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LE POINT DE VUE DES ÉDITEURS

Ces poèmes engagés à l’humanisme ardent, à la sincérité poignante, se sont


nourris, pour la plupart, des voyages de Laurent Gaudé. Qu’ils donnent la
parole aux opprimés réduits au silence ou ravivent le souvenir des peuples
engloutis de l’histoire, qu’ils exaltent l’amour d’une mère ou la fraternité
nécessaire, qu’ils évoquent les réfugiés en quête d’une impossible terre
d’accueil ou les abominables convois de bois d’ébène des siècles passés, ils
sont habités d’une ferveur païenne lumineuse, qui voudrait souffler le vent
de l’espérance.
LAURENT GAUDÉ

Romancier, nouvelliste et dramaturge né en 1972, Laurent Gaudé a reçu


en 2004 le prix Goncourt pour son roman Le Soleil des Scorta. Son œuvre,
traduite dans le monde entier, est publiée par Actes Sud.

Illustration de couverture : © Pierre Marie Brisson, tous droits réservés.


Photographie : Pierre Schwartz

© ACTES SUD, 2017


ISBN 978-2-330-08040-2

© LEMÉAC, 2017
pour la publication en langue française au Canada
ISBN 978-2-7609-1299-1
LAURENT GAUDÉ

De sang
et
de lumière

poésie

ACTES SUD
Je veux une poésie du monde, qui voyage, prenne des trains, des avions,
plonge dans des villes chaudes, des labyrinthes de ruelles. Une poésie moite
et serrée comme la vie de l’immense majorité des hommes. Je veux une
poésie qui connaisse le ventre de Palerme, Port-au-Prince et Beyrouth, ces
villes qui ont visage de chair, ces villes nerveuses, détruites, sublimes, une
poésie qui porte les cicatrices du temps et dont le pouls est celui des foules.

Je veux une poésie qui s’écrive à hauteur d’hommes. Qui regarde le


malheur dans les yeux et sache que dire la chute, c’est encore rester debout.
Une poésie qui marche derrière la longue colonne des vaincus et qui porte
en elle part égale de honte et de fraternité. Une poésie qui sache l’inégalité
violente des hommes devant la voracité du malheur.

Je veux une poésie qui défie l’oubli et pose ses yeux sur tous ceux qui
vivent et meurent dans l’indifférence du temps. Même pas comptés. Même
pas racontés. Une poésie qui n’oublie pas la vieille valeur sacrée de l’écrit :
faire que des vies soient sauvées du néant parce qu’on les aura racontées. Je
veux une poésie qui se penche sur les hommes et ait le temps de les dire
avant qu’ils ne disparaissent.

Le territoire de cette poésie, c’est le monde d’aujourd’hui, avec ses


tremblements et ses hésitations. Elle s’écrit dans un corps à corps avec les
jours. Elle sent la sueur et l’effroi. Elle est charnelle, incarnée. Le monde
d’aujourd’hui est épique, tragique, traversé de forces violentes. Il se
rappelle à nous avec brutalité. Des failles idéologiques réapparaissent. Des
menaces grondent. Il faut dire et tenir ce que l’on est, ce que l’on veut être.
L’écriture ne m’intéresse pas si elle n’est pas capable de mettre des mots sur
cela. Qu’elle maudisse le monde ou le célèbre mais qu’elle se tienne tout
contre lui. Nous avons besoin des mots du poète, parce que ce sont les seuls
à être obscurs et clairs à la fois. Eux seuls, posés sur ce que nous vivons,
donnent couleurs à nos vies et nous sauvent, un temps, de l’insignifiance et
du bruit.
KHORSHAK
Les mots sont
Vieux
Comme la souffrance des peuples.

Il y a des vies
Entières,
Passées
Sans jamais connaître
Répit
Ni lumière.

Harassement de naissance.
Il faut aller chercher de l’eau,
Creuser la terre
Qui ne donnera rien,
N’en peut plus de sécheresse
Et voudrait mourir elle aussi
Ou boire à l’infini.

Il faut survivre aux maladies,


De celles qu’on attrape
Dans les rues éventrées des capitales immondes,
De celles qu’on se transmet,
De celles qu’on respire en famille,
Attaché aux jambes d’une mère,
À ses seins,
À ses bras,
La mère
Qui n’en peut plus
Mais se lève chaque matin en attendant de finir.
Il faut vendre son corps,
Mulet assommé de travail pour les hommes,
Putain pour les filles
Qui auront à vingt ans
L’air d’en avoir quarante
Et à quarante,
Un avenir de cercueil.
La fièvre les mangera,
Se goinfrera de leurs parties humides,
Démence des muqueuses rongées par le feu.

Il faut vivre
Cela s’appelle ainsi.

Bataille de crasse contre l’oubli.

Il faut tirer sa peine de vie


Chaque jour recommencée.

Il n’y a pas de regard sur eux.


Il n’y a que des jours et des nuits qui se succèdent
Et les mots ne savent pas dire cela :
La vieillesse de vingt ans.

Les mots ne savent pas


Ou ont renoncé.

La colère,

Faites qu’elle ne nous quitte pas.

Face à l’engloutissement des peuples,


La colère,
Pour ces vies,
Centaines de milliers de vies
Qui n’ont rien, ne vivront rien
Et disparaîtront
Sans que le monde ait seulement remarqué qu’elles étaient nées.

Faites place
À la colère.

Que les mots puissent la dire.

De prière,
Il n’y en aura pas,
Pas de celles que vous connaissez,
De celles que vous chantez,
Bras ouverts, visage tourné vers le ciel,
Et qui ne servent à rien
N’ont jamais servi à rien
Qu’à bercer les arbres.

Nous avons désappris à prier.


Les dieux ont été appelés,
Souvenez-vous,
Dans toutes les langues.
Les dieux ont été suppliés,
Genoux au sol,
Murmures glissés dans la peur,
Ou sanglots de détresse,
Les dieux n’ont pas eu pitié.
Ou n’ont pas entendu,
Ou ne comprennent pas les langues que nous parlons
Ont détourné le regard, peut-être,
Et se sont mis à pleurer à leur tour.
Les dieux, peu importe,
Qu’ils soient révoqués.

Il n’y aura de prière


Que celle
Que j’invente.
Je la prends du fond des âges.
Je l’embrasse,
Lui murmure ce que j’ai vu.
Il n’y aura de prière
Que celle que je nomme :
Khorshak.

Je la veux rauque,
Je la veux épaisse comme les voix anciennes,
Et ample comme les montagnes du début des temps.
Khorshak,
Prière des peuples,
Pour les vies trop vite avalées.
Le temps de naître,
D’avoir faim,
De chercher à vivre
Et puis
Plus rien.

Khorshak
Comme les monts mésopotamiens
Où les aigles sourient de n’être pas des hommes.
Comme le silence des villages brûlés après les pogroms.

Khorshak
Pour les enfants noyés,
Les grandes léproseries
Et les bidonvilles de prostituées.

Khorshak
Prière à aucun dieu,
Aux hommes,
Seuls.

Que les engloutis ne soient pas oubliés.


Leur vie ne sera pas sauvée
Mais qu’elles restent dans nos mémoires.

Khorshak
Pour vous,
Hommes,
Femmes,
Troupeaux humains,
Blottis,
Écrasés,
Nous vous porterons encore,
Même si cela nous casse le dos.
Petites gens qui auraient pu devenir destin,
Familles entières qui n’ont connu que l’appétit sans fin
Et le harcèlement des jours.

L’humanité devient de plus en plus lourde au fil des siècles,


Khorshak,
Je dis le chant sans dieu,
Je le glisse en terre.

Je dis,
Juste cela :
Vous avez été
Même trop vite,
Même pas assez,
Vous avez été.

Je dis,
Khorshak

Le dernier don
À celui qui n’a rien :

Le poème

Pour que toutes les vies


Soient comptées.

2015
LE CHANT DES SEPT TOURS
I

Il y a cet arbre sur la terre d’Afrique,


À quelques pas de la grève,
Qui sait, depuis longtemps, ce qu’est le goût du sang.
Il y a cet arbre,
D’une immobilité souveraine,
Que vous regardez.
C’est un colosse
Qui a traversé les siècles.
Les guerres ne l’ont pas déraciné,
Le temps ne l’a pas asséché.
Vous le trouvez beau,
Mais vous vous trompez.
Lui, comme tous les autres, choisis çà et là, le long de la côte, pour leur
circonférence et leurs branches majestueuses,
Sont des arbres de l’oubli.
Approchez-vous.
Quelque chose manquera si vous ne vous arrêtez pas.
Quelque chose fera défaut si vous ne vous asseyez pas à ses pieds.
Déjà, il vous paraît plus laid, et vous avez raison.
Asseyez-vous.
Le vent tourne.
Un sifflement nouveau court à ras de terre,
Vous avez peur
Mais votre curiosité est piquée et vous restez là où vous êtes.
Regardez encore,
La terre frémit sous vos pieds,
Des ombres apparaissent et s’effacent avant que vous ayez pu les héler.
Elles hésitent, reculent.
Des gémissements montent des pierres qui jalonnent le chemin.
Écoutez,
Tout bruisse et se tord comme si le vent voulait accoucher d’êtres de chair.
Et puis une silhouette, enfin, apparaît,
La voyez-vous ?
Elle est plus nette que les autres.
Elle se dirige vers vous,
Lentement.
Ne bougez pas.
Elle traîne des pieds,
Épuisée,
Les chairs en sang.
C’est un homme,
Regardez-le bien,
D’autres viennent derrière lui,
L’arbre, à tous, leur a mangé la mémoire.
Depuis, ils claudiquent, grognent, cherchent la langue dans laquelle ils
parlaient, ne se souviennent plus et gémissent à nouveau.
Et puis, enfin, un d’entre eux frappe le tronc,
Geste lent comme la rage des pierres,
Et dans l’air du soir,
Les étoiles tombent
Et les souvenirs aussi.

