politique française. Il
participe à la mise en forme des textes de la future Constitution. Il publie
dans Gavroche un article qui prône le fédéralisme pour l’Union française, et
parle de conquérir la liberté par des moyens violents. En septembre,
Léopold se marie avec Ginette Éboué, la fille du gouverneur général de
I’AEF, le premier en Afrique à avoir répondu à l’appel du général de Gaulle
en 1940. En octobre, à Bamako, naît le Rassemblement démocratique
africain, RDA. Les Sénégalais Lamine Guèye et Senghor ont boudé
l’événement. L’unité africaine en souffrira
1947. Le soulèvement malgache en mars, la grève des cheminots du
Dakar-Niger en octobre et les contacts avec ses électeurs mobilisent
l’énergie du député de la brousse, tandis que la revue d’Alioune Diop
Présence africaine, qui voit le jour en décembre, requiert le soutien de
l’écrivain Senghor. En juillet, le couple Senghor accueille son premier fils,
Francis.
1948. Mort de Gnilane. C’est une page du passé qui se tourne, mais une
page de l’avenir s’ouvre avec la naissance d’un deuxième fils, Guy. Les
relations entre Lamine Guèye et Senghor sont de plus en plus mauvaises.
Elles aboutissent à la rupture. Senghor démissionne de la SFIO pour créer,
avec Mamadou Dia un parti, le BDS, Bloc démocratique sénégalais, et un
journal, La Condition humaine. En novembre. Senghor rejoint a
l’Assemblée le groupe des Indépendants d’outre-mer. Publication de
« Hosties noires », Éditions du Seuil, et d’une Anthologie de la nouvelle
poésie nègre et malgache de langue française, PUF, précédée d’une préface
de Jean-Paul Sartre, « Orphée noir » ; qui fait retentir l’idée de négritude.
1949-1950. Léopold parcourt le Sénégal pour présenter son mouvement
qui se veut toujours socialiste mais avec un enracinement rural africain. II
livre par ailleurs ses réflexions et ses poèmes dans de nombreuses
publications.
1951. Large succès du BDS aux élections législatives. Lamine Guèye est
battu.
1952-1954. Le président du BDS renforce sa popularité au Sénégal,
l’écrivain Senghor augmente sa notoriété sur le plan international (- >1954).
Il publie notamment un manuel scolaire, « La belle histoire de Leuk-le-
Lièvre », une étude sur Victor Hugo et divers articles sur la civilisation
africaine.
1955. Sous le gouvernement d’Edgar Faure, Senghor devient secrétaire
d’État à la présidence du Conseil. Il exprime ses options dans deux articles :
L’Afrique et l’Europe et Pour une solution fédéraliste. Léopold vit un drame
familial en divorçant d’avec Ginette Eboué.
1956. En juin, une loi-cadre accorde une semi-autonomie aux territoires
d’outre-mer et crée des conseils de gouvernement. Elle est combattue par
Senghor qui aurait souhaité un cadre fédéral. Il tente, dans de nombreux
articles, de faire entendre sa voix. A Paris, le 19 septembre, se tient le
premier Congrès des artistes et écrivains noirs. Le 29 septembre, Senghor
est élu maire de Thiès. Publication de « Éthiopiques », un recueil de poèmes
qui comporte en postface « Comme les lamantins vont boire à la source »,
une clé pour comprendre la poésie senghorienne.
1957. Le BDS fusionne avec d’autres partis de I’AOF au sein de la
Convention africaine. La Condition humaine prend le titre symbolique de
L’Unité. Le 18 octobre, Léopold Senghor épouse Colette Hubert une
Française originaire de Normandie. Il leur naîtra un fils, Philippe Maguilen.
3. Léopold Sédar Senghor, le Président
1958. Lamine Guèye et Senghor réunissent leurs mouvements sous
l’appellation d’union progressiste sénégalaise, UPS L’escalade de la
violence en Algérie ramène le général de Gaulle au pouvoir en mai.
Senghor devient membre de la commission chargée d’élaborer une
Constitution destinée à créer une Communauté franco-africaine. Le général
prévoit un référendum pour faire accepter son projet. En juillet, au congrès
du PRA, Parti du regroupement africain, à Cotonou, les participants
décident de refuser la Communauté et de réclamer l’indépendance. En
septembre, le général de Gaulle se rend dans les capitales africaines pour
préparer le référendum. En Guinée, Sékou Touré l’accueille avec un
discours violent, et au Sénégal, en l’absence remarquée de Senghor et de
Mamadou Dia, des porteurs de pancartes agitent des slogans
d’indépendance.
Senghor, qui avait émis des réserves sur le projet français, reçoit
satisfaction. II se prononce alors pour l’entrée dans la Communauté. Les
autres dirigeants, hormis Sékou Touré, font le même choix.
1959. Senghor s’efforce de faciliter des regroupements. Obligé de
renoncer à la grande fédération des États de l’Afrique de l’Ouest qu’il avait
envisagée, Léopold Senghor parvient à bâtir une union à deux, avec le
Soudan de Modibo Keïta. Ce dernier devient provisoirement chef du
gouvernement de la Fédération du Mali, tandis que Léopold Senghor
préside l’Assemblée fédérale.
L’UPS sénégalaise et le RDA soudanais fusionnent et, sous le titre Nation
et socialisme, Léopold Senghor exprime leur doctrine pour le présent et
l’avenir. En décembre, à Dakar, le général de Gaulle accepte, à la demande
de ses dirigeants, d’accorder l’indépendance à la Fédération du Mali.
L’Université de Dakar, inaugurée en cette fin d’année, apporte l’espoir d’un
développement basé sur la culture.
1960. Le 4 Avril, les transferts de compétence sont signés et le 20 juin,
l’indépendance de la Fédération du Mali est proclamée. Mais les
divergences entre les deux pays sont manifestes et le conflit qui éclate dans
la nuit du 19 au 20 août aboutit à la rupture. En septembre, Senghor est élu
président de la République du Sénégal. Mamadou Dia devient Premier
ministre.
1961-1962. Tandis que Mamadou Dia met en place une politique
progressiste basée sur un plan de développement à long terme, le président
Senghor s’occupe des relations internationales. Jusqu’alors
complémentaires, les deux hommes entrent un conflit. En décembre 1962,
accusé d’avoir tenté un coup d’État, Mamadou Dia est arrêté.
1963. Léopold Senghor reprend les rênes du pouvoir et instaure un
régime présidentiel fort. Plusieurs prix littéraires confirment son audience
internationale. En mai. Dans la capitale de l’Éthiopie, la naissance de
l’Organisation de L’unité africaine, O.U.A, répond à ses vœux. En
décembre, les élections sénégalaises donnent lieu à de graves incidents.
Léopold Senghor est néanmoins réélu pour cinq ans.
1964-1965. Le président s’efforce, en réajustant le plan, et en moralisant
la vie politique, de sortir son pays du sous-développement. Sous le titre
« Liberté I », les éditions du Seuil regroupent et publient les textes de
Senghor traitant des problèmes culturels.
1966. Le 30 mars, Dakar accueille, pour le premier Festival mondial des
arts nègres, une foule d’artistes et d’intellectuels. La Négritude triomphe.
La civilisation africaine est à l’honneur. Le président réaffirme que la
culture est le socle du développement.
1967. Léopold Senghor recueille de nombreux honneurs pour ses œuvres
littéraires. Le 22 mars, le chef de l’état est l’objet d’une tentative d’attentat.
Le coupable sera condamné à mort et exécuté.
1968. En mai, les étudiants se mettent en grève. Ils sont suivis par les
travailleurs. L’explosion sera maîtrisée avec difficulté. Le président
découvre le mécontentement et la nécessité d’effectuer des réformes et de
partager le pouvoir.
1970. En février, Abdou Diouf devient Premier ministre. Le
gouvernement va tenter de redresser l’économie, mise à mal par la
sécheresse, et de pratiquer l’ouverture démocratique. Naissance du journal
Le Soleil. En mars, création a Niamey, de l’Agence de coopération
culturelle et technique, ACCT.
1971. Le président Senghor accueille à Dakar son vieil ami le président
français George Pompidou. L’université est en grève. Des étudiants sont
arrêtés et condamnés pour actes de violence. L’un d’entre eux, Oumar
Blondin Diop, décédera en prison. Publication de « Liberté II », consacré
aux textes politiques et sous-titré Nation et voie africaine du socialisme.
1973. Publication des « Lettres d’hivernage ». Quatrième mandat
présidentiel pour Senghor.
1974. L’avocat Abdoulaye Wade est autorisé à créer un parti.
1976. Une réforme instaure le multipartisme limité à trois composantes :
socialistes, communiste et libérale.
1977. Publication de « Liberté III », un nouveau volume consacré aux
textes culturels, avec en sous-titre : Négritude et civilisation de l’universel.
1978. Cinquième mandat présidentiel pour Léopold Senghor.
4. L’académicien, l’homme de culture
1980. En décembre, Léopold Sédar Senghor se retire de la vie politique.
Il a 74 ans. Il laisse le pouvoir à Abdou Diouf et se consacrera désormais à
la culture. Il deviendra docteur honoris causa de nombreuses universités.
1981. Le 7 juin, mort accidentelle de Philippe Maguilen ; né de son union
avec Colette Hubert. Il perdra deux ans plus tard l’un des fils de son
premier mariage. En octobre, Senghor est reçu a l’Académie des sciences
d’outre-mer.
1983. Publication de Liberté 4, comportant des textes politiques
regroupés sous le titre Socialisme et planification.
1984. Le 29 mars, l’Académie française accueille Senghor sous la
coupole. Edgar Faure l’intronise auprès des académiciens.
1988. Publication de Ce que je crois, une synthèse de sa pensée sur la
Négritude.
1990. Le 12 mai, inauguration à Alexandrie, Égypte, de l’Université
internationale de langue française Léopold Sédar Senghor.
1993. Publication de « Liberté V », sous-titré Le dialogue des cultures.
1995. 18 mars. A Verson, dans la région de Caen où réside le président,
inauguration, en présence de nombreuses personnalités, d’un espace
culturel qui porte le nom de Léopold Sédar Senghor.
2001 Décès de Léopold Sédar Senghor, le 20 décembre 2001, dans sa
propriété de Verson.
5. Prix et Titres honoraires
a. Médailles et Prix littéraires

1963 Médaille d’or de la langue française ; grand prix international de


poésie de la Société des Poètes et Artistes de France et de Langue Française
1965 Médaille d’or du mérite poétique du prix international Dag
Hammarskjold
1966 Grand prix littéraire international Rouge et Vert
1968 Prix de la Paix des Libraires Allemands
1969 Prix littéraire de l’Académie Internationale des Arts et Lettres de
Rome
1970 Grand prix international de poésie de la Biennale de Knokke-le-
Zoute
1974 Prix Guillaume Apollinaire
1977 Prince en poésie, décerné par l’Association Littéraire Française
L’Amitié par le Livre
1978 Prix Cino del Duca
1979 Prix international du livre, attribué par le Comité international du
livre, Communauté mondiale du livre, UNESCO
1980 Prix pour ses activités culturelles en Afrique et ses œuvres pour la
paix, décerné par le président Sadate
1981 Médaille d’or de la Confédération internationale des sociétés
d’auteurs et compositeurs, CISAC
Premier prix mondial Aasan
Prix Alfred de Vigny
1985 Prix Athénaï, à Athènes
1986 Prix international du Lion d’or, à Venise
Prix Louise Michel, à Paris
Prix du Mont Saint-Michel, aux Rencontres poétiques de Bretagne
1987 Prix Intercultura, à Rome.
b. Docteur Honoris Causa

Léopold Sédar Senghor est docteur honoris causa de trente-sept


universités, dont :
• Paris-Sorbonne
• Strasbourg
• Louvain
• Bordeaux
• Harvard
• Ife
• Oxford
• Vienne
• Montréal
• Francfort
• Yale
• Meiji
• Nancy
• Bahia
• Evora

c. Nominations

1961 Membre correspondant de l’Académie Bavaroise


1969 Membre associé étranger de l’Académie des Sciences Morales et
Politiques
Membre étranger de l’Académie des Sciences, Belles-lettres et Arts de
Bordeaux
1971 Membre étranger de l’Académie des Sciences d’outremer
1973 Membre étranger de The Black Academy of Arts and Letters
1976 Membre étranger de l’Académie Mallarmé
1980 Membre étranger de l’Académie du Royaume du Maroc

2 Ethiopiques, Postface
3 Ethiopiques, D’autres chants, strophe III
4 Un mot sérère pour voyant
5 Ethiopiques, Postface
6 Saint-John Perse, Discours de Stockholm, Fondation Nobel 1960
7 Idem 5
8 Ferdinand Oyono, Une vie de boy, Pocket
9 Chants d’ombre, Que m’accompagnent koras et balafons, strophe I
10 Hosties Noires, Prière de Paix, strophe IV
11 UMP, Union pour un Mouvement Populaire, parti politique français fondé en 2002 pour contrer
l’extrême droite, nommément le Front National, FN, en soutenant Jacques Chirac. La réussite du FN
aux élections fera quitter la scène politique à Lionel Jospin, alors premier ministre,
12 Ethiopiques, Postface
13 L. S. Senghor, Chants d’ombres, Lettre à un poète, Editions du Seuil 1990
14 Hosties noires, Poème préliminaire
15 L. S. Senghor, Ethiopiques, Comme les lamantins vont boire à la source, Postface, Editions du
Seuil 1990
16 Afrique Adieu, Michel Sardou 1982-83
17 http://www.ac-orleans-tours.fr/lettres/coin_eleve/etymon/hist/politi.htm
18 Idem 6, page 9
19 Idem 18
20 Chants d’ombre, que m’accompagnent koras et balafons, strophe V
21 Idem 3, strophe VII
22 Hosties noires, A l’appel de la race de Saba, strophe III
23 Chants d’ombre, Le retour de l’enfant prodigue, strophe VI
24 Idem 6
25 André Malraux, Discours lors de l’ouverture du Festival Mondial des Arts Nègres à Dakar en
1966
26 Ethiopiques, Postface
27 Ethiopiques, strophe V
28 Idem 8
29 Ethiopiques, Postface
30 Idem 10
31 Traduction de l’auteur.
32 La théorie de l’information est due à Shannon, ~1948, avec l’influence des grands théoriciens de
l’informatique comme Turing, von Neumann, Wiener.
33 Hosties noires, Ndessé
34 Yar, tedaanga, tegin : moto de la société sénégalaise traditionnelle : Yar : Civisme, Tedaanga :
hospitalité, Tegin : le sens de la responsabilité
35 Hosties noires, Thiaroye
36 Mbour est le centre du poisson fumé.
37 Poisson fumé
38 Ethiopiques, Epîtres à la Princesse, strophe V
39 Hara-kiri : méthode de suicide japonaise
40 Dial-diali : Des perles aphrodisiaques que les femmes mettent autour des hanches.
41 L’histoire du complexe d’Oedipe est associée à la théorie freudienne ainsi qu’à l’histoire de la
psychanalyse dans son ensemble
42 Chants d’ombre, Femme noire
43 Ethiopiques, Congo
44 Dyoung-dyoung : tam-tams royaux de la cour du Sine
45 Hosties noires, A l’appel de la race de Saba, strophe II
46 Charles Baudelaire - L’Albatros - Les Fleurs du mal
47 Ethiopiques, Postface
48 Ethiopiques, Postface
49 Hosties noires, Ethiopie, A l’appel de la race de Saba, strophe III
50 Batand : Est, levant
51 Ethiopiques, Postface
52 Ethiopiques, Epîtres à la Princesse, strophe
53 Chants d’ombre, Que m’accompagnent koras et balafon, strophe I
54 Hosties noires, Ethiopie, A l’appel de la race de Saba.
55 Chants d’ombre, Que m’accompagnent koras et balafon, strophe II
56 Ndiaga Bass : nom propre, Ndiaga étant le prénom et Bass le nom de famille. Ndiaga-Riiti :
Ndiaga le Violoniste.
57 Chants d’ombre, Le retour de l’enfant prodigue, strophe IX
58 Hosties noires, Ndessé
59 Waly Latsouck Faye, Comprendre Senghor, Tome II, Éthiopiques.
60 Hosties noires, A l’appel de la race de Saba, strophe VI
61 Hosties noires, A l’appel de la race de Saba, strophe IV
62 Hosties noires,
63 Hosties noires, Chant de printemps, strophe III
64 Chants d’ombre, Que m’accompagnent koras et balafon, strophe VI
65 Chants d’ombre, Le retour de l’enfant prodigue, strophe III
66 Hosties noires, Ethiopie, A l’appel de la race de Saba, strophe II
67 Ethiopiques, Postface
68 Hosties noires, Ethiopie, A l’appel de la race de Saba, strophe II
69 Cf. page 14 7
70 Hosties noires, A l’appel de la race de Saba, strophe III
71 Chants d’ombre, Le retour de l’enfant prodigue, strophe I
72 Idem 38, Strophe IV
73 Chants d’ombre, Que m’accompagnent koras et balafon, Strophe IX
74 Idem 38
75 Idem 38, Strophe II
76 Idem 38, Strophe II
77 Idem 38, Strophe VII
78 Idem 43
79 Idem 38, Strophe IX
80 Chants d’ombre, Que m’accompagnent koras et balafon, Strophe IX
81 Chants d’ombre, Que m’accompagnent koras et balafon, strophe IX
82 Chants d’ombre, Femme noire
83 Chants d’ombre, Que m’accompagnent koras et balafon, strophe III
84 Chants d’ombre, Le retour de l’enfant prodigue, strophe IX
85 Hosties noires, Ethiopie, A l’appel de la race de Saba, strophe I
86 Idem 52, strophe III
87 Idem 52, strophe IV
88 Hosties noires, Ndessé
89 Idem 55
90 Ethiopiques, Postface
91 http://www.ville-verson.fr/fr/framesenghor.htm
PARTIE II
CHANTS D’OMBRE

INTRODUCTION
Nous étions très surpris d’entendre une étudiante en première année de
Lettres nous demander un résumé des « Chants d’ombre. ». Oui, bien sûr,
après un moment d’hésitation, nous avons freiné nos critiques. C’est
l’université, la technique, la méthode. Contrairement à « Hosties noires »,
par exemple, qui traite d’un thème, « Chants d’ombre » est, pour nous, une
vraie collection de poèmes : des poèmes écrits de-ci delà et rassemblés pour
composer un recueil, plus pour le nombre de pages que de par le thème.
« In Memoriam » est par exemple un poème qui pourrait très bien glisser
parmi les vers qui composent « Hosties noires. » Nous pourrions facilement
loger « Porte Dorée » dans « Le retour de l’enfant prodigue », chercher
une demeure pour le Président Senghor, comme d’ailleurs « L’ouragan. » ;
« Lettre à un poète » est suspendu ; « Tout le long du jour » glisserait
facilement dans le « Retour de l’enfant prodigue », et ainsi de suite.
Donc à cause de sa diversité et de sa vraie nature de collection, nous ne
voulons pas donner une introduction aux « Chants d’ombre ». Nous
pensons que ce serait trop forcé, ce qui n’aurait abouti qu’à une conclusion
plus normative que descriptive. Nous préférons patauger à travers chaque
poème afin d’en dégager l’essentiel.
I. IN MEMORIAM
« C’est dimanche. J’ai peur de la foule de mes semblables au visage de pierre »

Le dimanche, jour de repos, jour de promenade, jour de la procession des


fidèles vers l’église ou le cimetière, pour ceux qui y ont un être cher ;
dimanche, jour de communion. Senghor, perché sur sa tour de verre,
appartement réel ou refonte pure de la poésie, et regarde à travers les vitres
une foule qui se meut dans la rue. La foule lui fait peur à cause des visages
qui sont durs comme pierre, visages renfrognés sans joie, visages si fermés
qu’ils ne paraissent pas humains. Cette dureté devient explicite à la fin du
poème : « Que je descende dans la rue avec mes frères aux yeux bleus, aux
mains dures ». Mais avant cela le poète nous met dans d’autres secrets :

« ... tour de verre qu’habitent les migraines, les Ancêtres impatients... »

Les ancêtres habitent cette tour du poète comme des migraines. Simples
souvenirs ou mannes des ancêtres qui, en sérère, sont équivalents de
Pangools. Cette présence va resurgir dans « Lettre à un prisonnier » :
« Heureux amis, qui ignorez les murs de glace et les appartements trop
clairs qui stérilisent toute graine sur les masques d’ancêtres et les
souvenirs même de l’amour »
Cette présence des ancêtres, Senghor la fait ressortir à maintes reprises et
nous sommes surpris de ne pas avoir trop entendu parler du côté mystique si
ancré du poète.

« Je contemple toits et collines dans la brume, dans la Paix - les cheminées sont graves et nues. »

Une pure beauté poétique que l’écrivain partage avec son lecteur ? En
Europe, surtout en Europe du Nord, la brume qui couvre la ville a un effet
particulier sur les habitants et particulièrement sur une personne que
l’habitude n’a pas encore rendue aveugle à ce phénomène qui donne sur un
paysage féerique digne d’un film de science-fiction. Durant notre premier
contact avec cette vision dans la ville finlandaise de Lahti, à partir d’une
maison suspendue sur la colline, nous avons écrit, dans notre journal
« Quand on quitte »92 : « La demie obscurité qui, suspendue, a dansé toute
la journée au-dessus de la ville maintenant se durcit. Mais elle hésite
encore, se concertant avec la brume pour savoir comment étreindre cette
blancheur qui sur terre s’amasse. Les lampes s’allument, aussi irréelles,
lustres sur cette blancheur bizarre de la nuit, mille ballots de mousse sur
une mer houleuse... ».
La brume flotte, légère et soyeuse comme la paix. De l’autre côté se
dessinent les toits ainsi que les collines et les cheminées, qui sont sinistres.
Si le poète porte son regard vers les collines et les toits, ce n’est pas pour la
simple beauté kaléidoscopique. Il y a une autre dimension : ces toits sont
comme des bouts de pilons plantés, jalons de tombes de ses frères tombés
au champ de bataille, des « fanq xool »93.

« A leurs pieds dorment mes morts, tous mes rêves faits poussière,
Tous mes rêves, le sang gratuit répandu le long des rues, mêlé au sang des boucheries. »

Là sont couchés ses frères morts, les tirailleurs sénégalais, on devrait dire
les tirailleurs africains. Il y a la distance, le temps entre nous et ces
évènements : mais une chose est claire : Les batailles de Normandie, du
Désert, de France, du Pacifique, de Stalingrad, de Moscou, d’Italie
débouchant sur la bataille finale d’Allemagne sont autant de fronts et autant
de ruisseaux de sang d’amas de cadavres en décomposition que
l’imagination même la plus perspicace a mal a concevoir dans toute leur
ampleur :

« ... le sang gratuit répandu le long des rues »

Mais pourquoi « gratuit » ? Tous les pays engagés dans la guerre savaient
exactement pourquoi ils se battaient, sauf bien sûr l’Afrique. Une Guerre
mondiale est la guerre de tout le monde certes, mais comment cette guerre
est-elle conçue par celui qui était forcé d’y participer ? C’est vrai que c’était
aussi notre guerre, de par la France, et puis, vu la position d’Hitler vis-à-vis
des races non aryennes. Nous rappelons en passant le cas du champion noir
Jesse Owens lors des Jeux d’été de Berlin en 1936 : Avec plus de 4 000
concurrents et une énorme mise en scène qui doit affirmer à la face du
monde la force du régime nazi, Jesse Owens remporta quatre médailles
d’or : les 100, 200, 4 fois 100 mètres, et celle du saut en longueur. Mais
Hitler refusa de lui serrer la main lors de leur remise.
Si la participation à cette guerre est remise en question par les écrivains
noirs - un trait d’ailleurs maintenu par le cinéma et les documentaires
occidentaux où l’on voit rarement pour ne dire jamais, des Noirs au combat,
n’est-ce que pour tomber sous les boulets des canons, c’est que notre
participation était forcée et n’est pas reconnue, encore moins mesurée à sa
juste valeur. Plusieurs y étaient dans la forme, mais pas dans le sens.
Cette absence dans les documentaires le long des champs de bataille,
cette participation sans visage, où le rôle est relégué à celui de valet qui doit
servir le roi lors de sa randonnée et se retirer lorsque les choses sérieuses,
c’est-à-dire royales, se présentent, c’est bien la raison pour laquelle nous
nous posons des questions. Nous reviendrons plus assidûment sur ce point
dans le troisième tome, « Hosties Noires. »
Le sang est certainement gratuit : c’est du sang versé qui ne demandera
pas la moindre gerbe de fleur, le moindre monument. Point besoin de jardin
pour lequel des jardiniers seront embauchés durant des générations pour
venir essuyer des stèles, arroser des fleurs, tailler un gazon. N’est-ce point
la raison pour laquelle le poète pleure ses frères en se lamentant : « Car les
poètes chantaient les fleurs artificielles des nuits de Montparnasse, ils
chantaient la nonchalance des chalands sur les canaux de moire et de
simarre, ils chantaient le désespoir distingué des poètes tuberculeux. Car
les poètes chantaient les héros, et votre rire n’était pas sérieux, votre peau
noire pas classique. »94 ? Et pour ceux qui ne furent pas tombés sur le
champ de bataille et qui retournèrent, le jour de Thiaroye les attendait... Et
l’ancien combattant combat encore pour ses droits le long des rues et à
travers les antennes.

« Et maintenant de cet observatoire comme de banlieue, je contemple mes rêves distraits le long
des rues, couchés au pied des collines. »

Une comparaison intéressante et complexe. Le poète reconnaît ses rêves


distraits, c’est-à-dire éparpillés le long des rues, un seau de lait caillé qui
s’éparpille sur l’asphalte comme les gadgets que les habitants de banlieue
voient les leurs le long des rues, le long des boulevards. Expliquons-nous,
car c’est justement la raison de la comparaison. Quand le « banlieusard »
vient au centre-ville, lui qui a à peine de quoi acheter du pain, il voit à
travers les vitrines des gadgets de rêves : Costumes à des centaines de mille,
des robes de mariages, chaussures, voitures de luxe, gâteaux, poulets fumés,
etc. sans compter l’élégance des demeures sous la lumière burlesque du
soleil. Bref, ses rêves de « banlieusard » éparpillés le long des rues... C’est
le drame de l’Europe et des grandes villes, c’est le drame de la société
actuelle. Dans un village, une personne ayant faim n’a pas sous les yeux
l’insolence d’une abondance étalée juste au-delà d’une vitre, morceau
transparent de quelques centimètres qui, en réalité se transforme en milliers
d’unités astronomiques. Désespoir. Et grand est celui du poète !
Mais pourquoi ces morts sont-ils les « rêves », l’espoir du poète ?
Uniquement parce que, comme pendant les siècles d’esclavage, ce sont les
jeunes Africains, les colonnes du continent qui, encore une fois furent
tamisées puis embarqués dans les bateaux, destination les charniers
d’Europe, former la « Schwarze Schande ». Ce rêve, c’est la force qui
devait bâtir le continent. C’est de ce rêve dont il parle en disant : « Je vois
tomber les feuilles dans les faux abris, dans les fosses dans les tranchées où
ruisselle le sang d’une génération, l’Europe qui enterre le levain des
nations et l’espoir des races nouvelles »95 Pendant cette guerre, comme
durant la Première Guerre mondiale, pour la millième fois, des générations
de colonnades seront décimées pour une cause qu’elles ignorent, pour une
cause qui leur aura été forcée.

« ...Comme les conducteurs de ma race sur les rives de la Gambie et du Saloum De la Seine
maintenant, au pied des collines. »

Les colonnes de jeunes, les piliers d’un peuple drainés vers les chemins
de l’esclavage. Et les plus nobles, ceux qui osèrent lever la tête, justement
ceux qui avaient le sang de dirigeants seront exterminés avant d’atteindre
les côtes d’Amérique. Les plus purs bien avant : « Les plus purs d’entre
nous sont morts : ils n’ont pu avaler le pain de honte »96.
Dans « Prière de Paix », qui porte une marque d’humanité profonde aussi
bien catholique que sérère dans la capacité de pardonner, sicut et nos
dimitimus debitoribus nostris, « comme nous pardonnons à ceux qui nous
ont offensés », le poète utilise la rhétorique. Il choisit la méthode de la
confession catholique qui lui permet d’énumérer tous les actes commis.
C’est ainsi qu’il peut pardonner tout en dévoilant dans leur totalité les
fautes commises. C’est réellement « souffler le chaud et le froid » :
« Il faut bien que tu pardonnes à ceux qui ont donné la chasse à mes
enfants comme à des éléphants sauvages ...Car il faut que tu oublies ceux
qui ont exporté dix millions de mes fils dans les maladreries de leurs
navires, qui en ont supprimé deux cent millions ! »

« Laissez-moi pleurer mes morts ! C’était hier la Toussaint, l’anniversaire solennel du Soleil et nul
souvenir dans aucun cimetière. »

Le poète pleure en solitaire les héros doublement ensevelis. Il y eut la


chasse, la cachette, l’embarquement, puis les fronts et les charniers
auxquels viendront s’ajouter les « fruits étranges »97, corps de nègres
pendus aux arbres à travers le Sud et qui seront longuement bercés par la
voix de Billie Holiday. Mais ni parmi ceux qui célèbrent les héros, ni aux
lèvres des documentaires, ni sur les stèles, il n’y a de souvenir, comme si
vous n’aviez jamais été dans la bataille. Vous êtes une ombre, un valet qui
doit s’effacer une fois le devoir accompli. La Toussaint, la Fête des Saints,
du souvenir, jour du devoir de mémoire qui, tel un soleil fait germer la vie
cachée, les présences lointaines. Et pourtant, du haut de sa tour de verre, le
poète ne voit aucun cœur, aucune mémoire porteuse de votre mémoire.

« O Morts, qui avez toujours refusé de mourir, qui avez su résister à la Mort jusqu’en Sine
jusqu’en Seine, et dans mes veines fragiles, mon sang irréductible... »

Conception du monde cyclique. C’est à peine si nous n’entendons pas les


vers de Birago Diop :

« Écoute plus souvent


Les Choses que les Êtres
La Voix du Feu s’entend,
Entends la Voix de l’Eau.
Écoute dans le Vent Le Buisson en sanglots :
C’est le Souffle des ancêtres.
Ceux qui sont morts ne sont jamais partis :
Ils sont dans l’Ombre qui s’éclaire
Et dans l’ombre qui s’épaissit.
Les Morts ne sont pas sous la Terre :
Ils sont dans l’Arbre qui frémit,
Ils sont dans le Bois qui gémit,
Ils sont dans l’Eau qui coule,
Ils sont dans l’Eau qui dort,
Ils sont dans la Case, ils sont dans la Foule :
Les Morts ne sont pas morts. »98 !

La conception de la vie chez les Sérères, n’est pas linéaire, elle est
cyclique. Initié à cette notion de la vie cyclique, né dans un terroir où
« ...les choses sont sans épaisseur ni poids »99 et ne sont pas toujours ce
qu’elles paraissent être « ...Sont-ce les voix des angespeuls ou des
chanteuses mortes à vingt ans ? Les voix des nourrices royales ? Dis le
charme des serpents sur les tombes. Ou sont-ce les trompettes des canards
sauvages ? L’on rentre des puits des champs et des chasses. Or je revenais
de Fa’oye, et l’horreur était au zénith et c’était l’heure où l’on voit les
Esprits, quand la lumière est transparente et il fallait s’écarter des sentiers,
pour éviter leur main fraternelle et mortelle. L’âme d’un village battait à
l’horizon. Était-ce des vivants ou des morts ? », Senghor va intensément
suivre ce cycle dans ses images. C’est ainsi que parfois, en parlant d’une
personne, celle-ci se transforme en objet ou paysage, et le paysage redevient
être, tout alternant le long d’un fil soudeur qui rattache choses et êtres dans
cette grande toile de l’anima.
Les morts ne sont pas morts, ils ont transcendé, sont devenus esprits, avec
le pouvoir de protéger. Ce n’est pas encore la réincarnation, mais celle-ci ne
serait pas possible sans ce processus. Les morts, au lieu d’aller vers un ciel
que personne ne sait situer, restent plutôt alentour : âmes bonnes qui
deviennent protectrices et fusionnent avec l’harmonie universelle, ou bien
damnées et vagabondes qui cherchent à nuire.
Dans ce passage « O Morts, qui avez toujours refusé de mourir, qui avez
su résister à la Mort jusqu’en Sine jusqu’en Seine, et dans mes veines
fragiles, mon sang irréductible », nous retrouvons le même trait des héros
du champ de bataille d’Elissa du Gabou, la présentation du même sang,
cette sève païenne qui n’est pas un vin de palme d’une nuit : « Dormez, les
héros, en ce soir accoucheurs de vie, en cette nuit grave de grandeur... Mais
sauvée la Chantante, ma sève païenne qui monte et qui piaffe et qui
danse ».
Disons en passant qu’il faut distinguer deux groupes de morts : les Morts,
qui sont les Pangools ou Serpents Sacrés, les Ancêtres et qui habitent la tour
de verre du poète comme des migraines, et les tirailleurs sénégalais tombés
sur le champ de bataille et qui sont maintenant étendus au pied des collines.
Le premier groupe est imploré pour protéger l’autre. Dans cette guerre
terrible qui semble ne jamais finir, Senghor prie pour que les Ancêtres
protègent ces toits, contre les quadrimoteurs, les bombes, les forteresses
volantes. Car ce sont ces toits qui couvrent, c’est-à-dire protègent ses frères
morts.
« Que de ma tour dangereusement sûre, je descende dans la rue avec mes frères aux yeux bleus,
aux mains dures »

La sûreté de la tour est dangereuse, puisque égoïste. Il y a, dans les rues,


la foule de ses semblables aux visages de pierre, et rien ne serait plus sûr
que de rester isolé, de garder la distance. Mais ce serait refuser toute
participation, garder l’anonymat, ce qui n’est pas moralement correct. Il
faut donc descendre, affronter cette foule au milieu de laquelle il sera le seul
à porter le devoir de mémoire de ses frères noirs morts. Il doit se mêler à ses
frères blancs qui sont capables d’actes terribles, qui ont les « les mains
dures », contrastant terriblement avec le bleu des yeux, couleur du ciel et de
l’eau, symbole de l’infini, du divin, du spirituel qui invite vers les sentiers
du rêve, de l’évasion spirituelle, la paix le calme, la volupté.
Cela contraste terriblement avec la boucherie, toute la technique déployée
rien que pour tuer, éteindre le souffle vital d’autres êtres humains qui avait
presque atteint son paroxysme. Une partie de la raison hellène ou ses fruits,
les canons, les chars, les mitraillettes et les forteresses volantes, avait signé
les plaines du continent européen de leur trace de sang : « Dans l’espoir de
ce jour - voici que la Somme et la Seine et le Rhin et les sauvages fleuves
slaves sont rouges sous l’épée de l’Archange et mon cœur va défaillant à
l’odeur vineuse du sang... »100. Elle avait lacéré les côtes de l’Afrique du
Nord de griffes de feu : « Ah ! Là-bas l’orage soudain, c’est l’incendie des
côtes blanches de la blanche paix de l’Afrique mienne. Et dans la nuit où
tonnent de grandes déchirures de métal, entends plus près de nous, sur trois
cents kilomètres, tous les hurlements des chacals sans lune et les
miaulements félins des balles, entends les rugissements brefs des canons et
les barrissements des pachydermes de cent tonnes. Est-ce l’Afrique encore
cette côte mouvante, cet ordre de bataille, cette longue ligne rectiligne,
cette ligne d’acier et de feu ?... »101.
Senghor va retourner sans relâche cette vision apocalyptique de la
guerre : Comment se fait-il que cet esprit, aussi capable techniquement, loin
de s’humaniser, semble toujours faire plus de preuve dans sa capacité de
destruction ? Pourquoi la technique, fruit des hauts degrés de l’esprit sait-
elle mieux tuer que guérir ? Bien sûr, à travers tous les peuples on est
conscient qu’il est beaucoup plus facile de détruire que de construire. Mais
cela devrait être vrai pour les mains, le physique, pas pour l’esprit. Surtout
si cette destruction se fait froidement par calcul sur la base de la
gourmandise qui pousse à la conquête.
Si certains nègres se sont mépris sur « la raison hellène », c’est qu’ils ont
mal compris. Senghor n’est pas éberlué par les fruits les plus tangibles de la
technique, fruit de la raison hellène. Au contraire, ayant vu sa puissance de
feu, il a presque la nausée. Au début, peut-être a-t-il affiché le même
sentiment que lorsqu’il se trouva en face de New York : « New York !
D’abord, j’ai été confondu par ta beauté, ces grandes filles d’or aux jambes
longues. Si timide d’abord devant tes yeux de métal bleu, ton sourire de
givre. Si timide »102 mais, avec l’embrasement des cathédrales et des
monuments, fierté des hommes, il va vite déchanter, comme il le fera devant
cette ville, une fois le mirage passé : « Mais quinze jours sur les trottoirs
chauves de Manhattan — c’est au bout de la troisième semaine que vous
saisit la fièvre en un bond de jaguar, quinze jours sans un puits ni pâturage,
tous les oiseaux de l’air tombant soudain et morts sous les hautes cendres
des terrasses »103.
Nous l’aurions certainement mal compris, si nous avions pensé que cette
remarque du poète véhiculait un éloge du blanc et abaissait le noir. Devant
l’horreur générée par la technique et, partant par la « raison hellène »,
Senghor préférait les gamelles : « Qui donc dansera le dimanche aux sons
du tam-tam des gamelles ? Et ne sont-ils pas libres de la liberté du
destin ? »104. Il préférait le retour vers le pays de sa mère « où le sol est
bien noir et le sang sombre et l’huile épaisse. Les hommes y sont de quatre
coudées. Ils ne distinguent pas leur gauche de leur droite, ils ont neuf noms
pour nommer le palmier mais le palmier n’est pas nommé ». « Hommes qui
ne distinguent pas leur gauche de leur droite », n’est pas une négation, mais
un dépouillement de la raison hellène, une marque d’innocence où l’être
humain applique l’exercice de son esprit à la stricte nécessité, vivant parmi
les palmiers, les reconnaissant tous mais sans avoir besoin de leur donner
un nom, de les convertir en objets de ses propres intérêts. Lorsque la raison
hellène arrivera dans ce royaume d’enfance, alors verront le jour les chasses
quadrillées. Les noms des bêtes et des arbres jaillissent et, derrière ces
noms, toutes les propriétés commerciales, les propriétés répondant à
l’unique besoin de l’homme. Les bêtes comme les forêts sont
systématiquement abattues, ainsi que des habitants, écrasant ce royaume
d’enfance où l’homme vivait avec la nature, par la nature, dans la nature,
nourrissant la nature et se nourrissant d’elle : « Les mains blanches qui
abattirent la forêt de rôniers qui dominait l’Afrique, au centre de
l’Afrique... Droits et durs les Saras beaux comme les premiers hommes qui
sortirent de vos mains brunes. Elles abattirent la forêt noire pour en faire
des traverses de chemin de fer. Elles abattirent les forêts d’Afrique pour
sauver la Civilisation, parce qu’on manquait de matière première
humaine »105
II. PORTE DORÉE
Les poèmes courts de Senghor sont souvent les plus difficiles. Ils forment
un nœud mystique sur lequel le poète semble poussé à parler mais ne veut
pas donner de détails, ne veut pas aller plus loin. Ou bien lui est-il
défendu ?

« J’ai choisi ma demeure près des remparts rebâtis de ma mémoire, à la hauteur des remparts me
souvenant de Joal l’Ombreuse, du visage de la terre de mon sang. »

Le choix d’une demeure est un processus très soigneux et bien secret,


chez les sérères. Lorsqu’une personne pense fonder sa maison, il y une
étude « mystique » à mener. Si le fondateur n’a pas toute la connaissance, il
donne la mission à un ancien du village en qui il a confiance, et c’est cette
personne qui, sur la base de critères connus uniquement de lui, va se livrer à
l’étude. Celle-ci prendra le temps nécessaire : Des jours, des mois, des
semaines, peut-être même un an :

• Est-ce le moment favorable ?


