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MINISTÈRE DE L'ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR

ET DE LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE
UNIVERSITÉ FELIX HOUPHOUËT-BOIGNY

U.F.R. LANGUES, LITTÉRATURES


ET CIVILISATIONS
Département de Lettres Modernes

TEXTES SUPPORTS
LICENCE 1
(POÉSIE AFRICAINE)

Année universitaire 2022-2023

0
INCIDENT

« Je suis un Noir
Noir comme la nuit est noire
Noir comme les profondeurs de mon Afrique. »
Langston Hughes
« The Negro speaks of Rivers »
(1921)

En circulant un jour à Baltimore


De la joie plein la tête et le cœur,
Je vis un Baltimoréen
Qui me regardait fixement.

J’avais huit ans, et j’étais tout petit,


Et lui n’était pas plus grand que moi,
Alors je lui souris, mais il me tira
La langue et me traita de « Sale nègre ».

J’ai vu tout Baltimore


De mai jusqu’en décembre ;
De tout ce qui y arriva
Je ne me rappelle rien d’autre.

Countee CULLEN
Trad. J. Wagner
extrait de « La poésie négro-américaine »
© Éd. Seghers.

1
LA VILLE BLANCHE

Je ne veux ni jouer avec elle, ni céder d’un pouce.


Au plus profond des secrètes demeures de mon cœur
Je songe à ma haine de toujours, et sans défaillir
Je la porte noblement tout en vivant mon rôle.
Mon être serait un squelette, une coquille,
Si cette noire ardeur qui toujours m’emplit l’âme
Et me fait un paradis de l’enfer du monde blanc,
Ne me prodiguait le sang de vie à jamais.
Je vois la grande cité à travers une brume –
Trains stridents on se presse la masse harcelée,
Poteaux, clochers et tours om la vapeur met un baiser,
Port fortifié om passent les grands navires,
Marées, quais et bouges, que je contemple tous,
Me sont doux comme d’impudiques amours, car je hais.

Claude MACKAY
Trad. J. Wagner
extrait de « La poésie négro-américaine »
© Éd. Seghers.

2
SI NOUS DEVONS MOURIR

Si nous devons mourir pour nous point de vile mort


Comme un troupeau de porcs ignoblement traqués
Tandis qu’aboie sur nous la meute affamée des chiens
Raillant de son mépris le malheur qui nous tient.

Si nous devons mourir mourons de noble mort !


Que ne coule pas en vain notre précieux
Alors jusque dans notre mort nous forcerons
Au respect les monstres qu’aujourd’hui nous défions.

Frères ! debout ! Il est là, l’ennemi commun.


Courage ! Il vient en foule immense.
À ses coups innombrables rendons un coup mortel.

Qu’importe si la tombe s’ouvre sous nos pas !


Hommes de courage, affrontons la canaille lâche et meurtrière
Adossés au mur, mourants, oui, mais résistants !

Claude MACKAY
Cité par Janheinz Jahn, Manuel de littérature néo-africaine
Le Centurion – Resma, 1969.

3
Au bout du petit matin…
Va-t-en, lui disais-je, gueule de flic, gueule de vache, va-t-en je déteste les larbins de
l’ordre et les hannetons de l’espérance. Va-t-en mauvais gris-gris, punaise de moinillon. Puis
je me tournais vers des paradis pour lui et les siens perdus, plus calme que la face d’une femme
qui ment, et là, bercé par les effluves d’une pensée jamais lasse je nourrissais le vent, je délaçais
les monstres et j’entendais monter de l’autre côté du désastre, un fleuve de tourterelles et de
trèfles de la savane que je porte toujours dans mes profondeurs à hauteur inverse du vingtième
étage des maisons les plus insolentes et par précaution contre la force putréfiante des ambiances
crépusculaires, arpentée nuit et jour d’un sacré soleil vénérien.

Au bout du petit matin bourgeonnant d’anses frêles les Antilles qui ont faim, les Antilles
grêles de petite vérole, les Antilles dynamitées d’alcool, échouées dans la boue de cette baie,
dans la poussière de cette ville sinistrement échouées.