II

Combien de fois, dans combien de villages,


La scène,
Bien rodée comme un spectacle de foire
À faire saigner le ciel d’avoir regardé.
Ils venaient en colonne,
Mains liées, tirés par le Blanc.
Arrivés à quelques pas de l’arbre,
On les libérait et ce soulagement des poignets les faisait sourire juste avant
le fouet.
Car il y avait toujours le fouet.
Je le vois,
Dans l’air vibrant de chaleur,
Celui-là comme tant d’autres avant lui.
On lui dit d’avancer.
Il se méfie.
On insiste, on frappe.
Il approche de l’arbre,
Tête basse.
Regardez-le.
Il hésite,
Rechigne,
On dirait qu’il en a peur…
“Bougre de Nègre.”
C’est ce que dit l’homme qui le tire par la chaîne,
Sourire aux dents.
“Tu vas avancer, bourricot !”
Il se tourne à la cantonade,
Fait spectacle devant les autres Blancs qui rigolent avec lui
– Faconde carnassière de l’homme qui tient la laisse,
“Regardez comme il a peur,
Veut pas y aller, le bourricot !”
Alors il frappe,
Et vraiment cette fois
Parce que la plaisanterie a assez duré,
Parce qu’il fait chaud et qu’il a hâte de pouvoir se mettre à l’abri,
Parasite indolent qui s’assomme de liqueur sous le ciel d’Afrique en rêvant
à la pluie fine des petits matins de France.
Il le frappe,
“Hue, le Nègre, dépêche-toi”,
Coup de poing massue
Sur les épaules,
Les oreilles
Ou claquement de fouet
Qui cisaille les cuisses.
Il le frappe.
L’homme se résout à avancer.
“Tourne.”
La voix résonne mais il ne bouge pas.
“Tourne”
Et le fouet claque.
L’homme asservi se résigne,
Il sait qu’il va devoir le faire.
Il sait qu’il ne pourra pas se soustraire à cet ordre.
“Tourne,
Comme tes frères ont tourné avant toi,
Comme ton peuple tout entier,
Tourne”,
Il abdique,
Le fouet lui a balafré le dos,
Il est à bout de forces,
Alors il tourne,
Comme des milliers d’autres avant lui,
Femmes et hommes apeurés, volés à leur village,
Séparés les uns des autres, livrés à des tribus ennemies,
Rachetés, passés de mains en mains.
“Tourne.”
Tout le peuple d’Afrique entend cette voix et se met à gémir.
Les Blancs sourient, eux,
Ils sont fiers de l’idée qu’ils ont eue.
La mélancolie finissait par coûter cher.
Les esclaves se suicidaient par centaines
Et les nuits de calculs, ils frémissaient en découvrant le manque à gagner.
“Tourne.”
Ils rient maintenant, en attendant que la cérémonie s’achève.
Ils n’en reviennent pas de la crédulité des Nègres.
L’arbre de l’oubli,
Pour que les bourricots disent adieu à leur terre, à leurs parents, à leurs
souvenirs,
Que tout disparaisse,
Et la nostalgie aussi.
“Tourne.”
Ils obéissent,
Ils vont mourir à eux-mêmes autour de l’arbre,
Ils le savent,
Sept tours pour tout quitter
Et renaître là-bas,
Esclaves,
Neufs,
Chair fraîche
Sans mémoire,
Prête à être vendue.
“Tourne.”
Obéissez peuples tête basse,
Le fouet claque.
Obéissez,
Il ne reste déjà presque plus rien de vous.
Où sont vos souvenirs ?
Vos milliers de noms mélangés ?
Accrochés à quelle branche ?
Obéissez.
L’arbre est là,
Il n’a pas bougé.
Vous le regardez avec crainte
Et vous avez raison,
Il va gagner sur vous.
Le Blanc sourit.
Pleurez,
Nègres de pacotille,
Vendus comme du bois,
Nègres étonnés
Qui contemplez l’océan,
Dos meurtris sang de fouet,
Tristesse qui déborde des yeux,
Pleurez,
Nègres muets.
Le colon desserre sa ceinture,
Sourire de bombance ventre gras,
Repu d’avoir mangé un continent entier.

III

Que tu le veuilles ou non, tu oublieras.


Hommes, femmes, enfants mélangés,
De tribus différentes,
Tous regroupés ici en attendant le départ.
Que tu le veuilles ou non, tu capituleras.
L’arbre de l’oubli vous regarde.
Vous baissez la tête en vous approchant.
Vous savez que vous ne lui résisterez pas.
Au premier tour,
Vous portez encore la tête droite,
Mais vous ne vous rappelez déjà plus du nom de votre village,
Royaume de Dahomey,
Terres peules,
Villages de pêcheurs entre Saint-Louis et Bissau,
Wolofs, Ibos, Yorubas, Bamilékés,
Vous êtes incapables de vous souvenir
Et le Blanc sourit car voilà son rêve réalisé :
Vous êtes noirs et rien d’autre.
Au deuxième tour,
Vous êtes pris de vertige mais vos bourreaux le sentent et ils vous insultent
pour vous rappeler qu’ils sont là et ne toléreront aucune fatigue.
Vous oubliez le visage de vos frères et sœurs,
Et vous vous retrouvez,
Horreur,
Dans une foule d’inconnus,
Sans famille ni ami.
Au troisième tour,
Vous oubliez la terre d’Afrique et le visage de votre mère,
Oh le vide alors qui vous saisit…
Vous vacillez.
Les chiens aboient autour de vous,
Et vous mordent les mollets.
Au quatrième tour,
Vous oubliez votre propre nom,
Vous n’en aurez plus besoin.
Personne autour de vous ne s’en servira,
Personne ne voudra plus vous nommer que votre maître
Et il usera des noms qu’il affectionne,
Bourricot, négro, fainéant, bamboula,
Vous les reconnaîtrez et vous y répondrez.
Au cinquième tour,
Certains d’entre vous tombent à terre,
Ils ne veulent pas aller plus loin,
D’autres frappent contre l’arbre de toutes leurs forces,
Pour que leur soit rendu ce qu’ils viennent d’oublier.
Les maîtres, impassibles, les laissent un temps se fatiguer,
Puis, le fouet claque
Et la marche reprend.
Jusqu’où peut-on effacer un homme ?
Jusqu’où peut-on effacer un peuple ?
Jusqu’à l’os.
Il ne restera rien.
Au cinquième tour, vous laissez derrière vous, dans la poussière, votre
langue,
Vous en apprendrez une autre,
Là-bas,
De l’autre côté,
Que vous parlerez mal
Mais peu importe
Car on n’attendra pas de vous que vous parliez.
Au sixième tour,
Vous oubliez vos dieux.
Vous pensiez pouvoir les emmener avec vous, leur murmurer des prières,
les chérir, leur demander vengeance,
Mais non,
Le Blanc vous les enlève.
Il prépare pour vous de grandes croix.
Il prépare des paroles d’évangile que vous apprendrez à genoux.
À cet instant, vous êtes prêts, enfin,
Des corps vierges qui ne savent plus rien.
Vous ne chercherez plus à sauter par-dessus bord pour vous noyer,
Vous accepterez le pas lent de la soumission.
Au septième tour,
Vous oubliez même que vous avez tourné
Et alors tout s’achève.
Vous levez les yeux, avec étonnement, sur ceux qui vous entourent,
Et vous vous demandez d’où viennent ces plaies ouvertes que le fouet vous
a faites…
Vous êtes Noirs finis,
Coupés,
Vie de rien.

IV

Au port,
En contrebas, les bateaux attendent.
On vous ordonne de presser le pas
“Embarquez,
Tas de foule de rien.”
À fond de cale,
Marchandise aveugle,
Noire comme le ventre du navire.
“Poussez,
Poussez !
Il peut en rentrer davantage.”
Vous criez ?
Vous pensez que c’est plein ?
Vous vous trompez.
Ils remplissent encore.
“Poussez.”
Il faudra vous habituer.
On ne peut pas se tenir debout,
On ne peut pas se tenir assis,
On ne peut pas non plus se tourner sur le côté,
Corps recroquevillé,
Bien rangé,
Le plus possible.
Il faut exploiter toute la place.
Cela a été pensé.
Ils ont fait des calculs.
“Combien de Nègres et de Négresses peuvent s’entasser dans ces cales ?”
Plus.
Toujours plus.
Il faut prévoir qu’il en mourra pendant la traversée.
La déshydratation,
Les maladies,
L’asphyxie,
“Poussez,
Il doit encore en rentrer.”
Et lorsqu’enfin ils ferment les cales,
Vous sentez l’odeur de la peur monter de partout.
Sueur acide,
Ventres qui se vident dans des hoquets de tripes.
Le bateau s’ébranle,
Personne ne voit rien mais le roulis vous saisit par le ventre.
Vous vous vomissez dessus les uns les autres.
Vous pissez et déféquez là où vous êtes couchés,
L’odeur monte du tréfonds du navire,
Et vos cris aussi
– Comme si vous expulsiez une dernière fois l’Afrique hors de vous.
Et certains déjà meurent, déjà pleurent, deviennent fous.

Oh, douleur muette.


Dans les cales des bateaux négriers,
À quoi avez-vous pensé ?
Souffle contre souffle,
Apeurés par le bruit de l’eau,
Desséchés,
Sans nourriture,
Avec la morsure du sel,
Inquiets de tout.
Oh, douleur des hommes,
Qui avez-vous prié ?
Le voyage est long.
Il vous arrache à tout.
On vous tue,
Pas seulement à votre vie, à votre nom, à votre terre,
Mais à l’homme même.
Quel chant – dans quelle langue – pourra dire la blessure de n’être plus
rien ?
Ravalés au rang de bête,
Écrasés à fond de cale,
Entassés,
Bois d’ébène.
Quelle colère plus grande que celle née de ces heures passées dans
l’obscurité ?
Quelle colère plus grande
Pour l’éternité ?