• Est-ce le bon endroit ?
• L’endroit se trouve-t-il sur la route d’un génie ?
• L’arbre qui va devenir l’arbre à palabres est-il déjà « habité », est-ce
« le terrain de jeu » des enfants d’un génie ?
• Où doit se situer la grande porte ?
• Sur quelle direction doit-elle donner ?
• Et le jour du déménagement ?
• Y a-t-il des racines à enfouir ?
• Faut-il que le futur chef de carré s’y baigne en pleine nuit - tout seul ou
bien avec tous les membres de la famille ?
Autant de questions, qui ne sont toutefois pas systématiquement
identiques. L’idée rejoint ce que Roger de Lafforest écrit dans son livre
« Ces maisons qui tuent »106, livre qu’il est conseillé de consulter pour
« Tout savoir sur les sanctuaires, sur les maisons hantées, sur les
précautions à prendre avant d’acheter un terrain, une maison, un
appartement... »
Ici, nous ne disons pas que Senghor soit passé par toutes ces phases, mais
la mise en scène rejoint cette notion du choix de la demeure. Ici, les points
de repère ne sont pas ceux que nous avons mentionnés ci-dessus, bien que
pouvant y être inclus : Il part du souvenir. Le poète cherche un fil qui le
maintiendra aux souvenirs de Joal l’Ombreuse, un cordon ombilical à
travers lequel il va se nourrir et qui le nouera au visage de la terre de son
sang, au royaume d’enfance. L’endroit se dresse « ... entre la Ville et la
plaine, là où s’ouvre la ville à la fraîcheur première des bois et des
rivières. »

Mes seuls regrets, ce sont les toits qui saignent au bord des eaux, bercés par l’intimité des
bosquets

Le regard diaphane du poète voit les gouttes d’eau de pluie ou de rosée


comme des gouttes de sang qui tombent pour se mêler aux eaux. C’est dire
que les flots s’ébattent contre les murs de la demeure. La place est idyllique.
Elle porte une certaine charge de mélancolie, de tristesse, et le poète à la
sensibilité affûtée sait que son cœur sera toujours marqué par le saignement
éternel des toits et valsera sur l’écume comme une embarcation fragile,
d’où les regrets et cette profonde prise de conscience :

Moi dont le plus modeste taxi roule et chavire le cœur sur les hautes vagues de l’Atlantique,
qu’une seule cigarette fait tituber comme le marin à l’escale sur le chemin du port, qui dit toujours
aussi mal que le lointain écolier de brousse « Bonjour Mademoiselle... Comment allez-vous ? »

Cette partie, raison de ses regrets, mérite une attention particulière. C’est
le point qui manque justement à la plupart d’entre nous. Le problème qui se
pose ici est un problème africain, mais que l’Europe a très bien connu, la
secousse étant plus dramatique selon les pays : le problème de la
modernisation.
Lorsque celle-ci s’étend sur une longue période, il y a une harmonie entre
richesse et civisme. C’est-à-dire que le degré de la réussite matérielle va de
pair avec le degré de « finesse », d’harmonie avec son entourage, de la
personne. Heureux, ce poète, cette tête qui a su reconnaître et résister à ce
danger. L’ignorance de cette réalité fait justement les bouffons modernes
que l’on retrouve dans nos villes, personnes aux belles cravates et Mercedes
dernier cri qui crachent à travers les vitres. Ajoutez-y une fille élancée
belle, très bien habillée mais dont les pieds qu’elle traîne résonnent comme
un vieux balai contre la chaussée, si elle n’a pas une démarche boiteuse ;
ces familles qui habitent dans un étage et la femme y déménage avec un
pilon de cinq kilos pour piler le mil... La liste est longue et les exemples ne
sont pas des plus méchants.
Mais voilà la modestie du poète. Il se choisit une demeure de luxe dont
l’emplacement fait penser à un palais .présidentiel ? Et puis il redescend
vers le soi, retrouve le petit villageois cultivateur de Djilor au flanc de
l’oncle Waly sous la nuit étoilée. Il remarque qu’il n’est même pas plus
habitué à prendre ou à voir un taxi, qu’une cigarette, - bien sûr gadget de
« civilisation ». Il n’a pas l’habitude, il n’est pas ancré dans la
« civilisation », il ne se sent pas au niveau de ce « palais », d’autant plus
que, jusqu’à présent, il « dit toujours aussi mal que le lointain écolier de
brousse bonjour Mademoiselle, comment allez-vous ».
Il a toute la qualité des grands esprits. Il est autocritique, voire même dur
avec lui-même et ce n’est pas la première fois qu’il va se faire un tel
jugement. Senghor ne parle-t-il pas de lui-même en ces termes : « Je ne fus
pas toujours... bon fonctionnaire, déférent envers ses supérieurs, bon
collègue » ?
Senghor, grâce à cette conscience du soi, a su bâtir justement le destin
que tous connaissent. Reconnaître ses faiblesses est le seul moyen de les
surpasser et il ne s’est jamais contenté de la forme, allant jusqu’au cœur, à
l’essence des choses. C’est pourquoi il y a une grande différence entre son
Sénégal et le Sénégal qui a suivi : ce pays, qui était d’emblée au cœur des
pays qui savaient le mieux dire correctement « Bonjour Mademoiselle...
Comment allez-vous ? ». Ce pays, disons-nous, est devenu le Sénégal où
d’emblée journalistes et ministres, en passant par professeurs et
enseignants, repassent avec une dignité qui fait honte leurs « essanger »,
« tegnique », « gence ou . gensse ? », « il a eu à », dont l’étendue
sémantique est souvent faussée, leurs « doncou » et « il tenira ».
Non, laissez-nous continuer. Nous ne sommes pas hors sujet. Lorsque
Senghor écrivait ce poème, nul ne pouvait mettre en doute le niveau de son
français. Mais il s’est fait justice, poussant le désir de perfection jusqu’à
l’angoisse : « Mais ces routes de l’insomnie, ces routes méridiennes et ces
longues routes nocturnes ! Depuis longtemps civilisé, je n’ai pas encore
apaisé le Dieu blanc du Sommeil. Je parle bien sa langue, mais barbare
mon accent ! »107. Et puis : « ... Acceptez-les - les notes claires du sorong -
bien que le rythme en soit barbare, les accords dissonants... »108.
Nous voulons nous attarder ici, parce que ce passage renferme, entre
autres, les paramètres qui ont lancé beaucoup de personnes sur de fausses
pistes, celles de l’incompréhension, les éloignant irrémédiablement de
l’âme du poète. Nous avons déjà dit que le menuisier ne devient pas meuble
en perfectionnant ses meubles, encore moins Senghorfrançais en
perfectionnant le français.
Son esprit d’ordre et de méthode, son amour pour la perfection, la
symétrie, quitte à ce qu’elle soit asymétrique, faisait qu’il était toujours à sa
recherche. Cela le poussait, professeur incorrigible, à corriger ministres et
journalistes et au lieu de voir un homme qui veut que l’on s’applique dans
tout ce que l’on fait, on voyait Senghor comme un adorateur de la France et
du Français au détriment de. l’Africanité. Comme dans le cas de « Femme
noire » et de « la raison hellène », nous avons la manie de nous concentrer
sur le superflu !
Dans un monde de la technique de précision, c’est pourtant la vision de
Senghor qui devrait primer. On ne peut pas bien faire les grandes choses si
les petites choses sont bâclées. Celui qui doit travailler en français, qui doit
faire son discours en français péchera terriblement dans son discours s’il ne
veut pas se pencher sur la langue de Molière, s’il en est allergique. Mais
cela ne s’arrête pas là, cela aurait été un paradis. Les choses bâclées, le
manque de finition, est un caractère que nous autres africains voulons
maintenir en nous pardonnant sur la base « des manques de moyen », de
notre « statut de pays sous-développés ». C’est pourquoi nous attirerons
difficilement des industries étrangères de pointe en leur vendant notre know
how ou savoir-faire, et notre précision, comme le firent Hong Kong,
Taiwan, la Corée et maintenant la Chine.
Ce que nous ignorons, c’est que nous sommes le premier moyen du
développement de ce continent, vous et nous, en tant que personne toute
nue, sans chaussure, sans bonnet, sans cravate, sans porte-monnaie. Cet état
d’esprit couvant une allergie face à la finition est si répandu qu’il sème un
laxisme total à travers toutes les couches de nos sociétés. Ceci est contraire
justement au désir de perfectionnement poussé de Senghor. Ce manque
d’application est vrai, du petit menuisier qui prend ses mesures et vous livre
un meuble de deux centimètres de moins ou de plus, avec un bénéfice de
pose de serrure inversée, en passant par l’électricien qui vous fait une
installation et vous laisse avec la probabilité d’un Hiroshima à la mesure de
votre matériel.
Mais cela s’étend aussi à nos hôpitaux : Les dispositifs de radiographie
viennent toujours avec une couverture pour protéger le malade des rayons
x. Combien de nos médecins l’utilisent ? En réalité, vous verrez sortir cette
couverture selon l’idée qu’ils se font de votre personne. Si vous paraissez y
comprendre quelque chose, vous aurez votre couverture. Pour les
analphabètes comme nous, nous n’en avons aucune idée, alors le corps
médical non plus.
La finesse, voire la finition et la maîtrise que voulait Senghor, c’était dans
l’esprit d’une application inconditionnelle sur nos devoirs, sur tout ce que
nous faisons, ce qui est la seule méthode, le seul chemin pour sortir de la
notion et atteindre la connaissance, et, partant, la maîtrise. N’ayez pas un
sourire en coin : ne vous sentez-vous pas désappointé lorsqu’un de vos
députés suppute des phrases bourrées de fautes ? Psycho-linguistiquement
parlant, l’auditeur commence tout de suite à douter de la capacité de cet
homme à mener sa tâche si les termes pour en parler sont bâclés. Si ce n’est
pas votre cas, vous conviendrez que ce que demande le monde actuel, ce
monde de précision, ce monde de la technique rejette tout laxisme notionnel
pouvant avoir de graves conséquences : une mauvaise installation électrique
peut griller une ville entière avec ses habitants, un téléviseur qui explose
faire sauter tous les habitants d’un immeuble.
D’aucuns vont rechigner, trépigner contre ces lignes que nous venons de
tracer. Contrairement à Senghor. Dans son poème, nous avons toute la
beauté de la faiblesse acceptée, avouée. Elle devient d’emblée force, et les
moqueries qui se préparaient meurent sur les lèvres. Ce sont elles qui sont
tournées en bourrique. La modestie est une des clés du civisme. Car même
appuyée par un entourage favorable, une certaine certitude devient
facilement insolence, et dans le pire des cas, arrogance et ignorance.
Là par contre, nous avons le doigt pointé de l’agrégé en grammaire, la
voix du président, qui est toute élégance. Il se permet de douter, sachant que
c’est la seule route pour s’élever vers les degrés supérieurs, vers la
perfection qui, à la manière de « demain », n’est pas accessible au mortel. Il
ne lui suffira que de s’engager dans une recherche perpétuelle se berçant à
l’espoir de s’avancer vers le plus haut degré possible, avant que « le destin
jaloux ne [le] réduise en cendres pour nourrir les racines de la vie »109.
Le problème de l’Afrique n’est pas un problème de pénurie : c’est un
problème de suivi, de finesse ou finition et de maintenance, un problème de
vision. Et cela se voit à tous les niveaux : les gouvernements ne bâtissent
pas sur ce que les autres ont laissé, mais, dès le départ du prédécesseur,
entreprennent des changements superficiels qui fossoient non seulement des
ressources existantes, mais aussi des bases qui ont été déjà posées. C’est le
produit du culte de la personne. C’est pourquoi dans tous les pays africains
où d’autres sont intervenus pour éjecter ceux qui étaient en place, disant que
cela ne marchait pas, les nouveaux ont toujours réussi à faire reculer le
développement de leur pays d’au minimum trente ans. Là où il n’y avait pas
famille, celle-ci s’installe. La progression de la pauvreté minimise d’emblée
la multiplication, préférant l’exponentiel. Ce qui manque, ce n’est certes pas
des exemples de pays où des militaires intervinrent soi-disant que cela ne
marchait pas, uniquement pour refouler le pays dans une nuit digne des
prétemps du monde : Sierra Léone, Côte d’Ivoire, Ouganda, Libéria,
Somalie, etc. Ce qui ne marchait pas, ce n’était certainement pas le bien-
être de la population, mais les poches des nouveaux venants...
Le civisme, le savoir-faire et la finesse implantés par Senghor se sont
concrétisés dans la diplomatie sénégalaise, qui est le seul pétrole du pays,
au moins pour le moment. Ils ont laissé une trace nette à travers les places
occupées par des Sénégalais dans les hautes sphères de la diplomatie
mondiale et il faut bien se méfier de les perdre. Être au banc des nations est
le résultat d’un long processus muet mais bien mérité. Toutefois ce n’est pas
inné : Pour y rester, il faut un certain comportement et un comportement
prétendu et prétentieux ne peut pas durer éternellement. C’est ce même
processus qui a nourri la possibilité d’une démocratie sénégalaise. Tâchons
donc de nous pencher sur nous-mêmes, en puisant profondément dans le
puits de nos valeurs culturelles tout en assimilant celles du monde actuel
pour mieux faire face à demain.
Maîtriser nos cultures, c’est savoir puiser dans nos valeurs, et puiser dans
nos valeurs nous pousse forcément à mesurer notre responsabilité, dont
celle affiliée au choix d’une demeure. Ce n’est pas un hasard si devant
chaque demeure sérère il y a cette fameuse palissade, le « mbañ gaci »,
littéralement « Refuse Honte ». Dressée entre la porte principale et la case
du chef de carré, cette palissade, à chaque réveil, rappelle à l’homme son
devoir de conduite pour que jamais honte dans la maison ne vienne. Nous
pensons donc que le slogan devrait être « plus la demeure est belle et
élégante, plus cinglant doit être l’éclat de notre degré de civisme, de finesse
et, partant, de finition ». Cela demande une recherche interminable de
perfectionnement. Dans le cas contraire, le poète nous réserve un cri
lancinant : Nous ne serons que des bouffons, une racaille à la manière de
ces « marchands et banquiers, seigneurs de l’or et des banlieues » qui font
« pousser la forêt des cheminées » alors qu’ils « ont acheté » ou plus
exactement, de nos jours, « volé leur noblesse [puisque] les entrailles de
leur mère étaient noires... »
La « Porte Dorée » reste une énigme. Endroit en France, Palais
présidentiel entrevu, reconstruction de la maison de Djilor ? Faut-il, à la
manière de tous les Sérères, voir Senghor comme un halo de secrets, de
mystères ? Plusieurs de ses poèmes ne laissent aucun doute, et il affirmera
dans « Postface » : « J’ai vu de mes yeux, de mes oreilles entendu les êtres
fabuleux par-delà les choses : Les Kouss dans les tamariniers, les
Crocodiles, gardiens des fontaines, les Lamantins, qui chantaient dans la
rivière, les Morts du village et les Ancêtres, qui me parlaient, m’initiant aux
vérités alternées de la nuit et du midi. »
III. L’OURAGAN
Poème interne, intransitif. Une tempête partie du poète se déchaîne,
souffle ses bourrasques et retourne au poète avec ses chaudes poussières
érosives sur la savane du cœur. C’est un ouragan qui siffle dans l’univers
senghorien, Une tempête de passion soulevant mille feux de pensées et
poussant presque à la démence :

« L’ouragan arrache tout autour de moi, et l’ouragan arrache en moi feuilles et paroles futiles. Des
tourbillons de passion sifflent en silence mais paix sur la tornade sèche, sur la fuite de
l’hivernage ! »

Cet ouragan qui siffle et ses tourbillons de passion sont-ils justement


venus du rêve, presque regretté à la fin du poème « Porte Dorée » et secoué
comme un château en Espagne au sortir du délire ?
Ce vent interne arrache à Senghor des paroles et des feuilles, c’est-à-dire
des pensées, futiles. Il invoque alors la paix sur la tornade sèche, le calme
sur l’hivernage qui s’étire et vieillit. A la manière des prophètes de l’Ancien
Testament, Senghor est souvent dans un désert battu de vent sec, qui
symbolise la pureté. C’est vrai qu’une certaine chaleur débarrasse les
impuretés, tamise tout ce qui est vain.
Il veut que le vent, de sa chaleur, consume toute pensée vaine. Ici il y a
une image sublime : le vent soulève une poussière chaude qui tôt ou tard va
retomber. Et Senghor voit un paysage, voit son cœur en panorama où
s’étalera cette poussière chaude ainsi qu’un doigt d’érosion : Qu’il consume
donc toute pensée vaine !
Il dicte ordonne le calme de la servante, dicte le silence des enfants. A
cette autre personne, certainement compagne, fruit, sillage et monde pétri
par les pensées vaines comme les autres, il veut éteindre la voix et le
parfum : Il faut détruire tout ce qui est vain, tout ce qui barre la route par
des produits de mirage, saisir la pureté du chant, l’essence du poème : ainsi
il se rabat sur une notion sérère, le « commerce entre l’artiste et l’esprit »
qui seule peut porter les notes futures au degré ultime. Sacrifice de sang,
pour que le chant s’élève, aussi pur que l’or de Galam.
Dans les premiers poèmes nous voyons cette relation de Senghor avec les
Pangools, les Esprits, relation qui laisse rêveur. Ceci revient très souvent et
cette notion du sacrifice est reprise dans « Chaka » : « ... Le pouvoir ne
s’obtient sans sacrifice, le pouvoir absolu exige le sang de l’être le plus
cher ». Chez les Sérères le processus peut se faire de deux manières :

• Un commerce indirect : l’Esprit étale ses trésors sous une certaine


forme. Le passant, par hasard, le ramasse et se trouve enrôlé dans un
commerce involontaire. L’esprit viendra coûte que coûte reprendre ce
qui lui appartient, sans tenir compte de la volonté du preneur.
• Un commerce direct : L’intéressé a besoin de quelque chose. Il
explique, reçoit la réponse et la condition. L’accord peut être conclu ou
non. Il appartient au demandeur de se fixer.

Là nous avons abordé le contenu morphologique du poème. Reste quand


même une autre dimension, celle-là qui semble avoir fait passer le poète par
un des pires moments de son existence, un instant qui est comparable à un
ouragan, à un cyclone qui se déchaîne contre le conglomérat des pensées.
Pourquoi ? La situation dans laquelle se trouve le poète, cet ouragan, lui
arrache des paroles et des feuilles futiles, feuilles qui ne sont d’autres que
des pensées, avons-nous déjà expliqué. C’est dire qu’il est devant une
décision importante à prendre, décision qui est au sommet d’une certaine
passion.
À cause de la gravité de la décision, le poète veut avoir l’esprit clair, pur.
Ainsi, à la manière des prophètes, il va descendre dans le désert, implorant
le vent pur de brûler toute fleur, toute pensée vaine :

« Toi, Vent ardent Vent pur, Vent-de-la-belle-saison, brûle toute fleur, toute pensée vaine quand
retombe le sable sur les dunes du cœur. »

Ses pensées ainsi que le sable tourmenté, ballotté dans la spirale du vent
vont tôt ou tard retomber en son cœur, modelant la décision à prendre. Le
poète, conscient que la retombée de cette poussière peut étouffer quelque
chose, la contaminer, prie pour la purification, comme l’or que l’on passe au
feu. C’est seulement alors qu’il aura le produit pur, la décision convenable.

Mais il n’y a pas que son cœur qui le trouble : il y a la servante, avec ses
gestes de statue qui empêche la concentration, le tirant vers une autre rive,
comme les enfants par leurs jeux et leur rire d’ivoire. Est-ce les rires et les
jeux en tant que tels qui dérangent le poète, ou bien les sujets eux-mêmes,
c’est-à-dire les enfants qui, de par leur existence, faisant appel aux fibres de
son cœur, à son amour, à sa passion l’appellent vers autre chose comme
pour le détourner de son choix ? Lorsqu’un père quitte son enfant qui
pleure, ce ne sont pas forcément les pleurs qui dérangent, mais la souffrance
de l’enfant, les larmes n’en étant que l’expression visible. C’est une
subtilité que nous pensons nécessaire, et le passage qui suit nous conforte
dans notre vision.

« Toi, qu’elle consume ta voix avec ton corps, qu’elle sèche le parfum de ta chair, la flamme qui
illumine ma nuit, comme une colonne et comme une palme. »

Ici, c’est donc la voix de la femme, sa mélodie envoûtante qui déconcerte


le poète, comme son parfum et sa chair douce qui illumine sa nuit comme
une colonne et comme une palme, à la manière de ce flambeau dans la
brousse, signe que, selon la légende, reçut Djidiack Selbé pour fonder
Djilor ? En lisant ce passage pour la première fois, l’on se demande
comment Senghor peut écrire ainsi en parlant de cette femme, complice
lointaine. En réalité, c’est que cette personne de par sa prestance a une
influence considérable sur lui, l’empêchant ainsi de bien démêler les
pensées qui s’enchevêtrent en son esprit et demandant une décision.
Le vent purificateur ne doit donc pas la laisser de côté, mais s’abattre sur
elle sans pitié et réduire ses attirances au néant. Il doit, pur comme un
nouveau-né, sans aucun parasite venant de l’extérieur, faire face à la raison
d’être de l ouragan. Cette description de la femme, n’est-elle pas un peu
similaire à celle de Chaka parlant de Nolivé : « Cette grande faiblesse est
morte sous tes mains d’huile qui suit la peine. C’est la chaleur des palmes
dans la poitrine maintenant, les aromates qui nourrissent les muscles
l’encens dans la chambre nuptiale, qui fait les cœurs voyants. O ma Nuit ! ô
ma Blonde ! ma lumineuse sur les collines mon humide au lit de rubis, ma
Noire au secret de diamant, chair noire de lumière, corps transparent
comme au matin du jour premier »110 ?
C’est cette volupté que le poète veut repousser, de même que l’innocence
des jeux et du cri des enfants, afin de se retrouver seul, comme dans cette «
nuit transparente, à l’heure où mon cœur veille sans parasite »

« Embrase mes lèvres de sang, Esprit, souffle sur les cordes de ma kôra, que s’élève mon chant,
aussi pur que l’or de Galam »

A la manière du Christ sur la croix, nous avons envie de dire que tout est
accompli : « Jésus, voyant sa mère, et auprès d’elle le disciple qu’il aimait,
dit à sa mère : Femme, voilà ton fils. Puis il dit au disciple : Voilà ta mère.
Et, dès ce moment, le disciple la prit chez lui. Après cela, Jésus, qui savait
que tout était déjà consommé, dit, afin que l’Écriture fût accomplie : J’ai
soif. Il y avait là un vase plein de vinaigre. Les soldats en remplirent une
éponge, et, l’ayant fixée à une branche d’hysope, ils l’approchèrent de sa
bouche. Quand Jésus eut pris le vinaigre, il dit : Tout est accompli. Et,
baissant la tête, il rendit l’esprit. »111
Ici nous avons d’un côté le Messie qui, après avoir traversé toutes les
tortures est maintenant sur la croix, sacrifice de sang humain offert par Dieu
à l’humanité et, de l’autre côté, Senghor faisant un sacrifice de sang pour un
but personnel, très restreint : afin que son chant s’élève, aussi pur que l’or
de Galam.
Quel que soit le motif, les deux engagements ont été pénibles dans les
deux cas. Jésus n’a-t-il pas dit : « ...Mon Père, s’il est possible, que cette
coupe s’éloigne de moi ! Toutefois, non pas ce que je veux, mais ce que tu
veux ».112 Senghor tentera lui aussi de faire taire les voix de passion, les
voluptés qui voulaient l’éloigner de son choix, un choix terrible, puisqu’il
s’agit d’un sacrifice de sang aux pieds de l’Esprit, afin qu’il élève les notes
de sa kôra, son talent artistique au degré ultime.
Ici il y a un fil secret, un mince pont qui relie « L’ouragan » à « Chaka »
et nous fait deviner que ce qui pousse Senghor à parler de Chaka et à
s’identifier à lui en quelque sorte, ce n’est pas un écartèlement commun,
mais le sang caché d’un être cher. Plusieurs choses nous poussent à cette
terrible conclusion : Paradoxalement, lorsque le devin dira à Chaka : « Le
pouvoir ne s’obtient sans sacrifice, le pouvoir absolu exige le sang de l’être
le plus cher. », celui-ci offre le sien. En plus du fait que c’est ahurissant
comme réponse, l’offre ne tient pas debout devant un Esprit et il faudrait
que Chaka soit réellement l’homme le plus détestable du monde pour
s’offrir comme étant l’être le plus cher pour lui-même. Sauf s’il l’a pris par
analogie, c’est-à-dire qu’il aime tellement Nolivé qu’elle est lui,
considération, encore une fois que ne ferait pas son génie commerçant. La
chose la plus plausible est le sang de Nolivé, puisque le héro dira : « Je ne
l’aurais pas tuée si moins aimée »113, rejoignant ainsi la règle presque
universelle de ce commerce. Nolivé était la personne, l’être le plus cher
pour Chaka. Donc son sang est plus approprié que celui du héro, dont la
réaction illogique le pousse dans un égocentrisme impardonnable.
Nous pensons que « L’ouragan » laisse courir un fil secret pour se lier à
« Chaka ». Tout le reste montre le combat de cette vie qui a été acquise
grâce au sacrifice : les campagnes guerrières pour Chaka et les terribles
décisions à prendre, pour Senghor l’engagement total dans la politique,
portant hautement l’oriflamme du Sénégal, de l’Afrique, de la Négritude,
s’imposant sur la scène internationale à travers les notes pures de la kora,
des notes pures comme l’or de Galam.
L’engagement sera pénible pour les deux hommes. Tous les deux
consacrés à l’œuvre de la grande Idée pensaient, en mesurant l’accompli,
que ce sacrifice pourrait être pardonné, effacé sans jamais leur être
redemandé. Ils ont été déçus : Chaka meurt en face d’une Voix Blanche qui
n’a qu’accusation et critique et s’écriera : « ... un homme d’action seul, un
homme seul et déjà mort avant les autres, comme ceux que tu plains. Qui
saura ma passion ? »114. C’est vrai que l’homme qui tue la personne qu’il
aime doit avoir passé par la mort avant le dernier souffle de celle-ci.
Senghor de son côté dira : « ... Qui nous a dit : la route est fatiguée, le
marigot est fatigué, le ciel est fatigué. Nous avions tout donné à ce pays, à
ce continent nôtre : les jours et les nuits et les veilles, la fatigue, la peine et
le combat parmi les nations assemblées... »115. Les deux exemples cités ci-
dessus, à savoir Chaka et Senghor, nous montrent une réalité terrible de la
vie des grands responsables. Après avoir déployé des ailes immenses au-
dessus de cette plaine qui n’est autre que l’existence, un vide immense
semble s’étendre devant le regard tourné vers le passé pour mesurer ce qui a
été accompli et le comparer à l’état actuel dans lequel ils se trouvent, au
bout de la vie.
IV. LETTRE A UN POÈTE
Senghor nous projette sur les hautes sphères de l’amitié. Etre fidèle à une
pensée, à un ami, à un compagnon de combat militaire ou politique, se
compte certes parmi les plus grands principes universels et donc prisés de
toutes les sociétés et cultures. Et comme le veut le « System 5 » de Leibniz
en logique modale, « une chose qui apparaît dans un monde possible au
moins est possible et une chose qui apparaît dans tous les mondes possibles
est indispensable ». Senghor a dirigé et maintenu le contact avec son peuple
et ses compagnons de jadis. Parmi eux, Aimé Césaire ami, chantre, père et
défenseur de la négritude.

« Au frère aimé et à l’ami, mon salut abrupt et fraternel ! Les goélands noirs, les piroguiers au
long cours m’ont fait goûter de tes nouvelles mêlées aux épices, aux bruits odorants des Rivières
du Sud et des Îles. »

La beauté fleurit, les mots se succèdent comme autant de nénuphars


contre la quille des pirogues au long cours, l’aile dépliée des goélands
noirs... La relation entre les deux amis est assidue, franche comme le salut
abrupt dégainé par le poète ; elle est double, répétée : frère aimé, ami, salut
fraternel. Tant de charge en un parcours si bref !
Comme jadis ces messagers de l’Afrique profonde, goélands et piroguiers
au long cours véhiculent les nouvelles entre les deux amis. Senghor laisse
entrevoir le paysage de rêve propre aux îles : des rivières, de la verdure, des
fruits, des épices...

« Ils m’ont dit ton crédit, l’éminence de ton front et la fleur de tes lèvres subtiles ; qu’ils te font,
tes disciples, ruche de silence, une roue de paon ; que jusqu’au lever de la lune, tu tiens leur zèle
altéré et haletant »

La position privilégiée de Césaire au milieu de son peuple qui, dans le


silence, écoute ses paroles de sagesse. Césaire jouit d’un grand respect,
d’une révérence au milieu des siens, de la confiance. Bref il a du crédit.
Senghor le présente comme un chef de jadis, assis dans un cercle : Ruche de
silence, roue de paon.
Ici le style de la poésie sérère est encore une fois repris. Dans ce langage
imagé il y a :
• La quantité : ruche de silence, la révérence, le respect, le crédit dont il
vient de parler. On peut entrevoir le nombre de personnes assises autour
de Césaire et qui sont rivées comme à ses lèvres.
• Le cercle : roue de paon. Mais la roue de paon, comme dans certaines
îles où il y a une certaine ascendance indienne, il y a l’idée de la
guirlande, marque de respect que l’on met autour du cou d’un hôte de
marque. Ce cercle, autour de Césaire forme une guirlande d’honneur à
son cou. Il y a toute l’élégance, le ballet des couleurs, mais surtout une
harmonie que borde le respect.
Voilà où nous mènent « ruche de silence » et « roue de paon » que
Senghor dépose autour de Césaire. Et au poète de se demander la source de
cette ferveur des disciples.

Est-ce ton parfum de fruits fabuleux ou ton sillage de lumière en plein midi ? Que de femmes à la
peau de sapotille dans le harem de ton esprit !

Ici Senghor présente deux caractéristiques de la personnalité de Césaire :


• Son élégance morale et physique : La rhétorique est belle et forte. Par la
question on révèle une réalité qui ne laisse nulle place au doute. L’ami
est comparé à un fruit fabuleux au parfum féerique. C’est le charisme,
son influence, sa personnalité, son élégance, le parfum et le sillage de
lumière en plein midi.
• La dimension intellectuelle, artistique : que de femmes à la peau de
sapotille dans le harem de ton esprit ! Ce sont les pensées de Césaire, la
richesse de ses poèmes. Il présente l’esprit de son ami comme un grand
Cheikh de l’Orient et dans sa cour, un grand harem où les femmes les
plus belles de l’empire sont amassées. Et à l’esprit du lecteur, encore
une fois, d’arpenter des sentiers, dont largeur et longueur dépendront
entièrement de ses capacités. Lorsque l’on connaît les pas de
pachydermes, les roues d’un train en marche que forment les vers de
Césaire, la peau de sapotille qui relate une douceur incomparable peut
surprendre. Mais le fruit de l’âme est toujours doux quel qu’en soit la
semence. Ce sont des vers venant d’une grande sensibilité bafouée,
d’où leur dureté.

« Me charme par-delà les années, sous la cendre de tes paupières, la braise ardente, ta musique
vers quoi nous tendions nos mains et nos cœurs d’hier. »

Tout le monde chante, mais seuls quelques-uns seront les chanteurs et


parmi ceux-ci, encore plus petit le nombre de ceux qui franchissent les
frontières. C’est qu’en plus d’une sensibilité unique, il faut une maîtrise de
l’instrument : la langue. Et la maîtrise de la langue, consensus de
références, ne peut se faire sans une connaissance profonde du patrimoine
culturel. La beauté des vers ci-dessus repose - est-il nécessaire de le dire -
sur le choix des mots. Ils s’allongent, ayant tous trait à un passé commun,
aux moments vécus ensemble. « Par delà les années », « La cendre », signe
de vieillissement, du temps écoulé, les paupières grisonnantes de l’ami à qui
est décerné le salut abrupt. Mais la force, justement du fait que plus
éloignés l’un de l’autre seront les composants de la comparaison, plus
grande et plus profonde sera celle-ci.
« La braise ardente » c’est la musique, la poésie de Césaire, que nous
hélions hier : « les mains tendues ». C’est à peine si nous n’entrevoyons pas
un défilé militaire russe avec le bras des soldats tendu vers les généraux et
dirigeants du Parti sur la place du Kremlin ! L’ardeur, la ferveur, le
solennel, tout est là. Marque d’admiration indéniable !

« Aurais-tu oublié ta noblesse, qui est de chanter les Ancêtres les Princes et les Dieux, qui ne sont
ni gouttes de rosée ? »

Si le Senghor mystique n’a pas été exposé, c’est certainement à cause


d’une ignorance de la portée du mot « Ancêtre » dans la bouche d’un
Sérère. C’est ignorer sa cosmogonie, sa théogonie, en un mot sa vision du
monde. Ancêtre est synonyme de Pangools, des Serpents Sacrés, comme on
aime à le dire. Ce sont des ancêtres exemplaires. Ils se sont distingués de
leur vivant par des qualités et des capacités hors du commun et à cause de
cela, sont élevés au degré d’intermédiaires, de protecteurs par conséquent
bénéficiant d’un culte au sein de la famille, qui peut être de lignée
paternelle ou maternelle. Il ne faut pas dire que ce sont des dieux. Oh que
non !
Et les premiers missionnaires ont fait cette faute grave, faute qui,
d’ailleurs se perpétue de nos jours et des intellectuels africains, influencés
par cette fausse interprétation n’hésitent pas à employer le mot de dieu à
leur place, mot qui, pourtant les choquerait dans leur propre langue. Il faut
dire en sérère, à un sérère que les Pangools sont ses dieux : « Pangools ke
ndefu Roog of. »
C’est une remarque qui passerait difficilement. Et pourtant nous, c’est à
cause d’une différence de sensibilité aux mots d’une autre langue, que nous
acceptons facilement le terme de dieu, de sorcier. Si nous ne rectifions pas
la fausse interprétation de nos valeurs, de nos croyances, qui d’autre le fera
à notre place ? Si l’on inversait les rôles, les Français de France
accepteraient-ils sans rechigner, si nous disons que les anges de leur
religion sont des Pangools, ou qu’ils sont des dieux ? Mais revenons à nos
vers.
Senghor rappelle à Césaire sa négritude. Toutefois, ce rappel penche plus
vers la recommandation que l’appel à l’ordre. Souviens-toi de ton rôle qui
est de chanter les Ancêtres, les Princes et les Dieux. La poésie africaine a
comme thème central l’être humain. Elle n’est pas détachée comme sa
cousine européenne, qui laisse les hommes et retrace le flot léger des
nuages, la couleur de rubis des fleurs par les jardins. Chez le Sérère
Senghor, il y a le chant de cérémonie, la rapsodie des griots. La fleur n’a
pratiquement aucune place dans cette poésie, encore moins les gouttes de
rosée. C’est une poésie de l’homme, qui part de l’homme et atterrit sur les
savanes immenses de l’humanité puisque « la vraie foi n’est possible que
sur les terroirs où les hommes se font dieux, et les dieux deviennent
homme », comme le dit André Gide dans « Voyage au Congo », livre paru
en 1927, suite à son séjour d’un an dans ce pays, périple qui débuta le 14
juillet 1925, en compagnie de Marc Allégret, alors apprenti cinéaste.

« Tu devrais offrir aux Esprits les fruits blancs de ton jardin - Tu ne mangeais que la fleur, récoltée
dans l’année même, du mil fin et ne pas dérober un seul pétale pour en parfumer ta bouche. »

« Au bout de quelque temps, Caïn fit à l’Eternel une offrande des fruits
de la terre. » C’est le début de l’histoire d’Abel et Caïn, dans « Genèse
4.3 »116. Faire des sacrifices des prémices de ses champs est une des
pratiques les plus courantes de la culture sérère. Le chef de carré se rend au
champ dès que les premiers épis de mil mûrissent puis en cueillent. La
première farine de la saison est préparée. Accompagné des enfants, le père
va verser une libation au lieu sacré. Les enfants mangent après qu’une
partie ait été versée sur une tombe, un pilon ou au pied d’un arbre, parfois
sur les trois. À partir de ce moment les membres de la famille peuvent
commencer à savourer les premiers fruits de la saison sous forme de
« muum », épis de mil qu’on grille au petit feu. Avant cette cérémonie,
personne, même un enfant, n’avait droit de « ...dérober un seul pétale pour
en parfumer sa bouche. » C’est ce que rappelle Senghor à son ami Césaire.
« Les fruits blancs du jardin » ne sont autres que les pages blanches sur
lesquelles Césaire écrit ses œuvres, ses manuscrits. Les premières -
l’essentiel - doivent être dédiées aux chants des « Ancêtres, des Princes et
des Dieux », qui sont la mesure de la noblesse du chantre Césaire, du poète
négro-africain
« Au fond du puits de ma mémoire, je touche ton visage où je puise l’eau qui rafraîchit mon long
regret. »

Ici, c’est à peine si nous ne pouvons voir Senghor sur les bords des puits
nocturnes de Fimela ou bien la fontaine de Kam-Dyamé, où à midi il buvait
une eau mystique au creux de ses mains117.
Voilà Senghor, ainsi qu’une femme sérère, un seau à la main, puisant de
l’eau. Comme nos puits ont un sérieux problème d’eau, nous pouvons
entendre racler le récipient contre le fond du puits. Là il touche la lie, les
traits presque défaits du visage de son ami tellement le temps a passé. Car
ce puits, c’est le puits de sa mémoire. Et dans cette mémoire il a fidèlement
gardé le faciès de son ami malgré le temps écoulé, comme la femme fidèle,
malgré la dureté du devoir, va racler le fond du puits pour ramener quelques
gouttes dans sa famille. Cette lie, ces traits qu’il va prendre dans son
récipient, c’est l’eau qui rafraîchit sa mémoire. Ce sont les souvenirs
ravivés qui rapprochent les jours communs d’hier. En même temps, ils
augmentent le regret de la présence du Frère aimé.

« Tu t’allonges royal, accoudé au coussin d’une colline claire, ta couche presse la terre qui
doucement peine. Les tam-tams, dans les plaines noyées, rythment ton chant, et ton vers est la
respiration de la nuit et de la mer lointaine. »

Voilà l’effort payé ! Parmi la lie prise du fond de la mémoire, Senghor


retrouve son ami. Il le voit étendu comme un prince, et à côté de lui la
compagne. C’est une marque d’élégance, de ne pas s’adresser à la seule
qu’on connaît, mais d’y ajouter les membres de la famille. « Coussin d’une
colline claire » est une expression chargée de sensualité. Encore une fois, la
force de l’image négro-africaine. La couche qui presse la terre qui
doucement peine entre dans le même cadre...
« Tam-tams dans les plaines noyées » fait partie de ces expressions que
nous disons « purement poétiques. », expressions dressées ainsi qu’un coup
de pinceau supplémentaire pour donner force au paysage, dans l’unique
souci de ne laisser une partie mal soignée. « Les plaines noyées » par contre
nous fait voir la présence de l’eau, bien sûr, présence d’autant plus
poignante que Césaire est parmi les îles, entouré d’eau et de verdure : « Tes
nouvelles mêlées aux épices, aux bruits odorants des Rivières du Sud et des
Iles. »

« Tu chantais les Ancêtres et les princes légitimes, tu cueillais une étoile au firmament pour la
rime rythmique à contretemps »

Voilà que Senghor nous vient à l’aide dans notre définition des
expressions purement poétiques. Ce sont des vers cueillis au firmament
« pour la rime rythmique à contretemps », pour le remplissage. C’est la
même idée exprimée, en d’autres termes.
Mais est-ce tout ? Quand Sédar lance au poète : « Tu chantais les
Ancêtres et les Princes légitimes, tu cueillais une étoile au firmament pour
la rime rythmique à contre temps », il nous met la puce à l’oreille et va en
effet rimer tout le poème dédié à Césaire dans une rime rythmique à contre
temps qui donne du fil à retordre à quiconque tente de démêler les fils de ce
trésor caché. Retranscrivons le poème pour en dévoiler la rime :

Au frère et à l’ami mon salut abrupt et fraternel !


Les goélands noirs les piroguiers au long cours m’ont fait goûter de tes nouvelles
Mêlées aux épices aux bruits odorants des Rivières du Sud et des Iles.
Ils m’ont dit ton crédit l’éminence de ton front et la fleur de tes lèvres subtiles,
Qu’ils te font, tes disciples, ruche de silence, une roue de paon
Que jusqu’au lever de la lune tu tiens leur zèle altéré et haletant.
Est-ce ton parfum de fruits fabuleux ou ton sillage de lumière en plein midi ?
Que de femmes à la peau de sapotille dans le harem de ton esprit !
Me charme par-delà les années sous la cendre de tes paupières,
La braise ardente, ta musique vers quoi nous tendions nos cœurs d’hier.
Aurais-tu oublié ta noblesse qui est de chanter
Les Ancêtres et les Princes et les dieux qui ne sont ni gouttes de rose ?
Tu devrais offrir aux esprits les fruits blancs de ton jardin
Tu ne mangeais que la fleur, récolte dans l’année même du mil fin
Et ne pas dérober un seul pétale pour en parfumer ta bouche.
Au fond du puits de ma mémoire je touche
Ton visage où je puise l’eau qui rafraîchit mon long regret
Tu t’allonges royal accoudé
Au coussin d’une colline claire,
Ta couche presse la terre Qui doucement peine,
Les tam-tams, dans les plaines noyées rythment
Ton chant et ton vers est la respiration de la nuit et de la mer lointaine
Tu chantais les Ancêtres et le Princes légitimes,
Tu cueillais une étoile au firmament
Pour la rime rythmique à contretemps
Et les pauvres à tes pieds nus
Jetaient les nattes de leur gain d’une année
Et les femmes à tes pieds nus
Leur cœur d’ambre et la danse de leur âme arrachée.
Mon ami, mon ami - Ô Tu reviendras !
Je t’attendrai - Le message confié au patron du cotre sous les caïlcédrats.
Tu reviendras au festin des prémices
Quandfume sur les toits la douceur du soir au soleil déclive
Et que promènent les athlètes leur jeunesse
Parés comme des fiancés, il sied que tu arrives.

Nous reviendrons plus amplement sur cette suggestion caractéristique du


poète dans le deuxième tome de cette trilogie Comprendre Senghor qui
s’intitulera « Comprendre Senghor Tome II Ethiopiques, une thèse poétique
de la Négritude ».

