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© LEMÉAC, 2017
pour la publication en langue française au Canada
ISBN 978-2-7609-1299-1
LAURENT GAUDÉ
De sang
et
de lumière
poésie
ACTES SUD
Je veux une poésie du monde, qui voyage, prenne des trains, des avions,
plonge dans des villes chaudes, des labyrinthes de ruelles. Une poésie moite
et serrée comme la vie de l’immense majorité des hommes. Je veux une
poésie qui connaisse le ventre de Palerme, Port-au-Prince et Beyrouth, ces
villes qui ont visage de chair, ces villes nerveuses, détruites, sublimes, une
poésie qui porte les cicatrices du temps et dont le pouls est celui des foules.
Je veux une poésie qui défie l’oubli et pose ses yeux sur tous ceux qui
vivent et meurent dans l’indifférence du temps. Même pas comptés. Même
pas racontés. Une poésie qui n’oublie pas la vieille valeur sacrée de l’écrit :
faire que des vies soient sauvées du néant parce qu’on les aura racontées. Je
veux une poésie qui se penche sur les hommes et ait le temps de les dire
avant qu’ils ne disparaissent.
Il y a des vies
Entières,
Passées
Sans jamais connaître
Répit
Ni lumière.
Harassement de naissance.
Il faut aller chercher de l’eau,
Creuser la terre
Qui ne donnera rien,
N’en peut plus de sécheresse
Et voudrait mourir elle aussi
Ou boire à l’infini.
Il faut vivre
Cela s’appelle ainsi.
La colère,
Faites place
À la colère.
De prière,
Il n’y en aura pas,
Pas de celles que vous connaissez,
De celles que vous chantez,
Bras ouverts, visage tourné vers le ciel,
Et qui ne servent à rien
N’ont jamais servi à rien
Qu’à bercer les arbres.
Je la veux rauque,
Je la veux épaisse comme les voix anciennes,
Et ample comme les montagnes du début des temps.
Khorshak,
Prière des peuples,
Pour les vies trop vite avalées.
Le temps de naître,
D’avoir faim,
De chercher à vivre
Et puis
Plus rien.
Khorshak
Comme les monts mésopotamiens
Où les aigles sourient de n’être pas des hommes.
Comme le silence des villages brûlés après les pogroms.
Khorshak
Pour les enfants noyés,
Les grandes léproseries
Et les bidonvilles de prostituées.
Khorshak
Prière à aucun dieu,
Aux hommes,
Seuls.
Khorshak
Pour vous,
Hommes,
Femmes,
Troupeaux humains,
Blottis,
Écrasés,
Nous vous porterons encore,
Même si cela nous casse le dos.
Petites gens qui auraient pu devenir destin,
Familles entières qui n’ont connu que l’appétit sans fin
Et le harcèlement des jours.
Je dis,
Juste cela :
Vous avez été
Même trop vite,
Même pas assez,
Vous avez été.
Je dis,
Khorshak
Le dernier don
À celui qui n’a rien :
Le poème
2015
LE CHANT DES SEPT TOURS
I
II
III
IV
Au port,
En contrebas, les bateaux attendent.
On vous ordonne de presser le pas
“Embarquez,
Tas de foule de rien.”
À fond de cale,
Marchandise aveugle,
Noire comme le ventre du navire.
“Poussez,
Poussez !
Il peut en rentrer davantage.”
Vous criez ?
Vous pensez que c’est plein ?
Vous vous trompez.
Ils remplissent encore.
“Poussez.”
Il faudra vous habituer.
On ne peut pas se tenir debout,
On ne peut pas se tenir assis,
On ne peut pas non plus se tourner sur le côté,
Corps recroquevillé,
Bien rangé,
Le plus possible.
Il faut exploiter toute la place.
Cela a été pensé.
Ils ont fait des calculs.
“Combien de Nègres et de Négresses peuvent s’entasser dans ces cales ?”
Plus.
Toujours plus.
Il faut prévoir qu’il en mourra pendant la traversée.
La déshydratation,
Les maladies,
L’asphyxie,
“Poussez,
Il doit encore en rentrer.”
Et lorsqu’enfin ils ferment les cales,
Vous sentez l’odeur de la peur monter de partout.