Au bout du petit matin, l’extrême, trompeuse désolée eschare sur la blessure des eaux ;
les martyrs qui ne témoignent pas ; les fleurs du sang qui se fanent et s’éparpillent dans le vent
inutile comme des cris de perroquets babillards ; une vieille vie menteusement souriante, ses
lèvres ouvertes d’angoisses désaffectées ; une vieille misère pourrissant sous le soleil,
silencieusement ; un vieux silence crevant de pustules tièdes,
l’affreuse inanité de notre raison d’être.

Au bout du petit matin, sur cette plus fragile épaisseur de terre, que dépasse de façon
humiliante son grandiose avenir — les volcans éclateront, l’eau nue emportera les tâches mûres
du soleil et il ne restera plus qu’un bouillonnement picoré d’oiseaux marins — la plage des
songes et l’insensé réveil.

Au bout du petit matin, cette ville plate — étalée, trébuchée de son bon sens, inerte,
essoufflée sous son fardeau géométrique de croix éternellement recommençante, indocile à son
sort, muette, contrariée de toutes façons, incapable de croître selon le suc de cette terre,
embarrassée, rognée, réduite, en rupture de faune et de flore.

Au bout du petit matin, cette ville plate — étalée…

Aimé CÉSAIRE, Cahier d’un retour au pays natal, Présence Africaine, Paris, 1983, pp. 7-9

4
Partir. Mon cœur bruissait de générosités emphatiques. Partir… j’arriverais lisse et jeune
dans ce pays mien et je dirais à ce pays dont le limon entre dans la composition de ma chair : «
J’ai longtemps erré et je reviens vers la hideur désertée de vos plaies ».
Je viendrais à ce pays mien et je lui dirais : « Embrassez-moi sans crainte… Et si je ne
sais que parler, c’est pour vous que je parlerai ».

Et je lui dirais encore :


« Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n’ont point de bouche, ma voix, la liberté
de celles qui s’affaissent au cachot du désespoir. »
Et venant je me dirais à moi-même :
« Et surtout mon corps aussi bien que mon âme, gardez-vous de vous croiser les bras en
l’attitude stérile du spectateur, car la vie n’est pas un spectacle, car un mer de douleurs n’est
pas un proscenium, car un homme qui crie n’est pas un ours qui danse… »

Aimé CÉSAIRE, Cahier d’un retour au pays natal, Présence Africaine, Paris, 1983, p. 22

5
Et moi, et moi,
moi qui chantais le poing dur
Il faut savoir jusqu’où je poussai la lâcheté.
Un soir dans un tramway en face de moi, un nègre.
C’était un nègre grand comme un pongo qui
essayait de se faire tout petit sur un banc de
tramway. Il essayait d’abandonner sur ce banc
crasseux de tramway ses jambes gigantesques et ses
mains tremblantes de boxeurs affamé. Et tout l’avait
laissé, le laissait. Son nez qui semblait une péninsule
en dérade et sa négritude même qui se décolorait sous
l’action d’une inlassable mégie. Et le mégissier était la
Misère. Un gros oreillard subit dont les coups de
griffes sur ce visage s’étaient cicatrisés en îlots
scabieux. Ou plutôt, c’était un ouvrier infatigable, la
Misère, travaillant à quelque cartouche hideux. On
voyait très bien comment le pouce industrieux et
malveillant avait modelé le front en bosse, percé le
nez de deux tunnels parallèles et inquiétants, allongé
la démesure de la lippe, et par un chef-d’œuvre
caricatural, raboté, poli, verni la plus minuscule
mignonne petite oreille de la création.
C’était un nègre dégingandé sans rythme ni
mesure.
Un nègre dont les yeux roulaient une lassitude
sanguinolente.
Un nègre sans pudeur et ses orteils ricanaient de
façon assez puante au fond de la tanière entrebâillée
de ses souliers.
La misère, on ne pouvait pas dire, s’était donné un
mal fou pour l’achever.
Elle avait creusé l’orbite, l’avait fardée d’un fard de
Poussière et de chassie mêlées.
Elle avait tendu l’espace vide entre l’accrochement
solide des mâchoires et les pommettes d’une vieille
joue décatie. Elle avait planté dessus les petits pieux
luisants d’une barbe de plusieurs jours. Elle avait
affolé le cœur, voûté le dos.
Et l’ensemble faisait parfaitement un nègre hideux,
un nègre grognon, un nègre mélancolique, un nègre
affalé, ses mains réunies en prière sur un bâton
noueux. Un nègre enseveli dans une vieille veste
élimée. Un nègre comique et laid et des femmes
derrière moi ricanaient en le regardant.
Il était COMIQUE ET LAID
COMIQUE ET LAID pour sûr
J’arborai un grand sourire complice…
Ma lâcheté retrouvée !
Aimé CÉSAIRE, Cahier d’un retour au pays natal, Présence Africaine, Paris, 1983, pp. 40-41

