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BOUQUINS

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Correspondance, Georges Clemenceau, édition établie et annotée par Sylvie Brodziak et
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Piketty
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Muracciole et Guillaume Piketty
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Histoire et dictionnaire de la police. Du Moyen Âge à nos jours, sous la direction de
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Souvenirs et polémiques, Léon Daudet, préface d’Antoine Compagnon
e e
Le Roman vrai de la III et de la IV République (1870-1859), sous la direction de Gilbert
Guilleminault, 2 vol.

À paraître

Souvenirs de police, édition établie et présentée par Bruno Fuligni


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© Éditions Robert Laffont, S.A., Paris, 2016

EAN : 978-2-221-19787-5

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PROCÈS POLITIQUES, PROCÈS
PASSIONNELS :
THÉÂTRE DE L’HISTOIRE

par Stéphanie de Saint Marc

« À quel point la justice humaine est chose douteuse et précaire,


c’est ce que, durant douze jours, j’ai pu sentir jusqu’à
l’angoisse »
André Gide, Souvenirs de la cour d’assises.

Avec ces treize procès qui, le moment venu, ont frappé les esprits, j’ai
voulu brosser à grands traits un portrait de l’époque où ils se sont déroulés.
Certains sont un peu oubliés, d’autres toujours présents dans les mémoires,
mais chacun éclaire les incertitudes de l’Histoire. Ils représentent des repères
dont la succession dessine une chronologie du siècle.
La liste retenue ici n’a pas de valeur définitive ; subjective, elle est un
choix parmi d’autres choix possibles. Elle propose une anthologie, rythmée
par trois conflits qui ont marqué la France : la Première et la Seconde Guerres
mondiales et la guerre d’Algérie. De l’aube du premier conflit mondial, de
ses lendemains amers, malgré la victoire, à l’atmosphère délétère de l’entre-
deux-guerres, des hontes étouffées de la collaboration, des revanches de
l’épuration, aux déchirements de la décolonisation enfin, cette anthologie
porte la trace des chocs violents dont ces décennies ont été le théâtre. La
e
guerre de 1914, lever de rideau véritable du XX siècle, ouvre un cycle : aux
1
traités de paix de 1919 et de 1920 qui marquent l’éclatement des grands
empires centraux succède le démantèlement progressif des empires coloniaux
européens dans le prolongement de la Seconde Guerre mondiale. Pour la
France, la guerre d’Algérie est sans doute l’expression la plus exacerbée
d’une telle mutation d’un peuple colonisé vers l’indépendance. Elle coïncide,
e
en métropole, avec l’instauration de la V République et l’ouverture d’une
nouvelle ère politique.
En raison des événements qui ont agité la période allant de 1914 à 1962,
cette anthologie accorde bien sûr une place privilégiée à des affaires et des
procès à caractère politique immédiatement identifiés comme des jalons de
l’histoire. Mais elle comprend aussi des crimes de droit commun commis par
des êtres qu’on aurait pu croire voués à des existences obscures et anonymes.
Pareil choix a priori peut surprendre. Ne revient-il pas à bouleverser les
hiérarchies ? En réalité, chaque procès est comme un point de rencontre entre
deux dimensions opposées : particulier et général, privé et public, il est
porteur d’une vérité individuelle et en même temps d’une vérité collective.
Derrière les causes les plus notables sur les plans historique et politique, il y a
toujours la personne de l’accusé que le procès révèle, avec son drame intime,
ses convictions et ses errements, sa dignité ou son indignité, et les mystères
insondables de sa psychologie.
Inversement, les affaires qui paraissent pouvoir être réduites à de simples
faits divers – les cas des sœurs Papin et de Violette Nozière, celui du sinistre
docteur Petiot – se hissent bien au-delà de l’anecdote. Dans ces histoires de
poison et de sang, à la fragilité au moins apparente du mobile s’oppose la
monstruosité de l’acte accompli, qui leur donne un éclat singulier. Par leur
portée symbolique, par leur démesure, par leur postérité en littérature comme
au cinéma, elles dépassent le registre du simple meurtre à sensation. Elles ont
aussi quelque chose à nous apprendre de leur temps. La jeune Violette rêvant
de vie facile et de « bains de lait », comme l’écrit Éluard, n’est-elle pas le
fruit du Paris troublé des années 1930 ? Certains le disent. Image corrompue
de la petite bourgeoisie d’un siècle encore neuf, Violette ne tourne-t-elle pas
le dos aux deux sœurs Papin, ses contemporaines, incarnations d’un
e
XIX siècle persistant ? Petiot, quant à lui, semble un reflet des heures de
désordre où ses crimes en série se sont déroulés. Sans doute n’aurait-il pas
joui de la facilité d’action qui fut la sienne sans la confusion régnant dans la
capitale sous l’Occupation.
Il y a des litiges pour lesquels d’emblée la frontière est brouillée, qui
mêlent à l’infraction pénale le scandale politique. C’est le cas du meurtre
commis par Mme Caillaux, femme de Joseph Caillaux, grande figure du parti
e
radical de la III République. Henriette Caillaux a tiré à bout portant sur le
directeur du Figaro Gaston Calmette pour venger son mari du harcèlement
dont il était l’objet dans le journal. Crime passionnel ou crime politique ? Le
doute est permis et la question est au cœur des discussions entre les avocats.
De même, les multiples escroqueries d’Alexandre Stavisky, dit le beau Sacha,
prennent une dimension nationale en cette année 1934 et deviennent affaires
d’État du fait des personnalités mises en cause et du péril que l’aventurier fait
peser sur la République.

Parmi les affaires ici retenues, le choix de certaines s’impose de lui-


même ; la présence d’autres peut sembler plus inattendue. Pourquoi le procès
de Mendès France plutôt que celui de Riom ? Pourquoi Laval plutôt que
Pétain ? Pourquoi Flandin, un peu effacé de la mémoire collective ? Se
souvient-on assez de Louis Malvy ? Et Germaine Berton, l’anarchiste, qui la
connaît ? Outre l’intérêt que présente un retour sur un litige en partie oublié,
le procès Berton, par exemple, est là pour illustrer la violence des
antagonismes politiques de l’entre-deux-guerres, une violence poussée
jusqu’au crime. Pour la période de Vichy, on connaissait déjà les débats du
2
procès de Riom , n’était-il pas temps de découvrir ceux du procès Mendès
3
France, jusqu’alors quasiment inédits ? Quant au procès Laval, issu de
l’épuration à la Libération, sans doute est-il raté, bâclé, mais, par son
désordre extrême et le spectacle qu’il offre d’une justice malmenée par les
événements, il dit quelque chose que ne dit pas le procès Pétain, où l’accusé a
choisi le silence. Flandin incarne toutes les hésitations, tous les doutes et les
errements qu’ont fait naître chez les Français la montée du nazisme, la guerre,
l’Occupation et la collaboration. Il représente ces zones grises dans lesquelles
il est difficile de trancher. En dehors des « salauds » et des « traîtres », en
dehors des « héros », beaucoup, au sein de la classe politique comme ailleurs,
n’ont pas su aisément où se situer ; son cas le montre.
Pourquoi, dans la guerre d’Algérie, choisir le procès du réseau Jeanson et
celui des Barricades, tous deux portés devant la justice militaire parisienne au
cours de l’année 1960 ? C’est que l’un et l’autre correspondent à un moment
de basculement. Du côté du mouvement pour l’indépendance algérienne, le
soutien apporté au FLN par les porteurs de valises de la métropole marque un
tournant au sein de la gauche française, suscitant des prises de position
nouvelles, audacieuses. Tandis que le poids politique du FLN ne cesse de
croître, l’opinion est alertée par ce procès qui se déroule dans la capitale et
qui contribue à faire évoluer sa vision des réalités algériennes, malgré les
lourdes condamnations prononcées par les juges. En face, les tenants de
l’Algérie française ont adopté des formes de combat qui sont dorénavant
fermement désavouées par le pouvoir politique, même si elles jouissent de la
complicité d’une partie de l’armée et bénéficient d’une forte adhésion de la
population européenne d’Algérie. Lors de la semaine des Barricades, l’action
des partisans de l’Algérie française est tombée dans l’illégalité ; elle sera
sanctionnée par le tribunal militaire. En 1960, la guerre n’est pas finie, loin de
là, comme en témoigne l’émergence d’un conflit franco-français au sein du
conflit colonial, mais, dès cette date, l’avenir de l’Algérie se dessine.
D’ailleurs, quand survient le putsch des généraux, le 21 avril 1961, un point
de non-retour est déjà atteint, l’autodétermination ayant été massivement
approuvée par la voie d’un référendum populaire le 8 janvier 1961.
On l’a dit, ces procès sont des miroirs dans lesquels se reflètent les
passions de leur temps. En parcourir les débats renseigne en particulier sur la
vie politique de leur époque. Le large prisme des opinions y est représenté :
du nationalisme de droite à l’extrême de la gauche et au communisme, toute
la gamme des points de vue y figure dans des mouvements divers.
L’anarchisme, incarné par la jeune Germaine Berton qui assassine Marius
Plateau, membre actif de l’Action française ; le radicalisme – ce pivot de la
e
III République –, avec les affaires Caillaux et Malvy, à l’aube et au
lendemain de la Première Guerre mondiale ; le communisme, au cœur du
procès en diffamation intenté par le dissident russe Victor Kravchenko à la
revue des Lettres françaises ; ou encore un nationalisme de droite, à la
Libération, avec la condamnation de Pierre Laval. L’extrême droite, qui se
4
rencontre à l’époque de la collaboration , s’exprime dès les premières
décennies du siècle, où elle joue au sein de la vie politique un rôle à part. On
le voit alors que les interventions de Léon Daudet auprès du pouvoir politique
sont capables de précipiter la chute du ministre de l’Intérieur Louis Malvy.
On le voit, plus tard au cours de l’entre-deux-guerres, lorsque les ligues
d’extrême droite prennent l’initiative des violentes manifestations
antigouvernementales qui seront à l’origine de la crise du 6 février 1934.
Cette succession de litiges particuliers offre un raccourci saisissant sur les
fluctuations des valeurs. D’une guerre à l’autre, le pacifisme change de
5
camp . Si la droite conservatrice a été défaitiste en 1871, le pacifisme est
socialiste, internationaliste et anticapitaliste à l’heure où éclate le premier
conflit mondial. Au lendemain de la Grande Guerre, la politique
réconciliatrice de Briand tend à imposer un ordre nouveau et à écarter toute
éventualité de conflit au cours des années 1920. Mais, à la veille de la guerre
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de 1939-1945, le refus de prendre les armes est marqué de nouveau à droite ,
même si un sentiment pacifiste est partagé par une grande partie de l’opinion
7
et de la classe politique, viscéralement allergiques à un retour au combat . Le
pacifisme est alors partiellement lié au sentiment « pro » Allemand, voisin
tour à tour inquiétant et fascinant, de même qu’il est en rapport avec le rejet
également passionné que suscite la doctrine socialiste en ces années-là.
Ennemi, fréquemment, du patriotisme, il se révèle pour certains son allié :
c’est bien par patriotisme – ou en tout cas en fonction de l’idée qu’elles s’en
faisaient – que tout un ensemble de personnalités, d’extrême droite ou plus
modérées, voire de gauche, a adhéré au gouvernement de Vichy, baissant la
garde devant Hitler. Les choses, on le voit, sont complexes et mouvantes,
confuses, au cours de ces décennies.
Le communisme apparaît comme un grand catalyseur des passions.
L’appréciation dont il est l’objet oscille au fil du temps, de même que
fluctuent les rapports entre la France et la Russie soviétique. Malgré la
méfiance et l’hostilité qu’elle suscite dès le lendemain de la Grande Guerre,
l’URSS n’en constitue pas moins, au cours des années 1930, un interlocuteur
valable dans le cadre de la politique de sécurité européenne menée par le
gouvernement, comme en témoigne la signature de deux accords franco-
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soviétiques . Pendant cette même période, cela n’empêche pas le
bolchevisme de faire figure d’épouvantail pour toute une partie de la classe
politique et de l’opinion, qu’il pousse vers un repli patriotique et une
aspiration à l’ordre de plus en plus véhéments. Alliée du Reich, en 1940, la
Russie stalinienne se retrouve du côté des vainqueurs à l’issue du conflit. À la
Libération, auréolé du prestige de la Résistance, le communisme fait l’objet
d’une perception idéalisée, voire glorifiée, radicalement changée par rapport
à l’entre-deux-guerres. Une religion nouvelle naît pour certains, avec ses
croyances et ses aveuglements, comme en atteste encore en 1949, au procès
Kravchenko, la présence d’intellectuels français de premier plan venus
apporter un soutien sans réserve à Moscou.
e
À travers ces grands procès du XX siècle, on est en mesure de prendre le
pouls des variations du sentiment démocratique et de la popularité des
e
systèmes en place. La cote de la III République est à son plus bas en 1934
lorsqu’éclate le scandale de l’affaire Stavisky et qu’est révélée cette
escroquerie spectaculaire mettant en cause un nombre important de
personnalités politiques et de représentants du monde judiciaire et de la
police. Au cours de cet hiver-là, un esprit de rébellion souffle sur Paris et
manque de renverser le régime, entraînant de violentes manifestations tout au
long du mois de janvier 1934, qui culminent avec la chute du gouvernement
e
de Camille Chautemps et les émeutes du 6 février. Sous la III République, la
suspicion vis-à-vis de la classe politique – l’idée du « tous pourris » –, la
méfiance grandissante à l’égard d’un pouvoir affaibli et l’exaspération face à
une instabilité gouvernementale chronique entretiennent un mouvement
9
d’antiparlementarisme qui nourrit les extrêmes . Des symptômes qui se
e
retrouvent sous la IV République.
Près de trente années après l’affaire Stavisky, quand débute le procès des
Barricades à la suite du procès du réseau Jeanson au cours de l’hiver 1960,
e
une nouvelle ère est ouverte. Le 4 octobre 1958, la V République a vu le
jour, portée par le contexte insurrectionnel de l’Algérie et appelée à rompre
avec des décennies d’instabilité ministérielle. Le général de Gaulle élu
10
président de la République jouit d’une autorité certaine et d’une large
adhésion populaire, au moins en métropole. A-t-il été élu pour accorder
l’indépendance à l’Algérie ? Rien n’est moins sûr. Pourtant, à la satisfaction
de la majorité de l’opinion, il s’emploie bientôt à mettre un terme à une
guerre qui n’en finit pas et qui entraîne dans son sillage de milliers de
conscrits. Et les coups de boutoir portés par les partisans de l’Algérie
française ne suffiront pas à l’ébranler.

La notion de justice est bien sûr au cœur de ce choix de procès. Rêvée


comme un idéal, sereine et équitable, permanente et objective, elle n’est pas
toujours si exemplaire. À l’épreuve des faits, l’institution apparaît au
contraire imparfaite, profondément humaine, marquée par les a priori et les
conformismes de chaque époque. Les chocs de l’histoire la malmènent : lâche
alors, ou complaisante à l’égard du pouvoir politique, aveugle ou aveuglée, il
arrive qu’elle bafoue les valeurs qui la fondent. Le procès, imaginé comme le
lieu par excellence de l’expression de la justice, peut ainsi sembler illusoire,
absurde, ou tout simplement scandaleux.
En présence d’un même acte, il arrive que le verdict soit étonnamment
changeant. Là où Christine Papin est condamnée à mort pour avoir assassiné
ses patronnes, là où Violette Nozière est condamnée à mort pour avoir
empoisonné son père, Henriette Caillaux, femme de ministre, est acquittée
sous prétexte de crime passionnel après avoir tiré à bout portant sur le
directeur du Figaro. Faut-il y voir une justice de classe ainsi qu’on le
prétend ? Pourtant, Germaine Berton, simple ouvrière, a bénéficié, elle aussi,
d’une relaxe, dans le but de solder les comptes entre la gauche et la droite
après l’acquittement de l’assassin de Jaurès. La justice n’est-elle donc qu’une
loterie ? La mort d’un homme peut-elle tour à tour entraîner la peine
11
capitale ou bien, contre toute évidence, donner lieu à un jugement de non-
culpabilité ? Dans ces matières, l’enjeu est d’autant plus lourd qu’il n’y a
12
guère de place pour les demi-mesures .
Certaines décisions sont dictées par l’époque : dans les affaires Papin et
Nozière, la vox populi et la sentence judiciaire s’accordent. Cependant, tout
n’est pas si simple et les criminelles condamnées par une opinion publique
horrifiée trouvent des défenseurs. Si les sœurs Papin ont sauvagement
massacré leurs maîtresses, n’est-ce pas, comme le titre L’Humanité, qu’elles
étaient réduites en esclavage ? N’est-ce pas qu’elles incarnaient une
conscience opprimée en rébellion contre un ordre bourgeois ancestralement
dominateur ? Si Violette Nozière a voulu empoisonner son père et sa mère au
véronal, c’est sans doute que les rapports de famille sont aliénants et que la
jeune Violette voulait naître à elle-même, libérée du carcan parental, vivre
une vie qu’elle aurait choisie, aventureuse et amorale. Éluard n’a-t-il pas
écrit : « Violette a rêvé de défaire / A défait / L’affreux nœud de serpents des
liens du sang » ? Les surréalistes ont soutenu celle qu’ils nommaient l’« Ange
noir », elle les a inspirés ; ils ont été sensibles au cas de Christine et de Léa
Papin. Qui sont donc ces femmes ? des criminelles ou des victimes ? des êtres
libres ou des filles asservies ? Des folles peut-être ou des simples d’esprit. On
s’égare parfois à le deviner.
La justice n’est pas seulement relative, contingente, elle peut être
radicalement bouleversée quand les drames de l’histoire l’emportent dans
leurs tourmentes. En temps de guerre ou au sortir d’un conflit, le
déchaînement des passions altère son fonctionnement et trouble la liberté des
juges. La partialité s’invite au procès, qui peut alors sembler truqué, pipé
comme une partie de dés. Le procès devient politique. Non pas seulement par
son objet, mais par ses méthodes. Des outils forgés pour l’occasion sont
élaborés, spécialement lors de l’avènement d’un pouvoir neuf : dispositions
13
législatives particulières, institution de juridictions d’exception , sélections
ou exclusions parmi les magistrats permettent aux dirigeants de parvenir à
leurs fins, qui ne sont plus de voir dire le droit, mais de faire en sorte que
e e
l’œuvre de répression se réalise. De la III République à la V République en
passant par le gouvernement de Vichy, chaque régime a eu ses procédés
propres. Le procès est alors un instrument entre les mains du pouvoir pour
asseoir son autorité, un biais pour affirmer sa légitimité et, dans les cas les
plus extrêmes, un moyen efficace pour faire chuter ses opposants tout en
respectant les apparences de la légalité. Il devient une vitrine, un objet de
propagande. Il est ici l’expression d’une justice manipulée dont
l’indépendance n’est plus qu’un vain mot.
À l’issue de la Première Guerre mondiale, Louis Malvy, ministre de
l’Intérieur tout au long du conflit, est accusé de pacifisme et de complaisance
envers l’ennemi ; il est condamné à cinq années de bannissement. Subtil
tenant d’une politique d’Union sacrée visant à réconcilier la droite et la
gauche dans le but de privilégier la défense de la France face à l’ennemi,
Malvy fait les frais de l’hostilité de Clemenceau en 1917. Pour ses
adversaires, il est un traître, et, dans le prétoire, sa responsabilité pénale et sa
responsabilité politique sont confondues par les sénateurs investis d’une
mission juridictionnelle. Chargée par la Constitution de 1875 de connaître des
14
« crimes de lèse-nation » commis par les dépositaires du pouvoir, la Haute
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Cour de justice composée par le Sénat réuni en formation de jugement s’est
laissée gagner par la partialité.
La justice politique n’est pas l’apanage des régimes autoritaires (le procès
Malvy et certains procès de l’épuration le montrent), mais il est évident que
Vichy a fait preuve en la matière d’un zèle particulier. Parmi tous les excès
dont il s’est rendu coupable, le gouvernement Pétain a instauré une justice
16
conforme à ses vues et multiplié les juridictions d’exception . Si le tribunal
militaire de Clermont-Ferrand, qui connaît du procès de Pierre Mendès
France, ne présente pas ce caractère, à l’inverse de la cour suprême de justice
de Riom, son fonctionnement dans cette affaire n’en reste pas moins affecté
17
d’illégalité . L’accusation de désertion portée contre l’ancien ministre de
Léon Blum est dictée par la volonté d’atteindre, dans la personne de Mendès
France, le Juif, l’homme du Front populaire, le parlementaire de la
e
III République et le franc-maçon. Lorsque celui-ci comparaît devant ses
juges, son sort est déjà scellé. Aucun des arguments avancés pour sa défense
ne sera sérieusement pris en compte et, sur la base d’une fragilité pourtant
évidente, le crime de désertion est sanctionné.
À la Libération, et dès les mois qui précèdent, une soif de vengeance
s’empare de la population, divisant entre eux les Français. Des haines
longtemps étouffées se donnent libre cours contre des hommes associés à un
régime désormais honni, complices d’une collaboration avec l’ennemi. Pour
le général de Gaulle, en 1944, c’est l’heure de punir les coupables tout en
tentant de désamorcer les passions, et de substituer une justice d’État à des
règlements de comptes sauvages. C’est l’heure, également, d’affirmer son
autorité face aux mouvements concurrents présents au sein de la Résistance,
en particulier face aux communistes partisans de condamnations radicales.
Pourtant, malgré une volonté d’apaisement, l’épuration judiciaire des
premiers mois est emportée par un climat de fièvre contraire à
l’accomplissement d’une saine justice. Pouvait-il en être autrement ? La
Haute Cour, instaurée par de Gaulle, est amenée à connaître du procès Laval.
Après une instruction bâclée, elle siège en l’absence des avocats de la défense
offusqués par la violation des règles de procédure, et face à un inculpé qui,
après avoir tout tenté pour plaider sa cause, finit par se réfugier dans le
mutisme. Au milieu des outrances verbales, toute dignité a déserté l’arène
judiciaire. Quelques mois plus tard seulement, la cause de Pierre-Étienne
Flandin, éphémère ministre des Affaire étrangères de Pétain, est jugée dans
18
des conditions déjà plus sereines .
L’existence de procès politiques atteste que la justice peut être soumise à
des influences extérieures. S’il arrive que le pouvoir politique pénètre par
effraction dans le prétoire, un appel à l’opinion vient parfois concurrencer
l’exercice du pouvoir judiciaire. À l’instigation des parties, le tribunal se mue
cette fois non plus en vitrine mais en tribune et la fonction de dire le droit
appartenant aux juges passe au second plan. Ce qui importe alors n’est plus
tant le contenu de la décision judiciaire que le retentissement donné à une
cause auprès du public. Le procès, ici, s’ouvre sur l’extérieur. Et la presse est
amenée à servir le combat des plaideurs, qui, avec l’aide de leurs avocats,
l’utilisent comme chambre de résonance, voire au besoin l’emploient à des
fins de propagande.
Victor Kravchenko, témoin révolté du totalitarisme stalinien, a voulu
faire connaître au monde occidental la réalité soviétique et a rédigé un récit
destiné à livrer son témoignage. Il s’est souvent heurté à l’aveuglement de
ceux qui ne voulaient pas le croire. Quand il intente un procès en diffamation
à la revue communiste Les Lettres françaises, qui a mis en cause sa parole, ce
qu’il veut d’abord c’est faire entendre sa voix, toucher l’opinion par la lutte
qui est la sienne. Bien au-delà de l’objet du procès, au-delà de la plainte dont
les juges sont saisis, le propos de Kravchenko est la dénonciation d’un régime
de terreur, dont le ressortissant soviétique espère que la presse française et
internationale amplifiera l’écho. Pour lui, le procès sert d’abord de porte-
voix.
Un pas supplémentaire est franchi avec l’affaire du réseau Jeanson. La
« stratégie de rupture » utilisée par Jacques Vergès et ses confrères devant le
tribunal, et revendiquée par les accusés eux-mêmes, consiste à refuser tout
dialogue avec les juges, à récuser de manière radicale tout terrain d’entente
avec eux. Il s’agit pour eux de concevoir le procès comme le prolongement
de la lutte menée par les combattants algériens contre la puissance coloniale.
Refusant d’apparaître comme des malfaiteurs et des terroristes, les accusés
algériens se veulent des guerriers, refusant l’autorité de la France sur leur
territoire, ils dénient toute compétence à un tribunal français pour les juger.
Dans le cadre de cette défense d’opposition, la répercussion donnée à la cause
de l’indépendance dans l’opinion française et internationale devient
primordiale. Si le procès est perdu devant les juges, il a en revanche toutes les
chances d’être gagné devant cette dernière.
Quelques mois plus tard, de l’autre côté du champ politique, l’affaire des
Barricades vient devant les tribunaux. Pierre Lagaillarde, héros du
soulèvement d’Alger du 13 mai 1958, à l’origine du retour du général de
Gaulle au pouvoir, se retrouve sur le banc des accusés. Il a beaucoup à dire et
tient à exprimer devant l’opinion publique métropolitaine le sentiment de
trahison qui l’habite. Il veut faire connaître les raisons de son combat et
exposer devant ceux qui les ignorent ce qu’il sait des réalités algériennes. Il
est là pour se faire entendre. Toutefois, plusieurs semaines après l’ouverture
des débats, les événements semblent se précipiter en Algérie et viennent
infléchir le cours du procès. Les exigences de l’action paraissent plus
impérieuses à Lagaillarde que celles de la parole publique : alors que le
tribunal lui a accordé sa mise en liberté provisoire, il décide de s’éclipser du
procès pour rejoindre ses camarades en Espagne et participer à la création de
la sulfureuse OAS.
Aussi soumis soit-il à des influences extérieures, le procès, doté d’une
unité de lieu et enfermé dans un cadre temporel donné, est également un
espace clos où toutes les surprises sont possibles. Il existe une tension propre
au procès. Une dramaturgie se met à l’œuvre devant le tribunal. L’accusé
sauvera-t-il sa peau ? Fera-t-il entendre sa vérité face à celle de l’accusation ?
En tout cas, il est le premier concerné par l’enjeu du litige. D’où l’intérêt de
recueillir sa voix, parfois étonnamment présente. J’ai choisi de privilégier
cette défense de lui-même à laquelle se livre l’accusé sous les questions du
19
président du tribunal . Acculée, mise à nu, la personne qui comparaît devant
ses juges se révèle telle qu’elle est, sans fard. Sa parole prend alors un poids
incomparable. Face à elle, la position du ministère public, dont le rôle
consiste à réclamer l’application de la loi et invoquer la protection de la
collectivité, est supposée revêtir un caractère dépassionné et reflète mieux
qu’aucune autre le fonctionnement de la justice. C’est elle qui est
généralement retenue pour s’opposer au discours de l’accusé.
Dans l’enceinte du prétoire, un combat se déroule entre des versions
contradictoires de la cause, une confrontation qui, s’il arrive qu’elle tienne du
dialogue de sourds entre les adversaires, donne aux débats leur vigueur. Les
parties croisent le fer à coups d’arguments. Elles se prennent à partie,
rivalisent de bonne ou de mauvaise foi. Elles se livrent à une joute qui tient
aussi du spectacle, un spectacle vivant où tous les faux-pas sont possibles,
mais où, inversement, des instants de grâce surviennent, l’accusé, l’avocat,
voire le juge se dépassant, entraînés par la solennité du moment. Ces procès
sont un théâtre où la parole est primordiale, une arène où l’on se bat avec des
mots, pour tenter de sauver sa peau, son honneur, ses convictions, ou sa
liberté.

1. Le traité de Versailles, du 28 juin 1919, les traités de Saint-Germain-en-Laye, du


10 septembre 1919, et de Trianon, du 4 juin 1920, redéfinissent les frontières des anciens
empires allemand et austro-hongrois, créant des États nouveaux sur ces territoires.
2. Julia Bracher, Riom 1942. Le Procès, Omnibus, 2012.
3. Deux ouvrages ont déjà été consacrés au procès de Pierre Mendès France qui, tout en
citant quelques extraits des débats, n’ont pas entendu en offrir une présentation aussi
étendue que celle que nous proposons : Jean-Denis Bredin, Un tribunal au garde-à-vous.
e
Le procès de Pierre Mendès France, 9 mai 1941, Hachette, 2004, 2 éd. ; Christiane
Rimbaud, Le Procès de Mendès France, préface de Jean-Denis Bredin, Perrin, 1986.
4. Ces deux termes ne peuvent manquer d’être rapprochés, même s’il faut insister sur
l’absence d’assimilation entre la droite – a fortiori l’extrême droite –, le régime de Vichy et
la collaboration. Sur ce point, voir notamment René Rémond, Les Droites en France,
Aubier Montaigne, 1982, p. 232.
e
5. Voir sur le sujet René Rémond, « Le pacifisme en France au 20 siècle », Autres Temps.
o
Les cahiers du christianisme social, vol. 1, n 1, 1984, p. 7-19, qui distingue nettement le
pacifisme du simple sentiment pacifique.
e
6. Voir sur ce point René Rémond, « Le pacifisme en France au 20 siècle », art. cit., p. 15.
7. Notons que le pacifisme est alors divers et que, s’il est patriotique, pour une partie de la
droite angoissée par la menace communiste, il est ailleurs issu d’une vision briandiste des
relations étrangères ou s’explique tout simplement par un rejet inconditionnel et
épidermique d’un nouveau conflit. Le soulagement général éprouvé lors de la signature des
accords de Munich en 1938 atteste ces sentiments.
8. Il s’agit du pacte de non-agression du 29 novembre 1932 conclu par Édouard Herriot et
du Traité d’assistance franco-soviétique du 2 mai 1935 dont l’impulsion d’origine est due à
Louis Barthou. Sur le sujet, voir notamment Jules Basdevant, « Le pacte franco-
o
soviétique », Politique étrangère, 1939, n 1, vol. 4, p. 27-47.
9. Pour une synthèse sur la question, dans la période de l’entre-deux-guerres, voir Jean
Defrasne, L’Antiparlementarisme en France, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1990, p. 59 sq.
Voir encore Benoît Jeanneau, « L’antiparlementarisme d’hier à aujourd’hui », Pouvoirs,
o
n 64, 1993, p. 23 sq.
10. Le 21 décembre 1958, le général de Gaulle est élu président de la République par le
collège électoral présidentiel. Sur 79 470 suffrages exprimés, il obtient 62 394 voix.
11. Précisons toutefois que ni Christine Papin ni Violette Nozière, condamnées à mort, ne
se sont vues appliquer la peine capitale : l’une et l’autre ont été graciées par le président
Lebrun et leur peine commuée en peine de travaux forcés à perpétuité.
12. L’apparence de « loterie » prise par la justice criminelle était accentuée par les règles
alors en vigueur devant la cour d’assises. Le jury d’assises était libre d’acquitter ou de
condamner à mort l’accusé, le président et ses deux assesseurs étant alors tenus de suivre ce
verdict. En revanche, s’il lui était loisible de retenir des circonstances atténuantes, il lui
était interdit de déterminer le quantum de la peine. Cette dernière, qui ne pouvait être
inférieure à cinq années de réclusion criminelle ou de travaux forcés, était définie par les
magistrats de métier. Il résultait souvent de ces dispositions une clémence extrême des
jurés qui préféraient un acquittement à une peine trop lourde, dont le prononcé leur
échappait. Pour plus d’explications, voir René Floriot, Deux femmes en cour d’assises,
Hachette, 1966, p. 174 sq.
13. 3. Dans le sens où l’expression est utilisée ici, les juridictions d’exception se
distinguent des juridictions ordinaires par diverses caractéristiques, en particulier par les
limitations aux droits de la défense qu’elles connaissent et par la rigueur des peines qu’elles
infligent. Sur cette notion, voir Yves-Frédéric Jaffré, Les Tribunaux d’exception, 1940-
1962, Nouvelles Éditions latines, 1962, p. 9.
14. La formule est celle des législateurs de la période révolutionnaire annonçant, en 1789,
la création d’un tribunal spécial. Citée par Raymond Lindon et Daniel Amson, La Haute
Cour, 1789-1987, PUF, 1987, p. 13.
15. Le Sénat réuni en Haute Cour de justice, juridiction compétente pour connaître des
crimes et délits politiques, est une juridiction spéciale par son objet. On n’y voit pas
forcément une juridiction d’exception au sens que nous avons défini plus haut. En ce sens,
voir notamment Yves-Frédéric Jaffré, Les Tribunaux d’exception, 1940-1962, op. cit.,
e
p. 12, qui énonce : « La III République, c’est à son honneur, n’eut jamais recours qu’à des
tribunaux réguliers. »
16. Sur le sujet, voir, en particulier, La Justice des années sombres, Pierre Truche
(préface), La Documentation française, 2001, sp. Denis Salas, « Juger, poursuivre et
défendre entre 1940 et 1944 », p. 9 sq., et Alain Bancaud, « Une exception ordinaire. Les
magistrats et les juridictions d’exception de Vichy », p. 29 sq.
17. En particulier, des illégalités sont commises au cours de l’instruction comme dans la
composition du tribunal. Jean-Denis Bredin, Un tribunal au garde-à-vous. Le procès de
Pierre Mendès France, 9 mai 1941, op. cit., p. 260-261.
18. Une évolution a clairement eu lieu dans le déroulement de l’épuration judiciaire, dont
l’intensité et la rigueur décroissent à partir de 1946. Voir en particulier, Henry Rousso,
« L’épuration en France. Une histoire inachevée », Vingtième Siècle, revue d’histoire,
o
n 33, janvier-mars 1992, p. 81.
19. Toutefois, pour différentes raisons, il n’a pas toujours été possible ou souhaitable de
privilégier la parole de l’accusé. C’est le cas, notamment, pour les procès dans lesquels les
accusés sont nombreux. C’est le cas surtout, du fait des contraintes liées aux sources, quand
la déposition de l’accusé fait défaut, comme cela est arrivé pour les procès Papin, Nozière
et Petiot. Ce sont alors les plaidoiries des avocats qui sont retenues.
NOTE À LA PRÉSENTE ÉDITION

Les débats judiciaires qui sont ici reproduits sont issus


de transcriptions sténographiques établies au cours des audiences. Lors de
leur mise en forme, ils n’ont pas fait l’objet de relecture ni de correction
approfondies et systématiques. J’ai souhaité respecter cette matière brute
mais en modernisant la ponctuation et en harmonisant les présentations. J’ai
également corrigé les graphies des noms propres quand elles étaient fautives
et que les personnes ont pu être identifiées avec certitude.
REMERCIEMENTS

S’il est difficile de nommer toutes les personnes qui m’ont aidée à faire
ce livre, je souhaite néanmoins en remercier quelques-unes en particulier.

Jean-Luc Barré, directeur de la collection « Bouquins », a bien voulu


suivre le livre jusqu’à son terme et Christophe Parry n’a cessé d’être un
interlocuteur stimulant au long de son élaboration. Lors de la relecture du
manuscrit et de sa mise en forme, Élodie Sroussi et Muriel Le Ménez m’ont
également apporté leur concours avec un grand professionnalisme.
À la bibliothèque de l’ordre des avocats, je souhaite adresser un
remerciement tout spécial à Yves Ozanam, dont les conseils ont toujours été
extrêmement précieux et la générosité sans bornes, depuis le projet du livre
jusqu’à son achèvement.
Aux Archives nationales, Françoise Adnès, Isabelle Aristide, Magali
Lacousse, Cyprien Henry m’ont informée avec prévenance et m’ont secondée
dans la mise en œuvre de mon projet. Solange Roussier m’a également
apporté des conseils judicieux et amicaux.
Je désire exprimer ma gratitude à Michel Mendès France qui m’a ouvert
les archives de son père. Sans lui, les déclarations de Pierre Mendès France à
son procès n’auraient pu être reproduites. À la bibliothèque de l’Alliance
israélite universelle, Jean-Claude Kuperminc, son directeur, ainsi que Rose
Levyne m’ont apporté leur concours.
Au Sénat, Jean-Paul Richard, directeur de la bibliothèque et des archives
du Sénat, a bien voulu me recevoir, de même que Pauline Debionne.
Françoise Vergès a accepté de me rencontrer pour évoquer la figure de
son oncle et sa défense des indépendantistes algériens.
Anne Leclerc, quant à elle, m’a été d’un grand soutien à toutes les étapes
de la réalisation de cette anthologie.
Régis Bezard-Falgas, enfin, a amicalement participé à l’identification de
certaines personnes.

Aux uns et aux autres, ainsi qu’à ma famille, je souhaite adresser tous
mes remerciements.
LE PROCÈS D’HENRIETTE
CAILLAUX (1914)
Mme Caillaux pendant la déposition de M. Caillaux
Été 1914, saison explosive. Un peu moins d’un mois après l’assassinat de
l’archiduc François-Ferdinand à Sarajevo, à une dizaine de jours de l’ordre de
mobilisation générale, les débats de l’affaire Henriette Caillaux s’ouvrent
dans un climat international d’extrême tension, quelques jours avant
l’assassinat de Jean Jaurès par un jeune exalté politique. À la veille de la
Grande Guerre, le procès débute à une date qui marque le véritable début du
e
XX siècle. Signe de l’éternelle futilité de l’opinion à laquelle se soumet la
presse, il monopolise l’attention à la une de la plupart des journaux et passe
au premier plan des préoccupations, occultant presque la rencontre du
président de la République Raymond Poincaré et du tsar Nicolas II, qui a lieu
à ce moment-là en Russie. Les lecteurs sont fascinés par la personnalité des
parties en présence et par l’éclat dramatique des circonstances de l’affaire :
une femme, l’épouse du tout puissant ministre des Finances du cabinet
Gaston Doumergue, a ouvert le feu sur Gaston Calmette, le directeur du
Figaro.
Peu de procès mêlent autant de frivolité et autant de gravité que celui
d’Henriette Caillaux, qui se situe à la lisière du crime politique et du crime de
mœurs. La révélation de la vie privée des protagonistes offerte en pâture au
public, la silhouette élégante de Mme Caillaux échouée sur le banc des
accusés, les conditions du meurtre dans les locaux du Figaro, tout cela laisse
planer un parfum de scandale, crée une atmosphère de vaudeville malgré le
sang versé, qui contraste et qui cohabite avec le contexte de luttes politiques
virulentes où s’inscrit le meurtre de Gaston Calmette. L’apparition de la
première femme de Joseph Caillaux à la barre fait sensation sur l’auditoire,
d’autant qu’elle s’accompagne de la divulgation de correspondances privées
dont l’accusée avait redouté la publication dans Le Figaro. Parallèlement à
cette excitation de fait divers, le déroulement du procès est dominé par la
figure omniprésente de Joseph Caillaux, dont le destin politique se joue au
cours de ces journées agitées.

Rien ne serait arrivé sans la campagne agressive menée dans Le Figaro


contre Joseph Caillaux, à partir du mois de décembre 1913 et jusqu’au
16 mars 1914, date de la mort du directeur du journal. Cette salve continue
d’articles intervient dans des heures passionnelles où l’intensité des
oppositions politiques est extrême et où l’imminence du conflit confère aux
combats une hargne croissante. S’inspirant de procédés bien connus des
journaux pamphlétaires, Le Figaro multiplie les qualificatifs injurieux et
diffuse des informations calomnieuses destinées à créer un climat de
suspicion. Sans relâche, il lance ses flèches contre celui qu’Aristide Briand a
baptisé « le ploutocrate démagogue », par une double référence à sa fortune
personnelle et à son projet d’impôt sur le revenu. Aux yeux de Gaston
Calmette, Caillaux fait figure d’homme à abattre depuis que le gouvernement
1
de son ami Louis Barthou a été renversé par le nouveau ministre . Même si
Calmette n’a rien d’un amateur de scandales, il compte parmi les partisans de
la fameuse « loi des trois ans » adoptée sous le cabinet Barthou pour allonger
le service militaire et il juge que la présence de Caillaux dans le
gouvernement Doumergue met en péril les intérêts nationaux. En attaquant
cet adversaire, Calmette force sa nature, mais cède aussi à un élan sincère
dicté par son patriotisme.
Quand survient la campagne du Figaro, Joseph Caillaux est au cœur du
jeu politique ; président du parti radical, député de la Sarthe, lui qui a déjà
rempli les fonctions de président du Conseil au cours de l’année 1911 semble
destiné à l’exercice du pouvoir. Sa personnalité faite d’intelligence, d’orgueil
et de liberté d’esprit lui vaut des rivaux virulents parmi les radicaux, ainsi que
de nombreux ennemis dans le camp de ses opposants politiques. Il est haï par
la droite pour son pacifisme libre-échangiste et sa position sur l’impôt, deux
sujets sensibles au sein de l’opinion. Son hostilité à la guerre, il l’a
manifestée en tant que président du Conseil malgré ses contradicteurs, et il la
maintient tout au long du conflit, se montrant partisan d’une paix sans
annexion et sans indemnité. En 1920, ces convictions le conduisent devant la
Haute Cour de justice, poursuivi par l’hostilité de Clemenceau, mais pour
l’heure, aux côtés de L’Action française qui s’acharne contre lui, Le Figaro
semble avoir juré sa mort politique.
Au fil des articles publiés par le quotidien de Gaston Calmette se dessine
jour après jour le visage d’un ministre peu scrupuleux, poursuivant, au travers
d’opérations diverses, un profit personnel aussi bien que politique, à la
recherche de fonds destinés au financement de son parti. Parmi ces
accusations, dont certaines suscitent des démentis résignés de la part de
Joseph Caillaux, trois types de charges sont, plus que les autres, de nature à
2
l’atteindre, autour desquelles tourne particulièrement le procès .
D’abord, Le Figaro détient – le ministre ne l’ignore pas – des documents
compromettants susceptibles de nourrir la polémique relative à ses sentiments
proallemands. Il s’agit de trois télégrammes chiffrés attestant de négociations
secrètes menées par Caillaux avec les diplomates allemands, à l’insu de son
ministre des Affaires étrangères et de l’ambassadeur de France en Allemagne,
lors du coup d’Agadir de 1911. À cette époque, alors qu’il est président du
Conseil, Joseph Caillaux met tout en œuvre afin d’éviter une confrontation
armée avec Guillaume II, qui, dans un geste de provocation, vient d’envoyer
une canonnière dans la baie d’Agadir pour protester contre la mainmise
française sur le Maroc. En contrepartie de l’abandon des prétentions
allemandes sur le territoire marocain, le président du Conseil concède une
partie du Congo, par un accord que ses adversaires politiques jugent
désastreux pour la France. Les trois télégrammes – nommés les « Verts » –
risquent sans conteste de compromettre l’actuel ministre des Finances du
cabinet Doumergue. Ils peuvent donner de lui l’image d’un homme d’État
cédant face à la menace allemande, prêt à sacrifier des territoires de l’Empire
colonial et hautain dans ses rapports avec son ministère des Affaires
étrangères. Par chance pour Caillaux, leur divulgation est également de nature
à mettre en péril les intérêts de la défense nationale en attisant l’humeur
3
belliqueuse de Guillaume II . Mis au fait de ce danger, Calmette, en
journaliste scrupuleux, s’est engagé sur la demande de Poincaré à ne pas
offrir les « Verts » à ses lecteurs.
Il y a autre chose : Gaston Calmette détient la copie d’un document –
appelé le « document Fabre » – qui jette un doute sur le respect que le
principe de la séparation des pouvoirs inspire à Joseph Caillaux. Dans ce
texte, le procureur général Fabre se plaint amèrement des pressions dont il a
4
fait l’objet en faveur du prévenu, dans une affaire Rochette . Rochette est un
financier véreux poursuivi devant les tribunaux après avoir longtemps
bénéficié de l’impunité et qui, grâce à l’entremise de Joseph Caillaux, a
obtenu une remise de son procès. Une telle contrainte exercée sur un
magistrat pour un mobile resté incertain témoigne du caractère à la fois
arrogant et désinvolte de Caillaux et manifeste le peu de cas que celui-ci fait
de l’indépendance de la Justice. Le ministre se doute que les doléances du
procureur risquent à tout moment d’être publiées par Le Figaro et il a fait tout
ce qui était en son pouvoir pour l’éviter. Du vivant de Calmette, ses
démarches ont abouti, mais, après la mort du journaliste, elles se révéleront
inefficaces.

Une dernière menace, d’une autre nature, pèse sur le ministre des
Finances. Le 13 mars 1914, Le Figaro fait paraître un courrier privé adressé
par Joseph Caillaux à Berthe Gueydan, sa première épouse, alors qu’elle n’est
encore que sa maîtresse ; dans l’extrait publié, le journal met l’accent sur
certains termes laissant penser que leur auteur traite avec cynisme la question
5
de l’impôt sur le revenu dont il est pourtant le champion . Évoquant une
séance devant la Chambre au cours du mois de juillet 1901, Joseph Caillaux
écrit à Berthe Gueydan : « J’ai […] remporté un très beau succès. J’ai écrasé
l’impôt sur le revenu en ayant l’air de le défendre. » Outre l’attaque elle-
même, qui nuit à l’image du ministre, Joseph Caillaux et sa seconde femme
redoutent que les bornes de l’indiscrétion soient désormais franchies et que
des lettres intimes échangées avant leur mariage soient à leur tour divulguées.
La vie privée se mêle à la vie publique et à la vie politique.
Ici, plus particulièrement, Henriette Rainouard, épouse Caillaux, entre en
scène. Depuis des mois, déjà, cette femme est minée par les attaques
incessantes dirigées contre son mari dont, par ricochet, elle est également la
victime. Depuis le début de la campagne, comme elle l’explique au cours du
procès, elle est partout la proie des moqueries et des sous-entendus. Le risque
d’un dévoilement de sa vie sentimentale et d’une publicité autour de sa
liaison adultère avec Joseph Caillaux, alors que son futur époux était encore
marié à Berthe Gueydan, lui est intolérable. Sa dignité de femme du monde,
ses sentiments de mère inquiets pour l’innocence de sa fille de dix-neuf ans
sont heurtés. Henriette Caillaux craint pour sa réputation bourgeoise. Les
semaines passent quand survient la livraison du Figaro du 16 mars 1914 dont
certaines lignes paraissent, aux yeux des deux époux, annoncer la publication
tant redoutée. « M. Caillaux a la manie de souligner dans d’imprudentes
correspondances le mot précis qui marque le plus cruellement la maladresse
6
de la lettre ou en résume terriblement la portée . » Que sont donc ces
« imprudentes correspondances » si ce ne sont les lettres intimes ?
Chez les Caillaux, ce jour-là, la panique gagne. Le matin, poussé à bout,
l’époux rend visite au président Poincaré pour tenter d’obtenir l’intervention
de cet ancien ami devenu son rival en vue de faire cesser les attaques de
Calmette – une démarche qui restera inefficace. Caillaux passe ensuite à son
ministère, avant de rentrer déjeuner chez lui avec sa femme. Puis, il se fait
conduire au Sénat où, entré en séance, il n’a pas le loisir de réfléchir plus
longtemps à la menace qui pèse sur lui. Henriette Caillaux, de son côté, tout
en se consacrant à ses activités de maîtresse de maison, rumine sa haine de
Calmette. Vers trois heures, elle demande à son chauffeur de la déposer chez
l’armurier Gastinne Renette où, sous le prétexte d’assurer sa sécurité, elle
s’achète un revolver. Une visite qui sera décrite en détail dans le procès.
En fin d’après-midi, après avoir longtemps hésité, Henriette Caillaux
cède à une impulsion soudaine : après avoir remis à la gouvernante de sa fille
7
un billet destiné à son mari , elle se rend au Figaro. Sous l’apparence du plus
grand calme, elle y attend Gaston Calmette pendant une heure dans
l’antichambre du journal. Quand finalement le directeur l’introduit dans son
bureau, sans qu’ils aient à peine échangé un mot, elle vide sur lui le chargeur
de son petit browning. Calmette, à terre, gravement blessé, prononce
simplement ces mots : « Je n’ai fait que mon devoir… Ce que j’ai fait, je l’ai
fait sans haine. » Il mourra peu de temps après à l’hôpital, les médecins ayant
échoué à le sauver. Devant le corps inanimé de l’homme de presse, dans les
locaux du Figaro, Henriette Caillaux a des phrases sidérantes : « Il n’y a plus
de justice en France, dit-elle. C’était le seul moyen d’en finir. » Tout en
revendiquant les égards dus à une « dame », tout en exigeant l’attention
réclamée par la femme du ministre des Finances, elle se laissera conduire au
commissariat de police, et, plus tard, à la prison Saint-Lazare, où elle attendra
l’ouverture du procès et le prononcé du verdict.

Beaucoup d’agitation s’est produite autour du procès d’Henriette


Caillaux. Lors de l’ouverture des débats devant la cour d’assises, les
personnalités parisiennes les plus en vue sont présentes, hommes politiques,
hommes de lettres, journalistes. L’ancien président du Conseil Louis Barthou,
ennemi personnel du ministre des Finances alors démissionnaire, vient
témoigner à l’audience, de même que Poincaré, Briand et Painlevé. Mais
aussi l’académicien Paul Bourget et l’écrivain Henri Bernstein qui, en riposte
aux attaques de Joseph Caillaux, a cette saillie cinglante, restée dans les
annales : « Je dois prévenir [Caillaux] qu’à la guerre on ne peut pas se faire
remplacer par une femme et qu’il faut tirer soi-même »… L’accusée, quant à
elle, comparaît toute vêtue de noir, le visage surmonté d’un chapeau
volumineux, noir lui aussi, orné de deux grandes ailes déployées en surplomb
de sa tête. Une tenue qui sera abondamment commentée dans la presse.
Pour assister l’épouse de Joseph Caillaux, c’est le célèbre Fernand Labori
qui a été choisi, un ténor des assises, naguère avocat de Zola et d’Alfred
Dreyfus. La thèse défendue par lui devant la cour consiste à voir dans le geste
de l’accusée le crime d’une femme gouvernée par ses émotions et par ses
nerfs, poussée à bout par les articles quotidiens parus pendant des semaines
sur son mari dans Le Figaro. Une femme en proie à un véritable harcèlement
moral, excédée par une campagne dont même Léon Daudet reconnaît
e
l’outrance. Le but de M Labori est de vider le litige de son contenu politique.
Dans cette présentation de la cause, Joseph Caillaux est relégué au second
plan, c’est à Henriette seule qu’appartient l’initiative d’un crime commis sur
un mouvement irréfléchi. L’honneur blessé, la dignité bafouée font alors
figure d’excuses absolutoires pour une épouse hors d’elle-même. La colère
comme motif de relaxe ? La liberté pour toute sanction face à la mort d’un
homme ? Cela n’est-il pas excessif ? Contre toute attente, la défense n’est pas
sans arme pour soutenir une telle position : elle invoque en particulier une
8
jurisprudence de 1898 qui, dans des circonstances singulièrement proches de
celles de l’espèce, a statué en faveur de l’acquittement pour la femme d’un
député ayant tiré sur un journaliste indiscret.
e
La thèse de M Labori met en avant l’affolement d’Henriette Caillaux à
l’idée que soient publiées des lettres échangées entre elle et son mari alors
e 9
qu’ils étaient amants. M Chenu, avocat de la partie civile , déploie quant à
lui tous ses efforts pour démontrer que la crainte de l’accusée n’a aucun
fondement, et que les lettres sont banales. Dans cette perspective, le
témoignage de Berthe Gueydan, ex-épouse Caillaux, est déterminant. Celle-
ci, en effet, détient des copies de la correspondance adultère subtilisée par
elle pour faire pression sur son mari à l’époque de leur séparation ; elle est
soupçonnée de les avoir remises à Calmette par vengeance. Sa comparution
en qualité de témoin fait sensation à l’audience. Ayant révélé, à la surprise
générale, qu’elle porte sur elle, dans son sac à main, les documents
compromettants qu’elle refusait de livrer lors de l’instruction, Berthe
e
Gueydan, sûre de ses effets, décide de les remettre à M Labori. L’avocat se
trouve ainsi face à une alternative embarrassante : révéler publiquement le
contenu de ces échanges revient à porter atteinte à la vie privée de sa cliente
et aboutit au résultat même qu’elle voulait éviter ; s’y refuser, c’est laisser
e
libre cours aux interprétations les plus incertaines. Mis au pied du mur, M
Labori décide de lire les lettres compromettantes : on apprend donc par sa
bouche que Caillaux, encore marié à Berthe, dépose « mille millions de
baisers sur [le] petit corps adoré » de sa « Riri » bien-aimée… Rien de bien
grave pour la vertu politique de Joseph Caillaux, mais la dignité de sa femme,
elle, est atteinte. Vivement ébranlée, Henriette perd connaissance dans le box
des accusés.
Avant d’en arriver à cet épisode délectable pour le public massé dans la
e
salle, le procès a abordé des sujets moins scabreux. Alors que M Labori tient
e
à rester sur le terrain des mœurs et de la pudeur, M Chenu, quant à lui, tente
d’attaquer ses adversaires sur le terrain politique et, derrière la criminelle, de
débusquer son mari. Pour l’avocat de la partie civile, Henriette Caillaux n’est
qu’un instrument entre les mains de l’ancien ministre et son geste a été guidé
par lui. Le véritable mobile est alors, non pas l’honneur prétendument perdu
de Mme Caillaux, mais la crainte de voir publier les « Verts » et le
« document Fabre ». À dire vrai, les télégrammes n’ont plus grand risque
e e
d’être divulgués depuis que M Chenu, par l’intermédiaire de son confrère M
Maurice Bernard, a été invité à s’abstenir de toute indiscrétion à leur sujet.
Les motifs qui prévalaient du vivant de Calmette conservent toute leur
valeur : l’intérêt national est en jeu et le silence s’impose. La raison d’État
paraît d’ailleurs si forte que le procureur, à l’audience, met en doute
l’authenticité des pièces et qu’une déclaration gouvernementale va jusqu’à
affirmer qu’elles « ne sont que de prétendues copies de documents qui
10
n’existent pas et n’ont jamais existé ». Les débats entre avocats sur ce point
e
se soldent ainsi à l’avantage de M Labori, sauvé par le mutisme forcé de la
partie adverse.
Reste la question du « document Fabre », dernière arme entre les mains
e
de M Chenu, qui, pour une « affaire de quatre sous », prend une importance
disproportionnée dans le procès. Depuis la mort de Calmette, le sujet a connu
un vif intérêt auprès du public. Dès le 18 mars, surlendemain du meurtre, un
véritable coup de théâtre s’est produit à la Chambre, alors que Louis Barthou,
devenu détenteur du document à l’occasion de son passage à la Justice, en
donne lecture devant les parlementaires. Le texte dont Caillaux avait tant
redouté la divulgation se trouve ainsi connu de tous malgré ses efforts pour le
11
maintenir dans l’oubli . Au moment où s’ouvre le procès, le bâtonnier
Chenu est bien décidé à tirer parti du « document Fabre » et à démontrer que
le meurtre de Gaston Calmette a été inspiré par la crainte d’une publication
dans Le Figaro. Les échanges devant la cour à ce sujet apportent une
nouvelle fois la preuve du tempérament plein de hauteur de Joseph Caillaux
et témoignent en même temps d’une certaine candeur, inséparable de son
orgueil. Comme il l’avait déjà fait en présence du juge d’instruction
12
Boucard , le député de la Sarthe invoque ouvertement un « acte de
gouvernement » pour justifier les consignes données au procureur Fabre, ne
faisant que renforcer l’impression qu’il se croit au-dessus des lois. Des mots
e
qui suscitent une tirade indignée de la part de M Chenu.
Au fur et à mesure du procès, des rumeurs courent sur l’impartialité des
13
hommes appelés à trancher le sort d’Henriette Caillaux . Le Figaro parle
d’une justice aux ordres de l’ancien ministre. L’indépendance des jurés est
mise en cause, car on prétend que Joseph Caillaux a intrigué pour les
14
choisir . Celle du président de la cour, le conseiller Albanel, fait l’objet de
soupçons, y compris, publiquement, de la part d’un des assesseurs choqué par
la complaisance du haut magistrat à l’égard de l’accusée. Il est vrai que le
président Albanel se montre d’une politesse qui n’est pas sans excès à l’égard
de la criminelle. « Voulez-vous vous lever, Madame », demande-t-il,
empressé, à Henriette Caillaux, au lieu d’asséner le traditionnel « accusée,
levez-vous ! » Le procureur général Herbaux, lui-même, est tenu pour un
caillautiste, ce qui ne l’empêche pas de requérir, non pas l’acquittement, mais
cinq ans de réclusion, le minimum légal. Le procès a-t-il été influencé par les
manœuvres de l’ancien ministre des Finances ? A-t-il été « truqué » ?
Homme politique rompu aux intrigues du pouvoir, Joseph Caillaux a
certainement fait son possible pour obtenir en sous-main une issue favorable
à sa femme. Pour autant, la sentence prononcée par la cour, loin d’être
entièrement inédite, ne fait que s’inscrire dans le sens d’une jurisprudence
déjà existante.
Le 28 juillet 1914, c’est l’heure du verdict. À l’extérieur, les signes
annonciateurs du conflit mondial se multiplient. Un peu plus tôt, dans le
e
prétoire, M Labori a achevé sa plaidoirie en invoquant les dangers qui
montent : « Messieurs, disait-il, […] gardons nos colères pour l’ennemi du
dehors. […] Allons, toujours unis et solidaires vers les périls qui menacent et
auxquels il n’est que temps de faire face au terme de ces trop longs débats…
La guerre est à nos portes… Acquittez Mme Caillaux. » Les jurés décideront-
ils la relaxe ? Quand ils se retirent pour délibérer, les règles de procédure
applicables à l’époque les placent face à un dilemme : condamner
Mme Caillaux à cinq ans de réclusion minimum après avoir retenu les
15
circonstances atténuantes, ou bien lui accorder l’acquittement . Le sursis,
qui n’est envisageable que pour les peines d’emprisonnement, est exclu. Face
à ce choix, faute de maîtriser la durée et la nature de la sanction, les jurés
préfèrent prononcer l’acquittement. L’accusée est déclarée non coupable
d’avoir donné la mort à Gaston Calmette et, par voie de conséquence, non
coupable de préméditation. Au terme de ces huit jours d’audience, la liberté
est accordée à l’imprudente Henriette Caillaux.
Sa femme acquittée, Joseph Caillaux allait-il enfin pouvoir reprendre sa
carrière politique là où il l’avait laissée à la mort de Calmette ? La
16
combativité féroce dont il avait fait preuve dans le procès allait-elle enfin
payer ? La guerre comme ses ennemis ne lui en laisseront pas le temps ; à
l’issue du conflit, la Haute Cour de justice le condamnera à trois ans
d’emprisonnement et à la privation de ses droits civiques. Par la suite, il
continuera de passer à côté du grand destin public auquel pourtant tout
semblait le promettre. Quelle fatalité a donc été attachée au geste d’Henriette
Caillaux ? Accompli dans un accès de panique et de fièvre, son acte, après
avoir tué un homme, a signé sa chute et celle de son mari. En cherchant à
défendre sa dignité de femme et de mère, en s’efforçant de préserver
l’honneur politique de son mari, Henriette Caillaux les a sabordés l’une et
l’autre. Certains vont jusqu’à prétendre qu’en empêchant son mari
d’appliquer sa politique de paix, elle aurait anéanti une chance d’éviter la
guerre.

SOURCES : La Revue des causes célèbres, 1919, p. 1-47 ; 81-106 ; 161-175 ;


241-254 ; 309-319 ; 436-448 ; 487-512 et 562-576.
BIBLIOGRAPHIE : sur le procès d’Henriette Caillaux : Jean-Yves Le Naour,
Meurtre au Figaro. L’affaire Caillaux, Larousse, 2007 ; Dominique
Jamet, La Chute du président Caillaux, Pygmalion, 2013 ; Lionel
Dumarcet, L’Affaire Caillaux, De Vecchi, 2006 ; René Floriot, Deux
femmes en cour d’assises. Madame Steinheil et Madame Caillaux,
Hachette, 1966 ; René Floriot, Madame Caillaux, Le Cercle Historia
(ouvrage collectif sans titre), 1970 ; Charles-Maurice Chenu, Le Procès
de Madame Caillaux, Fayard, 1960 (ouvrage écrit par le fils du bâtonnier
Chenu, avocat de la famille Calmette). Sur l’affaire et son contexte : voir
en particulier Jean-Denis Bredin, Joseph Caillaux, Hachette, 1985 ; mais
aussi Jean-Claude Allain, Joseph Caillaux, t. I : Le Défi victorieux,
Imprimerie nationale, 1978 ; Daniel Amson, Jean-Gaston Moore et
Charles Amson, Les Grands Procès, préface de Jacques Vergès, PUF,
2007.

1. En décembre 1913, sur une question financière, Joseph Caillaux provoque la chute du
gouvernement Barthou. Voir Jean-Denis Bredin, Joseph Caillaux, Hachette, 1985, p. 158 ;
Jean-Claude Allain, Joseph Caillaux, t. I : Le Défi victorieux, Imprimerie nationale, 1978,
p. 260 sq.
2. Voir Jean-Denis Bredin, Joseph Caillaux, op. cit., pour une vue générale de cette
campagne de presse (p. 164 sq.) et pour les divers documents sur lesquels s’appuient les
principales accusations portées contre Joseph Caillaux (en annexe).
3. En effet, le Quai d’Orsay était parvenu à décoder les télégrammes échangés entre Berlin
et l’ambassade d’Allemagne à Paris et faisant état des négociations avec Caillaux. La
découverte de ces documents, qui avait provoqué l’indignation du ministre des Affaires
étrangères Justin de Selves, risquait aussi de susciter la colère du Kaiser en lui faisant
comprendre que son chiffre était désormais connu de la France.
4. Sur cette affaire, voir par exemple Maurice Garçon, Histoire de la justice sous la
e
III République, t. II : Les Grandes Affaires, Fayard, 1957, p. 128-146, en particulier, sur
l’intervention de Caillaux, p. 133.
5. C’est ce qu’on a appelé la lettre « Ton Jo », signée du petit nom de Joseph Caillaux, qui,
par dérision, n’a pas manqué d’être abondamment repris dans Le Figaro.
6. Cité par Denis Bredin, Joseph Caillaux, op. cit., p. 169.
7. Ce document sera lu par Mme Caillaux à l’audience. Il est reproduit plus loin.
8. La femme d’un député, taxée d’infidélité par le journal La Lanterne qui voulait
ridiculiser son mari, avait bénéficié d’un acquittement après avoir tiré sur le secrétaire de la
rédaction. Les circonstances étaient proches de celles de l’affaire Caillaux, à ceci près que
le journaliste, seulement blessé, n’était pas mort. À cette époque, Le Figaro avait
stigmatisé les mœurs indiscrètes de la presse. Pour plus de détails sur cette jurisprudence et
d’autres éléments, voir René Floriot, Deux femmes en cour d’assises, Hachette, 1966,
p. 166 sq.
e e
9. Au côté de M Chenu, on trouve M Seligman pour représenter les enfants de Calmette.
10. Cité par Jean-Yves Le Naour, Meurtre au Figaro. L’affaire Caillaux, Larousse, 2007,
p. 218.
11. Une commission d’enquête parlementaire présidée par Jaurès avait été nommée en
1911 pour élucider l’affaire Rochette ; ses pouvoirs devaient être prorogés à l’issue de la
lecture de Barthou. Elle se contenterait de conclure par un blâme général et le rappel
solennel de l’indépendance de la justice.
12. Voir Le Temps, vendredi 10 avril 1914.
13. Voir en ce sens, Jean-Yves Le Naour, Meurtre au Figaro. L’affaire Caillaux, op. cit.,
p. 200 sq.
14. Si Jean-Yves Le Naour le soutient, ce n’est pas l’avis de René Floriot. Voir René
Floriot, Deux femmes en cour d’assises, op. cit., p. 132-133 et Jean-Yves Le Naour,
Meurtre au Figaro. L’affaire Caillaux, op. cit., p. 202 sq.
15. Pour plus de précisions, voir René Floriot, Madame Caillaux, Le Cercle Historia, 1970,
p. 96-97 ; voir aussi, René Floriot, Deux femmes en cour d’assises, op. cit., p. 174 sq.
16. Au cours du procès, Joseph Caillaux a utilisé des méthodes qui ont pu paraître
agressives pour se défendre, répondant sans ménagement aux piques fielleuses de son ex-
épouse, et révélant surtout les sources douteuses de l’important patrimoine de Calmette,
dont il n’avait pas hésité à se procurer le testament.
COUR D’ASSISES DE LA SEINE

(20 juillet-28 juillet 1914)

[Dans le procès d’Henriette Caillaux, au côté de l’accusée, la personne


de Joseph Caillaux domine par sa présence les débats et paraît, en même
temps que celle de sa femme, assurer sa propre défense. Cela justifie qu’une
place soit réservée à sa déposition. Dans les extraits sélectionnés, les propos
d’Henriette Caillaux évoquent pour l’essentiel le déroulement des faits : la
campagne de presse menée par Le Figaro, les circonstances qui ont précédé
le crime et le crime lui-même. Quant à l’évocation du contexte politique de
l’affaire, elle est réservée à Joseph Caillaux qui est le principal intéressé.
Suivra le réquisitoire du procureur général Jules Herbaux.]

INTERROGATOIRE D’HENRIETTE
CAILLAUX
Mme CAILLAUX. — Monsieur le Président, j’ai été élevée comme l’ont
été toutes les jeunes filles de mon époque, je n’ai jamais été en pension, je
n’ai jamais quitté mes parents jusqu’au jour de mon mariage. Je me suis
mariée à l’âge de dix-neuf ans avec M. Léo Claretie, l’homme de lettres ; des
dissentiments sont survenus aussitôt dans notre ménage, nos caractères ne
s’accordaient pas ; plusieurs fois, j’ai été sur le point de rompre cette union,
mais j’avais deux enfants, deux filles, et pour elles, j’ai attendu. Enfin, au
mois de mars 1908, de nouveaux dissentiments étant survenus entre nous, j’ai
demandé le divorce que j’ai obtenu très rapidement, j’obtenais en même
temps la garde de mes deux filles. Quelques mois après j’avais le très grand
malheur de perdre la seconde à l’âge de neuf ans.
Au mois d’octobre 1911, je me remariai avec M. Joseph Caillaux, alors
président du Conseil des ministres. J’ai trouvé dans ce mariage le bonheur le
plus complet, j’avais tout, j’ai tout. Si nous n’avions pas été empoisonnés par
la calomnie, j’aurais tout pour être heureuse. J’ai un mari qui me rend au
centuple l’affection que j’ai pour lui, j’ai une fille qui a maintenant plus de
dix-neuf ans et qui est la joie de notre maison. M. Caillaux m’avait apporté
une belle situation, la situation de ministre était brillante ; nous avons une
belle fortune qui nous permet de vivre largement, et je tiens à dire ici tout de
suite que ce n’est pas cette abominable et considérable fortune que la
calomnie nous prête depuis notre mariage, mais que nous avons une bonne et
loyale fortune que nous avons reçue de nos parents chacun par parts à peu
près égales. Cette fortune (M. le bâtonnier en a les preuves et vous les
donnera si vous le voulez), cette fortune ne s’est pas augmentée depuis le jour
où, chacun de notre côté, nous avons reçu notre part de l’héritage de famille.
Malheureusement, Monsieur le Président, la calomnie est entrée tout de
suite dans notre maison. À peine étions-nous mariés – je ne sais pas si c’est
avant ou après mon mariage – qu’aussitôt nous avons été avertis que la
première femme de mon mari, Mme Gueydan, avait conservé par devers elle
des photographies de lettres et qu’elle cherchait à en faire un scandale pour se
venger de notre mariage. Ces bruits nous sont revenus à plusieurs reprises, en
1
particulier au moment de la chute du ministère Caillaux .
En même temps… ah ! Cette calomnie, des bruits ignobles sur mon mari
ont été répandus ; tout Paris sait bien qu’on a dit à ce moment-là qu’il était
malade, qu’il devenait fou, qu’il se livrait en public à mille extravagances.
Tout le monde les racontait…
Le PRÉSIDENT. — Madame, pour ne pas nous perdre dans les détails de
l’affaire et les circonstances qui l’ont précédée, je vais vous poser des
questions spéciales pour vous permettre de répondre d’une façon précise à
tous les faits qui vous sont reprochés, et pour vous permettre également de
préciser toutes les circonstances qui les ont précédés ou suivis. Vous vous
expliquerez tout à l’heure sur l’acte criminel dont vous êtes accusée, mais je
tiens tout d’abord à vous faire préciser les circonstances qui l’ont précédé, et
j’arrive tout de suite à vos déclarations dès le début de l’information. Vous
avez dit au moment de votre arrestation – je cite vos paroles : « Irritée d’être
l’objet d’injures et de diffamations dans les journaux, et plus particulièrement
dans Le Figaro, il m’a semblé que mon mari ne pouvait se défendre, à cause
de sa situation, et qu’il m’appartenait de le venger des outrages qui
rejaillissaient sur nous deux. » Veuillez sur ce point faire connaître à
messieurs les jurés quelle influence avait sur votre esprit la campagne du
Figaro.
Mme CAILLAUX. — Quand la campagne du Figaro a commencé,
j’étais déjà dans un esprit que l’opinion publique avait préparé. Je ne sais pas
si je me fais bien comprendre, c’est pour cela que j’aurais voulu vous dire ce
qui s’était passé avant la campagne, si ce n’est pas abuser…
Le PRÉSIDENT. — Non, vous en avez le droit. Je croyais que vous aviez
terminé en ce qui concerne les circonstances précédentes.
Mme CAILLAUX. — On a répandu des bruits sur mon mari ; j’ai
commencé à souffrir de la calomnie lorsque j’étais nouvellement remariée.
Tout le monde m’accueillait avec des sourires d’ironie ; vous comprenez, tout
le monde racontait que c’étaient des soi-disant folies de mon mari. Je sentais
bien qu’on se moquait de moi et j’étais un peu ridicule.
Ce n’est pas tout. Au même moment, des bruits abominables de fortune
mal acquise ont commencé à circuler dans tout Paris : on disait que mon mari
– oh ! des journaux l’ont raconté ! – avait fait un coup de Bourse à Berlin, au
moment de la discussion franco-marocaine, que ce coup de Bourse lui avait
rapporté beaucoup d’argent ; ce qu’on disait surtout, c’est qu’il avait vendu le
Congo à l’empereur d’Allemagne, tout Paris a connu cette histoire d’une
couronne de 750 000 francs, qui m’aurait été donnée comme cadeau de noces
et qui aurait été payée par l’empereur d’Allemagne. Je voyais ces bruits se
répandre non seulement dans un certain monde, mais pénétrer un peu dans
toutes les couches de la société. C’était très pénible pour moi.
Enfin, il y eut un moment d’accalmie. Nous avons voyagé. Les passions
politiques étaient très surexcitées et, à un moment, je me suis aperçue
combien la calomnie avait fait ses ravages ; plusieurs faits me l’ont prouvé. Je
ne pouvais plus assister aux séances de la Chambre, j’entendais toujours dire
autour de moi quelque chose de désagréable pour mon mari dans les tribunes.
Permettez-moi, Monsieur le Président, de vous citer un fait, si vous ne
trouvez pas mes explications trop longues !
Le PRÉSIDENT. — Non, expliquez-vous.
Mme CAILLAUX. — Un jour, c’était au moment de la discussion de la
loi militaire, mon mari s’apprêtait à monter à la tribune, j’étais dans la
galerie. Il y avait un jeune ménage derrière moi qui, au moment où mon mari
est monté à la tribune, s’est mis à piétiner et à crier de toutes ses forces :
« Caillaux, Congo ! Caillaux, Congo ! À Berlin ! À Berlin ! » Toutes les
personnes qui étaient dans la galerie leur ont donné raison. Il y avait là, la
femme d’un chef de cabinet de ministre, la femme d’un député de la droite.
J’ai été obligée de m’en aller, honteuse ; je suis sortie comme une folle. J’ai
raconté ce fait au chef des huissiers. J’étais très bouleversée. Ce n’est pas la
première fois qu’on lançait devant moi des calomnies comme celle-là contre
mon mari. Je sentais toujours monter cette réputation de fortune mal acquise,
il m’en venait des échos de tous les côtés. C’étaient mes amis, mes
domestiques qui me racontaient, qu’ils étaient félicités d’être chez un homme
qui avait tant volé d’argent et chez lequel ils devaient faire tant de bénéfices.
Tout le monde, mes fournisseurs, mes couturières, me racontaient cela, ne se
doutant pas du mal qu’ils me faisaient. Ils me disaient qu’ils se disputaient
avec leurs clients et avec leurs amis pour déclarer que mon mari n’avait pas
vendu le Congo.
À l’automne, lorsque le ministère Barthou est tombé, on a demandé à
mon mari de reprendre le pouvoir. Je savais combien l’opinion publique était
contre lui, je savais que, s’il revenait au pouvoir, on allait reparler de l’impôt
sur le revenu, car c’était cela qui excitait beaucoup les gens contre lui. Cela
m’avait fait très peur ; je ne voulais pas qu’il redevienne ministre. Mais on lui
a fait valoir des considérations de devoir vis-à-vis de son parti et je me suis
inclinée. Je lui ai dit à ce moment-là que cela lui porterait malheur… Hélas !
Je ne prévoyais pas comment. Je ne me trompais pas ! C’est alors que
commença la campagne du Figaro. Ah ! Elle fut tout de suite implacable, elle
n’avait rien de politique, elle était personnelle, et à mesure que les
affirmations du Figaro soulevaient des dénégations, on voyait que cela
excitait l’auteur des articles, que ceux-ci devenaient de plus en plus violents.
Tous les jours, il y avait une nouvelle attaque contre mon mari. Enfin, je
sentais que l’auteur des articles s’exaspérait ; en voici la preuve. Au mois de
février, il disait qu’il ne ferait jamais ce qu’il a fait le 13 mars. Il écrivait que
tous les moyens lui seraient bons pour abattre Caillaux, qu’il ne reculerait
devant aucun procédé. C’est alors que la lettre « Ton Jo » a paru. Beaucoup
de raisons me faisaient penser que les miennes allaient suivre… Alors, je
souffrais tellement que j’ai perdu la tête… Voilà !
[Au président qui objecte que la campagne du Figaro paraissait avoir un
caractère politique, Henriette Caillaux répond :]
Mme CAILLAUX. — Je crois, Monsieur le Président, qu’il n’est pas une
personne qui, ayant lu les 138 articles du Figaro, puisse dire que la campagne
n’avait qu’un caractère politique. J’ai compté au moins 138 articles en trois
mois ; en 95 jours exactement, il y a eu 138 articles ou dessins injurieux
contre mon mari. Ils étaient presque tous à la première page. Dans ces
138 articles, je ne compte pas les comptes rendus de la Chambre et du Sénat
dans lesquels mon mari n’était pas ménagé, bien entendu. C’était le droit du
directeur du Figaro d’attaquer la politique de mon mari, mais ce n’est pas
cela qu’il a fait. Dans toutes ces attaques, il l’accusait d’avoir employé des
moyens déshonorants pour parvenir à des buts de politique personnelle. Il y a
bien quelques articles sur le traité franco-marocain, c’est certain, mais si on
veut bien comparer ces critiques aux articles élogieux que sur le même sujet
M. Calmette consacrait à mon mari deux ans plus tôt, ces critiques semblent
étranges. D’ailleurs, elles sont pleines de diffamations, il est facile de s’en
rendre compte.
[Henriette Caillaux, avec l’accord du président, poursuit sa
démonstration, en citant des extraits du Figaro. Après avoir fait état de divers
scandales dans lesquels Joseph Caillaux a été impliqué, elle poursuit :]
Mais ce n’est pas tout, il y a plus grave encore. Le directeur du Figaro
accuse mon mari d’avoir également abusé de sa situation de ministre, pour se
procurer des ressources personnelles, non seulement pour se créer une caisse
noire pour ses besoins politiques, mais de se faire donner par la peur de
l’argent pour lui et de se faire donner des conseils d’administration.
Naturellement, il fait comme s’il ignorait que mon mari… mon Dieu, en
dirigeant deux sociétés de crédit qui n’ont rien en commun avec l’État, faisait
autre chose que d’exercer son métier, comme beaucoup d’autres députés,
quand ils ne sont pas ministres, bien entendu. Eh bien, mon mari, c’est la
même chose ; c’est quand il n’était pas ministre qu’il exerçait son métier.
Enfin, c’est tout naturel, et beaucoup de députés sont avocats, avocats-
conseils, membres de conseils d’administration, et bien souvent rien ne les
désigne pour ce genre d’affaires. Mais c’est défendu à mon mari, qui est
financier de métier ; cela lui est défendu d’exercer son métier, quand il n’est
pas ministre, cela, on le lui défend.
Et alors, ce ton, messieurs… Vous permettez que je lise deux ou trois
passages ?… Monsieur le Président.
Le PRÉSIDENT. — Continuez, Madame : MM. les jurés doivent
connaître toute votre défense et par conséquent vous avez le droit de dire ce
que vous croyez utile.
Mme CAILLAUX. — On dit que mon mari conserve cette présidence de
conseil d’administration alors que sa démission est régulièrement donnée ; on
l’accuse de présider les banques les plus extraordinaires. Mais vous allez
voir. Le 22 décembre : « Le ploutocrate démagogue du Crédit foncier
algérien » – il n’en a jamais fait partie – « du Crédit foncier algérien » et des
« prébendes grassement rétribuées par l’étranger… » Mais tenez, Messieurs :
« Sur le milliard apporté par ses amis et pour ses amis, le quart au moins est
irrémédiablement perdu ; en six mois, un milliard est sorti de nos villes et de
nos campagnes sur le visa de cet homme officiel pour augmenter sa fortune
personnelle. »
Eh bien, vraiment, je me demande si c’est de la politique, cela : on ne
peut pas accuser plus franchement quelqu’un d’être un traître à son pays,
mais aussi d’être un voleur. Voyons, je pourrais en lire indéfiniment comme
cela. Mais ce n’est pas tout. On dit aussi que mon mari est une honte pour
l’étranger, qu’il travaille pour la Banque sud-américaine, pour le roi de
Prusse, et il est dit en grosses lettres dans Le Figaro : « On se demande
comment on fera quand viendront les souverains étrangers », parce qu’il est
la honte pour notre pays, et alors tous les potins sur lesquels je ne veux pas
insister, qui concernent le roi d’Angleterre et le roi d’Espagne. Eh bien,
vraiment, quelqu’un d’indépendant peut-il dire que cela touche à la
politique ? Je ne le crois pas. Je pourrais encore vous en citer de nombreux
exemples, mais je ne veux pas vous ennuyer ; mais la mauvaise foi qui
préside à tout cela est extraordinaire. Tenez… je me garderai bien de
prononcer des noms ou des chiffres : « Les démentis du ministre des
Finances ; quoique plus rares depuis trois jours, étant trop faciles sur le
chapitre où aucune preuve ne peut être apportée, arrachée au domaine des
conversations privées » – on ne dit pas avec qui. Et plus loin : « Je souhaite
que bientôt le crime soit porté à la tribune de la Chambre, pour que le
malfaiteur officiel reçoive le châtiment public. » Puis on dit encore : « Tout
se résume par un mot : infamie ; par un seul nom : Caillaux. »
Enfin l’auteur s’exaspère ; il voit bien qu’il ne ruine pas le ministre qu’il
attaque, dans un certain public… Oh ! Je sais bien que c’est dans le public
ennemi de l’impôt sur le revenu qu’il l’attaque, mais je sais aussi qu’il ne
l’atteint pas au Parlement où tout le monde rend hommage à sa parfaite
honorabilité.
Mais on veut aller plus loin, la menace est plus directe : « C’est l’instant
décisif où il ne faut reculer devant aucun procédé, si pénible qu’il soit pour
nos habitudes, si réprouvé qu’il soit par nos manières et nos goûts. » C’est le
10 mars que le directeur du Figaro écrit cela. Le 13, la menace est exécutée ;
la première des trois lettres paraît ; c’est la lettre « Ton Jo ». Au début, on
nous avait bien prévenus que cette lettre allait paraître, mais nous n’avions
pas voulu le croire…
Le PRÉSIDENT. — Madame, avant d’arriver à cette lettre, c’est-à-dire
au 13 mars, il serait bon que nous sachions un peu tout ce qui s’est passé
relativement aux trois lettres intimes, qui comme vous l’avez dit dans un de
vos interrogatoires, formaient une sorte de trilogie, et je crois que le moment
est venu de vous demander quelques précisions à cet égard.
Avant votre mariage, vous étiez pendant l’été de l’année de 1909 chez
Mme Guillemard, en villégiature, je crois, à Saint-Énogat. M. Caillaux vous a
écrit à cette date deux lettres, une très longue de seize pages, celle qui vous a
le plus préoccupée tout à l’heure, c’est-à-dire celle où la politique était mêlée
à des choses intimes, et une autre plus courte, dont il n’est pas grandement
question dans l’affaire. Ces lettres vous sont arrivées au mois de
septembre 1909, et vous les auriez montrées, je crois, à Mme Guillemard,
qui, elle, s’est expliquée sur ces lettres.
Voulez-vous dire à messieurs les jurés dans quelles circonstances vous
avez reçu ces deux lettres de M. Caillaux et dans quelles circonstances vous
les avez renvoyées à M. Caillaux ; puis vous vous expliquerez pour ne pas
multiplier les questions, sur la teneur même de la lettre en question, la lettre
de seize pages ?
Mme CAILLAUX. — Oui, Monsieur. Comme vous le savez, j’étais à
Dinard chez mon amie, quand M. Caillaux m’écrivit deux lettres à deux ou
trois jours d’intervalle ; puis, quelques jours après, sous un prétexte que je
n’avais pas à discuter, M. Caillaux me pria de les lui renvoyer poste restante
au Mans. Je me rendis à son désir. Avant, j’avais montré ces lettres à mon
amie en effet, et je les ai renvoyées poste restante au Mans, comme
M. Caillaux me l’avait demandé. Voilà ce qui s’est passé. D’ailleurs le récit
en est dans une lettre…
Le PRÉSIDENT. — Parlons tout de suite de la lettre de M. Caillaux du
25 septembre dans laquelle il vous raconte dans quelles circonstances les
deux lettres avaient disparu, avaient été détournées par sa première femme.
Expliquez à messieurs les jurés également ce fait-là.
Mme CAILLAUX. — J’ai renvoyé les lettres ; M. Caillaux les avait
rangées dans le tiroir de son bureau au rez-de-chaussée. Le lendemain
matin… Je suis extrêmement gênée pour expliquer tout cela.
Le PRÉSIDENT. — Ne dites que ce que vous voulez dire, vous n’êtes
pas obligée de dire ce que vous ne voulez pas dire.
Mme CAILLAUX. — Je vais être obligée de mettre en cause plusieurs
fois la première femme de mon mari, Mme Gueydan ; elle est le pivot de
toute mon affaire ; je m’efforcerai de le faire avec le plus de discrétion
possible. Enfin mon mari apprenait le lendemain que sa femme, à l’aide
d’une fausse clef, la nuit, avait pris les lettres, et lui avait dit que les lettres
étaient en sûreté, qu’elle ne voulait pas s’en servir pour divorcer, qu’elle avait
voulu avoir des armes contre son mari et contre moi, qu’elle allait avec ces
lettres me déshonorer. Elle voulait les porter à mon père pour qu’il me
déshérite, à mon ancien mari pour qu’il me reprenne la garde de ma fille, à
ma fille elle-même (une enfant de quinze ans !) elle voulait les lui faire
parvenir pour qu’elle les lise.
Enfin, M. Caillaux eut tellement peur pour moi qu’il me fit comprendre
que nous devions renoncer l’un à l’autre. Il craignait même tant pour ma vie
qu’il m’obligea à partir secrètement en voyage. Je suis partie justement avec
mon amie !
Le PRÉSIDENT. — C’est Mme Guillemard ?
Mme CAILLAUX. — Oui. J’étais dans un tel état de désespoir que je ne
suis pas partie toute seule. À Florence où je me trouvais avec elle dans les
premiers jours de novembre, je reçus une dépêche du secrétaire de
M. Caillaux.
Le PRÉSIDENT. — Ah ! Oui…
Mme CAILLAUX. — Non, Monsieur le Président, ce n’est pas celle-là.
J’ai reçu une dépêche du secrétaire de M. Caillaux me disant que je n’avais
plus rien à craindre, que les lettres étaient brûlées, que M. Caillaux s’était
embarqué la veille pour l’Égypte avec sa femme avec laquelle il était
réconcilié.
Je rentrais à Paris le cœur brisé. J’y appris qu’en effet M. Caillaux avait
bien pris toutes ses précautions pour moi, que les lettres avaient été brûlées
en présence de M. Privat-Deschanel et que Mme Caillaux-Gueydan avait
donné sa parole d’honneur qu’elle en avait gardé ni copie ni photographie :
c’était le gage de la réconciliation.
Pas besoin de vous dire l’hiver que j’ai passé, mon chagrin.
Mais tout d’un coup, au mois de juillet suivant, le hasard me redevint
favorable…
Le PRÉSIDENT. — Juillet 1910 ?
Mme CAILLAUX. — Oui, Monsieur le Président, 1910.
À ce moment, on demanda le divorce… […] Au mois de février 1911, la
veille du jour où le divorce demandé par M. Caillaux allait être plaidé,
Mme Gueydan sortit une lettre dont elle n’avait jamais parlé, que M. Caillaux
lui avait écrite à peu près dix ans auparavant. C’est la lettre « Ton Jo » que Le
Figaro a publié. Elle avait montré cette lettre à différents hommes politiques.
Mme Gueydan pensait que la menace de la lecture de cette lettre au début du
divorce empêcherait M. Caillaux de divorcer. Mais M. Caillaux n’était pas
homme à reculer devant un argument de cette espèce et la veille du jour où le
divorce allait être plaidé on s’entendit pour un divorce d’accord. Il fut
entendu que les lettres qu’on avait échangées de part et d’autre dans le
ménage seraient détruites, parmi elles bien entendu, la lettre « Ton Jo » et
pour cette lettre, Mme Gueydan cette fois encore donna sa parole d’honneur
qu’elle n’en avait gardé ni la copie ni la photographie.
[…]
Le PRÉSIDENT. — Vous avez su que les lettres sur lesquelles vous vous
êtes expliquée avaient été brûlées… À quel moment avez-vous su que des
photographies en avaient été conservées ?
Mme CAILLAUX. — Ne voudriez-vous pas, Monsieur le Président, que
j’explique un peu ce qu’il y avait dans ces lettres ?
Le PRÉSIDENT. — C’est en effet le moment. Si vous désirez vous
expliquer là-dessus, faites-le tout de suite.
Mme CAILLAUX. — Je dois dire que ces malheureuses lettres, c’est
peut-être moi qui les connais le moins ; je les ai eues quelques jours en ma
possession, il y a cinq ans, mais enfin je peux donner quelques
renseignements dessus.
Ces lettres étaient, bien entendu, tendres. Elles étaient écrites dans les
termes que peut employer un homme bien élevé écrivant à une femme bien
élevée ; mais c’était surtout comme une espèce de biographie depuis le
mariage que M. Caillaux avait fait trois ans auparavant. Il me disait combien
il avait été heureux de me rencontrer et il me parlait de l’espoir, assez vague
d’ailleurs, qu’il avait formé de se rendre libre un jour. Il me disait aussi –
toute la lettre est écrite dans un style assez élevé et toujours d’une haute
portée morale, cela je le garantis –, M. Caillaux me disait – et là toute la
délicatesse de son caractère se montrait –, il me disait les scrupules qu’il avait
à briser des liens qui pourtant lui avaient donné peu de bonheur.
Mais, ce qui pouvait rendre très intéressantes les lettres pour Le Figaro,
c’est qu’il y disait aussi les raisons de politique locale pour lesquelles il
jugeait ne pas devoir divorcer six mois avant la période électorale. Il me
faisait la psychologie moyenne des électeurs.
C’est là ce qui pouvait faire craindre la publication de fragments de cette
lettre dans Le Figaro, c’est qu’au moment où allait s’ouvrir une nouvelle
période électorale, à côté de la phrase sur l’impôt sur le revenu, il aurait été
intéressant d’afficher en grandes lettres sur les murs de toutes les communes
de France les raisons pour lesquelles M. Caillaux jugeait ne pas devoir
entamer une procédure en divorce avant la période électorale. Et, Monsieur le
Président, ces raisons étaient très mêlées aux raisons intimes ; on pouvait
difficilement les séparer les unes des autres, et cela se comprend. Dans cette
lettre, M. Caillaux naturellement parlait aussi de moi, de ma situation de
femme seule. J’étais divorcée depuis dix-huit mois. Il parlait de ma vie.
Quant à la seconde lettre…
Le PRÉSIDENT. — La plus courte ?
Mme CAILLAUX. — La courte… J’ai deux souvenirs de cette lettre.
Elle était écrite sur papier à entête de la préfecture de la Sarthe, et elle était
fort courte, comme vous le disiez, Monsieur le Président. M. Caillaux y
racontait qu’il avait fait un placement d’une partie de sa fortune, placement
qui lui avait rapporté un certain bénéfice.
Voilà, en mon âme et conscience, tout ce que je peux dire sur ces lettres
tout à fait convenables, je le répète.
Le PRÉSIDENT. — Je répète ma question de tout à l’heure ; à quel
moment avez-vous su que des photographies de ces lettres avaient été
conservées ?
Mme CAILLAUX. — Je l’ai su presque aussitôt après mon mariage ou
peut-être quelques jours avant, je ne peux pas le préciser.
[Henriette Caillaux s’étend longuement sur ces lettres, précisant qu’elles
étaient bien connues du milieu de la presse à Paris. Sur la demande du
président, elle expose les raisons qui lui faisaient redouter leur publication,
mettant notamment en avant la publication de la lettre « Ton Jo » dans Le
Figaro, à caractère privé.]
Le PRÉSIDENT. — Voulez-vous me permettre une toute petite question
avant de suspendre l’audience ? L’accusation vous dit qu’on a publié dans la
lettre « Ton Jo » des passages qui se rapportent à la politique : on peut
supposer que dans la lettre dont vous venez de parler tout à l’heure, la longue
lettre de seize pages, il ne s’agissait que de passages se rapportant
exclusivement à la politique.
Mme CAILLAUX. — Il est bien évident qu’en publiant la lettre « Ton
Jo », M. Calmette entrait dans la vie privée du ministre, mais enfin il entrait
aussi dans la vie privée d’une femme, la destinataire de cette lettre. On dit, on
répète que Mme Gueydan n’avait pas autorisé la publication de cette lettre.
C’était donc, à mon sens, une grave injure que lui faisait Le Figaro en
publiant une lettre qui lui avait été écrite dans des circonstances un peu
exceptionnelles, quand elle était encore la femme d’un autre. On ravivait pour
elle certainement un souvenir douloureux si on apprenait à son grand fils, qui
a vingt-six ans, je crois, des choses qu’il ignorait peut-être. Certainement,
c’est une grave injure à faire à une femme que de donner, par écrit avec la
date et la signature, la preuve des relations qu’elle a entretenues autrefois.
Mais comment peut-on supposer que le directeur du Figaro aurait hésité à me
faire à moi, la femme d’un homme à qui il a voué une haine à mort, la même
injure que celle faite à Mme Gueydan ? C’est impossible. Pour une femme
qui a sa dignité, pour une mère, c’était déjà beaucoup.
Mais, Monsieur le Président, la preuve que la publication de la lettre
« Ton Jo » est une publication privée, c’est M. Calmette lui-même qui l’a
donnée. Tenez, si vous voulez me permettre de vous rappeler ce passage :
La preuve indiscutable, terrible, honteuse, je la donne avec un
profond regret, je l’avoue. Je l’affirme sur mon honneur, c’est la première
fois, depuis trente ans de journalisme, que je publie une lettre privée, très
intime, malgré la volonté de son détenteur, de son propriétaire ou de son
auteur. Ma dignité en éprouve une vraie souffrance. Je m’en excuse
auprès de ceux que cette publication affligera.

Il continue et il reprend une seconde fois :

Donc, c’est une lettre privée, très intime qui établit la félonie de
Caillaux.