De partout, des bateaux partent,


Europe, Afrique, Amérique,
Le triangle s’organise.
Le bois d’ébène est chargé, déchargé.
Ça vend bien.
Ils sont grands,
Durs à la tâche,
Ceux qui ont survécu.
Les femmes sont belles,
Fesses charnues qui font bander les colons dans leurs costumes trop chauds
pour le soleil des Caraïbes.
On en tire bon prix.
Ça vend bien, de par le monde.
Trésor noir qui avance tête basse,
Mâchoires serrées.
Parfois quelques révoltes éclatent sur les bateaux,
Ou à l’arrivée,
Mais on les mate.
On aime bien ce mot : mater.
C’est sec et rapide.
Parfois un bateau s’abîme en mer,
Les âmes coulent à pic,
Chaînes au pied,
Sans avoir eu le temps de crier.
On fait ses comptes
Et on accélère la production pour amortir les pertes.
Ça vend bien,
À grande échelle.
Le commerce est prospère.
Souris, homme blanc,
Tu as rétréci la planète,
Dessiné des routes nouvelles sur les océans
Qui sont des routes d’or.
La Rochelle – île de Gorée,
Île de Gorée – Haïti,
Haïti – Nantes,
Souris,
Les hangars, à Bordeaux, ne cessent de se remplir.
Ils paraissent petits maintenant.
Le long de la Gironde, ces grands halls qui abritaient autrefois des tonneaux
et des fûts se remplissent maintenant d’odeurs venues de loin.
Le commerce est prospère
Et l’Afrique regorge encore de négrillons.
De Dakar à Bamako,
Du Cameroun au Bénin,
Sur toutes les terrasses qui dominent les ports,
Sous tous les porches de tous les Békés de Martinique,
On se repousse doucement en arrière sur sa chaise à bascule
En contemplant les plantations,
Et on se dit qu’on en a pour des générations entières à vivre de cette
richesse-là.
Si tu savais danser,
Homme blanc,
Tu le ferais,
Ivre comme l’était Midas,
Avec ta cravache,
Et ta chemise de lin auréolée aux aisselles.
Tes enfants danseraient avec toi
Et tout l’Empire derrière vous.
Des siècles de joies,
Corne d’abondance aux racines épaisses.
Tu dis “café”
Et le café entre par sacs entiers dans les ports d’Europe.
Tu dis “cacao”
Et dans les salons de thé de Paris, Londres et Lisbonne, les dames
s’étourdissent avec volupté de cette saveur épaisse.
Tu dis “poivre”, “sucre”,
Tu dis “noix de cajou”.
Au Mozambique,
Au Sénégal,
On charge des bateaux et tes doigts sentent déjà l’argent qui s’approche.
Tu danserais.
Le monde est riche.
Il n’y a qu’à se pencher.
Les routes que tu traces aujourd’hui te serviront demain.
Écoute la voix de tes enfants et de tes petits-enfants.
Ils ont hâte que ce soit leur tour,
Totem de richesse,
Ils diront “gaz” et “caoutchouc”,
Ils diront “pétrole” et “pierres précieuses”.
Des villes entières prospéreront
Et des familles vivront avec l’assurance des roitelets de province.
Comme il est bon d’être riche.
Bananes, ananas,
Tissus de couleurs vives,
Vous pourrez manger pendant des générations entières.
Le cri des Nègres ne s’entend déjà plus
Et d’ailleurs, pourquoi vous hanterait-il ?
Vous avez construit des écoles, des dispensaires.
Vous n’avez plus besoin d’être cruels,
C’était bon pour vos aïeux,
Désormais, vous pouvez être fiers
Et c’est nouveau.
Vous dites “instruction” et “vaccins”,
Vous dites “civilisation” et “Dieu tout-puissant”.
Le Nègre va mieux.
Grâce à vous, il a une conscience
Mais il n’a rien perdu de sa capacité de travail.
Vous dites “investissements” et “retombées économiques”.
Qui se soucie du reste ?
Qui se souvient des sanglots dans les cales empuanties ?
Un mal pour un bien.
Il faut comprendre :
La prospérité était à ce prix.
Il y avait une terre, là, en Afrique,
À l’abandon presque,
Et cela aurait été un crime de ne pas l’exploiter…
Tant de richesses entre vos mains.
Tant de richesses pour tant de siècles.
Vous dites encore,
Comme une lointaine litanie qui ne s’arrête jamais,
“Cacao”,
Vous aimez ces mots que vous avez conquis,
“Sucre”,
“Poivre” et “citron vert”.
Loué soit le Seigneur qui vous a fait si riches
Et les Nègres si dociles.

VI

Au fond des siècles,


Il y a un peuple,
Englouti,
Qui remue.
Entendez-vous son chant ?
Il appelle et veut vivre.
Au fond des siècles,
Il y a des vies saccagées qui ne se résignent pas.
Un peuple fait de bateaux fracassés par la tempête,
D’hommes passés par-dessus bord,
De femmes suicidées emmenant au fond des eaux leurs enfants pour qu’ils
ne vivent pas en esclavage.
La mer remue.
Qui l’entend ?
Le poteau mitan tremble dans les villages du Bénin et au fond des arrière-
cours de Port-au-Prince.
Le peuple de l’Atlantique gronde.
Un jour, il reviendra.
Les engloutis sortiront des eaux,
Noirs comme au premier jour,
Dégoulinant de l’eau salée qui les a tués,
Avides de vivre.
Ils se masseront sur les plages d’Afrique.
Ils ne diront rien.
Ils taperont contre les portes,
Mâchoires serrées.
Malheur aux Blancs qu’ils trouveront.
Un jour,
Ils reviendront.
Malheur au fouet,
Malheur aux forts et aux navires.
Ils frapperont lentement, avec la puissance de l’océan,
Et chaque coup ébranlera le ciel.
Un jour, le peuple de l’Atlantique inondera les rues de Port-au-Prince.
Il contemplera le visage de ses descendants,
Il les jaugera.
Malheur alors si ce qu’ils voient ne leur plaît pas…
Ils retrouveront l’arbre de l’oubli.
Ils le saisiront par les branches et l’arracheront,
Puis,
En tournant lentement le poignet,
Ils le planteront en terre,
Racines en l’air.
Et tous alors verront qu’elles sont rouge sang,
Pourries de vermine.

VII
Mémoire vive,
L’arbre est là,
Dans sa laideur d’hypocrisie.
Il a tout pris,
Les noms, les dieux, les visages du passé,
Les a sucés par les branches et les racines.
L’arbre complice,
Fruit de l’imagination des négriers,
Qu’ils soient blancs ou chefs de tribus,
Avides pareillement.
Je le vois,
Suant de toutes les larmes que les hommes et les femmes ont pleurées au
moment du départ.
Levez-vous,
C’est notre tour.
Il faut marcher.
Vous sentez ?
La douleur dans les jambes ?
C’est une vieille raideur de siècles.
Au premier tour, je me souviens des pillages et de la brutalité.
Les cris dans la nuit,
Les coups qui pleuvent.
On viole les femmes.
Une tribu se jette sur une autre, la soumet et la vend
Pour ne pas être celle que l’on asservira.
Au deuxième tour,
Je me souviens des cales des navires négriers,
Exiguïté sans nom,
Sueur contre sueur,
Hommes rangés comme des cuillères,
Incapables de se tourner,
Mort d’étouffement souvent.
Et la tempête qui remue les ventres,
Et la peur qui rend fou.
Déracinement de tout,
Dans les embruns salés.
Au troisième tour,
Je me souviens des marchés à bestiaux,
À Petit-Canal,
À Croix-des-Bossales,
De la façon lente et méthodique dont les colons observent les nouveaux
arrivages.
On tâte les fesses,
Les muscles des bras,
On observe les yeux,
Les dents.
Négociation d’éleveurs,
On espère un rabais,
Échange de liasses et murmures avides.
Au troisième tour,
Je voudrais m’arrêter.
Il me semble en avoir trop vu
Mais je ne peux pas.
Il faut aller jusqu’au bout.
Les voix se pressent.
J’entends les prières, les doigts qui grattent contre le bois,
J’entends les dernières pensées au moment du naufrage,
Lorsque l’eau remplit déjà les poumons et que les engloutis demandent
pourquoi.
Au quatrième tour,
Je me souviens du Code noir,
De tous ces textes écrits sur des bureaux d’acajou,
Avec des plumes d’oie,
De toutes ces lois, ces règlements, ces décrets qui posent qu’un homme est
un animal,
Une bête imbécile,
Qui posent qu’un Blanc vaut deux Noirs, ou dix, ou cent…
Et que seule compte la prospérité du colon.
Liste de punitions,
Énonciation des règles :
L’enfer doit être ordonné, sans passion, avec méthode.
Au cinquième tour,
Je me souviens de la hiérarchie immonde des couleurs.
Le Blanc domine tout le reste, puis vient le métis qui vaut mieux que le
Noir.
Gradation subtile.
Il faut blanchir sa peau, lisser ses cheveux, devenir blanc cassé, le plus pâle
possible,
Jusqu’à mettre des perruques et singer les maîtres.
Au sixième tour,
J’appelle Aimé Césaire,
Parole jaillissante qui ravage d’un mot les châteaux de la petite pensée.
Il parle de l’industrialisation de l’esclavage,
Et je dis qu’il a raison.
Il dit qu’avec la traite négrière, l’Europe s’est entraînée à la réification,
Et au racisme concentrationnaire,
Et je dis qu’il a raison.
Il dit qu’elle n’a pas vu que, ce faisant, elle pourrissait sur place,
Et je dis qu’il a raison.
Au septième tour,
Je ne dis plus rien.
Je ferme les yeux.
Un tour entier de silence,
Pour laisser se déployer la plainte.
L’arbre pourri,
Complice du meurtre,
L’arbre qui a tout englouti,
Se recroqueville,
Et de partout sortent des souvenirs,
Cris,
Chants,
Appels de la mère à l’enfant,
Promesses,
Noms des dieux,
Des villages,
De partout,
La mémoire qui rayonne,
Douloureuse mais fière
Qui dit simplement qu’ils ont été
– Hommes et femmes écrasés, coupés, soumis –
Et qu’ils resteront invaincus,
Malgré le fouet et les chaînes,
Malgré les vies de coton,
Et les douleurs d’exil,
Invaincus
Car c’est l’arbre qui se tord,
Rétrécit,
Regardez…
Et d’un coup,
À nos pieds,
S’enflamme,
Laissant s’échapper,
Enfin,
Au-dessus de nos têtes,
Vaste comme un ciel réconcilié,
Les noms qu’il avait volés.

2012-2015
ET POURQUOI PAS LA JOIE ?
“Mère ?…”

C’est ainsi que tu m’as appelée ?…


“Mère ?…”

Tu crois avoir besoin de ce mot pour t’approcher de moi ?


Tu crois qu’il est préférable de le brandir avant tout autre mot pour que je
tourne la tête et te laisse parler ?
“Mère”
– Que tu prononces avec hésitation, parce que tu en doutes toi-même.
Mère de quoi – tu ne sais pas…
Mère de si loin, puisque tu me vois pour la première fois…
Mère dont le visage ne te rappelle rien,
Au point même de ne pas savoir si cette expression sur mon visage est un
sourire ou une tristesse de l’âme,
Au point de ne pas savoir si je vais me mettre à crier,
Ou te demander ta main pour la serrer…
Mère, ce mot, laisse-le derrière toi,
Tu n’en as pas besoin.
Silence.
Tu restes droite.
Tu me regardes,
Tu n’as pas peur du silence,
C’est bien.
Viens.
Assieds-toi.

Chaque jour est une vie, ici.


Course de poussière pour manger, bricoler, tenir.
Course de poussière qui finit chaque soir et recommence chaque matin.
Mais nos corps vieillissent
Et s’usent doucement.
Moi, comme les autres.
Depuis tout ce temps,
Je suis plus voûtée,
Mes yeux sont usés d’en avoir trop vu,
Mes mains sont si rêches qu’elles raient ce qu’elles touchent.
Je boite maintenant.
Dans la Grand-Rue, je vais moins vite.
Lorsque la foule est dense, on me bouscule souvent.
Tu restes droite et silencieuse, toi.
Tu ne dis rien.
Tu as raison.
Tu n’es pas venue ici pour que je te parle de ma douleur de vieilles rides.
C’est bien.
Ton regard,
Là,
Qui ne dit pas encore ce qu’il veut,
Je l’aime bien.
Tout se tait lorsque tu te tiens face à moi.
Alors écoute ce que je dis :
Que le brouhaha des vies s’éloigne.
Sauvons-nous du jour, juste une fois.
Le silence,
Pour nous seulement,
Et un peu de temps.

