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LES CHEMINS DE LOCO-MIROIR

Lilas Desquiron

Les chemins
de Loco-Miroir

Stock
Tous droits réservés pour tous pays
© 1990, Éditions Stock.
A Jean D., mon ami,
mon frère, mon père.
Cocotte

La vie est longue, trop longue, elle n'en finit


pas de finir... Les Esprits de Guinée avaient
glissé dans mon berceau un écheveau de fil que
je n'ai toujours pas dévidé tout entier... Ay, ma
sœur Violaine est partie depuis longtemps
rejoindre ses ancêtres de l'autre côté de l'eau et
moi mes cheveux sont blancs comme la mer
Caraïbe. Regardez-moi, vieille mangue oubliée
au soleil, toute racornie. Je marche à peine. Les
yeux sont pourtant bons! On se demande pour-
quoi. Je vois très loin et avec une clarté qui
étonne le voisinage. Je vois clair même au cœur
de la nuit, une vraie chouette frisée, je vous dis.
Mes yeux infatigables sont un cadeau empoi-
sonné des Loas. Leur malice me condamne à
contempler chaque jour de mon interminable
vie la ville de Jérémie étendue comme une bête
malade au pied de ma colline. Elle est là, mau-
vaise, infectée, gonflée d'envie et de fiel. Pour-
tant, de loin, on dirait un bijou avec la corolle
de sa baie déployée contre la mousse ver-
doyante des mornes. Le long de la courbe dorée
de la plage, les maisons en dentelle de bois à
« chambre haute », des riches commerçants
tournent le dos à la somptuosité de la mer. Oui,
elles montrent leur cul à tout ce bleu, à la ten-
dresse et à la fureur de cette eau vivante.
Il a fallu que je vive quatre fois vingt ans pour
comprendre l'aveuglement de ces hommes et
de ces femmes pleins de morgue : ils considé-
raient cette baie divine comme le réceptacle de
leurs eaux usées. Nous aurions dû le deviner,
qu'ils étaient irrémédiablement fermés à toute
émotion, rien qu'en regardant leurs maisons
prétentieuses et tarabiscotées, façades dirigées
vers la rue qu'ils écumaient pour amasser leur
sacro-saint argent. Oui, aveugles ils étaient au
dégradé de tous les bleus, au galbe alangui
comme une croupe de créole, à la merveille de
cette grande crique de rêve. Pourtant, il fallait
les voir dans leurs fameux cercles littéraires,
réciter « Le lac » ou « Namouna » sans sauter
une rime. Pour ça oui, c'étaient des spécialistes!
Se remplir de tafia en disant des macaqueries
sur la lune et le vent, ça oui ! Mais je vous le dis,
moi, à la ronde Badère, c'est la vérité, ces gens
n'ont jamais tressailli que de haine et de jalou-
sie. Et cela est inscrit dans la géographie de la
ville... Les commerçants mulâtres de Jérémie,
tous descendants de corsaires, tous vendeurs de
pacotille, exportateurs de café, de cacao, de bois
de campêche, tous fiers de leur peau blafarde, la
protégeant du féroce soleil caraïbe avec un soin
maniaque, cachant sous leur épiderme pâle le
péché originel de leur négritude...
On parlerait interminablement de l'invraisem-
blable variété de leurs préjugés. Ils étaient la
sécrétion la plus intime de cette presqu'île du
Sud, le produit impur de ses flancs, les enfants
de sa folie. Mulâtres, mulâtresses aux yeux de
fièvre, seuls créoles véritables devant l'Eternel,
bâtards vigoureux et compliqués, sortis tout
bouillants des accouplements effrénés et proli-
fiques d'esclaves affranchis et de Blancs venus
de nulle part, de partout, de toutes les aven-
tures. Indestructibles, indolents, emportés, bu-
veurs excessifs de punch, la tête embrumée par
le rhum, diseurs de mots sonores... Hum, les
« mulâtres piaffants de Jérémie » ! (Oui, c'est
comme ça que les gens de Port-au-Prince les
appellent, pour leur manquer d'égards, jouer
dans leur barbe, se foutre de leur gueule!)