« Et les pauvres à tes pieds nus jetaient les nattes de leur gain d’une année, et les femmes à tes
pieds nus leur cœur d’ambre et la danse de leur âme arrachée. »

Ici il faut descendre au plein cœur du Sine. Il faut aller à Joal-Fadiouth, à


Fimela et Yayème, aller à Diofior retrouver les femmes dont le rythme des
calebasses ressemble au tintement saccadé de conques entrechoquées !
Lorsque le rythme sera mûr au jardin de la mélodie, alors vous verrez,
jusqu’aux plus pauvres, des gens jetaient aux pieds des batteuses, ou aux
pieds de Yandé-Codou leur gain d’une année. Ici il faut se méfier de cette
manie de Senghor de renverser les comparaisons, et c’est méchamment
beau : En réalité, ce ne sont pas les nattes de gains qui sont jetées : ce sont
les gains qui sont jetés sur les nattes, les « sars » sur lesquelles sont assises
les chanteuses. Voilà la séquence des évènements :
• Une personne pour qui se tisse la mélodie se lance dans le cercle.
• Tous les parents, et spécialement les cousines, enfants de la sœur du
père, « faap-o-tew » vont faire le « yuuk. » Ils dansent autour de la
personne, les femmes lui essuyant le visage avec leur foulard, qu’elles
peuvent jeter ensuite aux pieds de leur cousin, signe qui veut dire :
« Marche dessus, tu es notre roi ou notre reine, tu es le maître ou la
maîtresse ! ». C’est justement durant ces moments que viennent les
interjections « Kor Sanou ! »

C’est que dans le cousinage si avancé de la famille sérère, ces enfants de


la sœur du père sont des « esclaves ». Pour chaque événement familial, ils
ont le droit de réclamer un geste de leur cousin. Pendant l’initiation des
garçons, les anciens habits de ceux-ci, qui faisaient partie de leur ancienne
vie, leur parviennent intégralement.
Voilà une petite explication qui permet d’avoir une vision du bien-fondé
de ces images de Senghor. Les femmes décernent à Césaire leur cœur
d’ambre, comme ceux qui font le « yuuk » donnent de l’argent à celui qui
reçoit les éloges. Ce don est pour renforcer sa capacité de don envers les
cantatrices. Il y a aussi la danse exécutée par chacun d’entre eux durant
l’acte de « yuuk », avant de regagner sa place dans la foule des spectateurs.
Il n’est pas rare qu’un geste soit regretté. Dans la pulsion des sentiments,
lorsqu’une cantatrice comme Yandé Codou atteint les fibres du cœur, la
main peut ressortir de la poche ou une promesse de la bouche sans calcul.
Sur la base de cette réalité, le mot « arrachée » qu’utilise Senghor n’est pas
exagéré.

« Mon ami, mon ami - ô ! Tu reviendras ! Je t’attendrai - le message confié au patron du cotre -
sous le kaïcédrat. Tu reviendras au festin des prémices. Quand fume sur les toits la douceur du
soir au soleil déclive et que promènent les athlètes leur jeunesse, parés comme des fiancés, il sied
que tu arrives. »

L’invitation est jetée, et la promesse de toute la richesse du folklore


sénégalais. L’arbre choisi est assez spécial. C’est à ces pieds que se
déroulaient les fêtes destinées aux Ancêtres. C’est à son pied que se
déroulaient les palabres à une lieue d’honneur. Senghor attend donc son
visiteur de marque, sous la plus haute marche du royaume d’enfance.
Il l’attend pendant la saison des prémices, la saison des récoltes. En
Sérère, qui relègue toute fête, comme les funérailles, le mariage, la
circoncision à cette époque, Senghor compte recevoir son ami pendant la
saison de l’abondance, des moyens de le recevoir : souvenez-vous de notre
exemple de Djirnda Lamine118
Il l’attend au soir. Encore cette image belle : voilà que la douceur du soir
fume sur les toits au déclin du soleil. Attention : dans la douceur du soir,
lorsque le soleil décline, les toits fument ou, plus exactement, la fumée
s’échappe des toits, parce que les femmes commencent à préparer le repas.
La saison des récoltes, c’est la période des fêtes gymniques, des séances
de lutte. Les lutteurs vont alors de village en village. A la tombée de la nuit
ils commencent à se préparer pour les combats qui auront lieu sur la place
du village. Ils sont parés comme des fiancés, soigneusement, avec les
pagnes de coton filé par leur maman chérie.
V. TOUT LE LONG DU TOUR
Ici nous sommes tenté de faire une simple proposition : au lieu d’aller
dans une explication, nous avons la sincère tentation de vous proposer une
chose : prendre le livre de Senghor, puis la route Dakar-Saint-Louis. Au
retour, venez nous voir, et nous reparlerons de « Tout le long du jour »,
lorsque vous aurez été bercé par le rythme de baguettes métalliques qui
battent sur un tam-tam de fer sourd fait de peau d’acier. Lorsque votre
regard se sera enlisé dans du sable qui s’étend à l’infini, tandis que par
hublots vous aurez aperçu des baobabs tendre leurs bras rongés par la
sécheresse comme la lèpre ronge doigts et orteils et déforme tous les
membres jusqu’au visage, alors sera venu le temps d’interpréter ce poème.
Et ne prenez pas la première classe, pour refaire le même trajet sur « les
bancs du train de ferrailles. »
Notre cœur va pour Senghor, ballotté par le train poussif et poussiéreux et
qui, au milieu des pâturages de son royaume d’enfance, cherche à oublier
l’Europe : le choc des cultures à l’inverse, le réapprentissage d’une autre
réalité, comme le retour au bercail après un voyage de mille années-lumière
dans le futur.
VI. NUIT DE SINE
Ne pas chanter la femme noire ? Comme il le murmure à Abdoulaye Ly
dans « Camp 1940 », Senghor « n’est-il pas libre de la liberté du destin ? »
Il prend la liberté de partager cette nuit du Sine avec une femme complice.
Non, n’allez pas chercher des couleuvres et des mambas sous le lit : comme
le directeur de la pièce au théâtre, il choisit son décor. Il n’est pas
journaliste, son esprit, à la manière des dieux, comme celui de tous les
artistes, est de créer le monde dans lequel il évolue ou dans lequel il veut
évoluer : « ... Or donc, pour Homère et les Grecs de son époque, le poète
est visité, habité par un dieu, qui lui donne la force de l’inspiration. Pour
quoi on le qualifiait de theios, « divin », on l’appelait aoïdos « chanteur
», et pas encore poïetes, « fabricant ». Possédé par une divinité, la Muse,
le poète-récepteur modulait le chant que lui chantait celle-ci, mais non sans
y apporter sa marque, c’est-à-dire sa propre forme : sa technê... »119 Il a le
droit d’ériger des paysages dignes extraits d’un kaléidoscope fictif où les
arbres sont bleus ou rouges. Il n’a pas besoin d’avoir une maîtresse en chair
et en os pour cette complicité qui donne une autre dimension au poème.

« Femme, pose sur mon front tes mains balsamiques, tes mains douces plus que fourrure. Là-haut
les palmes balancées qui bruissent dans la haute brise nocturne à peine. Pas même la chanson
d’une nourrice. »

La valeur de ces vers est une initiation à une nuit dans le Sine. Pour
« sentir » sa plénitude, il faut la passer dans un village du Sine entouré de
hauts rôniers, par exemple à Yayème ou à Doudam, notre village natal, et
écouter le bruissement des palmes dans la brise libérée de la nuit percale.
Senghor, encore une fois, se livre, comme cela revient toujours, à sa
comparaison juxtaposée : « Les palmes balancées qui bruissent dans la
haute brise nocturne. » Ce n’est pas la brise qui est haute, mais les palmes
qui sont suspendues dans cette brise, car il veut nous aider à en mesurer la
dimension sans la toucher du doigt.
La nuit est intime, et le poème lui rend ce caractère particulier en mettant
en scène une femme aux mains balsamiques, des mains plus douces que
fourrure. Que serait le poème sans cette complicité, sans cette complice à
qui l’on peut parler, faisant franchir au lecteur une limite au-delà de
laquelle, complice à son tour ou victime, il participe à un entretien qui
semble ne pas lui être décerné ? D’emblée, comme sans le vouloir, il assiste
à la scène, écoute et entend des propos, comme quelqu’un qui écoute
derrière les portes. Et parfois il tend l’oreille, redouble d’effort pour ne pas
perdre une seule sentence murmurée entre ce couple. Il se laisse bercer,
voyeur dans le paroxysme de l’acte de l’esprit.

« Qu’il nous berce, le silence rythmé. Écoutons son chant, écoutons battre notre sang sombre,
écoutons battre le pouls profond de l’Afrique dans la brume des villages perdus »

Le silence de la nuit. Pas même la chanson d’une nourrice. Le poète,


comme l’hypnotiseur invite à l’abandon, à l’adossement au silence rythmé.
Car, dans ce silence, il y a le battement du cœur dans le jeu de l’intime, il y
a le pouls, le rythme profond de l’Afrique, le rythme de l’Afrique profonde.
Juxtaposition de l’image, comme dans la suite du vers : « La brume des
villages perdus. » En réalité ce sont les villages qui sont couverts par la
brume. Savoir lire Senghor, c’est savoir ne pas succomber sous la structure
bicéphale de ces comparaisons. Elles reviennent si souvent que si nous les
suivons, nous allons nous noyer dans une spirale de répétitions galactiques.

« Voici que décline la lune lasse vers son lit de mer étale, voici que s’assoupissent les éclats de
rire, que les conteurs eux-mêmes dodelinent de la tête comme l’enfant sur le dos de sa mère, voici
que les pieds des danseurs s’alourdissent, que s’alourdit la langue des chœurs alternés. »

Allitération double, formée de consonnes liquides et de suintantes : Les


« l » et les « s » se succèdent pour perpétuer le bruissement des palmes et le
pas régulier de la lune lasse, lilas par les tanns célestes. A celles-ci s’ajoute
la syncope des « alvéolaires », succession de « t » et « d » qui rythment,
entrecoupés à leur tour par le retour des liquides, la tête de l’enfant suivant
la cadence lorsque la maman se lance dans le cercle au rythme des tam-
tams. Et le vers fume et flambe pour s’éclairer définitivement à la fin « des
chœurs alternés. »
Il y a ici une apparence de la problématique du silence. Au point 6.2.1, le
poète dit : « pas même la chanson d’une nourrice. » Au 6.2.2 : « Écoutons
le silence rythmé », puis plus tard, au 6.2.3 il y a « les conteurs, les pieds
des danseurs et les chœurs alternés » ! Ce serait se méprendre sur le
« silence rythmé » et « le pouls profond de l’Afrique dans la brume des
villages perdus. » C’est que, comme le zéro absolu, le silence absolu est
difficile à trouver en Afrique, pour ne pas dire impossible. En réalité le
silence est rythmé par le bruissement des palmes dans la haute brume. Le
pouls de l’Afrique, c’est l’écho des veillées de contrées voisines et celui de
tam-tams provenant des villages lointains, villages réels ou de la troisième
dimension, ceux des esprits qui reprennent les espaces désertés des hommes
dans le tard de la nuit. Cette interprétation est supportée par la présence de
la lune qui, dans la vieillesse de l’heure, se retire, elle aussi, « vers son lit de
mer étale. »

« C’est l’heure des étoiles et de la Nuit qui songe s’accoude à cette colline de nuages, drapée dans
son long pagne de lait. Les toits des cases luisent tendrement. Que disent-ils, si confidentiels, aux
étoiles ? Dedans, le foyer s’éteint dans l’intimité d’odeurs âcres et douces. »

D’autres habitants, célestes, continuent la veillée au-dessus du village. Ce


sont les étoiles et la nuit qui, comme un vieillard songe, le coude sur une
colline ou un coussin de nuages. Elle est drapée dans un pagne blanc, son
pagne en coton, son pagne de lait, qui n’est autre que la clarté éclatée de la
lune. Les toits, seuls avec ces nouveaux compagnons à la retraite des
hommes, se dressent, baignés par cette clarté. Ils tiennent des palabres dans
le secret de l’heure, comme les anciens sous les caïlcédrats.
Ici le souffle de la muse est parfait. Senghor prend les objets célestes pour
en faire un tableau vivant de la vie villageoise au cœur du Sine. La nuit est
comme l’aïeule qui, tard dans la soirée, reste seule sur sa natte. Les petits-
fils qui se serraient contre elle comme des poussins sont partis se coucher.
Elle a le temps de se retirer dans son monde de songes. Elle a toujours une
couverture, un pagne en coton. Couchée, parfois la tête dressée, retenue par
la main, le coude sur un oreiller, elle peut écouter ce que se disent les
autres, intervenir, s’associer à la discussion.
Les toits sont plus impressionnants dans la nuit. La paille, au fil des
années, des pluies et de la poussière est noir foncé. Ils prennent l’allure
majestueuse de patriarche, détenteur de la sagesse, du secret et donc aptes à
tenir des palabres. Comme les villageois d’un certain âge ! C’est justement
ce qu’ils font. Et les interlocuteurs sont les habitants d’un autre village,
d’un autre monde : Les étoiles.
Mais le couple est dans l’intimité de la chambre. Le feu de bois allumé
dès la tombée de la nuit maintenant s’éteint. C’est que le bois est
entièrement consumé ou bien n’a pas été régulièrement ravivé.

« Femme, allume la lampe au beurre clair, que causent autour de nous les Ancêtres comme les
parents, les enfants au lit »
Le poète introduit une autre lumière propice au retour des Ancêtres, des
Pangools. Il veut qu’ils viennent leur parler, leur donner des conseils, leur
transmettre la sagesse, comme les parents au chevet de l’enfant avant que le
sommeil ne s’interpose.

« Écoutons la voix des Anciens d’Elissa. Comme nous exilés, ils n’ont pas voulu mourir, que se
perdît par les sables leur torrent séminal. »

Senghor remonte à Elissa du Gabou. C’est une place d’où il tire ses
origines. Nous savons, selon les recherches, qu’il y a deux souches quant à
l’origine des Sérères : le groupe mandé, venu du Mali en traversant la
Guinée-Bissau, la Casamance puis la Gambie pour s’installer le long de la
Petite Côte avant de remonter vers l’intérieur du pays, avec Mbissel de
Mansa Waly Mané comme point de départ et d’instituer la royauté des
Guelwars dans le Sine. Quelques recherches basées sur la linguistique
historique rattachent cette période d’implantation mandingue aux noms de
localité le long de la Petite Côte. Il y a une haute fréquence de la syllabe
« Fa » au début des noms, le « Fa » venant probablement du mandingue et
voulant dire « Père » : Fadiouth, Faoye, Fayil, Fayako, Faboura, Fassakhor,
etc. Une autre souche viendrait du Nord du fleuve Sénégal.
Mais la relation Senghor - Elissa est particulière. Cette place revient plus
de deux fois dans ses poèmes, et toujours pour décrire une situation qui,
interprétée selon la tradition et la croyance sérère, peut donner des frissons.
Nous allons voir pourquoi : « Écoutons la voix des Anciens d’Elissa.
Comme nous exilés, ils n’ont pas voulu mourir, que se perdît par les sables
leur torrent séminal. »
Si Senghor avait écrit ces lignes actuellement, nous aurions dit qu’il
regarde trop la télévision, et qu’il devrait suivre moins « Highlander »120.
Senghor a une souche à Elissa. Là-bas, une chose terrible s’est passée, une
guerre, et plusieurs des siens y sont restés : des gens qui ne voulaient pas
mourir. Des gens qui ne voulaient pas disparaître sans laisser de trace. Ce
Senghor donc, et cette femme dans la chambre... Cette femme est-elle
réellement une complice du poète ou une compagne qui s’est relevée
comme lui du milieu des corps décimés d’Elissa ? Dans « Que
m’accompagnent koras et balafon », sixième strophe, voici ce qu’il dit :
« J’étais moi-même le grand-père de mon grand-père. J’étais son âme et
son ascendance, le chef de la maison d’Elissa du Gabou droit dressé. En
face, le Fouta-Djalon et l’Almamy du Fouta. »
Nous avons aussi dit que le poète n’est pas un journaliste. Il a la liberté et
la force du dieu créateur. Toute considération faite, nous pouvons nous
demander : Et si c’était réalité, ancré comme il est dans sa culture, plus
imprégné d’elle que ceux qui veulent lui interdire de chanter la femme
noire ? N’a-t-il pas dit, dans « Comme les lamantins vont boire à la
source » : « ...J’ai donc vécu en ce royaume, vu de mes yeux, de mes oreilles
entendu les êtres fabuleux par-delà les choses : les Kouss dans les
tamariniers, les Crocodiles, gardiens des fontaines, les Lamantins, qui
chantaient dans la rivière, les Morts du village et les Ancêtres (les
Pangools), qui me parlaient, m’initiant aux vérités alternées de la nuit et du
midi. Il m’a donc suffi de nommer ces choses, les éléments de mon univers
enfantin, pour prophétiser la Cité de demain, qui renaîtra des cendres de
l’ancienne, ce qui est la raison d’être du Poète. »
Comme le Saltiki ! Relevé d’entre les cadavres de Gabou, le voilà exilé.
Et il ne veut pas mourir, que ne se perdît par les sables le torrent séminal.
Exactement comme à Elissa, Senghor évoque le moment propice de la
procréation, de la régénérescence.
Pour le Sérère, il y a « a ciif ». Pour ne pas aller dans une trop longue
explication, nous dirons que c’est un esprit en quête d’issue pour regagner
le monde, se réincarner. C’est de ce moment-là qu’il parle : « La case
enfumée que visite un reflet d’âmes propices »
C’est le moment de l’union pour ouvrir l’issue pour ces âmes, exactement
comme sur le champ de bataille d’Elissa du Gabou : « Dormez, les héros, en
ce soir accoucheur de vie, en cette nuit grave de grandeur. »
Pour pouvoir transcender, se propulser et regagner des issues, les héros
sur le champ de bataille doivent dormir profondément, mourir. C’est
uniquement alors que la transition est possible. Le soir d’Elissa, comme
cette nuit du Sine, dans la case aux odeurs âcres et douces, le moment est
propice. Le poète veut s’unir à la complice pour permettre aux âmes
propices de se réincarner, comme les morts d’Elissa devaient plonger plus
profondément et transcender avec toute leur grandeur de héros. Il se décrit
comme l’un d’eux, mais un qui aura la chance de se relever, d’être sauvé :
« Mais sauvée la Chantante, ma sève païenne qui monte et qui piaffe et qui
danse, mes deux filles aux chevilles délicates, les princesses cerclées de
lourds bracelets de peine comme des paysannes. Des paysans les escortent
pour être leurs seigneurs et leurs sujets et parmi elles, la mère de Siga
Badial, fondatrice de royaume qui sera le sel des Sérères, qui seront le sel
des peuples salés. »
De ce charnier il y aura des rescapés : pas en chair et en os, mais sous
forme de sève, de torrent séminal. Trois personnes de marque exactement :
une représentation de Senghor et deux princesses dont l’une est la mère de
Siga Badial, qui est connu comme étant la première femme fondatrice de
royaume, ce qui lui permettra de dire « J’étais moi-même le grand père de
mon grand-père ». Puis une foule de paysans dont certains seront plus tard
des seigneurs, ce qui s’est réellement passé dans le Sine, si les Guelwars,
originaires d’Elissa du Gabou se sont soudés à un peuple autochtone pour
l’assimiler de l’intérieur et perpétuer leur royauté, comme le veut le Père
Henry Gravrand dans « Cosaan. »121
Se peut-il que parmi le reflet des âmes propices il y ait justement ceux
d’Elissa, qui n’ont pas voulu mourir ? Voilà l’énigme que nous laisse
Senghor sur eux et sur lui-même. Highlander sérère, « saltiki » qui a su se
réadapter dans le monde moderne et briller sur d’autres degrés, avec la
splendeur que nous lui connaissons ! Mythe répété ou réalité sérère, le
moment de l’union est choisi pour permettre à des Esprits vagabonds qui
aspirent à la renaissance de renaître au monde, comme les trois flammes qui
se lèveront du champ de bataille d’Elissa pour la refonte d’un nouveau
royaume.

« Que j’écoute, dans la case enfumée que visite un reflet d’âmes propices ma tête sur ton sein
chaud comme un dang au sortir du feu et fumant. »

Il faut aller au paroxysme de l’intimité. Le sein de la femme est chaud


comme un dang. Le « darj », qui vient du sérère, est un morceau de
couscous cuit à la vapeur que l’on donne aux enfants (et aux adultes
parfois) pour casser une petite faim en attendant le repas du soir.

« Que je respire l’odeur de nos Morts, que je recueille et redise leur voix vivante, que j’apprenne à
vivre avant de descendre, au-delà du plongeur, dans les hautes profondeurs du sommeil »

Senghor veut perpétuer les morts, redonner vie à leur voix, leur donner
une occasion pour la réincarnation en s’unissant à la femme, mais aussi
amasser leur sagesse avant de replonger dans les profondeurs de la mort,
ces hautes profondeurs du sommeil.
VII. TOAL
« Joal ! Joal je me rappelle. Je me rappelle les signares à l’ombre verte des vérandas, les signares
aux yeux surréels comme un clair de lune sur la grève. »

En lisant Joal, nous sommes surpris de noter que le premier souvenir se


porte sur les signares. Nous ne devrions certainement pas nous agripper à
des choses infimes et il se peut bien que Senghor les ait prises en compte
dès le début pour s’en débarrasser le plus rapidement possible. Et de l’autre
côté, aucune surprise si le cœur de l’enfant, déjà poète et par conséquent
ouvert à la beauté de l’univers reste marqué par ces beautés qui étaient
choisies pour bercer le séjour des colons blancs, par ces femmes source du
métissage. Quelle que soit la réalité, les voilà, beautés paresseuses à
l’ombre des vérandas aux ombres vertes parce que Senghor juxtapose la
couleur des feuillages qui les surplombent.

« Je me rappelle les fastes du Couchant où Coumba Ndoffène voulait faire tailler son manteau
royal. Je me rappelle les festins funèbres fumant du sang des troupeaux ; Du bruit des querelles,
des rhapsodies des griots »

Coumba Ndoffène Diouf était le roi du Royaume du Sine. Il sera plus tard
assassiné à Joal par un colon français.
Les festins funèbres : c’est un événement très important en pays sérère,
surtout lors du décès d’une personne très âgée. Ce sont des festins qui
pouvaient durer une semaine dans l’ancien temps. Des dizaines, voire des
vingtaines de bœufs peuvent être tués, dépendant du nombre de fils et petits
et bien sûr de la postérité de la famille. Il faut se souvenir que chez les
Sérères, les devoirs et responsabilités dans de tels évènements sont partagés
entre deux familles : la lignée paternelle et la lignée maternelle.
Lors de ces fêtes, il n’est pas rare qu’il y ait des batailles qui peuvent
provenir de plusieurs sources : ivresse, désaccord entre les membres de la
même famille (paternelle ou maternelle), entre les deux branches ou bien à
cause d’un « étranger », quelqu’un n’ayant pas de responsabilité, et par
conséquent pas concerné par les évènements et qui veut gâcher leur bon
déroulement. Cela peut provenir aussi d’un échauffement à cause de la
rhapsodie des griots. Lorsque les cantatrices atteignent certaines fibres, la
personne peut tomber en transe. Il faudra alors la faire sortir du cercle, ce
qui n’est pas toujours facile. Il peut résister, ou bien une personne plus
proche d’elle en termes de parenté peut dire qu’on l’a bousculée sans
respect. Innombrables sont les raisons qui mènent aux querelles dont parle
le poète.

« Je me rappelle les voix païennes rythmant le Tantum Ergo122 et les processions et les palmes et
les arcs de triomphe. »

Au Sénégal, Joal-Fadiouth se compte parmi les premiers endroits


convertis au christianisme. Et il n’est pas surprenant de voir un Senghor qui
parle d’assimilation sans être assimilé, du métissage des cultures. En réalité,
à cause de sa conception du monde, le Sérère a une capacité réceptrice sans
limite. Cette vision du monde fait, par exemple, qu’il ne peut pas être
surpris quand on lui dit que « le Christ est né du Saint Esprit, d’une
vierge ». Cette capacité réceptrice, cette capacité d’assimilation et l’étendue
de sa conception font qu’il perdra rarement ses croyances fondamentales.
Les autres viennent s’y ajouter sans les noyer. Voilà donc des voix païennes,
qui certainement vont faire le tour traditionnel de la tombe lors des
évènements funéraires, qui s’adonnent au Tantum Ergo, une chanson
chrétienne. Assimiler sans être assimilé ? Le métissage des cultures, qui ne
veut pas dire la noyade de l’une au détriment de l’autre ! Nous vous
donnons ici l’hymne eucharistique Tantum Ergo et sa version française :
« Je me rappelle la danse des filles nubiles, les chants de lutte - oh ! la danse finale des jeunes
hommes, buste penché élancé, et le pur cri d’amour des femmes - Kor Siga ! »

Kor Siga ! Kor Sanou ! Cri d’éloge pour l’athlète, le héros. « Kor » veut
dire « mari », et est suivi du nom de la sœur. En réalité c’est un choix
judicieux et rarement la sœur dans la conception européenne est prise : il
s’agit toujours d’une cousine, la fille du frère de son père ou bien, dans le
cas des familles polygames, le nom de la demi-sœur. S’il y a plusieurs
sœurs, c’est le nom de l’aînée qui est pris en compte. Cela ne veut pas dire
qu’il y ait de l’inceste. C’est qu’il y a une structure sérère qui va au-delà
d’une certaine conception et c’est dommage que nous, intellectuels
africains, ne maîtrisions pas toujours ce patrimoine. C’est à cause de cela
que nous embrassons toutes les tendances qui nous viennent d’outre-mer.
Prenons par exemple la tendance féministe : comment expliqueront
certaines de ces adeptes l’appellation « faap-o-tew », qui, littéralement, veut
dire « père-qui-est-femme » ou simplement « père-femme » ? Si nous
avons expliqué qu’il n’y a pas idée d’inceste, c’est uniquement parce que
nous savons certaines explications qui ont été faites à tort sur le Kor-Sanou
de Senghor, pensant que quelque part en Afrique se cachait une maîtresse,
comme dans le cas d’Isabelle et de Soukeyna dans « Que m’accompagnent
koras et balafon »
« Je me rappelle, je me rappelle... Ma tête rythmant quelle marche lasse le long des jours
d’Europe où parfois apparaît un jazz orphelin qui sanglote, sanglote, sanglote »

Tant de souvenirs d’enfance, tant de souvenirs du royaume d’enfance, où


viennent se greffer ceux du cursus en Europe. Une longue marche avec le
mirage des charniers, des orphelins, des massacres. Le poète a traversé
l’Europe de bout en bout. Le long de cette route, il a rencontré l’Esprit, la
Raison, justement cette raison hellène. Il a connu le goût de la liberté et de
la fraternité sur les pages régissant la République. Il a subi la guerre, la
prison, la famine, le froid et la solitude, autant de partitions que se relaie un
orchestre étrangement triste.
VIII. FEMME NOIRE
Femme Noire ! Le poème qui, pour certains, est devenu un gîte pour tant
de critiques. Nous avons apporté notre lumière dans l’introduction et
n’allons pas nous étendre plus sur ce sujet. Il est surprenant, vu la
dimension de la symbolique, comment on peut s’attaquer à Senghor.

« Femme nue, femme noire, vêtue de la couleur qui est vie, de ta forme qui est beauté ! J’ai grandi
à ton ombre ; la douceur de tes mains bandait mes yeux. »

Dimension maternelle de la femme noire. Qui n’entrevoit Mame Gnilane


Bakhoum à travers ces lignes, ou bien Ngâ la poétesse qui lui faisait
entendre le sabot des chevaux et la voix évasée des tam-tams royaux du
Sine ?
Ici, pour la première fois, Senghor se livre à son racisme à rebours. En
réalité, à travers ses poèmes, la couleur de la vie c’est le noir. Et blanche est
la mort, l’ennui. En écrivant à son voisin de village, au Champion de Tyâné,
dans « Hosties Noires », voilà ce qu’il dit : « Je t’écris parce que mes livres
sont blancs comme l’ennui, comme la misère et comme la mort »
Dans « Neige Sur Paris », qui est dans « Chants d’ombre » il dit : « ...
parce qu’il devenait mesquin et mauvais, vous l’avez purifié par le froid
incorruptible, par la mort blanche »
Ici la mort blanche c’est bien sûr la neige. Senghor a choisi d’associer la
mort à la couleur. Il va parler de neige dans le même poème, le ton se fait
doux, positif : « le froid incorruptible », « votre froid qui brûle plus que
sel » « la neige de votre paix ». Par contre la couleur des mains qui
croulèrent les empires est blanche.

« Et voilà qu’au cœur de l’Été et de Midi, je te découvre, Terre promise, du haut d’un haut col
calciné. Et ta beauté me foudroie en plein cœur comme l’éclair d’un aigle. »

L’image est empruntée de l’Ancien Testament. Moïse, à la tête du peuple


d’Israël sorti de l’esclavage d’Égypte grimpa le mont Nébo, au sommet du
Pisga sur l’ordre de l’Éternel. De là il put apercevoir la Terre Promise :
« ...Galaad jusqu’à Dan, tout Nephtali, le pays d’Ephraïm et de Manassé,
tout le pays de Juda jusqu’à la mer occidentale, le midi, les environs du
Jourdain, la vallée de Jéricho, la ville des palmiers, jusqu’à Tour. L’Éternel
lui dit : C’est là le pays que j’avais juré de donner à Abraham, à Isaac et à
Jacob en disant : Je le donnerai à ta postérité... »123
La femme est donc aperçue comme cette terre promise dont les traits se
brodent à celui du continent. C’est le multidimensionnel des images de
Senghor, qui flottent pour atteindre une dimension de l’universel et celle de
la femme embrasse celle d’un continent. Cela n’est possible que dans la
mesure où la femme est symbole, symbole de vie, symbole des origines. Et
elle est drapée dans sa couleur qui est vie, sa forme qui est beauté.

« Femme nue, femme obscure, Fruit à la chair ferme, sombres extases du vin noir, bouche qui fait
lyrique ma bouche, Savane aux horizons purs, savane qui frémit aux caresses ferventes du Vent
d’Est, Tam-tam sculpté, tam-tam tendu qui gronde sous les doigts du vainqueur, Ta voix grave de
contralto est le chant spirituel de l’Aimée. »

La cyclique des images est très belle et bien senghorienne : partant de


l’être, celui-ci se transforme en objet, en paysage, qui, à son tour, reprendra
la forme de l’être. Les images sont claires et ne nécessitent, à notre avis,
aucun commentaire. Il faut toutefois faire attention, comme toujours, à la
juxtaposition, à la contre position des comparaisons : le rythme s’élève pour
le vainqueur, mais le tam-tam tendu gronde sous les doigts du batteur, du
griot.

« Femme nue, femme obscure, huile que ne ride nul souffle, huile calme aux flancs de l’athlète,
aux flancs des princes du Mali... A l’ombre de ta chevelure, s’éclaire mon angoisse aux soleils
prochains de tes yeux. ... Je chante ta beauté qui passe, forme que je fixe dans l’Éternel avant que
le Destin jaloux ne te réduise en cendres pour nourrir les racines de la vie. »
Notion de vie cyclique, et nullement linéaire. Le poète dépose la beauté
actuelle dans le coffre secret de l’Éternité avant la transformation qui doit
fatalement suivre : la mort d’où ressortira une nouvelle vie.
IX. MASQUE NÈGRE
« Elle dort et repose sur la candeur du sable. Koumba Tam dort. Une palme verte voile la fièvre
des cheveux, cuivre le front courbe »

L’introduction du poème commence comme un chant de berceuse, avec


une simplicité innocente, infantile qui pour faire endormir, nous montre
Koumba Tam en sommeil.
Senghor médite devant un masque nègre qu’il va personnaliser en lui
donnant un nom - pour mieux le faire vivre ? Pour nous faire partager son
émoi, il prend un pinceau et propose de nous faire un croquis de ce masque,
pièce d’art portait d’une pièce d’art comme un amateur qui copierait avec
fidélité un tableau du grand maître Picasso. Et ce croquis, comme une photo
fait remonter les traits d’un aimé le long des âges, nous l’élève, nous le rend
concret, palpable, pour, plongeon circulaire, nous faire plonger dans une
dimension plus profonde encore.

« Une palme verte voile la fièvre des cheveux, cuivre le front courbe. Les paupières closes, coupe
double et sources scellées. Ce fin croissant, cette lèvre plus noire et lourde à peine où le sourire de
la femme complice ? »

Les phrases sont brèves. On entend à peine comme les pas d’une mère
qui glisse doucement avec un pagne pour couvrir la jeune fille endormie :
« Une palme verte voile la fièvre des cheveux, cuivre le front courbe ».
Le poète se recueille devant ce masque. Une femme dort sur la candeur
de sable, avec une palme verte ombrageant les cheveux et rendant le front
bombé un peu plus sombre, plus mystique ?
Le poète, a une admiration profonde pour ces paupières closes, cette
coupe double, la sensualité des lèvres qui ont les lignes d’un croissant
lunaire, les patènes des joues qui s’élancent vers la passe étale du menton
comme un ruisseau langoureux dans les derniers mètres avant de se jeter
dans la mer et former un accord définitif.
Mais ce que le poète envie à ce visage, c’est sa fermeture à toute chose
éphémère, ce caractère éternel du masque, qui ne va pas souffrir à cause de
l’amour et ne connaîtra aucune vieillesse, aucune marque de temps. Il est
resté comme Dieu l’a conçu depuis le début des âges.

« Visage fermé à l’éphémère, sans yeux sans matière, tête de bronze parfaite et sa patine de temps
que ne souillent fards ni rougeur ni rides, ni traces de larmes ni de baisers. O visage tel que Dieu
t’a créé avant la mémoire même des âges... »

Ce rapport entre le poète nous rappelle toujours, nous ne savons pas trop
pourquoi, le « Portrait de Dorian Gray »,124 ou bien Pygmalion et
Galathée, mais surtout Pygmalion, avec cette différence que Senghor
connaît la fin de ce couple, d’où la prière finale, un cri de douleur qui ne
veut pas que cette statue s’incarne. Il veut rester dans cette distance. Il est
conscient de la nécessité pour le mortel de ne pas franchir, de ne pas
regarder au-delà du voile qui sépare le mortel du saint des saints. Une fois
réveillée, cette déesse d’une autre dimension connaîtrait certainement
« l’éphémère, aurait des yeux, serait matière, donc périssable, Une fois
réveillée, elle connaîtrait la souillure des fards, les rides, les larmes, les
baisers ».

« Visage de l’aube du monde, ne t’ouvre pas comme un col tendre pour émouvoir ma chair. Je
t’adore, ô Beauté, de mon œil monocorde ! »

Contrairement à Dorian Gray et Pygmalion, Senghor prend la sage


décision, malgré la volupté sensuelle certaine qu’aurait apportée une
incantation prolongée : « Ne t’ouvre pas comme un col tendre pour
émouvoir ma chair ! » Le prêtre vaudou montre sa force en faisant
descendre les dieux au bout de ses incantations ; le portrait de Dorian Gray
se charge de la mortalité de l’orignal ; Pygmalion125 voit sa Galathée se
couvrir d’un souffle et notre poète aurait connu, dans ce col tendre,
l’émotion ultime de la chair.
Mais il penche pour l’esprit, l’impérissable et se prosterne, comme
offrande sa pupille qui frémit avec les nuances brisées d’un riiti126
X. LE MESSAGE
« Ils m’ont dépêché un courrier rapide et il a traversé la violence des fleuves ; dans les rizières
basses, il enfonçait jusqu’au nombril. C’est dire que leur message était urgent. »
Message d’urgence, qui prend l’allure d’un message funéraire si
important qu’il est affublé de son propre mot dans la langue natale du
poète : « o eeg », qui est annonce d’un décès. Sous l’urgence de la mission,
le messager choisit les raccourcis. Il est si pressé qu’il se mouille jusqu’au
nombril, même dans les rizières basses.

« J’ai laissé le repas fumant et le soin de nombreux litiges. Un pagne, je n’ai rien emporté pour les
matins de rosée. Pour viatique, des paroles blanches à m’ouvrir la route. »

Réponse rapide du récepteur. Il laisse son repas fumant et toute chose


projetée. Le pagne, dans la société traditionnelle sérère, a une place
privilégiée. Son utilisation nous revient comme un long souvenir en voyant
les personnes du Ghana ou du Nigeria et du Bénin. Les adultes, comme les
enfants s’en couvraient le soir dans les veillées ou bien sur la route des
troupeaux comme le matin.
Encore une fois Senghor redescend dans son patrimoine culturel pour
glaner ses images. En rendant visite à quelqu’un, le Sérère a toujours des
viatiques. À cause de l’urgence de la mission et de sa précipitation, le poète
ne se munit de rien, à part des paroles de paix, blanches, à lui ouvrir toute
route. Ici il y a un sous-entendu. En partant en voyage, le souhait sérère est :
« Qu’une petite poule blanche te précède ! »
C’est le meilleur talisman, la meilleure prière ou gris-gris le long du
chemin. « Petite poule blanche », parole de paix, de réconciliation. Cette
protection est double, car elle est destinée à ceux qui ont envoyé
l’émissaire, mais aussi à le protéger contre les dangers naturels et
surnaturels de la route. Ici Senghor participe, encore une fois, à la croyance
de son royaume d’enfance.

« J’ai traversé, moi aussi, des fleuves et des forêts d’embûches vierges d’où pendaient des lianes
plus perfides que serpents, j’ai traversé des peuples qui vous décochaient un salut empoisonné. »

Il va prendre un raccourci, à son tour pour aller répondre à l’appel. Il


traverse des fleuves, il traverse des forêts pleines d’embûches vierges. Ce
ne sont pas les embûches qui sont vierges, mais les forêts. Parce qu’elles
sont vierges, elles sont parsemées de lianes plus perfides que serpents. Ici,
dans la comparaison il fait monter la dose de la présence des reptiles. Il
traverse des peuples qui vous décochaient un salut empoisonné : croyance
sérère. Celui-ci a peur du mauvais œil, des mauvaises langues à tel point
que jusqu’à présent, ceux qui sont nés dans les villages et qui travaillent en
ville préfèrent arriver tard le soir, et pas en longeant les pistes, mais à
travers champs pour éviter des rencontres et d’être vus. Pour aller en
voyage, cela se fait de préférence très tôt le matin pour les mêmes raisons.
Si le voyage se fait à pieds, d’habitude les villages sont évités, justement à
cause du mauvais œil, de la mauvaise langue : même le salut peut être
empoisonné.

« Mais je ne perdais pas le signe de reconnaissance et veillaient les Esprits sur la vie de mes
narines. »

Le poète garde le sang-froid. Il a le signe de reconnaissance, code


transmis par le messager, ou bien une prière, une « litanie » à répéter pour
écarter le danger à tout moment. Dans ce dernier cas, celui qui veut faire du
mal, celui qui a un mauvais œil ou une mauvaise langue peut sentir la
protection, l’aura qui entoure le voyageur, en déterminer la force et ne pas
tenter quoi que ce soit pour ne pas subir l’attaque des « Esprits », les
Pangols, qui veillent sur la vie de ses narines.
Expression toute sérère : « noot o nis es ». La vie, c’est littéralement le
« nez », les narines. C’est le souffle. Peut-être le même « voua » qui était
présent au commencement de la création, lorsque la terre était informe et
vide : « ... Il y avait des ténèbres à la surface de l’abîme, et l’esprit de Dieu
se mouvait au-dessus des eaux. »127
La traduction du texte original aurait pu bien être « souffle », mais nous
n’allons pas nous aventurer dans les thèmes théologiques. Il nous suffit
d’expliquer qu’ici il s’agit de la vie, en termes sérères. Et les Esprits font
partie du même patrimoine. Il s’agit des Ancêtres, des Pangools, des
gardiens de la famille paternelle ou maternelle. Ce sont eux que l’on avait
voulu remplacer justement par les Muses Latines de Ngasobil, dans la
deuxième strophe de « Que m’accompagnent kôras et balafong » :
« Fontaines plus tard, à l’ombre étroite des Muses Latines que l’on
proclamait mes anges protecteurs ».

« J’ai reconnu les cendres des anciens bivouacs et les hôtes héréditaires. Nous avons échangé de
longs discours sous les kaïcédrats ; nous avons échangé les présents rituels. »
En analysant ce poème, nous étions obligé de dégager premièrement les
divers acteurs, et je suis arrivé au nombre de quatre parties concernées :
• Il y a le messager qui est envoyé vers le poète
• Le poète entre en action et vient retrouver ceux qui lui avaient dépêché
l’émissaire.
• Ce sont les hôtes héréditaires qui lui ont dépêché le messager. La vraie
cible n’est cependant pas le poète. Son rôle est de servir d’interprète. Il
est donc venu prendre un message à retransmettre.
• Destination finale, Elissa, qu’il décrit comme un nid de faucons défiant
la superbe des Conquérants.