Je te reconnais, fille –
Même si je ne sais plus dire ton nom.
J’ai eu tant d’enfants,
Qui m’ont usée de tant de tétées, de tant de fièvres, de diarrhées, de faims
que je n’arrivais pas à calmer.
Toute ma vie, des enfants accrochés à mes seins, à mes bras,
Jouant dans mes jambes,
Dormant sur mon ventre.
Tes sœurs, tes frères,
Qui sont grands maintenant et ne sont plus jamais revenus.
Tout ce que j’ai porté sur ma tête, aussi,
Des bidons d’eau,
Des sacs de fruits,
Des choses à vendre, à acheter,
Matelas,
Cercueils,
Roues,
Bassines,
Nous avons fait tenir le monde entier sur nos têtes.
J’ai toujours su que tu étais vivante,
Je l’aurais senti, sinon.
Je tiens le compte, dans mon esprit fatigué de mère,
De ce qui est et de ce qui n’est plus.
Même si je ne sais plus ton nom,
Ni à quel moment de ma vie tu m’es née,
Je sais que tu viens de moi.
Cela est plus fort que de te reconnaître ou pas.
Sauvons-nous du jour, fille,
Du cri des marchands, du vacarme des voitures,
De la poussière et de notre propre crasse,
Sauvons-nous
Une fois.

Tu es née de moi dans les baraques en bois de la place Sainte-Anne.


Je me souviens de cela.
Nous y avions trouvé refuge après le tremblement des pierres
Qui a englouti nos vies.
Nous nous étions installés là,
Sur cette place devenue fouillis
Puis, au fur et à mesure que passaient les mois,
Devenue village serré de planches,
De parpaings et de tôles ondulées.
Promiscuité des vies,
Séparées par une simple toile de jute.
On marche sur les couvertures des autres,
On entend la vie de ceux qui vous entourent
Quand ils crachent,
Hurlent leur colère
Ou gémissent.
On entend leurs corps qui se glissent l’un contre l’autre,
Pour jouir à même le sol.
On entend les femmes qui ouvrent leurs cuisses toutes grandes pour
accoucher,
Entourées de vieilles qui contemplent la scène comme des généraux
sceptiques,
Chiquant parfois,
Ou chantant pour que le nouveau-né s’habitue à la voix du monde.
Tu es née place Sainte-Anne
Et ton père allait et venait de baraque en baraque,
Torse nu,
Muscles bandés,
Comme un taureau qui gratte la poussière,
Parlant haut,
Le visage vers le ciel,
Dans cet anglais des ghettos
Qu’il avait appris à la place du créole,
Comme un homme qui se prépare au combat,
Allant, venant,
Impuissant et furieux de l’être,
Car dans la poussée de chair qui se jouait au milieu des planches en bois,
Il n’était d’aucune aide.
Tu es née à la belle étoile
Et la première chaleur que tu as sentie, fille,
Ce n’était pas la mienne,
Mais celle du camp,
La chaleur de ces corps collés les uns aux autres,
Sueur de foule,
Mêlée au charbon de bois,
Odeur de barbaque
Et de femmes,
Petite humanité qui vivait là,
Déféquait,
Faisait l’amour,
Riait,
Crevait parfois,
En pleine rue.

Tu es celle qui est née deux fois, fille,


Et tant pis si je ne me souviens plus de ton nom,
Je revois parfaitement ton visage lorsque je ferme les yeux.
La première fois,
Tu es née de mes cuisses inquiètes.
Trois ans que nous vivions sous notre baraque
Avec la toile soulevée par le vent
Et le bruit assourdissant des pluies qui tambourinaient contre les tôles
Pour nous répéter sans cesse que nous n’étions rien.
Tu es née de mes cuisses blanchies de malheur
Parce que la poussière du tremblement de terre, je l’avais encore sur la
peau,
Dans la bouche,
Dans chacune de mes nuits de cauchemar.
Tu es née et j’ai pleuré comme toute femme le fait au moment de la
naissance,
Mais ce n’était pas de douleur,
Il y a longtemps que le monde ne me fait plus mal,
C’était d’inquiétude.
Te laisser là,
Dans un camp fouillis de vie,
T’offrir en partage ce pauvre monde de débrouille de rien,
Me tordait le ventre.
Mais il y avait pire.
Tu es née une seconde fois,
Quatre jours après la première
Et cette fois-ci, ce n’était pas de moi.
J’étais à peine remise,
Les traits encore tirés,
Les gestes lents,
Usée par les déchirements de chair qui me faisaient encore un peu saigner
sur ma paillasse sale.
Tu es née quatre jours après que je t’ai enfantée,
Lorsqu’ils sont venus avec leurs bâtons matraques
Pour tout casser.
Dégagez Nègres,
Je les entends encore,
Virez vos vies, vos sacs, vos tristes pas,
Courez sous la matraque,
Les poings des policiers n’ont pas de patience.
Virez, vite, les amas de choses de vies,
Gamelles, cartons, petits réchauds,
Vieillards, enfants…
Dégagez.
Tu es née saccage.
Je t’ai prise d’une main,
De l’autre, j’ai essayé de protéger mes planches de bois
Qui finiraient à terre.
Tu es née d’échardes
Et de sanglots ravalés.

Solange.
Tu as eu ce nom hésité, incertain,
Dont ton père ne voulait pas.
Mais je le murmurais moi,
Dans le creux de mes bras,
Haleine chaleur de vie qui te caressait les cheveux.
Mais qui sait si tu ne l’as pas laissé tomber par terre, ce nom,
Solange,
Avec les baraques effondrées,
Les gamelles renversées,
Les pleurs des vieilles qui ne peuvent se résoudre à quitter les lieux et
marchent, s’assoient, marchent à nouveau,
Ramassent un bout de rien et le laissent retomber.
Qui sait,
Solange,
Si tu ne l’as pas laissé derrière toi, plus tard,
En marchant dans la Grand-Rue,
Lorsqu’on t’a bousculée,
Cris d’échoppe et regards de convoitises,
À tes pieds, Solange,
Sans même t’en apercevoir,
Trop occupée à découvrir les regards qui te suivaient.
Regard de hanches,
On se poussait du coude à ton passage, sûrement.
Regard de fesses,
Les lèvres soupirent et les yeux soupèsent.
Regard de seins.
Solange,
Tombée peut-être lorsque tu es montée dans ton premier tap-tap
Où il n’y avait plus de place pour ton prénom,
Serrée contre le corps de tes voisins,
Ça sue, et essaie de respirer bas,
Sans trop bouger,
Aisselles d’inconnus et coudes sur les genoux,
Peut-être…
Qui sait ?
N’importe où
Car tu es partie, n’est-ce pas ?
Et depuis, j’en suis sûre,
Tu n’as pas cessé de bouger,
De Canapé-Vert à Martissant,
En haut, en bas,
De Bois Patate à Cité-Soleil,
Pour gagner trois sous et suer ta carcasse,
Comme chacune d’entre nous.
Je sais.
En haut, en bas,
Qui a besoin d’un prénom ?
On t’appelle en sifflant des doigts.
Tu n’es pas princesse mais foule de rue.
Et pourtant,
Solange,
Je m’en souviens.
Solange,
Hésité,
Car ton père ne voulait pas et ne l’a même jamais prononcé,
Mais moi, oui,
Et c’est celui sur lequel j’ai pleuré dans les églises qui n’ont pas de toits,
Devant les autels de ces dieux qui ne nous protègent pas,
J’ai dit,
Solange,
Rien que pour moi.

En plus de la crasse sur nos pieds,


De nos traits tirés de nuits pas dormies,
En plus de nos corps secs,
Osseux et courbés,
Il y a le temps que l’on nous a volé.
En plus de chaque matin de grimace,
Où l’on s’étire déjà fatigué,
Il y a le temps que nous n’avons jamais eu.
Il ne reste que nos dents cariées
Et nos démarches endolories.
Je ne connais que cela, fille :
Les vies lassées de travailler charbon,
Les vies suées à courir le quartier,
Les vies d’attente sans manger à satiété,
Les vies à prier Dieu et tous les saints,
Bras écartés,
Tête dolente,
Volupté au bout des lèvres
– Il faut bien jouir de temps en temps.
Je ne connais que cela, fille.
Viens.
Approche.
Te donne, écoute, le temps,
De regarder la foule qui court sans la suivre,
De refaire tes ongles comme une chatte gracile
Sur les toits affamés de ton quartier.
Te donne, écoute, le geste, du bout du doigt,
Pour que tout s’arrête autour de toi.
Plus de course.
Les cris, au marché, s’éteignent d’un coup
Et te voilà seule, fille,
Dans un monde qui devrait te manger mais que tu tiens en respect.
Te donne, écoute, l’autorité du dompteur dans le regard.
Tu dis “Couchez”
Et les hommes s’écartent en te laissant passer.
Tu dis “Couchez”
Et la Grand-Rue, qui se bousculait, se tait d’un coup, surprise de savoir le
faire.
Tu dis “Couchez”
Et les bébés de Jalousie cessent de pleurer.
Tu passes, fille.
Rien ne te retient.
Te donne, écoute,
De glisser dans la ville
Sans que jamais rien ne parvienne à te noyer.

Et pourquoi pas la joie ?


Au milieu de nos villes escaliers
Où les murs de parpaings suent du béton,
Où les fils électriques dessinent, sur les toits, des ciels d’araignées,
Et pourquoi pas la joie ?
Le temps d’une corde à sauter qui fait tourner le monde,
D’un ballon fatigué qui court de jambes en jambes
Et soulève la pauvreté dans les cris d’enfant,
Et pourquoi pas la joie ?
Les pieds dans l’immondice
Mais le regard droit.
C’est notre vie,
Et nous ne pourrons pas la mener tout entière dos plié,
Regard soumis.
Tu es née du ravage, fille,
Les coups de bâton sur nos baraques en bois ont célébré ta venue au monde
Et rien n’a changé, depuis,
Mais pourquoi pas la joie ?

Va, ma fille,
Retourne à la vie.
Les coqs chantent,
Les voitures vont et viennent à Bourdon, Carrefour
Feuilles, Bolosse
Soulevant des orages secs de poussière.
Fonds-toi dans la foule.
Nous ne nous reverrons plus.
Mais je suis heureuse que tu sois revenue à moi,
Si grande,
Si changée,
Avec tes seins de femme,
Et tes hanches larges.
Il ne te reste que tes longues jambes qui rappellent, peut-être, ce que tu fus
gamine,
Mais tes lèvres sont charnues maintenant et elles feront tourner la tête des
garçons.
Je reprends ton nom de souffrance, ma fille,
Tu peux me le confier.
Tu n’es plus la fille ravage,
Tu n’es plus le silence consterné de la place Sainte-
Anne
Et l’angoisse meurtrie de ta mère qui ne sait où elle dormira avec son
nourrisson de quatre jours.
Je reprends les cris de ton père,
Sa colère inutile,
Ses yeux exorbités de désespoir.
Je reprends l’indifférence de tous à notre malheur,
Et la longue vie de débrouille et de craintes qui s’ouvrait devant nous.
Tu es Solange,
Fille de la ville.
Tu marches lentement.
Tu es partout chez toi,
Reine en ces rues qui ne te salissent plus d’aucune poussière.
Tu es Solange.
Tout est à toi qui n’as rien.
Et pourquoi pas la joie ?
La fierté d’être femme,
Fille de mère nombreuse,
Indisciplinée au temps,
Affranchie,
Sœur des fougères qui plient doucement sous le vent.
Solange,
La fille qui ouvre le ciel
Et rachète,
Par le simple déhanchement de son sourire,
Nos vies indistinctes.