6
ô lumière amicale
ô fraîche source de la lumière
ceux qui n’ont inventé ni la poudre ni la boussole
ceux qui n’ont jamais su dompter la vapeur ni l’électricité
ceux qui n’ont exploré ni les mers ni le ciel
mais ceux sans qui la terre ne serait pas la terre
gibbosité d’autant plus bienfaisante que la terre déserte
davantage la terre
silo où se préserve et mûrit ce que la terre a de plus terre
ma négritude n’est pas une pierre, na surdité ruée contre la clameur du jour
ma négritude n’est pas une taie d’eau morte sur l’œil mort de la terre
ma négritude n’est ni une tour ni une cathédrale

elle plonge dans la chair rouge du sol


elle plonge dans la chair ardente du ciel
elle troue l’accablement opaque de sa droite patience.

Eia pour le Kaïlcédrat royal !


Eia pour ceux qui n’ont jamais rien inventé
pour ceux qui n’ont jamais rien exploré
pour ceux qui n’ont jamais rien dompté

mais ils s’abandonnent, saisis, à l’essence de toute chose


ignorants des surfaces mais saisis par le mouvement
de toute chose
insoucieux de dompter, mais jouant le jeu du monde

véritablement les fils aînés du monde


poreux à tous les souffles du monde
aire fraternelle de tous les souffles du monde
lit sans drain de toutes les eaux du monde
étincelle du feu sacré du monde
chair de la chair du monde palpitant du mouvement
même du monde !
Tiède petit matin de vertus ancestrales

Aimé CÉSAIRE, Cahier d’un retour au pays natal, Présence Africaine, Paris, 1983, pp. 46-47

7
Je dis hurrah ! La vieille négritude
progressivement se cadavérise
l’horizon se défait, recule et s’élargit
et voici parmi les déchirements de nuages la fulgurance d’un signe
le négrier craque de toute part… Son ventre se convulse et résonne… L’affreux ténia de sa
cargaison ronge les boyaux fétides de l’étrange nourrisson des
mers !
Et ni l’allégresse des voiles gonflées comme une
poche de doublons rebondie, ni les tours joués à
la sottise dangereuse des frégates policières ne l’empê-
chent d’entendre la menace de ses grondements
intestins

En vain pour se distraire le capitaine pend à sa


grand’vergue le nègre le plus braillard ou le jette à la
mer, ou le livre à l’appétit de ses molosses

La négraille aux senteurs d’oignon frit retrouve dans


son sang répandu le goût amer de la liberté

Et elle est débout la négraille

la négraille assise
inattendument debout
debout dans la cale
debout dans la cabine
debout sur le pont
debout dans le vent
debout sur le soleil
debout dans le sang
debout
et
libre

Aimé CÉSAIRE, Cahier d’un retour au pays natal, Présence Africaine, Paris, 1983, pp. 60-62

8
JOAL

Joal !
Je me rappelle.

Je me rappelle les signares à l’ombre verte des vérandas


Les signares aux yeux surréels comme un clair de lune
sur la grève.

Je me rappelle les festins funèbres fumant du sang des


troupeaux égorgés
Du bruit des querelles, des rhapsodies des griots.