Sueur acide,
Ventres qui se vident dans des hoquets de tripes.
Le bateau s’ébranle,
Personne ne voit rien mais le roulis vous saisit par le ventre.
Vous vous vomissez dessus les uns les autres.
Vous pissez et déféquez là où vous êtes couchés,
L’odeur monte du tréfonds du navire,
Et vos cris aussi
– Comme si vous expulsiez une dernière fois l’Afrique hors de vous.
Et certains déjà meurent, déjà pleurent, deviennent fous.
VI
VII
Mémoire vive,
L’arbre est là,
Dans sa laideur d’hypocrisie.
Il a tout pris,
Les noms, les dieux, les visages du passé,
Les a sucés par les branches et les racines.
L’arbre complice,
Fruit de l’imagination des négriers,
Qu’ils soient blancs ou chefs de tribus,
Avides pareillement.
Je le vois,
Suant de toutes les larmes que les hommes et les femmes ont pleurées au
moment du départ.
Levez-vous,
C’est notre tour.
Il faut marcher.
Vous sentez ?
La douleur dans les jambes ?
C’est une vieille raideur de siècles.
Au premier tour, je me souviens des pillages et de la brutalité.
Les cris dans la nuit,
Les coups qui pleuvent.
On viole les femmes.
Une tribu se jette sur une autre, la soumet et la vend
Pour ne pas être celle que l’on asservira.
Au deuxième tour,
Je me souviens des cales des navires négriers,
Exiguïté sans nom,
Sueur contre sueur,
Hommes rangés comme des cuillères,
Incapables de se tourner,
Mort d’étouffement souvent.
Et la tempête qui remue les ventres,
Et la peur qui rend fou.
Déracinement de tout,
Dans les embruns salés.
Au troisième tour,
Je me souviens des marchés à bestiaux,
À Petit-Canal,
À Croix-des-Bossales,
De la façon lente et méthodique dont les colons observent les nouveaux
arrivages.
On tâte les fesses,
Les muscles des bras,
On observe les yeux,
Les dents.
Négociation d’éleveurs,
On espère un rabais,
Échange de liasses et murmures avides.
Au troisième tour,
Je voudrais m’arrêter.
Il me semble en avoir trop vu
Mais je ne peux pas.
Il faut aller jusqu’au bout.
Les voix se pressent.
J’entends les prières, les doigts qui grattent contre le bois,
J’entends les dernières pensées au moment du naufrage,
Lorsque l’eau remplit déjà les poumons et que les engloutis demandent
pourquoi.
Au quatrième tour,
Je me souviens du Code noir,
De tous ces textes écrits sur des bureaux d’acajou,
Avec des plumes d’oie,
De toutes ces lois, ces règlements, ces décrets qui posent qu’un homme est
un animal,
Une bête imbécile,
Qui posent qu’un Blanc vaut deux Noirs, ou dix, ou cent…
Et que seule compte la prospérité du colon.
Liste de punitions,
Énonciation des règles :
L’enfer doit être ordonné, sans passion, avec méthode.
Au cinquième tour,
Je me souviens de la hiérarchie immonde des couleurs.
Le Blanc domine tout le reste, puis vient le métis qui vaut mieux que le
Noir.
Gradation subtile.
Il faut blanchir sa peau, lisser ses cheveux, devenir blanc cassé, le plus pâle
possible,
Jusqu’à mettre des perruques et singer les maîtres.
Au sixième tour,
J’appelle Aimé Césaire,
Parole jaillissante qui ravage d’un mot les châteaux de la petite pensée.
Il parle de l’industrialisation de l’esclavage,
Et je dis qu’il a raison.
Il dit qu’avec la traite négrière, l’Europe s’est entraînée à la réification,
Et au racisme concentrationnaire,
Et je dis qu’il a raison.
Il dit qu’elle n’a pas vu que, ce faisant, elle pourrissait sur place,
Et je dis qu’il a raison.
Au septième tour,
Je ne dis plus rien.
Je ferme les yeux.
Un tour entier de silence,
Pour laisser se déployer la plainte.