2013
SEUL LE VENT
D’abord, il y eut ce pont,
À Peschkabour,
Vers lequel nous avons marché.
Et plus rien ne pouvait nous arrêter,
Ni la fatigue de toutes ces heures d’effort,
Ni nos enfants qui traînaient des pieds, se plaignaient, voulaient qu’on les
porte,
Ni même la chaleur du mois d’août
Qui frappait à la verticale
Et écrasait nos destins.
Nous avancions,
Les yeux plus grands que le monde,
Vers le pont qui nous sauvait.
Et plus il approchait, plus nous nous pressions,
Réflexe irraisonné,
Vieille crainte de peuple qui sait que les frontières se referment parfois
brutalement sur des hommes effarés d’être restés du mauvais côté.
Chacun craignait d’être celui-là.
Oh, la cohue serrée sur ce petit pont de rien,
Qui semblait si étroit,
Si fragile.
Nous sommes passés,
Sans en croire nos propres yeux,
Persuadés dès lors que nous laissions la guerre derrière nous,
Qu’elle resterait là-bas,
Dans nos villages vides,
Tournant avec colère,
Jusqu’à mourir de faim puisqu’elle n’avait plus nos vies à manger.
Nous étions des milliers,
Accueillis par nos frères,
Kurdes d’une même mémoire de montagne et d’adversité.
Nous étions des milliers,
Avec nos valises ventrues,
Nos affaires empilées,
Nos corps encombrés de tout,
Soulagés d’être passés
Hors de portée, pour la première fois depuis des mois,
De la voracité du malheur.

D’abord, il y eut ce pont,


À Peschkabour,
Qui nous ouvrait des terres où nous pouvions souffler.
Nos frères,
Kurdes d’aussi loin que nous,
Ont porté nos valises,
Ont fait monter nos mères à l’arrière des camions.
Ils ont donné des sourires à nos enfants
Et nous ont escortés jusqu’à ce lieu qu’ils nous destinaient :
Kawergosk.
Celui-là
Et tant d’autres.
Çà et là,
Des terrains où nous pouvions nous installer.
Et nous nous sommes assis,
Pour cette première nuit,
À même la terre,
Sans rien d’autre autour de nous
Que notre vaste soulagement.

Plus tard,
Il a fallu se relever
Et construire le camp.
Tout était à faire mais cela ne nous effrayait pas.
Les tentes sont nées, les unes à côté des autres.
Ils ont disposé des latrines,
Creusé des tranchées.
Une ville nous attendait à Kawergosk qui apparaissait petit à petit.
La vie s’est organisée.
Nous étions bien,
Même sans rien.
Mais le temps a passé,
De jour en jour,
De semaine en semaine,
Et l’hiver est venu.

Nous sommes là,


Silencieux,
Depuis de longues heures déjà,
Sous le ciel du matin,
Réunis par petits groupes,
Tirant sur une cigarette,
Ou jouant du bout du pied avec un caillou.
N’attendez pas de nous que nous parlions.
Nos mots n’ont plus de force contre le monde,
Alors nous les gardons pour nous
Et nous écoutons le vent qui fait trembler la toile des tentes
– Camp de bâches blanches en longues colonnes monotones,
Le vent qui siffle
S’engouffre partout
Et nous rend fous.
Nous l’écoutons pour nous habituer à sa présence,
À son haleine,
Car nous savons – nous l’avons compris dès le premier jour de novembre
où il est apparu –
Qu’il serait notre plus grand ennemi.
Seul le vent est chez lui, ici,
Qui dévale la pente
Fait claquer les drapeaux
Et nous oblige à rentrer la tête dans les épaules.
N’attendez pas de nous des mots, non.
Soit que nous soyons côte à côte,
Ou que nous restions dans nos tentes,
Nous sommes tête basse,
Échine pliée.
Nous restons penchés sur nos souvenirs.
Nos vies là-bas,
Nos sourires,
Nous les gardons pour nous.
Qui en voudrait ?
Si nous vous les disions,
Le vent les emmènerait,
Et ils s’éparpilleraient sur la colline,
Finiraient à terre,
Comme des cerfs-volants d’enfants déchirés,
Souillés par la boue.
Car il pleut maintenant
Et tout se transforme en un terrain marron qui colle aux chaussures.
Seule la boue est chez elle, ici
– Flaque brillante qui vous attrape les pieds pour vous faire glisser,
Trou profond qui vous avale jusqu’à la cheville –,
La boue, glaiseuse, argileuse, épaisse et collante,
Qui fait de nos chaussures, lorsqu’elles sèchent,
Des vestiges compacts, comme fossilisés.
Seule la pluie est chez elle, ici.
Elle tape sur les bâches avec minutie
Et cela semble ne jamais devoir cesser.
Elle nous fait rentrer dans nos tentes,
Tête basse,
Dos plié.
Que sommes-nous devenus ?
Nous étions hommes forts,
Paysans aux mains de pierre.
Nous étions pères de famille au sourire large
Prodiguant des conseils
Et veillant sur la tête de nos enfants.
Nous étions hommes travail,
Courageux à la peine.
Nous étions combattants parfois,
Pour que notre peuple ne soit pas qu’un nom que l’on se transmet de père
en fils, dans le secret des veillées,
Mais une terre aussi.
Nous étions groupe de fête,
Danse entre frères et amis.
Que sommes-nous devenus ?
Lassitude des jours qui passent sans travail.
Lassitude d’un corps qui se fatigue toujours plus à ne rien faire.
Nos enfants nous regardent
– Qu’ils cessent de le faire, par pitié…
Nous ne sommes plus qu’un dos,
Une démarche traînante.
Nous, hommes travail,
Larges dans la vie
Au regard clair comme les ciels de montagne,
Nous sommes inutiles.
Nous portons nos enfants dans nos bras,
Et nous contemplons notre ciel gris de destin.
Vie de bidon qu’il faut remplir d’eau,
De kérosène,
Vie de pelle pour creuser les rigoles et déjouer les ruses de la pluie,
Vie de marmaille,
Les uns sur les autres,
Comme des portées de chiots sous la tente,
Et cette chaleur au moins,
Qui donne, au matin, une odeur d’étable à nos abris,
Personne ne nous l’enlèvera…
Vie de linge qui pend entre nos tentes,
Ou le long du grillage,
Exhibant notre misère.
Nous comptons les pantalons et les pulls que nous n’avons plus.
Nous comptons les affaires laissées dans nos maisons,
Dans les tiroirs de nos armoires
– Car nous avions des armoires
Il nous vient à pleurer en y repensant…
Nous nous levons chaque matin,
Insultant le vent qui se plaît à nous user.
Nous voyons nos enfants mal couverts.
Ils seront malades
Parce que l’hiver viendra.
Nous savons certains des plus jeunes que le froid emportera.
Dans nos bras, déjà, un enfant est gris de mort.
Nous l’emmitouflons dans une couverture qui ne chauffe plus son corps.
Nous devons alors nous résigner à cette vérité
Qui nous coupe les jambes, nous gerce les lèvres et nous assèche comme du
bois mort :
Seul le vent est chez lui, ici,
Qui s’empare de nos vies
Et les fait tourner,
Sans arrêt,
Lentement.
Seul le vent,
Les hommes, eux,
Ne sont rien.

2013-2016
SI JAMAIS UN JOUR TU NAIS
Si jamais un jour tu nais,
Ne crois pas que le monde se serrera autour de toi,
Pressé de voir ton visage,
Dans une agitation de grands festins.
N’imagine pas qu’on se bousculera,
Que chacun voudra te regarder, te prendre dans ses bras, te recommander
aux dieux.
On t’a parlé des cris de joie qu’on pousse à la naissance d’un enfant,
On t’a dit la liesse,
Les coups de feu tirés en l’air,
Les tambours,
La clameur des hommes qui fêtent la vie,
Oublie tout cela.
Si jamais un jour tu nais,
De joie, il n’y en aura pas.
Mais l’inquiétude sur le visage de tous,
Comme toujours, l’inquiétude –
Ta venue au monde ne fera naître que cela.

Tu penses souvent au jour de ta naissance.


Tu l’espères, le guettes, y travailles.
On t’a raconté les muscles qui se tendent jusqu’à se déchirer presque,
La sueur,
La tête renversée,
Les liquides qui coulent, s’échappent, se libèrent, sentent l’intérieur du
corps et la viande,
On t’a raconté qu’après venait la délivrance,
Mais si jamais un jour tu nais, de délivrance, il n’y en aura pas.
On t’a dit qu’à la fin, il ne restait que les larmes,
Celles du nouveau-né qui sent pour la première fois l’air lui déchirer les
poumons
Et celles de la mère qui accueille son bébé.
Et tu essaies d’imaginer ce que cela peut être,
Cette sensation de naître
– Douleur intérieure enveloppée de tant de joie.
Mais si jamais un jour tu nais, de larmes, il n’y en aura pas.
Cela fait bien longtemps que nous avons tout pleuré.
Nos mères n’ont plus de larmes à donner.
Tant de vies échappées du couteau,
Tant de vies meurtries des mille manières inventées pour nous persécuter.
Les cris, nous ne les pousserons pas.
Parce que cela fait longtemps que nous l’avons fait.
Cris dans nos montagnes lorsque le monde nous chassait,
Cris dans nos villages vidés d’un nuage de gaz lâché par les tyrans,
Cris poussés lorsqu’on nous a appris que des puissants dessinaient sur des
cartes des lignes qui nous sépareraient.
Kurdes nous sommes,
Mais sur quatre terres,
Écartelés.
Kurdes,
Tirés par chaque membre,
D’aucun pays jamais.

Si jamais un jour nous naissons,


Nous le ferons en silence.
Et nos premières pensées indistinctes de nouveau-né seront pour nos morts.
Nous leur appartenons plus qu’au monde des vivants.
Ce sont eux qui nous ont faits,
Eux qui nous ont susurré des chants de montagne lorsque nous ne savions
pas encore parler.

Si jamais un jour nous naissons,


N’espère pas de baptême.
Les offrandes, les gestes sacrés, d’où veux-tu qu’ils viennent ?
Qui veille sur nous depuis des siècles ?
Nos ennemis, uniquement.
Pour nous baptiser, il n’y aura que Zagros, Taurus et Kandil,
Seules les montagnes sont nos alliées depuis le début des temps.

