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BOUQUINS
À paraître
EAN : 978-2-221-19787-5
Avec ces treize procès qui, le moment venu, ont frappé les esprits, j’ai
voulu brosser à grands traits un portrait de l’époque où ils se sont déroulés.
Certains sont un peu oubliés, d’autres toujours présents dans les mémoires,
mais chacun éclaire les incertitudes de l’Histoire. Ils représentent des repères
dont la succession dessine une chronologie du siècle.
La liste retenue ici n’a pas de valeur définitive ; subjective, elle est un
choix parmi d’autres choix possibles. Elle propose une anthologie, rythmée
par trois conflits qui ont marqué la France : la Première et la Seconde Guerres
mondiales et la guerre d’Algérie. De l’aube du premier conflit mondial, de
ses lendemains amers, malgré la victoire, à l’atmosphère délétère de l’entre-
deux-guerres, des hontes étouffées de la collaboration, des revanches de
l’épuration, aux déchirements de la décolonisation enfin, cette anthologie
porte la trace des chocs violents dont ces décennies ont été le théâtre. La
e
guerre de 1914, lever de rideau véritable du XX siècle, ouvre un cycle : aux
1
traités de paix de 1919 et de 1920 qui marquent l’éclatement des grands
empires centraux succède le démantèlement progressif des empires coloniaux
européens dans le prolongement de la Seconde Guerre mondiale. Pour la
France, la guerre d’Algérie est sans doute l’expression la plus exacerbée
d’une telle mutation d’un peuple colonisé vers l’indépendance. Elle coïncide,
e
en métropole, avec l’instauration de la V République et l’ouverture d’une
nouvelle ère politique.
En raison des événements qui ont agité la période allant de 1914 à 1962,
cette anthologie accorde bien sûr une place privilégiée à des affaires et des
procès à caractère politique immédiatement identifiés comme des jalons de
l’histoire. Mais elle comprend aussi des crimes de droit commun commis par
des êtres qu’on aurait pu croire voués à des existences obscures et anonymes.
Pareil choix a priori peut surprendre. Ne revient-il pas à bouleverser les
hiérarchies ? En réalité, chaque procès est comme un point de rencontre entre
deux dimensions opposées : particulier et général, privé et public, il est
porteur d’une vérité individuelle et en même temps d’une vérité collective.
Derrière les causes les plus notables sur les plans historique et politique, il y a
toujours la personne de l’accusé que le procès révèle, avec son drame intime,
ses convictions et ses errements, sa dignité ou son indignité, et les mystères
insondables de sa psychologie.
Inversement, les affaires qui paraissent pouvoir être réduites à de simples
faits divers – les cas des sœurs Papin et de Violette Nozière, celui du sinistre
docteur Petiot – se hissent bien au-delà de l’anecdote. Dans ces histoires de
poison et de sang, à la fragilité au moins apparente du mobile s’oppose la
monstruosité de l’acte accompli, qui leur donne un éclat singulier. Par leur
portée symbolique, par leur démesure, par leur postérité en littérature comme
au cinéma, elles dépassent le registre du simple meurtre à sensation. Elles ont
aussi quelque chose à nous apprendre de leur temps. La jeune Violette rêvant
de vie facile et de « bains de lait », comme l’écrit Éluard, n’est-elle pas le
fruit du Paris troublé des années 1930 ? Certains le disent. Image corrompue
de la petite bourgeoisie d’un siècle encore neuf, Violette ne tourne-t-elle pas
le dos aux deux sœurs Papin, ses contemporaines, incarnations d’un
e
XIX siècle persistant ? Petiot, quant à lui, semble un reflet des heures de
désordre où ses crimes en série se sont déroulés. Sans doute n’aurait-il pas
joui de la facilité d’action qui fut la sienne sans la confusion régnant dans la
capitale sous l’Occupation.
Il y a des litiges pour lesquels d’emblée la frontière est brouillée, qui
mêlent à l’infraction pénale le scandale politique. C’est le cas du meurtre
commis par Mme Caillaux, femme de Joseph Caillaux, grande figure du parti
e
radical de la III République. Henriette Caillaux a tiré à bout portant sur le
directeur du Figaro Gaston Calmette pour venger son mari du harcèlement
dont il était l’objet dans le journal. Crime passionnel ou crime politique ? Le
doute est permis et la question est au cœur des discussions entre les avocats.
De même, les multiples escroqueries d’Alexandre Stavisky, dit le beau Sacha,
prennent une dimension nationale en cette année 1934 et deviennent affaires
d’État du fait des personnalités mises en cause et du péril que l’aventurier fait
peser sur la République.
S’il est difficile de nommer toutes les personnes qui m’ont aidée à faire
ce livre, je souhaite néanmoins en remercier quelques-unes en particulier.
Aux uns et aux autres, ainsi qu’à ma famille, je souhaite adresser tous
mes remerciements.
LE PROCÈS D’HENRIETTE
CAILLAUX (1914)
Mme Caillaux pendant la déposition de M. Caillaux
Été 1914, saison explosive. Un peu moins d’un mois après l’assassinat de
l’archiduc François-Ferdinand à Sarajevo, à une dizaine de jours de l’ordre de
mobilisation générale, les débats de l’affaire Henriette Caillaux s’ouvrent
dans un climat international d’extrême tension, quelques jours avant
l’assassinat de Jean Jaurès par un jeune exalté politique. À la veille de la
Grande Guerre, le procès débute à une date qui marque le véritable début du
e
XX siècle. Signe de l’éternelle futilité de l’opinion à laquelle se soumet la
presse, il monopolise l’attention à la une de la plupart des journaux et passe
au premier plan des préoccupations, occultant presque la rencontre du
président de la République Raymond Poincaré et du tsar Nicolas II, qui a lieu
à ce moment-là en Russie. Les lecteurs sont fascinés par la personnalité des
parties en présence et par l’éclat dramatique des circonstances de l’affaire :
une femme, l’épouse du tout puissant ministre des Finances du cabinet
Gaston Doumergue, a ouvert le feu sur Gaston Calmette, le directeur du
Figaro.
Peu de procès mêlent autant de frivolité et autant de gravité que celui
d’Henriette Caillaux, qui se situe à la lisière du crime politique et du crime de
mœurs. La révélation de la vie privée des protagonistes offerte en pâture au
public, la silhouette élégante de Mme Caillaux échouée sur le banc des
accusés, les conditions du meurtre dans les locaux du Figaro, tout cela laisse
planer un parfum de scandale, crée une atmosphère de vaudeville malgré le
sang versé, qui contraste et qui cohabite avec le contexte de luttes politiques
virulentes où s’inscrit le meurtre de Gaston Calmette. L’apparition de la
première femme de Joseph Caillaux à la barre fait sensation sur l’auditoire,
d’autant qu’elle s’accompagne de la divulgation de correspondances privées
dont l’accusée avait redouté la publication dans Le Figaro. Parallèlement à
cette excitation de fait divers, le déroulement du procès est dominé par la
figure omniprésente de Joseph Caillaux, dont le destin politique se joue au
cours de ces journées agitées.
Une dernière menace, d’une autre nature, pèse sur le ministre des
Finances. Le 13 mars 1914, Le Figaro fait paraître un courrier privé adressé
par Joseph Caillaux à Berthe Gueydan, sa première épouse, alors qu’elle n’est
encore que sa maîtresse ; dans l’extrait publié, le journal met l’accent sur
certains termes laissant penser que leur auteur traite avec cynisme la question
5
de l’impôt sur le revenu dont il est pourtant le champion . Évoquant une
séance devant la Chambre au cours du mois de juillet 1901, Joseph Caillaux
écrit à Berthe Gueydan : « J’ai […] remporté un très beau succès. J’ai écrasé
l’impôt sur le revenu en ayant l’air de le défendre. » Outre l’attaque elle-
même, qui nuit à l’image du ministre, Joseph Caillaux et sa seconde femme
redoutent que les bornes de l’indiscrétion soient désormais franchies et que
des lettres intimes échangées avant leur mariage soient à leur tour divulguées.
La vie privée se mêle à la vie publique et à la vie politique.
Ici, plus particulièrement, Henriette Rainouard, épouse Caillaux, entre en
scène. Depuis des mois, déjà, cette femme est minée par les attaques
incessantes dirigées contre son mari dont, par ricochet, elle est également la
victime. Depuis le début de la campagne, comme elle l’explique au cours du
procès, elle est partout la proie des moqueries et des sous-entendus. Le risque
d’un dévoilement de sa vie sentimentale et d’une publicité autour de sa
liaison adultère avec Joseph Caillaux, alors que son futur époux était encore
marié à Berthe Gueydan, lui est intolérable. Sa dignité de femme du monde,
ses sentiments de mère inquiets pour l’innocence de sa fille de dix-neuf ans
sont heurtés. Henriette Caillaux craint pour sa réputation bourgeoise. Les
semaines passent quand survient la livraison du Figaro du 16 mars 1914 dont
certaines lignes paraissent, aux yeux des deux époux, annoncer la publication
tant redoutée. « M. Caillaux a la manie de souligner dans d’imprudentes
correspondances le mot précis qui marque le plus cruellement la maladresse
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de la lettre ou en résume terriblement la portée . » Que sont donc ces
« imprudentes correspondances » si ce ne sont les lettres intimes ?
Chez les Caillaux, ce jour-là, la panique gagne. Le matin, poussé à bout,
l’époux rend visite au président Poincaré pour tenter d’obtenir l’intervention
de cet ancien ami devenu son rival en vue de faire cesser les attaques de
Calmette – une démarche qui restera inefficace. Caillaux passe ensuite à son
ministère, avant de rentrer déjeuner chez lui avec sa femme. Puis, il se fait
conduire au Sénat où, entré en séance, il n’a pas le loisir de réfléchir plus
longtemps à la menace qui pèse sur lui. Henriette Caillaux, de son côté, tout
en se consacrant à ses activités de maîtresse de maison, rumine sa haine de
Calmette. Vers trois heures, elle demande à son chauffeur de la déposer chez
l’armurier Gastinne Renette où, sous le prétexte d’assurer sa sécurité, elle
s’achète un revolver. Une visite qui sera décrite en détail dans le procès.
En fin d’après-midi, après avoir longtemps hésité, Henriette Caillaux
cède à une impulsion soudaine : après avoir remis à la gouvernante de sa fille
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un billet destiné à son mari , elle se rend au Figaro. Sous l’apparence du plus
grand calme, elle y attend Gaston Calmette pendant une heure dans
l’antichambre du journal. Quand finalement le directeur l’introduit dans son
bureau, sans qu’ils aient à peine échangé un mot, elle vide sur lui le chargeur
de son petit browning. Calmette, à terre, gravement blessé, prononce
simplement ces mots : « Je n’ai fait que mon devoir… Ce que j’ai fait, je l’ai
fait sans haine. » Il mourra peu de temps après à l’hôpital, les médecins ayant
échoué à le sauver. Devant le corps inanimé de l’homme de presse, dans les
locaux du Figaro, Henriette Caillaux a des phrases sidérantes : « Il n’y a plus
de justice en France, dit-elle. C’était le seul moyen d’en finir. » Tout en
revendiquant les égards dus à une « dame », tout en exigeant l’attention
réclamée par la femme du ministre des Finances, elle se laissera conduire au
commissariat de police, et, plus tard, à la prison Saint-Lazare, où elle attendra
l’ouverture du procès et le prononcé du verdict.
1. En décembre 1913, sur une question financière, Joseph Caillaux provoque la chute du
gouvernement Barthou. Voir Jean-Denis Bredin, Joseph Caillaux, Hachette, 1985, p. 158 ;
Jean-Claude Allain, Joseph Caillaux, t. I : Le Défi victorieux, Imprimerie nationale, 1978,
p. 260 sq.
2. Voir Jean-Denis Bredin, Joseph Caillaux, op. cit., pour une vue générale de cette
campagne de presse (p. 164 sq.) et pour les divers documents sur lesquels s’appuient les
principales accusations portées contre Joseph Caillaux (en annexe).
3. En effet, le Quai d’Orsay était parvenu à décoder les télégrammes échangés entre Berlin
et l’ambassade d’Allemagne à Paris et faisant état des négociations avec Caillaux. La
découverte de ces documents, qui avait provoqué l’indignation du ministre des Affaires
étrangères Justin de Selves, risquait aussi de susciter la colère du Kaiser en lui faisant
comprendre que son chiffre était désormais connu de la France.
4. Sur cette affaire, voir par exemple Maurice Garçon, Histoire de la justice sous la
e
III République, t. II : Les Grandes Affaires, Fayard, 1957, p. 128-146, en particulier, sur
l’intervention de Caillaux, p. 133.
5. C’est ce qu’on a appelé la lettre « Ton Jo », signée du petit nom de Joseph Caillaux, qui,
par dérision, n’a pas manqué d’être abondamment repris dans Le Figaro.
6. Cité par Denis Bredin, Joseph Caillaux, op. cit., p. 169.
7. Ce document sera lu par Mme Caillaux à l’audience. Il est reproduit plus loin.
8. La femme d’un député, taxée d’infidélité par le journal La Lanterne qui voulait
ridiculiser son mari, avait bénéficié d’un acquittement après avoir tiré sur le secrétaire de la
rédaction. Les circonstances étaient proches de celles de l’affaire Caillaux, à ceci près que
le journaliste, seulement blessé, n’était pas mort. À cette époque, Le Figaro avait
stigmatisé les mœurs indiscrètes de la presse. Pour plus de détails sur cette jurisprudence et
d’autres éléments, voir René Floriot, Deux femmes en cour d’assises, Hachette, 1966,
p. 166 sq.
e e
9. Au côté de M Chenu, on trouve M Seligman pour représenter les enfants de Calmette.
10. Cité par Jean-Yves Le Naour, Meurtre au Figaro. L’affaire Caillaux, Larousse, 2007,
p. 218.
11. Une commission d’enquête parlementaire présidée par Jaurès avait été nommée en
1911 pour élucider l’affaire Rochette ; ses pouvoirs devaient être prorogés à l’issue de la
lecture de Barthou. Elle se contenterait de conclure par un blâme général et le rappel
solennel de l’indépendance de la justice.
12. Voir Le Temps, vendredi 10 avril 1914.
13. Voir en ce sens, Jean-Yves Le Naour, Meurtre au Figaro. L’affaire Caillaux, op. cit.,
p. 200 sq.
14. Si Jean-Yves Le Naour le soutient, ce n’est pas l’avis de René Floriot. Voir René
Floriot, Deux femmes en cour d’assises, op. cit., p. 132-133 et Jean-Yves Le Naour,
Meurtre au Figaro. L’affaire Caillaux, op. cit., p. 202 sq.
15. Pour plus de précisions, voir René Floriot, Madame Caillaux, Le Cercle Historia, 1970,
p. 96-97 ; voir aussi, René Floriot, Deux femmes en cour d’assises, op. cit., p. 174 sq.
16. Au cours du procès, Joseph Caillaux a utilisé des méthodes qui ont pu paraître
agressives pour se défendre, répondant sans ménagement aux piques fielleuses de son ex-
épouse, et révélant surtout les sources douteuses de l’important patrimoine de Calmette,
dont il n’avait pas hésité à se procurer le testament.
COUR D’ASSISES DE LA SEINE
INTERROGATOIRE D’HENRIETTE
CAILLAUX
Mme CAILLAUX. — Monsieur le Président, j’ai été élevée comme l’ont
été toutes les jeunes filles de mon époque, je n’ai jamais été en pension, je
n’ai jamais quitté mes parents jusqu’au jour de mon mariage. Je me suis
mariée à l’âge de dix-neuf ans avec M. Léo Claretie, l’homme de lettres ; des
dissentiments sont survenus aussitôt dans notre ménage, nos caractères ne
s’accordaient pas ; plusieurs fois, j’ai été sur le point de rompre cette union,
mais j’avais deux enfants, deux filles, et pour elles, j’ai attendu. Enfin, au
mois de mars 1908, de nouveaux dissentiments étant survenus entre nous, j’ai
demandé le divorce que j’ai obtenu très rapidement, j’obtenais en même
temps la garde de mes deux filles. Quelques mois après j’avais le très grand
malheur de perdre la seconde à l’âge de neuf ans.
Au mois d’octobre 1911, je me remariai avec M. Joseph Caillaux, alors
président du Conseil des ministres. J’ai trouvé dans ce mariage le bonheur le
plus complet, j’avais tout, j’ai tout. Si nous n’avions pas été empoisonnés par
la calomnie, j’aurais tout pour être heureuse. J’ai un mari qui me rend au
centuple l’affection que j’ai pour lui, j’ai une fille qui a maintenant plus de
dix-neuf ans et qui est la joie de notre maison. M. Caillaux m’avait apporté
une belle situation, la situation de ministre était brillante ; nous avons une
belle fortune qui nous permet de vivre largement, et je tiens à dire ici tout de
suite que ce n’est pas cette abominable et considérable fortune que la
calomnie nous prête depuis notre mariage, mais que nous avons une bonne et
loyale fortune que nous avons reçue de nos parents chacun par parts à peu
près égales. Cette fortune (M. le bâtonnier en a les preuves et vous les
donnera si vous le voulez), cette fortune ne s’est pas augmentée depuis le jour
où, chacun de notre côté, nous avons reçu notre part de l’héritage de famille.
Malheureusement, Monsieur le Président, la calomnie est entrée tout de
suite dans notre maison. À peine étions-nous mariés – je ne sais pas si c’est
avant ou après mon mariage – qu’aussitôt nous avons été avertis que la
première femme de mon mari, Mme Gueydan, avait conservé par devers elle
des photographies de lettres et qu’elle cherchait à en faire un scandale pour se
venger de notre mariage. Ces bruits nous sont revenus à plusieurs reprises, en
1
particulier au moment de la chute du ministère Caillaux .
En même temps… ah ! Cette calomnie, des bruits ignobles sur mon mari
ont été répandus ; tout Paris sait bien qu’on a dit à ce moment-là qu’il était
malade, qu’il devenait fou, qu’il se livrait en public à mille extravagances.
Tout le monde les racontait…
Le PRÉSIDENT. — Madame, pour ne pas nous perdre dans les détails de
l’affaire et les circonstances qui l’ont précédée, je vais vous poser des
questions spéciales pour vous permettre de répondre d’une façon précise à
tous les faits qui vous sont reprochés, et pour vous permettre également de
préciser toutes les circonstances qui les ont précédés ou suivis. Vous vous
expliquerez tout à l’heure sur l’acte criminel dont vous êtes accusée, mais je
tiens tout d’abord à vous faire préciser les circonstances qui l’ont précédé, et
j’arrive tout de suite à vos déclarations dès le début de l’information. Vous
avez dit au moment de votre arrestation – je cite vos paroles : « Irritée d’être
l’objet d’injures et de diffamations dans les journaux, et plus particulièrement
dans Le Figaro, il m’a semblé que mon mari ne pouvait se défendre, à cause
de sa situation, et qu’il m’appartenait de le venger des outrages qui
rejaillissaient sur nous deux. » Veuillez sur ce point faire connaître à
messieurs les jurés quelle influence avait sur votre esprit la campagne du
Figaro.
Mme CAILLAUX. — Quand la campagne du Figaro a commencé,
j’étais déjà dans un esprit que l’opinion publique avait préparé. Je ne sais pas
si je me fais bien comprendre, c’est pour cela que j’aurais voulu vous dire ce
qui s’était passé avant la campagne, si ce n’est pas abuser…
Le PRÉSIDENT. — Non, vous en avez le droit. Je croyais que vous aviez
terminé en ce qui concerne les circonstances précédentes.
Mme CAILLAUX. — On a répandu des bruits sur mon mari ; j’ai
commencé à souffrir de la calomnie lorsque j’étais nouvellement remariée.
Tout le monde m’accueillait avec des sourires d’ironie ; vous comprenez, tout
le monde racontait que c’étaient des soi-disant folies de mon mari. Je sentais
bien qu’on se moquait de moi et j’étais un peu ridicule.
Ce n’est pas tout. Au même moment, des bruits abominables de fortune
mal acquise ont commencé à circuler dans tout Paris : on disait que mon mari
– oh ! des journaux l’ont raconté ! – avait fait un coup de Bourse à Berlin, au
moment de la discussion franco-marocaine, que ce coup de Bourse lui avait
rapporté beaucoup d’argent ; ce qu’on disait surtout, c’est qu’il avait vendu le
Congo à l’empereur d’Allemagne, tout Paris a connu cette histoire d’une
couronne de 750 000 francs, qui m’aurait été donnée comme cadeau de noces
et qui aurait été payée par l’empereur d’Allemagne. Je voyais ces bruits se
répandre non seulement dans un certain monde, mais pénétrer un peu dans
toutes les couches de la société. C’était très pénible pour moi.
Enfin, il y eut un moment d’accalmie. Nous avons voyagé. Les passions
politiques étaient très surexcitées et, à un moment, je me suis aperçue
combien la calomnie avait fait ses ravages ; plusieurs faits me l’ont prouvé. Je
ne pouvais plus assister aux séances de la Chambre, j’entendais toujours dire
autour de moi quelque chose de désagréable pour mon mari dans les tribunes.
Permettez-moi, Monsieur le Président, de vous citer un fait, si vous ne
trouvez pas mes explications trop longues !
Le PRÉSIDENT. — Non, expliquez-vous.
Mme CAILLAUX. — Un jour, c’était au moment de la discussion de la
loi militaire, mon mari s’apprêtait à monter à la tribune, j’étais dans la
galerie. Il y avait un jeune ménage derrière moi qui, au moment où mon mari
est monté à la tribune, s’est mis à piétiner et à crier de toutes ses forces :
« Caillaux, Congo ! Caillaux, Congo ! À Berlin ! À Berlin ! » Toutes les
personnes qui étaient dans la galerie leur ont donné raison. Il y avait là, la
femme d’un chef de cabinet de ministre, la femme d’un député de la droite.
J’ai été obligée de m’en aller, honteuse ; je suis sortie comme une folle. J’ai
raconté ce fait au chef des huissiers. J’étais très bouleversée. Ce n’est pas la
première fois qu’on lançait devant moi des calomnies comme celle-là contre
mon mari. Je sentais toujours monter cette réputation de fortune mal acquise,
il m’en venait des échos de tous les côtés. C’étaient mes amis, mes
domestiques qui me racontaient, qu’ils étaient félicités d’être chez un homme
qui avait tant volé d’argent et chez lequel ils devaient faire tant de bénéfices.
Tout le monde, mes fournisseurs, mes couturières, me racontaient cela, ne se
doutant pas du mal qu’ils me faisaient. Ils me disaient qu’ils se disputaient
avec leurs clients et avec leurs amis pour déclarer que mon mari n’avait pas
vendu le Congo.
À l’automne, lorsque le ministère Barthou est tombé, on a demandé à
mon mari de reprendre le pouvoir. Je savais combien l’opinion publique était
contre lui, je savais que, s’il revenait au pouvoir, on allait reparler de l’impôt
sur le revenu, car c’était cela qui excitait beaucoup les gens contre lui. Cela
m’avait fait très peur ; je ne voulais pas qu’il redevienne ministre. Mais on lui
a fait valoir des considérations de devoir vis-à-vis de son parti et je me suis
inclinée. Je lui ai dit à ce moment-là que cela lui porterait malheur… Hélas !
Je ne prévoyais pas comment. Je ne me trompais pas ! C’est alors que
commença la campagne du Figaro. Ah ! Elle fut tout de suite implacable, elle
n’avait rien de politique, elle était personnelle, et à mesure que les
affirmations du Figaro soulevaient des dénégations, on voyait que cela
excitait l’auteur des articles, que ceux-ci devenaient de plus en plus violents.
Tous les jours, il y avait une nouvelle attaque contre mon mari. Enfin, je
sentais que l’auteur des articles s’exaspérait ; en voici la preuve. Au mois de
février, il disait qu’il ne ferait jamais ce qu’il a fait le 13 mars. Il écrivait que
tous les moyens lui seraient bons pour abattre Caillaux, qu’il ne reculerait
devant aucun procédé. C’est alors que la lettre « Ton Jo » a paru. Beaucoup
de raisons me faisaient penser que les miennes allaient suivre… Alors, je
souffrais tellement que j’ai perdu la tête… Voilà !
[Au président qui objecte que la campagne du Figaro paraissait avoir un
caractère politique, Henriette Caillaux répond :]
Mme CAILLAUX. — Je crois, Monsieur le Président, qu’il n’est pas une
personne qui, ayant lu les 138 articles du Figaro, puisse dire que la campagne
n’avait qu’un caractère politique. J’ai compté au moins 138 articles en trois
mois ; en 95 jours exactement, il y a eu 138 articles ou dessins injurieux
contre mon mari. Ils étaient presque tous à la première page. Dans ces
138 articles, je ne compte pas les comptes rendus de la Chambre et du Sénat
dans lesquels mon mari n’était pas ménagé, bien entendu. C’était le droit du
directeur du Figaro d’attaquer la politique de mon mari, mais ce n’est pas
cela qu’il a fait. Dans toutes ces attaques, il l’accusait d’avoir employé des
moyens déshonorants pour parvenir à des buts de politique personnelle. Il y a
bien quelques articles sur le traité franco-marocain, c’est certain, mais si on
veut bien comparer ces critiques aux articles élogieux que sur le même sujet
M. Calmette consacrait à mon mari deux ans plus tôt, ces critiques semblent
étranges. D’ailleurs, elles sont pleines de diffamations, il est facile de s’en
rendre compte.
[Henriette Caillaux, avec l’accord du président, poursuit sa
démonstration, en citant des extraits du Figaro. Après avoir fait état de divers
scandales dans lesquels Joseph Caillaux a été impliqué, elle poursuit :]
Mais ce n’est pas tout, il y a plus grave encore. Le directeur du Figaro
accuse mon mari d’avoir également abusé de sa situation de ministre, pour se
procurer des ressources personnelles, non seulement pour se créer une caisse
noire pour ses besoins politiques, mais de se faire donner par la peur de
l’argent pour lui et de se faire donner des conseils d’administration.
Naturellement, il fait comme s’il ignorait que mon mari… mon Dieu, en
dirigeant deux sociétés de crédit qui n’ont rien en commun avec l’État, faisait
autre chose que d’exercer son métier, comme beaucoup d’autres députés,
quand ils ne sont pas ministres, bien entendu. Eh bien, mon mari, c’est la
même chose ; c’est quand il n’était pas ministre qu’il exerçait son métier.
Enfin, c’est tout naturel, et beaucoup de députés sont avocats, avocats-
conseils, membres de conseils d’administration, et bien souvent rien ne les
désigne pour ce genre d’affaires. Mais c’est défendu à mon mari, qui est
financier de métier ; cela lui est défendu d’exercer son métier, quand il n’est
pas ministre, cela, on le lui défend.
Et alors, ce ton, messieurs… Vous permettez que je lise deux ou trois
passages ?… Monsieur le Président.
Le PRÉSIDENT. — Continuez, Madame : MM. les jurés doivent
connaître toute votre défense et par conséquent vous avez le droit de dire ce
que vous croyez utile.
Mme CAILLAUX. — On dit que mon mari conserve cette présidence de
conseil d’administration alors que sa démission est régulièrement donnée ; on
l’accuse de présider les banques les plus extraordinaires. Mais vous allez
voir. Le 22 décembre : « Le ploutocrate démagogue du Crédit foncier
algérien » – il n’en a jamais fait partie – « du Crédit foncier algérien » et des
« prébendes grassement rétribuées par l’étranger… » Mais tenez, Messieurs :
« Sur le milliard apporté par ses amis et pour ses amis, le quart au moins est
irrémédiablement perdu ; en six mois, un milliard est sorti de nos villes et de
nos campagnes sur le visa de cet homme officiel pour augmenter sa fortune
personnelle. »
Eh bien, vraiment, je me demande si c’est de la politique, cela : on ne
peut pas accuser plus franchement quelqu’un d’être un traître à son pays,
mais aussi d’être un voleur. Voyons, je pourrais en lire indéfiniment comme
cela. Mais ce n’est pas tout. On dit aussi que mon mari est une honte pour
l’étranger, qu’il travaille pour la Banque sud-américaine, pour le roi de
Prusse, et il est dit en grosses lettres dans Le Figaro : « On se demande
comment on fera quand viendront les souverains étrangers », parce qu’il est
la honte pour notre pays, et alors tous les potins sur lesquels je ne veux pas
insister, qui concernent le roi d’Angleterre et le roi d’Espagne. Eh bien,
vraiment, quelqu’un d’indépendant peut-il dire que cela touche à la
politique ? Je ne le crois pas. Je pourrais encore vous en citer de nombreux
exemples, mais je ne veux pas vous ennuyer ; mais la mauvaise foi qui
préside à tout cela est extraordinaire. Tenez… je me garderai bien de
prononcer des noms ou des chiffres : « Les démentis du ministre des
Finances ; quoique plus rares depuis trois jours, étant trop faciles sur le
chapitre où aucune preuve ne peut être apportée, arrachée au domaine des
conversations privées » – on ne dit pas avec qui. Et plus loin : « Je souhaite
que bientôt le crime soit porté à la tribune de la Chambre, pour que le
malfaiteur officiel reçoive le châtiment public. » Puis on dit encore : « Tout
se résume par un mot : infamie ; par un seul nom : Caillaux. »
Enfin l’auteur s’exaspère ; il voit bien qu’il ne ruine pas le ministre qu’il
attaque, dans un certain public… Oh ! Je sais bien que c’est dans le public
ennemi de l’impôt sur le revenu qu’il l’attaque, mais je sais aussi qu’il ne
l’atteint pas au Parlement où tout le monde rend hommage à sa parfaite
honorabilité.
Mais on veut aller plus loin, la menace est plus directe : « C’est l’instant
décisif où il ne faut reculer devant aucun procédé, si pénible qu’il soit pour
nos habitudes, si réprouvé qu’il soit par nos manières et nos goûts. » C’est le
10 mars que le directeur du Figaro écrit cela. Le 13, la menace est exécutée ;
la première des trois lettres paraît ; c’est la lettre « Ton Jo ». Au début, on
nous avait bien prévenus que cette lettre allait paraître, mais nous n’avions
pas voulu le croire…
Le PRÉSIDENT. — Madame, avant d’arriver à cette lettre, c’est-à-dire
au 13 mars, il serait bon que nous sachions un peu tout ce qui s’est passé
relativement aux trois lettres intimes, qui comme vous l’avez dit dans un de
vos interrogatoires, formaient une sorte de trilogie, et je crois que le moment
est venu de vous demander quelques précisions à cet égard.
Avant votre mariage, vous étiez pendant l’été de l’année de 1909 chez
Mme Guillemard, en villégiature, je crois, à Saint-Énogat. M. Caillaux vous a
écrit à cette date deux lettres, une très longue de seize pages, celle qui vous a
le plus préoccupée tout à l’heure, c’est-à-dire celle où la politique était mêlée
à des choses intimes, et une autre plus courte, dont il n’est pas grandement
question dans l’affaire. Ces lettres vous sont arrivées au mois de
septembre 1909, et vous les auriez montrées, je crois, à Mme Guillemard,
qui, elle, s’est expliquée sur ces lettres.
Voulez-vous dire à messieurs les jurés dans quelles circonstances vous
avez reçu ces deux lettres de M. Caillaux et dans quelles circonstances vous
les avez renvoyées à M. Caillaux ; puis vous vous expliquerez pour ne pas
multiplier les questions, sur la teneur même de la lettre en question, la lettre
de seize pages ?
Mme CAILLAUX. — Oui, Monsieur. Comme vous le savez, j’étais à
Dinard chez mon amie, quand M. Caillaux m’écrivit deux lettres à deux ou
trois jours d’intervalle ; puis, quelques jours après, sous un prétexte que je
n’avais pas à discuter, M. Caillaux me pria de les lui renvoyer poste restante
au Mans. Je me rendis à son désir. Avant, j’avais montré ces lettres à mon
amie en effet, et je les ai renvoyées poste restante au Mans, comme
M. Caillaux me l’avait demandé. Voilà ce qui s’est passé. D’ailleurs le récit
en est dans une lettre…
Le PRÉSIDENT. — Parlons tout de suite de la lettre de M. Caillaux du
25 septembre dans laquelle il vous raconte dans quelles circonstances les
deux lettres avaient disparu, avaient été détournées par sa première femme.
Expliquez à messieurs les jurés également ce fait-là.
Mme CAILLAUX. — J’ai renvoyé les lettres ; M. Caillaux les avait
rangées dans le tiroir de son bureau au rez-de-chaussée. Le lendemain
matin… Je suis extrêmement gênée pour expliquer tout cela.
Le PRÉSIDENT. — Ne dites que ce que vous voulez dire, vous n’êtes
pas obligée de dire ce que vous ne voulez pas dire.
Mme CAILLAUX. — Je vais être obligée de mettre en cause plusieurs
fois la première femme de mon mari, Mme Gueydan ; elle est le pivot de
toute mon affaire ; je m’efforcerai de le faire avec le plus de discrétion
possible. Enfin mon mari apprenait le lendemain que sa femme, à l’aide
d’une fausse clef, la nuit, avait pris les lettres, et lui avait dit que les lettres
étaient en sûreté, qu’elle ne voulait pas s’en servir pour divorcer, qu’elle avait
voulu avoir des armes contre son mari et contre moi, qu’elle allait avec ces
lettres me déshonorer. Elle voulait les porter à mon père pour qu’il me
déshérite, à mon ancien mari pour qu’il me reprenne la garde de ma fille, à
ma fille elle-même (une enfant de quinze ans !) elle voulait les lui faire
parvenir pour qu’elle les lise.
Enfin, M. Caillaux eut tellement peur pour moi qu’il me fit comprendre
que nous devions renoncer l’un à l’autre. Il craignait même tant pour ma vie
qu’il m’obligea à partir secrètement en voyage. Je suis partie justement avec
mon amie !
Le PRÉSIDENT. — C’est Mme Guillemard ?
Mme CAILLAUX. — Oui. J’étais dans un tel état de désespoir que je ne
suis pas partie toute seule. À Florence où je me trouvais avec elle dans les
premiers jours de novembre, je reçus une dépêche du secrétaire de
M. Caillaux.
Le PRÉSIDENT. — Ah ! Oui…
Mme CAILLAUX. — Non, Monsieur le Président, ce n’est pas celle-là.
J’ai reçu une dépêche du secrétaire de M. Caillaux me disant que je n’avais
plus rien à craindre, que les lettres étaient brûlées, que M. Caillaux s’était
embarqué la veille pour l’Égypte avec sa femme avec laquelle il était
réconcilié.
Je rentrais à Paris le cœur brisé. J’y appris qu’en effet M. Caillaux avait
bien pris toutes ses précautions pour moi, que les lettres avaient été brûlées
en présence de M. Privat-Deschanel et que Mme Caillaux-Gueydan avait
donné sa parole d’honneur qu’elle en avait gardé ni copie ni photographie :
c’était le gage de la réconciliation.
Pas besoin de vous dire l’hiver que j’ai passé, mon chagrin.
Mais tout d’un coup, au mois de juillet suivant, le hasard me redevint
favorable…
Le PRÉSIDENT. — Juillet 1910 ?
Mme CAILLAUX. — Oui, Monsieur le Président, 1910.
À ce moment, on demanda le divorce… […] Au mois de février 1911, la
veille du jour où le divorce demandé par M. Caillaux allait être plaidé,
Mme Gueydan sortit une lettre dont elle n’avait jamais parlé, que M. Caillaux
lui avait écrite à peu près dix ans auparavant. C’est la lettre « Ton Jo » que Le
Figaro a publié. Elle avait montré cette lettre à différents hommes politiques.
Mme Gueydan pensait que la menace de la lecture de cette lettre au début du
divorce empêcherait M. Caillaux de divorcer. Mais M. Caillaux n’était pas
homme à reculer devant un argument de cette espèce et la veille du jour où le
divorce allait être plaidé on s’entendit pour un divorce d’accord. Il fut
entendu que les lettres qu’on avait échangées de part et d’autre dans le
ménage seraient détruites, parmi elles bien entendu, la lettre « Ton Jo » et
pour cette lettre, Mme Gueydan cette fois encore donna sa parole d’honneur
qu’elle n’en avait gardé ni la copie ni la photographie.
[…]
Le PRÉSIDENT. — Vous avez su que les lettres sur lesquelles vous vous
êtes expliquée avaient été brûlées… À quel moment avez-vous su que des
photographies en avaient été conservées ?
Mme CAILLAUX. — Ne voudriez-vous pas, Monsieur le Président, que
j’explique un peu ce qu’il y avait dans ces lettres ?
Le PRÉSIDENT. — C’est en effet le moment. Si vous désirez vous
expliquer là-dessus, faites-le tout de suite.
Mme CAILLAUX. — Je dois dire que ces malheureuses lettres, c’est
peut-être moi qui les connais le moins ; je les ai eues quelques jours en ma
possession, il y a cinq ans, mais enfin je peux donner quelques
renseignements dessus.
Ces lettres étaient, bien entendu, tendres. Elles étaient écrites dans les
termes que peut employer un homme bien élevé écrivant à une femme bien
élevée ; mais c’était surtout comme une espèce de biographie depuis le
mariage que M. Caillaux avait fait trois ans auparavant. Il me disait combien
il avait été heureux de me rencontrer et il me parlait de l’espoir, assez vague
d’ailleurs, qu’il avait formé de se rendre libre un jour. Il me disait aussi –
toute la lettre est écrite dans un style assez élevé et toujours d’une haute
portée morale, cela je le garantis –, M. Caillaux me disait – et là toute la
délicatesse de son caractère se montrait –, il me disait les scrupules qu’il avait
à briser des liens qui pourtant lui avaient donné peu de bonheur.
Mais, ce qui pouvait rendre très intéressantes les lettres pour Le Figaro,
c’est qu’il y disait aussi les raisons de politique locale pour lesquelles il
jugeait ne pas devoir divorcer six mois avant la période électorale. Il me
faisait la psychologie moyenne des électeurs.
C’est là ce qui pouvait faire craindre la publication de fragments de cette
lettre dans Le Figaro, c’est qu’au moment où allait s’ouvrir une nouvelle
période électorale, à côté de la phrase sur l’impôt sur le revenu, il aurait été
intéressant d’afficher en grandes lettres sur les murs de toutes les communes
de France les raisons pour lesquelles M. Caillaux jugeait ne pas devoir
entamer une procédure en divorce avant la période électorale. Et, Monsieur le
Président, ces raisons étaient très mêlées aux raisons intimes ; on pouvait
difficilement les séparer les unes des autres, et cela se comprend. Dans cette
lettre, M. Caillaux naturellement parlait aussi de moi, de ma situation de
femme seule. J’étais divorcée depuis dix-huit mois. Il parlait de ma vie.
Quant à la seconde lettre…
Le PRÉSIDENT. — La plus courte ?
Mme CAILLAUX. — La courte… J’ai deux souvenirs de cette lettre.
Elle était écrite sur papier à entête de la préfecture de la Sarthe, et elle était
fort courte, comme vous le disiez, Monsieur le Président. M. Caillaux y
racontait qu’il avait fait un placement d’une partie de sa fortune, placement
qui lui avait rapporté un certain bénéfice.
Voilà, en mon âme et conscience, tout ce que je peux dire sur ces lettres
tout à fait convenables, je le répète.
Le PRÉSIDENT. — Je répète ma question de tout à l’heure ; à quel
moment avez-vous su que des photographies de ces lettres avaient été
conservées ?
Mme CAILLAUX. — Je l’ai su presque aussitôt après mon mariage ou
peut-être quelques jours avant, je ne peux pas le préciser.
[Henriette Caillaux s’étend longuement sur ces lettres, précisant qu’elles
étaient bien connues du milieu de la presse à Paris. Sur la demande du
président, elle expose les raisons qui lui faisaient redouter leur publication,
mettant notamment en avant la publication de la lettre « Ton Jo » dans Le
Figaro, à caractère privé.]
Le PRÉSIDENT. — Voulez-vous me permettre une toute petite question
avant de suspendre l’audience ? L’accusation vous dit qu’on a publié dans la
lettre « Ton Jo » des passages qui se rapportent à la politique : on peut
supposer que dans la lettre dont vous venez de parler tout à l’heure, la longue
lettre de seize pages, il ne s’agissait que de passages se rapportant
exclusivement à la politique.
Mme CAILLAUX. — Il est bien évident qu’en publiant la lettre « Ton
Jo », M. Calmette entrait dans la vie privée du ministre, mais enfin il entrait
aussi dans la vie privée d’une femme, la destinataire de cette lettre. On dit, on
répète que Mme Gueydan n’avait pas autorisé la publication de cette lettre.
C’était donc, à mon sens, une grave injure que lui faisait Le Figaro en
publiant une lettre qui lui avait été écrite dans des circonstances un peu
exceptionnelles, quand elle était encore la femme d’un autre. On ravivait pour
elle certainement un souvenir douloureux si on apprenait à son grand fils, qui
a vingt-six ans, je crois, des choses qu’il ignorait peut-être. Certainement,
c’est une grave injure à faire à une femme que de donner, par écrit avec la
date et la signature, la preuve des relations qu’elle a entretenues autrefois.
Mais comment peut-on supposer que le directeur du Figaro aurait hésité à me
faire à moi, la femme d’un homme à qui il a voué une haine à mort, la même
injure que celle faite à Mme Gueydan ? C’est impossible. Pour une femme
qui a sa dignité, pour une mère, c’était déjà beaucoup.
Mais, Monsieur le Président, la preuve que la publication de la lettre
« Ton Jo » est une publication privée, c’est M. Calmette lui-même qui l’a
donnée. Tenez, si vous voulez me permettre de vous rappeler ce passage :
La preuve indiscutable, terrible, honteuse, je la donne avec un
profond regret, je l’avoue. Je l’affirme sur mon honneur, c’est la première
fois, depuis trente ans de journalisme, que je publie une lettre privée, très
intime, malgré la volonté de son détenteur, de son propriétaire ou de son
auteur. Ma dignité en éprouve une vraie souffrance. Je m’en excuse
auprès de ceux que cette publication affligera.
Donc, c’est une lettre privée, très intime qui établit la félonie de
Caillaux.
Il est donc bien difficile, pour Le Figaro, de venir soutenir que ce n’est
pas une lettre privée. C’est M. Calmette lui-même qui le dit : « C’est une
lettre très intime. »
Je sais bien qu’on répond à cela qu’on n’a publié que la partie politique,
que la partie destinée au public. Je me demande quand une lettre privée et une
lettre écrite à une femme est en totalité ou en partie destinée au public. Parce
qu’il s’agira d’une lettre qui ne se rapportera pas exclusivement à des sujets
d’amour et alors qu’on s’est procuré cette lettre par un moyen plus ou moins
propre, on aura le droit d’en publier des fragments ? Alors, il n’y a plus de
correspondance possible ; il n’y a plus de confiance possible. Voilà un
ministre qui écrit rapidement deux mots à son amie. Il ne se doute pas qu’on
lui sortira cette lettre treize ans plus tard et qu’on le menacera d’afficher cette
lettre sur les murs de toutes les communes de France. Dans ces conditions, il
n’y a plus de confiance possible. On ne peut plus écrire à personne, car enfin
est-ce une profession de foi, quand on écrit à une amie et quand on s’épanche
dans le cœur d’une femme en qui on a confiance ? Est-ce qu’on pèse ses
termes quand on écrit dans ces conditions-là ? Est-ce qu’on ne plaisante pas
même un peu ?
Quoi qu’on en dise, cette lettre vraiment n’est pas destinée au public car,
si elle l’avait été, M. Calmette ne se serait pas excusé de la publier dans les
termes où il l’a fait et que je viens de vous lire. Cela ne peut pas faire de
doute pour personne, c’est bien une lettre privée. Il n’y avait donc pas de
raison pour qu’on ne publiât pas aussi des fragments des miennes.
Je vous ai dit pourquoi j’avais lieu de le craindre et les personnes qui me
l’ont rapporté le diront encore avec plus de précision. Je n’ai donc pas besoin
de dire que la publication avait été pour moi une terrible révélation. Je n’avais
jamais pensé que quelqu’un s’abaisserait jusque-là !
Le PRÉSIDENT. — Puisque vous avez terminé sur ce point, Madame,
nous allons suspendre l’audience pendant une demi-heure.
[Suspension d’audience. L’audience est reprise à 2 h 30.]
Le PRÉSIDENT. — Si vous voulez rester assise, Madame, vous pouvez
le faire.
Mme CAILLAUX. — Oh non, Monsieur, je vous remercie.
Le PRÉSIDENT. — Vous vous êtes expliquée sur les lettres, vous vous
êtes expliquée sur la crainte que vous aviez de leur publication, des dangers
et des ennuis que cette publication pouvait vous causer, et vous avez alors
tâché à un moment donné d’empêcher cette publication. Vous avez songé,
tout d’abord, à employer la voie judiciaire et, dès le 13 mars, peut-être le 14,
e
peu importe, vous vous êtes adressée à votre avoué M Thorel, à qui vous
avez demandé des conseils à cet égard.
Mme CAILLAUX. — De la part de mon mari, bien entendu.
Le PRÉSIDENT. — Oui, d’accord avec M. Caillaux, bien entendu. Je
e
crois que la première communication que vous avez eue avec M Thorel a été
faite par écrit, je ne sais si vous en avez eu une de vive voix.
Mme CAILLAUX. — Non.
e
Le PRÉSIDENT. — M Thorel vous a envoyé un projet d’assignation
devant le tribunal civil ; veuillez-vous expliquer sur les termes de ce projet
d’assignation dont on ne trouve, du reste, aucune trace au dossier.
Mme CAILLAUX. — Monsieur le Président, à l’instruction M. le
bâtonnier et moi, nous l’avons offerte à M. le juge d’instruction ; il a dit qu’il
n’était pas nécessaire qu’il la prenne, M. le bâtonnier l’a gardée, elle est là.
Le BÂTONNIER LABORI. — J’ai le document, Monsieur le Président.
Le PRÉSIDENT. — MM. les jurés seront heureux de savoir quels étaient
les termes employés dans cette assignation ; voulez-vous, maître Labori, en
donner lecture ?
Le BÂTONNIER LABORI. — Ce serait peut-être bien long.
Le PRÉSIDENT. — Eh bien, vous en donnerez lecture lors de votre
plaidoirie.
e
Le BÂTONNIER LABORI. — En tout cas, M Thorel est à l’audience, et
il peut attester que cette assignation n’a pas été rédigée pour les besoins de
e
l’affaire actuelle. C’est M Thorel qui a été à ce moment-là chargé de rédiger
cette assignation.
Le PRÉSIDENT, à Mme Caillaux. — Dites succinctement quelle était la
nature de cette assignation.
e
Mme CAILLAUX. — Je me suis fiée à M Thorel, qui est notre conseil
depuis longtemps. J’avais le souvenir qu’il y avait une loi sur la propriété
littéraire des lettres et qu’on n’avait pas le droit de s’en servir, de les publier
sans l’assentiment de l’expéditeur. C’est dans cette idée, que j’avais
e
communiquée à mon mari, que j’ai téléphoné à M Thorel. Il m’a répondu
qu’en effet, puisque je craignais une publication pour le mardi, il avait rédigé
rapidement un projet d’assignation. C’est ce qu’il a fait. J’ai montré ce projet
à mon mari, non pas le dimanche matin, parce qu’il était dans la Sarthe, mais
le dimanche soir, en revenant, à neuf heures du soir. C’est le dimanche, à
déjeuner, qu’on m’avait donné le conseil de demander l’avis de M. le
président Monier.
Le PRÉSIDENT. — N’anticipons pas, nous allons arriver à cela tout à
l’heure. Vous avez montré cette assignation à M. Caillaux le dimanche soir, à
son retour de la Sarthe ?
Mme CAILLAUX. — Oui, Monsieur.
Le PRÉSIDENT. — Mais nous sommes au 15 mars. Dans la journée du
15 mars, il s’est passé quelque chose : vous avez été invitée à déjeuner chez
la princesse de Monaco ?
Mme CAILLAUX. — Oui.
Le PRÉSIDENT. — Là, vous avez trouvé plusieurs convives,
Mme Chartran, M. de Lara et M. Morand ; vous avez parlé de procès civil
devant ces personnes ?
Mme CAILLAUX. — Oui, parce que j’ai dit toutes mes craintes, mais
sans insister, bien entendu, car je ne voulais pas parler de lettres qui
m’avaient été adressées. J’ai dit que l’intention de mon mari était d’assigner
Le Figaro devant le tribunal civil pour publication d’une lettre privée.
Le PRÉSIDENT. — Eh bien, M. Morand, un des convives dont je viens
de parler ne vous a-t-il pas fait une objection ?
Mme CAILLAUX. — Oui. Il m’a dit : « Méfiez-vous ; étant donné la
personnalité de votre mari, le directeur du Figaro déclinera la compétence du
tribunal civil, et alors procès de presse en cours d’assises, cela a beaucoup
d’inconvénients. » De là, chez moi, la déduction toute naturelle de demander
un avis tout à fait privé à M. le président Monier.
Le PRÉSIDENT. — Vous n’avez pas été satisfaite de l’opinion de
M. Morand, qui n’était pas, du reste, tout à fait autorisée, et vous avez songé,
M. Caillaux et vous, à vous adresser à M. le président Monier ?
Mme CAILLAUX. — C’était un avis d’ami, que M. Morand me donnait
tout simplement.
Le PRÉSIDENT. — Nous arrivons alors au lendemain 16. Vous avez fait
téléphoner à M. le président Monier pour lui demander, au nom de
M. Caillaux et au vôtre, un rendez-vous vers une heure et demie du soir,
M. Caillaux devant aller ce matin-là même au Conseil des ministres.
Racontez ce qu’a été le rendez-vous, nous nous expliquerons par la suite.
Mme CAILLAUX. — Nous avons fait téléphoner à M. le président
Monier pour lui demander s’il pouvait venir voir mon mari à une heure et
demie. M. le président Monier a dit qu’il était retenu au Palais à cette heure-
là, mais qu’il pouvait venir dans la matinée entre dix et onze heures. Mon
mari m’a dit : « Je ne peux pas être là, mais tu connais la question au moins
aussi bien que moi ; reçois M. le président Monier, excuse-moi auprès de lui
et tu me diras ce qu’il aura indiqué. » M. le président Monier s’est en effet
rendu à la convocation à dix heures et demie.
Le PRÉSIDENT. — Veuillez raconter à MM. les jurés toute la
conversation que vous avez eue avec M. le président Monier qui, d’ailleurs,
sera entendu ce soir. Vous ajouterez quelle a été votre impression après avoir
écouté ses avis.
Mme CAILLAUX. — Je suis arrivée tenant pliée en quatre l’assignation
e
de M Thorel, à la main ; j’ai tout de suite dit à M. le président Monier que
c’était bien entendu un avis privé que je lui demandais. M. le président
Monier m’a arrêtée tout de suite ; il a jugé inutile de lire cette assignation, et
m’a répondu qu’en France nous n’étions pas protégés contre les diffamations
de la presse, il n’y avait pas de loi pour nous protéger dans ces conditions-là,
que, peut-être, un particulier, un modeste particulier arriverait encore à se
faire rendre justice, mais que quand on était dans une certaine situation, il n’y
avait rien à faire. M. le président Monier m’a cité son exemple personnel ; il
m’a dit que lui-même avait été très violemment attaqué, jusqu’à la porte du
Palais, où on avait vendu, pendant plusieurs jours de suite, un journal
quelconque sur lequel il était écrit en manchette, en lettres hautes de trois ou
quatre centimètres, les mots : « Le président Monier est un bandit », qu’on
l’avait poursuivi lui-même en lui offrant ce journal pour se moquer de lui. Il
m’a dit qu’il n’avait rien fait, parce que pour lui, comme pour un ministre, il
n’y avait pas de loi, que nous n’étions pas protégés, que, dans des cas pareils,
il n’y avait qu’à se résigner ou à se défendre par ses propres moyens. M. le
président Monier m’a dit notamment que ce n’était pas le seul défaut de notre
législation, mais là je n’ai pas très bien compris ce qu’il m’a dit, parce que je
ne suis pas du tout au courant des affaires du Palais ; j’ai cru comprendre
qu’il m’a dit qu’il y avait une Chambre devant laquelle venaient des procès
e
financiers, la 9 Chambre, et que là, c’était une ressource pour les maîtres-
chanteurs, parce que, dans une affaire, on trouvait toujours un petit côté faible
et que les maîtres-chanteurs s’en servaient très facilement. Notre conversation
s’est terminée amicalement, et M. le président Monier, en s’en allant, m’a dit,
comme conclusion, qu’il était lamentable de voir tous les scandales contre
lesquels on n’était pas protégé et qu’avec le tempérament français, c’était
bien étonnant que, pas plus souvent, des gens ne cassent la figure aux autres.
Voilà comment notre conversation s’est terminée.
Le PRÉSIDENT. — Vous savez que le président Monier, dans sa
déposition, a bien dit qu’il avait tenu le propos « d’user de ses propres
moyens », mais qu’il a ajouté, dans sa déposition, que lui-même ne pouvait y
songer à l’occasion du camelot qui le poursuivait de ses assiduités. Il a ajouté
que vous aviez pu commettre une erreur de bonne foi en détachant ce
membre de phrase du reste de la conversation et que vous auriez ainsi fait une
confusion entre les mots « user de ses propres moyens », et ceux que vous
venez d’indiquer, sans les rattacher au reste de la conversation, qu’il avait eue
avec vous.
Mme CAILLAUX. — Je n’ai jamais compris que M. le président Monier
m’engageait à aller casser la figure à quelqu’un ; M. le président Monier ne
se doutait pas certainement de l’effet que produirait ses paroles sur moi, il ne
savait pas quelles tortures j’avais passées depuis trois mois. Je l’avais reçu,
calme, tranquille ; certainement, il ne pouvait pas se douter de l’impression
que me feraient ses paroles. Cela m’a complètement découragée, puisque
M. le président Monier m’engageait à me résigner, il m’engageait à me
laisser égorger certainement. Il me disait qu’il n’y avait rien à faire, qu’il ne
fallait rien faire. C’est bien ce que j’ai compris.
Mais c’est aussi ce qui m’a plongée dans le désespoir le plus affreux.
[…]
Le PRÉSIDENT, à l’accusée. — Arrivez à ce qui s’est passé après le
départ de M. Monier. Vous avez été voir M. Caillaux tout de suite au
ministère des Finances et vous lui avez rendu compte de la conversation que
vous aviez eue avec M. le président Monier. Voulez-vous dire à MM. les
jurés quelle a été votre conversation avec votre mari, quand vous avez pu
causer seule à seul avec lui, car je crois que quand vous êtes arrivée au
ministère, il était en compagnie de deux ou trois personnes ?
Mme CAILLAUX. — Aussitôt après la conversation que j’ai eue avec
M. le président Monier, je ne m’étais pas rendu compte du gouffre
épouvantable que son conseil avait ouvert devant moi. Je ne m’étais pas
rendu compte tout de suite qu’il n’y avait rien à faire, rien, rien, contre cette
calomnie, contre cette publication que je craignais. J’ai été très occupée ce
matin-là… Faut-il que je rappelle ce que j’ai fait ?
Le PRÉSIDENT. — Rappelez, rappelez.
Mme CAILLAUX. — Il était onze heures moins le quart quand M. le
président Monier est parti. J’ai reçu un coup de téléphone de M. Pierre
Mortier, je crois, pour des raisons mondaines, un de M. Pierre de Fouquières,
directeur du protocole, qui me priait de lui préciser l’heure à laquelle nous
arriverions au dîner de l’ambassade d’Italie auquel devait assister M. le
président de la République.
Je répondis à M. Pierre de Fouquières que nous arriverions à huit heures
et quart très exactement, et je lui ai rappelé que j’aurais besoin de lui à la fin
de la semaine pour placer nos convives à un de nos dîners officiels, que nous
devions avoir le lundi suivant. Ensuite – c’était la vie de tous les jours à peu
près – j’ai reçu ma manucure, j’ai eu un rendez-vous avec la maison Potel et
Chabol pour commander mon dîner du lundi suivant, je suis allée chez le
docteur Gaillard, mon dentiste, avec qui j’avais un rendez-vous à midi moins
un quart ; en sortant de chez lui, je suis allée en taxi au ministère des
Finances.
J’ai raconté à mon mari la conversation que j’avais eue avec M. le
président Monier. Mon mari a été aussi bouleversé de ce que je lui disais, et il
m’a répondu : « Eh bien !, puisqu’il n’y a rien à faire, je ne te laisserai pas
attaquée impunément, et puisque c’est comme cela, je casserai la g… à
M. Calmette – en employant un terme plus vif – je lui casserai la figure. »
e
M CHENU. — On peut bien le dire : la gueule, c’est dans toute la
procédure.
Le PRÉSIDENT. — Il vous a dit : « Je lui casserai la gueule » ?
Mme CAILLAUX. — Cela me gêne d’employer cette expression en
public.
e
M CHENU. — Elle l’a écrite.
Mme CAILLAUX. — Il y a des choses qu’on écrit à son mari et qu’on ne
dit pas en public.
Le PRÉSIDENT. — La menace de M. Caillaux d’aller casser la gueule à
M. Calmette vous a fait une telle impression, avez-vous dit à l’instruction,
que vous avez compris que votre mari était résolu à agir tout autrement que
par la voie judiciaire, et que vous auriez insisté auprès de lui pour savoir s’il
voulait mettre sa menace à exécution ?
Mme CAILLAUX. — Je voudrais dire… On a beaucoup reproché à mon
mari de m’avoir répondu de la sorte au lieu de m’avoir engagée à me
résigner, comme l’avait fait M. le président Monier…
Je tiens beaucoup à dire que mon mari, en disant : « Je casserai la figure »
à un homme qui s’apprêtait à toucher à mon honneur, ne faisait que son
devoir de mari, et cela m’avait un peu remontée. Je sentais enfin mon soutien
naturel, mon mari. Si mon mari m’avait dit : « Il n’y a rien à faire, résigne-
toi », je l’aurais considéré comme un lâche ; je l’aurais méprisé s’il n’avait
trouvé aucun moyen de me défendre, s’il m’avait dit : « Il n’y a qu’à laisser
faire… » Il m’avait remontée pendant un moment, mais il m’a redit après, je
lui ai demandé dans l’auto qui me ramenait au ministère, il m’a redit son
expression, alors je lui ai dit – je le connais bien, j’ai bien vu que c’était
sérieux, ce qu’il disait – je lui ai dit : « Mais, mon Dieu, quand cela ? Est-ce
aujourd’hui ? » Il m’a répondu : « Non, à mon jour et à mon heure, cela ne te
regarde pas. »
Alors, toute la journée, si vous saviez ce que cette horrible chose m’a
poursuivie. Il n’y avait pas moyen d’en sortir, c’était une situation
inextricable ; mon mari, je le sentais bien, allait tuer un homme. Mon Dieu !
Mon Dieu ! Si vous saviez ce que j’ai pu souffrir ce jour-là !… Mon mari que
je sais si bon, si honnête, lui, il allait être pour moi… c’est pour moi qu’il
allait commettre un acte comme cela ! Cela n’empêchait pas que je sois
déshonorée, n’est-ce pas ? Alors j’ai voulu le tuer.
J’ai pensé à me suicider, ce jour-là, après déjeuner, puis j’ai réfléchi que
cela ne sauverait rien du tout, qu’on s’en emparerait probablement ; on dirait
que j’avais eu la preuve de son déshonneur, que je n’avais pas voulu survivre.
Si vous saviez comme ce jour-là j’aurais donné, si on me l’avait demandé,
comme j’aurais donné ma vie avec bonheur, si on m’avait promis en retour
que ces lettres ne paraîtraient pas, que la campagne allait cesser !
Le PRÉSIDENT. — Votre conversation avec M. Caillaux s’est terminée
à l’arrivée à votre domicile. Pendant le déjeuner, en raison des allées et
venues des gens de service, il n’a été question de rien, si ce n’est du
remplacement de la cuisinière, qui, paraît-il, ne faisait pas votre affaire.
M. Caillaux est parti pour le Sénat, je crois, vers deux heures. Avant de
quitter M. Caillaux, vous avez manifesté cependant que vous éprouviez un
malaise et vous lui avez même dit que vous n’iriez pas, le soir, à l’ambassade
d’Italie ; vous lui avez proposé de lui envoyer son habit au ministère pour
qu’il y allât directement ?
Mme CAILLAUX. — Oui, monsieur. À ce moment, j’étais folle, je ne
me sentais pas le courage d’aller faire bonne mine le soir… d’aller faire des
frais dans un grand dîner ; j’étais souffrante alors, je suivais un régime très
sévère, je n’avais pas mangé au déjeuner… Je me sentais tellement
souffrante… Les idées se choquaient dans ma tête ce jour-là…
Le PRÉSIDENT. — Dites à MM. les jurés ce que vous avez à dire.
Mme CAILLAUX. — Je me sentais tellement dans cette situation qu’il
n’y avait pas moyen d’en sortir… C’était le lendemain que la lettre allait
paraître, on me l’avait dit ; cette peur de voir mon mari tuer un homme,
arrêté…, toutes les conséquences… Alors c’est là que l’idée de tenter une
suprême démarche moi-même m’est venue. L’état dans lequel j’étais
évidemment, je m’en rends compte aujourd’hui, ne me permettait pas de
comprendre toutes les conséquences que cela pourrait avoir ; j’avais perdu
mon bon sens, ma raison. Je me suis dit : je vais y aller, je vais tâcher de faire
quelque chose, j’empêcherai bien cette publication. C’est comme cela que
l’idée m’est venue d’aller faire une démarche moi-même ; c’était fou, je le
sais bien, c’était fou !
Je suis sortie tout de même. Nous avions du monde à dîner le lendemain ;
c’était pour arrêter une cuisinière. Je suis arrivée à trois heures au bureau de
placement. Là, l’idée tragique ne m’était pas venue, puisque j’ai arrêté une
personne pour le lendemain, je lui ai donné les plus grands détails de mon
intérieur, pour les dépenses… Et puis, je me disais : « Si j’allais au
Figaro ? »… Il fallait bien que ma démarche aboutît… Je me disais : « Si on
ne me donne pas satisfaction, ma démarche sera ridicule, on en rira peut-être ;
et alors l’idée de faire un scandale m’est venue. »
Je dois dire que j’ai toujours porté un petit revolver avec moi, c’est une
habitude que mon père nous avait donnée, à ma sœur et à moi, dans les
circonstances délicates. En voyage, j’avais un petit revolver dans mon
nécessaire. Je ne sais pas, mais il me semblait… c’est stupide ! Qu’il y avait
une voix qui me disait : « Emporte un revolver ! » Le revolver que j’avais
était égaré depuis longtemps ; j’avais l’intention de le remplacer. J’avais
demandé à mon mari, s’il allait chez notre armurier, de m’en prendre un
parce que la campagne électorale allait bientôt commencer, j’allais voyager
seule… et nous voyageons toujours armés, comme beaucoup de personnes
depuis l’histoire des bandits tragiques ; nous avions acheté un revolver parce
que nous voyagions en auto. Alors, l’idée d’aller acheter un revolver pour
l’emporter au Figaro m’est venue.
Je suis allée chez Gastinne-Renette en me disant que si M. Calmette ne
me donnait pas satisfaction dans le courant de la journée ou un peu plus tard,
je ferais un scandale, j’ameuterais la rédaction ; après cela, ce sera bien
difficile qu’il publie mes lettres. Mais, si j’avais prévu l’horrible issue, il est
bien certain que j’aurais laissé publier les lettres.
Le PRÉSIDENT. — Lorsque vous êtes sortie du bureau de placement,
vous êtes allée chez Gastinne-Renette et vous avez demandé à l’employé,
M. Fromentin, qui sera entendu, de vous donner un revolver, parce que vous
voyagiez seule et en automobile ; il vous a donné le choix entre plusieurs
revolvers : un premier revolver était le revolver Smith Wesson, et il vous a
proposé d’aller l’essayer…
Mme CAILLAUX. — Oui, Monsieur.
Le PRÉSIDENT. — Vous êtes alors descendue ; vous avez trouvé dans le
sous-sol un autre employé… ?
Mme CAILLAUX. — Oui, Monsieur.
Le PRÉSIDENT. — Et on vous a fait tirer avec ce revolver. Ce revolver
n’était pas très maniable pour une femme, et vous vous seriez blessée au
pouce ?
Mme CAILLAUX. — Ce sont eux qui voyaient du sang…
Le PRÉSIDENT. — Ils vous ont dit : « Vous feriez mieux de prendre un
browning, parce que c’est une arme plus maniable, peut-être plus dangereuse,
mais enfin plus maniable. »
Alors, on vous a apporté un browning… Voulez-vous expliquer à
MM. les jurés ce qui s’est passé ?
Mme CAILLAUX. — D’abord, ce revolver, on ne peut pas s’en servir si
on ne sait pas, si on ne vous a pas montré, ce n’est pas du tout comme une
autre arme. Alors, comme je suis une cliente de Gastinne-Renette pour les
cartouches… mais je n’avais jamais acheté d’arme… naturellement ils m’ont
dit : « Nous allons vous montrer à vous en servir. » C’était d’autant plus
naturel que j’étais déjà descendue dans d’autres circonstances. Ils m’ont
montré à m’en servir et j’ai tiré une charge.
Le PRÉSIDENT. — Puis, vous êtes remontée, vous avez fait inscrire
l’achat au compte de M. Caillaux… ?
Mme CAILLAUX. — Oui, nous avons un compte chez eux. Ils m’ont fait
même prendre un petit étui. Si j’avais voulu me servir de mon revolver pour
le soir, rien que pour le soir, je n’aurais pas acheté le petit étui ; seulement,
pour le transporter, c’était plus commode, j’ai trouvé tout naturel de prendre
l’étui.
Le PRÉSIDENT. — C’est vous-même qui avez chargé le revolver ?
Mme CAILLAUX. — Oui, ils m’ont dit que c’était le règlement de la
maison.
Le PRÉSIDENT. — Enfin, munie de ce revolver, vous êtes sortie de chez
Gastinne-Renette et vous êtes allée où ?
Mme CAILLAUX. — Je suis allée au Crédit lyonnais.
Le PRÉSIDENT. — Voulez-vous expliquer à MM. les jurés ce que vous
avez fait au Crédit lyonnais ?
Mme CAILLAUX. — Mon mari m’avait confié un travail qu’il a fait, un
livre, qui n’a pas été édité, puis différents papiers qu’il m’avait chargée de
porter au coffre-fort ; il nous sert à mettre mes bijoux lorsque nous allons à la
campagne… il avait aussi besoin, depuis quelques jours, d’un agenda ; il m’a
dit : « Va donc chercher mes papiers, j’en ai besoin. » Je suis allée au Crédit
lyonnais et je lui ai rapporté ses papiers. C’est tout, Monsieur le Président.
Le PRÉSIDENT. — Alors vous êtes revenue chez vous vers quatre
heures à peu près ?
Mme CAILLAUX. — Il y a eu une enquête qui a été faite à la suite… On
a dit que j’avais trompé sur mon emploi du temps ; mais cette enquête a
prouvé l’heure de mon retour chez moi ; je suis rentrée entre quatre et cinq
heures.
Le PRÉSIDENT. — Il est bien indiqué par l’enquête que vous êtes
arrivée chez vous à l’heure que vous aviez indiquée, à quelques minutes près.
Mais, une fois chez vous, voulez-vous raconter ce que vous y avez fait ?
Mme CAILLAUX. — Je rangeai dans mon armoire le paquet que j’avais
rapporté pour mon mari. Je ne savais pas encore très bien si je devais aller au
Figaro ou à un thé auquel j’étais invitée, parce dans ce but j’avais changé de
costume, j’avais mis pour être plus élégante une toilette d’après-midi. Si
j’avais eu l’idée d’aller au Figaro, je n’aurais pas changé de robe pour cela.
Quand je descendis l’escalier de chez moi, je me demandais encore si
j’irais au thé ou au Figaro, mais j’étais poussée par une volonté qui s’était
substituée à la mienne, et j’ai écrit à mon mari une lettre, puis je suis partie au
Figaro.
Le PRÉSIDENT. — C’est la lettre dont je vais donner lecture, parce
qu’on n’en a peut-être pas entendu les termes lorsqu’ils ont été lus dans l’acte
d’accusation :
16 mars, 4 heures
RÉQUISITOIRE DU PROCUREUR
GÉNÉRAL JULES HERBAUX
Messieurs de la Cour,
Messieurs les Jurés,
Et en post-scriptum :
Que veut-on faire de ces lettres ? Pas s’en servir pour demander le
divorce ! On veut au contraire s’en servir pour m’empêcher de demander
le divorce ; et il est certain qu’on me tient bien de cette façon, d’après ce
que m’a dit Th. On veut peut-être aussi s’en servir pour te perdre en
contant à qui voudra l’entendre quelles sont nos relations.
Que puis-je faire ! Je ne veux pas lier ta vie à celle d’un homme qui
est enchaîné peut-être pour toujours ; je ne veux pas davantage, je veux
encore moins t’exposer à un scandale. Je me dois donc à moi-même de
payer cruellement ma faute, mon inexplicable légèreté en te rendant ta
liberté. Tu es jeune, tu peux oublier, refaire ta vie ; surtout avant tout,
par-dessus tout, je ne veux pas que, par moi et pour moi, tu souffres dans
ta réputation, dans ton honneur, et, je le répète, je n’ai d’autre moyen de
préserver ta réputation et ton honneur que de m’effacer de ta vie.
Il est exact que le lundi 16 mars, dans la matinée, avant le Conseil des
ministres qui s’est tenu ce jour-là, M. Caillaux m’a demandé un entretien
particulier. Il m’a paru très ému et m’a dit qu’il redoutait que
M. Calmette ne publiât dans Le Figaro des lettres privées, dont la
divulgation serait très pénible à lui et à Mme Caillaux.
Je lui répondis que je tenais M. Calmette pour un galant homme, tout
à fait incapable de publier des lettres qui mettraient en cause
Mme Caillaux. Mais, j’essayai vainement de le convaincre à ce sujet. Il
me répondit qu’il considérait le dernier article du Figaro comme destiné à
préparer cette publication. Je n’arrivai pas à le détromper, ni à le calmer.
Il se leva même, à un moment donné, en s’écriant : « Si Calmette publie
ces lettres, je le tuerai ! »
C’est alors qu’un rapprochement étroit et terrible paraît s’être fait dans
l’esprit de Mme Caillaux. Calmette ramasse la vérité où elle se trouve, mais
cette lettre privée, cette lettre d’un homme à une amie qu’il vient de publier,
c’est une lettre adressée en 1901 à Mme Gueydan. Or, Mme Gueydan
possède d’autres lettres, celle de 1909, où le passé de Mme Caillaux peut
apparaître aux yeux du monde, aux yeux de sa fille.
Calmette ramasse la vérité où il la trouve, mais la même source qui lui a
procuré la lettre « Ton Jo » ne lui a-t-elle pas procuré les deux autres ? Et,
puisqu’on vient de publier la première lettre « Ton Jo », pour discréditer la
politique du ministre, ce n’est plus, sans doute, qu’une question d’heure, et
on publiera les autres pour assurer l’échec du député. C’est à tort qu’elle a
pensé que M. Calmette publierait ces lettres. M. Calmette n’aurait pas publié
et ne pouvait pas publier les lettres : elles n’étaient pas en sa possession. Il ne
paraît même pas avoir cherché à se les procurer, et certes il n’eût rien publié
d’un texte avec lequel il eût été impossible de compromettre le député sans
compromettre sa femme. En effet, aussi bien, semble-t-il, ses adversaires que
ses amis, tous sont d’accord pour rendre hommage à sa courtoisie habituelle,
à ses sentiments de délicatesse et par-dessus tout au respect profond qu’il
avait de la femme.
Par conséquent, M. Calmette n’eût point publié les lettres ; il ne serait
jamais descendu à une pareille action. M. Calmette n’eût jamais fait cela.
Mais il semble bien malheureusement que M. et Mme Caillaux ont cru qu’il
l’aurait fait. C’est du moins l’impression qu’on éprouve quand on se rapporte
à la déposition de M. le président de la République :
Louis Malvy est bien décidé à répondre aux accusations de traîtrise dont
il fait l’objet. Il veut dissiper la méfiance qu’il inspire, se défendre. Dans un
premier temps, le 4 octobre, il interpelle Paul Painlevé sur les mesures
envisagées par le gouvernement afin d’assurer le bon déroulement de la
justice dans son affaire. L’enquête diligentée à cette occasion écarte les
charges formulées contre lui, mais cela lui paraît insuffisant ; il lui faut une
décision judiciaire. Le 22 novembre, il réclame lui-même à la Chambre la
nomination d’une commission parlementaire chargée d’examiner s’il y a lieu
de le déférer devant le Sénat réuni en formation juridictionnelle pour crimes
18
commis dans l’exercice de ses fonctions . Le 28 novembre, alors que
Clemenceau vient d’accéder au pouvoir, sa requête aboutit à la suite d’un
19
vote massif de la Chambre qui adopte son renvoi en Haute Cour. Sûr du
bien-fondé de la politique qu’il a menée, fort du soutien de la gauche, quand
il s’en remet ainsi aux mains de la justice, Louis Malvy reste confiant dans le
sort qui lui est promis. Sans doute oublie-t-il les accents vengeurs du discours
prononcé le 20 novembre par le nouveau président du Conseil. Ce jour-là,
décidé à lutter contre le défaitisme, le vieux Tigre s’est exclamé devant la
Chambre : « Hélas, il y a eu des crimes, des crimes contre la France qui
appellent un prompt châtiment. Nous prenons devant vous l’engagement que
justice sera faite selon la rigueur des lois. Plus de campagnes pacifistes, plus
20
de menées allemandes. Ni trahison ni demi-trahison : la guerre . » Malvy ne
voit-il pas que ces propos grondeurs ne sont pas seulement destinés aux
Duval et aux Almereyda ? Ne voit-il pas que ces avertissements pleins de défi
concernent aussi Joseph Caillaux et lui-même ?
Quand Louis Malvy est déféré devant le Sénat, c’est la première fois
qu’un ministre comparaît devant la Haute Cour depuis l’avènement de la
e
III République. Faute de précision dans la loi constitutionnelle du 16 juillet
1875, certaines modalités de procédure devant cette juridiction spéciale
destinée à juger les plus hauts personnages de l’État restent à définir.
L’article 12 prévoit bien que les ministres sont « mis en accusation par la
Chambre des députés » et « jugés par le Sénat », mais il ne règle pas la
21
question de l’instruction . Or, Malvy, mis en accusation par la Chambre, n’a
pas vu son dossier instruit devant elle, il appartient donc au Sénat de se
charger de cette mission. Au cours du mois de janvier 1918, une commission
sénatoriale spéciale est nommée pour procéder à un supplément
22
d’information . À l’issue de l’enquête, six mois plus tard, la Cour se réunit
de nouveau : sous la présidence d’Antonin Dubost, président du Sénat, le
procès peut commencer.
Lu à l’audience le premier jour, le 16 juillet 1918, le rapport de la
commission d’instruction sénatoriale établi par le sénateur Pérès donne le ton
des débats qui vont suivre ; un esprit d’hostilité et de parti pris manifeste y
domine. Le document écarte certains des éléments de fait initialement retenus
par l’accusation, qui se contentait d’enregistrer les attaques formulées par
Léon Daudet, mais développe les mêmes griefs de complaisance et de
défaitisme articulés depuis des mois contre Louis Malvy. Les propos de la
commission n’hésitent pas non plus à mettre en cause la vie privée du député
du Lot, bafouant le respect à la dignité que ce dernier pouvait attendre de son
statut d’ancien ministre et de parlementaire. Dès ce moment, Louis Malvy
sait qu’il a face à lui une assistance qui, dans sa majorité, lui est contraire et
qui attend sa chute. Le réquisitoire pris par le procureur général Mérillon et
prononcé à l’audience le 19 confirmera cette impression. Il conclut à
23
l’application des articles 60 et 77 du code pénal et, après avoir lui aussi
écarté les accusations trop visiblement infondées de Daudet, adopte
l’infraction de complicité de trahison, faute de pouvoir retenir le crime de
trahison lui-même, qui n’est pas caractérisé.
En dépit de l’hostilité qui se déchaîne contre lui, Malvy s’efforce de
rappeler les sénateurs à leur rôle de juges, d’invoquer leur loyauté et leur
raison : « Vous représentez, leur dit-il, une assemblée chargée de dire
froidement le droit, non des parlementaires appelés à débattre avec passion de
questions politiques. » Comme en juillet 1917 face aux attaques de
Clemenceau, le député du Lot, désireux de laver son honneur, laisse parler sa
bonne foi. Croyant que son honnêteté lui suffira pour se faire entendre,
cédant à la tentation de la justification, il expose le bien-fondé de son action,
24
démontre, explique , comme s’il avait face à lui des juges prêts à se laisser
convaincre, comme si, également, la priorité n’était pas pour lui d’attaquer la
fragilité juridique de l’offensive menée contre lui. Tout au long de sa défense,
Malvy se place sur le terrain de la vérité, là où toute prise en compte de la
réalité des faits semble avoir déserté la mentalité de ses juges.
Par l’exhortation qu’il adresse à ses pairs, Malvy touche le cœur d’un
procès dans lequel il se trouve enfermé comme au fond d’une impasse, quelle
qu’ait été sa volonté d’y comparaître. Sa mission de dire le droit, la Cour va
la remplir, mais elle l’entendra à sa façon, distordue, entachée de partialité.
Même si les faits qui sont reprochés à l’accusé échappent de toute évidence à
la sanction de la loi, même s’ils n’appellent qu’une appréciation
d’opportunité politique, tous les moyens seront mis en œuvre pour les
soumettre à une qualification juridique. Le procès dans son entier tourne
autour de cette tension et de cette contradiction : déclarer à toute force illégal
un comportement qui n’entre pas dans les catégories juridiques prévues par la
loi pénale.
Au moment du réquisitoire, le procureur général Mérillon s’est heurté à
ce paradoxe. À l’heure de rendre sa décision, la Cour se trouve confrontée à
la même difficulté. Répugnant à adopter l’incrimination fantaisiste
d’intelligence avec l’ennemi visée par l’article 77 du code pénal, elle est
conduite à son tour à donner libre cours à sa créativité juridique.
S’affranchissant des termes de la loi pénale, elle choisit de retenir la
25
qualification de « forfaiture ». Ce faisant, la Haute Cour s’attribue une
souveraineté qu’aucun texte ne lui accorde puisqu’elle s’autorise à adopter de
manière parfaitement arbitraire une incrimination qui ne correspond pas aux
26
faits de l’espèce . La forfaiture – crime commis par un fonctionnaire dans
l’exercice de ses fonctions – suppose, bien entendu, qu’un véritable
« crime », défini comme tel par le code pénal, ait été réalisé ; or, en
l’occurrence, il n’en a rien été.
En présence de l’infraction inattendue adoptée par la Cour, le bâtonnier
Bourdillon, défenseur de Malvy, s’insurge. Lui qui, quelques jours plus tôt,
plaidait avec son client qu’une action politique doit se voir appliquer une
sanction de même nature, qu’elle ne peut être jugée criminelle, sauf à
présenter les éléments d’une qualification pénale, proteste avec véhémence
contre l’incrimination de forfaiture. À tout le moins, il réclame qu’il soit
procédé à une nouvelle instruction. Il ne sera pas entendu. Le procureur
général Mérillon fera valoir qu’un nouvel examen ne se justifie pas dans la
mesure où les faits visés sont restés identiques puisque que la Cour se fonde
toujours sur l’ensemble des circonstances constitutives de la politique de
l’ancien ministre.
Le 6 août 1918, par 96 voix contre 86, la Haute Cour déclare Louis
Malvy coupable « d’avoir, dans l’exercice de ses fonctions de ministre de
l’Intérieur de 1914 à 1917, méconnu, violé, trahi les intérêts de sa charge
dans des conditions le constituant en état de forfaiture ». Le soutien des
présidents du Conseil Viviani, Briand et Ribot, dont le député du Lot a été
successivement le ministre de l’Intérieur, les dépositions favorables des
ministres Marcel Sembat et Albert Thomas n’ont pas suffi à vaincre les a
27
priori de la Cour . Échappant à la mort à laquelle Léon Daudet l’aurait
volontiers condamné, Malvy écope d’une peine elle-même définie en marge
28
des textes par la Cour . À l’issue d’un procès qui démontre, si cela était
nécessaire, que la justice politique n’est pas l’apanage des régimes
autoritaires, l’ancien ministre de l’Intérieur, tout en conservant son mandat de
député, est frappé de cinq années de bannissement.
Le sort de Louis Malvy est désormais scellé. Il partira pour l’Espagne en
exil. Sa condamnation, accueillie par une relative indifférence au sein du parti
radical, soulève l’indignation de la presse de gauche qui crie à une « nouvelle
29
affaire Dreyfus ». Amnistié en 1924, il reprendra sa carrière politique à son
retour en France, restant député du Lot jusqu’en 1940, avant de voter les
pleins pouvoirs à Pétain le 10 juillet de la même année.
30
Assimilé aux « procès de trahison » appelés de ses vœux par
Clemenceau à la fin de la guerre, le procès de Louis Malvy apparaît
clairement l’œuvre d’une justice au service du président du Conseil. La
confiance avec laquelle l’ancien ministre de l’Intérieur s’en est remis à la
Haute Cour, convaincu de pouvoir faire entendre sa vérité, s’y trouve
trompée. Sa dignité face aux attaques, sa répugnance pour les polémiques où
se complaisent ses contradicteurs se révèlent inutiles. Oubliant que les temps
de guerre sont peu propices à l’équité et qu’ils réclament leurs boucs
émissaires, Malvy, sans le vouloir, s’est jeté dans la gueule du loup, se
privant malgré lui d’un certificat d’innocence.