En départageant les acteurs, la compréhension de l’enjeu devient


beaucoup plus facile, et lieu où siège le Prince, le Gardien du sang. Nous
prenons connaissance du contenu de la mission : les épizooties (maladies
animales infectieuses et contagieuses), le commerce ruiné, les chasses
quadrillées, la décence bourgeoise, - qui certainement laisse à désirer - et les
mépris sans graisse - sans force - dont se gonflent les ventres - le cœur - des
captifs.
Mécontentement général, rien que plaintes et complaintes. Les indigènes,
son propre peuple, d’emblée dérange la vie des hôtes héréditaires, leur
commerce. L’on sait que de Joal les colons se sont souvent plaints contre le
comportement des Thiédos qui formaient l’aristocratie du royaume du Sine.
Au début de l’établissement des Français, nous savons que nombreux ont
été les chocs avec Boucar de Tchilasse, alias le Roi du Sine Coumba
Ndoffène Diouf Senior. Dans son étude, Babacar Sidikh Diouf relate un de
ces faits : « Cette année le roi du Sine n’a pas beaucoup tracassé les
commerçants établis sur son royaume.... »128.
La réponse du Prince ne se fait pas attendre, et elle est du genre :
« Enlevez d’abord la paille qui est dans votre œil ! »

« Le prince a répondu. Voilà l’empreinte exacte de son discours : enfants à tête courte, que vous
ont chanté les kôras ? Vous déclinez la rose, m’a-t-on dit, et vos ancêtres les Gaulois. Vous êtes
docteurs en Sorbonne, bedonnants de diplômes. Vous amassez des feuilles de papier - si seulement
des louis d’or à compter sous la lampe, comme feu ton père aux doigts tenaces ! »
Le prince prend à partie le messager, que l’on identifie sans problème au
poète Léopold Sédar Senghor : docteur en Sorbonne bedonnant de
diplômes, qui amasse des papiers - les diplômes.
Il y a aussi l’assimilation, qui vire au reniement de ses valeurs, de ses
origines : décliner une rose, faire des Gaulois vos ancêtres. Nous l’avons
déjà souligné, la fleur n’a aucune valeur dans la vie traditionnelle sérère.
Rappelez-vous ce que Senghor souffle à Césaire, dans « Lettre à un
poète » : aurais-tu oublié ta noblesse, qui est de chanter les Ancêtres les
Princes et les Dieux, qui ne sont fleurs ni gouttes de rosée ?
Et la hargne du Prince : si au lieu du papier vous amassiez des louis d’or,
comme ton propre père ! Et vous osez parler de nos chasses quadrillées ! Et
en guise de mœurs, vous, qui parlez de la décence bourgeoise, je vais vous
dire une chose que vous oubliez : Vos filles se casquent pour l’union libre et
éclaircir la race ! Êtes-vous plus heureux que nous ? Dès que résonne une
trompette vous pleurez puis déclenchez incendies et vous entre-tuez !
La trompette a wa-wa-wâ fait entrevoir l’ambiance au soir dans le
quartier des hôtes héréditaires et laisse entendre en même temps un pleur
clair. Et le prince poursuit, et c’est à peine si l’on n’entend pas sa voix dire :
Laissez-moi vous dire ceci :

« Faut-il vous dérouler l’ancien drame et l’épopée ? Allez à Mbissel à Fa’oye ; récitez le chapelet
de sanctuaires qui ont jalonné la Grande Voie. Refaites la Route Royale et méditez ce chemin de
croix et de gloire. »

Ici le Prince retrace l’épopée glorieuse de son royaume, son histoire, les
valeurs enfouies. De Mbissel à Fa’oye il y a la longue file des sanctuaires
comme les perles qui forment un chapelet. Ici « réciter » c’est
naturellement compter, reconsidérer, méditer sur ces tumuli de gloire,
d’efforts et de persévérance. Ce sont les œuvres de mon peuple. Et
maintenant à ceux qui t’envoient, qui osent me parler d’un commerce ruiné
et d’épizootie je veux dire sur ceci :

« Vos Grands Prêtres vous répondront : Voix du Sang ! Plus beaux que les rôniers sont les Morts
d’Elissa ; minces étaient les désirs de leur ventre. Leur bouclier d’honneur ne les quittait jamais ni
leur lance royale. »
Mais il y aussi un autre tapis à dérouler, le long tapis de sang, voie tracée
au seuil du royaume, à la porte du continent, par les hôtes héréditaires, les
Conquérants. Elissa resurgit avec ses morts, ses charniers. A l’esprit danse
un ballet de massacre, de corps étendus partout.
Ils étaient beaux, les habitants d’Elissa ! Forts et élancés comme des
rôniers. Ils n’étaient pas gourmands, ils n’avaient jamais demandé trop à
leur créateur. Mais derrière cette modestie et parmi leurs valeurs
primordiales se plaçait l’honneur. Ils étaient nobles. Ils portaient la marque
de leur sang noble, armée de lances gardiennes de leur royauté.

« Ils n’amassaient pas de chiffons, pas même de guinées à parer leurs poupées. Leurs troupeaux
recouvraient leurs terres, telles leurs demeures à l’ombre divine des ficus, et craquaient leurs
greniers de grains serrés d’enfants. »

Ici le poète fait ressortir la différence des valeurs qui régissent les deux
communautés. Celle des conquérants ne pense qu’à ses guinées, à
s’enrichir, richesse qui, aux yeux des indigènes sont superflues et les
tendances enfantines : elle va jusqu’à habiller des poupées.
Cette remarque est bien placée et de nos jours, il n’est pas rare qu’un
Africain soit presque choqué de voir en Europe des chiens habillés comme
des enfants. C’est vrai que l’humanité a évolué. Elle a trop évolué même,
comme le dirait Senghor : elle a perdu son humanité ; insatisfaite de ses
relations sociales, repoussée et repoussant la nouvelle jungle qu’est la ville,
tracassée par les travaux à la chaîne et pur instrument de production,
l’humanité a beaucoup reculé. Et les animaux, qu’il ne faut certainement
pas violenter, remplacent parfois des êtres chers, prennent la place de ceux
que l’on n’espère plus.
C’est vrai que nous avons évolué ! Mais dans quelle direction. Le Prince
se pose la question dont, nous le savons bien, la réponse est négative :

« Êtes-vous plus heureux ? Quelque trompette à wa-wa-wâ et vous pleurez aux soirs là-bas de
grands feux et de sang. »

Sa réponse est : « regardez-vous ! » Et de retracer avec un mépris latent


les valeurs, mœurs des conquérants qu’il considère comme des
enfantillages. Aux yeux des locaux, comme à présent face aux touristes, ces
gros gaillards parfois à tête grisonnante qui marchent ensemble comme un
troupeau de moutons et qui s’acclament devant les choses les plus
primitives fait encore rire.
Si ces nouveaux venus pensent qu’ils sont des pionniers, ils se trompent
lourdement. Les indigènes eux-mêmes ont connu un périple similaire,
même si c’était pour des raisons différentes. Eux avaient pris la tangente
pour échapper à leur sort, vivre sur d’autres terres parmi des personnes au
cœur ouvert, aux yeux amicaux, aux mains chaudes, contrairement aux
conquérants qui arrivèrent, dans leur esprit l’innocence d’Adam et Eve
comme les premiers habitants d’un jardin abandonnés des dieux, et devant
tout décimer, tuer sur leur chemin. Le poète les invite donc à remonter le
temps :

« Faut-il vous dérouler l’ancien drame et l’épopée ? Allez à Mbissel et Fa’oye ; récitez le chapelet
de sanctuaires qui ont jalonné la Grande Voie. Refaites la Route Royale et méditez ce chemin de
croix et de gloire. Vos Grands Prêtres vous répondront : Voix du Sang ! »

Fa’oye et Mbissel, les premières places définitives où vont s’installer les


exilés de la cour du Mali, particulièrement Mansa Waly Mané, qui sera plus
connu sous le nom de Maïssa Waly Dione de Mbissel, et qui, se métissant
avec les sérères, vont donner naissance à la royauté parmi ce peuple. Ce
périple n’a certainement pas été facile : Il a fallu, au préalable, fuir devant
les poursuivants, traverser mers et affluents pendant des décennies puis
utiliser de diplomatie pour gagner le cœur des peuples trouvés sur place.
C’est un chemin de croix, d’obstacles, de peine qui atterrira à la gloire,
comme le Messie sur le chemin de Golgotha.
Les Grands Prêtres - sages détenant la vérité sont pris à témoins. Mais,
contrairement aux scribes et aux sacrificateurs qui savaient les accusations
contre le Christ infondés, ces Grands Prêtres diront-ils la vérité ? Plusieurs
l’ont fait, nommément le Père Gravrand, entre autres, qui a su être sérère
parmi les sérères.

« Plus beaux que des rôniers sont les Morts d’Elissa : minces étaient les désirs de leur ventre. Leur
bouclier d’honneur ne les quittait jamais ni leur lance loyale. Ils n’amassaient pas des chiffons,
pas même de guinées à parer leurs poupées. Leurs troupeaux recouvraient leurs terres, telles leurs
demeures à l’ombre divine des ficus. Et craquaient leurs greniers de grains serrés d’enfants. »

Ici la comparaison avec le dessein des conquérants est latente : c’est le


drame de la rencontre de deux cultures antagonistes à cause des raisons qui
en furent le mobile : Un camp voit l’autre en pur sauvage, primitif et donc
se donnant le droit de découvrir une terre qui a ses traditions et sa culture
séculaire, le deuxième voyant dans le premier une race en déclin, courant
après des futilités. Lui n’amasse pas de chiffons pour habiller des poupées,
l’autre aux desseins plus terre à terre et pas gâté par un matérialisme latent :
juste des troupeaux, des terres à cultiver, même pas pour un commerce
organisé, mais pour remplir des greniers et faire vivre leur famille. Il y a
une extrapolation entre la multitude des grains et des enfants, car il n’y
avait aucun besoin de réglementer les naissances sur la base d’une théorie
économiste129 à laquelle plusieurs éminences européennes dans le domaine
ne croient point et le qualifient même d’économiste pessimiste.

« Voix du Sang ! Pensées à remâcher ! Les Conquérants salueront votre démarche, vos enfants
seront la couronne blanche de votre tête. J’ai entendu la Parole du Prince. Héraut de la Bonne
Nouvelle, voici sa récade d’ivoire. »

Voix du Sang, de la noblesse, contrairement à Voie du Sang, le chemin


tortueux des conquérants, une pensée sur laquelle il faut bien méditer. Et
une prophétie bienfaisante à la fin : Ces conquérants vous honoreront, vous
respecteront un jour, et vos enfants seront vos supports dans votre
vieillesse.
L’émissaire a patiemment écouté le message et recevra, comme un
disciple, le bâton de commandement, la récade, c’est-à-dire la mission
d’annoncer la Bonne Nouvelle.
XI. POUR EMMA PAYELLEVILLE L’INFIRMIÈRE
Emma Payelleville est certainement une infirmière affectée au régiment
des tirailleurs sénégalais durant la Deuxième Guerre mondiale, ou bien à
une section spéciale s’occupant des FFI. À travers le poème nous ressentons
son dévouement, pas un dévouement mécanique, celui d’une personne qui
calcule juste ses heures pour ne pas soustraire un centime de son salaire,
mais un vrai professionnel du corps médical qui prête toute son attention -
son affection aux soldats noirs.

« Emma Payelleville, ton nom brisera les images poudreuses des gouverneurs. Toi la si faible et
frêle jeune fille tu rompis les remparts décrétés entre toi et nous, les faubourgs indigènes. »
Pour mieux accentuer la valeur de l’infirmière, le poète juxtapose la
fragilité de sa personne et la force massive des statues dressées à la
mémoire des gouverneurs : son nom - survivra ces statues massives et
graves. Par delà le système qui honore les hommes sur d’autres critères, ce
système qui ne voyait pas toutes les frontières humaines possibles, elle a su
se hisser pour faire disparaître « les remparts décrétés » entre elle et ces
soldats de la France d’Outre-mer, certainement un groupe de règles
régissant les attitudes à prendre vis-à-vis d’eux.

« Ignorante de la technique des bureaux, sans livre sans dictionnaire sans interprète aigu, tes yeux
surent percer l’épaisseur des remparts tes yeux le mystère lourd des corps noirs »

Cette attitude d’Emma est toute naturelle. Si elle suit une bureaucratie,
c’est uniquement celle de son cœur. Elle va au-delà de ses propres moyens,
allant jusqu’à casser une autre barrière, celle de la langue et cela sans
dictionnaire, sans interprète. Usant de ses yeux comme de ceux d’un saltiki
qui rend toute chose transparente, elle sut voir au-delà des remparts épais et
se poser sur la misère des noirs.

« Tes yeux pour leurs seuls yeux transparents de pure eau tes mains, sous la douceur charnelle des
corps noirs fraternelle douceur pour toi seule tes mains découvrir, tes mains extirper les nœuds de
leurs misères que des génies hostiles séculairement n’avaient pu faire si durs.

Une complicité, comme au temps de l’apartheid pour tout blanc


sympathisant avec un noir, s’est établie entre elle et ses patients. Le poème
est rempli de mystères, de limites, de frontières qu’Emma saura franchir : la
transparence de pure eau des yeux est une expression toute sérère : c’est
l’innocence, un regard non rempli de malveillance naturelle ou surnaturelle.
Après le contact profond, le poète passe à la phase des actions : « tes
mains... surent extirper les nœuds de leurs misères que des génies hostiles
séculairement n’avaient pu faire si durs ».
Ici Senghor fait référence à la réputation des Kouss ou lutins : Plusieurs
personnes rapportent que les Kouss aiment s’adonner à tresser la queue des
chevaux pendant que le soleil est au zénith. Ces nœuds sont impossibles à
défaire et il faut souvent couper les tresses pour en débarrasser le pauvre
animal.
Ces lutins sont aussi sujets de ce qui est connu en Occident comme des
abductions : enlever un humain, et cela pendant une certaine période et le
relâcher, celui-ci réapparaissant sans toutefois pouvoir décrire où il était. Il
n’est pas rare qu’il commence à détenir des pouvoirs hors du commun.

« Toi couleur de lait et d’enfant Ton nom brisera les bronzes poudreux des gouverneurs sous ton
visage lumineux, au carrefour des cœurs noirs gardé jalousement par les ténèbres fidèles de leur
mémoire noire »

Emma a conservé l’innocence d’un bébé, drapée dans sa peau couleur de


lait, couleur de la peau d’un nouveau-né. Et le poème lui assure l’éternité
dans la mémoire des guerriers noirs : Même lorsque les statues poudreuses
des gouverneurs disparaîtront de la terre, lorsqu’elle-même départira de ce
monde, les cœurs noirs se joindront pour renfermer à leur fond profond le
souvenir d’Emma Payelleville.
XII. NEIGE SUR PARIS
« Seigneur, vous avez visité Paris par ce jour de votre naissance Parce qu’il devenait mesquin et
mauvais vous l’avez purifié par le froid incorruptible par la mort blanche »

Si d’aucuns pensent que Césaire est plus virulent que Senghor, ils ont
certes raison, mais plus dans le style de l’expression que la vision des
choses. Il faut se méfier du style de Senghor, qui prend toujours un
complice avec qui parler, faisant de l’Autre, l’Accusé quelqu’un qui, s’il
réagit, serait une bourrique, un traître « qui lirait par-dessus une épaule une
lettre qui ne lui est pas destinée ».
Mais ce n’est pas d’une manière lâche : les doigts sont subtilement
pointés, et l’accusé peut facilement se reconnaître mais sans un droit
quelconque de pouvoir intervenir - surtout en se basant sur la notion de
« légitime défense ». Impuissant, l’Autre voit et entend le chapelet
d’accusations se dévider, ne pouvant broncher qu’intérieurement. Pensez un
peu à « Prière de paix », dédié à Georges et Claude Pompidou !
C’est d’ailleurs justement ce caractère qui est très intéressant :
l’accusateur parle comme un fidèle se confesserait devant son Seigneur, ce
qui enlève le péché, sa conscience devient presque inconscience quant à
l’entourage, comme l’accusé, agrippé sur sa vision du monde a exécuté les
actions qui sont reprochées sans broncher, puisque les voyant toutes
naturelles, aussi naturelles et normales qu’un lever de soleil par-delà un
rideau de nuage à l’aube déclive.
Un matin de Noël, le voilà parlant à son Seigneur qui a daigné visiter
Paris, comme l’avènement du Messie au dernier jour du Monde. Puisque
Paris devenait mesquin et mauvais, le Seigneur intervient avec une
purification : le froid incorruptible, la mort blanche, ainsi que le feu sur
Sodome et Gomorrhe.
La couleur blanche a toujours une connotation négative pour Senghor : la
neige, qui brûle tout, qui stérilise, force les arbres à se déshabiller
définitivement aux derniers jours de l’automne est symbole de mort. Mais
cette mort blanche, ce n’est pas uniquement la neige, c’est aussi les Blancs
qui viennent de couvrir le monde entier de charniers.

Ce matin, jusqu’aux cheminées d’usine qui chantent à l’unisson arborant des draps blancs - Paix
aux hommes de bonne volonté, Seigneur vous avez proposé la neige de votre Paix au monde
divisé à l’Europe divisée, à l’Espagne déchirée. Et le Rebelle juif et catholique a tiré ses mille
quatre cents canons contre les montagnes de votre Paix »

Les cheminées des usines arborent une fumée semblable à de fins draps
blancs flottant lentement dans la tendresse du matin et souhaitent la paix
aux hommes de bonne volonté. Il faut garder à l’esprit que c’est juste au
lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, la révolution d’Espagne. Au
lendemain de cette guerre, le monde a traversé des horreurs qui peuvent
certainement être classées parmi les plus grandes de son histoire. Et
justement ces races qui se bercent, d’une façon ou d’une autre à l’idylle
d’un privilège - les Juifs, race élue de Dieu, les Catholiques avec son Pape
chef de l’Eglise et les Blancs qui fulminent au sommeil de l’Esprit et qui
produisent des techniques plus qu’aptes à donner la mort : des multitudes de
canons contre la Paix du Seigneur, contre la paix du monde.
« Seigneur, j’ai accepté votre froid blanc qui brûle plus que le sel. Voici que mon cœur fond
comme neige sous le soleil. »

Résignation du poète : Son cœur est brisé, triste. Il fond comme la neige
sous le soleil. Il ne peut rien contre ce froid qui brûle, et ce n’est pas la
seule chose qu’il aura acceptée avec résignation. Il n’y a d’ailleurs pas
d’autre possibilité quand la chose qui fait mal est dans le passé. Mais devant
le Seigneur de toute chose, puisque le monde entier célèbre sa naissance, lui
qui s’était incarné pour apporter la « Paix aux hommes de bonne volonté »,
mieux vaut lui déballer ce que l’on a dans le cœur. C’est qu’en confession il
ne s’agit pas de s’agenouiller seulement et de recevoir l’absolution : il faut
relater les mauvaises choses et, la parole étant acte, les refaire en quelque
sorte pour aboutir au pardon ou, si les psychologues, psychiatres,
sociologues et psychanalystes le préfèrent, refaire le chemin, le psycho-
drama, revivre l’évènement pour pouvoir en guérir.
Il faut bien se confesser, c’est-à-dire parler de la haine, des reproches qui
habitent le cœur vis-à-vis de ces privilégiés. Et Senghor, en passant
l’éponge sur les torts causés comme Edith Piaf qui ne regrette rien, jouera
avec beaucoup de moqueries sur le mot « oublier » :

« J’oublie »
« Les mains blanches qui tirèrent les coups de fusils qui croulèrent les empires Les mains qui
flagellèrent les esclaves, qui vous flagellèrent Les mains blanches poudreuses qui vous giflèrent
les mains peintes poudrées qui m’ont giflé Les mains sûres qui m’ont livré à la solitude à la
haine »

La succession des propositions relatives et du passé simple accentuent le


drame mais comme à travers une bonne vieille farce : Cette blancheur de la
neige, nous voyons d’emblée pourquoi Senghor la voit comme la mort. Elle
existe au pays des blancs, elle est blanche, impitoyable et sème la mort de
tout : tous les arbres sont dénudés, sauf les conifères qui sont rigides
comme le système européen, lugubres, sinistres, dénués de cette tendresse
des feuillues si sensibles. Cela le ramène au saccage que ces mains
causèrent en implantant leurs empires sur le continent africain, parmi des
royautés, des empires qui existaient : elles les firent crouler en un clin d’œil,
comme par une baguette magique.
Ces mains ont flagellé les esclaves dans les négriers, sur le continent,
comme à l’arrivée, et ce sont ces mêmes mains qui flagellèrent le Christ :
« Alors Pilate leur relâcha Barabbas ; et après avoir fait battre de verges
Jésus, il le livra pour être crucifié »130
Ce premier point retrace le drame social, humain, les races décimées,
affaiblies, la force d’un continent soutirée des terres pour aller construire
d’autres continents.

« Les mains blanches qui abattirent la forêt de rôniers qui dominait l’Afrique, au centre de
l’Afrique »
Tel un saltiki, Senghor va, encore une fois, se faire visionnaire : nous
sommes tous conscients du souci actuel qui prévaut en matière
d’environnement et de biodiversité. Voilà que le poète pointe le doigt, déjà
dans les années quarante, contre la destruction de l’environnement :
Alors que l’Africain habitait parmi ses troupeaux, s’occupait de ses
greniers, et de la survie raisonnable de ses enfants dans une harmonie
parfaite avec son environnement, voilà qu’un système gourmand, sans
calcul, sans scrupule, qui s’adonne à des chasses quadrillées : « Plus beaux
que des rôniers sont les Morts d’Elissa ; minces étaient les désirs de leur
ventre... Ils n’amassaientpas des chiffons, pas même de guinées à parer
leurs poupées... »131.
Cette race contraste terriblement avec celle dont on dit : « Vos filles, m’a-
t-on dit, se peignent le visage comme des courtisanes. Elles se casquent
pour l’union libre et éclaircir la race ! Êtes-vous plus heureux ? Quelque
trompette à wa-wa-wâ et vous pleurez aux soirs là-bas de grands feux et de
sang ».
Il fallait bien orner des salons avec des têtes de lions et des peaux de
panthères, exploitant systématiquement les ressources d’un continent qui lui
a été légué de plein droit par un Seigneur qu’ils ont assassiné.

« Droits et durs les Saras beaux comme les premiers hommes qui sortirent de vos mains brunes.
Elles abattirent la forêt noire pour en faire des traverses de chemin de fer. Elles abattirent les
forêts d’Afrique pour sauver la Civilisation, parce qu’on manquait de matière première
humaine. »

Les Saras habitaient dans la république actuelle du Tchad. Fiers, vrais


guerriers dignes, ils furent massacrés comme les Indiens d’Amérique.
Senghor les compare à la majesté des rôniers, arbres élancés et durs qui ont
une utilité multidimensionnelle à toutes les phases de leur existence. Pour
soi-disant sauver leur civilisation dont la gourmandise mettait à l’étroit et
forçait à trouver d’autres surfaces, ils ont abattu les Saras, entre autres, et
les forêts d’Afrique pour faire des traverses de chemin de fer et ainsi
pénétrer dans le cœur des terroirs éloignés. Comment cela est-il possible ?
Bien sûr qu’il y a eu des résistances. Mais l’Afrique manquait de matière
première humaine. Elle n’avait réellement pas la hauteur pour faire face à
ce déluge de colonisation. Campés dans les choses terre à terre, ses hommes
n’avaient pas développé ce sentiment aigu de la bataille de survie né du
darwinisme. Ils n’étaient pas encore poussés par la gourmandise et ne
s’appuyaient pas sur une technique destructrice pour aller conquérir
d’autres terroirs et ainsi assouvir leur vanité.

« Seigneur je ne sortirai pas ma réserve de haine, je le sais, pour les diplomates qui montrent leurs
canines longues et qui demain troqueront la chair noire.

Bien sûr il y avait un assoupissement, une certaine humanité originaire de


la renaissance - Gide avait fait sa saison au Congo, d’autres anthropologues
commençaient à défendre les Nègres, mais le poète n’est pas dupe. Il garde
sa réserve de haine malgré les diplomates qui sourient, parlent bien mais
qui, demain, comme un ami venant avec un couteau dans le dos,
continueront à vendre des esclaves, de la chair noire.

« Mon cœur, Seigneur s’est fondu comme neige sur les toits de Paris au soleil de votre douceur. Il
est doux à mes ennemis, à mes frères aux mains blanches sans neige à cause des mains de rosée,
le soir, le long de mes joues brûlantes »

Le poète a le cœur lourd de chagrin. Ce chagrin consume son cœur


comme la neige sur les toits mais ce soleil du Seigneur lui souffle une autre
dimension : la nécessité de pardonner, à la manière de Dieu, qui distribue sa
douce chaleur pour tout le monde.
XIII PRIÈRE AUX MASQUES
« Prière aux masques » prend une allure d’incantation, exactement le
style du chef de famille avec sa calebasse de lait caillé aux pieds des Arbres
Noirs, des Pangools. Senghor est venu faire une libation aux pieds des
« Esprits » représentés par les masques, aux pieds des Ancêtres. La
méthode est assez particulière :
1) Le chef de famille commence par un éloge, une reconnaissance envers
les Ancêtres, ces présences lointaines, une espèce de credo qui rejoint
la conscience collective
2) Le « moi » est affirmé, sa propre participation, sa propre foi
3) Le déploiement des choses pour lesquelles le sacrificateur est venu :
soucis, confidence, confession.
« Masques ô Masques ! Masque noir masque rouge, vous masques blanc-et-noir masques aux
quatre points d’où souffle l’Esprit, je vous salue dans le silence ! Et pas toi le dernier, Ancêtre à
tête de lion. Vous gardez ce lieu forclos à tout rire de femme, à tout sourire qui se fane. Vous
distillez cet air d’éternité où je respire l’air de mes Pères. Masques aux visages sans masque,
dépouillés de toute fossette comme de toute ride... »

Ici se présente l’aspect décrit au point (1) ci - dessus. Le fidèle retrace sa


foi, réaffirme sa confiance en énumérant certains traits, certains pouvoirs
des Masques des Ancêtres : « Vous gardez ce lieu forclos à tout rire de
femme, à tout sourire qui se fane. Vous distillez cet air d’éternité où je
respire l’air de mes Pères ». Le poète sait qu’ils sont présents, qu’ils
l’entendent.
Masques aux visages sans maque : Le masque normalement cache
quelque chose, mais pour le poète, ces visages sont découverts, vrais. Il n’y
a aucune complicité, aucune ambigüité, aucun secret. Visages d’Ancêtres
vieux comme le monde, et pourtant aucune ride, aucune fossette, ô éternelle
jeunesse des dieux.
N’en déplaise aux féministes, le lieu est forclos à tout rire de femme, à
tout sourire qui se fane. Certains lieux étaient défendus aux femmes,
d’autres aux hommes, rien de systématique, contrairement à ce système
machinal que les chercheurs européens ont toujours hâte de mettre en place
pour rejoindre leur chaire d’université.
Ici je penserai plutôt pour la sensibilité légère, éphémère, à la sensualité
qui, pour le poète-homme est naturellement rattaché à la nature de la femme
et uniquement pour l’instant du poème. Sa culture est parmi celles qui
parlent de « père-femme » et sur laquelle, pour réellement cerner le rôle de
la femme, il faut plus de bagages que les analyses et décisions hâtives qui
font les à la une de nos jours. La science se veut descriptive, ce qui est tout
à fait le contraire lorsque le chercheur, à cause de la tendance moderne du
féminisme, se met debout et, comme une personne allant faire des emplettes
au marché se prémunit du récipient approprié, conclusion toute faite avant
que le premier pas ait été pris. Mais revenons au poème.

« [Masques] qui avez composé ce portrait, ce visage mien penché sur l’autel de papier blanc, à
votre image écoutez-moi »

Dans « Une saison au Congo » André Gide écrit : « La vraie foi n’est
possible que sur la terre où les hommes se font dieux et les, dieux se font
hommes ». Et c’est cette rencontre qui se produit : Le mortel vient aux
pieds des Ancêtres. La rencontre entre mortels et immortels ne peut se faire
que lorsqu’un des côtés flanche, se penche vers l’autre. Et vous conviendrez
certes que plus facile pour un dieu de se courber vers l’homme que le sens
inverse. Les ancêtres composent donc un visage, reprennent le visage du
poète qui est penché sur l’autel de papier blanc et le poète les prie de bien
vouloir l’écouter. Ici il y a une transition rapide entre le point (2) et le point
(3) cités ci-dessus, nommément le « moi » affirmé, la rencontre, et le
déploiement des plaidoiries : le « visage composé » et « à votre image,
écoutez-moi ! »

« Voici que meurt l’Afrique des empires - c’est l’agonie d’une princesse pitoyable et aussi
l’Europe à qui nous sommes liés par le nombril. »

L’Afrique, c’est le royaume des Ancêtres, lègue laissé entre les mains de
la génération actuelle et, partant du poète, comme la famille actuelle est
après tout celle des Pangools qui lui doivent protection. Et si le poète est
venu à leurs pieds, c’est pour déplier ses soucis :
1) L’Afrique des empire meurt - c’est l’agonie d’une princesse pitoyable.
Ayant tué leur royauté, les Français ne pouvaient pratiquement pas
accepter le maintien des monarchies au sein de leurs colonies,
contrairement aux Anglais. Les grands empires africains disparaissaient
donc petit à petit, ne gardant plus qu’un rôle symbolique là où ils
étaient encore permis.
2) L’Europe à qui nous sommes liés par le nombril, qui était espoir,
guide, protectrice, cette Europe qui était venue nous coloniser et dont
les fils se présentaient presque comme des dieux à nos yeux, elle aussi
se meurt. Ici le poète traduit un drame qui, en quelque sorte
unidimensionnel pour les Européens, s’avéraient multidimensionnel
pour les Africains : c’est la cas d’un enfant qui voit son père, son dieu,
abattu subitement sous ses yeux. Pour le père, c’est d’être abattu, pour
le fils, c’est l’abattement d’un dieu. Que ressent le valet, l’esclave
lorsque son maître tombe, esclave et valet, dans les mains d’un autre
maître ? Réjouissance peut-être, anxiété surtout, surtout lorsque l’autre
maître futur maître possible parlait de « Schwarze Schande ».
« Fixez vos yeux immuables sur vos enfants que l’on commande qui donnent leur vie comme le
pauvre son dernier vêtement. Que nous répondions présent à la renaissance du Monde Ainsi le
levain qui est nécessaire à la farine blanche »

Cette strophe recouvre la prière concrète, le vrai sujet qui préoccupe le


sacrificateur venu verser ses offrandes de prières : fixez vos yeux
immuables, regardez vos fils que l’on commande, qui ne sont d’emblée que
des esclaves du Nord au Sud et de l’est à l’Ouest, regardez ces tirailleurs
qui, après avoir perdu toute leur dignité au sein de leurs empires qui se
meurent, donnent maintenant, dans la bataille de cette Europe divisée, leur
vie comme le pauvre son dernier vêtement.
Mais 1945, c’est aussi le commencement d’un nouvel ordre mondial. Les
opprimés ont vu les maîtres opprimés à leur tour. Les colonisés ont vu à leur
tour la terre des conquérants conquises et ceux qui devaient passer par
l’arrière sans dignité des bus, ceux qui mouraient dans les kraals, ceux qui
considéraient les occupants comme des dieux ont été à leur côté, les ont vus
se vider de leur sang, se lamenter ; ils ont fraternisé et, dans certaines
situations se sont certainement engagés dans des actions où les dieux ont
reculé. Il y a donc l’espoir, la confiance, la conviction que ces enfants que
l’on commande ont désormais la possibilité, la capacité de répondre
présents à la renaissance du Monde.
S’il n’y avait pas eu la Deuxième Guerre mondiale, si les Africains n’y
avaient pas pris part, si elle n’avait pas passé par l’occupation de pays
comme la France, la fin de la colonisation aurait certainement connu un
autre parcours. Pour des gens conscients et consciencieux comme Senghor,
l’entrevue de cette décolonisation n’était toutefois pas pure jubilation,
comme l’arrivée du bébé est mélangée d’affres de mort.
De cette expérience, les dirigeants africains pourraient toutefois entamer
la décolonisation psychologique de nos peuples : Pour la première fois,
avec le tsunami qui a frappé les pays riverains de l’Océan Pacifique, des
gestes sont partis de pays africains pour venir en aide à d’autres pays.
Jusqu’ici nous nous recroquevillions dans notre médiocrité de sous-
développés, demandant toujours une aide humanitaire et n’intervenant
jamais, comme si nous ne faisions pas partie des « humains » du « Globe
Bleu ».
Si la France ou l’Allemagne ou les États-Unis interviennent avec des
aides, ce n’est nullement parce qu’il n’y a pas de mendiants en France ou
aux États-Unis, ce n’est pas parce qu’il n’y a jamais ou qu’il n’y aura
jamais de déficit budgétaire chez eux : c’est une question d’image, de geste,
de principe.
Revenu au Sénégal juste pendant la catastrophe qui frappait le Kosovo,
nous avions dressé un plan d’intervention humanitaire à travers des
évènements se déroulant sur une semaine, un programme très bien détaillé,
que nous avions soumis à un conseiller du président Abdou Diouf. Il fut très
enthousiasmé, mais la proposition fut noyée par certains de l’équipe et ne
vit jamais le jour, certainement n’étant jamais venu jusqu’à la table du
Président. C’est que, comme l’expérience de la Deuxième Guerre mondiale
au sein des nègres, nous pensons que lorsque les écoliers africains vont
commencer à donner une pièce de cinq francs pour venir symboliquement
en aide à d’autres races, la médiocrité ancrée dans les esprits qui veut que
l’on soit la main tendue du Monde, -politique bailleur de fonds qui semble
être la seule vision de nos dirigeants, ce jour-là, vous dis-je, beaucoup de
choses auront changé dans notre vision du monde. Un geste est un geste. Si
la quantité est importante, c’est la qualité qui prime : je préfère certes cent
mille francs de très bon cœur et sans intérêts autre que l’humain à des
milliards de dollars et des canons à ma porte comme condition.

« Car qui apprendrait le rythme au monde défunt des machines et des canons ? Qui pousserait le
cri de joie pour réveiller morts et orphelins à l’aurore ? Dites, qui rendrait la mémoire de vie à
l’homme aux espoirs éventrés ? »

Pour comprendre le sentiment profond de Senghor, son goût marqué pour


la culture, son penchant qui laisse à croire qu’il opte pour une prévalence du
tama sur les maths, il faut remonter jusqu’à sa grande déception qui découle
de la guerre. Ceux qui se sont frottés à la philosophie de la science et qui
savent de quoi elle tourne comprendront facilement Senghor. Africain,
colonisé et éberlué par toute la force des Blancs en matière technologique, il
se réveille à l’amère réalité que le fruit ultime de l’esprit est un produit de
destruction.
Il se réveille comme l’enfant aux mains de Kouss et pose le regard sur un
monde défunt, un monde de machines et de canons où la barbarie de
l’homme est pire que tout ce que son esprit pouvait imaginer.
Il se demande si le monde a réellement besoin de ces machines. Au
moins pas cette Europe déchirée, pas cette Europe qui a soufflé sur la
flamme des empires d’Afrique pour lui donner ces canons qui vomissent le
feu et la mort.
Dans ce drame double pour le poète, si ce ne sont les Africains qui
gardent encore une certaine valeur de la vie, si ce ne sont les Africains qui
n’ont pas encore franchi la ligne d’innocence, d’humanité brisée par les
canons et les machines, qui sera l’espoir ? Qui est-ce qui poussera le cri de
joie ? Qui, au sein de la maison Monde s’occupera des orphelins et leur
redonnera l’espoir, la joie de vivre ?
A la fin de la guerre, avec Dachau et Auschwitz, les villes européennes
foudroyées par les forteresses volantes, les veuves et les orphelins qui se
comptent à l’infini, à cette Europe dont les espoirs sont éventrés, disons-
nous, qui est-ce qui va leur rappeler la joie de vivre, la vie, si les Africains
encore innocents parce que n’ayant pas pris part à la construction des
gadgets de destructions, eux qui savent aller jusqu’aux transes au rythme
des tam-tams ?
Ici, Senghor n’est pas loin du remords d’Oppenheimer après Hiroshima et
Nagasaki. Pour le Poète, si le fruit ultime de l’esprit doit se résumer aux
crachats de boulets, si la technique d’emblée n’apporte à ce monde que les
charniers qui longent l’Europe, il faut réellement s’accouder aux tam-tams.

« Ils nous disent les hommes du coton du café de l’huile. Ils nous disent les hommes de la
mort... »

Il reconnaît les définitions péjoratives, il reconnaît la vision du monde


vis-à-vis de son peuple, la race noire, les descriptions qui longent certaines
grandes lignes : le rythme dans le sang ; les esclaves qui doivent produire
de l’huile et du coton, ceux qui sont noirs comme la mort, la race maudite,
les descendants de Cham. Et il répond, corrige :

« Nous sommes les hommes de la danse, dont les pieds reprennent vigueur en frappant le sol
dur. »

Nous sommes justement cette humanité que n’a plus l’Europe des
canons, l’Europe défunte des machines, l’Europe qui est réellement au
sortir de 1945, la terre de la mort, la terre des hommes de la mort avec ses
charniers, son Verdun, son Hiroshima, Nagasaki, Pearl Harbour, Cherbourg,
Auschwitz, Dachau, Leningrad, le lac Ladoga, l’Afrique du Nord et les
eaux aux alentours de Dakar132...
XIV. LE TOTEM
« Il me faut le cacher au plus intime de mes veines l’Ancêtre à la peau d’orage sillonnée d’éclairs
et de foudre, mon animal gardien il me faut le cacher, que je ne rompe le barrage des scandales. »

Les poèmes qui composent « Chants d’ombre » présentent un Senghor


dans la force de son africanité, très proches des valeurs fondamentales de
son royaume d’enfance. Il est en contact permanent avec les Ancêtres, qui
ne sont autres que les Pangools, les Bois ou Serpent Sacré. L’enfant de
Ngasobil va revenir plus tard, comme dans « Nocturnes » où la sensibilité, à
travers les expressions, se fait on ne peut plus européenne, la mélancolie, le
regret des jours lointains de son enfance, son royaume d’enfance percent
comme un lointain souvenir auquel il va aspirer toute sa vie. « Retour de
l’Enfant Prodigue » est un vrai pèlerinage durant lequel le poète va refaire
tous les recoins du royaume d’enfance : de Djilor à Joal en passant par
Fa’oye et Mbissel.
Senghor a gardé cette présence longtemps, très longtemps, pour ne dire
toujours, le contact avec les Ancêtres, comme ce totem qu’il est convaincu
de devoir cacher pour ne pas causer un scandale - en tant que catholique ou
en tant que « civilisé » ? Les deux ne sont pas forcément pareils. Faire un
scandale en tant que catholique n’est pas moins grave, mais, à la dimension
d’un scandale et au risque d’être interné quelque part en France dans un
asile d’aliénés serait certainement de dire à ses collègues que son Ancêtre
est actuellement quelque part dans son armoire, qu’il le voit et parle avec
lui.

« Il est mon sang fidèle qui requiert fidélité, protégeant mon orgueil nu contre moi-même et la
superbe des races heureuses... »

Mais c’est une réalité indéniable : c’est son sang fidèle qui requiert
fidélité, qui requiert qu’il le garde, le maintienne et lui rappelle ses valeurs
profondes, le protège contre lui-même en le faisant revenir sur le droit
chemin comme le berger et la brebis. Il le ramène sur le droit chemin
lorsque le mirage des races heureuses est sur le point de l’aveugler, de lui
faire oublier ses valeurs intrinsèques.
XV. NDESSE OU « BLUES »
« Ndesse » est une substantivisation senghorienne du verbe « dess »
venant du wolof et signifie : manque, dette, un dû. Par déduction, on peut
obtenir : absence de quelque chose ou de quelqu’un dans la vie, d’où
tristesse et solitude.
C’est un titre que Senghor a utilisé deux fois :
1) Dans ce poème, où il s’agit surtout d’une solitude poignante à cause
d’une certaine absence.
2) Une deuxième fois où il décrit ses remords à cause d’une dette qu’il
porte envers sa mère et sur laquelle nous reviendrons à temps opportun.

« Le Printemps charriait des glaçons sur tous mes torrents débandés, ma jeune sève jaillissait aux
premières caresses sur l’écorce tendre. »
Le printemps, à l’extrême nord marque le départ des glaces, le dégel,
l’arrivée d’une nouvelle vie : les ruisseaux murmurent dans les ravins, les
feuilles, d’un jaune pâle et tendre commencent à apparaître pour couvrir les
arbres qui, pendant des mois, semblaient être frappés par une malédiction
de cendre. Les cœurs se font plus tendres comme fondus par les premiers
rayons solaires : ils sont plus sensibles, plus humains.
Et c’est juste durant cette période d’espoir de renouveau que le poète va
vivre une solitude qui sera plus accentuée par le contraste. Cette solitude va
durer jusqu’au mois de juillet.

« Voilà cependant qu’au cœur de Juillet, je suis plus aveugle qu’Hiver au pôle. Mes ailes battent et
se blessent aux barreaux du ciel bas. Nul rayon ne traverse cette voûte sourde de mon ennui. »

Ici encore, un autre contraste. Juillet qui est d’habitude le mois le plus
ensoleillé, et le poète appose une obscurité, cette même obscurité hivernale
du pole où le soleil ne se lève jamais. Il est cerné par une obscurité, une
solitude, il cherche, tâtonne comme un aveugle. Mais que cherche-t-il ?
Bien sûr un amour. Il essaie de s’élever mais se retrouve, comme
l’albatros de Baudelaire, les ailes raclant les barreaux d’un ciel impassible.
Il ne trouve pas de code magique ; il n’arrive pas à s’identifier pour enfin
entrer dans cette présence.

« Quels signes retrouver ? Quelle clef de coups frapper ? Et comment atteindre le dieu aux
javelines lointaines ? Été royal du Sud là-bas, tu arriveras oui trop tard en un septembre
agonisant ! Dans quel livre trouver la ferveur de ta réverbération ? Et sur les pages de quel livre,
de quelles lèvres impossibles ton amour délirant ? »

Il attend l’été, la ferveur du soleil et de la lumière, le sommeil culminant,


la rencontre. Mais « l’été » attendu » se trouve loin, très loin au Sud, et
n’arrivera qu’en septembre, le début de l’automne qui, a son tour marque la
ligne où la mort va replonger dans la trajectoire, cet hiver qui tuera tout et
figera encore les élans de ruisseau, les élans de sa sève jeune, de ses espoirs.

« Me lasse mon impatiente attente. Oh ! le bruit de la pluie sur les feuilles monotones ! Joue-moi
la seule « Solitude, Duke, que je pleure jusqu’au sommeil »

La pluie arrive, masseuse, consolatrice, contre les feuilles d’automne.


C’est le temps de se reposer, de poser la tête sur l’oreiller de la solitude,
résigné, bercé par « Solitude » de Duke Ellington, bercé par la solitude,
l’absence.
XVI. LA MORT
En interprétant un poème, on se retrouve très souvent dans une impasse à
travers laquelle on cherche désespérément à retrouver l’écrivain pour le
situer physiquement afin de pouvoir mieux le comprendre, entrer dans ses
états d’âme. Au moment où il écrivait ce poème, le poète était-il malade, se
trouvait-il confronté à un évènement qui l’aurait mené au bout de la vie, ou
est-ce dans un rêve ou par une pure méditation qu’il s’est promené sur ce
mince pont de douceur qui relie la vie et la mort ? Un journaliste se sentirait
encore plus contraint que nous. Peu importe le motif, nous pouvons
facilement entrer et épouser l’état d’âme de Senghor.