L’arbre pourri,
Complice du meurtre,
L’arbre qui a tout englouti,
Se recroqueville,
Et de partout sortent des souvenirs,
Cris,
Chants,
Appels de la mère à l’enfant,
Promesses,
Noms des dieux,
Des villages,
De partout,
La mémoire qui rayonne,
Douloureuse mais fière
Qui dit simplement qu’ils ont été
– Hommes et femmes écrasés, coupés, soumis –
Et qu’ils resteront invaincus,
Malgré le fouet et les chaînes,
Malgré les vies de coton,
Et les douleurs d’exil,
Invaincus
Car c’est l’arbre qui se tord,
Rétrécit,
Regardez…
Et d’un coup,
À nos pieds,
S’enflamme,
Laissant s’échapper,
Enfin,
Au-dessus de nos têtes,
Vaste comme un ciel réconcilié,
Les noms qu’il avait volés.
2012-2015
ET POURQUOI PAS LA JOIE ?
“Mère ?…”
Je te reconnais, fille –
Même si je ne sais plus dire ton nom.
J’ai eu tant d’enfants,
Qui m’ont usée de tant de tétées, de tant de fièvres, de diarrhées, de faims
que je n’arrivais pas à calmer.
Toute ma vie, des enfants accrochés à mes seins, à mes bras,
Jouant dans mes jambes,
Dormant sur mon ventre.
Tes sœurs, tes frères,
Qui sont grands maintenant et ne sont plus jamais revenus.
Tout ce que j’ai porté sur ma tête, aussi,
Des bidons d’eau,
Des sacs de fruits,
Des choses à vendre, à acheter,
Matelas,
Cercueils,
Roues,
Bassines,
Nous avons fait tenir le monde entier sur nos têtes.
J’ai toujours su que tu étais vivante,
Je l’aurais senti, sinon.
Je tiens le compte, dans mon esprit fatigué de mère,
De ce qui est et de ce qui n’est plus.
Même si je ne sais plus ton nom,
Ni à quel moment de ma vie tu m’es née,
Je sais que tu viens de moi.
Cela est plus fort que de te reconnaître ou pas.
Sauvons-nous du jour, fille,
Du cri des marchands, du vacarme des voitures,
De la poussière et de notre propre crasse,
Sauvons-nous
Une fois.
Solange.
Tu as eu ce nom hésité, incertain,
Dont ton père ne voulait pas.
Mais je le murmurais moi,
Dans le creux de mes bras,
Haleine chaleur de vie qui te caressait les cheveux.
Mais qui sait si tu ne l’as pas laissé tomber par terre, ce nom,
Solange,
Avec les baraques effondrées,
Les gamelles renversées,
Les pleurs des vieilles qui ne peuvent se résoudre à quitter les lieux et
marchent, s’assoient, marchent à nouveau,
Ramassent un bout de rien et le laissent retomber.
Qui sait,
Solange,
Si tu ne l’as pas laissé derrière toi, plus tard,
En marchant dans la Grand-Rue,
Lorsqu’on t’a bousculée,
Cris d’échoppe et regards de convoitises,
À tes pieds, Solange,
Sans même t’en apercevoir,
Trop occupée à découvrir les regards qui te suivaient.
Regard de hanches,
On se poussait du coude à ton passage, sûrement.
Regard de fesses,
Les lèvres soupirent et les yeux soupèsent.
Regard de seins.
Solange,
Tombée peut-être lorsque tu es montée dans ton premier tap-tap
Où il n’y avait plus de place pour ton prénom,
Serrée contre le corps de tes voisins,
Ça sue, et essaie de respirer bas,
Sans trop bouger,
Aisselles d’inconnus et coudes sur les genoux,
Peut-être…
Qui sait ?
N’importe où
Car tu es partie, n’est-ce pas ?
Et depuis, j’en suis sûre,
Tu n’as pas cessé de bouger,
De Canapé-Vert à Martissant,
En haut, en bas,
De Bois Patate à Cité-Soleil,
Pour gagner trois sous et suer ta carcasse,
Comme chacune d’entre nous.
Je sais.
En haut, en bas,
Qui a besoin d’un prénom ?
On t’appelle en sifflant des doigts.
Tu n’es pas princesse mais foule de rue.
Et pourtant,
Solange,
Je m’en souviens.