SOURCES : AN (fonds Bluet) 334AP/1.
BIBLIOGRAPHIE : sur le procès de Louis Malvy, voir, en particulier, Jean-Yves
Le Naour, L’Affaire Malvy. Le Dreyfus de la Grande Guerre, Hachette,
2007. Voir aussi Daniel Amson, Jean-Gaston Moore et Charles Amson,
Les Grands Procès, préface de Jacques Vergès, PUF, 2007.
1. Louis Malvy est ministre de l’Intérieur du mois de mars 1914 au 31 août 1917.
2. De 1810 à 1944, la direction générale de la Police nationale est divisée en quatre
directions dont celle de la Sûreté générale, qui s’occupe à la fois de la police judiciaire et
de la sécurité publique. Elle dépend du ministère de l’Intérieur.
3. Alphonse Merrheim, pourtant à la tête de la minorité pacifiste, écrit en évoquant cette
heure historique : « La classe ouvrière, soulevée par une formidable vague de nationalisme,
n’aurait pas laissé aux agents de la force publique le soin de nous fusiller ; elle nous aurait
fusillés elle-même », cité par Philippe Bernard, La Fin d’un monde, 1914-1929, Seuil,
1975, p. 8.
4. Sur ce point, voir, notamment, Jean-Jacques Becker et Serge Berstein, Victoire et
frustrations, 1914-1929, Seuil, 1990, p. 93-94.
5. Louis Malvy avait une maîtresse nommée Hélène Berryl, qui mourut en couches en
1915. Sur la demande de Louise Malvy, sa femme, l’enfant née de cette liaison adultère a
été élevée grâce aux subsides versés par son père.
6. Sur ce point, voir la présentation du procès d’Henriette Caillaux.
7. Sur les mutineries, voir Jean-Jacques Becker, Dictionnaire de le Grande Guerre,
Bruxelles, André Versaille, 2008, p. 140-141 ; Léonard V. Smith, « Refus, mutineries et
répressions », in Stéphane Audoin-Rouzeau et Jean-Jacques Becker (dir.), Encyclopédie de
la Grande Guerre 1914-1918, Bayard, 2004, p. 393 sq., sp. p. 400 ; Denis Rolland, La
Grève des tranchées. Les mutineries de 1917, Imago, 2005.
8. Dans une lettre du 28 février 1917, le général Nivelle exigeait sèchement du ministre de
l’Intérieur que des mesures soient prises par lui pour mettre un terme à la propagande
pacifiste. Malgré le soutien dont il bénéficiait de la part du Conseil des ministres, Louis
Malvy avait été alors profondément blessé par cette lettre qu’il aurait, dit-on, qualifiée de
« coup de poignard dans le dos ».
e
9. Rappelons que l’expression de 2 bureau s’applique au renseignement et aux services
secrets de l’armée française entre 1871 et 1940.
10. Sur les attaques de Clemenceau contre Malvy, voir notamment Gilbert Guilleminault
e e
(dir.), Le Roman vrai de la III et de la IV République, 1870-1958. Première partie : 1870-
1918, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1991, p. 1154 sq.
11. L’Homme libre, créé par Clemenceau en 1913, est devenu au début de la guerre
L’Homme enchaîné, à la suite de l’intervention de la censure. Clemenceau a ainsi deux
raisons au moins d’en vouloir à Malvy : le ministre de l’Intérieur qui a négligé ses conseils
au sujet du carnet B a, de plus, bridé sa liberté de parole.
12. Ce qui n’empêche pas le Sénat de voter ce jour-là la confiance à Malvy.
13. Louis Malvy est député du Lot.
14. Sur ce sujet, voir, en particulier, Jean-Yves Le Naour, L’Affaire Malvy. Le Dreyfus de
la Grande Guerre, Hachette, 2007, p. 202 sq.
15. Il s’agit de la séance au cours de laquelle Malvy interpelle Painlevé, voir infra.
16. Pour plus de détails sur le journal et sur l’affaire, voir, notamment, Jean-Yves Le
Naour, L’Affaire Malvy. Le Dreyfus de la Grande Guerre, op. cit., p. 134 sq., sp. p. 143
sq. ; Jean-Denis Bredin, Joseph Caillaux, Hachette, 1980, p. 229 sq. Caillaux, lui aussi, est
mis en cause, notamment pour avoir subventionné le journal en 1914, afin qu’il soutienne
sa femme.
17. À la suite de l’arrestation de Duval, le 5 juillet, Malvy est violemment pris à partie par
Maurice Barrès, le 7, lors d’une séance publique à la Chambre.
18. Pour plus de détails sur les points de procédure et sur l’analyse juridique du procès, voir
e
Maurice Garçon, Histoire de la justice sous la III République, t. II : Les Grandes Affaires,
Fayard, 1957, p. 183 sq. ; Paul Bastid, Les Grands Procès politiques de l’histoire, Fayard,
e
1962, p. 336 sq. ; Jean-Pierre Royer, « Le jugement des ministres sous la III République :
les affaires Malvy et Péret, une “justice du contexte” ? », in Association française pour
l’histoire de la justice, Les Ministres devant la justice, préface de Robert Badinter, Actes
Sud, 1997, p. 159 sq. Voir aussi Raymond Lindon et Daniel Amson, La Haute Cour 1789-
1987, PUF, 1987, sp. p. 97 sq.
19. Le vote massif de la Chambre dissimule la diversité des motivations qui l’inspirent. Si
la droite souhaite la condamnation de Malvy, la gauche, de son côté, attend de la
comparution de l’ancien ministre devant le Sénat qu’elle le disculpe.
20. Discours de présentation du programme du gouvernement prononcé par Clemenceau
devant la Chambre le 20 novembre 1917.
21. L’article 12 de la loi du 16 juillet 1875 prévoit que : « Les ministres peuvent être mis en
accusation par la Chambre des députés pour crimes commis dans l’exercice de leurs
fonctions. En ce cas, ils sont jugés par le Sénat. » Le dernier alinéa de ce texte dispose en
outre que : « Une loi déterminera le mode de procéder pour l’accusation, l’instruction et le
jugement. »
22. Il s’agit d’une commission investie de pouvoirs judiciaires. Elle a été définie par une loi
du 5 janvier 1918, votée afin d’établir les règles de procédure applicables devant le Sénat
en la circonstance. Sur le déroulement de l’instruction, voir Jean-Yves Le Naour, L’Affaire
Malvy. Le Dreyfus de la Grande Guerre, op. cit., p. 231-236.
23. Dispositions qui incriminent respectivement la complicité et les actes d’intelligence
avec l’ennemi.
24. Depuis son exil, Louis Malvy écrira un livre pour relater son affaire et reprendre cette
défense : Louis Malvy, Mon crime, Flammarion, 1921.
25. Pour des détails sur les circonstances dans lesquelles cette qualification a été adoptée,
voir Jean-Yves Le Naour, L’Affaire Malvy. Le Dreyfus de la Grande Guerre, op. cit.,
p. 247. Une question subsidiaire a été posée à ce sujet par Pierre-Étienne Flandin.
26. Le pouvoir que la Cour se reconnaît ainsi à elle-même a fait l’objet d’appréciations
divergentes chez les juristes, les unes approbatrices (notamment Jean-André Roux,
« L’affaire Malvy et le pouvoir souverain du Sénat comme Haute Cour de justice », Revue
de droit politique et parlementaire, 1918, p. 266 sq.), les autres plus critiques (notamment
Léon Duguit, « L’arrêt du Sénat dans l’affaire Malvy », Revue de droit politique et
parlementaire, 1919, p. 137 sq.). Voir aussi les observations de Jean-Pierre Royer, « Le
e
jugement des ministres sous la III République : les affaires Malvy et Péret, une “justice du
contexte” ? », op. cit., p. 170.
27. Parmi les témoins qui sont au contraire hostiles à Louis Malvy figurent notamment
Léon Daudet, longuement entendu par les juges, certains représentants de l’autorité
militaire ainsi que des membres du ministère de l’Intérieur en désaccord avec la politique
de leur ancien supérieur.
28. La peine de dégradation civique dont la condamnation de forfaiture est légalement
assortie est ici exclue par les juges.
29. Pour une critique indignée de la décision, voir notamment Affaire Malvy. Étude
juridique, Ligue des droits de l’homme et du citoyen, 1918.
30. L’expression est de Clemenceau lui-même ; elle a été reprise par une revue de l’époque
– la Revue des causes célèbres – pour réunir un ensemble de procès disparates. En
particulier ceux de Joseph Caillaux, lié à Malvy par une troublante communauté de destin,
de Jean Leymarie, directeur de cabinet indélicat, du sénateur Charles Humbert, accusé
d’intelligence avec l’ennemi, mais aussi ceux d’individus plus troubles, tels que Paul Bolo,
dit Bolo-Pacha, ou Émile Duval du Bonnet rouge, qui l’un et l’autre seront passés par les
armes. Pour une vision synthétique, voir Jacques Chabannes, Les Scandales de la
« Troisième », Perrin, 1972, p. 125-245 ; Maurice Garçon, Histoire de la justice sous la
e
III République, t. II : Les Grandes Affaires, op. cit., p. 169-223.
SÉNAT RÉUNI
EN HAUTE COUR DE JUSTICE
J’ai seulement voulu, comme il était convenu, vous faire part des faits
parvenus à ma connaissance, par le moyen de la correspondance, par
différentes informations et par la surveillance qui serait exercée.
Je vous prie de croire, Monsieur le Ministre, à mes sentiments les
plus dévoués.
Le général Lyautey avec qui j’ai eu des entretiens au sujet des mesures à
prendre, écrivait de son côté au général en chef et à moi-même, il disait :
Quelque temps après, je l’indique pour montrer qu’il n’y avait pas de
malaise entre le GQG et moi, je recevais du général Nivelle une autre lettre
personnelle, écrite de sa main, dans laquelle il parle de ma loyauté et de mon
énergie…
(Un certain nombre de sénateurs demandent la lecture de cette lettre
tandis que d’autres s’y opposent.)
Un SÉNATEUR. — Puisque vous faites état de cette lettre, lisez-la.
M. MALVY. — Voici ce que m’écrivait le général Nivelle :
Monsieur le Ministre,
(Bruit.)
Le PRÉSIDENT. — Avez-vous fait connaître cette lettre à la commission
d’instruction ?
M. MALVY. — J’ai fait connaître à la commission simplement la
dernière phrase de la lettre. J’ai dit la vérité : j’ai indiqué à l’instruction qu’à
la date du 5 mai, après l’offensive d’avril, le général Nivelle m’avait écrit
cette lettre. Mais je n’ai donné connaissance que de la dernière phrase dans
laquelle le général exprime la reconnaissance collective de l’armée, en
gratitude personnelle et l’expression de ses sentiments, bien affectueusement
dévoués.
M. CAVALLINI. — La commission ne vous a-t-elle pas demandé de lui
donner connaissance de la lettre tout entière ?
M. MALVY. — Non.
Le PRÉSIDENT. — La parole est à Monsieur le Rapporteur.
(Mouvement.)
Le RAPPORTEUR. — Nous avons le droit de poser des questions.
Un SÉNATEUR. — Oui, mais il ne faut pas les poser de façon à
interrompre celui qui a la parole.
M. PEYTRAL. — Pouvez-vous expliquer comment il se fait que la lettre
du général Nivelle, dont il vient de nous être donné connaissance, ne figure
pas dans le rapport de la commission ?
Le RAPPORTEUR. — J’ai simplement à répondre que si la commission
n’a pas inséré dans son rapport le texte de la lettre dont il vient d’être donné
lecture, c’est parce que devant la commission M. Malvy a déclaré que c’était
une lettre confidentielle du général Nivelle dans laquelle le général lui
adressait des félicitations, mais il n’a pas voulu déposer la lettre entre nos
mains.
M. MALVY. — J’en ai donné lecture en ce qui concerne la dernière
phrase.
Le RAPPORTEUR. — Vous avez dit que c’était une communication
confidentielle.
(Mouvement.)
M. MALVY. — Il résulte donc bien de l’exposé que je viens de faire des
rapports ayant existé entre le GQG, le général Nivelle et nous, qu’il n’y a rien
eu entre nous qui puisse faire croire à un dissentiment.
Je passe à une autre lettre qui a été apportée à l’instruction et dont on fait
état contre moi. C’est une lettre du général Pétain du 29 mai 1917, adressée
au ministre de la Guerre. Dans cette lettre le général Pétain commence par
indiquer certains incidents qui se sont produits les 4 mai, 19, 26 et 27 mai sur
le front. Il indique que les causes de cette effervescence semblent être, 1° les
tracts saisis dans les gares de Paris, 2° les agents provocateurs qui se glissent
dans les cantonnements sous un uniforme étranger, 3° le contact des brigades
russes, 4° les articles de presse sur les comités de soldats, sur le repos des
troupes, en particulier un article de l’Écho de Paris du 27 mai, 5° l’espoir de
l’impunité ou du moins de l’atténuation des peines encourues par suite des
restrictions apportées progressivement à l’action des conseils de guerre ;
6° l’accroissement de l’ivresse dans l’armée provoqué par les difficultés
qu’éprouve le commandement à s’opposer à l’alcoolisme ; 7° l’attitude des
ouvriers mobilisés et de certains officiers et soldats dans les réunions
pacifistes de l’intérieur ; 8° les mouvements populaires qui se produisent à
Paris.
Comme vous le verrez, Messieurs, sur ces huit points, il y en a deux qui
m’intéressent, c’est la question des tracts dans les gares de Paris et les
mouvements populaires à Paris.
Le général Pétain conclut en disant :
(Murmures approbateurs.)
Mais à la fin d’avril, le découragement est trop prononcé, la lassitude
apparaît nettement. De la correspondance examinée résulte cette idée qui
semble s’accentuer que la guerre doit prendre fin. De nombreux contrôles
effectués au milieu de mai accentuent cette impression défavorable. Les
officiers eux-mêmes dans leur correspondance expriment leur désillusion
la plus vive. Jusqu’au 15 mai, on peut dire qu’aucun des contrôles
postaux ne fait exception.
C’est par le contrôle des lettres destinées à l’étranger le 14 mai que
l’on commence à enregistrer une légère amélioration dans le moral révélé
dans la correspondance particulière. Je fais remarquer que cette situation
qui s’accentue après le 14 mai correspond avec la naissance de grèves à
l’intérieur. Par conséquent, ce ne sont pas les grèves de l’intérieur qui ont
influé sur le découragement, puisqu’elles n’existaient pas.
Pour la correspondance destinée à l’intérieur de la France, le
découragement plus accentué est la note dominante jusqu’à la fin.
Le contrôle postal constate que l’état d’esprit des troupes est un
pessimisme réfléchi.
Monsieur le Ministre,
Est-ce que c’est là le langage d’un patron à qui j’ai imposé brutalement
les revendications des ouvriers ?
Prenons maintenant la grève de la couture.
Nous avons eu à solutionner pendant les mois de mai et juin, soixante-
quinze grèves qui comprenaient quatre-vingt-dix-huit ouvriers. Il s’agit de
savoir si c’est moi qui ai fomenté les grèves ou si c’est moi qui les ai
solutionnées.
(Approbation de quelques sénateurs.)
Il est épouvantable de faire peser une pareille accusation sur un ministre
qui pendant deux mois a passé toutes les minutes de sa journée à solutionner
ces conflits, à aller des patrons qui se tenaient dans une salle aux ouvriers qui
se trouvaient dans une autre, pour discuter sur des questions de 0,25 et de
0,50. Après des discussions interminables, j’arrivais à les mettre d’accord, et
l’on vient dire aujourd’hui que ce serait moi qui aurais fomenté ces grèves,
qui les aurait prolongées ! C’est moi qui aurais été coupable vis-à-vis de la
patrie !
Messieurs, j’ai conscience au cours de ces grèves d’avoir au contraire
rendu à mon pays le plus grand service en lui donnant l’autorité que j’avais
su acquérir dans les milieux ouvriers. En effet, il y avait à côté de moi, des
organisations syndicales composées de majoritaires et de minoritaires, qui
étaient là prêts à faire entendre leurs conseils de sagesse, à faire prévaloir les
solutions de conciliation et de transaction et c’est à quoi nous sommes
arrivés. Et c’est moi qui aurais commis un crime envers la patrie ?
Réfléchissez, Messieurs.
J’ai passé en revue les faits que l’on me reproche et j’arrive à la grève de
7
la couture .
On prétend qu’à la suite d’un coup de téléphone mystérieux, j’ai imposé
aux patrons la semaine anglaise.
Messieurs, la semaine anglaise a été imposée par moi à la suite d’un coup
de téléphone aux patrons de la couture ? Comment ! la semaine anglaise
faisait déjà partie des revendications ouvrières.
Comment la grève de la couture s’est-elle déclenchée ? D’une façon bien
simple.
Un jour, la maison Jenny libérait ses ouvrières le samedi à midi en faisant
application de la semaine anglaise non payée bien entendu.
Cette mesure déclencha la grève chez ces malheureuses ouvrières qui
gagnaient alors 2,50, 3 francs et 3,50 par jour. Le mouvement se déclencha,
mais ce n’était là qu’un prétexte, une étincelle.
On dit que ce serait un nommé Martschouk (?) qui aurait déclenché la
grève. Cet individu était un Russe qui se trouvait être le secrétaire du syndicat
lorsque je me trouvai en contact avec les membres de ce syndicat. Lui aussi
se trouvait d’accord avec Jouhaux, avec Millerat, et autres, pour faire
prévaloir la même solution. Les ouvrières tinrent alors ce langage : « Nous
demandons une indemnité de vie chère et comme on a voulu nous imposer la
semaine anglaise, nous la demandons. » Voici alors, quelles furent leurs
revendications : 1 Fr de cherté de vie et la semaine anglaise.
Les entretiens succèdent alors aux entretiens. Avec certaines difficultés,
je fais alors comprendre aux patrons qu’il était bon qu’ils soient en contact
avec les syndicats ouvriers. Ils ont fait quelquefois des difficultés pour y
arriver. Mon but était de les rapprocher et d’aboutir à un accord.
C’est ainsi que je suis arrivé à un résultat qui me paraît être une
excellente chose pour l’avenir : c’est la signature d’un contrat de travail entre
patrons et ouvriers.
Ces contrats de travail (je les ai tous ici) ont été signés dans mon cabinet.
[Malvy poursuit en rappelant que la semaine anglaise a été non pas
imposée par lui, mais délibérée par le gouvernement, et en donnant des
détails sur les négociations avec le patronat.]
Ainsi, vous voyez que cette grève a eu un caractère exclusivement
économique, personne n’en doute.
La préfecture de police, qui fit un rapport sur cette grève, le 28 juin 1917,
le déclare très nettement :
Le 21 juin 1916. – Hier soir a eu lieu 228 rue Lafayette une réunion
e
organisée par la section d’Action française du X arrondissement. – Trois
cents personnes environ y assistaient. On fait le procès de la République
qui est traitée de « choléra »…
Nous n’en serions pas où nous en sommes si nous n’avions pas eu des
hommes comme Delcassé, et Clemenceau.
(Rires.)
[…]
Le 22 mai 1916 a lieu une réunion d’étudiants, de ligueurs et de Camelots
du roi, 33, rue Saint-André-des-Arts sous la présidence de Léon Daudet. La
réunion se termine aux cris de « Vive le roi, vive la patrie. Cette guerre aura
au moins servi à quelque chose ! »
Dans une autre, les royalistes proposent d’envoyer l’Action française au
front, et les Lettres à mon ami de Jules Lemaître sont glissées dans les envois
de l’Action française.
Un SÉNATEUR. — Il s’agit bien des Lettres à mon ami de Jules
Lemaître, l’académicien ?
M. MALVY. — Oui, Monsieur le Sénateur. Je passe.
Plusieurs SÉNATEURS. — Lisez, lisez, c’est très intéressant.
M. MALVY. — Une réunion de propagande est organisée à Bordeaux.
M. de Lur-Saluces demande des adresses de militaires blessés, de militaires
dans les dépôts, et des renseignements sur leur âge, profession, degré
d’instruction et d’intelligence.
Le 5 mai 1916, à Guéret, une réunion de l’Action française se sépare aux
cris de : « Vive le roi, à mort la République ! »
En janvier 1916 a lieu une réunion de l’Action française de la région de
Nogent-sur-Marne. On y entend nettement cette déclaration :
Et je lis ensuite ceci qui va vous faire voir, Messieurs, l’accord avec
l’ennemi.
Je lis ailleurs :
Nous trouvons là l’aveu de l’entente avec l’ennemi, avec les partisans des
idées de Liebknecht et de tous ceux qui agissent comme lui.
Je prends un certain nombre d’autres tracts et je n’en lis que des passages
qui seront suffisants pour vous en indiquer la gravité. En voici un de 1915 :
Cette guerre n’est pas notre guerre. Le conférencier rappelle que seule
la lutte des classes par la victoire du prolétariat pourra apporter aux
peuples soumis à l’exploitation économique et patronale moderne une
libération qui ne sera pas une duperie, tandis que la guerre ne peut
qu’asservir davantage les travailleurs. Pendant que la masse des
prolétaires se saigne, les bourgeois, capitalistes, dans tous les domaines,
profitent de la guerre pour accumuler des richesses.
[…] Sébastien Faure, dans une conférence à la Maison des syndicats, dit :
[…] Dans une lettre, un anarchiste écrit à un de ses amis et fait connaître
les progrès réalisés par le groupe.
Je passe. […]
La propagande pacifiste n’est pas faite seulement au moyen de ces
documents émanant de personnes habitant notre territoire, elle est faite aussi
au moyen de documents que l’on emprunte à l’étranger.
Le 27 décembre 1914, on signale l’apparition dans les départements du
Sud-Ouest, d’un manifeste intitulé : « L’Humanité » et on y lit :
[…] Est-ce là, Messieurs, un choix que je fais ? Non, tous les tracts,
toutes les réunions sont inspirés par les mêmes sentiments et les mêmes idées.
Je trouve ailleurs une correspondance qui revêt une gravité toute
particulière et qui montre l’importance de cette propagande. C’est la lettre
e
d’un soldat, un nommé « Adrien P… 45 STA par BCM. Paris » qui écrit à
Mlle G…
Ma chère camarade,
Je crois que la partie que nous jouons est en bonne voie. J’ai
formé avec Gérard, un vieux jeune garde, une petite troupe d’élite
qui ne perd pas une occasion de mettre la conversation sur le
chapitre de la paix. J’ai établi un programme de discussion qui,
jusqu’ici, donne de bons résultats. Nous semons le bon grain qui
ne tardera pas à germer.
Un autre écrit :
Cher camarade,
Soyez certain que les brochures que vous m’avez adressées, seront
mises en main de ceux que cela pourra intéresser, qu’ils se les
transmettront et en feront leur profit.
Il y aurait lieu de saisir les tracts dans les imprimeries qui les tirent ;
d’interdire les réunions ou discussions ne se limitant pas à des questions
strictement professionnelles ; de supprimer le journal révolutionnaire
Nitchavo ; d’empêcher les menées de Sébastien Faure et autres agitateurs,
de briser la propagande pacifiste et d’exiger un travail normal dans les
usines de guerre et les arsenaux.
Après le général Nivelle, c’est le général Pétain qui intervient, faisant les
mêmes constatations et indiquant la nécessité que les mêmes mesures soient
prises.
Si je n’avais le sentiment que j’enfonce en ce moment une porte ouverte,
je continuerais, mais j’ai peur d’abuser de vos instants !
(Non ! non ! continuez !)
Voici la lettre du général Pétain du 29 mai. Il écrit au ministre de la
Guerre que depuis quelques jours les actes d’indiscipline collectifs et les
manifestations se multiplient de façon inquiétante. Prenez garde ! ces faits
d’indiscipline vont à la grande mutinerie du mois de juin.
Suit toute une série d’actes particuliers qui visent des régiments que je ne
nommerai pas. Braves régiments ! Ils sont aujourd’hui à l’honneur, ils se
battent magnifiquement : pourquoi rappeler les faiblesses qu’ils ont pu
avoir ? Laissons-les à leur devoir et à leur gloire.
(Marques d’assentiment.)
Mais toute cette série d’actes des 19, 26 et 27 mai indique à quel point la
situation s’aggrave.
Il faut, dit le général Pétain, rechercher et grouper les hommes pour
obtenir qu’ils rejoignent leurs unités. Au cours de marches, des meneurs
réussissent à débaucher quelques soldats qui abandonnent leur place.
Grâce à l’influence personnelle et à l’énergie des officiers, tout rentre
assez rapidement dans l’ordre. Mais si, d’une façon générale, les
manifestations ne semblent pas dirigées contre le commandement mais
contre le gouvernement. “Nous n’en voulons pas à nos officiers, disent
les hommes, mais au gouvernement. Nos femmes crèvent de faim, on les
zigouille à Paris, nous voulons aller en permission ! Il faut que le
gouvernement le sache ! c’est lui qui a refusé de faire la paix quand
l’Allemagne le lui offrait.” Les hommes crient : “Vive la Révolution !”
Telles sont, dit le général Pétain, les causes de cette dangereuse
effervescence.
Nous allons voir maintenant comment le crime que j’indique s’est
manifesté dans l’exécution et comment cette propagande a obtenu les
résultats qui ne sont pas négligeables :
Le général Pétain signale :
INTERROGATOIRE DE GERMAINE
BERTON
Le PRÉSIDENT à l’accusée. — Je vais procéder à votre interrogatoire.
Je vous préviens avant de le faire, comme je le fais d’ailleurs dans toutes les
affaires, que vous aurez toute liberté pour vous expliquer et faire à MM. les
jurés toutes les déclarations que vous jugerez convenables dans l’intérêt de
votre défense. Je vous préviens, d’autre part, que si c’est moi qui vous
interroge comme le veut la loi, vos réponses sont surtout destinées aux jurés
qui sont vos juges.
Avant d’arriver aux faits mêmes qui vous sont reprochés, il est utile,
nécessaire, que nous voyions d’abord ensemble quel est votre passé, quels
sont vos antécédents, quels sont les renseignements fournis sur votre compte,
votre conduite, votre moralité, votre réputation, votre mentalité aussi afin que
MM. les jurés connaissent bien et les faits et la personne qu’ils ont à juger.
Pour bien juger quelqu’un, il faut bien le connaître. Vous avez donné tout à
l’heure votre état civil. Vous êtes née à Puteaux le 3 juin 1902.
R. — Oui, Monsieur.
D. — Vous avez exactement vingt et un ans et demi ?
R. — Oui, Monsieur.
[Sur les questions du président, Germaine Berton décrit brièvement son
itinéraire : ayant passé sa première enfance à Puteaux et à Nanterre, elle vit
par la suite à Tours avec ses parents. Son père meurt en 1919. La jeune fille,
qui laisse une mauvaise impression à l’école, obtient des récompenses à
l’école des beaux-arts de Tours où elle entre à l’âge de treize ans. Ses
rapports avec sa mère sont difficiles ; cette dernière se plaint de sa fille, mais
la quitte quand elle a dix-sept ans. À dix-huit ans, Germaine Berton est à
Paris.]
D. — […]. En 1920, vous aviez dix-huit ans, vous vous lancez
ardemment dans la lutte révolutionnaire. Vous devenez une militante ardente.
Vous assistez à des réunions.
R. — J’ai même assisté à Tours à des réunions de l’Action française ; j’y
arrivais par un passage qui communiquait avec le manège où se tenaient les
réunions royalistes ; c’était Guérin qui les présidait. Lorsque je suis revenue à
Paris en 1920, j’ai commencé à militer dans le syndicalisme ; c’est alors que
je me suis séparé de ma mère qui estimait que ce n’était pas ma place de
jeune fille. J’estimais qu’il était de mon devoir de continuer dans la route que
j’avais prise ; c’est à ce moment là que ma mère m’a quittée. J’ai été nommée
secrétaire du comité révolutionnaire syndicaliste de Tours.
D. — Mais avant de passer à la propagande anarchiste, vous auriez au
début plutôt été du côté communiste. Vous indiquez que cela n’a pas été
votre manière de voir, ni de faire.
R. — Oui. Lorsque j’ai quitté, soi-disant par manque de travail la société
Rimaillot à Saint-Pierre-de-Corps, en avril 1920, je l’ai quittée en réalité
parce que j’avais fait de l’action syndicale ; j’avais reformé à Tours le
Syndicat des métaux.
D. — C’est un détail. Vous vous livriez à la propagande communiste ;
vous faites connaissance d’anarchistes connus.
R. — Plus tard.
D. — Vous avez fait partie de la commission syndicaliste révolutionnaire
et vous avez créé, reformé le groupe libertaire en Indre-et-Loire.
R. — Mais plus tard. Lorsque j’ai été chassée pour action syndicale des
ateliers de Saint-Pierre-de-Corps, j’ai écrit au journal Le Réveil ; j’ai même
collaboré à ce journal. Le Réveil de Tours est un journal communiste ; j’ai
adhéré à ce moment-là au parti communiste, et au moment du congrès de
Moscou, j’ai quitté le parti communiste.
D. — Vous avez adhéré au parti communiste et vous écriviez dans le
journal Le Réveil. Vous avez fait également des discours dans des réunions
politiques en même temps que vous écriviez des articles dans les journaux.
Or, l’accusation dit ceci : dans vos discours, dans les réunions politiques,
dans vos articles dans la presse, vous prêchiez la violence, vous prêchiez
l’action directe, et je vois que dans le journal communiste auquel vous faites
allusion, Le Réveil, vous avez vraiment traité la République et la France en
termes vraiment odieux. La République, voilà comment vous la traitez :
« Cette salope au mufle barbouillé de sang… » et la France : « Cette marâtre
ignoble qui envoie ses fils crever sur les champs de carnage. » Vous
reconnaissez que c’est bien vous…
R. — Oui, et je ne change rien à ces termes.
D. — Eh bien ! vous n’êtes pas digne d’être Française. Notre France,
c’est la victoire du droit. Telle est donc votre mentalité et je vois que vous ne
la reniez pas.
D’après les renseignements contenus au dossier, je parle toujours d’après
le dossier, vous auriez été une mauvaise patriote, vous venez de le dire vous-
même, mais aussi une mauvaise communiste ou anarchiste, car vous auriez
été chassée de divers groupements.
R. — Pourquoi ?
D. — Je vais préciser, vous auriez été chassée de divers groupements
politiques à cause de votre paresse, et, ce qui est plus grave, à cause de
certains détournements commis au préjudice de camarades politiques.
R. — Monsieur le Président, c’est absolument faux !
D. — Vous avez protesté à l’instruction, mais MM. les jurés ne le savent
pas.
R. — Messieurs les Jurés. C’est à tort que le brigadier Ballerat a prétendu
dans son rapport de Tours que j’avais été chassée du parti communiste, et
même du comité syndical révolutionnaire de Tours, parce que j’avais
détourné de l’argent à certains camarades. J’ai devant M. le juge d’instruction
Devise demandé à ce moment-là qu’on recherche la collection du Réveil de
Tours où ma démission a été donnée et insérée ; vous verriez que j’ai quitté à
ce moment-là le parti communiste, non pas par ce que j’ai détourné de
l’argent aux camarades, mais parce que je ne voulais pas adhérer à Moscou ;
je n’approuvais pas le travail fait par le parti communiste qui se mettait à la
remorque de Moscou et cherchait à subordonner le syndicalisme. Voilà pour
quelle raison j’ai quitté le parti communiste.
D. — Est-ce que vous n’avez pas tous deux raison, vous, et l’enquête de
police. Vous aviez peut-être, vous, des motifs politiques pour vous écarter du
premier groupement auquel vous avez appartenu, mais il n’en est pas moins
vrai, d’après le dossier, que dans le procès-verbal dont nous parlons il est dit
que vous avez été chassée, c’est le mot qui y est employé, de groupements
auxquels vous avez appartenu, qu’on vous faisait reproche de votre paresse et
de vols d’argent, c’est à la page 8, commis au préjudice de camarades
politiques ; et on finit dans le procès-verbal en disant que vous avez eu dans
ces milieux politiques la plus détestable réputation. Néanmoins vous
protestez auprès du jury qui vous écoute avec tout le soin désirable.
R. — Messieurs, je ne peux que confirmer ce que je viens de dire, et tout
à l’heure les témoins qui viennent de Tours préciseront les faits.
D. — C’est ce que j’allais dire ; nous demanderons toutes précisions
possibles, d’une part au brigadier Ballerat qui a procédé à une enquête très
longue, et aux témoins de Tours. Je ne l’oublierai pas.
e
M HENRY TORRÈS. — Merci !
D. — Quoi qu’il en soit, à la suite de ces incidents, soit par motifs
politiques, soit pour motifs d’indélicatesse, vous avez quitté la Touraine.
R. — Je l’ai quittée parce que j’ai été appelée par l’Union anarchiste de
Paris.
D. — Et vous êtes arrivée à Paris. Nous sommes, ne l’oublions pas,
j’essaie d’être aussi méthodique que possible dans cet interrogatoire,
Messieurs les Jurés, nous sommes en novembre 1921.
(Bruit.)
Je prie le public de faire silence et le plus complet ; il m’est nécessaire
dans l’intérêt même de la défense. Quand vous êtes arrivée à Paris, vous vous
liez avec des anarchistes notoires, avec Lecoin, Marie Morand, de Larapidie,
Raymond, Harel…
R. — Je me serais liée alors avec tout le Libertaire !
D. — C’était tout naturel.
R. — Ce n’est pas une liaison.
D. — Je ne vous fais aucun reproche. Je vous dis : voilà les faits qui vous
sont reprochés, et toutes les protestations que vous voudrez faire, je le répète,
vous les ferez. M. les jurés les enregistreront. Je répète qu’à ce moment-là,
vous venez de le dire vous-même, vous êtes appelés par certain groupement
politique, et vous vous jetez plus que jamais dans les luttes politiques. C’est
bien exact ?
R. — C’est exact.
D. — C’est à ce moment qu’intervient votre première condamnation.
[Germaine Berton a été condamnée par le tribunal de la Seine à trois
mois de prison et 25 francs d’amende pour outrages et violences à officier
ministériel, après avoir giflé le secrétaire d’un commissaire de police et
l’avoir traité de salaud. Il est de nouveau fait état d’une accusation générale
de paresse, y compris de la part de ses amis, et d’accusations de vol et de
détournement au détriment d’organes de presse anarchiques. Germaine
Berton donne ses explications sur le sujet :]
R. — Le brigadier Ballerat dans son rapport de police, à cette époque a
prétendu que j’avais détourné des sommes d’argent, au moment où je tenais
l’administration du Libertaire ; jamais aucune femme n’a tenu
l’administration du Libertaire, pas plus moi que d’autres ; je n’ai jamais été
gérante.
D. — Voilà un point sur lequel nous reviendrons. À la page 11 de son
procès-verbal, l’inspecteur Ballerat dit qu’il résulte de renseignements qu’il a
recueillis que vous auriez détourné des mandats dans des lettres alors que
vous étiez à l’administration du Libertaire, et l’accusation fait ce
rapprochement qui est évidemment intéressant, c’est qu’au même moment,
vous avez été exclue de ce groupe anarchiste.
R. — Si je suis partie de l’Union anarchiste, c’est de mon plein gré ;
j’étais devenue individualiste, et comme telle, je ne faisais partie d’aucun
groupement ; ce n’était pas pour détournement d’argent.
D. — C’est ce que vous avez dit à l’instruction ; vous avez dit que vous
étiez partie en raison de divergences d’idées.
1
Je trouve dans une lettre que vous adressez à votre ami Gohary ce
passage : « Après ce qui s’est passé, je cesse de lire le Libertaire. » C’était à
cause de divergences politiques et non à cause de détournements ?
R. — Oui, Monsieur.
D. — Cependant, il est à remarquer ceci : c’est que dans d’autres lettres
sur lesquelles nous nous expliquerons plus longtemps tout à l’heure, comme
la lettre remise à M. Allard, secrétaire de l’Action française, pour entrer à
l’Action française, dans cette lettre vous faites allusion à des détournements
qu’on vous reproche.
R. — La lettre adressée à M. Allard, de même que la lettre adressée à
Daudet et à Plateau le lundi, je l’ai déjà dit, ne contenaient que de fausses
révélations, celle-ci comme les autres.
D. — Vous saviez donc pertinemment qu’on vous reprochait des
détournements. C’est vous-même qui faites allusion à des détournements qui
vous sont reprochés.
R. — Certains policiers en avaient déjà parlé ; c’est la police qui l’a
prétendu.
D. — Je rapproche ces deux faits. Dans une lettre à Gohary vous dites
que vous êtes en mauvais termes avec Le Libertaire…
R. — Je vais m’expliquer si vous me le permettez. Je répète : quand j’ai
quitté Le Libertaire, certains policiers avaient prétendu que j’avais détourné
de l’argent. Je l’ai mis dans ma lettre à l’Action française parce que je pensais
que l’Action française avait déjà des relations avec la police et pouvait savoir
cela.
D. — Il ne s’agit donc pas d’un fait en l’air. Passons.
[Le président fait état d’une nouvelle confrontation avec la justice. En
juin 1922, Germaine Berton est impliquée dans une affaire de vol et de recel
en même temps que d’autres anarchistes. En août, elle est condamnée à
quinze jours de prison pour port d’arme prohibée, un poignard, dont
Germaine Berton soutient avec un dédain ironique qu’il est « une arme de
panoplie ».]
D. — […]. En septembre 1922, vous vous remettez au travail. Vous avez
er
travaillé exactement pendant cinq semaines, du 1 septembre au 11 octobre
1922.
R. — Oui.
D. — M. Coste qui était votre patron donne sur vous, du moins au début
de votre séjour, des renseignements qui vous sont évidemment favorables ; il
dit que, au début, vous étiez un modèle de conduite et de travail. Telles sont
ses expressions. Mais, je dois ajouter, que M. Coste a été obligé de vous
renvoyer pour manque d’honnêteté, dit-il, et pour avoir, il le précise lui-
même dans sa déposition, trompé sa confiance.
R. — Monsieur le Président, j’ai déjà dit à l’instruction, et je le répète,
que si j’ai fierté de revendiquer hautement certains actes, je revendique mes
faiblesses.
D. — À quelle faiblesse faites-vous allusion ?
R. — À ce dont vous faites allusion.
D. — Je vais m’expliquer ; nous ne nous comprenons pas. M. Coste
prétend vous avoir renvoyée parce que vous avez trompé sa confiance. Il a dit
qu’il avait été très bon comme patron, et qu’il avait été très peiné de savoir
que vous faisiez courir le bruit, que lui, votre patron, il ne vous payait pas,
que vous étiez obligée d’aller demander à droite et à gauche.
R. — Oui.
D. — Et, en effet, à ce moment-là, il apparaît que vous avez été sonner à
un certain nombre de portes ; je vais préciser. Vous vous êtes méprise sur ma
question.
R. — Pas du tout.
D. — Vous vous êtes adressée aux Petites Sœurs des pauvres ?
R. — Oui.
D. — Vous avez demandé des secours à la supérieure. Dans une lettre,
vous dites notamment, avancez-moi 50 francs, cela fera au total 70.
R. — J’appelle cela une faiblesse et je la revendique.
D. — C’est exact. Vous êtes d’accord avec l’accusation sur ce point.
Cependant, vous n’êtes pas très pratiquante ?
R. — C’est justement pour cela que j’appelle ceci une faiblesse.
D. — On peut appeler cela autrement. Je vois que vous, qui avez des
idées avancées, vous écrivez à la supérieure une lettre qui finit en ces termes :
« Je suis en Notre-Seigneur Jésus-Christ votre malheureuse enfant. » C’est
évidemment un bien singulier mélange de sacré et de profane, puisque le jour
de votre arrestation, on trouve à la fois dans votre sac à main de la pommade
pour les lèvres, du crayon pour les yeux, de la poudre de riz et des images de
la Bienheureuse sainte Philomène.
R. — Vous ignorez comment cette image est parvenue en ma possession.
D. — C’est une constatation de détail.
R. — On a fait une enquête auprès du curé de Saint-Gervais qui n’a pu
préciser.
D. — L’accusation dit : voilà un moyen tout de même que de tirer un peu
à toutes les sonnettes, car je dois ajouter que si vous sonnez à la porte des
Petites Sœurs des pauvres, vous frappez également à la porte du Foyer des
jeunes filles protestantes.
R. — Je l’ai reconnu.
D. — On a entendu Mme Schwartz, directrice du Foyer des jeunes filles
protestantes qui a déclaré qu’en effet vous étiez bien venue chez elle, et elle a
ajouté, c’est son expression, que vous n’aviez jamais manifesté le moindre
désir de travailler ; vous n’étiez pas venue là demander du travail.
R. — Comment ! Mais justement à l’Union chrétienne des jeunes filles
on m’a donné une adresse pour du travail.
D. — Voilà ce que dit Mme Schwartz ; elle déclare qu’elle se rappelle
très bien votre intervention, mais que le but de votre démarche était un
secours et non une demande de travail.
R. — Mme Schwartz m’a donné une adresse à Lutèce Lumière, place que
je n’ai quittée que parce que j’étais malade.
D. — Voilà les raisons pour lesquelles M. Coste, qui paraît avoir été très
bon pour vous, vous a congédiée ; il a vu, dit-il, que vous l’aviez joué, parce
que, au lieu de rester chez lui pour travailler régulièrement, vous alliez de
porte en porte demander des secours.
Et, puisque je parle de M. Coste, je voudrais vous entendre vous
expliquer sur une partie de votre lettre à M. Coste dans laquelle vous dites
textuellement ceci, je dois y insister, c’est mon devoir, parce que cela a un
lien direct avec la nature des faits qui vous sont reprochés :
Ce que l’accusation relève dans cette lettre écrite par vous-même, ce qui
est grave pour l’accusation, ce qui a un rapport direct avec les faits qui vous
sont reprochés, c’est que vous annoncez en octobre 1922, pour ainsi dire,
l’acte meurtrier que vous deviez faire plus tard.
Qu’entendiez-vous dire en écrivant à M. Coste : « Si un jour proche ou
lointain », etc. ?
R. — Je vais répondre.
Je venais de quitter le Libertaire pour divergences d’idées. J’étais déjà
anarchiste individuelle ; je ne faisais qu’allusion aux idées anarchistes
individuelles.
D. — Mais permettez, quand vous dites : « Si la Vierge noire commet un
acte », c’est déjà l’annonce de l’acte individuel.
R. — La base de l’individualisme, c’est l’acte individuel ; ce n’était pas
moi plus qu’une autre qui avais cette idée-là. C’est le fond de la doctrine.
D. — Je ne sais pas si vous comprenez bien ma question. Je vous
demande : aviez-vous donc l’intention déjà en octobre 1922 de commettre un
jour ou l’autre cet acte pour lequel vous êtes poursuivie ?
R. — Aucunement.
D. — Alors pourquoi avez-vous écrit cette lettre et particulièrement cette
phrase ?
R. — Mais, Monsieur le Président, l’acte individuel est le fond de la
doctrine individuelle ; donc j’étais individualiste aussi bien qu’un autre.
D. — Nous allons voir tout à l’heure que vous l’avez écrit dans d’autres
termes plus brûlants encore.
[Germaine Berton donne des explications sur ses différents domiciles,
chez divers camarades. Elle refuse de répondre aux questions qui lui sont
posées sur son domicile à l’époque du crime.]
D. — […] En tout cas, ce qu’on sait, c’est que vous fréquentiez les
milieux anarchistes, c’est que vous fréquentiez le cabaret artistique
Le Grenier de Gringoire fréquenté par ceux de votre parti, et pendant ce
temps vous reconnaissez que vous avez vécu dans les milieux anarchistes en
question.
Eh bien ! en résumé, et j’en ai fini avec cette première partie de mon
interrogatoire qui concerne exclusivement votre passé, vos antécédents et les
renseignements fournis, je me résume :
Bien qu’âgée seulement de vingt et un ans, vous étiez, et depuis
longtemps déjà une anarchiste militante, vous le reconnaissez vous-même,
déterminée, ardente et agissante. Vous préconisiez surtout la propagande par
le fait, vous venez de le dire, c’était votre théorie, la violence, l’action directe,
et surtout, comme vous venez de le dire, l’action individuelle.
R. — Oui.
D. — En effet, dans la chambre de votre ami Gohary on a trouvé de vous
une brochure écrite par vous, une brochure subversive dans laquelle vous
prêchez la substitution à l’acte collectif que vous qualifiez d’impuissant,
l’acte individuel – c’est vous qui parlez, ce n’est pas moi – qui seul peut
inspirer à la bourgeoisie cette crainte qui change les ricanements en hoquets
de terreur, et vous ajoutez : « quant aux moyens à employer, que ce soit la
dynamite ou le poison, la grenade ou le poignard, le revolver ou l’essence
enflammée, l’essentiel c’est le résultat qui doit être complet pour réaliser de
terrifiants exemples ».
Et plus loin : « Oui, célébrons l’apologie du meurtre salutaire, qu’il soit
d’abord individuel, si nous le voulons ensuite collectif. »
Vous reconnaissez que c’est bien vous qui avez écrit cette brochure ?
R. — Je le reconnais.
D. — Voilà quelle était votre situation morale, votre mentalité au moment
du crime qui vous est reproché.
Élevée dans des conditions fâcheuses, d’un caractère froid en apparence,
mais violent dans le fond, en outre, exaltée, surexcitée par des lectures et par
des fréquentations dangereuses, imbue en un mot de toutes les théories
subversives, vous êtes allée de la théorie au fait, vous êtes allée au crime.
Ceci dit, j’arrive par cela même aux faits reprochés.
Messieurs les Jurés quand vous voudrez suspendre, vous me ferez signe ;
nous pourrons suspendre quelques instants.
Vous ne demandez pas suspension ?
Avant d’arriver au crime même qui vous est reproché, il est nécessaire au
point de vue de la matérialité des faits surtout que nous nous mettions
d’accord sur les détails qui précèdent le crime, c’est-à-dire les démarches que
vous avez faites à l’Action française.
(Bruits.)
Je supplie le public de faire le plus grand silence dans l’intérêt de tout le
monde.
Le crime est du 22 janvier. Les démarches auxquelles je fais allusion sont
du 20 janvier. Une question tout d’abord qui s’impose. Jusqu’au 20 janvier
vous n’aviez jamais été à l’Action française ?
R. — Non, mais je connaissais les gens de l’Action française.
D. — Vous n’aviez aucun rapport avec eux ?
R. — Non, du tout.
D. — Le samedi, vous avez téléphoné deux fois à l’Action française. La
première fois, c’est un garçon de bureau qui a reçu votre coup de téléphone.
Vous avez demandé à être reçue par M. Daudet et vous avez précisé que
c’était pour le prévenir d’un attentat dont il était menacé. C’est bien exact ?
R. — Oui.
D. — Vous avez téléphoné à nouveau la même matinée et cette fois c’est
M. Ergal, administrateur adjoint de l’Action française qui a reçu votre coup
de téléphone ; là, vous avez fait allusion à l’attentat dont était menacé
M. Léon Daudet, mais votre deuxième coup de téléphone était surtout pour
demander si M. Daudet demeurait bien toujours 31, rue de Bellechasse. C’est
bien exact ?
R. — Oui.
D. — M. Ergal savait pertinemment que c’était bien le domicile véritable
de M. Daudet.
R. — Naturellement.
D. — Mais comme il ne voulait pas l’indiquer, il vous a dit une réponse
approximative. Vous êtes allée 31, rue de Bellechasse ?
R. — Oui.
D. — C’est le domicile de Mme Daudet mère, veuve d’Alphonse Daudet,
l’immortel auteur de tant de chefs-d’œuvre. Là, on vous a dit que M. Léon
Daudet demeurait 31, rue Saint-Guillaume.
R. — Il y avait plusieurs femmes qui causaient sous le porche.
(Bruits au fond de la salle.)
D. — Je serais obligé de prendre des mesures si le silence n’est pas
complet.
R. — Je reprends que lorsque je suis arrivée 31, rue de Bellechasse, il y
avait plusieurs femmes qui causaient sous le porche ; c’est par une d’elles que
j’ai appris le domicile de M. Daudet, 31, rue Saint-Guillaume.
D. — Vous êtes allée chez M. Léon Daudet. Vous avez demandé à être
reçue. On vous a dit que M. Daudet était absent.
R. — On m’a dit que M. Daudet ne recevait pas à son domicile.
D. — On vous a invitée à vous rendre à l’Action française.
R. — C’est ça.
D. — Vous avez laissé là, sur place, une lettre qui est importante dans
laquelle vous disiez à M. Daudet que vous étiez désireuse de lui dénoncer les
agissements du parti anarchiste que vous aviez abandonné. Voilà votre lettre.
Il faut que M. les jurés la connaisse.
(Lecture de la lettre.)
Eh bien ! je vous demande pourquoi avez-vous écrit à M. Léon Daudet
cette lettre dans laquelle vous avez l’air de trahir votre parti ?
R. — J’ai écrit cette lettre à M. Léon Daudet parce que je savais fort bien
que l’on recevait les traîtres à bras ouverts à L’Action française. J’ai donc cru
qu’en me présentant comme traître à l’anarchie, on me recevrait plus
facilement.
D. — Alors, vous avez joué le rôle de traître ?
R. — Oui, je l’ai joué.
D. — En réalité, c’était pour donner confiance ?
R. — C’est cela !
D. — Et, conformément aux indications de votre lettre, vous vous êtes
rendue en effet le jour même vers 5 heures du soir, c’est-à-dire deux jours
avant le crime, à L’Action française.
R. — Oui.
D. — Vous avez fait passer une lettre très longue, très détaillée, tout à fait
particulière, parce que dans cette lettre vous donnez sur votre vie, sur votre
parti des renseignements tellement précis, tellement exacts, que si vous aviez
voulu réellement trahir votre parti, vous n’auriez pas agi autrement.
R. — Comment ?
D. — Vos renseignements étaient si précis que vous auriez voulu trahir
votre parti réellement, vous n’auriez pas différemment agi.
R. — Certainement, c’était pour inspirer confiance.
D. — Cette lettre était adressée par vous à M. Allard, secrétaire du
journal L’Action française en même temps secrétaire et beau-frère de
M. Léon Daudet. Monsieur le greffier, voulez-vous avoir l’obligeance de
donner lecture de la pièce 16 du dossier, lettre de Germaine Berton à
M. Allard.
(M. le greffier donne lecture de cette lettre.)
Le PRÉSIDENT. — Cette lettre contient tellement de détails précis sur
votre vie, elle contient sur votre parti même des renseignements tellement
exacts, que si vous aviez voulu véritablement trahir votre parti, vous n’auriez
pas agi autrement.
R. — J’ai donné tous ces détails parce que je savais fort bien que
L’Action française avait une officine de police et je craignais que l’on
contrôlât certaines choses ; de plus, les renseignements étant exacts ou
passant pour tels aux yeux de L’Action française, j’aurais passé véritablement
pour une espionne, ce que je voulais.
D. — En tout cas, elle n’était pas sincère ?
R. — Certainement non.
D. — En disant : « J’ai été sortie du Libertaire », ce n’était que mensonge
alors ?
R. — Mais oui.
D. — Vous avez tout à l’heure prononcé le mot : vous jouiez le rôle de
traître.
R. — Pour pouvoir pénétrer dans les milieux royalistes.
D. — Et vous le jouiez fort bien. Voilà donc la lettre écrite à M. Allard,
beau-frère et secrétaire de M. Léon Daudet ; il avait été prévenu en quelque
sorte de votre visite.
Il faut faire connaître à MM. les jurés ce détail important : c’est que votre
démarche, celle que vous venez de faire au domicile personnel de M. Léon
Daudet, avait semblé tellement bizarre, tellement suspecte, que Mme Léon
Daudet a fait connaître qu’elle avait jugé prudent d’aller elle-même porter
votre lettre à L’Action française et prévenir les intéressés ; et, de son côté,
M. Léon Daudet a fait connaître à l’instruction qu’il n’avait pas hésité à la
suite de votre visite d’aller prévenir le commissaire de police.
Donc, M. Allard prévenu juge prudent de ne pas vous recevoir seul, il a
bien fait ; il vous a reçu en même temps que Marius Plateau ; ils se sont
concertés, et un entretien a eu lieu entre MM. Allard, Plateau et vous, c’est
bien exact ?
R. — Oui.
D. — Qu’est-ce qu’il s’est dit dans cet entretien ?
R. — Nous avons parlé de la lettre écrite à Daudet et du coup de
téléphone lancé le matin.
D. — Vous avez parlé de certains hommes de votre parti ?
R. — Naturellement, j’ai fait de soi-disant révélations.
D. — Mais vous avez donné sur les projets des libertaires des
renseignements si quelconques, si imprécis, que Plateau vous a fait connaître
au bout d’un certain temps que vraiment ils ne lui apprenaient rien
d’intéressant, rien de nouveau, rien qu’il ne connût.
R. — Comme chef de la police royaliste certainement.
D. — Là, il y a un détail qu’il faut donner. M. Allard a déclaré à
l’instruction que c’est à ce moment-là seulement, quand Plateau a pris la
parole, que vous avez appris la personnalité de M. Plateau.
R. — Permettez !
D. — Je ne dis pas du tout que vous ignoriez que M. Plateau était
secrétaire, mais M. Allard dit que vous ne saviez pas quelle personnalité était
M. Plateau.
R. — Mais non ! voilà comment les choses se sont passées. Je me suis
présentée à L’Action française ; j’ai donné ma lettre au garçon de bureau qui
l’a remise à M. Allard qui est allé trouver M. Plateau ; ils ont lu ma lettre, ils
se sont consultés. Puis M. Allard est venu dans le salon où j’attendais et m’a
dit : « Mademoiselle, nous allons vous recevoir dans un instant. » Et, dans
l’escalier intérieur, M. Allard m’a dit : « Je vais vous présenter M. Plateau
qui est, comme vous le savez, le grand chef des Camelots. Vous pouvez donc
parler devant lui comme devant moi. »
D. — Quoi qu’il en soit, l’entretien a pris fin, M. Plateau s’est levé en
vous disant que vos renseignements étaient tellement quelconques qu’ils ne
lui apprenaient rien de rien.
R. — Il m’a spécifié de lui téléphoner si j’apprenais du nouveau.
D. — L’entretien a pris fin et vous avez été reconduite, mais, après votre
départ, MM. Plateau et Allard ont parlé de votre visite, ils ont parlé de votre
attitude qu’ils ont trouvée suspecte ; ils se sont demandé quel était l’objet réel
de votre visite. Étiez-vous venue simplement demander un secours ou
commettre un attentat criminel ? Les deux pensées leur sont venues.
Seulement, M. Allard affirme qu’ils n’ont pas pensé à eux-mêmes, mais
plutôt à leurs chefs de file, MM. Daudet ou Maurras. Ils ne se trompaient pas,
c’est vous-même qui l’avez déclaré, que vous étiez venue pour tuer Daudet.
R. — Oui, Monsieur.
D. — Expliquez-vous sur ce fait.
R. — Comment cela ?
D. — Je dis qu’ils se sont demandé si vous étiez une quémandeuse ou si
vous veniez pour commettre un attentat criminel ; ils n’ont pas pensé à eux,
mais à leurs chefs de file, et j’ajoutais qu’ils ne se sont pas trompés ; c’est
vous-même qui l’avez déclaré à l’instruction. Vous vouliez tuer M. Daudet !
Maintenez-vous cette déclaration ?
R. — Mais certainement.
D. — Je vous demande de dire à MM. les jurés ce que vous avez déclaré
à l’instruction.
e
M HENRY TORRÈS. — Ma cliente pourrait reprendre ces scènes du 20
au 22 janvier, et elle vous présentera elle-même, spontanément, et j’en suis
sûr, en toute franchise, les faits tels qu’ils se sont passés ; au lieu de les
couper par des questions. MM. les jurés pourraient plus facilement
reconstituer les péripéties du drame.
Le PRÉSIDENT. — Vous allez avoir satisfaction dans un instant. Mon
intention est de laisser entièrement la parole à l’accusée comme je le fais
toujours de façon à ce qu’elle fasse connaître au jury dans quelles conditions
et dans quel but elle a commis son crime. Il faut connaître la matérialité des
faits qui ont précédé…
e
M HENRY TORRÈS. — Monsieur le Président. Le drame part
exactement du samedi 20 janvier. J’estime qu’il vaudrait mieux que ma
cliente vous présentât spontanément des explications, car les événements
dont vous venez de parler ne sont pas antérieurs au drame, ils constituent le
drame lui-même. Il part du 20 janvier, jour où ma cliente s’est présentée au
domicile de M. Léon Daudet dans l’espoir d’être introduite auprès de lui.
Le PRÉSIDENT. — N’interrompez pas mon interrogatoire pas plus que
je n’interromprai votre plaidoirie ; nous serons toujours d’accord pour que
tout soit mis au jour et rapidement.
Vous avez fait une déclaration à l’instruction disant que vous étiez venue
pour tuer M. Daudet. Avez-vous des explications à faire à MM. les jurés sur
ce point ?
R. — Monsieur le Président, pour expliquer pourquoi je suis arrivée à
tuer M. Plateau après avoir d’abord voulu tuer M. Daudet, il faut d’abord que
je vous explique pour quelles raisons je combats les Camelots du roi.
D. — Expliquez-vous. Votre défense est libre.
R. — Messieurs les Jurés, au cours de l’instruction, j’ai déjà déclaré à
maintes reprises que je rends L’Action française responsable, en outre de
l’assassinat du tribun Jaurès, d’avoir mené depuis 1914 une campagne de
presse incessante pour l’apologie du militarisme, et d’avoir développé ainsi
l’esprit d’animosité, non seulement entre les nations, mais encore et surtout
entre les Français.
En effet, souvenez-vous, Messieurs, c’est L’Action française qui, en
1914, provoqua le procès du Bonnet rouge, les procès Malvy et Caillaux,
pour se débarrasser d’adversaires gênants et préparer ainsi le fameux coup de
force de Maurras basé sur un désastre militaire à la Sedan et la révolution
civile à l’intérieur. À cette époque, Messieurs, les traîtres, ce n’étaient pas
Almereyda, ni Malvy ni Caillaux, c’étaient bien Maurras et Daudet qui
préparaient la débâcle de la France.
Pour préparer la débâcle de la France, les royalistes ont trouvé le moyen
excellent ; calomniateurs, faussaires, escrocs, assassins par procuration,
comédiens, ils ont habillé leur crime de patriotisme.
Vers la fin de 1922, Léon Daudet a fait une campagne acharnée contre le
syndicalisme, contre l’amnistie ; il s’est opposé plusieurs fois à la Chambre
avec violence à la libération de Marty et des marins de la mer Noire ; il a
réclamé à grands cris une expédition en Allemagne.
À ce moment là, Messieurs, j’ai pensé, moi, que les combats allaient
peut-être recommencer. Je me suis dit : est-ce que cinq ans de tueries n’ont
pas suffi ? Et je me suis trouvée troublée, émue, parce que, Messieurs, si,
vous, vous avez vu le militarisme de l’avant, moi, j’ai vu le militarisme à
l’arrière, à Tours. C’était assez poignant. En 1914, j’étais à Tours ; j’étais une
e
enfant ; au moment de la mobilisation, j’ai vu partir le 66 d’infanterie ;
quelques semaines après, il n’en restait plus rien. Les gares étaient pleines de
soldats, couchés par terre, presque les uns sur les autres ; j’ai vu des
permissionnaires qui descendaient des trains avec leurs capotes pleines de
boue ; ils s’affalaient de fatigue sur les bancs de la place de l’Hôtel-de-Ville à
Tours tandis que les officiers bottés sablaient le champagne avec des femmes
au café de l’Univers.
Sur le boulevard Heurteloup, quand je m’en allais à l’école des beaux-
arts, j’ai vu des mutilés qu’on traînait dans de petites voitures ; à l’École
supérieure, nous avons été une fois à Saint-Cyr. Là, nous avons vu des
aveugles ; nous avons été pendant deux heures en contact avec eux ; nous
avons vu tous les gazés qui crachaient, nous avons vu mille blessures
horribles, mais, Messieurs, plus encore que la pensée que la tuerie allait
recommencer, peut-être, ce qui m’indignait par-dessus tout, c’est ce que je
comprenais du jeu de l’hypocrite Daudet qui voulait la débâcle de la France,
qui cherchait par ses articles, par ses manœuvres, à compliquer la situation
extérieure, qui aurait bien voulu que du mécontentement général naisse la
guerre civile, pour, à la faveur de cette guerre civile, instaurer leur royalisme
sur les ruines de la France.
Je m’indignais contre cet homme qui chaque jour à L’Action française
parlait de militarisme, exaltait le militarisme.
À Tours, j’ai vu toutes les souffrances engendrées par le militarisme, j’ai
vu les malheurs de nos soldats, et j’ai vu autre chose, l’orgie et la débauche
de certains gradés auxquels le trottoir appartenait en propre, devant lesquels
les femmes et les enfants devaient céder le pas, il fallait descendre du
trottoir ; des vieillards, qu’est-ce que ça faisait ? Des enfants, qu’est-ce que ça
faisait ? L’officier était devant eux, il fallait céder le pas. Eh bien ! l’enfant se
rappelle tout cela. Il faut être bien indifférent ou bien lâche pour ne pas se
révolter devant ce charnier de 1 500 000 morts. Le désarroi des idées était
créé ; ma patrie qu’on nous avait appris à l’école à vénérer et à aimer,
changeait de note complètement, elle perdait son sens de fraternité et d’amour
pour ne plus incarner que la haine.
Et alors, dans mon angoisse, dans ma douleur, l’idée est venue de tuer
l’un des propagateurs, l’ennemi le plus acharné de la classe ouvrière, et
l’ennemi de votre République à vous, l’aventurier royaliste Daudet.
C’est alors, Messieurs, que je conçus le plan qui devait m’amener à
L’Action française, et le samedi 20 janvier, je téléphonai deux fois ; la
première fois, vers 8 heures. Le garçon de bureau Marcellin Girault me
répondit. Je lui dis que les anarchistes préparaient une attaque de L’Action
française et éventuellement une attaque contre Léon Daudet. Ensuite, je
téléphonai à M. Daudet, mais par erreur, c’était l’adresse de sa mère ; je n’eus
pas de réponse. C’est alors que je téléphonai à L’Action française pour savoir
si Daudet était ou non à Paris ; c’est l’administrateur-adjoint de L’Action
française qui me répondit. Il ne voulait pas donner l’adresse de Léon Daudet.
M. Daudet se retranchait derrière les autres, c’étaient les autres qui devaient
se mettre à sa place ; nous en avons la preuve au moment où, sachant que je
demandais à le voir, il se cache, et m’envoie à MM. Allard et Plateau. Que
l’on fasse un attentat contre Allard ou Plateau, qu’est-ce que ça fiche du
moment que ce n’était pas contre lui ?
Alors, je m’en allai, 31, rue de Bellechasse ; sur le pas de la porte, des
personnes causaient. L’une d’elles me dit que c’étaient sa mère et son frère
Lucien qui habitaient là, et elle me donna son adresse. Sans désemparer, je
remontai le boulevard Saint-Germain, je me précipitai 31, rue Saint-
Guillaume. Là, je fus reçue, mais le mot d’ordre était donné : il ne reçoit qu’à
L’Action française ! On ne peut pas le voir chez lui ! J’écrivis alors la lettre
adressée au député et je sortis.
Dans la rue, comme je lisais L’Action française tous les jours, depuis plus
de six mois au moins, huit mois même, j’avais vu qu’il y avait séance à la
Chambre ; déjà je me dirigeais là, quand, réflexion faite, je rebroussai
chemin ; j’ai pensé que s’il y avait des policiers qui me reconnaissent à la
Chambre, on trouverait extraordinaire que, moi, antiparlementaire, je sois là.
C’est alors que le soir, vers 5 heures, j’allai à L’Action française ; ce fut
le garçon de bureau qui me répondit ; je lui donnai une lettre adressée à
M. Allard, dont j’avais appris la qualité par la bonne de M. Daudet et
j’attendais au salon. Quelques instants après, M. Allard revint avec ma lettre
dépliée à la main ; il me dit qu’il allait me recevoir dans quelques instants.
C’est alors que, dans l’escalier intérieur de L’Action française, il me dit qu’il
allait me présenter à M. Plateau qui était le grand chef des Camelots.
Je connaissais déjà M. Plateau depuis 1906 ; je le connaissais du jour où
j’ai assisté clandestinement aux réunions de la ligue d’Action française de
Tours ; je le connaissais également par certaines allusions que faisait
L’Action française. Je me rappelle, Messieurs, que, notamment, quelques
jours avant le 22 janvier, dans un article de fond, en première page, L’Action
française disait : « Nous allons aller sur la Ruhr, et quand nous serons dans la
Ruhr, nous irons jusqu’à Berlin, nous planterons notre drapeau, et moi je
serai nommé ministre de l’Intérieur avec mon fidèle Plateau. » C’était dans le
milieu de janvier ; je ne peux pas préciser la date. Alors, nous passâmes dans
un couloir étroit ; M. Allard m’introduisit dans une petite pièce qui
ressemblait à une souricière ; j’eus un moment d’appréhension, mais, malgré
tout, je pensai que j’avais mon revolver dans la poche gauche de mon
manteau et qu’au cas où les royalistes me fouilleraient, ils ne le trouveraient
pas.
Je disais donc aux deux hommes ce que j’avais déjà dit et écrit dans la
lettre adressée à M. Daudet, qu’on préparait une attaque contre L’Action
française et contre Léon Daudet. Ils eurent l’air assez sceptique. Au cours de
leur conversation, je pus me rendre compte de la mentalité de ces hommes-là.
À un certain moment, je disais à M. Allard : « Les libertaires possèdent
des lettres sur la vie intime de Léon Daudet. » – Allard répondit : « Léon
Daudet, sa vie intime, mais il s’en fout ! ça lui est bien égal, il l’a dit et
répété, tout ce qu’on peut dire de sa vie intime ; on ne le tient pas par là. »
Alors, il s’est adressé à Plateau : « D’ailleurs, dis donc, Plateau, qui est-ce qui
pourrait publier ça ? » – Plateau a répondu : « Peut-être bien la Torpille, et
encore, Daudet tient tous les journaux. » Je notai cela précieusement ; c’est
alors que Plateau dans une déclaration plus ou moins vague ajouta lui-même
qu’il était au courant de cela. Je me rendis compte à ce moment là qu’il me
serait difficile d’accrocher Daudet, qu’il se méfiait, qu’il m’avait envoyé ses
deux comparses parce qu’il avait peur. Je l’ai su plus tard ; cela n’a fait que
confirmer le pressentiment que j’eus à cette époque. Plateau m’enjoignit
ensuite de lui téléphoner si j’avais du nouveau, soit dans les milieux
politiques, soit dans les milieux anarchistes ; je lui dis que je téléphonerai ou
que j’écrirai.
Je partis ce soir-là assez désabusée, mais cela ne m’a pas découragée.
J’avais lu dans L’Action française que les royalistes faisaient appel à
leurs membres pour qu’ils assistent à une messe anniversaire de l’exécution
du roi Louis XVI, le lundi 22 janvier, à 11 heures à Saint-Germain-
l’Auxerrois, l’ancienne chapelle des rois de France.
Le lundi 22 janvier, j’allai à Saint-Germain ; je pris place vers le milieu
de la nef du côté gauche, tout au bord de l’allée centrale. Je pensais que
Daudet serait venu et aurait passé contre moi ; c’est à ce moment-là que
j’avais l’intention de le tuer. Or, il ne vint pas, j’assistai à la cérémonie. Puis,
à la sortie, j’étais avec la foule qui stationnait devant les grilles de l’église ; je
regardais les Camelots qui vendaient L’Action française, lorsqu’à ce
moment-là, j’entendis des acclamations ; c’était Maurras qu’on acclamait ; il
fendait les groupes rapidement en saluant. Par une détente brusque de tout
mon être, je pensai brusquement que celui-là aussi était comme Daudet ; tout
en marchant, j’armai mon revolver, quand je m’aperçus qu’il était entouré par
de jeunes Camelots du roi, et puis, Messieurs, il y avait les enfants qui
jouaient, qui couraient ; j’eus peur de rater Maurras, de blesser des
innocents ; c’est alors que j’ai cessé ma pensée. Je m’en allai à pied.
L’Action française, Messieurs, chercha à l’époque où et avec qui j’avais
déjeuné le 22 janvier. Je n’avais pas faim, mais le sang qui me battait les
tempes me donna très soif. J’allai dans un café qui était déjà assez éloigné du
quai du Louvre ; je commandai une menthe à l’eau, puis je rédigeai la lettre
qui devait m’introduire auprès de Plateau, parce que j’avais l’intention de
faire immédiatement une pressante démarche pour arriver à voir Daudet.
J’avais, je ne sais pourquoi, ce pressentiment, qui ne s’est d’ailleurs pas
réalisé, que j’allais voir cet après-midi-là Daudet à L’Action française. Cette
idée m’obsédait à un point que je ne voyais plus rien autour de moi, et, à
partir de ce moment-là, Messieurs, il m’est impossible de vous dire par où
j’ai passé. Il y avait quelque chose qui paraissait me guider ; on aurait dit que
j’étais conduite, et j’ai reçu comme un choc en arrivant à la gare Saint-
Lazare. Je m’aperçus que j’étais à la gare ; c’est alors que j’ai repris contact
avec tout ce qui m’entourait. L’Action française était fermée ; c’était l’heure
du déjeuner. Le garçon de bureau m’ouvrit cependant ; je lui donnai la lettre
que je venais de faire pour Plateau, et, comme il voyait que j’hésitais à sortir,
il me proposa lui-même d’attendre dans le salon. J’entrai dans le salon ; il y
avait quelques livraisons sur les tables ; j’en pris une comme contenance.
Enfin, le garçon de bureau vint me chercher vers les deux heures moins
quart ; je le suivis ; je traversai la salle de rédaction encore déserte et pénétrai
dans le bureau de M. Plateau. Mon intention était de tenter une démarche
pressante pour voir M. Daudet. J’étais décidée cette fois à faire tout mon
possible pour que l’entrevue entre Daudet et moi devint forcée, inévitable.
Marius Plateau me fit asseoir ; je pris place contre la fenêtre, Plateau étant
assis à ma gauche, dans son fauteuil en face de sa table. Je lui dis à peu près
ceci : « Vous avez grand tort de ne prêter à mes révélations qu’un intérêt
relatif. Les anarchistes sont plus forts que vous ne le pensez et vous êtes peut-
être trop enclins à les reléguer au dernier plan après les syndicalistes et les
communistes. Je vous affirme qu’il y a danger ; je ne réponds de rien s’il
vous arrive quelque chose, tout de même, vous l’aurez bien voulu. C’est
pourquoi je juge nécessaire de voir M. Daudet avec lequel je pourrais préciser
davantage. »
M. Marius Plateau me regardait très attentivement, et, ma foi, il parut
ébranlé ; il m’assura qu’en ce qui concerne Léon Daudet, il n’y avait rien à
craindre, parce qu’il se tenait sur ses gardes depuis l’arrestation des
communistes. Il essaya ensuite d’obtenir de moi des renseignements sur
divers groupements et en particulier sur le comité de défense sociale. Il me
parlait d’un certain jeune homme brun, grand, de vingt-sept à vingt-huit ans,
au teint olivâtre et dont il ne se souvenait pas du nom. À ce moment-là, je ne
pus lui donner aucune précision. C’est alors qu’il ouvrit la porte ; il
s’entretint au-dehors avec M. Berger.
Devant le juge d’instruction Devise, je l’ai dit, et je le maintiens devant
vous, ce n’est pas moi qui ai donné à Plateau les notes écrites de sa main sur
ma lettre. M. Berger a déposé lui-même que M. Plateau ne lui montra que les
signalements déjà signalés ; il ne parlait pas des autres indications déjà
signalées sur la lettre, ce qui laisse supposer qu’à ce moment-là, Marius
Plateau ne note les indications supplémentaires qu’après son intervention
avec Berger.
Il me parla ensuite de l’ARAC (Association républicaine des anciens
combattants communistes). Je remarquai tout de suite, dès le premier abord,
qu’il paraissait nourrir une profonde animosité contre l’ARAC. Je ne me
trompais pas, puisqu’il finit par me déclarer, selon ses propres termes : « Ces
gens-là sont dangereux, je ne serais vraiment pas fâché d’en voir descendre
quelques-uns. »
Je ne peux pas vous rendre, Messieurs, le ton dont il a prononcé ces
mots ; il venait déjà de se moquer des organisations ouvrières et les souillait
avec un cynisme tel que je sentais la colère monter en moi. Messieurs, j’avais
devant moi le chef des Camelots, le chef de la police royaliste, le chef de ces
détraqués qui, armés de cannes et de couteaux, se ruent à dix contre un sur
des adversaires politiques isolés, les attirent dans un guet-apens ou bien se
jettent à coups de matraques dans des réunions publiques sur des mutilés ou
des êtres sans défense, sur des femmes ; c’était le chef de ces gens qui
montrent ensuite leurs matraques tachées de sang, le chef de ces voyous de la
haute. Et je pensai aussi quelle part ils prirent au procès du Bonnet rouge où
ils eurent recours à toutes les ressources de la fausseté, de la calomnie, où ils
eurent recours à des fabrications de faux même, ce que nous démontrerons un
jour, peut-être pas devant ce tribunal, mais devant un autre.
Ainsi, c’était donc lui, ce Marius Plateau que j’avais devant moi et qui
ricanait alors que moi j’étais tellement émue que je sentais le sang qui me
bourdonnait aux oreilles, les larmes qui me montaient aux yeux, et que je
serrais les poings ; j’étais affolée ; peut-être, d’abord, l’idée de le tuer germa
en moi.
Marius Plateau aborda la question de la rétribution ; dans l’état où j’étais,
vous devez penser de quelle façon je le reçus. Je me récriai d’une telle
manière qu’il apparut absolument déconcerté, et qu’il me dit tout d’un coup :
« Mais alors ? », ayant l’air de dire : « Pourquoi êtes-vous ici ? »
Puis, comme s’il n’avait pas compris, il reprit brutalement : « Allons,
enfin, voyons, combien voulez-vous pour trahir ? Faites votre prix ? »
Là, Messieurs, véritablement je me sentais affolée. On aurait dit qu’il
sentait ce qui devait arriver, qu’il avait dû m’exaspérer davantage, on aurait
dit qu’il sentait que c’était sa dernière heure qu’il vivait. Il avait rangé les
dossiers qu’il avait annotés dans le bureau américain qu’il avait refermé à
clé ; il flânait de long en large ; il essayait de renouer la conversation que moi
j’avais garde de soutenir ; j’aurais voulu que cela finisse ; ce manège
m’énerva, j’arrivai à un état d’exaspération tel que je voulus la fin
absolument.
Je me levai. Marius Plateau se précipita pour m’ouvrir la porte ; il
l’ouvrit ; il me tournait le dos. Je ne sais quelle force je ressentis. Je fouillai
dans ma poche, je sortis mon revolver armé et je tirai. Marius Plateau se
retourna d’une seule pièce en criant. Il voulut se jeter sur moi pour arracher
l’arme, je l’arrêtai net, puis, dans l’état d’exaspération où j’étais, je continuai
à marcher sur lui pour tirer encore ; il reculait devant moi pas à pas.
Alors, là, Messieurs, dans un éclair, j’ai pensé que j’étais anarchiste, que
je ne pouvais pas comparaître devant une justice dont je méprise les lois. Et
puis, d’ailleurs, qui donc m’avait jamais comprise ? qui donc m’avait jamais
aimée ? sur quelles épaules avais-je pu poser ma faiblesse ? La mort ! quelle
délivrance ! et je tirai sur moi. Je ne m’évanouis pas de suite ; j’entendis le
bruit de la chute de Plateau dans le couloir, deux grands cris, une galopade,
une porte qui claquait, et dominant ce tumulte, M. de Vesins qui disait :
« Fermez les portes, ne laissez sortir personne. » Quelques Camelots du roi
envahirent le bureau où j’étais. Je les entendis dire : « C’est elle qui a fait
cela ! Ah ! la saleté ! mais elle s’est tuée ! » Et alors, je perdis connaissance.
Vous savez la suite, Messieurs les Jurés.
D. — Soucieux de respecter votre défense, je vous ai laissé parler
librement devant MM. les jurés. Il importe maintenant que nous précisions.
Vous venez de dire tout d’abord dans quelle idée vous étiez venue à
L’Action française lors de votre première entrevue avec Marius Plateau, et
alors en même temps, nous nous sommes expliqués sur ce point tout à
l’heure. Vous reconnaissez que c’était M. Daudet que vous étiez venue voir
lorsque vous avez fait cette première visite, lorsque vous avez eu ce premier
entretien avec à la fois MM. Allard et Marius Plateau ?
R. — Je vous demanderais de bien vouloir m’excuser quelques instants.
Je me sens très émue et très fatiguée.
D. — L’accusée demande une suspension d’audience ; elle est très
fatiguée ; nous le sommes tous nous-mêmes.
(L’audience est suspendue.)
D. — Germaine Berton, levez-vous. Nous en étions restés tout à l’heure à
la première entrevue que vous avez eue à L’Action française avec
MM. Allard et Marius Plateau. Nous nous sommes expliqués sur ce point.
Vous vous êtes, je le répète, lorsque, soucieux d’assurer votre défense de la
façon la plus complète, je vous ai laissé librement parler, vous vous êtes
expliquée sur ce que vous avez fait dans la matinée du lundi 22 janvier qui est
le jour du crime. Vous avez déclaré tout à l’heure que vous avez été à Saint-
Germain-l’Auxerrois où on célébrait une messe anniversaire de la mort de
Louis XVI ?
R. — Oui, Monsieur.
D. — Vous êtes venue là, disiez-vous, avec l’intention d’y rencontrer
M. Léon Daudet ? C’était bien le but de votre démarche ?
R. — Mais oui.
D. — Vous avez déclaré vous-même à l’instruction que « vous vouliez
que les cloches qui avaient sonné la Saint Barthélemy sonnassent le glas de la
mort d’un grand criminel ». Vous reconnaissez cette phrase ?
R. — Je la reconnais.
D. — À un moment donné, M. Léon Daudet n’étant pas là, vous avez
aperçu M. Maurras, et, le voyant, vous avez eu l’intention un moment de tirer
sur lui.
R. — Oui, Monsieur.
D. — Vous vous êtes dit que, peut-être, vous risquiez de le manquer, que
vous seriez arrêtée, que le coup serait manqué et vous n’avez pas persisté
dans cette idée ?
R. — Surtout parce que j’avais peur de rater Maurras et de blesser les
enfants.
D. — Vous n’avez pas autre chose à dire en ce qui concerne la démarche
que vous avez faite à l’église de Saint-Germain ?
R. — Non, Monsieur.
D. — Le même jour, à 1 heure 1/2, vous vous êtes rendue à nouveau à
L’Action française ; vous avez demandé à parler à qui ?
R. — À M. Plateau.
D. — C’est vous-même qui le déclarez et c’est là un point que
l’accusation qualifie de capital. Voici pourquoi : vous ne demandez pas à voir
M. Léon Daudet…
R. — Tiens ! il n’était pas là !
D. — Vous ne demandez pas à voir M. Allard que vous avez vu lors de
votre première entrevue ?
R. — Non.
D. — C’est Marius Plateau lui-même que vous avez demandé ?
R. — Puisque c’est lui qui m’avait dit : « C’est à moi qu’il faut
s’adresser. »
D. — L’accusation attache la plus grande importance à cette déclaration
que vous faites vous-même. Une heure avant le crime, vous venez demander
à voir M. Plateau ?
R. — Oui, puisque c’est à lui que je dois m’adresser.
D. — Pour être reçue par lui, vous avez remis à M. Girault, garçon de
bureau, une lettre que j’ai sous les yeux ; elle a été retrouvée le 25 mars,
c’est-à-dire deux mois seulement après le crime, dans le bureau de
M. Plateau, lorsqu’on a fait l’inventaire des nombreux papiers et lettres de
M. Marius Plateau. Elle a été retrouvée par MM. Maurice Pujo, Berger et
Réal del Sarte. M. Berger a déclaré, lors de l’interrogatoire du 7 février,
qu’après le crime la lettre n’avait pas été retrouvée ; on ne la retrouve que
lorsqu’on a fait l’inventaire des divers papiers et lettres de M. Plateau.
R. — Ceci est bien étrange parce que M. Devise lui-même a précisé que
des perquisitions minutieuses avaient été faites ; il faut croire qu’elles
n’étaient pas aussi minutieuses qu’on le prétendait…
D. — Telles sont les explications données de l’autre côté.
Dans cette lettre à laquelle j’arrive vous avez dénoncé deux projets du
parti anarchiste, les suivants : 1°) saboter L’Action française ; 2°) tuer Daudet
et Maurras.
La lettre est de vous ; elle est adressée à M. Marius Plateau, non à Marcel
Plateau, par erreur de prénom, mais pas par erreur dans la personne ?
R. — Oui.
D. — La voici, messieurs les jurés doivent la connaître :
Une fois seule dans son bureau, je lui ai raconté des histoires.
Ne pouvant être reçue par M. Léon Daudet, j’ai remis une lettre
explicative ; j’ai voulu donner des renseignements sur les anarchistes,
mais, en réalité, c’était destiné à me mettre en présence de Léon Daudet
pour le tuer.