Mais si jamais un jour nous naissons,


Tu sentiras l’évidence d’un accomplissement.
Les crimes que nous avons subis et ceux que nous avons commis
s’éloigneront, laissant un ciel lavé.
Des villes naîtront qui ne seront plus des cimetières.
Des enfants qui n’auront plus, au fond des yeux, le voile des maudits.
Alors il nous faudra décider de qui nous serons.
Nous regarderons nos mains et nous nous souviendrons qu’elles ont tué.
Il y a des photos, en Arménie, que les familles conservent en silence,
Où nous sommes des bourreaux.
Nous nous souviendrons que nous avons perdu notre sang, parfois, dans des
luttes intestines.
Nous regarderons nos pieds et nous nous souviendrons qu’ils ont saigné
– Nos fuites, si longtemps, étaient nos seuls voyages…
Nous regarderons nos sœurs et nous nous souviendrons de leur jeunesse
fanée.
Si jamais un jour nous naissons, il nous faudra décider.
Et prie alors pour que nous nous inspirions du ciel
Et que nous choisissions le grand banquet des étoiles,
Le multiple plutôt que l’unique.
La main plutôt que le poing.
Nous serons ce que nous avons toujours été : innombrables et libres.
Yézidis, Araméens, sunnites, chiites, juifs, zoroastriens.
Nous sommes plus vieux que le monde et pourtant jamais tout à fait nés.
Un jour – et ce jour approche –
Kurde ne sera plus le nom de l’exil
Ni de la résistance,
Kurde sera le nom d’un pays.
Il sera beau
Si nous gardons
Le souvenir de nos exils
Comme une règle de partage.
Nous serons Kurdes de sang versé
Kurdes
Comme une promesse à honorer.

2016
NOTRE-DAME-DES-JUNGLES
Sur l’autoroute,
Il y a d’abord ces noms
Qui sentent le grand vent et les embruns :
Cap Gris-Nez,
Cap Blanc-Nez,
Terres du Nord aux trouées de lumière
Qui font valser les mouettes comme des cerfs-volants.
Il y a d’abord ces noms :
Peuplingues,
Bonningues,
Offekerque,
Qui sentent la friterie et les rires de bière,
Jours de carnaval au ventre rond.
Et puis il y a celui-ci qui vous annonce : Sangatte
Et les grilles apparaissent.
À Fréthun,
La forteresse surgit d’un coup.
Terrain quadrillé.
Tourelles et chiens de garde.
Ils ont inondé des zones entières pour les rendre inaccessibles à vos pieds.
Ils ont clôturé, barré,
Long grillage sur le bas-côté de l’autoroute,
Double rangée, toute neuve,
Infranchissable.
Ils sont là partout,
Les signes de notre violence
Et les abords de Fréthun prennent des airs de mépris barbelé.

Je me souviens très bien du moment où je vous ai vus.


Quatre ou cinq d’entre vous marchaient sur la voie opposée, le long de
l’autoroute.
Puis je vous ai vus encore,
D’autres, mais les mêmes,
Devant la gare du centre-ville,
Puis place d’Armes,
Dans une boulangerie.
Vous achetiez un pain au chocolat pour cinq.
J’ai cru que la boulangère allait pester,
Vous demander d’aller manger ailleurs,
Parce que vous preniez trop de place dans la boutique,
Faisiez des miettes,
Inquiétiez les clients.
Mais elle a souri d’un vieux visage d’accueil
Que le Nord garde en lui, parfois, derrière ses yeux gris.

À Grande-Synthe,
Je me gare sur un parking devant des petits pavillons résidentiels,
Classe moyenne qui vit des dimanches aux couleurs de jours de semaine,
Sans gras ni éclat,
Ceinture serrée sur la peur tenace de perdre le peu qu’on a.
J’ouvre le coffre et m’assois pour mettre mes bottes
Et je m’arrête…
Sur les semelles,
Il y a encore de la terre qui vient de là-bas.
Boue séchée depuis plus d’un an,
Venue de Kawergosk,
Où les Kurdes syriens avaient trouvé refuge chez leurs frères irakiens.
Elle est là,
Par paquets entiers.
Elle a séché, changé de couleur, est devenue beige clair.
Elle tombe par miettes et paquets sur le parking de Grande-Synthe
Et c’est juste qu’il en soit ainsi.
Elle est venue de loin, la boue de Kawergosk,
Pour finir ici,
Faisant même trajet que vous,
De la pluie à la pluie.

Et puis j’entre,
Dans ce qu’ils appellent un camp mais qui ressemble à un terrain vague,
Et à Grande-Synthe-du-Naufrage
Dès les premiers pas,
La boue m’avale les pieds,
Succion de la terre qui vous aspire,
Lutte des muscles pour s’en extraire.
Le drapeau kurde flotte sur les tentes du camp,
Comme un hommage au pays quitté,
Ou comme le souvenir de leur fierté.
On appelle ça un camp
Mais c’est un terrain inondé de boue sur lequel on a planté des tentes par
grappes.
Certaines dans le petit bois,
D’autres à découvert.
C’est un dépotoir d’êtres humains.
Tout baigne dans l’eau froide,
Dans cette boue aux mille bouches qui vous avale les pieds avec avidité
Et donne aux hommes des démarches chancelantes.
Grande-Synthe-du-Naufrage,
Calvaire des égarés.
Les chevilles s’accrochent dans les branches,
Ou se perdent dans les amas d’ordures.
Il faut sauter de palette de bois en palette de bois.
Et l’hiver ne fait que commencer.
Il gèlera la terre,
Transformera cette boue en croûte épaisse.
Les arbres se casseront dans un bruit sec
Et ces milliers d’hommes feront dès demain de petits halos de souffle pour
se prouver qu’ils vivent encore.
Le monde est loin déjà.
Le parking, derrière moi, n’existe plus,
Ni la voiture,
Ni rien de ce que j’ai laissé.
C’est là, pourtant, à cent mètres à peine
Mais le camp se referme sur ceux qui y pénètrent.
Grande-Synthe-de-Tristesse.
Détritus,
Amas de vie
– Non, pas de vie, les hommes n’en sont plus là.
Traces sales, souillées, immondes.
On vit ici par réflexe,
Par rage.
Des sacs de pommes de terre sont éventrés partout,
Elles savent qu’elles ne seront mangées par personne
Et germent lentement, avec tristesse, dans la boue.
Des vêtements en pagaille,
Mis à terre pour faire un tapis sur lequel le pied puisse se poser.
Chaque tente est une montagne d’affaires.
Un chaos de misère.
Welcome to the jungle,
Disent les plus jeunes que je croise,
Avec un sourire bravache pour dire :
“Oui, nous vivons comme des bêtes
Mais nous oublierons.
Seule compte la vie de demain
Qui est là,
Dans les falaises blanches que l’on voit le matin,
En face,
Par jour de grand clair.
Lorsque nous serons passés,
Nous tairons les tentes éventrées par le vent,
Les nuits de pleurs,
Les grelottements de froid.
Vieillards encore, peut-être,
Il nous arrivera de frémir en pensant qu’un rat s’est glissé dans nos draps
Mais nous sourirons au fond
Car cela voudra dire que nous avons des draps.”

Welcome to the jungle.


Jungle d’hommes épuisés par les rafales de vent.
Jungle de toux, de fièvres, de raclements de gorges,
Jungle de peurs qu’on ne dit pas – à qui pourrait-on ? –
Que l’on garde pour soi.
Jungle de fatigue,
Car il faut travailler ici, sans cesse,
Se lever en pleine nuit pour replanter les piquets de la tente.
Heureux celui qui a un marteau.
Heureux celui qui fait partie d’un groupe.
Il faut creuser la terre, surélever la tente,
Construire si l’on peut une baraque en bois.
Riches sont ceux-là qui peuvent se chauffer les mains à la lueur d’un feu.
Il faut sans cesse donner de l’effort.
Jamais de paix.
La misère n’en connaît pas.

L’homme est tombé.


Souillure de vie de rien.
Sourire de honte,
Kurdes, Vietnamiens, Iraniens, Afghans,
Côte à côte,
Résignés,
Insensibles à la douleur les uns des autres
Car il faut tenir,
Ne se préoccuper que de soi.
Choisir un ami ou deux
Et se fermer aux autres,
Trop nombreux, les autres…
Grande-Synthe-de-Honte.
Ci-gît la France
Qui ne voit pas ces visages et ne leur offre que la boue.
Grande-Synthe-de-Colère,
Ci-gît l’Europe
Qui se ferme comme une main peureuse.
Je vous ai vus,
Dans cette ville de tentes, de bois et de feux de camp.
Calais Jungle,
Babel des pauvres
Qui sans cesse croît, se défait, se reconstruit,
Au gré du vent,
Des arrivées,
Des ordres préfectoraux.
Calais Jungle,
“Poussez-vous !” et vous vous poussez.
“Débarrassez cette zone !” et vous emportez, comme d’étranges escargots,
votre barda de rien pour le planter ailleurs.
Je vous ai vus dans la ville aux allées pleines,
Aux petits commerces improbables où l’on vous soutire l’argent que vous
n’avez plus.
Cartes téléphoniques,
Vos yeux brillent.
Riz afghan,
Vos estomacs pleurent,
Vous aimeriez retrouver le goût de vos mères le temps d’un repas mais cela
a un prix
Et à Calais Jungle on ne fait pas crédit.