Il est donc bien difficile, pour Le Figaro, de venir soutenir que ce n’est
pas une lettre privée. C’est M. Calmette lui-même qui le dit : « C’est une
lettre très intime. »
Je sais bien qu’on répond à cela qu’on n’a publié que la partie politique,
que la partie destinée au public. Je me demande quand une lettre privée et une
lettre écrite à une femme est en totalité ou en partie destinée au public. Parce
qu’il s’agira d’une lettre qui ne se rapportera pas exclusivement à des sujets
d’amour et alors qu’on s’est procuré cette lettre par un moyen plus ou moins
propre, on aura le droit d’en publier des fragments ? Alors, il n’y a plus de
correspondance possible ; il n’y a plus de confiance possible. Voilà un
ministre qui écrit rapidement deux mots à son amie. Il ne se doute pas qu’on
lui sortira cette lettre treize ans plus tard et qu’on le menacera d’afficher cette
lettre sur les murs de toutes les communes de France. Dans ces conditions, il
n’y a plus de confiance possible. On ne peut plus écrire à personne, car enfin
est-ce une profession de foi, quand on écrit à une amie et quand on s’épanche
dans le cœur d’une femme en qui on a confiance ? Est-ce qu’on pèse ses
termes quand on écrit dans ces conditions-là ? Est-ce qu’on ne plaisante pas
même un peu ?
Quoi qu’on en dise, cette lettre vraiment n’est pas destinée au public car,
si elle l’avait été, M. Calmette ne se serait pas excusé de la publier dans les
termes où il l’a fait et que je viens de vous lire. Cela ne peut pas faire de
doute pour personne, c’est bien une lettre privée. Il n’y avait donc pas de
raison pour qu’on ne publiât pas aussi des fragments des miennes.
Je vous ai dit pourquoi j’avais lieu de le craindre et les personnes qui me
l’ont rapporté le diront encore avec plus de précision. Je n’ai donc pas besoin
de dire que la publication avait été pour moi une terrible révélation. Je n’avais
jamais pensé que quelqu’un s’abaisserait jusque-là !
Le PRÉSIDENT. — Puisque vous avez terminé sur ce point, Madame,
nous allons suspendre l’audience pendant une demi-heure.
[Suspension d’audience. L’audience est reprise à 2 h 30.]
Le PRÉSIDENT. — Si vous voulez rester assise, Madame, vous pouvez
le faire.
Mme CAILLAUX. — Oh non, Monsieur, je vous remercie.
Le PRÉSIDENT. — Vous vous êtes expliquée sur les lettres, vous vous
êtes expliquée sur la crainte que vous aviez de leur publication, des dangers
et des ennuis que cette publication pouvait vous causer, et vous avez alors
tâché à un moment donné d’empêcher cette publication. Vous avez songé,
tout d’abord, à employer la voie judiciaire et, dès le 13 mars, peut-être le 14,
e
peu importe, vous vous êtes adressée à votre avoué M Thorel, à qui vous
avez demandé des conseils à cet égard.
Mme CAILLAUX. — De la part de mon mari, bien entendu.
Le PRÉSIDENT. — Oui, d’accord avec M. Caillaux, bien entendu. Je
e
crois que la première communication que vous avez eue avec M Thorel a été
faite par écrit, je ne sais si vous en avez eu une de vive voix.
Mme CAILLAUX. — Non.
e
Le PRÉSIDENT. — M Thorel vous a envoyé un projet d’assignation
devant le tribunal civil ; veuillez-vous expliquer sur les termes de ce projet
d’assignation dont on ne trouve, du reste, aucune trace au dossier.
Mme CAILLAUX. — Monsieur le Président, à l’instruction M. le
bâtonnier et moi, nous l’avons offerte à M. le juge d’instruction ; il a dit qu’il
n’était pas nécessaire qu’il la prenne, M. le bâtonnier l’a gardée, elle est là.
Le BÂTONNIER LABORI. — J’ai le document, Monsieur le Président.
Le PRÉSIDENT. — MM. les jurés seront heureux de savoir quels étaient
les termes employés dans cette assignation ; voulez-vous, maître Labori, en
donner lecture ?
Le BÂTONNIER LABORI. — Ce serait peut-être bien long.
Le PRÉSIDENT. — Eh bien, vous en donnerez lecture lors de votre
plaidoirie.
e
Le BÂTONNIER LABORI. — En tout cas, M Thorel est à l’audience, et
il peut attester que cette assignation n’a pas été rédigée pour les besoins de
e
l’affaire actuelle. C’est M Thorel qui a été à ce moment-là chargé de rédiger
cette assignation.
Le PRÉSIDENT, à Mme Caillaux. — Dites succinctement quelle était la
nature de cette assignation.
e
Mme CAILLAUX. — Je me suis fiée à M Thorel, qui est notre conseil
depuis longtemps. J’avais le souvenir qu’il y avait une loi sur la propriété
littéraire des lettres et qu’on n’avait pas le droit de s’en servir, de les publier
sans l’assentiment de l’expéditeur. C’est dans cette idée, que j’avais
e
communiquée à mon mari, que j’ai téléphoné à M Thorel. Il m’a répondu
qu’en effet, puisque je craignais une publication pour le mardi, il avait rédigé
rapidement un projet d’assignation. C’est ce qu’il a fait. J’ai montré ce projet
à mon mari, non pas le dimanche matin, parce qu’il était dans la Sarthe, mais
le dimanche soir, en revenant, à neuf heures du soir. C’est le dimanche, à
déjeuner, qu’on m’avait donné le conseil de demander l’avis de M. le
président Monier.
Le PRÉSIDENT. — N’anticipons pas, nous allons arriver à cela tout à
l’heure. Vous avez montré cette assignation à M. Caillaux le dimanche soir, à
son retour de la Sarthe ?
Mme CAILLAUX. — Oui, Monsieur.
Le PRÉSIDENT. — Mais nous sommes au 15 mars. Dans la journée du
15 mars, il s’est passé quelque chose : vous avez été invitée à déjeuner chez
la princesse de Monaco ?
Mme CAILLAUX. — Oui.
Le PRÉSIDENT. — Là, vous avez trouvé plusieurs convives,
Mme Chartran, M. de Lara et M. Morand ; vous avez parlé de procès civil
devant ces personnes ?
Mme CAILLAUX. — Oui, parce que j’ai dit toutes mes craintes, mais
sans insister, bien entendu, car je ne voulais pas parler de lettres qui
m’avaient été adressées. J’ai dit que l’intention de mon mari était d’assigner
Le Figaro devant le tribunal civil pour publication d’une lettre privée.
Le PRÉSIDENT. — Eh bien, M. Morand, un des convives dont je viens
de parler ne vous a-t-il pas fait une objection ?
Mme CAILLAUX. — Oui. Il m’a dit : « Méfiez-vous ; étant donné la
personnalité de votre mari, le directeur du Figaro déclinera la compétence du
tribunal civil, et alors procès de presse en cours d’assises, cela a beaucoup
d’inconvénients. » De là, chez moi, la déduction toute naturelle de demander
un avis tout à fait privé à M. le président Monier.
Le PRÉSIDENT. — Vous n’avez pas été satisfaite de l’opinion de
M. Morand, qui n’était pas, du reste, tout à fait autorisée, et vous avez songé,
M. Caillaux et vous, à vous adresser à M. le président Monier ?
Mme CAILLAUX. — C’était un avis d’ami, que M. Morand me donnait
tout simplement.
Le PRÉSIDENT. — Nous arrivons alors au lendemain 16. Vous avez fait
téléphoner à M. le président Monier pour lui demander, au nom de
M. Caillaux et au vôtre, un rendez-vous vers une heure et demie du soir,
M. Caillaux devant aller ce matin-là même au Conseil des ministres.
Racontez ce qu’a été le rendez-vous, nous nous expliquerons par la suite.
Mme CAILLAUX. — Nous avons fait téléphoner à M. le président
Monier pour lui demander s’il pouvait venir voir mon mari à une heure et
demie. M. le président Monier a dit qu’il était retenu au Palais à cette heure-
là, mais qu’il pouvait venir dans la matinée entre dix et onze heures. Mon
mari m’a dit : « Je ne peux pas être là, mais tu connais la question au moins
aussi bien que moi ; reçois M. le président Monier, excuse-moi auprès de lui
et tu me diras ce qu’il aura indiqué. » M. le président Monier s’est en effet
rendu à la convocation à dix heures et demie.
Le PRÉSIDENT. — Veuillez raconter à MM. les jurés toute la
conversation que vous avez eue avec M. le président Monier qui, d’ailleurs,
sera entendu ce soir. Vous ajouterez quelle a été votre impression après avoir
écouté ses avis.
Mme CAILLAUX. — Je suis arrivée tenant pliée en quatre l’assignation
e
de M Thorel, à la main ; j’ai tout de suite dit à M. le président Monier que
c’était bien entendu un avis privé que je lui demandais. M. le président
Monier m’a arrêtée tout de suite ; il a jugé inutile de lire cette assignation, et
m’a répondu qu’en France nous n’étions pas protégés contre les diffamations
de la presse, il n’y avait pas de loi pour nous protéger dans ces conditions-là,
que, peut-être, un particulier, un modeste particulier arriverait encore à se
faire rendre justice, mais que quand on était dans une certaine situation, il n’y
avait rien à faire. M. le président Monier m’a cité son exemple personnel ; il
m’a dit que lui-même avait été très violemment attaqué, jusqu’à la porte du
Palais, où on avait vendu, pendant plusieurs jours de suite, un journal
quelconque sur lequel il était écrit en manchette, en lettres hautes de trois ou
quatre centimètres, les mots : « Le président Monier est un bandit », qu’on
l’avait poursuivi lui-même en lui offrant ce journal pour se moquer de lui. Il
m’a dit qu’il n’avait rien fait, parce que pour lui, comme pour un ministre, il
n’y avait pas de loi, que nous n’étions pas protégés, que, dans des cas pareils,
il n’y avait qu’à se résigner ou à se défendre par ses propres moyens. M. le
président Monier m’a dit notamment que ce n’était pas le seul défaut de notre
législation, mais là je n’ai pas très bien compris ce qu’il m’a dit, parce que je
ne suis pas du tout au courant des affaires du Palais ; j’ai cru comprendre
qu’il m’a dit qu’il y avait une Chambre devant laquelle venaient des procès
e
financiers, la 9 Chambre, et que là, c’était une ressource pour les maîtres-
chanteurs, parce que, dans une affaire, on trouvait toujours un petit côté faible
et que les maîtres-chanteurs s’en servaient très facilement. Notre conversation
s’est terminée amicalement, et M. le président Monier, en s’en allant, m’a dit,
comme conclusion, qu’il était lamentable de voir tous les scandales contre
lesquels on n’était pas protégé et qu’avec le tempérament français, c’était
bien étonnant que, pas plus souvent, des gens ne cassent la figure aux autres.
Voilà comment notre conversation s’est terminée.
Le PRÉSIDENT. — Vous savez que le président Monier, dans sa
déposition, a bien dit qu’il avait tenu le propos « d’user de ses propres
moyens », mais qu’il a ajouté, dans sa déposition, que lui-même ne pouvait y
songer à l’occasion du camelot qui le poursuivait de ses assiduités. Il a ajouté
que vous aviez pu commettre une erreur de bonne foi en détachant ce
membre de phrase du reste de la conversation et que vous auriez ainsi fait une
confusion entre les mots « user de ses propres moyens », et ceux que vous
venez d’indiquer, sans les rattacher au reste de la conversation, qu’il avait eue
avec vous.
Mme CAILLAUX. — Je n’ai jamais compris que M. le président Monier
m’engageait à aller casser la figure à quelqu’un ; M. le président Monier ne
se doutait pas certainement de l’effet que produirait ses paroles sur moi, il ne
savait pas quelles tortures j’avais passées depuis trois mois. Je l’avais reçu,
calme, tranquille ; certainement, il ne pouvait pas se douter de l’impression
que me feraient ses paroles. Cela m’a complètement découragée, puisque
M. le président Monier m’engageait à me résigner, il m’engageait à me
laisser égorger certainement. Il me disait qu’il n’y avait rien à faire, qu’il ne
fallait rien faire. C’est bien ce que j’ai compris.
Mais c’est aussi ce qui m’a plongée dans le désespoir le plus affreux.
[…]
Le PRÉSIDENT, à l’accusée. — Arrivez à ce qui s’est passé après le
départ de M. Monier. Vous avez été voir M. Caillaux tout de suite au
ministère des Finances et vous lui avez rendu compte de la conversation que
vous aviez eue avec M. le président Monier. Voulez-vous dire à MM. les
jurés quelle a été votre conversation avec votre mari, quand vous avez pu
causer seule à seul avec lui, car je crois que quand vous êtes arrivée au
ministère, il était en compagnie de deux ou trois personnes ?
Mme CAILLAUX. — Aussitôt après la conversation que j’ai eue avec
M. le président Monier, je ne m’étais pas rendu compte du gouffre
épouvantable que son conseil avait ouvert devant moi. Je ne m’étais pas
rendu compte tout de suite qu’il n’y avait rien à faire, rien, rien, contre cette
calomnie, contre cette publication que je craignais. J’ai été très occupée ce
matin-là… Faut-il que je rappelle ce que j’ai fait ?
Le PRÉSIDENT. — Rappelez, rappelez.
Mme CAILLAUX. — Il était onze heures moins le quart quand M. le
président Monier est parti. J’ai reçu un coup de téléphone de M. Pierre
Mortier, je crois, pour des raisons mondaines, un de M. Pierre de Fouquières,
directeur du protocole, qui me priait de lui préciser l’heure à laquelle nous
arriverions au dîner de l’ambassade d’Italie auquel devait assister M. le
président de la République.
Je répondis à M. Pierre de Fouquières que nous arriverions à huit heures
et quart très exactement, et je lui ai rappelé que j’aurais besoin de lui à la fin
de la semaine pour placer nos convives à un de nos dîners officiels, que nous
devions avoir le lundi suivant. Ensuite – c’était la vie de tous les jours à peu
près – j’ai reçu ma manucure, j’ai eu un rendez-vous avec la maison Potel et
Chabol pour commander mon dîner du lundi suivant, je suis allée chez le
docteur Gaillard, mon dentiste, avec qui j’avais un rendez-vous à midi moins
un quart ; en sortant de chez lui, je suis allée en taxi au ministère des
Finances.
J’ai raconté à mon mari la conversation que j’avais eue avec M. le
président Monier. Mon mari a été aussi bouleversé de ce que je lui disais, et il
m’a répondu : « Eh bien !, puisqu’il n’y a rien à faire, je ne te laisserai pas
attaquée impunément, et puisque c’est comme cela, je casserai la g… à
M. Calmette – en employant un terme plus vif – je lui casserai la figure. »
e
M CHENU. — On peut bien le dire : la gueule, c’est dans toute la
procédure.
Le PRÉSIDENT. — Il vous a dit : « Je lui casserai la gueule » ?
Mme CAILLAUX. — Cela me gêne d’employer cette expression en
public.
e
M CHENU. — Elle l’a écrite.
Mme CAILLAUX. — Il y a des choses qu’on écrit à son mari et qu’on ne
dit pas en public.
Le PRÉSIDENT. — La menace de M. Caillaux d’aller casser la gueule à
M. Calmette vous a fait une telle impression, avez-vous dit à l’instruction,
que vous avez compris que votre mari était résolu à agir tout autrement que
par la voie judiciaire, et que vous auriez insisté auprès de lui pour savoir s’il
voulait mettre sa menace à exécution ?
Mme CAILLAUX. — Je voudrais dire… On a beaucoup reproché à mon
mari de m’avoir répondu de la sorte au lieu de m’avoir engagée à me
résigner, comme l’avait fait M. le président Monier…
Je tiens beaucoup à dire que mon mari, en disant : « Je casserai la figure »
à un homme qui s’apprêtait à toucher à mon honneur, ne faisait que son
devoir de mari, et cela m’avait un peu remontée. Je sentais enfin mon soutien
naturel, mon mari. Si mon mari m’avait dit : « Il n’y a rien à faire, résigne-
toi », je l’aurais considéré comme un lâche ; je l’aurais méprisé s’il n’avait
trouvé aucun moyen de me défendre, s’il m’avait dit : « Il n’y a qu’à laisser
faire… » Il m’avait remontée pendant un moment, mais il m’a redit après, je
lui ai demandé dans l’auto qui me ramenait au ministère, il m’a redit son
expression, alors je lui ai dit – je le connais bien, j’ai bien vu que c’était
sérieux, ce qu’il disait – je lui ai dit : « Mais, mon Dieu, quand cela ? Est-ce
aujourd’hui ? » Il m’a répondu : « Non, à mon jour et à mon heure, cela ne te
regarde pas. »
Alors, toute la journée, si vous saviez ce que cette horrible chose m’a
poursuivie. Il n’y avait pas moyen d’en sortir, c’était une situation
inextricable ; mon mari, je le sentais bien, allait tuer un homme. Mon Dieu !
Mon Dieu ! Si vous saviez ce que j’ai pu souffrir ce jour-là !… Mon mari que
je sais si bon, si honnête, lui, il allait être pour moi… c’est pour moi qu’il
allait commettre un acte comme cela ! Cela n’empêchait pas que je sois
déshonorée, n’est-ce pas ? Alors j’ai voulu le tuer.
J’ai pensé à me suicider, ce jour-là, après déjeuner, puis j’ai réfléchi que
cela ne sauverait rien du tout, qu’on s’en emparerait probablement ; on dirait
que j’avais eu la preuve de son déshonneur, que je n’avais pas voulu survivre.
Si vous saviez comme ce jour-là j’aurais donné, si on me l’avait demandé,
comme j’aurais donné ma vie avec bonheur, si on m’avait promis en retour
que ces lettres ne paraîtraient pas, que la campagne allait cesser !
Le PRÉSIDENT. — Votre conversation avec M. Caillaux s’est terminée
à l’arrivée à votre domicile. Pendant le déjeuner, en raison des allées et
venues des gens de service, il n’a été question de rien, si ce n’est du
remplacement de la cuisinière, qui, paraît-il, ne faisait pas votre affaire.
M. Caillaux est parti pour le Sénat, je crois, vers deux heures. Avant de
quitter M. Caillaux, vous avez manifesté cependant que vous éprouviez un
malaise et vous lui avez même dit que vous n’iriez pas, le soir, à l’ambassade
d’Italie ; vous lui avez proposé de lui envoyer son habit au ministère pour
qu’il y allât directement ?
Mme CAILLAUX. — Oui, monsieur. À ce moment, j’étais folle, je ne
me sentais pas le courage d’aller faire bonne mine le soir… d’aller faire des
frais dans un grand dîner ; j’étais souffrante alors, je suivais un régime très
sévère, je n’avais pas mangé au déjeuner… Je me sentais tellement
souffrante… Les idées se choquaient dans ma tête ce jour-là…
Le PRÉSIDENT. — Dites à MM. les jurés ce que vous avez à dire.
Mme CAILLAUX. — Je me sentais tellement dans cette situation qu’il
n’y avait pas moyen d’en sortir… C’était le lendemain que la lettre allait
paraître, on me l’avait dit ; cette peur de voir mon mari tuer un homme,
arrêté…, toutes les conséquences… Alors c’est là que l’idée de tenter une
suprême démarche moi-même m’est venue. L’état dans lequel j’étais
évidemment, je m’en rends compte aujourd’hui, ne me permettait pas de
comprendre toutes les conséquences que cela pourrait avoir ; j’avais perdu
mon bon sens, ma raison. Je me suis dit : je vais y aller, je vais tâcher de faire
quelque chose, j’empêcherai bien cette publication. C’est comme cela que
l’idée m’est venue d’aller faire une démarche moi-même ; c’était fou, je le
sais bien, c’était fou !
Je suis sortie tout de même. Nous avions du monde à dîner le lendemain ;
c’était pour arrêter une cuisinière. Je suis arrivée à trois heures au bureau de
placement. Là, l’idée tragique ne m’était pas venue, puisque j’ai arrêté une
personne pour le lendemain, je lui ai donné les plus grands détails de mon
intérieur, pour les dépenses… Et puis, je me disais : « Si j’allais au
Figaro ? »… Il fallait bien que ma démarche aboutît… Je me disais : « Si on
ne me donne pas satisfaction, ma démarche sera ridicule, on en rira peut-être ;
et alors l’idée de faire un scandale m’est venue. »
Je dois dire que j’ai toujours porté un petit revolver avec moi, c’est une
habitude que mon père nous avait donnée, à ma sœur et à moi, dans les
circonstances délicates. En voyage, j’avais un petit revolver dans mon
nécessaire. Je ne sais pas, mais il me semblait… c’est stupide ! Qu’il y avait
une voix qui me disait : « Emporte un revolver ! » Le revolver que j’avais
était égaré depuis longtemps ; j’avais l’intention de le remplacer. J’avais
demandé à mon mari, s’il allait chez notre armurier, de m’en prendre un
parce que la campagne électorale allait bientôt commencer, j’allais voyager
seule… et nous voyageons toujours armés, comme beaucoup de personnes
depuis l’histoire des bandits tragiques ; nous avions acheté un revolver parce
que nous voyagions en auto. Alors, l’idée d’aller acheter un revolver pour
l’emporter au Figaro m’est venue.
Je suis allée chez Gastinne-Renette en me disant que si M. Calmette ne
me donnait pas satisfaction dans le courant de la journée ou un peu plus tard,
je ferais un scandale, j’ameuterais la rédaction ; après cela, ce sera bien
difficile qu’il publie mes lettres. Mais, si j’avais prévu l’horrible issue, il est
bien certain que j’aurais laissé publier les lettres.
Le PRÉSIDENT. — Lorsque vous êtes sortie du bureau de placement,
vous êtes allée chez Gastinne-Renette et vous avez demandé à l’employé,
M. Fromentin, qui sera entendu, de vous donner un revolver, parce que vous
voyagiez seule et en automobile ; il vous a donné le choix entre plusieurs
revolvers : un premier revolver était le revolver Smith Wesson, et il vous a
proposé d’aller l’essayer…
Mme CAILLAUX. — Oui, Monsieur.
Le PRÉSIDENT. — Vous êtes alors descendue ; vous avez trouvé dans le
sous-sol un autre employé… ?
Mme CAILLAUX. — Oui, Monsieur.
Le PRÉSIDENT. — Et on vous a fait tirer avec ce revolver. Ce revolver
n’était pas très maniable pour une femme, et vous vous seriez blessée au
pouce ?
Mme CAILLAUX. — Ce sont eux qui voyaient du sang…
Le PRÉSIDENT. — Ils vous ont dit : « Vous feriez mieux de prendre un
browning, parce que c’est une arme plus maniable, peut-être plus dangereuse,
mais enfin plus maniable. »
Alors, on vous a apporté un browning… Voulez-vous expliquer à
MM. les jurés ce qui s’est passé ?
Mme CAILLAUX. — D’abord, ce revolver, on ne peut pas s’en servir si
on ne sait pas, si on ne vous a pas montré, ce n’est pas du tout comme une
autre arme. Alors, comme je suis une cliente de Gastinne-Renette pour les
cartouches… mais je n’avais jamais acheté d’arme… naturellement ils m’ont
dit : « Nous allons vous montrer à vous en servir. » C’était d’autant plus
naturel que j’étais déjà descendue dans d’autres circonstances. Ils m’ont
montré à m’en servir et j’ai tiré une charge.
Le PRÉSIDENT. — Puis, vous êtes remontée, vous avez fait inscrire
l’achat au compte de M. Caillaux… ?
Mme CAILLAUX. — Oui, nous avons un compte chez eux. Ils m’ont fait
même prendre un petit étui. Si j’avais voulu me servir de mon revolver pour
le soir, rien que pour le soir, je n’aurais pas acheté le petit étui ; seulement,
pour le transporter, c’était plus commode, j’ai trouvé tout naturel de prendre
l’étui.
Le PRÉSIDENT. — C’est vous-même qui avez chargé le revolver ?
Mme CAILLAUX. — Oui, ils m’ont dit que c’était le règlement de la
maison.
Le PRÉSIDENT. — Enfin, munie de ce revolver, vous êtes sortie de chez
Gastinne-Renette et vous êtes allée où ?
Mme CAILLAUX. — Je suis allée au Crédit lyonnais.
Le PRÉSIDENT. — Voulez-vous expliquer à MM. les jurés ce que vous
avez fait au Crédit lyonnais ?
Mme CAILLAUX. — Mon mari m’avait confié un travail qu’il a fait, un
livre, qui n’a pas été édité, puis différents papiers qu’il m’avait chargée de
porter au coffre-fort ; il nous sert à mettre mes bijoux lorsque nous allons à la
campagne… il avait aussi besoin, depuis quelques jours, d’un agenda ; il m’a
dit : « Va donc chercher mes papiers, j’en ai besoin. » Je suis allée au Crédit
lyonnais et je lui ai rapporté ses papiers. C’est tout, Monsieur le Président.
Le PRÉSIDENT. — Alors vous êtes revenue chez vous vers quatre
heures à peu près ?
Mme CAILLAUX. — Il y a eu une enquête qui a été faite à la suite… On
a dit que j’avais trompé sur mon emploi du temps ; mais cette enquête a
prouvé l’heure de mon retour chez moi ; je suis rentrée entre quatre et cinq
heures.
Le PRÉSIDENT. — Il est bien indiqué par l’enquête que vous êtes
arrivée chez vous à l’heure que vous aviez indiquée, à quelques minutes près.
Mais, une fois chez vous, voulez-vous raconter ce que vous y avez fait ?
Mme CAILLAUX. — Je rangeai dans mon armoire le paquet que j’avais
rapporté pour mon mari. Je ne savais pas encore très bien si je devais aller au
Figaro ou à un thé auquel j’étais invitée, parce dans ce but j’avais changé de
costume, j’avais mis pour être plus élégante une toilette d’après-midi. Si
j’avais eu l’idée d’aller au Figaro, je n’aurais pas changé de robe pour cela.
Quand je descendis l’escalier de chez moi, je me demandais encore si
j’irais au thé ou au Figaro, mais j’étais poussée par une volonté qui s’était
substituée à la mienne, et j’ai écrit à mon mari une lettre, puis je suis partie au
Figaro.
Le PRÉSIDENT. — C’est la lettre dont je vais donner lecture, parce
qu’on n’en a peut-être pas entendu les termes lorsqu’ils ont été lus dans l’acte
d’accusation :

16 mars, 4 heures

Mon mari bien aimé,

Quand, ce matin, je t’ai rendu compte de mon entretien avec le


président Monier, qui m’avait appris que nous n’avions en France
aucune loi pour nous protéger contre les calomnies de la presse, tu
m’as dit que ces jours-ci tu casserais la g… à l’ignoble Calmette.
J’ai compris que ta décision était irrévocable. Mon parti à moi
fut alors pris ; c’est moi qui ferai justice. La France et la
République ont besoin de toi ; c’est moi qui commettrai l’acte.
Si cette lettre t’est remise, c’est que j’aurai fait, ou tenté de
faire justice.
Pardonne-moi, mais ma patience est finie.
Je t’aime et je t’embrasse du plus profond de mon cœur.
Ton HENRIETTE

Le PRÉSIDENT. — C’est bien la lettre que vous avez écrite ?


Mme CAILLAUX. — Oui.
Le PRÉSIDENT. — L’accusation voit dans cette lettre, en même temps
que dans l’achat du revolver, deux circonstances établissant la préméditation.
Veuillez donc donner à MM. les jurés toutes les explications que vous croirez
devoir donner relativement aux termes de cette lettre.
Mme CAILLAUX. — Quand j’ai écrit cette lettre, je ne savais d’abord
pas très bien ce que je faisais, j’en conviens, puis j’y avais attaché très peu
d’importance parce j’étais loin d’être décidée à aller au Figaro, à faire un
scandale ; mais enfin, je me disais que si je faisais un scandale, cela me
retarderait pour rentrer chez moi et alors j’ai écrit. J’y ai attaché si peu
d’importance que si j’avais eu, comme on l’a dit, comme l’ont dit certaines
personnes, bien froidement prémédité d’aller au Figaro, et d’y aller pour tuer,
je n’aurais pas été assez sotte pour donner une arme contre moi-même, dont
on pût s’emparer et dont on s’empare. J’y ai attaché si peu d’importance,
qu’il est établi que je suis rentrée chez moi vers cinq heures moins le quart, et
que j’ai daté ma lettre de quatre heures ; je ne l’aurais pas avancée de trois
quarts d’heure si j’avais eu l’intention d’aller au Figaro.
Puis enfin on dit qu’en reprenant l’expression deux fois employée dans la
journée de « casser la figure », j’ai voulu dire « tuer », parce que j’avais
compris que mon mari, en employant cette expression-là, avait voulu dire
« tuer ». Casser la figure est une expression très élastique, très vague, cela
peut aussi bien dire tuer que donner des coups ; si j’avais compris que mon
mari avait voulu dire « tuer », je n’avais pas compris que M. Monier avait
voulu dire « tuer » en employant la même expression. J’avais compris que
cela voulait dire « donner des coups ».
On me reproche d’avoir dit : « Je ferai justice. » On me dit que par là j’ai
voulu dire « tuer ». Je n’ai jamais voulu dire que la justice pour M. Calmette
signifiait « tuer » ; j’avais seulement voulu dire, au contraire « une leçon »,
faire du scandale, empêcher l’horrible publication. Je n’ai jamais voulu dire
que la justice était de tuer.
Puis, j’ai montré dans cette lettre le souci constant de la situation de mon
mari, puisque je dis dans la lettre « la France et la République ont besoin de
toi ». Je savais bien que si je commettais un acte pareil, cela pourrait rejaillir
sur mon mari ; moi qui suis préoccupée de sa situation électorale, de sa
situation de ministre, je me serais bien rendu compte que si j’avais voulu tuer,
grand Dieu, cela aurait rejailli sur lui.
Puis enfin, j’ai dit : « Si on te remet cette lettre. » Il y a donc une
condition ; vous voyez bien que je n’étais pas décidée. Quand j’ai remis la
lettre à l’institutrice de ma fille avant de m’en aller, je lui ai bien spécifié :
« Si par hasard monsieur rentre avant moi, vous lui remettrez la lettre, sinon
vous me la remettrez à moi. » Si j’avais eu à ce moment-là une intention
tragique, je n’aurais pas fait cette recommandation, car j’aurais bien su que je
ne devais pas rentrer.
Le PRÉSIDENT. — Voilà l’explication que vous donnez : vous arrivez
au Figaro à cinq heures un quart, vous avez attendu près d’une heure avant
de voir M. Calmette. Voulez-vous raconter à MM. les jurés ce qui s’est passé
pendant cette heure d’attente ?
Mme CAILLAUX. — J’étais dans le salon d’attente, il y a eu pas mal
d’allées et venues pendant que j’étais là. J’ai entendu des garçons de bureau
qui parlaient de la campagne du Figaro, car il y avait une porte entr’ouverte ;
puis j’ai entendu les conversations des personnes qui étaient là, qui ont dit
que le lendemain il paraîtrait un grand papier. J’avais envie de m’en aller…
Le PRÉSIDENT. — Enfin, vous savez que les témoins qui ont été
entendus ont prétendu qu’il n’avait pas été question de votre mari dans les
conversations ; mais lorsque le garçon de bureau est venu vous chercher,
vous avez dit à l’instruction, que vous avez entendu une voix qui disait
« faites entrer Mme Caillaux », et une autre voix qui répétait votre nom. Est-
ce bien ce que vous avez déclaré ?
Mme CAILLAUX. — Oui, Monsieur le Président.
Le PRÉSIDENT. — Expliquez à MM. les jurés cette circonstance.
Mme CAILLAUX. — On est venu me demander mon nom, j’ai donné
ma carte sous une enveloppe, puis j’ai entendu : « Faites entrer
Mme Caillaux. » Alors je me suis levée de mon fauteuil ; cela m’a donné un
coup d’entendre ce nom, parce que moi qui étais venue, bien imprudemment
c’est vrai, mais espérant que personne ne connaîtrait ma visite et pensant
qu’on ne saurait pas que j’étais venue, cela m’a bouleversée ; en effet, je
voyais que tous les gens qui étaient là savaient qu’alors mon mari était
attaqué tous les jours dans cette maison, j’étais venue là. Cela m’a donné un
coup terrible et je me suis levée, car le garçon de bureau m’a trouvé levée
quand il est venu me chercher.
Le PRÉSIDENT. — Il vous a introduite dans le cabinet de M. Calmette ?
Mme CAILLAUX. — Oui.
Le PRÉSIDENT. — Voulez-vous raconter à MM. les jurés, puisque vous
êtes le seul témoin – M. Calmette n’ayant pu être entendu avant sa mort –
tout ce qui s’est passé ? Vous avez dit à l’instruction qu’à ce moment-là vous
ressentiez une impression effroyable qui était mêlée d’un sentiment de peur
irraisonnée, que vous trouvant seule en présence de cet homme, votre
ennemi, et dans son cabinet rendu plus mystérieux encore par son obscurité,
après l’échange de paroles ordinaires d’une visite banale, vous avez dit à
M. Calmette : « Vous vous doutiez sans doute de ma visite. » Il aurait
répliqué : « Mais non, veuillez-vous asseoir. » De votre main gauche, vous
auriez abaissé le cran de sortie de votre revolver que vous aviez tiré de l’étui
en entrant ou avant d’entrer dans le cabinet de M. Calmette, et vous avez dit :
« Les coups sont partis tout seuls. » Est-ce exact ?
(Mme Caillaux fait un signe affirmatif.)
Vous auriez ajouté : « M. Calmette a contourné son bureau en se baissant
pour se mettre à l’abri derrière ce meuble. » Et vous avez dit : « J’ai cru ne
pas l’avoir touché. »
Avez-vous quelque chose à modifier à ce récit que vous avez fait ?
Mme CAILLAUX. — Non, Monsieur.
[L’interrogatoire se poursuit, notamment sur la question de l’intention
homicide et de la préméditation, et s’achève par ces mots prononcés par
l’accusée : « Je regrette profondément, du plus profond de mon cœur, le
grand malheur que j’ai causé. Je déclare ici que j’aurais préféré laisser
publier n’importe quoi que d’être la cause de ce qui est arrivé. »]

DÉPOSITIONS DES TÉMOINS

DÉPOSITION DE JOSEPH CAILLAUX

[Joseph Caillaux brosse à grands traits un portrait de sa vie privée et de


sa vie publique avant d’arriver à l’évocation des faits, revenant, en
particulier, sur le déroulement de la journée du crime. Puis, poursuivant le
cours de ses explications, il s’adresse aux jurés :]
Messieurs, pour comprendre l’état d’esprit auquel était parvenue ma
pauvre femme, il faut se rendre compte du calvaire douloureux qu’elle avait
gravi pendant des mois. On est un homme, on est dans la bataille politique,
on donne des coups, on en reçoit ; on est absorbé par son travail. Ah ! Je puis
le dire, et adversaires comme amis me rendront la justice que j’ai fourni à
certaines époques de ma vie une somme considérable de travail. On a toutes
ses pensées absorbées par son travail, par le souci de la lutte, on ne voit pas à
côté de soi un pauvre être qui souffre, qui sent tous les jours grandir la
souffrance en elle.
Ah ! il est une chose dont je m’accuse devant le jury, devant ces
messieurs, je n’ai pas été assez attentif à mon foyer, je n’ai pas vu les ravages
que causait cette campagne de presse ; si j’avais pu le prévoir, j’aurais agi ; je
ne le prévoyais pas, je ne pouvais pas le prévoir ; de même que je me rends
compte que les paroles que j’ai prononcées le lundi à midi, quand j’ai dit à
ma femme que je ferais ce geste, reprenant une phrase qu’elle avait extraite
2
de la conversation du matin, je me rends compte que cette phrase qui l’a un
instant calmée s’est ensuite retournée dans son esprit et a pu la déterminer par
excès d’amour pour moi, par volonté d’amour et de défense, a pu la
déterminer à faire ce qu’elle a fait. Je l’en excuse, je m’en accuserais moi-
même, si je n’avais le sentiment qu’un homme ne peut pas prévoir ce qui est
imprévoyable, qu’il y a des choses qui échappent aux prévisions humaines…
Mais, je le répète, le tort que j’ai eu, ça a été, pendant des mois, de ne pas
apercevoir suffisamment les ravages que faisait dans l’esprit de ma femme
cette campagne de presse. Je le répète, on est un homme, on se bat, on a
l’habitude, je l’ai du moins, de professer de l’indifférence pour ces sortes de
choses, on se revêt d’une cuirasse ou d’une apparence d’impassibilité. Mais il
y a un pauvre être qui souffre, qui dissimule son chagrin ; quand on lui
demande ce qu’elle a, elle répond qu’elle a des malaises, elle transpose ses
souffrances morales en douleurs physiques. On ne comprend pas. Le feu
couve sous la cendre et puis, un beau jour, la flamme jaillit. C’est ce qui est
arrivé.
[Après une suspension d’audience, Joseph Caillaux aborde la campagne
politique :]
Comment cette campagne a-t-elle commencé ? Ah ! J’ai connu bien des
campagnes de presse et, je le disais, j’en ai subi beaucoup jadis ; mais jamais
je n’ai vu une campagne poursuivie avec autant de persistance, autant de
violence, avec un pareil dédain des réponses et des démentis. Quel en a été le
mobile ? Oh ! Il faut, au risque de paraître faire de la politique, que j’en
parle ; la cause, c’est l’impôt sur le revenu… Cela reviendra souvent dans
mes développements.
Oui, j’ai cru et je crois profondément qu’une réforme fiscale, je n’en dis
pas davantage, est nécessaire pour mon pays. On m’a représenté dans certains
journaux, dans une certaine presse, comme une sorte de maniaque de l’impôt
sur le revenu. Mais ma conviction, c’est que les finances de mon pays ont
besoin d’être rénovées et d’être rénovées en y introduisant les formules
d’impôt démocratique qui existent dans tous les grands États modernes. Ma
conviction, c’est que si, à la suite du gros effort que j’avais fait et qui avait
abouti en 1909, à la Chambre, au vote de ce projet d’impôt sur le revenu, on
avait suivi au Sénat, les finances de la France seraient aujourd’hui dans une
autre situation qu’elles sont. Et j’aperçois en ce moment que ceux qui me
reprochaient des évolutions sur la matière en accomplissent de très rapides et
que les formules qu’on adopte dépassent en quelque mesure celle que j’avais
soutenue.
Je le répète, si, en 1909, les classes favorisées de la fortune avaient
compris leurs intérêts, les finances de la France seraient en meilleure
situation. Mais je me suis heurté à une résistance obstinée et, pour abattre
l’homme qui préconisait cette réforme, tous les moyens ont été bons.
Pourquoi cette résistance ? Je vais dire tout mon sentiment. Elle vient
moins de ceux dont les fortunes sont, comme la mienne, assises, que de ceux
qui, s’étant enrichis particulièrement et rapidement, ont la crainte de certaines
divulgations.
Quoi qu’il en soit, tout de suite, la campagne commence, et elle
commence par l’affaire Prieu.
[Suit l’évocation de diverses affaires dans lesquelles Le Figaro accuse
Caillaux d’être impliqué, notamment bien sûr l’affaire Rochette :]
M. CAILLAUX. — Messieurs, je vous ferai peu de lectures, mais il y en
aura certainement quelques-unes que je serai obligé, en commençant par
l’affaire Rochette, puisqu’on a pensé que c’est pour éviter la publication du
procès-verbal de M. Fabre dans Le Figaro que Mme Caillaux a fait le geste
du 16 mars, de rappeler les faits ; je vais les exposer complètement.
En mars 1912, je suis ministre des Finances ; mon ami personnel,
e
M Maurice Bernard vient me voir au ministère des Finances, et, à la suite de
cette visite, j’indique à M. le président du Conseil, mon chef, M. Monis, que
e
M Maurice Bernard sollicite la remise pour des raisons de convenance et des
raisons de santé, qu’il ne demande rien auprès du président de la Chambre
des appels correctionnels, mais qu’il demande si M. le procureur général a
l’intention de s’y opposer. Je dis à M. le président du Conseil Monis que je
lui transmets, en l’appuyant pour des raisons d’amitié, la sollicitation de
e
M Maurice Bernard, et j’ajoute que je suis informé par divers côtés, par un
fonctionnaire de mon administration, qu’une publication grave va se
produire, que de la plaidoirie irritée d’un avocat peuvent surgir des
développements résultant de la publication en question, qu’on a montrée, que
je n’ai pas voulu voir, mais dont je connais la substance, qui peuvent être
dommageables pour le crédit français.
Nous sommes, à ce moment, à la veille de l’expédition de Fez ; nous
avons à l’horizon des difficultés politiques redoutables. Je suis ministre des
Finances, à l’époque, je suis le défenseur du crédit public ; je puis avoir
besoin de faire appel à ce crédit demain, et je ne sais pas ce que l’avenir me
réserve. Mon devoir élémentaire est de tenir le langage que je tiens à mon
président du Conseil et de lui dire qu’il y a là, non pas un acte d’influence,
mais un acte de gouvernement.
Acte de gouvernement, en effet, et c’est dire que lorsqu’on peut éviter
une telle publication, préjudiciable à l’épargne publique, on a le devoir de le
faire. Il y a des responsabilités que les hommes de gouvernement, quand ils
conçoivent leur tâche comme je la conçois, ont le devoir de prendre à
certaines heures. Je dis tout cela au président du Conseil, et puis, un point,
c’est tout, je ne lui en reparle plus, il ne m’en reparle plus ; ce n’est que de
longs mois après que j’apprends cette remise, peut-être excessive, il ne
m’appartient pas de la juger, qui a été accordée à l’affaire Rochette. Voilà
toute l’histoire.
Qu’est-ce qu’on a prétendu ? On a prétendu dans certains journaux, qu’il
y avait eu forfaiture, on a prétendu que des opérations financières avaient été
facilitées de la sorte. Une commission d’enquête a été nommée par la
Chambre, je suis comparu devant elle, je me suis expliqué. Qu’a-t-elle
retenu ? Elle a complètement écarté toute espèce de forfaiture, puisque la
prescription n’avait pas été acquise ; elle n’a pas pu indiquer les opérations
financières qui se fussent faites sous le couvert de la remise, et, au surplus,
s’il en était fait, je remarquerais que la faute n’était pas à la remise, mais que
la faute était du chef de la liberté provisoire et qu’il appartenait au Parquet de
réclamer la suppression de la liberté provisoire, ce qu’il n’a pas fait.
On a simplement dit qu’il y avait eu un abus d’influences, un déplorable
abus d’influences. Je n’accepte pas le terme ; si je n’avais pas été dans les
circonstances douloureuses qui marquaient ma carrière politique à la fin du
mois de mars, j’aurais été m’expliquer à la tribune de la Chambre. Je répète
une fois de plus aujourd’hui que c’était un acte de gouvernement, une de ces
responsabilités que les hommes qui ont le lourd honneur d’avoir à de
certaines époques le fardeau du pouvoir doivent savoir assumer. Et pour aller
tout au bout de ma pensée, n’ayant pas l’habitude de reculer devant mes
responsabilités, je dis qu’un cas semblable se présenterait demain, qu’il
s’agirait d’empêcher que la Bourse, que le Marché, à une heure difficile pour
le pays, fussent troublés par une publication intempestive, cette
responsabilité, je la prendrais.
Messieurs, la publication du rapport Fabre aurait pu amener
Mme Caillaux à ce qu’elle a fait, mais souvent j’en avais parlé devant elle,
souvent je lui avais dit quel avait été mon rôle, et elle avait conclu que
vraiment tout cela était bataille entre hommes politiques et qu’il était
singulier d’ailleurs qu’un procès-verbal unilatéral, facile à faire (je me suis
souvent demandé si mon directeur du mouvement des fonds, quand j’étais
ministre des Finances, ne pourrait pas, en sortant de mon cabinet, faire un
procès-verbal unilatéral sur ce que je lui aurais dit), elle avait donc pensé que
ce procès-verbal unilatéral ne tiendrait pas beaucoup dans la discussion, et
qu’il était singulier au surplus qu’il sommeillât ainsi dans les caves du
ministère, pour qu’au bon moment où l’impôt sur le revenu va aboutir, au
moment où on est à la veille de la période électorale, au moment où le parti
radical va au combat, précisément à ce moment-là, il sorte.
[…]
Nous passons à autre chose, et après avoir évité – je le crois du moins –
cette première accusation, passons à l’accusation beaucoup plus grave au
sujet de laquelle M. le président m’a rappelé – je me permets de lui dire
respectueusement que cela était inutile – à l’esprit de mesure dont je ne me
départirai pas.
Négociations franco-allemandes. Je suis président du Conseil des
ministres depuis la fin du mois de janvier 1911 jusqu’au mois de
janvier 1912, et pendant ce temps j’ai eu à subir la plus terrible, la plus rude
des aventures : une grande puissance a brusquement donné un coup de poing
sur la table diplomatique et je puis bien dire qu’à de certaines heures la
situation fut singulièrement difficile. Pendant toutes les négociations que je
dirigeai comme président du Conseil, ayant cette conception de mon rôle de
président du Conseil, qui est à la fois responsable de la politique intérieure
comme de la politique extérieure, et qui, dans le souci de sa responsabilité, ne
doit écarter aucun des éléments d’information qui sont nécessaires pour
seconder le travail de sa diplomatie, dans ses rudes négociations, j’ai eu,
Messieurs, un double souci : obtenir que la France fixât définitivement sa
main sur le grand empire marocain dont il me semblait qu’il était le
complément indispensable de son empire africain. Je ne voulais qu’en aucun
cas, à l’abri de certaines conventions passées antérieurement, il pût y avoir
sous forme de pénétration économique une sorte de condominium franco-
allemand au Maroc, cela, je voulais l’exclure complètement.
Et puis, j’avais un autre souci que j’ai eu dans toute ma vie politique : je
voulais la paix, la paix avec dignité, avec fierté pour mon pays, cela va de soi,
mais je voulais la paix que la démocratie réclame. Qu’on discute mon œuvre
au point de vue politique, que le parti nationaliste dont j’ai dit qu’il avait une
politique qui était de nature à inquiéter tout le monde sans effrayer personne,
se mette en bataille, rien de plus naturel ; que d’autres qui ont toujours
soutenu la thèse que la France ne devait pas augmenter son domaine colonial,
que ceux-là qui ont été les adversaires de Jules Ferry et de Gambetta, se
mettent également en bataille, rien de plus naturel, c’est le combat des idées ;
mais qu’on vienne là-dessous rechercher de la boue, prétendre accuser
l’homme qui a mené cette négociation de je ne sais quel but intéressé et de je
ne sais quelle vile action, c’est contre cela que je m’élève en ce moment-ci
avec la dernière énergie.
Je ne sais à quels documents on a voulu faire allusion tout à l’heure ; ce
que je sais, c’est que souvent dans la presse j’ai vu transparaître des allusions,
et ce que je sais aussi, c’est que certaines pièces diplomatiques ont été
recueillies au Figaro, et qu’à ce moment on a voulu les publier ; cela, je le
sais et je le dirai tout à l’heure.
Est-ce que j’ai jamais eu la crainte de ces révélations ? Messieurs, quand
on a eu l’honneur de gouverner son pays dans ces circonstances-là, il faut
avoir un courage plus grand que celui de résister aux attaques ou de se
défendre, il faut à de certaines heures savoir se taire. Je me suis souvent fait
l’effet de ce jeune Lacédémonien dont un renard rongeait le cœur et qui se
laissait ronger en silence pour ne pas parler. Il faut qu’en France il y ait des
hommes qui sachent subir en silence les morsures de la calomnie et qui
puissent montrer à l’étranger qu’ils sont assez Français, qu’ils sont assez
soucieux des intérêts du pays, pour savoir se laisser outrager en silence.
Mais permettez-moi de vous dire que la mesure est un peu comble. Si on
a des pièces, si on a des documents, qu’on les apporte ! On m’obligerait à
apporter toute la correspondance que j’ai entretenue avec notre ambassadeur
pendant cette difficile période, et je prouverai sans aucune peine que je suis
resté en contact permanent avec lui, et que les moyens d’information
auxquels j’ai recouru, que les éléments d’information que j’ai rassemblés, il
m’a remercié de les avoir réunis et de les avoir rassemblés.
Je m’en tiens là pour le moment, j’y reviendrai si on m’y oblige ; si on
m’y obligeait, j’apporterais les précisions nécessaires, mais je supplie ceux
qui le feraient de mesurer auparavant leur responsabilité. Pour le moment, il
me suffit de retenir qu’au mois de février 1912, si je ne me trompe,
M. Poincaré, alors président du Conseil des ministres, ministre des Affaires
étrangères, eut l’occasion de dire à la tribune de la Chambre que tous ceux
qui s’étaient successivement occupés de l’affaire du Maroc avaient rempli
jusqu’au bout leur devoirs de bons Français. Si on s’inscrit en faux contre
cette parole du chef de l’État, je le répète une fois de plus, qu’on en prenne la
responsabilité et qu’on sache bien que, résolu à me défendre, ne voulant pas
me laisser outrager dans mon honneur et laisser atteindre indirectement ma
femme, j’apporterai tout ce qui sera nécessaire.
Messieurs, j’ai parlé de cet incident des négociations franco-allemandes
parce que, dans le cours de l’hiver, j’ai été avisé par un ancien chef de cabinet
à moi, M. Piétri, ancien inspecteur des finances, qui avait été mon chef
adjoint autrefois, qu’il savait que M. Calmette allait publier dans Le Figaro
des pièces diplomatiques importantes. Je ne le crus pas, mais quelques jours
après, il arriva avec les pièces mêmes. La chose était grave, j’en apercevais
toutes les conséquences ; j’allais chez le président du Conseil et je lui dis :
« Voilà ce qui se passe. » Il me répondit : « Je vais faire appel à la solidarité
nécessaire en pareille matière qui relie les uns aux autres tous les chefs de
gouvernement successifs. » Il fit appel à M. Barthou ; M. Barthou m’a dit
depuis qu’il avait eu tout juste le temps de téléphoner, à onze heures du soir,
d’arrêter la publication fatale non pas pour un homme quelconque, vous
m’entendez bien, mais peut-être pour la patrie, qui devait avoir lieu le
lendemain.
Qu’est-ce que j’en conclus ? J’en conclus deux choses : la première, c’est
que j’étais exactement renseigné de ce qui se passait au Figaro ; et lorsqu’on
vint me parler des lettres intimes qui allaient être publiées, j’en pus conclure,
et ma femme en put conclure, que par l’exemple que je viens de donner, il y
avait toutes les chances pour que l’information fût vraie. J’en conclus encore
autre chose : que l’adversaire politique qui ne craignait pas, pour atteindre un
adversaire, de recourir à des publications aussi graves, irait jusqu’au bout et
ne reculerait devant aucun obstacle.
[Joseph Caillaux achève sa déposition par une attaque contre Calmette
qui répand le doute sur l’origine de la fortune acquise par ce dernier de son
vivant.]

RÉQUISITOIRE DU PROCUREUR
GÉNÉRAL JULES HERBAUX

Messieurs de la Cour,
Messieurs les Jurés,

Au moment où je me lève pour demander de déclarer Mme Caillaux


coupable d’avoir tué Gaston Calmette, mes premières paroles iront à la
victime et à ceux dont elle avait l’affection, à ceux dont elle était le soutien.
Devant le deuil de deux orphelins, qui représentent ici la partie civile, je
m’incline avec respect et j’éprouve une bien sincère commisération. De
même je ne puis m’empêcher de ressentir une émotion et une pitié poignantes
devant la fin tragique de celui que la mort brutale a fauché dans
l’épanouissement de son talent, en pleine force, comme en pleine bataille.
Pourquoi faut-il, hélas ! que la bataille ait dégénéré en une lutte
implacable, où il semble, en vérité, que tout ait versé dans la colère et dans
l’angoisse pour aboutir finalement au cercueil et à la cour d’assises ?
C’est un drame bien douloureux que nous avons à parcourir ensemble.
Remplissons du moins cette tâche comme il convient à une œuvre de justice,
sans passion, mais sans faiblesse, sans autre souci que celui de la vérité et de
la justice.
Certes, après une émotion aussi vive et une curiosité aussi ardente que
celles qui se sont produites autour de cette affaire, après la publicité
extraordinaire qui a été donnée à chacun des actes de l’instruction, peut-être
aurez-vous besoin de faire un effort assez considérable pour proscrire de vos
esprits tout préjugé, toute opinion préconçue. Cet effort, vous saurez le faire,
parce que vous êtes des hommes de devoir et de conscience, des hommes
dont on n’attend point de services et que, fidèles au serment que vous avez
prêté, vous ne statuerez sur les éléments de ce débat qu’avec l’impartialité et
la fermeté qui conviennent à des citoyens probes et libres.
De mon côté, je n’abuserai point, je vous le promets, de votre
bienveillante attention, car je puis à cette heure, me semble-t-il, être bref,
avec l’espoir de ne rien omettre d’essentiel, en dégageant cette affaire de tant
de détails et de tant d’incidents qui, au cours de ces longues et pénibles
audiences, l’ont compliquée au point de faire trop souvent perdre de vue sa
tragique simplicité.
Et d’abord est-il encore besoin de vous faire un récit de la mort de Gaston
Calmette ? Oh ! Il serait aussi rapide que la scène elle-même. Dans la soirée
du 16 mars 1914, Mme Caillaux tira six balles de revolver sur Gaston
Calmette ; toutes ces balles ne l’ont pas atteint, deux ont fait des blessures
superficielles au thorax, une a traversé la cuisse gauche, enfin une autre a
pénétré dans l’abdomen, lésé l’artère iliaque externe droite et provoqué
l’hémorragie.
Tout de suite, l’état de Gaston Calmette a été jugé de la dernière
extrémité. Il est transporté dans une maison de santé à Neuilly ; à minuit, les
chirurgiens tentent une opération désespérée ; à peine cette opération est-elle
commencée que M. Calmette expire. Vous n’attendez pas de moi que j’entre
ici dans une discussion d’ordre scientifique sur les moyens thérapeutiques ou
chirurgicaux qui ont été ou qui auraient pu être employés.
Il ne m’appartient pas et, à mon avis, il ne vous appartient pas davantage,
de traiter de l’excellence ou du danger de telle méthode préconisée par tel
médecin ou tel chirurgien. Des savants et réputés docteurs sont venus à cette
barre discuter sur ce qu’ils auraient fait ou n’auraient point fait s’ils avaient
été appelés à soigner Gaston Calmette ; mais ceux qui l’ont vu et ceux qui
l’ont soigné ne leur étaient inférieurs ni en talent ni en réputation, et leur nom
seul suffit à vous indiquer que, sûrement, la victime a trouvé auprès d’eux,
tout le concours, tout le dévouement, tout ce que la science peut mettre au
service d’un homme grièvement blessé.
Tout le dévouement et la science des docteurs Hartmann, Reymond,
Cunéo n’ont pu sauver M. Calmette. Eh bien, nous ne pouvons retenir qu’une
chose, c’est que M. Calmette, atteint de quatre balles par le revolver de
Mme Caillaux, a succombé six heures après aux suites de ses blessures. Voilà
le fait, et de ce fait, nous ne pouvons que tirer une conclusion, c’est que
l’auteur de ces blessures est bien l’auteur de la mort de Gaston Calmette.
Et cependant, messieurs, Mme Caillaux déclare qu’elle ne voulait pas
tuer M. Calmette ; elle voulait seulement, dit-elle, lui donner un
avertissement brutal ; elle soutient qu’elle était venue au Figaro armée, il est
vrai, mais dans l’unique intention de réclamer des lettres dont elle
appréhendait la publication et avec l’arrière-pensée, au cas, mais au cas
seulement, où elle n’obtiendrait pas satisfaction, de se livrer à une
manifestation qui dans sa pensée, dit-elle, devait rester plus bruyante que
meurtrière. D’après ce qu’elle a dit au commissariat de police, elle voulait
blesser M. Calmette, ajoutant qu’elle espérait ne point l’avoir tué.
Mais comment concilier cette explication, comment concilier cet espoir
même avec cette circonstance qu’aussitôt introduite dans le cabinet du
directeur du Figaro, elle n’a même pas exposé l’objet de sa démarche, et que,
coup sur coup, elle commencé par tirer sur M. Calmette six balles de
revolver ? « J’étais affolée », dit-elle !… affolée par quoi ? Par l’écho des
conversations sur son mari, par l’appel à haute voix de son nom, et par cette
obscurité, qui, selon elle, régnait dans le cabinet de M. Calmette et y avait un
caractère presque mystérieux. Inexactitude, complète ou étrange illusion ; en
effet, personne n’a parlé de son mari, elle a été introduite sans être appelée ni
annoncée et le cabinet directorial était plein de lumière. Envisagé dans sa
matérialité, l’acte de Mme Caillaux ne peut donc être considéré que comme
le fait de donner volontairement la mort. Du reste, ne l’a-t-elle point reconnu
elle-même, implicitement, lorsque dans la soirée du 16 mars, sur l’heure et
dans le désarroi de la catastrophe, au moment où on l’a désarmée, elle
s’écrie : « Je viens de me faire justice, c’était la seule manière d’en finir » ?
Ce sont là, messieurs, de ces mots qu’on ne prononce guère que devant
l’irréparable et quand cet irréparable est le résultat d’une volonté consciente.
Mme Caillaux a donc volontairement tué M. Calmette, cela ne me paraît pas
discutable, et la seule question que j’aie à exprimer est celle de savoir si elle a
prémédité son acte.
A-t-elle agi avec préméditation ? Incontestablement oui. Je le prouve : je
le prouve en la suivant pas à pas du moment où elle se rend chez Gastinne-
Renette, et vous allez voir tous ses actes se suivre dans un ordre en quelque
sorte logique et tendre tous au même but, qui est la mort de M. Calmette.
[Le procureur général reprend le récit de la visite chez Gastinne-Renette
et la lecture de la lettre laissée par Henriette Caillaux à son mari avant de
quitter son domicile. Il poursuit :]
Si, après cette lettre, elle se rend au Figaro, elle sait ce qu’elle va y faire :
c’est écrit et écrit par elle. Donc, vers cinq heures, elle pénètre au Figaro.
Elle s’adresse au chef des huissiers, demandant à voir M. Calmette, lui disant
de la façon la plus naturelle du monde que, puisqu’on lui répond qu’il n’est
pas encore arrivé, elle l’attendra, qu’elle n’a pas besoin, d’ailleurs de donner
son nom, parce qu’il la connaît et que, par conséquent, il la recevra. On
l’introduit dans le salon du premier étage, et là, pendant toute une heure, sans
que sa physionomie ni son attitude n’aient paru déceler le moindre trouble, la
moindre émotion, elle reste assise les mains enfouies dans son manchon, où
elle dissimule l’arme achetée quelques instants auparavant.
À six heures, M. Calmette entre dans son cabinet en compagnie de
M. Paul Bourget. Entre-temps, Mme Caillaux avait remis à l’huissier sa carte
dans une enveloppe fermée. Au bout d’un quart d’heure, M. Calmette et
M. Bourget sortent ensemble. À ce moment, l’huissier remet l’enveloppe
fermée à son directeur, et M. Paul Bourget vous a narré la scène et le
dialogue qui survinrent et qui se terminèrent par ces mots de M. Calmette
rejoignant son cabinet : « Je ne peux pas ne pas recevoir une femme. » On
fait signe à Mme Caillaux d’entrer, elle se lève, et écoutez ceci, c’est elle qui
parle : « En me levant, a-t-elle déclaré, j’avais tiré mon revolver de l’étui. »
Elle entre dans le cabinet, il se produit un très bref colloque rapporté par elle-
même, pendant lequel Mme Caillaux tient ses mains toujours dissimulées
dans son manchon. « Vous devez sans doute, dit-elle, connaître ou vous
douter de l’objet de ma visite ? – Mais non, répond M. Calmette, veuillez-
vous asseoir. » « Alors – c’est encore Mme Caillaux qui parle et qui précise
d’une façon terrible –, alors, avec ma main gauche, j’ai abaissé le cran de
sûreté. » Puis elle ne prend pas le siège qui lui était indiqué, elle n’ajoute pas
un mot, mais elle tire les six balles de son revolver sur Calmette, donnant
ainsi la mort à l’adversaire de son mari, dans l’instant même où il lui faisait
un accueil parfaitement correct et empreint de courtoisie.

On a longuement parlé à l’audience d’hier de ce que peut produire la


nervosité d’une personne se servant pour la première fois d’un revolver
automatique. Mais vous n’oublierez pas, Messieurs, que Mme Caillaux avait
fait chez Gastinne-Renette l’essai de l’arme qu’elle avait achetée, qu’elle a
montré le plus grand sang-froid dans tous les préparatifs de son acte criminel,
qu’elle était capable de manier avec assurance un revolver automatique,
qu’en fait, elle a tiré avec une parfaite fermeté qu’atteste du reste le
parallélisme des coups, et que, si les deux premiers coups ont été tirés trop
bas, les quatre qui ont suivi ont tous atteint la victime, bien que celle-ci se
déplaçât.
Eh bien ! Messieurs, je pourrais déjà peut-être m’arrêter là, estimant
complète la double preuve que j’avais à vous rapporter : d’une part,
Mme Caillaux a tué M. Calmette avec la volonté de tuer ; d’autre part, elle
avait prémédité le crime. Cependant, ma tâche ne serait pas achevée, car dans
une affaire criminelle le jury ne doit pas seulement connaître les détails
matériels du crime sur lequel il a à statuer, il faut encore qu’il connaisse les
mobiles, non pas certes pour en déduire une excuse que le meurtre et
l’assassinat ne comportent pas, mais pour savoir jusqu’où l’on peut aller, soit
dans l’atténuation de la peine, soit dans sa rigoureuse application.
Il faut donc que vous sachiez tout, du moins tout ce qui est permis de
savoir quand il s’agit de chercher dans ce domaine mystérieux et fuyant du
cœur et de l’esprit de la femme.
Comment une femme de l’éducation et du milieu social de Mme Caillaux
a-t-elle pu être amenée à commettre un crime aussi déconcertant ? À quel
ordre d’événements se rattache son acte, et quels sont les sentiments sous
l’empire desquels elle a agi ?
À quel ordre d’événement se rattache son acte ? Bien certainement à la
campagne du Figaro. Sous l’empire de quels sentiments a-t-elle agi, est-ce de
la colère, est-ce de la crainte ? À mon sens, des deux à la fois.
La colère : elle était surexcitée par la campagne dont je vous dirai
quelques mots tout à l’heure. La crainte : c’était, nous a-t-elle dit, celle d’une
publication de lettres intimes où lui semblaient pouvoir sombrer à la fois sa
réputation de femme et sa dignité de mère. Et il faut bien en parler,
messieurs, puisque c’est l’accusée elle-même qui en parle, elle en a du reste
parlé dès le premier jour.
Aussitôt après le crime, le soir même, à sept heures dans le cabinet du
commissaire de police, elle déclarait ceci : « Fatiguée, irritée d’être depuis
deux mois l’objet d’injures et de diffamations dans les journaux,
particulièrement dans Le Figaro, il m’a semblé que, mon mari ne pouvant se
défendre en raison de sa haute situation, il m’appartenait de le venger des
outrages qui rejaillissaient sur nous deux. »
Voilà pour la colère. Voici maintenant pour la crainte :
« J’étais d’ailleurs, continue-t-elle, avertie que M. Calmette, qui avait
publié ces jours-ci une lettre intime de mon mari, devait continuer à en
publier d’autres soi-disant adressées à moi par mon mari au temps où nous
étions fiancés. »
Depuis, Mme Caillaux nous a dévoilé toute sa vie. Vous savez qu’avant
son mariage actuel et avant le divorce de M. Caillaux, alors qu’elle-même
était divorcée, mère de deux enfants laissés à sa garde et avait repris son nom
de jeune fille – Mme Rainouard –, elle était déjà l’âme et la confidente intime
de celui qui devait devenir plus tard son mari ; ils se voyaient souvent et ils
s’écrivaient quand ils étaient séparés.
Eh bien ! Dans le courant de septembre 1909, Mme Caillaux lui écrivit
notamment deux lettres que vous connaissez maintenant ; c’étaient des lettres
d’une grande passion, qui, assurément, ne contenaient rien de compromettant
pour M. Caillaux au point de vue de la politique générale, mais qui, chose
assurément grave à la veille des dernières élections législatives, risquaient de
le compromettre dans sa circonscription même.
Dans l’une de ces lettres, la plus courte, celle datée du 8 septembre,
M. Caillaux parlait de certaines obligations auxquelles doit se soumettre un
député, sur un ton qui, certes, ne pouvait pas être goûté des électeurs d’un
arrondissement rural :

J’ai couché à la préfecture et ma journée d’aujourd’hui samedi s’est


passée au concours agricole à voir les bêêtes…

Et ici une allusion à l’accent manceau.

… à assigner aux jurés leur tâche… Ouf ! Me voilà rentré ce soir à


Mamers, d’où je repartirai demain matin pour des occupations presque
aussi intéressantes. Pendant toute la semaine suivante, pour ainsi dire,
j’irai tous les jours au Mans, au conseil général, mais je pense revenir
chaque soir à Mamers. Enfin, ce n’est pas avant mardi prochain 28 que je
pourrai passer une journée à Paris. Voilà mon programme, ma petite
chérie…

N’est-il pas permis de penser qu’une pareille profession de foi ne devait


point produire sur l’esprit d’un assez grand nombre d’électeurs de la
campagne un effet bien favorable ?… Dans l’autre lettre, qui est beaucoup
plus importante, celle-là, des 19 et 20 septembre, M. Caillaux faisait un long
exposé de sa vie privée et développait des raisons qui, malgré son profond
amour pour Mme Rainouard, lui interdisaient de se dégager immédiatement
des liens conjugaux qui, depuis 1906, l’unissaient à Mme Gueydan. Quelles
étaient ces raisons ? Des raisons électorales. C’est ainsi qu’on y lit :

« Maintenant, ajoutais-tu, je ne croirai pas tout à fait à la plénitude de


ton amour si tu n’arrives pas quelque jour à te rendre libre. » Je te
répondis : « Je t’aime et je t’aimerai. » Je compte bien parvenir à
reprendre ma liberté quelque jour, mais en aucun cas je ne bougerai avant
les élections. C’est bien cela, ma Riri…

Et en post-scriptum :

Ce que je veux bien mettre en lumière, c’est la nécessité pour moi de


gagner le mois de mai sans esclandre, à moins qu’on ne m’y force
absolument.

D’ailleurs dans la même lettre, il dit :

La seconde chose que tu oublies, c’est que ma position électorale était


pour ainsi dire perdue. Il m’a été facile de m’en convaincre par des
conversations, hier encore, dans mon arrondissement.
Tu observeras sans nul doute que je ne tire pas parti d’un incident
précieux, que je perds du temps et enfin que je vais avoir à passer un
hiver épouvantable. Tout cela est vrai, mais tout cela méconnaît non
seulement ma légitime ambition politique, mais, ce qui est beaucoup plus
grave, les devoirs que j’ai vis-à-vis de mon parti et de mes amis.
Je m’explique : mon parti m’a fait ce que je suis ; je lui dois, en
honnête homme que tu me sais, de me battre pour lui l’an prochain dans
la plénitude de ma force. Ce sera la dernière bataille que je livrerai au
scrutin d’arrondissement.
Maintenant, tu ajoutes que je vais être diminué dans mon
arrondissement, parce qu’on saura les incidents qui sont survenus. Je puis
te garantir que personne n’est au courant de façon précise.

C’était là, Messieurs, évidemment, une chose, comme je vous le disais


tout à l’heure, d’une portée nulle au point de vue de la politique générale,
mais intéressante, cependant, pour un adversaire politique, en ce sens que, à
la veille des élections de 1914, il pouvait être très dangereux pour
M. Caillaux qui, quatre ans auparavant, n’avait été élu qu’à une très faible,
qu’à une infime majorité, de faire voir aux électeurs la façon dont lui-même
envisageait sa situation électorale en 1910. C’était la pointe légère, mais
acérée, qui risquait de l’atteindre sur son propre terrain et d’abattre d’autant
plus facilement le ministre que l’on commençait par assurer l’échec du
député.
Et, des derniers extraits mêmes dont je viens de vous donner la lecture, ne
vous a-t-il pas semblé qu’il était matériellement impossible de faire une
citation quelconque qui pût être exempte d’allusions d’ordre sentimental ?
Les passages intéressants, à mon sens, ne forment qu’un tout indivisible,
unissant le point de vue électoral au point de vue intime, de telle façon qu’on
ne pouvait en détacher quoi que ce soit sans divulguer en même temps toute
l’étendue des relations qui alors existaient entre M. Caillaux et
Mme Rainouard.
Or, il arriva que ces lettres tombèrent un jour, ou plutôt si je ne me
trompe une nuit, entre les mains de la femme de M. Caillaux, Mme Gueydan.
En effet, M. Caillaux se les était fait renvoyer dans la Sarthe, où il était
appelé à une session du conseil général ; il se les était fait renvoyer par
Mme Rainouard et il les avait enfermées dans un tiroir de son bureau. Mais,
la nuit, le bureau avait été ouvert et les lettres étaient passées en la possession
de Mme Gueydan.
Ce fut, aux yeux du moins de M. Caillaux et de Mme Rainouard, une
véritable catastrophe, par les menaces du scandale que leur publication
pourrait susciter, la veille, ou au cours d’un divorce entre M. Caillaux et
Mme Gueydan, scandale qui rejaillirait nécessairement sur Mme Rainouard.
Et M. Caillaux le sentait si bien que, dans une lettre du 25 septembre 1909,
qui exprime pourtant la plus ardente passion, il va, après avoir exposé les
circonstances de la soustraction, proposer à Mme Rainouard une rupture qu’il
considérait comme le seul moyen de la préserver du scandale et de
sauvegarder sa réputation. Voici ce qu’alors il écrivit :

Que veut-on faire de ces lettres ? Pas s’en servir pour demander le
divorce ! On veut au contraire s’en servir pour m’empêcher de demander
le divorce ; et il est certain qu’on me tient bien de cette façon, d’après ce
que m’a dit Th. On veut peut-être aussi s’en servir pour te perdre en
contant à qui voudra l’entendre quelles sont nos relations.
Que puis-je faire ! Je ne veux pas lier ta vie à celle d’un homme qui
est enchaîné peut-être pour toujours ; je ne veux pas davantage, je veux
encore moins t’exposer à un scandale. Je me dois donc à moi-même de
payer cruellement ma faute, mon inexplicable légèreté en te rendant ta
liberté. Tu es jeune, tu peux oublier, refaire ta vie ; surtout avant tout,
par-dessus tout, je ne veux pas que, par moi et pour moi, tu souffres dans
ta réputation, dans ton honneur, et, je le répète, je n’ai d’autre moyen de
préserver ta réputation et ton honneur que de m’effacer de ta vie.

Une réconciliation provisoire survint ensuite entre M. Caillaux et


Mme Gueydan et, d’un commun accord, au mois de novembre 1909, les
lettres de M. Caillaux à Mme Rainouard furent brûlées en présence d’un ami,
M. Privat-Deschanel.
Mais, si les originaux n’existaient plus, des photographies en avaient été
prises par une tierce personne, nous a dit Mme Gueydan, et remises à cette
dernière. Mme Gueydan les garda par devers elle, et, après le divorce, dès le
début du mariage de M. Caillaux avec Mme Rainouard, à la fin de
l’année 1911, M. Caillaux étant encore président du Conseil, voici que des
bruits inquiétants parviennent aux époux.
[…]
Enfin, nous savons encore qu’en 1911, lors du divorce de M. Caillaux,
des lettres très intimes ont été inutilement offertes au journal La Liberté.
Heureusement, personne dans la presse ne voulut se servir de ces lettres.
Mais leur divulgation possible n’en apparaissait pas moins à M. et à
Mme Caillaux comme une imminente et perpétuelle menace. C’en était fait
dès lors, de la tranquillité du ménage. Une accalmie se produisit quand
M. Caillaux quitta la présidence du Conseil. Mais, en décembre 1913, après
la constitution du cabinet Doumergue, alors que M. Caillaux vient de se voir
attribuer le portefeuille des Finances, une campagne des plus violentes
commença dans Le Figaro sous la signature de M. Gaston Calmette.
J’ai dit tout à l’heure que Mme Caillaux avait agi sous l’influence non
seulement de la crainte, mais aussi de la colère. Certes, on comprend
maintenant sa colère ; elle aime son mari, c’est le ménage le plus étroitement
uni – c’est ce qui est établi par de multiples témoignages – et voilà que,
presque chaque jour, son mari est représenté dans les colonnes du Figaro
comme un concussionnaire, un homme vivant dans la forfaiture comme dans
son élément habituel.
Sans doute, la campagne se maintenait sur un terrain purement politique,
parlementaire ou financier. Mais il faut bien reconnaître que, depuis
longtemps, jamais polémique n’avait revêtu un caractère plus personnel ni
atteint un tel degré d’acuité. Je n’ai pas à traiter ici d’un procès qui n’est pas
l’affaire actuelle, que, d’ailleurs, M. Caillaux n’a jamais intenté. Ce qu’il
importe bien cependant de vous retracer, au point de vue des mobiles qui ont
poussé l’accusée, c’est un simple aperçu de cette campagne, et je prendrai, si
vous le voulez bien seulement quelques exemples.
Le 8 janvier, M. Calmette écrit que M. Caillaux a fait rechercher les
héritiers d’un sieur Priou, qui seraient titulaires d’une créance litigieuse
considérable contre l’État. Ils étaient prêts, dit-il, à se contenter de
500 000 francs lorsque, sans discussion, M. Caillaux s’engage à leur faire
rembourser par l’État, c’est-à-dire au détriment de l’État, une somme énorme,
une somme de six millions, sur laquelle, dit M. Calmette, il exige une
commission de 80 % pour les besoins de sa politique personnelle.
Aussitôt, démenti de M. Caillaux ; rectification de M. Calmette aux
termes de laquelle il ne s’agirait point des héritiers d’un sieur Priou, mais
bien des héritiers d’un sieur Prieu. Nouveau démenti de M. Caillaux. De son
côté, le représentant des héritiers Prieu, M. Schneider, lui faisait signifier par
exploit d’huissier un démenti formel, exploit dans lequel je lis ceci :

J’oppose un démenti formel aux allégations de M. Calmette. Le seul


point exact de tout ce long article, c’est qu’à la date du 8 janvier,
M. de Fonvielle, en effet, se rendit à mon domicile à dix heures du soir, à
l’instigation de M. Calmette, pour m’emmener au Figaro, en me
déclarant qu’on m’y ferait ma fortune. Sur mon refus, des menaces me
furent faites, dont, le lendemain matin, je vis la réalisation. J’affirme
n’avoir jamais vu M. Caillaux, n’avoir jamais prié quelqu’un de le voir.
Tout ce que M. Calmette veut laisser supposer sur ce point est faux. Je le
mets en demeure, dès ce soir, par huissier, d’avoir à produire ses preuves
en insérant ma protestation.

Et alors M. Gaston Calmette insère sans doute ce démenti ; mais il se


borne à le faire suivre de ces quelques lignes :
Nous n’avons qu’une réponse à faire à M. Schneider : son affaire ne
nous intéresse plus. Nous avons empêché la constitution de la caisse
politique du ministre des Finances. C’était toute la raison de nos
révélations. Le but est atteint. D’autres exercices plus intéressants nous
attendent.

Le 15 janvier, Le Figaro accuse M. Caillaux d’avoir relevé de ses


fonctions un haut fonctionnaire du ministère des Finances à la suite d’une
visite de M. Homberg, directeur de la Société générale. Aussitôt,
M. Homberg signifie au Figaro que, depuis que M. Caillaux est ministre, il
ne l’a pas vu, il ne lui a pas fait visite et n’a eu avec lui aucune
communication directe ou indirecte.
Le 12 janvier, M. Calmette avait encore accusé M. Caillaux de s’être fait
remettre par le Comptoir national d’escompte une somme de 400 000 francs
pour sa publicité politique personnelle. Immédiatement, M. Rostang et
M. Ullmann, président et vice-président du conseil d’administration du
Comptoir d’escompte, vinrent affirmer que les allégations de M. Calmette
étaient dénuées de tout fondement. En présence de ce démenti, M. Gaston
Calmette relève d’abord qu’il n’a visé que l’une de ces deux personnes,
M. Ullmann et il commente ainsi, dans le numéro du 13 janvier, le démenti
de ces derniers :

J’ai cru, loyalement, que le complice du ministre se refuserait à


engager sa parole. Je me suis trompé. J’en demande pardon à tous mes
lecteurs, et maintenant secouons cette poussière de la route et continuons.
À demain.

Et le lendemain, la campagne continue, toujours aussi âpre, toujours aussi


personnelle, toujours aussi injurieuse. Enfin, M. Gaston Calmette, de
décembre 1913 à mars 1914, accuse M. Caillaux, il dit qu’il rançonne les
banques pour sa politique personnelle, qu’il prend dans les poches des
contribuables les sommes nécessaires pour assurer sa réélection ; enfin, il va
l’appeler « le malfaiteur officiel ». Tout cela, en ne nous plaçant pas au point
de vue du procès que M. Caillaux eût pu faire au Figaro, mais qu’il n’a pas
fait, mais en nous plaçant au point de vue des mobiles auxquels l’accusée a
pu céder et poursuivre, étape par étape, l’effet que cette campagne a pu
produire sur son esprit, tout cela, cela va sans dire, attisait un foyer
grandissant chaque jour d’irritation et d’une colère qui, peut-être, n’attendait
plus qu’une occasion pour éclater.
S’y mêlait-il un autre sentiment ? La crainte d’une publication d’un
document d’ordre politique ? On vous a parlé tout à l’heure, en y insistant
beaucoup, du rapport Fabre. Vous savez ce qu’il est. Sa portée a été
nettement déterminée devant, je puis dire, la juridiction compétente, devant la
commission d’enquête parlementaire et devant la Chambre des députés qui a
rendu sa sanction, qui était une sanction d’ordre politique.
Quel était l’objet de ce rapport ? C’était de constater une immixtion,
comme on vous l’a dit, du pouvoir politique dans la justice ; c’était de
constater que, à l’instigation de M. Caillaux, ministre des Finances,
M. Monis, président du Conseil, avait demandé au procureur général de faire
remettre à une date ultérieure les débats des poursuites correctionnelles
intentées contre Rochette, lequel avait obtenu déjà, depuis près de deux
années, sa mise en liberté provisoire, en vertu d’un arrêt de la Chambre des
mises en accusation.
Comment la portée de ce document a-t-elle été exposée dans sa campagne
par M. Calmette ?
Assurément, si la remise ainsi demandée au procureur général par le
président du Conseil, sur le désir exprimé par M. Caillaux, avait eu pour but
de faire obtenir à Rochette le bénéfice de la prescription, c’eût été une
forfaiture à la charge, non seulement des ministres, mais aussi des magistrats
qui s’y seraient prêtés. Mais il n’y a eu rien de tel, Messieurs. C’est
cependant ce qu’a soutenu M. Calmette qui écrivait ceci, le 10 mars 1914 :
Pour que la prescription fût acquise à Rochette, il fallait que son
procès ne vînt pas devant la cour à la date, depuis longtemps fixée, du
27 avril 1911. Il fallait arriver aux trois années qui emportent la
prescription de l’action publique et obtenir ensuite rétrospectivement la
nullité de tous les actes de poursuites faits de 1908 à 1911.

Et cette idée de la prescription avait séduit particulièrement M. Calmette,


puisqu’il y revient dans trois autres articles des 11, 12 et 14 mars.
Eh bien ! il suffit de relever une chose bien simple et qui, sans doute, eût
évité tout le scandale grossi autour de cette affaire si, dès le premier jour, on
l’avait indiquée ; c’est que, à supposer que la procédure suivie contre
Rochette eût été entachée d’une nullité pouvant conduire à la prescription (ce
qui, en fait, n’a pas eu lieu) comme le dernier acte de procédure argué de
nullité remontait au 21 avril 1908, la prescription, qui est de trois ans, aurait
été atteinte déjà depuis six jours le 27 avril 1911, date à laquelle la remise a
été prononcée. Par conséquent, il n’eût pas été besoin de cette remise du
procès à une date plus éloignée pour assurer au prévenu le bénéfice de la
prescription.
Laissons donc de côté la portée du rapport Fabre et demandons-nous si,
véritablement, c’est pour éviter la publication de ce document que
Mme Caillaux a tué M. Calmette.
Voyons ! ou bien ce document n’était connu que d’un petit nombre de
personnes, de ceux qui, par leurs fonctions, en étaient ou en avaient été
dépositaires, et alors, il fallait s’adresser du côté de ces personnes, dont
aucune d’ailleurs ne songeait à faire une publication ; ou bien, au contraire, le
rapport Fabre était, comme l’a dit un magistrat, un secret de polichinelle ; ou
bien c’était, comme l’a dit un témoin, M. Bonnamour, un document dont les
journalistes récitaient des passages entiers, et alors, pourquoi en craindre la
publication plutôt du côté du Figaro que d’un autre journal ? Du reste, est-ce
que deux autres journaux, l’Intransigeant et l’Œuvre, ne s’apprêtaient pas à
le donner ? Mais nous savons par ces débats que, dans la journée même du
14 mars, M. et Mme Caillaux avaient été avisés par M. du Mesnil que le
rapport Fabre allait être publié par un journal du soir.
Mais, à mon sens, il est une preuve décisive que la publication du rapport
Fabre ne tenait que bien peu de place dans les appréhensions de M. et
Mme Caillaux. Cette preuve, je la puise dans la démarche que, dans la
matinée du 16 mars, M. Caillaux a faite auprès de M. le président de la
République.
M. le président de la République, en effet, a bien voulu apporter aux
magistrats l’appui de son haut témoignage dans l’intérêt de la vérité, et ce
témoignage, le voici :

Il est exact que le lundi 16 mars, dans la matinée, avant le Conseil des
ministres qui s’est tenu ce jour-là, M. Caillaux m’a demandé un entretien
particulier. Il m’a paru très ému et m’a dit qu’il redoutait que
M. Calmette ne publiât dans Le Figaro des lettres privées, dont la
divulgation serait très pénible à lui et à Mme Caillaux.
Je lui répondis que je tenais M. Calmette pour un galant homme, tout
à fait incapable de publier des lettres qui mettraient en cause
Mme Caillaux. Mais, j’essayai vainement de le convaincre à ce sujet. Il
me répondit qu’il considérait le dernier article du Figaro comme destiné à
préparer cette publication. Je n’arrivai pas à le détromper, ni à le calmer.
Il se leva même, à un moment donné, en s’écriant : « Si Calmette publie
ces lettres, je le tuerai ! »

Ainsi, du rapport Fabre, pas un mot et toute la conclusion que je puis en


tirer, toujours au point de vue de la recherche des mobiles qui ont poussé
Mme Caillaux à commettre son crime, c’est que si, dans cette dernière et
suprême démarche auprès du chef de l’État, M. Caillaux n’a parlé que des
lettres intimes, des lettres privées, et pas du tout du rapport Fabre, c’est que
apparemment, la divulgation possible de ce document n’était point la cause
de ses alarmes et de celles de sa femme.
Jusqu’au 13 mars 1914, on comprend donc à quel point Mme Caillaux a
pu être irritée, ulcérée, des attaques dirigées contre son mari : elle en était
profondément blessée et atteinte jusque dans sa personne. Elle vous a dit tout
ce qu’elle souffrait comme bourgeoise et comme femme du monde. Peu à
peu, elle avait senti se développer autour d’elle une atmosphère de méfiance.
Partout où elle allait, elle sentait la suspicion, presque le mépris. Un jour,
nous a-t-elle dit, dans un salon de couture, une dame l’a désignée en disant :
« C’est la femme de ce voleur de Caillaux », et j’ai encore dans son
interrogatoire saisi au passage cette phrase : « Partout où j’allais, il me
semblait qu’on me regardait afin de voir combien d’argent volé j’avais sur le
dos. »
Tout cela était devenu pour elle une obsession, tout cela pour elle aussi
était le résultat de la campagne du Figaro ; c’était l’effet produit par ses
138 articles ou dessins sur lesquels elle a tant insisté. Dès lors, on la sent
donc préparée et prête à toutes les manifestations de la colère ; mais on
n’aperçoit pas encore ce que va déclencher le drame et la précipiter dans le
crime. Jusqu’ici, en effet, la campagne n’était pas sortie du domaine de la vie
publique, elle s’était poursuivie suscitant plus de colère que de crainte,
quand, le 13 mars 1914, parut dans Le Figaro, la lettre que vous connaissez
bien, relative à l’impôt sur le revenu et signée « Ton Jo ».
Cette fois, ce n’était plus avec des armes ramassées uniquement sur le
terrain de la vie publique qu’on cherchait à frapper M. Caillaux, c’était avec
des armes prises dans sa vie la plus intime. On publiait une lettre par lui écrite
à sa première femme, Mme Gueydan, alors qu’elle n’était pas encore sa
femme, lettre dont on avait, sans doute, retranché les passages où l’intimité
éclatait par trop, mais qui n’en apparaissait pas moins avec le caractère d’une
lettre privée.
Dans le commentaire dont M. Calmette l’accompagne, il fait connaître
qu’elle est datée du 5 juillet 1901 et qu’il y a supprimé le nom de la personne
à laquelle elle avait été adressée :
Ce serait, dit-il, une injure d’évoquer autour de cette personne les
sentiments qu’elle a détruits, comme ces papiers eux-mêmes, voulant
ensevelir dans l’oubli le deuil de ses illusions, de son rêve, de sa vie et de
sa foi.

Et nous savons d’autre part que M. Calmette avait, par l’intermédiaire de


son ami, M. Albert Bonnard, demandé à Mme Gueydan l’autorisation de faire
cette publication, mais qu’elle lui avait été formellement refusée.
Du reste, le directeur du Figaro, en toute franchise, n’a pas pu
s’empêcher de se reprocher à lui-même une telle divulgation. Il l’a confessé
dans une page poignante où le talent de l’écrivain ne parvient pas à faire taire
les hésitations de sa conscience. Écoutez, Messieurs les Jurés, ce qu’écrivait
M. Calmette dans le commentaire dont je viens de parler :
La preuve, la preuve indiscutable, terrible, honteuse, malsaine, je la
donne avec un profond regret, je l’avoue, hélas ! Et je l’affirme sur mon
honneur. C’est la première fois depuis mes trente années de journalisme
que je publie une lettre privée, une lettre intime, malgré la volonté de son
détenteur, de son propriétaire ou de son auteur ; ma dignité en éprouve
une vraie souffrance et je m’accuse auprès de ceux que cet acte affligera.
Comment aurais-je pu tenir plus longtemps caché cependant, pour le
triomphe de cette campagne de salubrité nationale, le témoignage destiné
à éblouir tous les yeux ! N’oublions pas que je lutte contre l’homme qui
supprime les lois elles-mêmes quand son intérêt est en jeu. Je dois donc
me considérer comme contraint, pour la délivrance de mon pays, à
dégager de partout la vérité corrompue ; cette vérité, je la ramasse où elle
se trouve, où je suis, dans ces fouilles horribles de choses vilaines ; mais
c’est pour l’épurer, pour l’ennoblir, pour la mettre au service de la plus
noble des causes, et je l’élève à la hauteur d’une flamme au sommet de la
hampe du drapeau.
On me jugera plus tard.
Donc c’est une lettre privée, très intime, qui établit la félonie de
M. Caillaux.

Ainsi M. Calmette publiait une partie de lettre privée, de lettre très


intime, pour établir ce qu’il appelait « la félonie de M. Caillaux ». Mais il
ajoutait autre chose :

Je dois me considérer comme contraint, pour la délivrance de mon


pays, à dégager de partout la vérité corrompue ; cette vérité, je la ramasse
où elle se trouve.

C’est alors qu’un rapprochement étroit et terrible paraît s’être fait dans
l’esprit de Mme Caillaux. Calmette ramasse la vérité où elle se trouve, mais
cette lettre privée, cette lettre d’un homme à une amie qu’il vient de publier,
c’est une lettre adressée en 1901 à Mme Gueydan. Or, Mme Gueydan
possède d’autres lettres, celle de 1909, où le passé de Mme Caillaux peut
apparaître aux yeux du monde, aux yeux de sa fille.
Calmette ramasse la vérité où il la trouve, mais la même source qui lui a
procuré la lettre « Ton Jo » ne lui a-t-elle pas procuré les deux autres ? Et,
puisqu’on vient de publier la première lettre « Ton Jo », pour discréditer la
politique du ministre, ce n’est plus, sans doute, qu’une question d’heure, et
on publiera les autres pour assurer l’échec du député. C’est à tort qu’elle a
pensé que M. Calmette publierait ces lettres. M. Calmette n’aurait pas publié
et ne pouvait pas publier les lettres : elles n’étaient pas en sa possession. Il ne
paraît même pas avoir cherché à se les procurer, et certes il n’eût rien publié
d’un texte avec lequel il eût été impossible de compromettre le député sans
compromettre sa femme. En effet, aussi bien, semble-t-il, ses adversaires que
ses amis, tous sont d’accord pour rendre hommage à sa courtoisie habituelle,
à ses sentiments de délicatesse et par-dessus tout au respect profond qu’il
avait de la femme.
Par conséquent, M. Calmette n’eût point publié les lettres ; il ne serait
jamais descendu à une pareille action. M. Calmette n’eût jamais fait cela.
Mais il semble bien malheureusement que M. et Mme Caillaux ont cru qu’il
l’aurait fait. C’est du moins l’impression qu’on éprouve quand on se rapporte
à la déposition de M. le président de la République :

Je lui ai répondu que je tenais M. Calmette pour un galant homme,


tout à fait incapable de publier des lettres qui mettraient en cause
Mme Caillaux, mais j’essayai vainement de le convaincre à ce sujet…

Cependant, au cours de cette entrevue avec M. le président de la


République, on avait envisagé le moyen de prévenir cette publication
redoutée. M. le président de la République en a ainsi parlé dans sa
déposition :

M. Caillaux me déclara ensuite, qu’il allait consulter ses conseils,


e
notamment M Thorel, avoué, sur les moyens à employer ou sur la
procédure à suivre pour empêcher la publication. Je l’engageai à voir
également l’avocat qui s’était chargé de ses intérêts dans son procès pour
e e
divorce, M Maurice Bernard. « M Maurice Bernard, lui dis-je, connaît
Calmette, il pourra facilement s’assurer auprès de lui qu’aucune lettre ne
doit être publiée, ou, au besoin même, si contrairement à ma conviction,
vos soupçons sont fondés, il aurait l’autorité nécessaire pour empêcher la
publication. »
M. Caillaux me remercia, mais me déclara, qu’étant pris au Sénat tout
e
l’après-midi, il ne pourrait voir M Maurice Bernard. Je lui répondis que
celui-ci étant mon ami et venant souvent me voir, m’avait fait savoir que,
ne m’ayant pas rencontré depuis longtemps à cause de son voyage en
Algérie, il viendrait, soit ce jour-là, soit le lendemain, me serrer la main.
J’ajoutai que s’il me rendait visite, je m’entretiendrais avec lui de cette
e
conversation. Effectivement, M Maurice Bernard était venu au début de
l’après-midi ; je lui fis part des craintes de M. Caillaux, et je l’engageai à
e
le voir. M Maurice Bernard m’a déclaré qu’il considérait M. Calmette
comme incapable de publier des lettres visant Mme Caillaux, mais que
néanmoins il verrait dans la journée même M. Caillaux et au besoin
e
M. Calmette. J’ai su que M Bernard avait vu M. Caillaux à la fin de
l’après-midi, mais trop tard. J’avais été si frappé de l’état de M. Caillaux
que le président du Conseil étant venu me voir dans le courant de l’après-
midi pour affaires de son département, je crus devoir le tenir au courant
e
de la conversation que j’avais eue avec M. Caillaux et avec M Bernard.

Ainsi, M. le président de la République avait conseillé et proposé


e
l’intervention de M Maurice Bernard. Si Calmette avait les lettres, c’était la
chance certaine qu’elles ne seraient pas publiées, qu’on ne ferait pas en vain
appel à sa délicatesse. Pourquoi M. Caillaux n’a-t-il pas parlé de cet entretien
à sa femme ? Il ne paraît pas, je le sais, avoir eu une grande confiance dans le
e
résultat d’une démarche de M Maurice Bernard, et il a déclaré que, pour lui,
cette démarche devait intervenir sur le terrain juridique et non pas au point de
vue d’une conciliation éventuelle. Mais quelque incrédule qu’il soit resté à ce
sujet, il aurait pu en parler à sa femme, essayer ainsi de la calmer et peut-être
la catastrophe eût-elle été évitée. Bien sincèrement, je ne puis, pour ma part,
qu’éprouver un vif regret d’une pareille abstention.
[…]
Maintenant, Messieurs, vous connaissez toute l’affaire. Vous avez tous
les éléments nécessaires pour la juger. Vous le ferez sans rigueur excessive,
mais, j’en suis convaincu, avec une juste et suffisante fermeté.
Vous ne vous trouvez pas, remarquez-le, Messieurs, en présence d’un
acte impulsif, irréfléchi, spontané, qu’une offense grave, personnelle et
directe aurait provoqué. Il s’agit ici d’un crime réalisé, longuement prémédité
et ayant pour cause immédiate non point une offense personnellement reçue
(puisque Mme Caillaux n’a pas été mise en cause par M. Calmette), mais la
crainte d’une offense simplement prévue et restée à l’état d’appréhension,
appréhension irritante, appréhension devenue angoissante, dira-t-on, chez une
femme qui souffrait depuis plusieurs mois des souffrances morales infligées à
son mari.
Mais quelque anxiété, quelque ressentiment, quelque haine que l’on
éprouve, quelque trouble qui puisse agiter l’âme humaine et l’âme d’une
femme, cela ne saurait jamais faire excuser un acte de violence, encore moins
le meurtre, encore moins l’assassinat.
Nul n’a le droit de se faire justice en dehors de la loi ; et je me demande,
en vérité, s’il en était autrement, à quoi serviraient la justice et les tribunaux
et de quels avantages les sociétés organisées et civilisées pourraient bien se
prévaloir sur les peuplades barbares ? Ils sont nombreux ceux qui croient
avoir à se plaindre de calomnies ou de diffamations commises par la plume
ou par la parole ; nombreux aussi sont ceux qui hésitent devant les ennuis et
les difficultés d’un procès. Qu’ils ne puissent du moins trouver dans la
déclaration que vous rendrez un encouragement à des représailles
individuelles, à l’exercice de je ne sais quel droit de vengeance privée se
substituant à la justice sociale et au droit de la collectivité.
On n’est que trop enclin aujourd’hui, et dans tous les mondes hélas ! à
user du revolver comme d’un dernier et suprême argument.
Il faut, comme le disait ici même un des éminents prédécesseurs, M. le
procureur général Octave Bernard, proclamer comme un dogme
l’inviolabilité de la vie humaine.
Et c’est vous précisément, Messieurs les Jurés, qui êtes les gardiens de ce
dogme, base nécessaire de toute société et de toute justice. Avant tout, vous
êtes là pour protéger la vie humaine, pour en assurer le respect au-dessus de
toutes les campagnes de presse, de toutes les polémiques, de toutes les
agitations de la passion. Vous êtes là aussi pour appliquer la loi, la loi qui ne
distingue pas entre les coupables pour distribuer la justice, égale pour tous,
avec le seul souci de la rendre humainement, mais sans défaillance.
Je vous demande, Messieurs les Jurés, de répondre à votre mission.
Assurément, je n’attends point de vous un verdict impitoyable. Les
circonstances atténuantes existent. Je vais plus loin : la circonstance
aggravante de préméditation est absolument indéniable. Irez-vous jusqu’à la
supprimer par votre verdict, craignant qu’en y répondant affirmativement il
en résulte des conséquences trop rigoureuses pour l’accusée ?
Si vous pensez ainsi, je ne pourrai que m’incliner devant votre réponse
dictée par un sentiment de générosité et d’humanité. Mais quoi qu’il en soit
sur ce point accessoire et secondaire, je vous demande de vous souvenir
qu’ayant juré de sauvegarder aussi bien les droits de la société que ceux de
l’accusée, vous ne pouvez absoudre cette dernière.
Je vous demande instamment de ne pas excuser un acte contraire à toute
loi comme à toute sécurité sociale. C’est pourquoi, au nom du respect dû à la
vie humaine, au nom des intérêts sacrés de la justice et de la société, je
conclus, et je conclus fermement, à ce que vous rendiez contre Mme Caillaux
un verdict de culpabilité.

1. La chute du gouvernement Caillaux a lieu en janvier 1912, à la suite de l’affaire


d’Agadir.
2. Il s’agit de la phrase : « Eh bien ! puisque c’est comme cela, je casserai la gueule à
M. Calmette. »
LE PROCÈS DE LOUIS
MALVY (1918)
M. Malvy, au début de sa défense
Le 4 août 1914, à quelques jours du début de la Grande Guerre, un
discours du président Poincaré est lu à la Chambre : pour la première fois, les
termes d’« union sacrée » sont prononcés, incitant la population à dépasser
ses divergences d’opinion et à rester soudée pour la défense de la France.
L’appel n’est pas inutile car, parmi les tendances les plus extrêmes présentes
dans le pays, les convictions pacifistes s’expriment avec passion. Au cours du
mois de juillet, derrière le flambeau de Jean Jaurès qui croit jusqu’à la
dernière heure en la paix, les socialistes brandissent l’arme de la grève
générale ; la CGT, de son côté, guidée par son secrétaire général Léon
Jouhaux, descend dans la rue manifester son opposition à un conflit jugé
contraire aux intérêts du prolétariat. À l’aube de la guerre, de telles menées
constituent un péril risquant de compromettre une mobilisation en bon ordre.
Pourtant, avec l’ouverture des hostilités, ces ferments de discorde se
dissipent. Un revirement des mentalités se produit et, face aux menaces
extérieures, les uns et les autres se rallient à un mouvement de solidarité
patriotique. Sur la tombe de Jaurès assassiné, les représentants de la gauche
française s’associent à la trêve des partis et décident de voir dans le conflit
qui s’annonce un combat pour la liberté et la défense de la République, une
lutte contre l’ordre ancien incarné par les empires centraux.
C’est sur cette adhésion spontanée que se fonde Louis Malvy, alors
1
ministre de l’Intérieur , pour adopter une politique d’écoute à l’égard de la
classe ouvrière. Représentant en vue du parti radical au sein d’un
gouvernement d’union sacrée, Malvy s’emploie à établir un climat de
confiance avec les pacifistes et les représentants syndicaux. Inamovible tout
au long du conflit, il maintient la même ligne jusqu’à sa chute précipitée en
août 1917. Mais son attitude conciliatrice, qui lui permet de contenir des
milieux potentiellement explosifs, lui vaut des ennemis parmi les bellicistes.
Les attaques violentes dont il est l’objet de la part de la droite et de l’extrême
droite finissent par le conduire, à sa propre demande, devant le Sénat réuni en
Haute Cour de justice, face à ses pairs devenus ses juges. En présence de
sénateurs majoritairement désireux de voir déclarée sa culpabilité, Louis
Malvy, victime d’une justice politique, subira un procès partial et une
condamnation marquée du sceau de l’infamie.

Dès le début du conflit, au cours du mois d’août 1914, Louis Malvy


manifeste sa volonté d’apaisement. Il s’oppose aux intentions du ministre de
la Guerre, Adolphe Messimy, qui entend procéder à des arrestations massives
dans les milieux pacifistes. Plutôt que d’opter pour des mesures frontales vis-
à-vis des éléments perturbateurs, le ministre de l’Intérieur préfère exclure la
force après s’être assuré d’un renoncement à l’action violente ; son but est
d’éloigner le risque d’une rébellion ouvrière nuisible à la sérénité intérieure
en temps de guerre. Il choisit d’écarter l’application du fameux « carnet B »,
ce document instauré pour répertorier les agitateurs susceptibles de faire
obstacle à la mobilisation, et qui comprend alors environ deux mille cinq
cents personnes à placer derrière les verrous dès le déclenchement des
hostilités. Il adresse à cet effet un télégramme chiffré aux préfets, leur
enjoignant de s’abstenir d’agir. Une telle décision, qui bénéficie du soutien
du président du Conseil René Viviani, soulève déjà le mécontentement au
2
sein de l’état-major et de la Sûreté générale . Plus tard, elle lui vaudra
l’opposition de Clemenceau qui saura s’en souvenir quand l’heure de la
vengeance aura sonné. Et, lors de son procès, elle constituera l’un des griefs
de l’accusation.
Dans le prolongement de ce geste de modération, Louis Malvy inaugure
une collaboration active avec les représentants syndicaux, en harmonie avec
la politique menée par les ministres socialistes de l’union sacrée, en
particulier celle d’Albert Thomas occupé à organiser l’activité économique à
l’arrière. Directement ou par l’intermédiaire de ses informateurs, Malvy est
en rapport constant avec les syndicats. Il connaît les variations de l’état
d’esprit des milieux ouvriers, s’entretenant en particulier avec la CGT et son
dirigeant Léon Jouhaux. Quand la grogne monte et que la grève se profile,
Malvy favorise les contacts entre le patronat et les organisations syndicales,
cherche des accords, prête une oreille attentive aux revendications des
travailleurs, et, au besoin, assure un arbitrage entre les intérêts contradictoires
en présence. Il s’efforce d’intervenir en amont afin d’éviter que les troubles
s’enveniment. Les industriels sont surpris et exaspérés par de telles
initiatives, d’autant plus que Malvy brandit parfois la menace de la contrainte
et de la réquisition. Là encore, cette politique originale de paix sociale fait
des mécontents. Contre une partie de l’armée favorable à des méthodes
autoritaires, contre les dirigeants d’entreprises hostiles à des concessions
sociales jugées excessives, contre ses propres services parfois, le ministre est
obligé de batailler pour imposer des décisions qui heurtent les mentalités,
même si ses buts sont conformes à l’objectif d’union sacrée que s’est fixé le
pays.
Entrer en conversation avec les syndicats – désamorcer la menace
pacifiste par la négociation – ne va pas sans concessions et n’est pas sans
danger. En vue de mener à bien son action, Louis Malvy n’est pas
simplement conduit à côtoyer des hommes de bonne volonté, collaborateurs
loyaux de la défense du pays. Si le ministre de l’Intérieur peut compter sur le
concours de Léon Jouhaux, parmi les socialistes et les syndicalistes, il
demeure des opposants parfois violents à la guerre dont le nombre ira
croissant au fur et à mesure des désillusions militaires. Certes, le mois
d’août 1914 est vécu par la plupart comme une période d’élan national
3
fiévreux . Pourtant, assez vite après le commencement du conflit, des
anarchistes et des cégétistes dissidents – les minoritaires – se détournent de
l’union sacrée, dénonçant dans la guerre une « collaboration de classe » et
une entreprise exclusivement inspirée par des visées capitalistes.
Même les individus les plus agités, Malvy se sentira parfois obligé de les
traiter avec ménagement. Il en est ainsi d’Alphonse Merrheim, secrétaire de
la puissante Fédération des métaux de la CGT, qui figure au nombre des
minoritaires. Au mois de septembre 1915, Merrheim prend part au côté
d’Albert Bourderon à une conférence de socialistes internationalistes réunie à
4
Zimmerwald, en Suisse, en vue d’explorer les voies vers la paix ; de retour
en France, il répand l’idée d’une paix sans annexion et sans indemnité, et
fonde un Comité pour la reprise des relations internationales. De telles
initiatives interviennent sans susciter de mesures de contraintes de la part de
l’Intérieur, provoquant chez certains la colère et l’indignation. D’autres
encore parmi les perturbateurs bénéficient de l’indulgence de Louis Malvy,
qui, pour des raisons stratégiques, cherche des terrains d’entente. C’est le cas
notamment de l’anarchiste Sébastien Faure ou de l’anarchiste individualiste
Maurice Vandamme, dit Mauricius, dont les noms reviendront régulièrement
au cours du procès.
Pour conserver la confiance de la CGT, interlocuteur privilégié de sa
politique, pour éviter une rupture avec les cégétistes minoritaires redoutée par
Jouhaux, Malvy doit prendre des décisions qui paraissent ambiguës et
peuvent faire naître des doutes sur ses intentions. À plusieurs reprises, en vue
de ménager les milieux ouvriers, le ministre s’oppose à des perquisitions dans
les bourses de travail ou refuse la saisie de revues et de tracts, pourtant
clairement hostiles à la guerre ; systématiquement, il recherche les procédés
les moins contraignants pour parvenir à neutraliser les pacifistes sans les
heurter pour éviter la révolte. Affirmant son attachement à la liberté
syndicale, il refuse encore d’interdire des réunions dès lors que celles-ci
portent sur la question de la vie chère et des loyers, même s’il n’ignore pas
que le problème de la paix risque d’y être abordé ; il demande en tout cas aux
préfets d’entrer en négociation avec les organisateurs plutôt que de faire
appel d’emblée à l’autorité militaire. À la sanction, il préfère toujours le
contrôle et la mise en garde, ce qui passera facilement pour de la passivité, de
l’indulgence, voire de la traîtrise. Dans toutes ces occasions, il se fait des
ennemis, en particulier chez les membres de l’armée et les personnels de son
propre ministère proches de l’Action française.
Déjà délicate au début du conflit, à un moment où la réalité de l’union
sacrée n’est pas encore affectée, la politique de Louis Malvy est de plus en
plus décriée au fur et à mesure que la guerre s’éternise et que le pacifisme
progresse et se diversifie. Au fil des mois, alors que, à droite comme à
gauche, les positions se crispent vers les extrêmes, l’attitude nuancée du
ministre rebute davantage face à une cohésion nationale altérée. Les plus
bellicistes ne comprennent pas cette réticence à prendre des sanctions et s’en
insurgent. La sensibilité radicale socialiste de Malvy, son anticléricalisme
notoire, sa proximité avec le pacifiste Joseph Caillaux exaspèrent la droite ;
5
de même, sa personnalité contrastée, la liberté de sa vie privée et son
ambition précoce affichée sont, pour beaucoup, un motif de rejet. Son métier
d’avocat, qui lui donne le talent d’épouser toutes les causes, paraît encore
pour ses ennemis le symbole de son ambivalence et d’une tendance naturelle
à l’équivoque.

L’année 1917, période critique de la guerre, année trouble, comme la


qualifie Poincaré, est aussi pour Malvy une heure de péril. Elle marque un
tournant dans la manière dont la politique du ministre est perçue et appréciée.
Le camp des va-t-en-guerre favorable à une victoire à tout prix gagne en
force à ce stade du conflit et s’oppose toujours plus violemment à celui qui
paraît incarner l’entente avec les pacifistes. Les accusations portées contre
Louis Malvy par ses adversaires, largement relayées au sein de la presse,
adoptent la même partialité et la même hargne qu’avait pu revêtir la
6
campagne menée contre Joseph Caillaux avant la guerre . À partir de cette
date, l’engrenage dans lequel le ministre de l’Intérieur va se trouver pris est
en place. Ses effets l’entraîneront de manière inexorable jusqu’à son procès et
sa condamnation. Cette année-là, de la part de Pétain, de la part de
Clemenceau, de la part de Léon Daudet, les attaques fusent les unes après les
autres et finissent par fragiliser leur cible.
Sur le plan militaire, l’année 1917 est marquée par une série de
désillusions. À l’est, la révolution russe de février sème le doute chez les
Alliés et compromet, sur le front oriental, le succès de l’offensive Kerensky
contre les troupes austro-allemandes. À l’ouest, malgré le scepticisme qu’elle
suscite chez de nombreux responsables, l’opération du Chemin des Dames est
déclenchée par le général Nivelle en avril. La défaite meurtrière de la bataille
fait déferler sur le pays une vague de découragement et entraîne des
7
mutineries d’une ampleur sans précédent . Soldats refusant de monter au
combat, désertions, tracts pacifistes circulant dans les tranchées, le
mouvement est collectif ; près des deux tiers de l’armée sont touchés. Après
quelques atermoiements, la décision est prise de sacrifier Nivelle au profit du
général Pétain, nommé en mai commandant en chef des armées françaises.
Au fil des semaines, le nouveau commandant en chef va se révéler un
opposant virulent à Louis Malvy. Il critique ouvertement les choix du
ministre, le taxe de laxisme et de complaisance. Refusant d’admettre la
responsabilité de l’armée dans l’échec du Chemin des Dames, Pétain impute
à l’Intérieur les désordres du front ; comme beaucoup d’autres, il établit un
lien de causalité entre les mutineries et les mouvements de grève qui agitent
l’arrière. Il a aussi des griefs plus précis. Rageur, Pétain reproche à la
direction de la Sûreté générale de refuser de livrer au service de
renseignement de l’armée ses informations relatives aux mouvements
antipatriotiques et anarchistes. À vrai dire, les critiques ne sont pas nouvelles
8
– Nivelle avant lui s’était plaint ; cette fois, cependant, le commandant en
e 9
chef se montre si insistant et si offensif que les relations entre le 2 bureau et
la Sûreté générale finissent par être à peu près rompues. Le général Pétain
exige, en particulier, l’arrestation d’Alphonse Merrheim. Sur ce point comme
sur d’autres, il se heurte à la résistance de Louis Malvy, car le ministre s’est
engagé auprès de Léon Jouhaux à ne pas intervenir – Jouhaux étant lui-même
tenu par la solidarité syndicale auprès de son camarade de la Fédération des
métaux.
On le voit, les occasions de conflit ne manquent pas entre le ministre de
l’Intérieur et le commandant en chef des armées. Aux attaques de Pétain, qui
se multiplient tout au long du printemps 1917, Malvy riposte, mettant en
doute le loyalisme républicain de son adversaire. Il invoque les défaillances
des militaires lors de l’offensive du Chemin des Dames et, s’agissant des
agitateurs pacifistes, fait valoir que l’armée n’a pas à empiéter sur les
pouvoirs de la police en prétendant engager des poursuites. De tels arguments
ne suffiront pas à faire taire un opposant dont les charges ne cessent de
s’intensifier et que des voix de plus en plus nombreuses accompagnent.
La défiance dont Malvy est l’objet atteint un sommet lors de son
10
interpellation par Clemenceau devant le Sénat, le 22 juillet 1917 . « Il faut
faire de l’ordre dans le pays » : c’est par cette phrase lourde de menaces que
débute la prise à partie du ministre. Dans un discours fleuve où l’orateur
déploie toute son ironie, dans un style libre qui est celui des débats
parlementaires où les interruptions sont fréquentes, le Tigre reprend à haute
voix des thèmes déjà connus. Carnet B, Bonnet rouge, Vigo dit Almereyda,
mutineries, grèves, étrangers, espions, traîtres… voilà des mots qui résonnent
ce jour-là devant la Chambre haute et qui retentiront de la même façon tout
au long du procès.
S’agissant du carnet B, Clemenceau reproche à Malvy d’avoir préféré à
11
l’opinion éclairée exprimée par lui dans L’Homme libre l’avis de ses
« amis » du journal pacifiste Le Bonnet rouge. À ce sujet, le vieux sénateur
fait grief à Malvy d’avoir fréquenté le directeur de cet organe d’extrême
gauche, un personnage douteux du nom d’Almereyda, et de lui avoir accordé
un accès régulier au ministère de l’Intérieur malgré l’antipatriotisme notoire
longtemps affiché par le quotidien. Par son refus de brider les grèves, sous le
prétexte qu’elles étaient inspirées par l’augmentation du coût de la vie, Louis
Malvy aurait, de surcroît, favorisé les mutineries du front, étroitement liées
aux mouvements de l’arrière ainsi qu’ont pu le constater les généraux. Par
son attitude trouble, par son indulgence à l’égard d’étrangers équivoques, par
sa subtilité à une heure où le pays a besoin de vigueur et de clarté, le ministre
de l’Intérieur, selon Clemenceau, appelle le blâme. En conclusion de sa
12
diatribe, l’accusateur refuse sa confiance à son adversaire . Avec violence,
soulevant les rires et les mouvements passionnés de l’assistance, le Tigre, au
fil de son discours, décoche une à une ses flèches, alors que la riposte pleine
de dignité de Louis Malvy est interprétée, par sa retenue même, comme un
aveu de faiblesse. À la suite de semaines éprouvantes, le 31 août 1917, le
ministre de l’Intérieur présente finalement sa démission au président du
Conseil Alexandre Ribot dans l’intention de répondre librement aux
calomnies. Ribot sera emporté à son tour par la crise en septembre et
remplacé d’abord par Painlevé, puis, deux mois plus tard, par Clemenceau
lui-même, le « tombeur de ministères ».
13
Même s’il reste député , Louis Malvy, maintenant exclu du pouvoir
exécutif, est affaibli, ce qui ne décourage pourtant pas les attaques de ses
ennemis. La presse réactionnaire est déchaînée et Léon Daudet, prompt à
crier au complot, reprend dans L’Action française ses motifs favoris. Cette
fois, les accusations ne portent plus seulement sur le laxisme, la complaisance
ou la passivité de Malvy, mais, bien au-delà, consistent à voir en lui un traître
à la patrie. Avec sa virulence coutumière, le polémiste impute à son
adversaire la communication à l’Allemagne de renseignements sur les projets
militaires et diplomatiques de la France, en particulier la révélation du projet
d’attaque du Chemin des Dames. On passe de ce fait de la critique ordinaire
d’une action politique, même hargneuse, à la mise en cause pénale des
agissements d’un ministre. Par leurs méthodes, les allégations de Daudet
procèdent par assimilation et généralisation. Louis Malvy, Joseph Caillaux le
pacifiste, les gens interlopes du Bonnet rouge et toute une bande d’espions et
d’étrangers sont englobés sans souci du détail dans un même soupçon de
collaboration avec l’ennemi allemand et un même reproche d’œuvrer contre
la France.
Après avoir demandé en vain à être entendu devant les Chambres,
Daudet, le 30 septembre 1917, emporté par sa rage de convaincre, adresse
une lettre au président Poincaré. Le document fait office de réquisitoire. Les
accusations contenues dans L’Action française y sont reprises :
communication à l’ennemi du plan d’attaque du Chemin des Dames et
responsabilité dans les mutineries militaires de juin 1917 s’y trouvent de
nouveau dénoncées. Ces deux griefs sont à l’origine de la double inculpation
sous laquelle Malvy sera bientôt renvoyé devant ses juges. En attendant, la
lettre de Daudet ne reste pas sans conséquence. Poincaré décide de la
transmettre au président du Conseil Paul Painlevé, qui, de son côté, juge
14
opportun de réclamer des explications à Malvy . Voilà donc un président de
la République et un président du Conseil ayant davantage foi dans les propos
outranciers et souvent diffamatoires du polémiste de L’Action française que
dans l’action d’un homme qui a œuvré au maintien de la paix sociale dans le
pays, en concertation constante avec le Conseil des ministres. Une telle
défiance surprend. Elle témoigne à fois de l’autorité acquise par Daudet
auprès des plus hauts personnages de l’État et du doute que le patriotisme de
Louis Malvy leur inspire désormais. Furieux, blessé par ce désaveu, ce
dernier exige la lecture de la lettre à la Chambre des députés, ce qui aura lieu
15
le 4 octobre 1917 par la bouche de Paul Painlevé, lors d’une séance agitée .
Comment la désapprobation de la politique de Louis Malvy s’est-elle
muée en une mise en cause de son patriotisme ? Comment la parole de
Daudet a-t-elle pris tant de poids ? Durant l’été, une succession de scandales
s’est produite qui éclabousse la réputation déjà équivoque de Malvy et
implique un ensemble de personnalités accusées d’espionnage. Une affaire
visant Le Bonnet rouge, en particulier, se révèle désastreuse pour le
16
ministre . L’administrateur du journal, un certain Duval, a été surpris en
train de rapatrier des fonds d’origine trouble, laissant penser que le titre est
vendu à l’ennemi. Un premier esclandre a lieu quand l’enquête fait apparaître
que le douteux Duval doit à la complaisance inexplicable du directeur de
cabinet de Malvy, Jean Leymarie, l’obtention d’un passeport lui ayant permis
17
de passer la frontière suisse. Atteint par ricochet lors de cette découverte ,
Louis Malvy subit un nouvel assaut quand, arrêté un mois après Duval, le
directeur du journal est retrouvé mort dans sa cellule, le 20 août 1917. La
presse révèle que, au début de la guerre, Le Bonnet rouge a été soutenu sur
des fonds secrets du ministère. Peu importe que cette mesure ait reçu
l’assentiment du Conseil des ministres, peu importe que les aides aient été
interrompues quand le journal a cessé de se cantonner à la ligne convenue
avec l’Intérieur, les critiques pleuvent. Elles vont précipiter la chute de
Malvy. Dès lors, dans les attaques qui seront portées contre lui, le titre du
Bonnet rouge sera toujours associé à son nom, entachant sa réputation.