Ils ont construit la ville à leur image : pré-
cieuse, chantournée, toujours inachevée. Elle
était leur fief, leur terrain de jeu. En souverains,
ils y ont fait la pluie et le beau temps selon leur
bon plaisir, jusqu'au jour où le ciel leur est
tombé sur la tête. Mais cela est une autre his-
toire.
Au temps-longtemps, les gens des mornes, les
paysans qui venaient vendre ou acheter à la
Grand-Rue devaient descendre de leur cheval,
le tenir par la bride et avancer respectueuse-
ment. Ah oui! Je vous le dis, c'est ma vieille
grann' qui me l'a raconté : nos patriarches à la
peau noire, au regard tranquille, qui dans leur
jardin étaient des rois, marchaient humblement
au milieu de la Grand-Rue en traînant leur che-
val derrière eux. Mais savez-vous, rien n'est
simple au pays d'Haïti Toma, car ce même pay-
san que vous voyiez tenir son cheval par la
bouche et vendre son petit café sur le perron du
magasin, le chapeau à la main, ce même paysan
était lié à son client mulâtre par des « points »
mystérieux qui faisaient de lui le maître en cer-
taines circonstances. Et cela aussi, c'est une
autre histoire. Pour voir la vérité qui se cache
derrière la comédie de la vie, il y a toujours sept
voiles à déchirer.
Tout le reste de la ville s'égrène en pagaille
autour du vieux kiosque. De la place d'Armes au
cirque des collines, Jérémie grimpe aux ter-
rasses d'antan poussiéreuses maintenant, avec
ses ruelles, ses cris d'enfants, ses marchandes
ambulantes. Et le Corridor Trésor dégringole de
toutes ses marches en briques descellées de la
rue du Gouvernement à la Grand-Rue... Aujour-
d'hui un étrange silence l'habite, ma ville
ensommeillée, ma Belle au bois dormant,
comme si les acteurs avaient déserté la scène,
abandonnant derrière eux un somptueux décor
que le temps aurait sournoisement attaqué.
Et la Grand-Anse, fleuve argenté, fluide comme
une belle anguille, glisse toujours voluptueuse-
ment ses anneaux dans une plaine si fertile que
les fruits y pourrissent. La Grand-Anse berce ses
pipirites, petits radeaux d'un jour, gerbes de
bambous croulant sous les fruits et les tuber-
cules. Aujourd'hui encore ils continuent leur
besogne... Les grands personnages de la ville ont
disparu, les paysans continuent... Au temps loin-
tain de mon âge tendre, j'en ai chargé, des pipi-
rites, c'était la fête. Mais tout cela est si loin...
Les souvenirs s'en viennent à reculons défiler
devant mes yeux, si bien que d'abord vous par-
viendra la voix d'une petite fille grosse comme
un oiseau palmiste, lisse comme un galet, aux
larges yeux curieux et tranquilles, aux tresses
longues et crépues, à la peau veloutée comme
une sapotille. Une toute petite fille qui vit sa der-
nière nuit dans son village niché au creux d'un
morne, loin de la ville.

Je n'oublierai jamais. C'était la nuit de mes


huit ans. Angélique était venue à la tombée du
jour. Angélique ne se déplaçait que pour les
grandes occasions. Elle avait enduit mes che-
veux d'huile, elle avait passé des heures à les
tresser en de savantes arabesques. Je me rap-
pelle encore mon visage saisi au vol dans le
miroir. Il ressemblait à celui de toutes les filles
qui partaient pour la ville, avec cet air emprunté
que donne la peur de l'inconnu et surtout la pre-
mière coiffure de sortie. On m'enveloppa la tête
dans un foulard pour ne pas la gâter, ma belle
coiffure, et je me blottis pour la dernière fois sur
ma natte dans la pièce principale de la case. La
nuit était toute bruissante des clochettes des
anolis et du souffle musical des grenouilles des
bois. J'étais triste de quitter ma vieille grand-
mère, mes amies. Je savais que me manque-
raient nos baignades à la rivière, nos inter-
minables parties de marelle, les rondes où nos
voix aiguës massacraient « Les Oignons » et « La
Petite Boiteuse ». Mais les grandes personnes de
la famille m'avaient expliqué que jamais plus je
n'irais chercher l'eau à la source. A la ville, elle
jaillissait dans les maisons. La perspective de
passer toutes mes journées sans trimballer la
pesante calebasse d'eau à travers les sentiers des
mornes me plaisait par-dessus tout. J'avais peur
pourtant. Toute l'histoire de mon départ à la
ville était trop lourde à porter, trop lourde pour
une petite fille. Notre vie à tous ici est pleine de
mystère et de dévirages, il faut le savoir et peut-
être comprendrez-vous mon étrange destin lié à
celui de ma sœur Violaine.