« Tu m’as assailli encore cette nuit, cette nuit sans clair de lune au bord de la mare perfide,
panthère décochée de l’arc d’une branche. Ah ! Le feu de tes griffes dans mes reins et l’angoisse
qui fait crier à minuit jusqu’aux doigts de mes pieds tremblants prisonniers »

Dans une nuit sans clair de lune, le poète est confronté à la réalité de la
mort. Au bord de la mare perfide, il va sentir « La force de l’homme, lourd
les pieds dans le potopoto »133
La confrontation avec la mort ramène toujours Senghor vers la mare, le
potopoto, dans des eaux fétides qui rappellent la putréfaction. C’est que
dans le royaume d’enfance, la mort se faisait plus fréquente à travers toutes
les épidémies intervenant pendant la saison des pluies.
Nul n’est impassible devant la mort, cette panthère qui, décrochée de la
branche, maintenant enfonce ses griffes dans les reins du poète, le fait crier
de douleur, et il tremble jusqu’aux doigts des pieds tremblants, ces pieds
subitement prisonniers, ces pieds qui devaient pourtant le porter vers la
course, vers la fuite pour échapper.

« O Mort jamais familière, trois fois visiteuse, je me rappelle ma course après la vie comme après
un lourd fruit qui roule sous un rônier l’enfant - un second régime soudain sur le dos l’aplatit au
sol »

La mort n’est jamais familière. Personne ne s’y habitue, et pour cause !


Elle ne vient qu’une fois, une seule fois pour chaque individu. La prise de
conscience de Senghor est biblique : il s’était élancé à la poursuite de la vie
— à la poursuite des choses terrestres ? Dans la force de l’âge, avec la vie
transpirant une santé de fer, la mort frappe rarement à la porte de la
conscience.
Senghor redescend dans son Sine natal pour revenir avec une image très
forte : A côté des maisons il y a des rôniers. Lorsque les enfants entendent
un fruit « rof », tomber, ils se ruent vers l’arbre et le premier venu est bien
sûr le bienheureux propriétaire.
Mais l’enfant n’a pas pensé à la possibilité d’un autre fruit pouvant venir
juste au moment où il jubilait, célébrait sa victoire. Le poète, à la poursuite
de ce fruit, éberlué par sa victoire, sa force, n’a pas calculé cette éventualité.

« Mort redoutable, qui fait fuir plus vite que le guerrier sept fois autour de la Ville aux sept portes,
vois-moi dans la force de l’âge et du désir et du vouloir quand voici déjà l’hiver, les pluies
rhumatismes et tes griffes profondes. N’as-tu pas senti la force de mes reins, de mon vouloir
musculeux ? Je sais que l’Hiver s’illuminera d’un long jour printanier que l’odeur de la terre
montera m’enivrer plus fort que le parfum des fleurs, que la Terre tendra ses seins durs pour
frémir sous les caresses du Vainqueur »

Le poète a encore une fois une prémonition : avant ce jour, avant cette
rencontre, il a beaucoup de choses à faire et si il se soucie de la Mort, c’est
uniquement dans la peur de la rencontrer sans avoir accompli certaines
tâches qu’il s’est fixées, parmi lesquelles celle d’ambassadeur de son
Peuple qui doit rebondir comme l’Annonciateur, manifester l’Afrique Mère.
Le poète discute, marchande avec la mort et pose certaines valeurs dignes
de considération avant le verdict. Il lui faut un sursis, nous avons failli dire
un sursaut : La force de l’âge, du désir et du vouloir musclés. Il sait très
bien que ce n’est qu’un sursaut, que le Soleil de la mort brillera bien un
jour, que l’Hiver s’illuminera d’un long jour printanier, qu’il sera dans la
tombe, la terre l’enivrant plus fort que le parfum des fleurs...
Mais cette rencontre n’est pas douloureuse en elle-même. Senghor la
prévoit comme une première nuit de noces, la rencontre avec l’épouse dont
les seins durs frémissent sous ses caresses. Ici il faut se méfier de la
chronologie.

« La rencontre avec la mort : « L’hiver s’illuminera d’un long jour printanier, que l’odeur de la
terre montera m’enivrer plus fort que le parfum des fleurs, que la terre tendra ses seins durs pour
frémir sous les caresses du Vainqueur. »
1) La période intermédiaire avant cette rencontre : « Je bondirai comme
l’Annonciateur, que je manifesterai l’Afrique comme le sculpteur de
masques au regard intense. »
2) Au bout de cette période, retour à la rencontre avec la mort : « Le
retour de la femme au visage noir et tête fauve qui partit sans un mot
ébauché ni d’elle ni de moi un jour d’hiver lumineux en Ile-de-France »

« Que je bondirai comme l’Annonciateur, que je manifesterai l’Afrique comme le sculpteur de


masques au regard intense. Que reviendra sur l’herbe, mêlant sa voix grave au chœur de l’aube la
femme visage noir et tête de fauve, qui partit sans un mot ébauché ni d’elle ni de moi un jour
d’hiver lumineux en Ile-de-France. »

Cette femme partie sans un mot ébaucher est bidimensionnelle. Cela peut
être la mort elle-même, mais je ne sais pourquoi je ne peux ne pas penser à
Yandé Codou Sène. Elle-même raconte avoir rencontré Senghor à deux
points culminants au cours de sa vie : pendant sa campagne électorale
« petite fille à qui il demanda de l’eau d’une façon énigmatique et qui va
devenir sa griotte, petite fille qui comprit et se versa sur la tête le reste de ce
que Senghor avait bu comme une eau bénite, petite fille qui va accueillir sa
dépouille « royale » sous les rampes d’un avion durant une soirée
d’octobre. Trop de prémonition qui tombent juste ?
XVII. LIBÉRATION
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, Senghor est fait
prisonnier, comme des milliers de tirailleurs et enfermés dans environ 22
stalags à travers le territoire français. S’il sort vivant, comme pour toute
personne, de cette guerre, c’est réellement un miraculé.

« Les torrents de mon sang sifflaient le long des berges de ma cellule, C’était pendant des nuits et
des jours plus solitaires que la nuit »

Seul dans sa cellule calme, si calme et la nervosité qui monte comme


celle d’un fauve en cage et la solitude, des jours entiers où on n’a de
compagnons que son ombre.

« Sous les coups de bélier, tenaces étaient les digues et les murs d’un poids perfide, J’étais là, me
cognant la tête comme le désespoir d’un enfant nerveux, »
L’épaisseur des murs de la prison qui résiste à ses tentatives. Têtu, voilà
le prisonnier qui se cogne la tête comme un enfant qui boude. Mais il sait
que tout effort est vain. Alors il va adopter une autre stratégie :

« J’ai dit paix à mon âme sur un signe de l’Ange mon guide mais quelle lutte sans masseur, dont
j’ai tout le corps moulu ! Avec une patience paysanne, j’ai travaillé à la lime des dix-sept heures
d’été quand il faut serrer la récolte et que menace le temps grondant »

C’est la stratégie du jeune Senghor paysan qui va l’emporter, cette


patience paysanne au fil des longs jours, lorsqu’il faut déployer tous les
efforts avant que n’arrivent les premières pluies qui détruiraient tout le
reste. L’essentiel est de ne pas perdre ce que l’on a déjà. C’est une période
particulière en pays sérère et le travail auquel s’adonne Senghor doit aboutir
sinon arrive ce que l’on nomme « njangir », retard sur les travaux
champêtres avant la tombée de la première pluie. Résigné, couvert de cette
patience, le prisonnier ne compte plus :

« L’autre matin - j’ai perdu la mémoire des jours et des sous-préfectures - j’ai senti sur ma joue le
lait frais de la vérité »

Et voilà que la patience paye : au lieu des coups de béliers qui auraient
été vains sans pour autant le faire sortir de prison, la patience a aidé et
lorsque la liberté sera venue, ce sera juste comme une surprise.

« Il faisait encore nuit dehors, et pas une étoile à la ferme la plus perdue. Me baignaient l’aube
peu à peu et le vert tendre du gazon mouillé d’une douceur point menteuse. »

Pas une étoile à la ferme la plus perdue : juxtaposition : absence d’étoile


dans les recoins du ciel, mais aussi de lumière dans les fermes où les
paysans sont reconnus pour être des « lève-tôt »

« Levant mon regard au-delà du soleil, à l’Est je vis poindre les étoiles et entendis le cantique de
paix. »

Juxtaposition : les étoiles c’est certainement aussi les bougies que porte la
foule en procession célébrant la liberté.
« Et libéré de ma prison, je regrettais déjà le pain bis et le bas flanc des insomnies. »

L’habitude est une seconde nature. La patience adoptée a permis au


prisonnier de s’adapter, de trouver un train de vie qu’il regrette déjà dès les
premières minutes de liberté : le pain bis et le lit dur de la prison qui lui
donnait des insomnies.
XVIII. QUE M’ACCOMPAGNENT KORAS ET BALAFONG
Strophe I
« Au détour du chemin la rivière, bleue par les prés frais de Septembre. Un paradis que garde des
fièvres une enfant aux yeux clairs comme deux épées, paradis mon enfance africaine, qui gardait
l’innocence de l’Europe. »

Le poète, déjà au cœur de l’Europe, va faire un pèlerinage de la mémoire,


redescendre vers son royaume d’enfance, mais pas à n’importe quelle
époque : il lui faut replonger dans les méandres de l’enfance, sous les
vagues de l’innocence. Le choix est kaléidoscopique, au cœur de septembre
avec la verdure alentour, la rivière gavée d’eau de pluie et les prés frais :
c’est un paradis étale, clair comme les yeux d’une enfant qui vient de sortir
de la fièvre, ce paradis, c’est bien son enfance africaine, son enfance qui est
le seul coffre où il peut encore découvrir une innocence de l’Europe.
Mais pourquoi « garder l’innocence de l’Europe ? » Ce trait revient
souvent et n’est compréhensible que si on regarde profondément dans la
conception de Senghor.
Par nature, l’Afrique n’est pas hostile à l’étranger : c’est quelqu’un qu’il
faut recevoir avec beaucoup d’égards. Il y a d’ailleurs trois lois qui
régissent ce que l’on ne peut refuser à l’étranger qui arrive dans un village,
et ces trois éléments peuvent aider à comprendre l’attitude sérère envers
l’étranger :
1) Le fait de creuser un puits où bon lui semble
2) Planter un arbre où bon lui semble
3) Creuser une tombe pour enterrer un parent.

La déception du jeune Senghor en prenant contact avec les Européens est


certes égale à l’égard, l’admiration, qu’il avait secrètement développée
envers eux. Il le dit par la bouche de Chaka : « Je n’ai pas haï les Roses-
d’oreilles. Nous les avons reçus comme des messagers des dieux, avec des
paroles plaisantes et des boissons exquises »134.
Ce sentiment, il ne l’a pas toutefois perdu : il le garde quelque part dans
un recoin de sa jeunesse, comme un trésor dans un coffre et, dans les
moments difficiles, il peut toujours revenir vers ce coffre et trouver ainsi
quelques miettes de cette innocence qui lui permettent de pardonner à la
Personne Première. Mais cette époque est bien lointaine :

« Quels mois alors ? Quelle année ? Je me rappelle sa douceur fuyante au crépuscule, Que
mouraient au loin les hommes comme aujourd’hui, que fraîche était, comme un limon, l’ombre
des tamariniers. »

Au lendemain de la Première Guerre mondiale, le jeune Senghor a


justement huit ans, et 12 quand elle touchera à sa fin. L’on ne mesure pas
souvent l’impact de ses deux évènements en pensant aux enfants africains :
après tout, la Guerre c’était sur le continent européen ! Non, elle était une
guerre « mondiale » et le jeune Senghor avait été marqué d’une façon ou
d’une autre, par cette guerre : « Je me rappelle sa douceur fuyante au
crépuscule... » C’est la douceur du paradis, son enfance africaine. Pendant
le crépuscule, normalement tout s’assoupit, la fraîcheur se fait plus sentir.
Mais ici, Senghor sentait que le paradis était à son crépuscule, qu’il fuyait,
se défaisait lentement : « [Je me rappelle]... que mouraient au loin les
hommes (Première Guerre mondiale) comme aujourd’hui (nous sommes en
1939, temps de la deuxième guerre mondiale), que fraîche était comme un
limon, l’ombre des tamariniers. »

« Reposoirs opposés au bord de la plaine dure salée, de la grande voie étincelante des Esprits,
enclos méridiens du côté des tombes ! »

L’ombre fraîche comme un limon des tamariniers va lui rappeler une


autre réalité : l’existence, le monde des esprits : le tamarinier est l’arbre élu
où aiment se reposer les esprits, lorsque le soleil est au zénith, à cause
justement de la fraîcheur de son ombre. Et qui parle d’esprits, parle de
morts, de tombes. Ici il y a deux mondes des esprits :
1) La plaine dure salée, ces tanns, grande voie étincelante des Esprits :
l’étincellement est double : à midi les cristaux de sel brillent sous le
soleil, mais il y a aussi le feu follet des Esprits
2) L’enclos méridien, la clôture du cimetière.

« Et toi Fontaine de Kam-Dyamé, quand à midi je buvais ton eau mystique au creux de mes
mains, entouré de mes compagnons lisses et nus et parés des fleurs de la brousse ! »

La fontaine de Kam-Dyamé, en sérère Gamb Diamé, c’est-à-dire le puits


de Diamé, est en réalité un ancien puits dont l’évasement maintient encore
de l’eau, aux abords de Djilor. C’est vers des endroits pareils que l’on mène
les bêtes pour les faire boire pendant la journée, places qu’aiment aussi les
esprits, lorsque le soleil est trop chaud pour que des humains viennent s’y
aventurer.
Le jeune Sédar s’y abreuvait aux creux de ses mains son eau mystique,
entouré de ses compagnons lisses et nus et parés des fleurs de la brousse.
C’est à ces rencontres qu’il fait référence en disant dans « Comme les
lamantins vont boire à la source » : « J’ai vécu jadis, avec les bergers et
paysans. Mon père me battait, souvent, le soir, me reprochant mes
vagabondages et il finit, pour me punir et me « dresser », par m’envoyer à
l’École des Blancs, au grand désespoir de ma mère, qui vitupérait qu’à sept
ans, c’était trop tôt. J’ai donc vécu en ce royaume, vu de mes yeux, de mes
oreilles entendu les êtres fabuleux par-delà les choses : les Kouss dans les
tamariniers, les Crocodiles, gardiens des fontaines, les Lamantins, qui
chantaient dans la rivière, les Morts du village et les Ancêtres, qui me
parlaient, m’initiant aux vérités alternées de la nuit et du midi. Il m’a donc
suffi de nommer les choses, les éléments de mon univers enfantin pour
prophétiser la Cité de demain, qui renaîtra des cendres de l’ancienne, ce
qui est la mission du Poète ».

« La flûte du pâtre modulait la lenteur des troupeaux et quand sur son ombre elle se taisait,
résonnait le tam-tam des tanns obsédés qui rythmait la théorie en fête des Morts. »

« Les vérités alternées de la nuit et du midi ». Le troupeau qui redescend


vers les hameaux et accompagnant sa marche lasse, la flûte du pâtre qui ne
doit pas aller jusqu’à la nuit. Lorsque l’ombre n’existe plus, la flûte cesse et
voilà que se lève un autre monde : celui des esprits habillé de feu follet,
muni de rythmes lancinant le long des tanns obsédés et les Morts déjà morts
ou les morts-qui-doivent-partir, se préparent pour la danse nocturne

« Des tirailleurs jetaient leurs chéchias dans le cercle avec des cris aphones, et dansaient en
flammes hautes mes sœurs Téning-Ndyaré et Tyagoum-Ndyaré, plus claires maintenant que le
cuivre d’outremer. »

Les tirailleurs morts pendant la guerre sont-là, comme sont présentes les
sœurs jumelles du poète reparties à bas âge - pour Sangamar ?
Parmi les milliers des feux follets, elles vont à leur tour s’élancer dans le
cercle, légère comme une haute flamme, ces sœurs Téning et Tyagoum qui
sont plus claires maintenant que le cuivre d’outre-mer.
Strophe II
« Fontaines plus tard, à l’ombre étroite des Muses Latines que l’on proclamait mes anges
protecteurs »

Senghor vient de nous donner, à la strophe précédente, la richesse de son


terroir, surtout en matière de croyance. Il nous a dressé un tableau de
l’alternance des mondes, le périple de la transcendance où les vivants
communiquent avec les morts, les morts communiquent avec les morts,
bref, un monde qui n’est possible que dans une vision cyclique de
l’Univers, un bracelet, une bague à partir de laquelle, une fois l’œuvre finie,
on ne peut plus déterminer le commencement et la fin, comme l’énigme qui
demande : « Qui est apparu le premier ? L’œuf ou la poule ? » Le Sérère,
il faut le dire en passant, est monothéiste : Roog, le Dieu suprême est
unique et au-dessus de tout, comme Yahvé. Les Anciens, Ancêtres, Esprits,
dont Senghor parle à travers ces poèmes ont en réalité la même fonction que
les anges dans la hiérarchie chrétienne.
Je me rappelle tout jeune, que nous nous rendions à la prière du soir à
l’église catholique de notre village. Nos parents nous donnaient des
amulettes pour notre protection contre toute une gamme de choses néfastes,
dont les esprits. Sur le chemin, de nuit, tout était possible. Alors il fallait
mettre ces gris-gris. Mais de l’autre côté, on nous disait que l’entrée de
l’église pouvait les détruire. Alors nous trouvâmes un compromis : porter
les gris sur le chemin puis, les enlever et les cacher quelque part avant
d’entrer à l’église. Après la prière, nous faisions comme si nous allions
satisfaire un besoin naturel et allions, chacun de son côté, reprendre les gris-
gris pour regagner la protection sur le chemin de retour. Assimiler sans être
assimilé ?
C’est en réalité ce que fera Senghor, en quelque sorte, dans la strophe
suivante, en rejoignant la Fontaine-des-Éléphants.

« Puits de pierre, Ngasobil ! Vous n’apaisâtes pas mes soifs. Mais après les pistaches grillées et
salées, après l’ivresse des Vêpres et de midi, je me réfugiais vers toi, Fontaine-des-Éléphants à la
bonne eau balbutiante, vers vous, mes Anciens, aux yeux graves qui approfondissent toutes
choses. »

Venu à Ngasobil, en sérère Puits-de-pierre, déjà émerveillé par l’entretien


avec les Ancêtres et les Kouss (cf. 18.1.4, Comme les lamantins vont boire
à la source), l’enfant n’est certainement pas, côté spirituel, impressionné
par ces statues, ces muses latines « à l’ombre étroite », en comparaison avec
celle des tamariniers, des baobabs séculaires qui sont l’abri des Esprits.
Elles n’ont pas apaisé sa soif spirituelle : elles ne parlent pas avec lui, ont
d’habitude les yeux fermés, ce qui, pour l’artiste européen peut traduire la
méditation, le mystère, le recueillement, mais contrairement pas pour le
jeune Sédar, raison pour laquelle il dira plus loin, en parlant des Anciens :
« ... Vers vous, mes Anciens, aux yeux graves qui appondissent toutes
choses. »

« Et me guidait par épines et signes Verdun oui Verdun, le chien qui gardait l’innocence de
l’Europe. »

Le jeune Sédar a un compagnon : un chien du nom si énigmatique de


Verdun, Verdun qui, durant la Seconde Guerre mondiale verra s’amasser
des tombes à l’infini. Senghor juxtapose le nom de ce chien, sa gentillesse,
sa compréhension et des signes donnés auxquels il se réfère comme avec le
regret de ne pas les avoir su interpréter (futur Verdun des tombes infinies).
L’innocence, encore une fois de l’Europe, cette innocence en lambeaux
dans la mémoire, le cœur de l’enfant est, à travers ses poèmes, gardée par-ci
par-là par de petites choses, de petites secousses, comme un écho dans la fin
de sa course. Ici, c’est le chien, dans son innocence, qui préserve cet écho.
Pourquoi justement le chien ? Un sentiment personnel veut que l’on aille
chercher à travers deux points :
1) La gentillesse, comme déjà avancée
2) Son ouverture d’esprit : Verdun, après tout, appartient certainement
aux maîtres de Ngasobil, aux prêtres catholiques qui, s’ils savaient où
se rendait le jeune Sédar, lui auraient certainement infligé une punition.
Donc le chien est réellement le symbole de l’avancement spirituel et
intellectuel du moment où il « peut » appartenir aux prêtres, et, partant
à l’église, et être complice du jeune sérère dans ses rendez-vous avec
les Anciens. C’est cette Europe à la vision étroite, à la main dure, qui a
le plus déçu le jeune Sédar.

Ceci n’est pas « aller chercher trop loin », si l’on se réfère aux passages
de la strophe IV de Prière de Paix, dans « Hosties Noires » : « ...Je vous
salue d’un cœur catholique. Ah ! Je sais bien que plus d’un de Tes
messagers a traqué mes prêtres comme gibier et fait un grand carnage
d’images pieuses. Et pourtant on n’aurait pu s’arranger, car elles furent,
ces images, de la terre à Ton ciel l’échelle de Jacob, la lampe au beurre
clair qui permet d’attendre l’aube, les étoiles qui préfigurent le soleil. Je
sais que nombre de Tes missionnaires ont béni les armes de la violence et
pactisé avec l’or des banquiers. Mais il faut qu’ily ait des traîtres et des
imbéciles. »
En lisant Senghor, il est mieux de garder à l’esprit qu’il y a un mince fil
caché qui relie les poèmes. La pensée, si elle semble intermittente, n’est pas
du tout cassée. Elle se profile, se maintient à travers ses poèmes.
Ici le terme « catholique » est repris dans sa propre étymologie :
l’universel, un cœur universel, qui sait accueillir chaque participant tel qu’il
est, avec toutes ses particularités, ce qui fait exactement d’un cœur un
« catholique », comme le sérère l’est par nature.

« De tes rires de tes jeux de tes chansons, de tes fables qu’effeuille ma mémoire, je ne garde que
le curé noir dansant et sautant comme le Psalmiste devant l’Arche de Dieu comme l’Ancêtre à la
tête bien jointe au rythme de nos mains : « Ndyaga-bâss ! Ndyaga-rîti ! »

Des années plus tard, exactement entre octobre et décembre 1939 à


Château-Gontier, Sédar fait le bilan et voit qu’il ne garde, qu’il ne veut
préserver aucun souvenir, qu’il ne veut conserver comme référence de
Ngasobil que « le curé noir dansant et sautant comme le Psalmiste devant
l’arche de Dieu ». Et si ce souvenir persiste, c’est que la danse de ce prêtre,
à la manière de l’échelle de Jacob, reliait les deux cultures.
Pour vous faciliter la lecture et la compréhension, nous allons reproduire
le passage biblique relatif à cette échelle : « Jacob partit de Beer-Schéba, et
s’en alla à Gharan. Il arriva dans un lieu où il passa la nuit ; car le soleil
était couché. Il y prit une pierre, dont il fit son chevet et il se coucha dans
ce lieu-là. Il eut un songe. Et voici, une échelle était appuyée sur la terre, et
son sommet touchait au ciel. Et voici, les anges de Dieu montaient et
descendaient par cette échelle. Et voici, l’Éternel se tenait au-dessus
d’elle ; et il dit : Je suis l’Éternel, le Dieu d’Abraham, ton père, et le Dieu
d’Isaac. La terre sur laquelle tu es couché, je la donnerai à toi et à ta
postérité. Ta postérité sera comme la poussière de la terre ; tu t’étendras à
l’occident et à l’orient, au septentrion et au midi et toutes les familles de la
terre seront bénies en toi et en ta postérité. Voici, je suis avec toi, je te
garderai partout où tu iras, et je te ramènerai dans ce pays ; car je ne
t’abandonnerai point, que je n’aie exécuté ce que je t’ai dit.
« Jacob s’éveilla de son sommeil, et il dit : Certainement, l’Eternel est en
ce lieu, et moi je ne le savais pas ! Il eut peur et dit : que ce lieu est
redoutable ! C’est ici la maison de Dieu, c’est ici la porte des cieux ! Et
Jacob se leva de bon matin ; il prit la pierre dont il avait fait son chevet, il
la dressa pour monument, et il versa de l’huile sur son sommet. Il donna à
ce lieu le nom de Béthel ; mais la ville s’appelait auparavant Luz. Jacob fit
un vœu, en disant : Si Dieu est avec moi et me garde pendant ce voyage que
je fais, s’il me donne du pain à manger et des habits pour me vêtir, et si je
retourne en paix à la maison de mon père, alors l’Éternel sera mon Dieu ;
cette pierre que j’ai dressée pour monument sera la maison de Dieu ; et je
te donnerai la dîme de tout ce que tu me donneras. »135
À travers les actes de Jacob, Sédar retrouve la procédure religieuse de son
terroir. Le curé qui danse lui rappelle David dansant devant l’Arche de
l’Éternel qui lui rappelle le grand-père érigé sur le sommet patriarcal mais
qui joint sa tête au chœur effréné des enfants : « Ndiaga Bass, Ndiaga
Rîti »136. C’est vrai, en fin de compte, qu’on « aurait pu s’arranger » !
Strophe III
Ici nous allons vous dresser un diagramme exhaustif des liens de parenté
pour faire comprendre l’expression sœur et sœur de lait. La sœur de lait est
celle à qui nous sommes liés maternellement, celle avec qui nous avons la
même lignée maternelle. Il y a beaucoup de personnes qui demandent
pourquoi les rois du Sine ont des noms de famille différents. La réponse est
simple : c’est la descendance maternelle qui hérite du trône. Ainsi les
enfants du roi n’hériteront jamais du trône, contrairement aux enfants de sa
sœur.
Le diagramme présente plusieurs niveaux, amenant cette particularité du
cousinage à plaisanterie qui n’est pas toujours vue dans toute son envergure.
Elle se situe :
1) De nom de famille à nom de famille : c’est une plaisanterie qui ne
porte que sur le manger, chacun taxant l’autre de gourmandise. Si par
malheur, après un repas l’un d’entre eux oublie son chapeau après avoir
mangé, c’est une vraie scène digne du théâtre Daniel Sorano qui va se
produire.
2) D’ethnie à ethnie : C’est le lien qui lie le Sérère aux Hal Poulars et le
Sérère au Diola : Ici le répertoire de plaisanteries est plus vaste : on se
traite d’esclaves, de gourmandise, de voleurs, de stupidité, etc. Il y en a
parfois qui craquent sous le poids des plaisanteries. Tant pis pour eux,
surtout les toucouleurs, qui sont moins éveillés que les Sérères.
3) De village à village, plaisanterie qui rejoint presque celle du deuxième
point ci-dessus.
4) De cousin à cousin par rapport à la lignée maternelle, avec une
dominance des enfants de l’oncle maternel (frère de la mère) dont les
enfants de la sœur sont les « esclaves ». Un garçon de l’oncle maternel,
lors de son initiation fourbe ses anciens habits (qui appartenaient à son
ancienne vie) au fils de la sœur de leur père. La plaisanterie, en plus de
« l’esclavage » englobe de traiter l’autre « d’épouse » ou de « mari ».
Si le garçon prend femme, la cousine peut de tout temps accuser la
femme d’avoir enlevé son mari et vice-versa.
Pour les cousins de lignée paternelle, le même lien entre frères et sœurs
de même père et de même mère prévaut.
5) La grand-mère ou le grand-père est un lien très important. Ils servent
de lien dans la famille et donnent un endroit pour les petits-enfants qui
en font « un jouet ». À travers eux, les petitsenfants peuvent dire à leur
parent quelque chose qui ne siérait pas en d’autres circonstances à
cause de la stricte hiérarchie de la société sérère. Cette relation
chevauche à peu près les mêmes critères que la relation de cousinage de
lignée maternelle, sauf le côté « esclave ». Pour plus de détails, se
référer au diagramme ci-dessous.
Devant cet antagonisme, puisque les autres ne veulent pas « qu’on
s’arrange », il faut bien se décider. Pour le faire, Senghor, conscient de la
possibilité d’une polygamie culturelle, se voit le devoir de choisir, puisque
les « autres » ne voient d’autre possibilité que la monogamie et si
monogamie il faut, ce ne peut être que leur fille, leur foi, leur religion, leur
vison.
Il va puiser dans son patrimoine culturel et met en scène sa mère. La
vision à sens unique actuelle prônée par une tendance féministe qui veut
qu’en Afrique ce soit seulement pour la fille que l’on choisisse un mari est
toute fausse. Le choix d’une femme était aussi imposé aux hommes.
La mère appelle le fils, lui présente deux « cousines » et lui demande
« d’embrasser la plus belle » d’entre elles, c’est-à-dire de choisir sa fiancée,
l’élue de son cœur.
« Entendez tambour qui bat !
Maman qui m’appelle.
Elle m’a dit toubab !
D’embrasser la plus belle. »
Ces quatre vers introduisant la strophe III sont d’une importance capitale,
surtout pour ceux qui ont pu effleurer l’idée que Sédar aurait gardé quelque
amour secret dans son pays. Faisons ressortir quelques points :
1) Sa mère l’appelle Toubab : Ayant été à l’École des Blancs, Sédar est
perçu désormais comme un « blanc ». C’est qu’il communie avec cette
culture, communion qu’entretiennent jusqu’à présent les plus éminents
intellectuels d’Afrique.
2) Soukeyna et Isabelle sont perçues et présentées comme deux cousines,
chacune étant propre à devenir la « femme » de Sédar. La mère, comme
l’ayant appelé dans un recoin de quelque case, l’invite au choix ultime.

« Elle m’a dit Seigneur ! Choisir ! Et délicieusement écartelé entre ces deux mains amies - Un
baiser de toi Soukeyna ! - ces deux mondes antagonistes quand douloureusement - ah ! Je ne sais
plus qui est ma sœur et qui est ma sœur de lait de celles qui bercèrent mes nuits de leur tendresse
rêvée, de leurs mains mêlées quand douloureusement - un baiser de toi Isabelle ! - entre ces mains
que je voudrais unir dans ma main chaude de nouveau. »

Délicieusement écartelé - c’est l’esprit du poème devant le choix, à


l’image des mains tendues : les deux fiancées invitent chacune vers son côté
le Seigneur qui est à l’intersection d’une heure grave : Choisir ! Ce n’est
pas facile, surtout pour celui qui ne sait plus qui est sœur et sœur de lait,
distinction toute sérère qu’il veut souligner. C’est qu’en réalité le cousinage
suit deux voies opposées pour les sérères, voir illustration 11.
Choisir n’est vraiment placé que si les deux objets sont d’égales valeurs.
Deux mondes antagonistes, et le poète se perd : il ne sait plus qui est sa
sœur de lignée paternelle (de sang) et qui est sa sœur de lignée maternelle
(de lait). Ce point, s’il pouvait le déceler, aurait réellement aidé à choisir,
car il ne pourrait jamais se marier avec sa sœur de lait. Il a grandi avec les
deux bien-aimées, toutes les deux ont bercé ses nuits de leur tendresse
rêvée, de leurs mains mêlées, mains qu’il voudrait tant unir dans sa main
chaude, les assembler pour les posséder, ne pas choisir.

« Mais s’il faut choisir à l’heure de l’épreuve, j’ai choisi le verset des fleuves, des vents et des
forêts, l’assonance des plaines et des rivières, choisi le rythme de sang de mon corps dépouillé,
choisi la trémulation des balafons et l’accord des cordes et des cuivres qui semble faux, choisi le
Swing, le swing oui le swing ! Et la lointaine trompette bouchée, comme une plainte de nébuleuse
en dérive dans la nuit, comme l’appel de Jugement, trompette sur les charniers neigeux d’Europe.
J’ai choisi mon peuple noir peinant, mon peuple paysan, toute la race paysanne par le monde »
Une résignation pure et simple. Le poète reconnaît la force des choses : il
faut choisir. Il choisit :
La nature : C’est aussi dire le naturel, le primitif, le naïf, si l’on veut : le
verset des fleuves, des vents et des forêts, l’assonance des plaines et des
rivières.
La joie de vivre : C’est dire la culture, la trémulation de balafons et
l’accord des cordes et des cuivres qui semble faux, le swing et la trompette
bouchée.
Les opprimés : Le peuple noir peinant, mon peuple paysan, toute la race
paysanne par le monde.

À travers ce choix, le poète fait aussi ressortir ce qu’il rejette : il préfère


l’harmonie de la nature à travers les rivières, les plaines et les fleuves ; la
trémulation des balafons et l’accord des cordes et des cuivres qui semblent
faux, le swing et la trompette bouchée au fruit ultime de l’esprit, à l’Europe
des charniers enneigés.

« Et tes frères se sont irrités contre toi, ils t’ont mis à bécher la terre. Pour être ta trompette ! »

Comme conséquence, il a été et reste incompris, les frères se sont irrités


contre lui. Mais c’est qu’il s’est fixé un but et il sait par chemin y parvenir :
ce but, c’est d’être la trompette, l’Annonciateur, l’ambassadeur du peuple
noir.
Strophe IV
« Mes agneaux, vous ma prédilection avec ces yeux qui ne verront pas ma vieillesse, je ne fus pas
toujours pasteur de têtes blondes sur la plaine aride de vos livres, pas toujours bon fonctionnaire,
déférent envers ses supérieurs, bon collègue poli élégant - et les gants ? - souriant riant rarement »

Le choix fait, Sédar va aller faire ses adieux à ses élèves. Comme en
classe, il leur parle, avec beaucoup de tendresse, pèse et justifie sa décision.
Il n’a pas toujours été professeur, enseignant de petits européens, guide,
berger à travers les livres. Loin, bien loin, dans son royaume d’enfance, il
n’a pas toujours été fonctionnaire, bon collègue.

« Vieille France vieille Université, et tout le chapelet déroulé. Mon enfance, mes agneaux, est
vieille comme le monde et je suis jeune comme l’aurore éternellement jeune du monde »
Il reconnaît les mérites de la vieille France, de la vieille tradition de son
université, mais tout cela est relativement jeune par rapport à lui : mon
enfance est vieille comme le monde. Cette enfance n’est pas uniquement
celle du poète, c’est aussi celle du continent, celle de son royaume
d’enfance, qui a balbutié il y a déjà des millénaires. Et pourtant ! « ... et je
suis jeune comme l’aurore éternellement jeune du monde ». Ce point ne
se rapporte pas uniquement au poète : c’est aussi la situation de l’Afrique :
vieille comme la vieillesse, l’Afrique se trouve d’emblée être un jeune
continent, parce que formé de jeunes nations qui toutes, pendant des
décennies à venir, venir, vont apprendre à ramper, avec, la plupart du temps,
hélas de profondes égratignures sanglantes.

« Les poétesses du sanctuaire m’ont nourri, les griots du Roi m’ont chanté la légende véridique de
ma race aux sons des hautes kôras »

Si Senghor détient ces vérités, s’il doit choisir le chemin qui se dresse
devant lui, c’est qu’il a écouté les poétesses du sanctuaire qui l’ont nourri et
les griots qui lui ont fait parvenir la légende véridique de sa race.
Strophe V
« Quels mois ? Quelle année ? Koumba Ndoffène Diouf régnait à Diakhaw, superbe vassal et
gouvernait l’Administrateur du Sine-Saloum. Le bruit de ses aïeux et les dyoung-dyoungs le
précédait. »

La décision prise, les adieux terminés, Sédar va maintenant se faire


pèlerin dans le temps, à la recherche d’un modèle, mais surtout d’une
qualification quant à ses origines.
Le Sénégal est un pays de castes, et dans les années 30, pour être
l’Annonciateur, la trompette de son peuple, pour être porteur de la récade à
l’assemblée des peuples, il fallait bien passer l’examen de la lignée, être
noble. Ce n’était pas la période où une personne de basse caste pouvait
prétendre à de hautes fonctions. Eût-il été de basse caste, il n’aurait
certainement pas osé s’aventurer dans certains recoins, de son royaume
d’enfance, pour ne pas dire sur l’intégralité de son royaume d’enfance, et
l’eût-il risqué, plusieurs ne lui auraient pas donné leur voix durant sa
campagne.
Depuis lors, le Sénégal s’est petit à petit démocratisé socialement. Avec
l’avènement purement américain du show-biz, quelques Européens,
nommément des journalistes, dans toute leur ignorance de la culture
africaine en général, ferment les yeux et brandissent des définitions, par
exemple sur le vrai rôle du griot dans nos sociétés. La société sénégalaise
actuelle a tendance à fermer les yeux sur les castes.
Que cette société se démocratise quant aux castes, c’est bien : le danger
réside, toutefois. Un reniement total de ces castes, fermer les yeux en disant
que cela n’a jamais existé est une faute qui ne pardonnera pas toujours. Et
ce sera un drame surtout pour les gens castés, car en reniant les règles selon
lesquelles ils ont été élevés, ils ne se mettront pas en garde contre les
« bassesses » que leur permettait leur condition de castés et qui dort,
profondément, dans le subconscient, comme un vieux lion et qui par
conséquent, peut rebondir à n’importe quel moment et à n’importe quel
lieu.
C’est qu’une culture, une éducation de milliers d’années ne peut s’effacer
juste parce que l’on a fait les bancs de l’école et obtenu un diplôme. Elle
régit une vision du monde, règle le sens de la responsabilité dans la société.
Nous ne disons pas qu’il faut maintenir les choses telles qu’elles étaient :
nous disons qu’il ne faut pas que le griot nie être griot : s’il doit occuper
certaines fonctions, il doit sérieusement veiller, contre lui-même, contre
l’éducation séculaire qu’il a reçue et qui le maintenait, à plusieurs niveaux,
dans une certaine prédisposition d’attitudes, de gestes, d’états d’âme.

« Le pèlerin royal parcourait ses provinces, écoutant dans le bois la complainte murmurée. Et les
oiseaux qui babillaient, et le soleil sur leurs plumes était prodigue, écoutant dans la conque
éloquente parmi les tombes sages »

Remonter le temps n’est pas fait dans le seul but de retrouver le lien avec
Coumba Ndoffène Diouf, le roi du Sine. Le poète plonge dans sa personne,
analyse sa manière d’être monarque : un roi qui parcourt ses provinces, qui
écoute le peuple, tend l’oreille à la moindre, à la plus petite, à la complainte
murmurée.
Il nous présente une prospérité : les oiseaux babillaient, et le soleil sur
leurs plumes était prodigue : nuages, pluie, douceur. La multitude d’oiseaux
effleurée est signe de fertilité.
Un autre caractère auquel le poète tient beaucoup, est le contact maintenu
par le monarque avec les tombes sages, les Arbres Noirs, les Pangols, les
Ancêtres. C’est un signe de sagesse, d’humilité comme les bons rois
d’Israël maintenaient le contact constant avec Yahvé

« Il appelait mon père Tokoor ; ils échangeaient des énigmes que portaient des lévriers à grelots
d’or. Pacifiques cousins, ils échangeaient des cadeaux sur les bords du Saloum, des peaux
précieuses des barres de sel, de l’or du Bouré de l’or du Boundou et les hauts conseils comme les
chevaux du fleuve. »

Voilà la qualification. Le grand Coumba Ndoffène Diouf, roi du Sine,


appelait Diogoye son « oncle de lignée maternelle », Tokoor, la même
appellation que Senghor avait envers Waly, cf. 18.9.2. Mais il ne s’agit pas
d’un lien de parenté passif entre les deux hommes, mais un contact
maintenu et soutenu par des échanges, des entrevues :
1) Ils échangeaient des énigmes que portaient des lévriers à grelots
2) Pacifiques cousins, ils échangeaient des cadeaux sur les bords du
Saloum, des peaux précieuses, des barres de sel, de l’or du Bouré et du
Boundou
3) Parfois le monarque était l’hôte d’une nuit, avec des festivités à la
mesure de son rang :

« L’Homme pleurait au soir, et dans l’ombre violette se lamentaient les khalams »

Senghor nous livre l’intimité, un autre visage d’une « Nuit du Sine » où


son père ému a des larmes cachées, alors que dans l’ombre de la nuit se
lamentent les khalams.
Strophe VI
« J’étais moi-même le grand-père de mon grand-père. J’étais son âme et son ascendance, le chef
de la maison d’Elissa du Gabou Droit dressé ; en face le Fouta-Djalon et l’Almamy du Fouta »

Être parenté à Coumba Ndoffène Diouf ne prémunit personne à devenir


forcément un bon roi. Senghor va chercher d’autres prérogatives, remonter
encore plus loin, à la bataille du Gabou, contre les conquérants musulmans.
Lilian Kesteloot a vu juste, quand elle a avancé l’incarnation, mais
l’esprit cartésien a repris le dessus, la poussant à tout remettre sur le compte
du fantasme poétique. Nous allons profondément plonger dans cette
strophe, qui est la sixième d’un poème hallucinant. : « J’étais moi-même le
grand-père de mon grand-père, j’étais son âme et son ascendance, le chef
de la maison d’Elissa du Gabou »

Voilà, la balle est partie : Senghor est rompu, bien rôdé dans la
gouvernance, comme homme de récade. Droit dressé ! C’est lui, qui est
dressé, éduqué dans la droiture, dans la noblesse, comme le Fouta-Djalon
d’en face, comme il s’est dressé ainsi que le Fouta-Djalon d’en face, contre
l’Almamy du Fouta dans la résistance.

« On nous tue, Almamy ! On ne nous déshonore pas. Ni ses montagnes ne purent nous dominer, ni
ses cavaliers nous encercler ni sa peau claire nous séduire ni nous abâtardir ses prophètes »

Si l’on mesure le degré de « diome », de fierté qui accompagnait les


guerres, celle-ci devait être assez terrible et à la mesure des répétitions du
poète sur les tabalas de balles, la pluie des lances. Les conquérants
musulmans étaient certes bien équipés, de Dieu à leur peau claire qui
pouvait avoir le même effet qu’un tatouage de guerrier Sioux devant
l’adversaire.
« Ma sève païenne est un vin vieux qui ne s’aigrit, pas le vin de palme d’un jour. »

Cette conquête de l’Almamy portera à trois les tentatives d’islamiser


directement ou indirectement les Sérères par la force. Les deux autres sont
celle intervenue dans la vallée du Fleuve Sénégal et qui les forcera à migrer
vers l’intérieur, puis celle de Maba Diakhou contre Coumba Ndoffène
Diouf, le roi du Sine, dont Amadou Cissé Dia fera un très beau poème.
Comme plus tard Coumba Ndoffène devant Maba Diakhou, les résistants
du Fouta vont, contre ce Dieu force par le ballet de peaux claires, la
stratégie des montagnes, les cavaliers et les prophètes, vont apposer une
« sève païenne bien fermentée » qui ne peut plus s’aigrir, qu’on ne peut
plus « changer », convertir.