Louis Malvy est bien décidé à répondre aux accusations de traîtrise dont
il fait l’objet. Il veut dissiper la méfiance qu’il inspire, se défendre. Dans un
premier temps, le 4 octobre, il interpelle Paul Painlevé sur les mesures
envisagées par le gouvernement afin d’assurer le bon déroulement de la
justice dans son affaire. L’enquête diligentée à cette occasion écarte les
charges formulées contre lui, mais cela lui paraît insuffisant ; il lui faut une
décision judiciaire. Le 22 novembre, il réclame lui-même à la Chambre la
nomination d’une commission parlementaire chargée d’examiner s’il y a lieu
de le déférer devant le Sénat réuni en formation juridictionnelle pour crimes
18
commis dans l’exercice de ses fonctions . Le 28 novembre, alors que
Clemenceau vient d’accéder au pouvoir, sa requête aboutit à la suite d’un
19
vote massif de la Chambre qui adopte son renvoi en Haute Cour. Sûr du
bien-fondé de la politique qu’il a menée, fort du soutien de la gauche, quand
il s’en remet ainsi aux mains de la justice, Louis Malvy reste confiant dans le
sort qui lui est promis. Sans doute oublie-t-il les accents vengeurs du discours
prononcé le 20 novembre par le nouveau président du Conseil. Ce jour-là,
décidé à lutter contre le défaitisme, le vieux Tigre s’est exclamé devant la
Chambre : « Hélas, il y a eu des crimes, des crimes contre la France qui
appellent un prompt châtiment. Nous prenons devant vous l’engagement que
justice sera faite selon la rigueur des lois. Plus de campagnes pacifistes, plus
20
de menées allemandes. Ni trahison ni demi-trahison : la guerre . » Malvy ne
voit-il pas que ces propos grondeurs ne sont pas seulement destinés aux
Duval et aux Almereyda ? Ne voit-il pas que ces avertissements pleins de défi
concernent aussi Joseph Caillaux et lui-même ?
Quand Louis Malvy est déféré devant le Sénat, c’est la première fois
qu’un ministre comparaît devant la Haute Cour depuis l’avènement de la
e
III République. Faute de précision dans la loi constitutionnelle du 16 juillet
1875, certaines modalités de procédure devant cette juridiction spéciale
destinée à juger les plus hauts personnages de l’État restent à définir.
L’article 12 prévoit bien que les ministres sont « mis en accusation par la
Chambre des députés » et « jugés par le Sénat », mais il ne règle pas la
21
question de l’instruction . Or, Malvy, mis en accusation par la Chambre, n’a
pas vu son dossier instruit devant elle, il appartient donc au Sénat de se
charger de cette mission. Au cours du mois de janvier 1918, une commission
sénatoriale spéciale est nommée pour procéder à un supplément
22
d’information . À l’issue de l’enquête, six mois plus tard, la Cour se réunit
de nouveau : sous la présidence d’Antonin Dubost, président du Sénat, le
procès peut commencer.
Lu à l’audience le premier jour, le 16 juillet 1918, le rapport de la
commission d’instruction sénatoriale établi par le sénateur Pérès donne le ton
des débats qui vont suivre ; un esprit d’hostilité et de parti pris manifeste y
domine. Le document écarte certains des éléments de fait initialement retenus
par l’accusation, qui se contentait d’enregistrer les attaques formulées par
Léon Daudet, mais développe les mêmes griefs de complaisance et de
défaitisme articulés depuis des mois contre Louis Malvy. Les propos de la
commission n’hésitent pas non plus à mettre en cause la vie privée du député
du Lot, bafouant le respect à la dignité que ce dernier pouvait attendre de son
statut d’ancien ministre et de parlementaire. Dès ce moment, Louis Malvy
sait qu’il a face à lui une assistance qui, dans sa majorité, lui est contraire et
qui attend sa chute. Le réquisitoire pris par le procureur général Mérillon et
prononcé à l’audience le 19 confirmera cette impression. Il conclut à
23
l’application des articles 60 et 77 du code pénal et, après avoir lui aussi
écarté les accusations trop visiblement infondées de Daudet, adopte
l’infraction de complicité de trahison, faute de pouvoir retenir le crime de
trahison lui-même, qui n’est pas caractérisé.
En dépit de l’hostilité qui se déchaîne contre lui, Malvy s’efforce de
rappeler les sénateurs à leur rôle de juges, d’invoquer leur loyauté et leur
raison : « Vous représentez, leur dit-il, une assemblée chargée de dire
froidement le droit, non des parlementaires appelés à débattre avec passion de
questions politiques. » Comme en juillet 1917 face aux attaques de
Clemenceau, le député du Lot, désireux de laver son honneur, laisse parler sa
bonne foi. Croyant que son honnêteté lui suffira pour se faire entendre,
cédant à la tentation de la justification, il expose le bien-fondé de son action,
24
démontre, explique , comme s’il avait face à lui des juges prêts à se laisser
convaincre, comme si, également, la priorité n’était pas pour lui d’attaquer la
fragilité juridique de l’offensive menée contre lui. Tout au long de sa défense,
Malvy se place sur le terrain de la vérité, là où toute prise en compte de la
réalité des faits semble avoir déserté la mentalité de ses juges.
Par l’exhortation qu’il adresse à ses pairs, Malvy touche le cœur d’un
procès dans lequel il se trouve enfermé comme au fond d’une impasse, quelle
qu’ait été sa volonté d’y comparaître. Sa mission de dire le droit, la Cour va
la remplir, mais elle l’entendra à sa façon, distordue, entachée de partialité.
Même si les faits qui sont reprochés à l’accusé échappent de toute évidence à
la sanction de la loi, même s’ils n’appellent qu’une appréciation
d’opportunité politique, tous les moyens seront mis en œuvre pour les
soumettre à une qualification juridique. Le procès dans son entier tourne
autour de cette tension et de cette contradiction : déclarer à toute force illégal
un comportement qui n’entre pas dans les catégories juridiques prévues par la
loi pénale.
Au moment du réquisitoire, le procureur général Mérillon s’est heurté à
ce paradoxe. À l’heure de rendre sa décision, la Cour se trouve confrontée à
la même difficulté. Répugnant à adopter l’incrimination fantaisiste
d’intelligence avec l’ennemi visée par l’article 77 du code pénal, elle est
conduite à son tour à donner libre cours à sa créativité juridique.
S’affranchissant des termes de la loi pénale, elle choisit de retenir la
25
qualification de « forfaiture ». Ce faisant, la Haute Cour s’attribue une
souveraineté qu’aucun texte ne lui accorde puisqu’elle s’autorise à adopter de
manière parfaitement arbitraire une incrimination qui ne correspond pas aux
26
faits de l’espèce . La forfaiture – crime commis par un fonctionnaire dans
l’exercice de ses fonctions – suppose, bien entendu, qu’un véritable
« crime », défini comme tel par le code pénal, ait été réalisé ; or, en
l’occurrence, il n’en a rien été.
En présence de l’infraction inattendue adoptée par la Cour, le bâtonnier
Bourdillon, défenseur de Malvy, s’insurge. Lui qui, quelques jours plus tôt,
plaidait avec son client qu’une action politique doit se voir appliquer une
sanction de même nature, qu’elle ne peut être jugée criminelle, sauf à
présenter les éléments d’une qualification pénale, proteste avec véhémence
contre l’incrimination de forfaiture. À tout le moins, il réclame qu’il soit
procédé à une nouvelle instruction. Il ne sera pas entendu. Le procureur
général Mérillon fera valoir qu’un nouvel examen ne se justifie pas dans la
mesure où les faits visés sont restés identiques puisque que la Cour se fonde
toujours sur l’ensemble des circonstances constitutives de la politique de
l’ancien ministre.
Le 6 août 1918, par 96 voix contre 86, la Haute Cour déclare Louis
Malvy coupable « d’avoir, dans l’exercice de ses fonctions de ministre de
l’Intérieur de 1914 à 1917, méconnu, violé, trahi les intérêts de sa charge
dans des conditions le constituant en état de forfaiture ». Le soutien des
présidents du Conseil Viviani, Briand et Ribot, dont le député du Lot a été
successivement le ministre de l’Intérieur, les dépositions favorables des
ministres Marcel Sembat et Albert Thomas n’ont pas suffi à vaincre les a
27
priori de la Cour . Échappant à la mort à laquelle Léon Daudet l’aurait
volontiers condamné, Malvy écope d’une peine elle-même définie en marge
28
des textes par la Cour . À l’issue d’un procès qui démontre, si cela était
nécessaire, que la justice politique n’est pas l’apanage des régimes
autoritaires, l’ancien ministre de l’Intérieur, tout en conservant son mandat de
député, est frappé de cinq années de bannissement.
Le sort de Louis Malvy est désormais scellé. Il partira pour l’Espagne en
exil. Sa condamnation, accueillie par une relative indifférence au sein du parti
radical, soulève l’indignation de la presse de gauche qui crie à une « nouvelle
29
affaire Dreyfus ». Amnistié en 1924, il reprendra sa carrière politique à son
retour en France, restant député du Lot jusqu’en 1940, avant de voter les
pleins pouvoirs à Pétain le 10 juillet de la même année.

30
Assimilé aux « procès de trahison » appelés de ses vœux par
Clemenceau à la fin de la guerre, le procès de Louis Malvy apparaît
clairement l’œuvre d’une justice au service du président du Conseil. La
confiance avec laquelle l’ancien ministre de l’Intérieur s’en est remis à la
Haute Cour, convaincu de pouvoir faire entendre sa vérité, s’y trouve
trompée. Sa dignité face aux attaques, sa répugnance pour les polémiques où
se complaisent ses contradicteurs se révèlent inutiles. Oubliant que les temps
de guerre sont peu propices à l’équité et qu’ils réclament leurs boucs
émissaires, Malvy, sans le vouloir, s’est jeté dans la gueule du loup, se
privant malgré lui d’un certificat d’innocence.
SOURCES : AN (fonds Bluet) 334AP/1.
BIBLIOGRAPHIE : sur le procès de Louis Malvy, voir, en particulier, Jean-Yves
Le Naour, L’Affaire Malvy. Le Dreyfus de la Grande Guerre, Hachette,
2007. Voir aussi Daniel Amson, Jean-Gaston Moore et Charles Amson,
Les Grands Procès, préface de Jacques Vergès, PUF, 2007.

1. Louis Malvy est ministre de l’Intérieur du mois de mars 1914 au 31 août 1917.
2. De 1810 à 1944, la direction générale de la Police nationale est divisée en quatre
directions dont celle de la Sûreté générale, qui s’occupe à la fois de la police judiciaire et
de la sécurité publique. Elle dépend du ministère de l’Intérieur.
3. Alphonse Merrheim, pourtant à la tête de la minorité pacifiste, écrit en évoquant cette
heure historique : « La classe ouvrière, soulevée par une formidable vague de nationalisme,
n’aurait pas laissé aux agents de la force publique le soin de nous fusiller ; elle nous aurait
fusillés elle-même », cité par Philippe Bernard, La Fin d’un monde, 1914-1929, Seuil,
1975, p. 8.
4. Sur ce point, voir, notamment, Jean-Jacques Becker et Serge Berstein, Victoire et
frustrations, 1914-1929, Seuil, 1990, p. 93-94.
5. Louis Malvy avait une maîtresse nommée Hélène Berryl, qui mourut en couches en
1915. Sur la demande de Louise Malvy, sa femme, l’enfant née de cette liaison adultère a
été élevée grâce aux subsides versés par son père.
6. Sur ce point, voir la présentation du procès d’Henriette Caillaux.
7. Sur les mutineries, voir Jean-Jacques Becker, Dictionnaire de le Grande Guerre,
Bruxelles, André Versaille, 2008, p. 140-141 ; Léonard V. Smith, « Refus, mutineries et
répressions », in Stéphane Audoin-Rouzeau et Jean-Jacques Becker (dir.), Encyclopédie de
la Grande Guerre 1914-1918, Bayard, 2004, p. 393 sq., sp. p. 400 ; Denis Rolland, La
Grève des tranchées. Les mutineries de 1917, Imago, 2005.
8. Dans une lettre du 28 février 1917, le général Nivelle exigeait sèchement du ministre de
l’Intérieur que des mesures soient prises par lui pour mettre un terme à la propagande
pacifiste. Malgré le soutien dont il bénéficiait de la part du Conseil des ministres, Louis
Malvy avait été alors profondément blessé par cette lettre qu’il aurait, dit-on, qualifiée de
« coup de poignard dans le dos ».
e
9. Rappelons que l’expression de 2 bureau s’applique au renseignement et aux services
secrets de l’armée française entre 1871 et 1940.
10. Sur les attaques de Clemenceau contre Malvy, voir notamment Gilbert Guilleminault
e e
(dir.), Le Roman vrai de la III et de la IV République, 1870-1958. Première partie : 1870-
1918, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1991, p. 1154 sq.
11. L’Homme libre, créé par Clemenceau en 1913, est devenu au début de la guerre
L’Homme enchaîné, à la suite de l’intervention de la censure. Clemenceau a ainsi deux
raisons au moins d’en vouloir à Malvy : le ministre de l’Intérieur qui a négligé ses conseils
au sujet du carnet B a, de plus, bridé sa liberté de parole.
12. Ce qui n’empêche pas le Sénat de voter ce jour-là la confiance à Malvy.
13. Louis Malvy est député du Lot.
14. Sur ce sujet, voir, en particulier, Jean-Yves Le Naour, L’Affaire Malvy. Le Dreyfus de
la Grande Guerre, Hachette, 2007, p. 202 sq.
15. Il s’agit de la séance au cours de laquelle Malvy interpelle Painlevé, voir infra.
16. Pour plus de détails sur le journal et sur l’affaire, voir, notamment, Jean-Yves Le
Naour, L’Affaire Malvy. Le Dreyfus de la Grande Guerre, op. cit., p. 134 sq., sp. p. 143
sq. ; Jean-Denis Bredin, Joseph Caillaux, Hachette, 1980, p. 229 sq. Caillaux, lui aussi, est
mis en cause, notamment pour avoir subventionné le journal en 1914, afin qu’il soutienne
sa femme.
17. À la suite de l’arrestation de Duval, le 5 juillet, Malvy est violemment pris à partie par
Maurice Barrès, le 7, lors d’une séance publique à la Chambre.
18. Pour plus de détails sur les points de procédure et sur l’analyse juridique du procès, voir
e
Maurice Garçon, Histoire de la justice sous la III République, t. II : Les Grandes Affaires,
Fayard, 1957, p. 183 sq. ; Paul Bastid, Les Grands Procès politiques de l’histoire, Fayard,
e
1962, p. 336 sq. ; Jean-Pierre Royer, « Le jugement des ministres sous la III République :
les affaires Malvy et Péret, une “justice du contexte” ? », in Association française pour
l’histoire de la justice, Les Ministres devant la justice, préface de Robert Badinter, Actes
Sud, 1997, p. 159 sq. Voir aussi Raymond Lindon et Daniel Amson, La Haute Cour 1789-
1987, PUF, 1987, sp. p. 97 sq.
19. Le vote massif de la Chambre dissimule la diversité des motivations qui l’inspirent. Si
la droite souhaite la condamnation de Malvy, la gauche, de son côté, attend de la
comparution de l’ancien ministre devant le Sénat qu’elle le disculpe.
20. Discours de présentation du programme du gouvernement prononcé par Clemenceau
devant la Chambre le 20 novembre 1917.
21. L’article 12 de la loi du 16 juillet 1875 prévoit que : « Les ministres peuvent être mis en
accusation par la Chambre des députés pour crimes commis dans l’exercice de leurs
fonctions. En ce cas, ils sont jugés par le Sénat. » Le dernier alinéa de ce texte dispose en
outre que : « Une loi déterminera le mode de procéder pour l’accusation, l’instruction et le
jugement. »
22. Il s’agit d’une commission investie de pouvoirs judiciaires. Elle a été définie par une loi
du 5 janvier 1918, votée afin d’établir les règles de procédure applicables devant le Sénat
en la circonstance. Sur le déroulement de l’instruction, voir Jean-Yves Le Naour, L’Affaire
Malvy. Le Dreyfus de la Grande Guerre, op. cit., p. 231-236.
23. Dispositions qui incriminent respectivement la complicité et les actes d’intelligence
avec l’ennemi.
24. Depuis son exil, Louis Malvy écrira un livre pour relater son affaire et reprendre cette
défense : Louis Malvy, Mon crime, Flammarion, 1921.
25. Pour des détails sur les circonstances dans lesquelles cette qualification a été adoptée,
voir Jean-Yves Le Naour, L’Affaire Malvy. Le Dreyfus de la Grande Guerre, op. cit.,
p. 247. Une question subsidiaire a été posée à ce sujet par Pierre-Étienne Flandin.
26. Le pouvoir que la Cour se reconnaît ainsi à elle-même a fait l’objet d’appréciations
divergentes chez les juristes, les unes approbatrices (notamment Jean-André Roux,
« L’affaire Malvy et le pouvoir souverain du Sénat comme Haute Cour de justice », Revue
de droit politique et parlementaire, 1918, p. 266 sq.), les autres plus critiques (notamment
Léon Duguit, « L’arrêt du Sénat dans l’affaire Malvy », Revue de droit politique et
parlementaire, 1919, p. 137 sq.). Voir aussi les observations de Jean-Pierre Royer, « Le
e
jugement des ministres sous la III République : les affaires Malvy et Péret, une “justice du
contexte” ? », op. cit., p. 170.
27. Parmi les témoins qui sont au contraire hostiles à Louis Malvy figurent notamment
Léon Daudet, longuement entendu par les juges, certains représentants de l’autorité
militaire ainsi que des membres du ministère de l’Intérieur en désaccord avec la politique
de leur ancien supérieur.
28. La peine de dégradation civique dont la condamnation de forfaiture est légalement
assortie est ici exclue par les juges.
29. Pour une critique indignée de la décision, voir notamment Affaire Malvy. Étude
juridique, Ligue des droits de l’homme et du citoyen, 1918.
30. L’expression est de Clemenceau lui-même ; elle a été reprise par une revue de l’époque
– la Revue des causes célèbres – pour réunir un ensemble de procès disparates. En
particulier ceux de Joseph Caillaux, lié à Malvy par une troublante communauté de destin,
de Jean Leymarie, directeur de cabinet indélicat, du sénateur Charles Humbert, accusé
d’intelligence avec l’ennemi, mais aussi ceux d’individus plus troubles, tels que Paul Bolo,
dit Bolo-Pacha, ou Émile Duval du Bonnet rouge, qui l’un et l’autre seront passés par les
armes. Pour une vision synthétique, voir Jacques Chabannes, Les Scandales de la
« Troisième », Perrin, 1972, p. 125-245 ; Maurice Garçon, Histoire de la justice sous la
e
III République, t. II : Les Grandes Affaires, op. cit., p. 169-223.
SÉNAT RÉUNI
EN HAUTE COUR DE JUSTICE

(16 juillet-6 août 1918)

[Le procès de Louis Malvy s’ouvre le 16 juillet 1918. Les 16 et 17 juillet


se tient la lecture du rapport de la commission d’instruction établi par le
sénateur Pérès. Le 19, c’est au tour du procureur général Mérillon de
prononcer son réquisitoire qui conclut à la complicité de trahison, après
avoir déclaré que Louis Malvy a, « par ses négligences coupables, par ses
encouragements, par la méconnaissance des devoirs qu’il avait à remplir
dans ses fonctions, prêté une aide et un concours malheureusement efficaces
aux crimes commis contre la patrie par des hommes dont la trahison est
1
aujourd’hui établie ».
C’est également le 19 juillet que Louis Malvy prend la parole. Il rappelle
à la Chambre haute le soutien qu’elle a toujours apporté à sa politique,
votant même la confiance le jour de sa mise en cause par Clemenceau, le
20 juillet 1917. Par la suite, Malvy poursuit en abordant la non-application
du carnet B – ce registre destiné à répertorier les agitateurs représentant une
menace pour la mobilisation en vue de leur internement et qui avait été
délibérément écarté par Malvy dans le cadre de sa politique d’union sacrée.
Dans le passage qui suit, Malvy traite de la question de la suppression du
e
« 2 bureau », expression qui s’applique au renseignement et aux services
secrets de l’armée française entre 1871 et 1940. Suivra le réquisitoire du
procureur général Daniel Mérillon.]

INTERROGATOIRE DE LOUIS MALVY

Il est procédé à l’appel nominal et au contre-appel des membres de la


Haute Cour.
Le PRÉSIDENT. — Monsieur Malvy, nous allons continuer votre
e
interrogatoire. Veuillez vous expliquer sur la suppression du 2 bureau du
gouvernement militaire de Paris.
M. MALVY. — En vertu de la loi sur l’état de siège que j’ai votée
naguère, les pouvoirs de police passaient à l’autorité militaire. De même qu’à
ce moment-là le directeur de la Sûreté générale passait sous l’autorité du
ministre de la Guerre, non seulement en vertu de la loi sur l’état de siège mais
aussi d’une convention du 18 mars 1913, de même les pouvoirs de police
passaient de l’autorité civile à l’autorité militaire. C’est pour cette raison
qu’en septembre 1915, le gouvernement militaire de Paris a réuni entre ses
mains tous les pouvoirs.
À plusieurs reprises, nous nous sommes préoccupés, le ministre de la
Guerre et moi, d’assurer une liaison étroite des services de la guerre et ceux
de l’Intérieur. Cette liaison s’est manifestée d’abord au début de la guerre. Au
retour du gouvernement à Paris, on a constitué un bureau militaire composé
d’officiers du ministère de la Guerre, qui collaboraient avec des
fonctionnaires de la Sûreté générale.
En mai 1915, j’ai créé en outre une section de renseignements. En
septembre 1915, survint la décision gouvernementale dont M. le rapporteur et
M. le procureur général vous ont entretenus. Elle fut portée par une circulaire
2
à la connaissance des préfets . Cette circulaire rendait aux préfets les
pouvoirs de police, alors que la loi de 1849 donnait ces pouvoirs à l’autorité
militaire.
Je suis obligé de vous dire, et vous le comprendrez, que je n’ai été que
l’exécuteur d’une décision gouvernementale. C’est moi, comme ministre de
l’Intérieur, qui ait été chargé d’avertir les préfets qu’ils recouvraient leurs
pouvoirs de police. Vous reconnaîtrez facilement qu’une mesure de cette
importance ne pouvait être prise sans une délibération du Conseil des
ministres et sans l’approbation du gouvernement.
C’est donc en septembre 1915 le gouvernement qui décidait que les
pouvoirs de police seraient rendus aux préfets à l’exception des pouvoirs qui
sont conférés par l’art. 9 de la loi de 1849 à l’autorité militaire. C’est ainsi
que l’autorité militaire a gardé tous ses pouvoirs qu’elle tenait de l’article 9.
Voici l’énumération de ces pouvoirs ou plutôt, je ne vous en indique qu’un
seul, le pouvoir qui lui permet d’interdire les publications et les réunions
contraires à l’ordre public.
Ainsi donc, sur ce point, pas de doute : l’autorité militaire conservera
jusqu’à la fin des hostilités probablement, les pouvoirs qu’elle tient de l’art. 9
de la loi de 1849, pouvoirs dont l’autorité civile ne pouvait pas être saisie,
puisqu’ils ne lui ont jamais appartenu. Cette circulaire de 1915 est toujours en
vigueur.
Après la circulaire de septembre 1915, qui est un acte de gouvernement,
accompli en plein accord entre tous les membres du ministère, je place tout
de suite un accord très important qui a été signé entre le général Gallieni et
moi le 26 janvier 1916.
Nous recherchions la liaison des services, de façon à dissiper certains
malentendus, en ce qui concerne l’organisation du contre-espionnage.
C’est à la suite de la circulaire de septembre 1915 que le gouvernement a
été appelé à modifier les pouvoirs du gouvernement militaire de Paris et de
tous les commandants de région en province, puisqu’ils étaient dépouillés de
leurs pouvoirs de police.
e
C’est à ce moment, cinq jours après que le 2 bureau du gouvernement
3
militaire de Paris a été transformé en BCR .
À ce sujet, on prétend que le ministère de l’Intérieur a voulu se
e
débarrasser du 2 bureau et que c’est lui qui est l’auteur de cette disparition
e
parce que le 2 bureau avait des difficultés avec la préfecture de police.
On cite deux affaires qui auraient déplu au ministère de l’Intérieur,
l’affaire Desclaux et l’affaire Garfunkel.
En ce qui touche l’affaire Desclaux, le Conseil des ministres en a eu
connaissance, l’affaire a été examinée de la manière la plus tranquille, il n’y a
eu aucune difficulté et je défie qui que ce soit de relever mon intervention en
quelque manière au sujet de l’affaire Desclaux.
En ce qui concerne l’affaire Garfunkel, je me souviens des entretiens que
j’ai eus avec le directeur de la Sûreté. Il a donné l’ordre d’arrêter Garfunkel.
Vous entendrez le directeur de la Sûreté M. Richard, sur ce point.
On a dit que Garfunkel avait été arrêté par un homme auquel on aurait
refusé une gratification à la fin de l’année. Or, je crois savoir que les deux
agents qui ont arrêté Garfunkel, ont reçu une gratification. C’est un détail qui
vous sera fourni. M. Richard qui s’est occupé plus particulièrement de
l’affaire Lombard et Garfunkel, pourra vous renseigner, mais je suis persuadé
que dans cette affaire-là, on trouvera que tout ce qu’a fait la Sûreté a été
parfaitement régulier.
Ce serait au sujet de l’affaire Desclaux et de l’affaire Garfunkel, que nous
e
aurions décidé la suppression du 2 bureau.
Croyez-vous que le général Gallieni, ministre de la Guerre, aurait cédé
ainsi à une pression de son collègue de l’Intérieur, s’il n’avait pas eu des
e
raisons supérieures pour transformer le 2 bureau ?
Cette transformation a eu lieu sur avis du Conseil des ministres, de même
que l’instruction du 26 janvier avait été délibérée en Conseil des ministres.
Les fonctionnaires mêmes du ministère de la Guerre, ont été partisans de
e
la transformation du 2 bureau. Vous ne pouvez plus, hélas, entendre le
général Gallieni, mais vous entendrez ceux qui à ce moment-là étaient au
courant de cette question, et vous verrez qu’ils confirmeront mes
déclarations.
e
On a dit que le 2 bureau était dirigé contre le ministère de l’Intérieur. Il
e
est vrai que j’avais remarqué des rivalités de services. Le 2 bureau avait en
quelque sorte constitué sa police particulière, laquelle comprenait des
comédiens comme M. Lugné-Poe, Mlle Mistinguett.
e
On a dit aussi que le chef du 2 bureau avait été aux élections en 1912 le
candidat de l’Action française à Levallois-Perret. J’aurais pu à ce moment, si
j’avais voulu procéder autrement, signaler le fait au ministre de la Guerre et
appliquer la circulaire interdisant à tous ceux qui avaient pris part aux luttes
politiques, d’occuper un poste pendant la guerre dans la zone à laquelle
appartenait le département où ils s’étaient présentés devant les électeurs, mais
je ne l’ai pas fait.
Il fallait avoir la même police au gouvernement militaire et à la préfecture
de police, il fallait l’unité. C’est ce que nous avons voulu réaliser.
e
Voilà ce que j’avais à dire sur la suppression du 2 bureau.
En ce qui concerne le changement du général Maunoury, on dit que c’est
moi qui ai demandé au Conseil des ministres le changement de cet officier
supérieur.
Ce qui est vrai, c’est que ce brillant général avait été blessé dans le
service. Sa conduite avait été héroïque et avait fait l’admiration de tous. Vous
savez que le gouvernement avait pour lui une sympathie des plus vives et une
admiration des plus grandes. Mais ses infirmités empêchaient que l’on puisse
lui confier la conduite d’un service aussi important au gouvernement militaire
de Paris. C’est avec les plus grandes précautions que le gouvernement a
procédé. Il n’est pas possible d’attribuer le départ du général Maunoury à une
autre cause qu’aux infirmités dues à ses glorieuses blessures.
e
Voilà ce que j’avais à dire sur la question du 2 bureau.
Le PRÉSIDENT. — N’avez-vous pas dit à la commission d’enquêtes que
e
le 2 bureau faisait une œuvre politique contre certains hommes politiques ?
M. MALVY. — Voici ce que j’ai dit à la commission du budget de la
Chambre et il serait facile de se reporter au procès-verbal. J’ai dit que le
e
2 bureau avait fait parfois une politique contre le ministre de l’Intérieur. Ce
n’était pas sans raison que je faisais cette déclaration. Depuis un certain
temps, des articles avaient paru dans une certaine presse, et ces articles
paraissaient alimentés par des rapports faits sur les hommes politiques.
Le PRÉSIDENT. — N’avez-vous pas dit au commandant Baudier que
e
vous ne vouliez pas que le 2 bureau fonctionnât ainsi en rivalité avec le
ministère de l’Intérieur ?
M. MALVY. — Non, j’ai dit au commandant Baudier, et à M. Georges
Prade que je ne pouvais pas admettre deux polices rivales, qu’il fallait une
e
unité de direction. C’est à ce moment là que le 2 bureau s’est transformé en
BCR.
Le PRÉSIDENT. — Vous avez adressé le 12 décembre 1916, une lettre à
e
votre collègue de la Guerre en lui demandant d’inviter le 2 bureau à borner
son action au service de contre-espionnage. Le général Clergerie répondit en
demandant qu’on voulut bien lui signaler un chef précis justifiant ce rappel à
l’ordre. Cette lettre est restée sans réponse.
M. MALVY. — À un moment donné, nous avons eu, ainsi que je l’ai dit,
des entretiens nombreux, le général Gallieni et moi. La question avait été
posée en Conseil des ministres. C’est à la suite de cet entretien et de la
décision du Conseil des ministres, que s’est opérée cette transformation du
e
2 bureau.
[Suivent des développements particuliers propres à diverses affaires,
Desclaux, Garfunkel, Lipscher et Kovacz.]
Le PRÉSIDENT. — Vous avez pris la responsabilité de la mesure de la
e
suppression du 2 bureau. En même temps vous avez exigé non seulement le
départ du commandant Baudier, mais encore on vous reproche d’avoir insisté
pour obtenir le déplacement du général Clergerie.
M. MALVY. — Vous venez de dire que j’ai accepté la responsabilité de
e
la suppression du 2 bureau. Je proteste. Je n’ai jamais dit cela à la Haute
Cour ; je n’ai jamais dit que c’était moi l’auteur de la suppression du
e
2 bureau. Est-ce que c’est ma signature qui est au bas de la décision ?
Lorsque le ministère de la Guerre a décidé non pas la suppression, mais la
e
transformation du 2 bureau…
(Bruits.)
Le PRÉSIDENT. — Mais, vous pouvez y avoir été pour quelque chose
aussi ?…
(Protestations sur un certain nombre de bancs.)
Le PRÉSIDENT. — Est-ce que la question que je pose est déplacée ? En
tous cas, l’assemblée pourrait manifester son sentiment autrement que par des
murmures.
(Nouveaux murmures.)
M. MALVY. — Je réponds d’abord qu’il n’y a pas eu suppression mais
e
transformation du 2 bureau. Cette transformation est la même que celle qui
s’est opérée dans toute la France pour les bureaux militaires qui se trouvaient
dessaisis des pouvoirs de police.
Ensuite, je n’en prends pas la responsabilité. Je ne prends la
responsabilité pleine et entière que de mes actes. Ici, vous vous trouvez en
face d’une décision prise en Conseil des ministres et par le ministre de la
Guerre – je n’en dis pas davantage.
Le PRÉSIDENT. — En ce qui concerne le général Clergerie, vous n’avez
pas de déclarations à faire ?
M. MALVY. — En ce qui concerne le général Clergerie, vous me
permettrez de dire que le ministre de la Guerre, qui a affecté cet officier
supérieur à un autre poste, ne prétendra certainement pas qu’il l’a fait pour
obéir à une rancune personnelle de ma part, car je n’en avais aucune contre
lui.
[…]
Le PRÉSIDENT. — […] Est-il exact qu’en recevant une lettre du
général Nivelle, vous ayez qualifié cette lettre de coup de poignard dans le
dos ? Dans cette lettre, le général Nivelle se plaignait des menées pacifistes
dans l’armée.
M. MALVY. — Faut-il que je réponde simplement à la question que
vous me posez sur une phrase qui serait sortie de ma bouche, ou que je
réponde à la lettre du général Nivelle et aux lettres qui ont été échangées à ce
moment-là sur l’action du pacifisme dans l’armée ?
Le PRÉSIDENT. — C’est simplement une allusion à l’état de méfiance
4
qui existait entre vos services et le GQG . C’est là la portée de ma question.
M. MALVY. — Sur ce point, je vous dirai que je n’ai pas prononcé la
phrase à laquelle vous faites allusion.
Je vous montrerai, à un moment de mon interrogatoire, les relations qui
ont existé à cette époque entre le GQG et le ministère de l’Intérieur, les lettres
qui ont été échangées entre le général Nivelle et moi, et les mesures qui ont
été prises.
Le PRÉSIDENT. — Voulez-vous vous expliquer sur l’affaire du
Cassini ?
M. MALVY. — Je reviendrai sur ces questions très importantes.
(Bruit.)
Le PRÉSIDENT. — L’accusé est libre de diriger sa défense comme il
l’entend !
M. MALVY. — Monsieur le Président, je vous remercie. Je répondrai à
toutes vos questions. Si certaines ne m’étaient pas posées, je me permettrai
d’en parler à la fin de mon interrogatoire.
(Bruit.)
Le PRÉSIDENT. — Je suppose qu’il n’est personne parmi vous,
Messieurs, qui ne désire laisser une liberté complète à l’accusé.
(Marques d’assentiment.)
Je me suis permis de dire à l’assemblée que l’accusé devait diriger sa
défense comme bon lui semblait et que nous lui laissions toute latitude.
M. Malvy, je vous prie de vous expliquer aussi complètement et aussi
longuement qu’il vous plaira.
(Approbation.)
M. MALVY. — Monsieur le Président, je réponds à la question que vous
venez de me poser, lorsque vous me demandiez de m’expliquer sur l’affaire
du Cassini.
[Louis Malvy poursuit sur l’affaire du torpilleur d’escadre le Cassini.]
Le PRÉSIDENT. — […]. Avant de terminer cet interrogatoire, je dois
déclarer, après M. le rapporteur de la commission d’instruction, que rien dans
vos actes ne révèle une pensée d’intérêt pécuniaire, qu’en outre, aucune des
incriminations élevées contre votre vie privée n’a été en rien vérifiée par la
commission.
Avez-vous quelque chose à ajouter ?
M. MALVY. — Ah ! oui, Monsieur le Président, j’ai encore beaucoup de
choses à dire au Sénat sur les accusations dont j’ai été l’objet. Je répondrai à
toutes les accusations qui ont été portées, sans en laisser une seule dans
l’ombre.
J’ai à m’expliquer notamment sur les mouvements pacifistes. J’ai
répondu à toutes les questions qui m’ont été posées au cours de mon
interrogatoire, mais je n’ai pas tout dit à cet égard. Il faudra bien aussi que je
5
reparle de ce fameux livre rouge .
J’ai parlé de la correspondance avec le ministère de la Guerre et le GQG,
j’ai parlé des mutineries militaires qui auraient été causées par la propagande
pacifiste, j’ai parlé des réunions pacifistes de l’Intérieur, j’ai parlé de
certaines des grèves de l’Intérieur au sujet desquelles M. le procureur général
a dit qu’en cette occurrence j’avais jugé plus simple de prendre les
revendications des ouvriers et de les imposer aux patrons par tous les
moyens. Ce sont là autant d’accusations qui appellent de ma part des
réponses. Je vous demande, Monsieur le Président, de me permettre de
répondre sur tous les points.
Plusieurs SÉNATEURS. — Parlez ! Parlez !
M. MALVY. — Je prends d’abord la question du carnet B.
M. le procureur général dit que ma politique personnelle a consisté dans
la non-application du carnet B et à donner à la décision qui avait été prise,
une portée générale qu’elle ne devait pas avoir parce que je n’ai fait aucune
distinction entre les suspects politiques et les condamnés de droit commun.
M. le rapporteur a fait allusion à deux dépêches qui auraient été envoyées
dans la journée du 31 juillet. Je ne vous dirai pas ici toutes les angoisses que
nous avons ressenties avec nos collègues du gouvernement pendant ces tristes
journées de la fin de juillet et commencement d’août 1914. Je ne vous dirai
pas combien, alors que nous avions nos cœurs angoissés, nous nous trouvions
dans une situation singulièrement douloureuse, lorsque ayant en main la
propagande accomplie en temps de paix, nous voyions les décisions prises
par les syndicats ouvriers qui avaient résolu dans tous leurs congrès et dans
leurs réunions de 1914 de s’opposer par tous les moyens à la guerre. À ce
moment, le gouvernement prit la résolution de ne pas appliquer le carnet B.
C’est là un acte dont je crois que tous nos collègues du gouvernement
revendiqueront toujours l’honneur.
Un SÉNATEUR. — Parfaitement !
M. MALVY. — À ce moment, le gouvernement prit cette décision, et je
n’ai pas besoin d’ajouter, que, moi aussi, j’en revendique tout l’honneur.
er
Deux dépêches furent envoyées. L’une est datée du 1 août ; elle indique
que l’on a des raisons de croire que l’on peut faire confiance à tous les
inscrits au carnet B pour raisons politiques et elle invite à ne procéder à
aucune arrestation des personnes appartenant à cette catégorie, mais de se
borner à arrêter les étrangers qui y sont inscrits.
Le PRÉSIDENT. — Vous parlez de la première dépêche.
M. MALVY. — Oui, de la dépêche qui dit de ne pas appliquer
intégralement, même en cas de mobilisation, les instructions sur l’application
du carnet B. Cette dépêche est datée du 31 juillet 4 heures du soir.
Je dis dans cette dépêche que l’attitude actuelle des syndicalistes et des
membres de la CGT permet de faire confiance à tous ceux d’entre eux qui
sont inscrits sur le carnet B pour raisons politiques, mais qu’il y a lieu de
prendre, en cas de mobilisation, les mesures de police qui paraîtraient
indispensables à l’égard de ceux qui semblent constituer un danger réel.
er
Non pas le soir même, mais le lendemain 1 août 1914, nous avons
transmis à l’heure du soir (alors que l’ordre de mobilisation était affiché à
5 heures), un ordre télégraphique disant qu’il y a des raisons de croire que
l’on peut faire confiance à tous les inscrits au carnet B pour raisons politiques
et qu’il ne fallait procéder à aucune arrestation des personnes appartenant à
ces groupements, en se bornant à arrêter les étrangers inscrits et suspects.
Il va sans dire, ajoutions-nous, que toutes mesures doivent être prises sans
délai à l’égard de tout individu qui constituerait un danger et qui serait
suspect.
On semble me reprocher je ne sais quel sentiment auquel j’aurais obéi
dans la rédaction de ces deux télégrammes. Ce sentiment est bien simple.
Lorsque le gouvernement a pris cette décision, je n’ai pas besoin de vous
dire que j’ai trouvé dans les services de police et de Sûreté générale à ce
moment (je ne parle pas de mon collaborateur M. Richard qui était d’accord
avec moi), mais j’ai trouvé dans le personnel de la police et de la Sûreté, une
résistance. Des fonctionnaires avaient surveillé en temps de paix ces
groupements comme il était de leur devoir de les surveiller ; ils avaient noté
scrupuleusement tel ou tel homme politique qui avait fait de la propagande,
qui avait prononcé des discours dangereux et ils considéraient comme une
œuvre indispensable de procéder à des arrestations, ainsi que tous les
gouvernements l’avaient décidé bien avant la guerre lorsque l’on discutait ces
questions.
En présence de cet état d’esprit, après l’envoi de ces deux télégrammes,
j’eus une conversation particulière avec le regretté M. Hennion, préfet de
police qui était non seulement mon préfet de police, mais mon ami. Je crois
pouvoir le dire sans que cela entache sa mémoire.
M. Hennion, lorsque je lui montrai les télégrammes et lui indiquai les
raisons pour lesquelles le gouvernement jugeait indispensable de ne pas
procéder à ces arrestations, me dit : « Il y a dans votre télégramme une phrase
qui va induire bien des préfets en erreur. Vous dites : “Je vous laisse toute
liberté en ce qui concerne les anarchistes mais non en ce qui touche les
syndicalistes et les cégétistes.” Comment voulez-vous faire une distinction ?
Syndicalistes, anarchistes et cégétistes sont tous dans le même panier. Si vous
laissez aux préfets toute liberté sur la question des anarchistes, vous aurez de
nombreuses arrestations. Il faut donc prendre une autre formule et dire de ne
pas appliquer le carnet B pour raisons politiques. »
C’est ainsi que par la formule qui était employée dans notre second
télégramme nous disions : « Nous avons des raisons de croire que l’on peut
faire confiance à tous les inscrits au carnet B pour raisons politiques, et que
l’on ne doit pas procéder à l’arrestation de ceux qui y seraient inscrits pour
ces raisons. »
En ce qui concerne les étrangers inscrits, nous procédions à l’arrestation,
parce que tous les étrangers qui y étaient inscrits étaient des suspects.
Voilà ce qui fut fait, Messieurs, en ce qui concerne l’application du
carnet B. Je n’ai pas besoin de m’étendre davantage sur cette question. C’est
le seul point sur lequel j’ai été attaqué. Nous verrons plus tard, si de la part de
ceux qui étaient inscrits au carnet B, il y a eu des écarts de langage qui
auraient dû justifier des mesures plus sévères.
Je passe maintenant à d’autres questions sur lesquelles je n’ai pas été
6
interrogé. En suivant l’ordre, je prends l’incident Bolo .
Vous avez entendu dire par M. le rapporteur et M. le procureur général
qu’il y avait là un fait bien significatif qui prouverait que j’ai été, étant
ministre de l’Intérieur, l’« homme du patron », c’est-à-dire de M. Caillaux.
Ce fait que M. le procureur général appelle un fait bien significatif, le
voici.
On aurait trouvé, le lendemain de l’exécution de Bolo, dans la cellule du
condamné, un papier écrit de sa main d’après lequel j’aurais dit à
M. Caillaux : « Attention, on va poursuivre Bolo. »
M. le rapporteur et la commission ont bien voulu reconnaître que je
n’étais pour rien dans cette question. Je déclare très nettement que je n’ai
jamais connu Bolo, je ne l’ai jamais vu, je n’ai jamais été en relations avec lui
au cours de cette affaire, jamais mon nom n’a été prononcé.
On prétend que les choses se seraient passées ainsi. C’est que fin 1916
j’aurais dit à M. Caillaux : « Attention, on va poursuivre Bolo » et que
M. Caillaux l’aurait averti. Ce serait cet avertissement que Bolo aurait
transcrit le matin même de sa mort. Voilà quelque chose qui est vraiment bien
singulier. Ce condamné à mort a eu souvent l’occasion de s’expliquer, il a
subi de nombreuses confrontations avec M. Caillaux. Si cet incident avait
vraiment une grosse portée, croyez-vous que ce serait au moment de partir
pour le poteau d’exécution qu’il aurait transcrit sur un bout de papier ce coup
de téléphone de 1916 ? Est-ce qu’il n’en aurait pas au contraire parlé avant ?
Je n’insiste pas sur ce point, ce n’est pas à moi à prendre la défense de qui
que ce soit ; je me borne à faire remarquer combien ce papier trouvé dans la
cellule du condamné est suspect.
Le seul point qui m’est reproché est celui-ci : « En 1916, me dit-on, vous
avez averti M. Caillaux que des poursuites allaient être intentées contre
Bolo. »
C’est inexact, je n’ai pas dit cela à l’instruction, j’ai déclaré qu’il se
pouvait qu’en 1916, appelé dans mon entourage à parler de Bolo, j’aie dit ce
qui a été toujours dans mon esprit, que Bolo était un aventurier, un homme
peu recommandable, mais je n’ai dit à aucun moment qu’il allait être
poursuivi car je ne le savais pas. Ce n’est que le 5 février 1917 que le
gouvernement prenait cette décision après examen du dossier. Je ne pouvais
donc pas en 1916 avertir M. Caillaux que Bolo allait être poursuivi. Vous
pourrez consulter les membres du gouvernement qui ont étudié à ce moment
le dossier. On ne savait même pas huit jours avant si l’ordre d’informer allait
être donné contre Bolo. C’est le 5 février que le dossier a été examiné, et
c’est le soir même que la décision a été prise. M. Briand, ministre des
Affaires étrangères, transmettait au ministère de la Guerre le dossier, et moi,
ministre de l’Intérieur, je transmettais le dossier à la Sûreté générale et au
ministère de la Guerre. Je le transmettais de ma main à M. Besnard, sous-
secrétaire d’État.
Je ne vous en dirai pas davantage en ce qui concerne l’incident Bolo, et
j’arrive aux relations avec le GQG.
Sur ce point, je répondrai à cette allégation que j’ai été en relations
toujours plutôt froides avec le GQG, que c’est là quelque chose de contraire à
la vérité. Ceux qui me connaissent savent quelles sont les relations
particulièrement cordiales que j’ai toujours eues avec le GQG, surtout lorsque
le maréchal Joffre y était. M. Briand en a déposé à l’instruction. Cette
cordialité des rapports entre le GQG et moi n’est donc pas douteuse.
Je ne reviendrai pas sur l’entente qui a eu lieu entre le général Joffre et
moi puisqu’aucune critique n’a été portée sur ce point. J’arrive simplement à
la lettre du 28 février 1917 qui m’a été envoyée par le général Nivelle et que
certains ont prétendu que j’avais qualifiée de « coup de poignard dans le
dos. »
Lorsque le général Nivelle prit possession de son commandement, j’eus
avec lui dans mon cabinet un entretien prolongé. Je le mis entre autres choses
au courant de la propagande pacifiste qui se faisait dans le pays, je lui
indiquais les mesures qu’il convenait de prendre de son côté comme du mien
et lorsqu’il me quitta, nous étions en complet accord sur ces mesures à
prendre.
Peu de temps après cet entretien, le 28 février, je recevais du
général Nivelle une lettre dans laquelle il m’indiquait justement comment se
manifestait cette propagande pacifiste. C’était à peu près le résultat de la
conversation que nous avions eue ensemble puisque c’était moi-même qui
avais porté une partie de ces faits à sa connaissance.
Je fus étonné, je ne le nie pas, de recevoir cette lettre après l’entretien que
nous avions eu ensemble. Je ne cacherai pas qu’à plusieurs reprises, comme
cela s’était manifesté non à mon égard, mais par ailleurs, j’ai constaté qu’il y
avait parfois des lettres émanant de l’état-major au ministère dans lesquelles
on cherche à se prémunir contre les événements de l’avenir. Je crus qu’à ce
moment-là le général Nivelle n’avait pas vu de très près cette lettre, qu’il
avait résumé en quelque sorte les renseignements que nous avions portés à sa
connaissance. J’en fis part au général Gallieni avec qui j’eus un entretien. Je
me demandais : « Comment se fait-il que le général Nivelle m’ait envoyé
cette lettre ? » En même temps, j’en saisissais le ministre de la Guerre.
Je vous dirai que le jour même, 5 mars 1917, j’envoyais ma réponse à la
lettre du général Nivelle qui me signalait l’état des permissions au front, les
militaires en relations avec des pacifistes, l’agitation ouvrière dans les usines
de guerre. J’écrivais alors au ministre de la Guerre une lettre dans laquelle je
lui disais quelles étaient les instructions que j’avais été amené à donner, les
renseignements que j’avais fournis au GQG sur la propagande par les tracts.
Je lui disais : « M. le général commandant en chef signale particulièrement
les réunions auxquelles assistent les soldats en tenue. Il y a une circulaire par
laquelle je demandais même à votre prédécesseur d’interdire la présence des
mobilisés dans les réunions. »
Vous verrez que c’est moi qui ai pris l’initiative de cette lettre. Le général
commandant en chef sait que cette question des congrès et réunions ne m’a
jamais laissé indifférent. La liste est longue des refus opposés aux
organisations qui voulaient tenir des réunions où l’on pouvait craindre que
seraient traités des sujets pacifistes.
J’indiquais dans ma lettre les mesures prises.
Le même jour, après la communication qui m’en fut faite par le
général Fénelon, je recevais une lettre personnelle du général Nivelle, lettre
écrite de sa main, me disant que la lettre du 28 février relative à la
propagande pacifiste avait causé une certaine émotion. Le général Nivelle
déclarait qu’il n’y avait dans sa pensée aucune idée de blâme mais qu’il
croyait devoir m’en faire part pour répondre au désir commun exprimé au
cours de notre dernier entretien. Il me déclarait qu’aucune pensée de blâme
ou de crainte ne pouvait être dans son esprit, qu’il était convaincu que je
faisais tout mon possible pour que la situation s’améliorât et redevint
normale. Il terminait en disant :

J’ai seulement voulu, comme il était convenu, vous faire part des faits
parvenus à ma connaissance, par le moyen de la correspondance, par
différentes informations et par la surveillance qui serait exercée.
Je vous prie de croire, Monsieur le Ministre, à mes sentiments les
plus dévoués.

Le général Lyautey avec qui j’ai eu des entretiens au sujet des mesures à
prendre, écrivait de son côté au général en chef et à moi-même, il disait :

Il semble bien ressorti de la lettre de M. le ministre de l’Intérieur que


le service spécial de liaison établi entre le ministre de l’Intérieur et le
GQG n’a pas peu contribué à surveiller, à contrôler, et à fournir ainsi les
moyens de réprimer la propagande pacifiste dans la zone des armées, que
d’autre part, M. le ministre de l’Intérieur n’a cessé de prendre les mesures
les plus énergiques pour combattre cette action.
Quant à la seconde partie relative à l’agitation dans les usines de guerre,
le général en chef écrit au ministre de la Guerre et le général Lyautey, en me
transmettant cette lettre, terminait en disant :
Je m’empresse de saisir cette occasion d’affirmer l’accord complet
existant entre le haut commandement de mon département et le vôtre.

Quelque temps après, je l’indique pour montrer qu’il n’y avait pas de
malaise entre le GQG et moi, je recevais du général Nivelle une autre lettre
personnelle, écrite de sa main, dans laquelle il parle de ma loyauté et de mon
énergie…
(Un certain nombre de sénateurs demandent la lecture de cette lettre
tandis que d’autres s’y opposent.)
Un SÉNATEUR. — Puisque vous faites état de cette lettre, lisez-la.
M. MALVY. — Voici ce que m’écrivait le général Nivelle :

Monsieur le Ministre,

Je sais avec quelle loyauté, quelle énergie, vous vous êtes


opposé, dans les tristes heures que nous venons de passer, à des
tendances aussi injustifiées qu’inopportunes.
Personnellement, je n’ai pas besoin d’être défendu et je ne
désire pas l’être, mais toute campagne qui aurait pour effet
d’ébranler l’autorité du commandement et la confiance qu’il faut
qu’on ait en lui, serait criminelle et désastreuse.
Vous vous êtes dressé contre ces dangers et je tiens à vous
exprimer la reconnaissance collective de l’armée et ma gratitude
personnelle.
Veuillez agréer, Monsieur le Ministre, l’expression de mes
sentiments respectueusement dévoués.

(Bruit.)
Le PRÉSIDENT. — Avez-vous fait connaître cette lettre à la commission
d’instruction ?
M. MALVY. — J’ai fait connaître à la commission simplement la
dernière phrase de la lettre. J’ai dit la vérité : j’ai indiqué à l’instruction qu’à
la date du 5 mai, après l’offensive d’avril, le général Nivelle m’avait écrit
cette lettre. Mais je n’ai donné connaissance que de la dernière phrase dans
laquelle le général exprime la reconnaissance collective de l’armée, en
gratitude personnelle et l’expression de ses sentiments, bien affectueusement
dévoués.
M. CAVALLINI. — La commission ne vous a-t-elle pas demandé de lui
donner connaissance de la lettre tout entière ?
M. MALVY. — Non.
Le PRÉSIDENT. — La parole est à Monsieur le Rapporteur.
(Mouvement.)
Le RAPPORTEUR. — Nous avons le droit de poser des questions.
Un SÉNATEUR. — Oui, mais il ne faut pas les poser de façon à
interrompre celui qui a la parole.
M. PEYTRAL. — Pouvez-vous expliquer comment il se fait que la lettre
du général Nivelle, dont il vient de nous être donné connaissance, ne figure
pas dans le rapport de la commission ?
Le RAPPORTEUR. — J’ai simplement à répondre que si la commission
n’a pas inséré dans son rapport le texte de la lettre dont il vient d’être donné
lecture, c’est parce que devant la commission M. Malvy a déclaré que c’était
une lettre confidentielle du général Nivelle dans laquelle le général lui
adressait des félicitations, mais il n’a pas voulu déposer la lettre entre nos
mains.
M. MALVY. — J’en ai donné lecture en ce qui concerne la dernière
phrase.
Le RAPPORTEUR. — Vous avez dit que c’était une communication
confidentielle.
(Mouvement.)
M. MALVY. — Il résulte donc bien de l’exposé que je viens de faire des
rapports ayant existé entre le GQG, le général Nivelle et nous, qu’il n’y a rien
eu entre nous qui puisse faire croire à un dissentiment.
Je passe à une autre lettre qui a été apportée à l’instruction et dont on fait
état contre moi. C’est une lettre du général Pétain du 29 mai 1917, adressée
au ministre de la Guerre. Dans cette lettre le général Pétain commence par
indiquer certains incidents qui se sont produits les 4 mai, 19, 26 et 27 mai sur
le front. Il indique que les causes de cette effervescence semblent être, 1° les
tracts saisis dans les gares de Paris, 2° les agents provocateurs qui se glissent
dans les cantonnements sous un uniforme étranger, 3° le contact des brigades
russes, 4° les articles de presse sur les comités de soldats, sur le repos des
troupes, en particulier un article de l’Écho de Paris du 27 mai, 5° l’espoir de
l’impunité ou du moins de l’atténuation des peines encourues par suite des
restrictions apportées progressivement à l’action des conseils de guerre ;
6° l’accroissement de l’ivresse dans l’armée provoqué par les difficultés
qu’éprouve le commandement à s’opposer à l’alcoolisme ; 7° l’attitude des
ouvriers mobilisés et de certains officiers et soldats dans les réunions
pacifistes de l’intérieur ; 8° les mouvements populaires qui se produisent à
Paris.
Comme vous le verrez, Messieurs, sur ces huit points, il y en a deux qui
m’intéressent, c’est la question des tracts dans les gares de Paris et les
mouvements populaires à Paris.
Le général Pétain conclut en disant :

Les mesures d’urgence à prendre, à mon avis, sont les suivantes :

1° – Mettre dans l’impossibilité de nuire les auteurs des tracts qui se


vendent aux abords des gares de Paris.
2° – Mesures énergiques contre les officiers et soldats et ouvriers
mobilisés fréquentant les réunions pacifistes de l’intérieur et tout d’abord
les envoyer au front.
3° – Diriger et surveiller étroitement la presse.
4° – Établir la répression immédiate en suspendant les effets de la loi
du 27 avril 1916 et de la circulaire du 20 avril 1917.
Je prendrai de mon côté les mesures nécessaires pour arrêter dans les
cantonnements les agents provocateurs et pour réduire autant que possible
les progrès de l’ivresse.

Ainsi donc, il fallait débarrasser les gares de Paris de ces distributeurs de


tracts. J’aurai l’occasion de revenir sur ce point et de vous dire l’effort que
nous avons dû faire, au moment de cette ruée de permissionnaires à Paris, qui
sont arrivés certains jours jusqu’à cent mille dans une gare. La question était
particulièrement difficile. Elle intéressait également le ministre de la Guerre
et non pas seulement le ministre de l’Intérieur. Il s’agissait de la surveillance
des gares, c’est-à-dire d’une police spéciale et d’autre part de la police civile
qui maintient l’ordre aux abords des gares. Nous avons étudié la question
avec le ministre de la Guerre et nous avons pris des mesures qui ont valu à
M. le préfet de police les félicitations du général en chef.
Nous avons ensuite pris des mesures contre les officiers, soldats et
ouvriers mobilisés fréquentant les réunions pacifistes.
La lettre du général Pétain est du 29 mai. Il appartenait au ministre de la
Guerre de prendre ces mesures. Or, le 20 décembre 1916, six mois avant,
j’avais envoyé cette lettre à M. le ministre de la Guerre :

Dans les réunions organisées à Paris ou en province, où à part


certaines exceptions, sous couleur de défense syndicaliste, on développe
des projets pacifistes, nous voyons depuis quelques temps des officiers et
soldats en tenue assister et quelquefois même prendre la parole.
Je crois devoir, mon cher collègue, appeler votre attention sur cette
situation. Peut-être estimerez-vous nécessaire de signaler aux généraux
commandants de région l’intérêt qu’il y aurait, lorsqu’une réunion est
annoncée dans une des localités du territoire soumis à leur
commandement, de s’informer du caractère véritable de cette réunion.
Dans le cas où ils auraient l’impression que l’ordre du jour annoncé
peut être modifié et qu’une manifestation pacifiste sera probablement
intercalée, ils pourraient interdire l’entrée de cette réunion aux officiers et
hommes de troupe. Le vice-amiral préfet maritime de Toulon a déjà pris
une disposition de ce genre et il n’en est résulté aucun incident.

C’est à la suite de cette lettre que, le 25 décembre 1916, le ministre de la


Guerre envoyait aux généraux gouverneurs militaires de Paris et de Lyon et
aux commandants de région une lettre dans laquelle il leur donnait les
instructions que j’avais moi-même indiquées dans ma lettre du 20 décembre.
Comme cela ne suffisait pas et comme le général Pétain insistait, le
28 juin 1917, je transmettais aux préfets le télégramme que le ministre de la
Guerre venait d’adresser le 25 aux généraux gouverneurs de Paris et de Lyon
et commandants de région par lequel il interdisait aux militaires de prendre
part à toute manifestation politique de quelque nature qu’elle soit, en ajoutant
que l’autorité militaire devait prendre toutes mesures utiles à cet effet,
d’accord avec l’autorité civile.
Voilà, Messieurs, ce que j’avais fait, conformément au désir du général
Pétain, mais je fais remarquer que moi-même, six mois auparavant, j’avais
appelé l’attention du ministre de la Guerre sur la question.
Troisième point : surveiller et diriger la presse.
Il appartenait au ministre de la Guerre de prendre à ce sujet toutes les
mesures nécessaires, de renforcer les commissions de censure. Je crois que le
ministre de la Guerre a fait tout son devoir en la circonstance.
Quant à la question des fautes commises sur le front, elles m’échappaient.
Nous avons ainsi, le ministre de la Guerre et moi, donné satisfaction au
désir exprimé par le général Pétain.
Depuis l’arrivée du général Nivelle, nous nous tenions plus
particulièrement en communication en ce qui touchait la propagande pacifiste
et nous transmettions au GQG toute communication sur ce mouvement
particulier. Des rapports mensuels étaient adressés, faisant connaître
l’agitation qui pouvait se manifester à l’Intérieur.
Le 13 août, le général en chef faisait part au ministre de la Guerre de son
désir d’être renseigné aussi exactement et aussi rapidement que possible sur
les manifestations et manœuvres pacifistes, en raison de la répercussion
qu’elles pouvaient avoir dans la zone des armées.
Je réponds par une lettre du 20 août au ministre de la Guerre en lui disant
que ces documents ont toujours été mis à la disposition du Haut
Commandement.
J’avais demandé aux préfets de se renseigner exactement sur tous ces
mouvements de l’intérieur. Il paraît que certains rapports de préfets n’avaient
pas été soumis au GQG et que plusieurs avaient été égarés. Il y a eu des fuites
au ministère de l’Intérieur. C’est plutôt à moi que ces fuites ont été
préjudiciables. Vous verrez plus tard que tous ces rapports de préfets sont
conçus dans les mêmes termes et que l’on y rencontre les mêmes
observations et constatations.
Si trois rapports mensuels n’ont pas été envoyés à ce moment au GQG,
c’est-à-dire en mai et juin, c’est qu’à ce moment-là, pendant les grèves de
l’intérieur et les mouvements du front, le GQG était tenu au courant d’une
manière presque quotidienne en raison des incidents.
À aucun moment, la collaboration n’a été rompue, la copie de tous les
documents a toujours été communiquée, ainsi que les explications orales
nécessaires.
Le ministre de la Guerre vous dira que la liaison existant depuis
longtemps entre nos deux services en ce qui concerne la propagande pacifiste
n’a jamais cessé et que l’officier délégué par le GQG a toujours eu
communication des documents pouvant l’intéresser. Le ministre de la Guerre
vous dira également quel a été, dans ces moments difficiles, l’accord complet,
les relations étroites entre le ministre de la Guerre, le Grand Quartier général
et le ministère de l’Intérieur. Il a adressé une lettre au président du Conseil,
dans laquelle, en réponse à la déposition du lieutenant Bruyant devant le
troisième conseil de guerre, il indique de la manière la plus nette que toutes
ces questions de propagande pacifiste avaient été minutieusement examinées
entre le ministre de l’Intérieur et lui-même, par ce service de liaison qui
fonctionnait de la manière la plus parfaite, que les questions les plus
importantes avaient été étudiées par le ministre de la Guerre, le ministre de
l’Intérieur, c’est-à-dire par le gouvernement responsable, en présence même
de M. le général Pétain.
Maintenant que je vous ai montré que les personnalités gouvernementales
qui avaient à s’occuper de cette propagande pacifiste, avaient pris les mesures
nécessaires, je voudrais bien arriver à la deuxième partie de cette question,
c’est-à-dire la relation que l’on a établie entre la propagande pacifiste de
l’intérieur et les mutineries militaires.
En effet, les deux reproches qui m’ont été adressés, c’est d’abord de
n’avoir pas fait le nécessaire, de n’avoir pas agi lorsque le GQG me
demandait de prendre une mesure quelconque et ensuite c’est que cette
négligence coupable avait eu pour effet de laisser se développer un
mouvement qui avait eu pour conséquence les malheureux événements du
front.
Je dis que le gouvernement a pris avec le chef de l’armée responsable les
mesures nécessaires.
D’autre part, je ne peux pas laisser dire que les mutineries militaires ont
été la conséquence nécessaire et le résultat de cette campagne pacifiste.
Sur ce point, Messieurs, je suis prêt à m’expliquer, bien entendu avec
toute la réserve qui m’est imposée dans les circonstances actuelles. Mais
M. le rapporteur a donné dans son rapport connaissance à la Cour de justice
de ce mouvement du front. Il vous a dit que dans certains régiments on avait
eu à déplorer des mouvements tout à fait regrettables. Eh bien, je suis obligé
d’indiquer à la Cour de justice, documents en mains, quelles ont été les
différentes causes des mutineries. Pour le faire, je m’appuierai sur tous les
rapports des préfets.
On vous a dit que les rapports des préfets témoignaient au contraire que la
propagande pacifiste avait été la cause de ces mutineries. Lorsque vous le
jugerez utile, je ferai passer sous vos yeux tous ces rapports ; ils sont
concluants. Vous verrez à quoi ils attribuent la cause de ce mouvement.

Rapport des préfets. – Les travaux de la commission de l’armée de la


Chambre…

Un SÉNATEUR. — Quelle date ?


M. MALVY. — Je n’ai pas le renseignement précis. C’est juin ou
juillet 1917. J’ai communiqué ces rapports à la commission de l’armée. Les
mutineries se sont produites en juin. À ce moment, j’ai demandé des
renseignements.
La commission de l’armée de la Chambre s’est réunie le 28 juin pour
examiner cette question à laquelle elle attachait beaucoup d’importance. Elle
a décidé d’envoyer dans chaque armée deux commissaires contrôleurs pour
se rendre compte des causes véritables des mutineries militaires. Chacun des
commissaires a fait un rapport, après s’être minutieusement renseigné auprès
du Haut Commandement, des généraux, des officiers et des soldats. Ce sont
ces rapports que je vous ferai connaître.
Je ne parlerai pas, à moins que le Sénat ne décide, à un moment donné, de
rendre compte de ce qui s’est passé, des discours qui ont été prononcés à la
tribune de la Chambre, en comité secret, après l’offensive d’avril. Je vous
montrerai quelles ont été les conséquences des événements d’avril sur ce
point.
Je noterai une délibération de la commission du budget de la Chambre du
12 juin, en présence du gouvernement, après laquelle on a été amené à
rechercher les causes de cet événement.
Vous verrez les statistiques réclamées plusieurs fois par le ministre de la
Guerre au GQG et qui montrent le nombre infime de ces papiers parvenus
jusqu’au front. Il y a également le contrôle de la correspondance qui est un
document de première valeur car c’est dans la correspondance que le soldat
fait connaître ses sentiments. Eh bien, vous verrez la correspondance avant
l’offensive d’avril et la correspondance après cette offensive.
Il y a enfin la liste des journaux envoyés par le GQG au ministre de la
Guerre et indiquant l’influence fâcheuse qu’ils ont pu avoir sur l’esprit des
soldats.
Après vous avoir indiqué toutes ces sources, je crois que vous vous
rendrez compte des causes qui sont signalées par tous ces documents.
C’est 1° la déception sérieuse, profonde, qui résultait non pas de l’échec
de l’offensive, mais des résultats qu’elle avait donnés, alors qu’on en avait
conclu de plus grands ; 2° le contre-coup de la révolution russe ; 3° la fatigue
des troupes qui s’étaient trouvées constamment sur la brèche ; 4° le régime
des permissions, l’état de certains cantonnements défectueux, par endroits la
nourriture défectueuse également, étant donné les difficultés du ravitaillement
fait trop tard, enfin d’autres causes qui sont signalées dans certains rapports et
que je ne mentionnerai pas.
Voici un autre document que j’avais oublié. C’est un rapport de M. Abel
Ferry en date de 1917 qui a été à l’unanimité transmis au gouvernement par
la commission de l’armée de la Chambre et qui indique les résultats obtenus
par le contrôle postal.
Je ne lirai pas tous ces documents ni le rapport général qui a été fait par
M. Lauret (?) car je veux passer rapidement et ne pas vous infliger de lectures
inutiles. Mais enfin, ces rapports sont concluants.
Il est nécessaire, alors que M. le procureur général semble bien dans son
réquisitoire m’attribuer une responsabilité dans les graves événements du
front, de ne pas me contenter de montrer à la Cour de justice quelles sont les
mesures que j’ai cru devoir prendre pour arrêter la propagande, mais de lui
montrer aussi que l’on ne peut établir aucune liaison déterminée entre ce
mouvement et les événements.
Je ne veux pas dire qu’il n’y ait pas eu dans l’armée une propagande, que
des permissionnaires n’aient pas à l’intérieur reçu des brochures, des tracts
qu’ils ont ensuite apportés dans les cantonnements pour les faire circuler.
Loin de moi la pensée de dire qu’il n’y a jamais eu de faits de propagande de
cette nature. Mais la cause déterminante des événements n’est pas là.
Voilà par exemple un rapport, dont je viens de parler, du contrôle postal.
C’est un rapport qui a été présenté à la commission de l’armée : « Rapport de
e
mission de la 8 armée présenté par MM. Camille Picard, Leboucq et
Bénazet. » Ce rapport envisage le contrôle postal sous trois formes : le
contrôle postal antérieur à l’offensive, le contrôle postal qui suit
immédiatement cette offensive, de fin avril à fin juin, et ensuite le contrôle
depuis juillet 1917.

Avant l’offensive, l’état moral est admirable. Après l’offensive, le


moral des unités, vers le 20 avril, s’affaisse brusquement. Les
constatations faites par le contrôle postal les 23, 24, 25 et 26 avril sont
significatives à cet égard. La déception est générale, et elle s’accentue les
jours suivants. Pour la première fois depuis plusieurs mois, les
correspondances militaires à destination de l’étranger ne présentent pas le
caractère habituel de patriotisme ardent, car il est à noter que les soldats,
qui n’hésitent pas, dans leurs lettres à leur famille à l’intérieur du
territoire, à exprimer de la manière la plus vive leur mécontentement, ont
au contraire, quel que soit leur pessimisme, le souci, dans leur
correspondance à destination de l’étranger, de montrer dans l’expression
de leurs sentiments beaucoup de bonne humeur et de courage, de manière
à donner une bonne opinion du moral français.

(Murmures approbateurs.)
Mais à la fin d’avril, le découragement est trop prononcé, la lassitude
apparaît nettement. De la correspondance examinée résulte cette idée qui
semble s’accentuer que la guerre doit prendre fin. De nombreux contrôles
effectués au milieu de mai accentuent cette impression défavorable. Les
officiers eux-mêmes dans leur correspondance expriment leur désillusion
la plus vive. Jusqu’au 15 mai, on peut dire qu’aucun des contrôles
postaux ne fait exception.
C’est par le contrôle des lettres destinées à l’étranger le 14 mai que
l’on commence à enregistrer une légère amélioration dans le moral révélé
dans la correspondance particulière. Je fais remarquer que cette situation
qui s’accentue après le 14 mai correspond avec la naissance de grèves à
l’intérieur. Par conséquent, ce ne sont pas les grèves de l’intérieur qui ont
influé sur le découragement, puisqu’elles n’existaient pas.
Pour la correspondance destinée à l’intérieur de la France, le
découragement plus accentué est la note dominante jusqu’à la fin.
Le contrôle postal constate que l’état d’esprit des troupes est un
pessimisme réfléchi.

Je ne poursuis pas cette lecture.


Un SÉNATEUR. — Quelle est la date de ce rapport ?
M. MALVY. — Monsieur le Sénateur, le 28 juin, la commission de
l’armée a envoyé en mission les députés dont j’ai cité tout à l’heure les noms.
C’est immédiatement après le 28 juin que ces députés se sont mis à l’œuvre.
Je ne peux pas vous indiquer la date exacte de la remise du rapport.
Voici maintenant un rapport de M. Charles Péronnet du 19 juillet. Il
mentionne la date à laquelle il a rendu visite aux armées, où il a eu un
entretien avec le général G…, un des noms les plus connus de l’armée
française. Le général envisage les causes diverses qui ont amené ces
mouvements : la longueur de la guerre, la déception causée par l’offensive
d’avril ; il se plaint de l’impression d’échec qui a été donnée par certains
journaux, des réclamations soulevées en ce qui touche les retards dans les
permissions ; des demandes de repos ; il dit qu’un article de l’Écho de Paris
du 27 mai qui insiste sur ce point a été fâcheux. Il énumère encore
l’alimentation, la situation politique en Russie, la question du voyage à
Stockholm qui fait croire à une paix immédiate, les actes d’indiscipline qui se
produisent.
Voici le rapport présenté par MM. le lieutenant-colonel du Halgouët, de
L’Estourbeillon et Aus… On indique d’abord les causes générales ; la fatigue
physique et morale résultant de la guerre et les dures conditions d’existence
imposée aux fantassins.
Des mutineries n’ont eu lieu que parmi les fantassins et on explique par
ce fait la bonne tenue des autres armes par rapport à l’infanterie.
[Malvy poursuit dans le même sens en donnant lecture de différents
rapports et en les commentant ainsi qu’en apportant des explications sur
l’origine de troubles de l’intérieur.]
Le PRÉSIDENT. — […]. Nous allons continuer l’interrogatoire.
M. Malvy, veuillez continuer vos déclarations.
M. MALVY. — […]. Je passe à un autre point que je n’ai qu’à moitié
traité lorsque M. le président de la Cour de justice me demandait de lui parler
de la propagande pacifiste qui se manifestait en France sous deux formes, les
tracts et les réunions. Je n’ai parlé que des saisies et des perquisitions, je n’ai
pas parlé de la tenue des réunions. Je vais revenir sur ce point.
Je ne lirai pas les circulaires nombreuses que j’ai envoyées à propos de la
tenue des réunions. Cependant, des cas assez nombreux se sont présentés et
voici en résumé, quelles étaient les instructions que je donnais : « Vous ne
devez donner l’autorisation aux organisateurs de réunions et de conférences
que si vous avez la certitude qu’aucune propagande pacifiste ne sera faite
dans ces réunions. Si, à raison de précédents connus ou en raison de la
personnalité des orateurs énoncés vous avez des doutes sur le langage qui
sera tenu, vous devez faire venir les organisateurs de ces réunions et leur
demander de ne traiter que des questions corporatives ou professionnelles.
S’ils ne croient pas pouvoir prendre cet engagement, vous n’avez qu’à leur
dire de renoncer à leur projet ou de faire appel à l’autorité militaire pour
interdire les réunions. »
Les circulaires étaient empreintes de ces indications précises lorsque je
connus les propagandes particulièrement pacifistes qui étaient faites par deux
comités : le Comité de défense syndicaliste et le Comité pour la reprise des
relations internationales. Je visais notamment dans une des dernières
circulaires, ces deux comités en leur disant : « Pas de réunions organisées par
le Comité de défense syndicaliste ou le Comité pour la reprise des relations
internationales. »
On a dit que ces réunions avaient eu une apparence corporative, mais que
toutes les réunions faites par ces comités étaient purement pacifistes. M. le
rapporteur en a cité de nombreux exemples.
Messieurs, je n’ai pas le compte rendu de toutes les réunions qui se sont
tenues en France, mais je sais notamment que dans un certain nombre de
réunions qui ont été tenues rue Grange-aux-Belles ou à la Bourse du travail et
dans un grand nombre d’autres locaux, ces réunions ont été uniquement
consacrées à l’étude de questions de corporations et professionnelles.
Il s’est trouvé parfois que certains orateurs appartenant à la minorité du
parti socialiste se sont laissés aller à parler de la paix. Mais, il ne faudrait
point exagérer. Je prends un des exemples qui vous ont été donnés par M. le
rapporteur, car j’ai précisément sous les yeux, le compte rendu de cette
réunion. M. le rapporteur a parlé d’un meeting qui s’est tenu le 12 décembre
1915, 32 rue Grange-aux-Belles. Il ajoute : « On a tout le temps parlé de la
guerre et de la paix ; des loyers et de la cherté des vivres, pas un mot. » En
effet, cette réunion avait été organisée pour traiter des loyers et de la vie
chère.
M. le rapporteur n’a probablement pas eu le rapport de police sous les
yeux et il ne s’est pas rendu compte des précautions que nous avions prises.
On vint me demander l’autorisation de tenir un meeting. Jamais nous
n’avons refusé d’autoriser la tenue d’un meeting, en vertu du droit de réunion
publique, mais à la condition qu’il soit bien précisé que la carte confédérale
de 1914-1915 soit exigée à l’entrée. Elle le fut en cette circonstance.
À la fin de la réunion, un orateur propose à l’assemblée de protester
contre la décision gouvernementale qui a interdit que le meeting soit public.
Il y avait mille deux cents personnes appartenant à diverses fédérations du
bâtiment, les tailleurs de pierre, le Syndicat national des chemins de fer, du
métropolitain, des voitures, etc.
Le secrétaire de l’Union explique le but de la réunion qui est d’examiner
la question des loyers et de la vie chère. Il dit que l’Union a pensé que la
classe ouvrière devait faire pression sur les pouvoirs publics pour que ceux-ci
résolvent ces questions au plus vite.
Cette question est traitée par les différents orateurs. Il est question du
transport de la viande frigorifiée ; Jouhaux expose la crise de la vie chère. À
ce moment, un minoritaire intervient et dit qu’il faut mener en France une
active propagande.
Enfin, le rapporteur donne lecture des deux ordres du jour.
(M. Malvy donne lecture d’une partie du compte rendu de la
réunion.)
La sortie de cette réunion s’est effectuée sans incident.
Bien entendu, je ne dis pas que dans cette réunion il ne se soit pas trouvé
d’orateurs minoritaires qui aient essayé de faire dévier le débat, mais lorsque
M. le rapporteur dit que pas un mot dans cette réunion n’a été prononcé en ce
qui touche la vie chère, je me permettrai de protester.
M. PÉRÈS (rapporteur). — Je reproduis textuellement dans mon rapport
un document émanant de la Sûreté générale. Il est dit dans ce document, en
parlant de ce qui s’est passé dans la réunion en question : « De la cherté de la
vie, pas un mot. »
M. MALVY. — Vous allez voir combien cet argument va me servir tout
à l’heure. Vous voyez la preuve que ce qui est dans cette Brochure rouge, le
document de la Sûreté générale qui est le compte rendu de la réunion, est en
contradiction avec les documents officiels.
Cette réunion, Monsieur le Rapporteur, a été tenue à Paris. Quels sont
ceux qui à Paris renseignent la Sûreté générale ? Les agents de la préfecture
de police. Vous ne penserez pas une minute que dans les réunions de Paris,
les agents de la Sûreté sont chargés de faire le compte rendu. Pas du tout, les
comptes rendus des réunions parisiennes sont faits par des agents de la
préfecture de police qualifiés à cet effet par le préfet de police et c’est le
préfet de police qui envoie à la Sûreté générale le compte rendu de ces
réunions. Ce compte rendu est donc fait sur les renseignements apportés par
les indicateurs de la préfecture de police.
On a parlé également du congrès de Valence…
M. PÉRÈS (rapporteur). — Il faut que la Cour connaisse le rapport qui a
été fait relativement à la réunion de la Bourse du travail, il porte seulement :
« Question de la cherté des vivres. » Or, plus de deux mille personnes
assistaient à cette réunion, les discours les plus violents sont prononcés.
Péricat rappelle avec violence que plus que jamais les antimilitaristes et les
antipatriotes doivent agir. Un ordre du jour en faveur de la paix à tout prix est
voté au milieu des cris « À bas la guerre, que la République crève s’il le faut.
– Nous voulons la paix. – Que les métallurgistes fassent la grève générale et
ce sera la fin de la guerre et la révolution. » De la cherté des vivres, pas un
mot.
M. MALVY. — C’est bien en effet dans ces grandes lignes la brochure
rouge.
Je souligne ce fait, que voici le seul compte rendu officiel. La preuve que
c’est le seul compte rendu officiel, c’est que je l’ai reçu dernièrement de la
main du ministre de l’Intérieur lui-même à qui j’ai demandé le compte rendu
de la réunion du 12 décembre. C’est M. Pams, ministre de l’Intérieur qui m’a
remis ce document comme seul officiel, le seul en effet qui rende compte de
la réunion du 12 décembre.
Ce texte : « Que la République crève s’il le faut », d’où vient-il, et qui
donc a falsifié le texte officiel de la préfecture de police ?
M. PÉRÈS. — Ce n’est pas moi.
M. MALVY. — Bien entendu. Vous comprenez bien qu’il n’est jamais
entré dans mon esprit à l’égard de M. Pérès la moindre suspicion. Je parle en
ce moment des agents de la Sûreté qui ont fait ce document Rouge et qui
l’ont fait dans des conditions particulièrement partiales, parce qu’enfin, ils
n’avaient pas d’autres renseignements pour faire cette Brochure rouge que le
compte rendu officiel transmis par le préfet. Il a fallu falsifier le texte.
(Mouvement prolongé.)
Je m’expliquerai sur ce point tout à l’heure. Je vous dirai comment était
faite cette Brochure rouge. Je dis et je répète que les préfectures ne
connaissent le langage qui a été tenu dans les réunions que par des agents
secrets qu’elles envoient. Le seul renseignement, le seul compte rendu
officiel est donné par les préfets, et c’est le seul document officiel que reçoive
le ministre de l’Intérieur. Quand j’ai demandé au ministre de l’Intérieur,
M. Pams, le compte rendu de la réunion du 12 décembre, il m’a
naturellement donné le compte rendu de la préfecture de police.
M. BARBIER. — Je désire poser une question à M. Malvy. Il vient de
dire que dans les réunions, c’est un indicateur secret qui est chargé de rédiger
le compte rendu. Est-ce qu’il n’y a pas un commissaire de police spécial qui
est chargé de faire ce rapport ?
M. MALVY. — Monsieur le Sénateur, les tenues de réunions sont
surveillées la plupart du temps par les agents secrets, parce que, le plus
souvent, ce sont des réunions secrètes. Comment voulez-vous que dans une
réunion, par exemple, d’une section du parti socialiste unifié, ou dans une
réunion corporative, assiste un commissaire de police ? Il faut y placer un
agent secret, c’est la moindre des choses. Comment voulez-vous que ce soit
un commissaire de police qui aille dans une réunion de ce genre ? C’est un
indicateur qui s’y rend et ensuite il va trouver le commissaire pour lui rendre
compte de ce qui s’est passé, le commissaire de police rédige son rapport et le
transmet au préfet, lequel le transmet au ministre. C’est ainsi que l’on fait le
compte rendu des réunions.
M. HERVEY. — M. Malvy pourrait-il nous relire les paroles que
M. Péricat aurait prononcées et qui se trouvent relatées dans le rapport ?
M. MALVY. — Oui, voici ce que je lis dans cette pièce :

Péricat à son tour demande la parole, il se voit invectivé par bon


nombre de membres.
Péricat reprend la question des loyers et demande l’exonération totale
des loyers non seulement pour les mobilisés, mais il voudrait encore voir
élargir cette mesure aux non-mobilisés.

Cela c’est bien la question sur la cherté de la vie et la diminution des


loyers.
(M. Malvy continue la lecture d’un passage
du rapport de la préfecture de police.)
M. PÉRÈS (rapporteur). — Je demande le dépôt de ce rapport dans la
procédure.
Un SÉNATEUR. — Oui, ce rapport doit être versé ainsi que toute pièce
qui a été lue.
Le PRÉSIDENT. — Il n’y a pas de difficulté, la pièce sera versée au
dossier.
Un SÉNATEUR. — Je voudrais demander à M. Malvy s’il peut nous
affirmer qu’il nous a lu intégralement tout ce qui a trait dans ce rapport de
police aux paroles prononcées par Péricat ?
M. MALVY. — Je viens de lire intégralement tout ce qui a trait à
l’intervention de Péricat. Je ne me suis arrêté qu’à la fin, parce que je l’avais
lu, c’est-à-dire :
Lorsque le calme renaît, Péricat propose de protester contre la
décision gouvernementale qui a interdit que le meeting soit public. Cette
proposition, mise aux voix, est adoptée à une forte majorité.

Je vous ai tout lu, et en aucun endroit, on ne trouve : « Que la République


crève s’il le faut. »
Un SÉNATEUR. — Comment se fait-il que la commission n’ait pas pris
soin de se faire donner par le ministère de l’Intérieur le rapport qui vient
d’être lu par M. Malvy ?
Le PRÉSIDENT. — Alors, ce n’est pas une question que vous posez à
M. Malvy ? Vous n’avez qu’un droit, c’est de poser des questions à l’accusé.
Le même SÉNATEUR. — Comment se fait-il que la commission n’ait
pas eu ce rapport du ministère de l’Intérieur ?
M. MALVY. — Monsieur le Sénateur, lorsque j’ai vu dans le réquisitoire
de M. le procureur général que l’on faisait allusion à certaines réunions qui
auraient été tenues, j’ai demandé au ministre de l’Intérieur de vouloir bien me
donner les comptes rendus de ces réunions. C’est lui qui, il y a quelques
jours, m’a donné ce document.
M. MAGNY. — Monsieur le rapporteur nous a dit que la commission
avait demandé souvent au ministre de l’Intérieur, les rapports relatifs à cette
réunion. Il résulte des explications échangées que le ministre de l’Intérieur a
remis à M. Malvy la pièce qu’il n’a pas cru devoir donner à la commission.
(Mouvement.)
M. PERREAU. — Je demande le renvoi à la commission pour
supplément d’instruction.
(Protestations.)
M. MALVY. — […]. On a parlé de beaucoup d’autres réunions ; je ne
peux les citer toutes.
er
Je parlerai des réunions du 1 mai dans lesquelles il s’était produit des
er
incidents à la sortie. Vous savez que le 1 mai, les organisations syndicales
ont l’habitude de tenir un grand congrès. Je dois dire que depuis le
commencement de la guerre, ces organisations, ou plutôt la majorité de ces
er
organisations n’ont pas voulu déclarer que le 1 mai serait un jour férié et il
ne s’est tenu à cette date que des congrès minoritaires.
er
Prévoyant que le 1 mai 1917 il pouvait y avoir quelques incidents, j’ai
fait appeler dans mon cabinet le secrétaire du Syndicat du bâtiment, qui était
chargé d’organiser la réunion, le citoyen Hubert, et lui demandai de diriger la
discussion de telle sorte que l’on ne puisse traiter que des questions
corporatives et professionnelles. Hubert me donna sa parole de faire ses plus
grands efforts pour maintenir ce caractère à cette réunion. Malgré sa bonne
volonté qui fut réelle en cette circonstance, il y eut, non pas pendant la
réunion, mais à la sortie, quelques incidents. La police qui veillait, intervint.
Il n’y eut pas de troubles dans la rue.
[…]
Est-ce que c’est quelque chose d’extraordinaire que cette réunion qui
er er
s’est tenue le 1 mai 1917 ? Voyez ce qui s’est passé le 1 mai 1918.
Dans un meeting du Comité de défense syndicaliste, quatre mille
personnes environ se pressaient dans la rue Grande-aux-Belles ; Hubert et
d’autres examinent le grand problème de la paix et de la guerre. Ainsi, ceux-
là même auxquels on interdisait de tenir ce langage en 1917, l’ont tenu le
er
1 mai 1918.
er
Dans cette réunion du 1 mai 1918, un ordre du jour est voté. Le Comité
de défense syndicaliste demande l’amnistie et que l’on engage des
pourparlers de paix immédiatement, paix sans annexion et sans indemnité.
Voilà l’ordre du jour qui est voté et qui, vous le voyez, n’a rien de corporatif,
er
à la date du 1 mai 1918.
Au sujet des réunions que l’on me reproche d’avoir laissé tenir, je vous ai
donné des renseignements qui sont d’une précision absolue.
Le 15 mai 1918, se tint le meeting Citroën, rue Grange-aux-Belles, où des
er
discours pacifistes sont prononcés. Le 1 avril, se tint un meeting de quatre
mille personnes à l’Union des syndicats. Le 16 avril, un meeting de quatre
mille personnes à la CGT, avec discours et ordre du jour pacifistes. Tout cela
s’est passé pendant l’année 1918.
Enfin, il faut arriver à la propagande de Merrheim, celui que l’on a
considéré avec raison, comme le chef du parti minoritaire.
Merrheim, en effet, est le chef de ce parti de la minorité syndicale
confédérale qui a toujours reproché à la majorité confédérale d’abandonner
les principes fondamentaux du syndicalisme et d’avoir mis au service des
gouvernements l’autorité morale de la Confédération pour poursuivre la
guerre. On le lui reprochait encore ces jours-ci dans le congrès de la
Confédération générale du travail qui vient de se tenir.
Majorité et minorité se sont fréquemment heurtées au cours de ces trois
ans de guerre. Je dois dire que les syndicats ont toujours, jusqu’ici, donné
raison à la ligne de conduite suivie par la majorité confédérale. L’Union des
métaux était le journal de cette fédération. Pendant la guerre, ce journal a été
publié à intervalles très irréguliers. Nous l’avons fait saisir. Vous trouverez à
er
la pièce 29, le télégramme que j’avais envoyé le 1 janvier 1917 en ce qui
concerne L’Union des métaux.
On m’a reproché à ce sujet d’avoir laissé aller Merrheim à Eimmerwald
et d’avoir laissé trois députés aller à Kienthal, ceci, à la suite d’une décision
gouvernementale.
Merrheim et Bourderon sont allés à Zimmerwald. Lors de la conférence
de Kienthal, on a décidé de ne pas y laisser aller Bourderon et Merrheim,
mais les trois députés que vous savez. Décision gouvernementale.
J’ai appelé à plusieurs reprises l’attention du préfet sur l’attitude de
Merrheim. Je n’ai jamais, permettez-moi de le dire, considéré Merrheim
comme suspect au point de vue national, parce que, personnellement, je ne
peux pas m’associer, parce que je n’en ai jamais eu de preuve, à ce que l’on
vous a dit, à savoir que Merrheim avait reçu 25 000 francs d’argent italien ou
même qu’il serait entré en relation avec un agent allemand.
Quelle que soit l’opinion que l’on puisse avoir sur Merrheim, quelle que
soit l’appréciation que l’on puisse porter sur ses doctrines et ses tendances, je
dois déclarer qu’au ministère de l’Intérieur où je suis resté pendant trois ans,
j’ai toujours considéré Merrheim comme un honnête homme, que l’on ne
peut à aucun degré considérer comme un agent du gouvernement allemand.
Vous savez que j’ai été accusé d’avoir reçu Merrheim, d’avoir été le
complice secret de ses agissements. Or, j’ai vu Merrheim pour la première
fois lorsqu’il vint il y a un mois devant le bureau de la Chambre, porter la
parole au nom de la Confédération syndicale avec Jouhaux, devant plus de
deux cents députés, parmi lesquels se trouvaient des députés de toute la
majorité républicaine. Non, je ne l’ai pas reçu, mais d’autres l’ont reçu. On
m’a accusé de ne pas l’avoir fait arrêter.
Quand j’ai été parti, M. le président du Conseil l’a fait venir et lui a
demandé d’intervenir auprès de ses camarades pour apaiser certains conflits
ouvriers. C’était donc que M. le président du Conseil reconnaissait que
Merrheim avait une certaine force auprès de ses camarades et que cette force
n’était pas négligeable. Je ne critique pas le moins du monde, je me borne à
constater un fait.
En ce qui concerne Merrheim, la question a été posée également au
Conseil des ministres.
er
Lorsque le 1 mai, Merrheim a fait paraître L’Union des métaux, j’en ai
saisi le Conseil des ministres qui en a délibéré. Le Conseil des ministres a
refusé de poursuivre Merrheim.
Je prends la responsabilité d’avoir été de ceux qui se sont opposés à son
arrestation et à la poursuite dirigée contre lui, mais il y a eu sur ce point
décision du Conseil des ministres.
Le 16 juillet du reste, cinq jours avant l’interpellation qui me fut adressée
à cette tribune, je relève dans un mémoire de M. Lallemand, préfet de la
Loire, qu’il déclare que dans la dernière crise ouvrière, Merrheim avait
préconisé la conciliation et qu’il considérait une mesure de rigueur contre lui
comme inopportune si elle n’était pas appuyée sur des charges écrasantes.
M. Lallemand devenait quelques mois après directeur du cabinet de
M. Clemenceau. C’est alors que l’on fit appel à l’arbitrage et aux bons offices
de Merrheim. […]
J’arrive maintenant à la question des grèves.
Je répète les paroles par lesquelles M. le procureur général veut bien
qualifier mon action pendant les grèves. Ces paroles, autant que je m’en
souvienne, sont celles-ci : « L’application des théories de Malvy en temps de
paix, n’auraient été en somme que la conséquence d’une politique
déplorable ; mais en temps de guerre, l’application de ses théories est
criminelle. Malvy avait un système bien simple, il se trouvait en présence des
revendications des ouvriers et des patrons. Il prenait les revendications des
ouvriers et les imposait par tous les moyens aux patrons. »
C’était en effet très simple. J’avoue que les choses ne se sont pas passées
dans la réalité, tout à fait de la même façon.
Je vais même plus loin, et je demanderai à M. le procureur général si dans
les grèves que j’ai traitées dans mon cabinet pendant deux mois et à
l’occasion desquelles se trouvaient en présence les patrons et les ouvriers, où
nous avons discuté longuement des conditions de la reprise du travail et des
avantages qui pouvaient être accordés, à aucun moment les revendications
intégrales des ouvriers ont été acceptées par les patrons.
Il vous apparaîtra et vous le reconnaîtrez, qu’il y avait là une transaction
qui s’opérait, que l’on discutait sur toutes les questions et que ce n’était en
effet que par des mesures de conciliation et des transactions que l’on pouvait
arriver à quelque chose.
J’ai donné en communication à la commission, deux lettres dont l’une
m’a été adressée par un patron au nom de sa Chambre syndicale, l’une par le
président du Syndicat de la couture qui n’est pas de mes amis politiques, car
il s’agissait de M. Aine-Montaillé, catholique militant, et l’autre par le
président de la Chambre syndicale de l’ameublement.
Qu’est-ce que dit le représentant de la Chambre syndicale de
l’ameublement dans sa lettre datée du 20 juillet ?

Monsieur le Ministre,

Au nom, et comme président de ma Chambre syndicale, j’ai


l’honneur et je me fais un devoir de vous exprimer mes plus
sincères remerciements pour l’appui que vous avez bien voulu
apporter tant aux patrons qu’aux ouvriers dans l’examen des
questions qui avaient motivé la grève des ébénistes et la façon
dont vous avez bien voulu intervenir pour solutionner ce litige à la
satisfaction des deux partis.

Est-ce que c’est là le langage d’un patron à qui j’ai imposé brutalement
les revendications des ouvriers ?
Prenons maintenant la grève de la couture.
Nous avons eu à solutionner pendant les mois de mai et juin, soixante-
quinze grèves qui comprenaient quatre-vingt-dix-huit ouvriers. Il s’agit de
savoir si c’est moi qui ai fomenté les grèves ou si c’est moi qui les ai
solutionnées.
(Approbation de quelques sénateurs.)
Il est épouvantable de faire peser une pareille accusation sur un ministre
qui pendant deux mois a passé toutes les minutes de sa journée à solutionner
ces conflits, à aller des patrons qui se tenaient dans une salle aux ouvriers qui
se trouvaient dans une autre, pour discuter sur des questions de 0,25 et de
0,50. Après des discussions interminables, j’arrivais à les mettre d’accord, et
l’on vient dire aujourd’hui que ce serait moi qui aurais fomenté ces grèves,
qui les aurait prolongées ! C’est moi qui aurais été coupable vis-à-vis de la
patrie !
Messieurs, j’ai conscience au cours de ces grèves d’avoir au contraire
rendu à mon pays le plus grand service en lui donnant l’autorité que j’avais
su acquérir dans les milieux ouvriers. En effet, il y avait à côté de moi, des
organisations syndicales composées de majoritaires et de minoritaires, qui
étaient là prêts à faire entendre leurs conseils de sagesse, à faire prévaloir les
solutions de conciliation et de transaction et c’est à quoi nous sommes
arrivés. Et c’est moi qui aurais commis un crime envers la patrie ?
Réfléchissez, Messieurs.
J’ai passé en revue les faits que l’on me reproche et j’arrive à la grève de
7
la couture .
On prétend qu’à la suite d’un coup de téléphone mystérieux, j’ai imposé
aux patrons la semaine anglaise.
Messieurs, la semaine anglaise a été imposée par moi à la suite d’un coup
de téléphone aux patrons de la couture ? Comment ! la semaine anglaise
faisait déjà partie des revendications ouvrières.
Comment la grève de la couture s’est-elle déclenchée ? D’une façon bien
simple.
Un jour, la maison Jenny libérait ses ouvrières le samedi à midi en faisant
application de la semaine anglaise non payée bien entendu.
Cette mesure déclencha la grève chez ces malheureuses ouvrières qui
gagnaient alors 2,50, 3 francs et 3,50 par jour. Le mouvement se déclencha,
mais ce n’était là qu’un prétexte, une étincelle.
On dit que ce serait un nommé Martschouk (?) qui aurait déclenché la
grève. Cet individu était un Russe qui se trouvait être le secrétaire du syndicat
lorsque je me trouvai en contact avec les membres de ce syndicat. Lui aussi
se trouvait d’accord avec Jouhaux, avec Millerat, et autres, pour faire
prévaloir la même solution. Les ouvrières tinrent alors ce langage : « Nous
demandons une indemnité de vie chère et comme on a voulu nous imposer la
semaine anglaise, nous la demandons. » Voici alors, quelles furent leurs
revendications : 1 Fr de cherté de vie et la semaine anglaise.
Les entretiens succèdent alors aux entretiens. Avec certaines difficultés,
je fais alors comprendre aux patrons qu’il était bon qu’ils soient en contact
avec les syndicats ouvriers. Ils ont fait quelquefois des difficultés pour y
arriver. Mon but était de les rapprocher et d’aboutir à un accord.
C’est ainsi que je suis arrivé à un résultat qui me paraît être une
excellente chose pour l’avenir : c’est la signature d’un contrat de travail entre
patrons et ouvriers.
Ces contrats de travail (je les ai tous ici) ont été signés dans mon cabinet.
[Malvy poursuit en rappelant que la semaine anglaise a été non pas
imposée par lui, mais délibérée par le gouvernement, et en donnant des
détails sur les négociations avec le patronat.]
Ainsi, vous voyez que cette grève a eu un caractère exclusivement
économique, personne n’en doute.
La préfecture de police, qui fit un rapport sur cette grève, le 28 juin 1917,
le déclare très nettement :

Le mouvement est né spontanément, sans aucune suggestion venue


du dehors. Elle a eu pour motif légitime la recherche de salaires
rémunérateurs en rapport avec le coût de la vie. Si sa généralisation a pu
créer dans le monde du travail une atmosphère d’énervement, sous
l’influence de laquelle quelques incidents se sont produits, elle n’a jamais
dégénéré en mouvement politique.
Il est à noter que les femmes qui ont été notoirement désavantagées
au point de vue des salaires ont joué dans cette grève le principal rôle et
ont constitué 90 % de « l’effectif gréviste ».

À aucun moment, le rapport ne mentionne qu’il y ait eu des incidents


venus du dehors, puisqu’il termine ainsi :
En réalité, ni l’Allemagne ni la révolution n’ont trouvé leur compte
dans cette affaire.