On m'a souvent raconté notre naissance à
toutes les deux. Je suis née dans le canal, à la
lisière des plantations caféières. Dans le canal
où toutes les femmes se sont toujours retirées
pour accoucher. Maman avait seize ans, un petit
front bombé et la vaillance de notre race dans le
corps. Elle me poussa sans dire un mot vers le
soleil qui justement se hissait au-dessus des col-
lines toutes badigeonnées d'abricot. Grann'
Nannie qui l'assistait me prit contre son cœur et
après m'avoir enduite des décoctions de rigueur
contre les loups-garous, le mauvais œil, les mau-
vais airs, la fièvre, les entérites, les infections du
nombril, elle me présenta aux quatre façades du
monde : « Par ta permission, Grand Maître, voici
Alma Viva Jean Joseph qui vient parmi nous
avec son chargement de joies et de tourments.
Je la remets entre vos mains, Esprits de l'eau,
ô mes Loas, mes Mystères, tous mes Saints ! Et je
dis Abobo! »
C'est, je crois, la seule fois que mon vrai nom
fut prononcé tout haut dans le village. Très
vite, tout le monde m'appela affectueusement
« Cocotte » à cause de ma ressemblance avec un
oiseau aux plumes ébouriffées, et aussi parce
qu'il était utile d'avoir un « nom de jeu » pour
égarer les malfaiteurs buveurs de sang.
Pendant ce temps, dans la grande maison de
Jérémie, Violaine venait au monde dans un
cocon de dentelle. Alors que les reins nerveux
de ma mère s'arc-boutaient contre la paroi
tapissée de feuilles de bananier du canal, sa
maman couleur de sucre roux se tordait dans
ses draps de batiste. Les cris vigoureux de Vio-
laine retentirent aussi incongrus qu'une sonne-
rie de clairon dans cette atmosphère feutrée.
Malgré la soie et les valenciennes, c'est avec
amour que la vieille Vénus enduisit le bébé des
mêmes décoctions de feuilles sacrées, celles qui
font de nous tous des « Engendrés », des gens
capables de survivre aux pires misères. Et à
l'est, à l'ouest, au nord, au sud, Marie Athanase
Cléonice Violaine fut présentée aux Mystères de
ses ancêtres, ceux d'Afrique, que l'on rejette en
paroles mais qui sont là, de la naissance à la
mort, à tous les moments cruciaux de la vie...
Qui parlera jamais de ce bâillon sur notre
bouche, de ces écailles vissées sur nos pau-
pières, de ce poids sur notre dos, toujours? Les
mots tarissent sur notre langue stérile... Qui par-
lera de ce lourd silence étouffant nos élans
depuis la nuit sauvage des cales négrières?
Il était écrit depuis toujours que la mère de
Violaine et la mienne mettraient au monde deux
filles marassas, jumelles dossou-dossa. Et c'est
nous qui devions poursuivre la patiente tâche de
maintenir le souffle de la vie entre nos deux
mondes : la campagne, refuge des Loas, et la
ville où sont engrangés l'argent et l'instruction.
Ay, quelle charge, quel passage pour nous,
pauvres petits colibris, que de célébrer ces
noces impossibles ! Et sans ça, sans ce fil fragile
maintenu par les ancêtres à travers les généra-
tions et les nations, personne sur cette terre
maudite ne pourrait même respirer!