R. — Je demande à m’expliquer.
J’ai été interrogée trois fois : la première fois, par M. Torlet, commissaire
de police de la Madeleine ; une deuxième fois, par M. le juge d’instruction
Devise à l’hôpital Cochin ; je n’ai pas signé cette déclaration pour la bonne
raison que j’étais dans l’impossibilité matérielle de le faire, et enfin lorsque
j’ai comparu devant M. le juge d’instruction Devise.
Je n’ai pas signé ces trois déclarations et j’ai demandé à donner des
précisions sur certains points qui n’étaient pas exacts.
L’inexactitude ne venait pas de moi, je n’avais pas intérêt à mentir.
D. — Votre déclaration, non pas devant le commissaire de police mais
devant le juge d’instruction fut assez trouble. Vous précisiez que vous aviez
eu l’intention d’abord de tuer M. Léon Daudet, et qu’ensuite ayant aperçu
M. Maurras à Saint-Germain-l’Auxerrois où vous vous étiez rendue, vous
avez eu l’idée de tirer sur lui…
R. — Oui…
D. — Mais que pensant que vous pouviez le manquer et que vous
pouviez être arrêtée, vous n’avez pas persisté…
R. — Je n’ai pas dit que je craignais d’être arrêtée, je n’aurais pas été
arrêtée.
D. — Ensuite, vous avez voulu tirer sur M. Daudet ou M. Maurras.
Devant le juge d’instruction vous avez déclaré que vous étiez décidée alors –
c’est votre propre expression – à vous « rabattre » sur Marius Plateau.
R. — Oui, au cours de la conversation du 22.
D. — Je cite les paroles mêmes que vous avez dites devant le juge
d’instruction : « J’ai décidé alors de me rabattre sur Marius Plateau, chef des
Camelots du roi. » Ne pouvant pas atteindre le lieutenant-colonel, vous
vouliez tirer sur le capitaine.
R. — Oui, au cours de notre conversation du 22, je l’ai précisé bien des
fois.
D. — Cela ne paraît pas résulter de l’interrogatoire. M. l’avocat général
s’expliquera sur ce point, comme c’est son devoir, mais moi je dois tout faire
connaître à l’audience, à MM. les jurés.
Dans votre interrogatoire du 24 janvier, devant le juge d’instruction…
R. — Interrogatoire qui n’a jamais été signé.
D. — Vous avez maintenu, à la cote 8, ce que je viens d’indiquer. Vous
dites que ce procès-verbal n’a jamais été signé. Vous étiez peut-être malade
et vous n’avez pas pu le signer à l’hôpital. Mais vous avez fait les mêmes
déclarations consignées par le magistrat instructeur, visant non seulement
M. Daudet et M. Maurras, mais encore M. Marius Plateau lui-même.
R. — Je n’ai pas intérêt à mentir. Au cours de mes premières
comparutions devant M. le juge d’instruction Devise, auxquelles je vous prie
de vous reporter, vous verrez que les interrogatoires précédents n’ont pas été
signés.
L’AVOCAT GÉNÉRAL. — Ils n’ont pas été signés mais ils ont été
rectifiés.
e
M CAMPINCHI. — Oui, et confirmés sur ce point à la cote 8.
D. — Je répète que vous avez fait les mêmes déclarations visant
MM. Daudet et Maurras d’abord et Plateau ensuite, déclarations que l’on
trouve dans le deuxième interrogatoire du 24. Puis, dans un interrogatoire du
16 février, vous avez modifié votre système de défense que j’ai entendu
comme tout le monde dans votre exposé. Je vois que vous persistez dans ce
système de défense.
R. — C’est le véritable, je suis bien forcée d’y persister.
D. — Vous maintenez la préméditation visant MM. Léon Daudet et
Maurras mais vous repoussez toute préméditation en ce qui concerne
M. Plateau.
R. — Si j’ai tué M. Plateau, c’est parce que j’ai été poussée à bout ; c’est
lui-même qui m’a armé la main.
D. — Vous avez déclaré à l’instruction qu’en présence de l’attitude de
M. Plateau parlant du parti anarchiste, montrant son mépris, avez-vous dit, du
prolétariat et l’ayant entendu parler de vos compagnons, de vos camarades de
lutte, vous aviez compris l’importance de son rôle contre votre parti, et c’est à
ce moment-là, suivant vos déclarations, que vous avez eu, avez-vous dit, en
employant un mot vraiment cynique, audacieux et effroyable : « C’est à ce
moment que j’ai eu logiquement l’idée de me rabattre sur lui. »
R. — Nous sommes dans un siècle où l’élasticité des consciences est très
grande. Moi, je ne suis pas de celles-là.
D. — Oui, une élasticité très grande à disposer des vies humaines. Vous
n’êtes pas d’accord avec le ministère public sur ce point.
R. — Marius Plateau a bien disposé de vies humaines depuis qu’il a fait
condamner des malheureux.
e
M CAMPINCHI. — Alors, vous vouliez le tuer ?
R. — Oui, au cours de notre conversation…
e
M CAMPINCHI. — Mais vous alliez le trouver avec un revolver dans
votre poche ?
R. — Je l’avais à Saint-Germain-l’Auxerrois.
e e
(Un colloque s’engage entre M Torrès et M Campinchi.)
R. — Le 22 janvier, je venais de Saint-Germain-l’Auxerrois avec mon
revolver en poche. Je n’ai pas mangé, je suis allée immédiatement à L’Action
française. Je ne me suis arrêtée nulle part, par conséquent je devais encore
avoir mon revolver en poche…
D. — Je suis l’interrogatoire méthodiquement. Votre dernier système à
l’instruction a été de dire ceci : « Je maintiens ma préméditation visant
MM. Daudet et Maurras et je nie ma préméditation visant M. Plateau… »
R. — Je viens de vous répondre tout à l’heure.
D. — C’est en entendant M. Plateau, avez-vous dit, parler du prolétariat
avec mépris que vous avez compris l’importance de son action et c’est à ce
moment-là, avez-vous déclaré, « que j’ai eu logiquement l’idée de me
rabattre sur lui ».
R. — Je viens de satisfaire à cette même question. C’est la vérité, je ne
peux pas ne pas dire la vérité.
D. — L’accusation vous oppose ceci, écoutez-moi bien. S’il est vrai que
vous n’êtes pas revenue une deuxième fois voir M. Marius Plateau avec
l’intention de le tuer, pourquoi êtes-vous venue avec un revolver à la main et
avez-vous eu avec lui un entretien d’une heure qui a fini par le meurtre que
nous savons ?
R. — J’ai déjà répondu à cela. Nous revenons en arrière.
D. — Je vous demande de préciser ce point.
R. — Je vous rappelle que le 22 janvier, sur cette question du revolver,
j’ai répondu à l’avocat de la partie civile et de L’Action française, je revenais
de Saint-Germain-l’Auxerrois, j’avais un revolver en poche. Je n’ai même
pas mangé, je suis allée directement de Saint-Germain-l’Auxerrois à L’Action
française, sauf le temps d’écrire une lettre pour m’introduire auprès de
M. Plateau. Fatalement, j’avais un revolver en poche, car autrement, il aurait
fallu le jeter, le déposer quelque part. J’avais donc l’arme dans ma poche,
vous voyez que c’était forcé.
D. — Vous aviez donc l’intention en venant voir M. Marius Plateau, de
commettre le meurtre en question ?
R. — J’ai répondu.
D. — L’accusation relève aussi un autre fait…
R. — … Je n’ai pas fini. On m’a demandé ce que je venais faire à
L’Action française. En sortant de Saint-Germain-l’Auxerrois, je suis entrée
dans un café pour écrire une lettre afin de pouvoir me faire introduire auprès
de M. Marius Plateau, car je voulais être introduite auprès de quelqu’un avec
l’intention de tenter une démarche pour arriver à voir Daudet. C’est dans
cette intention que je suis allée à L’Action française. C’est également dans
cette intention que, dans ma lettre à M. Marius Plateau, je donnais des
précisions, fausses évidemment, en vue de l’intéresser et de l’engager à me
mettre en présence de M. Daudet.
Je ferai remarquer que si j’avais voulu voir seulement M. Marius Plateau
je n’avais pas besoin de ces précisions pour m’adresser à lui, mais je voulais
par les précisions données dans ma lettre que l’on me permette de voir
Daudet.
e
M CAMPINCHI. — Il faudrait lire la lettre !
D. — Le revolver était dans votre manche ou dans votre poche ?
R. — Il était dans ma manche le samedi ; je craignais d’être surveillée.
D. — Et lorsque vous êtes arrivée chez Marius Plateau ?
R. — Il était dans ma poche.
D. — Vous aviez donc préparé votre revolver en vue du crime.
R. — Je l’avais préparé à la sortie de Saint-Germain-l’Auxerrois alors
que je suivais M. Maurras.
D. — Je retrouve votre déclaration dans la cote 42 du dossier de
l’instruction dans laquelle vous dites : « Je m’étais juré de ne pas comparaître
devant les juges… » C’est ainsi que vous expliquez votre tentative de
suicide ? Vous aviez prémédité votre crime et vous vous étiez promis de vous
tuer…
R. — Oui, après avoir tué Daudet.
D. — Et ce n’est pas M. Daudet que vous avez tué, vous vous êtes
rabattue sur M. Marius Plateau.
R. — Le samedi matin 20 janvier, lorsque je suis partie chez Daudet
j’avais déjà l’intention de me tuer si j’arrivais à tuer Daudet, pour ne pas
comparaître devant votre justice.
D. — Vous avez mis également à exécution cette même promesse que
vous vous étiez faite à vous-même en vous tirant un coup de revolver. À
quelle époque aviez-vous conçu le projet de tuer M. Daudet ou M. Maurras ?
Vous vous en êtes expliquée à l’instruction mais il faudrait reproduire
également vos explications devant MM. les jurés.
R. — Comme je l’ai dit, il y a très longtemps que je lisais L’Action
française. J’étais exaspérée contre Daudet, mais jusqu’au moment de sa
demande d’expédition pour occuper la Ruhr, je n’avais pas eu l’intention
arrêtée de le tuer.
D. — Vous avez déclaré à l’instruction que c’était au moment d’une
manifestation qui a eu lieu au parc des Oblats à Saint-Ouen, le 14 janvier,
huit jours avant le crime : « À partir de ce moment, ma résolution a été
arrêtée. »
R. — C’est en effet à peu près vers cette date qu’indignée par l’action de
M. Daudet contre les communistes, j’ai eu cette idée de le tuer. Je
m’explique. Vers la fin de 1922, M. Léon Daudet, à travers sa demande
d’expédition de forces pour occuper la Ruhr, avait un autre but, c’était celui
de satisfaire ses vengeances personnelles et ses haines de coterie. Son but
c’était, par tous les moyens, de profiter de la guerre, pour satisfaire ses
haines. C’est à ce moment que, me rendant compte de ce jeu, comme je l’ai
dit à MM. les jurés et voyant qu’à travers son expédition de forces sur la
Ruhr, il voulait créer une agitation qui lui aurait permis de rétablir le
royalisme sur les ruines de la patrie, c’est à ce moment que j’ai voulu le tuer.
D. — Vous avez déclaré qu’à ce moment vous avez pris la résolution
irrévocable de tuer M. Daudet ?
R. — Oui.
D. — Et vous dites que ce n’est qu’au cours de cette conversation avec
M. Marius Plateau, alors qu’il parlait du prolétariat avec mépris, qu’indignée,
écœurée, vous avez tiré sur lui et vous l’avez tué. Vous vouliez tuer
M. Daudet, mais en réalité, c’est M. Plateau que vous avez tué.
Voyons ce qu’était M. Plateau. Dans toutes les affaires, on doit faire
connaître aux jurés ce qu’est l’accusé. J’ai donné sur votre compte tous les
renseignements possibles. MM. les jurés savent quel est votre passé, ils ont
entendu les renseignements fournis sur votre compte, votre conduite, votre
mentalité, votre réputation. Il importe maintenant de leur montrer ce qu’était
la victime. Je vais dire ce qu’était M. Marius Plateau. Je n’en parlerai pas au
point de vue politique, ce n’est pas mon rôle. Il appartiendra aux avocats de
la partie civile, s’ils le jugent utile, d’en parler à cet égard.
Ce que je dois dire, c’est que votre victime était un homme jeune encore,
il avait trente-sept ans, il avait l’avenir devant lui. M. Marius Plateau, nous
serons tous d’accord sur ce point, a vaillamment combattu pendant la guerre,
il a été grièvement blessé, il a fait l’objet de citations qui lui ont fait
grandement honneur ; il a été décoré de la croix de guerre. Son nom a été
inscrit sur le livre d’or du régiment. À ce titre, je dois m’incliner devant sa
mémoire, comme nous devons nous incliner devant tous ceux qui ont
vaillamment combattu pour le pays.
M. le juge d’instruction vous a fait remarquer que cet homme que vous
avez tué ne vous avait rien fait. Le juge d’instruction vous a demandé,
comme je vous le demande en ce moment, et comme je le fais à l’égard de
tout accusé : n’avez-vous pas regret d’avoir tué un homme comme lui qui, je
le répète, ne vous avait rien fait personnellement ?
R. — Permettez-moi de m’expliquer à ce sujet.
Si je vous dis que je n’ai pas de regret, peut-être me jugerez-vous
insensible, mais malgré tout, j’ai dû surmonter ma sensibilité et faire appel à
ma volonté pour surmonter toute mon angoisse et arriver à le tuer. Le
22 janvier, j’étais à bout. Malgré tout, j’avais cette répugnance physique qui
arrêtait mon bras de me dire que j’avais tué un être pensant, un être humain.
Mais, Monsieur le Président, l’acte accompli, je n’ai pas eu de regret, je n’en
ai pas au moment où je vous parle.
Le PRÉSIDENT. — Je vois que vous êtes logique avec vous-même
jusqu’au bout.
R. — Je vais expliquer pourquoi je n’ai pas éprouvé de regret. Le
22 janvier, j’étais autre chose qu’une meurtrière. J’avais en moi, présentes à
l’esprit, toutes les douleurs, toutes les souffrances que Marius Plateau avait
fait subir à la classe ouvrière. J’avais présent à l’esprit son rôle joué dans le
procès du Bonnet rouge, tout ce qu’il a fait, tout ce qu’il a envoyé de
malheureux innocents au bagne, ou au poteau. Ce jour-là, je songeais surtout,
non pas à tuer un homme, mais à venger la classe ouvrière, à venger tous les
malheureux qu’il a tués, ceux qui sont au bagne par sa faute. Marius Plateau,
c’était le chef des Camelots du roi, de toute cette bande qui échappe peut-être
aux lois du code, mais qui n’échappe pas aux lois de la conscience et moi ma
conscience m’a dit que je devais agir et j’ai agi.
D. — Vous êtes logique avec vous-même et avec vos théories.
R. — J’ai agi pour mes idées, c’était pour le bien du pays, je ne peux pas
avoir de regret.
D. — C’est ce que vous avez manifesté au juge d’instruction qui vous a
posé les mêmes questions. Il vous a dit : « Ne regrettez-vous pas d’avoir tué
un homme qui ne vous avait rien fait ? » et vous avez répondu, comme vous
venez de le faire aujourd’hui : « Je ne suis pas une insensible, mais je ne
regrette en rien l’acte que j’ai commis. J’ai agi suivant ma conscience, je n’ai
pas de remords. »
R. — Pardon, Monsieur, mais il me semble que ce fait de sentir autour de
soi toutes les souffrances de ces malheureux, c’était là de la sensibilité plus
que d’abattre froidement un homme. D’abord je ne l’ai pas abattu froidement
mais j’étais sensible à ce moment, je n’étais que trop sensible. Un homme
peut surmonter sa sensibilité, une femme est dépassée par sa sensibilité. J’ai
été dépassée justement, je n’ai pas pu me maintenir.
D. — Et vous l’avez exécuté…
R. — Oui, de même qu’il en a fait exécuter d’autres.
D. — Vous avez dit ceci : « De l’acte individuel que j’ai accompli, je ne
regrette rien. Je revendique fièrement la responsabilité entière. » Cette
responsabilité, la revendiquez-vous maintenant ?
R. — Oh ! Oui.
D. — Je vois en effet que ce que vous dites est conforme avec vos
déclarations premières. Je trouve encore dans vos déclarations ceci : « Je
revendique pour moi seule la responsabilité du geste que je ne renie pas et
j’aurai l’orgueil d’en répondre. » Voilà ce que vous avez déclaré dans votre
interrogatoire à la cote 41 du dossier.
R. — Oui. Réclusion ou mort, je suis prête à subir ma peine quelle qu’elle
soit.
D. — Vous revendiquez donc la responsabilité entière de votre geste
aujourd’hui comme vous l’avez revendiquée au début. J’arrive à cette autre
question de mon interrogatoire, qu’il est nécessaire d’examiner c’est-à-dire la
question de savoir si vous avez pu agir à l’aide de complices. Vous avez
revendiqué toute la responsabilité de l’acte, vous la revendiquez encore
aujourd’hui à l’audience…
R. — Je vous ferai remarquer, si vous le permettez, que l’acte
d’accusation même porte qu’il est établi que j’ai agi sans complices.
D. — C’est pour cela que je vous interroge. Le code d’instruction
criminelle me fait un devoir de procéder à l’examen de l’affaire d’une façon
complète. Nous examinerons donc rapidement la question de savoir si vous
avez pu agir à l’aide ou à l’instigation de complices.
Vous êtes d’accord avec l’accusation d’ailleurs. Vous avez revendiqué
non seulement toute la responsabilité mais vous avez encore nié toute
suggestion en disant : « Je n’ai pas de complices, j’ai agi seule. »
R. — Oui, Monsieur.
D. — Cependant la partie civile a produit à l’instruction des témoignages
de fait sur lesquels nous avons le devoir de nous expliquer.
[Suivent de longs échanges entre le président et Germaine Berton, au
cours desquels sont écartées diverses hypothèses de complicité émises par la
partie civile.]
D. — Donc, l’accusation, Germaine Berton, en arrive à cette conclusion,
qui est la vôtre. Vous prétendez également à cette audience que vous n’avez
pas eu de complices, que vous n’avez pas agi à l’instigation de complices ?
R. — Oui.
D. — Vous avez agi seule ? Vous avez été logique avec vous-même,
comme vous le dites ?
R. — Oui, Monsieur.
D. — Avez-vous quelque chose à ajouter pour MM. les jurés sur ce
point ?
R. — Non, Monsieur.
D. — Je dis que je pense que vous avez été logique avec vous-même
parce que, nous nous sommes étendus longuement sur ce point tout à l’heure,
vous avez depuis longtemps prêché l’action directe, la violence, l’action
individuelle, et ce n’était pas la première fois que vous mettiez ces théories en
er
pratique. Dans une lettre qui est au dossier, que vous avez écrite le 1 ou le
2 janvier à votre camarade Raymond, détenu à la Santé pour vol, vous
rappelez les incidents d’une manifestation qui a eu lieu au Pré-Saint-Gervais
où les anarchistes en sont venus aux mains avec la police. Vous savez à quoi
je fais allusion ?
R. — Oui, Monsieur.
D. — J’ai cette lettre sous les yeux. Dans la rencontre, un agent est tombé
à terre et vous écrivez : « Nous nous précipitons avec la ceinture de cuir
roulée et nouée deux fois, je vise aux deux yeux, mais nous sommes
débordés. Nous courons et je m’arrête pour taper dans le tas. » Vous
reconnaissez cela ?
R. — Permettez-moi de vous donner une explication. Nous manifestions
après une réunion pour l’amnistie, qui avait lieu au Pré-Saint-Gervais. Nous
descendions rue de B… en manifestant. Les agents sont venus sur nous
coudes au corps, nous avons été coincés. Les agents venaient du poste de la
rue Ramponeau, ils ont pris l’offensive et lorsque des agents prennent
l’offensive, tout anarchiste se croit en devoir de se défendre.
D. — C’est pour cela que, comme vous l’avez dit, vous avez noué votre
ceinture et que vous visiez les deux yeux ?
R. — Oui.
D. — Croyez-vous que cela ce soit de la politique de viser les deux
yeux ?
R. — Ce n’est pas non plus de la politique que les actes de sauvagerie
commis par les agents. Vous n’avez qu’à prendre les journaux de l’époque et
vous verrez que les agents ont frappé même des enfants lors de cette
manifestation.
D. — Voilà le point sur lequel l’accusation se base pour vous reprocher
votre acte. L’accusation vous dit que vous avez été logique avec vous-même.
Vous avez toujours, dans vos discours et dans vos écrits préconisé la
violence, la propagande par le fait, l’action directe, l’action individuelle.
Vous avez mis vos théories en pratique. Dans votre brochure sur laquelle
nous nous sommes expliqués au début de l’interrogatoire, vous avez prêché
l’action individuelle, vous avez célébré l’apologie du meurtre solitaire. Voilà
ce que l’accusation vous reproche, c’est d’avoir écrit ceci, d’avoir annoncé en
quelque sorte votre crime, puisque vous avez écrit, vous l’avez reconnu :
« que ce soit la dynamite ou le poison, la grenade ou le poignard, le revolver
ou l’essence enflammée, l’essentiel c’est le résultat qui doit être complet pour
réaliser de terrifiants exemples ». Vous avez choisi le revolver, vous avez
donné le terrifiant exemple.
R. — Je reconnais cette chose-là ; mais je ferai remarquer que bien avant
moi il y en a d’autres qui ont frappé, non pas lorsqu’ils étaient attaqués, ceux
des nôtres qui n’attaquaient personne, par exemple Daudet et ses Camelots du
roi, dans des réunions publiques.
D. — Voilà les faits qui vous sont reprochés. L’accusation relève contre
vous deux choses : l’intention homicide, dit l’accusation, résulte du fait lui-
même. Tirer sur quelqu’un avec un revolver, à bout portant, à plusieurs
reprises, dans le dos et en pleine poitrine, c’est indiscutablement vouloir lui
donner la mort.
La préméditation, d’après l’accusation, résulte de vos intentions maintes
fois manifestées, et en venant munie d’un revolver chez M. Marius Plateau et
de vos propres déclarations au commissariat de police et à l’instruction, ainsi
que vous l’avez reconnu dans vos déclarations…
R. — Jamais signées.
D. — Voilà sur quoi se base l’accusation pour relever contre vous non
seulement l’intention homicide mais encore la préméditation…
R. — Oui, Monsieur le Président.
D. — Je vous dis en finissant : que vous ayez le droit d’avoir des idées
politiques et, je vais même plus loin, que vous ayez le droit de défendre vos
opinions politiques, je ne le conteste pas, mais que vous ayez le droit de
disposer d’une vie humaine, l’accusation vous dit non, et c’est à MM. les
jurés de répondre.
Monsieur l’avocat général, avez-vous une question à poser à l’accusée ?
L’AVOCAT GÉNÉRAL. — Je n’ai pas de questions à lui poser, mais je
voudrais faire simplement observer ceci : lorsque l’accusée prétend qu’elle
n’a pas signé le procès-verbal, ce qui est possible, elle oublie qu’au moment
où ces procès-verbaux ont été dressés et son interrogatoire écrit, elle était
dans un état physique qui ne lui permettait pas de signer. Le juge
d’instruction l’a mentionné dans son procès-verbal. Il déclare ceci : « Après
avoir invité l’accusée actuelle à signer, laquelle a déclaré ne le pouvoir. »
Dans ces conditions, il est manifeste que le juge d’instruction a donné
lecture du procès-verbal et de l’interrogatoire, que l’accusée n’a rien ajouté,
qu’elle n’a pas protesté contre le contenu de son interrogatoire. Il est certain
que son interrogatoire est un interrogatoire véridique et que par suite il ne
peut être contesté.
R. — Monsieur l’avocat général, lorsqu’on fait une lecture, il n’est pas
d’usage de faire des ratures sur le procès-verbal…
L’AVOCAT GÉNÉRAL. — Au contraire.
Le PRÉSIDENT. — M. l’avocat général connaît mieux les usages que
vous en pareille matière.
L’AVOCAT GÉNÉRAL. — Il est au contraire d’usage de permettre à
celui qui a fait une déclaration de la modifier avant de la signer.
e
M TORRÈS. — Vous avez dit vous-même, Monsieur le Président, que
c’était parce que ma cliente était dans un état de santé qui ne lui permettait
pas de signer que le procès-verbal ne l’avait pas été. Voilà un interrogatoire
d’ordre général concernant une femme qui est presque encore un enfant qui
ne peut pas présenter ses explications et qui ne pourra le faire que lorsqu’elle
entrera en convalescence…
L’AVOCAT GÉNÉRAL. — Voilà une très bonne explication, c’est
l’évidence même.
e
M TORRÈS. — En général, pour bien répondre à un interrogatoire, il
vaut mieux être bien portant qu’invalide.
Le PRÉSIDENT. — Messieurs les Jurés, avez-vous une question à poser
sur mon interrogatoire ? Vous avez le droit de poser, par mon intermédiaire,
toutes les questions que vous jugerez convenables, sur les points qui vous
paraîtraient devoir être éclaircis. La seule chose que je vous demande, c’est la
loi qui me fait une obligation de vous le rappeler, c’est que dans les questions
que vous poserez, vous ne fassiez pas connaître votre avis personnel, il ne
faut rien dire qui puisse constituer une indication de vos sentiments.
Avez-vous quelque question à poser sur la matérialité des faits ? sur les
conditions dans lesquelles le crime a été commis, ou sur le mobile qui a pu
pousser l’accusée à le commettre ?… Aucune question ?
e e
Le PRÉSIDENT. — M de Roux et M Campinchi, au nom de la partie
civile, avez-vous une question à poser ?
e
M CAMPINCHI. — L’accusée paraît en vouloir beaucoup à M. Léon
Daudet. Est-ce qu’elle éprouve un regret de n’avoir pu le tuer ?
e
M TORRÈS. — Ce n’est pas là une question qui puisse être posée…
e e
M CAMPINCHI. — Ce n’est pas vous, M Torrès, qui avez à juger les
questions que j’ai à poser à votre cliente.
e
M TORRÈS. — Je ne vous permettrai pas de lui poser des questions qui
sont des questions insidieuses…
e
M CAMPINCHI. — C’est une question de bon sens… J’ai la parole, et
vous, vous ne l’avez pas.
e
M TORRÈS. — Ma cliente vous répondra. Je lui dirai : « Vous pouvez
répondre, mais vous pouvez aussi ne pas répondre à la question. » Je suis
étonné que vous posiez une pareille question, vous dont je connais la
franchise et la loyauté. Mais ma cliente pourra toujours vous répondre qu’elle
ne répond pas à une question pareille.
e
M CAMPINCHI. — Alors, qu’elle le fasse !
e
M TORRÈS. — Elle vous répondra…
e
M CAMPINCHI. — Alors, c’est vous qui dirigez les réponses de votre
cliente ?
e
M TORRÈS. — Je dis que la question que vous lui posez est de l’ordre
de celles qui ne devraient pas être posées.
e
M CAMPINCHI. — Je vais la reposer en précisant davantage…
e
M TORRÈS. — Ce sont les questions de l’Inquisition…
e
M CAMPINCHI. — Ce sont des questions qui ne sortent pas du cadre
même de notre procès…
GERMAINE BERTON. — Monsieur l’avocat de la partie civile et de
l’Action française, vous me demandez si je ne regrette pas de ne pas avoir tué
Daudet ? Oui. Je suis plus franche que vous…
e
M CAMPINCHI. — Vous êtes aussi franche que moi ? Je vous en
e
félicite, mais il est probable que M Torrès, lui, ne s’en félicite pas.
e
M TORRÈS. — Germaine Berton a déclaré qu’elle voulait tuer Daudet,
elle l’a dit au long de cette instruction, elle en a déjà fourni les raisons.
e
Les observations que je faisais tout à l’heure, M Campinchi, ne
s’appliquaient pas à ma cliente, mais à votre question.
Ma cliente vous avait déjà répondu par avance, sur la question que vous
lui avez posée. Mais permettez-moi de vous dire encore que cette question
n’était pas de l’ordre de celles qui soient dignes d’être posées.
e
M CAMPINCHI. — Ça, c’est de la rhétorique et de la littérature,
permettez-moi de vous le dire.
e
M TORRÈS. — Ce n’est pas de la rhétorique, c’est une question de bon
sens.
(Bruit prolongé dans le fond de la salle.)
Le PRÉSIDENT. — Laissez-moi, Messieurs, faire une déclaration de
principe. Je réclame le silence complet. Je tiens à dire que les droits de
chacun seront sauvegardés, vous pouvez compter sur moi pour cela mais je
demande que chacun prenne la parole à son tour et que toutes les questions
soient posées par mon intermédiaire.
e
M TORRÈS. — Nous sommes dans une affaire qui soulève beaucoup de
e
passions et voilà M Campinchi qui pose des questions qui sortent du cadre
de la justice républicaine…
(Bruit et manifestations dans le fond de la salle.)
Nous voilà comme au tribunal de l’Inquisition. On pose des questions
d’intention… Ma cliente y répondra.
e
M CAMPINCHI. — Il ne s’agit pas de justice républicaine si vous le
voulez bien ni d’Inquisition. Nous sommes devant une cour d’assises, devant
douze citoyens qui sont ici pour juger une accusée qui s’est expliquée avec
une grande franchise. Elle a dit à plusieurs reprises, au cours de son
interrogatoire, qu’elle voulait tuer Léon Daudet et qu’elle voulait
subsidiairement tuer Maurras, puis, comme nous le disons au palais, plus
subsidiairement encore Marius Plateau. Je désirerais savoir si, ayant substitué
Plateau à Maurras, d’une part, et à Daudet de l’autre, elle regrettait d’avoir
manqué les deux premiers, notamment M. Daudet. Elle m’a répondu. J’ai
satisfaction et vous également, je suppose.
e
M TORRÈS. — Non, je n’ai pas satisfaction. Je suis ennuyé que ce soit
vous qui ayez posé une pareille question.
e e
M CAMPINCHI. — Avez-vous la naïveté de supposer, M Torrès, que
je suis ici pour vous être agréable ? Je pose les questions qui me semblent
utiles dans l’intérêt de la partie civile.
e
M TORRÈS. — Je vous ai pourtant entendu dans d’autres affaires et
notamment dans l’affaire Fieschi contre Daudet.
e 2
M CAMPINCHI. — Parfaitement, je plaidais dans l’affaire Fieschi
contre Léon Daudet et c’est ce qui vous montre qu’aujourd’hui, je ne suis pas
nécessairement l’avocat de l’Action française, comme vous le prétendiez.
J’étais l’avocat de Fieschi, je plaidais contre M. Léon Daudet. Je n’avais vu
M. Léon Daudet qu’une fois dans ma vie, c’est le jour où je plaidais contre
lui, vous le voyez, ce n’est pas si mal.
e
M TORRÈS. — Oui, en plaidant pour Fieschi qui avait voulu faire déjà
ce qu’a fait Germaine Berton…
e
M CAMPINCHI. — Non, il s’agissait d’un coup de canne qui s’est
terminé par quinze jours de prison. C’est beaucoup moins grave.
e
M TORRÈS. — Oui, comme M. Ebelot sur M. Caillaux.
e
M CAMPINCHI. — Je suppose que vous n’allez pas mettre en parallèle
un coup de canne avec cinq coups de revolver.
(Interpellations et bruit dans la salle.)
Le PRÉSIDENT. — Je préviens de nouveau qu’à la moindre
manifestation je vais faire évacuer la salle. Je le dis dans l’intérêt de tous. Je
vous en prie, faites en sorte que l’ordre ne soit pas troublé.
DÉPOSITIONS DES TÉMOINS
Nous disons depuis quelques jours, M. Briand, vous avez une part de
responsabilité dans la mort de M. Marius Plateau…................. faute de
quoi, nous promettons le châtiment corporel mesuré mais certain, qu’il a
trop mérité.
Vous trouvez donc tout naturel qu’on menace M. Briand d’un châtiment
mesuré corporel ?
R. — Je demande à répondre sur cet article-là. Je reconnais ce texte et je
le maintiens. Dans l’organisation actuelle, il n’existe pas de responsabilité
politique. Un ministre peut compromettre les plus grands intérêts
diplomatiques et militaires […], mais sans avoir à encourir aucune
responsabilité, ni à craindre aucun châtiment. On fait le mal, on tombe du
pouvoir, on s’en va ! J’estime que ce sont des choses qui aboutissent à la
perte d’un pays…
L’AVOCAT GÉNÉRAL. — Je ne peux pas permettre au témoin de
continuer sur ce ton.
Si le témoin accepte la responsabilité des écrits qu’il a signés, le ministère
public ne peut pas les supporter…
e
M TORRÈS. — Alors, vous déclarez avec moi, Monsieur l’avocat
général, que M. Maurras est un apologiste de la violence ?
e
M DE ROUX. — Violence légère.
R. — Violences mesurées et rationnelles dans l’intérêt de la patrie et de la
société désarmées.
L’AVOCAT GÉNÉRAL. — Les paroles de M. Maurras sont
répréhensibles, et je lui dis que si de ce qu’il a écrit, il en a pris la
responsabilité, la loi punit tous faits de violence.
e
M CAMPINCHI. — Voilà l’inconvénient de pareilles questions…
e
M TORRÈS. — Est-il exact que vous ayez fait l’apologie du crime
politique ?
R. — Ça dépend.
e
M TORRÈS. — Je veux qu’on prenne note de la réponse.
R. — Ça dépend de la raison et du droit. Qu’entendez-vous par crime ?
e
M TORRÈS. — Êtes-vous l’auteur d’une théorie qui parle de la violence
mise au service de la raison et de la patrie ? À ce titre, n’avez-vous pas fait
l’apologie, dans votre journal, et n’avez-vous pas ouvert une souscription en
faveur d’un individu qui s’appelait Grégory et qui avait visé le capitaine
Dreyfus à la poitrine, mais, l’avait fort heureusement atteint au bras ? N’avez-
vous pas fait l’apologie de ce crime dont vous avez vanté le patriotisme et
l’héroïsme, et n’avez-vous pas organisé, dans les colonnes de votre journal,
une souscription au bénéfice de ce meurtrier Grégory ?
R. — Puisque la question de Grégory est mise sur le tapis, je vais y
répondre :
La veille de l’attentat de Grégory, quelqu’un est venu me proposer de tuer
Dreyfus. Je l’ai reçu en compagnie de deux amis. J’ai dit : « Non, nous
considérons Dreyfus comme un traître, mais ce n’est pas à nous à
l’exécuter. » Il faut l’arrêt de la justice, les douze balles du peloton
d’exécution. Le lendemain, un homme généreux, emporté par son
patriotisme, indigné de ce qu’il voyait, a cédé à cette indignation et a réagi
comme un bon Français, comme un bon patriote, eh bien, nous l’avons
défendu.
Je ne me souviens pas du tout d’avoir ouvert une souscription pour lui
dans le journal mais je déclare que Grégory a cédé à une indignation justifiée.
e
Le PRÉSIDENT. — Avez-vous une autre question à poser, M Torrès ?
e
M TORRÈS. — N’avez-vous pas non seulement ouvert une souscription
en faveur de Grégory, mais organisé une commémoration annuelle de cet
événement hautement patriotique, c’est-à-dire de l’attentat de Grégory contre
Dreyfus ?
C’est ainsi que je trouve, sous la signature de M. Léon Daudet, dans
L’Action française – et quand je parle de L’Action française, vous ne vous
désolidarisez pas, puisque vous êtes le codirecteur de ce journal – je trouve ce
texte :
Et vous ajoutez :
Messieurs les Jurés, vous vous demandez peut-être quel est l’écrivain. Ce
n’est pas M. Maurras ; ce n’est pas un révolutionnaire, c’est l’article de tête
er
du journal La Croix du 1 avril 1919, et signé de M. Guiraud.
Je demande donc à M. Maurras s’il croit devoir s’expliquer sur
l’accusation qui a été ainsi formée contre lui.
D. — Avez-vous des observations à faire ?
R. – À quoi bon ! C’est stupide ! J’ai répondu à M. Guiraud qu’il
déraisonnait.
e
M TORRÈS. — J’ai une dernière question à poser au sujet de Léon
e
M TORRÈS. — J’ai une dernière question à poser au sujet de Léon
Bourgeois.
Vous dites vous-même :
On voit par une lettre d’une mère (car vous exploitiez le sentiment
maternel), qui attribue à M. Bourgeois la mort de son fils tué à la guerre,
quelle effroyable semence de haine et de vengeance ces déclarations
frénétiques déposent dans le cœur.
Je parle aussi dès maintenant pour vous et vos chefs directs, les
Clemenceau et les Briand, qui ont des noms, des visages, des proches, qui
ne sont ni des entités ni des machines de bronze et d’acier.
e
M TORRÈS. — M. Léon Daudet a parlé avec une émotion
e
M TORRÈS. — M. Léon Daudet a parlé avec une émotion
communicative de M. Clemenceau. À cet égard, on pourrait dire à M. Léon
Daudet que, s’il estime que M. Clemenceau, avec la collaboration des soldats,
qui n’étaient pas tous de l’Action française, croyez-le bien, a sauvé la patrie,
il a fait, lui, Léon Daudet, courir de terribles risques à la patrie car il a
demandé pendant plusieurs années l’exécution immédiate, et encore pendant
les premières années de la guerre, de M. Clemenceau, comme étant le
mauvais génie de ce pays. J’ai les textes, monsieur Daudet.
e
Le PRÉSIDENT. — Je vous répète, M Torrès, que cela nous éloigne
considérablement de l’affaire que nous avons à juger.
e
M TORRÈS. — Monsieur Daudet pourrait-il me dire en quoi consiste
l’organisation des Camelots du roi et quel est leur rôle ?
R. — Cette question n’a aucun rapport avec l’assassinat de Marius
Plateau.
e
M TORRÈS. — Je vous demande pardon. Marius Plateau était le
secrétaire des Camelots du roi. Quand je parle de Marius Plateau, ancien
combattant, je salue sa mémoire. Mais ce n’est pas l’ancien combattant qui a
été abattu par ma cliente. Celui qu’elle a frappé, je le montre avec documents
à l’appui, c’est le chef d’état-major de la guerre civile préparée par l’Action
française. Je suis par conséquent bien dans la cause et au centre de mon
procès, lorsque je demande à M. Léon Daudet de nous dire si M. Marius
Plateau n’était pas secrétaire général de la Ligue d’Action française et
secrétaire général des Camelots du roi.
Le PRÉSIDENT. — C’est exact, cela résulte du dossier. Je vous en prie,
e
M Torrès, vous savez que nous avons beaucoup d’autres témoins à entendre,
veuillez en tenir compte dans les questions que vous posez.
R. — Je n’ai qu’une chose à dire, c’est que M. Marius Plateau était
secrétaire de la Ligue d’Action française et vice-président des Camelots du
roi et qu’il entretenait des rapports d’amitié avec le président Clemenceau.
Le PRÉSIDENT. — Je l’ai dit moi-même dans l’interrogatoire, cela
résulte des faits établis par l’information.
e
M TORRÈS. — En quoi consistaient les attributions de M. Marius
Plateau ? N’était-il pas chargé d’une part de l’organisation politique à
l’Action française et d’autre part de l’organisation des manifestations et de
certaines agressions préparées ?
R. — Marius Plateau était chargé par moi de la surveillance de l’ennemi
installé en France à la veille de la guerre et des auxiliaires de l’ennemi
travaillant à la trahison pendant la guerre…
e
M TORRÈS. — Nous parlons de la période depuis la guerre.
R. — Depuis la guerre, Plateau était affecté à des fonctions consistant à
rechercher ceux qui, depuis la victoire, essayaient de la saboter et de la ruiner
et de ramener ainsi la guerre.
e
M TORRÈS. — Vous répondez par une déclaration de principe. Je vous
pose une question très précise qui est celle-ci : M. Marius Plateau n’était-il
pas chargé, au moment où il a été tué, de surveiller les milieux politiques
hostiles à l’Action française ? N’était-il pas chargé d’organiser les
manifestations contre les ennemis de l’Action française ?
R. — À ce moment, comme pendant la guerre, comme à la veille de la
guerre, l’Action française avait décrété l’union sacrée. Marius Plateau était
chargé de poursuivre les ennemis de la France dans la personne de ceux qui
menaçaient la vie, non seulement des membres d’Action française, mais
encore des membres du gouvernement. J’ai transmis à des membres du
gouvernement des menaces venant du milieu révolutionnaire, menaces qui
m’étaient transmises par Marius Plateau.
e
M TORRÈS. — Était-ce pour préparer l’union sacrée que Léon Daudet
écrivait qu’il regrettait que la dépouille de Briand ne puisse pas être exposée
à côté de celle de Gounaris ? Est-ce en vue de l’union sacrée que M. Marius
Plateau avait accumulé des fiches sur différents officiers ? Est-ce en vertu de
cette union sacrée que M. Léon Daudet estime qu’il était du droit de Marius
Plateau d’organiser tout un plan de mobilisation civile, qui a donné lieu à des
poursuites en 1917 et qui ont été flétries par la Chambre dans un ordre du
jour proposé par un homme qui n’est pas suspect d’être révolutionnaire, qui
9
s’appelle M. René Renoult et que M. Georges Clemenceau honore encore
plus de son amitié intime que M. Maxime Réal Del Sarte ? Est-ce que
M. René Renoult, en janvier 1918, à la tribune de la Chambre, n’a pas
dénoncé les menées criminelles qui consistaient à organiser un complot
contre la République avant la guerre et en pleine guerre ? Est-ce que la
Chambre, y compris les représentants de la droite, n’a pas voté une motion de
flétrissure contre les auteurs de ces manœuvres criminelles ? Est-ce qu’à
l’occasion de cette affaire, M. Delahaye, en l’absence de M. Daudet, qui
n’était pas encore député de Paris, qui n’avait pas fait au suffrage universel
cette concession imprévue et tardive – est-ce qu’en janvier 1918, à la tribune
de la Chambre, le représentant le plus qualifié de l’Action française,
M. Delahaye, pour plaider la cause de M. Marius Plateau, n’a pas invoqué
une sorte de demi-responsabilité de M. Plateau, qui était à peu près amnésié
et qui, dans ces conditions, pouvait invoquer certaines excuses ?
R. — M. Delahaye pourra répondre à une telle question, si vous le
voulez.
e
M TORRÈS. — Alors, je demande à mes confrères s’ils n’estiment pas
qu’il y a lieu de faire citer M. Delahaye.
e
M CAMPINCHI. — Vous pouvez faire citer toute la Chambre et le
Sénat, si vous le voulez. Il y aura alors cinq cents ou mille témoins au lieu de
quatre-vingt-quatorze !
e
M TORRÈS. — J’ai dans mon dossier l’ordre du jour qui a été voté par
la Chambre, flétrissant les manœuvres criminelles consistant en
l’accumulation par Marius Plateau de documents considérés comme
dangereux pour la paix publique. Cet ordre du jour a été voté par la Chambre
à la presque unanimité.
R. — Monsieur le Président, j’ai parfaitement connaissance de ceci,
puisque nous revenons sur ces faits antérieurs. En octobre 1917, un juge
d’instruction, M. Morand, a été commis par M. le procureur général
Lescouvé pour examiner un prétendu complot de l’Action française dont
faisaient partie ces fiches de Marius Plateau dont il a été ensuite question à la
Chambre. J’étais moi-même impliqué dans cette affaire qui a précédé
immédiatement la formation du cabinet Clemenceau. M. Morand m’a fait
venir et m’a dit : « Monsieur Daudet, tout ceci est une mauvaise plaisanterie.
On a perquisitionné chez vous, je m’en excuse. Je vous rends ces papiers, ces
dossiers ainsi qu’à M. Marius Plateau. Remportez tout ceci et qu’il n’en soit
plus question. » J’ai répondu : « Monsieur le juge, je vous remercie et au
revoir. » M. Morand m’a répliqué : « Monsieur Daudet, on ne doit jamais dire
au revoir à un juge d’instruction, on doit lui dire adieu. » Voilà le seul
souvenir que j’aie gardé de ces faits.
e
M TORRÈS. — C’est à cette occasion que la Chambre des députés, qui
était peut-être plus exigeante que le juge d’instruction, a voté l’ordre du jour
suivant :
Messieurs,
Que sont donc les sœurs Papin ? Dans quelles circonstances sont-elles
entrées au service des époux Lancelin en 1926, et quelle fut leur vie, quel fut
leur genre d’existence pendant les sept années qu’elles restèrent à leur
service ? Ce sera le premier point que j’examinerai. Nous nous occuperons
ensuite du crime et de ses mobiles ; et puisque du côté de la défense, malgré
l’avis des médecins aliénistes commis par M. le juge d’instruction, on entend
encore discuter la responsabilité des accusées, je répondrai d’avance aux
objections susceptibles de vous être présentées.
Christine Papin, comme vous le savez, fut élevée jusqu’à l’âge de treize
ans, au couvent du Bon-Pasteur, situé quai Louis-Blanc, où sa sœur y était
religieuse. Le souvenir qu’on conserva d’elle dans cet établissement fut celui
d’une petite fille travailleuse, soucieuse de bien faire, et ne présentant aucune
tare, ni au point de vue physique ni au point de vue psychique ou intellectuel.
À treize ans, sa mère, une femme Derré, divorcée d’un sieur Papin,
cultivateur à Marigné, la faisait sortir du couvent pour la placer comme
domestique ; et de treize à vingt et un ans, Christine Papin allait faire un
certain nombre de places ; ne restant jamais bien longtemps dans chacune,
soit qu’elle ne s’y plut pas en raison du genre de travail qui lui était
commandé, soit en raison de son caractère qui ne s’alliait pas toujours avec
celui de ses patrons, soit aussi le plus souvent, parce que sa mère venait la
retirer, ne trouvant jamais qu’elle gagnait assez. La mère y avait d’autant plus
d’intérêt qu’elle s’emparait régulièrement des gages de sa fille, et en disposait
à sa guise.
Dans ces différentes places, Christine allait satisfaire ses maîtres au point
de vue service ; mais dans certaines, son caractère coléreux allait lui être
reproché. […]
En ce qui concerne Léa, Léa allait être élevée jusqu’à l’âge de treize ans,
comme sa sœur, au couvent des Marianites. À treize ans, sa mère la retirait du
couvent pour la gager comme domestique, et après avoir fait quelques places
avec sa sœur, elle allait rejoindre Christine chez Mme Lancelin dans le
courant de l’année 1926.
Chez les époux Lancelin, Christine y était gagée comme cuisinière, Léa
comme femme de chambre. La première connaissait le service et était apte à
faire une excellente domestique ; la seconde, encore enfant, ne sachant
presque rien faire, était à former comme femme de chambre. Mme Lancelin
qui était une excellente maîtresse de maison, avait pris des renseignements
sur l’une et sur l’autre, et vous ne vous étonnerez pas, après ce que je viens
de vous dire, si j’ajoute que les renseignements fournis n’avaient pas été
défavorables. Ce n’était pas d’autre part les quelques incidents, auxquels
avait donné lieu le caractère de Christine, qui pouvaient être de nature à faire
changer la détermination de Mme Lancelin.
Je ne sais pas si, du côté Papin, Mme Derré ou les principales intéressées
avaient pris des renseignements sur la maison dans laquelle elles allaient
entrer, et sur les maîtres qu’elles allaient servir ; en tout cas, ces
renseignements ne pouvaient être qu’excellents et la place n’apparaîtra que
comme fort avantageuse. M. le juge d’instruction n’a rien voulu laisser dans
l’ombre, il a fait interroger les quelques domestiques qui avaient servi M. et
Mme Lancelin antérieurement à l’entrée chez eux des filles Papin. Oh ! elles
furent peu nombreuses, pour l’excellente raison que la place était bonne ; et
que lorsqu’elles y étaient, elles y restaient le plus longtemps possible.
[Suivent plusieurs témoignages d’anciennes domestiques de la famille
Lancelin.]
Il n’y avait aucune raison pour que Mme Lancelin agisse vis-à-vis des
sœurs Papin de façon différente de celle qu’elle avait toujours agi avec ses
domestiques antérieures ; et au surplus, là encore, il résulte, tant des
renseignements fournis à l’instruction par M. Lancelin lui-même et par les
sœurs Papin, que de ceux fournis par les personnes approchant la maison, que
les sœurs Papin ne pouvaient pas trouver une place plus agréable et plus
avantageuse. Jugez-en plutôt.
Au point de vue matériel d’abord, elles étaient nourries comme les
maîtres, non seulement au point de vue nécessaire, mais au point de vue du
superflu ; pas un dessert ou entremets n’était servi sur la table des maîtres
sans qu’il ne soit servi en même temps à la table des domestiques.
Leurs gages, après avoir été au début de 200 francs et 100 francs par
mois, avaient progressivement monté à 300 et 200 francs ; aux étrennes, les
maîtres y ajoutaient un demi-mois ; et quant aux pourboires et sou du franc
des fournisseurs, les servantes se faisaient plus de 150 francs par mois. […]
Si vous ajoutez à cela que les deux sœurs Papin étaient logées, blanchies,
entretenues aux frais des maîtres, vous comprendrez qu’elles aient pu
facilement, en l’espace de sept années, faire les économies qu’elles ont faites
et qui se montaient au moment de leur arrestation à près de 25 000 francs.
Au point de vue travail, Mme Lancelin exigeait du service. Elle entendait
que ses domestiques soient soigneuses. C’est possible, mais n’était-ce pas le
fait d’une bonne maîtresse de maison ? et au surplus ses exigences n’étaient
pas faites pour effrayer les sœurs Papin qui étaient des travailleuses. Il ne
faudrait pas cependant exagérer les heures de travail réclamées aux deux
domestiques. Levées à sept heures, elles étaient libres de monter dans leur
chambre le soir, immédiatement après dîner, soit sur les neuf heures. Entre-
temps, elles avaient toute liberté aux heures des repas, et n’en abusaient pas ;
et l’après-midi, lorsque le service le permettait, Mme Lancelin mettait deux
heures à leur disposition pour travailler pour elles ! Vous avez peu de
maisons bourgeoises à présenter de semblables avantages. Aussi, lorsqu’on a
interrogé Christine et Léa Papin sur leur façon de vivre chez les époux
Lancelin ; lorsqu’on leur a demandé si elles avaient des reproches à faire à
leurs maîtres, elles répondirent toujours qu’elles avaient trouvé la place
bonne et que, si elles ne l’avaient pas trouvé bonne, elles n’y seraient pas
restées aussi longtemps. J’ajoute que si Christine Papin n’avait pas la
première trouvé la place désirable, elle n’y eut pas fait venir sa sœur ; car il
ne faut pas oublier que c’est sur la demande de Christine que Léa entra chez
les époux Lancelin ; et que si enfin toutes deux ne s’y étaient pas plu, elles
n’auraient pas résisté au désir de leur mère, lorsque celle-ci voulut en 1930
ou 1931 leur faire quitter la maison parce que Mme Lancelin s’était permis de
faire remarquer à Mme Derré qu’elle avait tort de toujours vouloir s’emparer
des gages de ses filles…
J’entends bien que les filles Papin ont ajouté que M. et Mme Lancelin,
pas plus que mademoiselle n’avaient jamais eu avec elles aucune familiarité ;
que ni monsieur ni mademoiselle ne leur parlait et que madame ne leur
adressait la parole que pour donner ses ordres ou pour faire des observations
plus ou moins méritées. J’entends bien également que Léa a prétendu que,
dans les premiers mois qu’elle était au service de Mme Lancelin, celle-ci
ayant vu un papier traîner à terre l’avait contrainte à se mettre à genoux pour
le ramasser…
En ce qui concerne le manque de familiarité, on peut tout d’abord être
excellent maître sans être astreint à se montrer familier vis-à-vis de la
domesticité ; mais en l’espèce, si les époux Lancelin étaient un peu distants, il
y a lieu de se demander si ce n’était pas l’attitude même des filles Papin vis-
à-vis de leurs maîtres qui commandait l’attitude de ces derniers. Les
médecins aliénistes, dans leur rapport, ont fait l’étude du caractère de ces
deux accusées ; et ils ont déclaré que Christine et Léa étaient deux femmes
qui n’avaient jamais aimé personne, même pas leur mère ; qui n’avaient
jamais été susceptibles d’avoir le moindre attachement, le moindre
dévouement pour autrui. Une seule affection les guidait dans la vie, c’est
celle qu’elles avaient réciproquement l’une pour l’autre ; mais, en dehors de
cette affection, et en dehors d’un amour immodéré pour l’argent, il n’y avait
jamais rien eu dans le cœur de ces femmes ; et c’est ce qui peut expliquer
bien des choses. Elles faisaient leur service parce qu’elles étaient payées pour
le faire ; c’était tout ; mais comme en dehors de cette affection singulière et
spéciale qu’elles ressentaient l’une pour l’autre, il était manifeste qu’aucune
autre personne ne comptait pour elle, leur caractère ne pouvait pas les rendre
bien sympathiques et c’est ce qui explique pourquoi en dehors du service,
M. et Mme Lancelin se gardaient vis-à-vis d’elles d’une familiarité, qui
n’aurait été ni comprise ni appréciée de celles qui en faisaient l’objet.
[…]
De toutes ces observations, il résulte d’une façon manifeste que jamais
M. ou Mme Lancelin n’ont eu le moindre reproche à se faire, en ce qui
concernait leur attitude vis-à-vis des domestiques ; qu’ils se sont toujours
montrés aussi bons, aussi bienveillants vis-à-vis d’eux qu’ils pouvaient l’être,
et c’est pourquoi le crime que les filles Papin ont commis sur la personne de
leurs maîtres n’en est que plus monstrueux et plus abominable !
Comment ce crime a-t-il été commis ? Dans quelles conditions a-t-il été
perpétré ?
Pour que vous vous rendiez compte, Messieurs, de ce qui s’est passé, il
est indispensable que je vous fasse tout d’abord une description de la maison.
o
Le n 6 de la rue Bruyère a pour entrée un portail dans lequel est encastrée la
porte d’entrée de l’immeuble. Derrière le portail, un porche ouvert donnant
accès à la cour et au jardin. Sous le porche à droite, la porte d’entrée, à
proprement parler, de la maison ; au rez-de-chaussée un vestibule sur lequel
donnent deux portes, celle de droite ouvrant sur le salon qui donne sur la rue,
celle de gauche donnant sur la salle à manger, au milieu un escalier qui
conduit au palier du premier étage, endroit du crime. Sur ce palier du premier
étage, trois portes ; deux ouvrant sur deux chambres situées au-dessus du
salon et du porche et donnant par conséquent sur la rue, une autre ouvrant sur
une chambre donnant sur le jardin ; c’était celle de M. et Mme Lancelin.
Enfin, un deuxième escalier, continuation du premier, conduisant au
deuxième étage. Au moment du crime, sur ce palier existait un bahut, sur
lequel un pot d’étain pesant plus d’un kilo avait été déposé.
Au deuxième étage, deux chambres et un grenier, la chambre des
domestiques, dans laquelle se trouvaient deux lits, et une lingerie, dans
laquelle les sœurs Papin avaient l’habitude de travailler et de repasser, le tout
éclairé à l’électricité.
Ce soir-là, 2 février, M., Mme et Mlle Lancelin étaient sortis sur les seize
heures ; monsieur, pour se rendre au cercle, comme il en avait chaque jour
l’habitude, madame et mademoiselle pour se rendre en ville, faire quelques
courses et aller notamment à une vente de charité faire quelques emplettes.
Les différents membres de la famille devaient se retrouver à six heures et
demie, sept heures moins le quart, rue Bruyère, pour aller ensemble dîner
chez M. Rinjard, frère de Mme Lancelin, un de nos confrères les plus
distingués du barreau manceau. Pendant ce temps, les sœurs Papin devaient
employer leur temps à un repassage du linge de la maison, repassage qu’elles
avaient été obligées d’interrompre la veille, en raison d’une réparation à
exécuter à un fer électrique.
Les événements allaient commencer à se dérouler comme il avait été
prévu ; et rien, tout au moins dans l’esprit des membres de la famille
Lancelin, ne pouvait faire supposer le drame qui devait se dérouler deux
heures plus tard.
Les sœurs Papin, de leur côté s’étaient mises à repasser, tout au moins
d’après leurs dires, et jusqu’à six heures aucun incident ne devait venir les
troubler. Sur les six heures, une panne d’électricité se produisait,
immobilisant le fer électrique. Christine descendait alors à la cuisine chercher
une bougie pour éclairer la chambre et elle était remontée dans cette chambre
depuis quelques minutes, a-t-elle déclaré, lorsque elle entendait Mme et
Mlle Lancelin qui rentraient de la vente de charité, les mains chargées
d’objets qu’elles avaient achetés à la vente et rapportaient. Mme Lancelin
montait au premier étage, très vraisemblablement pour aller déposer ces
objets dans sa chambre, et Mlle Lancelin restait sur le palier du rez-de-
chaussée. Pendant ce temps, Christine descendait du second au premier étage
et se trouvait sur le palier du premier étage en même temps que sa patronne.
Elle expliquait alors à Mme Lancelin l’incident qui s’était produit, et lui
faisait savoir, qu’en raison de cet incident, le repassage n’avait pu être
terminé. Que Mme Lancelin ait fait à ce moment une réflexion dans laquelle
se révélait la contrariété qu’elle éprouvait, c’est possible ; et c’était même
assez naturel. En tout cas, ce qu’il y a de certain, c’est qu’avant qu’elle ait eu
le temps de faire un geste, d’un mouvement, Christine Papin s’emparait du
pot d’étain qui se trouvait sur le bahut et en assénait un coup tellement
violent sur la tête de sa maîtresse que celle-ci s’écroulait à moitié assommée,
en poussant un cri de douleur et de détresse. Au bruit de la chute du corps et
du cri poussé par sa mère, Geneviève Lancelin en deux bonds gravissait
l’escalier conduisant au palier du premier étage, pour venir porter secours à
sa mère ; mais avant qu’elle ait eu le temps d’intervenir, Christine, toujours
en possession de son pot d’étain, lui en assénait un coup sur la tête qui
l’étourdissait à son tour ; et Geneviève Lancelin, comme sa mère, tombait
défaillante ; non sans cependant avoir eu le temps de s’agripper dans un geste
de défense à la chevelure de Christine, et de lui arracher, en tombant, une
poignée de cheveux qu’elle tenait dans sa main crispée.
Léa, en entendant tout ce bruit, arrivait à son tour ; et elle arrivait au
moment même où les deux pauvres victimes, terrassées, effondrées,
essayaient dans un suprême effort de se relever pour faire face à leurs
agresseurs. Hélas ! une rage folle s’emparait de Christine ; et elle allait
immédiatement la communiquer à sa sœur Léa ! En voyant Mme Lancelin se
redresser sur les genoux, elle crie à sa sœur : « Achève-la. Arrache-lui les
yeux ! », et Léa se précipite sur Mme Lancelin qui n’a plus la force d’opposer
la moindre résistance ! D’un geste de tortionnaire expérimenté, avec une
sûreté de main véritablement effarante, elle introduit ses doigts crochus dans
les cavités orbitaires de Mme Lancelin et lui arrachant les deux yeux, elle les
jette dans l’escalier ; pendant que sa sœur Christine du même geste, arrache
l’œil gauche de Mlle Lancelin ; les deux malheureuses hurlent de douleur ; et
comme les filles Papin redoutent que les cris de leurs victimes ne soient
entendus du dehors, elles leur frappent sans cesse la tête sur le parquet ; ne
s’arrêtant que pour se passer le pot d’étain, avec lequel elles continuent leur
œuvre de mort. Peu à peu les plaintes des victimes se font plus faibles, les
râles de la mort commencent à se faire entendre et leurs corps sont secoués
par les soubresauts de l’agonie. Christine est ivre du sang de ses maîtresses ;
et la seule phrase qu’elle trouve à prononcer devant ce hideux spectacle est la
suivante : « Je veux les massacrer ! Je veux les exterminer ! » Toutes deux
descendent à la cuisine ; l’une s’empare d’un marteau, l’autre d’un couteau ;
et comme elles s’aperçoivent que, dans leur précipitation, elles se sont
emparées d’un couteau qui ne coupe pas, Léa revient sur ses pas pour prendre
le grand couteau à découper bien effilé. Munies de ces nouvelles armes, elles
s’acharnent sur les corps de leurs victimes ; elles réduisent la tête de
Mme Lancelin en bouillie ; le sang, la cervelle jaillissent de tous côtés ; les
murs, les portes des chambres en sont couverts jusqu’à deux mètres cinquante
de hauteur. Elles mettent à nu une partie du corps de Mlle Lancelin et lui font
des entailles profondes. Elles ne cessent enfin de frapper, de couper, de
taillader que lorsque, épuisées et couvertes de sang, elles sont à bout de force
et dans l’impossibilité de continuer !
Voilà l’horrible carnage accompli par ces femmes ! et dont les moindres
détails nous ont été révélés par elles-mêmes, puisque aucune autre qu’elles ne
pouvait nous les donner…
Et après qu’ont-elles fait ? Ce sont encore elles qui vont nous le dire.
Elles savent que M. Lancelin va rentrer d’un moment à l’autre, et elles ne
voulaient pas, ont-elles déclaré, avoir d’explications avec lui, car leurs
explications n’étaient pas prêtes… Et elles prennent le soin d’aller verrouiller
la porte d’entrée pour lui interdire l’accès de la maison ! Cette précaution
prise, elles vont se laver les mains toutes souillées de sang et se débarrasser
de leurs vêtements qui en sont couverts. Une heure et demie plus tard, la
police les trouvait dans leur chambre, toutes deux couchées dans le même lit,
vêtues d’un peignoir, blotties l’une contre l’autre, en train de discuter leurs
moyens de défense !…
Je dis bien : en train de discuter leurs moyens de défense ! Ce sont elles-
mêmes qui ont dit dans leur interrogatoire, qu’une fois remontées dans leur
chambre, en présence du joli coup qu’elles avaient fait, elles s’étaient
ensemble concertées pour voir ce qu’elles allaient déclarer à la police, et
surtout déclarer la même chose !…
Or, qu’ont-elles toutes deux déclaré ? quel a été à elles deux leur premier
moyen de défense ? Oh ! il a été bien simple. Elles ont prétendu qu’elles
avaient été attaquées par Mme Lancelin d’abord, par Mlle Lancelin ensuite,
et qu’elles n’avaient fait que se défendre. « Arrivée sur le palier, a dit
Christine, j’ai informé Mme Lancelin de l’incident du fer à repasser et alors
Mme Lancelin furieuse de l’incident m’a prise par le bras en le secouant, en
me menaçant avec son autre bras. Je lui ai dit : “Mais Madame que faites
vous ?” Et je me suis défendue en boxant avec elle ! Mlle Lancelin est alors
intervenue, Léa également, et la bataille n’a pas tardé à devenir générale. De
cette bataille nous sommes sorties victorieuses et nous ne regrettons rien ; car
du moment que les unes devaient avoir la peau des autres, mieux valait que
ce soient les domestiques qui aient la peau des patronnes, plutôt que les
patronnes la peau des domestiques ! »… Singulière mentalité, et qui, en tout
cas, fait apparaître ces filles sous leur véritable jour.
Un semblable système de défense était vraiment puéril ; non seulement
parce qu’il était en contradiction absolue avec le passé, le caractère, les
habitudes, l’éducation de Mme Lancelin, sa façon d’être vis-à-vis des
domestiques ; mais parce qu’il était encore en contradiction absolue avec les
constatations médicales qui allaient être faites sur les accusées et toutes les
circonstances de la cause.
S’il y avait eu lutte et bataille générale, Mme Lancelin et Mlle Lancelin
qui étaient dans la force de l’âge, auraient porté des coups en réponse à ceux
qui leur étaient donnés. Or, sur le corps des filles Papin, on ne relevait pas
une égratignure, pas une trace de coup ; et à part la poignée de cheveux
arrachée à Christine par Mlle Lancelin lorsqu’elle était tombée, aucune
ecchymose n’établissait la lutte. Donc, de lutte il n’y en avait pas eue ; et les
deux femmes avaient été surprises avant qu’elles n’aient eu le temps
d’esquisser un geste quelconque, soit de défense, soit même de provocation.
De plus, Mme Lancelin se rendait dans sa chambre les mains chargées
d’objets qui ont été retrouvés sur le palier. Comment, ayant les mains
indisponibles, aurait-elle pu faire le geste invoqué tout d’abord par
Christine ? Cela lui eut été impossible.
Et les filles Papin allaient si bien comprendre par la suite que le système
de défense qu’elles avaient ensemble élaboré immédiatement après le crime
était insoutenable, qu’elles allaient en chercher un autre ; et c’est à ce
deuxième système qu’elles allaient finir par se rallier à la date du 12 juillet
dernier, après le dépôt du rapport des médecins aliénistes concluant à leur
entière responsabilité, après les dépositions des anciennes domestiques des
époux Lancelin ; et après que Christine eût fait au préalable à la prison, dans
la nuit du 11 au 12 juillet, une scène que l’honorable docteur Schützenberger,
médecin de l’asile des aliénés de la Sarthe et expert commis, a déclaré avoir
été une scène simulée.
Le 12 juillet au matin, après la scène, Christine Papin faisait appeler le
juge d’instruction et lui faisait la déclaration suivante. Je lis textuellement
cette pièce, elle est importante aux débats.
Quoi qu’il en soit, cette scène de carnage est apparue tellement horrible,
le crime reproché aux filles Papin tellement monstrueux aux magistrats
chargés de l’instruction ; il répugnait tellement à leur raison d’honnête
homme de penser qu’un semblable forfait avait pu être accompli par des
personnes raisonnables, que je comprends fort bien les magistrats instructeurs
d’avoir voulu soumettre les filles Papin à un examen mental afin d’apprécier
leur responsabilité pénale [il s’agit des expertises délivrées par les docteurs
Schützenberger, Baruk et Truelle].
[…] Or, vous connaissez leur réponse. Vous avez entendu leurs
dépositions. Il est impossible d’être plus clair, plus précis, et en même temps
de paraître plus sûr de soi-même, que l’ont été ces messieurs. Au point de vue
héréditaire, au point de vue physique, au point de vue pathologique, nous
n’avons trouvé chez ces deux femmes, nous ont-ils dit, aucune tare
susceptible de diminuer dans une proportion quelconque leur responsabilité
pénale. Elles ne sont ni folles, ni hystériques, ni épileptiques, ce sont des
normales, médicalement parlant, et nous les considérons comme pleinement
et entièrement responsables du crime qu’elles ont commis.
Que voulez-vous ? Messieurs, quand des sommités médicales, ayant
l’expérience et l’autorité des trois experts commis, après un examen sérieux
et approfondi des sujets qui leur étaient soumis, viennent formuler, sous la foi
du serment, des conclusions aussi formelles, aussi précises que celle-ci, je me
demande vraiment comment des profanes peuvent encore avoir la prétention
de discuter utilement un rapport comme celui qui est à la base de ces débats
et d’essayer d’en atténuer la portée.
[Le bâtonnier Moulière poursuit sa démonstration en jetant le doute sur
l’opinion exprimée par le docteur Logre, le médecin psychiatre cité par la
défense.]
Aucun doute ne subsiste dans l’esprit de la cour sur la responsabilité
pleine et entière des filles Papin et je suis convaincu qu’il n’en subsistera
aucun dans le vôtre.
RÉQUISITOIRE DU PROCUREUR
DE LA RÉPUBLIQUE RIEGERT
Le crime que vous avez à juger, Messieurs les Jurés, compte parmi les
plus horribles et les plus monstrueux qu’aient enregistrés les annales
criminelles et la raison reste confondue devant l’atrocité du forfait, devant la
sauvagerie des coups portés, devant la férocité des criminelles.
Au cours d’une carrière déjà longue, il m’a été donné maintes fois de
m’approcher des corps des victimes tombées sous les coups des assassins,
jamais, jamais je n’ai vu cadavres pantelants plus déchiquetés, plus mutilés,
jamais je n’ai vu chair humaine plus déchirée, plus tailladée…
Et il faut, je vous l’affirme, que je fasse effort sur moi-même pour revoir
ce spectacle d’horreur que mes yeux ont vu, le soir du 2 février.
J’étais accouru aussitôt sur les lieux du crime.
Du sang partout, sur le sol, sur la muraille, du sang jusque sur les
tableaux accrochés à hauteur d’homme.
Par terre, deux mares de sang, ou plutôt une seule car le sang des deux
victimes s’était confondu. Et dans cette nappe rouge, deux cadavres de
femme à moitié dévêtus, le torse zébré d’incisions profondes, des lambeaux
de chair détachés au couteau du mollet de l’une d’elles.
Je fis retourner les cadavres et je reculai d’horreur !
Des orbites vidées de l’une d’elles, la mère, deux yeux avaient jailli et
nageaient là tout près dans le sang.
Plus loin sur la première marche du palier, un œil arraché de son alvéole,
l’œil droit de la plus jeune des victimes avait roulé et s’était collé au sol.
Le médecin-légiste vous l’a dit : la littérature médico-légale n’offre point
de qualificatifs suffisants pour décrire les blessures des victimes.
[…]
D’un côté les victimes, deux femmes de haute vertu appartenant à l’élite
de la société mancelle, de l’autre deux jeunes filles d’extraction bien
modeste, mais, elles aussi de conduite irréprochable.
Pendant sept ans ces quatres femmes ont vécu côte à côte d’une vie
monotone et tranquille, faite d’un côté de l’autorité bienveillante de celui qui
paye et a le droit d’être servi, de l’autre de la soumission déférente et
respectueuse qui est la règle chez celui qui loue ses services.
Pendant ces sept longues années, aucun nuage, aucune difficulté. C’est la
bonne harmonie complète et de part et d’autre l’exécution loyale d’un contrat
librement consenti.
Et soudain les deux dernières se dressent contre les premières et leur
donnent la plus atroce des morts.
[…] Nous nous sommes adressés à trois hommes de grande science, à
trois savants choisis parmi les plus savants et nous leur avons dit : « Nous ne
sommes pas des médecins, nous sommes des magistrats : renseignez-nous,
éclairez-nous. »
Et ces trois hommes se sont penchés sur les deux criminelles ;
minutieusement pendant des mois, ils les ont étudiées, scrutées, analysées ;
ils ont vécu leur vie, ils les ont disséquées moralement et leur scalpel est allé
jusque dans le cerveau, cherchant à dépister cette fissure morale par quoi
s’avère l’aliénation mentale. Rien de ce qui touche ces filles ne leur est resté
étranger.
Et tous trois sont venus vous dire, la main droite levée dans le geste du
serment. « En notre âme et conscience, ces filles ne sont point folles, elles
doivent répondre de leurs actes. »
L’affaire est jugée ! Le ministère public est derrière un mur de bronze.
Les filles Papin relèvent de la cour d’assises, elles ne relèvent point du
cabanon. Que si à l’instant les portes de la prison s’ouvraient devant elles,
leur liberté serait complète et sans restriction, leur internement serait
arbitraire, leur séquestration illégale.
Ah je sais bien que dans un instant à ces conclusions formelles, on
opposera des conclusions contraires. La tactique n’est pas nouvelle et pour
ma modeste part voici bientôt trente ans que je la vois pratiquer.
Tant il est vrai que rien n’est absolu et que si Hippocrate dit oui, Gallien
quelquefois dit non.
Or donc la défense a conduit M. le docteur Logre. M. Logre est ce
praticien qui s’est donné la mission singulière de venir en justice apporter la
contradiction. C’est lui qui, dans les prétoires de cour d’assises, se dresse
devant les experts officiels et leur dit : « Vous trois qui êtes là, vous vous
trompez, vous n’y connaissez rien, moi seul suis dans le vrai » ; c’est lui qui,
dans le procès de ce slave venu de ses steppes pour assassiner le chef de
1
l’État français , clamait : « Halte-là ! vous faites erreur, vous prétendez que
cet homme est sain d’esprit, moi je soutiens qu’il est fou et le jury doit
l’acquitter. »
Et le jury de la Seine a condamné Gorgulov, comme dans un instant le
jury de la Sarthe condamnera les filles Papin.
Sans aucun embarras, avec le bon sens de l’homme de la rue, je me
tourne du côté de la défense et je dis : « Mes trois experts à moi, accusation,
hommes de science consommés tout autant que M. le docteur Logre, ont vu
les accusées, ils les ont étudiées, ils ont fouillé tout leur être ! Votre témoin à
vous – dont j’ai bien le droit de constater qu’il vient ici à vos frais – ne les
connaît même pas, il ne les a jamais vues. Il me fait l’effet, votre témoin,
d’accomplir ce tour de force, de résoudre un problème sans en connaître les
données. »
[…]
Ainsi l’homme de bon sens est conduit à s’incliner devant la logique des
conclusions des experts : « Christine et Léa ne sont point des tarées ; elles ne
souffrent d’aucune maladie mentale ; elles ne supportent nullement le poids
d’une hérédité chargée ; elles sont entièrement normales au point de vue
intellectuel, affectif et émotif. »
Elles ne sont point folles et cependant elles ont commis un crime de
folles !
C’est vrai, mais il est telle passion, tel mouvement du cœur qui pour
n’être pas la folie peut entraîner aux mêmes égarements, conduire aux mêmes
débordements.
Les experts vous le disent : « Ici c’est la colère, c’est un crime de colère
qui a été commis. »
Loin de moi la pensée d’instaurer ici sur la colère une dissertation
philosophique tout à fait étrangère à mon sujet.
La colère ne me doit occuper qu’au seul point de vue médical et c’est
dans un ouvrage de deux savants aliénistes Sollier et Carbon que j’en puise la
définition :
« La colère, disent ces auteurs, est un mode de réaction émotive
paroxystique à toute contrariété, qu’elle provienne des gens, des choses ou
des événements. Elle est l’épanouissement d’un fond d’irritabilité et peut
aller jusqu’à la fureur. »
Et avant eux, Horace et Sénèque n’avaient-ils pas dit – et je m’excuse de
ces réminiscences classiques : via brevis est furor, « la colère est une folie
passagère ».
La colère n’est pas la folie ; elle n’a rien de pathologique ; elle relève de
la psychologie ; elle n’est pas l’expression d’une maladie, d’une infirmité,
elle est l’expression d’une tendance spéciale du caractère qui s’appelle
l’irascibilité ; elle est, je viens de vous le dire, elle est l’épanouissement d’un
fonds d’irritabilité.
Un individu d’un tempérament irascible s’emporte au cours d’une
discussion et frappe son adversaire, il n’est pas irresponsable, car il lui
appartient de réfréner son emportement ; et grâce à son énergie, dont il est le
seul maître, il peut se maîtriser. De même les filles Papin ; elles sont
irascibles, elles s’emportent, mais ce n’est pas là une infirmité, une maladie,
une déficience mentale ; elles s’emportent et ne font rien pour réfréner leur
emportement, elles sont volontairement restées sourdes à la voix de leur
conscience ; elles ont volontairement étouffé cette petite lueur qui brille au
fond de tout être humain, qui le guide et éclaire sa marche.
Et quand vous aurez ajouté à cette première cause née de l’irritabilité, une
deuxième cause née de la douleur physique éprouvée par Christine Papin,
dont les cheveux étaient arrachés par poignée, vous aurez la mesure du degré
de colère qui dressait la criminelle contre ses malheureuses victimes.
Sous le coup de la douleur aiguë, la fureur de Christine est arrivée à son
paroxysme : elle a frappé de plus en plus fort, frappant à tort et à travers,
frappant partout.
Et à ce moment s’est produit ce phénomène bien connu de tous les
criminalistes ; la vue du sang les a excitées ; elles ont frappé à tort et à
travers, elles ont frappé sans raison ; elles se sont acharnées sur leurs victimes
impuissantes, leur arrachant les yeux, leur découpant le torse, leur enlevant
des lambeaux de chair.
Tout s’enchaîne : la colère froide du début, celle qui de l’injure s’élève
progressivement jusqu’au coup porté, est devenue une colère rouge, celle à
laquelle il faut du sang ; excitées par le sang, elles ont frappé jusqu’à
épuisement de leurs propres forces.
Dans tout ceci, rien de pathologique ; rien ne relève de la médecine. Tout
est psychologique. Pas de crise de folie, mais une crise de colère laissant ses
auteurs entièrement responsables de leurs actes.
Il y a le chien enragé qui mord et qui déchire parce qu’il est malade,
parce que la maladie l’oblige à mordre et à déchirer.
Il y a le chien hargneux qui mord parce qu’il ne supporte pas qu’on
l’agace, parce qu’il a mauvais caractère.
Le premier mord toujours quoi qu’il arrive, il mord malgré lui sous le
coup de l’impérieuse influence morbide : il est irresponsable.
Le deuxième est capable d’affection ; il lèchera la main de son maître qui
le caresse, mais il la mordra, cette main, si la caresse paraît trop rude.
Les filles Papin ne sont point des malades ; elles ne sont point des chiens
enragés ; elles sont des chiens hargneux !
[…]
Le crime est constant ; et les criminelles sont responsables.
Il ne fait de doute pour personne ici que vous allez répondre oui sur la
culpabilité.
Mais se pose pour vous la question des circonstances atténuantes.
En toute conscience, je vous dis qu’il n’y a aucune place ici pour la pitié.
Elles n’ont point eu pitié, elles, de ces deux infortunées qui ne leur voulaient
que du bien et qui ne demandaient qu’à vivre.
Vous évoquerez, Messieurs, les souffrances horribles de ces deux
innocentes victimes, atrocement torturées dans leur chair, avant de rendre le
dernier soupir.
Vous invoquerez aussi, Messieurs, la douleur profonde de ce vieillard
époux et père, séparé à jamais, par le fait de ces deux odieuses criminelles, de
deux êtres infiniment chers et dont l’unique consolation, à lui désormais
pitoyable épave, est d’aller s’agenouiller, les yeux toujours en pleurs, sur
deux tombes prématurément ouvertes.
La société vous a confié aujourd’hui le soin de la protéger et vous avez
juré, il y a un instant, de ne point trahir ses intérêts. Vous êtes ici les ministres
de la loi, la loi commande, vous devez lui obéir.
Point de pitié pour ces monstrueuses arracheuses d’yeux !
Je vous adjure d’être impitoyables, d’être inexorables !
Je requiers le maximum de la peine !
Pour celle-ci le bagne ! Pour celle-la l’échafaud !
PLAIDOIRIE DE ME GERMAINE BRIÈRE
Messieurs,
La loi ne demande pas compte aux jurés des moyens par lesquels ils
se sont convaincus ; elle ne leur prescrit point de règles desquelles ils
doivent faire particulièrement dépendre la plénitude et la suffisance d’une
preuve ; elle leur prescrit de s’interroger eux-mêmes dans le silence et le
recueillement et de chercher, dans la sincérité de leur conscience, quelle
impression ont faite sur leur raison les preuves rapportées contre l’accusé
et les moyens de sa défense. La loi […] ne leur fait que cette seule
question, qui renferme toute la mesure de leurs devoirs : avez-vous une
intime conviction ?
1. Ainsi par exemple le film de Claude Chabrol avec Isabelle Huppert, Violette Nozière
(1978).
2. Voir notamment sur le sujet, Anne-Emmanuelle Demartini et Agnès Fontvieille, « Le
crime du sexe. La justice, l’opinion publique et les surréalistes : regards croisés sur Violette
Nozières (sic) », où il est question de la « censure qui a frappé l’inceste dans la presse et les
discours de la justice », in Christine Bard, Frédéric Chauvaud, Michelle Perrot et Jacques-
e e
Guy Petit (dir.), Femmes et justice pénale, XIX -XX siècles, Rennes, PUR, 2002, p. 249.
Cette même idée est présente dans la plupart des textes de cet auteur.
3. Sarah Maza, Violette Nozière, Berkeley, University of California Press, 2011, p. 84.
4. Lors de l’instruction, Violette et sa mère ont des versions quelque peu différentes sur le
sujet. Voir Sarah Maza, Violette Nozière, op. cit., p. 99 ; Jean-Marie Fitère, Violette
Nozière, Acropole, 2007, p. 69.
5. Conformément à la loi de 1897, le commissaire Guillaume n’était pas autorisé à faire
subir à Violette Nozière un véritable interrogatoire : à partir du moment où un mandat
d’amener avait été décerné contre elle, elle appartenait à la justice.
6. Commissaire Marcel Guillaume, Mes grandes enquêtes criminelles. Mémoires, Éditions
des Équateurs, 2010, p. 337 sq., spécialement, p. 353 sq. À l’origine, les Grandes enquêtes
du commissaire Guillaume ont été publiées en feuilleton dans le quotidien Paris-Soir au
début de l’année 1937.
7. En 1963, à l’époque de la réhabilitation de Violette Nozière, et plus tard, au moment de
sa mort, la presse fait état d’un certain Émile Cottet. En réalité, les diverses informations
relatives à cet individu ne concordent pas avec celles du protecteur de Violette. Sur ce
point, voir Sarah Maza, Violette Nozière, op. cit., p. 271.
8. Jules Claretie, Le Figaro, 11 octobre 1933.
9. Colette, « Le drame et le procès », in Œuvres complètes, Éditions du Club de l’honnête
homme, 1973, p. 452. Le texte d’origine est paru dans L’Intransigeant pour lequel Colette
assurait le compte rendu du procès.
10. Cité par Anne-Emmanuelle Demartini et Agnès Fontvieille, « Le crime du sexe. La
justice, l’opinion publique et les surréalistes : regards croisés sur Violette Nozières (sic) »,
in Christine Bard, Frédéric Chauvaud, Michelle Perrot et Jacques-Guy Petit (dir.), Femmes
e e
et justice pénale, XIX -XX siècles, Rennes, PUR, 2002, p. 250.