Jusqu’à la fin, je me suis donc occupé de la solution de ces conflits. Est-


ce à dire que j’ai négligé les mesures d’ordre ? Est-ce à dire que lorsque
certains incidents pouvaient se produire, je n’avais pas en réserve toutes les
mesures et toutes les précautions qui auraient pu permettre d’en venir à bout ?
Non, toutes les précautions étaient prises, mais je me suis efforcé de n’avoir
recours à aucun moment aux mesures de rigueur et de violence.
Oui, il y a eu des arrestations pendant les grèves, j’en ai la nomenclature.
On a dit que l’on avait vu des étrangers suspects sur lesquels on aurait
trouvé des sommes d’argent importantes. Trois étrangers seulement ont été
trouvés porteurs de sommes d’argent. Le premier, un Grec, nommé P…
1 542 francs, un Espagnol, B… 405 francs, Pedro Rodriguez, Espagnol,
486 francs. Ces individus ont pu justifier de l’origine licite de ces sommes et
on peut affirmer qu’elles n’étaient pas entre leurs mains soit pour alimenter le
mouvement gréviste, soit pour acheter la conscience de certaines personnes.
De même aucun des étrangers n’a été trouvé en possession d’argent
provenant de l’étranger et destiné à une propagande pouvant porter atteinte à
la défense nationale.
Voilà, Messieurs, l’attitude que j’ai eue pendant ces deux mois de grèves.
Cette attitude a été celle d’un bon Français, persuadé qu’il fallait à tout
prix arrêter ce mouvement afin qu’il ne dégénère pas en un mouvement plus
important et plus dangereux pour l’ordre public.
Il ne faut pas oublier que la Fédération des transports se trouvait en
mouvement à ce moment et qu’elle avait décrété la grève de quarante mille
ouvriers : les omnibus, les tramways s’agitaient également. Je me suis
entremis auprès des patrons pour aboutir à une entente. Les travailleurs
municipaux, le gaz, et bien d’autres corporations ont continué le travail parce
que je suis intervenu auprès d’elles. Est-ce que c’est là le fait d’un homme
qui prête la main aux étrangers, aux ennemis de la patrie ? Croyez-vous,
Messieurs, que si des grévistes avaient été en relations avec l’étranger nous
n’en n’aurions pas trouvé la trace ? Croyez-vous que pendant ces réunions à
la Bourse du travail, dans ces mouvements si inquiétants par eux-mêmes,
nous n’aurions pas trouvé la main des révolutionnaires, des pacifistes qui, en
même temps qu’ils auraient provoqué les mutineries militaires, auraient
organisé les grèves de l’intérieur ? Or, jamais les grèves jusque dans les
derniers jours mêmes, n’ont eu un caractère pacifiste mais seulement un
caractère économique.
Je n’en pourrais peut-être pas dire autant des grèves qui ont eu lieu
pendant l’année 1918, car, Messieurs, à ce moment-là, on a eu également des
grèves, il y en a eu notamment dans la Loire. L’une d’elles fut une grève de
solidarité. Un certain jour, on a voulu renvoyer à son dépôt un ouvrier
nommé Andrieu.
Cent mille ouvriers se sont mis en grève. On renvoie l’ouvrier à son usine
et on arrête ainsi la grève.
Il y a eu d’autres grèves récentes en 1918 qui auraient pu être
préjudiciables pour la défense nationale. Les mêmes organisations syndicales
que j’ai toujours trouvées à mes côtés pour solutionner les questions, ne sont-
elles pas les mêmes que celles qui ont aidé le gouvernement à solutionner les
grèves récentes ?
C’est ce qui vous montre bien que dans cette masse ouvrière, à part
certains écarts de langage même de leur part, il y a chez eux un sentiment de
patriotisme qui fait que nous les trouverons toujours à côté de nous pour faire
prévaloir et assurer la défense de notre sol, de notre droit, et de nos libertés.
(Suspension d’audience.)
M. MALVY. — Messieurs. J’en ai terminé avec les faits qui ont servi de
base à l’accusation.
Je vous demande encore à peine 3/4 d’heure ou 1/2 heure pour terminer
mes explications et envisager avec vous les deux moyens de défense que me
prête M. le procureur général et qui seraient les suivants.
Tout d’abord, j’aurais ignoré les faits qui vous ont été soumis et ensuite,
je me retranche derrière la responsabilité collective des gouvernements dont
j’ai fait partie.
En ce qui concerne les faits, il est vrai, je le répète, que je ne les ai pas
toujours connus et il ne saurait en être autrement. Alors que le ministère de
l’Intérieur avait à traiter trois ou quatre cents affaires par jour, je ne pouvais
pas connaître toutes ces affaires.
Je vous le demande, quel est le ministre, quelle est l’administration qui
résisterait à un examen aussi approfondi que celui qui a été fait des dossiers
du ministère de l’Intérieur pendant trois ans ? Quelle est l’administration dans
laquelle on ne relèverait pas certaines négligences ou certaines fautes en
examinant un à un tous les dossiers ?
On a recueilli des faits, j’y ai répondu. Permettez-moi de vous dire
qu’étant donné toutes les affaires qui ont été traitées, toutes les questions
d’intérêt général qui ont été solutionnées, j’éprouve, à voir le petit nombre de
faits qui me sont opposés, une certaine fierté en constatant que les services du
ministère de l’Intérieur ont fait leur devoir pendant la guerre.
Les faits, vous les connaissez. Ils ont été recueillis dans la Brochure
rouge. C’est cette Brochure rouge, Messieurs, qui est la base de l’acte
d’accusation. Qu’est-ce que c’est que cette Brochure rouge qui relève tous les
détails qui vous ont été donnés par M. le procureur général et par le
rapporteur, brochure qui a été remise non seulement au ministère de
l’Intérieur, mais au président de la République et au président du Conseil ?
Qu’est-ce que contient cette Brochure rouge ? C’est le recueil de tous les
comptes rendus des discours qui ont été prononcés dans des réunions
corporatives publiques ou privées, syndicalistes ou socialistes, comptes
rendus rédigés par des agents secrets des services de la préfecture. Ce sont
des comptes rendus anonymes dont vous avez eu un type avec la conférence
de Mauricius et qui sont envoyés à la fois aux préfets et à la direction de la
Sûreté générale. La Sûreté générale en a fait un recueil complet et elle a
groupé tous les faits qui lui sont parvenus ainsi par des commissaires de
police qui les tenaient eux-mêmes des indicateurs.
Que ces renseignements aient une certaine valeur, je ne le nie pas, mais
qu’ils aient une valeur absolue et que l’on tienne pour véridique tout ce qu’ils
rapportent, cela, Messieurs, non, et vous ne pourrez pas y ajouter foi.
Comment, voilà un agent qui se rend dans une réunion privée, agent dont
la valeur intellectuelle n’est peut-être pas très bonne, qui, pendant une heure
ou deux heures écoute comme un camarade les discours qui sont prononcés
dans la réunion, puis qui rentre chez lui et qui, de mémoire, note les discours
qu’il a entendus, pour aller ensuite porter ce compte rendu au commissaire de
police.
Est-ce que vous croyez que c’est là la relation exacte de la réunion telle
qu’elle a été tenue ? Cela passe au crible préfectoral. Quels sont les faits qui
sont retenus ? Est-ce que c’est la relation de toute la réunion telle qu’elle a été
portée par l’indicateur ? Non, le rapport du préfet ne mentionne après
contrôle que certains renseignements qui ont été donnés.
Voici la preuve que l’on risque de commettre des fautes considérables en
se basant sur un rapport anonyme.
[Malvy donne l’exemple d’une arrestation survenue à mauvais escient
sur la foi du rapport d’un commissaire spécial.]
Si vous admettez que nous devions tenir pour rigoureusement exactes les
relations d’une réunion telles qu’elles sont reproduites dans ces rapports, dans
les rapports d’indicateurs et telles qu’elles sont reproduites dans la Brochure
rouge, permettez-moi de vous dire que vous devez admettre de la même
façon, comme rigoureusement exacts les rapports d’indicateurs pris
naturellement dans d’autres milieux, mais dans les mêmes conditions et qui
constituent la Brochure blanche.
Jusqu’ici on n’a vu que la Brochure rouge, c’est-à-dire les écarts de
langage qui ont été rapportés comme provenant de milieux socialistes et
syndicalistes, mais on n’a pas vu les écarts de langage qui ont été rapportés et
qui venaient de l’autre côté de l’horizon politique. Il faut cependant que vous
connaissiez toute la vérité.
Je sais bien que l’on va protester contre ces relations et que l’on dira que
ce langage n’a pas été tenu, mais les autres également font la même réponse
parce que c’est le même procédé qui a été employé. Il faut donc que vous
accordiez à tous ces rapports le même crédit.

Le 21 juin 1916. – Hier soir a eu lieu 228 rue Lafayette une réunion
e
organisée par la section d’Action française du X arrondissement. – Trois
cents personnes environ y assistaient. On fait le procès de la République
qui est traitée de « choléra »…

La réunion s’achève aux cris de « Renversons la République, Vive le roi !


Vive la France ! À bas la République ! ». Le compte rendu se termine en
disant :

Nous n’en serions pas où nous en sommes si nous n’avions pas eu des
hommes comme Delcassé, et Clemenceau.

(Rires.)

Demandons la paix le plus tôt possible pour que la France reprenne


son rang dans l’histoire et ramenons sur le trône notre vaillant roi.

[…]
Le 22 mai 1916 a lieu une réunion d’étudiants, de ligueurs et de Camelots
du roi, 33, rue Saint-André-des-Arts sous la présidence de Léon Daudet. La
réunion se termine aux cris de « Vive le roi, vive la patrie. Cette guerre aura
au moins servi à quelque chose ! »
Dans une autre, les royalistes proposent d’envoyer l’Action française au
front, et les Lettres à mon ami de Jules Lemaître sont glissées dans les envois
de l’Action française.
Un SÉNATEUR. — Il s’agit bien des Lettres à mon ami de Jules
Lemaître, l’académicien ?
M. MALVY. — Oui, Monsieur le Sénateur. Je passe.
Plusieurs SÉNATEURS. — Lisez, lisez, c’est très intéressant.
M. MALVY. — Une réunion de propagande est organisée à Bordeaux.
M. de Lur-Saluces demande des adresses de militaires blessés, de militaires
dans les dépôts, et des renseignements sur leur âge, profession, degré
d’instruction et d’intelligence.
Le 5 mai 1916, à Guéret, une réunion de l’Action française se sépare aux
cris de : « Vive le roi, à mort la République ! »
En janvier 1916 a lieu une réunion de l’Action française de la région de
Nogent-sur-Marne. On y entend nettement cette déclaration :

Le régime Fallières, Poincaré, suite des persécutions religieuses…

Divers SÉNATEURS. — Combien de personnes assistaient à la réunion ?


M. MALVY. — Ici, il n’y en avait que dix (rires), mais dans une autre il
y en avait soixante-dix, dans une autre trois cents. À Lorient a lieu une
réunion au cours de laquelle on décide de « prendre des mesures pour ficher
cette sale République par terre ». Le 21 avril, une réunion a lieu à Lorient, à
Bordeaux, à Angers. Dans une réunion, on pose des questions au conférencier
et on lui demande : « Par quel moyen pourrez-vous réaliser le projet que vous
venez de nous exposer ? — D’une façon très simple. Envoyer un certain
nombre de Camelots du roi… »
Là, dans une réunion du 21 juin, il y a trois cents personnes. Je passe.
Plusieurs SÉNATEURS. — Non, non, ne passez pas ! c’est très
intéressant.
M. MALVY. — Vous ne voulez pas que je lise tout cela !
M. JENOUVRIER. — Auriez-vous la bonté de dire à la Cour de justice
de qui vous tenez ces documents ? Nous posons la même question que tout à
l’heure.
M. MALVY. — Du ministère de l’Intérieur.
M. JENOUVRIER. — Vous a-t-on remis ces documents récemment ?
M. MALVY. — J’en ai demandé communication récemment au ministère
de l’Intérieur.
M. DELAHAYE. — Pouvez-vous nous dire si dans ces documents, on a
prononcé une seule fois le cri de : « Vive l’Allemagne ! À bas la France ! » ?
Vous ne répondez pas !
M. MALVY. — Je mets sur le même pied la France et la République.
(Bruit.)
[…] Ceci vous montre, Messieurs, dans quelles conditions des écarts de
langage sont à reprocher aussi bien à l’extrême gauche qu’à l’extrême droite.
Mais je dis que les gouvernements qui se sont succédé ont été dirigés par
cette idée essentielle dès les premiers jours de la guerre, c’est qu’il y avait un
pacte d’union sacrée aussi bien à gauche qu’à droite. Ce double pacte s’est
manifesté par deux télégrammes envoyés le même jour par moi, l’un, sur la
non-application de la loi en ce qui touche le carnet B, et l’autre sur la non-
application des lois sur les congrégations religieuses.
(Protestations à droite.)
Un SÉNATEUR à droite. — L’assimilation est inconvenante !
Un autre SÉNATEUR. — Nous sommes en séance publique !
M. MALVY. — Je dis que dès le premier jour, le gouvernement a voulu
donner un gage de concorde à la fois aux éléments d’extrême gauche et aux
éléments d’extrême droite.
J’entends bien que l’on aurait pu envisager une autre politique qui aurait
consisté également à frapper l’extrême gauche et l’extrême droite. Mais
encore une fois, c’est aux gouvernements qui se sont succédé à répondre à
cette question et non pas à moi.
(Protestations.)
Le gouvernement a adopté une politique d’union sacrée et c’est à cette
politique qu’il est resté fidèle lorsque le Conseil des ministres a décidé à la
fois de ne pas poursuivre certains prélats ou certains membres du parti
royaliste pour des écarts de langage ou des attaques contre la République, et
également certains syndicalistes pour des écarts de langage alors qu’ils
demandaient la paix.
[…]
Je ne définirai pas davantage cette politique d’union sacrée ; je ne dirai
pas les résultats qu’elle a produits, mais je crois que ses résultats sont
heureux, parce qu’en frappant des deux côtés, on risquait de ressusciter les
partis, de provoquer la solidarité des partis. Or, le sentiment du gouvernement
était au contraire d’unir tous les Français en face de l’agresseur et de
maintenir cette union nationale qui a été si profitable au pays.
En terminant, Messieurs, laissez-moi vous dire, que tous les actes de ma
vie publique et de ma vie privée ont été soumis aux enquêtes les plus
minutieuses.
On a fouillé dans les dossiers du ministère de l’Intérieur où pouvait se
trouver la trace d’une négligence et d’une faute ; on a fouillé dans tous les
soins et tous les recoins de Paris pour trouver trace de ma débauche et de mon
inconduite. Dans toutes ces enquêtes, on n’a rien pu relever qui puisse porter
atteinte à mon honneur d’homme public et d’homme privé.
Mais, laissez-moi vous rappeler que si je suis devant vous, c’est parce
que j’ai été l’objet de l’accusation la plus odieuse, parce qu’on m’a accusé
d’avoir livré le Chemin des Dames, d’avoir fomenté des mutineries au front,
d’avoir vendu mon pays.
Pendant ces huit mois, toute une famille a vécu les heures les plus
douloureuses. Ah ! Ces lettres que nous recevions du front : « Traître, c’est
par ta faute que le Chemin des Dames est passé aux ennemis ! C’est par ta
faute que mes camarades sont tombés ! » Toutes ces lettres étaient comme
des coups de poignard.
Vous devez comprendre ce que j’ai souffert pendant ces heures.
Appelé à me disculper sur ces accusations odieuses, aucune question ne
m’a été posée.
Aujourd’hui, Messieurs, je fais appel à vous. Certes, je sais bien, je l’ai
vu tout à l’heure, que le Sénat n’a pas toujours partagé les idées politiques qui
sont les miennes, mais enfin, je ne perds pas ma confiance, parce que je ne
suis pas devant le Sénat, mais devant une cour de justice ; je ne suis pas
devant des parlementaires, mais devant des juges !
(Mouvements.)
[…]
RÉQUISITOIRE DU PROCUREUR
GÉNÉRAL DANIEL MÉRILLON

[Le réquisitoire du procureur Mérillon est assez décousu. Nous


choisissons d’en présenter quelques passages jugés les plus représentatifs.]
Messieurs de la Cour,
Je n’étonnerai personne d’entre vous si je commence par déclarer que ce
n’est pas sans un sentiment élevé de ma responsabilité et sans une véritable
tristesse de républicain et de Français que je me lève devant vous, mais je sais
que, quels que soient les petits mouvements passagers qui ont pu se traduire
au cours d’un débat long et sous le coup d’impressions fugitives, je suis en
présence d’une magistrature, qui, comme moi, fait son devoir et veut
l’accomplir, en présence de juges qui au moment où l’accusation ou la
défense se lève pour exposer les faits de la cause, n’ont d’autre sentiment que
celui de la justice et de la vérité.
[Le procureur poursuit, en précisant la spécificité de son rôle dans le
dossier et en évoquant le climat houleux qui entoure cette affaire
inévitablement politique.]
Cette affaire, Messieurs, n’est pas absolument née de la lettre de
M. Daudet. Ah ! J’entends bien que, pour certaines personnes, pour ceux qui
veulent per fas et nefas défendre l’accusé, il leur serait loisible et facile de
dire : « Prenez garde, républicains, il s’agit d’un débat entre le procureur du
roi, M. Daudet et un ministre de la République. »
Je dis : non, ce n’est pas l’origine de l’affaire et les accusations précises
de M. Léon Daudet, auxquelles je ferai le sort qu’elles méritent, ne sont pas à
l’origine même de ce débat.
L’origine de cette affaire, je puis bien le dire, c’est l’explosion
d’indignation, qui, à un moment donné s’est manifestée à la suite du long
exercice du pouvoir de M. Malvy.
Messieurs, je n’étonnerai personne ici, car en même temps que vous êtes
la Cour de justice, vous êtes le Sénat, en rappelant l’émotion qui s’est
emparée de cette assemblée lorsqu’elle a entendu devant elle le langage
précis et vigoureux qui est la caractéristique du talent de l’homme qui, malgré
son grand âge, a su, dans les moments les plus cruels, soutenir presque à lui
seul le moral du pays. Je n’étonnerai personne en disant qu’à ce moment le
Sénat fut pris d’une profonde émotion. Dans son discours, M. Clemenceau
indiquait un certain nombre de faits d’une gravité particulière. Dans sa
conclusion, il n’accusait pas M. Malvy d’avoir directement trahi son pays, il
lui disait : « Vous avez tout au moins trahi ses intérêts. »
Un homme aussi devant lequel je m’incline respectueusement, qui a
consacré également à son pays toutes les ardeurs que n’a pu atteindre son âge
avancé, M. Ribot, jugea qu’il devait défendre son ministre. C’était son droit
et son devoir. Il fit appel à l’union et, au point de vue politique et
parlementaire, il indiqua tout ce qu’avaient de grave les accusations portées
contre un ministre de la République.
M. Ribot avait raison, il aurait mieux valu que les choses en restassent là.
Mais qui a voulu qu’elles n’en restassent pas là, après la lettre de M. Daudet ?
C’est M. Malvy lui-même. […]
Oui, M. Malvy était tranquille en ce qui touchait les accusations de
M. Daudet ; il savait qu’on ne pouvait pas les établir contre lui, qu’on
démontrerait même leur inanité et il demandait à être jugé sur les accusations
relevées dans cette lettre de M. Daudet.
Au cours des débats qui se sont produits, la situation s’est modifiée. On a
mis en cause toutes les révélations, tous les faits qui avaient été dénoncés par
M. Clemenceau ; on a mis en cause tout ce que les débats du Sénat et de la
Chambre avaient révélé, et on a mis en avant les articles 77 à 80 du code
pénal.
C’est dans ces conditions que[…, au] lieu de relever les faits seuls
indiqués par M. Daudet, on a accusé M. Malvy d’avoir, de 1914 à 1917, sur
le territoire de la République et dans l’exercice de ses fonctions de ministre
de l’Intérieur, renseigné l’ennemi sur tous nos projets militaires et
diplomatiques, spécialement sur le projet d’attaque du Chemin des Dames.
Ceci, Messieurs, était compris dans la formule de la commission, mais le
changement intervient dans le second paragraphe :

2°, d’avoir, dans les mêmes circonstances de temps et de lieu, c’est-à-


dire de 1914 à 1917 et dans l’exercice de ses fonctions de ministre de
l’Intérieur, favorisé l’ennemi en provoquant ou excitant à des mutineries
militaires, crime prévu par les articles 77 à 81 du code pénal.

Voilà, Messieurs, l’accusation singulièrement élargie. Il ne s’agit plus


seulement des trois faits déterminés et indiqués avec précision dans la lettre
de M. Léon Daudet. On va plus loin ; on vise tous les autres documents du
procès et ce que l’on vous appelle à examiner et à juger, c’est toute une
période d’exercice du pouvoir de 1914 à 1917. Et en vous livrant cette
période sans enquête, sans information, sans précision, qui pourra nier cette
évidence que l’on vous donne à juger, à rechercher vous-même tous les faits
qui, dans cette période, peuvent tendre à ce résultat : exciter aux mutineries.
Qu’est-ce que c’est qu’exciter aux mutineries ? Lorsque nous avons vu ce
qui s’est passé, nous savons que c’est atteindre la discipline du soldat, c’est
pousser les hommes à la révolte, les désarmer au moment où toute la force de
leurs armes est nécessaire pour la défense du pays.
[Le procureur s’interroge ensuite sur l’étendue de la compétence de la
Haute Cour de justice telle qu’elle est définie par la loi constitutionnelle de
1875 et, exprimant son acceptation de l’interprétation la plus large des
textes, il avance :]
Est-ce que nous, Cour de justice, lorsqu’on nous défère un ministre qui
n’a pas rempli son devoir, nous allons être tenus par le texte même de la loi ?
Est-ce que devant un homme qui a eu le pouvoir en mains, qui l’a exercé à sa
volonté et au détriment du pays, nous serions désarmés, parce que ce cas
exceptionnel n’aurait pas été prévu par la loi pénale ordinaire ? Non, nous
sommes une juridiction exceptionnelle, saisie de faits qui sont graves, que
nous considérons comme attentatoires à la sécurité du pays. Nous avons le
droit de dire : ce sont des crimes, et comme c’est un ministre chargé du
pouvoir qui les a commis, nous avons le droit de leur appliquer toutes les
peines d’un caractère politique qu’a indiqué le législateur. Nous avons
d’autant plus ce droit que nous pouvons passer du simple ministre au
président de la République, et alors, sans contestation possible, nous sommes
en présence de la souveraineté la plus absolue. Pourquoi ? Parce que dans la
loi constitutionnelle, on a mis « crime de haute trahison », et que cette
terminologie n’est pas dans les lois ordinaires.
[Le procureur s’interroge ensuite sur l’étendue des faits dont la Cour est
saisie :]
L’accusation relevait une partie des faits indiqués dans la lettre de
M. Daudet. Tout de suite j’ai hâte de vous montrer ce qu’il en reste.
Les accusations ainsi portées publiquement par un journaliste dont
l’ardeur patriotique et, j’ajoute même, la bonne foi, ne peuvent pas être
contestées, sont cependant en grand danger. Elles risquent de tromper
l’opinion publique et il n’est pas douteux que beaucoup de gens, après ces
accusations, disent : « M. Malvy est un traître abominable. » Eh bien, j’ai le
devoir de dire à tous, alors même que cette opinion serait d’ores et déjà
acquise aux débats, j’ai le droit de dire, avec l’autorité que j’emprunte pour
parler à ma situation particulière devant vous, qu’il n’en est rien. S’il était
exact que M. Malvy fût le traître révélé par M. Daudet, ce n’est pas un
châtiment ordinaire avec circonstances atténuantes que je serais en droit de
requérir contre lui et ce que je vous proposerais, ce serait de lui appliquer le
châtiment suprême réservé aux traîtres.
Si personne ne peut avoir cette idée, c’est que personne non plus ne peut,
même parmi les juges, émettre l’opinion que M. Malvy ait réellement,
directement et volontairement trahi, je ne dis pas les intérêts de son pays,
mais son pays lui-même et qu’il soit, au même degré qu’un Duval ou qu’un
Bolo, le traître voué au poteau d’exécution.
Non, ce n’est pas vrai. Il faut que tout le monde le sache. Et de même que
je me montrerai sévère pour M. Malvy quand je rencontrerai des faits de
complicité qu’on doit lui reprocher, de même j’entends pour la vérité, pour la
sincérité, pour la loyauté, laisser de côté tout ce qui ne sera pas prouvé dans
le débat en ce qui touche ces accusations terribles qui ont été portées contre
lui.
La première affaire, Messieurs, c’est l’accusation concernant les
documents de l’armée d’Orient. Il n’en reste plus rien. Les débats publics ont
8
eu lieu ; on sait tout ce qui s’est passé. On sait comment M. Paix-Séailles a
eu les documents de l’officier Mathieu ; on sait à qui il les a donnés.
M. Malvy est absolument étranger à cette affaire, et par conséquent, nous
devons l’écarter du débat.
En ce qui concerne l’affaire du Chemin des Dames, elle était basée, dans
l’accusation portée contre M. Malvy, sur un simple extrait d’un journal
espagnol.
Il a été établi par l’autorité militaire et par ailleurs de la façon la plus
formelle que ce qui est arrivé à ce moment, c’est ce qui est arrivé dans toutes
les offensives aussi bien allemandes que françaises ; c’est que les projets du
combattant assaillant, de celui qui voulait faire l’offensive, ont été révélés à la
partie adverse par les moyens ordinaires, par ses espions, par tous les moyens
dont on use en pareil cas. Il ne faut point s’étonner que le public soit porté à
voir la trahison là où il n’y a que l’exécution des actes ordinaires de la
bataille.
En Allemagne, Messieurs, en ce moment, après les magnifiques succès
que nous devons à nos grands généraux, que nous devons à Foch qui est la
terreur des Allemands (mouvement approbateur), en Allemagne, on dit :
« Nous avons été trahis. » Non, ils n’ont pas été plus trahis que nous l’avons
été nous-mêmes au Chemin des Dames, mais ils ont été surpris, et ils n’ont
pas su prévoir nos projets. Au Chemin des Dames, il n’en a malheureusement
pas été tout à fait ainsi ; ils ont été avisés par des moyens ordinaires, par
l’espionnage et ils ont pu à un moment donné arrêter notre offensive, quoique
avec beaucoup de pertes.
Cette question de l’affaire du Chemin des Dames reste donc en dehors de
l’accusation.
J’ai maintenant à examiner la mutinerie spéciale qui s’est produite à
Cœuvres. Là, il y a une distinction. Je n’écarte pas cette mutinerie de mon
accusation, mais je l’écarte comme acte direct de trahison. Je déclare qu’il est
absolument établi par les débats, démontré de la façon la plus claire et la plus
nette que jamais, contrairement à ce que prétendait M. Daudet, M. Malvy n’a
employé un agent de la Sûreté soulever l’indiscipline qui s’est produite à
Cœuvres. Sur ce point encore, je le dis pour l’accusation, les attaques de
M. Daudet ne tiennent pas, elles s’effondrent.
[Le procureur poursuit longuement sur les faits constitutifs, selon lui, de
complicité de la part de Malvy. Puis, il revient dans le détail sur les différents
faits constitutifs de la culpabilité de Malvy, en particulier sur ceux qui ont
trait aux tracts pacifistes, aux réunions subversives et à l’incitation aux
mutineries.]
Je vais maintenant examiner quelques-uns des tracts et quelques-unes des
lettres.
Je vois d’abord notamment un tract :
Nos conditions de paix. – Nous proposons aux travailleurs de
réfléchir sur les conditions de paix proposées par nous et de les discuter.

Et je lis ensuite ceci qui va vous faire voir, Messieurs, l’accord avec
l’ennemi.

Expliquez aux soldats que ce n’est que par la révolution qu’ils


pourront obtenir une paix démocratique et une paix durable. Les soldats
de tous les pays en guerre doivent suivre le conseil que leur a donné
9
Liebknecht , lorsqu’il leur proposa de retourner leurs armes contre leurs
propres gouvernements, conseil pour lequel il fut condamné aux travaux
forcés…

Je lis ailleurs :

Les ouvriers doivent, les armes à la main, briser la puissance de l’État


bureaucratique et militariste, renverser leurs gouvernants. Après avoir
arrêté les membres des pouvoirs publics, ils doivent former un
gouvernement composé de représentants du prolétariat. La Commune de
Paris en 1871 et le Conseil des délégués ouvriers en 1905 dans certaines
villes de Russie furent des gouvernements de ce genre.
Ces gouvernements ouvriers devront s’emparer de toutes les banques
et de toutes les entreprises de quelque importance, et instaurer, avec une
énergie égale à celle que déploient les capitalistes à l’heure actuelle, la
mobilisation prolétarienne.

Nous trouvons là l’aveu de l’entente avec l’ennemi, avec les partisans des
idées de Liebknecht et de tous ceux qui agissent comme lui.
Je prends un certain nombre d’autres tracts et je n’en lis que des passages
qui seront suffisants pour vous en indiquer la gravité. En voici un de 1915 :

Cette guerre n’est pas notre guerre. Le conférencier rappelle que seule
la lutte des classes par la victoire du prolétariat pourra apporter aux
peuples soumis à l’exploitation économique et patronale moderne une
libération qui ne sera pas une duperie, tandis que la guerre ne peut
qu’asservir davantage les travailleurs. Pendant que la masse des
prolétaires se saigne, les bourgeois, capitalistes, dans tous les domaines,
profitent de la guerre pour accumuler des richesses.

Le conférencier « adresse un suprême appel aux travailleurs français et à


l’Internationale », en criant que « c’en est assez ». Il réclame la discussion
immédiate des conditions de paix. Il dénonce l’union sacrée qui a été le plus
sûr moyen de ligoter la partie la plus saine et la plus consciente du prolétariat.
Un peu plus loin le même conférencier ajoute :

Il faut que nous formions un vaste groupement communiste, destiné à


l’action résolue en faveur de la paix.

[…] Sébastien Faure, dans une conférence à la Maison des syndicats, dit :

Beaucoup me demandent quand nous en finirons avec la guerre et on


jette communément la responsabilité des massacres sur les
gouvernements mais s’il y a des gens qui sont disposés à commander,
c’est parce qu’il y en a qui sont disposés à obéir. Dès que les peuples
cesseront d’obéir, les gouvernements cesseront de commander. C’est la
conscience du peuple qu’il faut éveiller.

[…] Dans une lettre, un anarchiste écrit à un de ses amis et fait connaître
les progrès réalisés par le groupe.

Nous sommes en relations avec la Jeunesse syndicaliste de la


Fédération de l’Ouest, et avec le Gaz de Brest, et, en particulier, comme
je te l’ai déjà dit, nous correspondons avec presque tous les copains
mobilisés et même, nous sommes en rapport avec la Jeunesse allemande,
par l’entremise d’un copain anarchiste allemand, réfugié en Suisse.

Je passe. […]
La propagande pacifiste n’est pas faite seulement au moyen de ces
documents émanant de personnes habitant notre territoire, elle est faite aussi
au moyen de documents que l’on emprunte à l’étranger.
Le 27 décembre 1914, on signale l’apparition dans les départements du
Sud-Ouest, d’un manifeste intitulé : « L’Humanité » et on y lit :

Tendez la main à l’Allemagne qui n’a jamais nourri aucune haine


contre vous. Français, faites cesser par vos gouvernements l’entretien et
le développement de l’esprit militariste et de conquête.
Oui, un million d’embusqués, cent mille cantines, vingt mille culottes
de peau, voilà à qui la guerre profite en France.

[…] Est-ce là, Messieurs, un choix que je fais ? Non, tous les tracts,
toutes les réunions sont inspirés par les mêmes sentiments et les mêmes idées.
Je trouve ailleurs une correspondance qui revêt une gravité toute
particulière et qui montre l’importance de cette propagande. C’est la lettre
e
d’un soldat, un nommé « Adrien P… 45 STA par BCM. Paris » qui écrit à
Mlle G…

Ma chère camarade,

Je crois que la partie que nous jouons est en bonne voie. J’ai
formé avec Gérard, un vieux jeune garde, une petite troupe d’élite
qui ne perd pas une occasion de mettre la conversation sur le
chapitre de la paix. J’ai établi un programme de discussion qui,
jusqu’ici, donne de bons résultats. Nous semons le bon grain qui
ne tardera pas à germer.

Un autre écrit :
Cher camarade,

Merci de votre envoi de brochures que je dois sans doute, je


crois, à ma qualité d’abonné de « Ce qu’il faut dire »…

C’est le titre du journal de Sébastien Faure, subventionné par le ministère


de l’Intérieur, c’est-à-dire sur les fonds secrets.

Inutile de vous dire que je partage entièrement vos idées. Je suis


absolument zimmerwaldien. Je regrette bien d’être mobilisé parce que
cela m’empêche de me livrer à la propagande pour la paix, ou du moins,
je ne peux pas le faire aussi efficacement.
Oui, il faudra qu’ils s’expliquent, les Renaudel, les Hervé, les
Sembat, ainsi que les Jouhaux, sans oublier les Laisant, etc. Il faudra non
seulement qu’ils s’expliquent, mais il faudra les chasser de nos
organisations.

Voilà ce qui est réservé à MM. Sembat, Renaudel, Jouhaux, et autres.

Soyez certain que les brochures que vous m’avez adressées, seront
mises en main de ceux que cela pourra intéresser, qu’ils se les
transmettront et en feront leur profit.

[…] Voilà, Messieurs, quelques exemples de cette propagande.


Qui est-ce qui la conduit ? Qui est-ce qui poursuit cette action ? Ah,
Messieurs, vous ne pouvez pas connaître tout ce qu’a connu la commission,
tout ce qui a passé sous ses yeux. Permettez-moi de vous dire que c’est ce qui
a pu quelquefois permettre que vous ayez été quelque peu étonné de son
émotion et de certaines indications et que c’est ce qui explique que les
membres de la commission ont pu vous paraître quelquefois un peu absolus
dans le récit des faits qu’ils avaient constatés. C’est qu’en effet, ils ont tout
vu. Il y a trois ballots de lettres de malheureux soldats du front qui rendent
compte de ce qu’ils ont reçu. Ce sont ceux-là qui se sont livrés à
l’indiscipline, à la résistance aux ordres de leurs chefs, à la volonté
manifestée de ne plus se battre. Et cela est d’autant plus triste et d’autant plus
grave que beaucoup d’entre eux, avant d’avoir été gagnés par la pourriture de
cette funeste propagande, avaient été de bons soldats sur la poitrine desquels
on trouvait les insignes de l’honneur.
[…]

L’existence de cette propagande, nous la trouvons affirmée, Messieurs,


dans les rapports de tous les chefs. Je vais vous citer quelques indications
données non pas par un mais par presque tous les généraux commandants
d’armée.
[Le procureur poursuit en donnant le nom de divers généraux et en
faisant état de leurs appréciations au sujet de la propagande.]
Voilà, Messieurs, ce que j’ai à dire en ce qui concerne les réunions et les
tracts et en ce qui touche cette propagande infâme et qui constitue à n’en pas
douter un véritable crime prévu par l’article 77 du code pénal.
Vous avez vu non seulement les faits mais encore vous avez entendu les
plaintes des chefs, vous avez vu les preuves résultant des lettres de soldats. Je
n’ai pas, Messieurs, bien entendu, l’intention de parcourir avec vous tout le
dossier des archives de votre commission d’information.
Aussi on n’a pas contesté et on ne contestera pas que le crime existe ;
mais comme on a compris le danger que présentait pour l’accusé la
manifestation certaine et évidente de ce crime, avec cette pensée dominante
que le ministre de l’Intérieur n’a ni pu ni dû ignorer cette situation au poste
qu’il occupait, on a voulu en contester les conséquences.
Pour vous faire connaître ces conséquences, je n’ai qu’à vous rappeler le
défilé des témoins qui sont venus devant vous. Tous les fonctionnaires de la
Sûreté que vous avez entendus, même ceux qui étaient les plus favorables à
l’accusé, ont reconnu quels étaient les conséquences et le danger de cette
propagande. L’un d’eux a établi une discussion académique singulière sur la
question de savoir s’il avait été écœuré ou simplement attristé. Il n’en
manifestait pas moins le sentiment très net qui l’animait. Tous les témoins
l’ont déclaré, les conséquences étaient certaines et nous savons que ces
conséquences ont été divulguées, révélées, de la façon la plus énergique et la
plus certaine par les chefs de notre armée.
Je passe à la lettre du 28 février du général Nivelle. Voici ce qu’il dit sur
la gravité des conséquences de cette propagande.

J’ai signalé au ministère de l’Intérieur les faits et démarches pacifistes


suivantes. Sous peine de compromettre gravement le moral des troupes,
j’estime que des mesures sérieuses doivent être prises.
Je vous serais obligé d’intervenir auprès de M. Malvy en vue
d’arrêter les mesures destinées à enrayer immédiatement ces menées.
Les faits de propagande pacifiste aux armées se multiplient. Depuis
plus d’un an les tracts et journaux pacifistes parviennent aux armées. Il en
sévit maintenant une véritable épidémie. On en saisit plus maintenant en
quinze jours qu’on en saisissait en trois mois en 1916.
Ces tracts émanent du libertaire, du comité pour la Reprise des
relations internationales, du comité de Défense syndicaliste, de la
Fédération des métaux, du Syndicat des instituteurs, d’anarchistes comme
Sébastien Faure, principalement…

Toutes officines de production bien connues de M. Malvy, car elles lui


avaient été toutes révélées. Ces tracts dénient la justesse de la cause pour
laquelle nos soldats se battent, ils font l’apologie de l’Allemagne, affirment
l’impossibilité de la victoire et prétendent que la paix seule résoudra tous les
problèmes qui se posent à l’heure actuelle.
Voilà la propagande qui est répandue, que l’on fait circuler parmi les
soldats du front. Cela abat l’esprit d’offensive des combattants, les énerve et
les décourage. Voilà pour les tracts.
Quant aux réunions, un certain nombre de soldats, au cours de leur
permission, assistent à des réunions, où, sous prétexte de traiter de questions
corporatives, les chefs syndicalistes et anarchistes, exposent les pires
théories. À leur retour aux tranchées, ils répètent cela à leurs camarades, ils
leur rapportent les arguments qu’ils ont entendus. Les militaires sont en
relations avec les meneurs et quelquefois les soldats échangent une
correspondance suivie avec les individus qui semblent conduire la
propagande. Les lettres qu’ils leur adressent accusent réception de journaux,
de tracts que les soldats avouent avoir communiqués ou répandus. Certains
ont pris l’initiative d’adresses collectives aux meneurs comme Sébastien
Faure et autres.
Certains propagandistes qui possèdent le plus de correspondances font
des mémoires sur les contingents alliés, des soldats belges correspondent
avec Sébastien Faure et répandent ses écrits. Des soldats russes sont dans le
même cas. L’action de quelques meneurs présente le plus particulièrement de
danger et est plus détestable, je veux parler de Sébastien Faure, d’Hubert et
quelques autres qui paraissent être l’âme de la propagande. Les lettres de
leurs camarades faisant allusion à leur rôle prouvent qu’ils mènent une
campagne d’agitation ouvrière, en vue d’un large mouvement pacifiste et si
ce mouvement réussissait, le moral recevrait un coup sérieux aux armées.
Voici enfin l’opinion du général en chef :

Il y aurait lieu de saisir les tracts dans les imprimeries qui les tirent ;
d’interdire les réunions ou discussions ne se limitant pas à des questions
strictement professionnelles ; de supprimer le journal révolutionnaire
Nitchavo ; d’empêcher les menées de Sébastien Faure et autres agitateurs,
de briser la propagande pacifiste et d’exiger un travail normal dans les
usines de guerre et les arsenaux.

Après le général Nivelle, c’est le général Pétain qui intervient, faisant les
mêmes constatations et indiquant la nécessité que les mêmes mesures soient
prises.
Si je n’avais le sentiment que j’enfonce en ce moment une porte ouverte,
je continuerais, mais j’ai peur d’abuser de vos instants !
(Non ! non ! continuez !)
Voici la lettre du général Pétain du 29 mai. Il écrit au ministre de la
Guerre que depuis quelques jours les actes d’indiscipline collectifs et les
manifestations se multiplient de façon inquiétante. Prenez garde ! ces faits
d’indiscipline vont à la grande mutinerie du mois de juin.

Ces faits, dit le général Pétain, sont certainement organisés et laissent


pressentir des mouvements plus sérieux. Ces actes sont les suivants…

Suit toute une série d’actes particuliers qui visent des régiments que je ne
nommerai pas. Braves régiments ! Ils sont aujourd’hui à l’honneur, ils se
battent magnifiquement : pourquoi rappeler les faiblesses qu’ils ont pu
avoir ? Laissons-les à leur devoir et à leur gloire.
(Marques d’assentiment.)
Mais toute cette série d’actes des 19, 26 et 27 mai indique à quel point la
situation s’aggrave.
Il faut, dit le général Pétain, rechercher et grouper les hommes pour
obtenir qu’ils rejoignent leurs unités. Au cours de marches, des meneurs
réussissent à débaucher quelques soldats qui abandonnent leur place.
Grâce à l’influence personnelle et à l’énergie des officiers, tout rentre
assez rapidement dans l’ordre. Mais si, d’une façon générale, les
manifestations ne semblent pas dirigées contre le commandement mais
contre le gouvernement. “Nous n’en voulons pas à nos officiers, disent
les hommes, mais au gouvernement. Nos femmes crèvent de faim, on les
zigouille à Paris, nous voulons aller en permission ! Il faut que le
gouvernement le sache ! c’est lui qui a refusé de faire la paix quand
l’Allemagne le lui offrait.” Les hommes crient : “Vive la Révolution !”
Telles sont, dit le général Pétain, les causes de cette dangereuse
effervescence.
Nous allons voir maintenant comment le crime que j’indique s’est
manifesté dans l’exécution et comment cette propagande a obtenu les
résultats qui ne sont pas négligeables :
Le général Pétain signale :

1° – Les tracts qui se distribuent dans les gares de Paris.


2° – Les agents provocateurs qui se glissent dans les cantonnements
sous un uniforme étranger aux nôtres.
3° – Le contrat des brigades russes.
4° – Les articles de presse sur les événements de Russie.
5° – L’espoir de l’impunité ou du moins de l’atténuation des peines
encourues, par suite des restrictions apportées progressivement à l’action
des conseils de guerre.
6° – L’accroissement de l’ivresse dans l’armée provoqué par les
difficultés qu’éprouve le commandement à s’opposer aux apports de vin
dans la zone de l’avant, facilités par les sommes considérables dont
disposent les hommes à leur sortie des tranchées.
7° – L’attitude des ouvriers mobilisés et de certains officiers et
soldats dans les réunions pacifistes de l’intérieur, attitude qui semble
rester impunie, ce qui se répand sur le front.
8° – Les mouvements populaires qui se produisent actuellement à
Paris.
Le mouvement a en somme ses racines profondes dans l’intérieur. Or,
par suite du régime des permissions, auquel d’ailleurs on ne peut rien
changer, le front est solidaire du reste de la France.
Ce mouvement, d’un instant à l’autre, peut devenir très grave. Je ne
saurais trop insister auprès de vous pour que des mesures énergiques
soient prises en vue d’y remédier. Les plus urgentes seraient à mon avis
les suivantes :
1° – Mettre dans l’impossibilité de nuire les auteurs de tracts qui se
vendent aux abords des gares à Paris. Ces individus sont parfaitement
connus.
2° – Prendre des mesures énergiques contre les officiers et soldats et
ouvriers mobilisés qui fréquentent les réunions pacifistes de l’intérieur et
tout d’abord les renvoyer au front.
3° – Diriger et surveiller étroitement la presse.
4° – Établir la répression immédiate en suspendant notamment les
effets de la loi du 27 avril 1916 et de la circulaire du 20 avril 1917.
Je prendrai de mon côté les mesures nécessaires pour arrêter dans les
cantonnements les agents provocateurs et pour enrayer, autant que
possible, les progrès de l’ivresse.
Le général Franchet d’Esperey me rend compte qu’à la suite de
conciliabules des régiments d’infanterie ont décidé de marcher demain
sur Paris. Les mesures ont été prises. Il était temps.

Ces documents, Messieurs, vous montrent quelle était la gravité du mal.


Vous voyez que depuis 1916 la propagande a commencé pour s’exercer sans
être arrêtée jusqu’en 1917 où elle prend son plein développement et pour
aboutir aux mutineries comme celles de Cœuvres qui se sont étendues sur une
partie malheureusement trop importante de l’armée.
[Le procureur trace un bref portrait de Louis Malvy.]
Tout d’abord, avant d’entrer dans l’examen de ces faits, j’ai à me
demander quel est l’accusé qui est devant vous.
Dans une affaire de cette nature, j’ai l’intention de laisser le plus qu’il
sera possible en dehors, les questions de personne, même les questions de
moralité. Nous ne savons pas ce qui est au fond, peu importe. Je n’ai pas
l’intention, moi, d’entrer dans le détail des diverses accusations qui ont pesé
sur la tête de M. Malvy et cependant, certains points sont de nature à éclairer
ses intentions et sur cela je dois m’expliquer.
Des témoins m’ont reproché très vivement d’avoir dit que M. Malvy était
au ministère de l’Intérieur, l’homme d’un ancien président du Conseil qui
avait conservé son autorité et son influence dans le gouvernement.
Un ancien président du Conseil a déclaré devant vous : « Comment, nous
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avons choisi M. Caillaux parce qu’il nous était imposé ? Mais, c’est nous
faire injure, c’est nous outrager ! »
Non, je n’ai pas dit cela ; je n’ai pas prétendu que M. Malvy avait été
imposé à M. Viviani, à M. Ribot, à M. Painlevé, ou à M. Briand. J’ai dit
simplement, et je crois que j’étais dans la vérité, qu’étant ministre de
l’Intérieur, M. Malvy s’est considéré et a agi comme l’homme de cet ancien
président du Conseil. Mais en ce qui concerne le choix de M. Malvy, voyons,
il faut pourtant voir les choses comme elles sont dans la réalité.
Surtout au commencement de la guerre, lorsqu’on voulait faire l’union
sacrée, on appelait au pouvoir depuis les partis les plus avancés jusqu’aux
partis les plus éloignés des idées républicaines. On avait pour devoir de
prendre, pour former un ministère, les représentants les plus autorisés de
chaque parti. Et, certainement, les représentants du parti radical socialiste ne
me démentiront pas si je dis que M. Malvy était au pouvoir le représentant de
leur nuance politique.
Lorsque les ministres à ce moment ont choisi leurs hommes, ils n’ont pas
pris n’importe où les hommes qui leur paraissaient les mieux qualifiés pour
remplir leurs fonctions, ils les ont pris avec leur personnalité, avec l’intention
de bien faire c’est entendu, ils ont fait d’excellents choix effectivement dans
la plupart des cas, mais ils ont pris des représentants des divers partis. De
telle sorte que je ne m’éloigne pas beaucoup de la vérité en disant que
M. Malvy était le représentant dans les différents ministères dont il a fait
partie, de l’élément radical socialiste. Personne, je le pense, ne le contestera.
Ce parti radical socialiste aujourd’hui, peut être, je ne dis pas séparé, mais
quelque peu distant de son ancien chef. Qui est-ce qui peut nier qu’il y avait
dans ce parti un homme d’une grande autorité, d’une volonté inflexible,
d’une ambition absolument extraordinaire, qui entendait diriger le parti et qui
le conduisait avec autorité, c’était M. Caillaux ?
De telle sorte que, je le répète, je n’étais pas éloigné de la vérité en disant
qu’au ministère de l’Intérieur, M. Malvy était tout au moins le représentant
du chef qu’était M. Caillaux.
(Mouvement.)
Je n’insiste pas sur ce point.
Enfin, lorsque j’arriverai au cours de ma démonstration à une série de
faits à reprocher à M. Malvy et quand je constaterai que ces faits, par une
coïncidence bien fâcheuse pour lui, ont en grande partie pour but de tirer plus
ou moins d’affaire M. Caillaux, j’aurai bien le droit de dire que cet ancien
président du Conseil avait conservé au ministère de l’Intérieur une certaine
prépondérance.
J’ajoute maintenant, sans vouloir insister sur cette partie de mon
réquisitoire et je le dis en termes les plus mesurés possibles, que M. Malvy
n’avait pas eu à son ministère la dignité de tenue que je voudrais constater, je
l’ai dit dans mes réquisitions, chez un représentant du gouvernement de la
République.
Oh ! Messieurs, pour nous autres Républicains, c’est notre droit d’exiger
de notre aristocratie le respect de l’honneur de la famille, et des lois les plus
sacrées du foyer conjugal. On peut en sortir, on n’est pas pour cela souvent
très coupable, mais j’ai bien le droit de dire que quand occupant des fonctions
publiques, on n’a pas su sortir du droit chemin absolu sans soulever le
scandale, on a eu tort.
Est-ce qu’il est exact que malgré la situation particulière qu’occupait
M. Malvy, des parties de cartes nombreuses aient été faites à ce point qu’un
témoin a pu dire : « Je l’ai eu cette nuit votre ministre, je lui ai gagné
12 000 francs au poker » ? De telle sorte que vous avez entendu des gens
déclarer que c’était entre deux parties de cartes que M. Malvy s’occupait des
affaires de l’État.
Je dis avec raison, je crois, que ce n’est pas là l’attitude d’un homme qui
a la conscience bien éclairée et que cette conscience peut avoir été obscurcie
par la vie que menait ce ministre. En le soutenant, je ne dis rien qui soit
exagéré.
Lorsque, sans entrer, je le répète, dans des douleurs de famille, je le vois
manifester à l’occasion de la mort d’une femme qui n’était pas la sienne, une
douleur qui s’est répandue jusque dans les gazettes publiques, et conduire un
deuil où il n’aurait pas dû figurer, lui, ministre de l’Intérieur, je dis qu’il y a
là une situation morale qui n’est pas faite pour attirer la sympathie sur
M. Malvy. Je n’en dis pas davantage.
[Puis, le procureur reprend ses développements sur les faits reprochés à
Malvy]

DÉCLARATION CONCLUSIVE DE LOUIS MALVY

[Louis Malvy fait cette déclaration le 4 août à l’issue de la plaidoirie de


e
M Bourdillon, son avocat.]
Le PRÉSIDENT. — Accusé, avez-vous quelque chose à ajouter pour
votre défense ?
M. MALVY. — Messieurs, après l’éloquente plaidoirie de mon éminent
défenseur, je n’aurais rien à ajouter si je n’étais en mon âme, invinciblement
poussé à vous crier tout ce que je ressens à la minute même où vous allez
disposer de mon honneur.
Pendant quarante-deux mois, j’ai dirigé le ministère de l’Intérieur et j’ai
pratiqué une politique en plein accord avec les présidents du Conseil, dont
j’avais l’honneur d’être le collaborateur. Cette politique ? Ce fut celle de la
plus grande confiance dans la classe populaire, plus modérée, plus étroite,
plus restreinte dans les conflits, plus élargie, poussée plus loin le jour même
où l’agresseur mit le pied sur le territoire français, et avec le sentiment
profond qu’il ne fallait pas dissocier de la nation une parcelle de la nation,
avec le sentiment profond qu’il fallait faire appel à toutes les forces
nationales de façon à déjouer les manœuvres de l’ennemi qui comptait nous
trouver d’autant plus faible que nous avions été désunis.
Ce jour-là, oui, j’ai fait pleine confiance aux classes ouvrières. Au
moment où les difficultés de l’existence exaspéraient les esprits, j’ai pris
contact avec les représentants autorisés de la classe ouvrière. J’ai composé
parfois avec des hommes qui se trouvaient en marge de ces organisations,
avec des hommes qui avaient, quoi qu’on en dise, une confiance et une
autorité sur certains milieux effervescents de la capitale, et uniquement pour
éviter des incidents et des troubles, dans l’intérêt de la paix publique.
Oui, j’ai recommandé à des services de police [la] douceur alors qu’ils ne
voyaient que le caractère répressif de l’acte sans apercevoir les conséquences,
la plus grande prudence et la plus grande circonspection…
Oui, j’ai pensé parfois que les bénéfices que nous pouvions retirer de
certaines perquisitions au siège des organisations ouvrières ne valaient pas les
inconvénients graves qui en résulteraient au moment où une minorité se
lèverait dans un mouvement de protestation unanime contre le gouvernement
qui aurait dicté cet acte.
Oui, j’ai fait tout cela, mais je l’ai fait avec le souci exclusif de servir
mon pays dans l’intérêt de la patrie.
On oublie trop aujourd’hui quelle fut la tâche écrasante du ministre de
l’Intérieur pendant ces trois ans de guerre : assurer la mobilisation, ensuite
assurer la sécurité du pays, son ravitaillement, la garde des frontières, les
usines de guerre, toutes les mesures d’assistance et de solidarité nationale. En
un mot, il a fallu maintenir intact le moral de l’arrière.
Et, messieurs, si je n’avais pas peur d’entrer dans tous ces détails, je vous
montrerais toute la complexité des problèmes qui s’offraient à nous, la tâche
écrasante du ministre de l’Intérieur. Vous verriez d’avance combien sont peu
de choses les menus faits que l’on a relevés contre moi. Ah, il est facile
aujourd’hui d’extraire de cette œuvre de trois années des faits isolés, de les
grouper habilement. Il est facile de les montrer, frappant l’imagination des
femmes, de les mettre en relief et de dire : « Voilà ce que fut le ministre de
l’Intérieur pendant trois ans de guerre. » Non, c’est un procédé par trop
injuste. Ce qu’il faut voir et juger, c’est l’œuvre, ce sont les résultats qu’il a
donnés.
Permettez-moi de vous le dire, j’ai conscience que cette politique fut
mieux que toute autre appropriée aux circonstances et qu’elle a été utile au
pays. Politique personnelle ? Ah, Monsieur le Procureur, faites-moi la grâce
de renoncer à cette accusation. Politique personnelle, distincte, ignorée de
mes collègues, faite à leur insu ? Après les dépositions que vous avez reçues,
il est impossible de vous dire que j’ai échappé à la direction générale de mes
chefs pour être l’homme d’un homme.
Comment ? M. Caillaux se serait emparé du ministère de l’Intérieur ?
Que de choses je pourrais dire sur ce point. Qu’il vous suffise de savoir que
ce sont des paroles qui s’adressent et atteignent non seulement ma
personnalité, mais la dignité de mes collègues. Si j’ai fait intervenir les
dépositions de MM. les présidents du Conseil, si j’ai fait parfois appel à la
solidarité ministérielle, ne croyez pas que ce soit pour abriter ma personnalité
derrière celle de mes chefs de gouvernement. Il y a des mots qui me
paraissent insupportables, ceux de déloyauté, de mensonge, de tromperie.
Non, j’ai agi en plein accord avec tous, en prenant la responsabilité de ma
politique.
Je sentais bien qu’un jour ou l’autre cette politique de confiance, de
concorde, entraînerait contre moi des rancunes et des haines tenaces. Je ne
pouvais pas croire qu’elle pousserait un jour un professionnel de la
dissimulation et de l’injure à m’accuser d’avoir vendu mon pays.
J’aurais pu m’expliquer. L’odieuse calomnie aurait cheminé dans l’ombre
et je l’aurais un jour retrouvée plus forte et plus puissante. Je l’ai dénoncée au
grand jour de la tribune française. L’opinion publique s’est émue ; j’ai
demandé des juges. Je suis devant vous.
Durant ces dix mois, quelles souffrances, quelles tortures, quel calvaire !
Mais, Messieurs, les individualités sont peu de choses dans le drame que
nous vivons. Et l’opinion publique ne se préoccupe pas des souffrances
individuelles. Ce que veut le pays, c’est la vérité, c’est la justice. Cette vérité
approche, la justice va venir. Les enquêtes, les témoignages ont démontré
suffisamment que cette accusation ne repose sur aucun fondement.
L’accusation s’est écroulée lamentablement. Est-ce l’heure de la réparation et
de la justice ? Pas encore.
M. le procureur général adresse d’abord un brevet de patriotisme et de
bonne foi au calomniateur. Il fait plus. Il arrive, par les voies indirectes de la
11
complicité , au but même que s’était proposé celui dont les calomnies sont
aujourd’hui même foulées aux pieds.
Ainsi donc, je ne suis pas un traître, mais je suis le complice de traîtres.
Messieurs, le complice de traîtres est un traître et il mérite le châtiment
infligé à ceux qui ont trahi et vendu leur pays. Messieurs, je n’admets pas,
moi, le pays n’admettra pas, cette distinction. Le complice doit subir la peine
de l’auteur principal. Si c’est là toute votre pensée, Monsieur le Procureur, il
faut aller jusqu’au bout. Si c’est là votre pensée, il n’est pas possible que
vous demandiez aux juges de composer avec leur conscience et de
m’accorder je ne sais quelles circonstances atténuantes que personne, en
France, ne comprendrait.
Ah, le dilemme est bien précis : ou je suis le complice de traîtres, c’est-à-
dire un traître et complice conscient de criminels qui ont vendu leur pays et je
ne mérite aucune pitié : ou je suis innocent du crime dont on m’accuse et
vous ne pouvez pas me déshonorer.
Je me tourne vers vous à cette heure angoissante de ma vie. Je me tourne
vers vous en toute quiétude et en toute confiance, car je sais que je ne suis pas
dans l’enceinte où s’entrechoquaient parfois des controverses politiques mais
dans une enceinte qui est aujourd’hui celle de la justice et où vous avez le
sentiment élevé de vos devoirs de magistrats. Oui, c’est à la justice seule que
j’en appelle, la justice qui domine et qui doit dominer les passions du jour et
qui reste quand celles-ci se sont évanouies.
C’est, Messieurs, sous la sauvegarde de votre conscience que je place
l’honneur des miens, l’honneur de ceux qui porteront mon nom quand je ne
serai plus.
Quant à moi, je garde et je garderai le front haut, sûr de moi-même, sûr
des services que je me suis efforcé de rendre à mon pays, sûr, Messieurs,
absolument sûr de mon ardent amour pour la patrie.
Le PRÉSIDENT. — Les débats sont terminés.

1. Archives du Sénat, procès Malvy, 41 AS 6, Réquisitoire de M. le procureur général.


2. Une circulaire de Louis Malvy vient traduire une décision prise par le gouvernement de
mettre un terme à l’autorité exceptionnelle accordée à l’armée en application de l’état de
siège et lui attribuant l’intégralité des pouvoirs de police. La circulaire est rédigée en ces
termes : « À dater du 5 septembre prochain, les préfets et les maires, sur le territoire
national situé en dehors de la zone des armées, exerceront librement, comme en temps de
paix, toutes les attributions qui leur sont conférées en matière de police et pour le maintien
de l’ordre », texte cité par Jean-Yves Le Naour, L’Affaire Malvy. Le Dreyfus de la Grande
Guerre, op. cit., p. 98.
3. Bureau central de renseignement.
4. Grand Quartier général. Le Grand Quartier général est une structure de commandement
qui a assuré le commandement de l’ensemble du corps de bataille français d’août 1914 à
e
1919. Il est composé de quatre bureaux, dont le 2 bureau chargé des renseignements et des
services secrets.
5. Au sujet de ce livre rouge, voir ici.
6. Bolo, dit Bolo-Pacha, est un aventurier qui entretient pendant la guerre des relations avec
l’Allemagne, parvenant à convaincre l’ennemi de corrompre certains organes de la presse
française et d’y faire publier des articles pacifistes destinés à porter atteinte au moral des
Français. Il sera jugé en conseil de guerre en février 1918 et condamné à mort.
7. Ce qu’on a nommé la grève des « midinettes » se déclenche le 14 mai 1917. Le
mouvement est fondé sur des revendications salariales ; il durera quatorze jours et
débouchera sur le vote d’une loi prévoyant la « semaine anglaise », c’est-à-dire la semaine
de cinq jours et demi, et ébauchant ce qui allait devenir les conventions collectives.
8. Paix-Séailles aurait en effet transmis des documents sur l’armée d’Orient à Almereyda.
9. Karl Liebknecht est un membre du SPD, dont il a été exclu pendant la Première Guerre
mondiale en raison de son antimilitarisme fervent.
10. Le procureur fait un lapsus, il veut dire « Malvy ».
11. On se souvient que le procureur Mérillon avait requis contre Malvy en invoquant la
complicité.
LE PROCÈS DE GERMAINE
BERTON (1923)
croquis de l’audience par Dukerey
Germaine Berton pendant l’interrogatoire
Campagnes de presse diffamatoires, menaces, coups de revolver, coups
de canne, après comme avant la Grande Guerre, la vie politique nationale est
marquée par la violence et agitée de tensions aiguës provenant de tous les
camps, notamment des plus extrêmes. Le 31 juillet 1914, Jaurès succombait
sous les balles de Raoul Villain, dont le geste semblait avoir été guidé par les
1
excitations à la haine contenues chaque jour dans L’Action française . À
2
l’issue du conflit, poursuivi par les invectives de Léon Daudet , le ministre
radical-socialiste Louis Malvy démissionnait et quittait bientôt la France pour
l’Espagne frappé par la Haute Cour de justice d’une peine infamante…
L’Action française – le quotidien tout comme le mouvement intellectuel –
paraissait décidément disposer d’armes redoutables pour faire succomber ses
ennemis.
La mort de Jaurès demeurait aux yeux de la gauche une offense
impardonnable. Elle avait ému en particulier l’esprit enflammé de Germaine
Berton, une jeune anarchiste aux idées pacifistes, qui y voyait un affront et
qui criait vengeance. Depuis la fin de la guerre, les tensions récurrentes entre
la France et l’Allemagne n’avaient cessé d’être pour elle une source
d’inquiétude et de colère, et d’éveiller en elle la crainte d’un nouveau conflit.
L’occupation de la Ruhr par l’armée française en janvier 1923, encouragée
depuis des mois dans les pages de L’Action française, fait soudain éclore
chez Germaine Berton le projet longtemps mûri de supprimer l’un des
membres du mouvement royaliste. À Léon Daudet qui était initialement visé,
Marius Plateau est finalement substitué au dernier moment. À l’instar de
Gaston Calmette quelques années plus tôt, le secrétaire général de la Ligue
d’Action française, chef des Camelots du roi, meurt sous les coups de
revolver d’une femme, introduite sans précaution dans les locaux du journal.
Aventurière de l’anarchisme, idéaliste et fiévreuse, Germaine Berton est
une femme attachante malgré son geste – ou pour certains à cause de lui.
Comparée à Charlotte Corday qui poignarda Marat, adoubée par les
surréalistes, elle retient l’attention par l’ardeur et la précocité de ses
convictions. Pourtant, dans le procès qui la conduit devant la cour d’assise de
la Seine, ni elle, la criminelle, ni Marius Plateau, la victime, ne sont les
personnages principaux des débats. L’un et l’autre sont comme effacés
derrière les causes politiques qu’ils représentent. Sur l’impulsion de l’avocat
de la défense, le communiste Henry Torrès, le procès de Germaine Berton
prend une dimension qui dépasse les parties et devient celui de l’Action
française, le procès d’un mouvement qui, par sa pratique systématique du
coup de force, heurte des personnalités de tous bords impatientes de le voir
muselé.

Le 11 novembre 1918, l’armistice est enfin signé, la victoire alliée enfin


acquise après des années de combats meurtriers, mais la France, durablement
marquée par la guerre, n’en a pas fini pour autant avec les difficultés. Si, ce
jour-là, le cessez-le-feu est déclaré, si les cloches sonnent sur tout le territoire
pour fêter la paix, des heures sombres ne tardent pas à occulter le succès
3
militaire. « L’ivresse du 11 novembre ne devait pas être durable », les
Français sont déçus, ils attendaient autre chose de la victoire. Or, le pays est
exsangue, la population dévastée, une partie des infrastructures industrielles
4
et des transports détruite, et bientôt la monnaie s’effondre . La pénurie,
l’inflation entretiennent une gronde sociale continuelle. Certes, à partir des
5
années 1920, la croissance économique va reprendre , mais les mentalités et
la vie quotidienne des couches de la population les plus exposées restent
soumises aux turbulences.
Face à cette situation, les nationalistes de tous bords sont animés
d’un esprit de revanche malgré la victoire et attendent de l’Allemagne toutes
les concessions. Ils oublient que la paix n’est pas « une paix française » mais
une paix alliée, et que des concessions s’imposent. À la reconquête de
l’Alsace-Lorraine, ils veulent ajouter la démilitarisation de l’ennemi d’hier, la
sécurisation de la rive gauche du Rhin et le versement de lourdes réparations,
justifié, certes, par les colossales pertes de guerre françaises, mais peu réaliste
de la part d’un pays lui-même à genoux. L’Action française est dans ce camp,
qui prône une armée française forte et s’affirme sans relâche en faveur d’une
politique d’intransigeance. À l’autre extrémité du champ des opinions
politiques où se rencontre l’antimilitarisme de Germaine Berton, on croit à
une « paix de droit », à une réconciliation des peuples et au désarmement ; à
une hostilité des patries, on préfère une fraternité de classes.
Le traité de Versailles, signé le 28 juin 1919, n’a résolu
6
qu’imparfaitement les problèmes posés par la paix . Son application révèle
des chausse-trapes, au premier rang desquelles figurent l’incapacité de
l’Allemagne à payer les indemnités qui lui sont réclamées et les vives
réticences anglaises et américaines à soutenir les exigences françaises vis-à-
7
vis de son voisin vaincu . Au début des années 1920, le gouvernement
français s’affirme en faveur d’une stricte application du traité, souhaitée par
8
la majorité de l’opinion et du monde politique . Une telle ligne, nuancée
seulement à partir de 1921 par l’attitude plus conciliatrice d’Aristide Briand,
est prolongée lors de l’avènement de Raymond Poincaré à la présidence du
Conseil, un an plus tard, qui marque la volonté de placer le pays dans une
position de force à l’égard de l’Allemagne. Face aux refus répétés du Reich
de s’acquitter des réparations de guerre, sur l’initiative intransigeante de
9
Poincaré , le 11 janvier 1923, l’occupation de la riche région industrielle de
la Ruhr par les troupes françaises et belges est ordonnée.
Une telle décision, conforme à la logique d’éreintement de l’Allemagne
professée par les membres de l’Action française, était réclamée par eux
10
depuis des années et lors de son exécution, elle est fêtée à grands cris . Les
prédictions de Jacques Bainville, le brillant analyste des relations
internationales dans le journal, se réalisaient ; il était fait usage de la force
préconisée par l’Action française et le prestige du mouvement s’en trouvait
renforcé. À l’inverse, cette action unilatérale destinée à obtenir des gages de
l’Allemagne par la contrainte faisait figure de provocation à la violence aux
yeux des pacifistes. Germaine Berton, qui percevait de manière exacerbée
tout geste d’agression de la France à l’égard de l’Allemagne, ne pouvait
qu’être ébranlée par ce qu’elle interprétait comme une escalade dans la
tension entre les deux pays. Un tel événement ne pouvait qu’exciter sa
rancune contre Poincaré. La jeune anarchiste se montrait ainsi en accord avec
l’opinion soutenue par la SFIO. Elle rejoignait surtout les vues du PCF, né
trois ans plus tôt, qui, vivement opposé à l’occupation de la Ruhr, protestait
11
dans le cadre d’une campagne virulente menée par Marcel Cachin invitant
les soldats français à fraterniser avec la classe ouvrière allemande.
Les difficultés qui caractérisent le paysage français de l’après-guerre sur
le plan international s’accompagnent de problèmes intérieurs graves et
12
spécialement d’une effervescence sociale qui inquiète les pouvoirs publics .
Pacifiste, antimilitariste, Germaine Berton se montre également solidaire de
la colère des travailleurs attisée par les préoccupations liées à la vie chère et
par les conditions d’existence éprouvantes des années qui suivent
l’avènement de la paix. Elle épouse l’exaspération ouvrière nourrie de
l’exemple fantasmé et exaltant de la révolution russe. Il faut dire que le climat
politique de l’époque est influencé par les sentiments contrastés suscités par
la Russie bolchevique. Sujet d’horreur et de crainte pour une grande partie de
l’opinion, objet de la haine de l’extrême droite, cette dernière stimule la
réflexion de l’ensemble de la gauche et du monde ouvrier, quelles que soient
les réticences qu’elle peut aussi inspirer. Même pour ceux qui n’y adhèrent
pas, elle apparaît comme l’incarnation d’un possible jusqu’alors imaginaire.
Germaine Berton, qui a assisté au congrès de Tours en 1920, se montre rétive
à une adhésion inconditionnelle à Moscou, pourtant approuvée à cette
occasion par la masse. Un moment tentée, elle finit par refuser de communier
au PCF et se tourne vers l’anarchisme.
Tout en prenant clairement ses distances avec l’orthodoxie bolchevique,
Germaine Berton, au milieu de l’effervescence qui agite la gauche au cours
de ces années-là, se place d’emblée dans le camp des extrêmes. Face aux
dissensions qui divisent la CGT, renforcée par l’adhésion massive de
nouveaux membres, elle prend parti sans réserve contre le courant modéré.
En opposition avec Léon Jouhaux et les dirigeants du syndicat qui entendent
prolonger le dialogue établi avec le gouvernement pendant la guerre, elle se
situe dans le sillage de la minorité révolutionnaire menée par Pierre Monatte,
de plus en plus influente. Farouchement pacifiste, elle a vécu comme une
trahison du socialisme la collaboration de la CGT à la politique d’union
sacrée et elle opte pour un retour aux méthodes révolutionnaires et à la lutte
des classes. Elle témoigne de ce choix en devenant, en 1920, secrétaire
adjointe d’un de ces comités syndicalistes révolutionnaires qui regroupent
localement les membres de la minorité syndicale. Même si, avec le temps,
rompant avec ses anciens amis, elle évolue vers un anarchisme individualiste.
À partir de ce moment-là, elle prône sans relâche dans ses écrits une action
violente et individuelle, destinée à semer la terreur chez l’ennemi.
La Russie et ce qui s’y passe intéressent Germaine Berton. En décembre
1918, après la guerre, elle s’oppose avec ardeur à l’intervention alliée en
Ukraine destinée à appuyer les généraux blancs en lutte contre les bolcheviks.
À l’instar d’une grande partie de la gauche et d’autres courants plus modérés,
elle discerne dans la croisade menée par Clemenceau la menace d’un
nouveau conflit mais, surtout, elle voit dans cette opération un soutien
illégitime apporté à une menée contre-révolutionnaire. Quand, au printemps
1919, la flotte de la mer Noire se mutine et qu’on entend des marins français
chanter l’Internationale aux côtés des bolcheviks, Germaine Berton les
encourage et proclame sa solidarité avec les révoltés lors du défilé du
er
1 mai ; elle milite aussi dans le Comité de défense créé pour les soutenir.
Alors que L’Action française – Léon Daudet en tête – appelle avec violence à
la sévérité, elle se déchaîne en faveur de l’amnistie des matelots rebelles
condamnés par les juridictions militaires. En même temps que tout un courant
de l’opinion, elle se bat en particulier pour la libération d’André Marty, jeune
ingénieur et officier, figure symbolique de l’insurrection.
Au début de l’année 1923, Germaine Berton a ainsi bien des raisons
d’être fébrile : l’occupation de la Ruhr depuis le 11 janvier l’indigne, la grâce
13
d’André Marty pour laquelle elle se mobilise et qui tarde à venir l’agite , et,
sur ces deux points, l’opposition permanente, irritante, des rédacteurs de
L’Action française à ses propres points de vue exaspère sa colère. Ces deux
sujets emblématiques viennent raviver la rage ancienne qui la saisit quand
elle songe à la mort de Jaurès et aux « procès de trahison » ouverts par
Clemenceau à la fin de la guerre – ceux de Louis Malvy, de Joseph Caillaux
14
et, surtout, celui du Bonnet rouge . À cela s’ajoutent l’arrestation de Marcel
Cachin et, avec elle, celle d’une vingtaine de communistes, tous accusés
d’inciter les soldats français de la Ruhr à la trahison. Ces divers éléments se
conjuguent et précipitent sa détermination à éliminer l’un des membres de
l’Action française.
Au départ, c’est sur Léon Daudet que se concentre avant tout sa haine.
C’est lui sa tête de Turc, lui qu’elle cherche d’abord à atteindre. Plein de
faconde, écrivain vif et subtil, Daudet est brillant et se montre d’une
combativité inépuisable lorsqu’il s’agit, plume en main, d’abattre sa proie.
15
Paradoxe vivant, homme complexe , ce personnage violent à la verve hardie
est un adversaire de taille dont le penchant pour la délation peut être fatal.
Depuis la date funeste du 31 juillet 1914, Germaine Berton le tient pour
responsable de la mort de Jaurès en raison des campagnes menées par lui
dans la revue. Et quand le procès de Louis Malvy enflamme son imagination,
ce n’est peut-être pas tant en raison de la personnalité de l’accusé, dont elle
ne partage pas les idées, qu’en raison du rôle joué par Daudet dans sa chute.
Le 20 janvier 1923, lorsqu’elle se rend au siège de L’Action française,
rue de Rome, c’est bien Daudet qu’elle a l’intention de tuer, lui qu’elle
nomme « l’ennemi le plus acharné de la classe ouvrière et aussi de la
République, l’aventurier royaliste Léon Daudet ». Ce jour-là, un samedi, elle
ne peut rencontrer le député de Paris qui n’est pas sur place, mais elle parle à
diverses personnes qui se trouvent dans les bureaux du journal, notamment à
Jacques Allard, beau-frère et secrétaire de Daudet, et à Marius Plateau. Le
surlendemain, le 22, elle renouvelle sa tentative sur le parvis de Saint-
Germain-l’Auxerrois, à la sortie de la messe donnée en mémoire de la mort
de Louis XVI, à laquelle assiste l’élite monarchiste. Maurras est là, mais pas
Daudet. Craignant de toucher la foule présente sur les lieux, à la dernière
minute, Germaine Berton renonce à son geste.
C’est finalement au cours de ce troisième jour, dans l’après-midi du
lundi, qu’elle atteint son but, même si sa colère est détournée de sa cible
initiale. Quand elle se présente une nouvelle fois dans les locaux du
périodique, Léon Daudet est toujours absent, mais le désir de vengeance de la
jeune femme est intact. Daudet n’est pas là ? Qu’importe, ce sera quelqu’un
d’autre. Affirmant détenir des informations sur les anarchistes libertaires
qu’elle s’apprêterait à trahir, Germaine Berton parvient à se faire recevoir par
Marius Plateau. Il la fait entrer dans son bureau et une longue discussion
s’engage. Tandis que la jeune extrémiste joue pour la façade son rôle de
traître, les propos tenus par Plateau heurtent ses convictions en secret et son
indignation grandit ; peu à peu, ses intentions homicides se précisent. Sortant
enfin son revolver de sa poche, elle pointe l’arme en direction du chef des
Camelots du roi et tire cinq coups de feu. Daudet est en vie, Plateau est mort.
La victime n’a certes pas l’envergure du célèbre polémiste malgré ses
combats au sein du mouvement royaliste et les blessures laissées par la
guerre, et seul le hasard l’a désigné pour succomber sous les balles de la
jeune anarchiste.
Germaine Berton a accompli sa vengeance, elle a commis le crime dicté
par sa conscience et rempli son destin. Maintenant, elle peut mourir… Dans
un geste théâtral, la jeune anarchiste tente de se suicider. Au commissaire de
police arrivé au siège de L’Action française, Germaine Berton déclare,
emphatique : « Vous direz à mes camarades du parti, si je meurs, que j’ai fait
mon devoir. » Emmenée à l’hôpital pour être soignée de sa blessure, elle sera
en réalité rapidement transférée à la prison Saint-Lazare où l’avait précédée,
près de dix ans plus tôt, Mme Caillaux. Elle y restera jusqu’à l’ouverture du
procès. Le Libertaire, hebdomadaire de l’union anarchiste dont elle s’était
pourtant éloignée, revendique le geste de la meurtrière. Dans son numéro du
début février 1923, il glorifie « l’héroïque Germaine Berton », stigmatisant au
passage ceux qui n’osèrent pas revendiquer Villain, assassin de Jaurès. Du
côté de L’Action française, avant la colère, c’est le choc. Mais, bientôt, la
violence se déchaîne chez les Camelots du roi, et des émeutes, des actes de
vandalisme ont lieu. Les bureaux de L’Œuvre et de L’Ère nouvelle sont
saccagés, les presses détruites, et les funérailles de Marius Plateau sont
l’occasion de manifestations spectaculaires. Léon Daudet, quant à lui, dans
un de ces amalgames dont il a le secret, ne parle plus de « la Berton » que
comme d’une « fille perdue, anarchiste et policière, qui servait l’intérêt
16
allemand » .
Le récit des faits de l’affaire Germaine Berton ne s’achève pas tout à fait
avec le crime de Marius Plateau. À l’automne 1923, un mois avant que
s’ouvre le procès, un autre événement dramatique se produit qui rejoint
curieusement le destin de la jeune anarchiste et l’histoire des liens tortueux
qu’elle entretient avec l’Action française. À la fin de novembre, on apprend
par les journaux la disparition de Philippe Daudet, le fils aîné de Léon,
retrouvé mourant sur la banquette d’un taxi, une balle dans la tête. Garçon
instable en conflit avec sa famille, le jeune homme s’était évadé du domicile
de ses parents et avait cherché refuge auprès des anarchistes avant sa mort. La
thèse du suicide est avancée, en particulier dans les pages du Libertaire, qui
confère à l’affaire une dimension politique en accusant Léon Daudet de
vouloir étouffer la vérité. La riposte de L’Action française ne se fait pas
attendre, qui annonce que « l’assassinat de Philippe Daudet » est dû à un acte
de vengeance commis par les ennemis du polémiste.
Aux anarchistes qu’il avait croisé au cours de son errance, Philippe
Daudet avait confié qu’il voulait tuer son père. Dans les pages du Libertaire,
au lendemain de la mort du jeune homme, son nom et celui de Germaine
Berton sont associés sous la plume des surréalistes. Certains prétendent
17
même qu’ils ont été tous les deux d’éphémères amants . C’est donc une
curieuse histoire pleine de chimères que la mort non advenue de Léon
Daudet, une histoire où Germaine, voulant tuer Daudet, a supprimé Plateau,
où Philippe, songeant au parricide, se serait suicidé et où Germaine, enfin, un
jour de désespoir de novembre 1924, aura une seconde fois tenté d’en finir
18
avec la vie, tout en pensant au jeune homme qu’elle avait aimé . On dit
d’ailleurs qu’une photo de Philippe Daudet ne quittait pas le sein passionné
de Germaine Berton.

Les débats de l’affaire Germaine Berton s’ouvrent le 18 décembre 1923


devant la cour d’assises de la Seine. À l’heure où la justice doit être rendue,
deux camps s’affrontent. Germaine Berton, fille exaltée, un peu perdue, âme
vagabonde du milieu anarchiste, n’arrive pas seule au procès. Le communiste
Henry Torrès, jeune encore lui-même car il n’a que trente ans, est à ses côtés.
Il déploiera pour elle tout son talent, faisant tonner sa forte voix pour tenter
d’obtenir l’acquittement de sa cliente. La partie adverse est représentée par le
bâtonnier de Poitiers, le marquis Marie de Roux, grande figure du
mouvement monarchiste, avocat de L’Action française pendant tout l’entre-
e
deux-guerres et collaborateur régulier du journal. Il est assisté de M
19
Campinchi , choisi pour ses opinions modérées destinées à servir de
contrepoint à celles de son confrère. Un duel acéré se poursuit au fil des
audiences entre l’orateur communiste et Marie de Roux, protecteur de la
mémoire de Marius Plateau. Les débats sont entrecoupés d’incidents et les
invectives fusent. Le Figaro parle dans ses pages d’une « tempête de cris, de
hurlements, de poings levés, de bouches tordues criant à l’insulte », face à
20
« une magistrature comme balayée par ce cyclone » .
Si l’acte meurtrier de l’accusée appelle bien sûr le blâme, la défense
pourtant ne manque pas d’arguments. La jeunesse de Germaine Berton,
d’abord, plaide en sa faveur, ainsi qu’Henry Torrès ne manque pas de le faire
valoir : elle n’avait pas vingt-deux ans quand elle a tué Plateau. Son passé,
également, incite à l’indulgence. Élevée par une mère froide, dépourvue de
sentiment maternel, elle a perdu son père quand elle avait dix-sept ans. C’est
de lui, constructeur-mécanicien aux idées avancées, socialiste convaincu,
qu’elle tient ses opinions. Au cours du procès, Séverine, la célèbre journaliste
engagée amie de Jules Vallès venue témoigner en faveur de l’accusée, évoque
à son sujet « une pauvre petite qui vient du tréfonds de la misère ». Torrès
aura des mots semblables. Le « tréfonds de la misère », c’est peut-être
beaucoup dire, mais il est vrai que Germaine Berton a connu l’errance, frôlant
la marginalité, ballottée d’une place à une autre en raison de ses prises de
position politiques. Dans ce portrait de fille fragile où toute la part
d’héroïsme revendiquée par elle disparaît, il n’est pas certain que Germaine
Berton se soit reconnue. À cette figure pâlie esquissée pour mieux la
défendre, elle aurait sans doute préféré celle suggérée par les propos
d’Aragon, qui disait sans rire vouloir se « prosterner devant cette femme en
21
tout admirable ». Mais Henry Torrès, au-delà de la cause de la jeune
22
exaltée politique – cette accusée « hors série » –, s’emploie à livrer l’Action
française au jugement de la cour. « J’entendais, écrira-t-il, transformer le
procès de Germaine Berton en procès de “l’Action française” et je crois y être
23
parvenu . » Par le choix des hommes qu’il fait appeler à la barre, par les
questions qu’il lance, comme autant de banderilles, aux témoins de la partie
adverse, Henry Torrès dirige les débats vers une critique systématique de
l’Action française. La violence du mouvement est attaquée, comme la
propagation générale de ses idées, son infiltration dans les administrations –
en particulier au sein de la justice du pays. Les interventions de Torrès, les
réponses qu’elles suscitent, élargissent la discussion au-delà de la seule cause
de Germaine Berton pour atteindre la doctrine de Maurras, les partis pris de
Daudet et ceux de leurs amis. Le président Pressard, tout au long des débats,
ne manque pas de rappeler à l’ordre l’avocat de la défense, s’efforçant de le
ramener dans les limites du procès. Marie de Roux, portant haut sa barbe en
pointe, ne dédaigne pas lui non plus le terrain de la lutte politique, même s’il
cherche à recentrer la discussion sur la mort de Plateau quand les agressions
des Camelots du roi sont trop précisément mises en cause. À l’accusation de
violence portée contre l’Action française par Henry Torrès, le bâtonnier de
Poitiers oppose l’honneur des membres du mouvement, « notre honneur de
combattants nationaux, comme notre honneur de combattants militaires »,
médaille pure que la partie adverse ne peut entacher.
Parmi les arguments avancés par la défense, l’un d’entre eux aura un
poids particulier : Henry Torrès fait valoir qu’il est temps de mettre un terme
à la spirale de vengeance initiée par la mort de Jaurès et de favoriser une
pacification du climat politique. Ainsi que Torrès le proclame à la barre :
« Depuis la mort de Jaurès, il y a un terrible compte d’ouvert. » Il est temps
de le clore et que le sang cesse de couler. L’extrême droite et l’extrême
gauche ont été en guerre. Jaurès a été tué. Par représailles, Plateau l’a suivi
sous les balles. Selon les vues de la défense, après ce double crime, les camps
ennemis doivent être déclarés quittes. Puisque Raoul Villain a été innocenté,
il est juste d’absoudre l’anarchiste Germaine Berton.
Au terme du dialogue de sourds qui s’est déroulé entre les avocats des
deux parties, le 24 décembre 1923, veille du jour de Noël, la cour rend son
verdict. À l’issue de la délibération du jury, le président se lève pour déclarer
l’accusée non coupable. Comme Henriette Caillaux avant elle, comme
d’autres criminelles au cours des décennies précédentes, Germaine Berton,
24
qui tua par passion politique, est acquittée . Pour Mme veuve Plateau, mère
de la victime, dont un fils, déjà, est mort à la guerre, la sentence est un affront
et une souffrance. Les anarchistes, eux, sont euphoriques en présence de ce
qu’ils considèrent comme une victoire, alors qu’à L’Action française, c’est le
scandale. Dans le journal, on crie à « un nouveau déni de justice au bénéfice
25
de la crapule ». Pourquoi une telle décision, si contraire semble-t-il au
sentiment naturel ? À l’heure de rendre sa sentence, dans le contexte houleux
de l’époque, le jury a entendu la motivation la plus forte du défenseur de
Germaine Berton ; jugeant que le moment de la trêve était venu, il a voulu
retenir l’argument de la paix et parvenir à un équilibre entre les parties en
présence – un équilibre sans doute impossible.

SOURCES : AN (fonds Bluet) 334AP/61, dr. 1.


BIBLIOGRAPHIE : sur le procès et sur Germaine Berton, voir Francis Démier,
Daniella Gallingani, Brigitte Lainé et Elena Musiani, Germaine Berton
anarchiste et meurtrière. Son procès en cours d’assises 18-24 septembre
1923, Archives de Paris, 2014 ; Pierre-Alexandre Bourson, Le Grand
Secret de Germaine Berton : la Charlotte Corday des anarchistes,
Publibook, 2008 ; Jean Maitron (dir.), Dictionnaire biographique du
mouvement ouvrier français, Quatrième Partie, 1914-1939 : De la
Première à la Seconde Guerre mondiale, t. XIX, Éditions ouvrières,
e
1983 ; Henry Torrès, Accusés hors série, Gallimard, 2 éd., 1957. Pour
une lecture féministe : Fanny Bugnon, « Germaine Berton : une
criminelle politique éclipsée », Nouvelles Questions féministes, « Les
logiques patriarcales du militantisme », vol. XXIV, 3, 2005. Voir aussi
Karine Salomé, « La terroriste : une nouvelle figure de la femme
criminelle ? Laure Grouvelle, Germaine Berton », in Loïc Cadiet,
Frédéric Chauvaud, Claude Gauvard, Pauline Schmitt Pantel et Myriam
Tsikounas (dir.), Figures de femmes criminelles. De l’Antiquité à nos
jours, Publications de la Sorbonne, 2010.
1. Raoul Villain était un exalté politique, adhérent d’un groupement d’étudiants
ultranationalistes d’extrême droite, qui a été influencé par la lecture de la presse de droite et
d’extrême droite. Pour des exemples, tirés de L’Action française, voir Annie Kriegel et
Jean-Jacques Becker, 1914. La Guerre et le mouvement ouvrier français, Armand Colin,
1964, p. 110 sq.
2. On se souvient que Léon Daudet est, avec Charles Maurras, l’une des principales figures
politiques du journal comme du mouvement de l’Action française.
3. L’expression est de Jean-Baptiste Duroselle, Clemenceau, Fayard, 1988, p. 729.
4. Sur les multiples difficultés qui ont succédé à la paix, voir notamment Jean-Jacques
Becker et Serge Berstein, Victoire et frustrations, 1914-1929, Seuil, 1990, p. 141 sq.
e
5. Sur ce point, voir Serge Berstein et Pierre Milza, Histoire de la France au XX siècle,
1900-1930, Bruxelles, Complexe, 1990, p. 371 sq.
6. Sur la question, voir Jean-Jacques Becker, Le Traité de Versailles, PUF, 2002.
7. Pour plus de détails, voir Jean-Jacques Becker et Serge Berstein, Victoire et frustrations,
1914-1929, op. cit., p. 143 sq.
8. Pour plus de détails sur la politique menée par le gouvernement français quant à
l’application du traité de Versailles, Jean-Jacques Becker et Serge Berstein, Victoire et
Frustrations, 1914-1929, op. cit., p. 210 sq.
9. Pour plus de détails sur les conditions dans lesquelles cette décision est intervenue, voir
e
Serge Berstein et Pierre Milza, Histoire de la France au XX siècle, 1900-1930, op. cit.,
p. 323 sq.
10. Depuis octobre 1920, L’Action française avait entrepris une campagne en faveur de
l’occupation de la Ruhr, voir François Broche, Léon Daudet. Le dernier imprécateur,
Robert Laffont, 1992, p. 299, sur le rôle de Daudet, alors député de Paris, devant la
Chambre, p. 312, et sur la réaction du journal face à la décision d’intervenir, p. 313.
11. Marcel Cachin sera appelé au procès par Henry Torrès pour témoigner en faveur de
Germaine Berton.
12. Sur ce malaise social, voir notamment Jean-Jacques Becker et Serge Berstein, Victoire
et frustrations, 1914-1929, op. cit., p. 204 sq. Les auteurs proposent une présentation
synthétique du congrès de Tours (p. 183 sq.).
13. Il sera finalement gracié par le Conseil des ministres, le 20 juillet 1923.
14. Ces procès, nommés ainsi par Clemenceau lui-même, s’inscrivent dans le cadre d’une
véritable croisade contre le défaitisme menée par le président du Conseil à la fin de la
guerre. Rappelons que Le Bonnet rouge est un organe pacifiste. Pour plus de détails, voir la
présentation du procès Malvy p. 64 et 66.
15. Fils d’Alphonse Daudet, Léon Daudet a épousé en premières noces Jeanne Hugo, la
petite-fille de Victor Hugo (1891). Il évolue alors dans un milieu chaudement républicain.
Déjà antisémite, c’est par la suite seulement qu’il évolue vers l’antirépublicanisme et
l’antiparlementarisme, et plus tard, en 1908, qu’il fonde L’Action française aux côtés de
Charles Maurras.
16. François Broche, Léon Daudet. Le dernier imprécateur, op. cit., p. 317.
17. Pierre-Alexandre Bourson, Le Grand Secret de Germain Berton : la Charlotte Corday
des anarchistes, Publibook, 2008, p. 135 sq.
18. Germaine Berton aurait écrit une lettre à Mme Alphonse Daudet, la grand-mère de
Philippe, terminée par ces mots : « Pardonnez-moi donc, Madame, car si Philippe est mort
pour moi, aujourd’hui je me tue pour lui », cité par Pierre-Alexandre Bourson, Le Grand
Secret de Germain Berton : la Charlotte Corday des anarchistes, op. cit., p. 132-133.
e
19. M Campinchi est ici du côté de l’Action française alors qu’il avait été, aux côtés de
Torrès, l’avocat de Jacques Fieschi, agresseur de Léon Daudet sur le boulevard Saint-
Germain en 1921. Campinchi est l’avocat de Mme Plateau.
20. Cité par Anne-André Glandy, Le Marquis de Roux (1878-1943), Poitiers, SFIL et Imp.
Marc Texier réunies, 1957, p. 112.
o
21. Louis Aragon, La Révolution surréaliste, décembre 1924, n 1, p. 12. Aragon qui
qualifiait par ailleurs le suicide tenté de Germaine Berton comme « la plus belle
protestation élevée à la face du monde contre le mensonge hideux du bonheur ».
22. Accusés hors série, tel est le titre d’un volume rédigé par Henry Torrès où figurent ses
souvenirs sur les accusés les plus marquants qu’il ait défendus
e
23. Henry Torrès, Accusés hors série, Gallimard, 2 éd., 1957, p. 40.
24. La solution retenue par la cour se justifie par les règles de procédure en vigueur à
l’époque. Ces dernières enfermaient alors le jury d’assises dans une alternative étroite qui
lui permettait seulement d’acquitter l’accusé ou de le condamner sans pouvoir déterminer
librement le quantum de la peine applicable. Il en résultait parfois des verdicts exagérément
cléments.
25. Cité par Anne-André Glandy, Le Marquis de Roux (1878-1943), op. cit., p. 112.
COUR D’ASSISES DE LA SEINE

(18 décembre-24 décembre 1923)

[L’intérêt du procès Berton tient en particulier à la confrontation des


extrêmes. Plutôt que de retenir les réquisitions du ministère public, j’ai
préféré mettre en scène les protagonistes les plus mordants du procès et
donner la parole à Charles Maurras et à Léon Daudet dans leurs échanges
e
avec M Torrès, avocat de Germaine Berton, afin de donner une idée du
climat des audiences et de l’importance de la dimension politique présentée
par l’affaire. Commençons par entendre Germaine Berton.]

INTERROGATOIRE DE GERMAINE
BERTON
Le PRÉSIDENT à l’accusée. — Je vais procéder à votre interrogatoire.
Je vous préviens avant de le faire, comme je le fais d’ailleurs dans toutes les
affaires, que vous aurez toute liberté pour vous expliquer et faire à MM. les
jurés toutes les déclarations que vous jugerez convenables dans l’intérêt de
votre défense. Je vous préviens, d’autre part, que si c’est moi qui vous
interroge comme le veut la loi, vos réponses sont surtout destinées aux jurés
qui sont vos juges.
Avant d’arriver aux faits mêmes qui vous sont reprochés, il est utile,
nécessaire, que nous voyions d’abord ensemble quel est votre passé, quels
sont vos antécédents, quels sont les renseignements fournis sur votre compte,
votre conduite, votre moralité, votre réputation, votre mentalité aussi afin que
MM. les jurés connaissent bien et les faits et la personne qu’ils ont à juger.
Pour bien juger quelqu’un, il faut bien le connaître. Vous avez donné tout à
l’heure votre état civil. Vous êtes née à Puteaux le 3 juin 1902.
R. — Oui, Monsieur.
D. — Vous avez exactement vingt et un ans et demi ?
R. — Oui, Monsieur.
[Sur les questions du président, Germaine Berton décrit brièvement son
itinéraire : ayant passé sa première enfance à Puteaux et à Nanterre, elle vit
par la suite à Tours avec ses parents. Son père meurt en 1919. La jeune fille,
qui laisse une mauvaise impression à l’école, obtient des récompenses à
l’école des beaux-arts de Tours où elle entre à l’âge de treize ans. Ses
rapports avec sa mère sont difficiles ; cette dernière se plaint de sa fille, mais
la quitte quand elle a dix-sept ans. À dix-huit ans, Germaine Berton est à
Paris.]
D. — […]. En 1920, vous aviez dix-huit ans, vous vous lancez
ardemment dans la lutte révolutionnaire. Vous devenez une militante ardente.
Vous assistez à des réunions.
R. — J’ai même assisté à Tours à des réunions de l’Action française ; j’y
arrivais par un passage qui communiquait avec le manège où se tenaient les
réunions royalistes ; c’était Guérin qui les présidait. Lorsque je suis revenue à
Paris en 1920, j’ai commencé à militer dans le syndicalisme ; c’est alors que
je me suis séparé de ma mère qui estimait que ce n’était pas ma place de
jeune fille. J’estimais qu’il était de mon devoir de continuer dans la route que
j’avais prise ; c’est à ce moment là que ma mère m’a quittée. J’ai été nommée
secrétaire du comité révolutionnaire syndicaliste de Tours.
D. — Mais avant de passer à la propagande anarchiste, vous auriez au
début plutôt été du côté communiste. Vous indiquez que cela n’a pas été
votre manière de voir, ni de faire.
R. — Oui. Lorsque j’ai quitté, soi-disant par manque de travail la société
Rimaillot à Saint-Pierre-de-Corps, en avril 1920, je l’ai quittée en réalité
parce que j’avais fait de l’action syndicale ; j’avais reformé à Tours le
Syndicat des métaux.
D. — C’est un détail. Vous vous livriez à la propagande communiste ;
vous faites connaissance d’anarchistes connus.
R. — Plus tard.
D. — Vous avez fait partie de la commission syndicaliste révolutionnaire
et vous avez créé, reformé le groupe libertaire en Indre-et-Loire.
R. — Mais plus tard. Lorsque j’ai été chassée pour action syndicale des
ateliers de Saint-Pierre-de-Corps, j’ai écrit au journal Le Réveil ; j’ai même
collaboré à ce journal. Le Réveil de Tours est un journal communiste ; j’ai
adhéré à ce moment-là au parti communiste, et au moment du congrès de
Moscou, j’ai quitté le parti communiste.
D. — Vous avez adhéré au parti communiste et vous écriviez dans le
journal Le Réveil. Vous avez fait également des discours dans des réunions
politiques en même temps que vous écriviez des articles dans les journaux.
Or, l’accusation dit ceci : dans vos discours, dans les réunions politiques,
dans vos articles dans la presse, vous prêchiez la violence, vous prêchiez
l’action directe, et je vois que dans le journal communiste auquel vous faites
allusion, Le Réveil, vous avez vraiment traité la République et la France en
termes vraiment odieux. La République, voilà comment vous la traitez :
« Cette salope au mufle barbouillé de sang… » et la France : « Cette marâtre
ignoble qui envoie ses fils crever sur les champs de carnage. » Vous
reconnaissez que c’est bien vous…
R. — Oui, et je ne change rien à ces termes.
D. — Eh bien ! vous n’êtes pas digne d’être Française. Notre France,
c’est la victoire du droit. Telle est donc votre mentalité et je vois que vous ne
la reniez pas.
D’après les renseignements contenus au dossier, je parle toujours d’après
le dossier, vous auriez été une mauvaise patriote, vous venez de le dire vous-
même, mais aussi une mauvaise communiste ou anarchiste, car vous auriez
été chassée de divers groupements.
R. — Pourquoi ?
D. — Je vais préciser, vous auriez été chassée de divers groupements
politiques à cause de votre paresse, et, ce qui est plus grave, à cause de
certains détournements commis au préjudice de camarades politiques.
R. — Monsieur le Président, c’est absolument faux !
D. — Vous avez protesté à l’instruction, mais MM. les jurés ne le savent
pas.
R. — Messieurs les Jurés. C’est à tort que le brigadier Ballerat a prétendu
dans son rapport de Tours que j’avais été chassée du parti communiste, et
même du comité syndical révolutionnaire de Tours, parce que j’avais
détourné de l’argent à certains camarades. J’ai devant M. le juge d’instruction
Devise demandé à ce moment-là qu’on recherche la collection du Réveil de
Tours où ma démission a été donnée et insérée ; vous verriez que j’ai quitté à
ce moment-là le parti communiste, non pas par ce que j’ai détourné de
l’argent aux camarades, mais parce que je ne voulais pas adhérer à Moscou ;
je n’approuvais pas le travail fait par le parti communiste qui se mettait à la
remorque de Moscou et cherchait à subordonner le syndicalisme. Voilà pour
quelle raison j’ai quitté le parti communiste.
D. — Est-ce que vous n’avez pas tous deux raison, vous, et l’enquête de
police. Vous aviez peut-être, vous, des motifs politiques pour vous écarter du
premier groupement auquel vous avez appartenu, mais il n’en est pas moins
vrai, d’après le dossier, que dans le procès-verbal dont nous parlons il est dit
que vous avez été chassée, c’est le mot qui y est employé, de groupements
auxquels vous avez appartenu, qu’on vous faisait reproche de votre paresse et
de vols d’argent, c’est à la page 8, commis au préjudice de camarades
politiques ; et on finit dans le procès-verbal en disant que vous avez eu dans
ces milieux politiques la plus détestable réputation. Néanmoins vous
protestez auprès du jury qui vous écoute avec tout le soin désirable.
R. — Messieurs, je ne peux que confirmer ce que je viens de dire, et tout
à l’heure les témoins qui viennent de Tours préciseront les faits.
D. — C’est ce que j’allais dire ; nous demanderons toutes précisions
possibles, d’une part au brigadier Ballerat qui a procédé à une enquête très
longue, et aux témoins de Tours. Je ne l’oublierai pas.
e
M HENRY TORRÈS. — Merci !
D. — Quoi qu’il en soit, à la suite de ces incidents, soit par motifs
politiques, soit pour motifs d’indélicatesse, vous avez quitté la Touraine.
R. — Je l’ai quittée parce que j’ai été appelée par l’Union anarchiste de
Paris.
D. — Et vous êtes arrivée à Paris. Nous sommes, ne l’oublions pas,
j’essaie d’être aussi méthodique que possible dans cet interrogatoire,
Messieurs les Jurés, nous sommes en novembre 1921.
(Bruit.)
Je prie le public de faire silence et le plus complet ; il m’est nécessaire
dans l’intérêt même de la défense. Quand vous êtes arrivée à Paris, vous vous
liez avec des anarchistes notoires, avec Lecoin, Marie Morand, de Larapidie,
Raymond, Harel…
R. — Je me serais liée alors avec tout le Libertaire !
D. — C’était tout naturel.
R. — Ce n’est pas une liaison.
D. — Je ne vous fais aucun reproche. Je vous dis : voilà les faits qui vous
sont reprochés, et toutes les protestations que vous voudrez faire, je le répète,
vous les ferez. M. les jurés les enregistreront. Je répète qu’à ce moment-là,
vous venez de le dire vous-même, vous êtes appelés par certain groupement
politique, et vous vous jetez plus que jamais dans les luttes politiques. C’est
bien exact ?
R. — C’est exact.
D. — C’est à ce moment qu’intervient votre première condamnation.
[Germaine Berton a été condamnée par le tribunal de la Seine à trois
mois de prison et 25 francs d’amende pour outrages et violences à officier
ministériel, après avoir giflé le secrétaire d’un commissaire de police et
l’avoir traité de salaud. Il est de nouveau fait état d’une accusation générale
de paresse, y compris de la part de ses amis, et d’accusations de vol et de
détournement au détriment d’organes de presse anarchiques. Germaine
Berton donne ses explications sur le sujet :]
R. — Le brigadier Ballerat dans son rapport de police, à cette époque a
prétendu que j’avais détourné des sommes d’argent, au moment où je tenais
l’administration du Libertaire ; jamais aucune femme n’a tenu
l’administration du Libertaire, pas plus moi que d’autres ; je n’ai jamais été
gérante.
D. — Voilà un point sur lequel nous reviendrons. À la page 11 de son
procès-verbal, l’inspecteur Ballerat dit qu’il résulte de renseignements qu’il a
recueillis que vous auriez détourné des mandats dans des lettres alors que
vous étiez à l’administration du Libertaire, et l’accusation fait ce
rapprochement qui est évidemment intéressant, c’est qu’au même moment,
vous avez été exclue de ce groupe anarchiste.
R. — Si je suis partie de l’Union anarchiste, c’est de mon plein gré ;
j’étais devenue individualiste, et comme telle, je ne faisais partie d’aucun
groupement ; ce n’était pas pour détournement d’argent.
D. — C’est ce que vous avez dit à l’instruction ; vous avez dit que vous
étiez partie en raison de divergences d’idées.
1
Je trouve dans une lettre que vous adressez à votre ami Gohary ce
passage : « Après ce qui s’est passé, je cesse de lire le Libertaire. » C’était à
cause de divergences politiques et non à cause de détournements ?
R. — Oui, Monsieur.
D. — Cependant, il est à remarquer ceci : c’est que dans d’autres lettres
sur lesquelles nous nous expliquerons plus longtemps tout à l’heure, comme
la lettre remise à M. Allard, secrétaire de l’Action française, pour entrer à
l’Action française, dans cette lettre vous faites allusion à des détournements
qu’on vous reproche.
R. — La lettre adressée à M. Allard, de même que la lettre adressée à
Daudet et à Plateau le lundi, je l’ai déjà dit, ne contenaient que de fausses
révélations, celle-ci comme les autres.
D. — Vous saviez donc pertinemment qu’on vous reprochait des
détournements. C’est vous-même qui faites allusion à des détournements qui
vous sont reprochés.
R. — Certains policiers en avaient déjà parlé ; c’est la police qui l’a
prétendu.
D. — Je rapproche ces deux faits. Dans une lettre à Gohary vous dites
que vous êtes en mauvais termes avec Le Libertaire…
R. — Je vais m’expliquer si vous me le permettez. Je répète : quand j’ai
quitté Le Libertaire, certains policiers avaient prétendu que j’avais détourné
de l’argent. Je l’ai mis dans ma lettre à l’Action française parce que je pensais
que l’Action française avait déjà des relations avec la police et pouvait savoir
cela.
D. — Il ne s’agit donc pas d’un fait en l’air. Passons.
[Le président fait état d’une nouvelle confrontation avec la justice. En
juin 1922, Germaine Berton est impliquée dans une affaire de vol et de recel
en même temps que d’autres anarchistes. En août, elle est condamnée à
quinze jours de prison pour port d’arme prohibée, un poignard, dont
Germaine Berton soutient avec un dédain ironique qu’il est « une arme de
panoplie ».]
D. — […]. En septembre 1922, vous vous remettez au travail. Vous avez
er
travaillé exactement pendant cinq semaines, du 1 septembre au 11 octobre
1922.
R. — Oui.
D. — M. Coste qui était votre patron donne sur vous, du moins au début
de votre séjour, des renseignements qui vous sont évidemment favorables ; il
dit que, au début, vous étiez un modèle de conduite et de travail. Telles sont
ses expressions. Mais, je dois ajouter, que M. Coste a été obligé de vous
renvoyer pour manque d’honnêteté, dit-il, et pour avoir, il le précise lui-
même dans sa déposition, trompé sa confiance.
R. — Monsieur le Président, j’ai déjà dit à l’instruction, et je le répète,
que si j’ai fierté de revendiquer hautement certains actes, je revendique mes
faiblesses.
D. — À quelle faiblesse faites-vous allusion ?
R. — À ce dont vous faites allusion.
D. — Je vais m’expliquer ; nous ne nous comprenons pas. M. Coste
prétend vous avoir renvoyée parce que vous avez trompé sa confiance. Il a dit
qu’il avait été très bon comme patron, et qu’il avait été très peiné de savoir
que vous faisiez courir le bruit, que lui, votre patron, il ne vous payait pas,
que vous étiez obligée d’aller demander à droite et à gauche.
R. — Oui.
D. — Et, en effet, à ce moment-là, il apparaît que vous avez été sonner à
un certain nombre de portes ; je vais préciser. Vous vous êtes méprise sur ma
question.
R. — Pas du tout.
D. — Vous vous êtes adressée aux Petites Sœurs des pauvres ?
R. — Oui.
D. — Vous avez demandé des secours à la supérieure. Dans une lettre,
vous dites notamment, avancez-moi 50 francs, cela fera au total 70.
R. — J’appelle cela une faiblesse et je la revendique.
D. — C’est exact. Vous êtes d’accord avec l’accusation sur ce point.
Cependant, vous n’êtes pas très pratiquante ?
R. — C’est justement pour cela que j’appelle ceci une faiblesse.
D. — On peut appeler cela autrement. Je vois que vous, qui avez des
idées avancées, vous écrivez à la supérieure une lettre qui finit en ces termes :
« Je suis en Notre-Seigneur Jésus-Christ votre malheureuse enfant. » C’est
évidemment un bien singulier mélange de sacré et de profane, puisque le jour
de votre arrestation, on trouve à la fois dans votre sac à main de la pommade
pour les lèvres, du crayon pour les yeux, de la poudre de riz et des images de
la Bienheureuse sainte Philomène.
R. — Vous ignorez comment cette image est parvenue en ma possession.
D. — C’est une constatation de détail.
R. — On a fait une enquête auprès du curé de Saint-Gervais qui n’a pu
préciser.
D. — L’accusation dit : voilà un moyen tout de même que de tirer un peu
à toutes les sonnettes, car je dois ajouter que si vous sonnez à la porte des
Petites Sœurs des pauvres, vous frappez également à la porte du Foyer des
jeunes filles protestantes.
R. — Je l’ai reconnu.
D. — On a entendu Mme Schwartz, directrice du Foyer des jeunes filles
protestantes qui a déclaré qu’en effet vous étiez bien venue chez elle, et elle a
ajouté, c’est son expression, que vous n’aviez jamais manifesté le moindre
désir de travailler ; vous n’étiez pas venue là demander du travail.
R. — Comment ! Mais justement à l’Union chrétienne des jeunes filles
on m’a donné une adresse pour du travail.
D. — Voilà ce que dit Mme Schwartz ; elle déclare qu’elle se rappelle
très bien votre intervention, mais que le but de votre démarche était un
secours et non une demande de travail.
R. — Mme Schwartz m’a donné une adresse à Lutèce Lumière, place que
je n’ai quittée que parce que j’étais malade.
D. — Voilà les raisons pour lesquelles M. Coste, qui paraît avoir été très
bon pour vous, vous a congédiée ; il a vu, dit-il, que vous l’aviez joué, parce
que, au lieu de rester chez lui pour travailler régulièrement, vous alliez de
porte en porte demander des secours.
Et, puisque je parle de M. Coste, je voudrais vous entendre vous
expliquer sur une partie de votre lettre à M. Coste dans laquelle vous dites
textuellement ceci, je dois y insister, c’est mon devoir, parce que cela a un
lien direct avec la nature des faits qui vous sont reprochés :

Si un jour proche ou lointain, celle que la police appelle « la Vierge


noire » ou « l’apôtre de l’anarchie » commet un acte qui lui attire la
vindicte républicaine, si même elle marche à l’échafaud pour avoir clamé
sa rancœur et son dégoût de la société, souvenez-vous d’elle.