Violaine était à peine endormie dans son ber-
ceau que sa mère comme un animal inquiet
s'agitait, attendait (j'imagine Mme Delavigne,
belle comme une dragée sur son oreiller brodé,
avec sa natte noire luisant contre sa joue). Elle
n'eut pas longtemps à attendre. Papa Da s'était,
aussitôt après ma naissance, hâté vers Jérémie
avec les petits plats et les cruches pour Violaine.
Il était très important que les rites fussent
accomplis convenablement. Rien n'est plus
redoutable que l'Esprit des Marassas en colère.
Tout fut donc exécuté selon les règles. Notre
famille des mornes se chargea de toutes les obli-
gations dans le houmfor, le temple vaudou. Vio-
laine et moi fûmes sanctifiées par les Loas
Racines et le talisman qui nous unissait fut
confié à leur garde.
La nuit qui suivit notre naissance, eut lieu le
premier rite des Marassas : le houngan, le vieux
prêtre tout cassé, le vénérable Papaloa, fit les
libations et les illuminations pour donner force
aux Mystères. Ensuite, il enfouit dans nos petites
cruches séparées notre cordon ombilical, une
mèche de nos cheveux de nourrissons, de
minuscules rognures d'ongles, et les déposa
avec ferveur dans le bagui. Plus tard, un linge
imbibé de notre premier sang menstruel et une
touffe de notre toison pubienne rejoindraient le
cœur mystérieux des cruches, à l'abri dans le
bagui, le saint des saints du houmfor. Les
adultes ont accompli tout cela sans rien dire. Et
Violaine et moi, l'avons absorbé dans l'air que
nous respirions.
Vingt et un jours après ma naissance,
Mme Delavigne, qui, comme il se devait, était
ma marraine, vint au village et me tint sur les
fonts baptismaux, dans la petite église des
mornes dont saint Michel est le patron.
Aujourd'hui encore, j'ai peur d'entrer dans cette
église à cause de cet horrible monstre que saint
Michel transperce de sa lance. Il est hideux,
effrayant, ce monstre, avec sa longue queue qui
s'entortille, sa grosse langue rouge et son corps
tout couvert de pustules. Vraiment c'est une
drôle d'idée, je trouve, de le mettre comme ça
dans une église où on baptise les enfants, où les
jeunes gens se jurent fidélité sous le regard du
Seigneur, où on donne la dernière bénédiction
aux morts... Enfin! Ce jour-là, le jour de mon
baptême, la chapelle de saint Michel était toute
fleurie de verveine et de bougainvilliers...
La nouvelle chrétienne que j'étais devenue
passa des mains du curé breton à celles, pater-
nelles, du houngan, afin qu'à son tour il me pro-
tège des maléfices, des wangas, des personnes
malintentionnées, car le Mal existe! Et c'est à lui
le houngan, le vieux du village, que Mme Dela-
vigne promit de me faire chercher le jour de
mes huit ans afin que je sois élevée avec Vio-
laine, ma sœur marassa.
Violaine

Mon premier souvenir d'enfance ressemble


vraiment à une peinture naïve : une grande
jungle trop verte avec des taches de couleur
trop stridentes. Parmi toutes les autres, c'est
cette image qui remonte du fond de ma
mémoire, forte et claire, avec son parfum de
menthe et d'anis, le parfum de la montagne.
Je suis un petit paquet ballotté à l'arrière de la
Jeep. Nous gravissons à grand-peine la piste
rocailleuse qui court le long des flancs du
morne. L'aube a perdu ses teintes d'aquarelle.
Une brume cotonneuse traîne encore çà et là
ses haillons. J'ai l'estomac barbouillé par les
cahots de la route et par le souvenir de l'énorme
portion de gâteau ingurgitée la veille avec mes
amis venus fêter mes cinq ans. Je me sens
vieille, importante, mais surtout nauséeuse.
Pour la première fois, j'accompagne maman à la
caféière. Seule avec elle, je vais enfin à la décou-
verte de notre village. Ce village qui hante toute
notre vie, d'où nous vient le tout-puissant café,
mais aussi les légumes frais, les cassaves de nos
dimanches et les « problèmes ». Ce village où se
passent des choses essentielles et mystérieuses,
où vivent « nos gens » comme on dit à la maison
avec une arrogance certaine.