11. Le groupe surréaliste prend l’initiative de faire paraître un recueil de poèmes et de
dessins en hommage à Violette Nozière, Violette Nozière. Poèmes, dessins,
correspondance, documents, Bruxelles, Nicolas Flamel, 1933 ; rééd. José Pierre, Terrain
Vague, 1991. Pour une étude de ce recueil, voir Anne-Emmanuelle Demartini et Agnès
Fontvieille, « Violette Nozière ou le fait divers médiatique au miroir surréaliste », in Tout
contre le réel. Miroirs du fait divers, Le Manuscrit, 2008, p. 105-130.
12. Marcel Aymé, Du côté de chez Marianne, Michel Lécureur (éd.), Gallimard, 1989,
p. 230. Il s’agit de la réédition du compte rendu du procès originellement paru dans
Marianne.
13. Différentes versions sont données dans la presse des mots proférés par Violette Nozière
en entendant le verdict ; quelles que soient les formules, toutes expriment ce rejet violent à
l’égard de la cour.
14. Jules Claretie, Le Figaro, 13 octobre 1933.
15. Pas une femme n’a été guillotinée en France depuis 1905, excepté une femme
condamnée à mort pour avortement sous Vichy. Michelle Perrot, « Ouverture », in
Christine Bard, Frédéric Chauvaud, Michelle Perrot et Jacques-Guy Petit (dir.), Femmes et
e e
justice pénale, XIX -XX siècles, op. cit., p. 9.
16. L’expression est d’André Breton.
COUR D’ASSISES DE LA SEINE
Ce n’est que plus tard que les parents ont appris que cette lettre était
destinée à Pierre Camus ! Sur le moment, Violette explique qu’il s’agit d’un
brouillon de composition française donnée en devoir… elle vient d’attraper la
syphilis ! Au début de décembre 1932, elle est prise en flagrant délit de
complicité de vol d’un dictionnaire dérobé à la librairie Gibert et qui valait
40 francs ; un arrangement amiable intervint, moyennant une somme de
140 francs que ses parents durent verser.
Ceux-ci lui font des remontrances assez sévères car, le 15 décembre 1932
– et c’est le prologue de la tragédie –, Violette disparaît en laissant une lettre
indiquant que le soir même elle va se jeter dans la Seine ! Le commissaire de
Picpus et celui du Panthéon sont alertés, et Violette est retrouvée quai Saint-
Michel. En janvier 1933, les parents, voulant la surveiller davantage, la
retirent du lycée Fénelon pour lui faire suivre des cours par correspondance.
Mais, en raison de malaises divers et imprécis qui font craindre la tuberculose
à ses parents non avertis de son accident vénérien de mars 1932, Violette ne
travaille pas régulièrement.
Sa mère la fait examiner par le docteur Deron qui pratique une prise de
sang le 16 mars 1933. Le 22 mars, nouvel examen. Le docteur qui a reçu
l’analyse sous enveloppe cachetée du laboratoire Vernhes demande à
Mme Nozière si sa fille n’est pas venue au monde couverte de boutons. Il
entend la protestation immédiate de ma cliente, étonnée de cette question à
propos de tuberculose !
Le docteur convoque à nouveau la mère et la fille pour le lendemain afin
d’effectuer des prises de sang sur toutes les deux.
Je voudrais bien voir Willy pour lui rendre demain l’argent qu’on lui
doit. Je t’enverrai sans faute l’argent de Bernard demain… Je t’aime
comme je n’ai jamais aimé, d’un amour fou et éperdu. Bonjour de
Maddy. À bientôt. Reçois de ta femme chérie ses longs et doux baisers.
Ta Violette.
Messieurs de la cour,
Messieurs les Jurés,
J’arrive à la dernière partie de ma tâche… Une voix plus éloquente que la
mienne se chargera de dresser un réquisitoire sans doute impitoyable, mais
certainement incomplet en ce qui concerne le complice dont Mme Nozière a
voulu, par sa constitution de partie civile, faire activer les recherches.
Du banc de la défense, d’autres voix puissantes monteront pour souligner
l’immoralité du milieu si spécial que Violette fréquentait. Au petit horizon
tranquille du logis paternel, elle a préféré les aventures sordides… Elle s’est
encanaillée en compagnie d’étudiants paresseux qui la harcelaient pour payer
leurs dettes et leurs plaisirs.
Puissent-ils être flagellés, comme ils le méritent, ces petits jeunes gens
crapuleux qui ont profité de son corps et de son argent ! Plus lâches que les
ordinaires souteneurs, ils ont surtout cherché à esquiver leurs responsabilités !
N’y a-t-il pas une surveillance à exercer sur la jeunesse corrompue par le
culte de l’Argent et surexcitée par la décomposition d’un régime économique
et social détraqué ?
Nous sommes dans une période de transition où le Vieux Monde tremble
sur sa base ; les disciplines archaïques ont rejoint les dieux morts ! Les autels
et les trônes chancellent… Nous assistons, de secousse en secousse, à
l’avènement d’une société nouvelle où les individus auront un autre mobile
que l’Intérêt plus ou moins sordide, que l’Intérêt plus ou moins féroce !!!
Dans cette période de transition, il ne suffit pas d’apprendre aux enfants à
écrire, à lire, à compter ; il faut que, dans les établissements d’instruction de
toute catégorie, l’on ne néglige pas l’éducation rationnelle et sociale de
l’adolescence. La maison de correction n’est pas une solution ! Il faut des
constructeurs d’âmes ! À côté des intelligences, il faut former des
consciences.
[…]
Moi, j’avais à défendre une mémoire et une douleur… Que le mort repose
en paix ! Votre conviction, Messieurs les Jurés, est faite !
À l’extrême limite de la souffrance humaine, la mère (la victime que l’on
accusait à tort d’être impitoyable) m’a confié une mission qui m’est douce,
car je n’oublie pas que je porte la robe noire.
Longtemps après l’arrestation de sa fille – c’est par sa fuite que Violette
s’est elle-même dénoncée –, ma cliente est intervenue pour défendre la
mémoire de son mari, l’honneur et la dignité de son foyer. C’était son droit
absolu.
C’était également son devoir (elle a fait tout son possible) de faire
rechercher et punir le vrai responsable de cette épouvantable tragédie ! Vous
avez entendu ma malheureuse cliente à l’audience d’hier ; avant d’être
écartée pour laisser passer la justice humaine, elle a voulu insister jusqu’à la
dernière minute pour vous montrer les lacunes de l’information concernant le
véritable destructeur de son bonheur d’épouse et de mère !
Messieurs de la cour,
Messieurs les Jurés,
J’ai suivi avec beaucoup d’admiration le saisissant récit des accusateurs ;
mais, dans ce réquisitoire, je n’ai pas reconnu le crime de l’enfant que
j’assiste.
Elle n’est pas à la mesure de vos réquisitions, la petite fille dont vous
parliez hier, Monsieur l’avocat général !
Violette Nozière parricide ! Ce n’est pas un drame qui commence, c’est
un drame qui finit…
Avant le dénouement tragique qui vous a si violemment indigné, n’y
avait-il pas l’influence néfaste d’un milieu corrupteur au lieu de la vigilance
affectueuse d’une famille ?
N’y avait-il pas une éducation détournée de son but essentiel et qui ne
vise plus qu’à la vanité ?
N’y avait-il pas un père qui « oublie parfois que l’enfant est sa fille », une
mère qui ne l’a pas toujours su et qui en donne une preuve éclatante en se
constituant partie civile contre sa propre enfant ?
Il y avait tout cela ! et cependant vous l’avez écarté du débat…
Brutales réactions d’une adolescence égarée, voilà, Messieurs les Jurés,
ce que sont les crimes de Violette Nozière !
Vous avez été sévère, monsieur l’avocat général, je ne m’en étonne pas :
vous plaidiez pour les pères de famille.
Je serai peut-être indulgent ; ne vous en étonnez pas : je suis ici le
défenseur des enfants. C’est une enfant que j’assiste, c’est du côté des enfants
que je vois les choses.
Vous n’avez voulu voir qu’un crime, je tâcherai de reconstituer le drame.
Pour en saisir l’intimité, sinon pour en montrer le tragique, il faut se
rappeler les émois que chacun a connus dans l’odyssée de l’adolescence.
Pour sentir tout ce qu’il y a d’inachevé dans les desseins d’un adolescent,
de désordonné dans ses actes, il faut se pencher sur ces âges troubles où l’on
est le jouet facile des influences.
Pour comprendre ce crime d’adolescent, il ne faut pas raisonner, il faut se
rapprocher de l’adolescence.
La défense de Violette Nozière, Messieurs les Jurés, c’est une invitation à
refaire les étapes de sa formation morale et physique pour reconnaître les
influences qui l’ont viciée.
Depuis quinze ans que l’accord tient entre nous que par un fil et tout
cela est la cause de ma belle-sœur qui n’est qu’une mauvaise langue à
faire battre un régiment, elle a réussi à son but, eh bien, pour moi c’est
fini, je vous dis adieu pour toujours. Vous ne me reverrez jamais ; adorez
bien votre belle car les gens de Prades ne se sont pas gênés pour me
raconter des choses qui se passent entre vous.
La responsabilité appartient à ceux qui ont l’autorité car ils ont le devoir
de s’en servir ; c’est pourquoi les parents de Violette Nozière sont les
premiers responsables des fautes de leur fille, c’est pourquoi, avant de passer
e
la parole à mon confrère et ami, M Jean Vincey, je vous demande de
beaucoup pardonner à l’enfant coupable.
27
Parallèlement au travail de la commission parlementaire , la justice suit
son cours, cahin-caha. Une enquête sur les dysfonctionnements de
l’institution judiciaire dans l’affaire du mont-de-piété de Bayonne et les
autres affaires Stavisky est confiée au premier président de la Cour de
cassation, Théodore Lescouvé. L’instruction, bien loin d’éclaircir tous les
mystères, ne se déroule pas sans scandale, comme si tout ce qui touche à
Stavisky était immanquablement entaché de trouble. Le procureur Georges
Pressard, beau-frère de Camille Chautemps, est accusé d’être à l’origine des
dix-neuf remises dont l’escroc a bénéficié lors des diverses plaintes dirigées
contre lui. On reproche en outre à Pressard d’avoir exercé des pressions sur
son subordonné, le conseiller Albert Prince, dont le corps décapité sera
retrouvé sur les rails d’un train dans des conditions plus que suspectes. Là
encore, la thèse du suicide est largement contestée par toute une partie de la
presse, qui fait savoir que Prince était en possession de documents décisifs
28
pour l’éclaircissement de l’affaire Stavisky .
29
Les débats devant la cour d’assises de la Seine s’ouvrent le 4 novembre
1935, sous la présidence de Charles Barnaud. Ils dureront deux mois et demi.
Le dossier est colossal, la matière touffue. Semaine après semaine, les jurés
sont peu à peu gagnés par un ennui de plomb quand les points les plus
techniques viennent à être abordés. Un record ! mille neuf cent cinquante-six
questions sont posées aux représentants de la justice populaire. Apparemment
sans fin, les audiences voient défiler la cohorte des accusés, assistés de leurs
défenseurs. Desbrosses, Tissier, Garat, Dubarry, Hayotte, l’ancien inspecteur
30 31
Digoin, Cohen, mais aussi Romagnino , Guébin , et bien d’autres sont
présents dans le box, et, au fil des jours, dessinent en creux un portrait de
l’escroc. Leur liste est interminable, pourtant beaucoup disent que les
véritables coupables – les plus hauts placés – sont absents. Les figures
influentes, députés, avocats, journalistes se mêlent aux hommes de main,
personnages modestes au passé parfois sans tache, dans un curieux brassage
où tout le monde se retrouve au même rang.
Dans les multiples arguments mis en avant par les accusés pour leur
défense, des lignes de force se dégagent. Les complices d’hier, pour
beaucoup, plaident la bonne foi, avec plus ou moins de vraisemblance ;
certains vont même jusqu’à prétexter la crédulité, voire l’imbécillité, espérant
ainsi s’en sortir. Tous insistent sur l’apparence d’honorabilité présentée par
Stavisky à partir de sa sortie de prison, sur la mue qui s’est opérée en lui à ce
moment-là. Ceux qui l’ont connu après cette date ont beau jeu de mettre en
avant ses relations innombrables, sa façade respectable, son train de vie
magnifique étalé au grand jour : il était impossible, disent-ils, d’imaginer
M. Alexandre sous les traits d’un escroc. Les identités changeantes dont s’est
tant servi ce caméléon des affaires se révèlent bien commodes pour ses
anciens comparses : « Comment aurions-nous pu savoir que le véreux
Stavisky se cachait derrière M. Alexandre ? », se défendent-ils. N’avouez
jamais : certains se sont pénétrés de ce conseil et nient avec un aplomb
parfois sidérant. Les accusés – c’est bien naturel – ont tendance à rejeter la
faute sur les autres : sur leurs coaccusés (c’est le cas, en particulier, entre
Tissier et Garat), sur Stavisky, qu’ils peuvent charger à loisir, mais aussi sur
les juges et les dysfonctionnements de l’institution qu’ils représentent.
De manière récurrente, la justice se trouve ainsi mise en accusation par
les avocats de la défense et leurs clients. Qui sont-ils donc ces censeurs qui
prétendent condamner, eux qui ont laissé courir Stavisky par incompétence et
e
parfois par compromission ? M Legrand, proche de l’Action française,
traduit les interrogations qui habitent ses confrères lorsqu’il affirme : « Nous
allons faire, nous tous, des hypothèses – hypothèses fâcheuses. La première
sera qu’il y avait un accord entre les gens que l’on devait poursuivre à
l’époque et le parquet… » Le président Barnaud, le procureur général
Fernand-Roux, les avocats généraux Gaudel et Cassagneau feront de leur
mieux pour préserver la dignité de la justice. Pourtant, malgré leur bonne
volonté, la confusion l’emporte à plusieurs reprises et l’autorité des juges
paraît vaciller.
À la mi-janvier 1936, enfin, les verdicts tombent. Neuf accusés sont
reconnus coupables, la plupart avec circonstances atténuantes. Il en est ainsi,
en particulier, de Garat, de Cohen, de Desbrosses et de Guébin, principaux
protagonistes de cette histoire, ainsi que de Hayotte. Seul Tissier ne bénéficie
pas de circonstances atténuantes. Beaucoup d’autres sont acquittés, le jury
n’ayant pas été insensible à la situation de certains : c’est le cas d’Arlette
Stavisky, du commissaire Digoin, de Dubarry, de Gaulier, et même du fidèle
Romagnino, notamment. Les peines vont de sept ans de travaux forcés pour
Tissier, le plus sévèrement puni, à deux ans de prison pour Garat ou même au
sursis pour le député Gaston Bonnaure. Ainsi se termine une affaire dont la
charge explosive, pour l’essentiel, a éclaté deux ans plus tôt en dehors du
prétoire, dans le scandale et dans le sang.
Le procès Stavisky apparaît comme un miroir grossissant où toutes les
turpitudes d’un régime jugé avili sautent aux yeux. La justice, la police, la
classe politique, la presse vendue aux plus offrants présentent le spectacle
navrant d’une corruption généralisée, celui d’une camaraderie où les intérêts
particuliers priment toujours sur les intérêts supérieurs. Un climat de malaise
y règne, d’autant plus prenant que le trouble semble avoir pénétré toutes les
élites de la société et un mal moral s’être insinué au cœur des professions les
e
plus représentatives de la III République. En même temps, la crise du
6 février 1934 suscitée par le scandale de l’affaire Stavisky est bientôt à
32
l’origine d’un sursaut face au danger fasciste que la gauche voit en elle – un
mouvement qui portera au pouvoir la coalition du Front populaire quelques
mois après le prononcé du verdict.
1. Sur ces événements, voir notamment, Michel Winock, La Fièvre hexagonale, Seuil,
2009, p. 193-238 ; Serge Berstein, Le 6 février 1934, Gallimard-Julliard, 1975 ; Maurice
Chavardès, Une campagne de presse : la droite française et le 6 février 1934, Flammarion,
1970.
2. Même si Emmanuel et Dunia Stavisky, les parents d’Alexandre, avaient acquis la
nationalité française en 1900, voir Paul Jankowski, Cette vilaine affaire Stavisky, Fayard,
2000, p. 30.
3. Henry Torrès témoigne avoir eu Stavisky pour condisciple au petit lycée Condorcet
(Henry Torrès, Accusés hors-série, Gallimard, 1957, p. 115). Le président, de son côté,
évoque le lycée Charlemagne que le jeune homme aura sans doute fréquenté par la suite.
4. Alors nommé les Folies Marigny.
5. Une allure et une personnalité décrites par Colette dans La République, 10 janvier 1934,
rééd. in Paysages et portraits, Flammarion, 1958, rééd. 2002, p. 159-163.
6. Un saisissant portrait de Stavisky par Joseph Kessel met en avant ce trait : Joseph
Kessel, Stavisky. L’homme que j’ai connu, Gallimard, 1934, rééd. 1974.
7. Cité par Denis Bon, L’Affaire Stavisky, De Vecchi, 1999, p. 38.
8. Pour des détails, voir Paul Jankowski, Cette vilaine affaire Stavisky, op. cit., p. 50 sq.
9. Déjà, dans l’affaire du théâtre Marigny, il a le flair, malgré son jeune âge, de choisir pour
le représenter Albert Clemenceau, frère de Georges Clemenceau, qui lui permet d’échapper
à la prison. La justice statue plus de deux ans après le délit, le condamnant seulement avec
sursis, pour abus de confiance.
10. Pour des détails, voir Paul Jankowski, Cette vilaine affaire Stavisky, op. cit., p. 64-65.
11. Telle la Compagnie foncière d’entreprises générales de travaux publics.
12. Voir Denis Bon, L’Affaire Stavisky, op. cit., p. 41.
13. Pour le détail des escroqueries d’Orléans, voir Jean-Michel Charlier et Marcel
Montarron, Stavisky, Robert Laffont, 1974, p. 92 sq.
14. Pour pouvoir mettre des fonds à disposition des déposants, les monts-de-piété doivent
eux-mêmes détenir des liquidités. Dans ce but, des bons de caisse sont émis, productifs
d’intérêts et remboursables à dates déterminées. Ils permettent à ces institutions de réaliser
un bénéfice, même modeste, dans la mesure où les taux sur les sommes empruntées par les
monts-de-piété sont inférieurs aux taux applicables sur les prêts concédés aux déposants.
15. Pour un portrait du personnage, voir Paul Jankowski, Cette vilaine affaire Stavisky, op.
cit., p. 163 sq. L’ouvrage décrit encore d’autres protagonistes de l’affaire, tels l’inspecteur
des crédits municipaux Constantin (p. 181-182) ou le journaliste Albert Dubarry
(p. 195 sq.)
16. Stavisky prendra aussi une participation dans La Liberté de Camille Aymard, qui, lui,
se situe à droite.
17. Un découpage réalisé par le traité de Trianon de 1920.
18. Pour plus de détails, voir les explications fournies par le président à l’audience. Pour
une présentation synthétique : Édouard Leduc, Une affaire d’État : le dossier Stavisky,
Publibook, 2015, p. 45-46.
19. Le drame a donné un moment à Stavisky l’idée de faire croire qu’il faisait partie des
victimes pour mieux disparaître, mais son stratagème a échoué.
20. À l’annonce de la mort de Stavisky, L’Action française titre ainsi, par exemple, « À bas
les assassins ! », invitant ses lecteurs à descendre dans la rue, alors que, à gauche,
Le Canard enchaîné choisit le ton sardonique et proclame à la une de son numéro du
10 janvier : « Stavisky se suicide d’un coup de revolver qui lui a été tiré à bout portant. »
21. Cité par Jacques Robichon, « L’affaire Stavisky », in Gilbert Guilleminault (dir.),
e e
Le Roman vrai de la III et de la IV République, 1870-1958, Deuxième partie : 1919-1958,
Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1991, p. 383. La commission d’enquête parlementaire
est créée le 16 février lors d’un vote de l’Assemblée, à la suite de l’accession de Gaston
Doumergue au pouvoir. Camille Chautemps, quand il était président du Conseil, s’était
opposé à une telle initiative, s’attirant de violentes critiques. La commission mettra plus
d’un an à rendre son rapport de plusieurs milliers de pages.
22. Sur la crise politique de janvier et février 1934 : voir notamment Michel Winock,
La Fièvre hexagonale, op. cit., p. 193-238 ; Serge Berstein, Le 6 février 1934, op. cit. ;
Maurice Chavardès, Une campagne de presse : la droite française et le 6 février 1934, op.
cit.
23. Ministre des colonies du gouvernement Chautemps de novembre 1933 au 9 janvier
1934, Albert Dalimier a été ministre du Travail dans les gouvernements Herriot et Paul-
Boncour de juin 1932 à janvier 1933.
24. Il était alors ministre du Travail. Deux lettres attestent ce soutien.
25. Les radicaux sont particulièrement visés par les attaques de la droite, même s’ils ne
sont pas seuls en cause (voir ainsi les propos de l’homme politique d’extrême droite Xavier
Vallat, « L’Affaire Stavisky », La Revue universelle des faits et des idées, 1982 – texte
d’une conférence prononcée en 1935, non paginé). En l’espèce, Camille Chautemps avait
eu la maladresse de refuser la nomination d’une commission d’enquête prétextant de son
inutilité et préférant laisser l’affaire aux bons soins des tribunaux. Une telle décision ne
pouvait que nourrir le soupçon d’une république corrompue.
26. Michel Winock, La Fièvre hexagonale, op. cit., p. 226.
27. Voir note 21, ici.
28. Cela dit, si la droite accuse Pressard, des voix s’élèvent à gauche pour affirmer que
Prince n’était pas au-dessus de tout soupçon et qu’il était venu en aide par le passé à
Stavisky. Prince passe alors pour s’être suicidé afin d’éviter de voir son honneur entaché.
Voir, notamment, Paul Jankowski, Cette vilaine affaire Stavisky, op. cit., p. 345.
29. La compétence de la cour d’assises en l’espèce s’explique par la volonté délibérée des
juges de soumettre l’affaire à un jury populaire et non à des magistrats professionnels qui
avaient fait l’objet d’attaques parfois violentes. Les faits dans leur ensemble ayant été
qualifiés d’escroquerie, constitutive d’un délit et non d’un crime, leur juge naturel aurait dû
être le tribunal correctionnel et non la cour d’assises. Pour les explications du procureur
général Fernand-Roux sur ce point, voir infra le réquisitoire (Archives nationales, p. 2191).
30. Gilbert Romagnino, qui a rencontré Stavisky après la guerre, gravite dans son
entourage proche et lui sert de secrétaire.
31. Paul Guébin est un des directeurs du groupe d’assurances La Confiance, qui a aidé au
lancement de la Compagnie foncière et acheté des bons du Crédit municipal d’Orléans,
puis du Crédit municipal de Bayonne. Il fait aussi office d’agent pour le placement des
bons.
32. Expression utilisée par Michel Winock, La Fièvre hexagonale, op. cit., p. 233. Pour une
analyse plus précise des rapports de la crise du 6 février 1934 et de l’avènement du Front
Populaire, voir p. 234 sq.
COUR D’ASSISES DE LA SEINE
Ville de Bayonne,
Crédit municipal.
Bayonne, le 13 décembre 1933,
Monsieur Garat, député-maire,
Monsieur le maire,
En réponse à votre honorée d’hier…
C’est-à-dire 1933,
Cette note avait été rédigée et m’avait été remise toute dactylographiée
par Alexandre. La voici :
1. Il s’agit des pourparlers menés avec Stavisky par Tissier pour ses affaires personnelles.
2. Il s’agit de Fernand Desbrosses.
3. Rappelons que Desbrosses est le directeur-caissier du Crédit municipal d’Orléans.
4. Les bons de caisse des Crédits municipaux sont extraits d’un registre à souche
comprenant trois parties. La première partie s’appelle la souche, elle reste adhérente au
registre. La partie du milieu s’appelle le volant, elle est remise à celui qui escompte le bon.
Enfin, la troisième partie, le talon, doit demeurer entre les mains du contrôleur du Crédit
municipal.
5. Il s’agit d’Henri Cohen et de son père, Sam.
6. Référence au procureur général près la Cour de cassation Paul Matter.
7. Il s’agit d’une allusion aux plaidoiries des avocats des parties civiles.
8. Il s’agit de la commission judiciaire présidée par le premier président Lescouvé.
9. Le commissaire Pachot est l’auteur de plusieurs rapports sur Stavisky remis au parquet
pour alerter les magistrats sur les agissements de l’escroc. Gripois est le nom d’un
inspecteur de police lui-même auteur d’un rapport.
10. Gabriel-Georges Gaulier est l’un des avocats de Stavisky dont celui-ci a fait la
connaissance en 1917.
11. Rappelons que Henry Hayotte est un fidèle complice de Stavisky. Il s’occupe de
nombreuses affaires de son ami et a notamment été mis par lui à la tête des établissements
Alex.
12. Rappelons que Gilbert Romagnino, qui a rencontré Stavisky après la guerre, gravite
dans son entourage proche et lui sert de secrétaire.
13. Rappelons que Paul Guébin est un des directeurs du groupe d’assurances La Confiance,
qui a aidé au lancement de la Compagnie foncière et acheté des bons du Crédit municipal
d’Orléans, puis du Crédit municipal de Bayonne.
14. Léon Delamarche est inspecteur général du Crédit au ministère du Commerce.
15. À l’automne 1932, l’hebdomadaire satirique Bec et Ongles s’était fait l’écho de
l’existence de faux bons du Crédit municipal de Bayonne et Garat avait introduit une
plainte en diffamation contre Pierre Darius, son directeur. Cette plainte devait finir par être
rétractée par crainte d’une enquête sur le Crédit municipal de Bayonne. Pour plus de détails
sur ces points, voir Paul Jankowski, Cette vilaine affaire Stavisky, op. cit., p. 222 sq.
LE PROCÈS DE PIERRE
MENDÈS FRANCE (1941)
Quand, au cours de l’été 1940, le maréchal Pétain est porté aux plus
1
hautes responsabilités du pays , toute une partie de la population voit en lui
le sauveur de la Nation, l’incarnation d’un renouveau politique et d’un
sursaut moral. Dès le 20 juin, sur le ton de l’admonestation, le futur chef de
l’État français parle au peuple : « L’esprit de jouissance l’a emporté sur
l’esprit de sacrifice. On a revendiqué plus qu’on a servi. On a voulu épargner
l’effort ; on rencontre aujourd’hui le malheur. » Tous le savent, l’accusation
e
tacite contenue dans ces mots vise les turpitudes de la III République et ses
parlementaires sans vertu ; plus particulièrement, elle s’adresse au Front
populaire, à sa politique sociale corruptrice, et à tous ceux que la Révolution
nationale vilipende. Les noms de Léon Blum, d’Édouard Daladier, de Jean
Zay… sont dans les esprits. Celui de Pierre Mendès France également :
radical-socialiste ayant participé au Front populaire, juif de surcroît, il a tout
pour déplaire.
Ces hommes, Vichy veut les juger pour mieux les atteindre. Ne sont-ils
pas à ses yeux responsables de la débâcle de la France ? Au procès de Riom –
ce « procès de la défaite » –, leur action politique censée avoir mené le pays
2
à sa perte sera soumise à l’appréciation partiale d’un tribunal d’exception . Y
3
comparaîtront notamment Blum et Daladier . Pour d’autres, un procédé
4
différent est choisi, qui s’avère radical : une accusation de désertion est
imaginée – échafaudée de toutes pièces –, rendue plausible par la confusion
régnant dans le pays au cours des mois de mai et juin 1940. Telle est
5
l’imputation portée contre Pierre Mendès France, jeune député à la
trajectoire jusqu’alors si prometteuse, qui appartient désormais à un ordre en
déroute.
C’est le départ de Pierre Mendès France vers l’Afrique du Nord, en juin,
à bord du fameux Massilia, qui inspire à Vichy l’accusation de dérobade face
6
à l’ennemi et de refus de se battre . Scrutant le comportement de l’ancien
ministre au cours des semaines qui précèdent l’embarquement pour le Maroc,
les juges traquent les circonstances susceptibles d’être qualifiées de désertion.
Pour les besoins de l’inculpation, des faits sont dégagés, assimilés à une fuite.
Celle-ci sera sévèrement sanctionnée par le tribunal militaire de Clermont-
Ferrand devant lequel comparaît Pierre Mendès France au printemps 1941, à
la suite de son ami Jean Zay. Destiné à servir d’exemple aux yeux de
l’opinion publique, un véritable procès politique s’y déroule, dans lequel
l’accusé se trouve pris au piège.
1. Comme président du Conseil, le 16 juin 1940, puis, comme « chef de l’État français », le
10 juillet 1940.
o
2. Il s’agit de la Cour suprême de justice, instituée par l’acte constitutionnel n 5. Elle a
pour charge de juger ceux, les anciens ministres et leurs subordonnés, qui « ont concouru
au passage de l’état de paix à l’état de guerre avant le 4 septembre 1939 ». Sur le procès de
Riom, voir Riom 1942. Le procès, présenté par Julia Bracher, Omnibus, 2012.
3. Outre Léon Blum et Édouard Daladier y comparaissent le général Maurice Gamelin,
ancien chef d’état-major de la Défense nationale, Guy La Chambre, ancien ministre de
l’Air, et Robert Jacomet, ancien contrôleur général de l’Armée, secrétaire général du
ministre de la Guerre.
4. Parmi les parlementaires qui ont cherché au mois de juin à continuer la lutte en Afrique
du Nord, certains sont poursuivis pour désertion en leur qualité de militaire. C’est le cas de
Jean Zay (condamné à la déportation à vie), de Pierre Viénot (condamné à huit ans de
prison avec sursis) et de Witzler (à l’égard de qui un non-lieu est prononcé). Tous trois
seront présents à bord du Massilia, à l’instar d’Édouard Daladier, d’ailleurs.
5. Il est député de l’Eure.
6. Sur l’épopée du Massilia, voir, en particulier, Christiane Rimbaud, L’Affaire du
Massilia, Seuil, 1984.
7. Sur le sujet, pour une analyse militaire de cette campagne express, voir Karl-Heinz
Frieser, Le Mythe de la guerre-éclair. La campagne de l’Ouest de 1940, Belin, 2003.
8. Pierre Mendès France, Liberté, liberté chérie, 1940-1942, in Œuvres complètes, t. I :
S’engager, 1922-1943, Gallimard, 1984, p. 349.
9. Pierre Mendès France, Liberté, liberté chérie, 1940-1942, op. cit., p. 345 : « Le général
Weygand réclamait une initiative de diversion dans les Balkans et constituait un corps
expéditionnaire en Syrie. Je fus volontaire pour en faire partie. »
10. Pour plus de détails, Pierre Mendès France, Œuvres complètes, t. I : S’engager, 1922-
1943, op. cit., « Notes de prison », p. 315. Et la déposition de Pierre Mendès France au
procès.
11. Ce point sera confirmé par une note du secrétaire d’État à l’Aviation. Voir infra, note
o
n 2, p. 382.
12. Pierre Mendès France, Liberté, liberté chérie, 1940-1942, op. cit., p. 350.
13. Le colonel Le Coq de Kerland a été l’instructeur de Pierre Mendès France à Rayak lors
de son stage de formation aérienne. Il viendra déposer lors du procès.
14. Pour un récit détaillé de ces journées, voir Pierre Mendès France, Liberté, liberté
chérie, 1940-1942, op. cit., p. 357 sq.
15. Ibid., p. 362.
16. Ibid., p. 362 sq. Le livre a été écrit au cours de l’année 1942.
17. Ibid., p. 364.
18. Voir notamment Henri Amouroux, Pour en finir avec Vichy, t. I : Les oublis de la
mémoire, 1940, Robert Laffont, 1997, p. 160 sq., et, plus généralement, sur les événements
qui se déroulent à Bordeaux à cette période, voir p. 157-191.
19. Voir Christine Rimbaud, L’Affaire du Massilia, op. cit., p. 47.
20. Sur le sujet, voir Henri Amouroux, Pour en finir avec Vichy, op. cit., p. 300 sq. et Jean-
e
Denis Bredin, Un tribunal au garde-à-vous, Hachette, 2004, 2 éd., p. 50 sq.
21. Député radical de l’Indre, Albert Chichery est le tout nouveau ministre de l’Agriculture
du maréchal Pétain.
22. Le BCMC.
23. Pierre Mendès France, Liberté, liberté chérie, 1940-1942, op. cit., p. 372.
24. Pétain a eu ces mots : « Si certains hésitent à partir parce qu’ils craignent d’être traités
de fuyards, je leur donnerai l’ordre de s’en aller », cités par Henri Amouroux, Pour en finir
avec Vichy, op. cit., p. 301.
25. Un seul sénateur est sur le Massilia, le sénateur de l’Ain Tony-Révillon.
26. Pierre Mendès France, Liberté, Liberté chérie, p. 374.
27. Pierre Mendès France, Liberté, liberté chérie, 1940-1942, op. cit., p. 377.
28. Voir Jean-Denis Bredin, Un tribunal au garde-à-vous, op. cit., p. 65.
29. Pour un récit de cette arrestation, Pierre Mendès France, Liberté, liberté chérie, 1940-
1942, op. cit., p. 377.
30. Pour plus de détails, voir les procès Flandin et Laval.
31. Dès le 24 juin, le haut-commissaire à l’Information Jean Prouvost déclarait
publiquement à leur sujet : « L’opinion publique n’aura pour eux aucune indulgence. En
fuyant les responsabilités qu’ils ont assumées vis-à-vis de la nation, ils se sont retranchés
de la communauté française », cité par Jean-Denis Bredin, Un tribunal au garde-à-vous,
op. cit., p. 67, voir aussi, p. 74.
32. Cité par ibid., p. 76.
33. L’amiral Darlan est alors ministre secrétaire d’État à la Guerre par intérim.
34. Le 2 août 1940, le tribunal militaire de Clermont-Ferrand a condamné le général de
Gaulle par contumace à la peine de mort, à la dégradation militaire et à la confiscation de
ses biens. Cette décision intervenait à la suite d’une sentence, jugée trop clémente par
Vichy, rendue par le tribunal militaire de Saint-Laurens, le 4 juillet.
35. Il s’agit de l’article 125 ter du Code de justice militaire, qui ne sera applicable qu’en
vertu d’une loi du 26 octobre 1940.
36. À Clermont-Ferrand, le traitement des prisonniers suit le cours des changements
politiques. Avec la nomination de Pierre-Étienne Flandin comme ministre des Affaires
étrangères de Vichy en décembre, le régime du secret est levé, en tout cas pour les officiers.
Mais cela ne dure pas, et une rigueur nouvelle est imposée lorsque Darlan devient chef du
gouvernement. Quant à Jean Zay, il mourra trois ans et demi plus tard, en juin 1944, abattu
par la Milice d’une rafale de mitraillette sur le bord d’une route.
37. Rappelons que le « réquisitoire définitif » est l’acte pris par le ministère public à l’issue
de l’instruction contenant sa position sur les suites à donner à l’affaire, alors que
l’« ordonnance de renvoi » est la décision judiciaire par laquelle le juge d’instruction
constate l’achèvement de la procédure d’instruction et renvoie l’affaire devant la juridiction
de jugement.
38. Il siégeait également dans le tribunal qui avait condamné à mort le général de Gaulle.
39. « Par télégramme du 10 mai 1940, le général commandant en chef a suspendu toutes les
permissions dans toutes les formations relevant de son commandement (y compris les
forces aériennes françaises en Orient méditerranée) et a prescrit de rappeler tous les
officiers permissionnaires de ces formations », Note du secrétaire d’État à l’Aviation à
er
Monsieur le Juge d’instruction, 1 janvier 1941, fonds PMF E1/III annexe 1.
er
40. Une note du 1 janvier 1941 émanant du secrétariat d’État à l’Aviation est portée à la
connaissance du juge Leprêtre au cours de son enquête et ébranle sa position. Selon elle,
« les permissionnaires appartenant à des formations du Levant et qui étaient à cette époque
en France n’ont pu rejoindre le Levant, faute de communication ». Le document ajoute :
« Le lieutenant Mendès France n’a pas été rappelé », faute de notification individuelle,
er
Note du secrétaire d’État à l’Aviation à Monsieur le Juge d’instruction, 1 janvier 1941,
fonds PMF E1/III annexe 1.
41. Voir, à ce sujet, le témoignage du colonel Alamichel, Audition du colonel Alamichel,
fonds PMF E1/III annexe 1.
42. Cette affirmation, incertaine dans la mémoire du colonel Lucien, est confirmée avec
force par son adjoint le colonel Le Coq de Kerland. L’un et l’autre font l’éloge du
lieutenant Mendès France qu’ils ont eu sous leurs ordres.
43. Une procédure de révision sera engagée contre cette décision : un arrêt de la chambre
criminelle de la Cour de cassation, du 30 avril 1954, casse et annule le jugement du tribunal
militaire de Clermont-Ferrand du 9 mai 1941.
44. Pierre Mendès France, Liberté, liberté chérie, 1940-1942, op. cit., p. 473.
TRIBUNAL MILITAIRE
PERMANENT DE CLERMONT-
FERRAND
(9 mai 1941)
Je soutiens ici de toutes mes forces que le 10 juin, lorsque j’ai reçu du
colonel Lucien la mutation si impatiemment attendue, cette mutation était
valable non pas sur-le-champ, mais à l’expiration de ma permission. C’est
spontanément, en raison des circonstances générales, que j’ai mis fin à ma
permission avant la fin de celle-ci. Je n’y étais pas tenu ; ma mutation qui
m’avait été délivrée n’était valable qu’à la date du 26 juin.
Le PRÉSIDENT. — Le 10 juin ! La validité d’une permission le 10 juin !
M. MENDÈS FRANCE. — Tout à l’heure, j’ai distingué les deux
choses : l’obligation morale et l’obligation militaire. Vous conviendrez que
pour l’affaire du 10 mai, je n’ai rien laissé dans l’ombre, tellement je suis sûr
que rien, absolument rien, ne peut m’être reproché. En tout cas, j’en viens à
l’affaire du 10 juin.
Tout d’abord, voici le texte de l’ordre du 10 juin. Il était libellé ainsi :
Ce dernier tableau était assez copieux. Aucun n’a jamais été sanctionné.
Je pourrais même dire que certains ont été félicités pour avoir agi ainsi.
Autre fait : sur le terrain de Toulouse, il y avait eu une espèce
d’algarade ; les uns voulant passer en Afrique du Nord, les autres voulant
rester. Ceux qui voulaient partir sont partis, fait explicable par le désordre des
circonstances. Non seulement on ne les a pas poursuivis, mais à la prise
d’arme, le 16 juillet, quelqu’un, le général Vuillemin, les a décorés lui-même.
À l’école d’observation, mes camarades sont passés de Port-Vendres à
Oran, mais contre les ordres qu’ils ont reçus, et un sous-officier qui avait la
responsabilité d’une douzaine d’hommes de troupe et d’un ou deux camions
et qui se trouvait à Cognac complètement isolé, a pris sur lui de rapatrier ses
dix ou douze hommes jusqu’à Casablanca où on lui a délivré des
témoignages de satisfaction. À bord du Massilia il y avait des centaines de
militaires, dont environ cinquante officiers. Personne ne leur a jamais fait de
reproches, sauf à quatre d’entre eux qui étaient députés et qu’on a accusés de
déserter.
Je n’ai pas à parler de mes trois collègues. Ce que je veux dire c’est qu’ils
ont fait valoir pour expliquer leur présence sur le Massilia et leur présence en
Afrique du Nord des raisons qui ont eu des succès divers : l’un a obtenu un
non-lieu, l’autre a été condamné. De ces quatre parlementaires qui ont été
poursuivis, le seul qui avait une obligation militaire de se rendre en Afrique
du Nord, c’est moi – le général d’Astier a dit que c’est si je ne m’étais pas
rendu en Afrique du Nord, j’aurais été en position irrégulière. Je devais m’y
rendre par tous les moyens. J’ai pris le premier moyen qui s’offrait à moi.
Mes trois camarades qui n’avaient pas d’affectation en Afrique du Nord sont
allés se présenter au général François qui les a envoyés au général Noguès,
lequel leur a demandé un rapport détaillé sur leur situation. Le dossier a été
transmis au ministre. Ces officiers ont été inculpés. Personnellement, je n’ai
pas eu à faire semblable démarche. J’ai fait ce que fait un officier rejoignant
sa formation. À aucun moment je n’ai pensé que ma situation était suspecte
et, contrairement à la loi et contrairement à l’usage qui veut qu’avant de faire
tout de même autour du nom d’un officier un scandale et avant de l’inculper,
on procède à une espèce d’investigation discrète et officieuse, et qu’un
officier soit désigné pour établir un dossier, jamais personne ne m’a posé la
moindre question. Le 25 juillet j’ai appris comme vous que le Conseil des
ministres, agissant pour une fois comme autorité judiciaire, avait décidé de
poursuivre pour abandon de poste quatre officiers dont j’étais et, dès ce
moment cela a été autour de mon nom une publicité scandaleuse et sans
précédent. Le général d’Astier profondément inquiet, qui ne me connaissait
pas quand je suis arrivé au Maroc, a cru sur le vu de la presse à ma
culpabilité. Il a été très mécontent d’avoir à son état-major un officier qui
avait failli, qui avait déserté. Il m’a convoqué immédiatement avec un
mécontentement et une certaine rudesse. Je lui ai fait voir pour la seconde
fois mes papiers. En dehors de moi, il a fait procéder à une enquête. Sur le vu
de mes explications et des premiers résultats de cette enquête, le général
d’Astier s’est persuadé qu’il y avait une erreur, qu’on m’avait suspecté à tort,
que je n’étais pas coupable. […] Il m’a demandé de dresser un compte rendu
qu’il a transmis par la voie hiérarchique en signant un commentaire disant
qu’il lui paraissait résulter de mes applications qu’il n’y avait rien à me
reprocher. Il y a eu un retard dans la transmission. Le dossier est arrivé au
ministère de l’Air alors que les décisions étaient déjà prises, et qu’il avait été
décidé de signer un ordre d’informer. C’est ainsi que j’ai été accusé d’avoir
quitté ma formation.
J’ai été arrêté le 29 août. Il m’a fallu attendre quatre mois de prison
immérités dont deux mois de secret presque absolu pour savoir ce qu’on me
reprochait, car en effet mon affaire a pris successivement divers aspects. Le
juge d’instruction de Casablanca m’a interrogé sur ce qui notoirement faisait
l’objet de mon ordre d’informer, l’affaire du Massilia. « Pourquoi vous êtes-
vous embarqué sur le Massilia ? Cela est suspect. Étiez-vous couvert, aviez-
vous une autorité militaire qui vous avait autorisé à le faire ? L’affaire du
Massilia, c’est le cas de Jean Zay, de Viénot. » J’ai tout de suite expliqué que
je m’étais embarqué pour rejoindre mon unité. À partir de ce moment-là
l’inculpation Massilia, il n’en a plus été question. On s’est évertué à trouver
autre chose. Quatre mois après, deux nouveaux griefs inattendus : d’abord le
grief du 10 mai que j’ai exposé tout à l’heure et auquel juridiquement il a été
mis fin par le tribunal militaire de cassation et le grief du 10 juin qui consiste
à dire que j’ai désobéi à un ordre du colonel Lucien alors que le colonel
Lucien peut dire que jamais dans son esprit je ne devais exécuter cet ordre
avant la fin de ma permission, c’est-à-dire le 26 juin.
J’arrive aujourd’hui au terme d’un long et douloureux calvaire. Au
moment où la France a été envahie, meurtrie, blessée, j’ai été accablé plus
que tous les autres Français. Vous avez tous été atteints dans votre
patriotisme ; j’ai été frappé aussi dans mon honneur. Des journaux ont publié
des articles atroces dans lesquels j’étais affreusement diffamé ; on a publié un
portrait avec, sous mon nom : « officier déserteur ». Je ne souhaite à personne
de connaître une pareille épreuve. Je défends ici avec une conviction totale,
inébranlable mon honneur, l’honneur de mes enfants, mon foyer, ma liberté.
Je sais invinciblement que je n’ai pas failli… De tout temps je m’étais
préparé, j’étais décidé, si la guerre venait à éclater, si la France y était
entraînée, à combattre à l’endroit le plus dangereux. En 1933, j’ai reçu un
avis qui m’affectait comme infirmier à l’arrière et j’ai écrit immédiatement au
ministre de l’Air que je désirais ne pas conserver cette affectation militaire
ridicule, que je voulais être mobilisé si possible dans l’aviation. J’ai obtenu
e
satisfaction. Il y a la correspondance au dossier de M Rochat. Plus tard,
pendant mes périodes de réserve, j’ai été classé dans le personnel
administratif. J’avais toujours l’idée de faire partie du personnel navigant. On
m’a dit « impossible ». J’ai fait une nouvelle demande. Là encore j’ai obtenu
satisfaction. J’ai demandé à être classé de manière à pouvoir, le moment
voulu, être placé dans le cadre navigant. Dans l’intervalle, j’ai obtenu le
brevet de chef de section. Quand la guerre éclate, je pars au Levant parce que
je croyais que c’était là-bas que les événements militaires pouvaient se
dérouler. Lorsque je constate que les opérations ne se font pas aussi vite, à
peine breveté, je suis volontaire pour la Norvège, puis pour le front français
et après tout cela j’aurais déserté ! Alors dans cette heure-là j’aurais commis
une faute qui jure non seulement avec mon passé mais avec ce que j’ai
toujours affirmé ? Je dis que ce n’est pas possible. Personne de ceux qui
m’ont approché, qui m’ont connu, ne viendra soutenir raisonnablement que
j’ai déserté dans une pareille période. J’ai peut-être commis des imprudences,
des erreurs. Ai-je eu tort, ayant une affectation au Levant, d’en souhaiter une
autre dans le désir impatient et ardent où j’étais alors de me battre ? C’est une
faute que je n’arrive pas à regretter et que je me sens prêt à commettre à
nouveau si les circonstances se présentent. J’ai été imprudent de n’avoir pas
fait préciser au colonel Lucien, sur son ordre, ce qui était dans sa
conversation, à savoir que ma mutation ne prendrait effet qu’à la fin de ma
permission. J’ai sans doute été aussi incorrect vis-à-vis de mon nouveau chef,
puisque la règle veut qu’on se présente à lui sans retard par une lettre et qu’on
se mette à sa disposition.
Toutes ces fautes, je les reconnais, je m’en accuse. Mais déserter, je n’ai
jamais déserté. S’il est un crime que j’ai toujours méprisé et détesté c’est
celui-là, et en toutes circonstances. Je n’ai jamais cru qu’un jour j’aurais la
honte d’en être accusé. Dans ces derniers mois si durs, si douloureux, tout
remplis de souffrances très fortes, d’impatience aussi, d’anxiété, de peur – la
peur de l’erreur judiciaire –, dans cette période, j’ai souvent éprouvé plus
fortement encore le regret, lorsqu’il y a un an j’allais au ministère de l’Air
voir le colonel Lucien et que je lui demandais à être engagé tout de suite dans
la bataille, à prendre une part plus large dans la défense du pays qui avait
besoin de tous, qu’il ne m’eût pas autorisé à aller me battre. On m’a objecté
que je n’étais pas assez préparé, que je courais un trop grand risque. Comme
je combattrais aujourd’hui ces arguments avec autant d’impatience que de
ténacité ! Je pense que ce risque eût été un immense bonheur pour moi et je
regrette de n’avoir obtenu le droit de le prendre. Je préférerais que mes
garçons soient les fils d’un officier mort au champ d’honneur, plutôt que les
fils d’un officier qui fût suspecté de désertion.
Vous pouvez réparer seulement très partiellement et très tardivement ce
que l’erreur et la passion ont commis.
C’est un verdict de simple vérité et de simple justice que je vous
demande, que j’ai le droit de vous demander.
Le PRÉSIDENT. — Aucune question à poser ?
e
M FONLUPT. — Je me trouve dans l’obligation de conscience, car
l’avocat n’est pas au service de son client, l’avocat a le droit d’avoir sur le
procès qu’il plaide son opinion et son attitude personnelle. Je remplis un
devoir de conscience, d’après les explications que le lieutenant Mendès
France vous a données, en appelant par voie de conclusion votre attention sur
certaines erreurs juridiques graves prolongées, constantes qui ont été
commises dans ce dossier au cours de l’information et dont vous êtes les
juges normaux.
Vous avez rappelé tout à l’heure que vous n’étiez pas seulement les juges
d’un fait, que vous aviez à juger un homme et cela est vrai. Et c’est parce que
vous avez à juger un homme en tenant compte de son passé, de sa conduite
générale, de son esprit, de la façon dont il conçoit l’existence et le devoir, que
tout à l’heure mon client s’est expliqué d’une façon si complète et si
approfondie sur les faits du 10 mai. Nous n’avons pas l’intention de ce côté
de la barre de nous dérober à aucun grief, à aucune accusation, à aucune
critique. Nous y répondrons les yeux droit dans les yeux, n’ayant rien à
cacher et ayant le droit et le devoir de tout dire. Mais je tiens à dire tout de
suite que vous n’avez à juger – si vous avez à juger l’homme – qu’un seul et
unique fait qui est le fait du 10 juin. Je tiens à ajouter que si vous n’avez pas à
juger le fait du 10 mai, ce n’est pas en raison de cette bienveillance du
parquet à laquelle, dans une incidente tout à l’heure, le président faisait
allusion, car cette bienveillance à aucun moment de ce dossier, à aucune page
de cette trop longue procédure, je n’en ai rencontré même les avances. En
réalité vous n’avez pas à juger les faits du 10 mai parce que personne jamais
n’a été saisi du fait du 10 mai. M. le président vous rappelait tout à l’heure
avec infiniment de justesse et l’autorité de sa fonction que lorsqu’on reçoit un
ordre on obéit à un ordre. Et bien, Messieurs, chez nous, dans un domaine
tout à fait différent, il est un autre principe mais qui nous est commun
aujourd’hui – car vous n’êtes pas seulement ici des officiers, mais aussi des
juges –, il est un autre principe, c’est qu’on obéit à la loi, que la loi est
souveraine et dans un pays où la souveraineté est singulièrement bafouée,
mais où elle se fait de temps en temps respecter, la loi quelle est-elle ? C’est
la même qu’il s’agisse de la juridiction militaire ou civile, la même, non pas
depuis trente, vingt ou cinquante ans, mais depuis des générations. Et si
quelque chose peut confirmer la valeur d’une institution et d’un texte, c’est le
fait que, depuis plusieurs générations, depuis plusieurs siècles, ce même
principe a toujours été respecté, à savoir la distinction entre les attributions du
parquet et celles du juge d’instruction. Le juge d’instruction n’a pas qualité –
il en est de même dans la justice militaire – le juge d’instruction n’est pas le
maître de la poursuite ; celui qui en est le maître, le seul, c’est le général qui
signe l’ordre d’informer. Le général est souverain juge. Il décide, il dit : « ce
fait doit donner lieu à poursuite », ou au contraire il n’ouvre pas l’instruction
sur ce point. Cela résulte, pour la justice civile, d’une jurisprudence
aujourd’hui constante. En ce qui concerne la justice militaire, d’un texte
militaire : « L’ordre d’informer doit mentionner exactement les faits sur
lesquels portent les poursuites. »
Ici l’ordre d’informer, à la cote 11 du dossier, c’est clair – la plupart des
réquisitoires et des ordres d’informer sont assez explicites – fait état des
pièces qui y sont jointes. Ces pièces jointes c’est un ensemble de procès-
verbaux. Il en résulte que le seul fait dont le juge d’instruction ait jamais été
saisi, est le fait du mois de juin. Le lieutenant Mendès France a dit : c’est du
reste du fait seul du Massilia qu’il était saisi. Mais il est certain qu’il n’était
pas saisi du fait du mois de mai et cela résulte à l’évidence du procès-verbal
de première comparution qui a été signé par le juge d’instruction de
Casablanca où, conformément à la loi, il notifie à l’inculpé le fait sur lequel
on a instruit contre lui. En l’espèce, il a été accusé d’être déserteur pour avoir
quitté sans autorisation son corps, au début de juin 1940 ; en tout cas avant le
20 de ce mois. Donc il est clair, il est évident, on a la certitude la plus
complète que jamais le juge d’instruction n’a été saisi du fait du 10 mai. Il ne
e
pouvait pas s’en saisir. Ce principe existait dans notre droit du XVII , du
e
XVIII siècle. Il a subi une éclipse temporaire pendant la période
e
révolutionnaire ; il a repris sa force au début du XIX siècle.
Que l’on ait instruit sur le fait du 10 mai, personne n’en saurait douter. Il
suffit de se reporter aux interrogatoires qui ont été subis par M. Mendès
France à Clermont. Dans deux de ces interrogatoires, le juge d’instruction lui
notifie d’une façon formelle qu’il a contre lui des charges suffisamment
établies de désertion pour deux faits : ne s’être pas présenté dans les délais
impartis par la loi au 10 mai et sur le fait du 10 juin. Par conséquent, il n’est
pas douteux qu’il a été instruit sur ces faits. Il n’est pas douteux qu’il a été
instruit sur ces faits en violation de la loi, de la façon la plus indiscutablement
irrégulière.
[En raison du fait que l’instruction a été étendue à des circonstances au
e
sujet desquelles Pierre Mendès France n’était pas poursuivi, M Fonlupt-
Esperaber soulève une violation de la loi, une violation « des principes de la
loi ». Il demande que les faits relatifs à « l’affaire du 10 mai » soient écartés
du débat.]
Vous vous en rendez bien compte qu’en instruisant sur un fait dont le
juge d’instruction n’était pas saisi, en vous soumettant un fait dont vous
n’auriez pas dû être saisi, on essaye de créer contre moi, contre mon client,
une sorte de préjugé défavorable et que ce sont des procédés contre lesquels
j’ai le droit et le devoir de m’élever.
Quand Pierre Laval arrive en France, tout autour de lui a changé. Lui qui,
en quittant Paris, délaissait Matignon, retrouve son pays pour connaître
l’humidité d’une cellule de Fresnes. Lui qui était écouté, obéi, est maintenant
accusé de trahison, et bientôt jugé ; la chute est vertigineuse. Mais il n’est pas
le seul dans cette situation. Pétain, son vieux rival, l’homme avec qui il a si
difficilement partagé le pouvoir à Vichy, comparaît lui-même devant ses
juges à ce moment précis. Laval, qui a rejoint la capitale le 2 août, est conduit
dès le lendemain dans la salle bondée de la première chambre de la cour
d’appel de Paris pour apporter son témoignage. Il y trouve un accusé âgé,
absent, étranger semble-t-il à ce procès qui est pourtant le sien, un homme qui
reste coi, refusant de reconnaître la légitimité de la Cour appelée à se
prononcer sur son sort.
14
À l’heure où Pierre Laval intervient dans le procès de Philippe Pétain ,
les audiences durent déjà depuis dix jours et des ombres du passé ont défilé
e
avant lui dans le prétoire. Dans l’ensemble, le personnel de la III République
venu témoigner devant les juges n’a pas la conscience très tranquille ; il
15
cherche surtout à se dédouaner et à justifier le recours au Maréchal en 1940 .
La déposition de Laval marque un temps fort dans le cours des débats et sa
présence est attendue avec impatience par les avocats de Pétain qui ont bien
l’intention de lui faire jouer le rôle de « mauvais génie » du Maréchal.
Devant les juges, plutôt que de témoigner, Laval présente sa défense
idéale, celle qui est destinée à le blanchir et qui passe en grande partie par un
exposé détaillé de son action pendant l’entre-deux-guerres. Ici, comme il
tentera de le faire devant ses propres juges, il ne cesse de forcer la voix pour
se faire entendre. Dès le départ, il déborde le cadre des questions qui lui sont
posées et se lance dans une justification de ses choix qu’il estime incompris.
16
Alors que le président Mongibeaux l’interroge sur l’origine de ses relations
avec Pétain, s’efforçant de lui faire avouer le projet d’un complot
17
antirépublicain avant la guerre , Laval se dérobe et répond par une ample
évocation de sa politique étrangère du temps où il était en charge des
18
relations extérieures du pays . À ses yeux, l’entrée en guerre de la France et
sa défaite face à l’ennemi s’expliquent par l’incapacité dans laquelle il a été
mis d’appliquer sa politique d’encerclement diplomatique de
l’Allemagne. L’ancien président du Conseil n’est pas disposé à endosser la
responsabilité du conflit et il tient à le faire savoir. Dans son esprit, on est
19
venu le chercher « pour liquider une faillite dont il n’était pas l’auteur » et
il a eu un grand mérite d’accepter, par pur patriotisme.
Laval est un pacifiste fervent qui ne manque pas de revendiquer ses
convictions au cours de sa déposition. De tels principes sont destinés à
justifier une ligne de conduite jugée par lui cohérente. Un temps admirateur
des idées réconciliatrices de Briand dont il fut plusieurs fois ministre, il a
mené, au milieu des années 1930, une politique d’alliances, concluant des
20
accords avec l’Italie, avec la Grande-Bretagne, et même avec l’URSS , dans
l’intention d’isoler l’Allemagne. Toute la légitimation de ses positions, avant
et pendant la guerre, tient pour lui en quelques mots : son amour immodéré
pour la paix. Dans une perspective typiquement lavalienne, qui semble faire
aussi peu de cas du choix de ses alliés que de celui de ses ennemis, il
affirme : « Je ne me suis jamais soucié des régimes intérieurs des autres pays.
21
J’ai toujours pensé que la France devait préserver la paix de ses foyers . »
La paix, la paix, la paix à tout prix. Ce credo, réitéré lors de son propre
procès, Laval ne craint pas de le proclamer, même si c’est dans ce refus
inconditionnel de la guerre que résident sa faiblesse et sa lâcheté, toutes ses
errances et ses compromissions, pour lesquelles il sera bientôt traduit devant
la justice de la Libération.
Devant les juges du procès Pétain, Pierre Laval s’exprime longuement sur
la question éthiopienne qui a marqué un tournant dans les relations
extérieures de la France, tant vis-à-vis de l’Italie fasciste qu’à l’égard de
l’Angleterre, l’alliée négligente. Il en brosse un tableau à sa façon. La guerre
d’Éthiopie, Laval, dans son discours, la balaie d’un revers de main et en
impute toute la responsabilité à son partenaire italien qui a décidé d’envahir
22
le territoire abyssinien . Et si les rapports se sont envenimés à la fin entre la
France et Mussolini, on le doit aussi au lâchage anglais, alors que des
négociations étaient possibles, et à un climat politique d’antifascisme ambiant
qui nuisait à l’effort de paix. Occultant le caractère ondoyant de sa politique
étrangère, fermant les yeux sur ses échecs, Laval revient sans cesse à sa
volonté de maintenir la paix. Dans ce vaste tableau, négligeant d’évoquer la
23
chute de son cabinet consécutive aux ratés de sa politique italienne , Laval
s’abstient d’avouer la rancune tenace qu’il a développée envers le Parlement
à cette occasion et le ressentiment qu’il a gardé envers les Anglais.
Au milieu de rappels de faits plus ou moins précis, d’analyses juridiques,
parfois, Laval développe déjà un plaidoyer. Il a, pour défendre sa cause, des
formules qui sont bien d’un avocat et sont bien d’un joueur. « On peut
critiquer mes méthodes, dit-il en substance, non mes mobiles, mes intentions
sont claires. » Et c’est en parieur qu’il parle du destin de la France, en parieur
qui aurait misé sur l’Allemagne, sans doute en se trompant, mais avec le
souci légitime de ne rater aucune chance. Habile, ambigu, Laval crée, par un
tour de passe-passe, des équivalences pour le moins audacieuses, attribuant la
même valeur au parti pris par de Gaulle et au sien, au choix de liberté adopté
24
par le général et à l’option de sécurité coûte que coûte retenue par lui . Au
procès Pétain, Pierre Laval paraît prêt à tout dire pour gagner l’approbation.
Emporté par son élan, il se risque même à articuler : « Et puis j’ai le respect
de la vie humaine… », mots perturbants qui provoquent une houle de
protestations dans la salle. Son verbe ininterrompu contraste avec le silence
de momie dans lequel se retranche Pétain, avec l’impassibilité de « cette
figure de cire », qui frappe et intrigue tous les observateurs présents aux
audiences. Là où le Maréchal desserre à peine les lèvres, rose et figé, avec
25
« ce visage qui ressemble à une photo retouchée », Laval, lui, doué d’une
présence d’acteur, occupe l’espace, retient l’attention de l’auditoire grâce à
des mots de feu et, enjôleur, n’hésite pas à forcer l’adhésion par le rire. L’un
est vivant, avec son mauvais genre et sa part d’abjection, l’autre semble déjà
presque mort.
Avant d’en venir à cette extrémité qu’il redoutait tant, avant de garder les
lèvres scellées jusqu’au prononcé du verdict, Laval a tout fait pour tenter de
plaider sa cause. C’est surtout sur le premier chef d’accusation – celui de
complot contre la sûreté intérieure de l’État –, qu’il parvient à se défendre au
cours de la première et de la deuxième audience. Visant une atteinte à
l’organisation interne et à la structure constitutionnelle de la Nation,
l’infraction dont Laval est accusé est constituée, aux yeux de ses juges, par
les agissements qui ont été les siens au cours de l’été 1940 : échec de la
tentative de former un gouvernement en Afrique du Nord, signature de
l’armistice, pleins pouvoirs à Pétain, autant d’événements qui lui sont
imputés à charge, comme en témoignent les termes du réquisitoire définitif.
Pour se disculper, Pierre Laval reprendra certains des arguments déjà
avancés au procès Pétain. Au reproche qui lui est adressé d’avoir agi auprès
du président Lebrun pour faire obstacle à un départ des institutions françaises
en Afrique, l’accusé riposte : un tel exil n’était-il pas une folie ? « Vous faites
un crime du départ pour l’Afrique, c’est peut-être l’événement le plus
heureux qui se soit produit pour la France que nous ne soyons pas allés en
Afrique », lance-t-il à l’intention du procureur Mornet. S’agissant de
l’armistice, de même, Laval se défend d’avoir pesé sur une décision déjà
tranchée lors de son arrivée à Bordeaux, où le gouvernement s’était réfugié –
une décision à laquelle, dit-il, les chefs militaires et la quasi-totalité des
Français d’alors étaient favorables. Comment, dans ces conditions, le tenir
pour responsable de la cessation des hostilités avec l’ennemi allemand ?
Quant au vote des pleins pouvoirs à Pétain, le 10 juillet 1940, Laval refuse
40
d’être accusé du « coup d’État » que les juges lui imputent . Se dépeignant
comme un homme isolé, dépourvu de l’appui d’un grand parti, il récuse toute
41
accusation d’escroquerie et d’« entôlage ». Cet argument d’isolement et de
faiblesse prétendue, Pierre Laval le reprend pour chacun des points dont on
lui fait grief : pouvait-il, par sa seule voix, faire reculer un président de la
République ? Sa volonté personnelle suffisait-elle à emporter la décision de
l’armistice ? Avait-il, par lui-même, la force de manœuvrer toute une
assemblée ? D’après l’ancien chef du gouvernement, cela ne peut être admis ;
seule une erreur d’optique permet de lui attribuer une influence si
prépondérante. Une telle défense, forçant le trait, paraît essentiellement
habile, même s’il est vrai que, dans la France de l’été 1940, nombreux ont été
ceux qui, dans leur égarement, ont adhéré à Vichy, dont certains, cinq ans
plus tard, n’hésitent pas à se servir de Laval comme d’une victime expiatoire.
Sur le deuxième chef d’accusation – celui de d’intelligence avec
l’ennemi –, Laval, à l’inverse, ne dira rien. C’est sans doute sur ce terrain-là
que les attentes suscitées par le procès seront le plus gravement déçues.
Quand ce second versant du procès est abordé, qui recouvre le pan le plus
considérable de son action politique au sein du gouvernement de Vichy,
l’accusé s’est déjà replié dans le silence. Il ne bénéficiera ni de sa propre
défense, ni de celle de ses avocats, ni même de la déposition d’aucun des
témoins qu’il avait envisagé de faire appeler à l’audience. Le président
Lebrun, l’ancien secrétaire général du Sénat Pierre de La Pommeraye, le
secrétaire général de la Fédération des travailleurs déportés Beauchamp, entre
autres, tous témoins de l’accusation, défilent devant son fauteuil vide,
déposant parfois lourdement à charge contre l’ancien président du Conseil.
Sur les lois anti-juives, sur la Relève, sur le STO, sur la police française
mise au service de la Gestapo, sur la Milice, sur l’attitude de Laval à l’égard
des forces alliées lors de la tentative de débarquement à Dieppe en août 1942,
et plus tard en Afrique du Nord à la suite du débarquement allié du
8 novembre 1942, sur tous ces points, peu de choses ou simplement la lecture
par le greffier des interrogatoires du juge d’instruction et des réponses
extrêmement sommaires apportées par Laval à ce moment-là. La plupart du
temps, l’inculpé indique à son interlocuteur qu’il va préparer une note, qu’il
se réserve de procéder à des développements complets lors d’un prochain
interrogatoire, ou bien, il renvoie à des affirmations déjà formulées devant la
Haute Cour lors du procès Pétain. Il biaise. Sur l’ensemble de ces questions,
globalement, la réponse est la même : mes actes, mes attitudes, mes
manifestations verbales en faveur de l’Allemagne et à l’encontre des Alliés
n’ont été dictés que par mon souci de protéger la France et de ménager les
Allemands qui, sans ces précautions, auraient fait aux Français un sort bien
plus dur. « Tout ce que j’ai concédé, les Allemands me l’auraient imposé de
force. J’ai jugé plus habile de me donner l’apparence de le faire de mon
42
propre gré, afin d’obtenir des compensations . » Cet argument, purement
conditionnel, restera la clé de voûte de la défense de Laval, une justification
de toute son action qui revient sans cesse dans sa bouche. Une telle défense –
celle d’avoir joué un rôle de bouclier face aux exigences allemandes – fera
long feu face à l’Histoire et dès le procès, on peut en percevoir les limites.
La dernière audience du procès – celle du 9 octobre – se déroule une fois
43
encore en l’absence de l’accusé ; elle est occupée essentiellement par le
réquisitoire du procureur général Mornet dont les harangues s’achèvent par la
réclamation de la peine capitale. C’est toujours à l’insu du principal intéressé,
à la suite du délibéré, que la Haute Cour de justice rend son arrêt : sans
surprise, elle condamne Laval à mort, le déclare frappé de dégradation
nationale et prononce la confiscation de ses biens. L’ancien président du
Conseil prendra connaissance de la sentence plus tard seulement, dans sa
cellule. Le clan Laval s’attendait à un tel verdict mais ne s’y résigne pas.
Alors que le condamné a déjà revêtu la tenue des forçats et porte les fers aux
pieds, ses proches, à l’extérieur, multiplient les démarches, notamment auprès
du général de Gaulle. Excluant tout recours en grâce, car Laval veut être jugé,
ils réclament un nouveau procès. En vain. En réalité, tout le monde sait déjà
que Laval va bientôt mourir.
Un dernier coup de théâtre vient ternir la fin du condamné. Le 15 octobre
au matin, lorsque les magistrats et les avocats se présentent dans la cellule de
Fresnes, ils trouvent Pierre Laval étendu dans son lit agité de soubresauts. Ils
se rendent compte qu’il a avalé une fiole de cyanure et que son agonie a
commencé. Pendant près de deux heures, le prisonnier subit des lavages
d’estomac ; on veut l’obliger à vivre pour mieux l’abattre. Consulté une
dernière fois, de Gaulle se lave les mains de la mort de Laval, qui, en fin de
matinée, est conduit au poteau d’exécution. Faible, mais debout, un foulard
tricolore noué à sa demande autour du cou, Pierre Laval tombe sous les balles
en haut d’une petite butte, derrière la prison. On a bâclé son procès. On vient
de lui voler sa mort.
[Le procès Laval est le procès du désordre. Les avocats, dans un premier
temps, le désertent, outrés par la violation des droits de la défense et le
caractère expéditif de l’instruction, laissant Pierre Laval tenter d’assurer
seul sa défense. Puis, on l’a dit, l’accusé à son tour se réfugie dans le silence
face à l’attitude de ses juges. Ce sont ces oscillations, ce sont ces heurts que
ces extraits des débats ont voulu reproduire.]
L’accusé sera interpellé et devra déclarer le choix qu’il aura fait d’un
conseil pour l’aider dans sa défense. Sinon, le juge lui en désignera un
sur-le-champ.
La Cour,
Attendu que les conseils de Pierre Laval ayant écrit au président de la
Haute Cour, qu’ils ne seraient pas à la barre pour assurer la défense de
l’accusé, le premier président a commis MM. Naud, Baraduc et Jaffré et
leur a laissé un temps suffisant pour leur permettre de déférer à la
convocation qui leur avait été donnée ;
Attendu que la Cour constate que les conseils ci-dessus désignés ne se
sont pas présentés ;
Par ces motifs :
Dit qu’il sera passé outre aux débats.
2
RÉQUISITOIRE DÉFINITIF
3
ADDITIF À L’ACTE D’ACCUSATION
Je souhaiterais n’être jugé que par des Juifs. Français, parce que
maintenant qu’ils connaissent les faits, ils se féliciteraient de ma présence
au pouvoir et ils me remercieraient de la protection que je leur ai
accordée.
Voilà une parole que je prononce ; elle peut choquer ceux qui l’entendent,
mais quand ils sauront pourquoi j’ai le droit de la prononcer, elle ne choquera
plus.
Les francs-maçons, les sociétés secrètes, vous avez accumulé tout cela.
Vous n’avez rien oublié, rien omis. Vous ne m’avez rien pardonné pour les
sociétés secrètes. Pour une fois où un juge a voulu faire une petite tentative
d’instruction, une petite incursion dans les interrogatoires, la démonstration a
été faite, et s’il y avait moins de passion, et peut-être – je le dis doucement –
un peu plus de liberté, je n’aurais pas à solliciter les témoignages, ils se
presseraient aux portes, ces témoins, pour se faire entendre, qu’ils soient de la
maçonnerie ou qu’ils soient d’ailleurs.
Les communistes ? Je m’en expliquerai très facilement. Ce n’est pas moi
qui les ai déchus de leurs mandats. Ce n’est pas moi qui les ai fait
emprisonner. Ce n’est pas moi qui les ai déportés dans les camps d’Algérie.
Je parlerai d’eux. J’en parlerai d’une manière générale, ou d’une manière plus
particulière.
Dans aucun domaine, je n’ai donné le spectacle d’une brutalité
quelconque, et dans tous les domaines, j’ai, au contraire, montré que quand
notre pays était si malade, si malheureux, si oppressé par l’occupant, de
toutes mes forces, de toutes les manières, j’ai essayé de le défendre et de le
servir.
Voilà pourquoi je suis là.
Alors, je souffre parce qu’on ne sait pas, quand je lis les journaux. Tout à
l’heure, j’ai adressé un appel. Ce n’était pas correct, Monsieur le Premier, et
je pensais que c’est à ce moment-là que vous m’auriez interrompu, car il n’est
pas d’usage qu’un accusé s’adresse à d’autres qu’au tribunal et aux jurés. Je
me suis adressé à la presse. Pourquoi ? Parce que quand j’apporterai des faits,
la fièvre tombera, la haine qu’il y a contre moi disparaîtra.
Vous parliez tout à l’heure de mes origines modestes. Vous parliez tout à
l’heure de ces milieux socialistes, ouvriers que j’avais fréquentés. Savez-
vous, Monsieur le Premier, que la plus grande blessure dont je souffre, c’est
de savoir que parmi ces humbles, parmi ces travailleurs que j’ai tant aimés,
que j’ai tant voulu servir, il en est qui sont trompés, qui m’en veulent, parce
que, moi, je n’ai pas changé de sentiment à leur endroit.
Oui, je ne savais pas ce que c’était qu’un « interrogatoire », c’est la
formule que vous employez, qui est d’ailleurs toujours employée à la cour
d’assises ou devant la Haute Cour. Vous passez en revue ma vie, ou plutôt les
grands événements politiques. J’ai tort, encore, de vous interrompre, mais de
temps en temps, je bous et c’est quand je vois que vous vous trompez. […]
Le PREMIER PRÉSIDENT. — […] Eh bien, dans cette période [la
période de l’immédiat avant-guerre], il y avait un très gros malaise politique
et, malheureusement, dans cette période, avec qui vous voit-on en contact ?
Avec un des hommes politiques qui ont une activité un peu trouble, et on
vous voit également en contact avec un certain nombre de militaires. Car
vous n’ignorez pas que les guerres se font, en grande partie, par les civils et
que les militaires ne sont pas particulièrement portés à vouloir faire la guerre.
Dans cette période, il y avait un certain nombre de militaires qui, pour des
raisons de politique intérieure, étaient plutôt (ce qui était troublant et
paradoxal) dans le camp de ceux que l’on pourrait appeler les pacifistes…
M. PIERRE LAVAL. — Je ne les voyais pas !
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Parmi eux, il y avait quelqu’un que nous
avons vu ici, le maréchal Pétain.
Durant cette période, on vous dira probablement, si l’acte d’accusation
actuel ne le dit pas, des actes d’accusation antérieurs et l’acte d’accusation
Pétain notamment disent que c’est dans cette période que vous avez été en
contact, sinon très fréquent, du moins assez suivi avec Pétain…
Le PROCUREUR GÉNÉRAL MORNET. — À partir du début de la
guerre.
M. PIERRE LAVAL. — Mais non, mais non !…
Le PROCUREUR GÉNÉRAL MORNET. — Car c’est à partir de ce
moment-là seulement que commence le procès.
M. PIERRE LAVAL. — Vous avez des rapports de police qui m’ont
suivi ? Moi, je vous dis que je ne le voyais pas. Je vous affirme, Monsieur le
Premier Président, que je n’avais pas de rapports d’intimité, ni même des
rapports fréquents avec le Maréchal. C’est une légende qu’on est obligé de
construire pour étayer l’accusation.
Le PREMIER PRÉSIDENT. — On ne la construit pas. Cela est appuyé
sur des documents, sur des témoignages et, notamment sur le rapport de
M. Loustanau-Lacau.
M. PIERRE LAVAL. — Pour le maréchal Pétain, je me suis trompé, j’en
fais humblement l’aveu devant le public. Je me suis trompé. Où il eût fallu le
maréchal Lyautey, nous avons eu le maréchal Pétain. C’est fait, je n’y peux
rien.
Le PREMIER PRÉSIDENT. — C’est dans cette période du début de la
guerre que vous avez décidé que, pour une opération de politique intérieure,
il fallait des hommes décidés à faire un certain nombre de choses, des
entreprises qui étaient des entreprises de coup d’État, mais, pour donner une
couverture à l’opération, il fallait quelqu’un ayant du prestige, et c’est dans
cette période qu’on vous rappelle que vous auriez déclaré – vous auriez
employé cette formule – qu’il vous fallait « un dessus de cheminée ». Ce
dessus de cheminée c’était un bâton de maréchal.
M. PIERRE LAVAL. — C’est une formule que je n’ai pas exprimée…
C’est encore un prêt que vous me consentez, Monsieur le Premier
Président !… Je n’ai jamais employé ce langage ; il eût été offensant pour le
Maréchal, et si j’avais voulu vraiment le faire venir au pouvoir, je me serais
gardé de tenir des propos de ce genre.
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Vous l’avez connu au moment du 6-
Février. Vous avez continué à avoir quelques contacts avec lui, des contacts
assez fréquents. Pendant la période où il était en Espagne et la période où se
déroulait cette guerre que j’appelais tout à l’heure la drôle de guerre, il est
établi au moins par le témoignage Loustanau-Lacau…
M. PIERRE LAVAL. — Loustanau-Lacau !… Enfin !…
Le PREMIER PRÉSIDENT. — … qu’il y a eu des contacts entre vous et
le maréchal Pétain.
M. PIERRE LAVAL. — Vous prenez Loustanau-Lacau pour un témoin ?
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Oui.
M. PIERRE LAVAL. — Eh bien, vous devez le prendre, en tout cas,
avec quelques précautions et quelques réserves !…
Le PROCUREUR GÉNÉRAL MORNET. — C’est ce que j’ai fait.
[…] Je n’ai pas retenu votre politique extérieure avant la guerre.
M. PIERRE LAVAL. — Si !…
Le PROCUREUR GÉNÉRAL MORNET. — Je la retiens contre vous
depuis la guerre.
M. PIERRE LAVAL. — Merci, je vous en sais gré. Mais, en tout cas,
moi, je ne peux expliquer mon attitude pendant la guerre qu’en expliquant
mon attitude avant la guerre, et c’est parce que j’avais du crédit, c’est parce
que mon nom avait de la résonance en Allemagne depuis 1931, en raison de
la politique de rapprochement que j’avais voulu faire, que j’ai pensé… – et
Briand, vous savez, ne mériterait pas de passer devant la Haute Cour de
justice pour la politique de paix, et la politique de paix est la meilleure des
politiques, Monsieur le Premier !… Mais c’est la meilleure politique, quand
elle peut être étayée par une armée forte, des alliances solides et une
organisation internationale convenable. C’était la politique de Briand, c’est
celle que j’ai essayé de faire au milieu de bien des difficultés.
J’ai montré qu’avec l’Angleterre ce n’est pas toujours commode ; je sais
que cela ne l’a pas toujours été et je ne sais pas si c’est encore très commode
aujourd’hui, il y a toujours des petites difficultés ; mais je vous montrerai que
pour la Sarre, que pour l’affaire du réarmement de l’Allemagne, que pour
l’assassinat du roi Alexandre et pour les sanctions et les conclusions qu’on en
pouvait tirer à Genève, nous avons eu bien des difficultés.
J’admire les Anglais. Je l’ai dit dans une note ; cette note je la lirai, parce
que j’ai peur de mal reproduire par des paroles que j’improvise des propos
que j’ai médités. J’admire les ministres anglais, car quelle que soit leur
couleur politique ils défendent toujours leurs intérêts anglais et ils font
toujours leur métier d’Anglais. J’admire les Anglais, parce qu’ils sont fiers de
leur race, de leurs traditions, de leur Empire, et je n’ai qu’une ambition pour
mon pays, pour les ministres français, c’est que ceux-ci aient la même
psychologie, les mêmes méthodes et les mêmes ambitions que les ministres
britanniques pour leur pays. C’est là ce que je me suis efforcé de dire.
On a dit que je n’aime pas l’Angleterre. Je réponds que j’ai toujours
recherché l’union avec l’Angleterre, mais je l’ai toujours recherchée dans
l’égalité ; je ne voulais pas d’union dans la contrainte et dans la dépendance :
c’est une méthode impie…
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Ce n’est pas là le grief.
M. PIERRE LAVAL. — Ce n’est pas là le grief et nous verrons tout à
l’heure que je mérite vos félicitations.
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Ce n’est pas là le grief. Mais le meilleur
moyen de maintenir la paix – et malheureusement c’est là la réédition d’une
très vieille formule – c’est de se préparer le cas échéant à faire la guerre. Ce
qu’on vous reproche, c’est de n’avoir pas suffisamment préparé la guerre,
c’est d’avoir vécu, c’est d’avoir créé un climat qui énervait, qui diminuait le
potentiel de guerre de la France. Et c’est surtout, cette abominable réalité de
la guerre s’étant produite, de n’avoir pas apporté à la défense la plus
énergique du territoire la volonté par exemple d’un Clemenceau ; c’est
d’avoir essayé pendant la guerre d’entretenir des intelligences avec l’ennemi
et d’avoir essayé, pour employer un mot peut-être vulgaire, de « miser » non
pas sur la victoire de notre pays, mais sur la victoire d’un autre pays, c’est-à-
dire de l’Allemagne.
M. PIERRE LAVAL. — Pas du tout.
Le PREMIER PRÉSIDENT. — … et ultérieurement de l’Italie.
M. PIERRE LAVAL. — Je dirai, le moment venu, ce qu’ont été mes
rapports avec l’Allemagne, pour que vous soyez fixés sur mes sentiments, et
sur la façon dont j’ai été traité en Allemagne pendant mon séjour contraint.
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Je ne veux pas m’occuper maintenant de
ce qui aurait pu être ou de ce que vous auriez pu faire. Les choses en sont
arrivées à ce que vous savez : en juin 1940 nous nous sommes trouvés en
présence de la plus abominable, de la plus effroyable défaite que notre pays
ait jamais subie.
Aviez-vous préparé cette défaite ? Ce n’est pas en effet dans l’accusation
et je reconnais que M. le procureur général ne le relève pas ; aussi je veux
bien que nous laissions cette question de la défaite de côté. Mais il n’en reste
pas moins que cette défaite a créé un climat et que, dans ce climat, il y a eu
un certain nombre de personnages qui ont essayé, comme on dit
vulgairement, de tirer leur épingle du jeu, de se créer une situation sur le
cadavre de notre pays.
M. PIERRE LAVAL. — Vous ne devez pas dire cela pour moi ?
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Ces personnages ont essayé de se créer
une situation de premier plan. Vous avez, dans cette période, été l’un des
agents les plus actifs de la propagande défaitiste, un des agents les plus actifs
de l’action de Pétain et des autres, action qui tendait à l’armistice. Aidé de
Marquet, dans les couloirs de l’hôtel de ville de Bordeaux, vous avez mené
dans cette période une propagande très active en faveur de la conclusion
brusquée, non pas de la paix, mais de l’armistice avec l’Allemagne.
Et dans cette même période, parallèlement à votre action sur le plan
extérieur, on vous reproche – et cela ce n’est pas un climat, ce n’est pas une
atmosphère, c’est l’accusation même –, on vous reproche, ayant pris contact
avec les différents milieux politiques et spécialement avec les parlementaires,
d’avoir freiné un mouvement qui était susceptible, je le crois, de maintenir
notre indépendance nationale. Vous savez ce que je veux dire, il s’agit du
départ en Afrique du Nord.