Ce que l’accusation relève dans cette lettre écrite par vous-même, ce qui
est grave pour l’accusation, ce qui a un rapport direct avec les faits qui vous
sont reprochés, c’est que vous annoncez en octobre 1922, pour ainsi dire,
l’acte meurtrier que vous deviez faire plus tard.
Qu’entendiez-vous dire en écrivant à M. Coste : « Si un jour proche ou
lointain », etc. ?
R. — Je vais répondre.
Je venais de quitter le Libertaire pour divergences d’idées. J’étais déjà
anarchiste individuelle ; je ne faisais qu’allusion aux idées anarchistes
individuelles.
D. — Mais permettez, quand vous dites : « Si la Vierge noire commet un
acte », c’est déjà l’annonce de l’acte individuel.
R. — La base de l’individualisme, c’est l’acte individuel ; ce n’était pas
moi plus qu’une autre qui avais cette idée-là. C’est le fond de la doctrine.
D. — Je ne sais pas si vous comprenez bien ma question. Je vous
demande : aviez-vous donc l’intention déjà en octobre 1922 de commettre un
jour ou l’autre cet acte pour lequel vous êtes poursuivie ?
R. — Aucunement.
D. — Alors pourquoi avez-vous écrit cette lettre et particulièrement cette
phrase ?
R. — Mais, Monsieur le Président, l’acte individuel est le fond de la
doctrine individuelle ; donc j’étais individualiste aussi bien qu’un autre.
D. — Nous allons voir tout à l’heure que vous l’avez écrit dans d’autres
termes plus brûlants encore.
[Germaine Berton donne des explications sur ses différents domiciles,
chez divers camarades. Elle refuse de répondre aux questions qui lui sont
posées sur son domicile à l’époque du crime.]
D. — […] En tout cas, ce qu’on sait, c’est que vous fréquentiez les
milieux anarchistes, c’est que vous fréquentiez le cabaret artistique
Le Grenier de Gringoire fréquenté par ceux de votre parti, et pendant ce
temps vous reconnaissez que vous avez vécu dans les milieux anarchistes en
question.
Eh bien ! en résumé, et j’en ai fini avec cette première partie de mon
interrogatoire qui concerne exclusivement votre passé, vos antécédents et les
renseignements fournis, je me résume :
Bien qu’âgée seulement de vingt et un ans, vous étiez, et depuis
longtemps déjà une anarchiste militante, vous le reconnaissez vous-même,
déterminée, ardente et agissante. Vous préconisiez surtout la propagande par
le fait, vous venez de le dire, c’était votre théorie, la violence, l’action directe,
et surtout, comme vous venez de le dire, l’action individuelle.
R. — Oui.
D. — En effet, dans la chambre de votre ami Gohary on a trouvé de vous
une brochure écrite par vous, une brochure subversive dans laquelle vous
prêchez la substitution à l’acte collectif que vous qualifiez d’impuissant,
l’acte individuel – c’est vous qui parlez, ce n’est pas moi – qui seul peut
inspirer à la bourgeoisie cette crainte qui change les ricanements en hoquets
de terreur, et vous ajoutez : « quant aux moyens à employer, que ce soit la
dynamite ou le poison, la grenade ou le poignard, le revolver ou l’essence
enflammée, l’essentiel c’est le résultat qui doit être complet pour réaliser de
terrifiants exemples ».
Et plus loin : « Oui, célébrons l’apologie du meurtre salutaire, qu’il soit
d’abord individuel, si nous le voulons ensuite collectif. »
Vous reconnaissez que c’est bien vous qui avez écrit cette brochure ?
R. — Je le reconnais.
D. — Voilà quelle était votre situation morale, votre mentalité au moment
du crime qui vous est reproché.
Élevée dans des conditions fâcheuses, d’un caractère froid en apparence,
mais violent dans le fond, en outre, exaltée, surexcitée par des lectures et par
des fréquentations dangereuses, imbue en un mot de toutes les théories
subversives, vous êtes allée de la théorie au fait, vous êtes allée au crime.
Ceci dit, j’arrive par cela même aux faits reprochés.
Messieurs les Jurés quand vous voudrez suspendre, vous me ferez signe ;
nous pourrons suspendre quelques instants.
Vous ne demandez pas suspension ?
Avant d’arriver au crime même qui vous est reproché, il est nécessaire au
point de vue de la matérialité des faits surtout que nous nous mettions
d’accord sur les détails qui précèdent le crime, c’est-à-dire les démarches que
vous avez faites à l’Action française.
(Bruits.)
Je supplie le public de faire le plus grand silence dans l’intérêt de tout le
monde.
Le crime est du 22 janvier. Les démarches auxquelles je fais allusion sont
du 20 janvier. Une question tout d’abord qui s’impose. Jusqu’au 20 janvier
vous n’aviez jamais été à l’Action française ?
R. — Non, mais je connaissais les gens de l’Action française.
D. — Vous n’aviez aucun rapport avec eux ?
R. — Non, du tout.
D. — Le samedi, vous avez téléphoné deux fois à l’Action française. La
première fois, c’est un garçon de bureau qui a reçu votre coup de téléphone.
Vous avez demandé à être reçue par M. Daudet et vous avez précisé que
c’était pour le prévenir d’un attentat dont il était menacé. C’est bien exact ?
R. — Oui.
D. — Vous avez téléphoné à nouveau la même matinée et cette fois c’est
M. Ergal, administrateur adjoint de l’Action française qui a reçu votre coup
de téléphone ; là, vous avez fait allusion à l’attentat dont était menacé
M. Léon Daudet, mais votre deuxième coup de téléphone était surtout pour
demander si M. Daudet demeurait bien toujours 31, rue de Bellechasse. C’est
bien exact ?
R. — Oui.
D. — M. Ergal savait pertinemment que c’était bien le domicile véritable
de M. Daudet.
R. — Naturellement.
D. — Mais comme il ne voulait pas l’indiquer, il vous a dit une réponse
approximative. Vous êtes allée 31, rue de Bellechasse ?
R. — Oui.
D. — C’est le domicile de Mme Daudet mère, veuve d’Alphonse Daudet,
l’immortel auteur de tant de chefs-d’œuvre. Là, on vous a dit que M. Léon
Daudet demeurait 31, rue Saint-Guillaume.
R. — Il y avait plusieurs femmes qui causaient sous le porche.
(Bruits au fond de la salle.)
D. — Je serais obligé de prendre des mesures si le silence n’est pas
complet.
R. — Je reprends que lorsque je suis arrivée 31, rue de Bellechasse, il y
avait plusieurs femmes qui causaient sous le porche ; c’est par une d’elles que
j’ai appris le domicile de M. Daudet, 31, rue Saint-Guillaume.
D. — Vous êtes allée chez M. Léon Daudet. Vous avez demandé à être
reçue. On vous a dit que M. Daudet était absent.
R. — On m’a dit que M. Daudet ne recevait pas à son domicile.
D. — On vous a invitée à vous rendre à l’Action française.
R. — C’est ça.
D. — Vous avez laissé là, sur place, une lettre qui est importante dans
laquelle vous disiez à M. Daudet que vous étiez désireuse de lui dénoncer les
agissements du parti anarchiste que vous aviez abandonné. Voilà votre lettre.
Il faut que M. les jurés la connaisse.
(Lecture de la lettre.)
Eh bien ! je vous demande pourquoi avez-vous écrit à M. Léon Daudet
cette lettre dans laquelle vous avez l’air de trahir votre parti ?
R. — J’ai écrit cette lettre à M. Léon Daudet parce que je savais fort bien
que l’on recevait les traîtres à bras ouverts à L’Action française. J’ai donc cru
qu’en me présentant comme traître à l’anarchie, on me recevrait plus
facilement.
D. — Alors, vous avez joué le rôle de traître ?
R. — Oui, je l’ai joué.
D. — En réalité, c’était pour donner confiance ?
R. — C’est cela !
D. — Et, conformément aux indications de votre lettre, vous vous êtes
rendue en effet le jour même vers 5 heures du soir, c’est-à-dire deux jours
avant le crime, à L’Action française.
R. — Oui.
D. — Vous avez fait passer une lettre très longue, très détaillée, tout à fait
particulière, parce que dans cette lettre vous donnez sur votre vie, sur votre
parti des renseignements tellement précis, tellement exacts, que si vous aviez
voulu réellement trahir votre parti, vous n’auriez pas agi autrement.
R. — Comment ?
D. — Vos renseignements étaient si précis que vous auriez voulu trahir
votre parti réellement, vous n’auriez pas différemment agi.
R. — Certainement, c’était pour inspirer confiance.
D. — Cette lettre était adressée par vous à M. Allard, secrétaire du
journal L’Action française en même temps secrétaire et beau-frère de
M. Léon Daudet. Monsieur le greffier, voulez-vous avoir l’obligeance de
donner lecture de la pièce 16 du dossier, lettre de Germaine Berton à
M. Allard.
(M. le greffier donne lecture de cette lettre.)
Le PRÉSIDENT. — Cette lettre contient tellement de détails précis sur
votre vie, elle contient sur votre parti même des renseignements tellement
exacts, que si vous aviez voulu véritablement trahir votre parti, vous n’auriez
pas agi autrement.
R. — J’ai donné tous ces détails parce que je savais fort bien que
L’Action française avait une officine de police et je craignais que l’on
contrôlât certaines choses ; de plus, les renseignements étant exacts ou
passant pour tels aux yeux de L’Action française, j’aurais passé véritablement
pour une espionne, ce que je voulais.
D. — En tout cas, elle n’était pas sincère ?
R. — Certainement non.
D. — En disant : « J’ai été sortie du Libertaire », ce n’était que mensonge
alors ?
R. — Mais oui.
D. — Vous avez tout à l’heure prononcé le mot : vous jouiez le rôle de
traître.
R. — Pour pouvoir pénétrer dans les milieux royalistes.
D. — Et vous le jouiez fort bien. Voilà donc la lettre écrite à M. Allard,
beau-frère et secrétaire de M. Léon Daudet ; il avait été prévenu en quelque
sorte de votre visite.
Il faut faire connaître à MM. les jurés ce détail important : c’est que votre
démarche, celle que vous venez de faire au domicile personnel de M. Léon
Daudet, avait semblé tellement bizarre, tellement suspecte, que Mme Léon
Daudet a fait connaître qu’elle avait jugé prudent d’aller elle-même porter
votre lettre à L’Action française et prévenir les intéressés ; et, de son côté,
M. Léon Daudet a fait connaître à l’instruction qu’il n’avait pas hésité à la
suite de votre visite d’aller prévenir le commissaire de police.
Donc, M. Allard prévenu juge prudent de ne pas vous recevoir seul, il a
bien fait ; il vous a reçu en même temps que Marius Plateau ; ils se sont
concertés, et un entretien a eu lieu entre MM. Allard, Plateau et vous, c’est
bien exact ?
R. — Oui.
D. — Qu’est-ce qu’il s’est dit dans cet entretien ?
R. — Nous avons parlé de la lettre écrite à Daudet et du coup de
téléphone lancé le matin.
D. — Vous avez parlé de certains hommes de votre parti ?
R. — Naturellement, j’ai fait de soi-disant révélations.
D. — Mais vous avez donné sur les projets des libertaires des
renseignements si quelconques, si imprécis, que Plateau vous a fait connaître
au bout d’un certain temps que vraiment ils ne lui apprenaient rien
d’intéressant, rien de nouveau, rien qu’il ne connût.
R. — Comme chef de la police royaliste certainement.
D. — Là, il y a un détail qu’il faut donner. M. Allard a déclaré à
l’instruction que c’est à ce moment-là seulement, quand Plateau a pris la
parole, que vous avez appris la personnalité de M. Plateau.
R. — Permettez !
D. — Je ne dis pas du tout que vous ignoriez que M. Plateau était
secrétaire, mais M. Allard dit que vous ne saviez pas quelle personnalité était
M. Plateau.
R. — Mais non ! voilà comment les choses se sont passées. Je me suis
présentée à L’Action française ; j’ai donné ma lettre au garçon de bureau qui
l’a remise à M. Allard qui est allé trouver M. Plateau ; ils ont lu ma lettre, ils
se sont consultés. Puis M. Allard est venu dans le salon où j’attendais et m’a
dit : « Mademoiselle, nous allons vous recevoir dans un instant. » Et, dans
l’escalier intérieur, M. Allard m’a dit : « Je vais vous présenter M. Plateau
qui est, comme vous le savez, le grand chef des Camelots. Vous pouvez donc
parler devant lui comme devant moi. »
D. — Quoi qu’il en soit, l’entretien a pris fin, M. Plateau s’est levé en
vous disant que vos renseignements étaient tellement quelconques qu’ils ne
lui apprenaient rien de rien.
R. — Il m’a spécifié de lui téléphoner si j’apprenais du nouveau.
D. — L’entretien a pris fin et vous avez été reconduite, mais, après votre
départ, MM. Plateau et Allard ont parlé de votre visite, ils ont parlé de votre
attitude qu’ils ont trouvée suspecte ; ils se sont demandé quel était l’objet réel
de votre visite. Étiez-vous venue simplement demander un secours ou
commettre un attentat criminel ? Les deux pensées leur sont venues.
Seulement, M. Allard affirme qu’ils n’ont pas pensé à eux-mêmes, mais
plutôt à leurs chefs de file, MM. Daudet ou Maurras. Ils ne se trompaient pas,
c’est vous-même qui l’avez déclaré, que vous étiez venue pour tuer Daudet.
R. — Oui, Monsieur.
D. — Expliquez-vous sur ce fait.
R. — Comment cela ?
D. — Je dis qu’ils se sont demandé si vous étiez une quémandeuse ou si
vous veniez pour commettre un attentat criminel ; ils n’ont pas pensé à eux,
mais à leurs chefs de file, et j’ajoutais qu’ils ne se sont pas trompés ; c’est
vous-même qui l’avez déclaré à l’instruction. Vous vouliez tuer M. Daudet !
Maintenez-vous cette déclaration ?
R. — Mais certainement.
D. — Je vous demande de dire à MM. les jurés ce que vous avez déclaré
à l’instruction.
e
M HENRY TORRÈS. — Ma cliente pourrait reprendre ces scènes du 20
au 22 janvier, et elle vous présentera elle-même, spontanément, et j’en suis
sûr, en toute franchise, les faits tels qu’ils se sont passés ; au lieu de les
couper par des questions. MM. les jurés pourraient plus facilement
reconstituer les péripéties du drame.
Le PRÉSIDENT. — Vous allez avoir satisfaction dans un instant. Mon
intention est de laisser entièrement la parole à l’accusée comme je le fais
toujours de façon à ce qu’elle fasse connaître au jury dans quelles conditions
et dans quel but elle a commis son crime. Il faut connaître la matérialité des
faits qui ont précédé…
e
M HENRY TORRÈS. — Monsieur le Président. Le drame part
exactement du samedi 20 janvier. J’estime qu’il vaudrait mieux que ma
cliente vous présentât spontanément des explications, car les événements
dont vous venez de parler ne sont pas antérieurs au drame, ils constituent le
drame lui-même. Il part du 20 janvier, jour où ma cliente s’est présentée au
domicile de M. Léon Daudet dans l’espoir d’être introduite auprès de lui.
Le PRÉSIDENT. — N’interrompez pas mon interrogatoire pas plus que
je n’interromprai votre plaidoirie ; nous serons toujours d’accord pour que
tout soit mis au jour et rapidement.
Vous avez fait une déclaration à l’instruction disant que vous étiez venue
pour tuer M. Daudet. Avez-vous des explications à faire à MM. les jurés sur
ce point ?
R. — Monsieur le Président, pour expliquer pourquoi je suis arrivée à
tuer M. Plateau après avoir d’abord voulu tuer M. Daudet, il faut d’abord que
je vous explique pour quelles raisons je combats les Camelots du roi.
D. — Expliquez-vous. Votre défense est libre.
R. — Messieurs les Jurés, au cours de l’instruction, j’ai déjà déclaré à
maintes reprises que je rends L’Action française responsable, en outre de
l’assassinat du tribun Jaurès, d’avoir mené depuis 1914 une campagne de
presse incessante pour l’apologie du militarisme, et d’avoir développé ainsi
l’esprit d’animosité, non seulement entre les nations, mais encore et surtout
entre les Français.
En effet, souvenez-vous, Messieurs, c’est L’Action française qui, en
1914, provoqua le procès du Bonnet rouge, les procès Malvy et Caillaux,
pour se débarrasser d’adversaires gênants et préparer ainsi le fameux coup de
force de Maurras basé sur un désastre militaire à la Sedan et la révolution
civile à l’intérieur. À cette époque, Messieurs, les traîtres, ce n’étaient pas
Almereyda, ni Malvy ni Caillaux, c’étaient bien Maurras et Daudet qui
préparaient la débâcle de la France.
Pour préparer la débâcle de la France, les royalistes ont trouvé le moyen
excellent ; calomniateurs, faussaires, escrocs, assassins par procuration,
comédiens, ils ont habillé leur crime de patriotisme.
Vers la fin de 1922, Léon Daudet a fait une campagne acharnée contre le
syndicalisme, contre l’amnistie ; il s’est opposé plusieurs fois à la Chambre
avec violence à la libération de Marty et des marins de la mer Noire ; il a
réclamé à grands cris une expédition en Allemagne.
À ce moment là, Messieurs, j’ai pensé, moi, que les combats allaient
peut-être recommencer. Je me suis dit : est-ce que cinq ans de tueries n’ont
pas suffi ? Et je me suis trouvée troublée, émue, parce que, Messieurs, si,
vous, vous avez vu le militarisme de l’avant, moi, j’ai vu le militarisme à
l’arrière, à Tours. C’était assez poignant. En 1914, j’étais à Tours ; j’étais une
e
enfant ; au moment de la mobilisation, j’ai vu partir le 66 d’infanterie ;
quelques semaines après, il n’en restait plus rien. Les gares étaient pleines de
soldats, couchés par terre, presque les uns sur les autres ; j’ai vu des
permissionnaires qui descendaient des trains avec leurs capotes pleines de
boue ; ils s’affalaient de fatigue sur les bancs de la place de l’Hôtel-de-Ville à
Tours tandis que les officiers bottés sablaient le champagne avec des femmes
au café de l’Univers.
Sur le boulevard Heurteloup, quand je m’en allais à l’école des beaux-
arts, j’ai vu des mutilés qu’on traînait dans de petites voitures ; à l’École
supérieure, nous avons été une fois à Saint-Cyr. Là, nous avons vu des
aveugles ; nous avons été pendant deux heures en contact avec eux ; nous
avons vu tous les gazés qui crachaient, nous avons vu mille blessures
horribles, mais, Messieurs, plus encore que la pensée que la tuerie allait
recommencer, peut-être, ce qui m’indignait par-dessus tout, c’est ce que je
comprenais du jeu de l’hypocrite Daudet qui voulait la débâcle de la France,
qui cherchait par ses articles, par ses manœuvres, à compliquer la situation
extérieure, qui aurait bien voulu que du mécontentement général naisse la
guerre civile, pour, à la faveur de cette guerre civile, instaurer leur royalisme
sur les ruines de la France.
Je m’indignais contre cet homme qui chaque jour à L’Action française
parlait de militarisme, exaltait le militarisme.
À Tours, j’ai vu toutes les souffrances engendrées par le militarisme, j’ai
vu les malheurs de nos soldats, et j’ai vu autre chose, l’orgie et la débauche
de certains gradés auxquels le trottoir appartenait en propre, devant lesquels
les femmes et les enfants devaient céder le pas, il fallait descendre du
trottoir ; des vieillards, qu’est-ce que ça faisait ? Des enfants, qu’est-ce que ça
faisait ? L’officier était devant eux, il fallait céder le pas. Eh bien ! l’enfant se
rappelle tout cela. Il faut être bien indifférent ou bien lâche pour ne pas se
révolter devant ce charnier de 1 500 000 morts. Le désarroi des idées était
créé ; ma patrie qu’on nous avait appris à l’école à vénérer et à aimer,
changeait de note complètement, elle perdait son sens de fraternité et d’amour
pour ne plus incarner que la haine.
Et alors, dans mon angoisse, dans ma douleur, l’idée est venue de tuer
l’un des propagateurs, l’ennemi le plus acharné de la classe ouvrière, et
l’ennemi de votre République à vous, l’aventurier royaliste Daudet.
C’est alors, Messieurs, que je conçus le plan qui devait m’amener à
L’Action française, et le samedi 20 janvier, je téléphonai deux fois ; la
première fois, vers 8 heures. Le garçon de bureau Marcellin Girault me
répondit. Je lui dis que les anarchistes préparaient une attaque de L’Action
française et éventuellement une attaque contre Léon Daudet. Ensuite, je
téléphonai à M. Daudet, mais par erreur, c’était l’adresse de sa mère ; je n’eus
pas de réponse. C’est alors que je téléphonai à L’Action française pour savoir
si Daudet était ou non à Paris ; c’est l’administrateur-adjoint de L’Action
française qui me répondit. Il ne voulait pas donner l’adresse de Léon Daudet.
M. Daudet se retranchait derrière les autres, c’étaient les autres qui devaient
se mettre à sa place ; nous en avons la preuve au moment où, sachant que je
demandais à le voir, il se cache, et m’envoie à MM. Allard et Plateau. Que
l’on fasse un attentat contre Allard ou Plateau, qu’est-ce que ça fiche du
moment que ce n’était pas contre lui ?
Alors, je m’en allai, 31, rue de Bellechasse ; sur le pas de la porte, des
personnes causaient. L’une d’elles me dit que c’étaient sa mère et son frère
Lucien qui habitaient là, et elle me donna son adresse. Sans désemparer, je
remontai le boulevard Saint-Germain, je me précipitai 31, rue Saint-
Guillaume. Là, je fus reçue, mais le mot d’ordre était donné : il ne reçoit qu’à
L’Action française ! On ne peut pas le voir chez lui ! J’écrivis alors la lettre
adressée au député et je sortis.
Dans la rue, comme je lisais L’Action française tous les jours, depuis plus
de six mois au moins, huit mois même, j’avais vu qu’il y avait séance à la
Chambre ; déjà je me dirigeais là, quand, réflexion faite, je rebroussai
chemin ; j’ai pensé que s’il y avait des policiers qui me reconnaissent à la
Chambre, on trouverait extraordinaire que, moi, antiparlementaire, je sois là.
C’est alors que le soir, vers 5 heures, j’allai à L’Action française ; ce fut
le garçon de bureau qui me répondit ; je lui donnai une lettre adressée à
M. Allard, dont j’avais appris la qualité par la bonne de M. Daudet et
j’attendais au salon. Quelques instants après, M. Allard revint avec ma lettre
dépliée à la main ; il me dit qu’il allait me recevoir dans quelques instants.
C’est alors que, dans l’escalier intérieur de L’Action française, il me dit qu’il
allait me présenter à M. Plateau qui était le grand chef des Camelots.
Je connaissais déjà M. Plateau depuis 1906 ; je le connaissais du jour où
j’ai assisté clandestinement aux réunions de la ligue d’Action française de
Tours ; je le connaissais également par certaines allusions que faisait
L’Action française. Je me rappelle, Messieurs, que, notamment, quelques
jours avant le 22 janvier, dans un article de fond, en première page, L’Action
française disait : « Nous allons aller sur la Ruhr, et quand nous serons dans la
Ruhr, nous irons jusqu’à Berlin, nous planterons notre drapeau, et moi je
serai nommé ministre de l’Intérieur avec mon fidèle Plateau. » C’était dans le
milieu de janvier ; je ne peux pas préciser la date. Alors, nous passâmes dans
un couloir étroit ; M. Allard m’introduisit dans une petite pièce qui
ressemblait à une souricière ; j’eus un moment d’appréhension, mais, malgré
tout, je pensai que j’avais mon revolver dans la poche gauche de mon
manteau et qu’au cas où les royalistes me fouilleraient, ils ne le trouveraient
pas.
Je disais donc aux deux hommes ce que j’avais déjà dit et écrit dans la
lettre adressée à M. Daudet, qu’on préparait une attaque contre L’Action
française et contre Léon Daudet. Ils eurent l’air assez sceptique. Au cours de
leur conversation, je pus me rendre compte de la mentalité de ces hommes-là.
À un certain moment, je disais à M. Allard : « Les libertaires possèdent
des lettres sur la vie intime de Léon Daudet. » – Allard répondit : « Léon
Daudet, sa vie intime, mais il s’en fout ! ça lui est bien égal, il l’a dit et
répété, tout ce qu’on peut dire de sa vie intime ; on ne le tient pas par là. »
Alors, il s’est adressé à Plateau : « D’ailleurs, dis donc, Plateau, qui est-ce qui
pourrait publier ça ? » – Plateau a répondu : « Peut-être bien la Torpille, et
encore, Daudet tient tous les journaux. » Je notai cela précieusement ; c’est
alors que Plateau dans une déclaration plus ou moins vague ajouta lui-même
qu’il était au courant de cela. Je me rendis compte à ce moment là qu’il me
serait difficile d’accrocher Daudet, qu’il se méfiait, qu’il m’avait envoyé ses
deux comparses parce qu’il avait peur. Je l’ai su plus tard ; cela n’a fait que
confirmer le pressentiment que j’eus à cette époque. Plateau m’enjoignit
ensuite de lui téléphoner si j’avais du nouveau, soit dans les milieux
politiques, soit dans les milieux anarchistes ; je lui dis que je téléphonerai ou
que j’écrirai.
Je partis ce soir-là assez désabusée, mais cela ne m’a pas découragée.
J’avais lu dans L’Action française que les royalistes faisaient appel à
leurs membres pour qu’ils assistent à une messe anniversaire de l’exécution
du roi Louis XVI, le lundi 22 janvier, à 11 heures à Saint-Germain-
l’Auxerrois, l’ancienne chapelle des rois de France.
Le lundi 22 janvier, j’allai à Saint-Germain ; je pris place vers le milieu
de la nef du côté gauche, tout au bord de l’allée centrale. Je pensais que
Daudet serait venu et aurait passé contre moi ; c’est à ce moment-là que
j’avais l’intention de le tuer. Or, il ne vint pas, j’assistai à la cérémonie. Puis,
à la sortie, j’étais avec la foule qui stationnait devant les grilles de l’église ; je
regardais les Camelots qui vendaient L’Action française, lorsqu’à ce
moment-là, j’entendis des acclamations ; c’était Maurras qu’on acclamait ; il
fendait les groupes rapidement en saluant. Par une détente brusque de tout
mon être, je pensai brusquement que celui-là aussi était comme Daudet ; tout
en marchant, j’armai mon revolver, quand je m’aperçus qu’il était entouré par
de jeunes Camelots du roi, et puis, Messieurs, il y avait les enfants qui
jouaient, qui couraient ; j’eus peur de rater Maurras, de blesser des
innocents ; c’est alors que j’ai cessé ma pensée. Je m’en allai à pied.
L’Action française, Messieurs, chercha à l’époque où et avec qui j’avais
déjeuné le 22 janvier. Je n’avais pas faim, mais le sang qui me battait les
tempes me donna très soif. J’allai dans un café qui était déjà assez éloigné du
quai du Louvre ; je commandai une menthe à l’eau, puis je rédigeai la lettre
qui devait m’introduire auprès de Plateau, parce que j’avais l’intention de
faire immédiatement une pressante démarche pour arriver à voir Daudet.
J’avais, je ne sais pourquoi, ce pressentiment, qui ne s’est d’ailleurs pas
réalisé, que j’allais voir cet après-midi-là Daudet à L’Action française. Cette
idée m’obsédait à un point que je ne voyais plus rien autour de moi, et, à
partir de ce moment-là, Messieurs, il m’est impossible de vous dire par où
j’ai passé. Il y avait quelque chose qui paraissait me guider ; on aurait dit que
j’étais conduite, et j’ai reçu comme un choc en arrivant à la gare Saint-
Lazare. Je m’aperçus que j’étais à la gare ; c’est alors que j’ai repris contact
avec tout ce qui m’entourait. L’Action française était fermée ; c’était l’heure
du déjeuner. Le garçon de bureau m’ouvrit cependant ; je lui donnai la lettre
que je venais de faire pour Plateau, et, comme il voyait que j’hésitais à sortir,
il me proposa lui-même d’attendre dans le salon. J’entrai dans le salon ; il y
avait quelques livraisons sur les tables ; j’en pris une comme contenance.
Enfin, le garçon de bureau vint me chercher vers les deux heures moins
quart ; je le suivis ; je traversai la salle de rédaction encore déserte et pénétrai
dans le bureau de M. Plateau. Mon intention était de tenter une démarche
pressante pour voir M. Daudet. J’étais décidée cette fois à faire tout mon
possible pour que l’entrevue entre Daudet et moi devint forcée, inévitable.
Marius Plateau me fit asseoir ; je pris place contre la fenêtre, Plateau étant
assis à ma gauche, dans son fauteuil en face de sa table. Je lui dis à peu près
ceci : « Vous avez grand tort de ne prêter à mes révélations qu’un intérêt
relatif. Les anarchistes sont plus forts que vous ne le pensez et vous êtes peut-
être trop enclins à les reléguer au dernier plan après les syndicalistes et les
communistes. Je vous affirme qu’il y a danger ; je ne réponds de rien s’il
vous arrive quelque chose, tout de même, vous l’aurez bien voulu. C’est
pourquoi je juge nécessaire de voir M. Daudet avec lequel je pourrais préciser
davantage. »
M. Marius Plateau me regardait très attentivement, et, ma foi, il parut
ébranlé ; il m’assura qu’en ce qui concerne Léon Daudet, il n’y avait rien à
craindre, parce qu’il se tenait sur ses gardes depuis l’arrestation des
communistes. Il essaya ensuite d’obtenir de moi des renseignements sur
divers groupements et en particulier sur le comité de défense sociale. Il me
parlait d’un certain jeune homme brun, grand, de vingt-sept à vingt-huit ans,
au teint olivâtre et dont il ne se souvenait pas du nom. À ce moment-là, je ne
pus lui donner aucune précision. C’est alors qu’il ouvrit la porte ; il
s’entretint au-dehors avec M. Berger.
Devant le juge d’instruction Devise, je l’ai dit, et je le maintiens devant
vous, ce n’est pas moi qui ai donné à Plateau les notes écrites de sa main sur
ma lettre. M. Berger a déposé lui-même que M. Plateau ne lui montra que les
signalements déjà signalés ; il ne parlait pas des autres indications déjà
signalées sur la lettre, ce qui laisse supposer qu’à ce moment-là, Marius
Plateau ne note les indications supplémentaires qu’après son intervention
avec Berger.
Il me parla ensuite de l’ARAC (Association républicaine des anciens
combattants communistes). Je remarquai tout de suite, dès le premier abord,
qu’il paraissait nourrir une profonde animosité contre l’ARAC. Je ne me
trompais pas, puisqu’il finit par me déclarer, selon ses propres termes : « Ces
gens-là sont dangereux, je ne serais vraiment pas fâché d’en voir descendre
quelques-uns. »
Je ne peux pas vous rendre, Messieurs, le ton dont il a prononcé ces
mots ; il venait déjà de se moquer des organisations ouvrières et les souillait
avec un cynisme tel que je sentais la colère monter en moi. Messieurs, j’avais
devant moi le chef des Camelots, le chef de la police royaliste, le chef de ces
détraqués qui, armés de cannes et de couteaux, se ruent à dix contre un sur
des adversaires politiques isolés, les attirent dans un guet-apens ou bien se
jettent à coups de matraques dans des réunions publiques sur des mutilés ou
des êtres sans défense, sur des femmes ; c’était le chef de ces gens qui
montrent ensuite leurs matraques tachées de sang, le chef de ces voyous de la
haute. Et je pensai aussi quelle part ils prirent au procès du Bonnet rouge où
ils eurent recours à toutes les ressources de la fausseté, de la calomnie, où ils
eurent recours à des fabrications de faux même, ce que nous démontrerons un
jour, peut-être pas devant ce tribunal, mais devant un autre.
Ainsi, c’était donc lui, ce Marius Plateau que j’avais devant moi et qui
ricanait alors que moi j’étais tellement émue que je sentais le sang qui me
bourdonnait aux oreilles, les larmes qui me montaient aux yeux, et que je
serrais les poings ; j’étais affolée ; peut-être, d’abord, l’idée de le tuer germa
en moi.
Marius Plateau aborda la question de la rétribution ; dans l’état où j’étais,
vous devez penser de quelle façon je le reçus. Je me récriai d’une telle
manière qu’il apparut absolument déconcerté, et qu’il me dit tout d’un coup :
« Mais alors ? », ayant l’air de dire : « Pourquoi êtes-vous ici ? »
Puis, comme s’il n’avait pas compris, il reprit brutalement : « Allons,
enfin, voyons, combien voulez-vous pour trahir ? Faites votre prix ? »
Là, Messieurs, véritablement je me sentais affolée. On aurait dit qu’il
sentait ce qui devait arriver, qu’il avait dû m’exaspérer davantage, on aurait
dit qu’il sentait que c’était sa dernière heure qu’il vivait. Il avait rangé les
dossiers qu’il avait annotés dans le bureau américain qu’il avait refermé à
clé ; il flânait de long en large ; il essayait de renouer la conversation que moi
j’avais garde de soutenir ; j’aurais voulu que cela finisse ; ce manège
m’énerva, j’arrivai à un état d’exaspération tel que je voulus la fin
absolument.
Je me levai. Marius Plateau se précipita pour m’ouvrir la porte ; il
l’ouvrit ; il me tournait le dos. Je ne sais quelle force je ressentis. Je fouillai
dans ma poche, je sortis mon revolver armé et je tirai. Marius Plateau se
retourna d’une seule pièce en criant. Il voulut se jeter sur moi pour arracher
l’arme, je l’arrêtai net, puis, dans l’état d’exaspération où j’étais, je continuai
à marcher sur lui pour tirer encore ; il reculait devant moi pas à pas.
Alors, là, Messieurs, dans un éclair, j’ai pensé que j’étais anarchiste, que
je ne pouvais pas comparaître devant une justice dont je méprise les lois. Et
puis, d’ailleurs, qui donc m’avait jamais comprise ? qui donc m’avait jamais
aimée ? sur quelles épaules avais-je pu poser ma faiblesse ? La mort ! quelle
délivrance ! et je tirai sur moi. Je ne m’évanouis pas de suite ; j’entendis le
bruit de la chute de Plateau dans le couloir, deux grands cris, une galopade,
une porte qui claquait, et dominant ce tumulte, M. de Vesins qui disait :
« Fermez les portes, ne laissez sortir personne. » Quelques Camelots du roi
envahirent le bureau où j’étais. Je les entendis dire : « C’est elle qui a fait
cela ! Ah ! la saleté ! mais elle s’est tuée ! » Et alors, je perdis connaissance.
Vous savez la suite, Messieurs les Jurés.
D. — Soucieux de respecter votre défense, je vous ai laissé parler
librement devant MM. les jurés. Il importe maintenant que nous précisions.
Vous venez de dire tout d’abord dans quelle idée vous étiez venue à
L’Action française lors de votre première entrevue avec Marius Plateau, et
alors en même temps, nous nous sommes expliqués sur ce point tout à
l’heure. Vous reconnaissez que c’était M. Daudet que vous étiez venue voir
lorsque vous avez fait cette première visite, lorsque vous avez eu ce premier
entretien avec à la fois MM. Allard et Marius Plateau ?
R. — Je vous demanderais de bien vouloir m’excuser quelques instants.
Je me sens très émue et très fatiguée.
D. — L’accusée demande une suspension d’audience ; elle est très
fatiguée ; nous le sommes tous nous-mêmes.
(L’audience est suspendue.)
D. — Germaine Berton, levez-vous. Nous en étions restés tout à l’heure à
la première entrevue que vous avez eue à L’Action française avec
MM. Allard et Marius Plateau. Nous nous sommes expliqués sur ce point.
Vous vous êtes, je le répète, lorsque, soucieux d’assurer votre défense de la
façon la plus complète, je vous ai laissé librement parler, vous vous êtes
expliquée sur ce que vous avez fait dans la matinée du lundi 22 janvier qui est
le jour du crime. Vous avez déclaré tout à l’heure que vous avez été à Saint-
Germain-l’Auxerrois où on célébrait une messe anniversaire de la mort de
Louis XVI ?
R. — Oui, Monsieur.
D. — Vous êtes venue là, disiez-vous, avec l’intention d’y rencontrer
M. Léon Daudet ? C’était bien le but de votre démarche ?
R. — Mais oui.
D. — Vous avez déclaré vous-même à l’instruction que « vous vouliez
que les cloches qui avaient sonné la Saint Barthélemy sonnassent le glas de la
mort d’un grand criminel ». Vous reconnaissez cette phrase ?
R. — Je la reconnais.
D. — À un moment donné, M. Léon Daudet n’étant pas là, vous avez
aperçu M. Maurras, et, le voyant, vous avez eu l’intention un moment de tirer
sur lui.
R. — Oui, Monsieur.
D. — Vous vous êtes dit que, peut-être, vous risquiez de le manquer, que
vous seriez arrêtée, que le coup serait manqué et vous n’avez pas persisté
dans cette idée ?
R. — Surtout parce que j’avais peur de rater Maurras et de blesser les
enfants.
D. — Vous n’avez pas autre chose à dire en ce qui concerne la démarche
que vous avez faite à l’église de Saint-Germain ?
R. — Non, Monsieur.
D. — Le même jour, à 1 heure 1/2, vous vous êtes rendue à nouveau à
L’Action française ; vous avez demandé à parler à qui ?
R. — À M. Plateau.
D. — C’est vous-même qui le déclarez et c’est là un point que
l’accusation qualifie de capital. Voici pourquoi : vous ne demandez pas à voir
M. Léon Daudet…
R. — Tiens ! il n’était pas là !
D. — Vous ne demandez pas à voir M. Allard que vous avez vu lors de
votre première entrevue ?
R. — Non.
D. — C’est Marius Plateau lui-même que vous avez demandé ?
R. — Puisque c’est lui qui m’avait dit : « C’est à moi qu’il faut
s’adresser. »
D. — L’accusation attache la plus grande importance à cette déclaration
que vous faites vous-même. Une heure avant le crime, vous venez demander
à voir M. Plateau ?
R. — Oui, puisque c’est à lui que je dois m’adresser.
D. — Pour être reçue par lui, vous avez remis à M. Girault, garçon de
bureau, une lettre que j’ai sous les yeux ; elle a été retrouvée le 25 mars,
c’est-à-dire deux mois seulement après le crime, dans le bureau de
M. Plateau, lorsqu’on a fait l’inventaire des nombreux papiers et lettres de
M. Marius Plateau. Elle a été retrouvée par MM. Maurice Pujo, Berger et
Réal del Sarte. M. Berger a déclaré, lors de l’interrogatoire du 7 février,
qu’après le crime la lettre n’avait pas été retrouvée ; on ne la retrouve que
lorsqu’on a fait l’inventaire des divers papiers et lettres de M. Plateau.
R. — Ceci est bien étrange parce que M. Devise lui-même a précisé que
des perquisitions minutieuses avaient été faites ; il faut croire qu’elles
n’étaient pas aussi minutieuses qu’on le prétendait…
D. — Telles sont les explications données de l’autre côté.
Dans cette lettre à laquelle j’arrive vous avez dénoncé deux projets du
parti anarchiste, les suivants : 1°) saboter L’Action française ; 2°) tuer Daudet
et Maurras.
La lettre est de vous ; elle est adressée à M. Marius Plateau, non à Marcel
Plateau, par erreur de prénom, mais pas par erreur dans la personne ?
R. — Oui.
D. — La voici, messieurs les jurés doivent la connaître :

Paris 22 janvier 1923…


(Il est donné lecture de la lettre.)
Vous vous adressez à M. Marius Plateau, et vous lui dites : « Je vous ai
cherché en vain à la messe de Saint-Germain. » Est-ce que vous avez voulu
vraiment chercher M. Plateau à la messe ?
R. — Pas du tout.
D. — C’est votre déclaration. Vous continuez :
Vous semblez prendre à la légère les projets de sabotage…

De cette lettre, je pourrais dire ce que je vous disais de la lettre à


M. Allard : si vous aviez eu réellement l’intention de trahir votre parti, vous
n’auriez pas écrit autrement.
R. — Certainement.
D. — Mais comme vous le disiez vous-même, vous continuiez votre rôle
de trahison apparente.
R. — J’ajouterais même que dans mon entrevue avec M. Plateau, je lui ai
signalé un fait : c’est qu’à la sortie de Saint-Germain, j’avais suivi
M. Maurras dans l’intention de le prévenir ; parce que j’avais pensé que si les
royalistes m’avaient vu suivre M. Maurras ils se seraient demandé dans quel
but. Et M. Plateau m’a même répondu : « Vous avez bien fait de ne pas
l’aborder, parce que M. Maurras, quand il ne connaît pas les gens, il est très
prompt. » J’ai dit : « Même avec les femmes ? » Il m’a répondu : « Mais
oui ! »
D. — Vous avez donc remis cette lettre au garçon Girault. M. Plateau
n’était pas encore arrivé ; vous avez attendu un quart d’heure ?
R. — Plus que cela.
D. — M. Plateau est arrivé ; on vous a fait entrer dans son cabinet ; vous
avez eu avec M. Plateau un entretien très long, tous les témoins sont
unanimes à le dire, un entretien d’une heure ?
R. — À peu près.
D. — Des deux interlocuteurs, vous êtes la seule survivante. Cependant il
est utile de dire que M. Plateau a écrit sur votre lettre de convocation, la lettre
que vous avez remise pour être reçue, des annotations au crayon ; elles sont
de sa main ; vous avez dénoncé certains projets dans votre entretien. Qu’est-
ce qui s’est passé dans votre entretien ? De quoi avez-vous parlé ?
R. — J’ai déjà précisé à MM. les jurés que M. Plateau m’avait demandé
des renseignements sur le Comité de défense sociale et sur ce fameux jeune
homme brun dont il ne se souvenait pas du nom. J’ai précisé aussi déjà que
c’est à ce moment-là qu’il ouvrit la porte pour s’entretenir avec M. Berger.
D. — N’y a-t-il pas été question de deux anarchistes Casteu et Barill ?
R. — J’étais trop loin pour entendre ce que disaient MM. Plateau et
Berger ; je ne sais pas. Plateau a dû demander : « Pouvez-vous mettre un nom
sur ce signalement ? » et Berger a dû répondre : « Oui, c’est peut-être Barill
ou Casteu. »
D. — Vous n’en avez pas parlé vous-même ?
R. — Certainement non.
D. — On serait tenté de dire que vous avez raison. L’instruction a
recherché si vous étiez en rapport direct avec ces deux anarchistes ; il
n’apparaît pas de l’information que vous ayez été en rapport particulier avec
Casteu et Barill ; ils ont été entendus. Et Casteu, notamment, précise qu’il
vous connaît de vue, mais qu’il ne vous connaît pas et ne vous a jamais parlé.
R. — C’est vrai.
D. — Cependant, il est certain que si ce n’est pas vous qui en avez parlé –
je ne dis pas que c’est vous, ne vous méprenez pas – c’est alors M. Plateau
qui a dû y penser, parce que de sa main, avant sa mort, au crayon, il a écrit
sur votre lettre d’introduction ces deux noms : Casteu et Barill.
R. — Permettez-moi de m’expliquer.
D. — Je provoque, au contraire, vos explications.
R. — Lorsque M. Plateau est sorti pour s’entretenir avec M. Berger,
c’était pour lui demander s’il pouvait mettre un nom sur le signalement
mentionné du jeune homme brun, de vingt-sept ans, au teint olivâtre. Moi, je
ne pouvais pas mettre de nom ; M. Plateau ne s’en rappelait pas.
D. — Nous demanderons à M. Berger si ce n’est pas lui qui a parlé de
Casteu et de Barill, ce qui explique que M. Plateau, avant sa mort, avait
indiqué ces deux noms avec : « Deux principaux. » De même M. Plateau
avait, sur votre lettre, écrit le mot : « Vu », ce qui prouve qu’il est homme
ordonné et méthodique.
Nous allons arriver au crime : M. Plateau, à un moment donné, est passé
dans la salle voisine ; c’était la salle de la Fédération des Camelots du roi. Il a
été demander à M. Berger un renseignement sur l’individu au teint olivâtre
qui, paraît-il, aurait manifesté quelque temps auparavant devant L’Action
française.
R. — Il ne me l’avait pas précisé.
D. — Mais il ne paraît pas non plus, d’après les déclarations de
M. Berger, avoir reçu de lui des déclarations précises au sujet de cet individu.
Quoi qu’il en soit, M. Plateau, après avoir entretenu M. Berger de l’individu
au teint olivâtre, est entré dans le cabinet où vous étiez restée ; il a fermé la
porte et l’entretien a continué.
R. — C’est alors qu’il m’a parlé de l’ARAC.
D. — Et la conversation a continué, ainsi que vous venez de le dire dans
votre exposé personnel. Tout à coup, M. Berger, le trésorier de la Ligue, le
colonel de Vesins, M. Collot, journaliste, qui se trouvaient là, entendirent
cinq coups de revolver ; au même moment, la porte s’ouvrit, Plateau tout
blâme apparut et s’écria : « Elle m’a tiré dessus ; j’ai au moins deux balles
dans le corps. » Il traversa la pièce chancelant et alla s’écrouler dans le
couloir ; on le transporta dans une pièce voisine où il ne tarda pas à rendre le
dernier soupir.
Quant à vous – je veux en finir avec la matérialité des faits – on vous
retrouvait, comme vous venez de le dire, dans le bureau même de M. Plateau,
sans connaissance, étendue par terre. Vous vous étiez tiré un coup de
revolver ; vous portiez, en effet, au sein gauche, une blessure. On a été
chercher un médecin. On vous a soigné, vous avez repris bientôt
connaissance. Et il importe de dire à MM. les jurés que votre premier mot au
docteur qui vous donnait des soins et à un publiciste qui se trouvait là, aurait
été le suivant : « Si je meurs, vous direz au parti anarchiste que j’ai fait mon
devoir. »
Vous avez tenu ce propos ?
R. — Oui, auparavant, j’ai demandé au docteur : « Est-ce que je vais
mourir ? » Il m’a répondu : « Ma foi, ma petite, avec cette blessure, c’est bien
possible ! » Alors, j’ai dit : « Si je meurs, vous direz aux anarchistes que j’ai
fait mon devoir ! »
D. — C’est d’ailleurs ce que vous avez reconnu.
R. — Et non pas au parti anarchiste, ce qui n’a aucune signification.
D. — On vous transporta à l’hôpital Cochin. La blessure était grave, vous
avez eu de la chance. La balle a pu être extraite. Le Dr Paul a déclaré que la
balle avait glissé dans la paroi thoracique et s’est logée sous l’aisselle ; elle a
pu être extraite et aujourd’hui vous êtes guérie.
R. — Elle n’est pas extraite.
D. — En tous les cas, votre victime hélas, n’est plus là.
M. Plateau avait été atteint par trois balles : la première l’avait atteint,
Messieurs les Jurés, sans conséquences graves à la cuisse gauche, mais les
deux autres balles étaient mortelles.
Le Dr Paul qui a procédé à l’autopsie déclare que l’une de ces balles a
perforé l’estomac et le foie, l’autre le poumon gauche et le cœur. Ces
blessures ont entraîné une hémorragie très abondante qui a été rapidement et
fatalement mortelle.
Vous vous êtes expliquée sur les conditions dans lesquelles vous avez
commis ce crime et dans quel but vous l’avez commis.
Avant de poursuivre, avez-vous quelque chose à ajouter à votre exposé de
tout à l’heure ? Sur les conditions dans lesquelles vous avez commis votre
crime, avez-vous des précisions nouvelles à faire connaître ?
R. — Non, Monsieur le Président.
D. — Vous reconnaissez que vous avez tiré une première fois sur
M. Plateau dans le dos ?
R. — Oui.
D. — Vous avez profité d’un moment où M. Plateau avait le dos tourné
pour tirer sur lui ?
R. — Au moment où il ouvrait la porte.
D. — C’est ce que vous avez déclaré, en effet, à l’instruction.
Je tiens à avancer pas à pas dans l’examen de l’affaire. Vous reconnaissez
que vous avez tiré une première fois par derrière, dans le dos, il s’est
retourné ; et vous avez dit dans votre exposé : « Je l’ai arrêté dans son élan. »
Vous avez tiré plusieurs coups de revolver ?
R. — Oui.
D. — Combien de coups de revolver ?
R. — Vous savez… dans ces circonstances-là… !
D. — Vous avez dû tirer cinq coups de revolver. Le commissaire de
police qui a fait les premières constatations déclare, en effet, qu’il a trouvé
cinq douilles vides par terre. Vous aviez votre revolver tout armé dans votre
poche ?
R. — Oui.
D. — Je le répète : tout armé ?
R. — Oui, je l’avais armé le matin quand je suivais Maurras.
D. — Votre déclaration à l’audience n’est pas nouvelle. C’est ce que vous
avez dit à l’interrogatoire à l’instruction : « J’ai tiré une balle dans le dos, j’ai
tiré une deuxième balle qui arrêta net son élan, j’ai tiré coup sur coup. »
D’où venait votre revolver ?
R. — J’ai déjà répondu à ce sujet.
D. — Mais, l’instruction, nous devons la faire à l’audience. MM. les jurés
ne connaissent pas l’information. Cette question s’impose : d’où provenait
votre revolver ?
R. — J’estime que la provenance de ce revolver n’a rien à voir dans
l’affaire qui nous occupe.
D. — Cependant, c’est l’arme qui a servi au crime ? Je manquerais à mon
devoir et à ma fonction si je ne posais pas la question.
R. — J’ai déjà déclaré à l’instruction que c’était un ami qui me l’avait
donnée il y a déjà plusieurs mois.
D. — À quelle date ?
R. — Vers octobre, par là.
D. — Vos réponses ont été assez contradictoires à ce point de vue.
R. — Comment ?
D. — Je vais vous dire. D’après la cote 7 du dossier, vous avez dit que
vous aviez le revolver depuis assez longtemps ; dans un autre interrogatoire, à
la cote 8, vous précisez, comme vous venez de le dire à l’audience, je répète
ce que vous déclarez : « Depuis octobre dernier. »
R. — À peu près, oui.
D. — Et enfin un témoin qui était à L’Action française quand on vous a
interrogée la première fois, affirme, je dis que c’est un témoin qui affirme,
qu’il vous a entendu dire ceci : « C’est un ami qui m’a donné ce revolver ce
matin. »
Je vous dis : voilà les déclarations que vous avez faites ; et voilà la
déclaration d’un témoin. Je ne conclus pas.
R. — Oui, Monsieur, et…
D. — Et, comme je le disais tout à l’heure, c’est la meilleure façon de ne
pas déformer la pensée que de reproduire les propres termes exprimés. Il y a
une contradiction.
R. — Messieurs les Jurés. Il s’agirait de savoir si définitivement le
procès-verbal d’un commissaire de police assermenté peut être mis en
contradiction par un Camelot du roi.
Le 22 janvier, M. Torlet, commissaire de police de la Madeleine, qui m’a
interrogée à ce sujet devant M. Dubech, le témoin dont parle M. le président,
a marqué dans son procès-verbal que j’avais répondu : « C’est un ami qui me
l’a donné, je n’ai pas à faire connaître le nom. » Je voudrais savoir si
définitivement un Camelot du roi peut aller contre la déclaration d’un procès-
verbal d’un commissaire de police lié par son serment ?
D. — Eh bien ! lors de l’audition du témoin, nous ferons préciser ce
point-là.
Je répète qu’il y a eu contradictions ; vous-même vous avez été assez
imprécise au sujet de l’origine du revolver.
R. — Les contradictions ne viennent pas de moi, mais de M. Dubech,
commissaire occasionnel de L’Action française et de M. Torlet, commissaire
de police de la Madeleine.
e
M HENRY TORRÈS. — C’est cela !
D. — Je ne manquerai pas de poser la question lors de l’audition du
témoin.
Voulez-vous présenter ce revolver aux défenseurs, aux avocats de la
cause, de la partie civile et aux jurés.
C’est un Browning, calibre 6,35. L’accusée reconnaît bien que c’est
l’arme qui a servi au crime.
R. — Je ne suis malgré tout pas au rang des accusés ordinaires ; je vous
rappelerais que si je suis devant vous, c’est par une fatalité. Quant à moi, je
ne tiens pas à la vie.
J’ajoute, d’ailleurs, que je suis prête à sacrifier ma vie ; si demain les
royalistes veulent me tuer, cela m’est égal.
D. — Donc, voici votre déclaration actuelle. M. les jurés vous ont
entendue.
Mais, j’ai un autre devoir à remplir, c’est de faire connaître quelles ont
été vos déclarations. Je dois vous faire connaître les charges de l’accusation,
de même que je reçois vos moyens de défense.
L’accusation se base, en effet, non seulement sur les déclarations
premières faites lors de l’enquête de police, mais encore sur d’autres
déclarations importantes, intéressantes, que vous avez faites au juge
d’instruction lui-même.
Il faut vous expliquer sur ces déclarations. Je répète que le ministère
public y attache d’autant plus d’importance, qu’elles se basent sur un terrain
d’autant plus solide, que ces déclarations émanent de vous.
Lorsque le commissaire de police, prévenu de votre crime, s’est empressé
d’aller vous interroger, c’était son devoir. Il a déclaré d’abord que vous aviez
répondu d’un ton tellement froid, tellement précis, que vous aviez l’air de
réciter votre réponse. Je crois qu’en réalité, c’est votre ton naturel.
e
M HENRY TORRÈS. — Parfaitement !
D. — Vous avez déclaré ensuite que vous étiez sans profession, ne
voulant pas indiquer votre domicile, et que vous viviez des subsides des
anarchistes.
R. — Oui.
D. — Et voilà évidemment le point capital d’après l’accusation.
Vous avez déclaré deux choses ; ceci, écoutez-moi, est très important,
parce que c’est là une charge des plus graves que l’accusation relève contre
vous.
Vous avez déclaré tout d’abord avoir voulu tuer Léon Daudet, que vous
considériez – l’expression est de vous – comme l’adversaire le plus
dangereux du prolétariat, ce sont bien vos termes ?
R. — Oui, Monsieur.
D. — Et vous avez précisé que c’est dans ce but, qu’armée d’un revolver,
vous êtes allée à son domicile, puis aux locaux de L’Action française.
R. — Oui.
D. — Que c’est dans le but de tuer M. Léon Daudet que vous vous êtes
rendue à la messe anniversaire de la mort de Louis XVI à l’église de Saint-
Germain ?
R. — Oui.
D. — Mais vous avez ajouté autre chose au commissaire de police : vous
avez avoué, lors de ce premier interrogatoire, que dès votre première visite à
M. Marius Plateau, visite sur laquelle nous nous sommes expliqués tout à
l’heure, la visite du samedi 20 janvier, vous avez eu l’idée de tuer M. Marius
Plateau faute de pouvoir atteindre M. Léon Daudet.
R. — Voulez-vous me citer le texte, s’il vous plaît ?
D. — Je vous le cite. Vous avez ajouté que vous étiez venue dans
l’intention bien arrêtée de tuer… Vous m’invitez à vous faire connaître le
texte.
R. — Et la date ?
D. — Elle est de vous cette pièce, vous ne la reniez pas ; je l’ai copiée à
l’instruction.
Voilà ce que vous avez dit :

J’ai eu le samedi 20 janvier l’intention de le tuer (Plateau) faute de


pouvoir atteindre Daudet, et c’est dans cette intention bien arrêtée que je
suis revenue cet après-midi du 22 janvier.

R. — Comment ? Il y a une date de citée ? Je vous demande pardon.


D. — « J’ai eu l’intention de – le – tuer, faute de pouvoir atteindre Léon
Daudet, et c’est dans cette intention bien arrêtée que je suis revenue cet après-
midi. » Et vous avez continué :

Une fois seule dans son bureau, je lui ai raconté des histoires.

R. — Je vous fais remarquer que cet interrogatoire était un interrogatoire


général. Il n’y avait pas alors de questions de détail à préciser.
D. — Mais l’accusation y attache d’autant plus d’importance qu’elle se
dit qu’il s’agit là d’un aveu fait aussitôt après le crime par une accusée ; dans
les affaires criminelles, au cours d’une longue instruction, un accusé peut
modifier son système de défense, mais lorsqu’aussitôt après le crime, un
accusé parle, en général, la vérité jaillit entière, sincère.
Avez-vous tenu ce propos ? Il est en toutes lettres, je le répète, dans votre
déclaration consignée à la cote 3 bis.
R. — Je vous répète qu’il s’agit là d’un interrogatoire qui était général ; il
n’y avait aucune question de détails posées à laquelle je devais donner de
précisions.
Lorsqu’on m’a interrogée par la suite sur les questions de détail, j’ai
donné toutes les précisions qui m’étaient demandées.
D. — Oui, eh bien ! poursuivons. L’accusation se base, je n’ai pas fini,
non seulement sur vos déclarations au commissaire de police, mais aussi sur
vos déclarations au juge d’instruction lui-même, devant lequel vous allez
faire successivement deux fois le même aveu.
(Bruit au fond de la salle.)
Je supplie le public de faire silence.
Voilà pourquoi, je le répète, je dois vous faire connaître les charges de
l’accusation. L’accusation est sur un terrain solide, d’autant plus solide, je le
répète, qu’elle se base sur des déclarations qui sont de vous.
Dans votre interrogatoire du 22 janvier, le jour du crime, le magistrat
instructeur, le juge d’instruction qui vient d’être désigné pour poursuivre
l’information, vous entend.
Et alors, vous déclarez trois choses : « Mes premières intentions ont été
de tuer M. Léon Daudet » ; et vous dites textuellement :

Ne pouvant être reçue par M. Léon Daudet, j’ai remis une lettre
explicative ; j’ai voulu donner des renseignements sur les anarchistes,
mais, en réalité, c’était destiné à me mettre en présence de Léon Daudet
pour le tuer.

R. — Je demande à m’expliquer.
J’ai été interrogée trois fois : la première fois, par M. Torlet, commissaire
de police de la Madeleine ; une deuxième fois, par M. le juge d’instruction
Devise à l’hôpital Cochin ; je n’ai pas signé cette déclaration pour la bonne
raison que j’étais dans l’impossibilité matérielle de le faire, et enfin lorsque
j’ai comparu devant M. le juge d’instruction Devise.
Je n’ai pas signé ces trois déclarations et j’ai demandé à donner des
précisions sur certains points qui n’étaient pas exacts.
L’inexactitude ne venait pas de moi, je n’avais pas intérêt à mentir.
D. — Votre déclaration, non pas devant le commissaire de police mais
devant le juge d’instruction fut assez trouble. Vous précisiez que vous aviez
eu l’intention d’abord de tuer M. Léon Daudet, et qu’ensuite ayant aperçu
M. Maurras à Saint-Germain-l’Auxerrois où vous vous étiez rendue, vous
avez eu l’idée de tirer sur lui…
R. — Oui…
D. — Mais que pensant que vous pouviez le manquer et que vous
pouviez être arrêtée, vous n’avez pas persisté…
R. — Je n’ai pas dit que je craignais d’être arrêtée, je n’aurais pas été
arrêtée.
D. — Ensuite, vous avez voulu tirer sur M. Daudet ou M. Maurras.
Devant le juge d’instruction vous avez déclaré que vous étiez décidée alors –
c’est votre propre expression – à vous « rabattre » sur Marius Plateau.
R. — Oui, au cours de la conversation du 22.
D. — Je cite les paroles mêmes que vous avez dites devant le juge
d’instruction : « J’ai décidé alors de me rabattre sur Marius Plateau, chef des
Camelots du roi. » Ne pouvant pas atteindre le lieutenant-colonel, vous
vouliez tirer sur le capitaine.
R. — Oui, au cours de notre conversation du 22, je l’ai précisé bien des
fois.
D. — Cela ne paraît pas résulter de l’interrogatoire. M. l’avocat général
s’expliquera sur ce point, comme c’est son devoir, mais moi je dois tout faire
connaître à l’audience, à MM. les jurés.
Dans votre interrogatoire du 24 janvier, devant le juge d’instruction…
R. — Interrogatoire qui n’a jamais été signé.
D. — Vous avez maintenu, à la cote 8, ce que je viens d’indiquer. Vous
dites que ce procès-verbal n’a jamais été signé. Vous étiez peut-être malade
et vous n’avez pas pu le signer à l’hôpital. Mais vous avez fait les mêmes
déclarations consignées par le magistrat instructeur, visant non seulement
M. Daudet et M. Maurras, mais encore M. Marius Plateau lui-même.
R. — Je n’ai pas intérêt à mentir. Au cours de mes premières
comparutions devant M. le juge d’instruction Devise, auxquelles je vous prie
de vous reporter, vous verrez que les interrogatoires précédents n’ont pas été
signés.
L’AVOCAT GÉNÉRAL. — Ils n’ont pas été signés mais ils ont été
rectifiés.
e
M CAMPINCHI. — Oui, et confirmés sur ce point à la cote 8.
D. — Je répète que vous avez fait les mêmes déclarations visant
MM. Daudet et Maurras d’abord et Plateau ensuite, déclarations que l’on
trouve dans le deuxième interrogatoire du 24. Puis, dans un interrogatoire du
16 février, vous avez modifié votre système de défense que j’ai entendu
comme tout le monde dans votre exposé. Je vois que vous persistez dans ce
système de défense.
R. — C’est le véritable, je suis bien forcée d’y persister.
D. — Vous maintenez la préméditation visant MM. Léon Daudet et
Maurras mais vous repoussez toute préméditation en ce qui concerne
M. Plateau.
R. — Si j’ai tué M. Plateau, c’est parce que j’ai été poussée à bout ; c’est
lui-même qui m’a armé la main.
D. — Vous avez déclaré à l’instruction qu’en présence de l’attitude de
M. Plateau parlant du parti anarchiste, montrant son mépris, avez-vous dit, du
prolétariat et l’ayant entendu parler de vos compagnons, de vos camarades de
lutte, vous aviez compris l’importance de son rôle contre votre parti, et c’est à
ce moment-là, suivant vos déclarations, que vous avez eu, avez-vous dit, en
employant un mot vraiment cynique, audacieux et effroyable : « C’est à ce
moment que j’ai eu logiquement l’idée de me rabattre sur lui. »
R. — Nous sommes dans un siècle où l’élasticité des consciences est très
grande. Moi, je ne suis pas de celles-là.
D. — Oui, une élasticité très grande à disposer des vies humaines. Vous
n’êtes pas d’accord avec le ministère public sur ce point.
R. — Marius Plateau a bien disposé de vies humaines depuis qu’il a fait
condamner des malheureux.
e
M CAMPINCHI. — Alors, vous vouliez le tuer ?
R. — Oui, au cours de notre conversation…
e
M CAMPINCHI. — Mais vous alliez le trouver avec un revolver dans
votre poche ?
R. — Je l’avais à Saint-Germain-l’Auxerrois.
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(Un colloque s’engage entre M Torrès et M Campinchi.)
R. — Le 22 janvier, je venais de Saint-Germain-l’Auxerrois avec mon
revolver en poche. Je n’ai pas mangé, je suis allée immédiatement à L’Action
française. Je ne me suis arrêtée nulle part, par conséquent je devais encore
avoir mon revolver en poche…
D. — Je suis l’interrogatoire méthodiquement. Votre dernier système à
l’instruction a été de dire ceci : « Je maintiens ma préméditation visant
MM. Daudet et Maurras et je nie ma préméditation visant M. Plateau… »
R. — Je viens de vous répondre tout à l’heure.
D. — C’est en entendant M. Plateau, avez-vous dit, parler du prolétariat
avec mépris que vous avez compris l’importance de son action et c’est à ce
moment-là, avez-vous déclaré, « que j’ai eu logiquement l’idée de me
rabattre sur lui ».
R. — Je viens de satisfaire à cette même question. C’est la vérité, je ne
peux pas ne pas dire la vérité.
D. — L’accusation vous oppose ceci, écoutez-moi bien. S’il est vrai que
vous n’êtes pas revenue une deuxième fois voir M. Marius Plateau avec
l’intention de le tuer, pourquoi êtes-vous venue avec un revolver à la main et
avez-vous eu avec lui un entretien d’une heure qui a fini par le meurtre que
nous savons ?
R. — J’ai déjà répondu à cela. Nous revenons en arrière.
D. — Je vous demande de préciser ce point.
R. — Je vous rappelle que le 22 janvier, sur cette question du revolver,
j’ai répondu à l’avocat de la partie civile et de L’Action française, je revenais
de Saint-Germain-l’Auxerrois, j’avais un revolver en poche. Je n’ai même
pas mangé, je suis allée directement de Saint-Germain-l’Auxerrois à L’Action
française, sauf le temps d’écrire une lettre pour m’introduire auprès de
M. Plateau. Fatalement, j’avais un revolver en poche, car autrement, il aurait
fallu le jeter, le déposer quelque part. J’avais donc l’arme dans ma poche,
vous voyez que c’était forcé.
D. — Vous aviez donc l’intention en venant voir M. Marius Plateau, de
commettre le meurtre en question ?
R. — J’ai répondu.
D. — L’accusation relève aussi un autre fait…
R. — … Je n’ai pas fini. On m’a demandé ce que je venais faire à
L’Action française. En sortant de Saint-Germain-l’Auxerrois, je suis entrée
dans un café pour écrire une lettre afin de pouvoir me faire introduire auprès
de M. Marius Plateau, car je voulais être introduite auprès de quelqu’un avec
l’intention de tenter une démarche pour arriver à voir Daudet. C’est dans
cette intention que je suis allée à L’Action française. C’est également dans
cette intention que, dans ma lettre à M. Marius Plateau, je donnais des
précisions, fausses évidemment, en vue de l’intéresser et de l’engager à me
mettre en présence de M. Daudet.
Je ferai remarquer que si j’avais voulu voir seulement M. Marius Plateau
je n’avais pas besoin de ces précisions pour m’adresser à lui, mais je voulais
par les précisions données dans ma lettre que l’on me permette de voir
Daudet.
e
M CAMPINCHI. — Il faudrait lire la lettre !
D. — Le revolver était dans votre manche ou dans votre poche ?
R. — Il était dans ma manche le samedi ; je craignais d’être surveillée.
D. — Et lorsque vous êtes arrivée chez Marius Plateau ?
R. — Il était dans ma poche.
D. — Vous aviez donc préparé votre revolver en vue du crime.
R. — Je l’avais préparé à la sortie de Saint-Germain-l’Auxerrois alors
que je suivais M. Maurras.
D. — Je retrouve votre déclaration dans la cote 42 du dossier de
l’instruction dans laquelle vous dites : « Je m’étais juré de ne pas comparaître
devant les juges… » C’est ainsi que vous expliquez votre tentative de
suicide ? Vous aviez prémédité votre crime et vous vous étiez promis de vous
tuer…
R. — Oui, après avoir tué Daudet.
D. — Et ce n’est pas M. Daudet que vous avez tué, vous vous êtes
rabattue sur M. Marius Plateau.
R. — Le samedi matin 20 janvier, lorsque je suis partie chez Daudet
j’avais déjà l’intention de me tuer si j’arrivais à tuer Daudet, pour ne pas
comparaître devant votre justice.
D. — Vous avez mis également à exécution cette même promesse que
vous vous étiez faite à vous-même en vous tirant un coup de revolver. À
quelle époque aviez-vous conçu le projet de tuer M. Daudet ou M. Maurras ?
Vous vous en êtes expliquée à l’instruction mais il faudrait reproduire
également vos explications devant MM. les jurés.
R. — Comme je l’ai dit, il y a très longtemps que je lisais L’Action
française. J’étais exaspérée contre Daudet, mais jusqu’au moment de sa
demande d’expédition pour occuper la Ruhr, je n’avais pas eu l’intention
arrêtée de le tuer.
D. — Vous avez déclaré à l’instruction que c’était au moment d’une
manifestation qui a eu lieu au parc des Oblats à Saint-Ouen, le 14 janvier,
huit jours avant le crime : « À partir de ce moment, ma résolution a été
arrêtée. »
R. — C’est en effet à peu près vers cette date qu’indignée par l’action de
M. Daudet contre les communistes, j’ai eu cette idée de le tuer. Je
m’explique. Vers la fin de 1922, M. Léon Daudet, à travers sa demande
d’expédition de forces pour occuper la Ruhr, avait un autre but, c’était celui
de satisfaire ses vengeances personnelles et ses haines de coterie. Son but
c’était, par tous les moyens, de profiter de la guerre, pour satisfaire ses
haines. C’est à ce moment que, me rendant compte de ce jeu, comme je l’ai
dit à MM. les jurés et voyant qu’à travers son expédition de forces sur la
Ruhr, il voulait créer une agitation qui lui aurait permis de rétablir le
royalisme sur les ruines de la patrie, c’est à ce moment que j’ai voulu le tuer.
D. — Vous avez déclaré qu’à ce moment vous avez pris la résolution
irrévocable de tuer M. Daudet ?
R. — Oui.
D. — Et vous dites que ce n’est qu’au cours de cette conversation avec
M. Marius Plateau, alors qu’il parlait du prolétariat avec mépris, qu’indignée,
écœurée, vous avez tiré sur lui et vous l’avez tué. Vous vouliez tuer
M. Daudet, mais en réalité, c’est M. Plateau que vous avez tué.
Voyons ce qu’était M. Plateau. Dans toutes les affaires, on doit faire
connaître aux jurés ce qu’est l’accusé. J’ai donné sur votre compte tous les
renseignements possibles. MM. les jurés savent quel est votre passé, ils ont
entendu les renseignements fournis sur votre compte, votre conduite, votre
mentalité, votre réputation. Il importe maintenant de leur montrer ce qu’était
la victime. Je vais dire ce qu’était M. Marius Plateau. Je n’en parlerai pas au
point de vue politique, ce n’est pas mon rôle. Il appartiendra aux avocats de
la partie civile, s’ils le jugent utile, d’en parler à cet égard.
Ce que je dois dire, c’est que votre victime était un homme jeune encore,
il avait trente-sept ans, il avait l’avenir devant lui. M. Marius Plateau, nous
serons tous d’accord sur ce point, a vaillamment combattu pendant la guerre,
il a été grièvement blessé, il a fait l’objet de citations qui lui ont fait
grandement honneur ; il a été décoré de la croix de guerre. Son nom a été
inscrit sur le livre d’or du régiment. À ce titre, je dois m’incliner devant sa
mémoire, comme nous devons nous incliner devant tous ceux qui ont
vaillamment combattu pour le pays.
M. le juge d’instruction vous a fait remarquer que cet homme que vous
avez tué ne vous avait rien fait. Le juge d’instruction vous a demandé,
comme je vous le demande en ce moment, et comme je le fais à l’égard de
tout accusé : n’avez-vous pas regret d’avoir tué un homme comme lui qui, je
le répète, ne vous avait rien fait personnellement ?
R. — Permettez-moi de m’expliquer à ce sujet.
Si je vous dis que je n’ai pas de regret, peut-être me jugerez-vous
insensible, mais malgré tout, j’ai dû surmonter ma sensibilité et faire appel à
ma volonté pour surmonter toute mon angoisse et arriver à le tuer. Le
22 janvier, j’étais à bout. Malgré tout, j’avais cette répugnance physique qui
arrêtait mon bras de me dire que j’avais tué un être pensant, un être humain.
Mais, Monsieur le Président, l’acte accompli, je n’ai pas eu de regret, je n’en
ai pas au moment où je vous parle.
Le PRÉSIDENT. — Je vois que vous êtes logique avec vous-même
jusqu’au bout.
R. — Je vais expliquer pourquoi je n’ai pas éprouvé de regret. Le
22 janvier, j’étais autre chose qu’une meurtrière. J’avais en moi, présentes à
l’esprit, toutes les douleurs, toutes les souffrances que Marius Plateau avait
fait subir à la classe ouvrière. J’avais présent à l’esprit son rôle joué dans le
procès du Bonnet rouge, tout ce qu’il a fait, tout ce qu’il a envoyé de
malheureux innocents au bagne, ou au poteau. Ce jour-là, je songeais surtout,
non pas à tuer un homme, mais à venger la classe ouvrière, à venger tous les
malheureux qu’il a tués, ceux qui sont au bagne par sa faute. Marius Plateau,
c’était le chef des Camelots du roi, de toute cette bande qui échappe peut-être
aux lois du code, mais qui n’échappe pas aux lois de la conscience et moi ma
conscience m’a dit que je devais agir et j’ai agi.
D. — Vous êtes logique avec vous-même et avec vos théories.
R. — J’ai agi pour mes idées, c’était pour le bien du pays, je ne peux pas
avoir de regret.
D. — C’est ce que vous avez manifesté au juge d’instruction qui vous a
posé les mêmes questions. Il vous a dit : « Ne regrettez-vous pas d’avoir tué
un homme qui ne vous avait rien fait ? » et vous avez répondu, comme vous
venez de le faire aujourd’hui : « Je ne suis pas une insensible, mais je ne
regrette en rien l’acte que j’ai commis. J’ai agi suivant ma conscience, je n’ai
pas de remords. »
R. — Pardon, Monsieur, mais il me semble que ce fait de sentir autour de
soi toutes les souffrances de ces malheureux, c’était là de la sensibilité plus
que d’abattre froidement un homme. D’abord je ne l’ai pas abattu froidement
mais j’étais sensible à ce moment, je n’étais que trop sensible. Un homme
peut surmonter sa sensibilité, une femme est dépassée par sa sensibilité. J’ai
été dépassée justement, je n’ai pas pu me maintenir.
D. — Et vous l’avez exécuté…
R. — Oui, de même qu’il en a fait exécuter d’autres.
D. — Vous avez dit ceci : « De l’acte individuel que j’ai accompli, je ne
regrette rien. Je revendique fièrement la responsabilité entière. » Cette
responsabilité, la revendiquez-vous maintenant ?
R. — Oh ! Oui.
D. — Je vois en effet que ce que vous dites est conforme avec vos
déclarations premières. Je trouve encore dans vos déclarations ceci : « Je
revendique pour moi seule la responsabilité du geste que je ne renie pas et
j’aurai l’orgueil d’en répondre. » Voilà ce que vous avez déclaré dans votre
interrogatoire à la cote 41 du dossier.
R. — Oui. Réclusion ou mort, je suis prête à subir ma peine quelle qu’elle
soit.
D. — Vous revendiquez donc la responsabilité entière de votre geste
aujourd’hui comme vous l’avez revendiquée au début. J’arrive à cette autre
question de mon interrogatoire, qu’il est nécessaire d’examiner c’est-à-dire la
question de savoir si vous avez pu agir à l’aide de complices. Vous avez
revendiqué toute la responsabilité de l’acte, vous la revendiquez encore
aujourd’hui à l’audience…
R. — Je vous ferai remarquer, si vous le permettez, que l’acte
d’accusation même porte qu’il est établi que j’ai agi sans complices.
D. — C’est pour cela que je vous interroge. Le code d’instruction
criminelle me fait un devoir de procéder à l’examen de l’affaire d’une façon
complète. Nous examinerons donc rapidement la question de savoir si vous
avez pu agir à l’aide ou à l’instigation de complices.
Vous êtes d’accord avec l’accusation d’ailleurs. Vous avez revendiqué
non seulement toute la responsabilité mais vous avez encore nié toute
suggestion en disant : « Je n’ai pas de complices, j’ai agi seule. »
R. — Oui, Monsieur.
D. — Cependant la partie civile a produit à l’instruction des témoignages
de fait sur lesquels nous avons le devoir de nous expliquer.
[Suivent de longs échanges entre le président et Germaine Berton, au
cours desquels sont écartées diverses hypothèses de complicité émises par la
partie civile.]
D. — Donc, l’accusation, Germaine Berton, en arrive à cette conclusion,
qui est la vôtre. Vous prétendez également à cette audience que vous n’avez
pas eu de complices, que vous n’avez pas agi à l’instigation de complices ?
R. — Oui.
D. — Vous avez agi seule ? Vous avez été logique avec vous-même,
comme vous le dites ?
R. — Oui, Monsieur.
D. — Avez-vous quelque chose à ajouter pour MM. les jurés sur ce
point ?
R. — Non, Monsieur.
D. — Je dis que je pense que vous avez été logique avec vous-même
parce que, nous nous sommes étendus longuement sur ce point tout à l’heure,
vous avez depuis longtemps prêché l’action directe, la violence, l’action
individuelle, et ce n’était pas la première fois que vous mettiez ces théories en
er
pratique. Dans une lettre qui est au dossier, que vous avez écrite le 1 ou le
2 janvier à votre camarade Raymond, détenu à la Santé pour vol, vous
rappelez les incidents d’une manifestation qui a eu lieu au Pré-Saint-Gervais
où les anarchistes en sont venus aux mains avec la police. Vous savez à quoi
je fais allusion ?
R. — Oui, Monsieur.
D. — J’ai cette lettre sous les yeux. Dans la rencontre, un agent est tombé
à terre et vous écrivez : « Nous nous précipitons avec la ceinture de cuir
roulée et nouée deux fois, je vise aux deux yeux, mais nous sommes
débordés. Nous courons et je m’arrête pour taper dans le tas. » Vous
reconnaissez cela ?
R. — Permettez-moi de vous donner une explication. Nous manifestions
après une réunion pour l’amnistie, qui avait lieu au Pré-Saint-Gervais. Nous
descendions rue de B… en manifestant. Les agents sont venus sur nous
coudes au corps, nous avons été coincés. Les agents venaient du poste de la
rue Ramponeau, ils ont pris l’offensive et lorsque des agents prennent
l’offensive, tout anarchiste se croit en devoir de se défendre.
D. — C’est pour cela que, comme vous l’avez dit, vous avez noué votre
ceinture et que vous visiez les deux yeux ?
R. — Oui.
D. — Croyez-vous que cela ce soit de la politique de viser les deux
yeux ?
R. — Ce n’est pas non plus de la politique que les actes de sauvagerie
commis par les agents. Vous n’avez qu’à prendre les journaux de l’époque et
vous verrez que les agents ont frappé même des enfants lors de cette
manifestation.
D. — Voilà le point sur lequel l’accusation se base pour vous reprocher
votre acte. L’accusation vous dit que vous avez été logique avec vous-même.
Vous avez toujours, dans vos discours et dans vos écrits préconisé la
violence, la propagande par le fait, l’action directe, l’action individuelle.
Vous avez mis vos théories en pratique. Dans votre brochure sur laquelle
nous nous sommes expliqués au début de l’interrogatoire, vous avez prêché
l’action individuelle, vous avez célébré l’apologie du meurtre solitaire. Voilà
ce que l’accusation vous reproche, c’est d’avoir écrit ceci, d’avoir annoncé en
quelque sorte votre crime, puisque vous avez écrit, vous l’avez reconnu :
« que ce soit la dynamite ou le poison, la grenade ou le poignard, le revolver
ou l’essence enflammée, l’essentiel c’est le résultat qui doit être complet pour
réaliser de terrifiants exemples ». Vous avez choisi le revolver, vous avez
donné le terrifiant exemple.
R. — Je reconnais cette chose-là ; mais je ferai remarquer que bien avant
moi il y en a d’autres qui ont frappé, non pas lorsqu’ils étaient attaqués, ceux
des nôtres qui n’attaquaient personne, par exemple Daudet et ses Camelots du
roi, dans des réunions publiques.
D. — Voilà les faits qui vous sont reprochés. L’accusation relève contre
vous deux choses : l’intention homicide, dit l’accusation, résulte du fait lui-
même. Tirer sur quelqu’un avec un revolver, à bout portant, à plusieurs
reprises, dans le dos et en pleine poitrine, c’est indiscutablement vouloir lui
donner la mort.
La préméditation, d’après l’accusation, résulte de vos intentions maintes
fois manifestées, et en venant munie d’un revolver chez M. Marius Plateau et
de vos propres déclarations au commissariat de police et à l’instruction, ainsi
que vous l’avez reconnu dans vos déclarations…
R. — Jamais signées.
D. — Voilà sur quoi se base l’accusation pour relever contre vous non
seulement l’intention homicide mais encore la préméditation…
R. — Oui, Monsieur le Président.
D. — Je vous dis en finissant : que vous ayez le droit d’avoir des idées
politiques et, je vais même plus loin, que vous ayez le droit de défendre vos
opinions politiques, je ne le conteste pas, mais que vous ayez le droit de
disposer d’une vie humaine, l’accusation vous dit non, et c’est à MM. les
jurés de répondre.
Monsieur l’avocat général, avez-vous une question à poser à l’accusée ?
L’AVOCAT GÉNÉRAL. — Je n’ai pas de questions à lui poser, mais je
voudrais faire simplement observer ceci : lorsque l’accusée prétend qu’elle
n’a pas signé le procès-verbal, ce qui est possible, elle oublie qu’au moment
où ces procès-verbaux ont été dressés et son interrogatoire écrit, elle était
dans un état physique qui ne lui permettait pas de signer. Le juge
d’instruction l’a mentionné dans son procès-verbal. Il déclare ceci : « Après
avoir invité l’accusée actuelle à signer, laquelle a déclaré ne le pouvoir. »
Dans ces conditions, il est manifeste que le juge d’instruction a donné
lecture du procès-verbal et de l’interrogatoire, que l’accusée n’a rien ajouté,
qu’elle n’a pas protesté contre le contenu de son interrogatoire. Il est certain
que son interrogatoire est un interrogatoire véridique et que par suite il ne
peut être contesté.
R. — Monsieur l’avocat général, lorsqu’on fait une lecture, il n’est pas
d’usage de faire des ratures sur le procès-verbal…
L’AVOCAT GÉNÉRAL. — Au contraire.
Le PRÉSIDENT. — M. l’avocat général connaît mieux les usages que
vous en pareille matière.
L’AVOCAT GÉNÉRAL. — Il est au contraire d’usage de permettre à
celui qui a fait une déclaration de la modifier avant de la signer.
e
M TORRÈS. — Vous avez dit vous-même, Monsieur le Président, que
c’était parce que ma cliente était dans un état de santé qui ne lui permettait
pas de signer que le procès-verbal ne l’avait pas été. Voilà un interrogatoire
d’ordre général concernant une femme qui est presque encore un enfant qui
ne peut pas présenter ses explications et qui ne pourra le faire que lorsqu’elle
entrera en convalescence…
L’AVOCAT GÉNÉRAL. — Voilà une très bonne explication, c’est
l’évidence même.
e
M TORRÈS. — En général, pour bien répondre à un interrogatoire, il
vaut mieux être bien portant qu’invalide.
Le PRÉSIDENT. — Messieurs les Jurés, avez-vous une question à poser
sur mon interrogatoire ? Vous avez le droit de poser, par mon intermédiaire,
toutes les questions que vous jugerez convenables, sur les points qui vous
paraîtraient devoir être éclaircis. La seule chose que je vous demande, c’est la
loi qui me fait une obligation de vous le rappeler, c’est que dans les questions
que vous poserez, vous ne fassiez pas connaître votre avis personnel, il ne
faut rien dire qui puisse constituer une indication de vos sentiments.
Avez-vous quelque question à poser sur la matérialité des faits ? sur les
conditions dans lesquelles le crime a été commis, ou sur le mobile qui a pu
pousser l’accusée à le commettre ?… Aucune question ?
e e
Le PRÉSIDENT. — M de Roux et M Campinchi, au nom de la partie
civile, avez-vous une question à poser ?
e
M CAMPINCHI. — L’accusée paraît en vouloir beaucoup à M. Léon
Daudet. Est-ce qu’elle éprouve un regret de n’avoir pu le tuer ?
e
M TORRÈS. — Ce n’est pas là une question qui puisse être posée…
e e
M CAMPINCHI. — Ce n’est pas vous, M Torrès, qui avez à juger les
questions que j’ai à poser à votre cliente.
e
M TORRÈS. — Je ne vous permettrai pas de lui poser des questions qui
sont des questions insidieuses…
e
M CAMPINCHI. — C’est une question de bon sens… J’ai la parole, et
vous, vous ne l’avez pas.
e
M TORRÈS. — Ma cliente vous répondra. Je lui dirai : « Vous pouvez
répondre, mais vous pouvez aussi ne pas répondre à la question. » Je suis
étonné que vous posiez une pareille question, vous dont je connais la
franchise et la loyauté. Mais ma cliente pourra toujours vous répondre qu’elle
ne répond pas à une question pareille.
e
M CAMPINCHI. — Alors, qu’elle le fasse !
e
M TORRÈS. — Elle vous répondra…
e
M CAMPINCHI. — Alors, c’est vous qui dirigez les réponses de votre
cliente ?
e
M TORRÈS. — Je dis que la question que vous lui posez est de l’ordre
de celles qui ne devraient pas être posées.
e
M CAMPINCHI. — Je vais la reposer en précisant davantage…
e
M TORRÈS. — Ce sont les questions de l’Inquisition…
e
M CAMPINCHI. — Ce sont des questions qui ne sortent pas du cadre
même de notre procès…
GERMAINE BERTON. — Monsieur l’avocat de la partie civile et de
l’Action française, vous me demandez si je ne regrette pas de ne pas avoir tué
Daudet ? Oui. Je suis plus franche que vous…
e
M CAMPINCHI. — Vous êtes aussi franche que moi ? Je vous en
e
félicite, mais il est probable que M Torrès, lui, ne s’en félicite pas.
e
M TORRÈS. — Germaine Berton a déclaré qu’elle voulait tuer Daudet,
elle l’a dit au long de cette instruction, elle en a déjà fourni les raisons.
e
Les observations que je faisais tout à l’heure, M Campinchi, ne
s’appliquaient pas à ma cliente, mais à votre question.
Ma cliente vous avait déjà répondu par avance, sur la question que vous
lui avez posée. Mais permettez-moi de vous dire encore que cette question
n’était pas de l’ordre de celles qui soient dignes d’être posées.
e
M CAMPINCHI. — Ça, c’est de la rhétorique et de la littérature,
permettez-moi de vous le dire.
e
M TORRÈS. — Ce n’est pas de la rhétorique, c’est une question de bon
sens.
(Bruit prolongé dans le fond de la salle.)
Le PRÉSIDENT. — Laissez-moi, Messieurs, faire une déclaration de
principe. Je réclame le silence complet. Je tiens à dire que les droits de
chacun seront sauvegardés, vous pouvez compter sur moi pour cela mais je
demande que chacun prenne la parole à son tour et que toutes les questions
soient posées par mon intermédiaire.
e
M TORRÈS. — Nous sommes dans une affaire qui soulève beaucoup de
e
passions et voilà M Campinchi qui pose des questions qui sortent du cadre
de la justice républicaine…
(Bruit et manifestations dans le fond de la salle.)
Nous voilà comme au tribunal de l’Inquisition. On pose des questions
d’intention… Ma cliente y répondra.
e
M CAMPINCHI. — Il ne s’agit pas de justice républicaine si vous le
voulez bien ni d’Inquisition. Nous sommes devant une cour d’assises, devant
douze citoyens qui sont ici pour juger une accusée qui s’est expliquée avec
une grande franchise. Elle a dit à plusieurs reprises, au cours de son
interrogatoire, qu’elle voulait tuer Léon Daudet et qu’elle voulait
subsidiairement tuer Maurras, puis, comme nous le disons au palais, plus
subsidiairement encore Marius Plateau. Je désirerais savoir si, ayant substitué
Plateau à Maurras, d’une part, et à Daudet de l’autre, elle regrettait d’avoir
manqué les deux premiers, notamment M. Daudet. Elle m’a répondu. J’ai
satisfaction et vous également, je suppose.
e
M TORRÈS. — Non, je n’ai pas satisfaction. Je suis ennuyé que ce soit
vous qui ayez posé une pareille question.
e e
M CAMPINCHI. — Avez-vous la naïveté de supposer, M Torrès, que
je suis ici pour vous être agréable ? Je pose les questions qui me semblent
utiles dans l’intérêt de la partie civile.
e
M TORRÈS. — Je vous ai pourtant entendu dans d’autres affaires et
notamment dans l’affaire Fieschi contre Daudet.
e 2
M CAMPINCHI. — Parfaitement, je plaidais dans l’affaire Fieschi
contre Léon Daudet et c’est ce qui vous montre qu’aujourd’hui, je ne suis pas
nécessairement l’avocat de l’Action française, comme vous le prétendiez.
J’étais l’avocat de Fieschi, je plaidais contre M. Léon Daudet. Je n’avais vu
M. Léon Daudet qu’une fois dans ma vie, c’est le jour où je plaidais contre
lui, vous le voyez, ce n’est pas si mal.
e
M TORRÈS. — Oui, en plaidant pour Fieschi qui avait voulu faire déjà
ce qu’a fait Germaine Berton…
e
M CAMPINCHI. — Non, il s’agissait d’un coup de canne qui s’est
terminé par quinze jours de prison. C’est beaucoup moins grave.
e
M TORRÈS. — Oui, comme M. Ebelot sur M. Caillaux.
e
M CAMPINCHI. — Je suppose que vous n’allez pas mettre en parallèle
un coup de canne avec cinq coups de revolver.
(Interpellations et bruit dans la salle.)
Le PRÉSIDENT. — Je préviens de nouveau qu’à la moindre
manifestation je vais faire évacuer la salle. Je le dis dans l’intérêt de tous. Je
vous en prie, faites en sorte que l’ordre ne soit pas troublé.
DÉPOSITIONS DES TÉMOINS

DÉPOSITION DE CHARLES MAURRAS

[Les propos de Maurras ont fait l’objet de diverses corrections de sa


main ; malheureusement, celles-ci sont difficilement lisibles. Elles ne seront
reportées que dans la mesure du possible. À plusieurs reprises, on note
devant les paroles de Torrès, ce commentaire noté par Maurras : « pas
entendu ». On se souvient en effet que Maurras était sourd.
Maurras débute sa déposition en déplorant la mort de Plateau et en
e
regrettant de ne pas avoir été visé à sa place. Puis, M Torrès pose ses
questions. Après avoir interrogé le témoin au sujet de l’attitude de Daudet
dans les jours qui ont précédé la disparition de la victime, un vif débat
s’engage portant sur les méthodes de l’Action française et les propos tenus
par Maurras :]
e
M TORRÈS. — […] Maintenant, j’ai une question à poser à M. Maurras
relative à diverses provocations dont il s’est rendu l’objet par ses écrits, dans
lesquels je trouve l’apologie la plus directe de l’assassinat politique, et vous
me rendrez volontiers, Monsieur le Président, cette justice, à savoir que je
suis au cœur même de mon procès.
Le PRÉSIDENT. — Posez calmement toutes questions que vous voudrez,
et je vous promets que vous aurez satisfaction. Je tiens à ce que ces débats se
poursuivent dans le calme et le respect qui sont dus à la justice.
e
M TORRÈS. — Alors, Monsieur le Président, je vous prie de prendre
vos mesures pour que les témoins ne m’insultent pas. Je réponds à
M. Maurras avec la plus grande politesse, mais je vous prie de croire que le
premier témoin qui se permettrait de me dire, en réponse à une question que
je pose : « Vous devriez rougir de votre question »…
Monsieur Maurras, je vais vous interroger sur des textes qui sont de vous.
Je vais vous les communiquer avec l’agrément de M. le président, après les
avoir lus à MM. les jurés, pour que vous puissiez les lire vous-même, vérifier
qu’ils sont bien authentiques, et donner au sujet de ces textes les
commentaires que vous croirez devoir donner.
Vous écriviez un jour, parlant de M. Clemenceau et de M. Briand :

Les coquins, ce vieux crocodile de Clemenceau a vu sa coquinerie


étalée… ils peuvent même armer quelques bras…

Vous reconnaissez, monsieur Maurras, avoir écrit ce texte ?


R. — Messieurs les Jurés, je fais toutes mes réserves sur ce texte. Il est
tiré d’une brochure éditée par nos ennemis de L’Œuvre, par M. Gustave Téry.
e
M TORRÈS. — Pas du tout.
R. — C’est une brochure d’ennemis.
e
M TORRÈS. — Votre ennemi, c’est vous-même, en écrivant des textes
qui se retournent contre vous.
R. — Messieurs les Jurés, nos adversaires ont maintes fois reproduit des
textes pour nous faire pendre. C’est un système extrêmement facile. On prend
un certain nombre de lignes, on fait abstraction de ce qui précède, de ce qui
suit, de la circonstance pour laquelle telles ou telles choses ont été écrites et
on leur fait dire tout ce qu’on veut.
e
M TORRÈS. — Ne laissez pas croire à MM. les jurés que je vous
soumets un texte qui ne serait pas scrupuleusement authentique.
R. — Le journal L’Œuvre a publié, dans le courant de février ou mars
dernier, des textes de ce genre. Non seulement ces textes n’étaient pas de
moi, mais étaient tirés d’une simple traduction de Machiavel citée par l’un de
nous ! Non seulement c’était une traduction d’un auteur étranger, mais aussi
son texte était tronqué et dénaturé.
Je demande, Messieurs les Jurés, que tout texte qui sera produit devant
vous, soit extrait directement d’un numéro de L’Action française. C’est une
condition absolument nécessaire. Je ne peux discuter sur ce texte-là.
e
M TORRÈS. — Ce texte est authentique. Je prends la responsabilité des
textes que j’apporte. J’ai là des numéros de L’Action française, voulez-vous
en prendre la responsabilité ? J’ai la brochure du Coup de force ; nous en
lirons des extraits essentiels. Je prends des articles récents :

Nous disons depuis quelques jours, M. Briand, vous avez une part de
responsabilité dans la mort de M. Marius Plateau…................. faute de
quoi, nous promettons le châtiment corporel mesuré mais certain, qu’il a
trop mérité.

Vous trouvez donc tout naturel qu’on menace M. Briand d’un châtiment
mesuré corporel ?
R. — Je demande à répondre sur cet article-là. Je reconnais ce texte et je
le maintiens. Dans l’organisation actuelle, il n’existe pas de responsabilité
politique. Un ministre peut compromettre les plus grands intérêts
diplomatiques et militaires […], mais sans avoir à encourir aucune
responsabilité, ni à craindre aucun châtiment. On fait le mal, on tombe du
pouvoir, on s’en va ! J’estime que ce sont des choses qui aboutissent à la
perte d’un pays…
L’AVOCAT GÉNÉRAL. — Je ne peux pas permettre au témoin de
continuer sur ce ton.
Si le témoin accepte la responsabilité des écrits qu’il a signés, le ministère
public ne peut pas les supporter…
e
M TORRÈS. — Alors, vous déclarez avec moi, Monsieur l’avocat
général, que M. Maurras est un apologiste de la violence ?
e
M DE ROUX. — Violence légère.
R. — Violences mesurées et rationnelles dans l’intérêt de la patrie et de la
société désarmées.
L’AVOCAT GÉNÉRAL. — Les paroles de M. Maurras sont
répréhensibles, et je lui dis que si de ce qu’il a écrit, il en a pris la
responsabilité, la loi punit tous faits de violence.
e
M CAMPINCHI. — Voilà l’inconvénient de pareilles questions…
e
M TORRÈS. — Est-il exact que vous ayez fait l’apologie du crime
politique ?
R. — Ça dépend.
e
M TORRÈS. — Je veux qu’on prenne note de la réponse.
R. — Ça dépend de la raison et du droit. Qu’entendez-vous par crime ?
e
M TORRÈS. — Êtes-vous l’auteur d’une théorie qui parle de la violence
mise au service de la raison et de la patrie ? À ce titre, n’avez-vous pas fait
l’apologie, dans votre journal, et n’avez-vous pas ouvert une souscription en
faveur d’un individu qui s’appelait Grégory et qui avait visé le capitaine
Dreyfus à la poitrine, mais, l’avait fort heureusement atteint au bras ? N’avez-
vous pas fait l’apologie de ce crime dont vous avez vanté le patriotisme et
l’héroïsme, et n’avez-vous pas organisé, dans les colonnes de votre journal,
une souscription au bénéfice de ce meurtrier Grégory ?
R. — Puisque la question de Grégory est mise sur le tapis, je vais y
répondre :
La veille de l’attentat de Grégory, quelqu’un est venu me proposer de tuer
Dreyfus. Je l’ai reçu en compagnie de deux amis. J’ai dit : « Non, nous
considérons Dreyfus comme un traître, mais ce n’est pas à nous à
l’exécuter. » Il faut l’arrêt de la justice, les douze balles du peloton
d’exécution. Le lendemain, un homme généreux, emporté par son
patriotisme, indigné de ce qu’il voyait, a cédé à cette indignation et a réagi
comme un bon Français, comme un bon patriote, eh bien, nous l’avons
défendu.
Je ne me souviens pas du tout d’avoir ouvert une souscription pour lui
dans le journal mais je déclare que Grégory a cédé à une indignation justifiée.
e
Le PRÉSIDENT. — Avez-vous une autre question à poser, M Torrès ?
e
M TORRÈS. — N’avez-vous pas non seulement ouvert une souscription
en faveur de Grégory, mais organisé une commémoration annuelle de cet
événement hautement patriotique, c’est-à-dire de l’attentat de Grégory contre
Dreyfus ?
C’est ainsi que je trouve, sous la signature de M. Léon Daudet, dans
L’Action française – et quand je parle de L’Action française, vous ne vous
désolidarisez pas, puisque vous êtes le codirecteur de ce journal – je trouve ce
texte :

Le coup de revolver de Grégory. – C’est demain 4 juin, le


e
6 anniversaire du coup de revolver de Grégory à Dreyfus au Panthéon…
Les patriotes n’oublieront pas celui dont le geste héroïque exprima la
révolte de la conscience française.

Que diriez-vous si celle-ci (désignant Germaine Berton) vous disait :


« Dans une heure d’angoisse, j’exprimai la protestation de la conscience
révolutionnaire » ?
Quand on prêche la violence, monsieur Maurras, on risque d’être victime
soi-même de la violence. « Quiconque a frappé par l’épée, périra par l’épée. »
Je ne souhaite pas la mort du pécheur.
Je constate simplement que vous avez dû reconnaître vous-même que la
violence était le risque naturel de vos campagnes pour la violence.
Le PRÉSIDENT. — C’est à M. Maurras de répondre à la question posée
et non pas à la plaidoirie…
R. — Je prends toute la responsabilité de mes actes.
e
M TORRÈS. — Voici un autre article de M. Maurras du 9 juin 1908 :

La rumeur est déjà tombée…


… quelques-uns veulent que ce soit grâce à nous que Dreyfus ait
entendu un autre sifflement plus meurtrier,

Et vous ajoutez :

Un patriote un peu exalté aux suggestions de la vérité…, etc.

Ne l’avez-vous pas écrit ? C’est un texte de vous, et je l’ai copié moi-


même à la Bibliothèque nationale.
D. — Avez-vous écrit le texte en question ?
R. — Je le reconnais, mais je demande qu’il soit donné lecture de tout
l’article.
e
M TORRÈS. — Je ne voudrais pas que L’Action française m’imputât
des textes tronqués ou falsifiés. Je lis ces textes en présence de M. Maurras.
Je lui demande de s’expliquer sur ces textes, s’il croit devoir le faire. Je lui
demande de les reconnaître.
J’en arrive à ce qui a été le mobile du crime de Germaine Berton, c’est-à-
dire le crime de Villain contre Jaurès.
Je demande à monsieur Maurras s’il se souvient de ce texte – que j’ai
copié également moi-même, et qui concerne Jaurès –, non pas, monsieur
Maurras, de ces textes innombrables, comme vous en avez écrits contre
Jaurès que vous appeliez dans votre journal « le Prussien », « l’Allemand »,
« le traître »…
R. — M. Pichon, ministre des Affaires étrangères, a appelé Jaurès
« l’orateur de l’Allemagne au Parlement français ».
e
M TORRÈS. – Je ne vous permets pas de vous abriter derrière M. Pichon
qui expie dans un gâtisme prématuré…
(Bruit violent.)
e
M DE ROUX. — Ah ! C’est abominable !
e
M TORRÈS. — Ce qui est abominable, c’est de la part de M. Maurras de
mettre en cause M. Pichon que jamais je n’aurais mis en cause dans ce débat.
J’interroge M. Maurras sur ces textes. Il me répond par une diversion en
mettant en cause M. Pichon. À chaque diversion de M. Maurras, j’aurai, je
m’en excuse, une réponse appropriée.
e
Le PRÉSIDENT. — M Torrès, avez-vous une autre question ?
e
M TORRÈS. — Avez-vous bien écrit, monsieur Maurras le 30 juillet
1914, c’est-à-dire vingt-quatre heures avant l’assassinat de Jaurès, le texte
suivant :

Nous ne sommes pas les orateurs de la bataille pour la bataille et les


théoriciens de la guerre pour la guerre,…
… l’ennemi fera bien de s’en méfier.