Je me rappelle les voix païennes rythmant le Tantum


Ergo
Et les processions et les palmes et les arcs de triomphe.
Je me rappelle la danse des filles nubiles
Les chœurs de lutte – oh !la danse finale des jeunes
hommes, buste
Penché élancé, et le pur cri d’amour des femmes – Kor
Siga !

Je me rappelle, je me rappelle…
Ma tête rythmant
Quelle marche lasse le long des jours d’Europe où
parfois
Apparaît un jazz orphelin qui sanglote sanglote
sanglote.

Léopold Sédar SENGHOR, « Chants d’ombre », Œuvre poétique, Paris, Seuil, 1964, 1973, 1984 et
1990, pp.17-18

9
POUR EMMA PAYELLEVILLE
L’INFIRMIÈRE

Ton nom brisera les images poudreuses de gourver-


neurs
Toi la si faible et frêle jeune fille
Tu rompis les remparts décrétés entre toi et nous les
faubourgs indigènes.
Ignorante de la technique des bureaux, sans livres sans
dictionnaire
Sans interprète aigu, tes yeux surent percer l’épaisseur
des remparts
Tes yeux le mystère lourd des corps noirs
Tes yeux pour leurs seuls yeux transparents de pure
eau
Tes mains, sous la douceur charnelle des corps noirs
Fraternelle douceur pour toi seule
Tes mains découvrir, tes mains extirper les nœuds de
leurs misères
Que des génies hostiles séculairement n’avaient pu
faire si durs.
Toi couleur de lait et d’enfant
Ton nom brisera les bronzes poudreux des gouverneurs
Sous ton visage lumineux, au carrefour des cœurs noirs
Gardé jalousement par les ténèbres fidèles de leur
mémoire noire.

Léopold Sédar SENGHOR, « Chants d’ombre », Œuvre poétique, Paris, Seuil, 1964, 1973, 1984 et
1990, p.23

10
LA COMPLAINTE DU NÈGRE

Pour Robert Goffin

Ils me l’ont rendue


la vie
plus lourde et lasse

Mes aujourd’hui ont chacun sur mon jadis


de gros yeux qui roulent de rancœur de
honte

Les jours inexorablement


Tristes
jamais n’ont cessé d’être
à la mémoire
de ce que fut
ma vie tronquée

Va encore
mon hébétude
du temps jadis
de coups de cordes noueux
de corps calcinés
de l’orteil au dos calcinés
de chair morte
de tissons
de fer rouge
de bras brisés
sous le fouet qui déchaîne
sous le fouet qui fait marcher la plantation
et s’abreuver de sang de mon sang de sang la sucrerie
et la bouffarde du commandeur crâner au ciel.

Léon-Gontran DAMAS, Pigments/Névralgies, Paris, Présence Africaine, 1972, p.47

11
ILS SONT VENUS CE SOIR

Pour Léopold Sédar Senghor

Ils sont venus ce soir où le


tam
tam
roulait de
rythme
en
rythme
la frénésie
des yeux
la frénésie des mains
la frénésie
des pieds de statues
DEPUIS
combien de MOI MOI MOI
sont morts
depuis qu’ils sont venus ce soir où le
tam
tam
roulait de
rythme
en
rythme
la frénésie
des yeux
la frénésie
des mains
la frénésie
des pieds de statues

Léon-Gontran DAMAS, Pigments/Névralgies, Paris, Présence Africaine, 1972, p.13

12
LE RENÉGAT

Mon frère aux dents qui brillent sous le compliment hypocrite


Mon frère aux lunettes d’or
Sur tes yeux rendus bleus par la parole du Maître
Mon pauvre frère au smoking à revers de soie
Piaillant et sussurant et plastronnant dans les salons de la condescendance
Tu nous fais pitié
Le soleil de ton pays n’est plus qu’une ombre
Sur ton front serein de civilisé
Et la case de ta grand-mère
Fait rougir un visage blanchi par les années d’humiliation et de Mea Culpa
Mais lorsque repu de mots sonores et vides
Comme la caisse qui surmonte tes épaules
Tu fouleras la terre amère et rouge d’Afrique
Ces mots angoissés rythmeront alors ta marche inquiète
Je me sens seul si seul ici !