À ce moment vous avez agi auprès du président de la République, dans
des conditions qui vous seront rappelées, au cours de son témoignage par
M. Albert Lebrun ; vous avez préparé votre entrée dans le gouvernement et
vous avez fini par entrer au gouvernement dans les conditions que vous
savez.
Vous n’y êtes pas entré au moment de la constitution du ministère, car
vous étiez très exigeant et vous demandiez le portefeuille des Affaires
étrangères…
M. PIERRE LAVAL. — L’habitude.
Le PREMIER PRÉSIDENT. — On vous avait objecté des raisons qui
primitivement vous avaient écarté – ce n’était pas une préface ou un hors-
d’œuvre, cela avait trait à l’accusation qui est portée contre vous – ce qui
montre que, même dans le milieu où vous viviez, on se rendait compte que
votre présence au ministère des Affaires étrangères serait une injure, un
outrage à l’Angleterre.
M. PIERRE LAVAL. — On a dit cela ; mais Baudouin aimait mieux
garder son portefeuille.
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Vous vous êtes alors retiré sous votre
tente. Puis quelques jours après vous êtes revenu avec le titre de ministre
d’État.
Ainsi donc, première période pendant laquelle vous avez eu l’activité
politique que je viens de dire ; puis deuxième période : l’armistice ayant été
signé, le gouvernement se replie…
M. PIERRE LAVAL. — Voulez-vous me permettre de répondre sur la
question de l’armistice ?
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Vous répondrez tout à l’heure ; laissez-
moi d’abord terminer avec cette partie de votre existence qui motive une
partie des accusations portées contre vous, c’est-à-dire celles de complot
contre la sûreté intérieure de l’État.
Je vais dans deux minutes vous donner la parole et je suis certain que
vous aurez beaucoup d’explications à nous donner. Vous n’êtes pas de ceux à
qui il est nécessaire de poser d’innombrables questions pour en obtenir des
réponses. C’est ce qui me permet peut-être de faire ce large tour d’horizon et
de rappeler en de trop longues phrases non seulement le tableau de cette
époque, mais l’atmosphère qui régnait à cette époque.
À Tours et à Bordeaux, activité politique de vous et de vos amis. Puis à
Clermont-Ferrand d’abord et ensuite à Vichy au cours de la réunion de
l’Assemblée nationale vous avez pris une attitude qui montre qu’il y a bien
tout de même entre l’Angleterre et vous une certaine inimitié. Dans le procès-
verbal de l’assemblée secrète je trouve une intervention de vous où vous
annoncez la défaite de l’Angleterre, où vous rappelez que l’Angleterre a
toujours été en travers de nos desseins, où vous rappelez l’événement très
malheureux qui s’est produit dans cette période, c’est-à-dire Mers el-Kébir.
M. PIERRE LAVAL. — Que pensiez-vous vous-même à cette époque de
Mers el-Kébir, Monsieur le Premier Président ?
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Vous m’avez dit vous-même il n’y a pas
longtemps que votre position n’était pas la mienne ; je vous retourne
l’argument ; je n’ai donc pas à vous répondre ; je ne suis pas encore votre
accusé, c’est moi qui vous interroge…
M. PIERRE LAVAL. — Oh ! vous ne le serez jamais, allez…
Le PREMIER PRÉSIDENT. — C’est moi qui mène l’interrogatoire.
Je vous rappelle que dans cette assemblée secrète, avant l’Assemblée
nationale de Vichy, vous avez tenu des propos assez vifs, des propos qui
étaient de nature à impressionner le Parlement.
Vous avez laissé entendre qu’au surplus, l’Angleterre, battue ou non, était
dans un camp opposé au nôtre et vous avez amené peu à peu cette Assemblée
à une démission de pouvoirs en faveur du maréchal Pétain.
Je crois qu’ainsi ce premier chapitre de mon interrogatoire est terminé et,
là-dessus, je crois que je peux vous donner la parole. J’estime pour ma part
qu’un procès historique comme celui-ci a besoin d’être abordé et développé
dans une atmosphère de sérénité et d’indépendance, qu’il n’est pas inutile
d’aborder le problème dans toute son ampleur et de rechercher la cause même
ainsi que l’explication des crimes qui vous sont reprochés.
Par conséquent, je le répète, vous avez à répondre sur diverses questions :
votre activité politique avant la guerre, parce qu’elle éclaire votre activité
politique pendant la guerre, les intrigues et manœuvres pendant la période de
Bordeaux, l’affaire du Massilia, l’intervention auprès du président de la
République, les manœuvres qui se poursuivent à Clermont-Ferrand, la
menace au Parlement d’une intervention prétorienne, les manœuvres à
l’Assemblée de Vichy, les actes constitutionnels qui ont découlé de cet
abandon, de cette démission de pouvoirs faite par l’Assemblée nationale en
faveur du maréchal Pétain.
Si vous voulez bien vous expliquer sur cette première partie de mon
interrogatoire, je vous donne la parole.
M. PIERRE LAVAL. — Je ne peux pas considérer comme des
explications suffisantes celles que j’ai eu l’honneur de donner tout à l’heure
en réponse à vos questions, pas plus que je ne pourrai considérer comme des
explications définitives celles que je vais vous donner en réponse aux
dernières questions que vous venez de me poser.
Votre interrogatoire dans ces conditions ressemblerait beaucoup trop à
ceux menés selon la méthode de M. Bouchardon, méthode consistant, la
première fois que je l’ai vu, à me poser en une fois, ou en deux ou trois fois,
des questions qui concernaient l’ensemble de l’inculpation dirigée contre
moi. À la suite de quoi on pouvait me dire : je vous ai interrogé et vous avez
répondu.
Eh bien ! je n’ai pas répondu ou tout au moins je n’ai pas répondu aussi
complètement que j’ai le devoir de vous répondre.
Je vous ai dit, Monsieur le Premier, que j’avais sur chacun des griefs, sur
chacun des chefs de l’accusation portée contre moi, rédigé des notes. J’ai
rédigé ces notes en les méditant, n’ayant pas toujours à ma disposition tous
les éléments nécessaires pour les faire complètes. Néanmoins, ces notes
peuvent constituer pour moi un schéma, une carcasse, un cadre suffisant qui
pourra être utilement complété par les témoignages recueillis au cours de
cette instruction.
Je ne voudrais donc pas qu’il y ait de malentendu entre nous : les
réponses que je vous ai faites ne doivent pas m’enlever demain le droit de
reprendre par exemple vos questions concernant le premier chef d’accusation,
celui où l’on parle de ma carrière, de ma fortune privée, qui, dit-on, a suivi la
même ascension que ma fortune politique.
Le PROCUREUR GÉNÉRAL MORNET. — Ce n’est pas un des griefs
de l’accusation.
M. PIERRE LAVAL. — Mais c’est peut-être beaucoup plus grave qu’un
grief ; c’est le plus mauvais climat que vous pouviez essayer de créer autour
de ma personne. […]
Vous me dites : vous avez intrigué à Bordeaux. Vous avez intrigué pour
l’armistice et vous avez intrigué pour la convocation de l’Assemblée
nationale ; puis vous avez menacé… – ce n’est pas vous qui l’avez dit, c’est
M. le procureur général dans son mauvais papier – il y a eu, a-t-on dit, des
intrigues, il y a eu des menaces et il y a eu des promesses, il y a eu tous les
éléments caractéristiques de l’escroquerie.
Messieurs, en ce qui concerne l’armistice, j’ai lu le procès Pétain. Vous
l’avez lu aussi, Monsieur le Premier, vous y étiez d’ailleurs. Moi, je n’y étais
pas ; aussi je l’ai lu et je l’ai lu attentivement. J’étais très curieux de savoir
comment M. le procureur général, qui devait, lui, connaître l’affaire Pétain
avant la mienne puisqu’il était revenu en France avant moi, et jugé avant moi,
avait pu parler de l’armistice à mon sujet. Sur ce point d’ailleurs je n’ai qu’à
reprendre le témoignage de M. Reynaud…
Le PROCUREUR GÉNÉRAL MORNET. — Je n’ai pas parlé de
l’armistice à votre sujet.
M. PIERRE LAVAL. — C’est le premier président ; il ajoute à vos
accusations une nouvelle accusation puisque, d’après lui, j’aurais pris une
part dans la propagande faite en faveur de l’armistice.
Mais, Monsieur le Premier, lorsque je suis arrivé à Bordeaux, l’armistice
était déjà un fait décidé. Il a été décidé – le procès Pétain le révèle à
l’abondance – avant l’arrivée à Bordeaux.
Et puis, qu’est-ce donc que ces chefs militaires, qu’est-ce donc que ce
gouvernement, qu’est-ce donc que ce président de la République qui seraient
contraints de faire l’armistice parce que Pierre Laval, qui est un isolé, qui
n’est à la tête d’aucun Parti, aurait une opinion contraire à la leur ? Mais,
Messieurs, c’est eux que vous devriez alors traduire ici comme accusés, c’est
eux qui auraient attenté aux intérêts supérieurs de la France, s’ils avaient
manqué à ce point de caractère ? Mais, en fait, l’armistice était décidé.
Mais voulez-vous, Messieurs, que je vous dise mon opinion sur
l’armistice ? Je vous la dirai avec une franchise que n’exprimeraient pas 99 %
des Français maintenant : alors, 99 % des Français étaient convaincus que la
France ne pouvait plus résister, et en tout cas c’était l’opinion de tous les
parlementaires qui sont venus à Bordeaux ou à Vichy et qui ont dû traverser
pour venir, les villes et les campagnes, qui ont vu l’armée coupée en
tronçons, la longue cohorte douloureuse des populations sur les routes.
Et puis, Messieurs, il y avait les propos du général Weygand.
Moi, je ne suis pas un militaire. Je l’ai dit de la façon la plus nette, je l’ai
toujours dit, je l’ai dit à Bordeaux : nous, nous ne devons pas avoir d’opinion
en ce qui concerne l’armistice ; cela appartient seulement aux chefs militaires
et à eux seuls. C’est aux chefs militaires seuls qu’il appartient de dire si la
France peut et doit continuer le combat.
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Vous saviez que les chefs militaires
étaient partisans de l’armistice.
M. PIERRE LAVAL. — Je n’allais pas dire au maréchal Pétain : je vous
somme de ne pas faire l’armistice, d’autant que j’étais convaincu de la
nécessité de l’armistice. Mais si vous deviez traduire ici tous ceux des
Français qui en ont été convaincus, il faudrait élargir le cadre de votre salle
d’audience. Tous les Français en étaient convaincus. Sans doute il y en a eu
qui n’ont pas été convaincus, ou qui, s’ils ont eu cette conviction, se sont
repris très vite et ont dit alors qu’il n’était pas possible que la France renonce
au combat.
Mais, au moment où l’armistice a été signé – je ne fais pas de polémique,
je fais un exposé exact, sincère de la situation à cette époque – on croyait,
l’immense majorité croyait que l’armistice était indispensable et qu’on ne
pouvait pas s’y soustraire.
Moi, je me plains de l’armistice, non pas parce qu’on l’a fait par erreur, –
je crois qu’on ne pouvait pas s’y soustraire, – mais de la façon dont on l’a
fait parce que j’en ai souffert ensuite comme chef du gouvernement de mon
pays.
On a dit : « On a imposé. » M. Noël vous a dit cela et puis je ne sais qui
encore de ceux qui sont allés à Rethondes a dit : « Les Allemands nous ont
imposé, on ne pouvait pas discuter. »
Eh bien ! je connaissais peu les Allemands. J’ai appris à les connaître
depuis. On peut toujours discuter avec eux. On n’obtient pas toujours grand-
chose, mais on pouvait obtenir une sorte de protocole permettant de réouvrir
la discussion sur l’armistice.
Je n’ai rien d’autre à dire. Je partageais avec la quasi-unanimité des
Français cette opinion que l’armistice était une chose qui s’imposait et, en
tout cas, si c’est une circonstance atténuante, je tiens à vous déclarer que,
dans mes propos échangés avec des parlementaires à ce moment, j’ai toujours
déclaré de la manière la plus nette : même si c’est notre opinion, elle ne
compte pas, elle ne vaut que si c’est l’opinion des chefs.
Or, à ce moment-là, on reconnaissait deux chefs militaires : le chef
officiel de l’armée, c’était Weygand, et l’autre chef, c’était le maréchal Pétain
avec son autorité.
Or, ces deux hommes disaient : nous sommes pour l’armistice. Comment
voulez-vous que, moi, je dise : je suis contre l’armistice, d’autant que je n’ai
pas fait campagne pour l’armistice ?
J’ai seulement dit à un moment donné au Maréchal, le jour où il m’a
offert d’entrer dans son cabinet, quand il m’a dit : « Je demande l’armistice »,
j’ai dit : « Par qui le faites-vous demander ? » Il m’a dit : « Par la Suisse. »
Alors j’ai cru devoir lui donner un conseil. Je l’ai ai dit : « Monsieur le
Maréchal, étant donné Hitler, étant donné la Suisse, étant donné l’Espagne, je
crois qu’il serait plus raisonnable et plus logique de le faire demander par
l’Espagne. » C’est tout. Il m’a dit : « Vous avez raison », et c’est comme cela
que M. de Lequerica a été chargé par le Maréchal ou par M. Baudouin de
demander l’armistice.
C’est le seul propos que j’ai tenu à l’occasion de l’armistice quand il était
déjà décidé, mais je tiens à affirmer de la manière la plus nette, avec un
accent de sincérité qui ne devrait pas vous tromper que, sous aucune forme, je
n’ai pu exercer aucune influence sur la demande d’armistice qui était déjà
décidée et arrêtée par le Maréchal et par le général Weygand et qu’au surplus
je n’ai pas appartenu au gouvernement qui a demandé et signé l’armistice.
Alors, reste l’Assemblée nationale.
Eh bien ! là, vraiment, je pense que vous avez, sinon lu, du moins étudié
la partie du dossier qui concerne l’Assemblée nationale.
Mais, Monsieur le Premier, l’Assemblée nationale, elle a dû être précédée
de deux réunions. C’est la loi de 1875, qui le veut : pour réunir l’Assemblée
nationale, il faut que la Chambre et le Sénat soient d’accord pour se réunir
ensemble.
Bien, mais alors il y a eu des débats. Il y a eu un débat devant la
Chambre, il y a eu un débat devant le Sénat, et il y a eu un autre débat.
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Il y a eu une assemblée secrète.
M. PIERRE LAVAL. — Non, je parle des réunions qui ont eu lieu avant,
la veille du jour de l’assemblée secrète, le 9. L’assemblée secrète a eu lieu le
10 tandis que les séances dont je vous parle ont eu lieu le 9 : il y a eu une
séance de la Chambre le 9 et une séance du Sénat. Eh bien ! il y a eu un vote.
Ils pouvaient parler.
M. Jeanneney a parlé. Pour dire quoi ? Uniquement pour faire l’éloge du
Maréchal. M. Herriot a parlé. Pour dire quoi ? Uniquement pour faire l’éloge
du Maréchal.
On a voté. Comment a-t-on voté ? À l’exception de trois députés –
M. Biondi, je ne me rappelle plus des autres, je crois bien que j’ai deux jurés
parmi eux –, à l’exception de trois députés, tous les autres ont voté pour le
projet de loi et, au Sénat, une seule opposition s’est élevée, celle du marquis
de Chambrun.
Quand on parle d’intrigues, de menaces de promesses, est-ce que c’est
sérieux ?
Vous êtes beaucoup plus outrageant pour la Chambre et pour le Sénat que
pour moi-même. Ce que vous dites, Monsieur le Procureur général, dans
votre réquisitoire est beaucoup plus sévère pour les présidents des deux
assemblées et pour les membres des deux assemblées que pour moi-même.
Voilà l’Assemblée nationale qui se réunit. Sept cents parlementaires,
malgré les difficultés de communication, peuvent arriver jusqu’à Vichy. On
vote, une seule discussion : je n’ai eu qu’une seule difficulté avec le président
de l’Assemblée nationale. C’est au sujet du quorum.
M. Jeanneney estimait qu’il devait y avoir, suivant son système, une
majorité de 425 voix tandis que, d’après mon système, il n’en fallait que 325.
Je disais que la majorité devait être la majorité des votants tandis que, d’après
lui, la majorité devait être celle de ceux qui étaient inscrits. Enfin, peu
importe. Le résultat : il y en a eu 569 qui ont voté pour.
Alors, Monsieur le Premier, je peux séduire 569 députés et sénateurs ?
Vous me croyez capable d’avoir ce pouvoir de séduction. Eh bien ! supposez
que j’aie ce pouvoir de séduction – je voudrais bien l’avoir, il ne m’aurait
jamais été plus utile qu’en ce moment…
Le PREMIER PRÉSIDENT. — M. Jeanneney a déclaré que vous aviez
commis un véritable « entôlage » et un parlementaire, non récusable,
M. Boivin-Champeaux, a dit : « Je dirais plutôt que c’est une escroquerie. »
M. PIERRE LAVAL. — Attendez ! M. Boivin-Champeaux n’a peut-être
pas tort, mais je proteste contre l’« entôlage » ; vous allez comprendre la
nuance de mon propos.
Alors, j’aurais pu séduire 569 parlementaires ? C’est invraisemblable.
Mais il y a une chose beaucoup plus invraisemblable. Comment se fait-il
qu’on attende le mois d’octobre 1945 pour élever une protestation contre les
conditions dans lesquelles a été obtenu le vote de l’Assemblée nationale.
Comme c’était plus clair de le faire au moment de l’Assemblée nationale.
On me dit : il y avait les Allemands. Il y avait Doriot, je ne l’ai pas vu.
On me dit : il y avait Weygand avec sa division à Clermont-Ferrand. Bon,
mais on pouvait parler, on pouvait d’autant mieux parler qu’on faisait des
réunions secrètes.
D’ailleurs, je ne sais pas quelle était la position des Allemands à ce
moment-là au regard de l’Assemblée nationale, car je n’avais pris aucun
contact avec eux. Le premier entretien que j’ai eu avec l’ambassadeur
d’Allemagne se situe au 20 juillet. J’ignorais complètement quelle pouvait
être l’opinion des Allemands sur l’Assemblée nationale.
Mais M. Jeanneney n’a rien dit, mais M. Herriot n’a rien dit ; il a parlé du
Massilia, tandis que M. Jeanneney a parlé du quorum. Aucun n’a dit qu’on
étranglait la République. Aucun n’a élevé la moindre protestation et n’a
formulé la moindre réserve.
Vous parlez d’armistice, Monsieur le Premier, je voudrais qu’on apporte
du sérieux dans ce débat qui est pour moi dramatique.
Comment ! L’Assemblée nationale se réunit le 9 juillet, la Chambre
d’une part, le Sénat, d’autre part et puis, le lendemain, les deux Chambres
ensemble, en assemblée nationale : eh bien – j’ai une mémoire fidèle, je vous
le prouve par mes propos – est-ce qu’une protestation, une réserve, une
allusion, un rien qui pouvait mettre en doute la nécessité de l’armistice se
produise ? Rien du tout.
Il y avait tout de même les commissions spéciales qui se sont réunies.
Jamais, à aucun moment, sous aucune forme, je n’ai entendu une protestation
en ce qui concerne l’armistice et la réunion secrète dont vous parlez – j’en
demande pardon parce que le juré est ici présent et que ce parlementaire me
juge – je n’ai entendu qu’une seule question qui n’était pas insidieuse, qui
m’a paru tout à fait normale : c’est celle que M. René Renoult m’a posée en
disant : « Alors, c’est un plébiscite ? » Parce qu’on s’efforçait de savoir
comment serait ratifiée par la nation la résolution, la loi de l’Assemblée
nationale. On me demandait comment elle serait votée car j’avais imaginé ce
vote : c’étaient des choses techniques. Je me demande comment on peut dire
que j’ai menacé, que j’ai intrigué, que j’ai promis. J’aurais été chef d’un
grand parti, on pourrait me reprocher d’avoir mis à la disposition du vote de
la loi la puissance d’un parti. J’étais seul.
Les élections de 1936, Monsieur le Premier, se sont faites en réaction
contre les décrets-lois que j’avais pris en 1935. Cela, vous le savez
parfaitement. Dans beaucoup de circonscriptions, on a voté ou manifesté aux
cris souvent de « Laval au poteau ».
Alors, c’est moi qui, en face d’une Chambre dont la majorité avait été
élue contre mes décrets, qui aurait eu sur elle une telle influence que j’aurais
pu à ce point en disposer, la manœuvrer, la faire voter à ma guise ? Ce n’est
pas sérieux.
Il faut aller chercher ailleurs la raison profonde et véritable du vote de
l’Assemblée nationale. C’est par un sentiment patriotique, n’en doutez pas,
par un grand sentiment, un sentiment patriotique élevé, soyez-en sûrs, que
tous les représentants de notre pays ont compris qu’il fallait mettre la France
dans la condition la moins mauvaise pour subir l’occupation négociée avec
les Allemands. Voilà la question.
Et alors, est-ce qu’on ne pouvait pas imaginer que certains hommes, qui
avaient plus particulièrement vitupéré contre le régime nazi ou qui avaient
plus particulièrement attaqué Hitler ou qui avaient plus spectaculairement fait
une certaine politique, seraient peut-être moins bien placés pour défendre les
intérêts de notre pays ? C’est possible.
Pour l’escroquerie, j’en parlerai tout à l’heure. Je voudrais laisser à
Monsieur le Juré le soin de me poser la question.
M. BIONDI. — Je voudrais demander à l’accusé de nous dire dans
quelles conditions M. Vincent Badie a été mis dans l’impossibilité de
s’expliquer à la tribune de l’Assemblée nationale.
M. PIERRE LAVAL. — Je n’ai aucun souvenir que M. Vincent Badie ait
été mis dans l’impossibilité de s’expliquer à l’Assemblée nationale.
Ce que je peux dire, c’est qu’à un moment donné, je crois que c’est
Bergery, plutôt, qui a voulu lire un long factum. Il a été mis dans
l’impossibilité de lire son papier, et j’ai dû promettre pour éviter un incident
prolongé un peu trop tumultueux de faire publier son papier à la suite du
compte rendu de l’Assemblée nationale.
Je n’ai pas le souvenir que M. Vincent Badie ait été empêché de parler. Si
j’avais ce souvenir, je vous le dirais et si M. Vincent Badie avait insisté, il est
possible qu’il aurait pu parler.
Maintenant, il faut bien le dire, je le reconnais, il y avait une certaine
fièvre. Je ne veux pas méconnaître que nous étions le 10 juillet et que les
événements malheureux de notre pays avaient provoqué une certaine
effervescence, une certaine émotion et qu’il y avait peut-être quelque excès
dans les propos de certains.
Quant au propos de M. Boivin-Champeaux, rapporteur du projet de loi,
quand il a dit « escroquerie », il n’a peut-être pas tort. Il n’a pas tort en ce
sens que le Maréchal – et j’aurais à m’expliquer là-dessus – a fait de la loi
une application que je n’avais pas prévue et qui n’était pas conforme aux
engagements que j’avais pris devant l’Assemblée.
Ainsi, j’ai trouvé osée et scandaleuse la dissolution des conseils
généraux. J’ai trouvé osée et inadmissible la révocation des maires élus et la
dissolution de certains conseils municipaux.
Il n’a pas dépendu de moi de créer la Légion. Ce n’est pas moi qui l’ai
créée. La Légion a été créée par le général Weygand.
Quand les militaires se mettent à faire la guerre, ils ne la gagnent pas
toujours, mais quand ils se mêlent de faire de la politique, c’est une
catastrophe.
J’en demande pardon pour le général qui est en ce moment au pouvoir,
mais je le prends pour un civil ; pour le moment, je parle d’un général qui
était en exercice : ma langue a fourché maladroitement.
Le général Weygand est arrivé, un jour, avec un projet créant la Légion,
dissolvant tous les groupements d’anciens combattants, prévoyant ou
dissolvant tous les partis politiques et on créa la Légion des anciens
combattants. Elle avait pour objet de se substituer à tous les partis politiques ;
elle devenait l’instrument de propagande, elle devenait comme une sorte de
parti unique de toute la France…
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Vous étiez ministre d’État.
M. PIERRE LAVAL. — Je n’étais pas ministre de l’Intérieur.
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Vous aviez une situation supérieure.
M. PIERRE LAVAL. — J’avais une situation tellement supérieure et
tellement forte que vous avez vu dans quelles conditions ma force s’est
manifestée le 13 décembre, Monsieur le Président.
La Légion, en somme, c’était la revanche des battus aux élections. Voilà
très exactement comment on pourrait définir ce groupement.
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Vous étiez ministre d’État et héritier
présomptif du pouvoir.
Le PROCUREUR GÉNÉRAL. — Vice-président du Conseil.
M. PIERRE LAVAL. — Je ne peux pas répondre à tout le monde en
même temps. Qui m’interroge ?
M. BEDIN. — Il s’agit de Vichy. Vous rappelez-vous la réponse que
vous fîtes au président Herriot quand il vous demanda si ceux qui étaient
partis sur le Massilia pouvaient voter par correspondance ?
M. PIERRE LAVAL. — Ils ne pouvaient sûrement pas voter par
correspondance…
M. BEDIN. — Quelle est la réponse que vous avez faite ? Vous avez dit
que c’étaient des déserteurs qui n’avaient pas le droit de voter.
M. PIERRE LAVAL. — Attendez, j’ai le compte rendu. Je comprends
bien que dans la fièvre de cette époque les mots peuvent avoir été mal
interprétés, mais j’ai le compte rendu sténographié, heureusement. Je l’ai
rapporté dans ma valise : la sténographie de la séance secrète de l’Assemblée
nationale dont j’avais dit, sur la proposition de notre collègue Brard, sénateur,
qu’elle serait versée aux archives.
M. BEDIN. — Je me rappelle.
M. PIERRE LAVAL. — Je vous l’apporterai. Vous chercherez si vous
trouvez dite par moi une phrase comme celle-là.
J’ai seulement quand M. Herriot est monté à la tribune pour parler du
Massilia été très gêné. Voici pourquoi. Quand M. Herriot est monté à la
tribune, j’ai appris que le départ du Massilia avait été organisé d’accord avec
le Maréchal et l’amiral Darlan. On me l’avait jusque-là caché jusqu’au
moment où je suis arrivé à l’Assemblée nationale.
Mais, vous verrez comment mon explication n’est pas embarrassée, et
comment elle est une réponse indirecte à M. Herriot. Je n’ai pas parlé du vote
par correspondance, qui, d’ailleurs, n’a jamais été admis dans les
Assemblées.
Monsieur le Premier, voulez-vous me permettre de vous demander de
mettre à la disposition de M. le juré le compte rendu de l’Assemblée
nationale qui se trouve dans mes scellés.
M. BEDIN. — Cela n’a pas d’importance.
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Monsieur le Procureur général ?…
M. PIERRE LAVAL. — Vous trouverez la réponse tant en ce qui
concerne M. Vincent Badie que sur votre question. Qu’en cela, je ne peux pas
me tromper : c’est le compte rendu fait par les sténographes du Sénat.
Le PROCUREUR GÉNÉRAL. — Cela n’a pas grande importance. Pour
ma part, je ne retiens que votre influence à l’assemblée préparatoire, qui s’est
tenue dans la matinée du 10 juillet, et je retiens, ensuite, vos démarches
comminatoires qui ont empêché le départ pour l’Afrique du Nord.
M. PIERRE LAVAL. — Monsieur le Procureur général, je vous répète
que le grief que vous me faites est beaucoup plus sévère pour mes prétendues
victimes. Comment ! M. Lebrun, qui était chef de l’État, sur la simple
protestation que j’ai faite, un peu vive…
Le PROCUREUR GÉNÉRAL MORNET. — Nous entendrons
M. Lebrun comme témoin.
M. PIERRE LAVAL. — C’est entendu, je verrai M. Lebrun, j’ai eu
l’occasion, autrefois, de rencontrer M. Lebrun. Mais ce n’est pas la première
fois que j’ai eu avec lui des incidents de cette vivacité. J’ai eu avec
M. Lebrun un incident au moins aussi vif, et même beaucoup plus vif, le
7 février 1934, quand il a fait appeler M. Doumergue.
J’avais, là aussi, une délégation, qui n’était pas seulement une délégation
de parlementaires, mais une délégation d’élus de la Ville de Paris. Il fallait
qu’il prenne une décision immédiate, et s’il ne la prenait pas immédiatement
je savais que les émeutiers, que des manifestants se rendaient à la place de la
Concorde, qu’on allait échanger des coups de feu, qu’on allait enregistrer des
morts.
À ce moment-là, avec beaucoup de vivacité et peut-être un peu trop de
force, j’ai sommé M. Lebrun de prendre une décision, de faire son métier de
président de la République. Il l’a fait, d’ailleurs.
Quand je suis allé voir M. Lebrun à Bordeaux, j’usais de mon droit :
j’étais un parlementaire. Je n’y allais pas avec vingt parlementaires, comme il
l’a dit, mais avec ceux dont les noms ont été cités quelquefois – une
douzaine. J’ai donné mon opinion. Je répondis à M. Lebrun, comme à
M. Herriot et comme à M. Jeanneney peut-être à ce moment-là, que s’ils
voulaient partir pour l’Afrique, que s’ils estimaient que c’était la solution la
meilleure pour notre pays, peut-être eussent-ils été bien inspirés en faisant des
réunions, en convoquant les sénateurs et les députés pour aller le leur
expliquer. Moi, je n’avais pas d’autre entêtement que celui de défendre mon
pays, et mon obstination aurait cédé devant la démonstration contraire qu’on
aurait pu nous faire.
Vous faites un crime du départ pour l’Afrique, c’est peut-être
l’événement le plus heureux qui se soit produit pour la France que nous ne
soyons pas allés en Afrique. Suivez-moi : rappelez-vous le moment ; c’est au
mois de juin 1940 ; c’était la guerre-éclair ; l’Angleterre était apeurée ; elle
avait rappelé ses troupes et son aviation. Elle pensait à tous moments qu’elle
pouvait être attaquée par les forces allemandes. Et dans la précipitation de la
victoire, dans l’enthousiasme, c’était pour Hitler la possibilité certaine, avec
la complicité ou… comment dirai-je ?… la complaisance du gouvernement
espagnol, qui n’aurait pas pu résister, qui avait quelques raisons de
reconnaissance, de gratitude vis-à-vis d’Hitler, c’était la possibilité certaine
pour les Allemands d’aller en Afrique.
Il y a une chose que vous ne savez peut-être pas, Monsieur le Procureur,
parce qu’il faut, même pour l’administration de la justice, faire autre chose
que l’étude du code. Il y a le pacte tripartite qui avait été fait entre Hitler,
l’Italie et le Japon. Vous ne savez pas ce qu’il signifiait en particulier : il
signifiait qu’Hitler, désormais, avait des vues particulières sur l’Afrique.
Mais son idée géniale, c’était « leur Afrique », ce que le monroïsme devait
être pour l’Europe et pour l’Afrique.
Si, à ce moment-là, le gouvernement était allé là-bas, nous n’avions ni
moyens de fabriquer des munitions ni aucune réserve. Vous avez entendu
M. Paul Reynaud qui vous a dit que même le directeur du Service de santé lui
a refusé son concours avec la célérité qui convenait.
Les Allemands en Afrique, mais c’étaient les Allemands à Suez ; c’était
un changement peut-être complet de la politique. Et je ne suis pas sûr, si les
Allemands étaient allés en Afrique, que les causes de friction qui se sont
élevées entre les Soviets et les Allemands se seraient produites aussi
facilement. Je ne suis pas sûr, en tout cas, qu’il aurait été facile de les en
déloger et que l’Amérique aurait pu se servir de l’Afrique comme plate-forme
pour libérer la France.
Faire de la stratégie après coup en prenant ici tel ou tel acte, en extrayant
d’un discours tel ou tel propos, et en disant ensuite : « Vous avez dit cela :
vous avez fait cela », non, ce n’est pas de la politique. Il faut voir
l’ensemble… Il faut voir, à ce moment-là, ce qu’on peut tirer comme
conclusion de l’activité de celui qu’on accuse.
Tirer comme conclusion de mon activité que j’ai voulu empêcher le
gouvernement d’aller en Afrique ? On ne m’a pas demandé mon avis ; je l’ai
spontanément apporté, parce que je considérais que le départ pour l’Afrique,
à ce moment, c’était une folie.
Quittant la France, qu’on aille à Londres alors ! Ils pouvaient aller à
Londres. Mais aller en Afrique, je répète que c’était amener les Allemands en
Afrique ; c’était changer tout l’aspect de la guerre. On ne peut pas écrire
l’Histoire après coup, quand les événements se sont déroulés avec le rythme
que nous connaissons, mais on peut très bien imaginer un autre
développement des événements militaires si le gouvernement avait fait ce que
vous dites.
Pour mon colloque un peu animé avec M. Lebrun, c’était l’exercice
naturel du droit que j’avais comme parlementaire. Je n’étais pas autrement
que mes autres collègues. J’avais cette opinion et je l’exprimais à M. Lebrun.
J’ai seulement regretté que M. Lebrun et ceux qui étaient de son avis n’aient
pas essayé de nous convaincre.
Qu’est-ce que ce gouvernement, ces hommes politiques, ces ministres,
ces chefs qui s’inclinent devant la seule protestation d’un sénateur isolé – et
même s’ils sont douze ? Vous croyez, Monsieur le Premier, que c’est un
argument valable contre moi ?
J’avais le droit d’exprimer mon opinion. Ici, je suis devant vous. C’est un
peu un jugement politique que vous allez porter ; c’est même presque
uniquement un jugement politique, mais avec un jury restreint. Si j’avais
imaginé un jour que je serais jugé, j’aurais pu supposer que c’était devant la
Haute Cour. Mais si j’étais devant la Haute Cour n’en doutez pas, Monsieur
le Procureur général malgré tout votre talent et malgré tout l’art que vous
apporterez à m’accabler, j’aurais été acquitté. J’aurais été acquitté avec
certitude, parce que le Sénat, composé de vieux hommes politiques, de
beaucoup d’anciens ministres, de ceux qui ont la pratique du gouvernement,
auraient compris des choses que vous comprenez peut-être, mais que vous ne
voulez peut-être pas comprendre.
Je me suis résumé en ce qui concerne l’Assemblée nationale en vous
disant que la convocation a été régulière – M. Lebrun le constate – et que le
vote de la loi a été acquis dans des conditions parfaitement régulières.
Si M. Lebrun est parti comme président de la République – je crois que
vous me le reprochez aussi dans l’acte d’accusation – il est parti parce qu’il
estimait qu’il devait partir. Il l’a dit lui-même : il n’est pas parti sous la
contrainte.
Le PROCUREUR GÉNÉRAL MORNET. — Je ne vous ai pas reproché
cela !
M. PIERRE LAVAL. — Mais je m’en sers contre vous !
Le PROCUREUR GÉNÉRAL MORNET. — Ah ! si vous inventez des
chefs d’accusation !…
M. PIERRE LAVAL. — Je dis cela parce que je l’ai pris dans la
déposition de M. Lebrun. Je n’invente rien. J’ai lu très attentivement la
déposition de M. Lebrun, et j’ai constaté avec plaisir que, très honnêtement, il
raconte dans quelles conditions il a quitté son poste de chef d’État. Il y a trois
parlementaires qui sont allés le voir ; je n’en étais pas. M. Lebrun a dit trois.
Puisque nous aurons l’honneur de l’avoir comme témoin, je lui demanderai si
j’en faisais partie. Je ne le crois pas ; si j’y avais été, j’aurais été sûrement
nommé.
M. Lebrun a dit qu’il était parti non pas parce qu’on l’avait sommé de
s’en aller, mais qu’il était parti après le vote. Il a ajouté qu’aucun député et
aucun sénateur ne lui a écrit et n’est allé le voir pour regretter son attitude.
Alors, ce qui paraissait normal en 1940 paraît tout à fait anormal en 1945.
Vous dites, dans l’accusation, que supprimer la présidence de la
République, c’est un coup d’État. Non, Monsieur le Procureur général ! Moi,
je suis pour la présidence de la République. Moi, je suis pour les deux
présidents, pour un chef de gouvernement et pour un chef de l’État. C’est ma
thèse. Mais il y a des pays qui ne sont pas précisément des pays de dictature,
comme les États-Unis, où il n’y a qu’un président ; il est à la fois président
des États-Unis et chef de gouvernement. C’est une notion qui n’est pas bonne
pour la France parce que nous avons trop d’« atavisme » pour les dictatures et
pour les plébiscites. En tout cas, c’est quelque chose qui n’est pas
antidémocratique. Ce n’est pas là qu’il faut chercher le critérium du coup
d’État.
Où vous pouvez être dur – mais pas contre moi parce que je vous
prouverai que je n’y suis pour rien –, c’est sur l’abus, sur le mauvais usage
qu’on a fait de la loi constitutionnelle. On ne devait pas détruire les conseils
généraux ; on ne devait pas révoquer systématiquement ni dissoudre les
conseils municipaux. […]
Ma pensée était que, pendant l’Occupation, les Chambres ne pouvaient
pas se réunir. D’abord, que serait-il advenu d’elles ? On arrêtait les
parlementaires, même lorsqu’ils ne se réunissaient pas à la Chambre ou au
Sénat. C’était vouer à la déportation tous les représentants du pays.
Je vous montrerai par des déclarations répétées que je n’ai jamais cessé
de faire, et par ma politique intérieure et préfectorale, dans laquelle j’ai été
souvent entravé, soit par le Maréchal, soit par les Allemands, soit par d’autres
groupements politiques, que j’avais en vue, lorsque l’Occupation serait
terminée, de revenir à une situation normale.
Je n’avais jamais cru que l’Occupation durerait quatre ans. Je pensais,
quand on a voté la loi, que pendant quelques mois le Maréchal aurait la
possibilité de construire une Constitution. Cette Constitution, je l’ai définie
en disant qu’elle ne pouvait pas être réactionnaire, que le pays ne voulait pas
et ne pouvait pas retourner au passé. Je l’ai dit et ce sont les termes dont je
me suis servi.
Mais j’ai fait plus. Dans la commission dont M. Boivin-Champeaux était
rapporteur, je me suis engagé à ce que les présidents des commissions des
Finances de la Chambre et du Sénat, comme le président de la commission du
Suffrage universel de la Chambre, et de la Législation civile du Sénat fassent
partie de droit de la commission qui serait chargée de préparer le projet.
Pourquoi ? Je l’ai dit à ce moment-là : parce que ce projet de Constitution
doit être rédigé dans l’esprit de nos lois républicaines et parce qu’il doit
assurer et réaliser le contrôle des dépenses publiques.
Oh ! je ne suis pas gêné pour répondre à cette partie de l’accusation. Vous
verrez que, là encore, si vous m’accusez, c’est que vous n’êtes pas renseigné.
Je vous apporterai des éléments d’information qui vous rendront beaucoup
moins sévères quand vous les connaîtrez et que vous verrez que j’ai été
injustement accusé.
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Voulez-vous me permettre de vous
rappeler…
Le PROCUREUR GÉNÉRAL MORNET. — Vous avez participé à un
gouvernement qui a fait un coup d’État.
Le PREMIER PRÉSIDENT. — … un fait : c’est celui que nous tenons de
M. de La Pommeraye, que nous avons entendu au cours du procès Pétain.
M. PIERRE LAVAL. — J’ai fait citer un témoin.
Le PREMIER PRÉSIDENT. — M. de La Pommeraye a dit qu’après
l’opération du 10 juillet, vous l’aviez abordé en lui disant : « Et voilà
comment on renverse la République ! »
M. PIERRE LAVAL. — M. de La Pommeraye…
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Quelques jours après, vous avez réuni les
instituteurs, l’École des cadres des chantiers de jeunesse au Mayet-de-
Montagne et vous leur avez déclaré en termes très nets que vous étiez
l’initiateur de la Révolution nationale, qui prenait sa source dans l’opération
du 10 juillet.
Enfin, sur le plan de la politique extérieure, vous avez expliqué les
raisons pour lesquelles vous aviez perdu toute espèce de confiance dans
l’Angleterre. Vous avez dit encore à M. de La Pommeraye, vous lui avez
expliqué…
M. PIERRE LAVAL. — Il a une sacrée mémoire !
Le PREMIER PRÉSIDENT. — … non seulement quelle était votre
attitude vis-à-vis de l’Angleterre, mais quelle devait être l’attitude de la
France vis-à-vis de l’Allemagne. Vous avez dit : « L’Angleterre est battue, et
si nous voulons vivre, si la France veut avoir la possibilité de renaître, elle ne
pourra renaître qu’à condition d’adapter ses institutions aux institutions de
l’Allemagne. »
Voilà les propos qui vous sont prêtés.
M. PIERRE LAVAL. — J’ai quelque peine à discuter sérieusement sur
de tels propos venant de la part de M. de La Pommeraye. Quand il viendra, je
vous demanderai d’user de votre pouvoir discrétionnaire pour faire entendre
immédiatement après lui un autre témoin. Je ne demanderai pas l’inculpation
de M. de La Pommeraye, parce que je n’ai pas qualité pour le faire et parce
que, en principe, je suis contre toutes les inculpations mais M. de La
Pommeraye n’a pas toujours tenu ce langage, quoiqu’il le conteste.
Au procès du Maréchal, j’ai été un peu interloqué par le propos de M. de
La Pommeraye ; je ne m’y attendais pas. Il prêta serment. Je ne peux pas
mettre en doute qu’ayant prêté serment, un homme de sa qualité puisse faire
un faux serment, mais peut-être s’est-il trompé. Si c’est une plaisanterie que
j’ai faite – cela m’arrive quelquefois –, je la déplore, parce que souvent ces
plaisanteries ont de mauvaises conséquences.
J’ai pu plaisanter avec M. de La Pommeraye. Mais la République de M.
de La Pommeraye, je ne l’ai jamais admirée. Je ne vois pas la République
sous les espèces de M. de La Pommeraye !…
C’est peut-être une plaisanterie de mauvais goût. Si je l’ai faite, je la
regrette. Elle ne tient pas, cette plaisanterie, devant mes actes.
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Votre discours aux instituteurs, ce n’était
pas une plaisanterie. Vous vous adressiez à des gens qui étaient chargés de
l’éducation, de la formation de la jeunesse. Vous deviez leur parler
sérieusement.
M. PIERRE LAVAL. — Êtes-vous sûr que j’aie dit cela ?
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Oui.
M. PIERRE LAVAL. — Vous n’y étiez pas, parce que, maintenant, je me
méfie !…
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Ce message est dans le dossier.
M. PIERRE LAVAL. — Je me méfie depuis deux ou trois jours ; j’en ai
entendu la lecture tout à l’heure, et je me méfie beaucoup. Je me méfie
beaucoup quand on m’oppose une circulaire signée de moi autrement qu’à la
machine à écrire. Il est facile de se procurer mes circulaires parce que j’en
envoyais à chacun des préfets régionaux. Je retrouve dans les circulaires des
mots au bas desquels je ne mets jamais ma signature. Rien que cela, déjà,
m’étonne.
Et puis, on dit qu’à Compiègne – je reviendrai à Mayet-de-Montagne –
j’aurais déclaré, en parlant des prisonniers, que l’heure de leur libération ne
sonnera que lorsque sonnera l’heure de la victoire de l’Allemagne.
Eh bien ! heureusement, là, j’ai l’allocution que j’ai prononcée en gare de
Compiègne, imprimée. J’ai regardé. J’ai été frappé par cette phrase. Je me
suis dit : comment ai-je pu dire une chose pareille ? Après vérification, je n’ai
pas dit cela. C’est tout de même écrit et, là, j’avais parlé avec un papier, et là,
c’était radiodiffusé.
Au Mayet-de-Montagne, il ne s’agissait pas des instituteurs : il s’agissait
des délégués à l’Information. Il s’agissait, en réalité, des délégués du
Maréchal.
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Des cadres de jeunesse.
M. PIERRE LAVAL. — Il s’agissait d’un groupement où je ne comptais
pas beaucoup d’amitiés. Il s’agissait surtout de jeunes gens qui venaient des
partis PPF, qui venaient de la Cagoule, qui venaient des Camelots du roi, qui
avaient été recrutés pour faire la propagande dans le pays, et j’étais bien
obligé de les voir, j’étais bien obligé de composer avec eux, j’étais bien
obligé d’apprendre à les connaître.
Je les ai vus au Mayet-de-Montagne, et j’ai le souvenir de leur avoir parlé
surtout de politique extérieure. Je ne voulais pas, précisément, à cause de
leurs sentiments que je connaissais, m’aventurer trop avant sur le terrain de la
politique intérieure.
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Voulez-vous me permettre de vous lire la
phrase ?
M. PIERRE LAVAL. — Je l’ai lue.
Le PREMIER PRÉSIDENT. — « … De tout ce pays libéré de ses
institutions néfastes. »
M. PIERRE LAVAL. — Vous n’y étiez pas, Monsieur le Premier, et
vous ne pouvez pas authentifier ces paroles.
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Le Petit Parisien était un journal qui
paraissait, à ce moment, à la fois sous votre contrôle et sous le contrôle
allemand. Vous n’auriez pas laissé passer la reproduction d’une allocution
comme celle-là si elle avait été contraire à ce que vous aviez dit.
M. PIERRE LAVAL. — On ne m’apportait pas, le soir…
Le PREMIER PRÉSIDENT. — La Cour appréciera.
M. PIERRE LAVAL. — … le compte rendu d’une réunion avant de le
faire paraître au Petit Parisien qui paraissait à Paris. J’étais à Vichy. Et puis,
après, quand je lisais cela, je n’allais pas faire une rectification pour m’attirer
des ennuis.
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Il y avait une censure, à ce moment-là.
M. PIERRE LAVAL. — Il n’y en avait pas à Paris. C’est encore une
erreur de fait : il n’y avait pas de censure à Paris. Il y avait, à Paris, une
censure allemande, il n’y avait pas de censure française, et quand un article
comme celui-là paraissait à Paris, il échappait au contrôle de la censure
française. C’est seulement le soir ou le lendemain que je pouvais voir le
papier. Si on m’avait prêté un propos qui n’était pas celui que j’avais tenu,
j’étais dans l’impossibilité morale ou politique, si vous voulez, de faire une
rectification, pour ne pas trop attirer l’œil sur lui.
Mais je me rappelle avoir dit aux jeunes gens qui étaient au Mayet-de-
Montagne – c’est une expression dont je me suis beaucoup servi – « On parle
beaucoup de révolution nationale, on ne l’a jamais définie. » Chacun mettait
dans ces mots son désir, son idéal et le régime tel qu’il le voyait, mais, sous
aucune forme, à aucun moment, la révolution nationale n’a été définie.
Et, pour ce qui me concerne, vous pourrez entendre je ne sais combien de
témoins qui vous diront combien de fois, en toutes circonstances, que je parle
aux préfets, aux instituteurs – car j’ai vu les instituteurs à Vichy –, que je
parle à d’autres délégations, toujours, je répétais la même chose, toujours,
j’ironisais sur la Révolution nationale à laquelle, toujours, j’opposais la
République.
Je savais, Monsieur le Président, que, dans notre pays, il est impossible
d’empêcher les Français d’exercer leur droit de vote. Il est impossible de
juguler, autrement que pendant des périodes troublées, les libertés de notre
pays.
Je savais tout cela. Je le savais parce que j’avais une petite expérience
politique. Je m’expliquerai sur ces points. Je ne veux pas, ici, me laisser
accuser de fautes, d’erreurs ou de crimes que, tous les jours, je reprochais aux
autres. Je vous le prouverai sans conteste, par mes désaccords avec le
Maréchal, mes désaccords avec son entourage, mes désaccords avec la presse
de Paris, mes désaccords avec certains Allemands, car il y en avait en
France : il y avait la Propagandastaffel, il y avait des divisions entre les
Allemands, comme il y avait les SS, il y avait l’ambassade, le Majestic.
Quelquefois, je me suis servi, d’ailleurs, de l’opposition de ces groupes pour
mieux défendre ou mieux sauvegarder certains intérêts.
Eh bien ! dans tous ces milieux, on connaissait mes sentiments
républicains, et on ne me pardonnait guère ma qualité de parlementaire.
Mais un homme est mort – il a été assassiné dans des conditions atroces –
Maurice Sarraut, qui, s’il était vivant, pourrait venir apporter sur ce point son
témoignage. J’étais resté, avec lui, en contact par le représentant à Vichy de
son journal La Dépêche de Toulouse.
Mais je n’étais pas fou et je réalisais parfaitement que ce pays ne
supporterait et n’accepterait jamais rien d’autre que la République.
De même, quand j’ai fait revenir M. Herriot. Là encore, on ne m’a jamais
interrogé à l’instruction ; je pense qu’on le verra ici. J’ai d’ailleurs fait
convoquer comme témoin M. Herriot – parce que c’est une chose qu’avait
omise l’accusation – pour m’expliquer.
J’ai vu M. Blondeau, qui était directeur du cabinet de M. Jeanneney, pour
le prévenir. Je pensais que les circonstances exceptionnelles qui avaient
motivé la suspension des assemblées ayant disparu, il fallait que les
assemblées puissent revivre.
M. BIONDI. — Avez-vous dit, monsieur Laval, au cours d’une des
réunions que vous organisiez dans la salle du Petit Casino de Vichy, que
l’Angleterre allait être battue dans quelques semaines, que la victoire de
l’Allemagne ne pouvait plus faire de doute, et que, dans ces conditions, il
fallait considérer que nos institutions étaient périmées, et qu’il fallait nous
aligner sur les institutions des puissances victorieuses, et notamment sur les
institutions allemandes.
M. PIERRE LAVAL. — À Vichy, j’ai répété que je n’avais vu encore
aucun Allemand. Le Petit Casino se situe avant la réunion de l’Assemblée
nationale. Que j’aie dit, à ce moment-là, que l’Angleterre serait battue, c’était
certainement ma conviction. Si je vous disais le contraire, je n’exprimerais
pas ma pensée. Après l’échec que nous venions de subir, je ne croyais pas
que l’Angleterre pourrait tenir. Voilà mon opinion. Je me suis trompé. Ce
n’est pas un crime. C’était l’opinion que je tirais des circonstances du
moment.
Dans le fait, la conséquence que je tirais de notre défaite, précisée dans
ces termes : « Aligner nos institutions sur celles de l’Allemagne », je n’ai
jamais pu avoir l’intention d’installer le nazisme ou le fascisme dans mon
pays. C’est une chose qui est exclue de ma pensée, et ce qui vous le prouvera,
c’est que, alors qu’à Vichy j’aurais pu tenir ce langage, les Allemands n’étant
pas là, je vous montrerai qu’en pleine occupation, au nez, à la barbe des
Allemands, d’une manière publique, j’ai dit exactement le contraire, à savoir
que nous ne pourrions pas et que nous ne devrions pas subir la domination
d’aucun pays pour notre régime intérieur. Je l’ai dit en 1943, à une époque où
l’Allemagne était vraiment maîtresse chez nous, où elle nous traitait avec une
dureté que beaucoup d’entre vous, hélas ! ont connue, et contre laquelle je
m’efforçais de lutter.
Des propos sur la République, sur le régime que nous devions avoir, sur
la défense de nos libertés, j’en ai recueilli un certain nombre, mais officiels,
ceux-là, qui ne peuvent pas être contestés. Je vous les montrerai quand j’aurai
à m’expliquer d’une manière plus complète sur ce problème.
Le PREMIER PRÉSIDENT. — En voilà un, par exemple, qui dit :
1. Le magistrat auquel le président fait référence est le juge Béteille qui avait annoncé lors
de l’instruction qu’il procéderait à vingt-cinq interrogatoires.
2. Le réquisitoire définitif est l’acte pris par le ministère public à l’issue de l’instruction.
Ici, le procureur général conclut au renvoi de l’accusé devant la Haute Cour, juridiction de
jugement. La commission d’instruction, quant à elle, le 13 juin 1945, rend un arrêt
renvoyant Laval, en état de contumace, devant la Haute Cour de justice.
3. Cet additif est pris par le procureur général alors que, avec le retour de Laval en France,
il a été procédé à un supplément d’instruction.
4. On apprendra que le perturbateur est le fils de Pierre Cathala, ancien ministre des
Finances du gouvernement Laval.
LE PROCÈS DE MARCEL
PETIOT (1946)
Temps de l’humiliation pour la plupart, temps de la compromission pour
d’autres, temps de l’héroïsme, au contraire, pour certains, l’Occupation est
aussi une période de trouble favorable à la prospérité du crime. Alors que les
services de police se livrent à la collaboration avec l’ennemi, les délits de
1
droit commun se développent dans l’ombre , jouissant d’une impunité
relative. À la faveur de ce climat de confusion, entre 1942 et 1944, le
Dr Marcel Petiot attire chez lui des hommes et des femmes, juifs pour la
plupart, en prétendant leur faire passer la frontière ; après les avoir dépouillés
de leurs biens, il les supprime et fait disparaître leurs restes. De nombreux
corps mutilés, démembrés, sont retrouvés en train de brûler dans les fours de
son hôtel particulier de la rue Le Sueur, à Paris. Marquée par les ténèbres et
la folie, l’affaire Petiot se présente d’emblée sous le signe de la démesure :
l’assassin, à qui l’on reproche vingt-six homicides, pris dans la surenchère,
n’en revendique-t-il pas soixante-trois ?
Dès le départ, cette sombre histoire fait naître un parallèle avec le
scandale suscité trois décennies plus tôt par les meurtres d’Henri-Désiré
Landru – le Barbe-Bleue de Gambais –, connu pour avoir attiré chez lui des
2
femmes isolées et pour leur avoir dérobé leur argent avant de les tuer . L’un
pendant la Grande Guerre, l’autre au cours du second conflit mondial, Landru
et Petiot ont tous les deux profité de l’agitation et du désordre qui régnaient
dans le pays pour laisser libre cours à leurs pulsions. Crimes en série, art du
guet-apens, intelligence, folie macabre d’hommes à la vie conjugale
apparemment bien rangée, beaucoup d’éléments se ressemblent dans le
parcours des deux meurtriers. Jusque dans leurs bons mots au cours de leurs
procès, dans leur refus de rien avouer, et dans leurs morts lugubres sous le
tranchant de la guillotine, Landru et Petiot se rapprochent. Même dans
l’absence de preuves formelles de leurs coupables actions ils se réunissent.
Devant ses juges, Marcel Petiot n’aura ni l’humilité égarée des sœurs
Papin ni le silence buté de Violette Nozière. Le procès est pour lui l’occasion
de disposer d’un public et de profiter de son ascendant naturel pour guider les
débats à sa guise. À ses gardiens, il avait déclaré dans un moment
d’égarement : « Ce sera merveilleux. Ce procès fera rire tout le monde. »
L’assistance rit, en effet. Elle est charmée par le bagout de celui qu’on a
surnommé le « docteur Satan », surprise par son impertinence et les insultes
lancées à ses interlocuteurs. Elle est ensorcelée par l’éloquence de René
Floriot, le célèbre défenseur de Petiot. Mais cela suffira-t-il à sauver la tête de
l’assassin ?
Dès le printemps 1943, avant même l’épisode des fumées noires qui
conduira finalement à l’arrestation de Petiot, les activités mystérieuses du
médecin ont retenu l’attention de la police allemande. L’activité croissante du
réseau du Dr Eugène inquiète. Un résistant juif nommé Yvan Dreyfus est
d’abord choisi pour servir de mouchard. Mais le piège tendu par les
Allemands est un échec et Dreyfus, s’il évite la déportation et la mort
promises par le système d’extermination nazi, n’échappe pas aux
manipulations morbides du docteur Satan ; il finira comme Guschinow,
Braunberger, les Kneller, les Woolf, les Basch et les autres. C’est grâce à
Charles Beretta, un malfrat prêt à toutes les combines avec l’occupant, que la
Gestapo met enfin la main sur Petiot. La police allemande ne s’attendait sans
doute pas à une si curieuse prise. Arrêté le 21 mai 1943, le Dr Eugène passera
sept mois et demi à Fresnes entre les griffes de l’ennemi, partageant le sort de
résistants aguerris. Son courage à endurer les sévices force l’admiration de
ses codétenus. Il subit apparemment sans souffrance les tortures : les dents
limées, le crâne comprimé dans un appareil spécial, les coups et l’atroce
supplice de la baignoire. Il y a quelque ironie macabre à songer que la cruauté
allemande s’exerçait ainsi sur un homme qui tuait si bien les Juifs.
Le 13 janvier 1944, Petiot est libéré sous caution et retourne à ses
activités passées. Il ne sait pas encore que, deux mois plus tard, seulement,
son trafic sera découvert par la police française. Pour le moment, il pense
surtout à mettre de l’ordre dans ses affaires et à supprimer les dépouilles
entreposées dans sa maison. Au cours du mois de février, s’étant fait livrer
quatre cents kilos de chaux vive par son frère établi dans la région d’Auxerre,
Petiot tente de dissoudre les cadavres. Malheureusement, l’opération n’est
pas aussi aisée qu’il l’aurait pensé et la désagrégation n’est pas complète.
C’est à ce moment-là qu’il a l’idée d’utiliser les deux calorifères situés dans
les sous-sols de son hôtel pour brûler les corps tronçonnés. Les odeurs et les
fumées qui en émanent, on le sait, vont rapidement le trahir.
Le 18 mars 1946, à la suite d’une instruction qui aura duré pas moins de
15
seize mois , débute le procès de Marcel Petiot devant la cour d’assises de la
Seine. Quand s’ouvrent les débats, la perspective du théâtre des audiences le
met en joie. Jouer le grand jeu, déployer devant la foule venue scruter son
visage toutes les nuances de son tempérament imprévisible, le comble. Dès
son arrivée dans la salle surpeuplée, en quelques gestes, il met en scène un
spectacle. Avant de prendre place sur son banc d’accusé, usant de cet
ascendant qu’il exerce sur les autres, il exige – chose inédite – que les
gendarmes lui ôtent ses menottes. Pour s’installer dans le box, il prend son
temps : de ses mains libérées, il plie avec soin son pardessus, le pose
minutieusement derrière lui sans égard pour les regards impatients et curieux
tendus vers lui. Puis, ravi, il offre sa figure aux flashs des photographes. Ses
yeux profonds et vifs, largement cernés de noir, sa longue mèche brune qui
traverse son front haut, sont saisis dans les éclats de lumière des appareils.
Souvent flamboyant, parfois abattu, on le verra adopter tour à tour des
attitudes très diverses au cours des débats. Insolent, impérieux, plein de
hauteur et de provocation, Petiot s’impose avec audace face à la cour et aux
avocats de la partie civile, menaçant l’un d’une paire de claques, traitant un
autre de « salaud » et un troisième d’« agent double ». À l’égard du public, il
se montre charmeur, d’une drôlerie appuyée qui fait rire la foule amassée là,
d’une gouaille comique qui tranche avec la courtoisie dont il sait aussi faire
preuve. « C’est un loufoque, d’ailleurs les psychiatres l’ont reconnu sensé »,
dit, par exemple, Petiot au sujet d’un témoin. « Nous faisons un four
aujourd’hui », lance-t-il encore, canaille, à son avocat. À l’instar de Landru,
son prédécesseur dans la voie du crime, il est vif et amateur de ces saillies
dont il n’est pas avare lors de ses interventions.
Mais il y a aussi dans son attitude des ruptures bizarres qui montrent un
esprit égaré : attentif, prompt au bon mot et à la repartie, Petiot peut d’un
coup sombrer dans l’ennui et dans l’indifférence. Il se retranche alors en lui-
même et s’affaisse lourdement sur son siège, accoudé sans façon à la paroi
qui referme le box, comme éteint soudain. De la même manière, il passe
d’une précision scrupuleuse dans l’affabulation – imaginant par exemple
l’invention d’une arme secrète capable de tuer silencieusement à une distance
de trente mètres – à une approximation paresseuse qui montre qu’il a
décroché et qu’il est ailleurs désormais. Ainsi au sujet d’une femme qu’il
prétend avoir connue dans la Résistance, il avance, curieusement vague :
« Elle habitait près de l’eau… » On dirait alors qu’il lâche prise et n’essaie
plus rien pour convaincre. Il lui arrive aussi d’imaginer des rapprochements
qui paraissent involontairement inconvenants. À propos des Woolf, ces Juifs
venus de Hollande, il a cette bizarre comparaison : « Ils se cachaient comme
moi lorsque j’étais jeune marié. Je me mettais sous les draps et je disais à ma
femme : “Essaie de me trouver.” » Cette partie de cache-cache puérile et
peut-être grivoise, quel rapport peut-elle avoir avec une fuite anxieuse face
aux persécuteurs ? Cette fenêtre entrouverte sur l’intimité du ménage Petiot,
que vient-elle faire dans un procès si grave ?
Le « fou discordant », le docteur de la rue Le Sueur est qualifié en ces
termes par un journal, dans l’un de ses gros titres. La formule est évocatrice.
Mais ce n’est pas seulement l’accusé qui est discordant, c’est tout le procès à
sa suite qui le devient, désaccordé, désordonné, irrésolu, à son image. Au fil
des audiences, la poursuite de la justice et de la vérité prend des voies
sinueuses, où c’est bien l’accusé lui-même et non le président qui mène la
danse, où le trouble dégagé par la personne de Petiot contamine tous les
protagonistes du procès – juges, avocats, témoins –, reflétant aussi la sombre
équivoque dans laquelle l’époque est plongée.
Dès les premières audiences, le procès prend une tournure hallucinée où
la justice semble faire siennes les fantasmagories de l’accusé. Ne voit-on pas
l’avocat général interroger Petiot sur l’identité des Allemands et des traîtres
exécutés par lui avec l’aide de ses camarades, comme si la fable imaginée par
e
Petiot était crédible et que le magistrat soit dupe ? Ne voit-on pas M Véron,
avocat de la partie adverse, entrer lui aussi dans le délire de Petiot et
demander : « Vous avez dit avoir abattu deux motocyclistes allemands avec
votre arme secrète, quelle est cette arme ? », comme si cette invention
rocambolesque présentait la moindre vraisemblance et que l’homme de loi
crût réellement qu’elle avait pu exister. La ligne de défense choisie par
l’avocat de Petiot renforce encore l’impression d’un procès divaguant. Au
long d’une plaidoirie qui émerveille l’assistance par sa virtuosité, le célèbre
Floriot développe la thèse de la Résistance déjà soutenue par son client lors
de son interrogatoire. Il s’emploie à une habile présentation des faits : les
personnes prétendument assassinées par le docteur Satan sont soit des agents
ou des indics de la Gestapo qu’il reconnaît avoir tués, soit des individus qu’il
conteste avoir supprimés et au sujet desquels les preuves réunies sont
insuffisantes. À entendre le ténor du barreau, Petiot aurait fait œuvre de
salubrité publique en neutralisant des êtres nuisibles aux intérêts de la France
et, pour un peu, il devrait être remercié pour les services rendus à la patrie.
Floriot, si estimé, si unanimement considéré par ses confrères, n’hésite pas à
faire siennes les chimères sorties de l’esprit de son client, à qui il finit par
s’associer dans un « nous » éloquent. Peut-on donc tout plaider ? N’y avait-il
pas d’autres moyens pour sauver la peau du docteur Satan ?
Dans le sillage sulfureux de Petiot, conformément à la logique audacieuse
de la plaidoirie de Floriot qui transforme les victimes en suspects, toute une
série de personnages équivoques ou rendus équivoques par les circonstances
comparaît à la barre. Il y a d’abord la belle rabatteuse Eryane Kahan. Son
parcours énigmatique intrigue : désireuse de faire passer la frontière à ses
amis juifs grâce à l’aide de Petiot, voire semble-t-il de quitter elle-même la
France, elle a été, également, la maîtresse d’un Allemand et on prétend
qu’elle a eu des rapports avec la Gestapo. Alors qu’elle proteste de son
innocence, exhibant à la barre ses titres de grande résistante, Floriot fait son
possible pour la noircir, et il faut admettre que son personnage dérange.
D’autres encore, y compris des individus recommandables, deviennent objets
de suspicion. La mémoire d’Yvan Dreyfus, utilisé comme mouchard par la
Gestapo et supprimé par Petiot, se voit compromise. Par diverses attaques,
son appartenance à la Résistance est contestée, malgré un télégramme de
Pierre Mendès France venu répondre de ses « sentiments français ». Même le
lieutenant Lhéritier, ancien déporté, résistant incontestable qui a partagé la
cellule de Petiot à Fresnes, sème le trouble. Appelé devant la cour par la
défense, il fait une déposition qui achève de brouiller les cartes. « Le
Dr Petiot était très inventif, déclare-t-il. Sa façon de parler aux Allemands
nous faisait bien plaisir. » Rempli d’admiration, Lhéritier raconte la force et
le courage de Petiot pour résister aux tortures infligées par l’ennemi. Il
conclut sa déposition par des mots inattendus : « Je pense que, quelle que soit
l’issue de ce procès, je serai toujours content d’avoir eu pour compagnon de
cellule le Dr Petiot. »
De jour en jour, le procès semble échapper à toute tenue, il donne
l’impression que les lignes sont brouillées, la vérité insaisissable. Sur bien
des points, l’insuffisance de l’instruction est criante, la justice manque de
preuves. Ces lacunes sont pointées du doigt par Floriot qui, maîtrisant
parfaitement son dossier, conteste parfois avec succès les pièces émises par
l’accusation. Même le mode opératoire de Petiot n’a pu être reconstitué et de
larges zones d’ombre subsistent. Comment l’assassin a-t-il procédé pour
supprimer ses victimes ? Beaucoup de suppositions ont été faites, mais il y a
peu de certitudes. Et de quand date leur mort ? Pendant plusieurs mois, Petiot
est resté entre les mains de la Gestapo. Les cadavres retrouvés chez lui ont-ils
été entreposés dans l’hôtel à son retour ? l’ont-ils été pendant son séjour dans
16
la prison de Fresnes, ainsi qu’il le prétend ? Il est difficile de le savoir .
Au fil des seize jours qu’ont duré les débats, le procès sombre dans la
monotonie, écrasé sous le nombre des victimes et la répétition sinistre des
situations. Au terme des audiences, à la suite de la délibération du jury, la
cour prononce dans un silence solennel son verdict de condamnation à
17
mort . Le jour de l’exécution, Marcel Petiot insulte une dernière fois
l’avocat général. « Tu me fais chier ! » lui lance-t-il dans un accès de rage. Il
refuse le verre d’alcool qui lui est proposé, et se dirige avec calme vers la
guillotine. « Ça va pas être beau », jette-t-il à l’assistance en guise d’adieux.
Il est 5 h 5, le 25 mai 1946, quand le couperet tombe sur la nuque du
mystérieux docteur Satan.
Les policiers font une enquête rapide dans le quartier et ils apprennent le
nom et l’adresse du propriétaire de l’immeuble. C’est le Dr Petiot, qui habite
66, rue Caumartin et qui a comme numéro de téléphone : Pigalle 77-11.
On prend le téléphone et on appelle aussitôt Pigalle 77-11. Une voix
féminine commence par répondre, puis au bout d’un moment, une voix
masculine qui est celle de Petiot, qui fait connaître que dans quinze minutes il
sera sur les lieux.
On attend dix minutes : personne, quinze minutes, personne, vingt
minutes : toujours personne. Au bout d’une demi-heure d’attente, personne
ne s’étant encore présenté et la fumée continuant à envahir le ciel et à rendre
l’atmosphère irrespirable, les gardiens se décident alors à alerter les sapeurs-
pompiers.
Deux sapeurs-pompiers arrivent et s’introduisent aussitôt dans
l’immeuble en fracturant un carreau d’une fenêtre. Un instant après, ils
ouvraient la porte d’entrée et ils se trouvaient en présence de ce spectacle
effroyable, de cet abominable charnier qu’on vous a décrit.
Ils remontent aussitôt et ils disent aux gardiens de la paix : voilà ce que
nous avons trouvé, venez voir, c’est effrayant.
Dans l’ensemble, l’immeuble se présentait de la façon suivante : la partie
principale de l’immeuble n’était pas habitée, elle était dans un état de
désordre indescriptible ; dans plusieurs caisses on avait entassé pêle-mêle de
nombreux objets, des livres, des bibelots de toutes sortes, dont plusieurs
d’ailleurs avaient une grosse valeur. Une épaisse poussière recouvrait tous
ces objets. Tout était muet et silencieux. Cependant, les compteurs
d’électricité et d’eau fonctionnaient toujours et n’étaient pas fermés. Seul le
sous-sol de ce vaste hôtel particulier était organisé, et c’était là que se trouvait
le charnier, c’était là que se trouvait cette chaudière remplie de chair
humaine, cette chaudière qui ronflait puissamment.
À côté de cette chaudière, sur le sol et sur un tas de charbon, étaient
amoncelés des monceaux de corps humains. Dans cet amas d’os et de chair,
on distinguait des têtes, des crânes, des bras, des squelettes presque entiers,
des débris de cages thoraciques, des clavicules, des mains, des maxillaires,
des côtes. Et sur le palier situé entre la cuisine et la chaufferie était déposé
tout le côté gauche d’un corps humain, sauf les pieds. Une chaise tachée de
sang se trouvait à côté. Une forte odeur de chair brûlée, une odeur de
pourriture se dégageait des lieux.
Ce charnier était complété par un four crématoire improvisé et en pleine
activité.
Tout ce charnier se trouvait dans les communs, c’est-à-dire dans la partie
la plus retirée, comme nous l’avons constaté lors du transport sur les lieux de
ce vaste hôtel particulier.
C’est là que se trouvait le cabinet médical moderne, bien meublé, nous
l’avons constaté. Ce cabinet médical communiquait par un petit couloir avec
cette sinistre cellule triangulaire que nous pouvons appeler, je crois, la
chambre d’exécution.
L’entrée de cette sinistre cellule était fermée par une double porte dont
chaque panneau était muni d’une serrure et la porte antérieure possédait en
plus une chaîne de sûreté. Aucune poignée ne permettait d’ouvrir du côté de
l’intérieur de sorte que, lorsqu’une personne était introduite dans cette cellule,
elle était prise comme dans une souricière : elle n’avait plus qu’une chose à
faire, c’est attendre la mort.
Grâce à un dispositif placé à côté de la serrure, c’eût été un jeu d’enfant
d’envoyer des gaz asphyxiants dans cette pièce, un viseur encastré dans le
mur permettait de l’extérieur de surveiller ce qui se passait à l’intérieur. De
sorte que Petiot pouvait, s’il le voulait, assister à l’agonie de ses victimes.
À côté se trouvait une fosse recouverte de chaux vive. C’est cette
ancienne fosse d’aisances que Petiot avait utilisée et transformée en fosse
recouverte de chaux vive, comme nous l’avons vu.
Puis, un deuxième tas de chaux vive se trouvait à côté dans le garage
attenant ; il pouvait y avoir 400 kg de chaux vive. Cette chaux recouvrait des
débris humains, parmi lesquels on pouvait discerner des os, des dents, une
mâchoire, des lambeaux de chair, et des cheveux.
L’hôtel était parfaitement isolé des immeubles voisins, car Petiot avait
pris cette précaution ; il avait fait construire un petit mur qu’on apercevait au
e
5 étage ; de manière à boucher complètement la vue à un voisin indiscret qui
aurait voulu voir ce qui se passait dans ce charnier.
Tout cela, c’est l’œuvre diabolique et machiavélique de ce sinistre
individu : chambre à gaz, four crématoire, tas de chaux vive, rien n’y
manquait.
Comme vous le savez, Messieurs, les débris humains qui ont été trouvés
21, rue Le Sueur ont été soumis à une expertise. Ces débris humains
provenaient tous de cadavres anciens. Il y avait des cadavres qui étaient là
depuis de nombreux mois, probablement même depuis dix ou douze mois,
d’après le professeur Griffon. Néanmoins, la date est très difficile à établir. Et
je me souviens que le Dr Piédelièvre et le Dr Paul ont dit ceci : « On peut dire
que ce sont des cadavres anciens mais nous ne pouvons préciser davantage,
car le degré de putréfaction est tel qu’on ne peut pas indiquer la date exacte
où le sujet a été tué. »
En effet, ces débris étaient dans un tel état de décomposition que
l’examen toxicologique n’a pu apporter de conclusions précises.
Les experts déclarent qu’on se trouve en présence au moins de dix corps :
cinq corps d’hommes et cinq corps de femmes. Les hommes pouvaient être
âgés de quarante à cinquante ans, les femmes, plus jeunes, de vingt-cinq à
trente ans.
Puis, à côté, il y avait des ossements, plus ou moins calcinés, des débris,
des quantités de cheveux qui ont été soumis également aux expertises mais
qui n’ont apporté aucun résultat, si ce n’est celui-ci : les experts estiment que
le nombre des victimes était certainement supérieur à dix. Ils ont dit : nous
sommes sûrs qu’il y avait au moins dix corps humains, mais il devait y en
avoir bien davantage étant donné les débris d’ossements, de cheveux, les
débris calcinés qu’on nous a présentés.
Enfin, chose très importante, il fut constaté que les dépeçages des
cadavres et les désarticulations des membres avaient été effectués avec une
telle adresse que celui qui y avait procédé avait nécessairement une parfaite
connaissance de l’anatomie humaine. Un profane n’aurait pas pu procéder à
ces dépeçages et à ces désarticulations : il fallait nécessairement un médecin,
un chirurgien, ou quelqu’un qui ait une grande habitude du maniement du
scalpel ou des instruments chirurgicaux.
Vous pensez bien, Messieurs, que les premières constatations qui ont été
faites par les sapeurs-pompiers et les policiers qui ont découvert cet
effroyable charnier ne pouvaient manquer de jeter dans leur esprit le trouble
le plus profond.
Policiers et pompiers étaient en train d’échanger leurs impressions sous le
porche de l’hôtel lorsque survint un individu essoufflé, en sueur, poussant
une bicyclette, qui, écartant les badauds, demanda innocemment ce qui se
passait. Cet individu, on le sut plus tard, c’était le Dr Petiot. Lorsqu’il vit que
son horrible charnier était découvert, il prit la fuite. La police le laissa
échapper. La police se rendit aussitôt à son domicile. Trop tard ! le docteur
est parti. Et les enquêtes vont commencer dans des conditions évidemment
regrettables puisque l’accusé ne sera pas là.
Cependant, trois semaines après, à Courson-les-Carrières, dans l’Yonne,
on va retrouver, chez un ami de la famille Petiot, les quarante-neuf valises
que vous voyez là. Toutes ces valises viennent de la rue Le Sueur. On n’a eu
aucune difficulté à établir comment elles étaient parties de la rue Le Sueur, à
quelle date elles étaient parties, par qui elles avaient été envoyées. On n’a eu
aucune difficulté à établir aussi qu’elles contenaient une partie du linge et des
effets qui avaient été volés aux victimes de Petiot.
Certes, je ne vais pas vous faire le relevé complet du contenu de ces
valises, cela n’offre aucun intérêt, mais je dis qu’il y avait de quoi garnir
plusieurs étages de magasin. Aujourd’hui où nos magasins parisiens sont si
mal achalandés, il y en a certainement beaucoup qui n’ont pas le contenu de
ces quarante-neuf valises. Il y avait plus de 100 chemises d’hommes,
93 chemises de femmes, près de 400 mouchoirs, 74 robes et un nombre
incalculable de chaussettes, de pyjamas, sans compter tout le reste.
Dès maintenant, il apparaissait que ce singulier hôtel de la rue Le Sueur
était un abattoir humain, où la mort était donnée d’une façon mystérieuse et
scientifique, absolument comme dans les charniers de Buchenwald et
d’Auschwitz. Il n’est pas douteux que le Dr Petiot ait copié purement et
simplement la méthode allemande, et nous aurons l’occasion de faire cette
constatation à plusieurs reprises dans le développement de l’affaire.
Pendant ce temps, le Dr Petiot courait toujours, et pourtant, lui qui se
présente comme un résistant, le 25 août 1944, le jour de la Libération, ce jour
qui restera toujours gravé dans nos cœurs et dans nos esprits, ce jour-là étant
arrivé, pourquoi le Dr Petiot se cachait-il toujours dans sa villa sous un faux
nom, avec de fausses pièces d’état civil ? Pourquoi ne venait-il pas lui-même
1
se livrer à la justice et solliciter le bénéfice de l’ordonnance du 6 juillet 1943
que tout bon Français résistant doit et peut invoquer ?
Non. Le Dr Petiot se cachait toujours, et ce n’est que le 31 octobre 1944
qu’il sera arrêté à la station de métro Saint-Mandé-Tourelles, par des officiers
appartenant au groupe de la Direction générale des études et recherches.
Au moment de son arrestation, il est trouvé porteur d’un revolver armé et
d’une somme de 31 000 francs. Il avait aussi sur lui beaucoup de pièces
d’identité, la plupart au nom de Valéry, car Petiot, à ce moment-là, se faisait
appeler capitaine Valéry, adjoint au commandant du dépôt-caserne de
Reuilly.
Voici comment Petiot avait opéré pour se procurer ces pièces : lisant les
journaux, bien entendu, et se sachant recherché par la police depuis
longtemps, Petiot chercha à régulariser sa situation au point de vue
Résistance, puisque c’était la carte qu’il voulait jouer. C’est ainsi que huit
jours avant son arrestation il se fait inscrire au parti communiste et se
présente à l’unité de FFI. Il est agréé. Alors, étant caserné à Reuilly, il va
prendre d’abord le titre de lieutenant, puis, par un avancement rapide, celui
de capitaine Valéry. Bien entendu, il ne se présentera pas sous le nom de
Petiot, qui était tristement célèbre non seulement dans le département de la
Seine, mais dans toute la France : il se présentera sous le nom de Wetterwald,
en montrant des pièces d’identité à ce nom.
Comment se procurera-t-il ces pièces d’identité ? C’est bien simple. Il
existe effectivement un Dr Wetterwald qui habite à Paris, 3, rue….. Ce
Dr Wetterwald avait été déporté. Un jour, Petiot, prétendant faire une enquête
administrative, se présenta à son domicile et fut reçu par la mère du
Dr Wetterwald, qui était une personne âgée. Petiot en profita pour voler à son
confrère ses pièces d’identité, ses diplômes, et, d’une façon générale, tout ce
qui pouvait lui servir.
C’est ainsi que, lors de son arrestation, il avait sur lui une série de fausses
cartes d’identité : une carte de membre de l’Association France-URSS, un
ordre de mission, un laissez-passer et des ordres de réquisition signés en
blanc. Tous ces documents portaient sa photographie et ils étaient tous établis
à des noms différents, la plupart du temps au nom de Wetterwald.
N’oubliez pas, Messieurs – j’ai attiré votre attention sur ce point tout à
l’heure –, que Petiot, en tant que médecin d’état civil, avait, à plusieurs
reprises, conservé les pièces d’état civil de personnes dont il constatait le
décès. Cela lui permettait d’avoir sur lui un véritable arsenal de pièces
d’identité dont, plus tard, il pouvait faire usage.
Arrivons maintenant aux explications de Petiot.
Petiot est arrêté. Aussitôt, il déclare qu’il est un résistant, un résistant de
la première heure, que tout ce qu’il a fait c’est dans l’intérêt du pays, c’est
pour la France, c’est même pour l’humanité : Petiot saura jouer du grand
patriote. Il dira : j’étais dégoûté de voir l’indifférence, la lâcheté des Français
qui supportaient ce régime boche sans se révolter, alors qu’il était si facile,
avec des couteaux de cuisine, même, de se débarrasser de ces millions de
parasites allemands, s’ils n’avaient pas été aidés par des mouchards français
qui protégeaient les Allemands contre les vrais patriotes. Alors, dit Petiot,
quand j’ai vu cela, j’ai décidé d’exterminer tous ceux qui appartenaient à la
Gestapo allemande, ou française d’ailleurs : dès que je me trouvais en
présence de quelqu’un ayant plus ou moins des accointances avec la Gestapo,
je l’exécutais.
D’après ses dires, Petiot était entré dans la Résistance dans le groupe de
Pierre Brossolette : il avait aussi pris contact avec un agent connu de Londres
pour organiser la Résistance en Franche-Comté. C’est ainsi qu’il aurait été
mis en relations avec le groupe d’action Arc-en-Ciel, ayant pour chef
2
M. Cumulo . Puis il dit qu’il ne voulait pas se contenter d’un rôle de sous-
ordre et que lui-même avait créé et dirigé un groupe important sous le nom de
docteur Eugène, groupe qui portait le nom de Fly-Tox.
Ces groupes auraient massacré d’après lui cinquante-trois mouchards de
la Gestapo.
Les interrogatoires étaient rares, la plupart du temps on exécutait sans
interrogatoire. Cependant, les quelques interrogatoires qui ont eu lieu se sont
passés rue Le Sueur.
Les gens étaient exécutés grâce à son arme secrète ou grâce à une
mitraillette, et les corps, la plupart du temps, étaient transportés soit dans les
bois de Marly, soit dans les bois de Saint-Cloud ou au bois de Vincennes.
Voilà quelles ont été les premières explications de Petiot.
Mais lorsqu’il comparut devant le juge d’instruction, ce magistrat lui posa
quelques questions précises. Il lui dit : « Puisque vous avez créé un groupe
important, le Fly-Tox, indiquez-moi au moins le nom des membres de ce
groupe. »
Petiot dit qu’il avait une mauvaise mémoire et qu’au surplus il ne voulait
pas indiquer ces noms. Et il ajouta : « Le groupe Fly-Tox est tellement connu
que si vous voulez faire les enquêtes vous le découvrirez vous-même, je n’ai
pas besoin de le dire. »
Il estimait, d’ailleurs, qu’il était inutile pour lui de fournir ces noms,
parce qu’il redoutait que les autres membres du groupe Fly-Tox soient
accusés comme lui.