Quand vous parliez de ces colères et de ces dignes ressentiments, est-ce


que vous ne pensiez pas que vous pouviez courir le risque, dans
l’effervescence de la mobilisation, d’armer le lendemain le bras d’un assassin
qui devait, comme il l’a écrit, « faire taire la grande gueule qui avait tellement
combattu contre la loi de trois ans ».
Cette « grande gueule », c’était Jaurès. L’œuvre de Jaurès a été déjà
jugée, évoquée magnifiquement dans cette cour d’assises. Je n’y reviendrai
pas.
Mais quand je lis vos textes, monsieur Maurras, et je vous en lirai
d’autres, ne reconnaissez-vous pas que vous avez fait dans ce pays l’apologie
de la violence ? N’avez-vous pas écrit des articles qui constituaient
directement des provocations à la violence, et n’avez-vous pas d’autres
excuses à donner que cette misérable et facile réponse : « J’ai voulu mettre la
violence au service de la raison » ?
Par conséquent, vous estimez que Grégory avait raison ?
D. — Monsieur Maurras, voulez-vous vous expliquer sur la question
générale qui vient d’être posée ainsi que sur les faits de violence dont on
vient de parler.
R. — Messieurs les Jurés, n’oubliez pas une chose : du côté de ces
messieurs, il y a un cadavre, il n’y en a pas du nôtre.
De plus, toutes les excitations, toutes les approbations de violence
raisonnable, de violence patriotique, comme par exemple à l’occasion du
rétablissement du culte de Jeanne d’Arc à Paris, ou pour la défense de la loi
de trois ans, de toutes ces apologies de la violence mesurée, il n’y en a pas
une que l’on puisse comparer à celle d’un apologiste de Mme Caillaux qui
écrivait le lendemain de l’assassinat de Calmette : « Madame, vous en avez
tué un, bravo ! »
Je défie que l’on trouve sous notre plume l’équivalent de cette parole
3
abominable. Elle est de l’un des vôtres, elle est de M. Thalamas .

Le PRÉSIDENT. — J’éloigne du procès toutes les questions qui sont


étrangères à cette affaire. Avez-vous une autre question à poser ?
e
M TORRÈS. — Est-ce que M. Maurras connaît ce texte ? Il juge les
responsabilités de l’Action française, et plus spécialement de ses directeurs,
4
MM. Léon Daudet et Charles Maurras, dans l’assassinat de Jaurès. Le voici :

Et puis, dans cette affaire, Villain était-il le seul coupable ?,…


… et encore moins le droit de déléguer un pauvre malheureux
affolé…

Messieurs les Jurés, vous vous demandez peut-être quel est l’écrivain. Ce
n’est pas M. Maurras ; ce n’est pas un révolutionnaire, c’est l’article de tête
er
du journal La Croix du 1 avril 1919, et signé de M. Guiraud.
Je demande donc à M. Maurras s’il croit devoir s’expliquer sur
l’accusation qui a été ainsi formée contre lui.
D. — Avez-vous des observations à faire ?
R. – À quoi bon ! C’est stupide ! J’ai répondu à M. Guiraud qu’il
déraisonnait.

e
M TORRÈS. — J’ai une dernière question à poser au sujet de Léon
e
M TORRÈS. — J’ai une dernière question à poser au sujet de Léon
Bourgeois.
Vous dites vous-même :

On voit par une lettre d’une mère (car vous exploitiez le sentiment
maternel), qui attribue à M. Bourgeois la mort de son fils tué à la guerre,
quelle effroyable semence de haine et de vengeance ces déclarations
frénétiques déposent dans le cœur.

La mère écrit, reprenant vos propres termes :

Le sanglant et toujours sanguinaire vieillard pacifiste du


désarmement…
… nos 1 500 000 morts et de nos 300 000 blessés.

Si cette mère n’avait pas pu réprimer les suggestions de son instinct


maternel, si elle était allée demander raison, le revolver à la main, à M. Léon
Bourgeois, que vous désignez en propres termes comme l’assassin de son fils,
vous auriez dû, M. Maurras, venir demander son acquittement à la cour
d’assises, en disant : « C’est moi qui l’ai poussée à ce crime, c’est moi qui
dois expier. »
Vous souvenez-vous de cet article et de la lettre que vous avez reçue à
propos de cet article ?
R. — Je me rappelle fort bien de cet article. Je vous ferai remarquer qu’il
y a un mot qui règle tout. Vous parlez d’assassinat, moi, j’ai parlé
d’échafaud, c’est le châtiment public, légal, après débats, en vertu d’une
décision de justice et au nom du droit, cela n’a rien de commun avec une
provocation à l’assassinat.
J’ai constamment demandé et je demande que les hommes qui ont
désarmé la France depuis 1900 jusqu’à 1914 soient traduits devant une cour
de justice. Il y a un pacifisme qui a été sanglant. Tel était le pacifisme de
M. Bourgeois. Je n’ai pas dit de l’assassiner. J’ai dit : « C’est un homme de
sang, qu’il soit jugé et qu’il soit châtié. »
J’ai parfaitement le droit de demander le châtiment.
e
M TORRÈS. — Est-ce que le témoin estime qu’il ne s’agissait pas de
provocation à l’assassinat ?
Le PRÉSIDENT. — Il vient de dire qu’il ne s’agissait pas, pour lui, de
provocation à l’assassinat…
e 5
M TORRÈS. — Vous avez écrit : « Nous aurons notre Tugendbund ,
6 7
nous susciterons notre Carl Sand et notre Orsini . » N’est-ce pas la
provocation au meurtre ?
R. — Ces patriotes ont pris en main contre les tyrans et les étrangers la
cause de leur patrie, ils ont fait ce qu’ils ont cru devoir nécessaire de faire à
ce moment. Oui, j’ai écrit cela…, mais voulez-vous me donner la date ?
e er
M TORRÈS. — C’est dans la revue d’Action française, du 1 octobre
1907. Vous ajoutez même : « L’Action française sème un grain qui finira par
lever. »
Il est levé ce grain !
e
M DE ROUX. — Il est levé, mais il n’y a pas de mort !
e
M TORRÈS. — Villain a reconnu qu’il avait été exalté par les
campagnes d’assassinat qui avaient été faites autour de la loi de trois ans…
e
M DE ROUX. — Vous n’avez pas le droit de dire cela !
Le PRÉSIDENT. — Avez-vous d’autres questions à poser au témoin ?
e
M TORRÈS. — Voici votre texte, monsieur Maurras :

L’Action française sème un grain qui finira par lever.

Le PRÉSIDENT. — Mais c’est intolérable, vous provoquez…


e
M TORRÈS. — Je suis obligé d’élever la voix pour interroger
M. Maurras, c’est lui-même qui l’a demandé.
Le PRÉSIDENT. — La nature vous a déjà favorisé, mais vous en abusez
vraiment !
D. — Avez-vous quelque chose à ajouter, monsieur Maurras ?
R. — Je vous fais remarquer, Messieurs les Jurés, que l’article que vient
de me lire M. l’avocat Torrès est de 1907, c’est-à-dire de la période pendant
laquelle le système politique, la doctrine politique du gouvernement français,
a été le désarmement, le pacifisme, la négation absolue de la guerre.
Et nous, nous savions très bien que nous serions attaqués, et le sachant
très bien, nous n’avons cessé à ce moment de considérer qu’un gouvernement
orienté de telle façon, négligeant les grandes nécessités de la défense
nationale, était un gouvernement de l’étranger.
e
M TORRÈS. — Messieurs les Jurés, quand ils auront entendu
M. Maurras, comprendront le danger qu’il y a à semer des grains comme
ceux que sèment M. Maurras et ses collaborateurs depuis quinze ans. C’est
ainsi qu’on intoxique l’opinion d’un pays.
e
LE 7 JURÉ. — Je voudrais, Monsieur le Président, que vous demandiez
au témoin s’il n’a pas d’autres indications à donner sur le crime lui-même.
Le PRÉSIDENT. — Voulez-vous, monsieur Maurras, répondre à la
e
question très judicieuse de monsieur le 7 juré. Avez-vous quelque chose à
dire au sujet du crime reproché à Germaine Berton ?
R. — Je lui reproche de m’avoir manqué.
Le PRÉSIDENT. — Je vous remercie, vous pouvez vous retirer.

DÉPOSITION DE MONSIEUR LÉON DAUDET

D. — Monsieur le député, tournez-vous devant MM. les jurés et faites


votre déposition.
R. — Le 15 décembre de l’année dernière, il y a donc un peu plus d’un
an, eut lieu à la Chambre la séance décisive, concernant l’occupation de la
Ruhr.
Prirent la parole le président du Conseil, M. Poincaré, après lui, moi, qui
défendis la thèse de l’occupation de la Ruhr, et, après moi, mon collègue
Forgot qui fut contre l’occupation, et mon collègue, M. Tardieu qui fut
également contre l’occupation de la Ruhr.
À l’issue de cette séance, mon collègue M. André Lefèvre me prit à part
et me dit qu’il avait une communication sérieuse à me faire.
Je connais M. Lefèvre de longue date et je l’écoutai attentivement.
Il me dit qu’il avait été prévenu que, à l’occasion des événements de la
Ruhr, des troubles graves devaient être déchaînés en France, par un triple
attentat dirigé, dit M. Lefèvre, contre lui, contre le président Poincaré, et
contre moi.
Je répondis à M. Lefèvre que de menaces sanglantes, il n’en avait pas
manqué pendant la guerre, et même avant la guerre, mais que, néanmoins,
étant donné ses fonctions, le sérieux de sa documentation, puisqu’il venait
e
d’être ministre de la Guerre et qu’il avait à sa disposition le 2 bureau de
renseignements militaires, je prendrai des mesures en conséquence.
Quelques jours se passèrent et arriva la période de janvier.
C’est donc en janvier que les troupes françaises poussèrent jusque dans
Essen.
Je dois vous dire ici, Messieurs, que dans mon esprit, ainsi que je l’avais
expliqué à la Chambre, l’occupation de la Ruhr était moins une mesure de
coercition, une mesure de prise de gages, qu’une mesure de sécurité contre
des événements éventuels que je présageais pour ma part sanglants.
Je me trouvais donc vis-à-vis de l’occupation de la Ruhr, exactement
dans la situation morale où je m’étais trouvé en 1913, au moment de la
publication de mon livre L’Avant-guerre, pour laquelle mon collaborateur le
plus assidu, le plus fidèle et le mieux renseigné, avait été Marius Plateau, que
je me trouvais, dis-je, dans une situation exactement semblable à celle où, en
1913, je voulais avertir mon pays de la catastrophe, à mon sens encore
évitable, qui s’apprêtait à fondre sur lui…
Je vous dis ceci, parce qu’il a été dit, Messieurs les Jurés, à diverses
reprises, que nous étions à l’Action française des bellicistes, des gens qui
prônaient la guerre…
Bien au contraire, nous avons fait, et j’ai la conscience d’avoir fait
d’abord contre la possibilité de la guerre, puis, une fois engagé, la guerre
contre la trahison, puis, après la guerre, contre la reprise de la guerre, tout ce
qui est dans le pouvoir d’un homme décidé à donner tout de lui-même pour
une cause, tout ce qu’il est possible de faire.
L’occupation de la Ruhr eut lieu. Et un déchaînement de colère qui ne me
troubla pas et auquel nous sommes habitués mais qui, pourtant, portait sur
des points me rappelant invinciblement l’avertissement d’André Lefèvre, ce
déchaînement de colère se manifesta tout aussitôt et il se manifesta bien
comme m’en avait prévenu mon collègue, contre le président Poincaré, contre
André Lefèvre et contre moi.
Nous arrivons ainsi au milieu de polémiques de presse, sur lesquelles je
n’insiste pas, mais qui avaient un caractère singulièrement menaçant.
Nous arrivons ainsi à la date du samedi 20 janvier.
[Daudet décrit les journées des 20, 21 et 22 janvier : il raconte la visite
que Germaine Berton a faite à son domicile, le 20, et la mise en garde faite
par Mme Daudet, sur la demande de son mari, à L’Action française.]
Nous étions donc à cette date du 22 janvier.
Le fait du crime était patent.
Il n’y avait pas de recherches à faire quant au crime lui-même. Mais ce
qui demandait une recherche, c’est d’abord si ce crime, dans les conditions
où il se présentait, en coup de foudre et au milieu d’une situation politique si
trouble et si chargée, si ce crime était un acte individuel ou si c’était
l’émanation individuelle d’une volonté collective et de la volonté collective
du milieu anarchiste.
Je dois vous dire ici qu’au cours de mes campagnes, je ne me suis jamais
trouvé, jusqu’alors, en présence de ce qu’on appelle, le parti anarchiste,
auquel la meurtrière de Plateau, sitôt après le crime, avait déclaré appartenir.
Les affaires de trahison que j’ai menées avec la collaboration de la justice
régulière, militaire ou civile, et notamment l’affaire du Bonnet rouge, ne
comportaient, à ma connaissance, aucune personnalité du monde anarchiste.
Le Bonnet rouge n’était pas un organe anarchiste.
Le ministre de l’Intérieur Malvy n’appartenait pas au parti anarchiste.
Il en était de même de l’ancien président du Conseil Caillaux.
Je ne prends ici que cette affaire entre beaucoup d’autres, mais si je
8
prends encore une autre affaire, l’affaire Lenoir-Desouches , elle se passait
dans un milieu d’argent qui n’avait rien à voir avec le milieu révolutionnaire
anarchiste.
Si nous avions eu de grandes polémiques, c’était avec les organes
radicaux-socialistes, même avec les organes socialistes-révolutionnaires, mais
l’intervention de l’anarchie, pour moi, ne s’expliquait pas, et je dois vous
dire, qu’encore aujourd’hui, à la date où elle se produit, je ne me l’explique
pas !
Puis, le 8 février, j’appris qu’un homme qui avait vécu dans une maison
de la rue Lécuyer en compagnie de la meurtrière de Plateau venait d’être
trouvé le front traversé d’une balle.
Sur le carnet de cet homme qui s’appelait Gohary et qui était connu sous
le nom d’Armand, et qui était, je pense, courtier en librairie, sur le carnet de
cet homme, on avait trouvé mon nom. Et à ce moment-là le bruit courut et me
fut transmis que c’était, en réalité, cet homme qui avait été chargé de
m’exécuter, et que la meurtrière de Plateau, qui avait dit, comme il a été
prouvé par sa visite, qu’elle venait pour me tuer et qui, ensuite, avait guetté
Maurras à Saint-Germain-l’Auxerrois, n’avait fait que prendre la suite d’une
mission que Gohary n’aurait pas remplie.
Messieurs, ceci est du domaine de la conjecture.
Puis, à la suite de ce suicide qui fit grand bruit et qui […] soulevait une
question de fait, la question que le juge d’instruction, M. Devise, n’avait pas
connu cette adresse de la rue Lécuyer qui paraissait cependant si importante.
À la suite de ce suicide, dis-je, une première plainte fut déposée par nous, le
16 février, entre les mains du garde des Sceaux M. Colrat. Puis M. Colrat
nous ayant dit que l’affaire était plutôt du ressort du ministère de l’Intérieur
que du ministère de la Justice, au commencement de mars suivant, le 8 mars,
une nouvelle plainte fut déposée entre les mains de M. Maunoury, ministre de
l’Intérieur.
Au mois suivant, vers le 16 avril, une instruction fut ouverte à propos de
cette affaire de la rue Lécuyer, de cette affaire Gohary. Une instruction fut
ouverte pour association de malfaiteurs. Elle se prolongea pendant quelques
semaines, et fut close au mois de septembre par un non-lieu.
Voilà, Messieurs les Jurés, la déposition de fait que j’ai tenu, à tout prix,
à faire devant vous, parce que je la devais à la cour, parce que je la devais
aussi à la mémoire de M. Marius Plateau.
Le PRÉSIDENT. — Monsieur l’avocat général, avez-vous une question à
poser au témoin ?
Messieurs de la partie civile, avez-vous une question à poser au témoin ?
e
M TORRÈS. — J’ai différentes questions à poser à M. Léon Daudet, et
pour éviter jusqu’à la menace d’un incident, je les poserai par votre
intermédiaire.
Le PRÉSIDENT. — Par mon intermédiaire, je vous prie !
e
[M Torrès, par ses questions, veut faire avouer à Daudet qu’il redoutait
la visite de Germaine Berton et qu’après son départ il s’est rendu au
commissariat pour obtenir une protection.]
e
M TORRÈS. — […] Est-il exact qu’au cours de ce procès M. Daudet,
dans L’Action française, a mené une violente campagne contre ceux qu’il a
appelés « les complices non seulement moraux, mais légaux du crime de
Germaine Berton », accusant notamment de complicité d’assassinat
M. Dumas, chef du service de Renseignements, mort aujourd’hui,
M. Ducrocq, ancien directeur de la police judiciaire, et M. Guichard,
important fonctionnaire de la préfecture de police ?
Est-il exact que M. Daudet a accusé de complicité d’assassinat ces
honorables personnalités, dans le crime imputé à Germaine Berton ?
LÉON DAUDET. — Quel rapport votre question peut-elle avoir avec
l’affaire actuelle ?
R. — C’est le dossier même de l’affaire. M. Léon Daudet a dit :
« Germaine Berton a des complices. » – « Lesquels, lui demande-t-on ? » Il
répond : « Les complices sont M. Ducrocq, M. Guichard, M. Dumas. »
Il s’exprime en propres termes.
Je lui demande de dire si c’est toujours son opinion, et s’il maintient cette
déclaration devant MM. les jurés.
D. — Avez-vous une explication à donner à ce sujet ?
R. — Messieurs les Jurés, ceci est la partie politique de l’affaire, dans
laquelle, quelles que soient les questions qui me soient posées, sous quelque
forme que ce soit, avec quelque insistance qu’elles me soient posées, je suis
fermement décidé à ne répondre rien du tout. J’envisage qu’il s’agit, en
l’espèce, de l’assassinat de mon collaborateur et ami, M. Marius Plateau. Il y
a eu deux parties dans cette affaire, d’autres vous tiendront au courant de la
seconde partie. Moi, je dépose quant au fait. Sur la partie politique de
l’affaire, ce n’est pas ici le lieu. J’aurai à intervenir, peut-être, le moment
venu. Pour une affaire politique, j’ai, à ma disposition, la tribune de la
Chambre. Pour une affaire criminelle, c’est, au sujet de cette affaire
criminelle délimitée, à vous seuls, Messieurs, et à la cour, que je donnerai
mes explications.
e
M TORRÈS. — Voulez-vous demander, Monsieur le Président, à
M. Daudet, dont je comprends la prudente réserve – si ce n’est pas à
l’occasion même de cette affaire criminelle, et non pas du tout en se plaçant
au point de vue politique, mais en vue d’aider la justice dans cette affaire,
qu’il a dit, ce qui en tout cas n’est pas de la politique mais de la diffamation,
s’agissant de MM. Dumas et Ducrocq :

Nous réclamons l’arrestation immédiate de MM. Dumas, Ducrocq,


Guichard. Il faut bien savoir que l’imagination de ces deux escarpes…
L’heure est venue, tas de canailles !
L’heure est venue pour M. Dumas : il est mort, et en partie, de la violente
émotion causée par cet article de diffamation quotidienne.
Voulez-vous, Monsieur le Président, demander à M. Daudet s’il estime
que pareil article rentre dans de la politique ?
R. — La réponse que je viens de faire vaut, à mon avis pour cette
nouvelle question.
e
M TORRÈS. — Vous serez peut-être seul de votre avis.
e
M CAMPINCHI. — Il y en a au moins un, et c’est moi, qui, plaidant
pour la mère de Marius Plateau, suis de l’avis de M. Daudet pour une fois.
e e
M TORRÈS. — J’attendais cette réponse de M de Roux et non pas de
vous, mon cher confrère. Vous avez pris l’engagement de ne pas
m’interrompre. Moi je ne vous interromprai pas…
J’ai fait allusion, tout à l’heure, en interrogeant M. Charles Maurras à une
affaire Grégory :
Il s’agissait d’un nommé Grégory qui, visant la poitrine de M. Dreyfus
(compte rendu de L’Action française du 8 juin 1908), fit feu par deux fois.
Est-il exact que, M. Maurras m’ayant donné un démenti sur ce point,
L’Action française a organisé une souscription pour offrir à Grégory un
souvenir commémorant le geste du mois de juin 1908, c’est-à-dire l’attentat
contre le capitaine Dreyfus ?
R. — Je ne vois aucune espèce de rapport entre cette question et
l’assassinat de Plateau.
e
M TORRÈS. — Je me contente de cette réponse.
R. — Il serait difficile de faire autrement.
e
M TORRÈS. — Je sais, M. Daudet, que vous vous êtes imposé, ici, une
réserve ; vous ne voulez pas en sortir. Messieurs les Jurés vous jugeront
d’après votre silence, aussi bien que d’après vos réponses.
R. — Il n’y a pas de silence de ma part.
e
M DE ROUX. — M. Daudet n’est tout de même pas accusé, il n’a pas à
répondre.
e
M TORRÈS. — Il est peut-être accusé par ce texte.
e
M DE ROUX. — C’est lui que l’on a voulu tuer, ce n’est pas lui
l’accusé.
e
M TORRÈS. — Je dis qu’il est accusé par ce texte. Il le comprend si
bien qu’il vous délègue le soin de répondre. Je vous prie de vous rappeler que
nous nous sommes promis tout à l’heure devant M. le président de ne pas
nous interrompre les uns les autres.
Est-il exact, sous réserve de la solidarité entre les deux avocats de la
partie civile – j’extrais ce texte de L’Action française du 15 octobre 1908 –
que le directeur politique du journal L’Action française publiait une lettre
comme celle-ci ? :

Les patriotes comprennent enfin le sens de notre œuvre, la valeur de


nos méthodes et la portée de nos moyens. Nous voulons citer ce que nous
écrit l’un d’eux, non royaliste : « Permettez-moi de vous exprimer toute
la joie que m’ont causé les dépositions et l’acquittement de Grégory. Je
reconnais que c’est le triomphe des idées que L’Action française défend
avec tant de crânerie. »

Il s’agissait d’une tentative d’assassinat sur la personne du capitaine


Dreyfus.
Est-il exact que M. Daudet a publié cette lettre dans L’Action française ?
R. — C’est possible. Je ne sais plus du tout ce qui s’est passé en 1908.
e
M TORRÈS. — Mes questions sont toutes calquées sur le même modèle.
Je les réduis au minimum. J’ai ici d’innombrables textes de M. Léon Daudet
et je n’en prends que deux qui sont essentiels pour abréger cette discussion.
Est-il exact que M. Léon Daudet, au cours des violentes agressions
auxquelles il s’est livré à l’égard de M. Briand et qui ont pu paraître si graves
qu’un service d’ordre a été organisé à la porte de M. Briand pour le prémunir
contre un assassinat éventuel…
R. — Je n’ai pas connaissance de cela.
e
M TORRÈS. — … est-il exact que M. Léon Daudet a écrit notamment
ceci – je ne citerai que deux textes particulièrement caractéristiques :

Venant après la victoire du fascisme italien, les exécutions d’Athènes,


celle notamment de l’ex-président du Conseil Gounaris, ressemblant
comme un frère à Briand, montrent un réveil général de la notion des
responsabilités politiques.

Et enfin, cet autre texte.

Néanmoins, c’est un scandale sans nom…


… une même fosse au Zappeion devait réunir sa dépouille à celle de
Gounaris.

Deux jours après se place l’assassinat légal ou illégal, comme il vous


conviendra, de M. Gounaris par quelques-uns de ses compatriotes.
D. — Avez-vous une réponse à faire à la question posée ?
R. — Il n’a jamais été question dans mon esprit ni dans celui d’aucun de
mes collègues de se livrer à un attentat contre M. Briand. J’ai toujours dit que
Briand était responsable à mon avis et qu’il aurait dû être traduit devant la
Haute Cour, je l’ai dit à M. Briand lui-même. Je ne sache pas qu’à la suite de
cette déclaration, une garde ait été placée à sa porte, elle aurait été superflue.
e
M TORRÈS. — Voilà ce qui a été écrit par M. Daudet à l’occasion de
l’affaire Grégory en 1908. Grégory et Villain ont interprété aussi vos textes à
leur manière.
R. — Ni Grégory ni Villain n’étaient de l’Action française.
e
M TORRÈS. — Alors, je ne comprends pas que l’on ait ouvert une
souscription pour commémorer le geste héroïque de ces hommes qui avaient
été accusés d’assassinat.
R. — Il s’agit ici de l’assassinat de Marius Plateau.
e
M TORRÈS. — Voulez-vous, Monsieur le Président, demander à
M. Léon Daudet, s’il déclare qu’il n’a fait aucune menace à l’égard de
M. Briand et de M. Clemenceau quand il écrivait notamment ceci :

Je parle aussi dès maintenant pour vous et vos chefs directs, les
Clemenceau et les Briand, qui ont des noms, des visages, des proches, qui
ne sont ni des entités ni des machines de bronze et d’acier.

R. — Il s’agit ici de l’assassinat de Plateau. Je dois compte à MM. les


jurés et à la cour des faits dont j’ai été témoin à l’occasion de cet assassinat.
e
M TORRÈS. — Alors, je vais bientôt pouvoir faire moi-même les
réponses. M. Daudet, certainement, estime que je ne suis pas dans le cadre du
procès quand je me permets de lui demander s’il trouve qu’il était opportun,
pour commémorer l’assassinat de Jaurès par Villain, lequel ne faisait pas
partie, dit-il, de l’Action française, mais qui a reconnu quelles étaient les
campagnes qui l’avaient poussé au meurtre…
R. — Non, il n’en a pas été question du tout.
e
M TORRÈS. — … Si, dis-je, pour commémorer l’assassinat de Jaurès
par Villain, il n’est pas exact que, le 31 juillet de cette année, M. Léon
Daudet écrivait un article qu’il dédicaçait « Au noble et vaillant Charles
Ebelot », c’est-à-dire au chef de cette bande d’agresseurs qui s’étaient livrés à
des voies de faits extrêmement violentes sur la personne de l’ancien président
du Conseil, et qui ont été de ce chef condamnés par le tribunal correctionnel
et la cour d’appel.
R. — Charles Ebelot n’a pas assassiné Jaurès.
e
Le PRÉSIDENT. — M Torrès, veuillez préciser le rapport que vos
questions ont avec l’affaire actuelle.
e
M TORRÈS. — Monsieur le Président, je me contente de poser mes
questions par votre intermédiaire. Permettez-moi de poser une autre question.
Quant à la dernière, M. Léon Daudet a refusé de répondre.
R. — Non, je réponds, en disant que Charles Ebelot n’a pas, à ma
connaissance, assassiné Jean Jaurès.
e
M TORRÈS. — M. Charles Ebelot n’a-t-il pas porté de vaillants coups
de canne sur la tête de M. Caillaux ?
Le PRÉSIDENT. — Voilà certainement une question qui n’a rien à faire
avec l’affaire d’aujourd’hui.
e
M TORRÈS. — Ne peut-on pas tuer un homme à coups de canne sur la
tête ?
e
M CAMPINCHI. — Évidemment oui.
e e
M TORRÈS. — Heureusement, M Campinchi, cela ne réussit pas
toujours, sans quoi il y aurait de quoi faire traduire des centaines de Camelots
du roi devant la cour d’assises.
Le PRÉSIDENT. — Voilà qui nous mène très loin des débats de cette
affaire.
e
M TORRÈS. — Monsieur le Président, voulez-vous demander à
M. Léon Daudet s’il reconnaît avoir écrit le 6 septembre 1921 ce texte qui, je
le déclare avec ma loyauté, constitue de ma part une question très importante
à l’égard de M. Léon Daudet, parce que la défense voit dans ce texte
l’apologie et la provocation à l’assassinat politique des plus caractérisées.
Monsieur Daudet, n’avez-vous pas écrit :

Il ne s’est pas trouvé en Russie une Charlotte Corday pour châtier le


Marat juif Lénine. C’est malheureusement la preuve d’un grand
affaissement des énergies.

Ce texte est-il bien de vous ?


R. — J’ai écrit ce texte, mais il n’a de rapport avec l’assassinat de Marius
Plateau que dans ce fait qu’en Russie ce sont les Russes patriotes qui ont été
assassinés par les bolchevistes. En France, un héros de la guerre, Marius
Plateau, a été assassiné par une anarchiste. Je demande où sont les assassinats
qui ont été commis à l’instigation de l’Action française.
e
M TORRÈS. — Nous vous démontrerons que vous avez commis
l’assassinat de Jaurès par Villain. Je vous demanderai, en vous priant de
répondre avec précision : ne faisiez-vous pas l’apologie du crime politique
lorsque vous regrettiez, malheureusement, dites-vous, qu’il ne se soit pas
trouvé une Charlotte Corday pour châtier le Marat juif Lénine ? N’admettez-
vous pas que, par la violence de vos campagnes, dans certains milieux qui ne
partagent pas vos opinions – et c’est bien le droit de certains de vos
compatriotes, même dans leur immense majorité, de ne pas partager vos
opinions – ne croyez-vous pas que dans certains milieux vous ne pouvez pas
passer pour une sorte de Marat royaliste ? Ne vous rendez-vous pas compte
qu’en reconnaissant le droit d’une Charlotte Corday russe de châtier le Marat
juif Lénine, sous peine d’accuser un grand affaissement des énergies, vous
courriez le risque d’être un jour l’objet et la victime de ces violences que
vous préconisiez ?
e
M CAMPINCHI. — Il s’y attend.
R. — Je ne comprends pas du tout ce que vous voulez dire. Mais puisque
nous sommes dans les comparaisons historiques, je ferai remarquer que
Charlotte Corday a assassiné un criminel et que l’accusée a assassiné un
héros.
e
M TORRÈS. — Permettez-moi de vous dire qu’en toute vérité, vous êtes
peut-être le dernier, à l’Action française, à pouvoir porter ce témoignage.
R. — Je répondrai à Monsieur le Président que de telles appréciations
n’atteignent pas à la hauteur des sentiments que j’ai pour vous.
e
M TORRÈS. — Elles émanent d’un homme qui, à cet égard et sur le
domaine sur lequel vous entendez vous placer n’a pas de leçons à recevoir de
vous. Vous comprenez qu’insister de votre part serait indécent.
Monsieur le Président, voulez-vous demander si M. Daudet n’a pas
contribué à organiser dans ce pays une bande d’agitateurs, de factieux et
d’agresseurs qui s’appellent les Camelots du roi ? Voulez-vous lui demander
aussi s’il n’a pas connaissance que M. Clemenceau, dans une circulaire qui a
été publiée le 20 mars 1909, caractérisait ainsi l’œuvre des « Camelots du
roi » :

Le président du Conseil à M. le préfet du département du Nord :

Depuis quelque temps fonctionne une organisation dont les


membres prennent le nom de « Camelots du roi », qui se livrent à
des violences de langage et des notes de propagande par le fait qui
peuvent être assimilées à de véritables procédés anarchistes. Eux-
mêmes se désignent parfois d’ailleurs comme anarchistes blancs.
Certains d’entre eux font preuve d’un état de surexcitation telle
que l’on peut s’attendre de leur part à des actes des plus violents
pouvant être dirigés contre des personnes.
Il y a lieu en conséquence de prendre vis-à-vis de ces individus
les mêmes mesures qui ont été prescrites à l’égard des anarchistes.
Le président du Conseil, ministre de l’Intérieur,
Georges Clemenceau,
Paris, le 20 mars 1909.

Aviez-vous connaissance, monsieur Daudet, de ce jugement porté par


M. Clemenceau, président du Conseil, sur l’œuvre accomplie par les
Camelots du roi et sur le danger qu’ils font courir à la vie des personnes ?
R. — Le président du Conseil Clemenceau honore depuis la guerre de son
amitié particulière et tutoie Maxime Réal Del Sarte, président des Camelots
du roi. J’ajoute que pendant la guerre des milliers de Camelots du roi sont
tombés au champ d’honneur. Depuis la guerre, Plateau a été assassiné dans
les conditions que vous savez et le lieutenant Colequin, chef des Camelots du
roi de Lille, a été assassiné par les Allemands à Baehr le 10 mars 1923.

e
M TORRÈS. — M. Léon Daudet a parlé avec une émotion
e
M TORRÈS. — M. Léon Daudet a parlé avec une émotion
communicative de M. Clemenceau. À cet égard, on pourrait dire à M. Léon
Daudet que, s’il estime que M. Clemenceau, avec la collaboration des soldats,
qui n’étaient pas tous de l’Action française, croyez-le bien, a sauvé la patrie,
il a fait, lui, Léon Daudet, courir de terribles risques à la patrie car il a
demandé pendant plusieurs années l’exécution immédiate, et encore pendant
les premières années de la guerre, de M. Clemenceau, comme étant le
mauvais génie de ce pays. J’ai les textes, monsieur Daudet.
e
Le PRÉSIDENT. — Je vous répète, M Torrès, que cela nous éloigne
considérablement de l’affaire que nous avons à juger.
e
M TORRÈS. — Monsieur Daudet pourrait-il me dire en quoi consiste
l’organisation des Camelots du roi et quel est leur rôle ?
R. — Cette question n’a aucun rapport avec l’assassinat de Marius
Plateau.
e
M TORRÈS. — Je vous demande pardon. Marius Plateau était le
secrétaire des Camelots du roi. Quand je parle de Marius Plateau, ancien
combattant, je salue sa mémoire. Mais ce n’est pas l’ancien combattant qui a
été abattu par ma cliente. Celui qu’elle a frappé, je le montre avec documents
à l’appui, c’est le chef d’état-major de la guerre civile préparée par l’Action
française. Je suis par conséquent bien dans la cause et au centre de mon
procès, lorsque je demande à M. Léon Daudet de nous dire si M. Marius
Plateau n’était pas secrétaire général de la Ligue d’Action française et
secrétaire général des Camelots du roi.
Le PRÉSIDENT. — C’est exact, cela résulte du dossier. Je vous en prie,
e
M Torrès, vous savez que nous avons beaucoup d’autres témoins à entendre,
veuillez en tenir compte dans les questions que vous posez.
R. — Je n’ai qu’une chose à dire, c’est que M. Marius Plateau était
secrétaire de la Ligue d’Action française et vice-président des Camelots du
roi et qu’il entretenait des rapports d’amitié avec le président Clemenceau.
Le PRÉSIDENT. — Je l’ai dit moi-même dans l’interrogatoire, cela
résulte des faits établis par l’information.
e
M TORRÈS. — En quoi consistaient les attributions de M. Marius
Plateau ? N’était-il pas chargé d’une part de l’organisation politique à
l’Action française et d’autre part de l’organisation des manifestations et de
certaines agressions préparées ?
R. — Marius Plateau était chargé par moi de la surveillance de l’ennemi
installé en France à la veille de la guerre et des auxiliaires de l’ennemi
travaillant à la trahison pendant la guerre…
e
M TORRÈS. — Nous parlons de la période depuis la guerre.
R. — Depuis la guerre, Plateau était affecté à des fonctions consistant à
rechercher ceux qui, depuis la victoire, essayaient de la saboter et de la ruiner
et de ramener ainsi la guerre.
e
M TORRÈS. — Vous répondez par une déclaration de principe. Je vous
pose une question très précise qui est celle-ci : M. Marius Plateau n’était-il
pas chargé, au moment où il a été tué, de surveiller les milieux politiques
hostiles à l’Action française ? N’était-il pas chargé d’organiser les
manifestations contre les ennemis de l’Action française ?
R. — À ce moment, comme pendant la guerre, comme à la veille de la
guerre, l’Action française avait décrété l’union sacrée. Marius Plateau était
chargé de poursuivre les ennemis de la France dans la personne de ceux qui
menaçaient la vie, non seulement des membres d’Action française, mais
encore des membres du gouvernement. J’ai transmis à des membres du
gouvernement des menaces venant du milieu révolutionnaire, menaces qui
m’étaient transmises par Marius Plateau.
e
M TORRÈS. — Était-ce pour préparer l’union sacrée que Léon Daudet
écrivait qu’il regrettait que la dépouille de Briand ne puisse pas être exposée
à côté de celle de Gounaris ? Est-ce en vue de l’union sacrée que M. Marius
Plateau avait accumulé des fiches sur différents officiers ? Est-ce en vertu de
cette union sacrée que M. Léon Daudet estime qu’il était du droit de Marius
Plateau d’organiser tout un plan de mobilisation civile, qui a donné lieu à des
poursuites en 1917 et qui ont été flétries par la Chambre dans un ordre du
jour proposé par un homme qui n’est pas suspect d’être révolutionnaire, qui
9
s’appelle M. René Renoult et que M. Georges Clemenceau honore encore
plus de son amitié intime que M. Maxime Réal Del Sarte ? Est-ce que
M. René Renoult, en janvier 1918, à la tribune de la Chambre, n’a pas
dénoncé les menées criminelles qui consistaient à organiser un complot
contre la République avant la guerre et en pleine guerre ? Est-ce que la
Chambre, y compris les représentants de la droite, n’a pas voté une motion de
flétrissure contre les auteurs de ces manœuvres criminelles ? Est-ce qu’à
l’occasion de cette affaire, M. Delahaye, en l’absence de M. Daudet, qui
n’était pas encore député de Paris, qui n’avait pas fait au suffrage universel
cette concession imprévue et tardive – est-ce qu’en janvier 1918, à la tribune
de la Chambre, le représentant le plus qualifié de l’Action française,
M. Delahaye, pour plaider la cause de M. Marius Plateau, n’a pas invoqué
une sorte de demi-responsabilité de M. Plateau, qui était à peu près amnésié
et qui, dans ces conditions, pouvait invoquer certaines excuses ?
R. — M. Delahaye pourra répondre à une telle question, si vous le
voulez.
e
M TORRÈS. — Alors, je demande à mes confrères s’ils n’estiment pas
qu’il y a lieu de faire citer M. Delahaye.
e
M CAMPINCHI. — Vous pouvez faire citer toute la Chambre et le
Sénat, si vous le voulez. Il y aura alors cinq cents ou mille témoins au lieu de
quatre-vingt-quatorze !
e
M TORRÈS. — J’ai dans mon dossier l’ordre du jour qui a été voté par
la Chambre, flétrissant les manœuvres criminelles consistant en
l’accumulation par Marius Plateau de documents considérés comme
dangereux pour la paix publique. Cet ordre du jour a été voté par la Chambre
à la presque unanimité.
R. — Monsieur le Président, j’ai parfaitement connaissance de ceci,
puisque nous revenons sur ces faits antérieurs. En octobre 1917, un juge
d’instruction, M. Morand, a été commis par M. le procureur général
Lescouvé pour examiner un prétendu complot de l’Action française dont
faisaient partie ces fiches de Marius Plateau dont il a été ensuite question à la
Chambre. J’étais moi-même impliqué dans cette affaire qui a précédé
immédiatement la formation du cabinet Clemenceau. M. Morand m’a fait
venir et m’a dit : « Monsieur Daudet, tout ceci est une mauvaise plaisanterie.
On a perquisitionné chez vous, je m’en excuse. Je vous rends ces papiers, ces
dossiers ainsi qu’à M. Marius Plateau. Remportez tout ceci et qu’il n’en soit
plus question. » J’ai répondu : « Monsieur le juge, je vous remercie et au
revoir. » M. Morand m’a répliqué : « Monsieur Daudet, on ne doit jamais dire
au revoir à un juge d’instruction, on doit lui dire adieu. » Voilà le seul
souvenir que j’aie gardé de ces faits.
e
M TORRÈS. — C’est à cette occasion que la Chambre des députés, qui
était peut-être plus exigeante que le juge d’instruction, a voté l’ordre du jour
suivant :

La Chambre, flétrissant les menées…


(Bruit.)
e
Le PRÉSIDENT. — Je vous en prie, M Torrès…
e
M TORRÈS. — Je parle de Marius Plateau avec regret et émotion.
C’était lui qui était visé par cet ordre du jour, il n’est question que de lui, par
conséquent je suis bien dans mon procès :
La Chambre, flétrissant les menées des guerres civiles, qui tendent à
diviser le pays devant l’ennemi, passe à l’ordre du jour.

Est-ce à cette occasion que la Chambre a voté cet ordre du jour ?


R. — Je n’étais pas député à ce moment-là. Cet ordre du jour m’est
totalement indifférent, étant donné que j’avais la parole du juge d’instruction,
seul compétent, en pareille matière et qui avait rendu un non-lieu.
e
M TORRÈS. — Oui, il a rendu un non-lieu sur lequel nous aurons
l’occasion de revenir mais cela n’empêche pas que la Chambre a voté à la
presque unanimité un ordre du jour qui flétrissait les manœuvres criminelles
de ceux qui en pleine guerre avaient voulu diviser le pays devant l’ennemi.
Cette flétrissure, monsieur Léon Daudet, a été votée sur la demande
même de M. René Renoult. Vous pourriez dire à M. Réal del Sarte qu’il lui
fasse adresser quelques reproches à cet égard par M. Georges Clemenceau.
e
M CAMPINCHI. — Je trouve que l’on ne parle pas assez de Marius
e
Plateau et pas assez de Germaine Berton. Je suis ravi que M Torrès, parlant
au nom d’une anarchiste, réprouve la violence, mais j’ai sous les yeux un
document qui est intéressant au point de vue de la violence, parce qu’il est
signé par Mlle Germaine Berton à la date du 13 novembre 1922, c’est-à-dire
deux mois et demi avant l’assassinat qu’elle a commis sur la personne de
Plateau. Je vois que dans ce document comme aussi dans les lettres qu’elle
adressait à la Santé – car ses amis sont souvent à la Santé –, elle ne parle pas
des violences de l’Action française qui auraient pu être une provocation à des
violences identiques d’un autre parti. Si elle parlait des violences de Léon
e
Daudet ou de celles de Maurras, votre plaidoirie, M Torrès, pourrait avoir
une base, mais je vois qu’elle use surtout de sarcasmes et de mépris à l’égard
de la bourgeoisie qu’on prétend que le jury réprouve, ce qui n’est pas tout à
fait exact.
Je vois ici deux questions que je prie M. le président de poser à
Mlle Berton.
e
M TORRÈS. — Posez les questions à M. Daudet puisqu’il est en ce
moment le témoin qui est à la barre.
e
M CAMPINCHI. — Il vous a montré qu’il savait très opportunément se
taire en sept langues au moins et qu’il est dangereux de s’adresser à lui-même
lorsqu’on a votre talent.
e
M TORRÈS. — Et quand il parle une huitième langue, c’est pour faire
l’apologie de la provocation directe à l’assassinat ?
e
Le PRÉSIDENT. — M Campinchi, posez votre question.
e
M CAMPINCHI. — Le 13 novembre 1922, Mlle Berton s’occupe de
savoir comment on peut traquer les bourgeois et elle dit : « Je n’ai pas à
m’étendre sur les moyens choisis ; chaque individu sait l’arme qui lui
convient, que ce soit la dynamite ou le poison, les grenades ou le poignard, le
revolver ou l’essence enflammée, l’essentiel, c’est le résultat qui doit être
complet pour réaliser de terrifiants exemples. »
C’est bien Mlle Berton qui a écrit cela ?
Le PRÉSIDENT. — J’ai tenu à ce que mon interrogatoire soit complet et
je n’ai pas manqué de lui dire que dans le dossier figurait une brochure dans
laquelle elle avait prêché la violence, l’acte individuel, célébré l’apologie du
meurtre, qu’elle qualifie de salutaire. Je lui ai demandé si elle reconnaissait
bien être l’auteur de cet écrit ; elle a revendiqué la responsabilité et la
paternité de ce factum.
e
M CAMPINCHI. — J’achève ma question. Elle ajoute :

Célébrons l’apologie du meurtre salutaire. Qu’il soit d’abord


individuel si nous le voulons ensuite collectif.

Voilà pour les terrifiants exemples à l’égard de la bourgeoisie.


e
M TORRÈS. — C’est à rapprocher du paragraphe de Charles Maurras :
« Nous aurons notre Tugendbund, nous susciterons nos Carl Sand et nos
Orsini. » Voilà, je crois, l’apologie de l’assassinat. Cela, c’est de l’histoire.
e
M CAMPINCHI. — Carl Sand et Orsini ont été châtiés par la justice.
e
M TORRÈS. — Et exaltés par l’Action française.
e
M CAMPINCHI. — Pas en 1848.
e
M TORRÈS. — L’Action française a exalté leur mémoire.
Le PRÉSIDENT. — Germaine Berton avez-vous une observation à faire
au sujet de la déposition que M. Léon Daudet a fait à la barre ?
R. — Oui, monsieur Léon Daudet, dans votre déposition vous venez de
parler d’un soi-disant projet d’attentat contre trois personnalités, vous,
MM. Lefèvre et Poincaré. Ce que vous ne dites pas, c’est que M. Lefèvre,
dans sa déposition devant le juge d’instruction Devise a prétendu que ces
attentats étaient projetés par une organisation étrangère et sans doute, puisque
c’était une organisation étrangère, ce devait être une organisation allemande
comme de bien entendu.
Je tiens à vous dire, monsieur Daudet, que certaines personnalités
politiques peuvent marcher pour de l’argent, mais pas moi, je ne marche pas
pour de l’argent, je ne pense pas pour de l’argent. Ce n’est pas pour de
l’argent que j’ai souffert onze mois en prison mais pour aller en cour
d’assises et dire ce que sont les faits et gestes des Camelots du roi.
Personnellement, ce n’était pas surtout pour l’occupation de la Ruhr que
j’avais des griefs contre vous mais parce que vous êtes le responsable de
l’assassinat de notre grand Jaurès. Je me souviens que vers ma dixième année
ou douzième année mon père, qui était grand-maître d’une loge, m’emmenait
entendre Jaurès lorsqu’il venait à Tours. On allait là comme on serait allé à
l’église parce que pour nous-mêmes, pour les anarchistes, Jaurès représentait
l’homme de la pensée libre.
C’est vous qui avez armé la main de Villain par vos provocations dans
L’Action française. Voilà ce que j’avais à vous reprocher.
Il y a deux questions qui me furent posées. La première me fut posée par
monsieur le président Pressard qui me demanda si, avec ma sensibilité,
malgré tout j’avais certains regrets sur l’acte que j’ai commis contre Marius
e
Plateau. La deuxième question me fut posée par M Campinchi qui me
demanda si je regrettais de ne pas vous avoir tué. Eh bien aujourd’hui,
Monsieur, je peux faire aux deux questions une seule réponse qui les contient
toutes les deux. Voici. En votre présence, Monsieur, je regrette
douloureusement d’avoir tué Marius Plateau à votre place.
Le PRÉSIDENT. — Messieurs les Jurés vous ont entendue.
Avez-vous autre chose à ajouter ?
GERMAINE BERTON. — Rien du tout.
e
M CAMPINCHI. — Cela prouve que M. Daudet avait des raisons de
s’adresser au commissaire.
e
M TORRÈS. — Jaurès n’aurait pas pris cette précaution.

1. Gohary est un jeune anarchiste, amant de Germaine Berton. Il se suicidera quelques


jours après l’assassinat de Marius Plateau.
e
2. M Campinchi a été l’avocat de Jacques Fieschi, agresseur de Léon Daudet, à coups de
canne, au printemps 1921, sur le boulevard Saint-Germain.
3. En 1914, Amédée Thalamas, député radical de Seine-et-Oise, a adressé à Henriette
Caillaux une lettre pour la féliciter de l’assassinat de Gaston Calmette.
e
4. M Torrès cite le passage d’un article mettant en cause la responsabilité de l’Action
française dans la mort de Jaurès et paru dans La Croix.
5. La Tugendbund (en français « Ligue de la Vertu ») est une ligue nationaliste allemande
active entre 1808 et 1815.
6. Carl Sand est un étudiant bavarois et patriote fervent, auteur de l’assassinat du
dramaturge August von Kotzebue, considéré par les pangermanistes comme traître à la
patrie.
7. Il s’agit d’une référence à Félix Orsini, conspirateur italien, auteur, le 14 janvier 1858,
d’un attentat contre Napoléon III devant l’Opéra de la rue Le Peletier à Paris.
8. L’affaire Lenoir-Desouches (1919) est une affaire relative au financement du périodique
Le Journal racheté par Lenoir, Desouches et le sénateur Humbert. L’origine suspecte des
fonds provenant d’Allemagne est la source du scandale. Sur le sujet, voir Jacques
Chabannes, Les Scandales de la Troisième : de Panama à Stavisky, Perrin, 1972, p. 213 sq.
9. René Renoult est un homme politique, parlementaire de tendance radicale, président de
la commission de l’Armée pendant la guerre.
LE PROCÈS DES SŒURS
PAPIN (1933)
Certains procès frappent par la théâtralité des audiences, les incidents qui
s’y déroulent, les coups d’éclat, voire les révélations qui y surviennent. Ce
qui saisit dans l’affaire Papin, c’est d’abord le caractère spectaculaire du
crime. Il y a dans l’acte des deux domestiques un sommet de cruauté et
d’horreur qui impressionne, un déchaînement de violence qui sidère. Dans le
domicile de leurs maîtres, les jeunes femmes ont laissé derrière elles une
pièce maculée de sang, où gisent sans vie leur patronne et sa fille, visages
déformés sous les coups, corps gravement mutilés, pantalons baissés et jupes
relevées. Pourquoi une telle fureur ? Quelle sorte de haine a dicté leurs
gestes ? La scène, minutieusement décrite par les officiers de police dans
leurs procès-verbaux, sera racontée avec des détails atroces par les journaux
locaux et la presse nationale.
Dans le cours tranquille de la vie sarthoise, le crime des sœurs Papin jette
l’effroi. Au cœur d’un intérieur bourgeois du Mans, il vient frapper sans
prévenir la famille d’un avoué connu et respecté de la ville. Le public,
partagé entre l’épouvante et une excitation morbide face à des agissements si
inhumains, réclame les peines les plus fortes contre les bonnes assassines. Et
quand vient l’heure du jugement, un mur de blâme se dresse devant les
criminelles. En dociles interprètes de l’opinion, en protecteurs attentifs de
l’ordre social, les protagonistes du procès se montreront d’une intransigeance
extrême : jury, procureur, experts médicaux et, bien sûr, avocat de la partie
civile, les uns et les autres en appellent à une sanction exemplaire. Alors que,
de leur côté, L’Œuvre ou L’Humanité évoquent une rébellion de femmes
opprimées contre la servitude.
En son temps, l’affaire Papin a fait grand bruit. Depuis lors, elle n’a cessé
de fasciner. Au moment du drame, elle oppose deux camps : celui des
censeurs, au verbe haut, et celui, moins nombreux mais auréolé de prestige
intellectuel, des défenseurs, voire des apologistes. À quelques mois
seulement du crime, Jacques Lacan, en psychiatrie, s’empare du cas des
1
sœurs Papin . Au cours de la même année, le surréalisme, par la voix de Paul
Éluard et de Benjamin Péret, rend hommage à Christine et à Léa Papin, les
2
voyant « sorties tout armées d’un chant de Maldoror… ». À partir de cette
date, toujours étudié en tant que cas clinique, le crime des sœurs Papin se
révèle une source d’inspiration inépuisable en littérature comme au cinéma.
Entré dans le domaine de la fiction, il se détache du destin individuel des
deux jeunes femmes et cesse de leur appartenir en propre.

Le 2 février 1933, René Lancelin, avoué honoraire de son état, rentre à


o
son domicile au n 6 de la rue Bruyère, au Mans, accompagné de son gendre
et de sa fille aînée, Madeleine Renard. Sorti pour son club dans l’après-midi,
il s’apprête à retrouver sa femme et sa fille cadette, Geneviève Lancelin, afin
d’aller dîner avec elles chez un de leurs parents. Arrivé sur place, il ne
parvient pas à entrer : la porte principale, fermée de l’intérieur, ne peut être
ouverte et personne ne répond à ses coups de sonnette répétés. La maison
semble plongée dans l’obscurité. La police alertée se rend sur les lieux. Ragot
et Vérité, les deux gardiens de la paix qui officient ce jour-là, doivent franchir
o
le mur mitoyen du n 4 pour pénétrer dans la cour de l’immeuble des
Lancelin. Pendant que la famille est maintenue à l’écart au rez-de-chaussée,
ils se préparent à fouiller les étages. C’est en montant l’escalier dépourvu de
tout éclairage que l’un d’eux perçoit à la lueur de sa lampe une trace suspecte
sur une marche. Il s’approche pour mieux discerner de quoi il s’agit : c’est le
globe d’un œil.
Sur le palier du premier étage, étendus en travers du vestibule, les
policiers découvrent les corps des deux maîtresses de maison baignant dans
leur sang ; disposés de manière curieusement symétrique, l’un est allongé sur
le ventre et l’autre sur le dos, ils se touchent en deux endroits, une tête à la
hauteur d’un pied, une main auprès d’un tronc. Le sol et jusqu’aux murs de la
pièce sont éclaboussés de rouge, des débris d’os, de dents, des poignées de
cheveux jonchent le tapis. On trouve même parmi les décombres humains
éparpillés un peu partout des fragments de « matière cérébrale », comme on
le lit dans les procès-verbaux. Le spectacle d’ensemble est saisissant, le
médecin légiste dira lui-même qu’il n’a jamais rien vu de semblable au long
de toute sa carrière. Détails sordides, dérisoires, mais éloquents : par terre, on
peut voir une boîte de savonnettes « Monsavon », les morceaux d’une assiette
en faïence blanche brisée, des cheveux postiches et, ça et là, des peignes, des
barrettes, des épingles, contre la tête de Mme Lancelin, une boîte en carton
contenant des rillettes, un trousseau de clefs taché de sang entre les jambes de
Mlle Lancelin. Posé sur un guéridon, un gâteau a été croqué d’un côté.
Ignorant l’identité des criminelles, les enquêteurs se demandent ce qu’il
est advenu des bonnes et poursuivent leurs recherches. Au second étage, ils
découvrent que la chambre mansardée occupées par les deux domestiques est
close, la lumière filtre sous la porte mais, quand ils frappent, personne ne
répond ni ne bouge. Un serrurier appelé à la rescousse force l’entrée, laissant
apparaître Christine et Léa Papin serrées l’une contre l’autre dans le même lit,
nues sous de simples peignoirs. Sur une chaise à côté d’elles, un marteau
couvert de sang est posé et leurs vêtements, sanguinolents eux aussi, gisent à
terre. Christine Papin, la plus âgée des deux sœurs, articule ces mots : « Je
3
vous attendais et nous vous suivons . »
Au juge d’instruction saisi de l’affaire, rapidement venu sur les lieux, les
deux criminelles livrent leurs premières explications. « Elles reconnaissent
spontanément, et avec quelque arrogance, que ce sont elles qui ont mis les
victimes dans l’état où nous les voyons », rapporte le juge, qui inculpe les
4
jeunes femmes d’un double homicide volontaire . Au fil des interrogatoires
réalisés le jour du crime, il est question de fureur et de rage, d’une bonne
attaquée par sa patronne mécontente, de la cadette venue apporter de l’aide à
son aînée, d’yeux arrachés à mains nues, de coups donnés un peu partout sur
chacun des corps au moyen d’instruments divers, d’entailles, de chocs sourds,
de cris inarticulés et de chutes. Dans une langue étonnante, venue du fond des
campagnes, dans un parler gauche et cru, surgi du tréfonds de ces esprits
obscurcis, le déroulement du crime est reconstitué à deux voix.
Au gré du récit des deux sœurs auprès de la police comme du magistrat
instructeur dans les heures qui suivent le drame, une première version des
faits apparaît. Alors que Mme Lancelin et sa fille quittent la maison pour aller
en ville au début de l’après-midi, Christine et Léa Papin se trouvent seules
dans les lieux, chacune vacant aux occupations du ménage. Christine, en
particulier, est en train de faire du repassage, quand, comme la veille, le fer se
détraque et l’électricité saute. Interrogée par le commissaire, elle raconte :
« Quand Madame est rentrée, je lui ai rendu compte que le fer était à nouveau
démoli et que je n’avais pas pu repasser. » Un fer à repasser hors d’usage,
voilà l’origine du drame. « Quand je lui ai eu dit cela, poursuit-elle, elle a
voulu se jeter sur moi […]. Voyant que Mme Lancelin allait se jeter sur moi,
je lui ai sauté à la figure et je lui ai arraché les yeux avec mes doigts. » Ici,
Christine Papin se reprend et, soudain brumeuse, dit, non je me trompe, j’ai
arraché les yeux de Mlle Lancelin pendant que ma sœur sautait sur
Mme Lancelin et lui arrachait également les yeux. « Quand nous avons eu
fait cela, elles se sont allongées ou accroupies sur place. »
Faces énuclées, aveugles, les deux patronnes ne sont pas jugées assez
malmenées par les bonnes, qui se précipitent dans la cuisine chercher de quoi
achever leur besogne. Elles attrapent un marteau et un premier couteau, qui,
mal aiguisé, est remplacé par un second venu de la salle à manger, plus
affûté. Le couteau est utilisé pour lacérer les cuisses de Mlle Lancelin qu’on
retrouve visage plaqué au sol, partiellement dévêtue, chairs exposées aux
regards, de larges « encisures » portées sur les jambes et sur les fesses.
Comme le marteau, un pot d’étain, posé en temps ordinaire sur le guéridon du
palier, a servi à défoncer la tête des victimes ; quand les enquêteurs le
découvrent, il est entièrement cabossé. « La morte a le côté droit du visage et
du crâne complètement écrasé […], la bouche n’existe plus ; les dents ont été
projetées ça et là », dit un rapport en parlant de Mme Lancelin. Christine
précise : « Nous avons changé plusieurs fois d’instruments de l’une à l’autre,
c’est-à-dire que j’ai passé le marteau à ma sœur pour frapper et elle m’a passé
le couteau, nous avons fait la même chose pour le pot d’étain. » Dans
l’espace clos du vestibule, à l’abri des regards du dehors, Christine et Léa
Papin se sont acharnées sur leurs patronnes. « Les victimes se sont mises à
crier mais je ne me souviens pas qu’elles aient prononcé quelques paroles »,
confie, comme étonnée, l’aînée des deux sœurs au commissaire.
« C’est du propre », se sont exclamées les sœurs Papin quand elles ont eu
fini. Afin d’éviter toute explication avec M. Lancelin, comme elles l’ont
affirmé aux enquêteurs, elles sont alors allées verrouiller la porte d’entrée de
la maison. Puis, retrouvant leurs gestes soigneux de bonnes irréprochables,
elles sont descendues à la cuisine se laver à grande eau, avant de se réfugier
en silence dans leur chambre au second étage. Ce même jour, elles finiront la
soirée à la maison d’arrêt du Vert-Galant.

Dès le départ, ce qui stupéfie dans cette affaire, c’est l’impassibilité


affichée par les deux sœurs lorsqu’elles sont confrontées au massacre
accompli, c’est leur calme opposé à l’horreur du crime. Une incompréhension
naît de cette distorsion et de la disproportion entre le mobile – apparemment
futile – et le déchaînement de violence qui balaie le soir du 2 février la
maison des Lancelin. M. Lancelin, lui-même, malgré sa douleur, n’a-t-il pas
décrit Christine et Léa Papin comme des domestiques exemplaires ?,
réservées, certes, peu loquaces, voire renfrognées, mais si appliquées et d’une
conduite indiscutable. Il n’était jamais utile de faire la moindre observation,
elles connaissaient d’avance leur service sans qu’il soit nécessaire de donner
d’instructions. Quelle tempête s’est déclenchée en elles tout à coup ?
Face à des éléments aussi inexplicables, l’idée de la folie vient
immanquablement à l’esprit. Dès le lendemain du crime, le juge d’instruction
ordonne d’office une expertise, désignant un psychiatre sarthois, le docteur
Pierre Schützenberger, auquel sont adjoints deux mois plus tard deux
5 er 6
spécialistes éminents, les docteurs Baruk et Truelle . Rendu le 1 juin 1933 ,
après un examen des inculpées qui sera jugé succinct par la défense, un
premier rapport, péremptoire, retient l’absence de signe héréditaire
d’aliénation mentale, l’absence de signe alcoolique, épileptique ou
syphilitique, et écarte tout sentiment de persécution et toute hallucination. Il
juge également que la notion du bien et du mal est conservée chez les deux
femmes. En somme, les sœurs sont considérées saines d’esprit et, comme
telles, pleinement responsables de leurs actes. Leur crime est un simple
« crime de colère ».
Les sœurs Papin auraient-elles donc toute leur raison, ainsi que le disent
les experts ? Derrière des apparences calmes, respectueuses, dociles, en
réalité, le feu couve sous la cendre. On perçoit des signes inquiétants au
détour des paroles formulées par elles auprès des enquêteurs, où deux
discours contradictoires cohabitent secrètement et les trahissent. Le premier,
« officiel », sort de leur bouche filtré par la conscience, policé, audible par
tous. Il fait dire à Christine « nous n’avions aucune raison d’en vouloir aux
victimes » ou encore « je n’ai pas prémédité mon crime, je n’avais pas de
haine envers elles ». Pour être acceptable, un tel discours n’en est pas moins
totalement irréel. A-t-on jamais voulu, sans haine, arracher les yeux de
quelqu’un et déchirer son corps ? Pour peu qu’on prête l’oreille, une autre
voix, discordante, se fait entendre, sauvage, rude, imagée, et qui dément
l’écho domestiqué de la soumission. « J’aime mieux avoir eu la peau de mes
patronnes plutôt que ce soit elles qui aient eu la mienne et celle de ma sœur »,
déclarent en écho les deux bonnes au lendemain du crime. À l’expert
7
psychiatre, Christine explique qu’elle a agi sur un « coup de vengeance ».
Un coup de vengeance ? N’avait-elle donc rien à reprocher aux patronnes ?
Et les expressions utilisées – leur « taper les os », les « briser », les
« alourdir » – ne disent-elles pas en langage paysan l’agressivité et le désir
dément d’anéantissement qui habitaient alors les sœurs ?
De nombreux épisodes perturbants sont repérés dans leur comportement
quotidien, avant le crime comme après leur arrestation. Ainsi d’une visite à la
mairie du Mans au cours de l’été 1931. Les témoignages recueillis auprès des
personnes présentes sur les lieux à ce moment-là font état de la surexcitation
manifestée par les deux jeunes femmes et du sentiment de persécution
exprimé par elles. Le secrétaire de mairie aurait même dit au maire à l’issue
de cette visite : « Vous voyez bien qu’elles sont piquées. » L’incident n’avait
pas eu de suites, même si le mutisme et le caractère farouche des bonnes,
chaque jour plus marqués, en avaient surpris plus d’un parmi les familiers de
la rue Bruyère. Après le drame, les troubles de l’humeur sont décuplés,
surtout chez Christine. À la prison, ses codétenues sont alertées par son
attitude : elles la retrouvent agenouillée par terre la nuit, elle tient parfois des
propos obscènes. Le 12 juillet, elle est sujette à une grave crise nerveuse et
tente de s’arracher les yeux ; quatre personnes peinent à la maîtriser et il faut
lui passer la camisole de force. L’expert manceau commis pour l’occasion
8
refuse pourtant de retenir la folie . À la suite de cette attaque, dans un accès
de scrupule, Christine modifie sa version des faits et dit que l’agression
contre ses patronnes est intervenue, non sur la provocation de Mme Lancelin
comme elle l’avait d’abord prétendu, mais spontanément au cours d’une crise
similaire.

La question de la folie va vite apparaître comme le nœud du bref procès


qui se déroule devant la cour d’assises de la Sarthe, au cours de la journée du
29 septembre 1933, pour décider du sort de Christine et de Léa Papin. Tous
ceux qui souhaitent les condamnations les plus lourdes contre les criminelles
s’appuyent sur les rapports des experts judiciaires pour écarter la thèse de la
maladie mentale, comme si tout était clair autour du drame de la rue Bruyère.
Pourtant, c’est bien l’immense malaise qu’inspire ce crime, et son obscurité,
qui excitent la sévérité et la volonté de punir. Inexplicable, le geste des deux
sœurs n’en est que plus inquiétant et appelle, pour cette raison, une sanction
e
exemplaire dissuasive. M Moulière, l’avocat de la famille Lancelin, a pour
les bonnes des paroles vengeresses qui, œil pour œil, dent pour dent, font
appel à la loi du talion : « Puisqu’elles se sont conduites en bêtes fauves, dit-
il, il faut les traiter en sauvages et en bêtes fauves. »
À l’audience, sur la question de la santé mentale des accusées, des débats
animés vont avoir lieu entre les médecins, qui dépassent de très loin les
mentalités paysannes des jurés sévèrement décrits dans la presse par plusieurs
observateurs. En particulier, les liens existant entre les deux sœurs font
l’objet des discussions. Car, dans le couple formé par Christine et Léa Papin,
la fusion est de mise, où l’aînée domine et semble aimanter la cadette.
Décrites comme un véritable « duo moral », comme des « âmes siamoises »,
elles ont nourri l’une à l’égard de l’autre une affection exclusive quand elles
vivaient sous le toit des Lancelin, étrangère à toute autre fréquentation et aux
distractions du dehors. L’un des experts judiciaires qui rejette la folie prétexte
l’impossibilité d’un délire à deux quoiqu’une telle forme de psychose soit
9
déjà connue à l’époque . Pourtant, des jeux de miroirs complexes n’ont cessé
d’exister entre les deux sœurs. De même, un mécanisme d’identification s’est
produit entre elles et leurs maîtresses, ces femmes qu’elles ont observées sans
presque leur parler pendant toutes ces années, dans un face-à-face continuel.
« C’est leur détresse qu’elles détestent dans le couple qu’elles entraînent dans
un atroce quadrille », écrira Jacques Lacan évoquant le regard des deux
10
bonnes sur leurs patronnes .
Face aux appels au châtiment dont elles font l’objet, les accusées
apparaissent bien isolées au cours du procès. Que pensent les sœurs Papin ?
Quelles sont leur défense et leurs explications ? Que disent-elles lors du
procès ? Rien ou à peu près. Magistral à sa manière, plein d’emphase, l’acte
des deux bonnes, à l’évidence, leur tient lieu de parole. Il est leur mode
d’expression, ce qu’elles avaient à dire, une vérité sortie d’elles malgré elles,
plus éloquente que n’importe quels mots. Même les quelques répliques si
troublantes échappées de leurs bouches lors des interrogatoires sont peu de
11
chose comparé à l’explosion qu’a été leur geste . Depuis leur box, Christine
et Léa Papin n’ont rien à ajouter ; elles restent muettes, ou presque. Absentes.
Passives. Comme si l’affaire ne les concernait pas, comme si tout, déjà, avait
été proféré. Aux questions posées par le président, elles ne répondent guère
autrement que par des monosyllabes. Elles répètent ce que l’on sait déjà.
Non, elles n’avaient rien à reprocher à leurs maîtresses, non, aucun motif de
vengeance. C’est moi, dit Christine, qui ai attaqué ma patronne, elle n’a pas
porté la main sur moi…, nous n’avons eu aucune discussion… De même, Léa
Papin laisse le président décrire à sa place les faits retenus contre elle et se
contente d’approuver.
Quand le bâtonnier Moulière prend la parole, tout le monde sait qu’il va
plaider sans pitié pour les créatures hagardes présentes dans le box. À
l’entendre, les deux sœurs seraient si peu folles qu’elles auraient commis leur
crime avec préméditation. L’avocat se dit frappé par la capacité de
raisonnement des bonnes. N’ont-elles pas échafaudé de concert un système
de défense basé sur une provocation de la part de Mme Lancelin ? En
avançant, contre toute vraisemblance, que Mme Lancelin avait attaqué
Christine à cause du fer à nouveau détraqué, elles ont cherché à atténuer la
responsabilité qu’elles encouraient. N’ont-elles pas, voyant que ce premier
système échouait, changé leur version des faits et soutenu qu’elles avaient agi
sous l’effet d’une crise nerveuse ? Tant d’intelligence et de discernement
paraissent bien incompatibles avec la folie. En réalité, selon le bâtonnier, ces
argumentations successives ont été destinées à dissimuler une intention
concertée de supprimer les patronnes, une intention inspirée à ces « âmes
d’anarchistes » par « leur révolte intérieure, et leur haine de classe ». Le
carnage atroce qui avait eu lieu lors du drame n’était-il pas la preuve des
sentiments violents des deux domestiques ? Or, s’il y avait bien eu
préméditation de la part des sœurs Papin, le crime commis n’était pas un
meurtre, mais un assassinat, passible de la peine de mort.
Tout en excluant lui aussi la folie, le procureur Riegert, qui prend la
parole à la suite de l’avocat de la partie civile, se refuse à admettre que les
actes barbares de la rue Bruyère ont été préparés par leurs auteurs. Il s’en
remet pleinement à la science des médecins et affirme : « Les experts vous le
disent : ici c’est la colère, c’est un crime de colère qui a été commis. » Or, le
crime de colère n’est pas le crime de folie, il n’exclut pas le discernement, ni
donc la responsabilité. Le procureur aura, à ce sujet, une comparaison qu’il
veut éclairante. Il s’emploie à rapprocher les sœurs Papin du « chien
hargneux », « qui mord parce qu’il ne supporte pas qu’on l’agace, parce qu’il
a mauvais caractère », au contraire du « chien enragé », « qui mord et qui
déchire parce qu’il est malade, parce que la maladie l’oblige à mordre et à
déchirer ». À l’égard de ces chiens hargneux que sont les deux bonnes, la
condamnation s’impose. Avec des mots dont la virulence est à la mesure de
la férocité du crime, le défenseur de l’ordre social exhorte le jury : « Point de
pitié pour ces monstrueuses arracheuses d’yeux ! Je vous adjure d’être
impitoyables, d’être inexorables ! Je requiers le maximum de la peine ! Pour
12
celle-ci le bagne ! Pour celle-là l’échafaud ! » On le voit, le ministère
public et le représentant de la partie civile, dans leur véhémence, ne font
qu’un, traduisant la pensée quasi unanime de l’opinion.
e
Une femme – le fait est rare pour l’époque –, M Germaine Brière, assure
e
la défense de Christine et de Léa Papin, au côté de M Pierre Chautemps, le
frère du président du Conseil Camille Chautemps. Tous les deux sont
convaincus de la folie des accusées, la première, notamment, en raison de
l’absence réelle de mobile et du respect exprimé par les deux sœurs à l’égard
des victimes. L’un et l’autre insistent sur les lourds antécédents familiaux de
Christine et de Léa Papin : père alcoolique, ayant semble-t-il abusé de la sœur
aînée devenue religieuse, mère à la fois absente et envahissante, vivant dans
la hantise des idées religieuses, cousin interné, oncle pendu… Le tableau est
bien sombre. Les deux jeunes femmes ont par ailleurs passé une grande partie
de leur enfance et de leur prime jeunesse dans des institutions, privées de
l’affection de leur mère, avant d’entrer comme bonnes au service de divers
patrons. Depuis toujours asservies. À la presse, Pierre Chautemps confie :
« Les sœurs Papin sont folles. À ce point qu’elles n’ont jamais compris,
e 13
jamais su, que M Germaine Brière et moi étions leurs avocats . »
Les rapports des experts judiciaires font l’objet d’une critique acerbe de
e
la part de M Brière qui en pointe les défaillances. Deux des médecins
commis, remarque-t-elle, demeurent en dehors du Mans et n’ont pu
rencontrer les sœurs Papin que brièvement et seulement dans le cadre de la
prison. Pour l’essentiel, c’est sur la base des observations du psychiatre
manceau, le docteur Schützenberger, que les conclusions médicales ont été
prises. Or, celles-ci paraissent avoir négligé bien des éléments du parcours
des deux femmes : leur vie sexuelle ou plutôt l’absence de toute vie sexuelle
chez elles n’a pas été prise en compte, de même que leur lourde hérédité,
ignorée elle aussi, et que l’incident survenu à la mairie du Mans au cours de
l’été 1931, jugé sans intérêt. Autre erreur : le docteur Schützenberger,
spécialement désigné par le juge d’instruction pour se prononcer sur la grave
crise de folie du 12 juillet, a estimé que cet épisode a été simulé par Christine.
Pourtant, mille signes dans le comportement de la jeune femme à la prison
désignent une santé mentale altérée : des crises nerveuses récurrentes qui
l’épuisent, sa faiblesse consécutive au manque de sommeil et à une
alimentation insuffisante, la sueur sur tout son corps et l’écume aux lèvres au
moment de la transe… Ne fallait-il pas plutôt retenir l’avis du docteur Logre
appelé en la cause par la défense ? Lui pense que les symptômes indiqués
évoquent une crise épileptique et que les sœurs sont anormales. Il considère
que le cas Papin exige un examen supplémentaire, plus approfondi. C’est en
e 14
ce sens que M Brière conclut sa plaidoirie , réclamant non pas la relaxe,
mais une nouvelle expertise psychiatrique – une demande qui sera rejetée par
la cour.
Folles à lier ou saines d’esprit, le choix n’est pas sans conséquence. Il
détermine l’application ou la mise à l’écart de l’article 64 du code pénal, qui
dispose : « Il n’y a ni crime ni délit lorsque le prévenu était en état de
démence au temps de l’action. » Le texte ouvre pour les sœurs Papin une
alternative implacable : déclarées responsables de leurs actes, c’est la prison
ou la mort ; reconnues démentes au moment des faits, c’est l’asile. Si entre
l’internement et la réclusion la différence peut sembler mince, en tout état de
cause, l’altération des facultés mentales, quand elle ne constitue pas une
démence au sens strict, représente une cause d’atténuation de la
responsabilité susceptible d’entraîner un allègement de la peine. Un examen
psychiatrique circonspect et impartial des deux sœurs était donc décisif. Il
n’eut pas lieu.
Le 29 septembre 1933, à l’issue de neuf heures d’audience seulement, le
jury s’est fait son opinion. Il est prêt à rendre sa sentence. Dans la soirée, un
peu après une heure du matin, tombe le verdict : condamnation à mort pour
l’aînée des sœurs Papin, du fait du double meurtre de Mme et de
Mlle Lancelin ; condamnation à dix années de travaux forcés et à vingt
années d’interdiction de séjour dans la région pour la cadette, à raison du
15
meurtre avec collaboration de Mme Lancelin . Les juges sont pressés d’en
finir, une journée suffit pour régler le sort des bonnes criminelles. Cette
précipitation ne passe pas inaperçue aux yeux des commentateurs de
l’époque : « Non, décidément, on ne devrait pas rendre ainsi la justice dans la
fièvre des après-dîners et des digestions difficiles », dit-on dans L’Œuvre.
C’est à genoux que Christine reçoit le prononcé de sa peine. Léa, elle, reste
impassible.
Trois mois plus tard, à la suite d’un verdict qui la livrait à l’échafaud,
Christine Papin est graciée par le président de la République Albert Lebrun ;
elle voit sa condamnation commuée en travaux forcés à perpétuité. Ayant
manifesté des signes patents de folie, elle est internée à l’asile public de
Rennes où elle mourra quatre ans après le procès. Léa, quant à elle, aura une
destinée plus paisible, au moins en apparence : à sa sortie de prison, elle se
rangera, rejoignant sa mère et travaillant comme femme de chambre.

Aux premières heures du 30 septembre 1933, au milieu de la nuit, tout


semble donc fini pour les sœurs Papin. Les faits sont sanctionnés, les
criminelles condamnées. L’ordre social est rétabli, l’angoisse publique
apaisée. La messe est dite. Pourtant, si la justice a achevé son œuvre,
l’histoire de Christine et de Léa Papin n’est pas terminée. À côté de leur
existence réelle, perdue dans l’oubli, les deux femmes sont promises à un
autre destin, né de l’imagination et de la méditation de ceux qui vont
s’emparer de leur vie. Qu’elles soient psychiatriques ou politiques,
fictionnelles ou non, de multiples interprétations seront faites de leur geste et
de l’énigme qu’elles représentent l’une et l’autre. Face aux censeurs qui ne
veulent voir dans leur crime qu’une affaire à classer au plus vite, la cohorte
de ceux qui trouvent dans l’histoire des sœurs Papin une source inépuisable
de réflexion ne cessera de grossir avec le temps.
Non sans romantisme parfois, les apologistes de Christine et de Léa Papin
verront en elles des victimes et des héroïnes. C’est alors non plus avec
horreur que leur geste est dénoncé, mais avec jubilation qu’il est célébré.
16
Pour Sartre, pour Beauvoir , les bonnes, « instruments d’une sombre
justice », deviennent des symboles de liberté, des parangons de la révolte
contre un ordre bourgeois à abattre. Elles font naître un mythe. Mais le crime
des sœurs Papin n’est pas, comme leurs partisans avaient pu le rêver, l’acte
pur de consciences claires et vengeresses. Si révolte il y a – et comment ne
pas l’admettre ? –, elle est obscure, irrépressible, zébrée de folie. De ces liens
17
sauvages et ambigus, Jean Genet a su se faire le virtuose interprète . Son
théâtre met en scène l’enfer de ce doublet de bonnes et le cauchemar de leur
cohabitation avec Madame, la patronne. « Tais-toi. Tu m’étouffes.
J’étouffe », dit Claire à sa sœur. Comme en écho, Solange répond : « Toi
aussi ? Depuis longtemps j’étouffe ! Depuis longtemps je voulais mener le
jeu à la face du monde, hurler ma vérité sur les toits, descendre dans la rue
sous les apparences de Madame… » Prendre les apparences de Madame. À
ces filles muettes, Genet donne une voix, sonore, ciselée ; pour elles, il
imagine des mots comme une parure.

SOURCES : Revue des grands procès contemporains, 1933, p. 558-614.


BIBLIOGRAPHIE : le procès des sœurs Papin a fait l’objet d’une littérature
abondante, dont nous citons les principales références. Un titre, en
particulier, s’est révélé ici une source d’informations importante : Gérard
Gourmel, L’Ombre double. Dits et non-dits de l’affaire Papin, Le Mans,
Éditions Cénomane, 2000. Voir encore Frédéric Chauvaud, L’Effroyable
Crime des sœurs Papin, Larousse, 2010 ; Sophie Darblade, L’Affaire
Papin, De Vecchi, 2000 ; Francis Dupré, La « Solution » du passage à
l’acte. Le double crime des sœurs Papin, Toulouse, Érès, 1984
(proposant, là aussi, de nombreux documents et une analyse
psychanalytique du cas) ; Paulette Houdyer, Le Diable dans la peau,
Julliard, 1966 (l’auteur a eu accès à des documents inédits et présente une
riche iconographie, mais le récit est partiellement romancé, ce qui rend
délicate son utilisation en tant que source) ; Géo London, Les Grands
Procès de l’année 1933, Éditions de France, 1934 ; Frédéric Pottecher,
Les Grands Procès de l’Histoire, Fayard, 1981.

1. Jacques Lacan, « Motifs du crime paranoïaque : le crime des sœurs Papin », Le


o
Minotaure, n 3, décembre 1933, rééd. in De la psychose paranoïaque dans ses rapports
avec la personnalité, suivi de Premiers écrits sur la paranoïa, Seuil, 1975, p. 389-397.
o
2. Paul Éluard et Benjamin Péret, Le Surréalisme au service de la révolution, n 5, 15 mai
1933, rééd. Jean-Michel Place éditeur, 1976.
o
3. Procès-verbal du commissaire central, n 1748. Ces propos, comme l’ensemble de ceux
qui ont été tenus par les deux sœurs lors de leur interrogatoire par la police, sont tirés du
procès-verbal du commissariat central, cité par Gérard Gourmel, L’Ombre double, Le
Mans, Éditions Cénomane, 2000 p. 15 et 19. Cet ouvrage contient divers documents, en
particulier les rapports d’experts de juin et juillet 1933.
4. Il s’agit d’un extrait du procès-verbal de transport rendu par le juge d’instruction, cité
par Gérard Gourmel, L’Ombre double, op. cit., p. 17.
5. Ce dernier est également commis dans l’affaire Nozière. Il l’a été aussi dans l’affaire
Gorgulov, l’assassin de Paul Doumer, où il se prononçait déjà, contre toute vraisemblance,
dans le sens de la responsabilité du criminel.
er
6. Un premier rapport est daté du 1 juin 1933, suivi d’un second rapport, rendu par le
docteur Schützenberger, consécutivement à une grave crise nerveuse de Christine survenue
le 12 juillet à la prison.
7. Voir note 3, ici.
8. Après la crise du 12 juillet, le docteur Schützenberger a en effet été commis par le juge
d’instruction pour rendre un nouveau rapport. Voir infra.
9. Pour un exposé de cette opinion et sa contradiction, Jacques Lacan, « Motifs du crime
paranoïaque : le crime des sœurs Papin », art. cit., p. 395. D’autres encore, tel Francis
Dupré, considèrent que la folie à deux intervient entre Christine Papin et sa mère,
Clémence Derré, celle-ci souffrant d’idées de persécution à l’image de sa fille. Dans cette
hypothèse, Léa n’apparaît que comme une figure passive, entraînée dans un rapport de
suggestion à l’égard de sa sœur aînée. Francis Dupré, La « Solution » du passage à l’acte,
Toulouse, Érès, 1984, p. 247 sq., en particulier, p. 251 et 255.
10. Jacques Lacan, « Motifs du crime paranoïaque : le crime des sœurs Papin », art. cit., ici.
11. Lors de l’interrogatoire du juge d’instruction, Léa Papin avait eu ces mots
extraordinaires : « Je suis sourde et muette et je n’ai rien à dire. »
12. Les différences de peine s’expliquent par les différences de poursuites exercées contre
Christine et contre Léa Papin. La première est poursuivie pour le double meurtre de Mme
et de Mlle Lancelin ; dans ces conditions, la peine est la même que celle qui sanctionne
l’assassinat, c’est la mort. La seconde est poursuivie comme co-auteur du meurtre de
Mme Lancelin, c’est la raison pour laquelle la peine requise pour elle est moins lourde.
13. Ces propos sont rapportés par Gérard Gourmel, L’Ombre double, op. cit., p. 164-165.
e
14. M Chautemps sollicitait lui aussi une contre-expertise, en ces termes : « Il nous paraît
que le rapport médical qui a été rédigé au cours de l’information ne répond pas dans ses
conclusions à la réalité des faits et la défense voudrait une garantie supplémentaire. »
15. L’arrêt fera l’objet d’un pourvoi en cassation qui sera rejeté, le 29 novembre, par la
chambre criminelle de la cour de cassation.
16. Jean-Paul Sartre, Érostrate, in Le Mur, Gallimard, 1958, p. 97 ; Simone de Beauvoir,
La Force de l’âge, Gallimard, 1960, p. 135.
17. Jean Genet, Les Bonnes, précédé de Comment jouer les Bonnes, Décines, Marc
Barbezat, L’Arbalète, 1947 p. 43.
COUR D’ASSISES
DE LA SARTHE

(29 septembre-30 septembre 1933)

[À défaut des dépositions des sœurs Papin à leur procès, outre le


réquisitoire du procureur de la République Riegert, je propose les plaidoiries
de l’avocat de la partie civile le bâtonnier Moulière, d’une part, et de
e
l’avocate de Christine Papin, M Germaine Brière, de l’autre.]

PLAIDOIRIE DU BÂTONNIER MOULIÈRE

Messieurs,

Le 3 février au matin, notre ville se réveillait en proie à l’émotion la plus


vive, à la plus légitime des indignations. Elle venait d’apprendre par la presse
locale, qu’un double crime, abominable (abominable surtout en raison des
conditions dans lesquelles il avait été perpétré), avait été commis la veille au
soir, en plein centre de la cité, rue Bruyère, sur deux femmes fort
honorablement connues, fort estimées, appartenant à la meilleure société
bourgeoise : Mme et Mlle Lancelin.
Femme et fille d’un avoué honoraire, qui pendant de longues années,
avait exercé au Mans sa profession, place de la Préfecture, et qui avait laissé
au palais les meilleurs et les plus sympathiques souvenirs, Mme et
Mlle Lancelin avaient été tuées avec une telle sauvagerie, avec un tel
raffinement de cruauté, que la raison se refusait au premier abord à admettre
la réalité des faits, et que le médecin légiste, commis pour examiner les corps
des victimes, allait pouvoir écrire dans son rapport, sans aucune exagération,
qu’on se trouvait en présence d’un crime sans exemple dans les annales
médico-légales, et un crime commis avec un raffinement de torture qu’on ne
rencontre que chez les peuples non civilisés.
Et ce crime abominable, ce forfait monstrueux, avait été commis par qui ?
Par les deux servantes de la maison, les sœurs Papin, toutes deux au service
de maîtres auxquels elles n’avaient eu aucun reproche à faire au cours des
sept années qu’elles étaient restées à leur service.
Étant donné ces circonstances, l’affaire était de celles qui devaient
passionner l’opinion publique et occuper la presse. Les représentants de celle-
ci ne devaient pas faillir à leurs obligations ; mais si tous, ou presque tous,
pour parler plus exactement, allaient apprécier et stigmatiser comme il
convenait, l’acte des sœurs Papin, M. Lancelin et les membres de sa famille,
allaient avoir la douloureuse stupéfaction de rencontrer dans certains
quotidiens, tel que L’Humanité ; dans certains hebdomadaires illustrés, tel
que Détective, des articles qui, sans aller jusqu’à l’apologie du crime, le
présentaient cependant sous un tel jour, que le lecteur mal averti, était en
droit de se demander si les véritables victimes de cette horrible tragédie
n’étaient pas les filles Papin elles-mêmes, tellement leur existence, d’après
ces journalistes, avait été difficile et misérable, tellement durs et pénibles
avaient été les services qui leur avaient été demandés dans les différentes
places où elles étaient passées, et notamment dans la maison Lancelin. Ce fut
une des premières raisons qui incita M. Lancelin et les membres de sa famille
à se porter partie civile.
L’opinion publique, d’autre part, cherchait un mobile, une raison à l’acte
des filles Papin, et comme elle n’en trouvait pas de nature à la satisfaire,
l’imagination l’emporta sur la raison, et l’imagination s’égara.
Les bruits les plus invraisemblables, les plus extraordinaires et les plus
faux furent mis en circulation. On accola au nom des filles Papin, les noms de
tiers, dont l’honorabilité et la moralité auraient dû les mettre à l’abri, non
seulement de toute accusation, mais même de toute insinuation malveillante.
On alla jusqu’à prêter à ces filles des amants, choisis parmi les membres de la
famille de leurs victimes, alors qu’il résulte de toutes les pièces du dossier
qu’elles ont toujours eu l’homme en horreur, et qu’à ce point de vue, tout au
moins, leur conduite fut toujours irréprochable. On fit des filles Papin des
victimes du spiritisme, alors qu’elles ne le pratiquèrent jamais, et que, si à
l’heure actuelle nous leur demandions ce que c’est, elles seraient fort
embarrassées pour nous répondre. Dans certains milieux enfin, et sous les
formes les plus diverses, la thèse de L’Humanité, la thèse de Détective, à
laquelle je faisais allusion il n’y a qu’un instant, faisait des adeptes ; et on
entendait des réflexions semblables à celle-ci : évidemment les filles Papin
ont commis un horrible crime, mais n’y ont-elles pas été poussées par les
maîtres qu’elles servaient ? Leur sévérité, leurs exigences, leurs attitudes les
ont exaspérées.
Vous comprenez, Messieurs, qu’il était indispensable de couper les ailes
à tous ces canards, de mettre une fin à tous ces potins qui n’ont jamais reposé
sur aucune base sérieuse, et si je suis ici, au nom de la famille Lancelin, pour
prononcer contre les sœurs Papin les paroles sévères qu’elle a le droit de faire
prononcer contre elles, j’y suis aussi pour vous démontrer que rien dans cette
lamentable affaire, ne saurait ternir la mémoire de Mme ou de Mlle Lancelin,
et qu’aucun dessous, susceptible de porter une atteinte quelconque à
l’honorabilité d’un des membres de la famille, n’a jamais existé.
Le crime est horrible ; il est abominable, horrifiant ; il déroute au premier
abord la raison, c’est possible : mais la responsabilité pleine et entière en
incombe aux filles Papin, sans qu’il leur soit possible de trouver une excuse,
ou une atténuation si légère soit-elle, dans les faits, dans les gestes, dans les
attitudes de leurs patrons à leur égard.

Que sont donc les sœurs Papin ? Dans quelles circonstances sont-elles
entrées au service des époux Lancelin en 1926, et quelle fut leur vie, quel fut
leur genre d’existence pendant les sept années qu’elles restèrent à leur
service ? Ce sera le premier point que j’examinerai. Nous nous occuperons
ensuite du crime et de ses mobiles ; et puisque du côté de la défense, malgré
l’avis des médecins aliénistes commis par M. le juge d’instruction, on entend
encore discuter la responsabilité des accusées, je répondrai d’avance aux
objections susceptibles de vous être présentées.
Christine Papin, comme vous le savez, fut élevée jusqu’à l’âge de treize
ans, au couvent du Bon-Pasteur, situé quai Louis-Blanc, où sa sœur y était
religieuse. Le souvenir qu’on conserva d’elle dans cet établissement fut celui
d’une petite fille travailleuse, soucieuse de bien faire, et ne présentant aucune
tare, ni au point de vue physique ni au point de vue psychique ou intellectuel.
À treize ans, sa mère, une femme Derré, divorcée d’un sieur Papin,
cultivateur à Marigné, la faisait sortir du couvent pour la placer comme
domestique ; et de treize à vingt et un ans, Christine Papin allait faire un
certain nombre de places ; ne restant jamais bien longtemps dans chacune,
soit qu’elle ne s’y plut pas en raison du genre de travail qui lui était
commandé, soit en raison de son caractère qui ne s’alliait pas toujours avec
celui de ses patrons, soit aussi le plus souvent, parce que sa mère venait la
retirer, ne trouvant jamais qu’elle gagnait assez. La mère y avait d’autant plus
d’intérêt qu’elle s’emparait régulièrement des gages de sa fille, et en disposait
à sa guise.
Dans ces différentes places, Christine allait satisfaire ses maîtres au point
de vue service ; mais dans certaines, son caractère coléreux allait lui être
reproché. […]
En ce qui concerne Léa, Léa allait être élevée jusqu’à l’âge de treize ans,
comme sa sœur, au couvent des Marianites. À treize ans, sa mère la retirait du
couvent pour la gager comme domestique, et après avoir fait quelques places
avec sa sœur, elle allait rejoindre Christine chez Mme Lancelin dans le
courant de l’année 1926.
Chez les époux Lancelin, Christine y était gagée comme cuisinière, Léa
comme femme de chambre. La première connaissait le service et était apte à
faire une excellente domestique ; la seconde, encore enfant, ne sachant
presque rien faire, était à former comme femme de chambre. Mme Lancelin
qui était une excellente maîtresse de maison, avait pris des renseignements
sur l’une et sur l’autre, et vous ne vous étonnerez pas, après ce que je viens
de vous dire, si j’ajoute que les renseignements fournis n’avaient pas été
défavorables. Ce n’était pas d’autre part les quelques incidents, auxquels
avait donné lieu le caractère de Christine, qui pouvaient être de nature à faire
changer la détermination de Mme Lancelin.
Je ne sais pas si, du côté Papin, Mme Derré ou les principales intéressées
avaient pris des renseignements sur la maison dans laquelle elles allaient
entrer, et sur les maîtres qu’elles allaient servir ; en tout cas, ces
renseignements ne pouvaient être qu’excellents et la place n’apparaîtra que
comme fort avantageuse. M. le juge d’instruction n’a rien voulu laisser dans
l’ombre, il a fait interroger les quelques domestiques qui avaient servi M. et
Mme Lancelin antérieurement à l’entrée chez eux des filles Papin. Oh ! elles
furent peu nombreuses, pour l’excellente raison que la place était bonne ; et
que lorsqu’elles y étaient, elles y restaient le plus longtemps possible.
[Suivent plusieurs témoignages d’anciennes domestiques de la famille
Lancelin.]
Il n’y avait aucune raison pour que Mme Lancelin agisse vis-à-vis des
sœurs Papin de façon différente de celle qu’elle avait toujours agi avec ses
domestiques antérieures ; et au surplus, là encore, il résulte, tant des
renseignements fournis à l’instruction par M. Lancelin lui-même et par les
sœurs Papin, que de ceux fournis par les personnes approchant la maison, que
les sœurs Papin ne pouvaient pas trouver une place plus agréable et plus
avantageuse. Jugez-en plutôt.
Au point de vue matériel d’abord, elles étaient nourries comme les
maîtres, non seulement au point de vue nécessaire, mais au point de vue du
superflu ; pas un dessert ou entremets n’était servi sur la table des maîtres
sans qu’il ne soit servi en même temps à la table des domestiques.
Leurs gages, après avoir été au début de 200 francs et 100 francs par
mois, avaient progressivement monté à 300 et 200 francs ; aux étrennes, les
maîtres y ajoutaient un demi-mois ; et quant aux pourboires et sou du franc
des fournisseurs, les servantes se faisaient plus de 150 francs par mois. […]
Si vous ajoutez à cela que les deux sœurs Papin étaient logées, blanchies,
entretenues aux frais des maîtres, vous comprendrez qu’elles aient pu
facilement, en l’espace de sept années, faire les économies qu’elles ont faites
et qui se montaient au moment de leur arrestation à près de 25 000 francs.
Au point de vue travail, Mme Lancelin exigeait du service. Elle entendait
que ses domestiques soient soigneuses. C’est possible, mais n’était-ce pas le
fait d’une bonne maîtresse de maison ? et au surplus ses exigences n’étaient
pas faites pour effrayer les sœurs Papin qui étaient des travailleuses. Il ne
faudrait pas cependant exagérer les heures de travail réclamées aux deux
domestiques. Levées à sept heures, elles étaient libres de monter dans leur
chambre le soir, immédiatement après dîner, soit sur les neuf heures. Entre-
temps, elles avaient toute liberté aux heures des repas, et n’en abusaient pas ;
et l’après-midi, lorsque le service le permettait, Mme Lancelin mettait deux
heures à leur disposition pour travailler pour elles ! Vous avez peu de
maisons bourgeoises à présenter de semblables avantages. Aussi, lorsqu’on a
interrogé Christine et Léa Papin sur leur façon de vivre chez les époux
Lancelin ; lorsqu’on leur a demandé si elles avaient des reproches à faire à
leurs maîtres, elles répondirent toujours qu’elles avaient trouvé la place
bonne et que, si elles ne l’avaient pas trouvé bonne, elles n’y seraient pas
restées aussi longtemps. J’ajoute que si Christine Papin n’avait pas la
première trouvé la place désirable, elle n’y eut pas fait venir sa sœur ; car il
ne faut pas oublier que c’est sur la demande de Christine que Léa entra chez
les époux Lancelin ; et que si enfin toutes deux ne s’y étaient pas plu, elles
n’auraient pas résisté au désir de leur mère, lorsque celle-ci voulut en 1930
ou 1931 leur faire quitter la maison parce que Mme Lancelin s’était permis de
faire remarquer à Mme Derré qu’elle avait tort de toujours vouloir s’emparer
des gages de ses filles…
J’entends bien que les filles Papin ont ajouté que M. et Mme Lancelin,
pas plus que mademoiselle n’avaient jamais eu avec elles aucune familiarité ;
que ni monsieur ni mademoiselle ne leur parlait et que madame ne leur
adressait la parole que pour donner ses ordres ou pour faire des observations
plus ou moins méritées. J’entends bien également que Léa a prétendu que,
dans les premiers mois qu’elle était au service de Mme Lancelin, celle-ci
ayant vu un papier traîner à terre l’avait contrainte à se mettre à genoux pour
le ramasser…
En ce qui concerne le manque de familiarité, on peut tout d’abord être
excellent maître sans être astreint à se montrer familier vis-à-vis de la
domesticité ; mais en l’espèce, si les époux Lancelin étaient un peu distants, il
y a lieu de se demander si ce n’était pas l’attitude même des filles Papin vis-
à-vis de leurs maîtres qui commandait l’attitude de ces derniers. Les
médecins aliénistes, dans leur rapport, ont fait l’étude du caractère de ces
deux accusées ; et ils ont déclaré que Christine et Léa étaient deux femmes
qui n’avaient jamais aimé personne, même pas leur mère ; qui n’avaient
jamais été susceptibles d’avoir le moindre attachement, le moindre
dévouement pour autrui. Une seule affection les guidait dans la vie, c’est
celle qu’elles avaient réciproquement l’une pour l’autre ; mais, en dehors de
cette affection, et en dehors d’un amour immodéré pour l’argent, il n’y avait
jamais rien eu dans le cœur de ces femmes ; et c’est ce qui peut expliquer
bien des choses. Elles faisaient leur service parce qu’elles étaient payées pour
le faire ; c’était tout ; mais comme en dehors de cette affection singulière et
spéciale qu’elles ressentaient l’une pour l’autre, il était manifeste qu’aucune
autre personne ne comptait pour elle, leur caractère ne pouvait pas les rendre
bien sympathiques et c’est ce qui explique pourquoi en dehors du service,
M. et Mme Lancelin se gardaient vis-à-vis d’elles d’une familiarité, qui
n’aurait été ni comprise ni appréciée de celles qui en faisaient l’objet.
[…]
De toutes ces observations, il résulte d’une façon manifeste que jamais
M. ou Mme Lancelin n’ont eu le moindre reproche à se faire, en ce qui
concernait leur attitude vis-à-vis des domestiques ; qu’ils se sont toujours
montrés aussi bons, aussi bienveillants vis-à-vis d’eux qu’ils pouvaient l’être,
et c’est pourquoi le crime que les filles Papin ont commis sur la personne de
leurs maîtres n’en est que plus monstrueux et plus abominable !
Comment ce crime a-t-il été commis ? Dans quelles conditions a-t-il été
perpétré ?
Pour que vous vous rendiez compte, Messieurs, de ce qui s’est passé, il
est indispensable que je vous fasse tout d’abord une description de la maison.
o
Le n 6 de la rue Bruyère a pour entrée un portail dans lequel est encastrée la
porte d’entrée de l’immeuble. Derrière le portail, un porche ouvert donnant
accès à la cour et au jardin. Sous le porche à droite, la porte d’entrée, à
proprement parler, de la maison ; au rez-de-chaussée un vestibule sur lequel
donnent deux portes, celle de droite ouvrant sur le salon qui donne sur la rue,
celle de gauche donnant sur la salle à manger, au milieu un escalier qui
conduit au palier du premier étage, endroit du crime. Sur ce palier du premier
étage, trois portes ; deux ouvrant sur deux chambres situées au-dessus du
salon et du porche et donnant par conséquent sur la rue, une autre ouvrant sur
une chambre donnant sur le jardin ; c’était celle de M. et Mme Lancelin.
Enfin, un deuxième escalier, continuation du premier, conduisant au
deuxième étage. Au moment du crime, sur ce palier existait un bahut, sur
lequel un pot d’étain pesant plus d’un kilo avait été déposé.
Au deuxième étage, deux chambres et un grenier, la chambre des
domestiques, dans laquelle se trouvaient deux lits, et une lingerie, dans
laquelle les sœurs Papin avaient l’habitude de travailler et de repasser, le tout
éclairé à l’électricité.
Ce soir-là, 2 février, M., Mme et Mlle Lancelin étaient sortis sur les seize
heures ; monsieur, pour se rendre au cercle, comme il en avait chaque jour
l’habitude, madame et mademoiselle pour se rendre en ville, faire quelques
courses et aller notamment à une vente de charité faire quelques emplettes.
Les différents membres de la famille devaient se retrouver à six heures et
demie, sept heures moins le quart, rue Bruyère, pour aller ensemble dîner
chez M. Rinjard, frère de Mme Lancelin, un de nos confrères les plus
distingués du barreau manceau. Pendant ce temps, les sœurs Papin devaient
employer leur temps à un repassage du linge de la maison, repassage qu’elles
avaient été obligées d’interrompre la veille, en raison d’une réparation à
exécuter à un fer électrique.
Les événements allaient commencer à se dérouler comme il avait été
prévu ; et rien, tout au moins dans l’esprit des membres de la famille
Lancelin, ne pouvait faire supposer le drame qui devait se dérouler deux
heures plus tard.
Les sœurs Papin, de leur côté s’étaient mises à repasser, tout au moins
d’après leurs dires, et jusqu’à six heures aucun incident ne devait venir les
troubler. Sur les six heures, une panne d’électricité se produisait,
immobilisant le fer électrique. Christine descendait alors à la cuisine chercher
une bougie pour éclairer la chambre et elle était remontée dans cette chambre
depuis quelques minutes, a-t-elle déclaré, lorsque elle entendait Mme et
Mlle Lancelin qui rentraient de la vente de charité, les mains chargées
d’objets qu’elles avaient achetés à la vente et rapportaient. Mme Lancelin
montait au premier étage, très vraisemblablement pour aller déposer ces
objets dans sa chambre, et Mlle Lancelin restait sur le palier du rez-de-
chaussée. Pendant ce temps, Christine descendait du second au premier étage
et se trouvait sur le palier du premier étage en même temps que sa patronne.
Elle expliquait alors à Mme Lancelin l’incident qui s’était produit, et lui
faisait savoir, qu’en raison de cet incident, le repassage n’avait pu être
terminé. Que Mme Lancelin ait fait à ce moment une réflexion dans laquelle
se révélait la contrariété qu’elle éprouvait, c’est possible ; et c’était même
assez naturel. En tout cas, ce qu’il y a de certain, c’est qu’avant qu’elle ait eu
le temps de faire un geste, d’un mouvement, Christine Papin s’emparait du
pot d’étain qui se trouvait sur le bahut et en assénait un coup tellement
violent sur la tête de sa maîtresse que celle-ci s’écroulait à moitié assommée,
en poussant un cri de douleur et de détresse. Au bruit de la chute du corps et
du cri poussé par sa mère, Geneviève Lancelin en deux bonds gravissait
l’escalier conduisant au palier du premier étage, pour venir porter secours à
sa mère ; mais avant qu’elle ait eu le temps d’intervenir, Christine, toujours
en possession de son pot d’étain, lui en assénait un coup sur la tête qui
l’étourdissait à son tour ; et Geneviève Lancelin, comme sa mère, tombait
défaillante ; non sans cependant avoir eu le temps de s’agripper dans un geste
de défense à la chevelure de Christine, et de lui arracher, en tombant, une
poignée de cheveux qu’elle tenait dans sa main crispée.
Léa, en entendant tout ce bruit, arrivait à son tour ; et elle arrivait au
moment même où les deux pauvres victimes, terrassées, effondrées,
essayaient dans un suprême effort de se relever pour faire face à leurs
agresseurs. Hélas ! une rage folle s’emparait de Christine ; et elle allait
immédiatement la communiquer à sa sœur Léa ! En voyant Mme Lancelin se
redresser sur les genoux, elle crie à sa sœur : « Achève-la. Arrache-lui les
yeux ! », et Léa se précipite sur Mme Lancelin qui n’a plus la force d’opposer
la moindre résistance ! D’un geste de tortionnaire expérimenté, avec une
sûreté de main véritablement effarante, elle introduit ses doigts crochus dans
les cavités orbitaires de Mme Lancelin et lui arrachant les deux yeux, elle les
jette dans l’escalier ; pendant que sa sœur Christine du même geste, arrache
l’œil gauche de Mlle Lancelin ; les deux malheureuses hurlent de douleur ; et
comme les filles Papin redoutent que les cris de leurs victimes ne soient
entendus du dehors, elles leur frappent sans cesse la tête sur le parquet ; ne
s’arrêtant que pour se passer le pot d’étain, avec lequel elles continuent leur
œuvre de mort. Peu à peu les plaintes des victimes se font plus faibles, les
râles de la mort commencent à se faire entendre et leurs corps sont secoués
par les soubresauts de l’agonie. Christine est ivre du sang de ses maîtresses ;
et la seule phrase qu’elle trouve à prononcer devant ce hideux spectacle est la
suivante : « Je veux les massacrer ! Je veux les exterminer ! » Toutes deux
descendent à la cuisine ; l’une s’empare d’un marteau, l’autre d’un couteau ;
et comme elles s’aperçoivent que, dans leur précipitation, elles se sont
emparées d’un couteau qui ne coupe pas, Léa revient sur ses pas pour prendre
le grand couteau à découper bien effilé. Munies de ces nouvelles armes, elles
s’acharnent sur les corps de leurs victimes ; elles réduisent la tête de
Mme Lancelin en bouillie ; le sang, la cervelle jaillissent de tous côtés ; les
murs, les portes des chambres en sont couverts jusqu’à deux mètres cinquante
de hauteur. Elles mettent à nu une partie du corps de Mlle Lancelin et lui font
des entailles profondes. Elles ne cessent enfin de frapper, de couper, de
taillader que lorsque, épuisées et couvertes de sang, elles sont à bout de force
et dans l’impossibilité de continuer !
Voilà l’horrible carnage accompli par ces femmes ! et dont les moindres
détails nous ont été révélés par elles-mêmes, puisque aucune autre qu’elles ne
pouvait nous les donner…
Et après qu’ont-elles fait ? Ce sont encore elles qui vont nous le dire.
Elles savent que M. Lancelin va rentrer d’un moment à l’autre, et elles ne
voulaient pas, ont-elles déclaré, avoir d’explications avec lui, car leurs
explications n’étaient pas prêtes… Et elles prennent le soin d’aller verrouiller
la porte d’entrée pour lui interdire l’accès de la maison ! Cette précaution
prise, elles vont se laver les mains toutes souillées de sang et se débarrasser
de leurs vêtements qui en sont couverts. Une heure et demie plus tard, la
police les trouvait dans leur chambre, toutes deux couchées dans le même lit,
vêtues d’un peignoir, blotties l’une contre l’autre, en train de discuter leurs
moyens de défense !…
Je dis bien : en train de discuter leurs moyens de défense ! Ce sont elles-
mêmes qui ont dit dans leur interrogatoire, qu’une fois remontées dans leur
chambre, en présence du joli coup qu’elles avaient fait, elles s’étaient
ensemble concertées pour voir ce qu’elles allaient déclarer à la police, et
surtout déclarer la même chose !…
Or, qu’ont-elles toutes deux déclaré ? quel a été à elles deux leur premier
moyen de défense ? Oh ! il a été bien simple. Elles ont prétendu qu’elles
avaient été attaquées par Mme Lancelin d’abord, par Mlle Lancelin ensuite,
et qu’elles n’avaient fait que se défendre. « Arrivée sur le palier, a dit
Christine, j’ai informé Mme Lancelin de l’incident du fer à repasser et alors
Mme Lancelin furieuse de l’incident m’a prise par le bras en le secouant, en
me menaçant avec son autre bras. Je lui ai dit : “Mais Madame que faites
vous ?” Et je me suis défendue en boxant avec elle ! Mlle Lancelin est alors
intervenue, Léa également, et la bataille n’a pas tardé à devenir générale. De
cette bataille nous sommes sorties victorieuses et nous ne regrettons rien ; car
du moment que les unes devaient avoir la peau des autres, mieux valait que
ce soient les domestiques qui aient la peau des patronnes, plutôt que les
patronnes la peau des domestiques ! »… Singulière mentalité, et qui, en tout
cas, fait apparaître ces filles sous leur véritable jour.
Un semblable système de défense était vraiment puéril ; non seulement
parce qu’il était en contradiction absolue avec le passé, le caractère, les
habitudes, l’éducation de Mme Lancelin, sa façon d’être vis-à-vis des
domestiques ; mais parce qu’il était encore en contradiction absolue avec les
constatations médicales qui allaient être faites sur les accusées et toutes les
circonstances de la cause.
S’il y avait eu lutte et bataille générale, Mme Lancelin et Mlle Lancelin
qui étaient dans la force de l’âge, auraient porté des coups en réponse à ceux
qui leur étaient donnés. Or, sur le corps des filles Papin, on ne relevait pas
une égratignure, pas une trace de coup ; et à part la poignée de cheveux
arrachée à Christine par Mlle Lancelin lorsqu’elle était tombée, aucune
ecchymose n’établissait la lutte. Donc, de lutte il n’y en avait pas eue ; et les
deux femmes avaient été surprises avant qu’elles n’aient eu le temps
d’esquisser un geste quelconque, soit de défense, soit même de provocation.
De plus, Mme Lancelin se rendait dans sa chambre les mains chargées
d’objets qui ont été retrouvés sur le palier. Comment, ayant les mains
indisponibles, aurait-elle pu faire le geste invoqué tout d’abord par
Christine ? Cela lui eut été impossible.
Et les filles Papin allaient si bien comprendre par la suite que le système
de défense qu’elles avaient ensemble élaboré immédiatement après le crime
était insoutenable, qu’elles allaient en chercher un autre ; et c’est à ce
deuxième système qu’elles allaient finir par se rallier à la date du 12 juillet
dernier, après le dépôt du rapport des médecins aliénistes concluant à leur
entière responsabilité, après les dépositions des anciennes domestiques des
époux Lancelin ; et après que Christine eût fait au préalable à la prison, dans
la nuit du 11 au 12 juillet, une scène que l’honorable docteur Schützenberger,
médecin de l’asile des aliénés de la Sarthe et expert commis, a déclaré avoir
été une scène simulée.
Le 12 juillet au matin, après la scène, Christine Papin faisait appeler le
juge d’instruction et lui faisait la déclaration suivante. Je lis textuellement
cette pièce, elle est importante aux débats.