David DIOP, Coups de pilon, Paris, Présence Africaine, 1973, p. 19

13
AFRIQUE

À ma Mère

Afrique mon Afrique


Afrique des fiers guerriers dans les savanes ancestrales
Afrique que chante ma grand-Mère
Au bord de son fleuve lointain
Je ne t’ai jamais connue
Mais mon regard est plein de ton sang
Ton beau sang noir à travers les champs répandu
Le sang de ta sueur
La sueur de ton travail
Le travail de l’esclavage
L’esclavage de tes enfants
Afrique dis-moi Afrique
Est-ce donc toi ce dos qui se courbe
Et se couche sous le poids de l’humilité
Ce dos tremblant à zébrures rouges
Qui dit oui au fouet sur les routes de midi
Alors gravement une voix me répondit
Fils impétueux cet arbre robuste et jeune
Cet arbre là-bas
Splendidement seul au milieu de fleurs blanches et fanées
C’est l’Afrique ton Afrique qui repousse
Qui repousse patiemment obstinément
Et dont les fruits ont peu à peu
L’amère saveur de la liberté.

David DIOP, Coups de pilon, Paris, Présence Africaine, 1973, p. 23

14
RAMA KAM

Chant pour une négresse

Me plaît ton regard de faune


Et ta bouche à la saveur de mangue
Rama Kam
Ton corps est le piment noir
Qui fait chanter le désir
Rama Kam
Quand tu passes
La plus belle est jalouse
Du rythme chaleureux de ta hanche
Rama Kam
Quand tu danses
Le tam-tam Rama Kam
Le tam-tam tendu comme un sexe de victoire
Halète sous les doigts bondissants du griot
Et qund tu aimes Rama Kam
C’est la tornade qui tremble
Dans ta chair de nuit d’éclairs
Et me laisse plein de souflle de toi
O Rama Kam !

David DIOP, Coups de pilon, Paris, Présence Africaine, 1973, p. 27

15
PEUPLE NOIR

Le peuple que l’on traîne


Traîne et promène et déchaîne à travers les théâtres électoraux
Le peuple que l’on jette en pâture
Dans les champs avides de boucherie
Le peuple qui se tait
Quand il doit hurler
Qui hurle
Quand il doit se taire
Le peuple lourd de siècles de servitude
Sur ses épaules de bon géant
Le peuple que l’on caresse
Comme le serpent caresse sa proie
Mais le peuple qui se soulève
Se redresse
Se cabre
Le peuple qui se saura se venger...

David DIOP, Coups de pilon, Paris, Présence Africaine, 1973, p. 41

16
IMPOSSIBILITÉ

Je voudrais vous dire des choses si tendres,


Vous murmurer des mots si doux,
Que seules les fleurs mortes peuvent entendre
Car c’est tout ce que j’ai de vous.

Je voudrais vous confier mon rêve de folie


Mon beau rêve si insensé
Hanté par le spectre de la mélancolie
Où viennent sombrer mes pensers.

Je voudrais vous dire pourquoi mon âme pleure


Quand tout aime et refleurit,
Pourquoi elle gémit à la fuite de l’heure
Qui part sans apporter l’oubli.

Je voudrais vous dire comment je vous adore.


Hélas je ne le pourrais pas,
Et c’est en mon rêve qui s’envole à l’aurore
Que je dois le tout tout bas.

Birago DIOP, Leurres et Lueurs, Paris, Présence Africaine, 1967, p. 15

17
LASSITUDE

Je traîne à chaque pas un boulet trop lourd


Fait de regrets, d’ennuis, de souvenirs moroses ;
Mais parfois, remembrant mes plus vieilles amours
Je trouve un doux parfum aux plus tristes des choses.

D’autres fois, le plus souvent quand s’abîme le jour,


Je me sens seul, en proie à un cafard sans cause,
Seul et veule et sans joie, invoquant le secours
D’un sourire défunt qui vaincrait ma névrose.