Il affirma qu’il ne pourrait citer les noms des personnes qu’il avait
exécutées.
Petiot fut donc dans l’impossibilité, dès le début, d’apporter la moindre
précision sur le groupe qu’il prétendait avoir créé et dirigé, mais il ajouta :
« Mon groupe a fait des choses admirables ; mais nous avons été amenés à
supprimer soixante-trois personnes dont trente Allemands et autant de
mauvais Français qui avaient bien mérité leur sort, je n’ai qu’un regret, c’est
de ne pas en avoir tué davantage. Quelques-uns ont été exécutés par moi-
même ; j’ai tué notamment deux motocyclistes allemands avec mon arme
secrète, car toute blessure faite avec mon arme secrète était nécessairement
mortelle. »
Et il ajoute : « Chaque fois que mon groupe avait l’occasion de tuer des
Allemands, pour narguer les autorités occupantes, on allait transporter les
corps, pendant la nuit, devant un poste allemand. »
Vous voyez comme c’était commode pendant l’Occupation ! Et vous
pensez aux effroyables représailles que nous aurions connues, aux otages qui
auraient été fusillés et aux déportations massives qui auraient suivi, si on
s’était amusé à transporter, pendant la nuit, des séries de cadavres allemands
devant des postes allemands !
En ce qui concerne les mouchards français, ses explications furent encore
plus extravagantes. Il indique qu’il opérait de la façon suivante : un homme
de ce groupe Fly-Tox qui commandait se postait en sentinelle rue des
Saussaies, en face d’un service allemand bien connu ; il regardait les gens qui
entraient et quand il voyait un Français entrer rue des Saussaies et en ressortir
un bout de papier à la main, cela suffisait : il disait aussitôt : « C’est un
mauvais Français, un mouchard de la Gestapo » ; et la sentinelle prévenait
aussitôt le groupe Fly-Tox qui était à côté ; on faisait venir tout simplement
une camionnette, on embarquait dans cette camionnette l’individu qui ne
disait rien, pendant le parcours, on l’exécutait, et on allait l’enterrer ensuite à
Saint-Cloud ou à Vincennes !
Je réponds à Petiot : pour un homme qui n’aime pas les Allemands, vous
aimez singulièrement les méthodes allemandes et vous les pratiquez !
Comment ? d’après vous il suffit qu’un homme entre rue des Saussaies et en
sorte un papier à la main pour qu’on puisse dire de lui aussitôt : c’est un
mouchard de la Gestapo ? Sans interrogatoire, vous l’arrêtez, vous
l’embarquez dans une camionnette, vous le massacrez pendant le trajet et
vous allez l’enterrer dans un coin de la banlieue parisienne, à Marly, à Saint-
Cloud ou à Vincennes peu importe ?
S’il en est ainsi, lui dit le juge d’instruction, on va vous poser quelques
questions : puisque vous prétendez que vous êtes un justicier et que vous avez
exécuté une trentaine de mauvais Français, donnez-nous au moins le nom et
l’état civil de la plupart de ces mauvais Français ? Car tout de même vous
n’avez pas tué une trentaine de Français sans savoir exactement qui vous
massacriez ?
Petiot répond : impossible ; nous ne tenions pas de comptabilité et nous
n’avons jamais cherché à retenir les états civils.
Deuxième question : puisque vous dites que vous avez assisté vous-même
à la plupart des exécutions dans la forêt de Marly, dans le bois de Saint-
Cloud, indiquez-nous les endroits précis où sont les cadavres, nous allons
aller y voir.
Petiot nous dit : « Vous savez, je n’ai pas grande souvenance, je sais que
c’était dans la forêt de Marly, ou dans le bois de Saint-Cloud, mais je ne peux
pas vous donner d’autres précisions. »
Troisième et dernière question : puisque vos victimes étaient enterrées
dans la banlieue, comme se fait-il que leurs vêtements soient retrouvés dans
ces valises rue Le Sueur ?
Là, la question est terriblement embarrassante, tellement embarrassante
que Petiot ne répond pas, parce qu’il faudrait admettre qu’après avoir
assassiné ses victimes il les a déshabillées, complètement dépouillées, pour
transporter tous les effets et leurs bagages chez lui, rue Le Sueur.
Mais, hélas, Messieurs, les personnes assassinées par le docteur Petiot
n’étaient pas des agents de la Gestapo ; les personnes assassinées par le
Dr Petiot étaient, bien au contraire, des résistants pour la plupart, des Juifs
traqués qui venaient se confier à lui, comme nous le verrons tout à l’heure. Et
c’est pourquoi, je le répète, Petiot n’a travaillé ni pour la Résistance ni contre
la Résistance, car il ignorait ce qu’était la Résistance. Petiot, c’est le sinistre
assassin de droit commun qui tue pour voler. Et, d’ailleurs, les explications
fournies par l’accusé sont tellement abracadabrantes, je peux dire tellement
absurdes, qu’elles ne résistent même pas un instant à l’examen.
À qui ferez-vous croire que, pendant l’occupation allemande, il était
possible de procéder à Paris, en plein jour, en plein cœur de Paris, à
l’arrestation d’un agent de la Gestapo – qu’il soit français ou allemand, peu
importe d’ailleurs –, de lui faire traverser en camionnette 8 ou 10 km, de le
mitrailler, de l’exécuter pendant le parcours et de l’enterrer à un endroit
déterminé, devant la barbe des sentinelles allemandes ?
Et, pour arriver à ce résultat, il fallait avoir une belle organisation, il
fallait avoir du personnel, il fallait avoir du matériel, il fallait une sentinelle
continuellement en faction devant la rue des Saussaies : il fallait ensuite un
poste de police particulier à côté de la rue des Saussaies ; il fallait enfin une
camionnette, des armes, une mitraillette. Et comme il était facile, n’est-ce
pas, pendant l’Occupation, de se procurer une camionnette et de se procurer
une mitraillette ! C’est absurde.
Enfin, nous avons dit à Petiot : « Dites-nous comment étaient exécutés
ces individus. »
Petiot a répondu : « Ils ont été exécutés soit à l’aide d’une mitraillette,
soit à l’aide d’une arme secrète. » Alors, on lui pose la question : « Qu’est-ce
que c’est que cette arme secrète ? » Et Petiot dit : « C’est une arme terrible
qui permet de tuer à distance, sans bruit et sans que personne s’en aperçoive.
J’ai fait des essais, ils sont terrifiants, une personne, même atteinte très
légèrement, est nécessairement perdue ; la mort n’est pas immédiate ; la
personne ne s’aperçoit même pas qu’elle est touchée, elle continue et, tout à
coup, elle tombe et elle meurt. Et lorsqu’on découvre cette personne, il est
très difficile de déceler les causes de la mort : on ne saura pas si elle est morte
d’une embolie ou d’un accident ; les causes de la mort sont à peu près
impossibles à déterminer. »
C’est une belle invention ! Et seul le Dr Petiot, ce tueur en grande série,
était capable de faire une pareille invention. Je ne doute pas qu’elle a dû lui
rendre de grands services dans son hôtel particulier du 21 de la rue Le Sueur.
Et quand nous demandons à Petiot de préciser un peu cette magnifique
invention, de nous décrire l’arme, de nous indiquer pour le moins le principe
sur lequel elle était fondée, il nous répond : « Impossible, vous ne le saurez
pas ! Il y a parmi, vous, Messieurs, un mauvais Français qui serait capable
d’en faire un mauvais usage : je ne vous livrerai pas mon secret, car je n’ai
pas confiance en vous. »
Certes, Messieurs, nous ne sommes pas autrement peinés et surpris de ne
pas avoir la confiance de M. le Dr Petiot, je dirai même que nous ne la
recherchons pas ; mais Petiot, qui n’en est pas à un mensonge près, a voulu
fournir d’autres précisions. Il déclare qu’il appartenait également à un groupe
antifranquiste de Levallois-Perret, ajoutant qu’il avait beaucoup travaillé avec
ce groupe et qu’il avait fait avec lui de très belles choses.
Voici exactement ce qu’il a déclaré :
Est-ce que quelqu’un dans cette salle pourrait expliquer ce que signifient
ces paroles sibyllines que je relis :
J’ai fait avec ces gens-là des choses que je considère comme
admirables, mais je ne veux pas les dévoiler car mon affaire est très
simple et je ne tiens pas à la compliquer.
Messieurs de la cour,
Messieurs les Jurés,
Vous avez entendu, pendant quinze heures d’horloge, les adversaires
essayer de vous démontrer qu’il ne pouvait pas y avoir de doute dans vos
esprits et que Petiot était coupable.
Le seul fait qu’il ait fallu quinze heures pour apporter cette démonstration
semble tout de même indiquer que ce n’est pas aussi simple qu’on pouvait le
penser à la première audience.
Rassurez-vous : je ne plaiderai pas quinze heures. Je vous épargnerai ce
supplice. Je vais être aussi bref que possible, mais, moi, je ne vous ferai pas
de roman. Je ne prendrai pas de liberté avec les faits et avec les dates. Je
plaiderai mon dossier, et rien que mon dossier, et je ne vous dirai rien qui ne
soit étayé par les pièces de ce dossier.
Étant donné le peu de temps dont je dispose, je serai forcément
incomplet, et je ne pourrai pas, en quelques heures, reprendre, point par point,
argument par argument, la thèse développée à cette barre par les dix ou douze
contradicteurs.
Je vous demande de m’en excuser, et je vous demande de retenir que sur
tous les points pouvant présenter un intérêt quelconque, je m’appesantirai, et
je crois pouvoir vous démontrer, lorsque j’aurai terminé ma plaidoirie, que
non seulement ce n’est pas aussi simple qu’on voulait vous le présenter à la
première audience, mais que vous n’aurez pas d’éléments vous permettant de
répondre comme vous le demande M. l’avocat général.
Tout d’abord, un premier point qui est important.
Ce procès est faussé. Quand je dis qu’il est faussé, vous entendez bien
que je n’accuse personne, car s’il est faussé, c’est de la faute de personne,
mais il est faussé tout de même.
Du reste, rassurez-vous : je n’ai pas l’intention, au cours de ces
explications, de choquer quiconque. Je vais plaider mon procès, je le répète,
avec le dossier, et je voudrais tout d’abord vous indiquer comment ce procès
a été faussé.
Il est toujours fâcheux, pour un accusé, de venir devant ses juges,
précédé, je ne dis pas d’une campagne de presse – ce n’est pas le cas – mais
précédé d’une opinion qui a été préparée, inconsciemment, et qui, lorsqu’elle
voit, pour la première fois, paraître dans son box le docteur Petiot, dit :
« C’est un monstre, c’est un assassin, c’est un voleur, c’est peut-être même
un sadique. »
Comment cette histoire est-elle née ? De la façon la plus simple du
monde.
Le 11 mars 1944 – nous sommes en pleine Occupation – un coup de
tonnerre éclate : on a découvert rue Le Sueur, dans un hôtel particulier qui
appartient au Dr Petiot, des cadavres enrobés de chaux, dont certains
brûlaient dans un calorifère, et tout ce qu’on sait, c’est que le propriétaire de
l’hôtel de la rue Le Sueur, le Dr Petiot, a pris la fuite. Le crime est, par
conséquent, signé.
Et la presse – et c’est infiniment normal – va s’en donner à cœur joie, en
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disant : « Nouveau Weidmann , nouveau Landru. » Le Dr Petiot qui est en
fuite et qui, par suite, a reconnu ses crimes, dans son antre de la rue Le Sueur,
attirait d’innocentes victimes et, soit par sadisme, soit par cupidité, il les
faisait disparaître.
Inutile de vous dire que l’opinion, qui ne savait pas autre chose que ces
nouvelles et qui ne pouvait rien savoir d’autre, a emboîté le pas. Elle l’a
emboîté d’autant plus facilement que la presse de l’époque s’est bien gardée
de raconter que le Dr Petiot s’était présenté rue Le Sueur, le 11 mars 1944,
qu’il avait parlementé avec les gardiens de la paix qui avaient découvert les
cadavres, qu’il avait réussi à les convaincre et qu’il avait dû s’en aller.
Si ce détail avait été connu d’une partie des Français, cela les aurait peut-
être déjà fait réfléchir.
Et puis, la presse de l’époque a caché un second détail qui avait son
importance. Elle a caché que, de mai 1943 à janvier 1944, le Dr Petiot avait
été arrêté, martyrisé et emprisonné pendant huit mois par les Allemands.
Cela, on ne l’a pas dit, et c’était une des choses les plus curieuses des
comptes rendus de ce procès que de voir, pendant l’Occupation, la presse –
qui ne pouvait pas dire que Petiot avait été arrêté par les Allemands –
déclarer qu’au cours de son incarcération… Sans plus. Tant et si bien que le
public qui n’était pas prévenu, auquel on avait ressassé que le Dr Petiot était
un trafiquant de stupéfiants, que le Dr Petiot avait été déjà condamné par le
tribunal […], voyant écrit : « incarcération », en concluait – et il ne pouvait
pas en conclure autre chose – que le Dr Petiot avait été arrêté par la police
française pour trafic de stupéfiants.
Donc, du 11 mars 1944 au mois d’août 1944, la presse, d’abord,
l’opinion, ensuite, sont persuadées qu’il ne peut y avoir aucune sorte de
question : le Dr Petiot est un assassin, et la seule question qui puisse être
discutée, c’est la suivante : a-t-il tué par cupidité ou a-t-il tué par sadisme ?
Arrive la Libération. À la Libération, nous apprenons ce que nous
soupçonnions déjà, mais nous l’apprenons avec plus de force et de détails,
que les Allemands s’étaient conduits avec les malheureux déportés dans des
conditions invraisemblables. Nous apprenons l’existence des fours
crématoires, nous apprenons l’existence des camps d’extermination. Et
immédiatement, les journalistes, qui sont incontestablement de bonne foi, à
l’époque, d’écrire, faisant le rapprochement dans leur esprit : méthodes
germaniques, méthodes de la rue Le Sueur : c’est signé. Petiot était un agent
de la Gestapo.
Et puis, quelques jours plus tard, dans un journal du matin, paraît un autre
article écrit par un témoin qui est venu à cette barre, intitulé : « Petiot, soldat
du Reich ». Ce n’étaient pas des articles à énigme, ce n’était pas une
supposition, une hypothèse, c’était une affirmation. Il n’y avait aucun doute :
l’homme qui avait enterré, dans ce charnier de la rue Le Sueur, des victimes
qu’il avait tuées, d’abord, dépecées ensuite, carbonisées enfin, ne pouvait être
qu’un émule d’Hitler.
À ce moment-là, plus de doute pour personne. L’impression, déjà
profonde, produite pendant les six mois d’occupation, se confirme et se
réalise. On arrête le Dr Petiot. On l’arrête comment ? À une sortie de métro,
et on apprend qu’il est capitaine, avec grade authentifié, s’il vous plaît, des
Forces françaises de l’Intérieur.
Stupeur !… Immédiatement, la Résistance – et c’est normal, c’est
infiniment logique et infiniment humain – se cabre en disant : Non, cet
homme qui est certainement un agent de la Gestapo, qui, dans la meilleure
hypothèse pour lui, est un criminel de droit commun – et quel criminel !… –,
cet homme, capitaine FFI ? Un de plus qui veut se blanchir, qui veut se
justifier en s’abritant dans les plis sacrés du drapeau de la Résistance. Nous le
rejetons, et, comme disait hier M. l’avocat général, nous le vomissons.
Alors, tout le monde est d’accord : Petiot est un criminel. C’est
probablement un agent de la Gestapo. Il n’a, en tout cas, rien à voir avec la
Résistance. Et quand on sait que parmi les victimes de Petiot figure une
douzaine d’Israélites, le tableau est complet.
Les Israélites de dire : c’est un antisémite qui est passé à l’exécution. Et
l’unanimité se fait contre Petiot en disant : « Drôle de résistant qui, pendant la
guerre, alors que les Israélites étaient poursuivis par les Allemands,
s’empressait de les exécuter. »
Par conséquent, tout le monde est fixé. Ce n’est plus une hypothèse, ce
n’est plus une supposition, c’est une certitude : nous sommes en présence
d’un agent de la Gestapo…
Et on va le répéter chaque fois que le procès Petiot aura un petit
rebondissement. Au cours de l’instruction, je dois dire du reste, pour être
complet, que cette instruction va se passer sans phrase, il ne va y avoir aucun
élément saillant, la presse va s’en désintéresser plus ou moins, jusqu’au jour
où on lui annonce que les débats du procès Petiot vont commencer le
18 mars.
Il est d’usage que, pour des grands procès – et c’est un grand procès –, on
prépare le public en lui indiquant : tel jour, tel procès va se dérouler, et voici
dans quelles conditions il se présente.
Et la presse, objectivement, de dire : voilà le système de défense du
docteur Petiot : il prétend que, pour un certain nombre de victimes dont il
reconnaît être le meurtrier, il les a tuées par patriotisme. Et la presse et
l’opinion, qui ont vécu pendant quinze mois sur cette idée qu’il ne pouvait y
avoir aucune difficulté, de conclure : c’est un sacrilège, c’est abominable,
c’est atroce. Non seulement cet homme est un criminel, mais c’est un
imposteur qu’il faudra démasquer.
Et le procès commence.
Ceux qui ont regardé le dossier se rendent compte que, si on prend affaire
par affaire, ce n’est peut-être pas aussi simple que cela en a l’air, et je vous
répète que les quinze heures de réquisitoire en sont une démonstration.
Et alors, on imagine – et c’est au talent de mon confrère Véron que je
dois cette invention – de faire le petit raisonnement très simplet, qui est le
suivant : Petiot a tué un certain nombre de personnes, il le reconnaît. Ou bien
il les a tuées par patriotisme, et alors, c’est un résistant, ou bien il les a tuées
par cupidité, et alors, c’est une basse crapule. Il n’y a pas d’autre possibilité,
il n’y a pas d’autre hypothèse, il n’y a pas de troisième branche.
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Donc, se dit M Véron, si je démontre que Petiot n’est pas un résistant,
j’aurais automatiquement fait la preuve qu’il est une basse crapule, et le jury
le condamnera.
Comment prouver qu’il n’est pas résistant ? Et c’est ici qu’on fait une
pétition de principe. On vient dire à Petiot : « Vous allez vous expliquer sur
certaines “colles” – il n’y a pas d’autre mot, que la cour me le permette – que
nous allons vous poser, et si vous n’êtes pas capable de répondre à ces
“colles”, c’est la preuve que vous n’êtes pas un résistant, et vous n’êtes, par
conséquent, qu’une crapule. »
Et puis, il faut améliorer encore la démonstration, car il faut, à tout prix,
éviter de discuter dossier par dossier.
On dit : « Au surplus, cela ne surprend personne, vous êtes un médecin
marron. Vous avez toujours été un forban. Et puis, la rue Le Sueur, ce
charnier, ce calorifère, cette fosse, ces affaires, ces valises qu’on a trouvées,
c’est une démonstration éclatante. »
Et vous avez entendu hier M. l’avocat général, sur deux heures de
réquisitoire, consacrer – j’ai chronométré – une heure quarante à vous
démontrer : Petiot est un forban, Petiot n’appartient pas à la Résistance, et, la
rue Le Sueur, c’est la démonstration que nous sommes en présence d’un
criminel de la plus basse espèce.
Moi, je vais plaider mon dossier, mais avant de le faire, et très vite,
rassurez-vous, je suis obligé de reprendre très brièvement ces trois points,
pour vous montrer à quel point on a fait du roman.
Premièrement, on vous a dit : Petiot est un forban, et on a cherché, dans
sa vie, tout ce qu’on a pu trouver de désagréable. On a cherché, parmi ses
ennemis, tout ce qu’on pouvait vous apporter pour faire un tableau sombre de
Petiot.
Mais je crois pouvoir vous démontrer qu’on a réellement fait l’enquête
avec un parti pris évident.
Un exemple, un seul : vous avez entendu à cette barre vingt braves gens
qui sont venus nous dire : « Nous sommes les clients du docteur Petiot. Nous
n’avons jamais connu un médecin aussi dévoué, nous n’avons jamais connu
un médecin aussi désintéressé. Par tous les temps, la nuit, il venait, presque
tous les jours, alors que nous ne pouvions pas le payer, soigner nos enfants,
soigner nos parents avec un dévouement inlassable. »
Cela, ce n’est pas dans le dossier et, cependant, l’inspecteur principal
Poirier, qui est venu à cette barre, vous a dit – et je l’ai appris à la dernière
minute : « J’en ai interrogé deux mille. Ils m’ont à peu près tous dit la même
chose, sauf que certains m’ont ajouté que son regard leur faisait peur. Ils l’ont
dit après la découverte de la rue Le Sueur. Mais ces deux mille personnes ont
été unanimes pour déclarer : médecin désintéressé, dévoué. »
Or, pas un mot dans le dossier.
Villeneuve-sur-Yonne, c’est réellement plus beau que tout. Vous avez
entendu trois ou quatre témoins qui ont fait le voyage, qui sont restés cinq
jours enfermés dans la salle des témoins, pour venir vous dire : « Nous
l’avons connu, le Dr Petiot. Toute la ville voudrait venir vous dire qui c’était,
toute la ville voudrait venir pour vous dire ce qu’il a fait et les services qu’il a
rendus. »
On n’a trouvé le moyen, dans le dossier, que de mettre la déposition de
M. le gendarme Courteau qui est venu se rendre ridicule à cette barre, un
jour, en venant vous dire : « J’en veux un peu au Dr Petiot parce qu’un jour je
lui ai fait un procès d’éclairage, et il a été acquitté. Je le soupçonne d’avoir
assassiné Mme G…, la laitière. »
Cela a été un éclat de rire. Il avait accusé neuf personnes, sauf le
Dr Petiot. On n’avait jamais inquiété le Dr Petiot. Et M. l’avocat général qui,
pourtant, est quelquefois téméraire n’a même pas osé répondre, n’a même pas
osé discuter l’accusation.
Seulement, le gendarme Courteau, qui déteste le docteur Petiot parce
qu’il a été acquitté sur un procès d’éclairage, est venu – il n’y a pas d’autre
mot – baver à cette barre des choses insensées qui se sont démontrées
absolument inexactes.
Alors, voulez-vous, après que vous avez compris qu’on a fait ce procès
d’une façon un peu curieuse et unilatérale, au point de vue policier, que nous
reprenions vite la vie de Petiot ?
Il passe son bachot, comme tout le monde. Il va à la guerre dans
l’infanterie, comme tout le monde. Il est blessé à Craonne. Il est blessé
grièvement, puisqu’on le réforme. Malgré cette réforme, il demande à repartir
au front.
Il repart. C’était grave, car après être revenu, une seconde fois, en temps
de paix, il est réformé à cent pour cent.
Il fait des études médicales, et il s’est trouvé un médecin qui avait peur
que le nom de Petiot rejaillisse sur le corps médical, et qui est venu vous
dire : « Curieux : il a été reçu en trois ans. »
Mais non, docteur, ce n’est pas curieux. Tous les étudiants en médecine,
pendant la guerre, ont été dispensés de certains travaux. Tous les étudiants en
médecine, comme aujourd’hui les déportés et les prisonniers, ont des
dispenses. Ils peuvent faire en trois ans ce qu’on fait normalement en cinq ou
six ans. Il n’a pas tellement mal fait, puisqu’il a été reçu au doctorat avec la
mention « très bien ».
Mais, là encore, le coup de griffe : « S’il est médecin, ce n’est peut-être
pas lui qui a fait sa thèse. »
Alors, vous comprenez, on ne me conteste pas ma blessure, parce qu’elle
est sur mon livret militaire. On ne me conteste pas ma réforme, parce qu’elle
est sur ma feuille de réforme. Mais, ma mention « très bien », on me la
discute en se demandant si ce n’était pas le patron que je n’avais, du reste,
pas, qui a pu me conseiller pour la faire.
Voilà comment on a fait cette enquête.
Maintenant, Villeneuve-sur-Yonne. Pour vous donner une idée de ce que
sont les passions et le courage de l’humanité, voici un petit article de journal.
Il est acquis aux débats – personne ne le discute – que Petiot s’est
présenté avec succès et aux élections municipales et aux élections du conseil
général. Il était inscrit à un parti politique que je ne nommerai pas, cela
n’intéresse personne, tout le monde le sait. Il est un fait qui est indiscutable :
c’est qu’il a été élu conseiller municipal, maire et conseiller général.
Eh bien, il s’est trouvé une Fédération de l’Yonne qui a éprouvé le besoin
de publier, dans le journal du Parti, un petit entrefilet ainsi conçu :
La Fédération…
Voilà, Messieurs, le courage de ces gens qui, avant de savoir ce qui allait
se passer, avant même que les débats soient clos, viennent vous dire : « Mais
non, il n’appartenait pas à notre groupe. »
Je me demande pourquoi ceux qui s’appellent Marcel, comme lui, n’ont
pas publié dans la presse un démenti en disant : Marcel Untel prévient le
public qu’il n’a aucune espèce de rapports avec Marcel Petiot.
Voilà où nous en sommes !…
Voulez-vous que nous reprenions sa vie à Villeneuve-sur-Yonne ?
Il se présente aux élections municipales. Il est un médecin extrêmement
dévoué. Les gens sont venus vous le dire. Vous en avez quelquefois souri.
Vous avez eu raison, car ces gens avaient bonne mine, ces gens s’exprimaient
avec autorité et verdeur. Ils sont venus vous dire : « Il était infiniment
dévoué. Les malades, ceux qui avaient des carnets médicaux, c’est-à-dire
ceux qui, pratiquement, ne payaient rien, ou trois francs par visite, les trois
francs étant payés par l’État, ces clients, il se précipitait chez eux pour les
soigner, l’argent ne l’intéressait pas. Il était dévoué, il était magnifique. »
M. l’avocat général a arrangé cela tout de suite. Il a dit : « C’était
démagogique, c’était pour être élu aux élections. »
Je peux faire n’importe quoi. Je peux avoir la mention « très bien » à mon
doctorat, je peux soigner les malades avec un dévouement invraisemblable,
on me dira : « Votre thèse, ce n’est pas vous qui l’avez faite. Quant à votre
dévouement pour les malades, pendant des années, sans toucher un franc,
c’était pour être élu. »
Nous verrons qu’il s’est dévoué pour d’autres malades et qu’il n’était plus
candidat au conseil municipal.
Alors, il est élu à la quasi-unanimité. Il est élu maire, cet homme qui a à
peine trente ans, à la quasi-unanimité.
Comme c’est un homme combatif – vous l’avez constaté au cours de ces
audiences – cela va changer à Villeneuve.
Vous avez beaucoup ri quand on vous a dit : « Il a installé le “tout-à-
l’égout”. » C’est un détail qui, pour les gens de Villeneuve, avait son
importance. Il a amené l’électricité, il a transformé les écoles, il a transformé
en pouponnières modèles ces nids de tuberculose. On vous l’a dit d’une façon
un peu emphatique, mais cela correspond aux remerciements de ces braves
gens qui ont fait ce voyage pour venir vous crier ce remerciement qu’ils ont
encore au fond de leur cœur pour lui.
Il est réélu triomphalement. Le préfet se fâche, parce que ce petit maire
de cette petite ville de Villeneuve est un monsieur qui fait beaucoup de bruit.
On le révoque. Le conseil municipal démissionne en bloc.
Messieurs, voyez le courage, à l’heure actuelle, des autorités constituées :
je demande à la mairie de Villeneuve de m’envoyer cette délibération. On me
répond : « Monsieur, elle n’est pas signée par tous les membres du conseil
municipal, on ne peut pas vous l’envoyer. »
Je réponds : « Envoyez-la telle qu’elle est. »
On me répond : « Envoyez-nous du papier timbré pour qu’on puisse vous
faire un extrait. »
Je l’envoie. On me répond : « Envoyez-moi 20 francs pour les frais
d’envoi. »
Je n’ai plus le temps matériel, je n’ai pas la pièce. Je n’ai que les lettres.
Vous les lirez et vous serez fixés.
Il est réélu triomphalement. Il a de nouvelles difficultés. Il démissionne.
Tout le conseil municipal le suit. Il est réélu triomphalement. Il est élu
conseiller général. Il est imbattable dans son arrondissement. Cela doit tout
de même correspondre à quelque chose.
Un de mes amis, qui est un de mes confrères également, que tenaillait, lui
aussi, la politique, me disait : « J’ai failli me présenter contre Petiot.
Imbattable dans son arrondissement. Mille quatre cents votants au conseil
général, mille deux cents voix assurées en ce qui le concerne. »
Cela prouve tout de même autre chose que des manières de forban. Cet
homme qui faisait l’unanimité non seulement dans sa ville, mais dans son
canton, cela ne vous donne pas à réfléchir ?
On me dit : « Oui, mais il y a une affaire d’électricité. »
Je ne comprends pas que, dans une cour d’assises, un avocat général, qui
sait ce que sont ces genres d’affaires, ait pu se servir de ce tremplin pour
essayer de démolir Petiot à Villeneuve-sur-Yonne.
Que s’est-il passé ? Petiot vous l’a raconté. C’est du même tonneau que la
croix du cimetière qui pesait 500 kg et qu’on l’a accusé d’avoir dérobée.
Il est en difficultés avec son préfet, et le préfet a cette manière élégante de
le mettre à genoux : il lui coupe le courant. Petiot s’est-il éclairé avec des
bougies, comme a dit le témoin ? A-t-il essayé de s’éclairer quand même,
malgré le préfet ? Cela m’est égal. On lui a fait un procès, car c’était le
moyen, si on réussissait à le faire condamner, d’essayer de le rendre
inéligible.
La cour d’appel ne s’y est pas trompée. Elle ne pouvait peut-être pas faire
autrement, car il était manifeste, peut-être – je ne connais pas le dossier, je ne
l’ai pas plaidé –, qu’il y avait eu du courant qui a été utilisé par Petiot. On a
peut-être trouvé, dans le parti politique adverse, des braves témoins qui sont
venus, sous la foi du serment, apporter une vérité douteuse. Il a été condamné
avec sursis. Rassurez-vous : c’est la démonstration que la cour a fait le point.
Elle n’a peut-être pas pu prononcer un acquittement. Elle a voulu marquer,
par le sursis, qu’elle comprenait dans quelles conditions cela s’était passé.
Vous ajoutez : alors, Petiot, brûlé, va quitter Villeneuve.
Mais non, regardez votre dossier et vos dates : cela n’a aucun rapport.
Petiot est venu à Paris. Vous voulez savoir pourquoi ? Pour une raison bien
simple : sa femme était parisienne.
Je ne vous apprendrai rien en vous disant que même pour les gens
autoritaires, comme Petiot, il y a des cas où c’est la femme qui dirige. Elle
n’aimait pas Villeneuve. Elle a emmené son mari à Paris.
Voilà le médecin Petiot, impeccable jusque-là, qui se trouve à Paris, et
comme vous ne ménagez rien, vous vous êtes arrangés, au banc de la partie
civile, pour que, finalement, cette pièce atterrisse sur votre bureau, le
prospectus du docteur Petiot.
C’est tout ce que vous avez à me reprocher. Ce prospectus, je vous le dis,
il ne me plaît pas outre mesure. Il est évident que le docteur Petiot, se
souvenant peut-être de ses luttes électorales, y emploie un style que j’aurais
préféré ne pas le voir employer. Mais ce n’est pas sérieux comme argument.
Ce n’est tout de même pas cela qui va vous démontrer qu’il est un forban.
Il vous a expliqué naturellement le premier jour : « Mon cabinet était par
terre. Le cabinet que je rachetais était par terre. Il n’avait plus de clients. J’ai
envoyé des prospectus, j’ai envoyé des circulaires, car je voulais me faire un
nom, car je considérais que j’étais un bon médecin, et que je pouvais arriver à
rendre service à l’humanité. »
Je ne sais pas si les deux mille personnes qui ont été entendues ont été
attirées par ce prospectus ou non, mais ce que je sais bien, et je vous le
rappelle d’un mot, c’est que vous avez entendu une brave femme,
Mme Lavallée, qui vous a dit : « Ma fille était atteinte de septicémie. On l’a
soignée pendant cinq ans. Nous habitons Levallois. Petiot, nuit et jour, venait
à bicyclette de chez lui à Levallois, quelquefois deux fois par jour,
quelquefois la nuit ; à partir de la deuxième année, où nous n’avons pas pu
continuer à le payer, le Dr Petiot a continué à venir pendant trois ans, nuit et
jour. » Il n’hésitait pas, par tous les temps, à prendre sa bicyclette pour aller
courir dans cette banlieue lointaine, pour arracher cette petite fille à la mort,
et les honoraires ne l’intéressaient pas. Ces gens ne pouvaient pas le payer.
Le mari était gardien de nuit : c’est vous donner tout de suite l’importance de
sa solvabilité.
D’autres vous ont dit : « Je devais partir faire une cure au Mont-Dore. J’ai
dit au Dr Petiot : “Je n’ai pas d’argent, car j’ai vos honoraires à payer.” Petiot
m’a répondu : “D’abord, soignez-vous. Mes honoraires, on en parlera
après.” »
Deux braves gens sont venus vous dire : « Notre enfant, il l’a sauvé.
Condamné par trois médecins, et pourtant, trois médecins connus, c’est lui
qui s’y est attelé pendant le jour, la nuit. » Il venait aussi à bicyclette à Clichy
pour arracher cet enfant à la mort. « Quand nous n’avons plus pu le payer, le
troisième mois, il nous a dit : “Qui vous a parlé d’argent ? Je continuerai à
vous soigner.” »
Ce n’était pas pour être élu au conseil municipal qu’il faisait cela. Ce
n’était pas pour faire de la démagogie. C’était parce que cela lui plaisait.
On me dit : « Mais, les stupéfiants ? » Nous en parlerons tout à l’heure.
Permettez-moi de vous dire que, contrairement à ce que vous avez pu
penser, le Dr Petiot n’a pas été le seul poursuivi dans cette affaire. Vingt-cinq
médecins ont été déférés par le parquet devant le tribunal. Le corps médical
s’est ému. J’ai à mon dossier des articles parus dans des grands journaux
médicaux qui ont protesté contre cette inculpation, car c’était une question de
principe qui était soulevée. Le parquet entendait refuser aux médecins le droit
de se faire juges du point de savoir s’ils pouvaient ordonner la cure. C’est
contre cela que les médecins se sont insurgés, et lorsque Petiot a comparu
devant le tribunal, il avait une partie du conseil de l’ordre et du corps médical
derrière lui.
C’est tellement vrai que, lorsque l’affaire est venue devant la cour, quatre
affaires étaient en jeu. Pour l’une, on l’a acquitté, pour les trois autres, on a
prononcé une condamnation de principe, condamnant, pour cette affaire, par
confusion, à 2 400 francs d’amende, décimes compris.
Vous savez mieux que moi que si le délit reproché à Petiot avait été
infamant, ce n’est pas par 2 400 francs d’amende qu’on l’aurait sanctionné, et
vous savez comme moi que la cour n’a jamais prononcé un jour
d’interdiction contre le Dr Petiot. La cour a tranché une question de principe
qui avait surtout pour but et pour effet d’éviter que, dans l’avenir, les
médecins ne puissent dire : « Nous allons continuer à faire cette cure. » On a
voulu marquer le coup, si vous me permettez l’expression, étant entendu
qu’on prononçait simplement une condamnation de principe.
Voilà le Dr Petiot forban.
La Résistance, c’est un point que, s’il n’avait tenu qu’à moi, on n’aurait
pas abordé à cette barre. Pourquoi ? Parce que je considère qu’il ne présente
aucun intérêt, ni pour ni contre la défense du docteur. Mais je ne suis pas
maître de ce qui a été dit à cette audience, et il est, par conséquent, nécessaire
que je m’en explique.
Comment se présente la question ?
Tout d’abord, vous me concéderez – et tous les gens de bonne foi seront
d’accord avec moi – qu’on peut être résistant de plusieurs manières. On peut
être un résistant officiel, si j’ose dire, encore que les mots soient un peu
contradictoires. On peut être résistant appartenant à un réseau ou à un groupe.
C’était la qualité de la majorité de ces magnifiques résistants de l’Occupation.
On peut aussi faire individuellement, et sans appartenir à aucun groupe,
des actes de résistance.
Je veux vous dire que cela n’a pas d’intérêt, et vous allez être d’accord
avec moi du côté de l’accusation.
Voulez-vous admettre une seconde que le docteur Petiot ait été, d’une
façon incontestée, inscrit à un groupe reconnu de la Résistance, et voulez-
vous admettre qu’il ait tué une personne, et que, pour justifier son crime, il
soit venu dire à l’accusation : « J’ai tué parce que j’étais résistant. » Vous lui
auriez répondu – et vous auriez eu raison : « Peu me chaut que vous soyez
inscrit à un groupe de résistance. Cela ne vous permettait pas de faire toutes
les fantaisies. Vous avez tué un homme. Vous allez m’expliquer pourquoi
vous l’avez tué, et vous allez me démontrer que vous l’avez tué pour la
Résistance. Le fait d’être incorporé à un réseau ne change pas le problème. »
Si, au contraire, un homme n’est pas inscrit à un réseau de Résistance,
mais s’il fait un acte de résistance incontestable : prenons l’exemple du
paysan qui, à 11 heures du soir, surprenant un officier allemand qui se
promène tranquillement et bucoliquement sur le long d’une rivière, l’envoie,
d’un coup de fourche, dans le fond de la rivière, vous ne lui ferez pas un
procès et vous ne lui direz pas : « Vous avez tué un officier allemand, alors
que vous n’étiez pas inféodé à un groupe. »
Il vous répondrait : « J’ai le droit de faire mon métier de Français, sans
avoir reçu de consigne. Il suffit que je vous démontre que j’ai tué un officier
allemand pour que je sois absous. »
Par conséquent, l’appartenance ou la non-appartenance à la Résistance
n’a pas d’intérêt.
Je reconnais que je dois vous prouver, pour les victimes qui sont
reconnues par Petiot, victime par victime, qu’ils étaient des agents ou des
indicateurs de la Gestapo. Je reconnais que je vous dois cette preuve et que si,
pour un seul d’entre eux, je ne fais pas cette preuve, le Dr Petiot doit être
condamné.
Alors, que vient faire ce débat qui irrite les véritables résistants – et je le
comprends, surtout après ce que j’ai expliqué tout à l’heure ? S’il ne tenait
qu’à moi, je l’écarterais. Je suis obligé de m’expliquer, car si, tout à l’heure,
je ne m’en expliquais pas, j’entendrais une partie civile qui viendrait me dire :
« Vous avez négligé le point qui nous intéressait. »
Je le discute uniquement pour cela et, je le répète encore une fois, je
n’aperçois pas l’intérêt que ce point a dans mon procès.
Permettez-moi de vous dire tout de même ceci, Monsieur l’avocat général
et Messieurs de la partie civile : c’est qu’on a cherché, dans le passé de
Petiot, on a cherché sans bienveillance. A-t-on trouvé, une fois, un mot, un
geste, qui soit antifrançais ? A-t-on trouvé, un jour, une expression, dans la
bouche de Petiot, qui démontre qu’il n’avait pas la haine de l’Allemand ? A-t-
on trouvé une attitude de lui qui permette de penser qu’il se désintéressait de
la question ?
Non seulement vous n’avez rien, mais vous avez encore ce défilé de gens
qui sont venus à cette barre, et qui vous ont dit, l’un : « Il m’a fourni des faux
certificats pour me soustraire au STO », l’autre : « Il m’a fourni des faux
papiers, il en a fourni à des officiers parachutés », le troisième : « Il essayait
de faire sortir mon mari de Drancy », ou tout au moins, de l’empêcher de
partir dans les camps de la mort, en offrant d’introduire une drogue dans un
litre de vin qu’on aurait fait passer à cet homme pour le rendre malade le jour
de la visite.
Il y a cette brave concierge qui est venue vous dire : « À 11 heures du
soir, Petiot est venu, un jour, chercher des échelles. Pour quoi faire ? Pour les
coller contre une fenêtre, pour tirer d’affaire une fille qui n’était peut-être pas
intéressante au point de vue moralité, mais qui était pratiquement arrêtée par
les Allemands. »
Vous avez entendu les gens qui sont venus vous dire : « Il nous a
administré une drogue qui nous a permis, pendant quatre jours, de présenter
les symptômes d’une maladie connue. Grâce à cela, nous avons échappé au
service du travail obligatoire. »
Vous avez entendu un témoin qui vous a dit : « Le jour où il savait, grâce
à un inspecteur de police de ses clients, qu’on allait faire une rafle dans un
quartier, chez les Israélites, il m’a demandé de prévenir tous ceux que je
connaissais, en leur demandant de ne pas coucher chez eux. »
On vous a dit qu’il avait offert d’abriter un réfractaire : c’est le réfractaire
qui est venu le raconter.
Un autre vous a cité d’autres traits.
J’en dirais trop. Ce que je retiens, c’est que tous ces gens qui sont venus à
cette barre vous ont dit : profondément antiallemand, et chaque fois qu’on a
eu besoin de lui contre les Allemands, il a répondu : présent.
Et puis, Richard Lhéritier, en uniforme de sous-lieutenant parachutiste,
après quinze jours de débats où on répète : Petiot est peut-être un agent de la
Gestapo, vient à cette barre avec, sur sa poitrine, la médaille de la Résistance
et deux citations sur sa croix de guerre.
Derrière lui, Courtois, deux citations à l’ordre de l’armée, maquisard,
frère fusillé en août 1944.
Ces deux hommes viennent vous dire : « On l’a connu », l’un six mois,
l’autre soixante-dix-huit jours. Ces deux ajoutent : « Dans le silence de la
cellule, quand on tourne en rond pendant des heures, il n’est pas possible de
tromper celui qui est à côté de vous. Eh bien, nous sommes convaincus que
Petiot était un homme qui avait la haine de l’Allemand. »
Vous allez jeter cela par-dessus bord ? Vous allez préférer, au
5
témoignage de ces deux hommes, le témoignage de Kahan ?
Et puis cette femme, la dernière, que personne ne connaissait, et je dois à
un article de journal de l’avoir connue, voyant imprimer dans le journal qu’on
prétendait que Petiot avait été libéré en faisant des bassesses aux Allemands,
me téléphone. Elle me dit : « Faites-moi entendre. »
Et cette femme, qui a été condamnée à mort par les Allemands, qui était
dans le bureau de H… le jour où on a libéré celui-ci, dit : « Il y avait trois
hommes. Il y avait Petiot qui ricanait et qui disait : “Libérez-moi ou pas, je
m’en fous.” »
Et quand on dit : « Je m’en fous » à un commandant de la Gestapo
allemande, en pleine guerre, quand on lui dit : « Faites de moi ce que vous
voudrez, Messieurs », on n’est non seulement pas un agent de la Gestapo,
mais on montre tout de même qu’on a quelque chose, qu’on est capable de
tenir tête, et qu’en tout cas on n’aime pas les Allemands.
Voyez-vous, le fait de savoir si j’ai connu Cumulo ou si je n’ai pas connu
Cumulo, le fait de savoir si je savais qu’on disait groupe ou réseau, de savoir
si Brossolette avait laissé ou n’avait pas laissé une adresse de secours, que
voulez-vous que cela me fasse ?
Tout de même, je vais m’expliquer, parce que je ne veux pas qu’il puisse
y avoir dans vos esprits l’ombre d’un doute.
Que vous dit Petiot ? Il vous dit : « Je n’ai jamais appartenu à un groupe
régulier. »
Car c’est ce qu’il a dit. On essaye de faire cette pétition de principe, de lui
faire dire autre chose. Mais il n’a dit que cela.
Il a ajouté : « J’ai connu Cumulo qui était le chef du groupe Arc-en-Ciel.
Je savais que si j’avais besoin d’un renseignement, je pouvais le trouver chez
Claire, l’amie de Brossolette qui habitait au bord de l’eau. »
On s’est dit : « On va l’interroger là-dessus. »
Est-ce que vous trouvez que ce soit tellement convaincant,
l’interrogatoire auquel on s’est livré ? Claire Davinroy, on l’a recherchée. On
a dit : « Hypothétique Claire », et on a ricané, dans un rapport, en disant : « Il
parle de Claire, l’amie de Brossolette. »
On a interrogé tous les amis de ce grand héros. Personne ne la connaît,
elle est hypothétique.
Il n’y a qu’un malheur : c’est que trois semaines après, M. Poirier, qui n’a
pas les lumières de la DGER, l’a trouvée membre de la Consultative. Celui-ci
[il s’agit de Petiot] vous dit : « Elle va venir à cette barre, je discuterai avec
elle. Je lui rappellerai certains points, et vous verrez que je discuterai mieux
qu’avec M. Yonnet. »
Mme Claire Davinroy n’est pas venue. Je m’excuse, ce n’est pas de ma
faute si la discussion n’a pas eu lieu.
En ce qui concerne Cumulo, on lui [Il s’agit de Petiot] dit : « Que savez-
vous ? »
Et lui dit : « Il dirigeait le groupe Arc-en-Ciel. »
C’est vrai, cela a été établi par l’enquête.
« Il était marié. »
C’est vrai.
« Il s’appelait Cumulo. »
C’est vrai.
On lui dit : « Comment s’appelait-il avant ?
— Je ne m’en souviens pas. Mais il avait un nom composé de deux
prénoms. »
Puis il dit : « Il était plus jeune que moi. Il me ressemblait, de silhouette
et d’allure. »
Nous savons que les deux hommes étaient grands : 1,76 m, c’est grand.
L’autre était beaucoup plus grand, c’est entendu. Quand on dit que la
silhouette est la même, on ne dit pas que les hommes sont calqués l’un sur
l’autre.
« Il était grand, mince, il marchait à grands pas. »
On prétend qu’il a refusé de reconnaître sur photographie, alors qu’il est
établi dans le dossier qu’on n’a pas pu montrer à Petiot la photographie de
Cumulo.
Et on vient vous dire : « Vous ne connaissez pas la terminologie des mots
de la Résistance. Vous parlez toujours de groupe, et on parle de réseau. » J’ai
écouté M. Yonnet à cette barre : il a employé sept fois le mot « groupe ».
Pourtant, c’est un résistant authentique.
J’ai cherché dans le dossier Charbonneaux, la veuve de Cumulo :
En février 1943, mon mari est entré au groupe de renseignement.
On m’a mis sur le dos tous les crimes où on a trouvé une attache, si mince
soit-elle, si frêle soit-elle, avec le Dr Petiot.
Je vous demande, par conséquent, d’examiner ces dossiers un par un, et je
crois pouvoir vous démontrer que, pour les premiers, ceux qui sont contestés
par Petiot, l’accusation ne fait pas sa preuve.
J’ajoute ceci : c’est qu’on a beaucoup discuté autour de la rue Le Sueur.
Vous-mêmes, Messieurs les Jurés, vous étiez très intéressés par cette visite, et
je le comprends. L’un de vous a même demandé une vérification qui ne me
paraît pas avoir été faite. Cela n’a pas d’importance.
On vous a dit : la chambre triangulaire, ce viseur qui est à deux mètres,
qu’on a enlevé et perdu, on ne sait pas pourquoi, à quoi servait-il ? Pourquoi
y avait-il des portes qui s’ouvraient de l’extérieur et pas de l’intérieur ?
Pourquoi y a-t-il une chaîne de sûreté ?
Je vous réponds – et si vous y réfléchissez, vous serez d’accord avec
moi : cela n’a pas d’intérêt. Pourquoi ?
Si Petiot disait : « Je n’ai tué personne », ou, en tout cas, « je n’ai tué
personne rue Le Sueur », cela aurait de l’intérêt d’établir que, rue Le Sueur,
on avait pu tuer des gens.
Mais il vous dit : « J’ai exécuté des gens rue Le Sueur. » Par conséquent,
le calorifère, la chaux, n’ont, me semble-t-il, pour la discussion de chaque cas
particulier, aucun intérêt, puisque, je le répète, Petiot reconnaît qu’il a
exécuté des gens rue Le Sueur. Il reconnaît qu’en sortant de Fresnes il a
trouvé des cadavres. Il vous dit : « Ces cadavres ne sont pas mon fait. »
Il vous donne une raison qui me paraît évidente. Cet hôtel lui appartient.
Il est inscrit à la conservation des hypothèques, à son nom. Il est inscrit, au
cadastre, à son nom. Il n’aurait pas commis la sottise, pendant l’Occupation,
de déposer, dans cet hôtel qui est à lui, des cadavres, alors qu’il était à la
merci de perquisitions.
Il vous dit : « C’est pendant cette période de temps que j’ai été arrêté, que
les gens de mon groupe ont dû continuer en exécutant des gens, par paresse
ou crainte de se faire prendre, à les mettre dans cette chambre. »
Mais, au point de vue de ma discussion, quel intérêt cela a-t-il ? Cela a un
intérêt spectaculaire, sans plus.
Je répète, et je vous demande de le conserver gravé dans vos mémoires :
vingt-sept crimes, huit que je ne reconnais pas. Je prétends que vous ne faites
la preuve pour aucun des huit, et je vais le démontrer.
Les autres, je les reconnais, et je prétends que je vais démontrer que ces
crimes étaient justifiés.
[Floriot poursuit en examinant un à un les crimes reprochés à Petiot. Il
entreprend de démontrer que les crimes contestés par lui ne sont pas établis,
que les preuves sont insuffisantes, que les circonstances rendent le mobile
plus qu’incertain. Pour chaque cas, Floriot met en avant une nouvelle série
d’incohérences dans l’accusation. Tantôt, dans les affaires de stupéfiants,
Floriot fait valoir que les ordonnances délivrées par son client se justifiaient
en raison des risques présentés par les sevrages brutaux. Tantôt, dans
l’affaire Guschinow, Floriot soutient que la prétendue victime est bien
parvenue en Argentine et que, d’ailleurs, aucune commission rogatoire n’a
même été diligentée auprès de l’hôtel où le malheureux s’est réfugié lors de
son arrivée. Tantôt, dans le cas de Braunberger, Floriot fait sensation en
apportant la preuve que le chapeau, découvert dans l’une des nombreuses
valises retrouvées lors de l’enquête, et censé avoir appartenu à la victime, en
réalité, n’était pas le sien. Pas à pas, Floriot s’emploie ainsi à détruire les
fondements de l’accusation.
S’agissant des individus que Petiot reconnaît avoir supprimés, Floriot les
classe en trois groupes : les gangsters et les « mauvais garçons »
accompagnés de leurs bonnes amies ; Eryane Kahan et ses « clients » ; et
enfin Ivan Dreyfus. Pour les premiers, l’avocat s’emploie à démontrer qu’ils
sont des agents de la Gestapo allemande ou de la Gestapo française et qu’ils
avaient l’intention de démanteler le réseau de Petiot pour le compte de
l’ennemi. En somme, ils n’ont jamais voulu quitter Paris et si Petiot les a tués
c’est par mesure de représailles. Quant à Mme Kahan et ses « clients », ce
n’est pas différent : Mme Kahan, maîtresse d’un officier allemand et liée à la
Gestapo, a voulu elle aussi mettre au jour l’agence de Petiot dans le dessein
d’entretenir ses bons rapports avec l’ennemi. Et, selon l’avocat, les hommes
et les femmes qu’elle a confiés au Dr Eugène – les Woolf et les Basch –
étaient non pas des Juifs cherchant à traverser la frontière et à fuir la
France, mais des individus au parcours douteux n’ayant souffert d’aucune
persécution et semblant avoir été au mieux avec les autorités occupantes. La
troisième catégorie d’individus supprimés, de son propre aveu, par Petiot,
comprend Ivan Dreyfus, dont le cas paraît particulièrement éclairant aux
yeux de Floriot. Il est établi que Dreyfus, malgré les références flatteuses
dont il dispose, a été un indic pour le compte de la Gestapo, ne serait-ce
qu’une fois, en vue de démasquer Petiot. Floriot de conclure, sur ce sujet :]
Par conséquent, et je suis désolé de le dire, mais c’est la vérité, Dreyfus
est un mouchard de plus qui a été exécuté.
J’ai fini !…
Je vous disais, au début de mes explications, que les vingt-sept morts qui
sont imputées à Petiot se décomposent en deux ; et je vous disais : il faut que
je vous prouve, pour les huit premiers, que je ne suis pas coupable ; ou, plus
exactement, il faudrait que M. l’avocat général me prouvât que je suis
coupable.
J’ai pris les affaires une à une, les unes derrières les autres, et je vous ai
dit : nous sommes bien d’accord sur un point et nous ne pouvons pas ne pas
être d’accord : s’il n’y avait pas la rue Le Sueur, on n’aurait non seulement
jamais fait passer le Dr Petiot en cour d’assises pour ces affaires, on n’aurait
même pas osé l’inculper, on n’aurait même pas osé suivre l’affaire d’une
façon sérieuse. On aurait peut-être ouvert une information, mais on ne l’aurait
certainement pas inculpé, on n’aurait certainement pas mené les poursuites
jusqu’à une juridiction de jugement.
C’est parce que l’hôtel de la rue Le Sueur a existé qu’on a retenu ces
affaires et qu’on a dit : « Tous ces gens, peu ou prou, de près ou de loin, par
une attache qu’on voit mal, avec un intérêt qu’on ne distingue pas, ont connu
le Dr Petiot. Le Dr Petiot est un monstre qui tue n’importe qui, pour
n’importe quoi ; par conséquent, c’est lui le coupable !… »
Je vous ai dit : « Prenez garde !… cent dossiers ont été établis comme
cela, quatre-vingt-douze ont été abandonnés ; il en restait huit. Je vous les ai
pris un à un ; vous voyez ce que cela vaut. »
Et, surtout, que, dans votre chambre des délibérations, vous ne fassiez pas
ce raisonnement trop facile et que vous ne vous disiez pas : « Curieux,
évidemment !… L’affaire Hotin, on nous l’a expliquée de telle manière que
ça ne paraît pas être le docteur. L’affaire Van Dever, non plus ; l’affaire
Khayt pas davantage !… L’affaire Braunberger, certainement pas !… Mais
comment se fait-il que cet homme ait huit affaires ?… »
C’est le nombre sous lequel je risque de succomber !… Mais, prenez
garde, ce nombre est artificiel.
Ah ! si, en l’absence de la rue Le Sueur, j’avais huit accusations venues
de huit sources différentes, en l’absence d’une idée préconçue, si huit
plaignants différents, venant des quatre coins de la France, avaient dit :
« C’est Petiot qui a fait disparaître ma mère !… C’est Petiot qui a tué ma
sœur… C’est Petiot qui a assassiné mon frère !… » je vous dirais : « Huit,
c’est tout de même curieux, et c’est inquiétant. »
Mais, là, c’est artificiel, c’est parce que la rue Le Sueur existe, c’est parce
que la rue Le Sueur a remué les masses, c’est parce qu’elle a impressionné –
et on le serait à moins !… – la police que, chaque fois qu’on ne s’expliquait
pas quel était l’auteur d’un assassinat, on recherchait si ce n’était pas Petiot.
On en a recherché cent, il y en a huit qui, par un lien plus ou moins
lointain… Regardez Braunberger : treize ans d’écart !… c’est réellement
l’affaire qu’on a rattachée par la fibre la plus lointaine au Dr Petiot ; les
autres, on les a rattachées de la même manière, et l’on s’est dit :
« C’est lui !… »
Par conséquent, ne prenez pas la loi du nombre ; souvenez-vous que c’est
artificiel.
Vous me direz aussi, et vous aurez raison, c’est un argument que je ne
méprise pas : « Eh bien, soit !… On a rejeté sur votre tête des affaires parce
que vous étiez le Dr Petiot, parce que vous étiez l’homme de la rue Le Sueur,
mais ne trouvez-vous pas curieux qu’aucune de ces victimes ne soit
revenue ? »
Permettez !… Parmi les affaires qui m’étaient indiquées au départ, parmi
ces cent affaires où on m’accusait, mais où on ne m’a pas inculpé, il y a des
gens qu’on a retrouvés : alors, ceux-là, on n’en parle plus ; ou il y a des gens
dont on a établi qu’ils avaient été déportés, qu’ils étaient morts ou qu’ils
étaient revenus, et, ceux-là, on n’en parle pas non plus…
Celles qu’on m’impute, quel que soit le frêle lien qui me relie à elles, ce
sont celles où les victimes ne sont pas revenues et dont le meurtre est
inexplicable.
Vous me direz : « C’est curieux que même ces huit personnes n’aient pas
donné de nouvelles !… »
Messieurs, prenez garde, vous avez dans ces gens des Israélites… Je ne
vous apprendrai rien en vous disant qu’aussi bien en zone occupée qu’après,
en zone libre, on a fait des rafles terribles. Je ne vous apprendrai rien en vous
disant qu’on en est encore, à l’heure actuelle, à dénombrer le nombre
d’Israélites français qui sont morts dans les camps de concentration.
Je ne vous apprendrai rien en vous disant que les listes qu’on a dressées
sur les déportés sont extrêmement incomplètes, et je n’en veux pour preuve
qu’un exemple dans cette affaire, car j’ai cherché, moi, si je ne trouverais pas
le nom du Dr Braunberger parmi les Israélites qu’on aurait identifiés dans un
camp. J’avais le droit de faire cette recherche…
Je savais – je ne crois pas me tromper – que d’autres personnes de la
famille du Dr Braunberger ont été déportées et sont mortes. Or, il n’y a pas de
Braunberger sur ces listes.
Vous me direz que cela ne prouve rien. Si, cela prouve tout de même que
deux autres personnes qui ont disparu ne sont pas davantage sur ces listes.
Je suis allé à la préfecture de police et j’ai demandé combien, à l’heure
actuelle, à part les Israélites, après dix-huit mois de Libération, on recherchait
de gens dans l’intérêt des familles ? Ils m’ont déclaré : soixante mille.
Il y a donc soixante mille personnes, à Paris et dans le département de la
Seine, dont on connaît le nom, le signalement, l’adresse, et que personne ne
retrouve ; qui ne sont certainement pas disparues. Il en existe qui ont disparu,
mais il y en a d’autres qui ne sont pas disparues.
Par conséquent, ne vous laissez même pas impressionner par cela, surtout
après la période atroce que nous avons vécue, où des quantités de gens ont
disparu : il suffit de voir les annonces qui paraissent dans les journaux ; où de
pauvres malheureux recherchent un compagnon ou une compagne et qui ne le
retrouvent pas.
Prenez garde, Messieurs !… nous sommes dans une période trouble, on
vous l’a répété, et souvenez-vous surtout que ces affaires n’ont aucun rapport
de connexité entre elles, qu’on les a mises, artificiellement, sur le compte de
Petiot parce qu’il était rue Le Sueur, et parce qu’il avait eu avec ces gens-là
une attache plus ou moins lointaine.
Un dernier mot. Vous savez ce que je vous ai démontré, la charge que
j’avais à écarter, la preuve que j’avais à vous apporter, à savoir que les gens
exécutés par Petiot étaient réellement des gens de la Gestapo. Voulez-vous
me permettre de vous dire en terminant, ceci : on dit que le Dr Petiot aurait
pu les tuer pour les voler ; que le Dr Petiot était capable de tuer un gosse de
sept ans pour le voler !… Voulez-vous vous souvenir de ces braves gens qui
sont venus à cette barre et qui vous ont dit que, par tous les temps, en hiver
comme en été, pendant des années, sans être payé, sur une mauvaise
bicyclette, le Dr Petiot venait, en pleine nuit, constamment, voir leur enfant
pour le disputer à la mort.
Ce n’était pas pour être élu conseiller municipal : il n’a jamais fait de
politique à Paris. Ce n’était pas parce qu’il connaissait ces gens ; ils vous ont
dit : « Nous ne le connaissions que comme client ; nous étions des
malheureux, nous étions de pauvres gens. Et, malgré tout, le Dr Petiot
venait. »
Alors, pouvez-vous concevoir que le même homme qui, souvent, la nuit,
prenait sa bicyclette pour aller à Levallois faire la piqûre qui pouvait sauver
un enfant et qui ne demandait rien en échange ; ce même homme, le
lendemain, pour gagner quelques milliers de francs, aurait abattu un
enfant ?… C’est de la démence !…
Et puis, vous avez entendu à cette barre Richard Lhéritier ; vous avez
entendu Courtois, qui sont venus vous dire : « Nous ne pouvons pas vous dire
ce qu’a fait le docteur, nous n’y étions pas, mais nous pouvons vous dire ce
que nous avons vu pendant soixante-dix-huit jours, l’un, pendant six mois,
l’autre. Que cet homme ait tué pour de l’argent, c’est impossible !… »
Ils vous ont dit cela avec l’autorité de gens qui ont souffert, avec
l’autorité de gens qui ont sur la poitrine la preuve de leur bravoure, avec
l’autorité de celui qui est resté deux ans dans un camp de déportation
allemand, avec l’autorité de gens qui, sachant tout ce qu’on a raconté sur
Petiot, sont venus dire quand même : « Cela n’est pas possible !… Cet
homme n’a pu faire cela pour les Allemands. »
On ne trompe pas un voisin de cellule ; on n’a pas d’intérêt à lui jouer
une comédie ; on n’a aucun intérêt à lui raconter des histoires.
Pendant six mois, cet homme a été antiallemand ; il crachait sa haine pour
les Allemands, il faisait des rêves fous de vengeance à la sortie !
Allons donc ! cet homme qui se dévoue pour les gosses, qui se dévoue
sans contrepartie pécuniaire, cet homme qui, en prison, alors qu’il pourrait
faire l’homme doux, l’homme gentil pour s’attirer la complaisance de ses
geôliers, cet homme-là proclame sa haine pour les Allemands, au risque des
pires représailles.
Cet homme, auquel on a limé les dents sur 3 mm pour lui faire avouer des
secrets qu’il n’a jamais voulu lâcher, cet homme qui, à la fin, devant le
Dr Yourkoum qui lui disait : « Je vous libérerais… » répondait : « Cela m’est
égal !… », cet homme qui se moque devant un commandant de la Gestapo,
vous voudriez que ce soit un assassin ?…
Cet homme qui a craché sa haine aux Allemands, vous ne comprenez pas
qu’il n’est pas normal qu’il ait fait ce que vous dites ?…
Ah ! qu’il ne soit pas comme les autres, qu’il ait un tempérament qui ne
soit pas comme le nôtre, c’est entendu ; qu’il ne soit même pas normal, dans
le sens où, par comparaison, on l’entend, par rapport au commun des mortels,
mais je vous le concède bien volontiers !…
Que cet homme ait imaginé d’avoir à lui un groupe de gens qui lui étaient
dévoués jusqu’à la mort pour abattre ceux qui étaient ses ennemis, parce qu’il
hait les Allemands depuis qu’il est homme ; cet homme qui a fait ce travail,
qui a fait ce travail dangereux vis-à-vis des Allemands, et aujourd’hui,
dangereux vis-à-vis des Français, mais non, ce n’est pas un homme normal, si
vous prenez la norme par les qualités ordinaires et par la moyenne des gens.
Mais ne dites pas que c’est un assassin ; ne dites pas que c’est un cupide…
Toute sa vie vous démontre le contraire, et toute sa détention vous démontre
le contraire.
Et permettez-moi de finir en vous rappelant ce mot, que j’ai trouvé
infiniment courageux, de Richard Lhéritier, officier du Mérite de la
Résistance, croix de guerre, déporté au camp d’Auschwitz, vous disant :
« Quel que soit le verdict, je serai fier d’avoir été le compagnon du
Dr Petiot !… »
Messieurs, je vous en ai trop dit, je m’excuse d’avoir été trop long, mais
il fallait, je crois, faire ce travail. Je remets Petiot entre vos mains ; je suis
certain que vous répondrez « non » à toutes les questions qui vous seront
posées !…
1. Le 6 juillet 1943, le Comité français de libération nationale émet une ordonnance signée
par le général de Gaulle, qui se révèle d’une grande importance pour la Résistance. Son
er
article 1 dispose que : « Sont déclarés légitimes tous actes accomplis postérieurement au
10 juin 1940 dans le but de servir la cause de la libération de la France quand bien même
ils auraient constitué des infractions au regard de la législation appliquée à l’époque. »
2. En réalité, le réseau Arc-en-Ciel n’est pas dirigé par Cumulo, mais par Paul-Émile
Fromont (dit Jean- Marie Fossier) d’août 1943 au 13 mai 1944, puis, à partir du 14 mai
jusqu’à la Libération, par Jean Héron. Sur ce point, voir Stéphane Longuet et Nathalie
Genet-Rouffiac (dir.), Les Réseaux de résistance de la France combattante. Dictionnaire
historique, Service historique de la Défense-Economica, 2013, p. 153.
3. Une telle description ne peut être qu’une hypothèse, car aucune preuve n’a pu être
apportée quant à l’usage de cette pièce triangulaire, ni, plus généralement, quant au modus
operandi de Petiot. On en est réduit sur le sujet à des conjectures. L’explication fournie par
l’avocat général Dupin est contestée par Petiot.
4. Eugène Weidmann est un criminel célèbre des années 1930, surnommé « le tueur au
regard de velours ».
5. Rappelons qu’Eryane Kahan est une Juive d’origine roumaine qui a amené divers
candidats à l’exil entre les mains de Petiot. Que savait-elle ? Alors qu’elle paraît sans tache
aux yeux de l’avocat général Dupin, elle est dépeinte sous les teintes les plus noires par
Floriot.
LE PROCÈS DE PIERRE-
ÉTIENNE
FLANDIN (1946)
Certains gestes, certaines phrases restent inscrits dans les mémoires et
disqualifient pour longtemps leurs auteurs aux yeux du public. Le 22 juin
1942, au cours d’une allocution radiophonique, Laval a attiré sur lui la haine
de ses compatriotes en prononçant cette phrase demeurée célèbre : « Je
1
souhaite la victoire de l’Allemagne […] . » Flandin, lui, représente pour les
Français de la Libération l’homme qui a adressé un message de félicitation à
Hitler lors de la signature des accords de Munich. Il a même, pour cela, subi
2
l’affront public d’une gifle .
Ministres des Affaires étrangères successifs dans le gouvernement du
maréchal Pétain, ayant l’un et l’autre à un moment choqué l’opinion, Pierre
Laval et Pierre-Étienne Flandin sont pourtant des personnages dissemblables,
e
pour ne pas dire opposés. Tous deux grandes figures de la III République, ils
ont des styles et des origines bien distincts. L’un, violent, issu d’un milieu
simple, choque souvent par ses mauvaises manières ; il a démarré sa vie
politique résolument à gauche. L’autre est un fils de famille, un grand
bourgeois policé à l’éloquence classique ; centriste convaincu, président de
l’Alliance démocratique située à droite, il a recherché avant la guerre des
accords avec les radicaux. Aujourd’hui, on se souvient de Laval, mais on a
oublié Flandin.
Quand Pierre Laval arrive à Vichy, sa place dans le gouvernement paraît
incontournable, même si elle lui est disputée par ses rivaux et même si, à
certains égards, sa présence détonne au milieu des hommes de Pétain. La
venue de Flandin comme ministre des Affaires étrangères du Maréchal
semble, quant à elle, plus inattendue : que fait un modéré et un républicain au
sein d’un régime autoritaire ? Que fait un démocrate parmi les
collaborateurs ? Son passage, d’ailleurs, est des plus brefs : cinquante-six
jours, moins de deux mois, au cours de l’hiver 1940-1941. Même s’il n’est
pas le seul représentant de la droite libérale à s’être égaré à Vichy – Joseph
3
Barthélemy , par exemple, y participe aussi –, sa présence étonne et on s’est
4
interrogé sur le sens de cet « intermède Flandin ».
La présence de Flandin est-elle une énigme ? Correspond-elle à une
parenthèse dans la politique suivie par le gouvernement à l’égard des
Allemands depuis la rencontre de Montoire ? Accusé de faits de
collaboration, l’ancien ministre de Vichy oriente sa défense en ce sens,
mettant en avant des points de rupture avec l’action de Laval, son
prédécesseur immédiat. Pourtant, des doutes subsistent et on se demande si
l’éphémère ministre des Affaires étrangères de Pétain n’a pas assumé
5
pleinement l’entente avec l’ennemi et la soumission à ses vues . Reniant ses
convictions passées, ne s’est-il pas prêté sans retenue à une collaboration vis-
à-vis de l’occupant en harmonie avec l’ensemble du gouvernement auquel il
appartenait ?
1. La phrase entière était : « Je souhaite la victoire de l’Allemagne parce que, sans elle, le
bolchevisme s’installerait partout. »
2. En novembre 1938, le royaliste et futur résistant Jacques Renouvin a giflé publiquement
Flandin, considérant qu’il « méritait une correction » pour ses scandaleuses félicitations à
Hitler.
3. Un temps membre de l’Alliance démocratique, lui aussi, Joseph Barthélemy devait virer
vers une adhésion pleine et entière au gouvernement de Vichy, dont il est garde des Sceaux
de 1941 à 1943.
4. Olivier Wieviorka, « Vichy a-t-il été libéral ? Le sens de l’intermède Flandin »,
o
Vingtième siècle, n 11, juill.-août 1986, p. 55 sq.
5. Sur la signification de la présence de Flandin à Vichy : Olivier Wieviorka, « Vichy a-t-il
été libéral ? Le sens de l’intermède Flandin », op. cit. ; Robert O. Paxton, La France de
e
Vichy, 1940-1944, Seuil, 1997, 2 éd., p. 147 sq. Voir aussi Arnaud Chomette, « Sauver
une France libérale : Pierre-Étienne Flandin entre stratégie centriste et attraction
autoritaire », in Gilles Morin et Gilles Richard (dir.), Les Deux France du Front populaire,
L’Harmattan, 2008, p. 117 sq. (l’auteur traite essentiellement de la période antérieure à la
guerre mais son analyse éclaire la signification de la présence de Flandin à Vichy).
6. Rappelons que les accords de Munich ont été signés entre Hitler, Daladier, Neville
Chamberlain et Mussolini. Ils entérinent l’annexion par Hitler de la région des Sudètes,
peuplée d’une forte minorité allemande, et avalisent ainsi la violation des frontières
tchécoslovaques par le Reich. Winston Churchill devait prononcer une phrase célèbre au
sujet de ces accords : « Ils devaient choisir entre le déshonneur et la guerre. Ils ont choisi le
déshonneur, et ils auront la guerre. »
7. D’après Sartre, en arrivant au Bourget, face à la foule venue l’acclamer, Daladier aurait
murmuré entre ses dents en direction d’Alexis Léger qui l’accompagnait : « Les cons ! »,
cité par Michel Winock, Les Années trente. De la crise à la guerre, Seuil, 1990, p. 113.
8. À cette date, Flandin se défend face au comité directeur de l’Alliance démocratique, son
parti, voir Damon Mayaffre, Le Poids des mots. Le discours de gauche et de droite dans
l’entre-deux-guerres, Honoré Champion, 2000, p. 563.
9. Une telle justification paraît pourtant contradictoire avec la responsabilité personnelle de
son acte revendiquée par Flandin devant l’Alliance démocratique en 1938.
10. Cité par René Girault, « La trahison des possédants », in Les Années trente. De la crise
à la guerre, op. cit., p. 163.
er
11. Et en contravention au traité de Locarno signé le 1 décembre 1925.
12. Les accords de Stresa signés par l’Angleterre et la France conjointement avec l’Italie,
en avril 1935, s’inscrivaient dans une politique d’encerclement diplomatique de
l’Allemagne. Ils faisaient suite à l’annonce par Hitler du rétablissement de la conscription
en violation du traité de Versailles. Pleins d’ambiguïtés, vides d’une volonté politique
claire et unanime, ils allaient se révéler inefficaces.
13. Voir ainsi Arnaud Chomette, « Sauver une France libérale : Pierre-Étienne Flandin
entre stratégie centriste et attraction autoritaire », op. cit., p. 120-121.
14. Sur ces points, voir, en particulier, René Girault, « La trahison des possédants », op.
cit., p. 162-164.
15. Flandin se montre en cela fidèle à de fortes convictions familiales, lui dont le grand-
père paternel a été arrêté sous le Second Empire en raison de ses opinions républicaines.
16. Manifeste paru le 30 décembre 1939 dans le journal de l’Alliance démocratique, et cité
au cours du procès.
17. Le 10 juillet 1940, l’Assemblée nationale accordait « tous pouvoirs au gouvernement
de la République, sous l’autorité et la signature du maréchal Pétain, à l’effet de promulguer
par un ou plusieurs actes une nouvelle Constitution de l’État français ». Dès le lendemain,
o
par un acte constitutionnel, dit acte constitutionnel n 2, Pétain devait s’attribuer des
pouvoirs extrêmement étendus, complétés ultérieurement par d’importantes fonctions
o
juridictionnelles avec l’acte constitutionnel n 7 de janvier 1941. Voir Jean-Pierre Azéma,
De Munich à la Libération, 1938-1944, Seuil, 1979, p. 81-82. Sur cette révision
constitutionnelle : Marcel Prelot, « La révision et les actes constitutionnels. La figure
politique et juridique du chef de l’État français », in René Rémond (éd.), Le Gouvernement
de Vichy, 1940-1942, Armand Colin, 1972, p. 23 sq.
18. Sur les fondements idéologiques du régime de Vichy, voir, notamment, Jean-Pierre
Azéma, « Le régime de Vichy », in Jean-Pierre Azéma et François Bédarida (dir.),
e
La France des années noires, t. I : De la défaite à Vichy, Seuil, 2000, 2 éd., p. 159 sq.
19. À l’automne 1938, Daladier, à la tête du gouvernement, obtenait de l’Assemblée le vote
des pleins pouvoirs ; ceux-ci seront reconduits au profit de Paul Reynaud qui lui succède. Il
s’agit de pouvoirs extraordinaires qui, cependant, n’ont pas l’étendue de ceux que Pétain
s’attribue par les actes constitutionnels de juillet 1940, et excluent, en particulier, toute
attribution juridictionnelle.
20. Un des parlementaires présents rapporte ses souvenirs : « quoique accueilli assez
froidement par une partie de l’Assemblée, il finira par empoigner tellement cette
Assemblée qu’elle lui fera une véritable ovation et que lui-même, ému par son sujet et les
sentiments qui l’agitent, terminera son discours avec des sanglots dans la voix… », cité par
le président Guérin lors de l’audience du 24 juillet, voir Le Procès Flandin devant la Haute
Cour de justice, Librairie Médicis, 1947, p. 114.
21. Ibid., p. 128, 129 et 130.
22. Il s’agit, comme cela apparaît dans les débats, d’un article publié dans la presse
régionale et reproduit dans L’Œuvre, le 25 septembre 1940, intitulé « Perspectives », d’un
autre publié dans La Vie industrielle du 21 novembre 1940, sous le titre « Collaboration »,
et, enfin, d’un discours prononcé à Dijon le 15 novembre 1940.
23. Comme nous le verrons, ce souci de la souveraineté française se manifeste très
clairement dans l’action intérieure de Flandin lors de son ministère vichyssois.
24. Flandin, semble-t-il, n’a pas été si innocent qu’il veut bien le prétendre. À Laval qui lui
demandait ce qu’il faisait là en le croisant dans les couloirs de Vichy, Flandin aurait
répondu : « J’ai dit au Maréchal que j’approuvais entièrement ta politique », cité dans
Laval parle…, Genève, Constant Bourquin, 1947, p. 82.
25. Au premier rang des conjurés, on trouve le ministre de l’Intérieur Marcel Peyrouton, le
ministre de l’Économie nationale Yves Bouthillier, le secrétaire d’État à la présidence du
Conseil Paul Baudouin, ou encore, parmi d’autres, l’amiral Darlan, alors ministre de la
Marine. Pour un récit détaillé du complot, voir Fred Kupferman, Laval, Balland, 1987,
rééd. Tallandier, 2006, p. 310 sq.
26. Sur l’évolution des relations entre Vichy et le Reich à l’automne 1940 et sur les
discussions entre l’Allemagne et la France au sujet de l’Afrique et d’un éventuel
déclenchement d’hostilités contre l’Angleterre, voir Robert O. Paxton, La France de Vichy,
1940-1944, op. cit., p. 113 sq. et p. 128 sq.
27. L’Allemagne a trouvé un moment commode de laisser la France défendre ses propres
possessions en Afrique, avec son aval. Alors que l’objectif de la France était de préserver
son empire colonial des appétits anglais autant que d’une emprise allemande, le Reich
imaginait en secret une paix de spoliation où une partie des territoires français seraient
redistribués.
28. Sur la rupture des négociations franco-allemandes consécutive au départ de Laval, voir
Robert O. Paxton, La France de Vichy, 1940-1944, op. cit., p. 139, où l’on peut lire : « Si
décembre marque un changement décisif, c’est dans l’attitude du Reich envers la France :
le vendredi 13 met brutalement fin à la “politique nouvelle”. »
29. Sur les relations ayant existé entre les Français et les Britanniques à cette période-là,
voir Robert Frank, « Vichy et les Britanniques 1940-1941 : double jeu ou double
langage ? », in Jean-Pierre Azéma et François Bédarida (dir.), Vichy et les Français,
Fayard, 1992, p. 145 sq.
30. « Ce serait une erreur de considérer la nomination de Pierre-Étienne Flandin aux
commandes des Affaires étrangères comme un retournement en faveur des Britanniques »,
note Robert O. Paxton, « La collaboration d’État », in Jean-Pierre Azéma et François
Bédarida (dir.), La France des années noires, op. cit., p. 369.
31. Robert Frank, « Vichy et les Britanniques 1940-1941 : double jeu ou double
langage ? », op. cit., p. 158.
32. Flandin est ainsi intervenu auprès des autorités espagnoles et des autorités américaines
pour faire libérer son fils et ses camarades arrêtés en Espagne après avoir traversé la
frontière pyrénéenne. Ses démarches visaient à permettre à ces jeunes patriotes de rejoindre
le Maroc pour s’engager dans l’aviation et participer à la lutte en vue de la libération de la
France.
33. À la même période, en mai 1943, Pierre Pucheu, secrétaire du gouvernement de Vichy
de juillet 1941 à avril 1942, venu en Afrique du Nord prêter main-forte au général Giraud,
est arrêté ; il sera traduit devant un tribunal militaire et fusillé le 20 mars 1944.
34. C’est le cas de Marcel Peyrouton, du gouverneur Pierre Boisson et du général Bergeret.
35. Voir, sur ce point, François Kersaudy, De Gaulle et Churchill. La mésentente cordiale,
e
Perrin, 2010, 2 éd., p. 315 sq., où une lettre de Churchill est reproduite.
36. Voir, notamment, Henry Rousso, « L’épuration en France, une histoire inachevée »,
o
Vingtième siècle, n 33, janvier-mars 1992, p. 87.
37. En effet, il est traditionnel de considérer en droit pénal que seules les contraventions,
constituées d’un simple élément matériel, peuvent revêtir un caractère automatique, par
opposition aux crimes et aux délits, nécessairement intentionnels.
38. Pierre-Étienne Flandin n’est pas le seul à avoir été condamné à la dégradation puis
relevé pour faits de résistance. C’est le cas, par exemple, du ministre des Colonies Joseph
Lémery ou d’Antoine Lemoine, secrétaire d’État à l’Intérieur. Voir Yves-Frédéric Jaffré,
Les Tribunaux d’exception 1940-1962, op. cit., p. 343 sq. Il faut préciser qu’il arrive aussi
aux juges de prononcer un non-lieu pour faits de résistance, ce qui est une décision
dépourvue d’ambivalence.
HAUTE COUR DE JUSTICE
INTERROGATOIRE DE PIERRE-ÉTIENNE
FLANDIN
ACTE D’ACCUSATION
Tout à l’heure, nous parlerons de deux autres faits qui sont plus ou moins
retenus par l’accusation.
Mais je voudrais donner immédiatement la parole à Flandin pour
s’expliquer sur son attitude à Vichy, sur ses discours et sur les démarches
qu’il a faites auprès du président Lebrun pour l’engager à donner sa
démission au bénéfice, semble-t-il, du maréchal Pétain.
Vous avez la parole.
M. FLANDIN. — Monsieur le Président, Messieurs les Jurés, je crois que
je me suis expliqué assez longuement, et certainement même trop longtemps
hier, je m’en excuse, et je prie Monsieur le Président et Messieurs les Jurés
d’accepter mes remerciements pour l’attention que vous avez bien voulu me
prêter dans cette circonstance.
Je me suis expliqué trop longuement, me semble-t-il, sur mon attitude
concernant les problèmes qui se posaient avant la guerre pour que je revienne
sur la première partie de l’exposé de M. le président.
La guerre a donc éclaté et, à partir de ce moment, la seule chose que je
tienne à préciser c’est que je me suis ardemment engagé dans le combat pour
gagner la guerre. À ce propos, et plutôt que des déclarations qui, aujourd’hui,
pourraient sembler suspectes, je me bornerai à vous donner la courte lecture
d’un manifeste que je faisais paraître en fin d’année 1939, exactement le
samedi 30 décembre, dans le journal de l’Alliance démocratique. Voici
comment je m’exprimais :
À la suite de cette allocution, le projet fut adopté, au Sénat, par 229 voix
contre une.
À la Chambre, ce fut M. le président Herriot qui se chargea également du
discours d’ouverture. Et voici comment il s’exprimait :
Comment, alors que le sol français n’est pas libre, ne serions-nous pas
contraints de nous imposer à nous-mêmes la discipline la plus rude ? Au
lendemain des grands désastres, on cherche des responsabilités. Elles sont
de divers ordres. Elles se dégageront. L’heure de la justice viendra. La
France la voudra sévère, exacte, impartiale.