« Et seize ans de guerre ! Seize ans le battement des tabalas de guerre des tabalas de balles ! Seize
ans les nuages de poudre ! Seize ans de tornade sans un beau jour un seul »

Et alors s’engage une guerre de seize ans, accompagnés des tambours de


guerre. Mais « tabala », au Sénégal, est un tam-tam arabe spécialement
utilisé pour accompagner les champs religieux, d’où l’idée que ces tam-
tams « divins » accompagnaient certainement les conquérants musulmans
dans les batailles.

« Et chante vers les fontaines la théorie des jeunes filles aux seins triomphants comme des tours
dans le soleil. Seize ans le crépuscule ! Et les femmes autour des sources étendent des pagnes
rouges. Seize ans autour du marigot d’Elissa, que fleurissent les lances bruissantes. »

A la fin des seize ans de poudre mortelle, voilà que les jeunes filles
sortent librement, les seins triomphants comme des tours dans le soleil.
Cette sortie, ces seins debout, c’est comme des étendards de la liberté, de la
fin de la guerre. Et les femmes autour des sources étendent des pagnes
rouges - femmes, sang, veuves. Cela aide à mesurer le carnage, le nombre
de morts à la fin de ces seize ans, et le nombre de veuves et d’orphelins que
cela aura engendrés.

« On nous tue, Almamy ! Sur ce bûcher, j’ai jeté toutes mes richesses poudreuses : mes trésors
d’ambre gris et de cauris, les captifs colonnes de ma maison, les épouses mères de mes fils, les
objets du sanctuaire, les masques graves et les robes solennelles, mon parasol mon bâton de
commandement, qui est de trois kintars d’ivoire et ma vieille peau. »
Mais le poète va nous mettre au parfum d’un point essentiel quant à la fin
de cette guerre : la reddition du chef. Mais il va se débarrasser de tout le
symbole de son pouvoir, il ne va pas se rendre : j’ai jeté toutes mes
richesses poudreuses, mes trésors d’ambre gris, les captifs, colonnes de ma
maison, les épouses mères de mes fils... » Mais, et surtout sa vieille peau.
« Vieille peau » est encore une expression qui fait d’une pierre deux
coups : comme chef il a certainement un parchemin, une peau, mais ce n’est
pas uniquement cette peau vieille qu’il va jeter : il s’agit aussi de se
débarrasser de sa vieille enveloppe, de plonger plus loin que le plongeur.
Dans « Éthiopique », Épîtres à la Princesse, strophe V, Senghor nous décrit
ce voyage qui a la fausse apparence d’une étreinte amoureuse :
« Les tam-tams nous réveillent, Princesse, les tam-tams nous réveillent.
Les tam-tams nous ouvrent l’aorte. Les tam-tams roulent, les tam-tams
roulent, au gré du cœur. Mais les tam-tams galopent ho ! Les tam-tams
galopent. Princesse, nos épaules roulent sous les vagues, nos épaules de
feuilles tremblent sous le cyclone, nos lianes nagent dans l’onde, nos mains
s’ouvrent nénuphars, et chantent les alizés dans nos doigts de filaos. Mais
lumière sur nos visages plus beaux que masques d’or !... Princesse, nous
serons les maîtres de la Mort. Retiens ce message Princesse, nous serons le
Ciel et la Terre. »

« Dormez, les héros, en ce soir accoucheur de vie, en cette nuit grave de grandeur. »

Surprise ! Les compagnons de combats blessés et mourants d’habitude on


encourage, exhorte de ne pas abandonner, de lutter, de tenir bon, de ne pas
lâcher les compagnons d’armes. Mais le Poète exhorte, encourage les
blessés, ces héros, à se laisser aller, vers ce merveilleux voyage de Lilanga,
d’ouvrir les mains et de laisser chanter les alizés entre les doigts. Ce soir
n’est pas un soir de mort, mais une porte qui s’ouvre sur une autre
dimension, celle de la vie nouvelle, de la transcendance, de la réincarnation
possible ; cette nuit n’est pas une nuit où il faut faiblir, se laisser abattre,
mais une nuit de plongeon, avec toute la grandeur possible pour « refaire »
les héros de demain.
Comme déjà avancé dans « Nuit du Sine », ce sont justement ces héros
tombés sur le champ de bataille d’Elissa, ces héros morts durant ce soir
accoucheur de vie, durant cette nuit grave de grandeur que le Poète veut
réunir autour de la lampe au beurre clair. Ce sont ces héros qui n’ont pas
voulu mourir, qui devaient juste se laisser « endormir » que ne se perdît par
les sables leur torrent séminal ; le reflet d’âmes propices.

« Mais sauvée la Chantante, ma sève païenne qui monte et piaffe et qui danse, mes deux filles aux
chevilles délicates, les princesses cerclées de lourds bracelets de peine comme des paysannes. Des
paysans les escortes pour être leurs seigneurs et leurs sujets. Et parmi elles, la mère de Siga
Badial, fondatrice de royaumes qui sera le sel des Sérères, qui seront le sel des peuples salés. »

Sédar a tout abandonné sur le champ de bataille, jusqu’à sa « vieille


peau ». Mais sa sève est sauvée, ainsi que deux princesses, dont la mère de
Siga Badial, qui viendra fonder le royaume parmi les sérères, au milieu des
paysans qui seront ses sujets et ses seigneurs, exactement les bases de la
royauté dans le Sine.
Strophe VII
« Elé-yâye ! De nouveau je chante un noble sujet : que m’accompagnent kôras et balafong !
Princesse, pour toi ce chant d’or, plus haut que les abois des pédants ! Tu n’es pas plante parasite
sur l’abondance rameuse de ton peuple. Ils mentent, tu n’es pas tyran, tu ne te nourris pas de sa
graisse. »

Ici le poète est à la recherche d’un modèle qu’il trouve chez Siga Badial,
la fondatrice de royaumes.
1) Tu n’es pas parasite sur l’abondance rameuse, faible, presque
inexistante de ton peuple.
2) Tu n’es pas tyran, tu ne te nourris pas de sa graisse

« Tu es l’organe riche de réserves, les greniers qui craquent pour les jours d’épreuves - Ils
nourrissent fourmis et colombes oisives. »

Au contraire, la princesse « est » la richesse de son peuple. Elle est


organe riche de réserve, greniers qui sont pleins et capables de faire face
aux famines malgré l’inconscience, l’insouciance, un certain manque de
responsabilité du peuple

« Voilà, tu es, pour écarter au loin l’ennemi, debout, le tata, je ne dis pas le silo, mais le chef qui
organise la force qui forge le bras ; mais la tête tata qui reçoit coups et boulets. Et ton peuple
s’honore en toi. Louange à ton peuple en toi ! Princesse de quatre coudées au visage d’ombre
autour de ta bouche de lumière comme le soleil sur la plage de galets noirs. Tu es ton peuple. La
terre sombre de ta peau et féconde, généreusement il l’arrose de la tornade séminale. Tu es son
épouse, tu as reçu le sang sérère et le tribut de sang peul. »

1) La princesse est tata, pas un silo, puisqu’en réalité sa terre est pauvre.
C’est uniquement à travers l’organisation, à travers l’ordre et la
méthode que le chef va organiser, forger le bras.
2) La tête tata qui reçoit coups et boulets : c’est à travers la force de sa
pensée, de sa sagesse, qu’il va mener le peuple et le protéger.. Il est son
peuple. C’est à son image, grâce à la prestance de sa personnalité, de
son charisme que le peuple deviendra ce qu’il est maintenant : la seule
richesse du Sénégal, ce qui l’a réellement mené de l’avant et fait son
respect, c’est, à travers la personne de Senghor, la diplomatie qui lui fut
reconnue à travers le monde

« O sangs mêlés dans mes veines, seulement le battement nu des mains ! Que j’entende le chœur
des voix vermeilles des sang-mêlé ! Que j’entende le chant de l’Afrique future ! »

Une real politique : la diversité des peuples, le métissage. C’est ainsi que
Senghor, fuyant un régionalisme et un tribalisme à la manière des autres
pays d’Afrique, ne s’est jamais prononcé, à part durant des émissions
purement culturelles, en tant que sérère. Ses discours en wolof sont bien
connus, pour ce qui est de sa langue maternelle, il l’a utilisée plutôt en
bribes, comme les autres langues, et cela, en prenant par exemple un bain
de foule, dans le contact de personne à personne.
Strophe VIII
« Ah ! me soutient l’espoir qu’un jour je coure devant toi, Princesse, porteur de ta récade à
l’assemblée des peuples. C’est un cortège plus de grandeur que celui même de l’Empereur
Gongo-Moussa en marche vers l’Orient étincelant. »

La chronologie que nous avançons à travers ce poème, l’interprétation


faite ne peut certainement pas être niée sur la base de cette avant-dernière
strophe. Le poète a bien le dessein de courir devant sa princesse - l’Afrique,
sa race ? - porteur du bâton de commandement à l’assemblée des peuples -
Les Nations unies ?
Et de reconnaître que le cortège et les personnes qu’il va représenter, sont
incomparables en nombres à ceux de l’empereur Gongo-Moussa partant
pour la Mecque avec sa cohorte d’esclaves.

« O désert sans ombre désert, terre austère terre de pureté, de toutes les petitesses, lave-moi de
toutes mes contagions de civilisé. Que me lave la face ta lumière qui n’est point subtile, que ta
violence sèche me baigne dans une tornade de sable et tel le blanc méhari de race, que mes lèvres
de neuf jours en neuf jours soient chastes de toute eau terrestre, et silencieuses. Je marcherai par la
terre nord orientale, par l’Égypte des temples et des pyramides. Mais je vous laisse Pharaon qui
m’a assis à sa droite et mon arrière-grand-père aux oreilles rouges. Vos savants sauront prouver
qu’ils étaient hyperboréens ainsi que toutes mes grandeurs ensevelies. »

Aller en pèlerinage à la Mecque, cette cohorte de Gongo-Moussa va


servir de pont avec la notion de désert, et le désert apporte à l’esprit les
prophètes qui, devant une grande décision, devant un souci d’importance
capitale, se rendaient dans le désert, se mettaient au jeun et à la prière pour
une communion avec Dieu.
Heureux celui-là, qui reconnaît ses petitesses, ses contagions de civilisé,
tous les dangers qui, comme des embûches enfouies çà et là, jonchent le
chemin qu’il projette de suivre, celui du pouvoir « Tenir entre des mains de
mortel le destin d’un peuple » n’est pas une mince affaire, d’autant plus
que le pouvoir est comme l’alcool : il monte à la tête. Et malheur aux têtes
crapules qui s’y aventurent. Et de ces têtes-là, l’Afrique est
malheureusement trop bien munie.

« Cette colonne solennelle, ce ne sont plus quatre mille esclaves portant chacun cinq mikhtals
d’or. Ce sont sept mille nègres nouveaux, sept mille soldats sept mille paysans humbles et fiers
qui portent les richesses de ma race sur leurs épaules musicales. Ses richesses authentiques. Non
plus l’or ni l’ambre ni l’ivoire, mais les produits d’authentiques paysans et de travailleurs à vingt
centimes l’heure. Mais toutes les ruines pendant la traite européenne des nègres mais toutes les
larmes par les trois continents, toutes les sueurs noires qui engraissèrent les champs de canne et de
coton, mais tous les hymnes chantés, toutes les mélopées déchirées par la trompette bouchée
toutes les joies dansées oh ! Toute l’exultation criée. Ce sont sept mille nègres nouveaux, sept
mille soldats sept mille paysans humbles et fiers qui portent les richesses de ma race sur leurs
épaules d’amphore, la force la Noblesse la Candeur. »

Contrairement à Gongo-Moussa, contrairement à tous les gouvernants et


empereurs dont la fierté se comptait en esclaves, Léopold Sédar Senghor va
apposer une nouvelle vision, un nouvel ordre. Cet ordre va se baser sur les
richesses suivantes :
1) Les hommes dans leurs disparités et la somme de leurs expériences, de
leurs qualités.
2) Les produits de la terre, les produits authentiques, pas de l’ivoire, de
l’or et de l’ambre, mais les produits des paysans et des travailleurs à
vingt centimes l’heure.

Et comme d’une femme, l’abandonnement ravi à la grande force cosmique, a l’Amour qui meut
les mondes chantants. »

Par-dessus tout, Senghor prône la culture, la musique l’amour et l’unité


des mondes. Si ces hommes aux épaules musicales ne sont pas à
l’assemblée des peuples, qui apprendrait le rythme au monde défunt des
machines et des canons, c’est-à-dire l’Europe et, dans sa conception
géopolitique, l’Occident ? La guerre a profondément marqué Senghor.
L’Europe, entendez l’Occident, en faisant aboutir la force de la pensée, de
l’esprit, à la force destructrice de la bombe, l’a profondément déçu : « ...Et
nous voilà pris dans les rets, livrés à la barbarie des civilisés,. Exterminés
comme des phacochères. Gloire aux tanks et gloire aux avions ! Nous avons
cherché un appui, qui croulait comme le sable des dunes, des chefs, et ils
étaient absents, des compagnons, ils ne nous reconnaissaient plus et nous
ne reconnaissions plus la France ».
Dans « Luxembourg 1939 » : « ..Ce Luxembourg où je ne retrouve plus
ma jeunesse, les années fraîches comme des pelouses. Vaincus mes rêves
désespérément mes camarades, se peut-il ? ». Justement cette jeunesse où il
gardait des miettes de « l’innocence de l’Europe », des lambeaux de rêves
qu’il maintient, pas seulement pour préserver le cordon ombilical avec elle,
mais pour se maintenir, avoir une essence sur laquelle s’accrocher pour
subsister, se préserver.
Son humanité, sa pacifique vision du monde, va le pousser plus à fonder
toute base sur la joie de vivre, sur les choses qui maintiennent la paix entre
les hommes ; les choses qui, remontant du fin fond de l’âme, pertinentes à
toutes les races et par conséquent vérités universelles, vont aussi aider les
hommes à vivre pleinement dans l’union, l’amour.
C’est que pour lui, l’Afrique, qui n’a pas encore goûté à la pomme du
jardin d’Eden de la technique, peut apporter son repas nutritionnel à
l’assemblée des peuples, l’Afrique peut être le levain, faire recouvrir aux
gens « trop civilisés » pour être sensibles, « trop techniques » pour être
humains l’écho d’un humanisme perdu. C’est justement contre cette
avancée de l’homme qu’il veut se préserver : « ...Lave-moi de toutes mes
contagions de civilisé. ». C’est de cette participation, qui doit servir de
décélération qu’il parlera plus tard dans « Camp 1940 » : « ...Mais seuls ils
ont gardé la candeur de leur rire, et seuls la liberté de leur âme de feu. Et le
soir tombe, sanglot de sang qui libère la nuit. Ils veillent les grands enfants
roses, leurs grands enfants blancs qui se tournent et se retournent dans leur
sommeil, hanté des puces de souci et de poux de captivité. Les contes des
veillées noires les bercent, les voix graves qui épousent les sentiers du
silence. Et les berceuses doucement, berceuses sans tam-tam et sans
battements de mains noires... Ils ne partiront pas. Ils ne déserteront les
corvées ni leur devoir de joie. Qui fera les travaux de honte si ce n’est ceux
qui sont nobles ? Qui donc dansera le dimanche aux sons du tam-tam des
gamelles ? Et ne sont-ils pas libres de la liberté du destin ? »
Contre toutes les horreurs vécues, pour panser les espoirs perdus,
Senghor veut que l’Afrique soit présente à « la renaissance du monde ».
Comme le levain est nécessaire à la farine blanche, ainsi l’Afrique est
nécessaire au monde blanc. Si elle était absente, si elle n’était pas là pour
faire voir aux Européens qui ont des yeux qu’une autre forme de vie est
possible, qui, alors « apprendrait la vie, le rythme au monde défunt des
machines et des canons ? Qui pousserait le cri de joie, de consolation pour
réveiller morts et orphelins, qui leur rendre la joie de vivre quand viendra
l’aube de ce nouvel ordre mondial ? Qui rendrait la mémoire de vie à
l’homme aux espoirs éventrés ?
Strophe IX
« Dans l’espoir de ce jour - voici que la Somme et la Seine et le Rhin et les sauvages fleuves
slaves sont rouges sous l’épée de l’Archange. Et mon cœur va défaillant à l’odeur vineuse du
sang, mais j’ai des consignes et le devoir de tenir. Qu’au moins me console, chaque soir, l’humeur
voyageuse de mon double. »

Retourné dans le désert pour la purification de ses petitesses et ses


contagions de civilisé et pour méditer sur la voie royale, Senghor
reconsidère profondément là où la direction d’un homme, d’un responsable,
d’un politique a mené l’Occident, le monde. Et ce qu’il voit n’est pas
encourageant : le sang qui a couvert la Somme dont la bataille restera
éternellement dans la mémoire, comme celle de Verdun et du débarquement
de Normandie. Il voit la Seine et le Rhin et les sauvages fleuves slaves
couverts de sang.
Le cœur du poète va défaillant. Cette défaillance est double, encore une
fois : la vraie défaillance devant ce chant de bataille, mais aussi le doute qui
aboie et demande si, toute considération faite, il a le droit de s’engager sur
cette « voie royale ». Il le faut bien, comme le soldat qui doit avancer,
malgré le fait qu’il se sent faiblir devant les dépouilles de ses camarades, de
ses frères d’armes. Il a des consignes et le devoir de tenir. Là où une goutte
de liqueur serait nécessaire pour pouvoir tenir en rehaussant volonté et
courage, Senghor va se réfugier vers son double, l’Esprit de son oncle Waly
qui est toute sagesse.

« Tokô’ Waly, mon oncle, te souviens-tu des nuits de jadis quand s’appesantissait ma tête sur ton
dos de patience ? Ou que me tenant par la main, ta main me guidait par ténèbres et signes ? »

Tokô ‘ Waly, mon oncle : le ton ne pouvait se faire plus petit, plus
humble. A peine si l’on n’entrevoit pas Sédar se blottir contre le flanc de
son oncle maternel, frère de sa mère. Il a besoin de protection, qu’il le guide
comme jadis par les nuits sinoises, à travers les ténèbres et contre des
pièges invisibles, les signes qui sont certainement la présence des esprits
maléfiques dont se couvre la nuit africaine. Il veut sentir cette main qui tient
sa main, le guide sur ce chemin, qui est « un chemin de nuit » et le long
duquel il aura besoin de son double à l’humeur voyageuse.

« Les champs sont fleurs de vers luisants ; les étoiles se posent sur les herbes sur les arbres. C’est
le silence alentour. Seules bourdonnent les parfums de brousse, ruches d’abeilles rousses qui
dominent la vibration grêle des grillons et tam-tam voilé, la respiration au loin de la Nuit »

Le poète nous drape dans la splendeur de la nuit africaine, de la nuit


sinoise. Du ciel à la terre, elle est là, comme une coulée de lait sur les
champs, avec leurs fleurs et leurs chenilles, ses étoiles qui posent leurs
lumières sur les herbes et sur les arbres. Il y a aussi la vie nocturne de la
forêt dans son parfum, le bruit d’insectes et cette respiration voilée de la
nuit comme le tam-tam ambigu des Esprits, ce même tam-tam de la strophe
I de ce poème, qui résonnait par les tanns obsédés et rythmait la théorie en
fête des Morts, lorsque la flûte du pâtre modulant la lenteur des troupeaux
se taisait sur son ombre.
Le silence de cette nuit, ce silence alentour et cette beauté sont sournois.
Le poète le sait, Tokô’ Waly le sait, surtout lui qui peut écouter, entendre
l’inaudible, lui qui, surtout maintenant qu’il est à un autre degré, ainsi qu’un
devin et mieux qu’un saltiki sait interpréter le signe des temps venants.
Tokô Waly est ici plus un astrologue qu’un astronome :

« Et tu m’expliques les signes que disent les Ancêtres dans la sérénité marine des constellations.
Le Taureau, le Scorpion le Léopard, l’Éléphant les Poissons familiers et la pompe lactée des
Esprits par le tann céleste qui ne finit point. »

Le ballet de constellations, à la manière du « calme qui fait appel à la


présence solennelle des esprits » est une vision transcendentaliste dans la
courbe du temps et de l’espace, vision cyclique du monde, cette même
impression qui fit écrire à Gide, dans « Une saison au Congo »137 que « la
foi n’est possible que sur la terre où les hommes deviennent dieu et dieu
homme ». Ce ciel qui se brode à la terre, ce mariage entre richesses célestes
et richesses terrestres est le centre de l’existence, horizon du croisement des
forces cosmiques, point où nul ne sait où commence la terre et où finit le
ciel.
Ce croisement réveille ce dilemme propre a Senghor : « je mélange
toujours la mort et la vie, un pont de douceur les relie ». L’engagement sur
la « voie » qui se profile, c’est l’engagement sur le chemin qui traverse la
nuit africaine avec l’étalage des beautés alentour :

« Mais voici l’intelligence de la déesse Lune et que tombent les voiles des ténèbres. Nuit
d’Afrique ma nuit noire, mystique et claire noire et brillante, tu reposes accordée à la terre, tu es la
Terre et les collines harmonieuses. O Beauté classique qui n’est point angle, mais ligne élastique,
élégante, élancée ! O visage classique ! Depuis le front bombé sous la forêt de senteurs et les yeux
larges obliques jusqu’à la baie gracieuse du menton et l’élan fougueux des collines jumelles ! O
courbes de douceur visage mélodique ! O ma Lionne ma Beauté noire, ma Nuit noire, ma Noire
ma Nue ! »

Voilà cette belle Fille, cette princesse qui reprend les formes les plus
gracieuses, jusqu’à la pesanteur des seins, les collines jumelles ! Senghor se
laisse bercer dans les bras de sa nuit noire, de sa nue, et s’adonne sans
retour.

« Ah ! Que de fois n’as-tu fait battre mon cœur comme le léopard indompté dans sa cage étroite.
Nuit qui me délivre des raisons des salons des sophismes des pirouettes des prétextes, des haines
calculées des carnages humanisés. »
La nuit, qui unit obscurité et clarté, la nuit qui unit vie et silence, la vie
qui unit morts et vivants, qui confond terre et ciel est une délivrance.
Rappelons-nous : Si le Poète s’est retiré dans le désert, à la strophe VIII,
c’était justement pour se débarrasser de ses contagions de civilisé. Sur la
voie qui se dresse devant, les raisons, les salons, les sophismes, les
pirouettes ou trahisons, les prétextes, les haines calculées, les carnages
humanisés sont autant de choses possibles, autant de choses suspendues
comme un gaz échappé depuis longtemps et rodant et qui n’attend que le
moindre craquement d’allumette pour mettre à feu toute la demeure. La nuit
est là pour l’aider à combattre ses contradictions, pour le laver de toutes ses
petitesses et le restituer à ses valeurs primordiales, à ses valeurs primaires :

« Nuit qui fond toutes mes contradictions, toutes contradictions dans l’unité première de ta
négritude. »

Après ce pèlerinage dans la nuit, assuré de la protection de Tokô’ Waly et


surtout délivré des contradictions dans l’unité première de la négritude, sûr
de ne plus porter ses contagions, ses fautes de civilisé, Sédar peut s’adonner
à la nuit et, partant à l’Afrique pour ce long voyage de noces :

« Reçois l’enfant toujours enfant, que douze ans d’errances n’ont pas vieilli. »

Comme présage à « Retour de l’enfant prodigue », mais puisque libre de


toute contagion de civilisé, de toute petitesse, excepté sa candeur d’enfant,
il revient intact, point vieilli, point souillé, point corrompu. C’est un
nouveau départ, un recommencement intégral qu’il compte entamer. Il n’a
rien hérité, rien pris pour le chemin de retour sauf, il le dit bien :

« Je ne ramène d’Europe que cette enfant amie, la clarté de ses yeux parmi les brumes
bretonnes. »

Une femme, Colette - enfant amie dont les yeux sont innocence, enfant
d’Europe dont, certainement la fiancée aux courbes de douceur, visage
mélodique ne sera pas jalouse.
XIX. PAR DELÀ ÈROS
Kaa na maayaay a felaxam
Kaso faye naapoogma jegaanum
Oui, tout ce qui est de Mâyâye me plaît
La prison que je recherchais, je l’ai »

Pourquoi Senghor nous mène-t-il par-delà Éros, de l’autre côté du dieu de


l’amour ? Pourquoi est-ce que c’est justement cette suite qui porte un
poème dont le titre est « Chant d’ombre » qui deviendra celui de toute la
collection ?
Le chant sérère qui introduit ce poème porte la charge positivo-négative
qui accentue une dualité de situation mais pas un écartèlement. Cette
situation découle d’une situation où l’accomplissement d’un rêve se résume
en un enfer. De tous les points qui vont suivre, c’est le cinquième qui est le
plus à prendre en compte car portant l’essentiel, la raison d’être de « Par-
delà Éros ».
Il s’agit du signe d’un lourd rêve accompli, d’un espoir atteint, comme
par surprise en quelque sorte, avec une teneur d’incertitude. Il ne s’agit pas
d’une déception, mais d’une inquiétude qui vient du poids du rêve devenu
réalité, avec toute la responsabilité qu’il demande et dont le poète semble ne
pas en avoir mesuré l’envergure et les conséquences à prime abord. Suivons
un fil logique pour déterminer la nature de cette prison recherchée. Nous
savons qu’il était parti en France pour étudier, que ces études, il les a par la
suite brillamment accomplies. Toutefois, pendant ce séjour il a rencontré
beaucoup de déceptions car il l’a :

1. conduit à connaître la solitude : « Je t’écris dans la solitude de ma


résidence surveillée - et chère - de ma peau noire. Heureux amis, [vous] qui
ignorez les murs de glace et les appartements trop clairs qui stérilisent
toute graine sur les masques d’ancêtres et les souvenirs mêmes de
l’amour... ». Cette solitude l’avait poussé à rechercher les moments de jadis
partagés avec ses frères : repas, veillées fraternelles où l’humanité
enveloppe le cœur d’un soyeux tissu de chaleur sans emphase protocolaire
de formalismes qui dénaturent la relation : « Faites-moi place autour du
poêle, que je reprenne ma place encore tiède. Que nos mains se touchent en
puisant dans le riz fumant de l’amitié, que les vieux mots sérères de bouche
en bouche passent comme une pipe amicale. Que Dargui nous partage ses
fruits succulents - foin de toute sécheresse parfumée ! Toi sers-nous tes bons
mots, énormes comme le nombril de l’Afrique prodigieuse ».
2. mené à devenir soldat et à aller à la guerre : « Voici que je suis devant
toi, Mère, soldat aux manches nues et je suis vêtu de mots étrangers, où tes
yeux ne voient qu’un assemblage de bâtons et de haillons... Je ne suis plus
qu’un enfant qui se souvient de ton sein maternel et qui pleure. Reçois-moi
dans la nuit qu’éclaire l’assurance de ton regard, Redis-moi les vieux
contes des veillées noires, que je me perde par les routes sans mémoire.
Mère, je suis un soldat humilié qu’on nourrit de gros mil. Dis-moi donc
l’orgueil de mes pères ! »

3. mis dans deux prisons dont l’une était allemande, l’autre faite de murs
qui n’étaient autre que la couleur de sa peau et le choc culturel : « Vous
ignorez les restaurants et les piscines, et la noblesse au sang noir interdite,
Et la Science et l’Humanité, dressant leurs cordons de police aux frontières
de la négritude. Faut-il crier plus fort ? Ou m’entendez-vous, dites ? Je ne
reconnais plus les hommes blancs, mes frères comme ce soir au cinéma,
Perdus qu’ils étaient au-delà du vide fait autour de ma peau ».

4. fait connaître la solitude des gares et de ces nuits qui ne sont plus
rythmées du bruit des gamelles : « C’est le temps de partir, d’affronter
l’angoisse des gares, Le vent courbe qui rase les trottoirs dans les gares de
Provence ouvertes, L’angoisse des départs sans mains chaude dans la
main ». « Qui donc dansera le dimanche aux sons du tam-tam des
gamelles ? Et ne sont-ils pas libres de la liberté du destin ? »138 ».

5. et conduit au royaume d’Éros pour rencontrer « cette enfant amie, la


clarté de ses yeux parmi les brumes bretonnes », thème central du poème.

De tous ces points, seul le cinquième est initié par le poète, les autres
étant des faits circonstanciels. Maintenant, malgré la complexité voulue du
scénario, ne nous laissons pas faire et gardons surtout à l’esprit que ce n’est
pas par hasard que Par-delà Éros précède le « Retour de l’enfant
prodigue », puisqu’il en forme les préparatifs.
La raison principale de « Par-delà Éros » c’est l’Aimée, qui semble
avoir occasionné une situation mettant le poète entre le marteau et
l’enclume, cette bien-aimée dont il parle tout le long des cinq premiers
chapitres allant de « C’est le temps de partir » à « Par-delà Éros », qui
forme le point culminant du thème.
« Par-delà Éros » est un poème où Amour et Devoir semblent se
confronter avec un grand risque d’autodestruction. Si nous avions suivi la
même méthode que pour les poèmes précédents, en les jaugeant vers par
vers, nous serions entré dans une répétition sans antécédent car le poème, à
travers ses strophes titrées, nous donne des bribes dans lesquelles le poète
met délibérément en scène divers acteurs dont il cherche à incliner la
volonté ou en faire des complices avant de revenir vers la Bien-aimée en
étalant des moments intimes, ou en déployant un tambour rythmant beauté,
caractère et prestance et tout cela, à saute-mouton. Il nous semble que
Senghor enveloppe tout dans un camouflage parfait. Est-ce recherché et
donc voulu pour ne pas froisser l’Aimée ?
L’amour est très évident, foudroyant de par les expressions, mais il y a
toujours un recul latent malgré sa profondeur et sa véracité latente. Mais il
se présente avec les contours d’un analgésique. Elle est là pour rassurer,
garantir fidélité quelque soit l’issue de ce qui provoque l’angoisse. Il n’y a
nul doute que ce poème renferme un des moments les plus angoissants de la
vie de Senghor, raison pour laquelle le poète cherche désespérément à
trouver une jonction pour annihiler la contradiction, qui ne peut se faire que
dans l‘acceptation sans équivoque de l’enfant amie par ses Pères.
Contrairement à ce que l’on pense, ce n’est pas seulement pour la jeune
fille que l’on cherchait une femme. Cela se faisait aussi pour le jeune
homme. Le fait d’avoir décidé de prendre cette « enfant », ne peut-être se
faire intégralement sans l’avis, voire la bénédiction des parents. Que va-t-il
se passer à son retour, quand il va « dévoiler » la nouvelle ? C’est là le souci
qui ronge notre poète. Examinons les poèmes un à un.
1. C’est le temps de partir
Préparatifs d’un départ où, à travers les poèmes successifs, des thèmes
reviennent comme une retransmission de scènes déjà vécues. Temps
premiers d’une rencontre, morceaux nostalgiques, tendres moments de
sensualité, étapes que ramasse et rafistole le poète jusqu’à la mélancolie du
départ :

« Toi si semblable à celle de jadis, avec ton visage sarrasin et ta tête noire qui flamboie comme le
sommet de l’Estérel.
Tes compagnes s’écartaient, jour laiteux d’hiver ou colombes sous les flèches d’une déesse.
Ma main reconnut ta main mon genou ton genou, et nous retrouvâmes le rythme premier.
Et tu partis ».

Pour Sédar aussi c’est le temps de partir, devoir oblige : « C’est le temps
de partir ! ». Mais cela ne va pas nous faire perdre de vue l’essentiel
puisqu’ici déjà le poète pose les jalons du problème. Sédar cherche à
trouver un pont pour atténuer une distance, rapprocher la bien-aimée : « toi
si semblable à celle de jadis, avec ton visage sarrasin et ta tête noire qui
flamboie comme le sommet de l’Estérel ». Il faut garder précieusement cette
expression car elle va s’éclairer dans la partie « Par-delà Éros ». Pour le
moment, il semble abandonner le thème pour nous mettre face à une
urgence, à contre-volonté, par rapport à laquelle il semble en retard :

« C’est le temps de partir, que je n’enfonce plus avant mes racines de ficus dans cette grasse et
molle.
J’entends le bruit picotant des termites qui vident mes jambes de leur jeunesse. »

Senghor sent et sait ses racines de ficus enfoncées, trop bien enfoncées
dans cette terre molle et grasse. Il ne doit plus s’y attarder plus qu’il ne faut.
Le ficus a des racines profondes et cette terre est grasse et molle - terre de
prospérité de facilité qui embourbe la volonté du poète, le maintient ; cette
terre étrangère qui, dans certains cas, peut décroître quelque part le sens de
la responsabilité et présenter un laisser-aller chez l’émigré qu’il est. Comme
dans un sursaut, il doit s’arracher à cette griffe, ne plus s’attarder car les
racines dans la profondeur de la terre étrangère sont à la merci des termites :
les années qui passent, picotent, dévastent sa jeunesse au fil des jours,
jeunesse passée loin de la patrie. S’il doit accomplir quelque chose dans son
royaume d’enfance il doit s’y rendre avec une force de jeunesse, ne pas
laisser les termites du temps, ces années qui se succèdent la lui ravir :
J’entends le bruit picotant des termites qui vident mes jambes de leur
jeunesse.
Le drame propre aux exilés et aux émigrés c’est de « grandir ou vieillir
ailleurs », cet ailleurs que l’on n’arrive jamais à « naturaliser », qui pousse
à vivre les années et, partant, sa vie, comme un projet qui se propage sur
l’infini. L’émigré se recroqueville souvent dans ses « quandje serai de
retour ». Il n’a pas sur cette terre étrangère le même regard, la même vision
que les natifs. Son « chez-moi », ce terroir quitté depuis la jeunesse, sinon
depuis longtemps, devient une projection, le lieu et l’espace-temps où se
fera sa vie, comme un nouveau recommencement. Et quand il sera de
retour, s’il retourne un jour, il se retrouve souvent parmi ceux de sa classe
d’âge dont les projets se faisaient sur place et se concrétisaient année après
année, dans l’actuel, dans la conjugaison de l’actif, contrairement à lui, qui
projetait sa vie, reléguait tout à ce jour de retour. Il vit le risque d’être
dépassé. Il faut donc se secouer. C’est le temps de partir, d’affronter
l’angoisse des gares, le vent courbe qui rase les trottoirs dans les gares de
Provence ouvertes, l’angoisse des départs sans mains chaude dans la main.
Jamais, dans aucun de ses poèmes nous n’avons senti Senghor hésiter
autant, à dessein, pour embrasser un thème. C’est vrai que généralement il
chevauche sur plusieurs fils à la fois, mais celui-ci revêt un caractère
particulier. Il s’engage puis se désengage, nous traînant volontairement vers
autre chose, morceaux d’historiques de sa relation avec l’Aimée pour en
ressortir encore et nous mettre en face de la mécanique matinale des gares
ou autre comble de solitude qu’il agite comme pour justifier cette liaison.
Parce que hors-terroir, hors-ethnie, hors-race ?
Ainsi il nous force à le suivre le long des gares sans portes, à être avec lui
sur le quai dans l’attente des locomotives balançant leur ventre comme un
long python métallique ou bien au bord d’un étang avec des nuages
aéroplanes et des rapides vers les ports atlantides et des mondes ressuscités
de leurs mémoires. C’est déjà dit, la juxtaposition des sentiments et des
situations est propre à notre poète mais ici, en plus de cette angoisse, en
plus de sa solitude, il traîne autre chose :

« Est-ce le Printemps - partir ! - cette première sueur nocturne,


Le réveil dans l’ivresse... l’attente...
J’écoute aérienne - plus bas la batterie des roues sur les rails –
La longue trompette qui interroge le ciel,
Ou est-ce le hennissement sifflant de mon sang qui se souvient tel un poulain qui se cabre et rue
dans l’aurore de Mars ultime ?
C’est le temps de partir. Voilà bien ton message. »

Il faut aller ailleurs, changer de décor, d’autres espaces, des eaux


nouvelles, être parmi d’autres personnes, d’autres visages. Il faut retrouver
un espace où la vie n’est pas manière chambres d’hôtel, quitter les grandes
villes pleine à craquer de personnes comme un grenier, et pourtant où l’on
est plus solitaire qu’arbuste en plein Sahara ou Namib. Il a soif d’un univers
où il ne sentira pas le système régir intégralement la vie, de la pleine nature,
d’un quelque part sur la berge d’une rivière au détour de la route, et les prés
frais de Septembre... La veille du départ, l’impatience, la nervosité, cette
première sueur nocturne, qui naît à la première lueur du jour, au premier
grincement du réveil. Avec lui la ville se réveille, le premier train qui
talonne les rails et la longue sirène, comme une trompette dans un camp
militaire à l’aube. Mais est-ce réellement la locomotive qui siffle ? Est-ce
une trompette ? Ou simplement son sang, dont le flux s’accentue sous
l’attente nerveuse ? Voilà son cœur qui cabre et hennit dans sa poitrine tel
un poulain attelé pour la première fois.

« J’ai soif j’ai soif d’espaces et d’eaux nouvelles


Et de boire à l’urne d’un visage nouveau dans le soleil
Et ne m’écartent pas les chambres d’hôtel ni la solitude retentissante des grandes cités. »

Voilà un flash-back, torche rebraquée sur la Bien-aimée qui ne sera pas


du voyage, forte lumière sur la force du regard, le visage sarrasin et la tête
noire qui flamboie comme les neiges de l’Estérel. Le poète nous la présente
dans son éminence, dans toute la prestance de sa forte personnalité qui fait
reculer ses compagnes, semblables à un étirement long d’un jour d’hiver ou
bien des colombes qui s’envolent à tire-d’aile sous la flèche d’une déesse.
C’est dire que personne ne peut gratuitement s’approcher de son Aimée. Et
il en a besoin, au seuil du départ, car l’absence sera longue.

« Était-ce au bal du Printemps que tes yeux ouverts te précédaient ?


Toi si semblable à celle de jadis, avec ton visage sarrasin et ta tête noire qui flamboie comme le
sommet de l’Estérel.
Tes compagnes s’écartaient, jours laiteux d’hiver ou colombes sous les flèches d’une déesse.
Ma main reconnut ta main mon genou ton genou,
Et nous retrouvâmes le rythme premier. Et tu partis.
C’est le temps de partir »

2. Départ
Au seuil de la séparation, le poète cherche à lire dans les yeux embués de
la bien-aimée, ces yeux en pleur, et troubles comme l’Etang de Berre sous
les coups du Mistral. Il fait un flash-back pour faire défiler le paysage
d’outre-océan de jours partagés. En ce temps là, lorsqu’ils glissaient, un
bras amical les retenait au bord de l’eau. L’amitié, le respect réciproque les
empêchaient, lors des premiers jours de rencontre, de franchir une certaine
limite de sensualité. Pour maintenir fermement cette limite, le poète nous
écarte et nous projette vers le paysage environnant, écoutant siffler les
rapides pour les ports atlantiques qui lui rappelaient les mondes ressuscités
de sa mémoire, les paysages de son royaume d’enfance qui se berce à
l’autre rive de l’océan.
Le décor est riche et chargé de romantisme exacerbé. Paroles douces,
murmurées d’une voix chargée, voix affaiblie et en même temps affûtée par
les sentiments et qui tissent de capricieuses dentelles, des épreuves, des
tentations, le désir d’aller plus loin. Présence lointaine : là voilà, déjà, sur
l’autre rive, planant comme une hirondelle. Mais si cette distance existe, il y
a un autre moyen, une autre issue : l’eau qui les sépare n’est pas profonde.
Au lieu de la rejoindre à guet, il va opter pour le bond du félin qui le
prendra plus facilement, plus rapidement auprès d’elle. La rivière est claire
comme du verre et les cieux ont la couleur d’yeux bleus, couleur que la
personne, l’Aimée, nommait pervenche. Le parfum, dans l’air, est celui de
jeunes pousses au vert délavé qui se bercent sous la caresse des premiers
jours du Printemps.
Les heures se succèdent, ballet de couleurs, et les nuages, comme des
aéroplanes se meuvent dans le ciel et les poissons sous l’eau, sans bruit. De
l’autre côte c’est le contraire : des rapides, des bateaux en partance pour les
ports atlantiques sifflent avec un bruit métallique, ces navires en partance
vers les mondes ressuscités de ses mémoires, de ses souvenirs. Ces bateaux
soudain ramènent les souvenirs du monde qu’il a laissés, ces mondes qui se
bercent à l’autre côté de l’Atlantique, le royaume d’enfance. Mais parmi ces
bateaux il y a aussi son moyen de partir ; c’est l’un d’eux qui va les séparer.
Le poète ne peut plus garder longtemps la tête de l’Aimée dans ses mains,
ses yeux qui se fixent sur les yeux d’Antilope de celle-ci comme au moyen
d’un aimant, ces yeux qui fixent le gouffre de l’absence, il faut bien les
quitter. C’est bien le temps de partir. Et impassibles, les aéroplanes, les
nuages, continuent leurs sifflets fréquents sur les ponts aériens...