Étreintes et aveux où donc vous trouvez-vous ?


Sans vous je ne veux que pleurer ma peine amère
Car le temps est parti portant je ne sais où

Tout ce que j’eus en moi de tendre et de sincère :


Échos d’un murmure et reflets d’un souvenir,
Mes rêves les plus doux, mes plus fougueux désirs.

Birago DIOP, Leurres et Lueurs, Paris, Présence Africaine, 1967, p. 48

18
DYPTIQUE1

Le soleil pendu par un fil


Au fond de la Calebasse teinte à l’indigo
Fait bouillir la Marmite du jour.
Effrayée à l’approche des Filles du feu
L’Ombre se terre au pied des pieux
La Savane est claire et crue
Tout est net, formes et couleurs.
Mais dans les Silences angonissants faits des Rumeurs
Des Bruits infirmes, ni sourds ni aigus,
Sourd un Mystère lourd,
Un Mystère sourd et sans contours
Qui nous entoure et nous effraie…

Le pagne sombre troué de clous de feu


Étendu sur la Terre couvre le lit de la Nuit.
Effayée à l’approche des filles de l’Ombre
Le Chien hurle, le Cheval hennit
L’Homme se terre au fond de la case.
La Savane est sombre,
Tout est noir, formes et couleurs,
Mais dans les Silences angoissants faits des Rumeurs,
Des Bruits infinis ou sourds ou aigus
Les Sentes broussailleuses du Mystère
Lentement s’éclairent
Pour Ceux qui s’en allèrent
Et pour Ceux qui reviennent.

Birago DIOP, Leurres et Lueurs, Paris, Présence Africaine, 1967, p. 80

1
L’orthographe rectifiée est Diptyque.

19
LITANIE D’UN SUJET FRANÇAIS

De la force brutale,
Délivrez-nous, Seigneur.
Des maîtres de guerre et des conquérants,
Délivrez-nous, Seigneur.
Des agents secrets et des filcs
Délivrez-nous, Seigneur.
De l’Europe libératrice de peuples dits opprimés,
Délivrez-nous, Seigneur.
De la conquête européenne,
Délivrez-nous, Seigneur.
Des fonctionnaires zélés, ennemis du progrès,
Délivrez-nous, Seigneur.
Des monopoles exclusifs et de la politique coloniale,
Délivrez-nous, Seigneur.
Des experts en questions africaines,
Délivrez-nous, Seigneur.
De l’hypocrisie du conquérant et de la cupidité de certains sujets,
Délivrez-nous, Seigneur.
Apaisez les mânes de nos morts tombés au service du maître.
Rendez-nous nos joies, nos chants et nos espoirs
Bannissez d’entre nous les convoitises et les expansions par
lesquelles l’on asservit des peuples entiers… Amen !

Bernard DADIÉ, Afrique débout, dans Légendes et poèmes, Paris, Seghers, 1966, 1973, pp. 20-21

20
LE TEMPS DES FOUS

En écoutant déposer un témoin à gage


qui a juré de dire toute la vérité lors du
procès du 2 mars 1950 concernant les
événements du 6 février 1949. (Abidjan.)

C’est le temps des rois du farniente,


Le temps des flics et des mouchards.
C’est le temps des juges lisant le code à l’envers
pour satisfaire les puissants du jour,
bâtisseurs de prisons.
C’est le temps des fous.

Camarades, allons-nous nous laisser mettre les fers ?


Leurs lois sont des chaînes à nos pieds,
des verges avec lesquelles ils nous fouettent
Afin que l’usine ne cesse de « produire »
Et le coffre de s’emplir…
Il faut de l’energie !
Il faut de l’eau dans les turbines !
Et ce sont nos larmes qu’ils veulent
Et c’est notre sang qu’ils exigent.
Camarades, tordons le cou à leur régime de morts.