Solange,
Hésité,
Car ton père ne voulait pas et ne l’a même jamais prononcé,
Mais moi, oui,
Et c’est celui sur lequel j’ai pleuré dans les églises qui n’ont pas de toits,
Devant les autels de ces dieux qui ne nous protègent pas,
J’ai dit,
Solange,
Rien que pour moi.
Va, ma fille,
Retourne à la vie.
Les coqs chantent,
Les voitures vont et viennent à Bourdon, Carrefour
Feuilles, Bolosse
Soulevant des orages secs de poussière.
Fonds-toi dans la foule.
Nous ne nous reverrons plus.
Mais je suis heureuse que tu sois revenue à moi,
Si grande,
Si changée,
Avec tes seins de femme,
Et tes hanches larges.
Il ne te reste que tes longues jambes qui rappellent, peut-être, ce que tu fus
gamine,
Mais tes lèvres sont charnues maintenant et elles feront tourner la tête des
garçons.
Je reprends ton nom de souffrance, ma fille,
Tu peux me le confier.
Tu n’es plus la fille ravage,
Tu n’es plus le silence consterné de la place Sainte-
Anne
Et l’angoisse meurtrie de ta mère qui ne sait où elle dormira avec son
nourrisson de quatre jours.
Je reprends les cris de ton père,
Sa colère inutile,
Ses yeux exorbités de désespoir.
Je reprends l’indifférence de tous à notre malheur,
Et la longue vie de débrouille et de craintes qui s’ouvrait devant nous.
Tu es Solange,
Fille de la ville.
Tu marches lentement.
Tu es partout chez toi,
Reine en ces rues qui ne te salissent plus d’aucune poussière.
Tu es Solange.
Tout est à toi qui n’as rien.
Et pourquoi pas la joie ?
La fierté d’être femme,
Fille de mère nombreuse,
Indisciplinée au temps,
Affranchie,
Sœur des fougères qui plient doucement sous le vent.
Solange,
La fille qui ouvre le ciel
Et rachète,
Par le simple déhanchement de son sourire,
Nos vies indistinctes.
2013
SEUL LE VENT
D’abord, il y eut ce pont,
À Peschkabour,
Vers lequel nous avons marché.
Et plus rien ne pouvait nous arrêter,
Ni la fatigue de toutes ces heures d’effort,
Ni nos enfants qui traînaient des pieds, se plaignaient, voulaient qu’on les
porte,
Ni même la chaleur du mois d’août
Qui frappait à la verticale
Et écrasait nos destins.
Nous avancions,
Les yeux plus grands que le monde,
Vers le pont qui nous sauvait.
Et plus il approchait, plus nous nous pressions,
Réflexe irraisonné,
Vieille crainte de peuple qui sait que les frontières se referment parfois
brutalement sur des hommes effarés d’être restés du mauvais côté.
Chacun craignait d’être celui-là.
Oh, la cohue serrée sur ce petit pont de rien,
Qui semblait si étroit,
Si fragile.
Nous sommes passés,
Sans en croire nos propres yeux,
Persuadés dès lors que nous laissions la guerre derrière nous,
Qu’elle resterait là-bas,
Dans nos villages vides,
Tournant avec colère,
Jusqu’à mourir de faim puisqu’elle n’avait plus nos vies à manger.
Nous étions des milliers,
Accueillis par nos frères,
Kurdes d’une même mémoire de montagne et d’adversité.
Nous étions des milliers,
Avec nos valises ventrues,
Nos affaires empilées,
Nos corps encombrés de tout,
Soulagés d’être passés
Hors de portée, pour la première fois depuis des mois,
De la voracité du malheur.
Plus tard,
Il a fallu se relever
Et construire le camp.
Tout était à faire mais cela ne nous effrayait pas.
Les tentes sont nées, les unes à côté des autres.
Ils ont disposé des latrines,
Creusé des tranchées.
Une ville nous attendait à Kawergosk qui apparaissait petit à petit.
La vie s’est organisée.
Nous étions bien,
Même sans rien.
Mais le temps a passé,
De jour en jour,
De semaine en semaine,
Et l’hiver est venu.