Et puis au détour du chemin, un choc violent :
le village. Il est là, tranquille pourtant, avec ses
petites cases couleur de sucre candi posées
comme une bande de colibris autour de la Mai-
son des Mystères... Je viens de là, je l'ai toujours
su, mais aujourd'hui cette certitude me sub-
merge avec la puissance d'un rêve. Là
commence la vie. Je sais où se trouve l'antique
Mapou, je veux passionnément me blottir entre
les tentacules bienfaisantes de ses racines et me
laisser envahir par sa grande âme... Le ventre
maternel, l'arbre femelle qui nous a tous portés.
L'odeur du café grillé, les filets de fumée
bleuâtre qui s'élèvent des foyers près des cases,
les théories d'enfants aux nuques raidies sous la
calebasse d'eau, le bruit sourd des pilons de
bois, le bêlement des petites chèvres de mon-
tagne, la démarche cadencée des hommes, houe
sur l'épaule, tout me semble à la fois familier et
d'une bouleversante nouveauté. On m'a instal-
lée à demi somnolente sur une natte dans la
pénombre du péristyle, dans le temple des Loas,
où se déroule la vie de tous les jours : une jeune
femme repasse. Je vois son dos puissant animé
par le va-et-vient du fer sur le linge fumant ; des
enfants écossent les haricots rouges pour le
repas du soir; des poules picorent un peu par-
tout. Ces gestes humbles accomplis dans la
proximité du sacré s'imprègnent de noblesse.
Sur ma natte, le cœur cognant contre mes côtes,
je regarde de tous mes yeux. Je respire l'odeur
du bagui proche : herbes macérées, poudres
magiques, relents douceâtres du sang séché des
sacrifices.
Mais voici qu'en face de moi, immobile, se
tient une petite fille de mon âge, toute noire,
toute menue, qui me regarde sans ciller... Il ne
faut surtout pas parler, rien dire. Elle est là. La
regarder tout simplement... Une image surgit
qui tremble dans la buée de ma tête : les deux
fèves de l'amande jumelle reposant dans le
secret gemellaire de leur coque... L'harmonie
enfin retrouvée... Et cette sensation de soif étan-
chée, de plénitude, de solitude abolie! Ce
jour-là, j'ai contemplé les deux parties réconci-
liées de notre être composite, incomplet et sou-
dain fécond, comme on capte un reflet dans
l'eau obscure d'une mare. Sensation violente et
fugitive dont je ne retrouverai jamais l'acuité. La
transparente candeur de l'enfance avait peut-
être seule le privilège de réfléchir la vérité de
notre double existence, de nos deux vies
mariées par la volonté des Loas. Elle et moi,
Marassas.
Plus tard nous avons vécu l'une près de
l'autre sans jamais en parler, dans une dépen-
dance mutuelle qui faisait partie de notre vie.
Mais ce jour où nous nous sommes vues pour la
première fois, nous avons été prises dans la
tourmente d'un orage magnétique. La parole ne
peut dire ce secret. Car comment raconter la
vibration de l'aimant contre le métal qu'il attire
ou le tressaillement de l'arbre porteur au
contact du greffon...
Cocotte

Le lendemain de mes huit ans, je fis connais-


sance avec la ville de Jérémie. Papa Da, convo-
qué par Mme Delavigne, me prit en croupe avec
mon baluchon contenant, lavé, amidonné,
repassé, tout le linge que je possédais : une robe
de chambray et une à fleurs pour les dimanches,
ma robe blanche avec son foulard blanc pour la
fête des Marassas et deux culottes de siam. Je
portais mon unique paire de chaussures (mes
sapates de montagnarde étaient restées à la
case).
Nous partîmes dans l'aube givrée des mornes.
Et, savez-vous, je n'oublierai jamais l'entrée dans
ma vie de la mer Caraïbe. Oui, celle qui vous
saute au visage toute en bleu, déployée comme
une grande fleur. C'est Papa Da qui murmura :
« Regarde ! » Je somnolais, accrochée à son dos,
bercée par le pas monotone du cheval. Et mes
yeux incrédules d'enfant des mornes décou-
vrirent ce spectacle fabuleux. Aujourd'hui
encore, je n'en suis pas lasse. Chaque matin, en
sortant de ma case, je retrouve la baie de Jérémie
avec mes yeux de petite fille.