Je cherche au fond de tes yeux troubles - c’est l’Etang de Berre sous les coups du Mistral, tes yeux
troubles -
Et j’y distingue, à, travers la vitre embuée, le paysage d’outre-océan de nos hiers.
La pente est molle ; alentour la tendresse des prés. Quand nous glissons, un bras amical nous
retient au bord de l’eau.
Ta voix frêle, dans l’air lent de no cœurs, tisse de capricieuses dentelles. Tu es sur la rive adverse
hirondelle ; l’eau est peu profonde et proches les îlets d’or. Je préfère le bond souple du félin.
La rivière de verre, le ciel couleur d’yeux bleus - tu disais pervenche - les parfums d’un vert
enfantin.
Toutes ces heures claires vertes bleues, vertes claires bleues !
Si légers les nuages aéroplanes, qui sont les poissons sous l’eau sans bruit,
Si souvent sifflaient, avec un bruit métallique qui me secouait jusqu’à la racine des entrailles,
Les rapides pour les ports atlantiques, les mondes ressuscités de nos mémoires.
Je ne pouvais garder dans mes mains ta tête, tes yeux d’antilope comme mes yeux aimantés,
Mes yeux fixes devant toi. Si légers les aéroplanes blancs, si souvent sifflaient les rapides sur les
ponts aériens !
Et un puis un jour, étrangers dans ce paysage trop connu sans au revoir, nous sommes partis, partis
un jour sans couleur et sans bruit.

2. Chant d’ombre
Chanter dans l’ombre, dans l’obscurité, dans la solitude avec un secret
qu’il maintient et dont il ne veut encore parler si ce n’est à travers de
simples bribes et méditant sur l’instant où il en enlèvera le voile. C’est le
Retour de l’Enfant prodigue qui commence. Il part en bateau, cet aigle
blanc des mers et du temps qui le ravit au-delà du continent. Dans la cale,
c’est l’image de la bien-aimée qu’il traîne encore. Il est surpris, triste, et
semble perdu comme un enfant enlevé par des lutins139.
Chez les Sérères, les lutins ont la réputation de « kidnapper » des
humains, phénomènes que l’on pourrait facilement mettre au même niveau
que les « abductions » ou enlèvements extraterrestres : la personne disparaît
sans laisser de traces puis revient, parfois hébété, avec, par surcroît,
quelques dons et capacités qu’elle n’avait pas auparavant.
Il se sent perdu dans le contraste de la nature. De cet affront de l’angoisse
des gares où le vent courbe rase les trottoirs dans les gares de Provence, le
voilà sous un soleil sauvage et nu, un soleil cinglant qui fait tressaillir la
terre de mille fouets de rayons. Ce soleil domine tout, il est tout. Et ce
soleil, avec ses tresses de rayons, ramène dans la mémoire du poète la tête
noire qui flamboie comme le sommet de l’Estérel. C’est la tête de
l’Absente, ce soleil au-dessus des monts, majestueux, dans sa prestance,
comme un lion au-dessus de l’étable, ce sont ses yeux félins, ses yeux
troubles où il distingue, comme à travers une vitre embuée le paysage
d’outre-océan des hier communs, ces yeux d’antilope comme les yeux
aimantés du poète, fixes devant elle : voilà le poète qui re-naît à la terre qui
fut sa mère, voilà le poète restitué à son royaume d’enfance.
Il est séparé de sa bien-aimée par l’espace et le temps, et entre eux,
précipice et altitude, rempart infranchissable. Il se souvient et s’agrippe à
l’orgueil de l’Aimée, cet orgueil qui engloutissait le poète comme les
plantes surplombent le laboureur pendant la moisson. Cet orgueil est
justement le rempart de la fidélité auquel va s’accouder l’amant pour
affronter les doutes et la peur de perdre. Il exhorte la bien-aimée à se
recouvrir de son orgueil, durant cette absence, pour résister, se maintenir
dans le lien. Qu’elle résiste à toute tentation, comme elle sut lui résister lors
de la première rencontre. Et l’exhortation se noie dans un autre flash-back :

« Que se dresse ton orgueil porte-neige jadis couleur humaine - J’y disparaissais, laboureur
couché dans l’ivresse de la moisson mûre. Je glisse le long de tes parois, visage escarpé. Le
meilleur grimpeur s’est perdu.
Vois le sang de mes mains et de mes genoux comme une libation le sang de mon orgueil
antagoniste, déesse au visage de masque. »

Nous devons un peu nous arrêter sur l’expression « Le meilleur grimpeur


s’estperdu » qui est une réalité toute sérère : Il y a des rôniers qui se
dressent plus hauts que les autres dans toute la contrée, comme celui de
Katamague :

« Ton champion Kor-Sanou ! Tel le palmier de Katamague El domine tous ses rivaux de sa tête au
mouvement de panache d’argent
Et les cheveux des femmes s’agitent sur leurs épaules, et les cœurs des vierges dans le tumulte de
leur poitrine »140.

Ainsi il défit le courage des grimpeurs. Il faut aller chercher le fruit des
rôniers en grimpant, mais seul un téméraire ou plutôt un fou ose affronter
des rôniers de cette envergure et combien, dans le temps, sont morts pour
avoir osé essayer de relever le défi.
La Bien-aimée est comme un tel rônier, hautement dressée sur sa fierté et
son caractère de fer. Cela donne confiance au poète, lorsqu’il sera loin
d’elle, de l’autre côté de l’Atlantique, car les coureurs n’oseront pas
s’approcher d’elle si aisément. Justement dans la citation ci-dessus, rôles
inversés, c’est Sédar qui dépasse de la tête, de son feuillage tous ses
camarades, ce qui met dans le cœur des femmes ce défi de vouloir grimper,
désir voué d’avance à l’échec. Dans le cas du poète, on en convient, il ne
s’agit pas d’une hauteur physique, mais intellectuelle. Et maintenant, est
venu le temps de payer notre dette quant à notre promesse faite au premier
point :

« Tu fus africaine dans ma mémoire ancienne, comme moi comme les neiges de l’Atlas.
Mânes, ô mânes de mes pères, contemplez son front casqué et la candeur de sa bouche parée de
colombes sans taches.
Comparez sa beauté et celle de vos filles...
Oui c’est bien l’aïeule noire, la claire aux yeux violets sous ses paupières de nuit. »

Toute la raison d’être de « Par-delà Éros » est l’angoisse du poète parce


qu’il cherche une issue pour faire « avaler » une union à ses parents, il veut
faire accepter dans sa famille « cette enfant amie, la clarté de ses yeux
parmi les brumes bretonnes », surtout à Diogoye, même mort, lui, le
Seigneur de la Brousse, le Lion, qui s’est tu, qui est décédé, lui qui a fait
taire la révolte des bruits sourds. Peut-être qu’après tout il y a un espoir.
Peut-être le reproche, le « niet » familial ne sera pas aussi terrible en
l’absence de celui-ci.
Nous divaguons ? Écoutons-le des décennies plus tard, à la mort de
Maguilen, « l’enfant de l’amour, absent et beau comme Zeus -
l’Éthiopien » :

« Nous avions tout donné à ce pays, à ce continent nôtre :


Les jours et les nuits et les veilles, la fatigue la peine et le combat parmi les nations assemblées.
Or Sénégalaise aux Sénégalaises s’était voulue la Normande de long lignage, aux yeux de moire
vert et or.
Et de son fils elle avait fait l’enfant de la terre sénégalaise, et un jour il reposerait
Profond dans la terre de Mamanguedj, près de Diogoye-le-Lion141. » Ici il dira :

« Tu fus africaine dans ma mémoire ancienne, comme moi comme les neiges de l’Atlas
Mânes ô Mânes de mes Pères ! Contemplez son front casqué et la candeur de sa bouche parée de
colombes sans taches, comparez sa beauté et celle de vos filles.

Ses paupières comme le crépuscule rapide et ses yeux vastes qui s’emplissent de nuit.
Oui c’est bien l’aïeule noire, la Claire aux yeux violets sous ses paupières de nuit. »

La vente aux enchères de l‘africanité de l’Absente revient :

« Mânes ô Mânes de mes Pères ! Contemplez son front casqué Et la candeur de sa bouche parée
de colombes sans taches, comparez sa beauté et celle de vos filles.
Ses paupières comme le crépuscule rapide et ses yeux vastes qui s’emplissent de nuit.
Oui c’est bien l’aïeule noire, la Claire aux yeux violets sous ses paupières de nuit. »

C’est presque une hantise chez le poète, et cela peut se comprendre, vu la


période et la nouveauté des mariages mixtes. Le poète fait les présentations,
se soucie de l’accueil qui sera fait à l’Aimée. Il veut que ses Pères sachent
que l’apparence est trompeuse. Il ne faut pas qu’ils s’arrêtent sur la couleur
de la peau.
Mais l’Aimée sait-elle cette angoisse qui habite son prince ? Et si elle
savait, que serait sa réaction ? Ont-ils discuté ? Tout laisse croire que si
dialogue il y a eu, ce n’était pas un dialogue tellement ouvert, nous ne
disons pas franc, d’où cette chanson dans l’ombre. Le poète semble bercer
une mélodie, invisible, et celle qui écoute s’émeut à cause de la teneur des
paroles mais ne voit pas le visage de son troubadour, ne voit pas la source.
Cela peut se comprendre, du moment que même le poète n’est pas sûr de
l’accueil qui lui sera fait. La famille va-t-elle jubiler à cause de cette union,
ou bien le regardera-t-on comme un « traître », un déraciné qui de surcroit
peut disparaître pour toujours, embobinée par cette Bretonne aux yeux de
brumes ?
Le poète nous ramène à sa bien-aimée. Attention, elle est Égyptienne et
donc peut-être faut-il se préparer à affronter la petite fille d’un pharaon têtu,
demandant plus qu’un sacrifice. Peut-être qu’en plus du sang le long des
mains et sur les genoux, le poète doit-il, à la manière de Moïse, qui devait
convaincre Pharaon, rassembler les sables aux quatre coins du ciel et les
transformer en une pluie de sauterelles ? Lorsque passé ce fléau, lui faudra-
t-il ensuite se recueillir, et enclencher un froid de fin du monde ? Elle est
égyptienne par sa mémoire, et cela ramène des sueurs froides dans l’esprit
du poète qui a peur que s’endurcisse le cœur de cette princesse héritière, le
poussant à faire allusion aux dix plaies d’Égypte142 :
1) Les eaux du fleuve changées en sang : « Le Nil fut nauséabond, et les
Égyptiens ne purent boire des eaux depuis le fleuve » : Exode 7 :14-25.
2) Les grenouilles : « les grenouilles tombèrent et recouvrirent
l’Égypte » : Exode 8 :1-25.
3) Les poux : « toute la poussière du sol se changea en poux » : Exode
8 :16-19.
4) Les mouches (ou les taons) ou les bêtes sauvages : « Des taons/ bêtes
sauvages en grand nombre entrèrent dans tout le pays d’Égypte » :
Exode 8 :20-32.
5) La mort des troupeaux : « tous les troupeaux des Égyptiens
moururent » : Exode 9 :1-7.
6) Les ulcères : « gens et bêtes furent couverts d’ulcères bourgeonnant en
pustules » : Exode 9 :8-12.
7) La grêle : « Adonaï fit tomber la grêle qui se transforme en feu sur le
pays d’Égypte » : Exode 9 :13-35.
8) Les sauterelles : « Elles couvrirent la surface de toute la terre et la terre
fut dans l’obscurité ; elles dévorèrent toutes les plantes de la terre et
tous les fruits des arbres, tout ce que la grêle avait laissé et il ne resta
aucune verdure aux arbres ni aux plantes des champs dans tout le pays
d’Égypte » : Exode 10 :13-14,19.
9) Les ténèbres : « il y eut d’épaisses ténèbres » : Exode 10 :21-29.
10) La mort des premiers-nés : « tous les premiers-nés mourront dans le
pays d’Égypte » : Exode 12 :29-36.

« Mon amie, sous le sombre des pagnes bleus les étoiles effeuillent les fleurs d’ouate de leurs
capsules éclatés.
Le Seigneur de la brousse s’est tu, qui a fait taire la révolte des bruits sourds.
Vois ! le brouillard doucement s’est égoutté en claires gouttelettes de lait frais. Écoute ma voix
singulière qui te chante dans l’ombre ce chant constellé de l’éclatement des comètes chantantes.
Je te chante ce chant d’ombre d’une voix nouvelle avec la vieille voix de la jeunesse des
mondes. »

Le poète demande à la princesse - cette fois-ci à l’Afrique ? - d’écouter sa


voix singulière qui chante dans l’ombre, dans le secret et la solitude, ce
chant constellé. Il chante pour elle ce chant d’ombre, d’une voix nouvelle,
avec la vieille voix de la jeunesse des mondes. Cette union, c’est bien
l’union du futur d’où découlera le métissage tant prôné par le poète, une
voix nouvelle qui s’associe à l’ancienne voix pour un monde jeune. C’est
vrai, ce monde vieux, se renouvelle éternellement, à la manière d’ailleurs
du poète : « Mon enfance, mes agneaux, est vieille comme le monde et je
suis jeune comme l’aurore éternellement jeune du monde. »143 L’aimée
n’est donc pas contradictoire à ses valeurs terriennes, elle est
complémentarité. C’est un Tantum Ergo de chair et d’os. Que les vieilles
choses fassent place aux nouvelles, parce le poète prie, en s’adressant à sa
mère dans le soir rouge de vieillesse pour une « aube transparente d’un
jour nouveau ». Et, lorsque la Bretonne acceptée et un fils issu de l’union
fera ses adieux précoces, il dira :

« Il est élégant à l’antagoniste, prévenant d’attention comme fleurs à la jeune fille.


Rameau greffé du Viking au Tabor, cavalier de la planche à voile... »

3. Vacances
« Cette absence longue à mon cœur,
Cette vacance de trois mois comme ce sombre couloir de trois semestres captifs.
J’avais perdu mémoire des couleurs jusqu’à ton visage
Que je recomposais en vain, avec les battus de mon esprit.
Et ton silence distant comme une mémoire qui s’oublie !
Restait l’odeur de tes cheveux, si chauds de soleil –
Rien que la caresse de mon col haut et souple sur ma joue.
Restait la splendeur de ta tête !
Comment oublier l’éclat du soleil, et le rythme du monde - la nuit le jour.
Et le tam-tam fou de mon cœur qui me tenait éveillé de longues nuits,
Et les battements de ton cœur qui à contretemps l’accompagnaient et les chants alternés.
Toi la flûte lointaine qui répond dans la nuit
De l’autre rive de la Mer intérieure qui unit les terres opposées
Les sœurs complémentaires : l’une est couleur de flamme et l’autre, sombre, couleur de bois
précieux.
Ton visage ! sans doute est-ce lui, non les ténèbres de ma prison,
Non l’humidité de ma vie qui efface toute couleur et tout dessin,
Tel le soleil triomphant à l’entrée de l’hivernage lorsque n’est pas tombée la goutte d’eau
première,
Que les pays sont blancs et les sables illuminés.
Je sais le Paradis perdu - je n’ai pas perdu souvenir du jardin d’enfance
Où fleurissent les oiseaux, que viendra la moisson après l’hivernage pénible, et tu reviendras mon
Aimée.
Tu seras dans mes bras comme une gerbe lourde et brune
Ou le sik triomphant qu’agite l’athlète vainqueur, et il se sent un dieu. »

Trois mois viennent de passer, absence longue comme ce sombre couloir


de trois semestres captifs où il a perdu jusqu’au visage de l’Aimée qu’il
recomposait alors en vain, avec les yeux battus de son esprit. Et le silence
de l’Aimée, distant comme une mémoire qui s’oublie. Il se console par la
rencontre prochaine, à l’extrémité de l’absence et, ce jour là, lui dit le poète,

« Tu seras dans mes bras comme une gerbe lourde et brune Ou le sik triomphal qu’agite l’athlète
vainqueur, et il se sent un dieu ».
C’est le lutteur qui atteint le but, le cultivateur rangeant ses gerbes
récoltées au bout de l’effort. « La prison que je recherchais, je l’ai. »
continue. Plongé dans les vacances tant attendues, voilà que déjà tire l’autre
côté de la mélancolie et de l’absence. Ces vacances de trois mois d’emblée
long corridor d’une prison qui rappelle la période des stalags. Et s’installe
l’oubli jusqu’au visage de sa princesse qu’il raccommode et recompose en
vain. Le silence infernal. Aucune note d’elle à lui. Seul ce silence distant et
long comme une mémoire qui s’oublie, comme une légende en lambeaux.
Mais il y a encore une chose : un parfum de cheveux, cette chevelure
chaude comme un soleil qui ne s’oublie par son éclat rythme du monde, la
nuit et le jour. C’est le contraste dans le temps, la translation sombre-clair
qui maintient en sa mémoire, de par la blancheur, cette princesse lointaine
au silence lourd comme lui souvient la caresse amicale celle de son col haut
qui est souple sur sa joue
Au sein de la nuit, solitude et angoisse soulèvent le cœur du poète qui
épouse la lancinance d’un tam-tam - et l’accompagnaient les baguettes sur
le cœur-tam-tam de l’Aimée, à contre temps, ainsi que deux coryphées qui
s’alternent. Elle est flûte lointaine qui répond dans la nuit. Le poète sait sa
princesse dans les mêmes affres de l’absence, là bas, au-delà de la Mer
interne, de la Méditerranée qui unit les terres opposées, les sœurs
complémentaires, la Méditerranée qui unit l’Afrique à l’Europe, comme le
cœur l’unit, lui, Nègre à la « Bretonne aux yeux clairs.
Le visage de l’Aimée absente efface toute couleur, le rend aveugle. Rien
n’existe alentour, à par cette présence lointaine qui remplit tout de vide.
C’est la densité de l’absence, lumière solaire de ce visage qui affaiblit les
contours et amenuise les contrastes. Mais cette perception floue, les dessins,
ou forme effacée, c’est les formes d’autres femmes qui deviennent blafardes
à cause de la présence intense de l’Absente dans sa pensée, dans ses
souvenirs, dans son désir. À part elle, Rien d’autre n’existe, rien d’autre n’a
de la consistance.
Et la confession : je sais le Paradis perdu, le paradis que j’ai quitté, je n’ai
pas perdu le souvenir de mon jardin d’enfance où fleurissent les oiseaux.
C’est l’absence et sa douleur, les temps difficiles. Pour se consoler, le poète
jette un regard et s’agrippe à l’image du cultivateur qui peine maintenant
mais demain bénéficiera de la joie de la récolte. Il sait qu’un jour viendra la
moisson après l’hivernage pénible. Ce sera le temps de la gerbe d’épis,
celui du trophée du vainqueur après la rude compétition.
4. Par-delà éros
Sa longue absence est semée d’embûches et son retour jette sur la scène
cette idée toute sérère, qui est le fait de « clouer » ou « jeter un filet » sur
quelqu’un qui va à l’étranger pour qu’il revienne, quelles que soient les
conditions. La famille ne veut pas de départ sans retour ; il ne faut pas que
leur émigré se perde, disparaisse pour toujours. Cette trappe qui l’a forcé à
revenir, peut se prolonger, s’affirmer à travers d’autres embûches, jusqu’au
désir charnel pouvant le pousser vers une des filles du terroir et découlant
sur une grossesse par exemple, ce qui pourrait casser le lien possible avec
l’Aimée et, partant, le pays hôte et ainsi le maintenir sur cette terre
originelle :

« Je sais mes pères, vous avez jeté ce filet sur ma vacance vigilante pour attraper l’enfant
prodigue, cette fosse à lions.
Je sais que la fierté de ces collines appelle mon orgueil.
Debout sur l’âpreté de leurs sommets couronnés de gommiers odorants je saisis l’écho du nombril
qui rythme leur chant
- Un lac aux eaux graves dort dans son cratère qui veille...
N’énervez pas ma jeunesse aux jeux de la maison, mes griffes de panthère au pagne amical de
mes sœurs ».

La fierté des collines, ces seins debout, durs comme fruits de rônier
appellent, interpellent, taquinent son orgueil. Ce n’est pas la tentation qui
manque. Du long des rues aux allégations de la famille, tout l’invite à
l’abandon des beautés territoriales. Raison pour laquelle le poète implore
pour que ses Pères ne soient pas jaloux ; il ne faut pas qu’ils aillent jusqu’à
ce piège.
Bien sûr il y a l’autre côté négatif de l’Europe dont les dieux peuvent
tonner et permettre la fonte des cathédrales sous la haine jaune des bombes.
Il y a ce côté négatif de l’Europe qui peut être agité comme tremplin de la
ferveur des Pères à écarter les amants. Pour lui, ce côté négatif n’est pas
transposable à l’Aimée. Elle est innocente. Que tonne Zeus, Jéhovah
embraser la superbe des villes blanches, mais laissez-lui cette Bien-aimée.
Par-delà Éros, ou bien du côté opposé de l’amour renferme la situation
presque cauchemardesque du poète, qui est tiraillé de part et d’autre. Un
nouvel amour en France, la longue absence durant laquelle il aura tout vécu,
et solitude et racisme et guerre et prison et solitude, puis ce retour où tout
l’attend, surtout, n’étant plus enfant, le désir de sa famille de devoir vouloir
le marier.
Ici il ne faut pas se voiler la face. L’on peut facilement deviner que cet
homme qui revient au Sénégal est l’homme de tous les désirs, syndrome qui
est encore plus renforcé aujourd’hui : Les filles cherchent ou préfèrent mari
émigré. Elles se marient dans certains cas sur la simple présentation d’une
photo non datée. Mais ça ne s’arrête pas là. Nous traînons jusqu’à présent
ces lambeaux d’infériorité, et des présidents, dans leur discours
d’investiture sont partis jusqu’à faire croire que le développement de notre
continent est entre les mains des émigrés. Nous n’en disconvenons pas : Ils
sont acteurs de taille, mais le développement ne viendra pas d’eux, peut-être
de ceux d’entre eux qui sont partis étudier et, férus de nationalisme
rationnel, reviendront en apportant ce gâteau de métissage tant prôné par
Senghor. Le développement de l’Afrique se fera ici, avec ses enfants sur
place.
Mais replions-nous : Le jeune intellectuel Senghor qui revient au pays ne
va pas se la couler douce. De partout vont fuser des propositions de
mariage, comme lors de la visite auprès du Beleup de Kaymor dont il
déclinera l’avance avec une courtoisie exemplaire :

« Grâces pour la jeune fille nubile au ventre de douceur, ndeïssane !


À la croupe de colline à la poitrine de fruits de rônier.
Et par-dessus toute louange, sa bouche sait tisser des paroles plaisantes.
Ma Dame est une dame de haut rang et fière.
Donc compliments à la fille du Grand-Dyarâf »144.

Le dessein de la famille, de ses proches, c’est de le voir s’affermir


comme homme du terroir, prendre femme du terroir. Mais sa vision porte
beaucoup plus loin. Il ne peut s’arrêter à certaines considérations
superficielles. Il a une autre vision et cette bien-aimée fait partie de ce
cadre, qui n’est pas contre les principes de ses Pères, mais devant les
élargir, puisque :

« Mon âme aspire à la conquête du monde innombrable et déploie ses ailes, noir et rouge.
Noir et rouge, couleurs de vos étendards !
Ma tâche est de reconquérir le lointain des terres qui bornaient l’Empire du Sang
Où jamais la nuit ne recouvrait la vie de ses cendres, de son chant de silence.
Ma tâche est de reconquérir les perles extrêmes de votre sang Jusqu’au fond des océans glacés et
des âmes.
Entendez le chant de son âme sous son toit de paupières sarrasines.
Candides ses yeux comme ceux de l’antilope kôba, ouverts étonnés sur la beauté du monde.
Ah ! Laissez-moi l’arracher, son âme, dans un baiser comme le Vent d’Est destructeur,
Pour la déposer à vos pieds, avec les richesses fabuleuses de l’esprit et des terres nouvelles. »

Il doit trouver un refuge en mettant intelligence et spirituel au-devant du


charnel, au-devant du sensuel :

« Mais quoi d’un corps sans tête ? Et quoi de bras sans âme ?
Le chant du poème domine haut la passion des talmbatts mbalakhs et tamas... »

Voilà le plaidoyer de l’avocat-poète pour faire passer celle « si semblable


à celle de jadis, avec ton visage sarrasin et ta tête noire qui flamboie
comme le sommet de l’Estérel ». Mais Diogoye n’a pas encore donné son
dernier mot. Il y a toujours cette peur accroupie dans l’ombre qui attend
Sédar comme une panthère affamée. C’est ce que nous réserve « Visite ». Le
poète, qui veut coûte que coûte faire accepter l’Absente comme africaine va
voir celle-ci comme une ancêtre lointaine, une Cléopâtre ou Néfertiti
réincarnée, une Africaine de souche et de sang, une Égyptienne. C’est le
seul chemin possible pour cette princesse à la peau claire, cette enfant amie
aux yeux clairs parmi les brumes bretonnes : « Égyptienne ! Comment ne
serait-elle pas mon guide, ton haleine longue, tes senteurs de soleil feu de
brousse ! ».

« Tu es descendue de ce mur où t’avait accrochée la ruse des Anciens. Admise dans le cercle à
toute faiblesse fermée,
Tu es le fruit suspendu à l’arbre de mon désir - soif éternelle de mon sang dans son désert de
désirs ! »

Comme la femme, ou l’homme, bien avant la nuit de son initiation !


Ainsi qu’un trésor, un secret à dévoiler au moment opportun, cette
princesse, suspendue au mur va enfin descendre, prendre vie, « devenir »
femme, être admise dans le cercle à toute faiblesse fermée, parce que cercle
d’épreuves, rite initiatique, où se forge la force de caractère, la force de la
nature de l’être. Mais être accrochée au mur et attendre le jour de
l’initiation, qui est une attente bienheureuse pour l’Aimée, est, pour le
poète, un fruit haut perché sur une haute branche, un fruit accroché à l’arbre
du désir. Et quelle douleur dans l’attente de la nuit de noces, soif éternelle,
soif de son sang, de sa jeunesse, de sa force virile qui baigne dans un désert
de désirs.
Nous ne saurons assez mesurer à sa juste valeur la situation infernale
vécue par ce jeune intellectuel tout frais débarquant d’Europe, cette vaste
tête qui a certainement dévasté l’espoir et le désir des Sinoises. Ajoutez-y,
comme Beleup de Kaymor, les parents qui n’auront aucune limite dans les
propositions de marier une telle ou une telle, cousine, parente de bon
caractère, poli, avec toute la retenue. Ici aussi le poète a une réponse
franche : « Seule, je sais, cette plaine à la peau noire convient au soc et au
fleuve profond de mon élan viril. ». L’Aimée n’a rien à envier à la fille du
Grand Dyarâf ni à aucune autre fille. Elle n’a rien à envier aux filles du
terroir, à part cette porte, ces mains qui doivent s’ouvrir pour l’accueillir
dans la famille ainsi que la mariée drapée de son pagne en coton tissé qui
voile le charme de sa prestance. Mais que faire d’un corps sans tête, sans
pensée, et que faire d’un bras, d’une force qui n’est pas armée d’âme, de
sentiments ? Le poème domine la passion des tam-tams et qu’au moins,
dansent sur les cordes des kôras les doigts énigmatiques du poète. Le poète
se réfugie dans la riche personne de l’Aimée et prône les valeurs cardinales
de l’intellectuel et du spirituel. La trappe est réelle. Il ne faut pas qu’il
succombe, que l’engouffre le désir né des pagnes de ses « sœurs », ici, filles
de son terroir :

« N’énervez pas ma jeunesse aux jeux de la maison,


Mes griffes de panthère au pagne amical de mes sœurs.
Mon âme aspire à la conquête du monde innombrable et déploie ses ailes, noir et rouge.
Noir et rouge, couleurs de vos étendards !
Ma tâche est de reconquérir le lointain des terres qui bornaient l’Empire du Sang
Où jamais la nuit ne recouvrait la vie de ses cendres, de son chant de silence.
Ma tâche est de reconquérir les perles extrêmes de votre sang jusqu’au fond des océans glacés et
des âmes.
Entendez le chant de son âme sous son toit de paupières sarrasines.
Candides ses yeux comme ceux de l’antilope kôba,
Ouverts étonnés sur la beauté du monde.
Ah ! Laissez-moi l’arracher, son âme, dans un baiser comme le Vent d’Est destructeur,
Pour la déposer à vos pieds, avec les richesses fabuleuses de l’esprit et des terres nouvelles. »
Il réalise soudain le degré de responsabilité envers ce corps qu’il tient
dans ses bras, comme le commodore maintient le navire dans sa trajectoire
et décide de son destin. Il faut désormais le métissage, que les Ancêtres ne
lui enlèvent point cette Aimée, qu’ils fassent place aux dieux des Grecs et
des judéo-chrétiens, qu’ils acceptent un nouvel ordre mondial, celui où
toutes les races seront unies, vivant côte à côte dans la paix, parce que
chacune pouvant vivre pleinement la sienne. Un autre danger subsiste
cependant : Il y a dans cette maison des colombes, des personnes
susceptibles d’éveiller ses sentiments et de concurrencer l’Aimée, voire
prendre sa place.
Et si les Anciens jetaient un autre filet pour le maintenir, jaloux, dans la
stricte lignée pour empêcher le métissage ? Et s’ils étaient jaloux de Zeus et
de Jéhovah ? Et si pour se préserver contre la superbe des villes blanches ?
Le poète prie qu’ils ne jettent pas ce piège, qu’ils ne présentent pas cette
tentation, qu’ils n’énervent pas sa jeunesse, sa virilité aux jeux de la
maison, ses griffes contre les pagnes amicaux de ses sœurs. Qu’il ne tombe
pas amoureux de celles qui déambulent, fluides, dans la maison.
L’Aimée, cette bretonne aux yeux clairs ne doit pas être considérée
comme un acte allant à l’encontre de la volonté des Ancêtres : Elle fait
partie de la tâche qu’il s’est fixée : la reconquête, la reprise des terres
lointaines « qui bornaient l’empire du sang où jamais la nuit ne recouvrait
la vie de ses cendres, de son chant de silence ». En s’unissant à la Bretonne,
il veut regagner le paradis perdu et renouer avec les perles extrêmes de la
lignée, les origines lointaines qui vont de l’Égypte pharaonique aux races
hyperboréennes, réunir ce qui s’est séparé au fil des millénaires : « Je
marcherai par la terre nordorientale, par l’Égypte des temples et des
pyramides. Mais je vous laisse Pharaon qui m’a assis à sa droite et mon
arrière-grand-père aux oreilles rouges. Vos savants sauront vous prouver
qu’ils étaient hyperboréens ainsi que toutes mes grandeurs ensevelies ».
Elle n’est que le premier jalon d’un pont qui dicte le métissage.
Dernières tentatives d’obtenir un « visa » pour la Bretonne, la fille aux
yeux d’antilope kôba, ces beaux yeux ouverts sur la beauté du monde ? Le
poète veut effeuiller son être et dans un baiser, comme le vent d’Est
destructeur, le déposer ainsi qu’une offrande, un sacrifice mêlé aux
richesses fabuleuses de l’esprit, et à des terres nouvelles, aux pieds des
ancêtres, des Pangools.
5. Visite
« Je songe dans la pénombre étroite d’un après-midi.
Me visitent les fatigues de la journée, les défunts de l’année,
Les souvenirs de la décade comme la procession des morts du village à l’horizon des tanns.
C’est le même soleil mouillé de mirage,
le même ciel qu’énervent les présences cachées
Le même ciel redouté de ceux qui ont des comptes avec les morts.
Voici que s’avancent mes morts à moi... »

L’après-midi, sous une pénombre, la fatigue de la journée. Et les morts de


l’année qui viennent le voir. C’est le temps des souvenirs, de la crainte des
mânes de ses Pères, la crainte de dettes impayées comme ce sentiment de
« Ndessé » qui fit deux apparitions le long des poèmes.
Il se souvient des mirages le long des tanns, le ballet des Esprits, de ceux
qui peuvent revenir pour la redevance d’impôts dus : « Reposoirs opposés
au bord de la plaine dure salée, de la grande voie étincelante des Esprits,
enclos méridiens du côté des tombes ! Et toi Fontaine de Kam-Dyamé,
quand à midi je buvais ton eau mystique au creux de mes mains, entouré de
mes compagnons lisses et nus et parés des fleurs de la brousse ! La flûte du
pâtre modulait la lenteur des troupeaux et quand sur son ombre elle se
taisait, résonnait le tam-tam des tanns obsédés qui rythmait la théorie en
fête de Morts. Des tirailleurs jetaient leurs chéchias dans le cercle avec des
cris aphones, et dansaient en flammes hautes mes sœurs Téning-Ndyaré et
Tyagoum-Ndyaré, plus claires maintenant que les cuivres d’outre-mer ».
Il le faut bien, car, dans le prochain poème, il fera face au portail de
Diogoye. Que demandera-t-on ou que ne demandera-t-on à ce fils prodigue
de retour au bercail ?
XX. LE RETOUR DE L’ENFANT PRODIGUE
« Le fils prodigue » est une parabole de Jésus, et, pour permettre au
lecteur d’avoir une idée de l’image de Senghor, nous allons vous la
reproduire, en nous appuyant sur l’Évangile de Luc : « .. Et il dit encore :
Un homme avait deux fils. Le plus jeune dit à son père : Mon père, donne-
moi la part de bien qui doit me revenir. Et le père leur partagea son bien.
Peu de temps après, le plus jeune fils, ayant tout ramassé, partit pour un
pays éloigné, où il dissipa son bien en vivant dans la débauche. Lorsqu’il
eut tout dépensé, une grande famille survint dans ce pays, et il commença à
se trouver dans le besoin. Il alla se mettre au service d’un des habitants du
pays, qui l’envoya dans ses champs garder les pourceaux. Il aurait bien
voulu se rassasier des carouges que mangeaient les pourceaux, mais
personne ne lui en donnait. Étant rentré en lui-même, il dit : Combien de
mercenaires chez mon père ont du pain en abondance, et moi, ici, je meurs
de faim ! Je me lèverai, j’irai vers mon père et je lui dirai : Mon père, j’ai
péché contre le ciel et contre toi. Je ne suis plus digne d’être appelé ton
fils ; traite-moi comme l’un de tes mercenaires. Et il se leva et alla vers son
père. Comme il était encore loin, son père le vit et fut ému de compassion. Il
courut se jeter à son cou et le baisa. Le fils lui dit : Mon père, j’ai péché
contre le ciel et contre toi, je ne suis plus digne d’être appelé ton fils. Mais
le père dit à ses serviteurs : Apportez vite la plus belle robe, et l’en revêtez ;
mettez-lui un anneau au doigt et des souliers aux pieds. Amenez le veau
gras et tuez-le. Mangeons et réjouissons-nous ; car mon fils que voici était
mort, et il est revenu à la vie ; il était perdu, et il est retrouvé... »145
Il y a une transposition car, il est vrai que le fils a une inquiétude quant à
comment faire face à son père après avoir gaspillé toute la richesse qui lui a
été donnée. Ici, si la condamnation semble devoir venir de Diogoye, dans
l’Évangile c’est le cas contraire. C’est plutôt l’aîné qui fait des
remontrances : « Or, le fils aîné était dans les champs. Lorsqu’il revint et
approcha de la maison, il entendit la musique et les danses. Il appela un des
serviteurs, et lui demanda ce que c’était. Ce serviteur lui dit : ton frère est
de retour, et, parce qu’il l’a retrouvé en bonne santé, ton père a tué le veau
gras. Il se mit en colère, et ne voulut pas entrer. Son père sortit, et le pria
d’entrer. Mais il répondit à son père : voici, il y a tant d’années que je te
sers, sans avoir jamais transgressé tes ordres, et jamais tu ne m’as donné
un chevreau pour que je me réjouisse avec mes amis. Et quand ton fils est
arrivé, celui qui a mangé ton bien avec des prostituées, c’est pour lui que tu
as tué le veau gras ! »146.
Là où le Fils prodigue mangeait des carouges destinées aux pourceaux,
Senghor s’est gavé de la poussière de seize années d’errance, l’inquiétude
de toutes les routes d’Europe, les cités battues de vagues de mille passions
dans sa tête. Mais cela n’a pas perverti son âme. Après tout, le devenir de
l’Afrique, son avancée et son développement seront mesurés à la superbe de
ces cités, à leurs bâtiments et enseignes multicolores. Toutes les passions
déchaînées, l’inquiétude sur les routes d’Europe, la guerre, les charniers... Il
n’est pas entré dans la débauche, il ne s’est pas avili, son cœur est resté pur
comme vent d’Est au mois de Mars, vent chaud qui brûle tout, et par
conséquent stérilise. Et c’est pour se maintenir pur qu’il voulait se réfugier
dans le désert « sans ombre, terre austère terre de pureté, de toutes mes
petitesses lave-moi, de toutes mes contagions de civilisé. Que me lave la
face ta lumière qui n’est point subtile, que ta violence sèche me baigne dans
une tornade de sable . »147
Strophe I
« Et mon cœur de nouveau sur la marche de pierre, sous la porte de l’honneur. Et tressaillent les
cendres tièdes de l’Homme aux yeux de foudre, mon père. Sur ma faim, la poussière de seize
années d’errance, et l’inquiétude de toutes les routes d’Europe ; et les cités battues de vagues de
mille passions dans ma tête. Mon cœur est resté pur comme Vent d’Est au mois de Mars. »

Voilà arrivé le temps des comptes, l’heure tant redoutée : « C’est le même
soleil mouillé de mirage, le même ciel qu’énervent les présences cachées le
même ciel redouté de ceux qui ont des comptes avec les morts. Voici que
s’avancent mes morts à moi... ». Sédar doit faire face à Diogoye. L’enfant
prodigue retourne à la marche de pierre, sous la porte de l’honneur.
Ici il nous semble devoir expliquer deux choses intrinsèques à la culture
sérère :
1) La porte de l’honneur : Dans les maisons sérères traditionnelles, il y
a une entrée principale et une petite entrée, respectivement « a carind »
et « a poot » Tout ce qui est honorable, tout acte noble, entre et sort par
la porte principale. Ceux qui fuient, qui se cachent, passent par la petite
porte.

Ceci amène une autre réalité additionnelle : faisant face à l’entrée


principale de chaque maison sérère, se trouve une palissade symbolique.
Elle est dressée entre la case du chef de la maison et la cour, et son nom
solennel est « o mban-gaci » littéralement « refuse-honte », palissade
dressée là pour rappeler au chef qu’il est gardien, et protecteur des valeurs
et devant s’évertuer chaque jour pour que jamais « honte dans la maison
n’entre ».

2) L’Homme : Contrairement au fils prodigue de la parabole évangélique,


son père est déjà mort. Néanmoins, du fond de la tombe, les cendres
tièdes de l’Homme aux yeux de foudre vont tressaillir. Senghor garde
ici l’appellation toute sérère du fils vis-à-vis de son père.