2013-2016
SI JAMAIS UN JOUR TU NAIS
Si jamais un jour tu nais,
Ne crois pas que le monde se serrera autour de toi,
Pressé de voir ton visage,
Dans une agitation de grands festins.
N’imagine pas qu’on se bousculera,
Que chacun voudra te regarder, te prendre dans ses bras, te recommander
aux dieux.
On t’a parlé des cris de joie qu’on pousse à la naissance d’un enfant,
On t’a dit la liesse,
Les coups de feu tirés en l’air,
Les tambours,
La clameur des hommes qui fêtent la vie,
Oublie tout cela.
Si jamais un jour tu nais,
De joie, il n’y en aura pas.
Mais l’inquiétude sur le visage de tous,
Comme toujours, l’inquiétude –
Ta venue au monde ne fera naître que cela.
2016
NOTRE-DAME-DES-JUNGLES
Sur l’autoroute,
Il y a d’abord ces noms
Qui sentent le grand vent et les embruns :
Cap Gris-Nez,
Cap Blanc-Nez,
Terres du Nord aux trouées de lumière
Qui font valser les mouettes comme des cerfs-volants.
Il y a d’abord ces noms :
Peuplingues,
Bonningues,
Offekerque,
Qui sentent la friterie et les rires de bière,
Jours de carnaval au ventre rond.
Et puis il y a celui-ci qui vous annonce : Sangatte
Et les grilles apparaissent.
À Fréthun,
La forteresse surgit d’un coup.
Terrain quadrillé.
Tourelles et chiens de garde.
Ils ont inondé des zones entières pour les rendre inaccessibles à vos pieds.
Ils ont clôturé, barré,
Long grillage sur le bas-côté de l’autoroute,
Double rangée, toute neuve,
Infranchissable.
Ils sont là partout,
Les signes de notre violence
Et les abords de Fréthun prennent des airs de mépris barbelé.
À Grande-Synthe,
Je me gare sur un parking devant des petits pavillons résidentiels,
Classe moyenne qui vit des dimanches aux couleurs de jours de semaine,
Sans gras ni éclat,
Ceinture serrée sur la peur tenace de perdre le peu qu’on a.
J’ouvre le coffre et m’assois pour mettre mes bottes
Et je m’arrête…
Sur les semelles,
Il y a encore de la terre qui vient de là-bas.
Boue séchée depuis plus d’un an,
Venue de Kawergosk,
Où les Kurdes syriens avaient trouvé refuge chez leurs frères irakiens.
Elle est là,
Par paquets entiers.
Elle a séché, changé de couleur, est devenue beige clair.
Elle tombe par miettes et paquets sur le parking de Grande-Synthe
Et c’est juste qu’il en soit ainsi.
Elle est venue de loin, la boue de Kawergosk,
Pour finir ici,
Faisant même trajet que vous,
De la pluie à la pluie.
Et puis j’entre,
Dans ce qu’ils appellent un camp mais qui ressemble à un terrain vague,
Et à Grande-Synthe-du-Naufrage
Dès les premiers pas,
La boue m’avale les pieds,
Succion de la terre qui vous aspire,
Lutte des muscles pour s’en extraire.
Le drapeau kurde flotte sur les tentes du camp,
Comme un hommage au pays quitté,
Ou comme le souvenir de leur fierté.
On appelle ça un camp
Mais c’est un terrain inondé de boue sur lequel on a planté des tentes par
grappes.
Certaines dans le petit bois,
D’autres à découvert.
C’est un dépotoir d’êtres humains.
Tout baigne dans l’eau froide,
Dans cette boue aux mille bouches qui vous avale les pieds avec avidité
Et donne aux hommes des démarches chancelantes.
Grande-Synthe-du-Naufrage,
Calvaire des égarés.
Les chevilles s’accrochent dans les branches,
Ou se perdent dans les amas d’ordures.
Il faut sauter de palette de bois en palette de bois.
Et l’hiver ne fait que commencer.
Il gèlera la terre,
Transformera cette boue en croûte épaisse.
Les arbres se casseront dans un bruit sec
Et ces milliers d’hommes feront dès demain de petits halos de souffle pour
se prouver qu’ils vivent encore.
Le monde est loin déjà.