Le cheval de Papa Da arriva sur la place
d'Armes. C'était jour de marché, la place grouil-
lait littéralement de monde : les marchandes
venues des villages voisins vantaient leurs den-
rées à grands coups de gueule, se querellaient,
riaient à gorge déployée. Les enfants tentaient
de percer ce brouhaha de leurs voix aiguës,
offrant qui ses « tablettes la colle », qui sa « can-
nelle cinq cob », son « anis étoilé », ses « feuilles
remèdes ». Parfois une jeune fille portant sur la
tête un lourd panier chargé de quénêpes psal-
modiait d'une voix de gorge : « La douce qui
vient, quénêpes douces! »
Les commères venues faire leurs emplettes
marchandaient avec d'énormes claques sur les
hanches et des « quippes » homériques. Je me
rappelle comme si c'était hier une petite fille,
pas même plus grosse que moi, qui, avec une
légèreté de danseuse, vendait du café aux
hommes debout près de leurs chevaux. Elle vol-
tigeait, le plateau avec la cafetière de café chaud
et les tasses de porcelaine en équilibre sur la
tête, sans rien renverser. C'était une petite fille
très gracieuse, oui, je la vois encore. Sans doute
une des nombreuses « Reste avec » des dames
de Jérémie.
Nous arrivâmes enfin devant la maison des
Delavigne. Une grande maison faisant l'angle de
la place. Le long de la façade, au premier étage,
courait une balustrade en fer forgé. Plus tard,
réfugiée sur ce balcon, à l'abri du rosier dont les
tiges vivaces grimpaient le long des colonnes,
enserraient les barreaux, formant des niches de
fraîcheur miséricordieuse, je passai des heures à
rêver en compagnie de ses oiseaux de métal
rouillé, de ses grappes de raisin rongées de vert-
de-gris. En bas, le magasin avec ses bocaux de
toutes les couleurs, ses barriques de clairin et de
kérosène, ses sacs de grains. Sur la galerie, la
grande balance de café. A l'étage vivaient les
Delavigne. Papa Da, un peu impressionné, tenait
fort ma petite main dans sa grande patte cal-
leuse et nous gravîmes l'escalier d'acajou qui
conduisait aux pièces d'habitation. Devant le
seuil, Papa Da me lâcha une seconde, ôta son
chapeau de paille et s'essuya la figure avec son
mouchoir à carreaux. Bien vite, je rattrapai sa
main pour y blottir la mienne tremblante. Tout
m'était inconnu ici : cette grande maison, l'esca-
lier surtout (où en aurais-je vu un pareil dans
notre village dont les petites cases n'ont qu'un
seul niveau, hein?), les odeurs qui me parve-
naient à travers les jalousies et dont l'urbanité
désorientait mes narines d'enfant des mornes.
Et puis, une grande femme plantureuse au
tablier immaculé vint nous ouvrir. Sa voix fai-
sait irrésistiblement penser à l'onctuosité d'un
beau sirop de canne... La voix de Nounou qui
apaise toutes les angoisses... Gentiment elle
nous fit asseoir et disparut dans les profondeurs
mystérieuses de la grande maison.
Mme Delavigne entra à son tour dans le salon
clair-obscur, mince dans son déshabillé à bou-
quets mauves, sa chevelure noire répandue sur
ses épaules. Sans me regarder, elle alla vive-
ment vers Papa Da. Ils parlèrent à mi-voix, ce fut
vite fait : tout avait été dit depuis l'époque de ma
naissance. Papa Da vint alors vers moi, me sou-
leva dans ses bras et me dit simplement avec
une immense tendresse dans les yeux (humides
soudain) : « Sois sage. Je reviendrai bientôt. Ta
marraine prendra bien soin de toi. »
(« Ne t'en va pas, ne me laisse pas toute seule,
t'en prie, Papa Da », ma voix n'est plus qu'un
chevrotement à son oreille, je m'accroche à son
cou solide...)