Cette heure-ci n’est pas l’heure de la justice ; elle est celle du deuil.
Elle doit être celle de la réflexion, de la prudence.
Autour de M. le maréchal Pétain, dans la vénération que son nom
nous inspire à tous, notre Nation s’est groupée en sa détresse. Prenons
garde à ne pas troubler l’accord qui s’est établi sous son autorité.
Nous aurons à nous réformer, à rendre plus austère une République
que nous avions faite trop facile mais dont les principes gardent toute leur
vertu. Nous avons à refaire la France. Le destin de cette œuvre dépend de
l’exemple de sagesse que nous allons donner…
On a dit que ce discours avait eu une influence sur mes collègues, qu’il
avait pu en déterminer certains à voter un projet qu’ils n’auraient pas voté
sans cela. J’en doute. J’en doute parce qu’il faut rétablir la vérité dans toutes
les circonstances historiques. Or, à ce moment, l’unanimité était faite à
Vichy, à une voix près au Sénat, à trois voix près à la Chambre, sur les
pouvoirs à conférer au maréchal Pétain.
[…]
Ainsi, Messieurs, dans le projet du gouvernement, dans le contre-projet et
dans la motion des 27, il y a au moins un point sur lequel tout le monde est
d’accord : c’est d’accorder au maréchal Pétain tous les pouvoirs.
J’ai pensé que j’avais interprété les sentiments profonds de mes collègues
et, comme voulait bien le rappeler tout à l’heure M. le président, ils ne me
ménagèrent pas leurs applaudissements prolongés en séance et leurs
chaleureuses félicitations et approbations à la sortie de la séance. Je ne citerai
pas ici les noms de ceux qui, personnellement, tinrent à m’apporter leur
approbation.
J’avais élevé la voix et c’est la seule qui se soit élevée à Vichy pour
protester à l’avance contre ce qui pouvait se préparer d’alignement avec les
institutions nationales-socialistes, pour faire des réserves sur l’usage qui
serait fait des pouvoirs à accorder au maréchal Pétain, car personne n’avait
fait ces réserves. J’aurais bien souhaité que d’autres voix que la mienne, des
voix aussi qualifiées, plus qualifiées même – il y en avait –, se soient élevées
pour faire les mêmes réserves.
Je ne veux point dire pourtant que cette foule de représentants du peuple
qui, spécifiquement, je vous l’assure, représentaient l’opinion française à
l’époque, accablée par la défaite et le malheur, ait accepté ni dans sa raison ni
dans son cœur cette défaite comme définitive, ni ces malheurs comme
inéluctables. L’immense majorité avait simplement voulu remplir son devoir
et elle avait pensé au pays.
Longtemps après, les circonstances ayant changé, on oublie quelles sont
les situations auxquelles on a à faire quand elles se présentent…
Vous souvenez-vous qu’à cette époque neuf millions de Français avaient
quitté leurs foyers et étaient épars sur les routes, dans les villages, incertains
de leur sort, incertains même du lendemain au point de vue du
ravitaillement ? Vous souvenez-vous que deux millions de prisonniers étaient
entre les mains des Allemands ?…
Et alors, qu’est-ce qu’il fallait faire ?… Car on a critiqué ces
parlementaires. On a dit qu’ils n’auraient jamais dû voter ces projets qui leur
étaient présentés. Mais personne jusqu’ici n’a dit ce qu’ils auraient dû faire à
la place… Fallait-il livrer la France à un gouverneur allemand ?… Fallait-il
livrer les provinces à des gauleiters ?… Allait-on abandonner le pays tout
entier, sans doute l’Afrique du Nord – car l’absence d’un gouvernement
français à ce moment eût certainement entraîné les Allemands à supprimer la
zone libre, à tout occuper et à passer la Méditerranée – (nous verrons tout à
l’heure qu’Hitler reprit ce projet au bout de peu de semaines) ? Fallait-il tout
livrer à l’ennemi, sans gouvernement pour appliquer l’armistice, sans
gouvernement pour discuter, éventuellement, des conditions de la paix ?…
Car enfin, Messieurs, je voudrais aussi vous rappeler qu’à cette époque,
bien rares étaient ceux qui croyaient que la guerre pourrait continuer
longtemps. Alors, il semblait que dans l’alternative ou de la fin de la guerre,
ou de sa continuation, la présence d’un gouvernement dans une zone même
relativement libre serait nécessaire en France.
Première alternative : la paix. Il fallait un gouvernement pour en discuter
les termes.
Deuxième alternative : la guerre pouvait continuer ; l’Angleterre, malgré
sa solitude, pouvait résister – et c’est ce qui est heureusement arrivé. Mais,
dans ce cas-là, ne fallait-il pas aussi un gouvernement – et c’était l’espoir de
tous ceux qui ont assisté à ces réunions de l’Assemblée nationale – pour
reprendre le pays en main ? Il fallait reprendre le pays en main pour lui
refaire des forces matérielles et morales, qui lui permettraient, un jour peut-
être, de rentrer dans la lutte.
Il est possible qu’en disant cela je heurte certaines de vos convictions.
Après tout, je prends ici une défense qui n’est pas seulement la mienne : je
prends la défense de tous ceux de mes collègues qui ont eu la même attitude à
Vichy, que l’on a flétris ensuite, que l’on a frappés d’inéligibilité, comme si
un parlementaire issu de la souveraineté du peuple devait compte de son
mandat à d’autres qu’au peuple lui-même qui l’a élu.
J’ai voulu attester ici que ces hommes qui étaient à Vichy ont fait ce
qu’ils croyaient devoir faire. Ils se sont peut-être trompés ? J’en attends
encore la démonstration. Ils étaient de bonne foi et ils voulaient que la France
vive et renaisse.
Sans doute, à côté d’eux, il y a eu des aventuriers. Messieurs, dans toutes
les époques de l’Histoire, à tous les moments, il y a toujours des aventuriers
qui se glissent pour profiter des circonstances, pour satisfaire leurs ambitions
et leurs intérêts. Ils n’y ont pas manqué. Et avec l’appui, l’appui puissant de
l’occupant, peu à peu, ils ont, par des glissements successifs, entraîné le
gouvernement du vieux Maréchal vers l’abîme.
[Suivent de longs débats au sujet d’un discours prononcé par Flandin à
Dijon en novembre 1940 et de deux articles parus dans L’Œuvre et dans La
Vie industrielle à cette même période. Le président interroge l’accusé en
détail sur ces textes tendancieux alors même que, comme le fait valoir la
défense, ceux-ci avaient été écartés des débats à la suite d’un arrêt de non-
lieu rendu par la commission d’instruction.]
Le PRÉSIDENT. — […] Nous arrivons, ainsi que je l’indiquais tout à
l’heure, à la partie essentielle de l’interrogatoire, c’est-à-dire à la participation
de Flandin au gouvernement du maréchal Pétain, du 14 décembre 1940 au
10 février 1941. C’est essentiellement – nous sommes tous d’accord là-
dessus, la défense, l’accusation et nous – pour répondre de cette participation
au gouvernement de Vichy que l’accusé comparaît devant la Haute Cour.
Cette période est brève mais importante : cinquante-six jours. L’accusé
essaiera de démontrer que, loin de devoir lui être imputée à crime, cette
participation au gouvernement de Vichy est un de ses titres à la
reconnaissance du pays.
Je n’insisterai pas beaucoup pour la présentation de cette partie du
dossier, laissant à l’accusé le soin de s’expliquer lui-même autant qu’il le
voudra. Cependant, je voudrais rappeler brièvement que cette partie de
l’histoire s’ouvre par le coup d’État du 13 décembre. Laval est, suivant une
expression dont on s’est servi, qui n’est peut-être pas très distinguée mais qui
dit bien ce qu’elle veut dire, « liquidé ». Flandin est appelé à le remplacer.
D’après les uns – et c’étaient les messages mêmes du maréchal Pétain qui
le déclaraient – la politique extérieure, bien qu’ayant un nouveau titulaire, ne
changera pas d’orientation ; on continuera non seulement l’application des
clauses de l’armistice mais l’application de la politique de Montoire. Si Laval
part du gouvernement, c’est pour des raisons de haute politique intérieure.
Pour d’autres, au contraire, il doit y avoir un changement profond : c’est
parce qu’on ne veut plus de la politique qui est incarnée par Laval que
Flandin sera pris pour le ministère des Affaires étrangères. Il aura pour tâche
essentielle – je le disais tout à l’heure – l’exécution de la convention
d’armistice et l’exécution des décisions de Montoire.
La question que nous aurons à nous poser et que je pose tout de suite afin
que l’accusé puisse y répondre, c’est d’abord celle de savoir si l’application
des clauses de l’armistice, au moins de certaines d’entre elles, et, à plus forte
raison, la poursuite de la politique de Montoire, ça n’est pas déjà de la
collaboration au sens que nous connaissons bien, de la collaboration en
germe.
Je ne vous lirai pas même les articles les plus importants de la convention
d’armistice. J’en lirai un seul, afin que l’accusé puisse y réfléchir et y
répondre tout à l’heure. Il s’agit de l’article 22 :
Messieurs, je dois dire que ce texte met un point final à une controverse
qui a pu séparer à un moment donné le gouvernement britannique et le
professeur Rougier. En tout état de cause, ce fut la base de départ des
négociations que j’ouvris immédiatement avec le gouvernement britannique,
en exécution même de la proposition qui avait été faite.
8
Ces négociations ont commencé à Madrid le 8 janvier 1941 . Le
représentant de la France y était M. Marchal et le représentant du
gouvernement britannique M. Eccles. Les deux négociateurs sont d’ailleurs
arrivés à se mettre d’accord facilement. Une convention a été conclue qui
porte le nom de « accords Marchal-Eccles », lesquels ont réglé, à cette
époque, à la satisfaction des deux parties, une question qui était fort
importante et même vitale pour le ravitaillement de la zone occupée
française, en ce sens que ces accords aboutissaient à la levée pratique du
blocus anglais sur les relations maritimes entre l’Afrique du Nord, le port de
Marseille et les autres ports de la zone non occupée méditerranéenne.
Je dois dire que, parallèlement à cette négociation avec l’Angleterre,
j’entrepris aussi, fort de l’agrément de principe qui m’avait été donné par le
Maréchal, des négociations avec le gouvernement américain. Ces
négociations furent grandement facilitées par l’arrivée de l’amiral Leahy,
ambassadeur des États-Unis à Vichy, lequel avait été aussitôt dépêché par le
président Roosevelt, dès que celui-ci avait appris l’éviction de Laval et le
changement de politique qui s’était ensuivi à Vichy. Nous entretînmes avec
l’amiral Leahy les rapports les plus cordiaux.
C’est à cette époque que se place une décision du gouvernement de
Vichy, qui devait avoir des conséquences considérables pour l’avenir :
l’autorisation donnée au gouvernement américain d’ouvrir de nouveaux
consulats non seulement au Maroc mais en Tunisie et en Algérie, consulats
dans lesquels furent envoyés, en réalité, des agents du State Department, qui
devaient – et avec comme instructions, d’ailleurs, de le faire – préparer le
futur débarquement des Alliés en Afrique du Nord.
Cette activité diplomatique va d’ailleurs être très sévèrement jugée – je
n’ai pas besoin de vous le dire – par la presse de collaboration qui existait à
Vichy et à Paris. C’est ainsi que je relève cette appréciation de L’Œuvre, qui
écrivait en particulier :
C’est ce qui vous explique pourquoi M. Abetz était arrivé tout droit à
Vichy le surlendemain de l’éviction de M. Laval, avec ordre de ramener
M. Laval au pouvoir.
RÉQUISITOIRE DU PROCUREUR
GÉNÉRAL PAUL FRETTE-DAMICOURT
Monsieur le Président,
Messieurs,
À la très brillante carrière qui a été la sienne, Pierre-Étienne Flandin
paraissait, en quelque sorte, prédestiné par son ascendance : il était, en effet,
le fils d’un homme qui avait occupé de très hautes fonctions, d’abord
procureur général, ensuite sénateur de l’Inde et, enfin, résident général de
France en Tunisie.
À cette heureuse ascendance, l’accusé joignait de très belles, de très
brillantes qualités naturelles, et il n’est pas surprenant qu’entrant dans la voie
politique, il y ait fait une carrière particulièrement heureuse et rapide.
Dès l’âge de vingt-cinq ans, Flandin était élu député de l’Yonne par ses
compatriotes, et il allait demeurer parlementaire pendant plus de vingt ans.
Il avait à peine trente ans, si je ne me trompe, quand il entrait pour la
première fois dans les conseils du gouvernement, en qualité de sous-
secrétaire d’État à l’Aéronautique.
M. le président lui ayant affirmé, à la première audience de cette affaire,
qu’il avait, sans doute, été six fois ministre, il a, à juste titre, rectifié et il a dit,
sans trop, tout de même, appuyer, qu’il croyait qu’il l’avait été, en réalité,
neuf fois, ce qui me permet de dire que, pendant vingt années, l’homme que
vous avez à juger aujourd’hui a été, soit ministre, soit ministrable.
À la date du 8 novembre 1934, Flandin accédait à la présidence du
Conseil, et il allait conserver ces éminentes fonctions jusqu’au 30 mai 1935.
Sa vie ministérielle ne s’arrêtait pas là ; nous le retrouvons ministre
d’État dans le cabinet Laval, en 1935-1936 et, enfin, ministre des Affaires
étrangères du cabinet Sarraut, en 1936.
De prime abord, le rôle du ministère public, dans cette affaire, pourrait
apparaître comme singulièrement simplifié ; il me suffirait de m’appuyer sur
l’article 2 de l’ordonnance du 26 décembre 1944, de vous faire remarquer que
cet article-là est formel et que, par le seul fait qu’il a appartenu au
gouvernement de Vichy, que nous le veuillions ou non, Flandin se trouve
placé sous le coup de l’indignité nationale, à moins qu’il n’apporte la preuve,
exigée par l’article 3 de la même ordonnance, que, depuis sa sortie du
ministère, il a accompli des actes nombreux, efficaces et continus en faveur
de la cause de la Résistance.
Sur ce premier point, Messieurs, et sur le caractère automatique de
er
l’application de l’article 1 , je veux devancer ce qui sera peut-être, demain,
les conclusions de la défense, car je ne veux pas retarder la solution de cette
affaire et être obligé de reprendre la parole. Je me permets, sur ce point de
droit, de vous donner lecture d’une petite note dont la défense aura,
évidemment, connaissance :
Ainsi, de par cet article, tous les ministres, tous les secrétaires d’État du
gouvernement de fait tombent sous le coup de l’indignité nationale.
Le législateur a considéré que, dans ce seul fait d’avoir appartenu au
gouvernement de Vichy se trouvaient réunis tous les éléments posés dans
er
l’article 1 de l’ordonnance et constitutifs de l’infraction.
Le législateur en a décidé ainsi et nous ne pouvons que nous incliner.
Nous nous trouvons en présence d’un crime que je qualifierai
d’« automatique », dont la perpétration est certaine quand le fait de
l’appartenance au gouvernement est établi.
Il n’est pas possible pour vous de rechercher si les éléments énumérés à
er
l’article 1 sont ou non réalisés ; non, le législateur a répondu lui-même : il
vous a dispensé de tout examen.
Quelle a été la pensée du législateur ?…
En fait, Messieurs, les auteurs de l’ordonnance du 26 décembre 1944,
hommes de la France libre et de la Résistance, ont voulu atteindre ceux qui se
sont associés à la politique de renoncement, de soumission, et s’ils ont choisi
le 16 juin 1940 comme date à partir de laquelle l’adhésion à cette politique
devient répréhensible, c’est parce que cette date est celle à laquelle
l’armistice a été demandé, c’est celle à laquelle nos dirigeants se sont inclinés
devant la défaite.
Je n’insiste pas sur ce point de droit : vous vous êtes déjà prononcés et
vous pouvez vous reporter aux considérants d’un arrêt que vous avez rendu,
le 11 juillet 1946, dans l’affaire Charbin. Ce considérant est ainsi conçu :
Messieurs, cette clause, elle m’a toujours frappé ; elle n’a pu, bien
évidemment, échapper à personne ; elle est, à mon avis, comme le signe
d’abandon, comme le sceau de déshonneur, je dirai, de la convention du
22 juin.
J’en ai terminé, Messieurs. Vous direz si les actes de résistance qui ont
été apportés à cette audience au profit de l’accusé peuvent lui permettre de se
dire réhabilité de l’indignité nationale.
Pour moi, et après avoir bien réfléchi (et vous pourrez, évidemment, avoir
une opinion différente, après l’audition des très éloquentes plaidoiries que
vous allez entendre), pour moi, je ne crois pas devoir revenir sur les
conclusions du réquisitoire définitif et sur l’arrêt de la chambre des mises en
accusation : je vous demande de prononcer, purement et simplement, contre
Pierre-Étienne Flandin, la peine prévue à l’ordonnance de décembre 1944 ; je
vous demande, avec la même précision et avec la même netteté, de ne pas
aller au-delà.
1. Les conseils généraux, ainsi que les conseils d’arrondissement, avaient été suspendus par
une loi du 12 octobre 1940.
2. Pour une contestation de cette présentation des faits, voir présentation, ici.
3. Cette lettre est lue à l’audience par le procureur lors de son réquisitoire.
4. Les textes dont il est question ci-dessous ont été versés à l’instruction, mais n’ont pas été
retenus par l’accusation, comme le précise le président à l’audience.
5. Date de la réoccupation de la Rhénanie par l’Allemagne.
6. Rapport rendu par un membre du gouvernement britannique concluant à la restitution à
l’Allemagne des territoires sudètes habités à plus de 50 % par une population allemande.
Ce rapport a servi de base aux accords sur la question tchécoslovaque.
7. Il s’agit du procès de Jacques Chevalier, secrétaire d’État à l’Instruction publique et à la
Jeunesse, puis à la Famille et à la Santé, sous Vichy.
8. En réalité, ces négociations, interrompues par Laval, ne font que reprendre en
janvier 1940. Elles prolongent des discussions remontant à la fin du mois d’août 1940.
LE PROCÈS VICTOR
KRAVCHENKO (1949)
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, un témoignage
retentissant sur les atrocités du régime stalinien paraît aux États-Unis. Son
auteur est Victor Kravchenko, un dissident russe réfugié à l’ouest. Par son
succès immédiat auprès du public américain, par les nombreuses traductions
qui en seront faites à travers le monde et notamment en France, I Choose
Freedom donnera un écho considérable à une réalité encore trop méconnue.
Paru outre-Atlantique en 1946, le livre n’est pourtant pas le premier à en
dévoiler l’horreur. D’autres avant Kravchenko, tels Victor Serge, Ante Ciliga
1
ou Arthur Koestler , ont évoqué le système concentrationnaire de l’URSS et
l’arbitraire d’une justice absurde révélé lors des procès de Moscou.
La période, il faut dire, se prête à l’engouement phénoménal que connaît
l’ouvrage de Kravchenko. La publication de l’édition américaine a lieu à un
2
moment où l’esprit conciliateur de Yalta s’est dissipé et où la grande
alliance des vainqueurs du nazisme n’est plus. Les blocs Est et Ouest se
dessinent et le monde entre dans la guerre froide. Témoignage plein de vérité
pour les uns, tissu de mensonges grossiers pour les autres, I Choose Freedom
se retrouve au cœur d’un débat idéologique au sein duquel la propagande fait
3
rage . Un peu partout autour du globe, les communistes attaquent
violemment le livre et son auteur est taxé de trahison. La France ne fait pas
exception, et la revue Les Lettres françaises, contrôlée par le PCF, accuse
Kravchenko d’être vendu aux Américains.
Le procès en diffamation intenté par l’écrivain dissident contre
l’hebdomadaire sera l’occasion pour de nombreux intellectuels français,
parmi les plus brillants, de proclamer leur soutien sans réserve à Moscou. En
présence des représentants de la presse internationale, il est le théâtre d’un
violent face-à-face. Alors que des ressortissants russes sont venus de loin
pour témoigner sans fard de leurs souffrances, l’aveuglement des
communistes français et de leurs compagnons de route éclate au cours des
débats. Le procès Kravchenko, qui est d’abord celui des Lettres françaises –
accusées dans la cause –, apparaît aussi, et surtout, comme le procès du
4
communisme soviétique . Il restera aussi, de manière significative, comme le
procès du communisme français.
Le duel qui, dans le procès, dresse Kravchenko contre son propre pays
s’accompagne d’un affrontement entre deux composantes de la classe
21 e
intellectuelle française . Les figures de proue de ce combat sont M Izard et
e
le communiste M Nordmann, qui, dès la première audience, se livrent l’un et
l’autre à des prises à partie politiques cinglantes. Les thèmes de leurs
échanges traversent tous les débats. À l’héroïsme des résistants communistes
durant la guerre, au rôle libérateur de l’URSS dans la victoire sont ainsi
opposés le pacte germano-soviétique et le partage autoritaire de la Pologne
entre Hitler et Staline. À Kravchenko, décrit par Les Lettres françaises
comme un traître à sa patrie et un ennemi de la France, est opposée la figure
de Maurice Thorez, « cet homme sacro-saint » aux yeux de la défense, qui
quitte pourtant le pays pour se réfugier sous la protection de Moscou en 1939.
Dans ce face-à-face où deux versions irréconciliables s’affrontent, les avocats
de Kravchenko s’acharnent à révéler le dogmatisme de leurs adversaires et à
rabaisser l’étendard de vertu perpétuellement brandi par le camp communiste.
Dans cette joute sans véritable rencontre, Les Lettres françaises, quant à
elles, s’accrochent à leur légende et renvoient à un passé intouchable auquel,
dès le premier jour du procès, Claude Morgan rend hommage avec une sorte
de piété fiévreuse.
L’argument le plus efficace mis en avant par les communistes est le
prestige de ceux qui les soutiennent. Les témoins convoqués par eux à
l’audience viennent auréoler leur cause d’une aura impressionnante. Ne voit-
on pas défiler à la barre un prix Nobel de chimie professeur au Collège de
France, d’anciens ministres, des universitaires, de brillants hommes de lettres,
pour la plupart grands résistants ? Frédéric Joliot-Curie, Emmanuel d’Astier
de La Vigerie, Fernand Grenier, Jean Cassou, Vercors, Louis Martin-
Chauffier, parmi beaucoup d’autres, sont là pour apporter leur concours aux
Lettres françaises et à leurs dirigeants. Leur gloire paraît rayonner auprès du
cortège des réfugiés russes venu défiler à la barre ; leurs paroles sont pleines
de séduction face au flot des lamentations mal audibles dans le trébuchement
de la traduction.
Un tableau idyllique de l’Union soviétique est tracé par la bouche de ceux
qui s’y sont rendus : Frédéric Joliot-Curie, Pierre Cot, député de Savoie et
agrégé de droit, entre autres, retiennent de leur séjour en Russie l’impression
d’une adhésion euphorique du peuple à son gouvernement, celle d’efforts
constants du régime pour améliorer le niveau moral et intellectuel du pays et
pour apporter l’éducation à des masses naguère incultes. Joliot-Curie
raconte : « […] j’ai été moi-même à Kharkov en 1936, j’y ai visité les
laboratoires des établissements d’enseignement, de très beaux locaux, et j’y ai
vu là une atmosphère, un état d’esprit d’enthousiasme tout à fait
22
remarquable ». Dans la même veine, le professeur Thomas rapporte de son
voyage des souvenirs enchantés : « Je vis toute une nation au travail, des
édifices prodigieux qui montaient de terre, des industries extrêmement
23
puissantes qui naissaient […], véritablement un travail extraordinaire . » Par
ailleurs, certains témoins jugent ineptes les propos tenus par Kravchenko :
« du point de vue de l’historien, ce livre est absurde », affirme ainsi de
24
manière péremptoire le professeur Baby , qui considère qu’il n’a pu être
écrit que par un auteur de romans à l’américaine. Un autre argument consiste
à minimiser les horreurs décrites dans I Choose Freedom et à voir dans les
atteintes aux libertés subies par le peuple russe et qui y sont dépeintes des
phénomènes inévitables, indissociables de l’évolution politique en cours en
Union soviétique. Tel est le sens de la déposition du député travailliste
anglais Zilliacus, qui fait le parallèle entre la révolution russe et la révolution
française, et observe avec philosophie : « Pour la cruauté du régime, mon
Dieu, la cruauté et les méfaits de l’État policier ne sont pas une chose
inventée par les bolcheviks. Malheureusement, à des degrés divers, ces maux
ont existé depuis bien longtemps dans le monde et dans beaucoup de
25
pays . » D’une manière générale, les témoins de la défense, sur le ton d’un
éloge systématique, tiennent un discours de propagande. En ces heures de
guerre froide, le camp communiste paraît déterminé à offrir au monde un
visage irréprochable de l’Union soviétique, alors que le communisme
français se montre encore imperméable à toute révélation mettant en cause le
dogme officiel.
À l’issue de débats houleux qui se sont largement éloignés de l’objet
direct du procès, le tribunal correctionnel de la Seine statue enfin sur l’action
en diffamation intentée par Victor Kravchenko. Par trois jugements en date
du 4 avril 1949, les accusés sont reconnus coupables du délit de diffamation
et d’injures publiques : Claude Morgan, en sa qualité d’auteur et de directeur
des Lettres françaises, ainsi qu’André Wurmser sont condamnés à
5 000 francs d’amende chacun et, respectivement, à 150 000 et à
26
50 000 francs de dommages-intérêts . Kravchenko aurait-il convaincu les
juges français du bien-fondé de son combat ? Si le résultat obtenu en
première instance a pu le laisser penser, la cour d’appel de Paris, par un arrêt
27
du 8 février 1950, se charge de démentir cette impression . Les magistrats
du second degré expriment leurs réserves à l’égard des révélations faites par
le dissident russe, réduisant à un dédommagement symbolique la réparation
qui lui est allouée. « En ce qui concerne M. Kravchenko, dit l’arrêt, le
préjudice matériel a été insignifiant. Au contraire, la publicité qui a été
donnée au procès dans la presse mondiale a provoqué une vente massive de
son livre. Quant au préjudice moral, la cour prononce une condamnation de
principe d’un franc de dommages et intérêts […]. »
Une quinzaine d’années plus tard, le dissident russe mettait fin à ses jours
en se tirant une balle dans la tête, chez lui, à New York, en 1966.
1. Victor Serge avec S’il est minuit dans le siècle (1939), Ante Ciliga avec Au pays du
grand mensonge (1938) ou Arthur Koestler avec Le Zéro et l’Infini (1945). Et, déjà avant
eux, en France, des déçus du léninisme avaient critiqué le système bolchevique, tels les
syndicalistes révolutionnaires Pierre Monatte et Alfred Rosmer. Pour un point sur ces
révélations mal entendues voir Michel Winock, « Le grand aveuglement », L’Histoire,
o
octobre 2000, n 247, p. 47.
2. Sur cet « esprit de Yalta », voir, notamment, André Kaspi, « Qui est responsable ? », in
Michel Winock (éd.), Le Temps de la guerre froide. Du rideau de fer à l’effondrement du
communisme, Seuil, 1994, p. 19-20 ; Stanislas Jeannesson, La Guerre froide, La
Découverte, 2002, p. 11-12.
3. Sur le sujet : Michel Winock, « Le schisme idéologique », in Michel Winock (éd.), Le
Temps de la guerre froide, op. cit., p. 95 sq., notamment, p. 97 sur le procès Kravchenko.
4. Les journalistes de l’époque y voient aussi un duel politique et un « match de
propagande » entre l’URSS et les États-Unis. Voir ainsi Camille Anbert, « Le procès de
Moscou à Paris », in Pascale Robert-Diard et Didier Rioux (dir.), Le Monde. Les grands
procès (1944-2010), Les Arènes, 2010, p. 53 sq.
5. La solidarité dans le combat contre Hitler prévaut alors sur les arrière-pensées et les
antagonismes. Sur les rapports russo-américains avant et pendant la guerre, voir,
notamment, André Kaspi, « Qui est responsable ? », op. cit., p. 14 sq., qui insiste sur
l’existence de désaccords et de ressentiments cachés même pendant les périodes de
concorde apparente.
6. Pour plus de détails sur ce point, voir Guillaume Malaurie, en collaboration avec
Emmanuel Terrée, L’Affaire Kravchenko, Robert Laffont, 1982, p. 34.
7. Kravchenko sera ainsi entendu devant la « commission d’enquête sur les menées
antiaméricaines » du Sénat américain, le 27 juillet 1947. Sur ce point, voir Étienne Jaudel,
L’Aveuglement. L’affaire Kravchenko, Michel Houdiard, 2003, p. 25.
8. Les avocats des Lettres françaises reprocheront à Kravchenko le choix de cet éditeur
jugé extrémiste.
9. Sous le pseudonyme de Sim Thomas se cacherait en réalité André Ullmann,
collaborateur des Lettres françaises, voir Charlotte Cachin-Liébert, « Les leçons du procès
o
Kravchenko », L’Histoire, octobre 2000, n 247, p. 60.
10. Article de Wurmser cité par le président au début de la première audience. Maurice
Garçon (éd.), Le Procès Kravchenko. Compte rendu sténographique, Albin Michel, t. I,
p. 10.
e
11. Il est accompagné dans sa tâche par M Georges Heiszmann, résistant lui aussi.
12. Cité par Étienne Jaudel, L’Aveuglement. L’affaire Kravchenko, op. cit., p. 45-46.
13. Le choix du terrain de l’action en diffamation a d’ailleurs failli détourner de son but la
stratégie de Kravchenko puisque, à l’époque du procès, la loi sur la presse interdisait toute
publicité des débats en ce domaine. Dans un souci de discrétion, il était prévu que seul le
jugement pouvait être reproduit. En l’espèce, le tribunal a considéré que l’application d’une
disposition à laquelle l’accusation ne tenait pas pouvait, de manière exceptionnelle, être
écartée. À la grande indignation de la défense, une diffusion continue des débats par voie
de presse est ainsi assurée tout au long du procès.
14. Sur le sujet, voir Ben Shephard, Le Long Retour, 1945-1952. L’histoire tragique des
« déplacés » de l’après-guerre, John E. Jackson (trad.), Albin Michel, 2014.
15. Sur la dékoulakisation et la collectivisation forcée, voir, notamment : Stéphane
Courtois, Nicolas Werth, Jean-Louis Panné, Andrzej Paczkowski, Karel Bartosek et Jean-
Louis Margolin, Le Livre noir du communisme. Crimes, terreur et répression, Robert
Laffont, 1997, p. 208-225.
16. Sur la famine de 1932-1933, ibid., p. 226-240, où l’existence de cas de cannibalisme est
confirmée. Six millions de personnes ont péri dans cette famine infligée de manière
systématique à la population.
17. Margarete Buber-Neumann est notamment l’auteur de Déportée en Sibérie, paru en
France en 1949, dont l’écho sera considérable.
es
18. Il s’agit de M Nordmann, Bruguier, Blumel et Matarasso, tous les quatre résistants de
gauche.
19. Maurice Garçon (éd.), Le Procès Kravchenko. Compte rendu sténographique, op. cit.,
t. I, p. 319.
20. Ibid., t. II, p. 454.
21. Pour une description du climat intellectuel français au cours de la guerre froide, Pascal
Balmand, « Les best-sellers de la guerre froide », in Michel Winock (éd.), Le Temps de la
guerre froide, op. cit., p. 181 sq.
22. Maurice Garçon (éd.), Le Procès Kravchenko. Compte rendu sténographique, op. cit.,
t. II, p. 456.
23. Ibid., t. I, p. 666.
24. Ibid., t. I, p. 149.
25. Ibid., t. I, p. 403.
26. Ces jugements sont reproduits in ibid., t. II, p. 635 sq.
27. Pour des détails sur l’appel formé par Les Lettres françaises, voir Étienne Jaudel,
L’Aveuglement. L’affaire Kravchenko, op. cit., p. 303 sq.
TRIBUNAL CORRECTIONNEL
DE LA SEINE
Il y a une erreur de votre part que je tiens à préciser dès maintenant et que
vos défenseurs ont certainement comprise.
Ce n’est pas à Kravchenko de démontrer qu’il n’est pas un menteur, c’est
à vous de faire la preuve des faits dont vous l’avez incriminé.
e
M JOË NORDMANN. — Nous la ferons.
Le PRÉSIDENT. — Ce que je veux dire c’est que la preuve vous
incombe alors que dans l’article que je viens de lire il y a une phrase
nécessairement inexacte, c’est une erreur…
M. WURMSER. — C’est moi qui en suis l’auteur…
Le PRÉSIDENT. — Il y a une loi qui oblige le présumé diffamateur à
faire la preuve des faits qu’il a allégués.
M. WURMSER. — C’est moi qui suis l’auteur de cet article et non mon
ami, M. Claude Morgan. Au reste, ce n’est qu’une partie de mon article que
vous voulez bien lire au tribunal. En effet, je reconnais bien volontiers que
c’est à nous à faire la preuve et qu’elle sera facilement faite.
Le PRÉSIDENT. — Je ne dis pas le contraire, mais il y a une erreur
certaine de votre part, quand vous dites : « C’est à lui de démontrer aux juges
français qu’il n’est pas un menteur », non c’est à vous de démontrer qu’il est
un menteur.
[Interprétation de M. Andronikof]
M. KRAVCHENKO. — Monsieur le Président, Messieurs, je suis
heureux de me trouver en France et de comparaître devant un tribunal dans
un pays démocratique. Les États-Unis m’ont offert la liberté et m’ont sauvé la
vie en refusant de me livrer à l’Union soviétique. Je demande maintenant à
mes juges français d’établir cet état en établissant une bonne justice.
Je demande à ces juges qu’ils veuillent bien sur des faits établir la
diffamation et les raisons pour lesquelles il y a eu diffamation, pour
lesquelles il y a eu provocation, et de rendre public non seulement le nom de
mes diffamateurs, mais encore de ceux qui les ont inspirés, afin qu’il soit bien
établi si ce que j’ai dit dans mon livre est vrai ou pas.
Depuis plus de quatre ans, j’ai rompu avec le régime soviétique et j’ai
refusé depuis lors de revenir dans mon pays. Or, comme tout un chacun,
j’aime ma patrie et j’aime mon peuple. Mais j’ai préféré l’exil et j’ai préféré
ne plus rien savoir de mes parents et de mes proches. Je ne sais même pas
quel est leur sort actuel. Auparavant, je n’avais jamais quitté mon pays,
j’ignorais toute autre langue que le russe et je n’avais à l’étranger ni amis ni
relations.
Et tout en sachant cela – c’est-à-dire que je n’avais ni amis ni relations,
que j’ignorais toute langue étrangère –, cependant, j’ai laissé derrière moi
tout ce dont j’avais vécu jusqu’à ce moment-là. C’était de ma part une
résolution vraiment dramatique. Je ne l’ai pas prise en un seul jour, ni en
quelques semaines ni en plusieurs mois. Cette décision a été le résultat de
mon travail, de mon activité, de mon expérience et de mes observations en
Union soviétique. C’est lorsque j’eus bien vu comment vivait et comment
souffrait le peuple soviétique que, de mon inconscience, cette décision, cette
résolution, est passée dans ma conscience, à la lumière de l’horrible réalité
soviétique.
Ce n’est pas moi, au fond, qui ai pris cette décision, mais les souffrances
et le désespoir dont j’ai été le témoin l’ont prise à ma place. Ainsi, c’est le
régime soviétique lui-même qui a pris cette décision pour moi. Des millions
d’hommes sont animés des mêmes sentiments que moi et des millions
d’hommes songent à faire comme moi. Mon bonheur à moi, et ma chance,
c’est que j’ai pu quitter ma patrie tout en restant fidèle à cette patrie, à mon
peuple et à mes traditions paternelles. Parmi les témoins mêmes qui seront
cités ici par la partie adverse et dont j’aurai sans doute à parler, j’en connais
quelques-uns. J’ai parlé à certains d’entre eux et je sais que certains d’entre
eux pensent de même que je le fais. Mais je veux espérer que les conditions
qui prévalent ici ne me mettront pas dans l’obligation d’en parler plus en
détail.
Chacun de ces témoins a laissé derrière lui, en Union soviétique, des
otages, des femmes, des enfants, des proches aimés. Et pour certains d’entre
eux, c’est une ironie amère que de parler ici et de dire le contraire de leur
désir car, s’ils ne le font pas, tout le poids du régime policier s’appesantira
sur eux. Moi, je me suis sauvé car je ne pouvais plus supporter les
souffrances de mon peuple qui apportait son être même en sacrifice au
Moloch du Kremlin !
Ce que j’ai fait, je l’ai fait pour tous mes compatriotes qui n’ont pu
échapper et qui doivent demeurer là-bas et garder le silence sous la terreur du
Kremlin, qui ne peuvent rien dire et qui doivent souffrir silencieusement sous
le régime institué par les tyrans soviétiques et par toutes leurs institutions
politiques.
Ce que j’ai fait, je l’ai fait pour le monde entier et pour tous les gens
libres qui doivent savoir la vérité sur la vie du peuple soviétique sous la
dictature soviétique et qui doivent se convaincre de ce que ce régime n’est
pas un régime de progrès, mais un régime de barbarie.
Moi-même, je suis le petit-fils et le fils d’ouvriers et j’ai été ouvrier moi-
même. Pendant longtemps, j’ai été communiste contre la volonté de mon père
et, par conséquent, j’ai fait l’expérience moi-même de ce que c’est que le
communisme soviétique. J’ai parcouru un long chemin de l’état d’ouvrier à
celui de quelqu’un qui avait de larges pouvoirs. C’est pourquoi je suis à
même de déclarer à présent à tous les dirigeants du Kremlin et à leurs agents
qu’ils ont spolié le peuple soviétique des résultats de la révolution, qu’ils ont
réduit ce peuple au désespoir en lui infligeant une terrible terreur. Ils lui ont
volé les résultats de sa culture et des fruits de son progrès et ils ont fait de ce
peuple l’instrument de leur politique.
À ce peuple, ils ont volé les fruits mêmes de la victoire sur le fascisme et
ils ne le font plus servir qu’aux besoins du communisme international.
Les dirigeants du Kremlin et leurs agents ont volé, ont dérobé la
tranquillité et la paix de tous les peuples du monde et ils ont saboté la
construction pacifique du monde d’après guerre. Ils ont créé partout une
menace de guerre, d’une guerre dont aucun peuple ne veut, et surtout pas le
peuple soviétique – le mien.
Après l’expérience que j’ai subie et que j’ai faite, je veux dire à tous les
ouvriers du monde que le régime soviétique est leur ennemi, que les
dirigeants du Kremlin sont comme les Caïn de la classe ouvrière. C’est une
erreur de soutenir le régime soviétique, car il ne fait que tromper tous les
espoirs de la classe ouvrière.
J’en appelle à tous les ouvriers ou paysans et aux intellectuels du monde
entier pour leur dire qu’ils doivent lutter pour leur liberté et pour leur bien-
être avec des moyens démocratiques et non pas avec des moyens
communistes. Sinon, ils aboutiront aux résultats du soviétisme en Russie,
résultats dont souffre actuellement le peuple soviétique. Mon expérience et
tout ce qui y a conduit est véridique. Par conséquent, si ce que j’avance
s’avérait être faux, toute la valeur de mon témoignage en serait perdue et tous
les sacrifices que j’ai encourus et mes amis également deviendraient vains.
Par conséquent, le but de mes ennemis est de me salir et de me
compromettre par tous les moyens possibles, étant donné que c’est là la tâche
qui leur a été imposée par le Kremlin.
Les attaquant aujourd’hui, je défends d’abord mon honneur et aussi le but
même de ma vie qui est la lutte contre le régime soviétique. Je veux
démontrer que la calomnie à laquelle mes ennemis se livrent aujourd’hui est
une manœuvre coutumière du Politburo et des agents du communisme. Dans
le monde entier, mon livre a eu un certain succès et c’est pourquoi ils ont le
besoin maintenant de me salir et de me compromettre.
Les communistes français se préoccupent maintenant de me noircir par
une violente campagne de calomnies et de provocations. Et pourquoi donc ?
Est-ce qu’il y a quoi que ce soit dans mon livre qui soit dirigé contre la
France, contre le gouvernement, ou contre le peuple de France ? Non pas.
Tout ce qui s’y trouve contenu est dirigé contre le régime soviétique et contre
les maîtres du Kremlin et cela même est assez pour que les communistes
français entrent dans la plus noire fureur et paient le prix de leur dépendance.
Y a-t-il en général quelque indépendance chez les communistes français,
personnelle ou politique ?
J’ai là, sous les yeux, un passage de L’Humanité qui relate un article du
parti bolchevique en Union soviétique. Je demande maintenant aux
communistes français : est-ce là votre philosophie à vous ou celle des
dirigeants du Kremlin ? Est-ce là votre programme à vous pour améliorer le
sort du peuple français ? Est-ce que vous êtes des patriotes français ou des
ennemis du peuple français et les serviteurs du Kremlin ?
Si vous êtes des patriotes français, pourquoi ne proposez-vous pas une
autre voie différente de celle du soviétisme ?
Lorsque je me trouvais en Union soviétique et que j’exécutais les ordres
que me donnait le Kremlin, de la meilleure façon que je le pouvais faire, on
écrivait sur moi, l’on me louait, l’on me citait parfois en exemple et l’on me
poussait progressivement dans la hiérarchie du Parti.
Enfin, l’on m’a envoyé à l’étranger. Lorsque j’eus rompu avec le régime
soviétique, l’on m’a traité de traître, de voleur, d’ivrogne, d’agent de
l’espionnage américain, etc. Et ces différents mensonges sont répétés dans la
presse mondiale, dans l’espoir qu’une répétition constante forcera tout le
monde à les croire.
Mais je suis devenu tout cela après la rupture avec le régime soviétique.
En effet, depuis j’ai écrit un certain livre qui a eu quelque influence sur les
masses à travers le monde.
Et qui est-ce qui a écrit pour la première fois ces différentes calomnies ?
Un certain Sim Thomas, qui serait un agent secret des États-Unis et qui a
affirmé que j’ai fait ceci ou cela, des choses que même des journalistes à la
solde du Kremlin n’ont pas osé écrire à l’intérieur des frontières de l’Union
soviétique. Mais je sais d’où vient ce personnage et sa campagne.
Ce pseudonyme n’est qu’une apparence. L’article a été écrit par un
groupe de communistes qui se sont servis des recettes du Kremlin. Le
Kremlin fait exécuter sa sale besogne par ses agents en France ou en Italie, ou
ailleurs, car dans l’Union soviétique, les dirigeants savaient très bien que si
l’on écrivait les mêmes mensonges ils ne seraient pas crus. Et, en effet,
pendant quatre ans, rien en Union soviétique, dans la presse soviétique, n’est
paru contre moi. Pourquoi ? Précisément parce que des milliers de gens qui
me connaissent n’auraient pu y croire, et, par conséquent, ne se seraient pas
rendus aux raisons fausses avancées par le Kremlin.
La nécessité de rédiger mon témoignage, d’écrire mon livre, a été l’un
des facteurs qui m’ont poussé à la rupture avec l’Union soviétique. J’ai écrit
ce livre dans des conditions parfois difficiles. J’ai été obligé de me cacher.
J’ai été forcé de changer de domicile pour échapper aux agents soviétiques.
J’espère maintenant que tout le monde est convaincu que j’existe bien et que
je ne suis pas cette sorte de minus habens que Les Lettres françaises
voudraient que je sois, elles qui n’ont pas été capables d’écrire un tel article.
J’affirme très solennellement ici que je n’ai aucune relation avec le service
secret des États-Unis, ni avec quelque autre service secret.
Je ne suis pas venu ici pour défendre la démocratie américaine. Elle est
assez forte pour le faire elle-même. Mais je tiens à rester loyal envers le
gouvernement et le peuple américains parce qu’ils m’ont sauvé la vie, parce
qu’ils m’ont offert l’hospitalité, et m’ont permis d’écrire en pleine liberté
mon livre.
Quand je suis arrivé aux États-Unis venant de l’Union soviétique, je
croyais me trouver sur une autre planète car j’y avais trouvé la liberté de
l’homme, celle même que je retrouve ici en France.
Pour le Kremlin et pour ses agents en France, en Italie et ailleurs, les
États-Unis se réduisent à Wall Street, pour moi, les États-Unis c’est un peuple
de 140 millions d’habitants parmi lesquels je compte quelques amis et parmi
lesquels la France compte beaucoup d’amis. Eh bien, néanmoins, j’ai choisi
ma liberté même envers l’hospitalité qui m’avait été offerte par ces
Américains.
Je dois, en effet, garder mon indépendance afin que l’on croie à mon
témoignage et à mon activité. J’ai payé trop cher cette indépendance pour la
perdre maintenant dans l’intérêt de quelqu’un, de qui que ce soit.
Lorsque j’ai quitté la commission d’achat soviétique aux États-Unis, en
1944, aussitôt, j’ai été déclaré traître. Il est vrai que je me trouve en bonne
compagnie, car tous ceux qui s’opposent au Kremlin : les Blum, les Bevin,
les Attlee, les Truman et les autres ! Et seuls, les Staline, les Thorez, les
Togliatti sont des gens honnêtes. Ne vaudrait-il pas mieux inverser la chose ?
Les Soviets ont commencé par affirmer que j’étais déserteur et ont exigé
que je sois livré par les États-Unis afin que je sois fusillé en tant que
déserteur. Pourtant, je n’étais pas mobilisé, je demeurais dans un pays qui
faisait la guerre au fascisme, qui envoyait des armes et toute espèce de
matériel de guerre à l’Union soviétique, pays dans lequel j’avais été envoyé
par le mien propre. Et ceux qui se souviennent des relations entre ces deux
pays au printemps de 1944 devront facilement reconnaître que si
véritablement j’avais été un déserteur, un fasciste, un hitlérien, comme
m’appellent mes ennemis, j’aurais été livré.
Si vous prenez le New York Times du 4 avril 1944, vous y verrez que j’ai
refusé de répondre à des questions ayant un caractère militaire, intéressant la
défense nationale, afin précisément de ne pas gêner l’effort de guerre des
peuples qui combattaient le fascisme.
Bien entendu, je ne confonds pas la Russie et le peuple russe avec le
régime soviétique. Les Staline et les Molotov viennent et puis ils passent,
tandis que la Russie reste éternelle. Je milite contre le soviétisme, pas contre
la Russie. Je suis opposé au communisme, mais non pas aux peuples de
l’Union soviétique, aux Russes, Ukrainiens, aux Biélorussiens, à tous les
autres, et tous ceux qui ont lu avec honnêteté mon livre devront le
reconnaître.
Lorsque M. Thorez a abandonné son régiment pour aller se réfugier sous
l’aile protectrice du Politburo au Kremlin, alors que l’Union soviétique avait
un traité avec l’Allemagne hitlérienne, c’est un héros et il se prétend être le
chef du peuple français. Tandis que moi, quand je reste chez un allié qui a
combattu le fascisme et qui avait un traité avec la France pour le combattre,
je suis un traître !
e
M JOË NORDMANN. — M. Kravchenko est un plaideur étranger qui a
audience devant un tribunal français. Il n’est pas admissible qu’il mette en
cause l’ancien vice-président de la République.
e
M IZARD. — Monsieur le Président, l’ancien vice-président du
gouvernement de la République est un chef de parti. Ce sont ses camarades
qui plaident aujourd’hui contre nous et je ferais observer que le temps n’est
plus où M. Thorez se promenait avec des commandants de gendarmerie à ses
côtés.
e
M JOË NORDMANN. — M. Kravchenko est un plaideur étranger, je lui
demande de respecter les hommes d’État français.
e
M IZARD. — M. Thorez n’est plus homme d’État, il est homme
politique.
M. KRAVCHENKO. — Lorsque Staline a signé son pacte avec Hitler et
lorsqu’il a envoyé à Hitler des matières premières : du pain, du pétrole,
lorsqu’il facilitait la guerre qu’Hitler menait contre la France, Staline était
soutenu par les communistes français. Pourquoi ? Parce que ces derniers sont
les agents de Staline et non pas les serviteurs du peuple français.
Résidant aux États-Unis et disant la vérité, l’on me déclare traître. Ce
n’est pas tout. Après que des journaux allemands eurent utilisé une partie
d’une déclaration que j’avais faite en en déformant le sens et en extrayant
certains passages du contexte, les communistes m’ont également déclaré
traître. Mais ils ont tu le fait que la presse allemande chantait les louanges de
Staline lorsque l’alliance entre le soviétisme et l’hitlérisme était une question
de goût et alors que le nazisme faisait la guerre à la France.
Dans mon livre, j’ai dit la vérité sur la vie du peuple soviétique et sur les
activités du gouvernement soviétique. Je sais que l’on m’a accusé d’exagérer.
Mais souvenez-vous des renseignements qui nous parvenaient sur les camps
de concentration allemands et est-ce que l’on ne jugeait pas à l’époque que
ces renseignements étaient exagérés ? L’on ne s’est convaincu de la vérité
que lorsqu’on a pu voir les faits tels qu’ils étaient. Vous entendrez des
témoins. Vous verrez mes données, mes documents, et après cela, vous
jugerez et vous pourrez alors établir qui de nous a raison et qui est le
coupable : de moi, de mon livre, ou de ceux qui m’accusent actuellement, Les
Lettres françaises, les agents du Kremlin et les dirigeants du Kremlin eux-
mêmes.
Mes témoins sont des citoyens soviétiques qui n’ont plus ni patrie ni
nationalité. Ils ont été emmenés en Allemagne, aux travaux forcés, et tout ce
qui constituait leur vie est resté derrière eux dans leur patrie, et, pourtant, à la
fin de la guerre, ces gens ont préféré la faim, le froid, et l’incertitude, le
manque de nationalité et de patrie au retour dans un État policier.
Il y en a parmi eux qui sont des ouvriers, d’autres sont des paysans. Il y a
des intellectuels. Il y a des Russes, des Ukrainiens, des Biélorussiens. Ils sont
différents par l’âge, par les origines, mais tous ont quelque chose
d’identique : c’est leur sort commun, c’est leur expérience commune et les
mêmes souffrances sous la dictature soviétique.
Certains d’entre eux m’ont connu pendant plusieurs années. Certains ont
travaillé avec moi, d’autres ont encore des parents ou des proches en Union
soviétique, des gens qui, par conséquent, pourront être la victime de dures
répressions, et néanmoins ces gens-là se sont présentés ici afin de prouver
que tout ce que j’ai dit dans mon livre sur la vie du peuple soviétique et sur
l’activité du gouvernement soviétique est la vérité.
Ces témoins vous diront comment l’on vit en Union soviétique et
pourquoi exactement ils n’ont plus voulu être les parias d’un État policier. Ils
vous diront leur foi dans la liberté, dans la justice, et ils vous diront l’amour
qu’ils ont pour leur pays.
J’en viens à un autre point. Je voudrais réfuter le mensonge qui voudrait
que je sois financé par quelque service secret américain. Où en sont les
preuves ?
Pourquoi me calomnier de la sorte ? Tout le monde sait parfaitement que
je paie de ma propre poche, que je couvre moi-même le déplacement de mes
témoins et leur existence ici pendant la durée du procès.
Je vous demande simplement de bien vouloir vérifier les faits, et cela est
extrêmement facile étant donné, par exemple, que mon éditeur français est ici
même.
Au moment de ma rupture avec l’Union soviétique, je ne pouvais
absolument pas prévoir tout le succès qu’aurait mon livre. Je ne
pouvais savoir qu’il serait édité dans vingt-deux pays et qu’il aurait une
influence politique considérable sur de vastes masses.
Je ne savais pas non plus que j’aurais à me rendre à un tel procès, et je ne
pouvais pas prévoir que mes droits d’auteur seraient suffisants pour me
consacrer entièrement à cette lutte que je veux mener pour le bien de ma
patrie et du peuple russe.
Par contre, les témoins cités par Les Lettres françaises qui viennent
d’Union soviétique ne représentent aucunement le peuple soviétique.
Parmi eux, onze sont des membres militants du parti communiste. Ils
représentent l’élite du régime, soit, mais non pas le peuple soviétique. Dix
d’entre eux vivent à Moscou même, évidemment dans les meilleures
conditions possible, mais pas un d’entre eux n’est ouvrier ou paysan et aucun
d’entre eux ne s’est trouvé sur le front.
La décision d’envoyer ce choix, ce tri bien fait de témoins en France a été
prise par le Politburo et non pas par vous, Messieurs les Communistes
français.
Au début, mes adversaires déclaraient que ces témoins ne pourraient pas
venir car j’avais versé trop tard l’argent nécessaire. Or, je l’avais fait dix-sept
jours avant l’ouverture du procès.
Néanmoins, bien que l’argent eût été là le 7 janvier, les communistes, qui
sont mes adversaires, ont gardé le silence pendant une semaine entière et
aucune démarche pour l’obtention des visas ne fut faite durant cette période.
Pourquoi ? Parce que, durant cette période, le Kremlin était en train de
décider. De toute façon, cette décision n’a pas été prise par Les Lettres
françaises qui attendaient simplement les ordres de leurs maîtres du Kremlin.
Je crois qu’il est extrêmement facile de prouver cela. En effet, d’où est-ce
que M. Morgan ou M. Wurmser connaissent les gens qui vont venir d’Union
soviétique ?
Dans mon livre, je ne les ai pas nommés, je n’ai pas donné leur adresse,
ni celle de leur bureau ni celle de leur domicile.
Par conséquent, d’où les connaissent-ils et qui est-ce qui a décidé de les
faire venir en France ?
Je crois que le cas est tellement clair qu’il faut être outrecuidant pour
tromper ainsi le public.
Quel prix auront à payer ces témoins qui viendront d’Union soviétique ?
Est-ce que leur témoignage pourra être objectif ?
Non, et voici pourquoi. Ils sont tous membres du parti communiste. Ils
ont tous des femmes, des enfants, des parents, des relations, des proches qui
restent en Union soviétique, et ils ont l’obligation en venant ici de me salir,
de me compromettre en indiquant que la vie du peuple soviétique est
excellente, qu’elle est agréable, et qu’ils se trouvent ici comme les
représentants du gouvernement le plus démocratique du monde.
Mais, cependant, toutes ces personnes savent parfaitement, comme le
savent les dirigeants du Kremlin et leurs agents en France et ailleurs, quelle
est la réalité soviétique, que la réalité soviétique est une réalité d’oppression,
qu’elle équivaut à la suppression de toute espèce de liberté, sinon celle de la
louange, forcée encore, adressée aux dirigeants du Kremlin.
Ils savent quels sont les véritables maîtres du sort du peuple russe. Ils
savent qu’il n’y a aucune démocratie en Union soviétique et aucun
socialisme. Ils savent enfin que la réalité soviétique est un socialisme de
geôliers, d’oppresseurs et de tyrans qui s’appliquent à faire souffrir le peuple
russe.
C’est là le socialisme des ennemis de la classe ouvrière de tous les pays.
C’est le socialisme des ennemis de la liberté. Or, Messieurs, sans démocratie,
il n’y a rien que de la barbarie.
Jamais je ne renoncerai à la lutte que j’ai entreprise pour libérer le peuple
russe de la dictature soviétique. J’ai pris sur moi cette tâche volontairement,
et je m’efforcerai de déclarer au monde de quoi il s’agit, quelle est la vérité.
Je veux prévenir le monde du très grave danger qu’il court et, dans ce but,
je serai prêt à sacrifier ma vie même.
La France et le peuple de France doivent savoir ce que c’est, en pratique,
que le communisme soviétique.
Je ne cherche pas du tout à éviter la lutte. Au contraire, je cherche la lutte.
C’est là ma vie même, mais je veux que ce soit une lutte d’idées et de faits et
non pas de mensonges et de provocations. Je poursuivrai la calomnie par tous
les moyens moraux qui sont à ma disposition.
J’ai foi en la justice et en la liberté de la France. Lorsqu’il s’agit de
poursuivre le mensonge et la calomnie.
L’attention du monde entier se porte sur ce procès, l’attention aussi bien
des amis que des ennemis de la liberté, de l’équité et de la justice.
Ce sera à vous de décider où se trouvent les forces du mal et où se
trouvent celles de la vérité.
M. BOROWSKY (traducteur). — Monsieur le Président, permettez-moi
de relever quelques omissions et quelques inexactitudes de la traduction.
Le traducteur, notamment en parlant de l’utilisation par les journaux
allemands…, a sauté cette phrase : « Les journaux allemands n’ont retenu que
ce qui leur était favorable. » Le traducteur a dit : « … ont déformé des
parties… » Il y avait également le mot « déformé » mais il y avait aussi le
membre de phrase « ont retenu ce qui leur était favorable ».
e
M IZARD. — Le texte est écrit et en fera foi.
M. BOROWSKY (traducteur). — Le traducteur a dit : « l’activité
antisoviétique, c’est le but même de ma vie », mais je crois que
M. Kravchenko avait dit : « … c’est le but de toute ma vie ».
Ensuite, systématiquement, le traducteur a dit : « Mon livre a quelque
influence, mon livre a quelque succès », alors que M. Kravchenko a dit
systématiquement : « … a une influence énorme, un succès sans précédent ».
D’autre part, au début, le traducteur a dit : « Ce n’est pas moi, au fond,
qui ai pris cette décision », alors que le mot textuel était « … » [en russe],
c’est-à-dire : « Cette décision n’a pas été prise par moi personnellement… »,
à savoir de quitter l’Union soviétique.
Le PRÉSIDENT. — Ce sont les seules erreurs ?
M. BOROWSKY. — Oui, sauf des erreurs secondaires. Par exemple,
M. Kravchenko n’a pas su prononcer convenablement les mots « le rideau de
fer », il s’est alors embrouillé dans son texte, et alors le traducteur l’a sauté.
Le PRÉSIDENT. — Comment a-t-il dit ?
M. BOROWSKY. — M. Kravchenko a dit : « … » [en russe] alors qu’il
fallait dire « … ».
Le fait est que le traducteur n’a pas bien compris de quoi il s’agissait.
Le PRÉSIDENT. — Vous reconnaissez que vous avez commis ces trois
ou quatre petites erreurs ?
M. ANDRONIKOF (traducteur). — Si on fait le procès de ma traduction,
je pourrais vous citer d’autres erreurs que j’ai pu faire, car on en fait toujours
dans les interprétations, mais je crois pouvoir affirmer que je n’ai fait aucune
erreur de substance, de fond.
Le PRÉSIDENT. — Vous êtes bien d’accord ?
Monsieur Morgan, avez-vous quelque déclaration à faire ?
M. MORGAN. — Oui, et je vous demanderai la permission de la lire, car
je suis écrivain et j’ai quelque difficulté à m’exprimer sans mon texte.
[…]
Et chacun sait que le régime qui était remplacé par le régime soviétique
d’illégalité et de violences était un régime de légalité et de douceur, c’était le
régime que les nazis avaient imposé à la Russie occupée.
Je pense bien que ce fut une aubaine pour la propagande nazie que la
déclaration de Kravchenko au New York Times. Aussi n’a-t-elle pas omis de
s’en servir.
Nous avons lu, et le tribunal a dans notre dossier, la Pariser Zeitung, le
Voelkischer Beobachter, sans parler des Nouveaux Temps et de toute la
presse collaborationniste, sans parler de la radio. Oui, sans doute,
Kravchenko dit que les Allemands se sont servis de ces textes en ne prenant
que ce qui leur était favorable. C’est possible. Je n’ai, quant à moi, et je ne
dirai pas que c’est à mon honneur parce que c’est vraiment la moindre des
choses, pas écrit une ligne dans la presse clandestine qui puisse être utilisée
par les Allemands. Je n’ai pas, ni Claude Morgan, ni aucun de nous, ai-je
besoin de le dire, écrit une phrase dont aient pu se servir les ennemis de mon
pays soit pour diviser les Français, soit pour diviser les Alliés.
Et que pouvait souhaiter de mieux Goebbels qu’une déclaration faite, non
pas certes dans un pays occupé où l’opinion pouvait être considérée à juste
titre comme soumise aux nazis, mais dans un pays libre en guerre avec
l’Allemagne ? Était-il meilleure propagande à choisir par les partisans des
nazis et par les nazis eux-mêmes que celle dont Kravchenko leur donnait
l’occasion ?
Avais-je tort de dire : ennemi de mon pays, imaginant que la position
prise par Kravchenko et les arguments qu’il développait alors aient eu sur le
gouvernement du président Roosevelt une influence beaucoup plus grande
qu’elle n’a eue ? Les armées américaines n’ont débarqué que plusieurs mois
plus tard en France. Si l’on imagine qu’épouvanté par les révélations que
faisait un personnage aussi important que Kravchenko le gouvernement
américain eût hésité à maintenir son alliance avec l’Union soviétique, alors
toute la liberté de l’Europe était remise en question et la liberté de la France
en particulier.
Je rends hommage aux soldats américains qui sont morts pour la
libération de la France dans la dernière phase de la guerre, mais je dis que ces
soldats américains sont morts pour la libération de la France malgré
Kravchenko.
Or, en avril 1944, que nous fussions partisans de la liberté ou de la liberté
d’entreprise, nous étions tous d’accord pour nous opposer ensemble – et c’est
l’honneur des Lettres françaises d’avoir réalisé cette unanimité –, pour nous
opposer ensemble à quiconque divisait nos alliés ou divisait les Français.
J’ajouterai, Messieurs, que j’avais une raison supplémentaire, à l’égard de
mes compagnons de la Résistance, d’écrire cet article, et je la trouve dans un
passage du livre que M. le président a lu, du reste, tout à l’heure, mais que je
demande l’autorisation au tribunal de lui faire réentendre :
e
M IZARD. — Il a choisi son parti contre son pays !…
M. ANDRÉ WURMSER. — Il a pris le poste que son parti lui a désigné.
Il n’a pas été un otage de la Cinquième colonne, il a obéi à son parti, et son
parti ne donnait pas, là, un ordre de désertion générale. Laissez-moi vous
dire, Monsieur le Président, que cela se serait vu, et qu’il y a un nombre
beaucoup trop considérable de communistes qui ont combattu l’invasion
hitlérienne et qui ont été, à ce propos, cités à l’ordre de l’armée.
e
M IZARD. — « Trop considérable » ?… Vous le regrettez ? Vous dites
qu’il y a un nombre trop considérable ?
M. ANDRÉ WURMSER. — Laissez-moi finir ma phrase. Vous me faites
dire une grossièreté.
Non, il y a un nombre beaucoup trop considérable de communistes qui
sont tombés dans les combats de 1939-1940 pour gagner le droit de supposer
un instant que la décision prise par le parti communiste français en ce qui
concernait la sécurité générale pût être un mot d’ordre donné à une fraction
importante de l’opinion française. Quant à Maurice Thorez, ayant évité qu’il
ait le sort qu’ont connu tant d’autres députés communistes français,
emprisonnés par la Cinquième colonne, vous oubliez cela, maître, le parti
communiste a retiré un otage des mains de la Cinquième colonne pour donner
l’un de ses meilleurs chefs à la Résistance française.
e
M IZARD. — Oui, c’est cela : à Radio-Moscou !…
M. ANDRÉ WURMSER. — Parfaitement !… J’estime que M. Maurice
Thorez, à Moscou, comme le général de Gaulle à Londres ont appuyé la
Résistance française, et qu’à ce moment-là, mon cher maître, votre client était
bien dans un pays allié, mais non pour soutenir la cause de son propre pays,
mais pour la combattre !…
e
M IZARD. — Il a déjà répondu qu’il était dans les tranchées, dans la
neige, quand M. Thorez était à la radio de Moscou.
M. ANDRÉ WURMSER. — Nous vérifierons cela, si vous voulez bien,
dans quelques jours.
e
M IZARD. — En Russie soviétique ?…
M. ANDRÉ WURMSER. — Non, ici même.
e
M JOË NORDMANN. — Je vous demande la permission de dire un
mot.
e
M Izard vient de poser une question à laquelle je dois dire que, pour ma
part, je m’attendais. M. Kravchenko a cru pouvoir faire, à Paris, une
conférence de presse. Il a lancé la même attaque, le même outrage, au cours
de cette conférence de presse. Mais M. Kravchenko n’est plus, aujourd’hui,
devant les Actualités Paramount, il est devant la justice française. Il met en
cause, car c’est lui qui plaide ici, l’ancien vice-président du gouvernement de
la République française. Si M. Maurice Thorez n’était pas un patriote, il n’eût
pas été appelé à partager les responsabilités gouvernementales par les quatre
présidents du gouvernement qui se sont succédé après la Libération, et, pour
commencer, par le général de Gaulle. J’ajoute que, voulant oublier, une
seconde, que M. Kravchenko est dans cette salle, je m’adresserai au tribunal,
je répondrai une fois de plus à cet outrage et à cette diversion, car on
comprend trop bien que la partie adverse, dans un tel procès, cherche la
diversion. Nous sommes en 1939. Le gouvernement, les hommes qui ont la
charge des affaires du pays ne se donnent pas le but d’unir les Français pour
lutter contre l’agression qui se prépare : ils s’efforcent d’affaiblir la force de
la résistance de la France à l’hitlérisme, et cette politique, intérieure et
extérieure, est systématique. Je réponds à votre question…
e
M IZARD. — C’est vous qui répondez. J’avais un souffleur, et vous
avez un interprète !…
e
M JOË NORDMANN. — Je suis avocat, et je plaide, et je parle.
e
M IZARD. — C’est ce que je vous reproche en ce moment.
e
M JOË NORDMANN. — M. Georges Bonnet est alors ministre des
Affaires étrangères de la République, M. André Wurmser, tout à l’heure, l’a
rappelé très succinctement, et le 2 juillet 1939, M. Georges Bonnet, au cours
d’un entretien avec l’ambassadeur d’Allemagne, promet de mettre les
communistes à la raison. J’ai lu ceci alors que j’étais au front, mobilisé, dans
le Livre jaune qui fut publié pendant la guerre. Cette politique que
M. Georges Bonnet avait promis de faire, il l’a menée, et le gouvernement
dont il faisait partie, dont il a continué à faire partie pendant la guerre, l’a
menée dès la mobilisation française. À ce moment, L’Humanité est interdite,
la presse communiste…
e
M IZARD. — Pourquoi ?…
e
M JOË NORDMANN. — … la presse communiste est interdite…
e
M IZARD. — Pourquoi ?…
e
M JOË NORDMANN. — … et lorsque la guerre est déclarée…
e
M IZARD. — Comme cela ?… Sans raison ?…
e
M JOË NORDMANN. — Les dirigeants et les membres du parti
communiste, conscients de leurs responsabilités et répondant à l’ordre de
mobilisation qu’ils ont reçu, se rendent – tous ceux qui sont mobilisables – à
leur poste de combat, y compris le secrétaire général du parti, M. Maurice
Thorez. Cependant les permanences communistes sont saccagées, les élus
communistes chassés des mairies, les militants communistes sont
emprisonnés, et, pour commencer, le député Quinet, qui s’illustrera à sa sortie
de prison dans la Résistance française. Le 26 septembre 1939, le
gouvernement, dont M. Bonnet est l’un des dirigeants, prend un décret qui
met le parti communiste hors la loi, qui frappe d’interdit les organisations
communistes. Alors que commencent les opérations de la « drôle de guerre ».
Nous étions entrés en guerre, nous disait-on, pour sauver la Pologne, et
moi qui suis…
e
M IZARD. — Vous avez de l’audace !…
e
M JOË NORDMANN. — Et moi qui suis, ici, avocat, mais citoyen
mobilisé comme les hommes de mon âge, je me suis trouvé à la frontière ; je
n’ai pas assisté à des actions militaires pour soulager la Pologne, et je
rappelle ici des souvenirs qui sont communs à tous les Français : rien n’a été
fait, à ce moment, pour lutter contre l’Allemagne hitlérienne ; rien n’a été fait
pour sauver la Pologne du désastre imminent.
Mais le gouvernement mène sa guerre à lui, la guerre intérieure, la guerre
contre le parti communiste ; il prépare les fournées qui vont alimenter,
quelques mois plus tard, les pelotons d’exécution et les camps de l’ennemi.
C’est alors que M. Maurice Thorez, se conformant à la décision prise par la
direction de son parti, se met à la tête de ses camarades persécutés, traqués, et
qui mènent, tous ensemble, le combat contre les « Munichois » – vous vous
en souvenez, maître Izard ?… –, contre les Georges Bonnet, contre tous ceux
qui allaient devenir les traîtres de 1940. Ainsi, à la tête de ce parti, partageant
tous les dangers des membres traqués et clandestins de ce parti, M. Maurice
Thorez, comme toujours, fidèle à son devoir, prépare la Résistance française,
et c’est lui, le 20 juillet 1940, qui signe, avec M. Jacques Duclos, l’appel
historique à la Résistance, l’appel qui fut lancé sur le sol français par les
dirigeants politiques qui se trouvaient en France même, et pendant la guerre,
tous ces patriotes communistes – oui, qui dit communiste dit patriote – tous
ces patriotes communistes…
e
M IZARD. — Surtout en 1939 !…
e
M JOË NORDMANN. — … vont lutter, à l’appel de leur parti comme
de leur conscience qui ne feront qu’un. Ils vont lutter, dès juillet 1940, contre
l’ennemi. Des milliers sont partis, et des milliers sont fusillés. Dès
octobre 1940, M. Fernand Grenier, que vous allez entendre à cette barre, est
arrêté et jeté dans le camp de Chateaubriand d’où il s’évadera. Et
M. Decourdemanche – notre cher Jacques Decour !… –, répondant à l’appel
de Maurice Thorez, prépare la résistance littéraire. Il fonde, dès mai 1941, le
Front national des écrivains. Il commence des publications dès octobre 1940,
Claude Morgan, n’est-il pas vrai ? Pierre Daix, le rédacteur en chef des
Lettres françaises, dès novembre 1940, est avec les étudiants à l’Étoile,
manifestant sous les balles.
Oui, voilà les communistes !… Voilà les communistes en 1940, maître
Izard !…
e
M IZARD. — Je vais en parler !…
e
M JOË NORDMANN. — … et ils répondent tous à l’appel du secrétaire
général de leur parti, de celui dont l’exemple et les enseignements les
guideront pendant toute la guerre, Maurice Thorez. C’est pourquoi – et j’en ai
terminé avec cette intervention –, c’est pourquoi nous ne tolérons pas que
quiconque, et moins que quiconque : un étranger, vienne ici donner des
leçons de patriotisme à des Français qui défendaient non pas leur cause
personnelle, mais la cause de tous leurs camarades qui sont morts, et
lorsqu’on outrage le secrétaire général du parti communiste, on outrage à la
fois tous ceux qui sont morts pour leur patrie, pendant la guerre, qui ont été
arrêtés dès juillet et octobre 1940, pour la patrie, et on outrage aussi – je dois,
Messieurs, tout de même l’ajouter –, on outrage aussi tous les Français qui
font confiance au parti communiste français dont le secrétaire général est
M. Maurice Thorez.
Ils représentent le tiers de l’opinion française, un tiers de la Nation
française, n’en déplaise à M. Kravchenko, et je ne crois pas qu’il soit décent,
je ne crois même pas qu’il soit admissible, que M. Kravchenko, par la voix de
quiconque, vienne ici donner des leçons à la Nation française. Il a engagé un
procès en diffamation : qu’il fasse son procès, qu’il apporte donc, lui, sa
contre-preuve, parce que, notre preuve, nous l’apportons, et nous
l’apporterons surabondamment. Qu’il apporte sa contre-preuve, qu’il ne fasse
pas de diversions politiques, quand il se sent en danger, quand il se sent
menacé, ou quand il a perdu une manche de son procès, mais qu’il
s’abstienne tout de même de mettre en cause et d’outrager un homme
politique, secrétaire général du plus grand parti français, et qu’il s’abstienne
d’outrager, par la personne de Maurice Thorez, un tiers de la Nation
française.
e
M IZARD. — Je ne demande que quelques nuances, et je voudrais en
terminer avec cet incident.
e
M JOË NORDMANN. — Il est terminé.
e
M IZARD. — Je m’attendais à ce morceau de bravoure…
e
M JOË NORDMANN. — Ce morceau de bravoure a été écrit avec du
sang, entre 1940 et 1944.
e
M IZARD. — Eh bien, permettez-moi de vous dire qu’en 1939, quand la
Russie a abandonné, quand M. Maurice Thorez, après quatre ans de
propagande patriotique…
e
M JOË NORDMANN. — Avait aussi abandonné : M. Georges
Bonnet !…
e
M IZARD. — … quelques jours après avoir dit à la tribune de la
Chambre : « Le parti communiste tout entier, moi-même, nous serons au
premier rang, nous nous ferons tuer… », quand on l’a vu disparaître, est-ce
qu’il n’y avait pas de sang ?… Est-ce que la France ne souffrait pas ?… Et
j’entends, avec cette espèce…
e
M JOË NORDMANN. — Il y avait le sang des communistes qui se sont
fait tuer au front.
e
M IZARD. — … avec cette prodigieuse capacité de déformer la vérité,
la partie adverse qui vient dire : « Comment ?… Ce sont les anticommunistes
qui ont permis qu’on prenne la Pologne !… » Alors que c’est la Russie
soviétique qui s’était entendue avec l’Allemagne hitlérienne pour la
partager !…
J’entends dire : « C’est abominable d’avoir fait quoi que ce soit aux
députés communistes en 1939… » Sans qu’on dise un mot, Messieurs, des
raisons véritables !… Pourquoi ont-ils approuvé, à ce moment, le pacte russo-
hitlérien ?… Pourquoi, à ce moment, ont-ils dit : « Tout ce que nous avions
dit au peuple français depuis quatre ans, nous le renions… » ? Pourquoi ont-
ils dit : « Les décisions de nos congrès que nous ne consultons pas, nous les
renions sur un ordre… » ? Et vous venez dire que M. Kravchenko n’a pas le
droit de parler de cet homme sacro-saint qu’est Maurice Thorez, ou de
n’importe lequel des grands pontifes du Parti, parce qu’il est un étranger ?…
Mais lorsque les neuf partis du Kominform se réunissent à Varsovie…
e
M JOË NORDMANN. — Et non dans une chambre correctionnelle
française !…
e
M IZARD. — … lorsque des étrangers se prononcent sur la France,
lorsqu’ils parlent de traîtres, qu’ils les nomment, qui attaquent-ils ?… Avec
l’accord des communistes français, des étrangers déclarent, par des
documents qui sont répandus en France, par les communistes, qu’un certain
nombre d’hommes politiques français, parmi les plus éminents, sont de
vulgaires traîtres, et je démontrerai jusqu’où ces menaces, jusqu’où ces
accusations peuvent aller. Alors, je voudrais bien qu’on ne falsifie pas
l’histoire !…
Nous connaissons cette défense, nous connaissons ce que vous plaidez
sur Marty, sur Maurice Thorez. Nous aurons l’occasion d’y revenir s’il nous
plaît d’y revenir, et si le tribunal ne nous l’interdit pas. Mais je voulais, ce
soir, qu’on ne prétende pas, comme on l’a fait tout à l’heure, de la part des
Lettres françaises, être le journal de la Résistance, le parti de la Résistance…
e
M JOË NORDMANN. — Comment ?…
e
M IZARD. — … Une partie de la Résistance vous a quittés, et vous le
savez : on a été obligé de se scinder. M. Paulhan lui-même – et je vous citerai
le texte…
M. CLAUDE MORGAN. — Là, je vous répondrai !…
e
M IZARD. — … a déclaré que Les Lettres françaises étaient un journal
de menteurs. Ce n’est pas moi qui le dis, c’est lui…
M. CLAUDE MORGAN. — C’est une autre histoire : vous confondez la
clandestinité et ce qui s’est passé après.
e
M IZARD. — François Mauriac était avec vous : il vous a quittés…
M. CLAUDE MORGAN. — Ce sont des questions insidieuses : vous
mélangez tout.
e
M IZARD. — Je connais aussi bien que vous l’histoire, et la raconterai,
cette histoire où on a essayé de mettre le sang, les larmes, l’héroïsme et le
patriotisme d’un côté, et une histoire dont nous avons assez !… Nous en
avons assez de cette forfanterie, et ce procès contribuera à la faire
disparaître !…
e
M JOË NORDMANN. — […] Je prends acte de ce que ce procès est un
procès fait à 35 % de la population et de la Nation françaises. La
démonstration vient de nous en être donnée d’une façon spectaculaire, mais
nous veillerons à ce qu’on fasse ici le procès de M. Kravchenko, de son livre,
de ses mensonges et de sa trahison.
(Fin de l’audience.)
[Le 25, le président Durkheim décide de procéder à l’audition des
témoins, qui se déroulera sur plusieurs semaines jusqu’au 7 mars 1949. Deux
dépositions, parmi les plus fortes et les plus substantielles, ont été retenues
ici, émanant, pour l’une, d’un témoin de Kravchenko – Margarete Buber-
Neumann (le 23 février 1949) – et, pour l’autre, d’un témoin des Lettres
françaises – Frédéric Joliot-Curie (le 7 mars 1949).]
[…]
e
M NORDMANN. — Le témoin a été à Ravensbrück jusqu’à quelle
date ?…
Jusqu’à la libération du camp ?…
Mme BUBER-NEUMANN (interprétation). — Jusqu’à la libération.
e
M NORDMANN. — C’était en avril 1945. Combien restait-il de
détenues à Ravensbrück, en avril 1945 ?…
Mme BUBER-NEUMANN. — Qui restaient, qui survivaient ?
e
M NORDMANN. — Combien étaient en vie en avril 1945 à peu
près ?… Je vais répondre pour elle, parce que nous serons d’accord…
e
M HEISZMANN. — Non !…
e
M NORDMANN. — Environ 20 000. Il restait 20 000 femmes à
Ravensbrück en avril 1945.
Mme BUBER-NEUMANN. — Environ 30 000.
e
M NORDMANN. — Environ 30 000. Si le camp de Ravensbrück avait
été libéré six mois plus tard, pensez-vous que des femmes seraient restées
encore en vie ?…
Mme BUBER-NEUMANN. — Non.
e
M NORDMANN. — Qui a libéré Ravensbrück ?…
Mme BUBER-NEUMANN. — Qui a libéré ?…
e
M NORDMANN. — Quelle armée ?…
Mme BUBER-NEUMANN. — Les Russes.
e
M NORDMANN. — L’Armée rouge. Je n’ai aucune autre question à
poser au témoin.
(Manifestations dans la salle.)
e
M IZARD. — Elle a livré le témoin !…
e
M NORDMANN. — … le témoin dont le nom nous a été donné il y a
e
deux jours par M Izard, nous ne savons pas qui elle est.
e
M IZARD. — En effet, elle a publié un livre dans le monde entier !…
e
M NORDMANN. — Nous savons une seule chose : c’est que son mari,
Heinz Neumann, est généralement maudit par les antifascistes allemands. Je
suis obligé de le lui dire – et je m’en excuse – parce qu’elle est à cette barre :
il est généralement maudit comme l’un des responsables de l’avènement du
régime hitlérien. Je regrette de le dire, c’est la vérité, c’est l’opinion de la
plupart des antinazistes…
e
M IZARD. — Un communiste et un juif livrés à la Gestapo.
e
M NORDMANN. — … et cette femme vient parler contre le pays grâce
auquel 30 000 femmes de toutes nationalités…
e
M IZARD. — Grâce auquel elle a passé quatre ans, maître Nordmann,
c’est scandaleux, le pays grâce auquel elle a passé quatre ans à
Ravensbrück !…
e
M HEISZMANN. — Et qui l’a livrée à la Gestapo !…
e
M BLUMEL. — Le gouvernement français n’a pas livré les socialistes
allemands à la Gestapo ?… Et Peyrouton a été acquitté par la Haute Cour !…
e
M IZARD. — Jolie comparaison !…
e
M HEISZMANN. — Il est normal qu’on traduise au témoin ce que vient
e
de dire M Nordmann.
e
M NORDMANN. — Elle l’a compris.
e
M HEISZMANN. — Permettez !… Il est préférable qu’on traduise.
e
M NORDMANN. — Je m’excuse de dire cela devant elle. Je ne l’aurais
pas dit si elle n’avait pas été citée comme témoin.
e
M IZARD. — Évidemment !… Si elle n’avait pas été livrée non plus.
Mme BUBER-NEUMANN (interprétation de M. Friedmann). — Ce sont
probablement les partisans de Staline qui le haïssent, parce qu’ils ont reçu
l’ordre de le haïr.
e
M NORDMANN. — J’ai une seule question à poser encore au témoin.
Elle est ici témoin de M. Kravchenko. M. Kravchenko a publié, en
avril 1944, aux États-Unis, une interview destinée à dissocier les États-Unis
de l’Union soviétique, et cette interview…
e
M IZARD. — Nous le voyons !…
e
M NORDMANN. — … et cette interview a été commentée par la presse
allemande, par des journaux que le témoin connaît : le Voelkischer
Beobachter, la Pariser Zeitung, le Das Reich, dans des termes que le témoin
peut accueillir avec des cris de triomphe.
Si Kravchenko, pour lequel elle témoigne, avait été entendu par l’opinion
publique américaine, l’Armée rouge n’aurait pas pu délivrer Ravensbrück,
parce que l’effort de guerre des Alliés en aurait été amoindri, parce que les
Alliés auraient été divisés, et c’est parce que M. Kravchenko n’a pas été
entendu que vous êtes en vie, Madame, et que 30 000 de vos camarades sont
en vie. Voilà la mauvaise besogne que vous venez faire ici !…
e
M IZARD. — Si M. Kravchenko avait été entendu, cette femme n’aurait
pas passé cinq ans, livrée par le NKVD à la Gestapo allemande, dans l’enfer
de Ravensbrück.