Le parking, derrière moi, n’existe plus,
Ni la voiture,
Ni rien de ce que j’ai laissé.
C’est là, pourtant, à cent mètres à peine
Mais le camp se referme sur ceux qui y pénètrent.
Grande-Synthe-de-Tristesse.
Détritus,
Amas de vie
– Non, pas de vie, les hommes n’en sont plus là.
Traces sales, souillées, immondes.
On vit ici par réflexe,
Par rage.
Des sacs de pommes de terre sont éventrés partout,
Elles savent qu’elles ne seront mangées par personne
Et germent lentement, avec tristesse, dans la boue.
Des vêtements en pagaille,
Mis à terre pour faire un tapis sur lequel le pied puisse se poser.
Chaque tente est une montagne d’affaires.
Un chaos de misère.
Welcome to the jungle,
Disent les plus jeunes que je croise,
Avec un sourire bravache pour dire :
“Oui, nous vivons comme des bêtes
Mais nous oublierons.
Seule compte la vie de demain
Qui est là,
Dans les falaises blanches que l’on voit le matin,
En face,
Par jour de grand clair.
Lorsque nous serons passés,
Nous tairons les tentes éventrées par le vent,
Les nuits de pleurs,
Les grelottements de froid.
Vieillards encore, peut-être,
Il nous arrivera de frémir en pensant qu’un rat s’est glissé dans nos draps
Mais nous sourirons au fond
Car cela voudra dire que nous avons des draps.”
Je vous ai vus
Et vous m’avez mené jusqu’à cette église,
Un peu plus haute que les autres baraques
Et cerclée d’une palissade de bois.
Sainte-Détresse-des-Érythréens.
Je m’arrête.
Je reste là,
Devant cette bâtisse fragile,
Improbable.
Qu’est-ce que Dieu est venu faire ici ?
Une cloche pend devant la porte.
On a habillé la façade pour Noël.
Il y a donc des hommes, des femmes qui savent encore prier ?
Notre-Dame-des-Jungles, donnez-moi la force…
Notre-Dame-des-Jungles, faites que nous réussissions à passer…
Sainte-Mère-de-l’Usure-et-de-la-Honte,
Sainte-Solitude-d’Afrique-au-Milieu-des-Dunes,
Merci.
D’avoir construit cette église – la plus belle que j’aie jamais vue,
Merci.
Je n’irai pas y prier car je n’ai pas de Dieu
Mais elle est le signe de votre dignité
Et d’un espoir, encore, en vous, malgré la crasse et l’usure du vent.
Notre-Dame-des-Jungles, veillez sur les tentes, les baraques, les désespoirs,
Veillez sur la vie qui est là, encore,
S’accroche, lutte pour ne pas céder, résiste
À la malnutrition,
À la faiblesse face au froid,
Aux fièvres et aux crachats.
Notre-Dame-des-Jungles, on vous brûlera peut-être demain,
Les incendies prennent vite ici et courent d’une baraque à l’autre.
À moins que les pelleteuses ne vous renversent lorsqu’elles l’auront
décidé…
Pourquoi devriez-vous survivre à tout ?
Pourquoi ne connaîtriez-vous pas le même sort que ceux qui vous ont
construite ?
Peut-être ne serez-vous plus là lorsque je reviendrai,
Mais du moins avez-vous existé,
Notre-Dame-des-Jungles,
Et cela ne sera pas oublié.
Je m’arrête là,
Sans entrer dans l’église.
J’ai poussé la bâche qui sert de porte.
J’ai vu les tapis propres,
Les petites lumières, chiches, mais joliment agencées,
J’ai vu l’autel où vous déposez vos espoirs.
Je n’entre pas, ne passe pas le seuil,
Car je ne suis pas un des vôtres
Mais je dépose dans le sable mouillé par la pluie
Les mots que j’ai en moi.
Ci-gît la France qui n’a pas le courage de ses valeurs.
Ci-gît l’Europe et mon âme
D’avoir vu votre misère.
Ci-gît un peu de l’homme d’où qu’il soit,
Car en ces terres le mot “frère” a été oublié.