Il me posa à terre et, tout raide, franchit la
porte. J'eus l'impression de m'enfoncer dans un
tourbillon noir. Il ne me restait plus rien de
mon univers familier. Rien que mon petit balu-
chon auquel je m'agrippais de toutes mes
forces. Mme Delavigne me contempla longue-
ment, attentivement, me prit le menton, son-
geuse (cherchait-elle un autre visage en scrutant
si minutieusement le mien?): « Ti Cocotte, tu
verras, tu seras heureuse ici. Nous allons te soi-
gner. Et il faudra te remplumer, ma fi, tu n'es
pas bien grosse ! Une petite tape affectueuse
sur ma joue et elle était partie.
J'entendis le cliquetis du trousseau de clés
contre sa hanche voyager à travers la maison.
On m'avait oubliée dans mon coin. Le salon
était imprégné de ce parfum d'iris qui allait
obséder mon enfance. Il se mélangeait à l'odeur
poudrée du papier peint à guirlandes lavande et
à celle vaguement moisie des tapis. Une pièce
que l'on ouvrait rarement et que striait ce
matin-là une lumière dorée à travers les jalou-
sies. Doucement la peur me quittait. La maison
tout entière me pénétrait par les narines, les
yeux, les pores. Je me remettais à respirer, à
bouger. Mon sang recommençait à cheminer,
tiède sous ma peau. Je m'installais dans une
attente à la fois intense et sereine. J'attendais...
Et puis, soudain, une présence de chat. Une cri-
nière rebelle qui accroche en étincelles tout le
soleil, une sauvageonne à la peau dorée, le
museau constellé de taches rousses. C'est Vio-
laine. C'est elle, la voici! Elle me regarde de ses
yeux de tigre orangés, comme il y a longtemps
sous le péristyle. Et moi, mes yeux d'argent lui
entrent dans l'âme. Violaine accroupie, ses yeux
lui dévorant les joues. On dirait un chat marron.
Son menton sur ses poings. Et moi, ma robe
sagement étalée autour de moi, les mains tran-
quilles sur les cuisses, je la regarde sans ciller.
Elle, le feu, moi, l'eau... Le tonnerre m'écrase,
les anciens, les gens d'antan « savaient » vrai-
ment! Eux qui ont nourri nos âmes aux mêmes
plats marassas dans la nuit des temps, depuis la
Guinée de nos ancêtres, eux qui nous ont faites
incomplètes, nouées l'une à l'autre, fragiles
seules et, réunies, fortes, puissantes. Tout cela
nous le savions, mais nous n'aurions pas su
alors le dire. Nous avions peur, une émotion
trop forte nous traversait.
Patasouel: taloche, torgnole.
Peintelé : qui a les couleurs variées de la pin-
tade : faisan peintelé.
Pirouli: sucette.
Pisquette : minuscule poisson de rivière.
Quénêpes : fruits du quénépier (de la famille des
sapindacées).
« Quippe » : bruit que l'on fait en allongeant les
lèvres en signe de mépris.
Rara: danse rituelle de la semaine sainte.
Rara bois: crécelle.
Ricracs: galons, passementerie.
Roroli : nom que l'on donne au sésame en Haïti.
Sapates : sandales.
Sapotille: fruit du sapotiller.
Sarrempion : fièvre éruptive. Genre de varicelle.
Savale: poisson de rivière.
Sèsè : commère. Ici, homme efféminé.
Siam: toile écrue.
Simbi : Esprit de l'eau.
Siroline : sirop de canne.
Tablette la colle : friandise à base de cacahuètes
ou de noix.
Temps Bimbo : les temps anciens. En référence à
un roi dont on a perdu la mémoire.
Thé: en Haïti, toutes les infusions chaudes
s'appellent thé.
Tourdeline : tournis.
Trempé : infusion de plantes et d'herbes dans du
tafia.
Tricopherous : produit de soins pour les che-
veux, très populaire en Haïti dans les années
50.
Wangas : sortilèges.
Zobops et Vlinbindingues : esprits errants malfai-
sants, sortes de loups-garous.
Zoclo : coup de poing à la tête.

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