Papin (Christine-Germaine-Clémence), vingt-six ans, domestique


o
chez les époux Lancelin au Mans, rue Bruyère, n 6 ; détenue à la
maison d’arrêt du Mans.
J’ai demandé à vous voir pour rectifier mes explications. Je ne
vous avais pas dit toute la vérité. Quand j’ai attaqué
Mme Lancelin, celle-ci ne m’avait pas provoquée. – Je lui ai
demandé quand je l’ai trouvée sur le palier si elle voulait réparer
mon fer électrique. Je ne sais pas ce qu’elle m’a répondu ; mais
j’ai été prise d’une crise nerveuse et je me suis précipitée sur elle
sans qu’elle s’y attende. Il est possible que j’ai pris le pichet et l’ai
abattu sur la tête de Mme Lancelin qui me faisait face et celle-ci
est tombée à genoux. C’est alors que Mlle Lancelin est survenue,
s’est dressée devant moi et que j’ai lutté avec elle ; elle m’a
arraché une poignée de cheveux et je l’ai frappée également avec
le pichet ce qui l’a fait tomber, et quand elle a été tombée, je lui ai
arraché les yeux. Ma sœur est arrivée quand je luttais avec
Mlle Lancelin, mais je ne crois pas qu’elle ait fait quelque chose,
sauf de faire des découpures aux jambes de Mlle Lancelin qui, à
ce moment-là, ne remuait plus. Je ne me rappelle pas bien
d’ailleurs comment tout s’est passé. Après le crime, je n’ai pas
voulu dire exactement ce qui s’était passé parce que nous avions
convenu ma sœur et moi de partager également les
responsabilités. Mais je viens d’avoir une crise pareille à celle que
j’ai eue quand j’ai frappé Mme Lancelin et j’ai eu une sorte de
rappel de mémoire où des détails me sont revenus. – J’ai tenu à
vous en faire part de suite.

Or, chose curieuse, Léa était isolée de sa sœur. Elle ne pouvait en


principe correspondre avec elle ! Elle devait par conséquent ignorer les
changements que sa sœur apportait à leur premier système de défense ; et
cependant, le même jour, elle aussi, allait faire appeler le juge d’instruction ;
elle aussi allait revenir sur ses premières déclarations et reconnaître avec sa
sœur que ce n’était pas un geste provocateur de Mme Lancelin qui avait
déclenché la scène du 2 février. « Christine, allait-elle dire, a obéi à la colère,
et moi-même je me suis mise en colère, parce que j’ai cru que Mme Lancelin
avait frappé ma sœur ! »
Papin (Léa-Isabelle), vingt et un ans, domestique chez les époux
Lancelin, rue Bruyère, 6, au Mans, déjà interrogée.
Je ne vous ai pas dit toute la vérité lorsque vous m’avez
entendue la dernière fois. Quand nos patronnes sont rentrées, ma
sœur est descendue la première comme je vous l’ai dit et je ne suis
descendue qu’après elle lorsque j’ai entendu un cri. Mme Lancelin
était déjà tombée sur le palier du premier étage et ma sœur était
aux prises avec Mlle Lancelin, au débouché même de l’escalier
qui conduit au rez-de-chaussée. Mlle Lancelin m’a semblé sur le
point de tomber et, ayant vu Mme Lancelin qui s’efforçait de se
relever, je me suis précipitée sur elle et je lui ai cogné la tête sur le
parquet pour l’étourdir. Elle ne m’a presque pas résisté. Puis ma
sœur m’a crié d’arracher les yeux de Mme Lancelin et je l’ai vue
en train de les arracher elle-même à Mlle Lancelin. J’ai suivi
l’exemple de ma sœur qui paraissait furieuse et qui poussait des
cris, et respirait bruyamment ; je l’ai vu taper ensuite sur la tête de
Mlle Lancelin avec le pichet et, quand elle l’a laissé tomber, je l’ai
pris moi-même et j’en ai frappé Mme Lancelin elle-même jusqu’à
ce qu’elle ne bouge plus du tout. Ma sœur m’a dit : « Je vais les
massacrer. Je vais chercher un couteau et un marteau. » Je suis
descendue derrière elle et, comme elle remontait, elle m’a dit que
le couteau qu’elle avait ne coupait pas. C’est alors que j’ai été en
prendre un dans le tiroir de la salle à manger. Ma sœur s’est mise
aussitôt à enlever le pantalon de Mlle Lancelin et elle a essayé
avec son couteau de découper les fesses et moi j’ai découpé pour
l’imiter les jambes plus bas, avec le couteau que j’avais pris.
Mlle Lancelin devait être morte car elle ne remuait plus. Je ne sais
pas ce que ma sœur a pu faire avec le marteau mais moi je ne
m’en suis pas servi. Je n’ai rien à modifier à mes autres
explications.
Après le crime, quand nous sommes remontées dans notre
chambre, nous avons convenu ma sœur et moi que nous dirions en
avoir fait autant l’une que l’autre pour avoir la même
responsabilité et subir la même peine et qu’il fallait dire aussi que
c’étaient nos patronnes qui nous avaient attaquées, que nous
avions fait que nous défendre alors que ce n’était pas vrai. Ma
sœur était énervée par le détraquement de son fer, et c’est ainsi
qu’elle est entrée en fureur. Je ne l’avais jamais vue dans cet état-
là et j’ai cru tout d’abord qu’elle avait été attaquée. Elle ne m’a
expliqué qu’ensuite que c’était parce qu’elle était en colère,
qu’elle s’était jetée sur Mme Lancelin.
Signature : Léa PAPIN.

C’est la version qui a été retenue par l’accusation, version de la crise de


colère, puisque Christine et Léa Papin ne sont poursuivies devant vous que
pour le crime de meurtre et non celui d’assassinat. Or, la différence entre le
meurtre et l’assassinat est la suivante : dans le premier cas, on admet que
l’accusé a tué sans avoir prémédité son crime, tandis que dans le second on
admet que l’accusé a tué avec préméditation. Du moment que, dans le cas qui
nous occupe, l’accusation admet la version des accusées, qu’elles ont tué
l’une et l’autre au cours d’une crise de colère, elle exclut donc la
préméditation et je vous indiquerai dans un instant les conséquences de cette
différence au point de vue de la peine.
J’ai pour habitude, Messieurs, de m’incliner respectueusement devant les
décisions de justice, et en particulier devant les arrêts de la cour d’Angers ; et,
puisque la chambre des mises en accusation n’a pas cru devoir retenir dans
son arrêt de renvoi la préméditation contre les deux accusées, il ne
m’appartient pas, à moi représentant des intérêts de la partie civile, d’aller à
l’encontre de cette décision, et de tenir un langage qui serait contraire à l’acte
d’accusation, base de ce débat.
Mais ce qu’il m’est bien permis de vous dire, par exemple, c’est
l’étonnement que j’ai éprouvé à voir la chambre des mises en accusation
accepter la version de la crise de colère avec autant de facilité, et ne pas
paraître avoir voulu s’arrêter un seul instant à la préméditation.
Du moment en effet qu’il était établi que le premier système des accusées
était un système de défense qui ne correspondait pas à la réalité des faits, et
qu’elles ne l’avaient mis en avant que pour atténuer la gravité de leur crime ;
du moment, d’autre part, qu’il apparaissait constant que la crise de colère
faite à la prison par Christine Papin, dans la nuit du 11 au 12 juillet, n’avait
été qu’une crise simulée dans le but d’étayer un deuxième système de
défense, aussi invraisemblable que le premier, c’est donc que la réalité des
faits résidait ailleurs, et que les filles Papin persistaient dans leur deuxième
système de défense, comme dans le premier, à vouloir cacher une chose
qu’elles avaient intérêt à cacher et qui aurait encore aggravé leur crime.
Or, que pouvait être cette chose que les filles Papin avaient intérêt à
cacher, si ce n’est la préméditation ? Si ce n’est que toutes deux avaient été
bien résolues, à l’avance, à détruire leurs maîtresses, et qu’en vue de cette
destruction elles s’étaient ce soir-là, 2 février, embusquées sur le palier du
premier étage, épiant le retour de Mme et de Mlle Lancelin, qu’elles savaient
s’effectuer sur les six heures ? Mais, comme avec cette hypothèse, ce n’était
plus le crime commis dans une crise de colère ; comme, avec cette hypothèse,
la question de débilité mentale ne pouvait même plus se discuter, on se
trouvait alors en présence de deux servantes possédant des âmes
d’anarchistes qui avaient été assez habiles pour avoir caché, sous les
apparences d’un service irréprochable, leur révolte intérieure et leur haine de
classe ! Or, il est bien évident que les filles Papin avaient un intérêt majeur à
dissimuler de semblables sentiments et à cacher le véritable mobile de leur
crime…
J’entends bien, qu’au point de vue des faits matériels, la preuve de la
préméditation était difficile à faire ; et notamment l’embuscade sur le palier
du premier étage, puisque ces filles avaient supprimé les seuls témoins qui
auraient pu nous renseigner ; mais il n’empêche que cette hypothèse méritait
d’autant plus d’être envisagée que, même avec la thèse du meurtre, on a la
preuve flagrante des sentiments de haine dont ces filles étaient animées à
l’égard de leurs patronnes.
Il n’y a pas en effet que le meurtre lui-même qu’il fallait considérer dans
cette affaire pour apprécier la gravité des actes reprochés aux sœurs Papin et
juger de leur mentalité ; il y a aussi la scène de carnage qui l’a accompagné et
l’a suivi : Christine et Léa Papin ne sont pas seulement des servantes qui ont
tué leurs patronnes dans un moment de colère et d’emportement, ce sont
également des tortionnaires qui ont fait souffrir ! Ce sont des meurtrières qui
se sont repues du sang de leurs victimes ; qui ont réduit leurs têtes en bouillie
et qui ont tailladé leurs corps pour satisfaire leurs passions et leurs instincts
sauvages ! Par conséquent, même en admettant le système de défense des
sœurs Papin : la crise de colère ; même en admettant la thèse de l’accusation :
le meurtre et l’absence de préméditation ; il y a, en outre, la scène de carnage
qui a accompagné, suivi le meurtre ; et qui est la preuve irréfutable de la
haine dont les filles étaient animées à l’égard de patrons qui n’avaient eu pour
elles que des bontés ; et c’est, j’estime, le côté le plus grave de cette affaire ;
celui pour lequel vous devez vous montrer inflexible vis-à-vis d’elles.

Quoi qu’il en soit, cette scène de carnage est apparue tellement horrible,
le crime reproché aux filles Papin tellement monstrueux aux magistrats
chargés de l’instruction ; il répugnait tellement à leur raison d’honnête
homme de penser qu’un semblable forfait avait pu être accompli par des
personnes raisonnables, que je comprends fort bien les magistrats instructeurs
d’avoir voulu soumettre les filles Papin à un examen mental afin d’apprécier
leur responsabilité pénale [il s’agit des expertises délivrées par les docteurs
Schützenberger, Baruk et Truelle].
[…] Or, vous connaissez leur réponse. Vous avez entendu leurs
dépositions. Il est impossible d’être plus clair, plus précis, et en même temps
de paraître plus sûr de soi-même, que l’ont été ces messieurs. Au point de vue
héréditaire, au point de vue physique, au point de vue pathologique, nous
n’avons trouvé chez ces deux femmes, nous ont-ils dit, aucune tare
susceptible de diminuer dans une proportion quelconque leur responsabilité
pénale. Elles ne sont ni folles, ni hystériques, ni épileptiques, ce sont des
normales, médicalement parlant, et nous les considérons comme pleinement
et entièrement responsables du crime qu’elles ont commis.
Que voulez-vous ? Messieurs, quand des sommités médicales, ayant
l’expérience et l’autorité des trois experts commis, après un examen sérieux
et approfondi des sujets qui leur étaient soumis, viennent formuler, sous la foi
du serment, des conclusions aussi formelles, aussi précises que celle-ci, je me
demande vraiment comment des profanes peuvent encore avoir la prétention
de discuter utilement un rapport comme celui qui est à la base de ces débats
et d’essayer d’en atténuer la portée.
[Le bâtonnier Moulière poursuit sa démonstration en jetant le doute sur
l’opinion exprimée par le docteur Logre, le médecin psychiatre cité par la
défense.]
Aucun doute ne subsiste dans l’esprit de la cour sur la responsabilité
pleine et entière des filles Papin et je suis convaincu qu’il n’en subsistera
aucun dans le vôtre.

Eh bien c’est cependant en s’abritant derrière la déposition du docteur


Logre que la défense […] cherchera encore à plaider, dans un instant,
l’irresponsabilité ou la demi-responsabilité des filles Papin. Et que vous dira-
t-elle ? Que plaidera-t-elle ?
Elle vous dira tout d’abord que la colère qui s’est emparée de ces deux
filles simultanément, le besoin de carnage qui s’est emparé de l’une et de
l’autre n’ont été que la conséquence d’une crise de nature pathologique
relevant davantage de la médecine que de la justice. Et ce sera en s’appuyant
sur l’horreur même du crime commis, sur les raffinements de cruauté
auxquels ces filles se sont livrées, que la défense essaiera de trouver des
arguments en faveur de la thèse de l’irresponsabilité, ce qui reviendra à
soutenir que plus un crime aura été commis d’une façon cruelle et
sanguinaire, plus son auteur devra avoir droit à votre indulgence, en raison de
sa débilité mentale…
On plaidera l’absence de mobile. Comment, vous dira-t-on, voilà des
servantes qui jusqu’alors avaient été au point de vue travail, service,
conduite, des modèles, qui, en admettant qu’elles n’eussent pas pour leurs
maîtres de profonds sentiments d’affection, n’avaient cependant jamais
manifesté des sentiments hostiles à leur égard, et qui, sans motif plausible,
sans raison apparente, commettent un crime aussi abominable que celui
qu’elles ont commis ! Il y a là une anomalie que la raison ne peut pas
comprendre et du moment que la raison ne comprend pas, il y a un inconnu
qui doit vous faire réfléchir. On ne manquera pas non plus de mettre en avant
certaines remarques faites par divers membres de la famille Lancelin sur les
filles Papin au cours des derniers mois qui ont précédé le crime. Est-ce qu’il
n’a pas été dit que leur humeur s’était de plus en plus altérée, que leur
mutisme s’était aggravé, qu’elles ne sortaient plus de leur chambre le
dimanche, que leurs physionomies prenaient parfois des expressions
étranges ; en un mot, on essaiera, en s’appuyant sur ces symptômes, de vous
démontrer que, plusieurs mois avant le crime, elles étaient déjà atteintes d’un
mal qui allait subitement exploser dans la soirée du 2 février, après avoir
depuis longtemps commencé chez elles à faire des ravages.
Et on ne manquera pas, bien entendu, de vous rappeler l’incident de
septembre 1931 dans le cabinet du maire du Mans, où les deux sœurs Papin
avaient donné au commissaire de police ou au secrétaire général l’impression
d’être piquées et persécutées.
On ne manquera pas enfin d’évoquer les scènes que Christine a faites à la
prison et l’impression qu’elle causa à ses codétenues, puisque la défense en a
fait citer deux dans ce seul but ; et opposant ces différents faits aux
conclusions du rapport des experts, les appuyant au contraire sur la
conférence du docteur Logre, on essaiera de jeter le trouble dans vos esprits,
et à la faveur de ce trouble d’obtenir quelque pitié en faveur des accusées.
Je pourrais, si je voulais, répondre d’un mot à cette argumentation, et ce
mot serait le suivant : c’est que les médecins qui ont été commis pour
examiner les sœurs Papin ont eu connaissance par le dossier de tous les faits
que je viens de vous rappeler et sur lesquels la défense va s’appuyer pour
discuter la responsabilité des accusées. Les médecins les ont pesés, examinés,
ils les ont discutés dans leur rapport après en avoir discuté entre eux. Et s’ils
ne leur sont pas apparus, à eux, spécialistes en la matière, comme des
éléments devant être de nature à leur permettre de trouver une atténuation à la
responsabilité des filles Papin, je me demande, Messieurs, comment des
profanes en la matière pourraient en trouver.
Au surplus, laissons les sciences psychiatriques de côté si vous le voulez
bien ; raisonnons avec notre bon sens et vous allez voir que l’attitude de ces
deux filles, pendant et après le crime, ne permet pas d’arriver à d’autres
conclusions que celles auxquelles les médecins sont arrivés dans leur rapport.
J’admets tout d’abord avec l’accusation que le crime a été commis dans
une crise de colère ; j’admets qu’il n’y ait pas eu préméditation. Je ne vois
pas, puisqu’il ressort des explications fournies par les médecins que la crise
n’est pas d’ordre pathologique, où vous pourriez trouver une atténuation dans
une semblable explication. Il y a des quantités de crimes qui sont commis
dans des moments de colère, et je ne sache pas que la colère, comme
l’ivresse, ait jamais été une excuse pouvant être sérieusement proposée par
l’auteur d’un crime. Quand on a la colère ou l’ivresse mauvaise, il est du
devoir de ceux qui ont de semblables passions de trouver en eux l’énergie
suffisante pour ne pas boire ou pour ne pas se mettre en colère. Et il me
semble qu’en l’espèce, il était d’autant plus facile à Christine Papin de ne pas
s’y mettre que rien ne l’y invitait sérieusement et que ce n’était pas une raison
pour Léa Papin, parce qu’elle voyait sa sœur s’y mettre, de s’y mettre
également. Cette colère collective, prenant en même temps les deux sœurs,
m’a toujours laissé, je vous l’avoue, assez sceptique et je dis que si la colère
de Christine l’égarait au point de frapper ses patronnes, sa sœur Léa n’avait
qu’une chose à faire, s’interposer entre sa sœur et ses victimes, et si elle n’en
avait pas la force, rien ne lui était plus facile que d’ouvrir une des portes des
chambres donnant sur la rue et d’appeler au secours ! La colère de Christine,
je vous l’assure bien, se serait immédiatement calmée ! Mais ce n’est pas cela
ce qui s’est passé ! La colère de Christine, me dit-on, a rejailli sur sa sœur, et
comme Léa était entièrement soumise aux ordres de sa sœur, et qu’elle
obéissait aveuglément, elle a fait ce que sa sœur lui disait de faire !… En quoi
un semblable système exclut-il la responsabilité de l’une et de l’autre ?
En tout cas, il y a un fait que je constate, c’est que si la crise de colère
décuplait leur force et leur rage pour frapper leurs maîtresses et les
martyriser, elle ne leur faisait pas perdre la raison, car, au milieu de leur rage,
elles ont parfaitement conservé la notion du temps, la notion de l’état dans
lequel elles se trouvaient, la notion des conséquences que pouvait avoir pour
elles le crime qu’elles venaient de commettre. Voyez-donc : lorsqu’elles
eurent tué leurs maîtresses, lorsqu’elles les eurent exterminées pour parler le
langage de Christine, elles se rendent parfaitement compte que l’heure est
arrivée à laquelle M. Lancelin devait revenir chercher sa femme et sa fille
pour aller dîner chez M. Rinjard et qu’il pouvait rentrer d’un moment à
l’autre et comme elles ne voulaient pas, ont-elles déclaré, avoir d’explications
avec lui, et préféraient donner leurs explications à la police, lorsqu’elles se
seraient mises d’accord sur leur moyen de défense, elles ont la présence
d’esprit d’aller verrouiller la porte d’entrée pour interdire à M. Lancelin
l’entrée de sa maison et ne pas être gênées par lui ! Ce n’est pas le fait de
folles ! ou de personnes qui ne se rendent plus compte de ce qui se passe
autour d’elles.
Elles se rendent compte également du sang qu’elles ont sur les mains ; du
sang qui inonde leurs vêtements, du désordre dans lequel ils se trouvent, et
avec le plus grand calme elles vont se laver les mains à la cuisine et échanger
leurs vêtements pour des peignoirs !…
Enfin il y a mieux ! Elles ont elles-mêmes déclaré dans leurs
interrogatoires du 12 juillet, qu’en attendant la police elles s’étaient ensemble
concertées sur les moyens de défense qu’elles allaient soutenir pour ne pas se
contredire. Et il faut bien reconnaître que si le moyen de défense choisi par
elles primitivement, autrement dit la provocation des patronnes, est apparu
par la suite puéril et insoutenable, il n’empêche que c’était bien à peu près le
seul qui put être trouvé et le seul qui pût dans une certaine mesure justifier ou
tout au moins expliquer leur crime de colère ! En tout cas, pour avoir eu la
présence d’esprit de trouver ce moyen de défense, après avoir commis un
crime aussi abominable que celui que ces deux femmes venaient de
commettre, j’estime que non seulement il ne fallait pas qu’elles fussent folles,
mais je prétends que cette attitude comportait de leur part une certaine dose
de calme et de sang-froid, exclusive de toute aliénation mentale.
Et, par la suite, à la prison, quelle a donc été leur attitude ? Elles ont
soutenu leur premier système de défense tant qu’elles ont pensé qu’il était
soutenable, et qu’il pourrait leur être utile. Que croyaient-elles en effet ? Que
leur avait-on fait espérer ? Que les médecins concluraient pour le moins à
leur responsabilité atténuée, qu’ils les considéreraient comme des
hystériques, des anormales, des névrosées. C’est au surplus ce qui se disait
couramment dans le public, et si les médecins avaient conclu dans ce sens,
leur système de défense pouvait avec assez de raison leur apparaître
soutenable : l’attitude de leur patronne avait déclenché en elle une nervosité
anormale et c’était cette nervosité [qui les avait poussées] à commettre leur
crime. La thèse habilement soutenue pouvait produire son effet !
Oui, mais voilà que tout à coup leurs espoirs s’écroulent ; d’une part les
médecins déposent un rapport concluant à leur entière et totale responsabilité,
elles ne sont ni des névrosées ni des hystériques, ce sont des êtres normaux
ayant agi dans la plénitude de leur raison et de leur volonté, et voilà que
d’autre part tous les témoignages, tous les faits de la cause ont révélé qu’elles
n’avaient pas été attaquées, qu’elles n’avaient pas pu l’être et elles se rendent
compte que leur premier système de défense s’écroule ; qu’il est devenu
insoutenable, qu’il se retournera contre elles si elles entendent y persister ! Il
faut alors en trouver un autre. Mais lequel ? Oh, il n’y en a qu’un qui soit
plausible, c’est d’essayer de démontrer que les psychiatres se sont trompés
sur leur cas, en disant qu’elles n’étaient ni hystériques ni épileptiques, et
qu’elles étaient des êtres normaux. Eh bien ! Christine Papin va se charger de
leur démontrer qu’ils se sont trompés, et alors elle imagine par son attitude à
la prison, par ses actes, par ses paroles de donner un démenti aux conclusions
médicales. Cette femme qui jusque-là, depuis son arrestation, a été calme, n’a
jamais donné le moindre signe de démence, ni même d’agitation, va faire des
scènes terribles. Dans la nuit du 11 au 12 juillet, elle en fait une notamment,
au cours de laquelle elle va prononcer des paroles incohérentes, tenir des
propos obscènes, au cours de laquelle elle voudra se jeter sur ses codétenues,
sur les gardiennes de la prison, au cours de laquelle en un mot elle s’efforcera
de se donner toutes les apparences d’une hystérique, d’une épileptique, d’une
folle, et puis après avoir fait cette crise, après avoir rempli de terreur détenues
et personnel de la prison, elle fera appeler le juge d’instruction et lui dira :
« Eh bien, voilà ! Jusqu’à présent, je vous avais dit que Mme Lancelin s’était
jetée sur moi, ce n’est pas vrai. Mme Lancelin ne m’a pas touchée, elle n’a eu
à mon égard aucun geste de provocation ! Maintenant je me souviens, j’ai eu
un rappel de mémoire ! J’ai eu une crise, comme celle que je viens d’avoir, et
c’est au cours d’une semblable crise que j’ai fait ce que j’ai fait. » C’est
l’interrogatoire que je vous rappelais tout à l’heure, et dont je vous ai donné
lecture.
Voyons, Messieurs, est-ce là l’attitude d’une folle ou d’une simulatrice ?
Je dis que c’est l’attitude d’une personne absolument consciente de
l’énormité de son crime et qui cherche à échapper au châtiment.
Au surplus, Christine Papin, après cette scène a été examinée à nouveau
par le docteur Schützenberger, et il n’était pas besoin d’être grand clerc pour
savoir d’avance ce que seraient ses conclusions. Rappelez-vous sa déposition
qui n’est au surplus que le résumé de son rapport. Non seulement il vous a dit
que cette scène d’après les signes extérieurs qu’elle avait présentés était une
scène simulée, mais il vous a dit encore qu’il avait fait avouer à Christine
qu’elle avait joué la comédie, dans le but, a-t-elle ajouté, de retrouver sa
sœur ! Toutes ces attitudes de Christine Papin démontrent à l’évidence
qu’elle se rend compte, qu’elle raisonne et que, si elle emploie des moyens
puérils dans le but de sa défense, il n’empêche qu’elle poursuit une idée,
qu’elle est logique avec elle-même dans la poursuite de cette idée, et qu’il est
impossible de la considérer comme folle.
[…]
Vous estimerez donc, Messieurs, les deux sœurs Papin pleinement,
entièrement responsables des crimes qu’elles ont commis. Et quelles seront
maintenant les peines que la loi met à votre disposition pour les châtier ?
Il appartiendra tout à l’heure à M. le procureur de la République de
requérir, au nom de la société contre les filles Papin, celles qu’il croira, en
son âme et conscience, qu’elles ont méritées et je serai bien surpris si, pour
l’une comme pour l’autre, en présence des conclusions médicales, il ne
requérait pas contre elles le maximum des peines applicables.
En tout cas, si au nom de la famille des victimes, je n’ai pas à requérir de
peines, j’ai le droit et le devoir de vous demander de rejeter toutes les
circonstances atténuantes qui pourraient être sollicitées en leur faveur. Les
crimes sont trop affreux, trop abominables pour qu’il puisse en être question !
Et où pourriez-vous trouver des circonstances atténuantes ?
Vous n’auriez pu les trouver que dans le rapport médical, que dans une
atténuation de leur responsabilité au point de vue mental. Mais du moment
que les médecins experts excluent toute atténuation de responsabilité, je ne
vois pas, je le répète, sur quels éléments vous pourriez vous appuyer pour en
accorder. Permettez-moi d’ajouter que vous entreriez en lutte ouverte avec
l’opinion publique qui ne comprendrait pas votre verdict.
Et alors, si vous n’accordez aucune circonstance atténuante aux deux
accusées, quelles seront les conséquences de votre décision ? Il y a une
distinction à faire entre Christine et Léa. Du fait en effet que l’une et l’autre
ne sont poursuivies que pour meurtre, qu’on admet à leur égard qu’il n’y a
pas eu préméditation, le crime du meurtre n’entraîne en principe que la peine
des travaux forcés à perpétuité sans circonstances atténuantes et, avec des
circonstances atténuantes, la peine des travaux forcés à temps, de cinq à vingt
ans, ou la peine de la réclusion de cinq à dix ans.
Mais, lorsque le crime de meurtre a suivi, précédé ou accompagné un
autre crime, alors la peine est la même que celle édictée pour l’assassinat,
c’est-à-dire le meurtre avec préméditation, la peine de mort sans
circonstances atténuantes, et avec circonstances atténuantes la peine des
travaux forcés à perpétuité ou celle des travaux forcés à temps de cinq à vingt
ans.
En l’espèce, Christine Papin est poursuivie pour un double crime, celui de
Mme et celui de Mlle Lancelin, l’un ayant suivi l’autre ; il s’ensuit que pour
elle, c’est la peine de mort qui est applicable sans circonstances atténuantes et
avec des circonstances atténuantes la peine des travaux forcés à perpétuité ou
à temps.
Quant à Léa, elle n’est poursuivie que comme co-auteur avec sa sœur
Christine du meurtre de Mme Lancelin ; elle n’encourt donc pas la peine de
mort, mais seulement celle des travaux forcés à temps, selon que vous
accorderez ou n’accorderez pas de circonstances atténuantes.
Je le répète, je n’ai pas qualité, pour requérir ces peines contre les deux
accusées, mais j’ai qualité pour vous demander au nom des différents
membres de la famille, au nom de M. Lancelin, avoué honoraire, auquel les
sœurs Papin ont ravi une épouse et une fille, au nom de M. Rinjard notre
distingué confrère, auquel elles ont ravi une sœur et une nièce ; au nom des
époux Renard, auxquels elles ont ravi une mère et une sœur, j’ai qualité pour
vous demander au nom de tous ceux-là, de vous montrer vis-à-vis des sœurs
Papin absolument inexorables !
De pitié, elles n’en méritent aucune et puisque la haine qu’elles avaient
au cœur de leurs patronnes leur a inspiré dans les crimes qu’elles ont commis
des raffinements de torture et de cruauté qu’on ne rencontre que chez les
peuples sauvages ; puisqu’elles se sont conduites en bêtes fauves, il faut les
traiter en sauvages et en bêtes fauves. Il faut supprimer l’une puisque la loi
vous permet de la supprimer, et il faut mettre l’autre hors d’état de nuire à
tout jamais.

RÉQUISITOIRE DU PROCUREUR
DE LA RÉPUBLIQUE RIEGERT

Le crime que vous avez à juger, Messieurs les Jurés, compte parmi les
plus horribles et les plus monstrueux qu’aient enregistrés les annales
criminelles et la raison reste confondue devant l’atrocité du forfait, devant la
sauvagerie des coups portés, devant la férocité des criminelles.
Au cours d’une carrière déjà longue, il m’a été donné maintes fois de
m’approcher des corps des victimes tombées sous les coups des assassins,
jamais, jamais je n’ai vu cadavres pantelants plus déchiquetés, plus mutilés,
jamais je n’ai vu chair humaine plus déchirée, plus tailladée…
Et il faut, je vous l’affirme, que je fasse effort sur moi-même pour revoir
ce spectacle d’horreur que mes yeux ont vu, le soir du 2 février.
J’étais accouru aussitôt sur les lieux du crime.
Du sang partout, sur le sol, sur la muraille, du sang jusque sur les
tableaux accrochés à hauteur d’homme.
Par terre, deux mares de sang, ou plutôt une seule car le sang des deux
victimes s’était confondu. Et dans cette nappe rouge, deux cadavres de
femme à moitié dévêtus, le torse zébré d’incisions profondes, des lambeaux
de chair détachés au couteau du mollet de l’une d’elles.
Je fis retourner les cadavres et je reculai d’horreur !
Des orbites vidées de l’une d’elles, la mère, deux yeux avaient jailli et
nageaient là tout près dans le sang.
Plus loin sur la première marche du palier, un œil arraché de son alvéole,
l’œil droit de la plus jeune des victimes avait roulé et s’était collé au sol.
Le médecin-légiste vous l’a dit : la littérature médico-légale n’offre point
de qualificatifs suffisants pour décrire les blessures des victimes.
[…]
D’un côté les victimes, deux femmes de haute vertu appartenant à l’élite
de la société mancelle, de l’autre deux jeunes filles d’extraction bien
modeste, mais, elles aussi de conduite irréprochable.
Pendant sept ans ces quatres femmes ont vécu côte à côte d’une vie
monotone et tranquille, faite d’un côté de l’autorité bienveillante de celui qui
paye et a le droit d’être servi, de l’autre de la soumission déférente et
respectueuse qui est la règle chez celui qui loue ses services.
Pendant ces sept longues années, aucun nuage, aucune difficulté. C’est la
bonne harmonie complète et de part et d’autre l’exécution loyale d’un contrat
librement consenti.
Et soudain les deux dernières se dressent contre les premières et leur
donnent la plus atroce des morts.
[…] Nous nous sommes adressés à trois hommes de grande science, à
trois savants choisis parmi les plus savants et nous leur avons dit : « Nous ne
sommes pas des médecins, nous sommes des magistrats : renseignez-nous,
éclairez-nous. »
Et ces trois hommes se sont penchés sur les deux criminelles ;
minutieusement pendant des mois, ils les ont étudiées, scrutées, analysées ;
ils ont vécu leur vie, ils les ont disséquées moralement et leur scalpel est allé
jusque dans le cerveau, cherchant à dépister cette fissure morale par quoi
s’avère l’aliénation mentale. Rien de ce qui touche ces filles ne leur est resté
étranger.
Et tous trois sont venus vous dire, la main droite levée dans le geste du
serment. « En notre âme et conscience, ces filles ne sont point folles, elles
doivent répondre de leurs actes. »
L’affaire est jugée ! Le ministère public est derrière un mur de bronze.
Les filles Papin relèvent de la cour d’assises, elles ne relèvent point du
cabanon. Que si à l’instant les portes de la prison s’ouvraient devant elles,
leur liberté serait complète et sans restriction, leur internement serait
arbitraire, leur séquestration illégale.
Ah je sais bien que dans un instant à ces conclusions formelles, on
opposera des conclusions contraires. La tactique n’est pas nouvelle et pour
ma modeste part voici bientôt trente ans que je la vois pratiquer.
Tant il est vrai que rien n’est absolu et que si Hippocrate dit oui, Gallien
quelquefois dit non.
Or donc la défense a conduit M. le docteur Logre. M. Logre est ce
praticien qui s’est donné la mission singulière de venir en justice apporter la
contradiction. C’est lui qui, dans les prétoires de cour d’assises, se dresse
devant les experts officiels et leur dit : « Vous trois qui êtes là, vous vous
trompez, vous n’y connaissez rien, moi seul suis dans le vrai » ; c’est lui qui,
dans le procès de ce slave venu de ses steppes pour assassiner le chef de
1
l’État français , clamait : « Halte-là ! vous faites erreur, vous prétendez que
cet homme est sain d’esprit, moi je soutiens qu’il est fou et le jury doit
l’acquitter. »
Et le jury de la Seine a condamné Gorgulov, comme dans un instant le
jury de la Sarthe condamnera les filles Papin.
Sans aucun embarras, avec le bon sens de l’homme de la rue, je me
tourne du côté de la défense et je dis : « Mes trois experts à moi, accusation,
hommes de science consommés tout autant que M. le docteur Logre, ont vu
les accusées, ils les ont étudiées, ils ont fouillé tout leur être ! Votre témoin à
vous – dont j’ai bien le droit de constater qu’il vient ici à vos frais – ne les
connaît même pas, il ne les a jamais vues. Il me fait l’effet, votre témoin,
d’accomplir ce tour de force, de résoudre un problème sans en connaître les
données. »
[…]
Ainsi l’homme de bon sens est conduit à s’incliner devant la logique des
conclusions des experts : « Christine et Léa ne sont point des tarées ; elles ne
souffrent d’aucune maladie mentale ; elles ne supportent nullement le poids
d’une hérédité chargée ; elles sont entièrement normales au point de vue
intellectuel, affectif et émotif. »
Elles ne sont point folles et cependant elles ont commis un crime de
folles !
C’est vrai, mais il est telle passion, tel mouvement du cœur qui pour
n’être pas la folie peut entraîner aux mêmes égarements, conduire aux mêmes
débordements.
Les experts vous le disent : « Ici c’est la colère, c’est un crime de colère
qui a été commis. »
Loin de moi la pensée d’instaurer ici sur la colère une dissertation
philosophique tout à fait étrangère à mon sujet.
La colère ne me doit occuper qu’au seul point de vue médical et c’est
dans un ouvrage de deux savants aliénistes Sollier et Carbon que j’en puise la
définition :
« La colère, disent ces auteurs, est un mode de réaction émotive
paroxystique à toute contrariété, qu’elle provienne des gens, des choses ou
des événements. Elle est l’épanouissement d’un fond d’irritabilité et peut
aller jusqu’à la fureur. »
Et avant eux, Horace et Sénèque n’avaient-ils pas dit – et je m’excuse de
ces réminiscences classiques : via brevis est furor, « la colère est une folie
passagère ».
La colère n’est pas la folie ; elle n’a rien de pathologique ; elle relève de
la psychologie ; elle n’est pas l’expression d’une maladie, d’une infirmité,
elle est l’expression d’une tendance spéciale du caractère qui s’appelle
l’irascibilité ; elle est, je viens de vous le dire, elle est l’épanouissement d’un
fonds d’irritabilité.
Un individu d’un tempérament irascible s’emporte au cours d’une
discussion et frappe son adversaire, il n’est pas irresponsable, car il lui
appartient de réfréner son emportement ; et grâce à son énergie, dont il est le
seul maître, il peut se maîtriser. De même les filles Papin ; elles sont
irascibles, elles s’emportent, mais ce n’est pas là une infirmité, une maladie,
une déficience mentale ; elles s’emportent et ne font rien pour réfréner leur
emportement, elles sont volontairement restées sourdes à la voix de leur
conscience ; elles ont volontairement étouffé cette petite lueur qui brille au
fond de tout être humain, qui le guide et éclaire sa marche.
Et quand vous aurez ajouté à cette première cause née de l’irritabilité, une
deuxième cause née de la douleur physique éprouvée par Christine Papin,
dont les cheveux étaient arrachés par poignée, vous aurez la mesure du degré
de colère qui dressait la criminelle contre ses malheureuses victimes.
Sous le coup de la douleur aiguë, la fureur de Christine est arrivée à son
paroxysme : elle a frappé de plus en plus fort, frappant à tort et à travers,
frappant partout.
Et à ce moment s’est produit ce phénomène bien connu de tous les
criminalistes ; la vue du sang les a excitées ; elles ont frappé à tort et à
travers, elles ont frappé sans raison ; elles se sont acharnées sur leurs victimes
impuissantes, leur arrachant les yeux, leur découpant le torse, leur enlevant
des lambeaux de chair.
Tout s’enchaîne : la colère froide du début, celle qui de l’injure s’élève
progressivement jusqu’au coup porté, est devenue une colère rouge, celle à
laquelle il faut du sang ; excitées par le sang, elles ont frappé jusqu’à
épuisement de leurs propres forces.
Dans tout ceci, rien de pathologique ; rien ne relève de la médecine. Tout
est psychologique. Pas de crise de folie, mais une crise de colère laissant ses
auteurs entièrement responsables de leurs actes.
Il y a le chien enragé qui mord et qui déchire parce qu’il est malade,
parce que la maladie l’oblige à mordre et à déchirer.
Il y a le chien hargneux qui mord parce qu’il ne supporte pas qu’on
l’agace, parce qu’il a mauvais caractère.
Le premier mord toujours quoi qu’il arrive, il mord malgré lui sous le
coup de l’impérieuse influence morbide : il est irresponsable.
Le deuxième est capable d’affection ; il lèchera la main de son maître qui
le caresse, mais il la mordra, cette main, si la caresse paraît trop rude.
Les filles Papin ne sont point des malades ; elles ne sont point des chiens
enragés ; elles sont des chiens hargneux !
[…]
Le crime est constant ; et les criminelles sont responsables.
Il ne fait de doute pour personne ici que vous allez répondre oui sur la
culpabilité.
Mais se pose pour vous la question des circonstances atténuantes.
En toute conscience, je vous dis qu’il n’y a aucune place ici pour la pitié.
Elles n’ont point eu pitié, elles, de ces deux infortunées qui ne leur voulaient
que du bien et qui ne demandaient qu’à vivre.
Vous évoquerez, Messieurs, les souffrances horribles de ces deux
innocentes victimes, atrocement torturées dans leur chair, avant de rendre le
dernier soupir.
Vous invoquerez aussi, Messieurs, la douleur profonde de ce vieillard
époux et père, séparé à jamais, par le fait de ces deux odieuses criminelles, de
deux êtres infiniment chers et dont l’unique consolation, à lui désormais
pitoyable épave, est d’aller s’agenouiller, les yeux toujours en pleurs, sur
deux tombes prématurément ouvertes.
La société vous a confié aujourd’hui le soin de la protéger et vous avez
juré, il y a un instant, de ne point trahir ses intérêts. Vous êtes ici les ministres
de la loi, la loi commande, vous devez lui obéir.
Point de pitié pour ces monstrueuses arracheuses d’yeux !
Je vous adjure d’être impitoyables, d’être inexorables !
Je requiers le maximum de la peine !
Pour celle-ci le bagne ! Pour celle-la l’échafaud !
PLAIDOIRIE DE ME GERMAINE BRIÈRE

Messieurs,

La défense tient tout d’abord à s’incliner devant une famille très


cruellement éprouvée. Il est des douleurs si profondes qu’elles attirent la
sympathie, même d’indifférents, des douleurs si profondes et si dignes
qu’elles devraient imposer le respect à tous.
Hélas, il n’en est pas toujours ainsi et l’affaire actuelle est un pénible
exemple de la triste mentalité de certains.
C’est pourquoi la défense qui recherche cependant passionnément la
vérité, mais qui veut remplir son devoir honnêtement, en s’élevant au dessus
de basses insinuations mensongères, c’est pourquoi la défense se devait de
s’incliner devant une douleur éminemment respectable.
Une lourde tâche nous incombe, mais une foi si ardente nous anime que
malgré tout nous voulons espérer que, convaincus par nos arguments, cette
affaire recevra la solution juste qui s’impose.
Lorsqu’au matin du 3 février dernier on connut le drame qui la veille
s’était déroulé dans la paisible rue Bruyère, nul ne put s’empêcher d’avoir un
mouvement d’horreur.
Les quelques détails – incomplets d’ailleurs – qui étaient donnés
révélaient chez les meurtrières tant d’acharnement cruel qu’un même
sentiment de révolte se manifesta chez tous.
Le lendemain, dans les couloirs du palais, le hasard me faisait rencontrer
Christine et Léa Papin.
Et je restais confondue en les apercevant.
Je m’étais imaginée que ces meurtrières farouches étaient des brutes,
grandes, fortes, aux traits lourds.
J’avais en face de moi deux filles frêles, à la démarche raide, au corps
crispé, si pâles que leurs visages semblaient de cire et dont le regard lointain,
absent, produisait une sensation de malaise.
Quelques jours plus tard, chargée de leur défense – je les voyais à la
prison – et j’éprouvais à nouveau la même stupeur.
Polies, déférentes, bien élevées, très réservées, de gestes et de paroles,
j’avais peine, il m’était même presque impossible de les imaginer commettant
l’acte de sauvagerie qui leur était reproché.
Et pourtant c’étaient bien elles !
Je les interrogeai sur les mobiles du crime, sur le crime lui-même.
Leurs réponses furent déconcertantes. Au crime, pas de mobile, aucune
raison qui puisse vraiment être retenue.
Et, ce qui me frappa peut-être le plus, c’est qu’elles gardaient pour leurs
victimes le respect qu’elles leur avaient toujours témoigné.
En moi alors irrésistiblement, s’imposa cette idée qui ne m’a plus
quittée : j’avais en face de moi deux malheureuses démentes.
Je ne suis pas psychiatre, c’est vrai – je n’ai peut-être pas une longue
expérience de la vie et mon jugement n’a sans doute aucune valeur.
Cependant, je n’avais pas été la seule à être frappée par l’étrangeté de
l’affaire – par l’attitude si singulière des deux sœurs. M. le juge d’instruction
qui, lui, a une longue expérience, M. le juge d’instruction dès le premier jour
avait d’office ordonné un examen mental.
Oui, d’office – la défense n’était pas intervenue –, il n’y en avait même
pas de constituée à ce moment. Dès le premier instant, avant même de
connaître tous les détails de la vie des deux jeunes filles, toutes les
circonstances du drame, uniquement sur les premières constatations, le juge
avait pensé que les meurtrières n’étaient pas normales.
Et il faut bien le dire, depuis ce moment, tout a contribué à rendre plus
incompréhensible l’affaire qui vous est soumise.
Plus qu’incompréhensible, étrange, et plus étrange peut-être chaque jour
– à mesure qu’on pénètre dans la personnalité si curieuse de ces deux sœurs.
Christine est née en 1906 – elle a donc aujourd’hui vingt-sept ans, vingt-
sept ans : la jeunesse ! L’âge auquel lorsqu’on se tourne vers le passé on ne
voit guère que des jours ensoleillés, heureux, l’âge auquel lorsqu’on regarde
en avant l’avenir apparaît paré de toutes les illusions.
Vingt-sept ans – oui Christine n’a que cet âge mais quelle triste et sombre
destinée fut la sienne !
Dès son enfance le sort s’est montré dur envers elle.
Ses parents ayant divorcé, elle fut placée à l’orphelinat du Bon-Pasteur –
alors qu’elle n’avait que sept ans !
Son enfance, son adolescence se passèrent dans ce couvent entre les
grands murs qui l’entourent.
Ce que fut la vie de l’enfant, de la fillette, de la jeune fille dans cette
maison austère ? Malheureuse – non – mais triste car elle avait une nature
sensible, affectueuse, et elle souffrait d’être seule.
Cependant, en elle, nulle révolte car elle ignorait les douceurs de la vie
familiale, près d’un père, d’une mère tendrement empressés, et ses petites
compagnes d’infortune ne pouvaient rien lui révéler non plus, hélas, de ces
joies qu’elles n’avaient pas connues.
Christine souffrait seulement, et même d’une façon inconsciente, d’être
séparée de sa jeune sœur Léa et de sa mère.
Au Bon-Pasteur, Christine apprit à travailler, elle apprit aussi à obéir. Sa
nature qui n’était pas rebelle se pliait volontiers à la discipline du couvent.
Elle était même si douce, si docile, si pieuse, cette petite Christine, que
les religieuses pensèrent à lui faire prononcer ses vœux.
Sa mère dût intervenir, on lui avait déjà pris sa fille aînée… elle voulait
garder les deux petites.
Elle retira Christine du Bon-Pasteur et la jeune fille fut alors placée
comme domestique.
Elle avait quinze ans – on a retrouvé tous les patrons qui l’ont employée
depuis ce moment jusqu’à son entrée dans la famille Lancelin.
Vous pourrez voir ces renseignements – il n’en est pas de plus élogieux.
Le seul plaisir de Christine alors, c’était, chaque dimanche, de retrouver
sa mère et surtout sa petite sœur.
Elle avait, en effet, pour celle-ci une véritable adoration. Elle aimait bien
sa mère certes, mais elle aimait plus encore Léa, qui lui manifestait d’ailleurs
une tendresse immense.
Aussi, dès que Léa fut en âge d’être placée, Christine demanda à sa mère
de chercher une maison où elles pourraient être ensemble.
C’est ainsi qu’en 1926 les deux sœurs entrèrent au service des Lancelin.
Dans la famille Lancelin, Christine et Léa furent ce qu’elles avaient
toujours été : des domestiques parfaites.
Travailleuses, propres, honnêtes, connaissant parfaitement leur service, il
était rare qu’on ait à leur faire une observation – qui jamais, en tous cas,
n’était grave.
Étaient-elles malheureuses chez les Lancelin ?
Jamais elles ne se sont plaintes, jamais un mot sorti de leurs lèvres qui
puisse faire penser qu’elles aient pu y souffrir de quoi que ce soit.
Et la défense s’associe à la partie civile pour protester contre les bruits
tendancieux qui ont pu circuler dans cette affaire.
À aucun moment, ni l’une ni l’autre des sœurs n’a élevé même une
critique légère contre la façon dont on les traitait dans la famille Lancelin.
D’ailleurs si elles avaient été malheureuses, elles seraient parties : elles
avaient d’excellentes références, des économies, rien ne les aurait obligées à
rester chez leurs patrons si elles y avaient été maltraitées.
S’y plaisaient-elles ? Leur façon de servir – parfaite – répond à cette
question.
Christine, Léa étaient des servantes modèles !
En silence, comme au couvent, elles travaillaient laborieusement, sans
arrêt. Jamais le soir elles ne sortaient. Le dimanche même, elles restaient bien
souvent dans leur chambre, alors qu’elles auraient pu prendre quelques
distractions.
À peine sortaient-elles un dimanche sur trois – deux heures dans l’après-
midi. Elles étaient d’ailleurs parfaitement sérieuses et personne n’a pu élever
la moindre critique contre leur conduite.
Voilà des jeunes filles – si extraordinaire que cela puisse paraître à notre
époque – qui ne sont jamais allées dans un bal, qui ne sont jamais entrées
dans un théâtre, ni dans un cinéma.
Elles ne lisaient pas…
Leur seul plaisir était de se composer un trousseau et leurs heures de
liberté se passaient à coudre, à broder. Telle était encore l’existence de
Christine à la veille du crime, le matin même, quelques instants avant.
Le couvent, le travail chez les autres, sans aucune distraction, la prison ou
l’asile, c’est tout ce que Christine aura connu de la vie.
N’avais-je pas raison de dire que celle qui est là, derrière moi, fut
durement marquée par le sort !
Et n’êtes-vous pas déjà frappés, Messieurs les Jurés, comme on ne peut
manquer de l’être, par le contraste brutal, entre le crime atroce, effroyable,
hallucinant, et ces deux jeunes filles telles qu’elles apparaissent à travers cette
vie calme et tranquille.
Je tenais en passant à souligner ce fait, dont l’étrangeté vous apparaîtra de
plus en plus grande à mesure que vous pénétrerez dans cette affaire que vous
connaissez encore mal.
2 février, jour du drame, Christine vaque toute la matinée à ses
occupations habituelles – elle prépare le déjeuner – à trois heures elle monte
au deuxième étage pour repasser du linge – vers quatre heures et demie, on
est en hiver, elle allume…, cinq heures, cinq heures et demie, elle travaille
toujours. Brusquement et pour une cause qui n’a pu être établie nettement,
l’électricité s’éteint dans la pièce où elle se trouve.
Elle n’y voit plus – le fer refroidit – Que faire ? Elle tourne l’interrupteur
– elle enlève – remet la prise de courant du fer. Rien ne marche.
Elle va sur le palier et s’aperçoit qu’il est éclairé.
Elle revient alors dans la lingerie – essaye encore d’avoir de la lumière –
c’est en vain – elle s’énerve.
Elle entend, à ce moment Mme et Mlle Lancelin qui rentrent… elle
descend à leur rencontre.
Et brusquement c’est le drame.
Que s’est-il passé ? Christine ne s’en souvient plus très bien – elle a
donné des versions différentes…
Quant à Léa les récits qu’elle a faits… peut-on les retenir ?
N’a-t-elle pas été simplement le témoin horrifié et impuissant de la scène
atroce et ne se sacrifie-t-elle pas, maintenant, pour partager le sort de sa
sœur ?
Oui… Léa a-t-elle fait ce qu’elle prétend ? Que de fois je me suis posé
cette angoissante question, à laquelle, aujourd’hui encore, je ne peux pas
donner de réponse certaine…
Que sait Léa ? – Qu’a-t-elle vu en cette soirée tragique ?
Qui peut le dire avec certitude ?
Et peut-on retenir alors comme vraies les versions qu’elle a
successivement données !
Ce qu’on sait de sûr du drame – ce qui est appris par les blessures, c’est
qu’il fut sauvage, effroyable, qu’il est unique, dira le médecin légiste, dans
les annales médico-légales.
À quoi bon faire revivre sous vos yeux les phases de ces minutes
tragiques… vous les connaissez.
Là d’ailleurs n’est pas la défense de Christine et de Léa, de Christine
surtout.
Car pour elle qui reconnaît les faits, qui ne discute rien, qui dit,
maintenant, n’avoir pas même mal interprété un geste de Mme Lancelin, pour
elle se pose uniquement cette question – est-elle responsable, ne l’est-elle
pas ?
Le ministère public, la partie civile s’appuyant sur un rapport vous ont
dit : « Elles sont responsables. Ce sont deux criminelles abominables, pour
lesquelles il ne doit pas y avoir de pitié. Elles n’ont pas eu pitié, elles. Soyez
comme elles, impitoyables – inexorables dans l’application du châtiment. »
Je comprends ce qui fit parler la partie civile. Elle représente ici une
famille si cruellement atteinte dans ses affections les plus chères qu’en son
nom, on ne peut que se montrer sans pitié.
M. le procureur de la République vous a parlé, lui, au nom de la société
qui a besoin de se protéger et qui doit, je le sais, réprimer les actes de
brutalité, mais il vous a parlé aussi – qu’il me permette de le lui rappeler très
respectueusement – au nom d’une société qui a le devoir de se pencher sur les
malheureux, sur les malades, et de leur apporter son aide bienfaisante.
Et me tournant alors vers nos deux adversaires, je leur dis : quand vous
avez l’un et l’autre au nom d’intérêts éminemment respectables, quand vous
avez réclamé du jury un verdict impitoyable, est-ce qu’au fond de vous, en
vos consciences, dont je connais la droiture et les scrupules, est-ce qu’au fond
de vous une voix ne s’est pas élevée, malgré vous, qui vous a posé cette
question angoissante : Christine, Léa sont-elles vraiment des criminelles
responsables ? Car il n’est personne, sauf les experts en leur rapport et nous
verrons ce que vaut ce document, personne, je ne crains pas de le dire, qui
puisse penser que ces deux jeunes filles ont agi avec toute la plénitude de
leurs facultés intellectuelles, qui puisse affirmer aujourd’hui que leur
responsabilité est entière.
Depuis des mois je me suis penchée sur elles – j’ai voulu savoir ce qu’il y
avait au fond de l’âme de Christine, au fond de l’âme de Léa.
Passionnément, j’ai cherché la vérité : je vous dirai ce que j’ai trouvé.
Il ne faut pas croire, parce que sur ces bancs nous portons la robe noire de
l’avocat, que nous fuyons la lumière – que nous cherchons uniquement, par
tous les moyens, à vous arracher des décisions pitoyables…
Non, la loyauté est la première qualité de l’avocat.
Et, dans cette affaire, nous vous apporterons loyalement ce que nous
savons.
Nous vous crierons notre conviction avec au cœur l’espoir immense de
vous la faire partager.
Après… ayant ainsi fait notre devoir – vous déciderez.
Oui, la question qui se pose, angoissante, est celle de la responsabilité.
Pour étayer la thèse de la responsabilité entière, il y a deux rapports, deux
rapports qui, vous le verrez, sont incomplets et contiennent des inexactitudes.
Débarrassons-nous tout d’abord du premier dont, je peux bien le dire, les
conclusions déconcertèrent tout le monde.
Tous ceux qui de près ou de loin avaient connu l’affaire n’avaient pu
penser que les meurtrières étaient des êtres parfaitement raisonnables.
Les trois experts en ont décidé autrement. La psychiatrie est parfois une
science bien hermétique.
C’est aussi une science bien fragile. Songez-y, elle est l’étude de cette
partie de nous restée mystérieuse encore… le cerveau. Le cerveau non pas en
tant qu’organe palpable du corps humain, si je peux dire, mais en temps que
siège de nos idées, de nos sentiments, de nos sensations.
Pour cette science, aucune possibilité de vérification directe dans bien des
cas, puisque les maladies purement mentales sont impossibles à déceler à
l’examen post mortem du cerveau, même à l’examen microscopique.
Les diagnostics sont posés sur des manifestations extérieures qu’il est
presque impossible de contrôler.
Est-il au monde une science plus sujette à erreur ?
[…]
Tout d’abord une remarque s’impose, sur les trois experts commis, deux
résidaient en dehors du Mans.
L’examen pour eux s’est borné à deux visites à la prison, visites qui ont
duré environ une heure chaque fois, ce qui donne pour chacune des deux
inculpées, une heure d’examen en deux fois.
Qu’il me soit permis alors de dire qu’il est impossible que les docteurs
Truelle et Baruk se soient fait une opinion sur leurs observations
personnelles.
En une heure d’examen on ne peut pas avoir connaissance de tout ce qui
peut constituer la personnalité de l’inculpé à examiner.
M. le docteur Logre vous l’a dit avec toute son expérience et toute sa
science, un examen semblable, pour pouvoir apporter à la justice une
conclusion certaine, devrait durer au moins six mois et être fait en clinique.
En prison, en effet, l’inculpé ne peut pas présenter l’état de calme
nécessaire à un examen sérieux – les conditions de vie, le contact avec les
autres détenus faussent les données de l’examen.
Mais cela est un autre aspect de la question.
Ce que je veux retenir de l’observation préliminaire que je viens de faire
– ce que vous devez retenir c’est que les docteurs Truelle et Baruk en raison
de la brièveté de leur examen – n’ont pu, par eux-mêmes, recueillir des
renseignements suffisants sur les deux sœurs pour baser leurs convictions.
Ils l’ont basé en réalité presque uniquement sur les observations faites par
le troisième expert, M. le docteur Schützenberger.
Et maintenant voyons le rapport lui-même.
Je ne me donnerai pas le ridicule de discuter psychiatrie, mais ce que je
voudrais souligner, c’est que le rapport contient des inexactitudes – et que des
omissions dans les renseignements ne permettent pas d’en retenir les
conclusions qui n’ont pas été données avec toutes les garanties désirables.
Tout d’abord, les experts n’ont pas eu connaissance du rapport du
médecin légiste, lequel fut déposé le 15 juin alors que celui des psychiatres
er
était remis le 1 juin à M. le juge d’instruction.
Il est infiniment regrettable que le rapport du médecin légiste n’ait pas pu
être connu des experts, la description des blessures, leur nombre, leur nature
pouvaient être autant d’éléments précieux pour leur étude.
En ce qui concerne les antécédents familiaux – les renseignements sont
incomplets, et il semble que les experts n’aient pas tenu un compte suffisant
de ceux qui leur étaient donnés.
Il est indiqué dans le dossier que le père buvait, le jugement de divorce
parle de son ivrognerie. Était-ce un alcoolique ? – Il semble bien que oui
d’après ces renseignements. Or, les experts ont jugé cela sans importance,
puisqu’ils ont dit : rien à retenir des antécédents familiaux.
Alors que toujours on indique, au point de vue de la descendance, quelles
peuvent être les conséquences terribles de l’alcoolisme, les experts n’ont paru
n’attacher aucun intérêt au fait que le père était un buveur.
Qu’il nous soit permis de nous en étonner car il semble pourtant que ce
soit là un élément important dans un examen psychiatrique.
Autre chose, et qui cette fois ne figure pas dans les renseignements du
dossier : le père aurait abusé ou tenté d’abuser de sa fille aînée, une
instruction aurait même été ouverte.
Ce détail, combien important, n’a été révélé à la défense qu’après le
dépôt du rapport, mais les experts auraient dû se procurer ce renseignement
en interrogeant la mère un peu plus longuement qu’ils ne l’ont fait.
Quelle valeur n’a-t-il pas ce renseignement ? Ne montre-t-il pas chez le
père un déséquilibre provoqué peut-être par son alcoolisme, en tous cas un
déséquilibre certain intéressant à connaître lorsqu’on recherche le degré de
responsabilité de l’enfant ?
Et la mère ? Les experts l’ont vue peu de temps, une demi-heure, je crois,
ils l’ont trouvée parfaitement normale. C’est une très brave femme certes, il y
a cependant au dossier des lettres que les aliénistes ne semblent pas avoir
vues.
Des lettres qui ont été écrites par elle à ses filles. Elles sont bien curieuses
car elles montrent chez cette femme une hantise des idées religieuses tout à
fait anormale… hantise qui se retrouve d’ailleurs dans sa conversation.
Les experts ne paraissent pas avoir remarqué cette particularité, je puis à
bon droit m’en étonner.
Il nous a été révélé aussi qu’un neveu de la mère des inculpées a été
interné et qu’un de ses frères s’est pendu. De cela aucune trace dans le
rapport…
Vous voyez donc, Messieurs les Jurés, que si nous nous permettons de
critiquer le document, c’est avec raison puisque, dès l’abord, dans ce chapitre
des antécédents familiaux, on trouve des lacunes importantes et qu’on a
semblé ignorer des éléments qui se trouvaient eux dans le dossier et n’étaient
pourtant pas négligeables.
Si je prends maintenant l’examen même qui a été fait par les médecins…
Je suis surprise qu’il n’ait pas porté sur les organes génitaux des deux
inculpées.
Cet examen spécial avait cependant une grosse importance. Il était en
effet intéressant de savoir si ces jeunes filles étaient vierges ou non.
Il est des psychoses qui se développent plus particulièrement chez les
femmes encore vierges, ou qui n’ont pas une vie génitale normale.
La chasteté peut entraîner des désordres chez les femmes prédisposées
aux affections mentales. C’est là un facteur qui n’est pas négligeable et qui
aurait pu constituer un des éléments permettant de fixer très nettement la
responsabilité pénale des inculpées.
Il a paru sans intérêt aux experts – qu’il me soit permis de trouver leur
conception sur ce point assez surprenante.
Mais continuons à parcourir ce singulier rapport.
Dans les renseignements du dossier deux faits semblaient importants :
l’incident de la mairie et l’attitude des deux sœurs avant le crime – les experts
les ont écartés et pourtant…
L’attitude des deux sœurs avait frappé tous ceux qui les approchaient.
M. Lancelin rapporte, dans sa déposition, que, depuis la brouille avec leur
mère, Christine et Léa avaient beaucoup changé.
Un instant je m’arrête sur cette brouille. En a-t-on cherché les raisons ?
La mère a dit qu’il n’y en avait pas. Les deux lettres qui sont au dossier
indiquent que cette malheureuse femme adorait ses enfants et souffrait de leur
éloignement qu’elle ne pouvait s’expliquer.
Christine et Léa ont donné des explications vagues de cette brouille, qui
se produisit sans discussion et se traduisit par un fait brutal.
Brusquement, alors qu’auparavant rien ne le faisait prévoir, les deux
sœurs refusèrent de voir leur mère… qu’aujourd’hui elles appellent
« Madame ». Elles semblent à partir de ce moment l’avoir rayée de leur vie…
Et depuis lors, M. Lancelin remarqua en elles un grand changement –
elles étaient devenues sombres et taciturnes.
Je me demande si dans ce fait, inexplicable, il ne faut pas voir la première
manifestation d’un état bizarre qui depuis a été sans cesse s’aggravant.
Car depuis ce moment les deux sœurs n’ont jamais repris leur attitude
normale… bien au contraire, de plus en plus elles se sont assombries.
e
M Rinjard, beau-frère de M. Lancelin, qui les voyait souvent, a noté que
depuis six mois surtout, avant le crime, elles avaient changé
considérablement, elles devenaient « noires » a-t-il dit.
M. Lancelin a remarqué aussi que Léa avait les yeux bizarres.
Enfin, l’état de Christine s’était encore aggravé dans les semaines qui ont
précédé le crime.
Mme Lefort, la boulangère qui chaque jour la voyait, s’était aperçue de ce
changement qui se manifestait chez Christine depuis des mois. Elle devenait,
a-t-elle dit, de plus en plus nerveuse et surexcitée. Elle la croyait malade.
Eh bien, de tous ces faits les experts n’ont voulu tenir aucun compte et
cependant tout cela est dans le dossier. Pourtant cette attitude qui était
nouvelle chez les deux sœurs, cette attitude qui chaque jour se modifiait et les
faisait apparaître, surtout l’aînée, plus sombre, plus nerveuse, plus surexcitée,
il semble tout de même qu’il y ait là un fait qui aurait dû retenir l’attention
des experts. Ne dénotait-il pas chez les deux sœurs, et en particulier chez
Christine, un état des plus inquiétants ?
L’état qui précède un fait, comme le crime reproché aux inculpées, a une
grosse importance : il peut annoncer un état de crise, marquer une période de
déséquilibre anormal.
Aussi, je ne m’explique pas, je ne comprends pas comment les médecins
ont pu laisser dans l’ombre des renseignements sur l’attitude étrange des deux
sœurs avant le crime, en les jugeant négligeables.
Ce que je comprends moins encore peut-être, c’est que les experts aient
écarté comme étant sans intérêt l’incident de la mairie.
Vous vous en souvenez. Il y a plusieurs années les deux sœurs sont allées
trouver le maire du Mans, alors M. Le Feuvre, elles se sont plaintes à lui
d’être persécutées.
À la suite de cette visite, au cours de laquelle elles avaient paru très
bizarres, M. le commissaire central avait vu M. Lancelin et lui avait fait
connaître la démarche de ses deux bonnes, ainsi que l’impression qu’elles
avaient faites sur tous ceux qui les avaient vues.
Cet incident fort caractéristique est rapporté de façon bien curieuse dans
le rapport.
On prend pour seul exact le récit fait par les deux sœurs. Elles prétendent,
elles, être allées à la mairie pour obtenir l’émancipation de Léa et nient avoir
accusé le maire de vouloir leur nuire et on écarte ensuite, successivement,
trois dépositions fort sérieuses pourtant, qui vont à l’encontre de ce récit.
Ne peut-on dire que cela est pour le moins étrange ?
On juge négligeables tout d’abord les déclarations de M. Le Feuvre,
ancien maire du Mans, parce que, dit-on, ses souvenirs sont trop imprécis.
Cependant M. Le Feuvre a été très affirmatif sur deux points. « Je me
rappelle, a-t-il dit, qu’elles m’ont parlé (les sœurs Papin) de persécution. »
Voilà qui est loin d’une question d’émancipation…
Et il ajoute « une chose m’a frappé, c’est leur état de surexcitation ».
Des souvenirs imprécis M. Le Feuvre ? Peut-être quant aux propos eux-
mêmes – mais pas quant à l’attitude, et on ne peut tout de même pas
délibérément écarter un semblable témoignage.
Au sujet de M. Bourgoin, secrétaire général de la mairie, le rapport
déclare que le témoin est prudent dans ses déclarations… car il emploie
l’expression « a dû être », terme conditionnel et vague au lieu de « a été »
pour qualifier les paroles des deux sœurs.
Il est exact que M. Bourgoin, comme M. Le Feuvre, a perdu le souvenir
très net des propos tenus. Mais il dit « leur langage a dû être incohérent et
étrange puisque j’ai fait au maire la réflexion suivante » :
Et là les souvenirs du témoin sont précis :
« Vous voyez bien qu’elles sont piquées. »
M. le secrétaire général de la mairie est un homme intelligent qui a de
l’expérience et connaît la valeur des mots. S’il a porté ce jugement sur les
deux sœurs et s’il l’a rapporté dans sa déposition, c’est qu’il en avait gardé le
souvenir très précis, il n’a pas parlé à la légère.
N’était-ce pas là un témoignage précieux, surtout si on le rapproche de
celui de M. Le Feuvre et de celui plus intéressant encore de M. le
commissaire central ?
Pour écarter le troisième témoignage, celui de M. Dupuy, on commence
par déclarer qu’il n’apporte aucune précision et on ajoute qu’il ne fait que
relater les souvenirs d’une scène à laquelle il n’a pas assisté.
Pardon, M. le commissaire central n’a peut-être pas assisté à toute la
scène, mais il a vu Christine et Léa, il leur a parlé dans son cabinet.
L’impression qu’il a rapportée n’est pas une impression sur des faits dont il
n’a pas été témoin, mais sur des faits auxquels il a été personnellement mêlé.
Et je m’étonne que le rapport puisse contenir semblable inexactitude
d’autant plus que cette inexactitude est une des raisons qui font écarter le
témoignage de M. Dupuy.
Il est profondément regrettable – qu’on me permette de le dire – que de
telles erreurs qui peuvent avoir de si grosses conséquences aient pu se glisser
dans un rapport de cette importance.
On dit aussi que le témoignage est sans intérêt parce qu’il n’a pas apporté
de précisions sur l’attitude des deux sœurs et qu’il ne relate pas exactement
les paroles prononcées.
Après dix-huit mois !
Les experts ajoutent : M. le commissaire central est prudent dans sa
déposition car il a déclaré « Mon impression était faite » – marquant ainsi,
continue le rapport, « que c’était sa façon personnelle de sentir et une
certitude qu’il avait »…
J’avoue ne pas comprendre, en la circonstance, la différence entre la
façon personnelle de sentir et une certitude.
[M. le commissaire central] se souvient, lui, que Christine a accusé M. Le
Feuvre de leur nuire au lieu de les défendre, il n’a jamais entendu parler
d’émancipation.
Il a vu M. Lancelin qui n’aurait pas contesté, ce sont les propres
expressions du témoin, « que ses bonnes étaient un peu bizarres ».
M. Dupuy précise que les jeunes filles sont venues dans son cabinet, qu’il
leur a parlé et il termine en disant : « J’avais, en effet, à ce moment-là
l’impression que les sœurs Papin avaient quelque chose d’anormal, qu’elles
se croyaient persécutées ».
M. le commissaire a-t-il eu l’impression qu’il avait en face de lui des
jeunes filles énervées par une discussion ? Non.
Il a eu l’impression qu’il avait en face de lui des anormales, il l’a dit
carrément.
Et c’est cette opinion formelle qui a cependant, elle aussi, été laissée de
côté par les experts – comme ils ont écarté les déclarations de M. Bourgoin et
de M. Le Feuvre en déclarant froidement que l’incident de la mairie leur
apparaissait sans aucune importance.
Je ne comprends pas.
Évidemment, les trois déclarations n’ont pas la précision d’observations
médicales.
Mais n’apportaient-elles pas dans cette affaire où l’on cherche la lumière
un peu de clarté – en venant par le sérieux même qui s’attache à la déposition
de trois témoins occupant des fonctions officielles importantes nous donner
des précisions indiscutables sur l’état mental des deux sœurs avant le crime ?
Personne ne peut rester indifférent à ces témoignages parce qu’ils sont
troublants.
Et cependant les experts n’ont pas voulu en tenir compte.
Comprenez-vous alors maintenant mieux encore pourquoi je vous ai dit
que le rapport des experts ne pouvait pas servir de base à votre conviction ?
Quand on l’étudie d’un peu près, quand on se rend compte de la façon
dont il a été fait, deux des experts n’ayant vu les inculpées que pendant une
heure…
Quand on se rend compte de ses lacunes : rappelez-vous les antécédents
familiaux incomplets, l’absence d’examen des organes génitaux.
Quand on se rend compte de ses erreurs : souvenez-vous qu’on a écarté le
témoignage de M. le commissaire central en prétendant qu’il n’avait pas vu
les deux sœurs – ce qui est faux.
Quand on se rend compte de ses appréciations pour le moins
surprenantes, de faits importants. Rappelez-vous la façon désinvolte avec
laquelle on s’est débarrassé des témoignages portant sur l’incident de la
mairie et sur l’attitude des deux sœurs avant le crime.
Quand on se rend compte de tout cela, il est impossible d’adopter les
conclusions de ce singulier rapport, qui ne donnent, je ne crains pas de le
dire, aucunes garanties.
C’est cependant en s’appuyant sur ce document qu’on vous demande de
décider que Christine et Léa sont responsables, sur lui seul.
Car tout le reste du dossier crie l’irresponsabilité.
Vous ne pourrez pas retenir ce rapport en face de tout ce qui conduit
irrésistiblement, fatalement à considérer ces deux jeunes filles comme des
anormales.
Rappelez-vous leur existence jusqu’au moment même du crime. Est-il
possible d’admettre que ces deux sœurs à la vie si droite, si honnête, qui
n’ont jamais manifesté de tendances à la violence, est-il possible d’admettre
que brusquement, de sang-froid, elles aient montré tant de brutalité tant de
cruauté ?
Allons donc, le bon sens se révolte en présence d’une telle supposition.
Et le crime lui-même par sa violence ne suggère-t-il pas immédiatement
l’idée de la folie ?…
Les experts ont dû le reconnaître.
Et le médecin légiste a noté que le fait par des criminels responsables
d’arracher les yeux de victimes vivantes était unique dans les annales
médico-légales.
Comprenons-nous bien : arracher les yeux n’est pas un fait unique, il est
observé assez souvent chez des aliénés. Dernièrement, dans les journaux, j’ai
vu qu’une pauvre vieille femme démente avait arraché les yeux de sa sœur
qu’elle aimait cependant beaucoup.
Ce qui est unique, d’après M. le médecin légiste, c’est que le fait
d’arracher les yeux soit l’œuvre d’individus responsables… Irrésistiblement
en présence de semblables blessures on évoque la folie. Si l’on ne trouve
aucun exemple de violences semblables dans les annales de la criminologie,
c’est parce que chaque fois qu’on s’est trouvé en présence de blessures de
cette nature on a conclu qu’elles ne pouvaient être que l’œuvre d’un fou.
Voyons, Messieurs les Jurés, pouvez-vous imaginer que ces jeunes filles
qui n’étaient ni cruelles ni méchantes, qui n’ont jamais manifesté d’instincts
pervers, aient pu agir de la sorte si elles n’avaient pas perdu la raison ?
Il ne s’agit plus ici de psychiatrie mais de bon sens, il s’agit aussi
d’humanité si je puis dire…
Nous sommes tous des humains qui avons la prétention d’être normaux,
eh bien, je me refuse à croire que vous puissiez concevoir qu’un être qui
serait comme vous en possession de toutes ses facultés puisse faire un geste
semblable.
Quelque chose se révolte quand on fait une telle supposition. L’être
humain n’est sans doute pas très beau parfois, mais tout de même admettre
qu’il puisse descendre jusque-là je ne peux pas le croire.
Je ne veux pas le croire.
Et l’acharnement sur les victimes, est-ce normal cela encore ?
Tuer n’est pas signe de folie certes, mais tuer dans des conditions
semblables… non jamais je ne pourrai admettre que ces jeunes filles ont agi
de sang-froid.
Et puis pour soutenir utilement qu’elles sont responsables, il faudrait
trouver une raison au crime ?
On ne tue pas, aussi sauvagement surtout, sans avoir un motif, sans avoir
accumulé en soi une haine formidable.
À travers ce dossier trouve-t-on une raison au drame ? Une raison
suffisante pour le comprendre ?
On peut chercher, on ne trouvera rien.
Vengeance ? Assouvissement d’une haine qui couvait depuis des mois ?
Mais pour haïr ainsi il aurait fallu que ces jeunes filles soient
malheureuses, maltraitées, cela n’était pas.
La partie civile vous l’a dit, la défense tient à l’affirmer parce que c’est
l’expression de la vérité ; les sœurs Papin n’ont souffert de rien chez leurs
patrons.
Dès le premier instant elles l’ont affirmé.
On se montrait peut-être un peu distant à leur égard. Peu leur importait.
Elles avaient tant d’affection l’une pour l’autre que personne ne les intéressait
beaucoup.
Alors pourquoi auraient-elles haï ? Haine de classe ? Elles l’ignoraient,
leur condition de domestique ne leur pesait nullement.
Peut-on adopter alors la thèse des experts ? qui d’ailleurs s’appuie
exclusivement sur les déclarations de Christine…, qu’elle aurait agi sous
l’influence de la colère ?
De la colère ? voyons, Messieurs les Jurés, comment peut-on admettre
une semblable explication !
Pourquoi Christine aurait-elle été en colère contre Mme et
Mlle Lancelin ? Dans la première version du crime, il y aurait encore eu un
geste de Mme Lancelin, mal interprété par Christine, geste qui lui aurait
déplu.
Ce geste-là semblait d’ailleurs insignifiant pour avoir engendré une colère
qui est allée si loin.
Mais, maintenant il n’y a même plus ce geste. Christine se serait sans un
mot jetée sur ses patronnes.
Alors d’où serait venue la colère ?
Du fer à repasser ? Une colère aussi violente à propos d’un fait aussi
minime et qui se serait manifesté contre deux pauvres femmes qui étaient
complètement étrangères à ce qui avait pu arriver à ce fer à repasser ?
Colère ? Colère ? Mais il faut une raison pour se mettre en colère et
Christine n’en avait pas.
Et puis, même si elle avait eu une raison, est-ce que sa colère aurait été
telle qu’elle l’aurait portée au crime.
A-t-on dit d’elle, qu’elle était violente ? Non. Son caractère était peut-être
un peu difficile, c’est tout.
Est-ce que brusquement alors que rien jusque-là n’a manifesté un
tempérament violent et vraiment coléreux, est-ce que brusquement on va
avoir, sans raison, une colère telle qu’elle s’achèvera dans le sang ?
Qui peut admettre cela ? Personne.
La colère, la seule explication donnée par les experts ne peut pas être
retenue, tout au moins si on la considère comme normale, c’est-à-dire
éclatant chez un être en possession de toutes ses facultés mentales.
Si cette colère a vraiment existé, en l’absence de toute motivation, en
raison de sa violence, elle n’a pu se produire que chez un être anormal.
Si elle n’a pas existé… alors il ne reste plus aucune explication du crime.
Et en l’absence de tout motif on ne peut penser qu’à un crime d’aliéné.
Eh bien oui, crime d’aliéné.
Crime d’aliéné parce que tout récemment des faits se sont produits qui
viennent confirmer que Christine n’est pas normale.
Vers fin juin, elle qui jusque-là avait été calme, commença à se montrer
nerveuse.
Brusquement, un jour, elle eut une syncope. Quelques jours après, une
hallucination : elle voyait sa sœur suspendue dans un arbre les jambes
coupées.
Cette nuit-là, elle avait fait un bond formidable par-dessus deux lits et
sauté sur le rebord d’une fenêtre assez élevée, au-dessus du sol.
À partir de ce moment elle passa ses journées en prières, à genoux,
parfois elle tenait des propos incohérents. Son exaltation allait chaque jour
croissant : elle léchait le sol, les murs… un jour elle tenta de s’arracher les
yeux.
Dans la nuit elle eut une crise épouvantable… hurlant, se débattant,
menaçant d’arracher les yeux de tous ceux qui l’approchaient et même les
miens… quand elle me reverrait. Elle, si réservée d’ordinaire, elle tenait des
propos obscènes, écumait, mordait ceux qui étaient autour d’elle… et qui
bien que quatre ne pouvaient la maintenir.
On dut lui mettre la camisole de force… elle la garda pendant une dizaine
de jours… et on l’enferma seule dans une cellule car elle devenait
dangereuse.
Enfin, la crise diminua de violence : elle avait duré plus d’un mois.
M. le juge d’instruction voulut savoir de quelle nature étaient les troubles
qui avaient agité Christine et commit pour examiner celle-ci M. le docteur
Schützenberger, un des trois experts qui précédemment l’avait déjà visitée…
Dès le début de son rapport, l’expert pose comme une sorte de principe
que « l’état mental au moment du crime ne peut être mis en discussion, ayant
été tranché de façon définitive ».
Ainsi, donc, l’expert allait voir Christine, il le dit lui-même, avec une idée
bien arrêtée à l’avance, celle que l’état qu’il avait à constater ne pouvait en
rien influer sur les conclusions du rapport déposé.
Voilà, n’est-il pas vrai, une surprenante et pourrait-on dire assez
audacieuse affirmation ?
Pourquoi l’état nouveau de Christine était-il, a priori, sans influence sur
l’appréciation antérieure des experts ?…
La psychiatrie est loin d’être une science infaillible dont les diagnostics
une fois posés ne se modifient plus.
Et je m’étonne grandement que l’expert ait paru affirmer le contraire dans
son rapport.
La première observation que je veux faire sur ce rapport est que l’expert
n’a étudié qu’une scène qu’il situe dans la nuit du 11 au 12 juillet. On ne lui a
pas fait connaître sans doute tout ce qui a précédé et qui cependant est fort
intéressant.
Il est permis de le regretter dans une affaire de cette importance.
Et comment l’expert a-t-il apprécié cette unique scène de violence qu’il
ne décrit pas d’ailleurs ?…
C’est un accès de colère dit-il…
Voilà une explication simple, trop simple.
L’expert ajoute : ce fut une crise de colère car les accès de colère sont le
propre de la mentalité particulière de Christine.
Où le médecin a-t-il trouvé cela ? Sauf le crime qui a déjà été appelé par
les experts « crise de colère », on ne trouve pas trace dans la vie de cette
jeune fille d’une manifestation coléreuse, surtout violente.
Je m’étonne donc de l’appréciation de l’expert que j’aurais aimé voir
étudier d’un peu plus près les différents symptômes qu’avait présenté
Christine au cours de ses crises… Ils étaient si importants, en effet, ces
symptômes qu’ils ont fait penser à M. le docteur Logre qu’il s’agissait d’une
crise épileptique.
L’expert dit aussi dans son rapport que depuis la crise dont il parle il y a
eu des actes de simulation.
M. le docteur Schützenberger déclare que les réponses de Christine lors
de son nouvel examen tendaient à vouloir le tromper, que volontairement elle
répondait mal à ses questions…
C’est là une simple appréciation de l’expert… d’autant plus curieuse que
lors du premier examen il admettait pour vrai tout ce que Christine disait…
Rappelez-vous l’incident de la mairie qu’on a écarté bien qu’il fut rapporté
par trois témoins importants… Simplement parce que Christine avait dit que
les témoins ne racontaient pas la scène d’une façon exacte.
Pourquoi ne la croit-on plus maintenant quand elle dit quelque chose…
Je m’en étonne d’autant plus que l’expert est le seul ayant approché cette
jeune fille qui vienne affirmer qu’elle cherche à dissimuler… ou à simuler. À
aucun moment, en effet, Christine n’a essayé de diminuer sa responsabilité,
Léa non plus d’ailleurs.
Et j’ai été surprise d’entendre non seulement le médecin expert, mais
aussi la partie civile dire que les deux sœurs ont tenté d’échapper à la
condamnation qu’elles encourent en donnant sur le crime et sur ses mobiles
des explications tendancieuses ou combinées astucieusement entre elles.
C’est inexact. Je l’affirme et je ne crains pas un démenti. On peut
interroger ceux qui ont vécu près d’elles depuis des mois : ils vous diront tous
que jamais elles n’ont manifesté l’intention de se défendre, elles ne se rendent
même pas compte de la situation dans laquelle elles se trouvent !
Mais revenons à notre rapport.
Pour confirmer son diagnostic de simulation, l’expert rapporte que lors
d’une de ses visites il a trouvé Christine à genoux dans sa cellule, les yeux
remplis de larmes et il ajoute qu’il ne s’agissait certainement que d’une
manifestation. Pourquoi ? Parce que d’après lui Christine, à son arrivée, ayant
la tête contre le sol, sa joue ne portait pas de trace de poussière et que sur son
corsage il n’y avait qu’une ou deux larmes !
La précision sur le nombre de larmes tombées sur le corsage est pour le
moins assez curieuse et à première vue il apparaît à un profane qu’on ne peut
rien en déduire… Je n’insiste pas…
Pour les attitudes prétendues simulées, je vous rappellerai simplement les
dépositions des deux codétenues, surtout celle de la femme Moreau, couchant
dans une cellule voisine de celle de Christine. La femme Moreau a souvent
trouvé celle-ci à genoux au milieu de la nuit.
Il est tout de même impossible de soutenir qu’il s’agissait alors de
manifestations simulées, puisqu’à ce moment, en pleine nuit, Christine ne
pouvait pas savoir qu’on l’observait.
Oui, je sais, l’expert prétend avoir reçu des aveux quant à la simulation.
Mais Christine a-t-elle bien compris les questions qui lui ont été posées à
ce sujet ?
Le médecin n’a pas indiqué, et je le regrette, qu’au moment où il l’a vue,
il y avait plus de trois semaines qu’elle avait des crises nerveuses qui
l’épuisaient.
Que depuis plus de trois semaines elle mangeait à peine, ne dormait
pas…
Enfin il n’indique pas, ce qu’il avait constaté pourtant personnellement,
c’est que lors de son examen elle avait la camisole de force qu’elle portait
jour et nuit.
Cette jeune fille était à ce moment dans un état de faiblesse très grand, si
grand que les gardiennes avaient dû prier le médecin de la prison de venir
presque chaque jour la voir et l’ausculter : on craignait une syncope grave.
De réponses faites alors qu’une malheureuse fille est dans un tel état de
faiblesse, que peut-on conclure de certain ?
Et je ne puis m’empêcher de dire qu’il est infiniment regrettable que
l’expert n’ait pas indiqué dans quelles conditions les aveux lui auraient été
passés, comme il est regrettable qu’il les ait sans aucune vérification de sa
part tenus pour véridiques. Il n’est pas rare en effet de voir un aliéné
prétendre qu’il simule.
N’est-il pas étrange aussi que M. le docteur Schützenberger n’ait pas su
tout ce qui s’est passé à la prison et que la relation même des faits dont il
parle soit inexacte ?
Je veux croire cependant que l’expert a été mal renseigné et que c’est là
l’unique raison des conclusions de son rapport.
Je veux le croire. Sinon ce serait grave, très grave.
Mais, comme il est impossible d’adopter les premières conclusions des
experts, il est impossible d’adopter les conclusions du deuxième rapport.
Elles sont erronées.
Car enfin ? Simulation, l’écume aux lèvres, la sueur qui couvrait tout le
corps de cette fille ?
Simulation ? La force considérable que déployait cette malheureuse au
milieu de ses crises… Quatre personnes ne pouvaient la maintenir et elle
brisait la camisole de force alors que cependant depuis des jours, des
semaines elle ne mangeait pas et était très affaiblie…
Où aurait-elle trouvé toute cette force si elle avait simulé ?
Simulation ? La tentative qu’elle a faite de s’arracher les yeux ? Alors
que nous savons cependant que si les blessures n’ont pas été plus graves c’est
parce que les codétenues se sont interposées et qu’on a mis immédiatement à
Christine la camisole de force.
Simulation ? Non, jamais je ne pourrai le croire.
Parce que jamais je ne pourrai oublier la vision tragique que j’ai eue
quelques heures après la plus violente des crises qui ont secoué cette
malheureuse.
Ah ! Messieurs les Jurés, quelle vision !
Imaginez, dans cette prison qui est là toute proche, un dortoir aux fenêtres
grillagées…
Un lit de fer recouvert d’une paillasse.
Sur cette paillasse une jeune fille – Christine –, à demi nue, ligotée
étroitement par des cordes qui l’attachaient au lit, le haut du corps
emprisonné dans la camisole de force et sous la camisole de force, les
menottes aux mains…
Les cheveux pendant en arrière, tout collés par la sueur.
Devant mes yeux j’ai encore le visage de Christine, impressionnant,
visage exsangue d’une pâleur telle qu’on aurait dit le visage d’une morte.
Dans ce visage une seule chose semblait encore vivre, le regard,
douloureux, las infiniment, qu’on apercevait parfois entre les paupières qui
portaient des blessures sanguinolentes.
Ah ! Messieurs les Jurés ! Si vous aviez pu voir cette malheureuse
comme je l’ai vue, vous seriez convaincus comme nous, ici à la défense,
qu’en face de vous, vous n’avez qu’une pauvre démente.
C’est si vrai que devant moi le médecin de la prison en la voyant ainsi
ligotée sur son lit ne put s’empêcher de dire : « Il semble qu’il serait
nécessaire que les trois experts revoient cette jeune fille. »
Oui, il aurait été nécessaire que les trois experts examinent de nouveau
Christine et Léa, et cette fois en ayant tous les renseignements, à la lumière
des faits nouveaux, et je ne peux pas croire que leurs conclusions auraient été
les mêmes.
Je ne peux pas le croire parce que tout en moi se refuse à admettre que
ces jeunes filles ont pu agir de sang-froid.
Parce que chaque jour Christine m’apparaît plus étrange.
Peu à peu, se sont révélées chez elle des idées bien curieuses.
Je lui ai demandé, moi, pourquoi elle avait déshabillé Mlle Lancelin…
C’est une question que ne lui ont pas posée les experts et pourtant quelle
importance n’avait-elle pas…
Ce fait du pantalon abaissé ne conduisait-il pas en effet à penser à un acte
d’érotisme ? de folie ? Encore un point que les médecins ont jugé sans intérêt
puisqu’ils n’en ont pas parlé. Leur manque de curiosité est vraiment bien
extraordinaire !
À ma question, Christine a répondu qu’elle cherchait une chose qu’elle
aurait voulu avoir et dont la possession l’aurait rendue plus forte… N’est-ce
pas là un propos étrange.
Souvent aussi elle m’a demandé à qui appartenait la terre qui nous porte.
Elle semble enfin maintenant et de plus en plus hantée par des idées de
réincarnation.
Elle croit se souvenir d’une vie antérieure dans laquelle elle aurait été le
mari de sa sœur.
Elle aspire à avoir un autre corps…
Dans toutes ces choses étranges qui la préoccupent, on trouve, fait
troublant, les éléments de la doctrine spirite, qu’elle n’a jamais cependant ni
étudiée ni pratiquée.
Tous ces propos que je livre à vos réflexions ne viennent-ils pas vous
montrer mieux encore que Christine n’a pas toute sa raison ?
Regardez-la. Voyez cette attitude figée, ce visage pâle, tragique, ce regard
trouble si difficile à saisir.
Regardez-la. Est-ce que ce masque-là qui est devant vous si
impressionnant, si étrange, hallucinant même n’est pas celui de la folie ?
Et sommes-nous les seuls ici à la défense à vous dire que ces
malheureuses sont irresponsables !
Non, car c’est aussi l’opinion de M. le docteur Logre.
J’ai gardé pour la fin cette opinion. Elle me semble en effet déterminante
et lorsque je vous l’aurai rappelée je n’aurai plus qu’à conclure.
M. le docteur Logre a jugé l’affaire. Sa déposition revêt une importance
particulière parce qu’il a connu lui et plus longtemps à l’avance les faits
nouveaux que deux des experts ont ignoré jusqu’à cette audience.
Oui, vous avez l’opinion de M. le docteur Logre, éminent psychiatre, à la
science réputée, expert près les tribunaux.
Nous sommes mal placés nous autres profanes pour apprécier
personnellement la valeur de M. le docteur Logre, mais on peut affirmer
parce que tout le monde savant le sait, qu’il est l’un des maîtres actuels de la
psychiatrie en France, son avis est donc un avis particulièrement autorisé.
Mais, a-t-on dit, il n’a pas pu examiner les inculpées, qu’il me soit permis
de répondre à cela qu’entre l’absence d’examen de M. le docteur Logre et le
court examen des docteurs Truelle et Baruk, deux fois une demi-heure, il n’y
a guère de différence.
Seule, en effet, une longue observation directe, je pourrais dire aussi
personnelle, dans un milieu calme, peut permettre de poser un diagnostic sûr
en matière de psychiatrie.
Et le cas des sœurs Papin infiniment complexe mériterait un examen
encore plus minutieux.
D’ores et déjà, d’après le dossier et les renseignements qui lui ont été
fournis M. le docteur Logre a pu dire que les sœurs Papin ne sont pas
normales.
Il n’a pas pu déterminer de quelle affectation mentale elles sont atteintes.
Seul, vous-a-t-il dit, un nouvel examen pourrait permettre de poser un
diagnostic sûr.
Vous devez retenir l’avis de M. le docteur Logre. Il n’a pas de parti pris.
Il est venu simplement vous exposer ce qu’il pensait de l’affaire.
Et il est suprêmement injuste et offensant pour lui, dont la haute probité
professionnelle est bien connue, de sembler insinuer que son avis peut ne pas
être impartial, car il est l’expert de la défense.
Il n’y a pas ici d’expert de la défense, d’expert de l’accusation, il n’y a ici
je veux le croire que des hommes cherchant la vérité.
Oui, vous devez retenir l’opinion de l’éminent psychiatre car, outre sa
science incontestable, il est le seul de tous les médecins à avoir connu tous les
faits qui dernièrement se sont passés et qui sont particulièrement troublants.
Il vous a dit avec toute son autorité qu’il lui paraissait que l’examen des
experts était incomplet, qu’on n’avait pas assez recherché la nature de
l’affection fort curieuse qui unit les deux sœurs, qu’on n’avait pas semblé
attacher assez d’importance aux blessures très caractéristiques qui paraissent
indiquer des préoccupations sexuelles.
Critiques, oui, mais critiques sérieuses reposant sur des bases solides.
Et c’est pourquoi, de nouveau, mais cette fois avec l’appui combien
autorisé de M. le docteur Logre, je viens vous dire : il est impossible que
vous basiez votre conviction sur l’avis des trois experts qui n’ont pas eu à
leur disposition tous les éléments pouvant permettre de poser un diagnostic
sûr et dont deux d’entre eux n’ont pu faire d’observations personnelles.
Alors, en présence de tous ces faits que nous vous révélons, aujourd’hui,
à cette audience, faits éminemment troublants, qu’allez-vous faire ?
Vous n’avez en réalité qu’une seule question à résoudre, question
irritante, angoissante, passionnante aussi : les sœurs Papin sont-elles
responsables ?
Que restera-t-il en vous, Messieurs les Jurés, de cette audience ?
Sortirez-vous de cette salle, votre conviction étant faite ?
Je ne peux pas croire que vous soyez certains de la responsabilité entière
de ces deux jeunes filles, car tout crie l’irresponsabilité dans cette affaire.
[…]
Alors que ferez-vous ?
Vous ne pouvez que répondre oui ou non aux questions posées, oui c’est
la condamnation, la mort pour Christine ou les travaux forcés.
Pour répondre oui, il faut que vous ayiez la certitude absolue de la
responsabilité de ces jeunes filles.
Laissez-moi, en effet, vous rappeler que dans le serment que vous avez
prêté, vous vous êtes engagés à ne vous décider que d’après votre intime
conviction. Et que vous impose l’article 342 du code d’instruction
criminelle :

La loi ne demande pas compte aux jurés des moyens par lesquels ils
se sont convaincus ; elle ne leur prescrit point de règles desquelles ils
doivent faire particulièrement dépendre la plénitude et la suffisance d’une
preuve ; elle leur prescrit de s’interroger eux-mêmes dans le silence et le
recueillement et de chercher, dans la sincérité de leur conscience, quelle
impression ont faite sur leur raison les preuves rapportées contre l’accusé
et les moyens de sa défense. La loi […] ne leur fait que cette seule
question, qui renferme toute la mesure de leurs devoirs : avez-vous une
intime conviction ?

Voyez quel est votre devoir ?


Aucune considération de quelque nature qu’elle soit ne doit influer sur
votre décision…
Vous devez descendre en vous-même pour trouver les éléments de cette
intime conviction sans laquelle vous n’avez pas le droit de rendre une
décision.
Votre conviction doit être absolue, le moindre doute vous interdit de
condamner.
Sur quoi doit porter cette intime conviction dont parle le législateur et qui
doit être la base de votre déclaration ? Sur la responsabilité, et, uniquement
sur elle.
Ces jeunes filles reconnaissent en effet avoir tué, il n’y a aucun doute sur
la question de savoir si elles sont bien les auteurs du crime.
Mais les questions qui vous sont posées renferment un mot, mot sur
lequel j’attire votre attention.
On vous demandera : non pas, Christine et Léa sont-elles coupables
d’avoir donner la mort ? Mais, Christine et Léa sont-elles coupables d’avoir
donné volontairement la mort ?
Volontairement. Pourquoi ce mot figurera-t-il dans les questions ? C’est
intentionnellement qu’il a été inséré dans toutes les questions posées aux
jurés, parce que le législateur s’est préoccupé de la responsabilité des
inculpées.
Il lui est apparu qu’il est impossible d’infliger une condamnation, si
minime soit-elle, à un individu qui n’aurait pas été conscient au moment où il
commettait l’acte répréhensible.
La justice n’est pas impitoyable et brutale.
Ce ne sont pas des actes qu’elle doit apprécier, mais des êtres avec toutes
leurs faiblesses.
Avant tout la justice doit être humaine.
Elle doit se pencher sur ceux qui lui sont déférés et voir si ce sont des
criminels responsables qu’il faut frapper sévèrement ou des malades qu’on
doit soigner.
S’il n’en était pas ainsi à quoi bon les lois pénales, à quoi bon les
tribunaux, on dirait simplement à celui qui a commis une faute : « Tu seras
puni. »
Si peu intéressante que soit notre société, il faut lui reconnaître tout de
même qu’elle s’est penchée avec une certaine sollicitude sur ceux qui
comparaissent devant ses tribunaux.
Elle s’est préoccupée de savoir lorsqu’elle a à juger si celui qui lui est
déféré est responsable ou non.
Et s’il n’est pas responsable, elle décide qu’on ne doit pas le condamner.
C’est pourquoi avec intention le mot volontairement a été inséré dans les
questions posées au jury.
Et je vous dis alors.
Vous savez le devoir que vous impose le serment que vous avez prêté.
Vous connaissez la question à laquelle vous aurez à répondre.
Pourrez-vous dire – sans une hésitation, sans qu’au fond de vous une voix
s’élève pour émettre un doute –, pourrez-vous dire, oui, Christine a
volontairement commis les actes qui lui sont reprochés ?
Je ne peux pas croire que vous puissiez faire cela.
Je ne peux pas croire que vous restiez insensibles, indifférents à l’appel
désespéré que nous lançons vers vous.
Rien ne doit vous entraîner à condamner si votre conviction n’est pas
absolue.
Vous ne pouvez pas surtout vous dire : au fond, prison ou asile d’aliénés
– peu importe – le résultat sera le même : privation de la liberté.
Vous n’avez pas le droit de vous dire cela. Vous ne pouvez pas
condamner en vous basant sur un tel raisonnement.
Il serait indigne de vous.
On ne peut pas traiter des malades comme des criminelles.
Si vous condamniez en vous disant : elles ont tué, elles sont dangereuses,
à quoi bon chercher à savoir si elles sont responsables ou non. La seule chose
qui importe est de les mettre hors d’état de pouvoir recommencer : la prison
n’est pas plus pénible que l’asile.
Je n’hésite pas à dire que si vous condamniez en suivant ce raisonnement
vous failliriez à votre devoir.
Alors… c’est l’acquittement pensez-vous que va vous demander la
défense, puisque vous ne pouvez que condamner ou acquitter.
La défense, Messieurs les Jurés, ne vous demande pas d’acquitter les
deux femmes qui sont là.
La défense, je vous l’ai dit est loyale et veut l’être jusqu’à l’expiration de
sa lourde tâche.
Elle ne vous demande pas un verdict qui puisse révolter vos consciences.
Elle va vous demander quelque chose que vous pouvez lui accorder.
Lorsque vous serez dans votre chambre des délibérations, si comme nous
le souhaitons ardemment, nous vous avons convaincus que ces jeunes filles
ne semblent pas responsables. Alors, faites venir près de vous Monsieur le
Président des assises et dites-lui très simplement ceci :
« Nous voulons remplir dignement la mission qui nous est confiée. Nous
ne voulons pas rendre une décision qui puisse être injuste.
« Il nous semble qu’actuellement nous ne voyons pas assez clair en cette
affaire. Les experts n’ont pas connu certains faits, des événements importants
se sont produits depuis leur examen. Il nous paraîtrait désirable qu’une
nouvelle expertise mentale soit ordonnée. Après cette nouvelle expertise qui
nous donnerait alors toute garantie, notre conscience nous permettrait de
prendre une décision avec toute la tranquillité d’esprit désirable. »
Voilà ce que nous vous demandons de dire à M. le président des assises.
Et la cour saisie de votre désir ordonnera, j’en suis certaine, ce nouvel
examen qui s’impose.
Ce que nous demandons, vous pouvez le faire, parce que juridiquement
rien ne s’y oppose. Les débats seront simplement rouverts après votre retour
dans la salle d’audience.
D’autres jurés, récemment même, se sont trouvés, déjà, en face de
l’impossibilité morale de rendre un verdict parce que les débats ne leur
avaient pas permis de se faire une conviction.
Ils ont, comme nous vous le demandons aujourd’hui de le faire, prié M. le
président des assises de transmettre à la cour leur désir très légitime qu’un
supplément d’information soit ordonné.
Et chaque fois la cour a déféré au désir qui lui avait été ainsi exprimé.
Ce que nous vous demandons ne peut pas choquer vos consciences. Nous
ne voulons que la vérité que nous cherchons passionnément dans cette
affaire.
Nous n’implorons pas la pitié pour ces jeunes filles. Pas une seule fois
aujourd’hui je n’ai fait appel à vos cœurs.
Aujourd’hui il ne s’agit pas de pitié mais de justice.
Ce n’est que la justice que nous demandons pour celles qui sont là et qui
y ont droit.
Notre seul désir c’est de pouvoir vous faire partager l’ardente conviction
qui nous anime.
Vous êtes, Messieurs les Jurés, notre suprême espoir, celui vers lequel
nous nous tournons désespérément en vous suppliant de nous aider dans notre
recherche de la vérité.
Oui, aidez-nous, Messieurs les Jurés, aidez-nous à faire toute la lumière,
nous ne vous demandons que cela, vous ne pouvez pas nous le refuser.