Et lorsque les pelleteuses auront fait place nette,
Lorsqu’elles auront piétiné ce que vous avez patiemment construit
Elles s’apercevront peut-être,
Mais trop tard,
Que ce sur quoi elles roulent,
Ce qu’elles tassent,
Et font disparaître,
C’est notre dignité.
2016
DE SANG ET DE LUMIÈRE
Je viens de terres brumeuses
Qui sentent l’odeur chaude des siècles,
La teinture et le houblon.
Je viens de terres que je ne connais pas,
Qui portent des noms à la mine rouge et aux oreilles écartées :
Hazebrouck, Bousbecque, Wervicq, Wattrelos,
Battues par les vents,
Et transpercées d’humidité.
Le Nord industrieux,
Qui embrasse la Belgique
Dans un parfum de labeur.
Le Nord industrieux qui sent le charbon parce qu’il a tant creusé, tant
fouillé qu’il en a fait des montagnes,
Ces terrils à la mine sombre qui veillent sur les hommes avec un air de
menace.
Tant de carcasses s’y sont usé les os dans des galeries noires qui étaient
comme des bouches à avaler les destins.
Le Nord qui sent la poudre aussi,
Champ de bataille depuis des siècles.
Ces temps où l’on mourait au petit matin en armée bien rangée,
Le torse percé, le visage écrasé dans la rosée
À vingt ans à peine.
Pour les armées de l’empereur,
Ou pour défendre des tranchées.
Terres d’assaut, de fuites,
Terres de villes prises, reprises, bombardées.
Mon arrière-grand-père porte longue barbe.
Il se l’est fait pousser pour pouvoir passer en Hollande
Et de là espérer l’Angleterre.
Mon arrière-grand-père,
Patron des usines Screpel,
Teinture sur laine,
Avec ce nom en fer forgé sur les murs de brique,
Ce nom accroché à la grille d’entrée,
Signe de travail, de sueur et de prospérité.
Les usines tournent
Et tout aurait pu durer.
Mais l’épouse, soudain, devient veuve,
Et les trois enfants pèsent plus lourd, au bout des bras.
Je viens de cette journée de deuil que j’imagine,
Longue,
Lente,
Comme un défilé tête basse.
L’usine est fermée,
Les bourgeois entourent la veuve à l’église, l’encouragent.
Les employés sont venus aussi,
Certains peut-être osent s’avancer pour dire à madame que vraiment… Que
toutes nos pensées…
Qu’on n’aurait pas cru… Que monsieur était si bon…
Les autres restent au fond de l’église, se dressent sur la pointe des pieds,
regardent par-dessus les épaules pour voir la tête des petits…
Mon grand-père a huit ans.
Il serre fort la main de ses sœurs pour éloigner la peur.
Il sent peut-être déjà qu’ils vont quitter Roubaix.
Il sent peut-être déjà l’autre guerre qui approche,
Les mois qu’il passera dans la mine, STO sous l’Occupation,
Lui, le jeune homme de bonne famille,
Élégant,
La main sur le cœur,
Élevé avec le raffinement des dîners du monde.
Il ira dans la mine.
Elle lui souillera les ongles,
Lui fera respirer la mort.
La mine, dont il ressort hagard,
Les yeux cernés,
Avec une tuberculose qui le fait siffler comme un chat malade.
Je viens de cette mauvaise toux qu’il a ramenée comme seul souvenir de
guerre.
Que reste-t-il de ces mondes engloutis ?
La lampe à pétrole,
Seule relique de ses années d’obscurité,
Le banc de la maison de Roubaix
Et quelques photos où l’on voit l’élégance des silhouettes passées.
Je viens des années de sanatorium,
Les jours longs
À s’écouter de l’intérieur pour savoir si on s’en sortira.
La peur de cracher jusqu’à mourir,
La vacance,
Les lectures comme seule joie pour se sauver de l’ennui.
Et la mélancolie.
Je viens d’un jeune homme qui comptait les jours qui le séparaient de sa
mère, de ses sœurs, des amours laissées
Et de ces terres du Nord qu’il avait peur d’oublier.
2016
LE SERMENT DE PARIS
Tant de cris de tant foules dans tant de villes,
Et tous ces regards saisis, ces visages figés qui sont les nôtres.
L’obscurité grandit.
C’est nous, de par le monde,
Les hommes visés.