Je vous ai vus
Et vous m’avez mené jusqu’à cette église,
Un peu plus haute que les autres baraques
Et cerclée d’une palissade de bois.
Sainte-Détresse-des-Érythréens.
Je m’arrête.
Je reste là,
Devant cette bâtisse fragile,
Improbable.
Qu’est-ce que Dieu est venu faire ici ?
Une cloche pend devant la porte.
On a habillé la façade pour Noël.
Il y a donc des hommes, des femmes qui savent encore prier ?
Notre-Dame-des-Jungles, donnez-moi la force…
Notre-Dame-des-Jungles, faites que nous réussissions à passer…
Sainte-Mère-de-l’Usure-et-de-la-Honte,
Sainte-Solitude-d’Afrique-au-Milieu-des-Dunes,
Merci.
D’avoir construit cette église – la plus belle que j’aie jamais vue,
Merci.
Je n’irai pas y prier car je n’ai pas de Dieu
Mais elle est le signe de votre dignité
Et d’un espoir, encore, en vous, malgré la crasse et l’usure du vent.
Notre-Dame-des-Jungles, veillez sur les tentes, les baraques, les désespoirs,
Veillez sur la vie qui est là, encore,
S’accroche, lutte pour ne pas céder, résiste
À la malnutrition,
À la faiblesse face au froid,
Aux fièvres et aux crachats.
Notre-Dame-des-Jungles, on vous brûlera peut-être demain,
Les incendies prennent vite ici et courent d’une baraque à l’autre.
À moins que les pelleteuses ne vous renversent lorsqu’elles l’auront
décidé…
Pourquoi devriez-vous survivre à tout ?
Pourquoi ne connaîtriez-vous pas le même sort que ceux qui vous ont
construite ?
Peut-être ne serez-vous plus là lorsque je reviendrai,
Mais du moins avez-vous existé,
Notre-Dame-des-Jungles,
Et cela ne sera pas oublié.
Je m’arrête là,
Sans entrer dans l’église.
J’ai poussé la bâche qui sert de porte.
J’ai vu les tapis propres,
Les petites lumières, chiches, mais joliment agencées,
J’ai vu l’autel où vous déposez vos espoirs.
Je n’entre pas, ne passe pas le seuil,
Car je ne suis pas un des vôtres
Mais je dépose dans le sable mouillé par la pluie
Les mots que j’ai en moi.
Ci-gît la France qui n’a pas le courage de ses valeurs.
Ci-gît l’Europe et mon âme
D’avoir vu votre misère.
Ci-gît un peu de l’homme d’où qu’il soit,
Car en ces terres le mot “frère” a été oublié.
Et lorsque les pelleteuses auront fait place nette,
Lorsqu’elles auront piétiné ce que vous avez patiemment construit
Elles s’apercevront peut-être,
Mais trop tard,
Que ce sur quoi elles roulent,
Ce qu’elles tassent,
Et font disparaître,
C’est notre dignité.

2016
DE SANG ET DE LUMIÈRE
Je viens de terres brumeuses
Qui sentent l’odeur chaude des siècles,
La teinture et le houblon.
Je viens de terres que je ne connais pas,
Qui portent des noms à la mine rouge et aux oreilles écartées :
Hazebrouck, Bousbecque, Wervicq, Wattrelos,
Battues par les vents,
Et transpercées d’humidité.
Le Nord industrieux,
Qui embrasse la Belgique
Dans un parfum de labeur.
Le Nord industrieux qui sent le charbon parce qu’il a tant creusé, tant
fouillé qu’il en a fait des montagnes,
Ces terrils à la mine sombre qui veillent sur les hommes avec un air de
menace.
Tant de carcasses s’y sont usé les os dans des galeries noires qui étaient
comme des bouches à avaler les destins.
Le Nord qui sent la poudre aussi,
Champ de bataille depuis des siècles.
Ces temps où l’on mourait au petit matin en armée bien rangée,
Le torse percé, le visage écrasé dans la rosée
À vingt ans à peine.
Pour les armées de l’empereur,
Ou pour défendre des tranchées.
Terres d’assaut, de fuites,
Terres de villes prises, reprises, bombardées.
Mon arrière-grand-père porte longue barbe.
Il se l’est fait pousser pour pouvoir passer en Hollande
Et de là espérer l’Angleterre.
Mon arrière-grand-père,
Patron des usines Screpel,
Teinture sur laine,
Avec ce nom en fer forgé sur les murs de brique,
Ce nom accroché à la grille d’entrée,
Signe de travail, de sueur et de prospérité.
Les usines tournent
Et tout aurait pu durer.
Mais l’épouse, soudain, devient veuve,
Et les trois enfants pèsent plus lourd, au bout des bras.
Je viens de cette journée de deuil que j’imagine,
Longue,
Lente,
Comme un défilé tête basse.
L’usine est fermée,
Les bourgeois entourent la veuve à l’église, l’encouragent.
Les employés sont venus aussi,
Certains peut-être osent s’avancer pour dire à madame que vraiment… Que
toutes nos pensées…
Qu’on n’aurait pas cru… Que monsieur était si bon…
Les autres restent au fond de l’église, se dressent sur la pointe des pieds,
regardent par-dessus les épaules pour voir la tête des petits…
Mon grand-père a huit ans.
Il serre fort la main de ses sœurs pour éloigner la peur.
Il sent peut-être déjà qu’ils vont quitter Roubaix.
Il sent peut-être déjà l’autre guerre qui approche,
Les mois qu’il passera dans la mine, STO sous l’Occupation,
Lui, le jeune homme de bonne famille,
Élégant,
La main sur le cœur,
Élevé avec le raffinement des dîners du monde.
Il ira dans la mine.
Elle lui souillera les ongles,
Lui fera respirer la mort.
La mine, dont il ressort hagard,
Les yeux cernés,
Avec une tuberculose qui le fait siffler comme un chat malade.
Je viens de cette mauvaise toux qu’il a ramenée comme seul souvenir de
guerre.
Que reste-t-il de ces mondes engloutis ?
La lampe à pétrole,
Seule relique de ses années d’obscurité,
Le banc de la maison de Roubaix
Et quelques photos où l’on voit l’élégance des silhouettes passées.
Je viens des années de sanatorium,
Les jours longs
À s’écouter de l’intérieur pour savoir si on s’en sortira.
La peur de cracher jusqu’à mourir,
La vacance,
Les lectures comme seule joie pour se sauver de l’ennui.
Et la mélancolie.
Je viens d’un jeune homme qui comptait les jours qui le séparaient de sa
mère, de ses sœurs, des amours laissées
Et de ces terres du Nord qu’il avait peur d’oublier.

Je viens d’un monde qui n’existe plus,


Que je ne peux qu’à peine imaginer.
Des terres de l’Est où le froid est pinçant.
D’un aqueduc qui faisait trembler mon père dans ses cauchemars d’enfant.
Je viens d’hommes et de femmes qui ne sont plus que photos,
Mine grise,
Insaisissable.
C’est le petit peuple de Chaumont,
Dans l’impasse de Châteauvillain,
Ça sent la gouaille et les destins serrés.
Les enfants sont partout, ils poussent comme des champignons.
Ça ne tient plus dans les maisons.
Je viens d’un monde qui sait ce que c’est que de se tordre.
Et avec ça, en plus de la misère,
En plus du dos voûté,
Il y a la guerre.
Les hommes partent, les bombes tombent et l’ennemi approche.
Il faut partir.
L’exode, sur les routes de France,
On a marché avec la peur au ventre.
Mon père, nourrisson, braille en appelant le sein
Et dans ces charrettes surchargées,
La peur se sentait jusque dans les tétées.
Je viens de cette foule de couvertures, de sacs, de valises mal fermées qui se
pressent en direction d’Orléans où l’on sera accueilli par l’oncle et la
tante.
Là-bas, si on y arrive, on retrouvera peut-être, aux côtés des cousins,
La joie simple de plonger dans les eaux de la Loire.
Je viens du chemin de fer et des vieilles locomotives à charbon.
Aimé et Marius suent sur des machines gourmandes qui demandent
toujours qu’on les nourrisse à pleines pelletées.
Paris-Bâle,
Vie de cheminots taiseux,
Aux mains musclées.
On veille sur des camarades à qui on parle plus qu’à ses propres enfants.
Et il reste de ces vies un visage épais au nez de boxeur,
Et ce nom que je porte : Gaudé.

L’Europe est née là,


De ces ruines que l’on a voulu un jour transformer en projet.
De ces douleurs qu’on a voulu panser avec la paix.
Je viens de ces terres qui se sont mordues si souvent comme dans un
combat de chiens.
France, Angleterre, Allemagne, Italie, Espagne,
Vous vous êtes bâfrées,
Dévorant vos propres enfants.
L’Europe des femmes seules, penchées sur des champs trop bas,
Pleines du souvenir d’hommes qu’elles ne reverront pas
Ou qui reviendront cassés, défaits, à l’abandon.
Je viens de ce vieil abattoir que fut notre continent,
Jusqu’au jour où ce mot fut prononcé : Europe,
Dans l’espoir de faire taire les loups.
On disait Europe pour calmer sa propre envie de frapper.
On disait Europe pour rompre le cycle des vengeances.
Avons-nous oublié ?
Je viens de ces terres qui savent de quoi l’Europe les a sauvées.
Je suis fils de Monnet, Schuman et Spaak.
L’Europe pour en finir avec un patriotisme aux mains rouges.
Pour en finir avec la fausse fleur au fusil et les vraies gueules cassées.
L’Europe
Qui, aujourd’hui, a des airs de vieille dame frileuse.
Chacun fait ses comptes,
Chacun se demande s’il y aurait moyen d’avoir un rabais,
Payer moins que celui d’à côté.
On veut bien ouvrir ses frontières si cela fait rentrer l’argent,
Mais à tout prix les fermer devant les réfugiés.
L’Europe sans joie, sans élan, sans projet
Comme un bâtiment vide.
L’Europe,
Et ma génération qui la croyait acquise
Sera peut-être celle qui l’enterrera.

Je viens de terres où je suis étranger,


De terres où je ne suis pas né,
Dont je ne parle pas la langue,
Et qui sont miennes,
Pourtant,
Parce qu’aimées.
Je suis né d’un regard posé sur la Méditerranée,
Cette mer déchirée,
Qui fit toujours commerce de vases, d’huile, de vin,
D’esclaves,
De tout.
Et les mélanges, les musiques qui se mêlent,
Les miracles dans le mariage des formes,
L’aubergine et la tomate,
Les épices et le poisson grillé,
Sur les bords de la mer Égée comme à Tunis.
J’ai ses lumières en moi.
Depuis ces premiers étés,
À l’âge de deux et trois ans.
Je ne peux pas imaginer qu’il n’en reste rien.
Des photos sont là.
Mon père avec ma poussette, sur le site de Carthage
Plus tard, dans le massif des Maures, j’ai appris le
Sud,
À La Garde-Freinet.
Ces marches dans les collines.
Les vasques qui se découvrent et dans lesquelles il fait bon sauter.
Le tapis de fougères que l’on se fait pour dormir
Qui est comme une montagne et devient aussi plate qu’une pierre lorsqu’on
s’y couche.
Je me souviens du chêne-liège,
Et du myrte,
Du mistral qui gifle les visages et carde la mer.
Du grand incendie de 1979.
J’avais sept ans et regardais les cendres tomber sur le village.
Tout était bloqué.
On ne pouvait plus ni entrer ni sortir.
Les routes étaient coupées et le village entier retenait son souffle.
J’ai dans les yeux ce Sud
Que je n’ai plus jamais cessé d’aimer, de contempler,
Ce Sud qui m’est étranger
Et m’enivre.
Naples, Palerme, Beyrouth,
Il fait chaud,
Et les voitures règnent sans pitié sur les passants.
Les trottoirs sont maigres comme des chats affamés,
Mais la rue vit à pleines dents.
Les gamins courent et les vieilles dames traînent leurs paniers avec des
jambes larges comme des jambons.
Le Sud,
Où tout se chevauche,
Immeubles désossés et murés de Palerme, sur la place de la fontaine
Garrafello,
Et façades sublimes qui se laissent lécher depuis des siècles par le sel marin
dans la tiédeur des jours.
Vieille maison d’Achrafieh, dépassée par des immeubles de verre qui
poussent toujours plus haut pour voir la mer.
Tout est là, depuis toujours, l’argent,
La rivalité,
Les regards de couteaux,
La nonchalance du crime.
Tout est là,
L’hospitalité,
Et les gestes vieux de berger.
Il y aura toujours en Grèce
Une plage humble, où se baigner,
Sans luxe,
Avec frugalité.
L’Europe et la Méditerranée.
Les deux saignent, hésitent et tremblent.
Je viens d’un combat permanent,
De sang et de lumière.
Le monde entier regarde l’Europe avec envie,
Elle seule ignore qu’elle est riche
Et s’enferme, peureuse,
Avec des hésitations de vieille égarée.
La Méditerranée a visage de cimetière.
Chaque jour on meurt en tentant de la traverser.
Depuis des siècles,
Chaque pays a connu ses réfugiés.
Grecs, Turcs, Algériens, Siciliens, Pieds-noirs,
Ceux qui fuyaient l’Andalousie d’Isabelle la Catholique,
Ceux qui partaient en Israël,
Les Libanais,
Je viens de cette foule pressée par l’Histoire,
Mais du temple de Delphes, aussi,
De la grâce de Ségeste,
Et du silence du cimetière marin de Sidi Bou-Saïd.
Je suis fils de blessures, de contractions
Mais de la vigne et de l’olivier.
Nous sommes vieux comme le monde,
Héritiers de villes rasées, de peuples en mouvement,
Du désir fou de bâtir pour l’éternité,
D’offrir des temples, des statues, à ceux qui nous suivront.
Nous sommes les fils de l’incendie.
Et notre devoir est de contenir les flammes
– Chaque fois, le même combat renouvelé –,
Les contenir,
Pour qu’elles rayonnent
Plutôt que de tout brûler.