C’est nous qui chantons la Paix


Qu’on mène en prison.
C’est nous qui chantons l’Amour
Qu’on mène au poteau.
C’est le temps des fous ;
C’est le temps des menteurs.
Le temps des satrapes
Géôliers soupçonneux et inquiets.
Ils trembent tous de nous voir
Briser nos chaînes dont
Chaque maillon qui cède
Est un privilège qui s’envole.
Reconquérir notre liberté
Camarades, tordons le cou à leur régime de mort.

Nous les empêcherons de nous mettre le bâillon,


les fous.
Nous les empêcherons de nous mettre les fers,
les bandits.
Derrière les barbelés

21
Nous ferons quand même le jour sur leurs crimes.
Nous leur demanderons compte
de notre sueur,
de notre sang,
de tous les sourires effeuillés
de tous les espoirs déçus…
C’est le temps des fous,
Le temps des flics et des mouchards,
Le temps des traitres et des renégats
Qui nous vendent pour un sourire…
Mais ce n’est qu’un temps.
L’avenir nous appartient.

Bernard DADIÉ, Afrique débout, dans Légendes et poèmes, Paris, Seghers, 1966, 1973, pp. 21-22

22
JE VOUS REMERCIE MON DIEU

Je vous remercie mon Dieu, de m’avoir créé Noir,


d’avoir fait de moi
la somme de toutes les douleurs,
mis sur ma tête,
le monde.
J’ai la livrée du Centaure
Et je porte le Monde depuis le premier matin.

Le blanc est une couleur de circonstance


Le noir, la couleur de tous les jours
Et je porte le Monde depuis le premier soir.

Je suis contente
de la forme de ma tête
faite pour porter le Monde,
Satisfait
de la forme de mon nez
Qui doit humer tout le vent du Monde,
Heureux
de la forme de mes jambes
Prêtes à courir toutes les étapes du Monde.

Je vous remercie mon Dieu, de m’avoir créé Noir,


d’avoir fait de moi,
la somme de toutes les douleurs.

Trente-six épées ont transpercé mon cœur.


Trente-six brasiers ont brûlé mon corps.
Et mon sang sur tous les calvaires a rougi la neige,
Et mon sang à tous les levants a rougi la nature.

Je suis quand même


Content de porter le Monde
Content de mes bras courts
de mes bras longs
de l’épaisseur de mes lèvres.

Je vous remercie mon Dieu, de m’avoir créé Noir,


Je porte le Monde depuis l’aube des temps
Et mon rire sur le Monde,
dans la nuit
crée le jour.

Bernard DADIÉ, La ronde des jours, dans Légendes et poèmes, Paris, Seghers, 1966, 1973, pp. 239-
240

23
BLACK SOUL

Je vous ai rencontré dans les ascenseurs


à Paris
Vous vous disiez du Sénégal ou des Antilles,
Et les mers traversées écumaient à vos dents,
hantaient votre sourire,
chantaient dans votre voix comme au creux des rochers.
Dans le plein jour des Champs-Élysée
je croisais brusquement vos visages tragiques.
Vos masques attestaient des douleurs centenaires.
À la Boule-Blanche
ou sous les couleurs de Montmartre,
votre voix,
votre souffle,
tout votre être suintait la joie.
Vous étiez la musique et vous étiez la danse,
mais persistait aux commissures de vos lèvres
se déployait aux contorsions de votre corps
le serpent noir de la douleur.
[…]
Vous souriez, Black Boy,
vous chantez,
vous dansez,
vous bercez les générations
qui montent à toutes les heures
sur les fronts du travail et de la peine,
qui monterez demain à l’assaut des bastilles
vers les bastions de l’avenir
pour écrire dans toutes les langues,
aux pages claires de tous les ciels,
la déclaration de tes droits méconnus
depuis plus de cinq siècles,
en Guinée,
au Maroc,
au Congo,
partout enfin où vos mains noires
ont laissé aux murs de la Civilisation
des empreintes d’amour, de grâce et de lumière…

Jean BRIÈRE
Extrait de Black soul, cité par L. S. Senghor,
Anthologie de la nouvelle poésie nègre et
malgache de langue française, Paris, Puf,
Quadrige, 9e édition, 2015, pp. 124-128

24

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