Nous tous,
Possiblement,
En quelques secondes, de vie à trépas,
De passant à victime.
C’est nous, un jour, peut-être, la vie d’attentat et l’incrédulité.
Nous avons vu Paris pleurer.
Tunis saisi d’effroi,
Orlando gémir
Et Nice être renversée.
Nous avons vu Beyrouth et Bruxelles.
Le monde,
Aux quatre coins déchirés.
Dans des pays lointains il est des douleurs sœurs,
Des visages sombres,
Des regards vides que nous reconnaissons.
C’est nous,
Attentats du monde entier.
Je regarde le monde,
Et je pose la main sur le musée du Bardo.
Il y a des flaques de sang au pied des mosaïques.
Je pose mes mains sur la plage de Grand-Bassam où le sable est souillé,
Sur les rues de Beyrouth, celles de Bamako et de
Madrid.
Le monde saigne.
À Palmyre, le temple de Bêl a sauté dans un hoquet de poudre.
Et la perle de Tadmor s’est disloquée après avoir échappé si longtemps à
l’appétit du temps.
2016
“Khorshak” est publié dans le premier numéro de la revue haïtienne Trois/Cent/soixante (été 2016),
ainsi que dans le livre d’art édité par A/over éditions intitulé Livre 7/ Khorshak avec des œuvres de
Stéphane Fromm, Timothy Archer, Richard Laillier, Konrad Ross (2016).
“Et pourquoi pas la joie ?” est publié dans le livre photo de Gaël Turine, intitulé En bas la ville,
publié en mai 2017 aux éditions Le Bec en l’air.
“Seul le vent” est publié, dans une première version, par Arte et les éditions Invenit dans le livre
intitulé Réfugiés. Cinq camps / cinq pays (mai 2016) et a également fait l’objet d’un livre publié par
l’Institut français en Irak et Arte, sous le titre Seul le vent.
DU MÊME AUTEUR
Romans
Cris, Actes Sud, 2001 ; Babel no 613 ; “Les Inépuisables”, 2014.
La Mort du roi Tsongor (prix Goncourt des lycéens, prix des Libraires), Actes Sud, 2002 ; Babel
no 667.
Le Soleil des Scorta (prix Goncourt, prix Jean-Giono), Actes Sud, 2004 ; Babel no 734.
Eldorado, Actes Sud/Leméac, 2006 ; Babel no 842.
La Porte des Enfers, Actes Sud/Leméac, 2008 ; Babel no 1015.
Ouragan, Actes Sud/Leméac, 2010 ; Babel no 1124.
Pour seul cortège, Actes Sud/Leméac, 2012 ; Babel no 1260.
Danser les ombres, Actes Sud/Leméac, 2015 ; Babel no 1401.
Écoutez nos défaites, Actes Sud/Leméac, 2016.
Théâtre
Combats de possédés, Actes Sud-Papiers, 1999.
Onysos le furieux, Actes Sud-Papiers, 2000 ; Babel no 1287.
Pluie de cendres, Actes Sud-Papiers, 2001.
Cendres sur les mains, Actes Sud-Papiers, 2002.
Le Tigre bleu de l’Euphrate, Actes Sud-Papiers, 2002 ; Babel no 1287.
Salina, Actes Sud-Papiers, 2003.
Médée Kali, Actes Sud-Papiers, 2003.
Les Sacrifiées, Actes Sud-Papiers, 2004.
Sofia Douleur, Actes Sud-Papiers, 2008.
Sodome, ma douce, Actes Sud-Papiers, 2009.
Mille orphelins suivi de Les Enfants Fleuve, Actes Sud-Papiers, 2011.
Caillasses, Actes Sud-Papiers, 2012.
Daral Shaga suivi de Maudits les Innocents, Actes Sud-Papiers, 2014.
Danse, Morob, Actes Sud-Papiers, 2016.
Récits
Dans la nuit Mozambique, Actes Sud, 2007 ; Babel no 902.
Les Oliviers du Négus, Actes Sud/Leméac, 2011 ; Babel no 1154.
Beau livre
Je suis le chien Pitié (photographies d’Oan Kim), Actes Sud, 2009.
Ouvrage réalisé
par le Studio Actes Sud