2016
LE SERMENT DE PARIS
Tant de cris de tant foules dans tant de villes,
Et tous ces regards saisis, ces visages figés qui sont les nôtres.
L’obscurité grandit.
C’est nous, de par le monde,
Les hommes visés.
Nous tous,
Possiblement,
En quelques secondes, de vie à trépas,
De passant à victime.
C’est nous, un jour, peut-être, la vie d’attentat et l’incrédulité.
Nous avons vu Paris pleurer.
Tunis saisi d’effroi,
Orlando gémir
Et Nice être renversée.
Nous avons vu Beyrouth et Bruxelles.
Le monde,
Aux quatre coins déchirés.
Dans des pays lointains il est des douleurs sœurs,
Des visages sombres,
Des regards vides que nous reconnaissons.
C’est nous,
Attentats du monde entier.

On nous a donné un nouveau nom,


Nous, passants, civils, familles,
Nous sommes “cibles molles”,
Dans le métro, au cinéma, à nos bureaux,
Cibles molles,
Sur la plage,
Au musée,
À la terrasse d’un café,
Avec nos vies ni plus risquées ni plus peureuses que les autres.
Nous prenons des trains,
Montons dans des rames de métro,
Allons au concert,
Ni plus ni moins,
Cibles molles,
Car nous sommes faciles à tuer.

Je regarde le monde,
Et je pose la main sur le musée du Bardo.
Il y a des flaques de sang au pied des mosaïques.
Je pose mes mains sur la plage de Grand-Bassam où le sable est souillé,
Sur les rues de Beyrouth, celles de Bamako et de
Madrid.
Le monde saigne.
À Palmyre, le temple de Bêl a sauté dans un hoquet de poudre.
Et la perle de Tadmor s’est disloquée après avoir échappé si longtemps à
l’appétit du temps.

On aime la mort aujourd’hui.


Le monde est rempli de Saint-Barthélemy.
Et les libres penseurs pèsent bien peu quand l’heure est à s’étrangler.
La peur a repris ses droits,
Gourmande,
Vicieuse.
Elle nous murmure que nous pouvons mourir par surprise à tout moment,
Arrachés sans rien pouvoir faire.
Doucement, nous habitons le tourment.
Nous regardons le monde sans plus le comprendre.
Des hommes, souvent plus jeunes que nous,
Tirent dans la rue,
Et se filment en souriant,
Se félicitent du sang versé, se donnent des noms de guerriers,
Des hommes qui ne savent même pas qu’ils sont lâches.

Longtemps nous avons pensé que l’Histoire était essoufflée,


Que plus rien n’adviendrait :
Fin des éruptions, des soulèvements de peuples,
Fin des convulsions dans le destin des nations.
Nous avons cru à une paix lente dans une humanité sans grondement.
Les rugissements appartenaient aux mondes de nos pères.
Nous n’imaginions pas avoir des ennemis.
Et pourtant, aujourd’hui comme toujours,
C’est nous qu’ils détestent,
Nous, qui ne vénérons aucun dieu,
Nous, les baptisés des terrasses de cafés,
Instruits par aucun autre livre sacré que Montaigne et La Boétie.
C’est nous qu’ils visent.
Notre liberté les insulte.
Alors, dans le secret de nos nuits partagées,
Nous faisons le serment des cafés.

Maudits soient les hommes qui prient Dieu avant de tuer.


Ils ne nous feront pas flancher.
Leur haine, nous la connaissons bien.
Elle nous suit depuis toujours,
Nous escorte depuis des siècles,
Avec ces mots qui sont pour eux des insultes,
Et pour nous, une fierté :
Mécréants,
Infidèles,
Je les prends, ces noms.
Juifs, dépravés, pédérastes,
Je les chéris,
Cosmopolites, libres penseurs, sodomites,
Cela fait longtemps que je les aime, ces noms, parce qu’ils les détestent.
Nous serons toujours du côté de la fesse joyeuse
Et du rire profanateur,
Nous serons toujours des femmes libres et des esprits athées,
Communistes, francs-maçons,
Je les prends,
Tous.
Nous sommes fils et filles de Rabelais et de Mai 68,
Paillards joyeux,
Insolents à l’ordre.
Diderot nous a appris à marcher,
Et avant lui, Villon.
Nous serons toujours du côté du baiser et de la dive bouteille.
Ils ont toujours craché sur ce que nous aimions
Et nos bibliothèques ne leur ont jamais rien inspiré d’autre qu’une vieille
envie de tout brûler.
Ce que leurs dieux aiment plus que tout, c’est que les hommes aillent tête
basse.
La menace pour seul bréviaire.
Ce que leurs dieux aiment plus que tout, c’est la triste soumission.

Ils ne vaincront pas.


Nous lisons Hugo et Voltaire depuis trop longtemps.
Nous sommes jeunes filles aux cheveux lâchés,
Mères libres,
Joyeuses dans leur sensualité.
Nous sommes jupes au vent,
Sourires d’amour,
Et les bretelles glissent du désir de tomber.
Nous resterons athées,
Pour longtemps encore,
Debout,
Poitrine nue
Et sourire de jouvence.
À la terrasse de nos cafés,
Nous en avons fait le serment :
Nous serons sensualité et libre pensée.
Nous serons rire réfractaire et gourmande liberté.
Ils croient que nous sommes cibles molles et gens sans nom,
Hommes et femmes faciles à frapper.
Ils ne voient pas qu’ils ne nous tuent pas lorsqu’ils nous abattent.
De père en fils,
D’amis en amis,
De passant en passant,
Nous nous transmettons l’humanisme de combat.
Et ce qui naît là,
Dans toutes ces foules de toutes ces villes,
Ce qui grandit et nous donne la force de relever la tête,
C’est la part belle,
Que nous sauvons, siècle après siècle,
Comme un bien précieux au-delà de nos vies,
La part belle
De lumière
De sourire
Et d’esprit.

2016
“Khorshak” est publié dans le premier numéro de la revue haïtienne Trois/Cent/soixante (été 2016),
ainsi que dans le livre d’art édité par A/over éditions intitulé Livre 7/ Khorshak avec des œuvres de
Stéphane Fromm, Timothy Archer, Richard Laillier, Konrad Ross (2016).

“Et pourquoi pas la joie ?” est publié dans le livre photo de Gaël Turine, intitulé En bas la ville,
publié en mai 2017 aux éditions Le Bec en l’air.

“Seul le vent” est publié, dans une première version, par Arte et les éditions Invenit dans le livre
intitulé Réfugiés. Cinq camps / cinq pays (mai 2016) et a également fait l’objet d’un livre publié par
l’Institut français en Irak et Arte, sous le titre Seul le vent.
DU MÊME AUTEUR

Romans
Cris, Actes Sud, 2001 ; Babel no 613 ; “Les Inépuisables”, 2014.
La Mort du roi Tsongor (prix Goncourt des lycéens, prix des Libraires), Actes Sud, 2002 ; Babel
no 667.
Le Soleil des Scorta (prix Goncourt, prix Jean-Giono), Actes Sud, 2004 ; Babel no 734.
Eldorado, Actes Sud/Leméac, 2006 ; Babel no 842.
La Porte des Enfers, Actes Sud/Leméac, 2008 ; Babel no 1015.
Ouragan, Actes Sud/Leméac, 2010 ; Babel no 1124.
Pour seul cortège, Actes Sud/Leméac, 2012 ; Babel no 1260.
Danser les ombres, Actes Sud/Leméac, 2015 ; Babel no 1401.
Écoutez nos défaites, Actes Sud/Leméac, 2016.

Théâtre
Combats de possédés, Actes Sud-Papiers, 1999.
Onysos le furieux, Actes Sud-Papiers, 2000 ; Babel no 1287.
Pluie de cendres, Actes Sud-Papiers, 2001.
Cendres sur les mains, Actes Sud-Papiers, 2002.
Le Tigre bleu de l’Euphrate, Actes Sud-Papiers, 2002 ; Babel no 1287.
Salina, Actes Sud-Papiers, 2003.
Médée Kali, Actes Sud-Papiers, 2003.
Les Sacrifiées, Actes Sud-Papiers, 2004.
Sofia Douleur, Actes Sud-Papiers, 2008.
Sodome, ma douce, Actes Sud-Papiers, 2009.
Mille orphelins suivi de Les Enfants Fleuve, Actes Sud-Papiers, 2011.
Caillasses, Actes Sud-Papiers, 2012.
Daral Shaga suivi de Maudits les Innocents, Actes Sud-Papiers, 2014.
Danse, Morob, Actes Sud-Papiers, 2016.
Récits
Dans la nuit Mozambique, Actes Sud, 2007 ; Babel no 902.
Les Oliviers du Négus, Actes Sud/Leméac, 2011 ; Babel no 1154.

Littérature jeunesse (album)


La Tribu de Malgoumi, Actes Sud Junior, 2008.

Beau livre
Je suis le chien Pitié (photographies d’Oan Kim), Actes Sud, 2009.
Ouvrage réalisé
par le Studio Actes Sud

Ce livre numérique a été converti initialement au format EPUB par Isako


www.isako.com à partir de l'édition papier du même ouvrage.

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