A un certain âge, on n’emploie plus le vocatif « baa » ou « baab », en


s’adressant à son père ou bien « yaa » ou « yaay » en s’adressant à sa mère.
Il ne peut non plus appeler directement ses parents par leur prénom. Alors
on commence à dire, par exemple : « Est-ce que l’homme est-là ? » Ou bien
« Est-ce que la femme est là ? », ce qui est exactement équivalent, et par
conséquent compris comme, respectivement : « Est-ce que papa est là ? »
« Est-ce que maman est-là ? » C’est à cause de cela que l’on retrouve
souvent « l’Homme » comme référence à son père148.
Strophe II
« Je récuse mon sang en la tête vide d’idée, en ce ventre qu’ont déserté les muscles du courage.
Me conduise la note d’or de la flûte du silence, me conduise le pâtre mon frère de rêve jadis nu
sous sa ceinture de lait, la fleur du flamboyant au front. Et perce pâtre, mais perce d’une longue
note surréelle cette villa branlante, dont fenêtres et habitants sont minés des termites. Et mon cœur
de nouveau sous la haute demeure qu’a édifiée l’orgueil de l’Homme.
Et mon cœur de nouveau sur la tombe où pieusement il a couché sa longue généalogie. Il n’a pas
besoin de papier ; seulement la feuille sonore du dyâli et le stylet d’or rouge de sa langue. »

Le retour n’est jamais facile. Le poète ne parvient pas à avoir une idée
fixe, son courage a tendance à l’abandonner, mais il les récuse. Il faut bien
faire face aux cendres tièdes de l’Homme aux yeux de foudre. Il faut qu’il
se souvienne, qu’il remonte loin dans le passé pour retrouver son
compagnon, le pâtre son frère,149 le pâtre à la flûte mélodieuse qui savait
guider le troupeau vers la maison au soleil déclive.
Mais la peur est profonde, car elle vient des mânes de ses Pères. Cette
maison a les fenêtres et les habitants minés par les termites : les fenêtres
sont délabrées, croulantes, et combien de ses habitants sont morts ! Mais ce
qui fait plus peur, il l’exprime clairement dans « Visite », « ... C’est le même
ciel redouté de ceux qui ont des comptes avec les morts. Voilà que
s’avancent mes mortes à moi. ».
Et des comptes à rendre, l’enfant prodigue en a certainement à distribuer,
après seize ans d’errance, surtout si le sérère n’’était pas venu au chevet de
son père mourant, si ses parents sont enterrés durant son absence. Il faut
qu’il affronte cette maison édifiée avec beaucoup d’orgueil par Diogoye.
Au retour de son long séjour, il a un devoir à accomplir, celui de se
rendre au cimetière pour rendre visite à ceux qui sont morts durant
l’absence, à ceux que l’on n’a pas vus depuis longtemps. Il doit se rendre à
ce cimetière où se trouve toute la généalogie de Diogoye. Il ne va pas sortir
l’arsenal du civilisé, se mettre à la plume, mais seulement se munir de sa
langue, de dire les mots justes, prendre les notes justes, comme le griot les
doigts le long de la kôra, et sa voix d’or aussi futée qu’une plume. Il le dira
aussi dans Congo : « Que j’émeuve la voix des kôras Koyaté ! L’encre du
scribe est sans mémoire... »150.
Strophe III
« Que vaste que vide la cour à l’odeur du néant comme la plaine en saison sèche qui tremble de
son vide. Mais quel orage bûcheron abattit l’arbre séculaire ? Et tout un peuple se nourrissait de
son ombre sur la terrasse circulaire, et toute une maison avec ses palefreniers, bergers
domestiques et artisans sur la terrasse rouge qui défendait la mer houleuse des troupeaux aux
grands jours de feu et de sang. Ou est-ce un quartier foudroyé par les aigles quadrimoteurs et par
les lions des bombes aux bonds puissants ? »

Après seize ans d’erreur, le poète est en face de la réalité. Les choses, les
êtres qu’il avait jadis côtoyés, ces choses que, dans l’absence on maintient
de toutes ses forces pour ne pas perdre le cordon ombilical qui maintient à
la patrie, à la maison, ces choses n’existent plus. Il est comme en retard par
rapport à l’actualité et il y a une espèce de vide, de déception profonde.
Après une absence de vingt-trois ans dont dix ans sans venir au Sénégal
du tout, nous savons ce que l’on ressent quand on débarque. Le déphasage
est effroyable. Pendant des années on lutte pour se maintenir, ne pas se
« civiliser », ne pas oublier. Les souvenirs sont vivaces, on connaît le
nombre de termitières qui longent une certaine piste, on voit, dans la
distance ces arbres que l’on a laissés derrière, sous lesquels on s’est une fois
assis et discuté avec des personnes chères. Contrairement à ce que l’on
pense, pour avoir si souvent médité, ces choses quittées sont présentes. Et
lorsque l’on débarque, on voit que tout a disparu. Certains arbres sont
tombés, les autres n’ont plus le même aspect et ceux qui sont restés, ayant
naturellement progressé avec le temps et franchi ces dix ans dans un esprit
d’avancement par rapport à nous, émigrés qui nous agrippions à un présent-
passé pour nous maintenir intacts, nous nous réveillons à la dure réalité
d’être en avance par rapport à l’Europe sur eux, mais très en retard quant à
notre acceptation du paysage.
Eh oui, à son départ, tout un peuple se nourrissait, prenait le repas sous
l’ombre du ficus séculaire. Ce ficus, qui, jusqu’à hier, jusqu’à son
débarquement, existait encore dans ses pensées, ce ficus séculaire n’est
plus. Le bûcheron temps s’en est occupé, avec sa hache impassible. Et avec
la disparition de cette ombre protectrice, sont partis les bergers qui
s’occupaient des vaches innombrables de Diogoye, les domestiques et les
artisans.
C’est vrai que la disparition, l’inexistence de ce ficus et toute la foule de
choses et de gens qu’il avait solennellement gardée dans sa mémoire est
venue si vite. L’effet est semblable au travail d’un bombardier, de ces
avions quadrimoteurs qui de leurs bombes puissantes, faisaient disparaître
immeubles et arbres en un clin d’œil : « Est-ce l’Afrique encore, cette côte
mouvante, cet ordre de bataille, cette longue ligne rectiligne, cette ligne
d’acier et de feu ?... Mais entends l’ouragan des aigles-forteresses, les
escadrilles aériennes tirant à pleins sabords et foudroyant les capitales
dans la seconde de l’éclair. Et les lourdes locomotives bondissent au-dessus
des cathédrales et les cités superbes flambent, mais bien plus jaunes mais
bien plus sèches qu’herbes de brousse en saison sèche. Et voici que les
hautes tours, orgueil des hommes, tombent comme les géants des forêts
avec un bruit de plâtras et voici que les édifices de ciment et d’acier
fondent comme la cire molle aux pieds de Dieu. »151
Voilà l’image qui lui revient devant cette maison dont les fenêtres sont
minées par les termites, les habitants morts ou dispersés, le ficus séculaire
tombé, choses intervenues trop rapidement dans sa conscience à cause de
l’intensité des souvenirs qui maintenaient les images à leur place. La
fulgurance des évènements est proportionnelle à la relation entre la vivacité
des souvenirs et le grand vide présent laissé par les choses qu’il n’a plus
sous les yeux de la mémoire.
Strophe IV
« Et mon cœur de nouveau sur la marche de la haute demeure. Je m’allonge à cette terre à vos
pieds, dans la poussière de mes respects, à vos pieds, Ancêtres présents, qui dominez fiers la
grand-salle de tous vos masques qui défient le Temps. Servante fidèle de mon enfance, voici mes
pieds où colle la boue de la Civilisation. L’eau pure sur mes pieds, servante, et seules leurs
blanches semelles sur les nattes de silence. Paix, paix et paix, mes Pères, sur le front de l’Enfant
prodigue »
Les êtres chers sont devenus cendres, il va s’allonger par terre, par
humilité et modestie. Il va se jeter aux pieds des Ancêtres, des Pangools
présents, ces esprits qui, il le sait, dominent la grande salle, les visages
masqués. Eux au moins ne vont jamais mourir. Ils défient le temps. Grâce à
la transcendance, le poète va retrouver les êtres perdus dans une autre
dimension.
Par respect on se déchausse avant d’entrer dans la chambre. Sédar nous le
suggère par « leurs blanches semelles », mais veut aller plus loin en se
lavant les pieds pour se purifier. Puis il fait sa prière : la paix sur le front de
l’Enfant prodigue. Mais le front, c’est aussi le futur.
Culture sérère introduite : Après un voyage, n’est-ce que de Dakar au
village, il faut faire le tour du carré pour saluer tout le monde. Plus le temps
de l’absence est long, plus les visites vont s’étendre à travers le village. Le
voyageur revenu doit aller s’enquérir de l’état de santé de tous, présenter les
condoléances pour les décès et féliciter pour les naissances et mariages
intervenus durant son absence. C’est seulement après que l’on peut se
reposer et vaquer à la vie normale. C’est ce que fait justement Senghor.
C’est à partir de la strophe suivante que commence la mission.
Strophe V
« Toi entre tous Éléphant de Mbissel, qui parait d’amitié ton poète dyâli et il partageait avec toi les
plats d’honneur, la graisse qui fleurit les lèvres et les chevaux du Fleuve, cadeaux des rois de Sine,
maîtres du mil maîtres des palmes, des rois de Sine qui avait planté à Diakhâw la force de leur
lance. »

« Éléphant de Mbissel », le Grand Mansa Waly Mané, devenu Maïssa


Waly Dione. Mansa est devenu « maïssa » et « mané » a fait place à
« dione » à cause de sa longévité, selon la légende qui va ainsi : « Maïssa
Waly vécut si longtemps, que chaque fois qu’un voyageur revenait des
recoins de Mbissel, la première question qu’on lui posait était : « Et Maïssa
Waly ? [Est-il toujours vivant ?] ». Et l’autre répondait : « Oxaa maaga
jon », c’est-à-dire, littéralement : il est toujours là-bas, les yeux bien ouverts
[Pas du tout prêt à casser sa pipe] ».
Venu du royaume du Mali, Mansa sera propagateur de la royauté dans le
Sine, puis devenir un des Pangools les plus vénérés du terroir. Si certains
Pangools restent dans le recoin strict d’une famille, certains unissent tous
les Sérères. C’est en tant que Pangool que Senghor s’adresse à Maïssa Waly
pour qu’il intercède auprès de tous les autres en sa faveur. Le poète dit avoir
lié amitié et partagé avec lui les dons du roi du Sine. C’est dire qu’il lui a
offert une partie de royauté au même titre que les Guelwârs qui avaient
planté la force de leur lance, c’est-à-dire le centre de leur pouvoir, leur trône
à Diakhaw

« Et parmi tous, ce Mbongou couleur de désert ; et les Guelwars avaient versé des libations de
larmes à son départ, pluie de rosée quand saigne la mort du Soleil sur la plaine marine et les
vagues des guerriers morts. »

Senghor se souvient particulièrement de Coumba Ndoffène Diouf, le roi


du Sine lâchement assassiné par un colon pègre152 du nom de Pierre
François Beccaria à Joal le 14 août 1871. Il reçut une balle, perché sur son
cheval, ce que fait ressortir le poète en parlant du Mbongou, cheval roux, au
couleur de désert. Parmi les rois les plus vénérés du Sine, les Guelwars, et
partant, tout le Sine, versèrent des larmes à son départ pour Sangamar la
Nocturne, Sangamar l’Éternel, libations de larmes ainsi qu’une pluie de
rosée quand saigne la mort du Soleil sur la pluie marine et les vagues des
guerriers mourants.
L’on ne pouvait décrire plus intensément un tel évènement : tous les
éléments sont là, s’entrechoquant, se bousculant, se faisant place, se
rejetant, exactement comme Joal et ses habitants pendant cette journée
funèbre. Le deuil, tout un royaume qui s’émeut, des libations de larmes,
puisqu’un des leurs transcende couvert de sang. Mais ce n’est pas
uniquement le roi du Sine, c’est un des meilleurs rois du Sine, le Roi Soleil
de son terroir, c’est le Soleil couchant, ce soleil qui meurt, couvert de sang
sur la plaine marine. Ceci amène cette croyance sérère : les rois morts
remontent vers Sangamar, cette longue bande de sable qui casse l’océan
comme un îlot devant préserver l’Éternel. Pour les Sérères Sangamar est
l’équivalent des Champs élyséens comme, dans l’Odyssée, Protée les décrit
à Ménélas : « Les Immortels t’emmèneront chez le blond Rhadamanthe, aux
champs Élyséens, qui sont tout au bout de la terre. C’est là que la plus
douce vie est offerte aux humains ; jamais neige ni grands froids ni averses
non plus ; on ne sent partout que zéphyrs dont les brises sifflantes montent
de l’Océan pour donner la fraîcheur aux hommes. »153
Strophe VI
« « Éléphant de Mbissel, par tes oreilles absentes aux yeux, entendent mes Ancêtres ma prière
pieuse. Soyez bénis, mes Pères, soyez bénis ! Les marchands et banquiers, seigneurs de l’or et des
banlieues où pousse la forêt des cheminées - ils ont acheté leur noblesse et les entrailles de leur
mère étaient noires - les marchands et banquiers m’ont proscrit de la Nation. Sur l’honneur de mes
armes, ils ont fait graver Mercenaire. Et ils savaient que je ne demandais nulle solde ; seulement
les dix sous pour bercer la fumée de mon rêve, et le lait à laver mon amertume bleue. »

C’est à Maïssa Waly que d’adresse Senghor pour faire parvenir à


l’ensemble des Esprits sa prière pieuse. Cette période de sa venue au
Sénégal est celle qui va le déterminer à plonger dans la politique, à être
combattant au flanc de son peuple. Le monde a beaucoup changé, le monde
a évolué, du moins à travers les yeux du Senghor actuel, qui a goûté à
l’hysope de l’Europe, pour cet intellectuel ayant côtoyé d’autres comme
Césaire et Damas et qui a commencé son combat de la Négritude.
Les nouveaux maîtres ne sont plus ceux qui avaient planté leur lance
royale à Diakhaw, ce ne sont plus les Thiédos au courage de lion : une jeune
génération, une nouvelle aube s’est levée, celle des marchands, seigneurs
de l’or est des banlieues où pousse la forêt des cheminées, des usines. Mais
ces marchands n’ont aucune noblesse : ils ont acheté celle-ci, alors que les
entrailles de leur mère étaient noires. C’est une expression toute sérère, et
traduit la bassesse dans une société à castes. Ce sont eux qui maintenant
régnent en puissance sur son peuple de fiers Thiédos et de Guélowârs aux
tambours aussi lancinants que ceux des Aztèques, Incas et Zapotèques.
Devant eux il se sent proscrit de la Nation et sur ce qui faisait de lui un
noble, sur ses armes, ils ont fait graver « Mercenaire ». Dans Kaya Magan,
il dira : « Mon empire est celui des proscrits de César, des grands bannis de
la raison ou de l’instinct Mon empire est celui d’amour ». Ce passage
mérite un arrêt notoire.
Être proscrit de la nation fait allusion, ici comme dans le Kaya Magan
aux proscrits de César : « Marcus Lepidus, Marcus Antonius et Octavius
Caesar, choisis par le peuple pour gouverner et mettre la république sur le
droit chemin, déclarent que, si de perfides traîtres n’avaient pas demandé
pitié et quand ils l’ont obtenue n’étaient pas devenus les ennemis de leurs
bienfaiteurs et n’avaient pas conspiré contre eux, Gaius Caesar n’aurait
pas été massacré par ceux qu’il a sauvé par sa clémence après les avoir
capturé lors de la guerre, ceux qu’il a considérés comme des amis et à qui
il a donné des charges, des honneurs et des cadeaux ; et nous ne devrions
pas être obligés d’employer cette sévérité contre ceux qui nous ont insultés
et nous ont déclarés ennemis publics »
Mais pourquoi lui ? Il ne demandait même pas un salaire, seulement dix
sous pour bercer la fumée de son rêve et avoir le lait à laver son amertume
bleue. Mais ce n’est pas exact. Il est redevable, parce qu’il a bénéficié d’une
demi-bourse de l’administration coloniale pour aller étudier à l’âge de 22
ans en France et de là-bas il a bénéficié d’une autre bourse pour revenir au
Sénégal faire une recherche sur la poésie sérère. Il peut être accusé de
trahison, surtout si l’on tient compte de la réaction suscitée par son
allocution à la Chambre de Commerce de Dakar avec son fameux
« assimiler sans être assimilé ».
Durant la période coloniale, aller en politique pour défendre les droits de
ses concitoyens est synonyme de rébellion. N’est-il donc pas du rang de ces
« perfides traîtres [ayant] demandé pitié et [l’ayant] obtenue, [devinrent]
les ennemis de leurs bienfaiteurs et [conspirèrent] contre eux » ? Bien
possible. Mais dans sa conscience, il sait que son cœur est toujours aussi
pur que vent d’Est quant à ses valeurs primordiales.

« Au champ de la défaite si j’ai replanté ma fidélité, c’est que Dieu de sa main de plomb avait
frappé la France. Soyez bénis, mes Pères, soyez bénis ! Vous qui avez permis mépris et
moqueries, les offenses polies les allusions discrètes et les interdictions et les ségrégations et puis
vous avez arraché de cœur trop aimant les liens qui l’unissaient au pouls du monde. Soyez bénis,
qui avez permis que la haine gravelât ce cœur d’homme. Vous savez que j’ai lié amitié avec les
princes proscrits de l’esprit, avec les princes de la forme, que j’ai mangé le pain qui donne faim de
l’innombrable armée des travailleurs et des sans-travail, que j’ai rêvé d’un monde de soleil dans la
fraternité de mes frères aux yeux bleus. »

Le point 2.6.3 donne beaucoup de matières au poète pour se révolter.


Ajoutez à cela la défaite de la France et nous reposons le scénario en
d’autres termes : Il est rejeté, proscrit de la nation et son mérite n’a pas été
reconnu. Malgré cela, noble de cœur il va reconsidérer tout et, au bout du
compte, va revenir sur le champ de bataille que tout lui dictait d’abandonner
pour replanter, renouveler sa fidélité, parce que Dieu de sa main de plomb
avait frappé. Il faut se souvenir des Tirailleurs Sénégalais, ces « dogues
noirs de l’Empire » : « Sur le front de France, le Grand Quartier Général
dispose ainsi à la veille de l’offensive allemande de huit divisions
d’infanterie coloniale (DIC). Les Sénégalais y sont incorporés avec les
fantassins des régiments d’infanterie coloniale (RIC) et avec les artilleurs
des régiments d’artillerie coloniale (RAC). Les 4e, 8e, 12e, 14e, 16e, 24e,
25e et 26e RTS sont engagés sur le front. Des éléments d’autres corps sont
répartis au sein de régiments composés de bataillons et compagnies mixtes,
les 5e, 6e, 27e, 28e, 33e, 44e, 53e et 57e régiments d’infanterie coloniale
mixte sénégalais (RICMS). La plupart de ces régiments participent aux
opérations au sein des divisions coloniales puis, après leur anéantissement
au cours des combats de mai - juin 1940, les rescapés sont rattachés à
d’autres unités. Selon le Ministère de la défense, le nombre total des
tirailleurs sénégalais mobilisés au 1er avril 1940 est estimé à 179 000, dont
40 000 engagés dans les combats en métropole. Près de 17 000 sont tués,
disparus ou blessés au combat en 1940.
« Un exemple : le 19 juin 1940, les Allemands sont aux portes de Lyon.
Le 25eme Régiment de Tirailleurs Sénégalais est envoyé dans un « combat
pour l’honneur » ayant pour ordre : « En cas d’attaque, tenir tous les
points d’appui sans esprit de recul, même débordé. » Ce combat fut sans
merci pour les Africains. En deux jours il y aura plus de 1 300 tués sur 1
800 combattants. Certains tirailleurs, faits prisonniers et même blessés,
furent séparés du reste de la troupe, puis massacrés à découvert à la
mitrailleuse et achevés sous les chenilles de chars d’une unité SS.
Selon l’historien américain Raffael Scheck, qui a enquêté dans les
archives militaires françaises et allemandes, près de 3 000 tirailleurs
sénégalais (terme désignant plus largement l’ensemble des soldats
indigènes venus d’Afrique) ont été exécutés par la Wehrmacht en mai - juin
1940, crime de guerre perpétré non pas par des SS, mais par l’armée
régulière allemande.
Durant la bataille de France (10 mai au 22 juin 1940), les troupes
coloniales furent peu nombreuses à participer directement aux combats,
sauf dans les Ardennes, sur la Somme, au Nord de Lyon et près de Chartres.
L’effondrement des armées françaises a été si rapide que l’état major
général n’a pas eu le temps de rappeler massivement sur le front
métropolitain, les troupes de l’Armée d’Afrique.
Cependant, quand elles furent en premières lignes, les troupes coloniales
livrèrent de rudes combats : le 26eme RTS, de la 8eme DIC (le dernier formé
au camp de Souges) en constitue une dramatique illustration. Appelé dans
la région de Rambouillet pour couvrir l’armée de Paris en route vers la
Loire, il livra de furieux combats les 16 et 17 juin entre Chartres et
Maintenon (Feucherolle, Néron, Bouglainval, Chartrainvilliers). Tirailleurs
et officiers furent décimés en particulier par le 1er régiment de cavalerie du
Général Kurt Feldt (selon archives de l’armée de terre du fort de
Vincennes : 52 officiers sur 84 et 2046 sur 3017 tirailleurs sont portés
disparus fin juin 1940). Jean Moulin, préfet de Chartres défendra leur
mémoire face aux propos racistes des autorités allemandes sur « la honte
noire ». Les survivants du 26eme RTS poursuivent les combats, sous les
ordres du colonel Perretier, sur la Loire jusqu’à fin juin 1940, c’est-à-dire
bien après l’armistice.
« En 1940, les Allemands détruisent Le Monument aux Héros de l’Armée
Noire, que la ville de Reims avait construit en 1924 pour rendre hommage
aux soldats noirs de la Première Guerre mondiale. Un nouveau monument
fut inauguré le 6 octobre 1963. Une plaque indique simplement : « Ici fut
érigé en 1924 un monument qui témoignait de la reconnaissance de la ville
envers ses soldats africains qui défendirent la cité en 1918. L’occupant
détruisit, par haine raciale le Monument aux Noirs en septembre 1940 ».
Par la suite, « durant l’automne 1944, sur ordre du Général de Gaulle, les
15 000 tirailleurs sénégalais des 9e DIC et 1ere DMI sont remplacés,
« blanchis », par des FFI au sein de la 1ère armée française lors d’une
opération dite de « blanchiment » et auparavant, les prisonniers français
furent assignés par les Allemands pour garder les prisonniers noirs, leurs
frères d’arme154.
Dieu frappant la France de sa main de plomb fait allusion à la victoire
allemande au début de la guerre. Cette intervention de Dieu, cette punition,
comme le poète l’a déjà mentionnée : « Seigneur, vous avez visité Paris par
ce jour de votre naissance parce qu’il devenait mesquin et mauvais »155,
rappelle cette autre valeur déployée par le poète à l’encontre de ce peuple
de feu.
Le poète accepte, avec un certain taux d’incompréhension et de naïveté
qui permettent une raillerie subtile et par conséquent pardonnable, et bénit
ces Pangools, les remercie d’avoir « permis moquerie, mépris, les offenses
polies, les allusions discrètes et les interdictions et les ségrégations » dont
ont été victimes leurs enfants, les Noirs. Pire encore, ils ont arraché les liens
forts de son cœur, ils ont permis que la haine gravelât ce cœur d’homme. Le
poète se compte parmi les proscrits de l’esprit et s’est lié avec les princes
qui ne sont plus princes que dans la forme. Il a goûté au pain qui ne rassasie
pas, il s’est lié à l’armée des travailleurs et des sans-travail comme il le fit
dans la troisième strophe de « Que m’accompagnent kôras et balafong » :
« J’ai choisi mon peuple noir peinant, mon peuple paysan, toute la race
paysanne par le monde. »156
Malgré les moqueries, les mépris, les offenses polies, les allusions
discrètes et les interdictions et les ségrégations, le poète garde
profondément son rêve, qui est celui d’un jour où le soleil se lèvera dessus
la fraternité de tous les peuples, la fraternité avec les blancs, ses frères aux
yeux bleus.
Strophe VII
« Éléphant de Mbissel, j’applaudis au vide des magasins autour de la haute demeure. J’éclate en
applaudissements ! Vive la faillite du commerçant ! J’applaudis à ce bras de mer déserté des ailes
blanches ! - Chassent les crocodiles dans la brousse des profondeurs, et paissent en paix les
vaches marines ! Je brûle le secco, la pyramide d’arachides dominant le pays et le wharf dur, cette
volonté implacable sur la mer. »

Surpris ? Oui, de voir un fils applaudir à la faillite des actions


commerciales de son père. Mais cette surprise est côté lecteur, pas côté
poète. Après le choix effectué, après l’élection de toute la race paysanne de
par le monde, Senghor ne pouvait couver quelque part dans son cœur la
prospérité de traitant de son père, dont les magasins, autour de la demeure,
sont maintenant vides. Il éclate en applaudissement à la faillite du
commerçant. C’est que cette faillite du père « traitant » est une
conséquence de celle des traitants coloniaux qui pullulaient à Joal, dont
Pierre François Beccaria, l’assassin du Maad-a-Sinig Coumba Ndoffène
Diouf.
Cette régression économique des traitants étrangers est supportée par « ce
bras de mer désertés des ailes blanches », c’est-à-dire des voiles de navires
amarrés, ces navires qui ne pouvaient s’occupaient que du trafic
commercial entre Joal, Gorée, Dakar, Saint-Louis, et de là vers la
métropole. Avec le départ de ces navires, Senghor va ressusciter la nature
propre à l’Afrique, l’Afrique profonde avec sa paix et sa faune : « Chassent
les crocodiles dans la brousse des profondeurs, et paissent en paix les
vaches marines ! ». Le poète jubile, brûle le secco, qui est cette pyramide
d’arachides dominant le pays, la plus haute montagne du Sénégal, qui naît
brusquement durant la traite pour disparaître dans le ventre gourmand des
voiliers en partance vers l’Europe. Il jubile et brûle le wharf dur, cette
volonté implacable qui sort de la mer, une extrémité invisible rejoignant
l’Europe tandis que l’autre, plus dure, plus concrète, se brode à la terre
africaine comme un serpent à sonnettes.

« Mais lors je ressuscite »


« La rumeur des troupeaux dans les hennissements et les mugissements, la rumeur que module au
soir le clair de lune de la flûte et des conques. »

A la place du secco, à la place des magasins, des voiliers et du wharf


brûlés, le poète ressuscite la rumeur des troupeaux dans le hennissement et
les mugissements, il ressuscite les veillées nègres, veillées au clair de lune
sous la note des flûtes et des conques, ces battements de mains mêlées aux
calebasses dans l’ivresse de la nuit.

« La théorie des servantes sur la rosée et les grandes calebasses de lait, calmes, sur le rythme des
hanches balancées. »

Il ressuscite la longue file des servantes dans l’aube arrosée de rosée, sur
la tête des calebasses remplies de lait, et les hanches belles et légères qui
flottent, presque surréelles.

« La caravane des ânes et dromadaires dans l’odeur du mil et du riz, dans la scintillation des
glaces, dans le tintement des vagues et des cloches d’argent. »

Il fait revivre la caravane des ânes et des dromadaires dans l’odeur du mil
jusqu’aux quatre coins du monde : Il a réellement choisi son peuple noir
peinant, il a choisi la race paysanne par le monde.

« Mes vertus terriennes. »

Senghor a ressuscité ses vertus terriennes. Pour appréhender réellement la


dimension de l’allégation « l’émotion est nègre, la raison hellène », il faut
bien, très bien comprendre Senghor. Et il suffit d’avoir le courage, de
s’arrêter et jeter un coup d’œil sur le monde actuel, ce monde en lambeaux
qui a sérieusement besoin de gens courageux, qui a besoin de dirigeants. A
ce monde défunt des canons et des machines s’est superposé un autre : le
monde de l’information qui distribue aveuglément des droits. Acceptons-
nous sans rechigner que des journalistes se mettent une nuit durant sous la
fenêtre d’une personne malade, guettant inhumainement pour être les
premiers à parler de son dernier souffle ? Acceptons-nous, qu’au nom de la
liberté l’on poursuive coûte que coûte une personne pour prendre sa photo
jusqu’à l’induire dans un accident mortel ?
Remettre en question ces choses que nous prenons comme des « droits »,
peut choquer, comme ont choqué les nègres ces paroles de Senghor. Et
pourtant ! Tout jeune, se baladant à travers son royaume d’enfance, et
rencontrant sur la distance les premiers Européens, le jeune Sédar était
certainement très marqué, sublimé par l’exotisme, une certaine finesse, une
autre façon de faire. Avec le temps, les chocs culturels vont se succéder :
Ngasobil, le froid en Europe, les ségrégations, la guerre. Mais c’est surtout
la guerre qui va orienter beaucoup de choses : comment ces personnes, qui
dominent l’espace et le temps, peuvent-ils être aussi techniquement
barbares ? Comment se fait-il que parmi les fruits les plus cinglants de
l’esprit figurent justement les bombes, ces avions quadrimoteurs lancés
contre la superbe des villes et des cathédrales ?
Avec toutes ses expériences, Senghor aurait certainement aimé dire à ses
frères africains : « Non ! N’avancez plus ! N’allez pas vers cette évolution,
vers cette sorte d’évolution ! Non, ne rejoignez pas ce monde où il n’y a
pas : « ... un rire d’enfant en fleur, sa main dans ma main, pas un sein
maternel, des jambes de nylon. Des jambes et des seins sans sueur ni
odeur ; pas un mot tendre en l’absence de lèvres, rien que des cœurs
artificiels payés en monnaie forte ». N’allez pas vers ce monde qui recouvre
le côté humain des soldats négro-américains : « Je ne vous ai pas reconnus
sous votre prison d’uniformes couleur de tristesse, je vous ai pas reconnus
sous la calebasse du casque sans panache, je n’ai pas reconnu le
hennissement chevrotant de vos chevaux de fer, qui boivent mais ne
mangent pas... la lourdeur barbare des monstres des prétemps du monde ».
N’allez pas vers cette « Europe qui enterre le levain des nations et l’espoir
des races nouvelles ».
En réalité, ce que Senghor veut maintenir de toutes ses forces, c’est le
côté humain, de « Chant de Printemps » : « Je t’ai dit : Écoute le silence
sous les colères flamboyantes la voix de l’Afrique planant au-dessus de la
rage des canons longs, la voix de ton cœur de ton sang, écoute-la sous le
dire de ta tête de tes cris... »
Strophe VIII
« Eléphant de Mbissel, entends ma prière pieuse. Donne-moi la science fervente des grands
docteurs de Tombouctou. Donne-moi la volonté de Soni Ali, le fils de la bave du Lion - c’est un
raz de marée à la conquête d’un continent. Souffle sur moi la sagesse des Keita. Donne-moi le
courage du Guelwar et ceins mes reins de la force d’un tyédo. Donne-moi de mourir pour la
querelle de mon peuple, et s’il le faut dans l’odeur de la poudre et du canon. Conserve et enracine
dans mon cœur libéré l’amour premier de ce même peuple. Fais de moi ton Maître de Langue ;
mais non, nomme-moi son ambassadeur. »

Salomon s’était rendu dans le désert, et avait choisi la connaissance.


Sédar demande la science fervente des grands docteurs de Tombouctou. Il
demande la volonté impassible de Soni Ali et la sagesse des Keita qui
régnèrent sur l’empire mandingue - L’Éléphant de Mbissel est issu de cet
empire. Il a aussi besoin du courage du Guelwar, le courage d’un roi du
Sine, son royaume d’enfance, et la ceinture d’un thiédo, ces vaillants
guerriers qui entouraient et faisaient la force du monarque sinois. Il est prêt
à se battre pour son peuple jusqu’à la mort. Mais sa prière suprême est que
son cœur s’enracine dans l’amour de ce peuple. Il ne faudra pas que cet
amour reçoive des parasites narcissiques. Il veut être son maître de langue
mais il rectifie. Il veut être son ambassadeur, son envoyé, son serviteur.
L’envoyé a une mission clairement établie par l’envoyeur et doit déplier la
récade sans un iota de plus ou de moins.
Strophe IX
« Soyez bénis, mes Pères, qui bénissez l’Enfant prodigue ! Je veux revoir le gynécée de droite ;
j’y jouais avec les colombes, avec mes frères les fils du Lion. Ah ! De nouveau dormir dans le lit
frais de mon enfance. Ah ! de nouveau mon sommeil les si chères mains noires et de nouveau le
blanc sourire de ma mère. Demain je reprendrai le chemin d’Europe, chemin de l’ambassade dans
le regret du Pays noir. »

Comme le père reçut son enfant avec beaucoup d’amour et de grandes


festivités, les Ancêtres pardonnent et reçoivent l’Enfant prodigue, le
bénissent. Celui-ci veut descendre vers gynécée de droite où il jouait avec
les colombes (les filles) et ses frères, les fils de Diogoye Basile Senghor. Il
veut s’endormir de nouveau sur le lit de son enfance, ressentir les chères
mains de Gnilane Bakhoum avec, au-dessus de son visage, son sourire
blanc, son rire de paix. Le temps d’une nuit. La mission est devant. A
l’aube il faudra qu’il se lève, qu’il reparte pour l’Europe, mais le cœur
saigne déjà pour cette Afrique qu’il laisse derrière lui.

92 Œuvre inédite de l’auteur, Helsinki 1981


93 Fanq-xool : Bois dur que l’on plante comme marque sur la tombe.
94 Hosties noires, Poème préliminaire
95 Hosties noires, Luxembourg
96 Hosties noires, Camp 1940
97 Billie Holiday, Strange fruit : chanson de jazz, 1937-1939
98 Birago Diop, Souffle, Leurres et lueurs, Editions Présence Africaine, 1960
99 LéopoldSédar Senghor, D’autres chants, Ethiopiques, 1956
100 Chants d’ombre, Que m’accompagnent kôras et balafon, strophe IX
101 Hosties noires, Chant de printemps, strophe II
102 Ethiopiques, A New York
103 Ibid, 31
104 Hosties noires, Camp 1940
105 Ibid. Prière de paix
106 Roger de Lafforest, Ces maisons qui tuent, Editions Robert Laffont, 1970
107 Nocturnes, strophe IV
108 Hosties noires, Femmes de France
109 Chants d’ombre, Femme noire
110 Ethiopiques, Chaka, Chant II
111 Jean chapitre 19 :26-30, La Sainte Bible, Louis Segond, édition 1910
112 Mathieu chapitre 26 :37-39, La Sainte Bible, Louis Segond, édition 1910
113 Ethiopiques, Chaka, Chant I
114 Ethiopiques, Chaka, Chant I
115 Elégies majeures, Elégie pour Philippe-Maguilen Senghor, strophe III
116 Genèse, Edition Louis Segond, Société Biblique de Genève, 1979. La Genèse est le premier
livre de l’Ancien Testament
117 Chants d’ombre, Que m’accompagnent kôras et balafon, strophe I
118 Voir page 10
119 L. S. Senghor, Dialogue sur la poésie francophone, Œuvres poétiques p 384, Editions du Seuil
1990
120 Highlander est une série télévisée fantastique franco-canadienne dans laquelle Duncan macleod
est un immortel issu du même clan que Connor macleod, le héros des films. Il a plus de quatre cents
ans.
121 Henry Gravrand, Cosaan, Nouvelles éditions africaines, 1983
122 Tantum Ergo : Hymne composé par Saint-Thomas d’Aquin pour la célébration du Saint
Sacrement (Fête-Dieu) Source Wikipedia.
123 Deutéronome 34.2-4, Ancien Testament, Edition Louis Segond, Société Biblique de Genève,
1979
124 Le portait de Dorian Gray, Oscar Wilde, 1891
125 Pygmalion : Virgile, Enéide I et Ovide : Métamorphoses X
126 Riiti : violon monocorde
127 Genèse 1.2, Ancien Testament, Edition Louis Segond, Société Biblique de Genève, 1979
128 Babacar Sidikh Diouf : Le roi du Sine Coumba Ndoffène Diouf Senior (Boucar de Tchilasse
(1853 - 1871), Dakar, 1987
129 Malthus, Thomas Robert, 1798
130 Mathieu 27 : 26, Louis Second
131 Chants d’Ombre, Le message
132 Le 24 et 25 septembre 1940, entre pétainistes et gaullistes appuyés par les anglais, l’escadrille
britannique bombarde Dakar : 80 civils sont tués, 197 personnes blessées, 2 sous-marins français
coulés, cuirassé britannique torpillé : Bakari Kamian, des tranchées de verdun à l’église saint-
bernard, Editions Karthala, 2001
133 L’homme et la bête, Ethiopiques
134 L. S. Senghor, Ethiopiques, Chaka
135 Genèse 28 versets 10 - 22
136 Ndiaga Bass, respectivement prénom et nom de famille, certainement violoniste : Ndiaga rîti ou
Ndiaga le violoniste.
137 André Gide, Voyage au Congo, 1927
138 Hosties noires, Camp 1940
139 En pays sérère, Il y avait ces cas, forme d’abduction : la personne disparait pendant quelques
jours et réapparaît, parfois avec des pouvoirs ou des capacités qu’il n’avait pas avant
140 L. S. Senghor, Ndesse, Hosties noires, p. 85, Editions du Seuil 1990.
141 L. S. Senghor, Elégies majeures, Elégie pour Philippe Maguilen Senghor, p 294,295, Editions du
Seuil 1990.
142 La Sainte Bible, Ancien Testament, Exode 7:14 - 12:36, Editions Louis Segond.
143 « Que m’accompagnent kôras et balafong, pt. 18.4.2
144 L. S. Senghor, Messages, Ethiopiques, p. 111, Editions du Seuil 1990
145 Luc 15 versets 11 - 32, La Sainte Bible, Louis Segond, nouvelle édition revue avec parallèles,
Société Biblique de Genève, La Maison de la Bible, 1979
146 Idem 141
147 cf. 18.8.2
148 cf. 18.5.4 et 20.2.3
149 cf. 0
150 L. S. Senghor, Congo, p 105, Ethiopiques, Editions du Seuil 1990
151 Hosties noires, Chant de printemps, strophe II
152 Né à Saint-Louis du Sénégal, ce français fut condamné à maintes reprises et interdit de séjour
dans toutes les propriétés françaises par l’Administration française, d’où sa venue à Joal. Babacar
Sidikh Diouf, Le Roi Coumba Ndoffène Diouf (1853 - 1871)
153 Homère, Odyssée, Traduction de Frédéric Mugler, 1995.
154 http://fr.wikipedia.org/wiki/Tirailleurs_senegalais#La_bataille_de_France_28mai-juin_1940.29.
155 « Neige sur Paris », pt 12.1.1
156 L.S. Senghor Chants d’ombre, Que m’accompagnent kôras et balafong, p. 30, Editions du Seuil
1990.
CONCLUSION

Chants d’ombre, premier recueil de poèmes publié de Léopold Sédar


Senghor, est une de ses œuvres qui se drape plus nettement du manteau de
« Collection de poèmes ». Les sujets sont variés, par rapport à « Hosties
noires » et à « Ethiopiques » qui traitent d’un seul thème.
Il faut garder à l’esprit que c’est toutefois comme une base jetée pour
soutenir toute sa personne, sa vision du monde, son interaction avec celui-ci
en faisant ressortir ça et là les valeurs socio-culturelles du monde sérère, sa
cosmogonie par-delà sa propre personne.
Nous avions rechigné quant à la production d’une introduction de la
collection des poèmes qui composent « Chants d’ombre » et
raisonnablement, tel aurait dû être le cas quant à une conclusion visant à les
résumer. Et pourtant nous allons tenter ce hara-kiri méthodologique.
1) Les premiers poèmes qui vont de « In memoriam » à « Libération »
sont plus intransitifs que le reste de la collection, avec quelques
nuances de transitivité au niveau de celui dédié à Emma Payelleville.
Nous voulons dire par là que le contenu des poèmes part de Senghor et
revient à Sédar.
2) De « Que m’accompagnent kôras et balafong » au « Retour de l’enfant
prodigue » en passant par « Par-delà Éros », il y a une transcendance.
Les poèmes sont plus transitifs et le poète regarde, par-delà l’horizon
intérieur, un monde dans lequel il va s’engager. Cette séquence
comprend :
a) « Que m’accompagnent kôras et balafong », premier poème de cette
série qui et composé de neuf strophes. C’est un poème, comme
démontré dans cette étude, qui méthodiquement reprend la vie de
Léopold, de l’enfance vagabonde entre les tanns de Djilor et de Joal,
avec des compagnons et des visions, en passant par Ngasobil, ses
classes en France où il met ses élèves au parfum d’un dessein. Ce
dessein, il doit le choisir et en porter les conséquences : « Et tes frères
se sont irrités contre toi, ils t’ont mis à bêcher la terre ».
Le choix fait, le poète passe par une introspection pour évaluer ses
forces et faiblesses. Les faiblesses le pousseront à se blottir contre
Tokoor-Waly, en nous retraçant la source de ses craintes à travers le
caractère multidimensionnel d’une nuit noire, d’une nuit de Sine. Les
forces pointeront du doigt Coumba Ndoffène Diouf, Siga Badial et le
Maître de la maison d’Elissa du Gabou, face au Fouta Jalon.
b) « Par-delà Éros » prépare le poète au dessein entrevu. Cet amour a
beaucoup d’embûches car il peut être un frein à ce dessein.
L’angoisse est si intense qu’entre implorations et confessions, le poète
revient toujours à la Bien-aimée, comme si un simple souffle passager
pourrait l’emporter loin de lui, d’où les innombrables flash-back qui
mélangent les thèmes d’une strophe à l’autre. C’est une longue chaîne
de moments intimes passés avec la Bien-aimée, l’imploration pour
l’acceptation de celle-ci et les versets argumentaires de la place qui
doit lui être réservée.
Le dernier poème, « Visite », est comme une résignation. Tout fatigué,
comme ne pouvant plus bouger ou combattre, le poète se rend à
l’évidence. C’est l’heure d’aller affronter « ses morts », puisqu’il a
une dette envers eux, c’est l’heure d’aller affronter Diogoye, n’ayant
pris d’Europe que l’enfant amie, la clarté de ses yeux parmi les
brumes bretonnes.
c) « Retour de l’enfant prodigue » : Il vient d’arriver, il doit faire face
à ses morts, surtout à son père, dont la seule pensée le terrorise. Il est
devant la haute demeure, en jauge l’état qu’il trouve délabré, comme
si des termites s’étaient adonnés à en terminer avec fenêtres et
habitants.
Il va entamer un long entretien avec le Fangool Maïssa Waly,
Éléphant de Mbissel. C’est à dessein qu’il parle avec cet ancêtre qui
fut à l’origine de la royauté du Sine. Bien que venu de Tougal,
entendez France, il compte rétablir, ressusciter les valeurs terriennes à
la place des marchands, banquiers et seigneurs de l’or. Puis il remonte
vers Djilor, pèlerinage dans la maison de son enfance avant de
regagner l’Europe : « Demain, je reprendrai le chemin de l’Europe,
chemin de l’ambassade, dans le regret du Pays noir ».
Table des matières

Couverture
4e de couverture
Titre
Copyright
DEDICACES
PREFACE
PARTIE I – CHAPITRE INTRODUCTIF
I. L’APPROCHE
II. LEITMOTIV
III. PIERRE D’ACHOPEMENT
IV. POURQUOI MAINTENANT
V. QUELQUES REMARQUES
1. La culture de l’universel - l’un et le multiple
2. « L’émotion est nègre, la raison hellène. »
3. « Femme noire »
VI. COMPRENDRE L’HOMME SENGHOR
1. Senghor sevré de son royaume d’enfance
2. Senghor poète dans la prison protocolaire
3. Regret poignant envers sa mère
4. Soukeyna-Isabelle ou polygamie culturelle
5. Les débuts ou avant les indépendances
6. Après les indépendances
7. L’entourage affectif du jeune Senghor
VII. BIOGRAPHIE
1. De La naissance à l’agrégation
2. Le défenseur de la négritude et de la francophonie
3. Léopold Sédar Senghor, le Président
4. L’académicien, l’homme de culture
5. Prix et Titres honoraires
PARTIE II – CHANTS D’OMBRE
INTRODUCTION
I. IN MEMORIAM
II. PORTE DORÉE
III. L’OURAGAN
IV. LETTRE A UN POÈTE
V. TOUT LE LONG DU TOUR
VI. NUIT DE SINE
VII. TOAL
VIII. FEMME NOIRE
IX. MASQUE NÈGRE
X. LE MESSAGE
XI. POUR EMMA PAYELLEVILLE L’INFIRMIÈRE
XII. NEIGE SUR PARIS
XIII PRIÈRE AUX MASQUES
XIV. LE TOTEM
XV. NDESSE OU « BLUES »
XVI. LA MORT
XVII. LIBÉRATION
XVIII. QUE M’ACCOMPAGNENT KORAS ET BALAFONG
XIX. PAR DELÀ ÈROS
1. C’est le temps de partir
2. Départ
2. Chant d’ombre
3. Vacances
4. Par-delà éros
5. Visite
XX. LE RETOUR DE L’ENFANT PRODIGUE
CONCLUSION
Table des matières

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