M. WURMSER. — Quand est-ce que Kravchenko avait dit cela ?…
M. FRIEDMANN. — Le témoin vient de me faire connaître qu’il a
e
compris l’intervention de M Nordmann et voudrait dire quelques mots.
Mme BUBER-NEUMANN (interprétation de M. Friedmann). — J’ai
quelque chose à ajouter à ce qui vient d’être dit. […] Lorsque j’arrivai au
camp de Ravensbrück, j’avais naturellement parlé de ce que j’avais dû subir
en Russie soviétique, après avoir pris contact avec des communistes
allemands et des communistes tchèques. Pour cette raison, les communistes
allemands et les communistes tchèques m’ont haïe et pourchassée pendant le
temps que j’ai dû passer dans ce camp de concentration, et ils m’ont menacée
que, dès la fin de la guerre, si les troupes soviétiques venaient à libérer le
camp, je serais arrêtée et livrée aux troupes soviétiques pour être conduite en
Russie.
e
M NORDMANN. — Mais ce sont les troupes soviétiques qui l’ont
libérée. Elle tente de jeter de la boue sur ses camarades.
e
M HEISZMANN. — C’est vous qui jetez de la boue, en ce moment.
Le PRÉSIDENT. — Ce qui est important dans sa déposition, semble-t-il,
c’est le fait suivant : elle prétend, à tort ou à raison, vous pouvez discuter
l’affaire, qu’elle a été livrée par la Russie aux nazis allemands.
e
M NORDMANN. — Elle a également prétendu que Staline souhaitait
l’avènement du national-socialisme en Allemagne, en 1931. Nous sommes en
droit de croire que toute sa déposition est entachée de suspicion.
e
M IZARD. — Elle est connue dans le monde entier et comment elle a été
arrêtée, je comprends que vous en soyez épouvanté vous-même, mais elle est
là !
[…]
Impressions dominantes.
Cela semble un autre tableau que celui qui est décrit dans le livre J’ai
choisi la liberté !…
Ensuite, nous trouvons :
Et je lirai :
er
(5 septembre-1 octobre 1960)
e
M OUSSEDIK. — Si l’on veut que tout ceci ait un sens pour mon client,
Aliane Hamimi, qui ne parle pas français, peut-être serait-il bon de lui
traduire ce qui vient d’être dit. Mais, avant que M. l’interprète officie, je
voudrais que vous lui posiez la question suivante : s’il parle et s’il comprend
l’arabe littéraire. Je dis bien littéraire, car Aliane ne parle pas l’arabe
dialectal, et, tout à l’heure, j’ai remarqué que M. l’interprète était embarrassé
pour traduire.
Le PRÉSIDENT. — Le tribunal appréciera, s’il est gêné.
e
M OUSSEDIK. — Monsieur le Président, le tribunal ne peut pas
apprécier : il n’est pas diplômé d’arabe.
e
M VERGÈS. — Est-ce que l’interprète peut traduire maintenant ce que
les deux greffiers ont lu depuis deux heures ? Si on veut juger M. Aliane,
encore faut-il que M. Aliane, comme tout Français à part entière, comprenne
exactement ce qu’on veut de lui.
Le PRÉSIDENT. — Parfaitement. Monsieur l’interprète, il faut que vous
traduisiez à tous ces gens-là les faits retenus à leur charge.
e
M OUSSEDIK. — Mais voulez-vous me donner acte de ce que
l’interprète ne peut pas traduire en arabe littéraire ?
Le PRÉSIDENT. — Qu’est-ce qu’on entend par arabe littéraire ?
e
M VERGÈS. — Un arabe qui n’est pas dialectal, Monsieur le Président.
e
M OUSSEDIK. — Je voudrais qu’il me soit donné acte que
M. l’interprète a traduit tout à l’heure les questions que vous avez posées à
Aliane sans parler la même langue qu’Aliane, et qu’il vous a néanmoins
répondu.
L’INTERPRÈTE. — C’est vrai, je ne comprends pas…
e
M OUSSEDIK. — Monsieur le Président, donnez-moi acte de ce qu’un
interprète a officié à l’égard d’Aliane pendant deux heures et qu’il vient de se
récuser à l’instant. C’est tout !
Le PRÉSIDENT. — Le tribunal décide de continuer à procéder à l’appel
des témoins ; ensuite, sur les « donner acte » sollicités, après une suspension
de séance…
e
M VERGÈS. — Comment voulez-vous que notre client et nous-mêmes
puissions intervenir sur cette question de témoins si notre client ne sait pas de
quoi il s’agit ?
[Après une suspension, le tribunal prend la décision de repousser les
demandes des défenseurs, qui se lèvent pour marquer leur protestation.]
e
M VERGÈS. — Il est bien évident qu’il existe des ressemblances entre
l’arabe littéraire et l’arabe dialectal, comme il existe des ressemblances entre
les différentes langues romanes, mais je ne crois pas que quelqu’un parlant
français puisse faire traduire des textes allemands par un interprète roumain !
Le PRÉSIDENT. — Le tribunal a décidé !… Je vous adjure, Messieurs,
de ne point parler tous ensemble. Il y a beaucoup trop d’hilarité dans ce
débat, qui est grave et ne me paraît pas inciter à la réjouissance. Ce n’est pas
un marché, ici !
e
M LIKIER. — Monsieur le Président, même si vous admettez que celui
qui comprend et parle l’arabe littéraire comprend l’arabe dialectal, c’est-à-
dire l’arabe irakien, l’arabe marocain, etc., tous indifféremment, cela ne veut
pas dire que celui qui ne parle qu’un dialecte comprenne l’arabe littéraire. Par
conséquent, il ne peut pas comprendre les réponses qui sont faites et ne peut
donc les traduire valablement. Or, c’est le cas de l’interprète, qui vient de
vous dire qu’il ne parle, lui, que l’arabe dialectal et ne comprend pas l’arabe
littéraire. Alors, comment peut-il traduire les réponses ? C’est l’objet des
conclusions que je dépose à mon tour.
Le PRÉSIDENT (à l’interprète). — Pouvez-vous traduire en langage
dialectal ou kabyle ? Je vous ai chargé de traduire le document que vous avez
sous les yeux en langage arabe dialectal ou kabyle.
(L’interprète ne répond pas.)
e
M OUSSEDIK. — Monsieur le Président, viendrait-il à l’idée du
tribunal d’employer un interprète diplômé en auvergnat pour traduire le
français ?
Le PRÉSIDENT. — Le tribunal n’a pas à répondre à vos questions à
l’heure actuelle. Il donne la parole au ministère public qui va rendre ses
réquisitions.
Le COMMISSAIRE DU GOUVERNEMENT. — Je demande, Monsieur
le Président, qu’il soit passé outre.
Le PRÉSIDENT. — Adoptant les conclusions du ministère public, il est
dit n’y avoir lieu au « donner acte » sollicité.
e
M VERGÈS. — Il eût été équitable de laisser à la défense la parole en
dernier. Elle demande, dans ces conditions, de lui donner acte que vous avez
accepté les réquisitions de M. le commissaire du gouvernement sans qu’elle
ait été à même de s’expliquer sur cette affaire, où le kabyle est assimilé à
l’arabe dialectal et l’arabe dialectal à l’arabe littéraire.
e
M OUSSEDIK. — Je demande qu’il soit donné acte que le président a
répondu à des conclusions de « donner acte » adressées au tribunal.
Le PRÉSIDENT. — Vous avez la parole pour développer vos moyens.
e
M OUSSEDIK. — Je ne peux plus développer mes moyens, pour la
bonne raison que vous avez préjugé. Mon donner acte a été adressé au
tribunal, cela est incontestable. Or, c’est vous qui avez répondu.
e
M VERGÈS. — Puisqu’on prétend appliquer aux Algériens qui sont
dans le box la justice française dans son intégralité, la défense doit se porter
au secours du code de procédure. Ici, tout le monde est d’accord : le mélange
du pouvoir discrétionnaire du président et des pouvoirs du tribunal est une
atteinte grave aux droits de la défense.
Or, la défense a déposé des conclusions écrites adressées au tribunal et le
tribunal a suspendu l’audience. Vous êtes partis, vous êtes revenus et vous,
Monsieur le Président, avez répondu à la place du tribunal aux conclusions
que nous avions déposées, nous, et qui étaient adressées au tribunal ! Or, il
n’était pas nécessaire de réunir les juges…
Le PRÉSIDENT. — Mais personne n’a réuni les juges !
e
M VERGÈS. — … ou de les disperser !
Le PRÉSIDENT. — Le tribunal a suspendu l’audience parce que la salle
est comble, qu’il fait chaud et que les débats avaient été jusqu’à présent assez
pesants, et puis parce qu’il y a des nécessités qui sont impérieuses. Il n’y a
pas d’autre raison.
e
M VERGÈS. — La défense s’incline devant ces nécessités impérieuses,
mais tout de même…
[Après une suspension, le tribunal prend la décision de rejeter les
es
conclusions déposées par M Oussedik et Vergès.]
Le PRÉSIDENT. — Ce jugement que nous venons de rendre, l’interprète
va le traduire immédiatement.
e
M VERGÈS. — Oui, mais ce jugement qui sera traduit en arabe dialectal
à quelqu’un qui parle l’arabe littéraire, vous l’avez rendu sans que mon client
ait été à même, comme le code de procédure l’impose, d’exprimer son
opinion sur la discussion qui avait eu lieu.
La défense vous demande donc de lui donner acte que le tribunal vient de
rentrer avec un jugement, et que ce jugement a été rendu sans que l’accusé
Aliane Hamimi ait eu la parole en dernier pour dire s’il approuvait ou non les
conclusions déposées par la défense.
Le PRÉSIDENT. — Le tribunal donne acte de ce que, sur les conclusions
es
déposées par M Vergès et Oussedik, aucune protestation n’a été exprimée
par leur client.
(Vives protestations de la défense.)
e
M VERGÈS. — Non, non, Monsieur le Président. Il parle l’arabe
littéraire : dites qu’il est resté muet, il ne comprend rien ! On est en train de
juger un homme qui ne comprend rien à ce qui se passe. Il voit des
mouvements de foule, il voit le tribunal se retirer et revenir, ses avocats faire
des mouvements de robe, mais il ne comprend littéralement rien. Et on ne lui
a pas donné la parole !
Le PRÉSIDENT. — Je vous donne acte de ce qu’il n’a pu recevoir la
parole, étant donné la nature des conclusions déposées…
e
M VERGÈS. — Il ne comprend rien et même vous, Monsieur le
Président, le reconnaissez si bien que vous avez renoncé à lui donner la
parole. Dans quelle langue allez-vous lui parler et dans quelle langue va-t-il,
lui, répondre pour être compris de vous ?
Le PRÉSIDENT. — Le tribunal se retire pour statuer sur les conclusions
e
de M Likier.
e
M OUSSEDIK. — Je voudrais savoir ce que notre client pense de ces
conclusions.
Le PRÉSIDENT. — Est-ce qu’il a une observation à faire ?
(Aliane répond en arabe et l’interprète ne peut traduire.)
Le PRÉSIDENT. — Il parle quel langage ? Notez, Monsieur le Greffier,
que, sur les propos proférés par l’inculpé Aliane, l’interprète a déclaré qu’il
n’avait rien compris à ce qu’il avait dit.
[Après une suspension, le tribunal prend la décision de rejeter les
e
conclusions déposées par M Likier.]
Le PRÉSIDENT. — Monsieur l’interprète, traduisez ce jugement.
L’INTERPRÈTE. — Je ne parle pas l’arabe littéraire.
Le PRÉSIDENT. — Traduisez-le en arabe, dans l’arabe dialectal que
vous parlez. Le tribunal a déjà statué sur ce point-là et a admis que ceux qui
parlaient l’arabe littéraire devaient nécessairement comprendre l’arabe
dialectal. Par conséquent, traduisez-le en arabe dialectal.
(L’interprète traduit.)
Le PRÉSIDENT. — Pas de questions ? Ils n’ont pas protesté ?
L’INTERPRÈTE. — Il a dit : « Je n’ai rien compris. »
Le PRÉSIDENT. — Qui ?
L’INTERPRÈTE. — Aliane.
[…]
(L’audience reprend le lendemain, mardi 6 septembre.)
Le PRÉSIDENT. — L’audience est reprise. Avant qu’elle se poursuive,
je dois signaler qu’hier, déjà, j’ai rappelé que les faits qui sont jugés dans
cette enceinte sont graves, douloureux, qu’ils risquent d’apporter à la charge
de leurs auteurs des peines privatives de liberté et qu’il est inadmissible qu’ils
donnent lieu à des manifestations d’hilarité déplacées.
Je préviens donc le public que la moindre perturbation à l’audience sera
sévèrement réprimée par l’expulsion de son auteur ou de ses auteurs et les
sanctions de poursuites que la loi met à ma disposition.
Il est inadmissible que, dans des circonstances où le sang coule sur les
plages algériennes, dans les djebels ou ailleurs, la sérénité de ces débats soit
troublée par des manifestations intempestives. Elles seront réprimées sans
faiblesse.
[Alors, le président, allant à l’encontre des jugements incidents rendus la
veille, fait prêter serment à deux nouveaux interprètes : un interprète d’arabe
littéraire et un interprète de langue kabyle. L’acte d’accusation est traduit.
e
Avant qu’il soit procédé à l’appel des témoins, M Dumas prend la parole.]
e
M DUMAS. — Au début de l’audience, Monsieur le Président, vous
avez rappelé que les tumultes d’hier devaient cesser. Mais vous avez ajouté
aussi que le débat était assez grave, au moment où le sang coulait sur les
plages d’Algérie.
Il n’est jamais très agréable, pour un avocat, de présenter une requête
comme celle que je vais présenter au tribunal sous la forme de conclusions,
mais j’estime qu’en raison même de la gravité que vous avez soulignée il est
indispensable que la lumière soit faite. Je vais demander au tribunal de
récuser son président.
En effet, les clients que je défends ici – quatre tout au moins d’entre
eux – qui sont des Français métropolitains, ont accepté leurs responsabilités.
Ils reconnaissent avoir appartenu au réseau Francis Jeanson et ils
reconnaissent avoir aidé le FLN.
Au moment où s’ouvrent ces débats, il n’est pas admissible pour les
défenseurs de ces accusés que l’on fasse un rapprochement dans l’esprit des
juges qui ne connaissent rien du dossier, il n’est pas admissible que l’on
oriente leur esprit et éventuellement leur jugement en établissant une relation
entre les faits que les accusés reconnaissent, c’est-à-dire l’aide qu’ils ont
apportée au FLN, et les faits qui se sont produits sur les plages d’Algérie.
Vous devez manifester plus d’objectivité, Monsieur le Président, et, au
moment où s’ouvrent ces débats, il n’est pas pensable que l’on fasse ce
rapprochement que vous avez fait entre les attendus, qui sont ce qu’ils sont, et
le sang versé sur les plages d’Algérie.
[Des conclusions tendant à la récusation du président sont déposées par
onze avocats.]
e
M VERGÈS. — On a dit de ces débats, depuis hier, qu’ils tournaient à la
farce. Pourtant, il n’y a jamais eu, depuis hier, qu’un débat de procédure.
Mais, en vérité, la défense, en s’attachant à faire respecter le code, a atteint le
but qu’elle recherchait : faire accoucher une situation absurde de son
absurdité.
Or, l’absurdité initiale est de vouloir traduire devant cette juridiction des
hommes qui se disent algériens, des hommes qu’on poursuit au titre d’atteinte
à la sûreté de l’État, alors qu’en même temps le chef de l’État reconnaît à leur
peuple et leur reconnaît à eux-mêmes le droit de choisir leur destin.
Mais les conclusions qui vous sont proposées maintenant ont une autre
signification. Elles quittent le domaine de la procédure et abordent le
problème du fond. Vous avez, au début de cette séance, Monsieur le
Président, rappelé que des gens mouraient sur des plages d’Algérie. Mais
vous permettrez aux avocats qui sont à cette barre de vous rappeler qu’avant
que des gens meurent sur des plages d’Algérie, quelques jours avant, au
milieu d’un concert de protestations françaises et internationales, un
prisonnier algérien, dont l’avocat n’avait pas été convoqué pour présenter
régulièrement son recours en grâce, est mort à la prison Montluc de Lyon,
tandis que ses amis chantaient des chants patriotiques.
Si vous vouliez rappeler la gravité des faits en Algérie, votre rôle,
Monsieur le Président, pour être impartial, était de rappeler les morts des
deux côtés. Rappelez que des gens meurent sur des plages d’Algérie, certes,
mais rappelez en même temps que, depuis le début de cette guerre, huit cent
mille Algériens sont morts, que des enfants meurent de faim tous les jours
dans les camps de regroupement, qu’il y a eu, au cours de ce qu’on a appelé
la « bataille d’Alger », trois mille disparus, pour la plupart assassinés. La
torture, les disparitions, les massacres de population, il fallait rappeler tout
cela.
[Après avoir été jugées irrecevables, les conclusions sont finalement
déclarées nulles, le tribunal ayant retenu que toute demande de récusation
doit être présentée sous forme de requête au premier président de la cour
d’appel qui, seul, a qualité pour statuer, après avis du procureur général.
L’audience du 8 septembre débute par une prise de parole de la défense.
Celle-ci s’emploie à répondre aux critiques qui lui ont été faites de s’en tenir
à un combat de pure procédure.]
e
M OUSSEDIK. — Ce qui a été écrit, ce qui a été colporté, ce qui a été
dit ne doit pas nous toucher. Mais nous ne pouvons pas nous taire : ce serait
renier la notion que nous nous faisons de la justice.
On nous a dit que, faire de la procédure, c’était insulter le tribunal. Je
m’inscris en faux : car quel est le devoir, quel est le rôle, quelle est la tâche
ingrate d’un défenseur, sinon d’étudier des textes ? On ne peut pas dire qu’un
défenseur injurie le tribunal quand il se bat pied à pied et qu’il refuse de
reculer. Car il sait qu’il est débiteur non seulement envers la société, mais
envers l’homme qui lui a confié son destin.
Que l’homme qui nous critique prenne la place du défenseur qui se lève à
quatre heures et demie du matin pour accompagner Baccouche, pour
accompagner Laklifi. Et, une fois que le sang a jailli, une fois que le
défenseur est reparti, dites-vous qu’il s’interroge et qu’il se dit, au petit jour :
« Je n’ai peut-être pas déposé les dernières conclusions qui auraient pu sauver
cet homme… »
Certes, ce procès est moins grave, mais il a une valeur symbolique. Et,
lorsque des conclusions sont déposées, c’est aussi pour vous démontrer que le
rôle qu’on fait jouer au tribunal et à la défense est indigne d’eux. Comment
voulez-vous appliquer une procédure de droit commun à une situation
extraordinaire ? C’est à vouloir dégager cette absurdité que nous nous
consacrons. Et cela est important. On a dit qu’on refusait d’aborder le fond.
Mais la défense peut attaquer le débat au fond aujourd’hui, car il n’y a pas de
désunion entre les hommes qui sont là.
e
M VERGÈS. — Je voudrais également essayer de replacer la discussion
sur son plan véritable.
On nous a dit que ces débats, jusqu’à maintenant, étaient amers et
superficiels. Ce n’est pas notre avis, à nous qui défendons depuis trois ans des
accusés algériens, à nous qui savons dans quelles conditions, souvent
scandaleuses, des hommes propres, courageux, des hommes pour nous
inoubliables, des patriotes ont été exécutés au petit matin dans les cours des
prisons alors que leurs amis emprisonnés chantaient le chant national de
l’Algérie.
Nous estimons que nous devons nous battre sur la procédure. Et nous
avons des exemples, en Algérie, où une telle bataille, précisément, a été la
condition, et la condition unique, de la sauvegarde de nos clients. C’est à
cause de cette procédure que leur vie a été sauvée. Tandis que, lorsque la
défense, par je ne sais quel respect des règles de la société, s’est inclinée trop
aisément, cela s’est terminé, malgré les interventions de certaines personnes
auprès de certain président de la République, au pied de la guillotine.
Quant à nous, nous ne faisons confiance au cœur de personne. Désignés
par les accusés pour les défendre, nous les défendrons malgré les pressions,
les sollicitations et les menaces.
Or donc, depuis le début de ce procès, la défense a poursuivi un double
but. D’une part, elle a voulu, pendant trois jours de débats de procédure,
montrer, et je crois qu’elle y est parvenue d’une manière irréfutable, que
juger des Algériens aux termes d’une procédure de droit commun était une
absurdité. À travers ces débats linguistiques, ces « donner acte », ces
jugements rendus et rétractés, la défense a fait la preuve qu’elle peut, si elle le
veut – car elle est maîtresse du jeu –, ordonner ce procès comme elle
l’entendra, et le faire durer six mois, pour faire respecter la procédure du droit
commun.
Car ce qu’on vous demande, c’est ceci : c’est condamner, revêtus
d’uniformes et de robes rouges, des hommes qui sont des Algériens, dont la
langue n’est pas le français, dont la religion est l’islam, des hommes qui
1
frissonnent à la fraternité des peuples de Bandoeng , les condamner comme
s’ils étaient des voleurs, des gangsters, des criminels.
Est-ce à dire que nous avons peur du débat sur le fond ? Certes non. Et
cette bataille de procédure, dans l’ordonnancement des débats, ce n’était
qu’un hors-d’œuvre. Le fond, nous l’abordons donc aujourd’hui. Quel est le
problème ? C’est qu’on a arrêté, il y a quelques mois, des Algériens. Et
coupables de quoi ? D’être membres du Front de libération nationale, d’obéir
au gouvernement provisoire de la République algérienne, d’être des résistants
algériens. Ces hommes qui sont dans le box, vous le savez, chacun dans votre
conscience, s’ils n’avaient pas fait ce qu’ils ont fait, seraient simplement
méprisables.
Car les faits sont là. En Algérie, on ne sait pas, à cent mille près, quel est
le chiffre des morts : sept cent mille ou huit cent mille ? huit cent mille morts
pour huit millions de musulmans. Faites la comparaison avec la France :
comment qualifier une pacification menée en France par une puissance
étrangère si elle signifiait la mort de quatre millions de Français ? Jamais, ni
au cours de la Première Guerre mondiale ni au cours de la Deuxième, la
France, dans un conflit, n’a perdu autant de morts, civils ou en uniforme, sur
le champ de bataille ou dans les camps de concentration.
Voilà la vérité. Dans cette situation, quel Algérien bien né aurait pu rester
insensible ? Quel Algérien aurait pu ne pas entendre cet appel de son peuple,
de ses frères en uniforme qui combattent dans les maquis, qui attendent aux
frontières, qui souffrent et qui meurent dans les prisons ?
Donc, la défense a fait la preuve que votre procédure ne s’appliquait pas à
eux : autrement, dans un an, nous serions encore ici.
Sans doute le commissaire du gouvernement s’interroge-t-il beaucoup.
Et, considérant avec mélancolie, dans l’histoire ou ailleurs, nombre de procès
politiques, il se dit : « Comment se fait-il que, depuis sept ans que dure ce
conflit, nous n’ayons pas, nous, accusation, réussi un seul procès politique ? »
C’est une question qui se pose, en effet. Le général Massu, avec la simplicité
militaire qui le caractérise, a même répondu sans hésitation : « C’est à cause
de la procédure. » Et il a supprimé la procédure.
Mais le peu qui nous en reste, à nous, malgré les décrets, malgré les
ordonnances, suffit à vous montrer encore que c’est une tâche impossible. Et
quand il ne resterait plus qu’une page au code de procédure, si elle n’était pas
conforme, dans son application, au cas des Algériens, nous aurions matière à
des semestres de démonstrations. Peut-être fastidieuses, il est vrai, et c’est
pourquoi nous entamons aujourd’hui un débat sur le fond. Nous
recommencerons la procédure quand il le faudra : nous avons le temps, et
vous aussi, si le gouvernement en a moins.
Abordant le débat sur le fond, nous posons donc le problème ainsi :
recouvrer notre indépendance, car s’il en est ainsi, bien des nations
aujourd’hui libres n’auraient pas le droit de l’être et, parmi elles, la France. Je
voudrais bien savoir quelle aurait été la réaction d’un résistant français que
les tribunaux allemands auraient accusé d’atteinte à la sûreté extérieure de
l’État du Reich.
En ma qualité de patriote algérien, je ne reconnais qu’une seule autorité
valable et capable de me demander des comptes, c’est celle du gouvernement
de mon pays. Je refuserai donc de répondre à toutes les questions.
[Suit une discussion entre Haddad Hamada, le président et la défense au
sujet de propos prêtés à l’accusé, suivant lesquels celui-ci aurait dit que les
Français du réseau Jeanson étaient « plus FLN » que lui.]
OULD YOUNÈS. — Comparaître devant un tribunal français n’est pas
pour moi un déshonneur, car, pour un Algérien, cela prouve tout simplement
qu’il a choisi la voie de l’honneur et de la dignité.
De quoi au juste m’accusez-vous ? D’avoir entrepris de soustraire à
l’autorité de la France un territoire soumis à cette autorité. Or, l’autorité et la
souveraineté de la France en Algérie sont basées sur le droit de conquête,
donc le droit du plus fort à un moment donné de l’histoire.
Le chef de l’État français a été contraint de reconnaître au peuple algérien
le droit de disposer de lui-même, donc le droit aussi de se soustraire à
l’autorité de la France.
Vous prétendez me juger. Vous ne pouvez pas le faire, car vous faites
partie de cette armée dite de pacification. Par conséquent, vous êtes partie
dans le conflit qui nous oppose. Or, qui est partie ne peut être juge.
J’ajoute : en tant qu’Algérien, je ne reconnais aucune compétence, sauf
aux lois de mon gouvernement.
[…]
e
M OUSSEDIK. — Monsieur le Président, voulez-vous demander à Ould
Younès ce que le commissaire Gaulet a fait ?
OULD YOUNÈS. — Le 7 janvier dernier, on a arrêté à Marseille un
Algérien porteur d’une enveloppe. Sur cette enveloppe, il y avait l’adresse
d’un ami avec lequel je correspondais. On a mis de côté cette adresse quand
j’ai été arrêté. Quelques jours plus tard, je me trouvais à la Santé, et j’ai
appris qu’Aklit Aïssiou avait été assassiné.
Le PRÉSIDENT. — Qui est le commissaire Gaulet ?
e
M OUSSEDIK. — Celui qui est venu de Marseille.
OULD YOUNÈS. — Il m’a proposé de travailler avec lui. Il m’a dit :
« Je te donnerai le temps que tu veux pour réfléchir. » C’est pour cela qu’on
m’a laissé trois mois isolé à la Santé sans que le juge d’instruction me
demande.
Le PRÉSIDENT. — Cela ne résulte pas du procès-verbal qui est établi.
e
M BENABDALLAH. — Le scellé qui intéresse la défense a disparu.
Cela n’a pas constitué un scellé, c’était un papier portant l’adresse d’Aklit
5
Aïssiou qui a été assassiné par la Main rouge à Bruxelles, quelques jours
après l’arrestation d’Ould Younès.
e
M OUSSEDIK. — Pendant que je rédige un donner acte, je voudrais que
mon confrère Vergès le commente.
e
M VERGÈS. — Je voudrais demander à mon client s’il est exact que,
lorsqu’il a été arrêté à Marseille, il était porteur de l’adresse de M. Aklit
Aïssiou, étudiant en médecine à Bruxelles, qui fut tué un matin devant chez
lui, d’après les journaux, par une balle de 9 mm tirée par un revolver
silencieux muni d’un récupérateur de douilles : de la même manière que fut
tué, il y a maintenant un an et demi, notre confrère Ould Aoudia, assassiné,
lui aussi, par une balle de 9 mm tirée par un revolver silencieux muni d’un
récupérateur de douilles.
Cette question intéresse la défense. Si cette adresse a été saisie, et si elle
n’est pas dans les scellés, il y a là un tripatouillage de dossier dont il faudrait
que le tribunal donne acte à la défense et il faudrait que l’on recherche pour
quelle raison la police a subtilisé l’adresse d’un militant du FLN qui ensuite
est mort, nous dirons mystérieusement.
Je voudrais que M. Gaulet, commissaire de police à Marseille, vienne ici
nous expliquer ce que cette fiche est devenue.
e
M OUSSEDIK. — « Donner acte aux concluants de ce que l’inculpé
Ould Younès, interrogé par vos soins, a déclaré qu’il avait été interrogé sur
un document portant le nom et l’adresse d’Aklit Aïssiou par le commissaire
Gaulet.
« Qu’Aklit Aïssiou a été abattu huit jours plus tard dans des conditions
mystérieuses à Bruxelles. »
e
M VERGÈS. — La défense sera dans l’obligation de déposer une plainte
en faux et usage de faux en écritures publiques contre le commissaire Gaulet,
car, quand on saisit un document et qu’on ne le verse pas au dossier, cela
s’appelle un faux.
Le PRÉSIDENT. — C’est une autre affaire. Le tribunal vous refuse le
donner acte que vous sollicitez.
e
M OUSSEDIK. — La Cour suprême appréciera.
[…]
DAKSI ALLAOUA. — Ma qualité de militant au service de la cause
nationale algérienne ne me permet pas de vous dire autre chose que ceci : fils
du peuple algérien, je ne pouvais rester indifférent au drame dans lequel il est
plongé depuis six ans. C’est en toute connaissance de cause et conscient de
mon devoir que j’ai participé à sa lutte libératrice. En conséquence, je
revendique pleinement toutes mes responsabilités. Néanmoins, je réclame le
statut de prisonnier de guerre conformément aux conventions de Genève que
mon gouvernement vient de ratifier, et auxquelles la France a d’ailleurs
souscrit.
Quant au titre de soldat français dont on essaie de m’affubler, je tiens à
préciser, aussi paradoxal que cela puisse paraître, que c’est sur ordre de
l’Armée de libération nationale que j’ai été incorporé dans l’armée française.
Cela, dans un double but : apprendre le maniement des armes et la noyauter,
le moment opportun.
Le PRÉSIDENT. — On ne peut pas vous reprocher de ne pas être franc.
Vous avez précisé votre rôle. Est-ce que vous avez des questions à poser ?
DAKSI ALLAOUA. — Je tiens également à rendre un hommage
fraternel à ces Français que j’ai connus à Fresnes et qui n’ont cessé de se
dévouer. Ce sont des hommes qui connaissent un autre mot de la langue
française que celui de pacification.
Le PRÉSIDENT. — Messieurs, est-ce que vous avez des questions à
poser ?
e
M VERGÈS. — Non, c’est très clair.
[Le mardi 13 septembre, à la suite d’un incident survenu entre le
e
président Curvelier et M Benabdallah au sujet de France Binard, dont le
président souhaite faire lire à l’audience la déposition devant la DST, il est
procédé à l’interrogatoire des accusés français de métropole.]
FRANCE BINARD. — Je voudrais d’abord vous dire ce qui m’a amenée
à faire ce que j’ai fait puisque, pour avoir appartenu au réseau de soutien du
FLN, on nous accuse aujourd’hui de trahison. Je m’inscris en faux contre
cette accusation !
En aidant le peuple algérien dans sa lutte pour l’indépendance, je n’ai fait
que défendre des principes qu’on m’a appris dès les bancs de l’école à
considérer comme des valeurs françaises. Comme beaucoup d’autres, j’ai
d’abord essayé d’aider le peuple algérien par des moyens légaux. Ils se sont
révélés inefficaces. Les lois soutiennent un régime. Quand un régime change,
les lois changent. Le régime actuel perpétuait la guerre d’Algérie. Je ne
pouvais, en luttant contre cette guerre, que contrevenir à ses lois et, pour moi,
il était urgent d’agir, parce qu’en Algérie la répression se faisait tous les jours
plus violente, au point de devenir un massacre organisé. On rassemblait des
gens dans des camps de regroupement où ils mouraient, où ils meurent encore
de faim, et ce n’est pas une image. La torture était une pratique courante, et
tout cela au nom de la France !
En apportant une aide directe et effective au peuple algérien, je considère
que je luttais aussi contre le danger fasciste qui menaçait mon pays et que je
préservais pour l’avenir l’amitié des peuples français et algérien. Tout ce que
j’ai fait pour participer à cette lutte, je le revendique pleinement.
Le PRÉSIDENT. — Vous reconnaissez la matérialité des actes que vous
avez accomplis ?
FRANCE BINARD. — Certainement.
Le PRÉSIDENT. — Vous en prenez la responsabilité ?
FRANCE BINARD. — Entière.
[Puis France Binard est interrogée sur les faits.]
Le PRÉSIDENT. — Ne trouviez-vous pas drôle de rencontrer Claire
Allard en compagnie d’un Nord-Africain ?
FRANCE BINARD. — Monsieur le Président, j’ai dit que je ne trouvais
jamais curieux de rencontrer un être humain avec un autre être humain, qu’il
soit nord-africain ou chinois ; cela ne faisait pas de différence.
Un JUGE. — Êtes-vous déjà allée en Algérie ?
FRANCE BINARD. — Jamais.
Le COMMISSAIRE DU GOUVERNEMENT. — Je désirerais demander
également à l’inculpée si elle avait eu connaissance ou vu des atrocités de
l’armée ?
FRANCE BINARD. — Monsieur, je crois qu’elles sont notoires.
Le PRÉSIDENT. — Est-ce que la défense a des questions à poser ?
e
M BENABDALLAH. — La question que je voudrais poser à
Mlle Binard est la suivante : il y a une circonstance de sa vie qui la rend
encore beaucoup plus sensible au problème des camps de concentration et des
camps de regroupement.
FRANCE BINARD. — En effet, Monsieur le Président, j’ai perdu huit
personnes de ma famille, dont ma mère, dans les camps nazis.
[Suit une discussion sur le procès-verbal de l’audition de Jacques
Hérold, ex-mari de France Binard, par la DST, un document qui semble
avoir disparu.]
Le PRÉSIDENT. — […] Cuénat Hélène alias Claire Allard, expliquez-
vous sur les faits d’atteinte à la sûreté extérieure de l’État qu’on vous
reproche.
HÉLÈNE CUÉNAT. — Je suis française et c’est en me référant aux
traditions les plus authentiques de mon pays que je me range aux côtés d’un
peuple qui combat pour obtenir son droit imprescriptible à l’indépendance.
Au début de la guerre, j’ai, comme la plupart de mes camarades français,
commencé par participer à des actions légales. J’ai signé des pétitions, j’ai
participé à des meetings, puis il est devenu évident que cette action
n’aboutissait pas. La guerre continuait. Il m’a semblé, à ce moment-là, qu’il
n’y avait plus qu’un seul moyen, c’était de se ranger aux côtés d’un peuple
qui luttait contre le colonialisme.
On dit qu’en agissant de la sorte nous alimentons la guerre, que nous
tirons dans le dos des jeunes Français qui combattent en Algérie. C’est un
argument moral auquel nous avons tous réfléchi mais qui ne m’a pas paru
soutenable. En effet, il est trop facile de dire que ceux qui se prononcent pour
l’indépendance sont des traîtres. Aujourd’hui, de toute façon, nous n’avons
plus le choix. Si je prends le parti de la guerre et de l’extermination du peuple
algérien, je trahis la cause de la justice et de l’humanité. Si je prends le parti
de la révolution, je trahis une politique éphémère. Et si je m’abstiens, je me
rends la complice des deux camps à la fois. C’est ainsi qu’aujourd’hui un
Français est obligé de prendre parti.
La guerre dure depuis bientôt six ans. Il n’y aura pas de solution politique
intermédiaire. Même si le GPRA le décidait, ce qui ne peut pas arriver, le
peuple algérien ne le suivrait pas. Il n’y aura pas non plus de solution
militaire. Si elle devait arriver, depuis six ans que cette guerre dure et que la
France a jeté six cent mille hommes dans cette lutte, elle serait déjà
intervenue.
Le PRÉSIDENT. — Ne lisez pas. Il ne faut pas se moquer du tribunal !
HÉLÈNE CUÉNAT. — Monsieur le Président, ce sont des notes.
L’Algérie joue déjà et jouera un rôle de plus en plus important, un rôle de
leader en Afrique. Or, aujourd’hui, qui a encore la confiance du peuple
algérien ? Ce ne sont pas les ultras, ce n’est plus le général de Gaulle. Les
Algériens ne croient plus aux prises de position théoriques et aux discours. Ils
ne font plus confiance qu’à des gens qui, comme nous, les ont réellement
aidés.
C’est ainsi que la cause du peuple français luttant contre le fascisme qui
risque de sortir de la guerre d’Algérie et la cause du peuple algérien qui lutte
pour son indépendance sont identiques. C’est pourquoi c’est une fraternité
véritable qui unit les Français et les Algériens qui sont ensemble dans ce box.
Elle est fondée sur une réelle communauté d’intérêts.
Voilà pourquoi, Monsieur le Président, je me suis engagée dans une
solidarité pratique aux côtés des Algériens.
Le PRÉSIDENT. — Est-ce que vous entendez dire par là que vous les
avez aidés matériellement ?
HÉLÈNE CUÉNAT. — J’entends dire par là que je les ai aidés
matériellement.
Le COMMISSAIRE DU GOUVERNEMENT. — Je désirerais savoir
pendant combien de temps elle est allée en Algérie.
HÉLÈNE CUÉNAT. — Je ne suis jamais allée en Algérie. Je ne vois pas
l’intérêt de cette question.
Le PRÉSIDENT. — La défense a-t-elle des questions à poser ?
e
M VERGÈS. — Oui, Monsieur le Président. Est-ce que l’inculpée
pourrait nous dire si M. Malraux qui a parlé sur l’Algérie y est allé très
souvent ?
HÉLÈNE CUÉNAT. — Je ne crois pas qu’il y soit allé très souvent.
e
M VERGÈS. — Et pourtant, il en a parlé avec éloquence.
Le PRÉSIDENT. — Pas d’autres questions ? Je passe au cas Meier
Gérard. Vous étiez agent de liaison appointé du FLN. Expliquez-vous sur
l’inculpation dont vous êtes l’objet.
GÉRARD MEIER. — Monsieur le Président, je ne crois pas qu’il soit
très important pour vous de savoir quels sont les faits à me reprocher, étant
donné que je revendique pleinement cette action. Si j’avais été arrêté plus tôt,
j’en aurais fait moins ; si j’avais été arrêté plus tard, j’en aurais fait
davantage. Là n’est pas l’essentiel. L’essentiel, et je n’ai pas besoin de notes
pour le dire, l’essentiel c’est qu’un peuple, depuis six ans, est entré en lutte
pour son indépendance.
Dans ce combat, il a montré toutes ses capacités d’organisation, toutes ses
capacités d’hommes dignes, donc responsables, et nous aussi, les jeunes
Français, nous avons conscience d’être responsables du sort que l’on fait à ce
peuple, en menant chez lui cette guerre qui est un génocide.
C’est en refusant de nous associer à ce génocide que nous sommes
devenus coupables vis-à-vis de vous. C’est en refusant de reconnaître dans
les entreprises de l’armée en Algérie le vrai visage de la France, c’est en
essayant de tracer une voie à d’autres jeunes Français que nous avons essayé
de créer ce mouvement dont vous parliez tout à l’heure, Jeune Résistance :
nous le reconnaissons et nous en sommes fiers.
Nous espérons que beaucoup de Français suivront cette voie. Ce procès
est d’ores et déjà un préambule au procès qu’il faudra faire un jour des
nombreuses démissions des générations qui nous ont précédés, des nombreux
abandons des partis de gauche, des trahisons même de certains leaders ; ce
procès, c’est peut-être la dernière chance offerte aux Français de se ressaisir
pour imposer au gouvernement une négociation rapide avec le GPRA.
Le PRÉSIDENT. — Vous ne contestez pas la matérialité du délit
d’atteinte à la sûreté extérieure de l’État relevé à votre encontre ?
GÉRARD MEIER. — Absolument pas.
Le COMMISSAIRE DU GOUVERNEMENT. — Je désirerais savoir
quand et pendant combien de temps Meier est allé en Algérie ?
GÉRARD MEIER. — Je me suis fait sur la guerre d’Algérie, et sur
l’Algérie, une opinion à partir de témoignages qui étaient assez probants, de
gens assez honnêtes pour qu’on puisse leur faire confiance. Je n’ai jamais mis
les pieds en Algérie.
e
M BENABDALLAH. — Est-ce qu’il est nécessaire d’aller en Algérie,
après six années de guerre, et six années de génocide pour employer son
expression, pour se faire une idée de ce qui se passe là-bas ?
GÉRARD MEIER. — Je pense que nous côtoyons depuis assez
longtemps des Algériens en France pour savoir par leur bouche les atrocités
auxquelles ils sont en butte, pour savoir, par leur bouche, l’âpreté de la lutte
qu’on leur livre.
e
M BENABDALLAH. — Deuxième question : est-ce qu’il est nécessaire
d’aller en Algérie pour connaître la véritable face de la guerre ?
GÉRARD MEIER. — Non.
e
M BENABDALLAH. — Est-ce que M. Meier a eu connaissance des
camps de concentration qui existent en France, dont je suis prêt à porter
témoignage puisque j’y suis allé ?
Le PRÉSIDENT. — Je refuse de poser cette question et je vous en donne
acte.
e
M BENABDALLAH. — Est-ce qu’il sait qu’il y a des tortures en
France ?
Le PRÉSIDENT. — Je refuse de poser cette question et je vous en donne
acte.
e
M BENABDALLAH. — Est-ce qu’il sait qu’il y a eu des exécutions
sommaires en France ?
GÉRARD MEIER. — Je le sais. J’ai vu à la prison de Fresnes des
prisonniers qui avaient été torturés et j’ai entendu parler de la façon dont
étaient menés certains procès qui ont abouti à l’exécution de patriotes
algériens.
Le PRÉSIDENT. — Vous avez appris cela de la bouche de ces gens-là ?
GÉRARD MEIER. — Oui.
e
M OUSSEDIK. — Cela permettra à la défense de porter plainte et de
hâter l’instruction de certaines affaires.
e
M DUMAS. — Je voudrais poser une question à Meier, mais auparavant
je me permets de faire remarquer que c’est un débat un peu stérile qui semble
s’engager sur la question des tortures, puisque aussi bien c’est reconnu
officiellement ; il suffit de se reporter aux déclarations des ministres en
exercice pour savoir que depuis que le général de Gaulle est au pouvoir on ne
torture plus en Algérie.
Meier a été militaire. Il a accepté de déserter, c’est une grave
responsabilité. Est-ce qu’il peut nous dire dans quelles conditions – je veux
dire humaines – il a vécu après sa désertion en Suisse ? De quoi il a vécu ?
En effet, voilà l’objet de ma question si vous me permettez de
m’expliquer en deux mots. Vous avez commencé l’interrogatoire en disant :
vous êtes appointé par le FLN. Eh bien, Meier n’a jamais été appointé par le
FLN. Nous nous expliquerons sur ce point. Cinquante mille francs par mois
pour faire ce travail, c’était bon marché.
GÉRARD MEIER. — J’ai travaillé comme fumiste, j’ai travaillé comme
terrassier, j’ai connu des périodes assez longues de chômage. J’ai travaillé sur
des barrages.
e
M VERGÈS. — Ma question est très simple. Meier, avez-vous dit, est
déserteur. J’ai connu, au cours de la guerre, dans les Forces françaises libres,
des déserteurs qui étaient fiers d’avoir déserté l’armée de Vichy et de se
battre pour la liberté de la France. Je voudrais que la question soit posée à
Meier de savoir si, lui aussi, est fier d’avoir déserté une armée dont il
désapprouve les buts.
Le PRÉSIDENT. — Le tribunal refuse de poser la question.
e
M OUSSEDIK. — Tout à l’heure, M. Meier nous a dit qu’il s’était fait
une opinion sur les tortures en Algérie en prenant connaissance des
déclarations dignes de foi qui ont été faites par des personnalités politiques
françaises. Est-ce que, dans ces personnalités politiques françaises, il englobe
M. André Malraux qui a fait des déclarations en ce sens ?
Le PRÉSIDENT. — Je refuse de poser cette question.
e
M OUSSEDIK. — Qu’il m’en soit donné acte.
Le PRÉSIDENT. — Je vous en donne acte. N’abusez pas des questions,
je vais être obligé d’interrompre à nouveau les débats.
e
M VERGÈS. — C’est votre droit.
e
M OUSSEDIK. — Est-ce que M. Meier sait qu’à part trois voyages
éclairs faits par M. Debré, celui-ci n’a jamais mis les pieds en Algérie ?
Le PRÉSIDENT. — Je refuse de poser cette question.
e
M VERGÈS. — M. Meier est-il au courant des tortures en Algérie, non
e
seulement par les déclarations de M. Malraux, ministre de la V République,
mais par celles de M. Michelet, garde des Sceaux ?
Le PRÉSIDENT. — Je refuse de poser cette question.
e
M NICOLE REIN. — M. Meier sait-il que les tribunaux n’aiment pas
entendre parler des tortures ?
Le PRÉSIDENT. — Je refuse de poser la question.
e
M VERGÈS. — M. Meier était mobilisé dans une armée dont un des
généraux s’appelle Massu. Est-ce qu’il a été amené à démissionner pour avoir
lu dans les journaux La stampa et La Croix des déclarations de M. Massu
justifiant la torture ? Ceci a un intérêt.
Le PRÉSIDENT. — Je refuse à nouveau de poser cette question.
e
M VERGÈS. — Quand un homme quitte une armée, sans doute
l’opinion qu’il a du général de cette armée a-t-elle une importance.
Le PRÉSIDENT. — Le tribunal appréciera tout à l’heure à la lumière de
la réponse qu’il a faite.
e
M OUSSEDIK. — Il n’a pas fait de réponse.
[…]
e
M NAHORI. — Je reviens sur cette question de la décision prise par
Meier de déserter. Elle éclaire pour lui, mais aussi pour nos clients, les
raisons profondes qui ont pu le faire agir. Meier était simple soldat, il n’avait
pas la possibilité de démissionner. Mais est-ce qu’un exemple comme celui
de ce général, un des plus jeunes parachutistes de France, le général de La
Bollardière, qui a démissionné de son commandement pour protester contre
les méthodes employées en Algérie, est-ce que cet exemple n’a pas été de
ceux qui ont pu amener Meier à prendre sa décision ?
GÉRARD MEIER. — L’insoumission notoire des officiers supérieurs a
été pour moi décisive.
e
M VERGÈS. — Est-ce que M. Meier, au moment de déserter, n’a pas
pensé à un exemple illustre, au mois de juin 1940, quand un général français
a refusé de servir l’ennemi ?
Le PRÉSIDENT. — Je ne poserai pas cette question.
[…]
e
M VERGÈS. — Je ne sais pas ce que faisaient ceux qui critiquent
aujourd’hui et demandent acte [de ma] déclaration mais, à l’époque, j’ai
rejoint le général de Gaulle et j’estime que son acte en juin 1940 était
parfaitement légitime et doit servir d’exemple, aujourd’hui, les circonstances
ayant changé, à d’autres générations.
Le PRÉSIDENT. — Le tribunal veut bien vous en donner acte, si c’est
exact toutefois.
e
M VERGÈS. — Vous mettez en doute ma parole ?
Le PRÉSIDENT. — Non, véritablement. À l’heure actuelle, dans
l’atmosphère où nous vivons, je peux vous en donner acte.
e
M DUMAS. — Est-ce que Meier pourrait vous dire, sur le plan
politique, quelles sont ses affinités. Je voudrais que, sur ce point, il nous
donne des précisions.
GÉRARD MEIER. — Monsieur le Président, ma seule référence en toute
matière, que ce soit politique ou morale, c’est la religion catholique. Plus
particulièrement, je crois que le seul commandement qui nous soit donné de
façon urgente par la religion catholique, c’est d’aimer notre prochain comme
nous-même pour l’amour de Dieu.
Le PRÉSIDENT. — Notez cette réponse. Cahen Janine ?
JANINE CAHEN. — Monsieur le Président, le délit qui m’est reproché
est celui d’atteinte à la sûreté extérieure de l’État. Je voudrais m’expliquer sur
certains faits.
Dans l’inculpation qui est formulée contre moi, on signale d’abord que
j’ai reçu, l’avant-veille de mon arrestation, la visite de M. …, qui est algérien.
Je le considère surtout comme l’époux d’un de mes anciens professeurs, une
dame née en France.
M. … n’est pas inculpé d’atteinte à la sûreté extérieure de l’État. Il jouit
d’une liberté pleine et entière et, cependant, on me reproche de l’avoir reçu
chez moi.
Ce que je voudrais savoir, c’est pour quel motif on me fait ce reproche.
Est-ce parce qu’il est algérien ? N’a-t-on pas le droit de recevoir un Algérien
chez soi ? C’est une question que je me pose.
D’autre part, lorsque j’ai été arrêtée, je sortais d’un café en la compagnie
de M. Meier et de Mlle Carré. Je portais une valise. Dans cette valise, il y
avait un paquet, une enveloppe et mes affaires personnelles.
Je tiens à signaler que ce paquet a été dûment vérifié. La DST l’a ouvert
devant moi et, au moment où il a été ouvert, les inspecteurs m’ont fait vérifier
moi-même que l’emballage était d’une certaine qualité qui ne me permettait
pas d’en connaître le contenu et c’est pourquoi je vous demanderai, avant
toute chose, de bien vouloir montrer le scellé de cet emballage.
Le PRÉSIDENT. — Nous allons y venir tout à l’heure au cours de
l’interrogatoire.
JANINE CAHEN. — À la DST, j’ai appris beaucoup de choses.
J’ai appris que je transportais des fonds, que je venais en aide au FLN. J’ai
appris d’autres choses encore. J’ai appris qu’on pouvait être brutal avec les
personnes interpellées. J’ai été menacée dans ma personne. On m’a dit : « Si
nous le voulons, nous pouvons immédiatement vous mettre dans un avion,
vous envoyer en Algérie et là nous ferons de vous ce que nous voudrons. »
On m’a dit aussi : « Les Algériens vous méprisent. » Il ne m’était pas
loisible, à ce moment-là, d’y répondre, je ne connaissais pas de militants au
sein du FLN. Je les ai entendus parler hier. Je considère que c’était une
première erreur de la part des inspecteurs.
On m’a dit aussi : « Vous serez libre dans quarante-huit heures » ; voilà
sept mois que je suis en prison.
Qu’est-ce qui s’est passé pendant ces sept mois de prison ? J’ai été
souvent malade. Il a été ordonné une expertise qui a conclu à
l’incompatibilité de mon état de santé avec la prolongation de mon séjour en
prison, il n’en a pas été tenu compte.
Quelque temps après, et sur les indications des inspecteurs de la DST, on
a trouvé une lettre qui m’a été attribuée. J’ai déclaré très fermement qu’elle
n’était pas de moi. J’ai demandé une expertise pour prouver ma bonne foi.
L’expertise a été faite en trois jours et elle a conclu que je suis l’auteur de
cette lettre. On en a tenu compte, la preuve c’est que je suis encore en prison.
[Suit une discussion sur l’emballage des fonds et sur la somme contenue
e
dans le paquet transporté par Janine Cahen. M Dumas demande que soit
prononcée la nullité de la saisie du fait de la disparition de ces pièces à
conviction. Ces conclusions sont rejetées par le tribunal.]
Le PRÉSIDENT. — Voulez-vous vous expliquer sur l’inculpation dont
vous êtes l’objet ?
JEAN-CLAUDE PAUPERT. — Avant de m’expliquer, je désire que soit
e
lu un des scellés, celui qui a trait à mon passage en Algérie, au 131 régiment
d’infanterie. C’est mon livret militaire qui doit être dans les scellés, j’ai
demandé à M. le juge d’instruction qu’il y soit.
e
M DUMAS. — J’avais moi-même formulé la demande à M. le juge
d’instruction. Jean-Claude Paupert, désormais versé dans la gendarmerie de
réserve, n’avait pas ses documents militaires sur lui. Nous avions prié M. le
juge d’instruction de bien vouloir solliciter des autorités compétentes
l’ensemble de ces pièces, qui sont utiles à sa défense, particulièrement
l’appréciation de ses chefs directs, des officiers qui l’avaient commandé, qui
avaient formulé sur son compte une opinion qu’il était utile que le tribunal
connût.
Le PRÉSIDENT. — Dites-nous de quelle mention il s’agit, le tribunal
estimera peut-être qu’il peut vous faire confiance.
JEAN-CLAUDE PAUPERT. — Ces appréciations sont assez élogieuses
et c’est pour cela que je ne voulais pas en parler. Mon lieutenant va venir ici
déposer comme témoin.
Le PRÉSIDENT. — Nous l’écouterons. À ce moment-là, nous serons
définitivement édifiés à votre sujet.
JEAN-CLAUDE PAUPERT. — Il n’y a pas d’un côté un bon soldat et de
l’autre un mauvais Français. Il n’y a ici et là qu’un homme qui prend ses
responsabilités et qui, devant vous, aujourd’hui, va encore une fois les
prendre.
En 1956, j’étais en Algérie. J’étais un militant de gauche. J’ai manifesté
sans uniforme et en uniforme pour ne pas partir en Algérie. J’ai participé aux
manifestations qui ont eu lieu à Paris, au Quartier latin, j’ai aussi participé à
ces voyages folkloriques où le train s’arrêtait vingt fois, hélas repartait vingt
fois.
J’ai finalement accepté d’aller en Algérie, de ne pas déserter. Pourquoi ?
Parce qu’à ce moment-là j’ai estimé qu’il était de mon devoir d’aller en
Algérie protéger et aider les Français fixés en Algérie.
Mais je mésestimais la force de gangrène du colonialisme.
Toutefois, je dois rendre ici publiquement hommage au colonel
e
commandant le 131 RI. Lorsqu’on commençait à battre à coups de nerf de
bœuf les suspects, le colonel a interdit ces pratiques. Elles ont été arrêtées
immédiatement, ce qui n’était pas le cas partout.
J’ai découvert, d’abord, en Algérie, la misère biologique et
psychologique d’un peuple. Cette misère que l’on rencontre à chaque pas.
Depuis les répressions de 1830 et de 1860, ce sont les mêmes faits, les
mêmes expressions, la même pacification qu’on retrouve, jusqu’à la force
qu’on montre pour ne pas s’en servir. Je définis le régime colonial comme un
terrorisme.
J’ai été en Algérie. Je voudrais rapporter seulement deux faits. À
Letourneux, à la gendarmerie, des soldats portant l’uniforme français ont
obligé des Algériens à subir, sous menace de la torture, le rapport avec des
chiens. J’ai cité comme témoin l’auxiliaire de gendarmerie.
Je voudrais citer un autre fait. À …, les hommes descendaient en ville
pour le ravitaillement et diverses commissions. Derrière la piscine, il y avait
deux petites filles dont l’une avait dix ans et l’autre douze. Certains
militaires, pour deux boîtes de sardines qu’ils donnaient à la plus grande, se
faisaient satisfaire avec la bouche par la petite.
Voilà les faits, voilà le colonialisme. Les hommes qui font cela portent
notre uniforme, le vôtre et le mien, nous en sommes responsables.
À la suite de ces faits, j’ai tenté de réfléchir sur le problème algérien. Et,
j’ai compris que les bonnes âmes ont tort à chaque fois de s’indigner contre la
torture, car la torture, dans un régime colonial, est légale, elle est même ce
qui fonde la légalité de l’oppression.
Les Algériens vivent dans la violence, elle est leur mémoire et leur destin.
Ils n’en sortent pas. Ils ne peuvent que la faire exploser.
J’ai ainsi décidé d’aider le FLN. Au fond, je dois dire que je ne l’ai pas
aidé car il s’agit d’un seul et même combat qui se mène ici et là et qui
intéresse tous ceux qui veulent substituer aux économies basées sur le profit
l’économie chargée de répondre aux besoins des hommes, tous ceux qui se
préoccupent d’humanisme.
Je me déclare entièrement solidaire de ce qui est reproché à tous les
accusés qui sont ici, qu’ils soient français ou algériens.
Vous allez, Monsieur le Président, m’interroger sur ces faits. Mais
pourquoi y répondre ? Au fond, l’explication est simple : il y a ici des faits
qui sont vrais, d’autres qui sont faux, je reconnais que j’ai effectivement aidé
les Algériens, je suis fier d’être assis à côté d’eux et c’est tout.
[…]
J’ai envers mes camarades français qui se sont battus en Algérie et qui se
battent encore, et envers mes camarades algériens, une lourde dette. Envers
mes camarades algériens j’ai porté les armes contre eux. En ce qui concerne
mes camarades français qui sont morts dans cette guerre, je porte deux fois
leur deuil : parce qu’ils avaient vingt ans et parce qu’ils sont morts trompés.
Le PRÉSIDENT. — Messieurs, étant donné l’attitude de Paupert, qui n’a
pas contesté les faits matériels qui lui sont reprochés, est-ce que vous avez
une question à lui poser ?
e
M BEAUVILLARD. — Je pense qu’il n’y aura pas de question : il est
certain que Paupert est allé en Algérie, Monsieur le Président.
e
M DUMAS. — Est-ce que vous pouvez nous dire quelles ont été vos
activités politiques ?
JEAN-CLAUDE PAUPERT. — J’ai milité au sein de l’Union de la
gauche socialiste avant qu’elle ne soit devenue le PSU. J’ai fait, alors que
j’étais en prison, une demande d’adhésion, puisqu’il y avait cette fusion,
demande qui a d’ailleurs été acceptée par ma section, par 72 voix contre 31.
Le PRÉSIDENT. — Crauchet Paul, on vous a indiqué le délit retenu à
votre endroit : atteinte à la sûreté extérieure de l’État. Avez-vous des
déclarations à faire ?
PAUL CRAUCHET. — Je n’ai pas de déclarations à faire. Je n’ai jamais
appartenu à une organisation FLN.
Le PRÉSIDENT. — On vous a présenté une clé lors de votre audition par
la police.
PAUL CRAUCHET. — Cette clé, je l’avais prêtée à un camarade que
j’hébergeais.
Le PRÉSIDENT. — Quel était ce camarade ?
PAUL CRAUCHET. — Haddad Hamada. Je connais les difficultés que
les Nord-Africains peuvent rencontrer pour se loger. Je lui ai dit : « Pour le
logement, il n’y a aucune difficulté, venez chez moi. » C’est une chose que
j’ai coutume de faire.
Le PRÉSIDENT. — Jamais vous n’avez soupçonné qu’il ait appartenu à
un groupe rebelle ?
PAUL CRAUCHET. — Comment aurais-je pu le soupçonner ?
Le PRÉSIDENT. — Haddad, est-ce que vous aviez mis Crauchet au
courant de vos activités ?
HADDAD HAMADA. — Je confirme ses déclarations, je n’ai rien à
déclarer.
e
M BADINTER. — Je veux que le tribunal retienne que la DST elle-
même avait laissé Crauchet en liberté. Il n’y a eu aucun élément nouveau
entre sa mise en liberté et sa déposition ultérieure devant le magistrat.
[…]
Le PRÉSIDENT. — Georges Berger, expliquez-vous sur les faits qui
vont sont reprochés.
GEORGES BERGER. — Il m’est difficile, Monsieur le Président, de
er
m’expliquer sur des faits que j’ai contestés. Avant le 1 mars 1960, je n’avais
jamais rencontré un Algérien, je n’avais jamais rencontré un Français dont je
sache l’appartenance à un réseau d’aide au FLN.
Cependant, du jour où j’ai pris conscience des problèmes politiques et
humains qui se posaient dans une collectivité nationale, je n’ai cessé de
penser, d’écrire, et de dire – je continue à le penser et à vous le dire,
Monsieur le Président – qu’il fallait partout et toujours substituer la paix à la
guerre. Je ne croyais pas que cette pensée pouvait m’amener un jour devant
un tribunal français.
Le PRÉSIDENT. — Il vous est difficile de dire que vous n’êtes pas
solidaire, étant donné qu’à la faveur de la perquisition pratiquée à votre
domicile, on a découvert des publications qui font partie de l’arsenal de
propagande du FLN. On a découvert également trois carbones sur lesquels on
peut lire par transparence : FLN Fédération de France.
GEORGES BERGER. — En septembre ou octobre 1958, j’ai reçu en
effet, à mon domicile, une brochure intitulée Vérités pour.
D’autre part, en décembre 1959, une personne que j’avais rencontrée
dans une réunion politique m’a demandé si je disposais d’une machine à
écrire et elle m’a demandé si elle pouvait s’en servir. J’ai accepté, cette
personne est venue chez moi, elle a tapé une seule fois. Cela m’a valu d’avoir
des carbones où était marqué FLN Fédération de France. Je n’ai connu, bien
entendu, le texte de ces carbones que le jour où les inspecteurs de la DST me
l’ont fait voir.
Le PRÉSIDENT. — L’un de mes assesseurs désire savoir le nom de la
personne à qui vous aviez prêté la machine à écrire.
GEORGES BERGER. — Monsieur le Président, vous répondrez à votre
assesseur que l’humanisme que je me construis ne me permet pas la délation.
e
M NEVEUX. — Monsieur le Président, l’accusation retient contre mon
client qu’on a trouvé son nom sur le carnet de Mlle Cuénat et sur celui de
M. Charbit. Mlle Cuénat connaissait-elle Georges Berger avant cette
audience ?
HÉLÈNE CUÉNAT. — Je ne connaissais pas Georges Berger, ni son
adresse.
Le PRÉSIDENT. — Alors, comment se fait-il que son nom figurât sur les
pièces ?
HÉLÈNE CUÉNAT. — Il est vraisemblable que c’était une adresse de
diffusion pour Vérités pour. Francis Jeanson avait un certain nombre
d’adresses.
e
M NEVEUX. — Je crois que Paupert sait comment la brochure Vérités
pour a pu être envoyée à Georges Berger, qu’il ne connaissait d’ailleurs pas
avant de le rencontrer à la prison de Fresnes.
JEAN-CLAUDE PAUPERT. — Effectivement, j’ai disposé du fichier de
Vérités pour. Ce fichier m’a été confié à un certain moment par Francis
Jeanson. Il est possible qu’effectivement Francis Jeanson, ancien directeur
littéraire des Éditions du Seuil, ait pu disposer de ce nom, parmi beaucoup
d’autres.
J’ai été interrogé par M. de Rességuier au sujet d’une autre personne, un
pasteur, chez qui on a trouvé des brochures. Je lui ai expliqué
qu’effectivement, on ne pouvait pas imputer la collaboration à un réseau de
soutien FLN à quelqu’un qui recevait cette brochure.
e
M COURRÉGÉ. — Est-ce que des enveloppes n’ont pas été saisies,
destinées à adresser le numéro de Vérités pour à M. le procureur de la
République, à M. le président du tribunal militaire ?
JEAN-CLAUDE PAUPERT. — Ces brochures étaient destinées à des
responsables civils et militaires. M. Mauriac et M. Malraux reçoivent ces
brochures, ils ne font partie, que je sache, d’aucun réseau de soutien FLN.
Le PRÉSIDENT. — L’audience est suspendue, elle reprendra demain à
13 heures.
e
M OUSSEDIK. — Monsieur le Président, la défense tient à informer le
tribunal d’un très grave incident qui a eu lieu hier, à 19 h 15, après la
suspension d’audience.
La défense avait remarqué, depuis près de quarante-huit heures, les allées
et venues d’un homme qui, sans droit aucun, se promenait dans cette cour et
dévisageait les avocats d’une façon insolente. La défense n’en avait pas fait
cas. Or, hier soir, il est apparu à certains défenseurs que l’homme qui venait
troubler la sérénité des débats était M. Sidos. Parler de M. Sidos serait lui
faire trop d’honneur car on ne peut pas parler, dans certains endroits tout au
moins, des petites « frappes » qui défrayent la chronique.
Or, deux juges assesseurs ici présents sont allés toucher la main de
M. Sidos, et cela en présence de M. le représentant du bâtonnier qui pourra
confirmer les dires de la défense ; l’un d’eux a même proposé à M. Sidos de
le ramener en voiture. La défense ne désignera pas ces deux juges qui,
j’espère, se feront connaître, prenant ainsi leurs responsabilités, et le tribunal
saura ce qu’il a à faire après un pareil incident.
e
M VERGÈS. — Vous avez dit hier, Monsieur le Président, que ce procès
était lamentable. C’est une constatation dont je vous laisse la responsabilité.
Mais il est bien évident que ce procès suscite l’émotion de toute l’opinion en
France et il est bien évident aussi que ce procès a un enjeu particulièrement
grave, spécialement sur le plan politique, puisque c’est sur le plan politique
que sont poursuivis des Français et des Françaises accusés d’avoir apporté
une aide directe au Front de libération nationale, et qu’en France d’autres
Français prétendent et viendront affirmer ici que ces Français-là ont eu
raison. De sorte que dans ce procès où se trouve posée la question de savoir
où est, pour chaque Français, en face du conflit franco-algérien, la voie du
devoir, la défense estimait qu’il importait que les juges qui sont ici fussent
au-dessus de toute contestation. Or, depuis plusieurs jours, la défense était
informée de faits singuliers.
Dans la salle, un nommé Sidos dirigeant, paraît-il, un groupuscule appelé
« Jeune Nation » qui appelle souvent au meurtre et dont le nom est souvent
cité à propos de meurtres d’Algériens, comme Chikaoui à Marseille, donc
M. Sidos et certains de ses acolytes, proféraient à l’égard de spectateurs et de
spectatrices, venus ici, comme c’est leur droit, assister à ce procès, des injures
que la défense ne peut même pas répéter tellement elles sont grossières.
La défense pourrait, si cela vous intéresse, Monsieur le Président, faire
témoigner ces personnes dont, par exemple, la femme du journaliste Siné qui,
la première fois qu’elle est venue ici, s’est vu traiter d’une manière indigne
par ces gens. Mais non contents de provoquer les spectateurs de ce procès,
ces gens ont prétendu également menacer les avocats, et ce ne sont pas des
menaces vaines. Ils savent en particulier que certains d’entre nous étaient liés
à Ould Aoudia par des liens d’amitié particulièrement forts, que nous
sommes non seulement en deuil de notre ami, mais que nous sommes
également fidèles à son exemple. Donc, ces gens savaient que des menaces
proférées à notre endroit pouvaient ne pas apparaître seulement comme des
menaces platoniques, en particulier quand il était question d’avoir un « feu »,
de « flinguer » ces gars, d’avoir une mitraillette, etc. La défense, là encore,
n’a pas voulu passionner ces débats.
Cependant, vous n’avez pas été sans lire comme moi dans certains
journaux, qu’à la sortie de l’audience d’avant-hier, des spectateurs et des
spectatrices, dont une Algérienne enceinte, avaient été odieusement insultés
et menacés, que des journalistes eux-mêmes avaient été pris à partie.
La défense n’avait pas été non plus – car elle voit tout, même si elle n’en
fait pas état immédiatement – sans remarquer que certains de vos juges,
Monsieur le Président, estimaient que leur qualité ne leur interdisait pas
d’aller dans les cafés circumvoisins rencontrer un des frères Sidos, celui qui
n’est pas encore l’objet d’un mandat d’arrêt (puisqu’un des frères Sidos est
l’objet d’un mandat d’arrêt) et boire avec eux, aller, en somme, comme dit le
code, se faire « abreuver », et par l’un des frères Sidos.
Monsieur le Président, au Palais de justice, il y a eu un procès de lynch à
Paris, et cette innovation est une innovation de « Jeune Nation » et des frères
e
Sidos. Ils sont passés devant la XV chambre du tribunal correctionnel pour
avoir agressé à coups de ceinturon et à coups de barre de fer des étudiants
martiniquais dont le seul crime était d’être dans la rue en compagnie
d’étudiantes françaises. Telles sont les mœurs que ces gens veulent instaurer
dans ce pays !
Nous pensions que, tout au moins pendant le cours de ce procès, les juges
auraient la pudeur de nous éviter le spectacle choquant de juges militaires en
compagnie de quelqu’un qui appartient à une organisation dissoute pour
appel au meurtre.
Or, hier, nous avons vu M. Sidos attendre dans la cour, après l’audience.
Nous avons demandé à M. le représentant du bâtonnier de rester à nos côtés.
Et qu’avons-nous vu ? Eh bien, nous avons vu, comme d’habitude, au bout de
quelques minutes, deux de vos juges, Monsieur le Président, venir mettre leur
main dans celle de Sidos.
Non seulement le représentant de M. le bâtonnier était là, mais je m’en
excuse auprès de lui, un membre du cabinet de M. Debré était dans la cour
également et pourrait témoigner à M. le Premier ministre, que tout cela n’est
pas sorti de notre cervelle, que nous n’avons pas été l’objet d’une
hallucination. Ce sont ces faits que nous entendions soumettre à
l’appréciation du tribunal.
Nous demandons au tribunal de nous dire s’il estime que des juges qui
ont eu devant nous le front de mettre leur main dans la main sanglante de
Sidos ont encore le droit de juger des Français et des Françaises qui sont ici
pour des raisons politiques et pour des actes politiques.
Monsieur le Président, la décision que vous allez prendre sera
intéressante, quelle qu’elle soit. Si vous les chassez, si vous les récusez, la
défense s’en félicitera et y verra le signe qu’à la fin son combat, ici, n’est pas
vain. Si vous les gardez parmi vous, la défense en tirera, et pas seulement
pour elle mais pour le peuple de ce pays, les conclusions qui s’imposeront
lorsque votre jugement sera rendu.
e
M ZAVRIAN. — Monsieur le Président, nous vous avons déjà à
plusieurs reprises parlé de récusation.
Notre première demande de récusation était dirigée contre celui qui est le
maître de ces débats, dont nous avons déclaré que certaines de ses paroles
pouvaient laisser mettre en doute son impartialité.
Aujourd’hui, Messieurs, vous avez à statuer sur une demande de
récusation qui vise vos deux assesseurs et vous comprendrez, à la lecture des
conclusions qui va vous être effectuée, la gravité des griefs que nous avons
introduits. Bien sûr, on vous répondra sans doute que les règles du code de
procédure civile ne s’imposent pas à l’évidence, que l’on peut être juge
impartial et honnête devant une juridiction militaire, alors que l’on serait
considéré comme indigne de juger devant une juridiction civile.
Malheureusement, cela est complètement inexact. Le code de justice
militaire, soucieux de la dignité de l’uniforme que certains d’entre vous
portent, a tenu à ce que les causes de récusation soient les mêmes :
[…]
M. CLAUDE ROY. — J’ai quarante-cinq ans et, depuis 1930, j’ai été à
plusieurs reprises en Afrique du Nord. La première fois, à quinze ans, j’étais
à Alger à un jamboree scout, une réunion internationale qui avait lieu à
l’occasion du centenaire de la conquête de l’Algérie. Et c’est là que s’est
marqué en moi le premier souvenir : celui de mes camarades éclaireurs
algériens musulmans qui, à l’issue des quinze jours, me disaient : « Tu ne
peux pas imaginer ce que cela représente pour nous d’avoir passé quinze
jours avec des Européens, avec des Français et de n’avoir pas eu un instant le
sentiment que nous étions des “bicots”. »
Je n’ai pas complètement perdu contact avec les éclaireurs et les scouts
algériens dont j’avais fait la connaissance à quinze ans. Avec deux d’entre
eux tout au moins. Le premier a disparu sans laisser la moindre trace ; l’autre
se bat avec ce que ses compatriotes appellent l’Armée de libération nationale.
Eh bien, je sais que ces hommes aimaient la France. Ils ne demandaient qu’à
être ses amis et demain ils peuvent le redevenir ; mais c’est notre devoir de
Français de les aider et de leur faire confiance.
7
LETTRE DE JEAN-PAUL SARTRE
8
M. VIDAL-NAQUET . — J’ai rencontré Paupert en 1958 dans des
actions légales de lutte contre ce que l’on appelait dès cette époque la
« guerre d’Algérie », et nous avons tout de suite sympathisé. Nous luttions
contre les tortures, contre la guerre en général. Nous faisions des pétitions.
Nous organisions des campagnes de signatures. Nous répandions des textes
plus ou moins saisis.
Puis, un jour, mon ami Paupert a disparu de la circulation. On n’a plus du
tout rencontré Paupert dans les milieux qui luttaient contre la guerre
d’Algérie, et le bruit a couru que, dégoûté de la vanité de ce type d’action, il
était devenu gaulliste.
Je n’ai appris que par la presse ce qui s’était passé et je dois dire que je
n’en ai pas été surpris. Lorsqu’on a lutté pendant des années sans aboutir à un
résultat, on est quelque peu découragé et on recherche d’autres formes
d’action.
Par exemple, personnellement, lorsque j’ai appris que le capitaine
Charbonnier, qui est de notoriété publique l’assassin de Maurice Audin, a été
nommé officier de la Légion d’honneur, j’ai compris des formes d’action que
peut-être je n’aurais jamais comprises et approuvées jusqu’alors. C’est une
des raisons qui m’ont conduit par exemple à signer cette Déclaration des 121.
Je dois dire aussi naturellement que je garde mon estime complète à
Paupert comme à tous ceux qui ont lutté avec lui.
e
M VERGÈS. — Le témoin qui est ici a publié une étude qui s’appelait le
« Cahier vert expliqué », où il dénonçait un certain nombre d’officiers
supérieurs d’Alger qu’il accusait formellement d’avoir assassiné des gens
dans des locaux d’interrogatoire, ce que l’on appelle à Alger des « villas ».
M. Pierre Vidal-Naquet pourrait-il nous dire ce qu’il pense de l’action qui
peut être, qui doit être menée par tous les hommes libres contre ceux-là ; si
l’action est possible dans des formes légales ou si, en définitive, la seule
forme qui s’impose est la forme illégale ?
M. VIDAL-NAQUET. — Depuis plusieurs années je m’efforce de lutter
contre la torture. Il est exact qu’il ne s’agit pas de cas isolés, mais bel et bien
d’un système, d’un univers concentrationnaire.
Il se trouve que je puis être formel parce que j’ai acquis cette
connaissance de manière très sûre. J’ai pu travailler sur des documents
authentiques qui n’ont jamais été démentis. J’ai accusé nommément un grand
nombre d’officiers et notamment le général Massu d’être des assassins. J’ai
accusé le Premier ministre actuel d’avoir été le complice d’assassins dans
l’« affaire du bazooka ». Je n’ai jamais été poursuivi pour cela. Mais jamais
non plus, sauf dans un cas particulier qui est celui de l’affaire Audin, on ne
m’a demandé raison de ces accusations.
C’est dans ces conditions que j’ai acquis la conviction que la torture était
un système. Et j’ai déjà eu l’occasion de dire ma position sur le problème que
vous évoquez, il y a plusieurs mois, en réponse à un article de M. Maurice
Duverger dans Le Monde. J’ai écrit : « Vous reconnaissez le devoir de
désobéir au soldat qui reçoit l’ordre de torturer. Un tel devoir peut être mis en
pratique quand la torture est un accident. Quand elle est un système – et elle
l’est – il n’y a plus qu’un devoir et c’est le refus collectif. »
Il va de soi que ce refus collectif est illégal. J’ai été élevé, Monsieur le
Président, sous l’Occupation. À cette époque, on commettait beaucoup
d’illégalités, et, si je m’en souviens bien, le général de Gaulle a été condamné
à mort non seulement pour avoir déserté, mais aussi pour incitation à la
désertion. Personnellement, j’estime – pour reprendre une phrase de Jean Le
Meur – que « ce n’est pas la loi qui nous garde : c’est nous qui gardons la
loi ». Dans une telle situation, il n’y a donc pas d’autre solution que
l’illégalité.
e
M VERGÈS. — Le témoin nous a dit qu’il a porté des accusations
publiques contre des chefs militaires très haut placés et même contre le
Premier ministre. A-t-il été démenti ? Une information a-t-elle été ouverte
contre lui pour diffamation ? Lui a-t-on demandé des explications ?
M. VIDAL-NAQUET. — Je n’ai jamais été poursuivi jusqu’à
maintenant.
e
M VERGÈS. — Le témoin serait-il prêt, dans ces conditions, à envoyer
au Parquet militaire, qui en fera l’usage qu’il estimera utile, la liste complète
des personnes qu’il accuse d’assassinats ? Des crimes sont dénoncés à cette
barre…
Le PRÉSIDENT. — Sous sa responsabilité, il fera ce qu’il a à faire.
e
M COURRÉGÉ. — La question peut se poser autrement. M. Vidal-
Naquet porte des accusations graves. Ce témoin est un témoin cité par la
défense. Il importe à la défense que la moralité même du témoin ne soit pas
suspecte. Il lui importe que la déposition extrêmement grave qu’il vient de
faire ne puisse pas un instant passer pour contestable.
C’est dans ces conditions que nous suggérons que le témoin fasse
parvenir au Parquet militaire les éléments en sa possession afin que celui-ci
puisse – et même avant l’issue de ce procès – procéder à toutes les
vérifications qui seront nécessaires.
M. VIDAL-NAQUET. — Ce que j’ai écrit est public et, de plus, n’a pas
été saisi. Par conséquent, il n’y a aucune difficulté à cela.
9
M. LINDON . — Il y a trois ans, j’ai commencé à recevoir des
manuscrits, des témoignages sur la guerre d’Algérie. Les premiers m’ont paru
si invraisemblables par les faits qu’ils révélaient que je n’ai pas voulu les
publier avant d’avoir fait une enquête à leur sujet. Puis j’ai publié le premier
de ces textes où une jeune Algérienne, qui s’appelait Djamila Bouhired, disait
comment elle avait subi des sévices de la part d’officiers français dont elle
donnait les noms. J’ai publié, l’année suivante et aussi cette année, d’autres
textes dénonçant des faits du même ordre.
J’accomplissais, il me semble, mon devoir en dénonçant ainsi des crimes
qui sont, d’après la loi, passibles de la peine de mort, et je m’attendais à ce
que de telles publications provoquent des réactions d’importance.
Or, les réactions provoquées par ces ouvrages ont été pratiquement
nulles. Ni les auteurs de ces textes ni moi-même n’avons jamais été
poursuivis en diffamation. Ce qui est plus grave, c’est que, à ma
connaissance, aucun des faits dénoncés dans ces ouvrages n’a été, pour leurs
auteurs, une cause d’inquiétude. Et ce qui est plus grave encore, c’est que les
faits dénoncés dans ces livres non seulement se renouvellent, mais semblent
avoir pris une extension beaucoup plus grande.
Quand je vois l’inefficacité de la lutte que j’ai menée, que d’autres ont
menée avec moi pour une cause qui est évidemment légitime, celle de la lutte
contre la torture, je suis obligé de me dire que c’est peut-être parce qu’elle est
restée dans le strict domaine de la légalité.
Le témoignage que j’apporte sur ce plan est un témoignage de solidarité
complète avec tous ceux qui sont ici à ma droite, qui mènent exactement la
même lutte que moi avec d’autres moyens et qui, je pense, sont peut-être
beaucoup plus efficaces.
Dans notre pays, actuellement, deux camps semblent se former : d’une
part, ceux qui estiment que la poursuite des opérations en Algérie doit primer
tout et que, par conséquent, tous les moyens doivent être employés pour
obtenir des résultats.
Il y a d’autres gens, dont nous faisons partie, qui pensent que si la France
emploie les procédés utilisés il n’y a pas si longtemps par les nazis, un
effroyable danger nous menace contre lequel il faut lutter, même hors de la
légalité.
Il y a une troisième catégorie de gens, il est vrai, qui sont les hypocrites et
qui proclament qu’ils sont à la fois contre la torture et contre l’insoumission.
C’est une manière, je pense, de se mettre la conscience en repos.
Quant à moi, j’ajouterai seulement, en pesant mes mots, que j’ai deux
fils. Ils sont encore jeunes, mais si un jour vient où le problème se pose pour
eux, je préférerai mille fois les voir déserteurs que tortionnaires.
e
M VERGÈS. — Le témoin a publié depuis trois ans une série de livres,
d’ouvrages qui dénoncent nommément des officiers ou des policiers
coupables de tortures. A-t-il été poursuivi en diffamation ?
M. LINDON. — Certains de ces ouvrages ont été saisis. Mais, jusqu’à
maintenant, je n’ai jamais été poursuivi en diffamation ni par l’armée ni par
aucun des officiers nommément désignés dans ces livres.
e
M VERGÈS. — Le témoin est directeur des Éditions de Minuit, maison
d’édition fondée pendant la résistance à l’oppression allemande. Estime-t-il
que l’activité des Éditions de Minuit contre la pacification en Algérie est dans
la ligne qui fut la leur lorsqu’en France les patriotes résistaient à la
pacification des troupes allemandes ?
Le PRÉSIDENT. — Cette question ne sera pas posée.
e
M VERGÈS. — Monsieur le Président, je ne comprends pas. Tout à
l’heure, un écrivain des Éditions de Minuit, M. Vercors, est venu dire que la
Résistance algérienne continuait la Résistance française. Maintenant, nous
avons devant nous le directeur des Éditions de Minuit. Tout à l’heure, vous
acceptiez que cette question fût posée. Maintenant, vous la refusez.
Le PRÉSIDENT. — Quelle est la question exacte que vous voulez
poser ?
e
M VERGÈS. — Si le directeur des Éditions de Minuit, fondées sous
l’Occupation, estime que la publication de ces documents est conforme à la
tradition qui date de 1941 ?
Le PRÉSIDENT. — Répondez à cette question.
M. LINDON. — Je dis qu’il s’agit du même combat.
[…]
RÉQUISITOIRE DU COMMISSAIRE
DU GOUVERNEMENT
LE COMMANDANT LEQUIME
Sources
Illustrations