1. Le procureur Riegert fait référence à Paul Gorgulov, assassin de Paul Doumer.


LE PROCÈS DE VIOLETTE
NOZIÈRE (1934)
Le 2 février 1933, Christine et Léa Papin « alourdissent » leurs patronnes
dans une maison bourgeoise du Mans. Le 22 août 1933, Violette Nozière fait
boire du véronal à ses parents, intoxiquant sa mère et empoisonnant
mortellement son père. Dans un climat général tendu, marqué par la crise
financière et la montée des extrêmes un peu partout en Europe, l’opinion
publique est ébranlée coup sur coup par ces meurtres retentissants. Avec
l’avènement d’Hitler comme chancelier du Reich au mois de janvier, cette
année 1933 paraît décidément féconde en événements funestes.
La proximité dans le temps des affaires Papin et Nozière, leur caractère
exceptionnel, la charge explosive qu’elles contiennent l’une et l’autre, tout
concourt à rapprocher ces crimes. La presse est la première à faire
l’association, voire l’amalgame, entre des homicides dont le récit frappe les
esprits et fait monter les tirages. Des femmes, des jeunes filles encore, se
muent en tueuses : où est passée l’image de la douceur féminine ? Qu’est
devenu le mythe de la jeunesse innocente ? L’ordre bourgeois se trouve
dangereusement menacé : que faire si les domestiques sont capables
dorénavant de massacrer leurs maîtres ? Que penser si les enfants suppriment
leurs propres parents ? L’époque paraît bien corrompue. Devant ces faits
divers, un vent d’effroi souffle, nourri par la répétition des scandales où
l’opinion est invitée à voir la confirmation d’un symptôme. Face à des
atteintes si spectaculaires à la règle sociale, la réponse de la justice sera
exemplaire.
Si le crime des sœurs Papin offre un caractère archaïque, paysan et obscur
– une gerbe de folie pure jaillie au cœur de la torpeur provinciale –, l’histoire
de Violette Nozière est citadine et amorale, un reflet des mœurs de l’époque.
Face à la gravité de son crime, la désinvolture apparente de la jeune
empoisonneuse choque ou ravit, selon les sensibilités – « l’affreux nœud de
serpents des liens du sang » dont parle Éluard crânement rompus, et presque
sans remords. Il y a une sorte de panache chez cette fille trop fardée, qui fait
frémir et prête à tous les fantasmes. Son nom même, son physique un peu
1
garçonne de grande brune au teint pâle sont matière à fiction . Pour certains,
avec Violette Nozière, on assiste au triomphe de la dépravation sur
l’honnêteté. Pour d’autres, la petite criminelle exerce avec éclat la revanche
de la liberté et de la jeunesse dans leurs exigences impérieuses, sur toutes les
étroitesses et les conformismes.
De ces stéréotypes, Violette Nozière ne peut être tout à fait le reflet. Elle
détrompe tour à tour les projections trop figées qui sont plaquées sur elle.
Derrière la fille aux mœurs corrompues décriée dans les journaux, on
découvre l’enfant blessée dont, depuis des années, son père abuse dans
l’enclos étouffé du domicile familial et quelque part dans une cabane, au fond
d’un jardin ouvrier. L’opinion publique, les juges seront réticents à entendre
2
ce lourd secret, malgré les affirmations de la jeune criminelle . De même,
loin de l’héroïne affranchie, délivrée par sa main des trop pesants « liens du
sang », loin de la figure sans conscience, assoiffée de sa seule liberté décrite
par certains, il y aura bientôt une détenue modèle, trouvant le réconfort dans
la religion et une fille réconciliée avec sa mère. Chaque fois, Violette
déjouera les attentes et, imprévisible, se tiendra ailleurs que là où on
l’attendait, irréductible aux clichés.

Le 24 août 1933, au moment où éclate l’affaire Violette Nozière, la


presse quasi unanime consacre ses gros titres à cette incroyable histoire de
parents empoisonnés. Dans les journaux, les rédacteurs rivalisent
d’expressions horrifiées pour décrire la criminelle : « fille décadente »,
« fleur vénéneuse », « odieuse parricide », aucun mot n’est assez sombre. La
condamnation est immédiate et d’autant plus sévère que les mœurs de la
jeune délinquante apparaissent déréglées. Le crime de Violette Nozière porte
l’empreinte du vice. À l’inverse de l’acte de Christine et de Léa Papin – seule
tache sur leurs tabliers blancs de bonnes irréprochables –, il est préfiguré par
des antécédents que les journaux décrivent avec complaisance. Qui était donc
Violette Nozière ? D’où sortait ce « monstre froid », ce nouveau visage du
mal, âgé de dix-huit ans ?
Violette n’a pas toujours été une jeune fille exemplaire. Au jour du crime,
il y a plusieurs années déjà que sa vie s’égare dans le désordre. Intelligente,
elle a longtemps été une élève appliquée et a même obtenu son certificat
d’études, une réussite dans le milieu simple qui est le sien. Mais elle a voulu
se distraire, s’étourdir. Dans les temps qui précèdent le drame, l’atmosphère
au domicile de ses parents lui pèse et, dès qu’elle le peut, elle s’échappe. À
o
l’étroit dans le petit deux pièces du n 9 de la rue de Madagascar, non loin de
la gare de Lyon, elle déserte le quartier Picpus qu’elle trouve sinistre et s’en
va hanter les arrondissements étudiants de la rive gauche. Elle sèche ses cours
du lycée Fénelon, ment à son père et à sa mère, qui, de leur côté, ferment les
yeux sur les escapades de leur fille unique et cèdent à ses moindres désirs.
Au début, ce n’est rien ou presque, même si elle a dû changer plusieurs
fois d’établissements en raison de son comportement. Assez vite, pourtant,
les choses se dégradent. Comme elle le dit à la police quand on l’interroge,
elle veut « vivre sa vie ». Dans les cercles du Quartier latin où elle cherche à
faire illusion, elle parade, s’invente une identité imaginaire hors du cadre
médiocre que lui a accordé le destin. Son père, qui est ouvrier mécanicien,
conducteur de locomotive à la PLM, devient dans sa bouche ingénieur en
chef de la compagnie de chemins de fer ; sa mère, femme au foyer, prend
quant à elle le rôle d’ex-première chez Paquin, la grande couturière. Violette,
occultant ses origines ouvrières et paysannes, rêve qu’elle appartient à une
bourgeoisie dorée.
Afin de soutenir le train fastueux qui est désormais le sien, à la maison,
Violette fait main basse sur les économies trouvées dans les tiroirs de la
commode ou fouille le porte-monnaie de sa mère. Mais ce n’est pas suffisant.
Ses sorties, ses additions au Palais du Café sur le boulevard Saint-Michel –
qu’elle nomme son quartier général –, ses tenues chic, le grand col de
fourrure noire dont elle aime s’entourer, le béret dont elle coiffe sa chevelure
ondulée coupée juste sous l’oreille, les robes souples soulignant sa longue
silhouette, tout cela coûte cher. Elle pose nue pour un photographe de
charme. Elle hante les Grands Boulevards et, auprès des garçons rencontrés
çà et là dans les bars, elle pratique une prostitution occasionnelle – ce qu’elle
appelle « les passages utilitaires ». Violette ou l’art de l’ellipse.
3
Comme il se doit, les choses tournent mal. Violette attrape la syphilis .
C’est dans le cadre du traitement d’un état de fatigue général à l’hôpital, à
l’occasion d’une prise de sang, qu’elle apprend sa maladie. Au cours d’une
scène familiale rue de Madagascar, Violette brandit le certificat de virginité
délivré par le docteur Deron qui la soigne à Bichat et, pour sa défense, elle
prétend que l’affection est héréditaire. Sous le prétexte d’éviter la contagion,
elle parvient à convaincre ses parents d’avaler un sachet de poudre blanche
dilué dans un verre d’eau. La potion est en réalité du véronal et elle la croit
fatale. Nous sommes le 23 mars 1933, les parents sont intoxiqués.
Mme Nozière se retrouve même à l’hôpital. C’est une première alerte, mais
tout le monde est en vie et l’existence reprend bientôt son cours.
Au mois de juin, Violette rencontre un garçon qui devient son amant de
cœur. Il s’appelle Jean Dabin et cache sous l’identité alibi de l’étudiant en
droit une vie oisive, frivole, et un engagement échevelé dans l’Action
française. Violette est passionnément éprise. Elle remet à cet amoureux
indélicat et sans le sou une partie de l’argent qu’elle gagne au creux des lits
de passage – jusqu’à 50 ou 100 francs par soir, parfois 200. Violette loue
aussi pour eux deux une chambre dans un hôtel près de la Sorbonne. Lors du
procès, en butte à la réprobation générale, Dabin prétendra pour sa défense
qu’il croyait à la richesse des parents de Violette ; l’argument ne vaut pas
grand-chose, mais le garçon est sans scrupule et ne se donne pas la peine
d’offrir une justification plus acceptable. Un beau jour, l’étudiant en droit et
souteneur amateur décide de partir en vacances aux Sables-d’Olonne : il a
besoin d’une voiture. Violette a prévu de le rejoindre mais, pour la voiture
comme pour le voyage, elle doit trouver de l’argent. Et convaincre ses parents
grâce à de nouveaux mensonges.
La rencontre avec Jean Dabin marque une rupture dans l’existence de
Violette. Elle a trouvé l’amour. Bien décidée à ne pas laisser filer le bonheur
qui se présente, elle veut rompre les amarres, changer de vie. C’est ainsi que
naît l’idée du second empoisonnement. L’intoxication a lieu le 21 août à
l’heure du dîner. Coïncidence curieuse, le même jour, plus tôt dans l’après-
midi, les parents Nozière ont déniché dans les affaires de leur fille des lettres
de Jean Dabin dont ils ignoraient jusque-là l’existence. La découverte, qui
provoque une crise violente rue de Madagascar, ne change rien aux intentions
de Violette. À nouveau, elle s’est procuré du véronal, mais, prudente cette
fois, elle a augmenté les doses. La précaution est efficace car Baptiste et
Germaine Nozière sombrent rapidement dans l’inconscience. Avant de quitter
le domicile familial, Violette empoche 1 000 francs trouvés dans l’ourlet du
vêtement de sa mère, 2 000 francs de la paie de son père cachés au fond
4
d’une boîte , puis elle file dans la nuit de Paris.
Les vingt-quatre heures suivantes, Violette les passe à errer. D’après le
récit plus ou moins véridique qu’elle livrera lors de l’instruction, elle arpente
un long moment le bois de Vincennes, plus tard, fait une halte pour quelques
heures dans la chambre d’hôtel de la rue Victor-Cousin qui abrite ses amour
avec Jean Dabin, rend visite au petit matin à sa fidèle amie Madeleine Debize
et réalise des emplettes aux Galeries Lafayette au cours de la journée. Dans la
soirée de ce 22 août, elle sort en compagnie de Madeleine et rencontre deux
garçons du côté de Montparnasse avec qui elles passent la soirée toutes les
deux. Il est une heure du matin quand ses chevaliers servants la déposent rue
de Madagascar.
Que fait-elle alors ? Des zones d’ombre dans le déroulement des faits
apparaîtront par la suite, mises à profit par la partie adverse pour invoquer
l’existence d’un complice. Violette a-t-elle transporté seule les corps de ses
parents de la salle à manger jusqu’à leur lit conjugal dans la chambre ?
Comment Mme Nozière a-t-elle pu être retrouvée en chemise de jour par la
police alors qu’elle était entièrement vêtue le soir de l’empoisonnement ?
Pourquoi, de son côté, Baptiste Nozière n’a-t-il plus ni son pantalon ni ses
bretelles ? Qui les a déshabillés tous les deux ? On parle aussi d’un guetteur
posté, semble-t-il, dans la nuit du 22 au 23 août, à l’angle des rues de
Wattignies et de Madagascar… De telles incertitudes ne seront jamais levées.
En tout cas, cette nuit-là, pour accréditer la thèse du suicide, Violette ouvre le
robinet du gaz dans la cuisine et, après un moment, sort avertir les voisins du
drame en feignant l’affolement. Les époux Nozière sont bientôt conduits à
l’hôpital Saint-Antoine par les pompiers ; Baptiste Nozière meurt au cours du
trajet alors que sa femme est toujours dans le coma.
Dans ses plans approximatifs, Violette a négligé quelques détails. D’après
les relevés, les policiers découvrent que la quantité de gaz échappée dans
l’appartement est insuffisante pour avoir causé l’état dans lequel sont trouvés
les époux Nozière. Ils s’aperçoivent également que le livre de comptes, tenu
scrupuleusement jour par jour par le ménage, ne comporte pas la moindre
indication à la date du 22 août, lendemain de l’empoisonnement. Tout cela
est suspect. En criminelle amateur, Violette commet le 24 un nouveau faux
pas, qui va la dénoncer. Alors qu’elle est conduite à l’hôpital pour rendre
visite à Mme Nozière convalescente, dévorée d’appréhension à l’idée d’être
en présence de cette mère qu’elle a failli tuer, elle file entre les doigts du
commissaire qui l’accompagne. Violette ou l’art de l’esquive. Si, jusque-là, le
doute était permis, sa fuite désigne Violette comme coupable. Cette fois, la
justice se saisit de l’affaire et le juge d’instruction, Edmond Lanoire, délivre
un mandat d’amener. Violette est recherchée, sa photo publiée partout dans la
presse. L’affaire Nozière vient d’éclater.
C’est un garçon abordé par hasard au Champ-de-Mars qui la livre à la
police après lui avoir tendu un piège. Le 28 août 1933, Violette se retrouve
quai des Orfèvres. Alors qu’elle est sur le point d’être interrogée par le juge
d’instruction, le commissaire Guillaume fait en sorte de la recevoir dans son
5
bureau pour un bref entretien . Au sein de la police, cet homme est célèbre
pour ses méthodes très personnelles et les succès qu’il obtient auprès des plus
rebelles – c’est lui qui sert de modèle à Simenon pour le commissaire
6
Maigret. Plus tard, il se souviendra de cette rencontre . Il raconte comment il
parvient alors à gagner la confiance de cette jeune fille butée, enfermée dans
son mutisme, qui reconnaît son crime mais qui, sûre d’être incomprise, ne
veut rien expliquer. Cédant soudain, agitée de sanglots, Violette finit par
raconter que son père abusait d’elle, et que, pendant des années, elle s’est
soumise à son caprice. « Sa mort seule pouvait me délivrer de lui, souffle-t-
elle au commissaire, et c’est ainsi qu’est née peu à peu en moi l’idée de
l’empoisonner… » L’inceste. C’est donc cela le mobile secret de Violette ?
Au cours de l’instruction menée par le juge Lanoire, Violette restera
fidèle à cette version des faits. À la maison en l’absence de son épouse, dans
un cabanon appartenant à la famille à Charenton, Baptiste Nozière violait sa
fille depuis qu’elle avait douze ans. Des indices matériels sont là qui
semblent le prouver, comme ce chiffon sordide trouvé exactement à l’endroit
indiqué par Violette, et destiné selon ses dires à un usage contraceptif, car son
père redoutait de la mettre enceinte. Parmi les confrontations houleuses
organisées par le juge entre la mère et la fille, l’une d’elles porte sur ce point,
contraignant Germaine Nozière, au comble de l’embarras, à soutenir que
l’étoffe maculée de sperme était réservée à ses ébats conjugaux. La veuve
n’acceptera jamais les explications fournies par Violette qui viennent
entacher la mémoire de son mari. Une rancune violente l’habite à l’encontre
de cette enfant qui a voulu l’empoisonner : « Je te pardonnerai quand tu seras
er
morte », lui lance-t-elle, le 1 septembre, lors de leur première entrevue
devant le juge Lanoire. Quelque temps après, Germaine Nozière se constitue
partie civile – une démarche peu commune de la part d’un parent à l’égard de
son enfant.
À côté de cette réalité scandaleuse qui ne pourra jamais être établie avec
certitude, l’instruction met au jour d’autres secrets de Violette, précisant le
portrait de la jeune fille. Des mensonges apparaissent. La sœur du docteur
Deron – Janine –, qui faisait office d’alibi pour les sorties au Quartier latin et
qui devait servir d’accompagnatrice pour le voyage aux Sables-d’Olonne,
n’existe pas et n’a jamais existé. Elle est une pure invention. Parallèlement,
des identités se précisent. Celles d’amants de passage rencontrés au cours de
l’été 1933, sur la rive droite, dans le quartier de l’Opéra : l’Algérien Robert
Atlan, le Tunisien Jacques Fellous, l’ingénieur Mahmoud Adari sont au
nombre des hommes à qui Violette a tenté de soutirer de l’argent au cours de
cette période-là, avec plus ou moins de succès. Un riche protecteur fait de son
côté surface dans les propos de la jeune inculpée : un dénommé Monsieur
Émile. Il restera toujours mystérieux et, malgré des recherches assidues, il ne
7
pourra pas être retrouvé . C’est lui qui est censé avoir entretenu
généreusement Violette. Les pièces d’un puzzle incomplet sont réunies peu à
peu par le magistrat enquêteur.

Le 10 octobre 1934, débute le procès de Violette Nozière devant la cour


d’assises de la Seine, face à un public nombreux et avide de sensations fortes,
mais en l’absence de Germaine Nozière, représentée par son avocat.
L’événement vient nourrir une actualité déjà chargée. La veille, à Marseille,
er
un attentat a été commis contre le roi Alexandre I de Yougoslavie par un
terroriste croate, qui devait aussi coûter la vie au ministre des Affaires
étrangère Louis Barthou. Un hommage est rendu aux victimes à l’ouverture
du procès. Cette première audience se prolonge par la lecture de l’acte
d’accusation : la prévenue est poursuivie pour « avoir le 23 mars 1933, tenté
de donner volontairement la mort à ses père et mère légitimes par
l’administration de substances susceptibles de la donner plus ou moins
promptement et, le 21 août 1933, volontairement donné la mort à son père
légitime et tenté de la donner à sa mère légitime par les mêmes moyens ».
Au fil de l’évocation de l’affaire par le président Peyre pendant la
première journée, au gré des dépositions des témoins et des plaidoiries des
avocats, par la suite, deux mondes vont être décrits que tout paraît opposer.
Celui des fréquentations équivoques de Violette – amis et amants d’un jour –
et, dans un contraste saisissant, celui des compagnons de travail de son père,
de rudes et simples cheminots à la mine honnête, aux paroles sans détour. À
entendre ces hommes s’exprimer à la barre, à écouter l’histoire à laquelle les
uns et les autres se trouvent mêlés malgré eux, les apparences ne semblent
guère en faveur de Violette. Les débats du procès dureront trois jours.
Le président Peyre n’est pas bien disposé à l’égard de la jeune accusée
qui se tient dans le box. Dès les premiers mots de l’interrogatoire, il la taxe de
menteuse : « C’est un des traits de votre caractère que le goût du mensonge.
Vous mentez, non seulement par intérêt mais souvent sans raison. […] Êtes-
vous décidée à dire la vérité ? », lui lance-t-il. Les questions se succèdent. Sur
une demande insistante du magistrat qui s’enquiert de son état d’esprit à
l’heure où ses parents avalaient le poison, Violette réagit brutalement. Elle
émet un son rauque et s’écrie hors d’elle-même en se débattant entre ses
gardes : « Laissez-moi, mais laissez-moi donc ! » Elle doit être évacuée pour
recevoir des soins, comme ce sera le cas une seconde fois au cours de ce
premier jour, où elle perd connaissance. Le lendemain, l’émotion est à son
comble dans le public : Germaine Nozière est présente. On s’attend aux
prises à partie violentes qui ont eu lieu pendant l’instruction, répercutées à
l’envi dans la presse ; il n’en sera rien. Avec le procès, le ton a changé. La
mère a pardonné à sa fille. Théâtrale, son visage anguleux encadré par un
voile de deuil, elle déclare face à la cour : « Je n’ai plus de haine pour ma
malheureuse enfant » ; avant de quitter les lieux, elle lancera même ce cri
pathétique à l’intention du jury : « Pitié ! Pitié pour mon enfant ! » À cette
mère qu’elle a voulu empoisonner, Violette demande pardon dans un élan. Et,
même si Jules Claretie, dans Le Figaro, se montre déçu du spectacle qu’offre
8
le procès , même si la perspicace Colette n’est pas convaincue par les accents
9
de la jeune criminelle , sa sincérité ne semble pas contestable.
En se constituant partie civile, ainsi qu’elle le dit à l’audience, Germaine
Nozière a voulu défendre l’honneur de son foyer et la réputation de son
époux, et faire activer les recherches au sujet de complicités dans le crime.
e
Son avocat, M Boitel, ne poursuit pas autre chose au cours de sa plaidoirie.
Certes, Violette n’aura pas droit à un portrait très flatteur de sa part, mais la
turpitude de la jeune empoisonneuse – hors norme et comme telle
singulière – apparaît aussi dans ses propos comme celle de tout un milieu et
de toute une époque. Sa corruption est celle d’une génération née dans la
tourmente de la guerre, victime d’un dérèglement des mœurs, en proie à
l’attrait de l’argent facile. « Nous sommes dans une période de transition où
le Vieux Monde tremble sur sa base ; les disciplines archaïques ont rejoint les
e
dieux morts ! » gronde M Boitel. Violette, visage de la dépravation des
années 1930, n’est pas isolée ; elle est le produit d’un environnement néfaste.
Dans le crime qu’elle a commis, elle n’a pu agir seule, veut croire sa mère.
e
Elle a dû bénéficier de l’assistance de tiers. C’est la thèse défendue par M
Boitel qui énumère les nombreux points demeurés incertains dans les faits
survenus entre le 21 et le 23 août rue de Madagascar et qui semblent
dénoncer l’intervention d’un complice.
À travers les paroles de l’avocat, le vice de Violette est d’autant plus
criant que le foyer des Nozière présente l’apparence sans souillures de
l’ordre, les dehors impeccables de l’honnêteté. La jeune fille est alors une
fleur du mal poussée sur un fond vertueux. Le bon père Nozière en cheminot
exemplaire n’a-t-il pas – honneur suprême – été désigné par sa hiérarchie
pour conduire le train présidentiel d’Albert Lebrun ? Germaine et Baptiste
Nozière n’ont-ils pas entouré leur enfant unique de toute leur attention et de
tout leur amour ? N’ont-ils pas rêvé pour elle d’un avenir meilleur, la
poussant à prolonger ses études ? À peine concède-t-on qu’ils lui ont donné
une éducation trop permissive. En plus d’être immorale, Violette est donc une
ingrate. Et une fille vénale, car son crime est un crime d’argent. Ne
connaissait-elle pas l’existence des 180 000 francs d’économie patiemment
amassés par ses parents et placés à la banque ? Mme Nozière, à l’audience,
exprime la conviction que sa fille a agi dans l’espoir de recueillir ces
sommes. « Si, Monsieur le Président, je le pense », répond-elle au magistrat
qui la questionne et qui lui suggère cette explication.
Le tableau sans pitié de Violette tracé pendant des mois par une presse
acharnée, l’avocat général Gaudel le fait sien au procès. Il n’exprime aucune
indulgence à l’égard de la longue silhouette pâle isolée dans le box, ne
parvenant à lui trouver aucune circonstance atténuante, malgré les efforts
qu’il revendique. C’est le maximum de la peine que le représentant du
ministère public requiert contre cette « misérable fille » : « Rien ne me
permet de vous demander d’atténuer votre verdict, et c’est la mort que d’un
cœur ferme je vous demande », articule-t-il, inexorable, à l’intention du jury.
À la suite de ces mots durs qui appellent au châtiment, les paroles de la
e
défense ont les accents de l’empathie. C’est M de Vésinne-Larue qui les
prononce ; il est jeune encore et semble à peine plus âgé que Violette. Avec
lui, un complet changement de perspective se produit par rapport à ce qui
e
s’est dit jusqu’alors par les voix de M Boitel et de l’avocat général. « Dans
ce réquisitoire, avance de Vésinne-Larue, je n’ai pas reconnu le crime de
l’enfant que j’assiste. » Violette une criminelle ? un monstre ? N’est-elle pas
d’abord une victime ? Ses condamnateurs ont beaucoup parlé des noirceurs
de son milieu d’adoption, mais qu’en est-il du climat familial dans lequel elle
a grandi ? Des parents pleins de vanité visant pour leur enfant une ascension
sociale à tout prix, un grand-père paternel à l’inconduite notoire, un logis
exigu où la jeune fille est privée de l’intimité la plus élémentaire. Tels sont
les ingrédients du drame. Dans ce contexte, Violette connaît les affres d’une
adolescence tourmentée – n’a-t-elle pas fait plusieurs tentatives de suicide
dans les années précédant le crime ? Des gestes dont l’authenticité ne peut
être contestée et qui disent assez son mal-être.
e
Pour M de Vésinne-Larue, le crime de Violette, malgré les dires de la
partie adverse, ne peut pas être un crime d’argent. Ne bénéficiait-elle pas
d’un protecteur qui satisfaisait ses besoins ? Le mystérieux Monsieur Émile,
dont le nom est apparu au cours de l’instruction, assurait largement ses
dépenses. De plus, ses parents lui avaient promis 60 000 francs de dot pour
son mariage avec Dabin, dont ils avaient fini par accepter l’idée. Quel intérêt,
dans ces conditions, avait-elle à les supprimer ? L’intention d’empoisonner
e
Mme Nozière, M de Vésinne-Larue n’y croit pas non plus. L’avocat soutient
que les sachets de véronal destinés à Germaine et à Baptiste Nozière n’étaient
pas identiques : à l’entendre, le premier aurait constitué « un instrument de
vengeance contre son père », là où le second n’aurait représenté qu’« un
moyen d’endormir sa mère ». D’ailleurs, Violette a toujours protesté avec
véhémence contre l’idée qu’elle aurait voulu tuer celle qui lui a donné le jour.
Quant à son mobile, quel était-il ? Pourquoi donc Violette voulait-elle
e
supprimer son père ? M de Vésinne-Larue, à mots couverts, le dit, c’est à
cause de l’inceste. S’il ne les met pas au centre de sa plaidoirie, l’avocat fait
siens les arguments de Violette. L’époque – pétrie de patriarcat –, l’opinion
publique majoritaire ne l’incitent guère à s’étendre sur ce point, mais il
entend insister sur la déposition de cet ami de la jeune fille qui a repris à la
barre des propos tenus devant lui. « Mon père oublie parfois que je suis sa
fille », aurait confié Violette au jeune homme des années plus tôt dans une
élégante et douloureuse litote. Pourquoi mentirait-il ? Pourquoi aurait-elle
menti ? L’inceste, s’il existe, achève de blanchir Violette. Il inverse les rôles.
De coupable, il fait de la jeune fille une enfant bafouée et transforme Baptiste
e
Nozière en père abusif. Pourtant, la presse, M Boitel, le ministère public ont
dénoncé comme des impostures et des calomnies les confidences de la jeune
criminelle ; ils y ont vu un torrent de boue jeté sur la mémoire de son père par
une enfant vicieuse. Un journal, Le Populaire, a même eu ces mots, le
11 octobre 1933 : « Faut-il la croire ? […] Et si c’était vrai, du reste, cela
autoriserait-il le crime ? Six ans après. Et alors en somme – comprenez-moi
10
bien – qu’elle en avait pris l’habitude ? »
L’inceste, aujourd’hui volontiers entendu, est encore tabou dans les
années 1930, la question n’est abordée qu’avec des mots prudents et des
pudeurs outrées par les juges. Cependant, même à l’époque, des voix
e
publiques se joignent à celle de M de Vésinne-Larue. À côté des surréalistes
11
qui rendent à Violette un hommage unanime , Marcel Aymé prend la parole
pour la défendre avec une sensibilité vibrante : « Dans l’hypothèse d’un
inceste, quelle pitié ne méritait-elle pas la malheureuse, et quel pardon ! Qui
12
donc eut osé lui reprocher ses amants cupides, cyniques, charognards ? »
Chez les uns et chez les autres, chez Marcel Aymé, chez Benjamin Péret, ou
encore chez Breton, c’est la toute-puissance des pères qui est dénoncée, cette
sorte de « droit de cuissage » qu’ils s’octroient sur leurs enfants.
Une telle vision des choses, en avance sur son temps, n’est pas encore
conforme aux conceptions de l’opinion, qui préfère la représentation
rassurante d’un père infaillible. Elle n’est pas accessible aux hommes qui
composent le jury et qui, dans le secret, délibèrent. Bientôt, c’est le choc du
verdict. Le 12 octobre, à voix haute, le président lit l’arrêt de condamnation à
mort : « En conséquence, la cour prononce contre Violette Nozière la peine
de mort, ordonne qu’elle soit conduite à l’échafaud, en chemise, nus pieds, la
tête couverte d’un voile noir, qu’elle soit exposée au pied de l’échafaud ; le
greffier lira la sentence au peuple, et elle sera immédiatement exécutée à
mort. » En entendant ces mots qui rendent la scène si imagée, Violette,
jusque-là très calme, sort de ses gonds et hurle à l’intention du président, de
l’avocat général, et du jury qui n’a rien voulu entendre : « Foutez-moi la
13
paix !… J’ai dit la vérité… Vous êtes sans pitié !… Saligauds ! » Les
gardes devront soulever la jeune accusée hors d’elle-même pour la sortir du
box. Si les surréalistes lui font parvenir une gerbe de roses rouges pour lui
exprimer leur soutien, les journaux en général voient dans ces cris l’aveu de
la véritable nature de Violette. Le Figaro ne parle-t-il pas d’une « fille de
trottoir se dress[ant] contre la sentence et crach[ant] sa colère », et de
14
« relents d’égout pénétr[ant] soudain dans la salle » avec elle ?
Quand tombe le verdict condamnant Violette Nozière à la peine capitale,
15
il y a bien des années qu’aucune femme n’a plus été menée à l’échafaud .
Violette ne fera pas exception, le président Lebrun – celui-là même que
Baptiste Nozière conduisait à travers la France à bord de sa locomotive –
prononce sa grâce, ce qu’elle apprend le jour de Noël 1934. Moins de dix ans
plus tard, en 1942, la jeune détenue modèle des centrales d’Haguenau et de
Rennes voit sa condamnation à perpétuité commuée en douze années de
travaux forcés par décision du maréchal Pétain. Dans un geste qui exprimait
peut-être une forme de pardon, peu de temps auparavant, elle avait
officiellement rétracté les accusations d’inceste portées contre son père. Ce
n’est pas tout, quelques années seulement s’écoulent avant que le général de
Gaulle libère définitivement Violette Nozière, le 28 août 1945.
Dans ses prisons, auprès des religieuses qui entourent les détenues, plus
tard, dans sa vie de femme et de mère, auprès de ses enfants et de son mari,
Violette a connu une forme d’apaisement. Tout ce qu’il y avait de rance dans
son histoire paraît s’être dissipé. De ce retournement intérieur une
reconnaissance officielle atteste des années plus tard, grâce à l’initiative de
e
M de Vésinne-Larue. Par un arrêt du mois de mars 1963, la cour de Rouen
prononce la réhabilitation de Violette Nozière, la parricide. Celle qui mourra
bientôt d’un cancer des os n’a plus beaucoup de temps à vivre mais cette
mesure qui semble effacer ses crimes la rétablit aux yeux de tous dans ses
droits. C’est la première fois dans les annales de la justice qu’un criminel de
droit commun est réhabilité après avoir été condamné à la peine capitale. Un
argument précieux pour tous les défenseurs de l’abolition de la peine de mort.
Être tout en contraste, de son adolescence à l’âge adulte, Violette Nozière
sera passée du désordre et du dérèglement à une acceptation du monde et à
une paix intérieure remarquées par tous lors de ses séjours en captivité. Avec
son crime, Violette a vidé sa révolte. Celle dont la jeunesse corrompue faisait
scandale est devenue à sa libération une épouse et une mère exemplaires.
Toute la puissance subversive prêtée à son geste une fois épuisée, l’héroïne
16
« mythologique jusqu’au bout des ongles » n’est plus. Cela n’empêchera
e
pas les surréalistes de conserver leur soutien à leur égérie. Quand M de
Vésinne-Larue demande la réhabilitation, sa démarche est soutenue par
André Breton qui a pour le pouvoir judiciaire cette injonction, comme un
coup de cravache : « Réhabilitez-la. Cachez-vous ! »

SOURCES : Revue des grands procès contemporains, 1935, p. 5-44.


BIBLIOGRAPHIE : Alphonse Boudard, Faits divers et châtiments, Le Pré aux
Clercs, 1992 ; Sarah Maza, Violette Nozière. A Story of Murder in 1930s
Paris, Berkeley, University of California Press, 2011 ; Véronique
Chalmet, Violette Nozière. La fille aux poisons, Flammarion, 2004 ; Jean-
Marie Fitère, Violette Nozière, Acropole, 2007 (l’ouvrage, tout en se
montrant fidèle aux sources premières, ne les cite pas) ; Bernard
Hautecloque, Violette Nozière. La célèbre empoisonneuse des années
trente, Nantes, Éditions Normant, 2010 ; Frédéric Pottecher, Les Grands
Procès de l’Histoire, Fayard, 1981 ; Anne-Emmanuelle Demartini a
consacré plusieurs études historiques à l’affaire Nozière parmi
lesquelles : « La parole sur l’inceste et sa réception sociale dans la France
des années trente. L’affaire Nozière », Revue d’histoire moderne et
contemporaine, 56-4, oct.-déc. 2009, p. 190-214 ; Anne-Emmanuelle
Demartini avec Agnès Fontvieille, « Le crime du sexe. La justice,
l’opinion publique et les surréalistes : regards croisés sur Violette
Nozières (sic) », in Christine Bard, Frédéric Chauvaud, Michelle Perrot et
e e
Jacques-Guy Petit (dir.), Femmes et justice pénale, XIX -XX siècles,
Rennes, PUR, 2002. Le dossier d’instruction de l’affaire Nozière est
conservé aux Archives de Paris.

1. Ainsi par exemple le film de Claude Chabrol avec Isabelle Huppert, Violette Nozière
(1978).
2. Voir notamment sur le sujet, Anne-Emmanuelle Demartini et Agnès Fontvieille, « Le
crime du sexe. La justice, l’opinion publique et les surréalistes : regards croisés sur Violette
Nozières (sic) », où il est question de la « censure qui a frappé l’inceste dans la presse et les
discours de la justice », in Christine Bard, Frédéric Chauvaud, Michelle Perrot et Jacques-
e e
Guy Petit (dir.), Femmes et justice pénale, XIX -XX siècles, Rennes, PUR, 2002, p. 249.
Cette même idée est présente dans la plupart des textes de cet auteur.
3. Sarah Maza, Violette Nozière, Berkeley, University of California Press, 2011, p. 84.
4. Lors de l’instruction, Violette et sa mère ont des versions quelque peu différentes sur le
sujet. Voir Sarah Maza, Violette Nozière, op. cit., p. 99 ; Jean-Marie Fitère, Violette
Nozière, Acropole, 2007, p. 69.
5. Conformément à la loi de 1897, le commissaire Guillaume n’était pas autorisé à faire
subir à Violette Nozière un véritable interrogatoire : à partir du moment où un mandat
d’amener avait été décerné contre elle, elle appartenait à la justice.
6. Commissaire Marcel Guillaume, Mes grandes enquêtes criminelles. Mémoires, Éditions
des Équateurs, 2010, p. 337 sq., spécialement, p. 353 sq. À l’origine, les Grandes enquêtes
du commissaire Guillaume ont été publiées en feuilleton dans le quotidien Paris-Soir au
début de l’année 1937.
7. En 1963, à l’époque de la réhabilitation de Violette Nozière, et plus tard, au moment de
sa mort, la presse fait état d’un certain Émile Cottet. En réalité, les diverses informations
relatives à cet individu ne concordent pas avec celles du protecteur de Violette. Sur ce
point, voir Sarah Maza, Violette Nozière, op. cit., p. 271.
8. Jules Claretie, Le Figaro, 11 octobre 1933.
9. Colette, « Le drame et le procès », in Œuvres complètes, Éditions du Club de l’honnête
homme, 1973, p. 452. Le texte d’origine est paru dans L’Intransigeant pour lequel Colette
assurait le compte rendu du procès.
10. Cité par Anne-Emmanuelle Demartini et Agnès Fontvieille, « Le crime du sexe. La
justice, l’opinion publique et les surréalistes : regards croisés sur Violette Nozières (sic) »,
in Christine Bard, Frédéric Chauvaud, Michelle Perrot et Jacques-Guy Petit (dir.), Femmes
e e
et justice pénale, XIX -XX siècles, Rennes, PUR, 2002, p. 250.
11. Le groupe surréaliste prend l’initiative de faire paraître un recueil de poèmes et de
dessins en hommage à Violette Nozière, Violette Nozière. Poèmes, dessins,
correspondance, documents, Bruxelles, Nicolas Flamel, 1933 ; rééd. José Pierre, Terrain
Vague, 1991. Pour une étude de ce recueil, voir Anne-Emmanuelle Demartini et Agnès
Fontvieille, « Violette Nozière ou le fait divers médiatique au miroir surréaliste », in Tout
contre le réel. Miroirs du fait divers, Le Manuscrit, 2008, p. 105-130.
12. Marcel Aymé, Du côté de chez Marianne, Michel Lécureur (éd.), Gallimard, 1989,
p. 230. Il s’agit de la réédition du compte rendu du procès originellement paru dans
Marianne.
13. Différentes versions sont données dans la presse des mots proférés par Violette Nozière
en entendant le verdict ; quelles que soient les formules, toutes expriment ce rejet violent à
l’égard de la cour.
14. Jules Claretie, Le Figaro, 13 octobre 1933.
15. Pas une femme n’a été guillotinée en France depuis 1905, excepté une femme
condamnée à mort pour avortement sous Vichy. Michelle Perrot, « Ouverture », in
Christine Bard, Frédéric Chauvaud, Michelle Perrot et Jacques-Guy Petit (dir.), Femmes et
e e
justice pénale, XIX -XX siècles, op. cit., p. 9.
16. L’expression est d’André Breton.
COUR D’ASSISES DE LA SEINE

(10 octobre-12 octobre 1934)

[Faute de disposer de la déposition de Violette à son procès, l’accent


sera mis sur les plaidoiries des avocats.]

PLAIDOIRIE DE ME MAURICE BOITEL


Messieurs de la cour,
Messieurs les Jurés,
e o
Au 6 étage du n 10 bis de la rue Montgallet, à Paris, dans le
e
XII arrondissement, habitaient en juin 1913 Baptiste Nozière et Germaine
Hézard, épouse divorcée Arnal.
La malheureuse femme, pour laquelle j’ai l’honneur de prendre la parole,
avait en effet été victime des brutalités de son premier mari, et le divorce fut
prononcé en sa faveur en janvier 1914. Au cours d’une longue procédure,
rien n’avait été reproché à ma cliente. Monsieur Émile n’avait pas encore été
imaginé ; laissez-moi, Messieurs, repousser du pied une première
calomnie !!! – On a ensuite, dans des journaux qui recherchent surtout le
grand tirage, crié au scandale parce que Baptiste Nozière et Germaine
Hézard, d’abord simples voisins de palier, avaient, au terme de Pâques, pris
la décision d’occuper ensemble, du consentement de leurs deux familles, un
e
logement de trois pièces au 3 étage du même immeuble, rue Montgallet.
Une fois expiré le délai imposé par la loi aux divorcées, la régularisation
de l’union fut officiellement faite le 17 août 1914. Violette Nozière est née le
11 janvier 1915, neuf mois après l’emménagement de Pâques 1914… Je vous
dis cela, Messieurs, car je n’ai rien à cacher de mon dossier ! Il n’y a pas de
mystère dans l’histoire naturelle et sociale de la famille Nozière !!
À la naissance de sa fille, Baptiste Nozière était âgé de trente ans. Jusqu’à
seize ans, il est resté chez ses parents établis boulangers à Prades, près de
e
Brioude ; il fait son service à la 14 section d’infirmiers à Lyon, j’ai ici son
certificat de bonne conduite militaire. J’ai beaucoup mieux : voici un
document qui prouve le courage civique de celui que l’on a tant essayé de
salir :

Nous, Maire de la Commune de Prades, certifions que l’enfant


Farigoule, Prosper-Joseph, âgé de dix ans, s’est noyé le deux mars 1909,
à 5 heures du soir, en allant patiner sur les bords de la rivière l’Allier, et
que Nozière, Baptiste, aussi de cette Commune, alors âgé de vingt-quatre
ans, s’est porté courageusement à son secours et a pu le retirer au moment
où il allait disparaître sous la glace…

Voilà l’homme ! Voyons un peu l’ouvrier.

Entré comme ajusteur à la Compagnie des chemins de fer Paris-Lyon-


Méditerranée, devenu chauffeur puis mécanicien de rapide, réputé pour les
plus solides qualités professionnelles et la plus sérieuse conduite, travailleur
sobre et économe, Baptiste Nozière conduisait, en juillet 1933, le train bolide
Paris-Vichy. Le 2 juillet 1933, il avait été choisi pour piloter le train du
président de la République partant à Besançon…
Tout récemment, Mme Nozière me montrait avec fierté le diplôme de son
mari, la médaille des Chemins de fer, cette Légion d’honneur des
cheminots…
Vous avez, Messieurs, entendu les éloges unanimement décernés à
Baptiste Nozière par ses chefs de service ainsi que par ses camarades de
travail. Voici ses dernières notes professionnelles :

Je soussigné, Pont, Pierre, chef de dépôt principal au dépôt des


locomotives du PLM, 1, rue du Charolais à Paris, déclare que l’ex-
mécanicien de route Nozière Baptiste assurait un excellent service.
C’était un agent très bien noté, ponctuel, discipliné et sobre.
Ses capacités professionnelles étaient supérieures à la normale et, en
raison de ses qualités, il avait été affecté à une conduite de trains rapides
et express particulièrement difficile qu’il assurait à notre entière
satisfaction.

Excellent mécanicien, homme honnête et courageux, conscient de ses


droits comme de ses devoirs, ouvrier solidaire de ses camarades de travail, tel
était Baptiste Nozière. À la dure école du salariat, il avait acquis et conservé
le plus haut sentiment de ses obligations professionnelles et civiques. Il
appartenait ainsi à ce que l’on appelle parfois l’aristocratie ouvrière…
Vous connaissez, Messieurs, la vie extrêmement dure, les lourdes
responsabilités des mécaniciens de rapide. Les 40 000 francs de salaire
annuel (indemnités et primes comprises) sont compensés par les nuits sans
sommeil ; en arrivant au but, à l’heure matinale où les grandes gares se
réveillent, les voyageurs dont vous êtes jettent parfois un regard compatissant
et reconnaissant vers les rudes pilotes aux yeux noircis de charbon qui font la
toilette de leur Pacific avant de faire la leur… Leur vie de famille dépend du
roulement du service…
Faut-il insister sur la servitude et la grandeur de ce métier fatigant où le
plus consciencieux peut ne voir la porte de l’hôpital s’entrouvrir que pour
aller achever sa convalescence en prison ?… Le mécanicien Nozière avait
échappé aux dangers des accidents professionnels, aux ennuis des
instructions correctionnelles : il a fallu qu’il trouve la mort dans un drame des
plus atroces, de la main même de sa propre fille, instrument d’un complice
dont, en se constituant partie civile, ma cliente a voulu activer les recherches,
tout en défendant la dignité de son foyer.

Ma cliente a tenu à faire respecter la mémoire de son mari. En effet,


l’harmonie la plus parfaite régnait dans le ménage Nozière. Malgré la cruelle
publicité donnée à cette tragédie familiale, rien n’est venu justifier le
scepticisme de quelques littérateurs sur l’affection et l’amour que se
témoignaient, aux dires de tous les voisins, le mari et la femme. Nous verrons
tout à l’heure ce qu’il faut penser de l’abominable calomnie lancée contre le
mort !
À la suite du défilé écœurant des jeunes jouisseurs, faux étudiants et vrais
maquereaux du Quartier latin, le cortège de braves gens venus témoigner de
la moralité et du bonheur conjugal des époux Nozière faisait, à l’audience
d’hier, un contraste vraiment remarquable.
Ceux qui ont assisté à la descente de justice dans l’appartement du crime,
o
au n 9 de la rue de Madagascar, ont pu constater le désordre inouï du
logement, bouleversé par le passage des criminels, des pompiers, des
infirmiers, des policiers – désordre qui cependant ne réussissait pas à faire
oublier complètement l’aisance modeste et le charme ordonné de ce logis
e
ouvrier du XII arrondissement.
C’est que Baptiste Nozière avait toujours exigé que sa femme ne
s’occupât que de son intérieur !… Mme Nozière, laborieuse et économe,
faisait elle-même la lessive, le raccommodage, la couture et la cuisine, bref,
tous les travaux de ménage, malgré sa santé délicate : cela ne lui donnait pas
beaucoup de loisirs… Couturière de profession, elle avait l’aiguille habile et
active.
Il y avait quelqu’un qui gardait les mains blanches ! Violette, l’enfant
unique, passait de l’école communale aux cours secondaires du lycée
Voltaire, puis entrait au lycée Fénelon sur les conseils d’un ami que vous
avez entendu hier, M. Duchemin, professeur de mathématiques au lycée
Michelet.
… À force de patiente épargne, les parents avaient en banque une certaine
quantité d’obligations et de rentes, dont le montant total s’élevait à
180 000 francs, un petit héritage de Mme Nozière étant venu se joindre aux
économies du ménage. Le père n’avait-il pas choisi la ligne Paris-Vichy, un
des parcours les plus durs du PLM, parce que les primes de gestion,
d’économie de charbon, les indemnités et gratifications y étaient un peu plus
fortes qu’ailleurs ? Il rêvait, le malheureux, de faire de sa fille Violette un
professeur de mathématiques ! Que celui qui n’a jamais pensé à faire à son
enfant une situation sociale meilleure que la sienne lui jette la première
pierre !
Ah ! Messieurs, qu’on ne critique donc pas ces Français moyens, parents
attentionnés à l’ascension de leur fille, et qui ont peine – et de la peine – à
s’apercevoir de son travail irrégulier !
Ne trouve-t-on pas, Monsieur le Procureur, des sujets pervers dans les
meilleures familles ?

Le père sur sa machine, la mère occupée à son ménage, l’enfant d’une


santé un peu délicate manque la classe et prend le goût de l’oisiveté et des
plaisirs extérieurs. La vie sociale d’après-guerre l’y entraîne !
Intelligente et menteuse, elle a pu longtemps cacher à ses parents la
double vie qu’elle menait. C’est elle qui signait les bulletins d’absence du
lycée…
Au printemps 1932, Violette est externe aux cours secondaires du lycée
Voltaire ; sa mère trouve dans ses poches un brouillon de lettre :

Pierre, mon Pierre ; que vais-je devenir après ce que je sais ? Je te


pardonne et je t’aime quand même !

Ce n’est que plus tard que les parents ont appris que cette lettre était
destinée à Pierre Camus ! Sur le moment, Violette explique qu’il s’agit d’un
brouillon de composition française donnée en devoir… elle vient d’attraper la
syphilis ! Au début de décembre 1932, elle est prise en flagrant délit de
complicité de vol d’un dictionnaire dérobé à la librairie Gibert et qui valait
40 francs ; un arrangement amiable intervint, moyennant une somme de
140 francs que ses parents durent verser.
Ceux-ci lui font des remontrances assez sévères car, le 15 décembre 1932
– et c’est le prologue de la tragédie –, Violette disparaît en laissant une lettre
indiquant que le soir même elle va se jeter dans la Seine ! Le commissaire de
Picpus et celui du Panthéon sont alertés, et Violette est retrouvée quai Saint-
Michel. En janvier 1933, les parents, voulant la surveiller davantage, la
retirent du lycée Fénelon pour lui faire suivre des cours par correspondance.
Mais, en raison de malaises divers et imprécis qui font craindre la tuberculose
à ses parents non avertis de son accident vénérien de mars 1932, Violette ne
travaille pas régulièrement.
Sa mère la fait examiner par le docteur Deron qui pratique une prise de
sang le 16 mars 1933. Le 22 mars, nouvel examen. Le docteur qui a reçu
l’analyse sous enveloppe cachetée du laboratoire Vernhes demande à
Mme Nozière si sa fille n’est pas venue au monde couverte de boutons. Il
entend la protestation immédiate de ma cliente, étonnée de cette question à
propos de tuberculose !
Le docteur convoque à nouveau la mère et la fille pour le lendemain afin
d’effectuer des prises de sang sur toutes les deux.

Nous voici au premier acte : ce 23 mars, jour de la mi-carême, sortant des


couloirs de l’hôpital Bichat (service du docteur Deron), Violette remet à sa
mère trois paquets de poudre « afin d’éviter la contagion ». N’ayant aucun
soupçon, les parents absorbent le contenu des paquets et s’endorment. Au
milieu de la nuit, M. Nozière se réveille, suffoqué par la fumée d’un rideau
qui brûle à l’entrée de la chambre à coucher. Les pompiers et police-secours
sont appelés. La jeune Violette n’a aucun malaise… Elle dit avoir allumé le
rideau accidentellement. M. Nozière est quelque temps malade, mais
Mme Nozière est difficilement rappelée à la vie et doit rester à l’hôpital. On
attribue tout à l’asphyxie ! Personne, pas même les médecins, ne parle
d’empoisonnement !
C’est le 29 mars que Violette va chercher le résultat définitif des
analyses. Elle rapporte une ordonnance. Le 10 avril M. Nozière profite d’un
jour de congé pour aller voir le docteur Deron et apprend de ce dernier la
vérité. Il ne veut pas la dissimuler à sa femme à laquelle le docteur, pour
atténuer la nouvelle, voudrait faire croire que la maladie vient de l’hérédité et
que Violette est encore « jeune fille »… Le médecin fait effectuer une prise
de sang sur le père. Nous reviendrons tout à l’heure sur les déductions fort
intéressantes que l’on peut tirer de cette opération démontrant que, comme la
mère, le père n’était pas atteint de syphilis.
À partir de cette période, Violette prétexte son traitement antisyphilitique
pour s’absenter les après-midi. Elle fait cependant une cure de sagesse
relative avec sa mère, à Prades, chez son grand-père paternel du 20 mai au
26 juin. Mme Nozière doit intervenir un soir pour la ramener du bal…
L’existence que mène Violette ne peut que dépasser de beaucoup ses
ressources pécuniaires normales. Fréquentant les cafés du Quartier latin, se
déplaçant de préférence en taxi, elle a, en outre, la bourse généreuse.
Mais elle est tombée de l’école buissonnière dans les bars du boulevard
Saint-Michel, puis aux trottoirs de la Madeleine… Il lui faut soutenir la
réputation qu’elle s’est faite de fille d’un ingénieur du PLM et d’une première
de la Maison Paquin. D’autre part, il lui faut faciliter la vie large de Jean
Dabin et de sa bande.

À notre époque de démocratisme corrompu par l’argent, le travailleur


manuel cherche à faire de sa fille une intellectuelle et la société lui rend une
prostituée !
Progressivement, Violette s’est échappée de l’horizon familial trop étroit
et devient l’ennemie intime de ses parents. Sous quelles influences ? La
volonté de jouir de la vie, les besoins d’argent et d’indépendance, les
mauvaises fréquentations, le dérèglement de la jeunesse née pendant la
guerre ?… Bohèmes dont la race a bien dégénéré depuis Henri Murger, faux
étudiants et aventuriers de tout acabit se coudoient dans les bars du boulevard
Saint-Michel. Là se rencontrent les alluvions marécageuses de Montmartre et
de Montparnasse ! Une camaraderie, qui pousse bientôt la complaisance
jusqu’à la complicité, entraîne certains étudiants paresseux et noceurs à
emprunter aux filles !
Que dit le barman du Palais du Café : « Depuis des mois… Violette était
généralement accompagnée de son ami Jean Dabin qui faisait de longues
stations chez nous et l’attendait quelquefois d’une heure à quatre heures de
l’après-midi. »
Legrand, dit Willy, a déclaré : « Le 22 août au soir, Violette m’a dit
qu’elle m’avait cherché dans la journée pour m’inviter à dîner. Elle devait
aussi (c’est le lendemain du crime) me rendre les 350 francs que j’avais
prêtés à Jean Dabin, au moment de son départ aux Sables-d’Olonne… »
L’autre ami de Jean Dabin, Bernard Piébourg, a ajouté qu’il avait vu une
ou deux fois Violette remettre à Dabin l’argent qu’elle avait reçu d’amis de
rencontre.
« Une fois, Dabin a pris dans son sac un ou deux billets de 100 francs,
c’est-à-dire tout ce qu’elle avait ! Il lui a laissé seulement de quoi prendre son
billet de métro ! »
Jean Dabin l’a d’ailleurs reconnu sans trop de difficulté : « J’avais jugé
qu’il serait agréable d’avoir une automobile pour nos vacances. Violette
m’avait déclaré : “Je ne sais pas si je pourrai avoir de l’argent, mais je vais
voir”… Elle m’avait déclaré qu’elle dirait à ses parents, pour pouvoir aller
aux Sables-d’Olonne, que la demoiselle Deron l’y accompagnerait. »
Sur l’interpellation de la partie civile, Jean Dabin qui avait reconnu avoir
fait partie de l’Action française, a dû avouer, à l’audience comme à
l’instruction, qu’il avait pressé Violette de satisfaire à ses demandes
d’argent : « J’ai bien été rue de Sèze accompagner Violette chez un soi-disant
ami de sa mère qui devait négocier des titres pour cette dernière. J’étais avec
Willy. Ceci s’est passé le 16 août. Je l’ai attendue un grand moment dans un
café. »
Qui habitait rue de Sèze ? Le Tunisien Fellous, que Violette avait « levé »
au début d’août en face du restaurant Viel, boulevard de la Madeleine, et
auquel elle déclara avoir besoin de 10 000 francs, puis lui réclama
2 000 francs.
Dabin est encore obligé d’avouer : « Le jour où j’ai accompagné Violette
à l’hôtel Ambassador pour l’automobile et où elle devait rapporter
10 000 francs, je ne l’ai pas vue revenir ce jour-là. Je l’ai attendue deux
heures.
… Comble de délicatesse ! Deux mois après le crime, Jean Dabin,
convoqué à une confrontation avec Mme Nozière, s’y présente avec une
bague au doigt. Mme Nozière reconnaît la bague de son mari ! Jean Dabin
n’avait pas eu, dit-il, l’occasion de la rendre plus tôt. Violette la lui aurait
prêtée au début d’août…
Combien symptômatique est encore la lettre écrite par Violette à Dabin,
le 21 août, quelques heures avant le crime :

Je voudrais bien voir Willy pour lui rendre demain l’argent qu’on lui
doit. Je t’enverrai sans faute l’argent de Bernard demain… Je t’aime
comme je n’ai jamais aimé, d’un amour fou et éperdu. Bonjour de
Maddy. À bientôt. Reçois de ta femme chérie ses longs et doux baisers.
Ta Violette.

Il est toujours question d’argent dans ces lettres d’amour !… Et voici


toute une série de mensonges : l’ingénieur algérien Adari fait la connaissance
de Violette en juillet 1933. Elle lui raconte qu’elle est étudiante, que son père
exerce la profession d’ingénieur au PLM, qu’il a été très malade il y a une
dizaine d’années à la suite d’une chute, et qu’actuellement il se trouve fort
indisposé… Deux jours après, Violette lui apprit que son père était décédé, et
qu’elle allait commencer son deuil.
[…]
Êtes-vous étonnés si Mme Nozière éprouve de la pitié pour sa fille et de
la haine méprisante pour Jean Dabin ! Ce vague étudiant en droit ne porte-t-il
pas, au moins par ses incessantes réclamations d’argent, la grosse
responsabilité de la déchéance de Violette ?
[…]
Permettez-moi, Messieurs, de faire deux remarques importantes : Violette
ne s’absente du foyer familial que certains après-midi, prétextant différents
motifs et notamment son traitement antisyphilitique. Pour sortir quelquefois
le soir, elle se fait envoyer, par Jean Dabin ou par Madeleine Debize, de faux
pneumatiques signés Janine Deron, ou Bernard. Mais c’est l’après-midi
qu’elle rencontre un ou deux petits vieux bien propres, car, en dépit de ce
1
qu’elle a pu inventer, elle n’a pas de protecteur défini : elle dîne quatre ou
cinq fois, paraît-il, avec un industriel à la figure rouge, à la moustache
blanche et à la cravate bleue…
Si elle n’est pas falsifiée (comme les pneumatiques « Bernard » du mois
de mars ou « Janine Deron » de juillet et les lettres signées Christiane
trouvées sur Violette au moment de son arrestation), la lettre d’un Émile lui
est adressée le 21 août aux Sables-d’Olonne : Violette n’aurait pas revu ce
« protecteur » après le 17 août… Les subventions énormes dont on a parlé
auraient donc dû ne cesser qu’à cette date. Pourtant nous avons vu, par les
déclarations des Algériens-Tunisiens Atlan, Fellous, Adari, que Violette est à
court d’argent en juillet et août. C’est la période où Dabin attend vainement le
résultat des « rendez-vous » de Violette rue de Sèze et à l’hôtel Ambassador !
Violette ne trouve pas de quoi payer ni les renards argentés ni la Bugatti pour
passer les vacances aux Sables-d’Olonne avec Jean Dabin ! Piébourg et
Dabin s’étaient d’ailleurs promis de toucher une commission sur l’opération
financée par Violette !… Au début d’août, Dabin menace Violette de
rupture… C’est la preuve qu’Émile en tant que protecteur permanent, au
portefeuille inépuisable n’a pas existé ! S’il avait versé trois mille francs par
mois, Violette n’eût pas sollicité Atlan, Fellous, Adari, etc. !!…
[…]
Nous arrivons au deuxième acte de la tragédie : le 21 août, alors que
Violette a dit vouloir partir le lendemain aux Sables-d’Olonne, avec cette
sœur inventée du docteur Deron (dont elle a annoncé la présentation à ses
parents), ceux-ci, en recherchant un billet de 100 francs disparu d’un tiroir,
découvrent des pneumatiques signés « Jean » et « Bernard » sous la
couverture d’un dictionnaire anglais.
Quand la fille revient et excuse l’absence de la « sœur du docteur
Deron », sa mère lui montre le résultat de la perquisition. La discussion
s’échauffe, mais Violette, qui est revenue avec les trois cachets, réussit –
après une scène que vous avez encore certainement à la mémoire – à faire
absorber le poison à sa mère et à son père, alors qu’elle boit la potion
inoffensive…
Seule, ou avec le complice qui l’attendait sur le palier, elle part en
emportant 3 000 francs et une reconnaissance de dette qui n’avait de valeur
pour elle qu’à la mort de sa mère… de sa mère !…
Mais que vient faire ici le mobile de l’inceste ? Parlons plutôt de
l’héritage anticipé ! Un tuteur sera moins gênant que les parents, dont la
surveillance se resserre malgré tout ! Émancipation ? Mariage ? Tout de suite
les 180 000 francs, au lieu des 50 000 promis en dot !…
Mme Nozière ne peut croire que sa fille ait pu faire cela toute seule ; elle
a toujours affirmé qu’un complice avait dû la conseiller, la guider, la
suggestionner, la pousser, l’aider ensuite à réaliser le camouflage du crime en
suicide.
En tout cas, le mobile du crime, c’est l’argent !
Et tout le reste n’est que mensonge !
L’inceste est une abominable invention, qui ne résiste pas à l’examen des
preuves et des témoignages, et surtout à l’analyse des documents médicaux.
Violette qui (tous ses compagnons le disent) aimait à se vanter et à jouer un
rôle, a, paraît-il, vaguement raconté (et en 1932 seulement) que son père
l’aurait obligée de subir ses caprices depuis 1927. Entendu par commission
rogatoire en Syrie, le témoin Leblanc, dont les relations avec Violette se
placent, dit-il, au cours de l’été de 1932 (remarquons cependant que Violette
er er
est en vacances avec sa mère à Quiberon du 1 juillet au 1 août 1932), a
répondu que Violette lui aurait déclaré que « son père l’avait violée ou
violentée », et qu’elle aurait à plusieurs reprises répété la même affirmation à
d’autres camarades, tel que Tessier, dont vous avez d’ailleurs entendu à cette
audience la peu précise déposition !…
Leblanc ajoute avec raison : « Ni moi ni mes camarades n’avons cru
d’ailleurs qu’elle disait la vérité, car Violette Nozière nous apparaissait avant
tout comme une fille bizarre (sic) éprouvant surtout le besoin de se vanter et
de conter des histoires invraisemblables et inventées par elle de toutes
pièces. Elle n’a jamais donné de précisions sur les circonstances au cours
desquelles elle aurait été violentée par son père. »
Ah ! Messieurs, le professeur Hirschfeld, directeur de l’Institut de
sexologie de Berlin, n’a-t-il pas écrit : « De pareilles accusations d’ordre
sexuel surgissent souvent de l’imagination érotico-hystérique des jeunes filles
au sortir de la puberté et s’expliquent par le besoin de justifier et de se faire
pardonner certaines défaillances. » Au Quartier latin, notamment, on peut en
trouver d’autres exemples. Ce sont d’ailleurs des racontars généralement
imprécis.
Vous avez entendu la déposition bien vague de Camus, qui a connu
Violette un peu avant les vacances de Pâques 1932, et prétend n’avoir jamais
été son amant.
Camus rapporte que Violette lui aurait dit : « “Mon père oublie parfois
que je suis sa fille.” — J’ai insisté, continue-t-il, pour avoir le sens exact de
ces paroles ; elle me l’a donné, mais sans ajouter aucune précision. Je ne me
rappelle pas les termes qu’elle a employés, mais je crois qu’elle m’a dit que
son père avait envie d’elle. J’ai compris qu’elle me faisait part simplement
d’une mauvaise intention de son père, mais que cela ne s’était pas encore
passé… »
Vous avez entendu le témoin Endewell, qui a connu Camus et Violette
également un peu avant Pâques 1932. Il a, dit-il, été très étonné de l’entendre
crier qu’elle voulait tuer Pierre Camus, « parce qu’il l’avait contaminée, et
qu’elle était ainsi très embêtée vis-à-vis de ses parents ». C’est en 1932
seulement que Violette aurait parlé du viol de 1927 ! Elle n’en a jamais parlé
auparavant, même à sa grand-mère maternelle ! Elle n’en parle pas à son
amie intime, Madeleine Debize, dite Maddy !
Quant à Jean Dabin, Legrand dit Willy et Bernard Piébourg, les trois
derniers compagnons de Violette, ils n’ont jamais entendu parler de l’inceste,
et pourtant, dans ce milieu, il est assez fréquent d’entendre cette excuse
frelatée ou cette vantardise équivoque !
[…]
Messieurs, vous pèserez en votre âme et conscience d’une part les
racontars imprécis, les allusions troubles et contradictoires, d’autre part les
déclarations sincères et nettes de tous ceux qui ont connu de près le ménage
Nozière. Inutile sans doute de dire, Messieurs, que dans la famille, du côté
maternel comme du côté paternel, tous sont unanimes à protester contre
l’abominable accusation !
[…]

J’en arrive, Messieurs, aux preuves par lesquelles l’on a essayé de


soutenir cette diffamation à la mémoire d’un mort !
— Le jardin de Charenton ? La cabane mal construite, avec des planches
disjointes ?
Mme Duchêne, habitant à proximité, a déclaré : « Il me paraît impossible
que Nozière ait abusé de sa fille dans cette cabane. » Le témoin Besset a tenu
de son côté à préciser que le jardin Nozière était exposé de tous les côtés à la
vue. Le témoin Chausse apporte la même déclaration.
— Le cahier de chansons trouvé dans un tiroir ?
Il provenait d’un cousin tué à la guerre, et Nozière y avait finalement
inséré ses feuilles de paie. Les chansons de route ne sont pas généralement
austères ; mais, après tout, pour les comprendre, il faut déjà savoir !
Ah ! Messieurs les Jurés, ne conservez pas dans votre tiroir les Contes de
La Fontaine !!!
— Le chiffon intime ? Les précisions données par l’expérimentée
Violette sont bien tardives ! Sa fille ayant déjà trouvé une fois ce chiffon,
Mme Nozière lui avait interdit de s’occuper de la chambre à coucher !
Quel supplice a été infligé à ma malheureuse cliente ! Elle a dû confesser
l’usage qu’elle connaissait personnellement de ce linge ! Elle a dû apporter
un certificat médical attestant qu’à son âge les précautions prises étaient
encore nécessaires !… Ah ! n’insistez pas, Messieurs de la défense !
Voudrait-on refaire le Journal d’une femme de chambre ?
Et combien la publicité donnée à cette affaire n’a jamais paru plus
odieuse qu’autour de cette argumentation d’alcôve !
Je donne l’exemple de la discrétion : je ne demande pas à Violette quel
chiffon aurait servi dans la cabane du jardin… Je ne lui demande pas
pourquoi elle aurait subi les caprices de son père pendant six ans puis
soudainement elle aurait eu ce violent accès de pudeur après avoir erré de
clients en clients !
Cependant, il faut bien le dire, on a voulu corser cette affaire ! N’est-ce
pas le lieu de répéter : « Qui veut trop prouver ne prouve rien » ?
[…]
Ce n’est pas tout… Il me faut, Messieurs, vous apporter le document qui
est pour moi la preuve la plus importante du mensonge, concernant l’inceste.
Voyons de plus près l’évolution de la syphilis de Violette.
Violette est contaminée en mars 1932. La révélation est faite au père, un
an après, le 10 avril 1933. Après un traitement sérieux, Violette n’est
blanchie que le 4 juillet. Or M. Nozière est examiné à plusieurs reprises. M.
et Mme Nozière sont d’abord invités par le médecin de leur fille à se faire
effectuer des prises de sang en mars et avril ; ils sont reconnus tous les deux
absolument indemnes !
Un nouvel examen en mai et en juin confirme cette conclusion. Et, voici
mieux, car c’est un document de la compagnie PLM qui ne peut pas être
contesté : le 4 août, M. Nozière est examiné à la suite de sa chute de la
locomotive ; il se plaint de maux de tête, pour lesquels il est soigné à l’hôpital
de la Pitié sur l’ordre du service médical PLM :

Ponction lombaire Lymphocites : 0,1 ; Wassermann négatif. Il


pourra sortir le 16 août et reprendre son service le 28 août.
Signé : Dr FOUQUET, 16 août 1933.

À l’époque où Baptiste Nozière a quitté l’hôpital de la Pitié (quelques


jours avant l’empoisonnement du 21 août), son état général était bon ; il était
reconnu non atteint de syphilis ! À qui ferait-on croire que la syphilis n’eût
point été communiquée au père par la fille, si l’inceste existait ? On ne peut
pas objecter qu’il a pu prendre des précautions depuis la révélation de la
maladie, en avril 1933. D’abord les précautions telles que les décrit Violette
auraient été employées contre la fécondation, et non contre la
contamination…
Mais, avant avril 1933 ? Violette était également contagieuse et personne
ne le savait ! Ah ! j’entends bien, on peut m’objecter que Dabin n’a peut-être
pas été contaminé. Nous n’avons aucune preuve à ce sujet et nous ignorons
s’il ne prenait pas des précautions spéciales. En tout cas, même si Jean Dabin
n’a connu Violette que le 5 ou 6 juillet – je dis « si », car certains ont déclaré
que Dabin connaissait Violette dès le mois de mars 1933 (le barman Collès,
par exemple) – Violette était blanchie le 4 juillet, une fiche médicale
l’indique. Rien ne démolit l’argument incontestable tiré du rapport fait au
service médical de la compagnie PLM par le médecin de l’hôpital de la Pitié
le 16 août 1933, établissant que quelques jours avant sa mort, Nozière n’était
pas atteint de syphilis !…
Enfin, Messieurs, un dernier point sur lequel, après l’audience émouvante
d’hier, après la si pénible confrontation de la mère avec sa fille, je ne veux
pas, vous le comprendrez, insister ! Mais le dossier est là !
Violette a voulu empoisonner son père comme sa mère, le 21 août 1933
comme le 23 mars. Or, c’est la mère qui a été le plus gravement malade le
23 mars, alors que Violette, qui n’avait cependant pas marqué les cachets, ne
présentait aucun malaise ; il est certain qu’elle a jeté à temps la poudre
destinée à son verre. Le 21 août, elle marque le cachet inoffensif qu’elle se
réserve. Il n’y avait pas de marque spéciale sur celui de sa mère… Celle-ci
est absolument persuadée que, sous l’influence et avec l’aide d’un complice,
Violette a voulu l’empoisonner à deux reprises…
Ce n’est pas l’odieux mensonge de l’inceste qui peut expliquer la double
tentative contre la mère ! Le complice voulait l’argent !

J’arrive, Messieurs, en effet, à la question de la complicité, dont la


recherche a été le but principal de la constitution de la partie civile. Dès sa
première déclaration à l’instruction, Mme Nozière non seulement a défendu
la dignité de son foyer, mais encore a réclamé une enquête approfondie sur
les complicités matérielles et morales, parfois avec une énergie si obstinée
que M. le juge d’instruction se fâchait un peu de cette insistance !… Les
procès-verbaux en font foi !
[…]
— J’entends bien que l’honorable représentant du ministère public à la
chambre des mises en accusation a répondu péremptoirement qu’il était
vraisemblable que Violette a pu déshabiller le mort et que Mme Nozière a pu
se rendre elle-même sur le lit dans un état de demi-conscience !!!
Le ministère public semble croire que Violette, ayant menti sur toutes
choses, a dit la vérité en refusant d’avouer l’existence d’un complice […].
— Souffrez, Messieurs, que la partie civile ne soit pas aussi facilement
satisfaite ! […]
— Autre question restée sans solution précise où, quand et comment
Violette s’est-elle procuré le poison en mars et en août ? Qui lui a conseillé le
dosage ? Qui lui a dit que ce poison disparaît parfois sans laisser de traces ?
Qui lui a fourni le poison en mars, s’il est même démontré – ce qui n’est
pas – qu’en août elle ait acheté les trois tubes dans deux pharmacies ?
— Autres questions encore non élucidées : où a été rédigée la fausse
lettre du Dr Deron ? Mme Nozière a affirmé que ce n’était ni l’écriture de sa
fille ni son style ! Dabin a nié en être l’auteur ; mais qui donc l’a rédigée
[…] ?
— À quelle heure est mort M. Nozière ? À quelle heure Violette est-elle
sortie de l’appartement ? A-t-elle ouvert à quelqu’un ? L’absence de gradé
responsable parmi les policiers, les pompiers, les infirmiers, a entraîné
l’absence de constatations immédiates.
— Le corps a été déplacé, transporté, sans les précautions indispensables,
à l’hôpital Saint-Antoine (ce sont les experts eux-mêmes qui le disent ;
cote 417). Aucune constatation médico-légale n’a pu être faite sur l’état du
cadavre ; aucune tentative de précision n’a pu être faite sur l’heure de la mort
de M. Nozière.
— Il n’y a pas eu apposition immédiate des scellés… Évidemment, on a
d’abord pu croire à un suicide ! Évidemment, c’était la période des vacances !
Mais, ne vous apparaît-il pas que dans cette affaire, comme dans beaucoup
d’autres affaires actuelles, l’information judiciaire eût gagné à être
immédiate, profonde et complète, dès le début, sans idée préconçue ? Par la
suite, les clefs ont valsé du commissariat à la concierge, de la concierge au
commissariat ; bref, on entrait dans l’appartement comme dans un moulin, et
l’on a signalé des allées et venues de gens qui n’ont point donné leur nom…
[…]
— Encore un autre problème : qui a déshabillé les époux Nozière ?
Le 21 août, le père n’avait pas son veston, mais il portait, au moment où
il a bu le poison, un pantalon, une chemise, des pantoufles, des bretelles et un
suspensoir. La mère avait un pull-over, une blouse blanche, une jupe, une
chemise de jour, des pantoufles et une ceinture-corset qu’elle ne quittait que
le soir pour la mettre sous son oreiller.
Comment les retrouve-t-on le 23 août, à une heure du matin ? Baptiste
Nozière vêtu seulement de sa chemise et couvert d’un édredon, les pieds nus,
les chaussettes retournées et le suspensoir jeté sur le plancher sous la table !
Ce ne sont pas les agents qui ont déshabillé le mort ! Le témoignage du
voisin Mayeul, entré le premier dans l’appartement, est formel ; il est
confirmé d’ailleurs par les déclarations des pompiers.
— Mme Nozière, tombée au pied de son mari dans la salle à manger, est
retrouvée dans le lit de la chambre à coucher, vêtue seulement de sa chemise
de jour ; un des oreillers, taché de sang, est sur le plancher ; les taies sont sur
le traversin ; le drap inférieur porte sur la partie recouvrant le traversin des
traces de sang coagulé sur presque toute sa longueur. Les agents et les
pompiers ont noté tous ces détails. Mais alors qui a aidé Violette dans ce
travail ? Qui a transporté Mme Nozière sur le lit de la chambre à coucher ? Le
voisin Mayeul affirme qu’il n’était pas possible à une seule personne de
transporter ainsi Mme Nozière à moins de la traîner sur six à sept mètres de
distance !… Mme Nozière est d’une taille au-dessus de la moyenne.
— Il est impossible d’autre part que Mme Nozière ait pu aller se coucher
sur son propre lit dont le matelas supérieur est à soixante-dix centimètres du
sol ! Et qu’on ne vienne pas nous dire que Mme Nozière s’est réveillée pour
aller s’étendre sur son lit !… Elle s’est écroulée près de son mari sur le
plancher de la salle à manger ; si elle avait été couchée avec son mari sur le
lit pliant de la salle à manger, sa blouse aurait été inondée de sang !
— Et sa plaie à la tête ? Elle a pu dire d’abord qu’elle s’était cognée sur
un meuble… Ses premières déclarations ont été certainement faites sous
l’influence du poison. En parlant le mercredi, elle a commencé par déclarer :
« Hier mardi », alors que les événements s’étaient passés le lundi ! En
reprenant complètement conscience, elle a toujours affirmé que cette plaie de
huit centimètres sur le côté droit du crâne provenait d’un coup.
À toutes ces questions, l’accusation répond par des réponses de Violette !
Mais que sont-elles donc, ces réponses, tout au long de l’instruction ?
« Ce n’est pas moi qui ai mis cet édredon sur le corps de mon père… –
Ce n’est pas moi qui ai porté ma mère sur son lit, et personne n’était avec
moi le lundi soir… – Je n’aurais pas pu la soulever, mais ce n’est pas moi qui
l’ai portée… – Ce n’est pas à elle [Madeleine Debize] que j’ai remis
l’argent… »
— Ce n’est pas moi !… Mais qui alors ??? Qui a mis les rideaux ? Qui a
retiré des ampoules électriques de la suspension de la salle à manger ? Qui a
fermé les fenêtres et retiré l’édredon de la fenêtre de la chambre à coucher ?
Qui était avec Violette le mardi soir, quand elle est rentrée dans la nuit du
mardi au mercredi ?
[…]
— Cette lacune dans l’emploi du temps de Violette n’est pas la seule.
Dans la nuit du 21 au 22 août, il y a un long intervalle inexpliqué entre son
départ de l’appartement, soi-disant à 23 h 30, et son arrivée à l’hôtel de la
Sorbonne (à trois heures du matin, dit-elle, mais le garçon de l’hôtel indique
une heure plus tardive…). Elle se présente à 7 h 30 le matin, 22 août, chez les
Debize ; elle arrive à 12 h 15 à l’hôtel de la rue Victor-Cousin et n’y revient
pas. Le 23 août, elle fuit l’hôpital où l’on veut confronter ses déclarations
avec celles de sa mère, et elle dit ne pas savoir où elle est allée…
L’accusation ne le sait pas non plus !
— C’est le 25 août que dans une chambre d’hôtel, elle dit au musicien
Pierre : « Ce n’est pas tenable ! », elle est arrêtée le 28 août seulement. On
n’a pas reconstitué toutes ses fréquentations, on n’a pas pu enquêter sur tous
ses déplacements.
[…] Il a fallu fouiller dans la ceinture sur le corps de Mme Nozière pour
trouver le billet de 1 000 francs. Il a fallu fouiller dans l’armoire pour trouver
l’argent de la paie du malheureux mécanicien et la reconnaissance de dette
familiale !
Personne ne fera croire à Mme Nozière que Violette a pu, toute seule,
faire toute cette mise en scène, et, à elle seule, effectuer tout ce travail.
[…]
— J’en ai presque fini avec l’énumération troublante des questions
posées par Mme Nozière… Il en reste une que je considère comme très
importante. Vous allez voir, Messieurs, qu’il est utile parfois de se constituer
partie civile.
Le lendemain de l’intervention de Mme Nozière, l’agent Parent a écrit
dans un rapport du 16 septembre 1933 qu’il avait nettement aperçu dans la
nuit du 22 au 23 août un individu qui, posté au coin de la rue de Wattignies et
de la rue de Madagascar, a surveillé les allées et venues des policiers en
regardant à peu près continuellement du côté de la maison du drame. Cet
observateur a-t-il été sérieusement recherché ?
« Il paraissait attendre quelqu’un », a affirmé le gardien de la paix, et il a
donné le signalement complet de cet homme, qui n’avait pas du tout l’allure
d’un simple curieux. Il est vraiment dommage qu’on n’ait pas arrêté cet
individu ; mais, cette nuit-là, il n’y avait pas d’autorités sur les lieux du
crime ! Le témoignage de l’agent n’est-il pas une preuve de plus que
Mme Nozière n’a pas tort d’affirmer que sa fille a été conseillée, poussée,
suggestionnée par quelqu’un, et que la réalisation de la mise en scène, le
camouflage du crime en suicide, les diverses besognes exécutées dans
l’appartement ont exigé la présence d’un complice ! Et qui donc a fourni le
poison ?
[…]

Messieurs de la cour,
Messieurs les Jurés,
J’arrive à la dernière partie de ma tâche… Une voix plus éloquente que la
mienne se chargera de dresser un réquisitoire sans doute impitoyable, mais
certainement incomplet en ce qui concerne le complice dont Mme Nozière a
voulu, par sa constitution de partie civile, faire activer les recherches.
Du banc de la défense, d’autres voix puissantes monteront pour souligner
l’immoralité du milieu si spécial que Violette fréquentait. Au petit horizon
tranquille du logis paternel, elle a préféré les aventures sordides… Elle s’est
encanaillée en compagnie d’étudiants paresseux qui la harcelaient pour payer
leurs dettes et leurs plaisirs.
Puissent-ils être flagellés, comme ils le méritent, ces petits jeunes gens
crapuleux qui ont profité de son corps et de son argent ! Plus lâches que les
ordinaires souteneurs, ils ont surtout cherché à esquiver leurs responsabilités !
N’y a-t-il pas une surveillance à exercer sur la jeunesse corrompue par le
culte de l’Argent et surexcitée par la décomposition d’un régime économique
et social détraqué ?
Nous sommes dans une période de transition où le Vieux Monde tremble
sur sa base ; les disciplines archaïques ont rejoint les dieux morts ! Les autels
et les trônes chancellent… Nous assistons, de secousse en secousse, à
l’avènement d’une société nouvelle où les individus auront un autre mobile
que l’Intérêt plus ou moins sordide, que l’Intérêt plus ou moins féroce !!!
Dans cette période de transition, il ne suffit pas d’apprendre aux enfants à
écrire, à lire, à compter ; il faut que, dans les établissements d’instruction de
toute catégorie, l’on ne néglige pas l’éducation rationnelle et sociale de
l’adolescence. La maison de correction n’est pas une solution ! Il faut des
constructeurs d’âmes ! À côté des intelligences, il faut former des
consciences.
[…]
Moi, j’avais à défendre une mémoire et une douleur… Que le mort repose
en paix ! Votre conviction, Messieurs les Jurés, est faite !
À l’extrême limite de la souffrance humaine, la mère (la victime que l’on
accusait à tort d’être impitoyable) m’a confié une mission qui m’est douce,
car je n’oublie pas que je porte la robe noire.
Longtemps après l’arrestation de sa fille – c’est par sa fuite que Violette
s’est elle-même dénoncée –, ma cliente est intervenue pour défendre la
mémoire de son mari, l’honneur et la dignité de son foyer. C’était son droit
absolu.
C’était également son devoir (elle a fait tout son possible) de faire
rechercher et punir le vrai responsable de cette épouvantable tragédie ! Vous
avez entendu ma malheureuse cliente à l’audience d’hier ; avant d’être
écartée pour laisser passer la justice humaine, elle a voulu insister jusqu’à la
dernière minute pour vous montrer les lacunes de l’information concernant le
véritable destructeur de son bonheur d’épouse et de mère !

… Statue vivante du désespoir, Mme Nozière est venue ce matin à mon


cabinet et m’a crié : « Dites à Violette que je lui pardonne tout le mal qu’elle
m’a fait !… Je lui pardonne même son odieux mensonge ! »
Seules les grandes douleurs peuvent avoir de telles générosités…..
Mme Nozière se désiste d’une intervention qui, quoiqu’on en dise, n’a
jamais été dirigée contre sa fille.
Avec le plus grand respect, je vous transmets son imploration
émouvante :
Mme Nozière vous supplie, Messieurs, de ne pas vous montrer sans pitié
pour son enfant !
PLAIDOIRIE DE ME RENÉ DE VÉSINNE-
LARUE

Messieurs de la cour,
Messieurs les Jurés,
J’ai suivi avec beaucoup d’admiration le saisissant récit des accusateurs ;
mais, dans ce réquisitoire, je n’ai pas reconnu le crime de l’enfant que
j’assiste.
Elle n’est pas à la mesure de vos réquisitions, la petite fille dont vous
parliez hier, Monsieur l’avocat général !
Violette Nozière parricide ! Ce n’est pas un drame qui commence, c’est
un drame qui finit…
Avant le dénouement tragique qui vous a si violemment indigné, n’y
avait-il pas l’influence néfaste d’un milieu corrupteur au lieu de la vigilance
affectueuse d’une famille ?
N’y avait-il pas une éducation détournée de son but essentiel et qui ne
vise plus qu’à la vanité ?
N’y avait-il pas un père qui « oublie parfois que l’enfant est sa fille », une
mère qui ne l’a pas toujours su et qui en donne une preuve éclatante en se
constituant partie civile contre sa propre enfant ?
Il y avait tout cela ! et cependant vous l’avez écarté du débat…
Brutales réactions d’une adolescence égarée, voilà, Messieurs les Jurés,
ce que sont les crimes de Violette Nozière !
Vous avez été sévère, monsieur l’avocat général, je ne m’en étonne pas :
vous plaidiez pour les pères de famille.
Je serai peut-être indulgent ; ne vous en étonnez pas : je suis ici le
défenseur des enfants. C’est une enfant que j’assiste, c’est du côté des enfants
que je vois les choses.
Vous n’avez voulu voir qu’un crime, je tâcherai de reconstituer le drame.
Pour en saisir l’intimité, sinon pour en montrer le tragique, il faut se
rappeler les émois que chacun a connus dans l’odyssée de l’adolescence.
Pour sentir tout ce qu’il y a d’inachevé dans les desseins d’un adolescent,
de désordonné dans ses actes, il faut se pencher sur ces âges troubles où l’on
est le jouet facile des influences.
Pour comprendre ce crime d’adolescent, il ne faut pas raisonner, il faut se
rapprocher de l’adolescence.
La défense de Violette Nozière, Messieurs les Jurés, c’est une invitation à
refaire les étapes de sa formation morale et physique pour reconnaître les
influences qui l’ont viciée.

Elle est née à Neuvy-sur-Loire, d’une ascendance de paysans nivernais.


Son enfance presque tout entière s’est passée à Paris et le seul contact
avec le milieu natal, c’est la fréquentation occasionnelle de sa grand-mère,
chez qui elle va en vacances, chez qui elle va refaire sa santé.
De ses grands-parents, qu’a-t-elle reçu ?
La véritable affection de sa grand-mère maternelle ; mais hélas ! une
affection lointaine qui seule a été heureuse pour elle et qui s’est manifestée
jusqu’aux derniers souffles de vie de l’aïeule.
De son ascendance paternelle, par contre, elle n’a connu que l’exemple
malheureux d’un grand-père dont l’inconduite est notoire à Prades-Saint-
Julien…
Ne reprochez pas à Violette Nozière d’accuser son père, puisque celui-ci
a déjà porté semblables accusations contre le sien : tel père, telle fille !
Le rapport de la gendarmerie de Langeac, qui se trouve au dossier,
reproduit en effet une lettre où en juillet dernier, Jean-Baptiste Nozière
écrivant à son père, Félix Nozière, l’accusait de vivre en concubinage avec sa
propre belle-fille… Écoutez ce qu’il y dit :

Depuis quinze ans que l’accord tient entre nous que par un fil et tout
cela est la cause de ma belle-sœur qui n’est qu’une mauvaise langue à
faire battre un régiment, elle a réussi à son but, eh bien, pour moi c’est
fini, je vous dis adieu pour toujours. Vous ne me reverrez jamais ; adorez
bien votre belle car les gens de Prades ne se sont pas gênés pour me
raconter des choses qui se passent entre vous.

Précédent troublant à la situation que Violette Nozière invoque pour


expliquer son acte criminel…
De ses parents, qu’a-t-elle reçu ?
Le mépris de sa condition pourtant honorable, le désir vaniteux de se
pousser à une quelconque vie bourgeoise vers laquelle tous leurs efforts la
dirigeront.
L’enfant qui grandit dans le logement de la rue de Madagascar ne doit-
elle pas ressentir l’opposition qui s’affirme progressivement entre la réalité
familiale et « l’idéal » qu’on lui propose, ou plutôt qu’on lui impose ?
Son père ? C’est un mécanicien de compagnie de Chemins de fer,
apprécié de ses chefs et de ses camarades.
Sa mère ? C’est une femme assagie, mais endurcie, dont la vie entière se
borne aux horizons de l’étroit logement de la rue de Madagascar. Elle sort
rarement ; elle ne parle à personne ; ses voisins remarquent son humeur triste
et fantasque, à ce point qu’aux dires de la concierge, l’hypothèse du suicide
d’abord formulée n’a causé aucune surprise dans la maison.
Connaissez-vous le pauvre intérieur où vivait la famille ?
Deux pièces et une cuisine : la chambre des parents et une petite salle
commune où pour la nuit on dresse un lit pliant à l’intention de Violette qui,
jamais, n’aura d’intimité possible. Sur le couloir qui relie les deux pièces,
prend jour un petit réduit qui sert à la fois de cuisine pour la famille et de
cabinet de toilette pour le père, la mère et la jeune fille.
Au lieu d’hygiène, la promiscuité…
Dans une atmosphère de maladie, trois êtres vivent là au milieu de fioles
de pharmacie.
Il y a aussi une bibliothèque riche en traités de géométrie et en manuels
de littérature : les parents veulent avoir une fille savante…
À l’école primaire, Violette est une excellente élève, bien douée,
travailleuse : c’est une petite fille bonne et douce.
Vous avez entendu les appréciations qu’avec quelque courage, ses
anciens professeurs sont venus exprimer ici.
Mais bientôt un grand désordre dans l’attitude va marquer chez elle la
crise de l’adolescence.
En 1925, elle entre à l’école Sophie-Germain ; les défaillances de sa santé
– dont nous chercherons, plus tard, l’origine – privent Violette Nozière de
l’attrait des succès scolaires ; la jeune fille aura bientôt des fréquentations
masculines ; elle deviendra une élève quelconque, puis médiocre ; elle devra
quitter l’école Sophie-Germain après avoir redoublé sa première année…
Mais les parents qui n’en continuent pas moins à la harceler dans ses
études, la font entrer au cours secondaire du lycée Voltaire.
Le début de l’année scolaire est bon ; mais en fin d’année, la
fréquentation de Pierre Camus attire l’attention du directeur des cours,
M. Gardet. Sur le sage conseil de cet honorable professeur, Violette quitte
bien le lycée Voltaire ; mais c’est pour entrer en octobre suivant au lycée
Fénelon…
Rien ne fera faiblir l’ambition des parents.
À ce jeu, l’enfant perdra sa santé, son âme, sans rencontrer aucun être qui
comprenne ses véritables besoins.
Débilitée dès l’enfance par toutes sortes de maladies, Violette à ce
moment éprouve une sorte de vide, un tourment dans lequel entre une partie
de frigidité sexuelle.
Ses tentatives de suicide sont sincères ; celle du 17 décembre 1932 en
particulier ne saurait être sérieusement contestée : Violette part sans
vêtement, sans argent, après que les parents lui ont tout pardonné. Celle de
mars ne l’est pas moins : cela résulte des faits que nous verrons.
Quoi qu’on pense de sa sincérité, ses idées de suicide révèlent au moins
un malaise intime, dont l’existence est confirmée par un autre aspect de sa
vie.
La conduite de cette jeune fille de dix-sept ans atteste plus, en effet, une
frénésie maladive qu’une véritable recherche du plaisir ; sa sexualité n’est
qu’une tentative pour remédier à une insatisfaction foncière chez un être
désert, insatisfait, froissé ; c’est la réaction de quelqu’un qui n’a de goût pour
rien et jusqu’à la liaison avec Jean Dabin, c’est une expérience désespérée.
Que recherche réellement cette jeune fille désaxée ?
Avant toute autre chose, Violette recherche l’affection dont elle se sent
privée ! Elle a toujours grandi au milieu de l’indifférence ; sa mère est
neurasthénique ; le milieu familial est étrange, incompréhensible même :
l’ambiance qui l’entoure doit nécessairement la pousser à s’évader vers
d’autres atmosphères.
Comment expliquer que Violette soit si mal à l’aise dans cet intérieur de
la rue de Madagascar qu’elle fuit avec tant d’obstination ? Pourquoi est-elle
une enfant si triste ? Pourquoi ce besoin de toujours raconter ses malheurs à
ses amis, à ses camarades, à ses amants ? Ne semble-t-il pas qu’elle cherche
en eux des confidents à qui s’ouvrir de sa peine ?
Quelle étrange impression nous a laissée le témoignage de Pierre Camus,
ce jeune homme qui seul parmi tous ceux qui sont venus déposer ici n’a pas
mérité les appréciations sévères et justes de M. l’avocat général !…
Les confidences qu’il a arrachées à Violette dans un moment de
dépression morale l’ont tellement étonné que cet étudiant a essayé – mais
vainement – de questionner davantage la jeune fille et qu’il s’en est ouvert à
un de ses amis, Raymond Lassarat.
La gêne, la réticence, la pudeur que nous trouvons dans ces étranges
confidences, ne sont-elles pas la preuve de leur sincérité ?
Nous n’avons – il est vrai – qu’un seul témoignage de cette nature ; mais
il nous reporte à 1932, un an avant le crime.
Comment voir dans ces demi-confidences, un système de défense
organisé de si longue date ?
N’est-il pas troublant, aussi, que sur les révélations d’une inculpée
pressée de questions on ait trouvé ce morceau d’étoffe dont l’analyse de M. le
professeur Sannié a confirmé l’usage allégué par Violette et dont
Mme Nozière – informée des dires de sa fille grâce à une opportune
constitution de partie civile – revendique aussitôt l’usage ?
Que nous importe d’apprendre par des camarades de travail ou par des
voisins que M. Nozière avait une vie publique irréprochable ?
La vie publique du grand-père Nozière est tout aussi irréprochable ; sa vie
privée n’en est pas moins incestueuse…
Il y a d’ailleurs des exemples célèbres de ces vies secrètes où la
personnalité se dédouble ; mais, sans avoir besoin de les évoquer, nous
pouvons reconnaître ici même un désaccord certain entre les idées et les actes
du mécanicien.
Dans son attitude politique, M. Nozière, qui gère soigneusement un
important compte de banque tout en cotisant au parti communiste, manifeste
une contradiction flagrante entre l’apparence et la réalité.
Si l’on se fie à l’apparence, Jean-Baptiste Nozière est un militant
communiste ; mais en réalité, c’est un véritable capitaliste.
Si, d’ailleurs, nous refusions d’admettre l’existence de quelque secret
entre M. Nozière et Violette, comment expliquerions-nous la tolérance de ce
père à l’égard de sa fille dont l’inconduite est cependant notoire dans tout le
quartier ?
M. Nozière a été plusieurs fois informé des liaisons de sa fille ; il n’en dit
rien à la mère ; il tolère.
Pourquoi ?…
Violette passe ses journées dans un milieu de pseudo-étudiants où elle
achève de se perdre ; le père le sait puisque c’est dans une brasserie qu’il va
directement à la recherche de sa fille lorsqu’il apprend qu’elle a quitté la
maison pour se suicider ; cependant il accepte ces fréquentations malsaines…
Il n’est pas niable qu’au mois de mars il ait appris en même temps que
Violette l’existence de ce mal spécifique qui mine son enfant. A-t-il à ce
moment une réaction proprement paternelle ? Aucune ! Violette continue
comme par le passé sa vie de débauche ; elle est seule à se considérer comme
perdue ; aussi, entre-t-elle dans des idées de suicide sans trouver personne
pour la rassurer et c’est aux prises avec le désespoir qu’elle commet sa
première tentative criminelle, celle du 23 mars 1933 – le lendemain du
terrible diagnostic.
Ce jour-là c’est une pierre tombale que Violette a voulu mettre sur toutes
les horreurs de son passé : c’est la volonté du désespoir que manifeste ce
projet d’empoisonnement de toute une famille. En sortant de l’hôpital où elle
vient d’avoir la preuve de sa maladie, elle est désespérée ; se croyant perdue
elle se résout au suicide et veut y entraîner ses parents. C’est trois paquets
identiques de forme extérieure et de contenu qu’elle remet à sa mère en
sortant de la consultation et c’est Mme Nozière, elle-même, qui va préparer
les breuvages ; chacun d’eux aurait provoqué la mort, s’il y avait eu la
substance susceptible de la donner ; mais, heureusement, il n’y avait ce jour-
là que trois comprimés de véronal par sachet.
C’est en vain que sur ce point l’accusation contesterait nos dires, puisque
Mme Nozière elle-même déclare qu’elle a reçu de sa fille trois paquets
identiques pour préparer les solutions ; ainsi s’explique que personne à
l’exception de Mme Nozière, incommodée par la fumée tout comme l’agent
Vervin, n’ait été sérieusement malade ce jour-là.
Sans doute, va-t-on jusqu’à dire aujourd’hui que Violette, non contente
d’avoir cherché ce jour-là à empoisonner ses parents, a également voulu
mettre le feu à la maison ; mais, il suffit de bien peu d’impartialité pour
admettre les protestations de l’accusée, puisque celles-ci sont confirmées par
un témoin de l’accusation, M. Mayeul. Ce voisin de palier affirme qu’au
cours de la nuit il a entendu Violette Nozière réveiller son père en criant :
« Papa, papa, il y a le feu ! » ; il précise même qu’elle vint ensuite frapper à
la porte de son domicile pour chercher du secours.
Vous savez que cette tentative échoua et qu’après ce premier drame il y
eut quelques mois de calme relatif dans la vie de la jeune fille. Jusqu’à la
rencontre de Jean Dabin, Violette n’eut pas de liaison ; mais, elle n’en
continua pas moins à fréquenter le Quartier latin où elle devait découvrir ce
bel éphèbe désœuvré que son père entretient pour faire des études qu’il ne
fait pas.
Certes, je réprouve de toutes mes forces la conduite immorale de Jean
Dabin ; mais même aujourd’hui où Violette expie durement de l’avoir trop
aimé, je ne puis oublier que l’amour de ce garçon a peut-être été le seul
bonheur de cette malheureuse enfant.
Jean Dabin, ce fut pour Violette une passion qui trouve son objet ; ce fut
aussi un amour partagé…
Des projets de mariage se sont ébauchés entre les deux jeunes gens,
projets bien innocents d’ailleurs, mais qui sont cependant à l’origine du
drame qui va se dénouer le soir du 21 août !…
Violette aime ce garçon jusqu’au point de se dépouiller pour lui et de son
côté Jean Dabin nous dit qu’il a aimé sa maîtresse et voulait en faire sa
femme.
Un détail – qui a d’ailleurs été faussement interprété contre l’accusée –
prouve à quel point ces jeunes gens étaient épris l’un de l’autre ; le voici :
après une séparation qui ne devait durer qu’une semaine environ, mais qui
affecta profondément Violette, les deux amants se réconcilièrent à l’occasion
d’un rendez-vous au Palais du Café dans l’après-midi du 8 août ; ce jour-là, la
jeune fille, soupçonneuse parce que jalouse, n’avait pas ajouté foi aux dires
de son amant quand celui-ci lui annonça qu’il quittait Paris le soir même pour
aller passer quelques jours à Poitiers ; c’est pourquoi elle dit à Jean Dabin
que si elle ne pouvait le rejoindre à la gare, elle le ferait surveiller par des
camarades. Jean Dabin ayant vainement cherché ce soir-là son amie sur le
quai de la gare d’Austerlitz lui adressa dès son arrivée à Poitiers, le
lendemain, une lettre où il disait :

Vilaine chérie, je vous ai vainement attendue ce soir ; mais, je pense


que vos espions vous auront confirmé mon départ.

C’était signé : « Ton fol amant. »


Mme Nozière qui a pris connaissance dans l’après-midi tragique du
21 août de cette lettre adressée poste restante, en déforme aujourd’hui le sens
au point de faire dire au jeune homme : « Ton fol amant t’a attendue jusqu’au
train de minuit ; mais sans doute tes espions t’ont-ils empêchée de sortir. »
Cependant l’explication du 8 août avait heureusement mis fin à la crise de
dépit amoureux qui attrista et égara Violette dans la première semaine de ce
mois. C’est au cours de cette crise et pour s’étourdir que Violette, déçue dans
son amour pour Jean Dabin, alla errer sur les boulevards ; c’est au cours de
cette crise qu’elle ébaucha une liaison avec Atlan, puis avec Fellous.
En état de complète démoralisation, c’est un confident qu’elle a
successivement cherché auprès de ces hommes ; mais tous deux étaient
indignes de toute confiance et ont simplement songé à abuser d’une pauvre
fille moralement abandonnée. Blessée une fois de plus au cours de cette
expérience des Boulevards qu’elle n’était pas encore en état d’affronter sans
avoir à en souffrir, elle revient au cher Quartier latin, à son Jean Dabin que
ses pensées n’ont jamais quitté ; à la faveur d’une explication avec son
amant, ses sentiments retrouvent toute leur ancienne force et plus que jamais
Violette aime Jean Dabin.
Dès le mois de juillet et au cours d’une visite qu’elle lui rend seule à
l’hôpital Saint-Antoine, le jour de la Fête nationale, Violette informe son père
des projets de mariage qui sont à nouveau ébauchés entre les jeunes gens.
Nous n’avons malheureusement qu’un seul témoin de l’entrevue et c’est
Violette elle-même !…
Elle nous dit que des scènes violentes ont fait dès lors écho à son désir
d’épouser Jean Dabin.
Elle nous dit que dans l’espoir de vaincre l’injuste résistance paternelle
elle est vainement allée jusqu’à lui faire des menaces ; elle nous dit que
devant la jalousie d’un père qui refuse de se rendre à l’amour de celui qu’elle
aime, la haine de celui qu’elle accuse de l’avoir souillée s’est exaspérée au
point de la décider au meurtre, au meurtre libérateur…
L’accusation objecte, il est vrai, que le soir même du crime, les parents
auraient autorisé le mariage et offert une dot importante ; mais comment
expliquerait-on le crime, Messieurs les Jurés, si l’on n’admettait pas qu’il y a
contradiction entre les désirs secrets de M. Nozière et l’attitude qu’il
manifeste devant sa femme ? Comment expliquerait-on que Violette ait pu
perpétrer un pareil crime pour obtenir ce qu’on lui aurait prétendument
offert ?
Écoutons plutôt le récit de Violette Nozière avec toute l’objectivité qui
s’impose en présence d’une version qui, seule, explique la journée du
21 août : M. Nozière, après une dernière scène avec sa fille, a refusé de
souscrire à ses projets de mariage avec Jean Dabin ; il veut la conserver près
de lui et c’est dans ce but que, certain d’avance de la réaction de
Mme Nozière, il songe à lui révéler la liaison de leur fille avec l’espoir que
par son intervention il pourra se libérer d’un amant gênant. Il a besoin pour
cela des lettres d’amour qui lui serviront à révéler la liaison qu’il veut rendre
impossible, mais elles sont soigneusement cachées depuis le jour où
M. Nozière a voulu les arracher des mains de sa fille… Alors, prétextant la
recherche d’un billet de 100 francs disparu le matin, le mécanicien emploie
tout l’après-midi du lundi à chercher ces lettres dans les cachettes où elles
sont soigneusement enfouies et c’est dans l’intervalle des doublures d’un
dictionnaire ou sous la plaquette intérieure d’une boîte de couleurs qu’il
découvre enfin les pneumatiques compromettants !…
Les explications qui ont été fournies par Mme Nozière pour justifier de si
étonnantes investigations sont proprement invraisemblables. Si M. Nozière a
vraiment soupçonné sa fille d’avoir pris avant de sortir le billet de 100 francs
disparu, n’est-il pas inadmissible qu’après le départ de Violette, il soit allé le
chercher dans de pareilles cachettes ! car, si Violette a vraiment pris ce billet
avant de sortir c’est sans aucun doute pour l’utiliser au cours de sa sortie… ;
il est donc absurde de le chercher dans l’appartement et de pousser les
investigations jusque dans l’intervalle des doublures d’un dictionnaire ou
sous le revêtement intérieur d’une boîte de couleur !
Si nous refusions d’accueillir les explications de Violette, il serait
impossible d’expliquer la frénésie des recherches de M. Nozière. Il faut à son
attitude un mobile plus sérieux que la recherche d’un billet de 100 francs
qu’on ne doit pas s’attendre à trouver. Le voici : M. Nozière est certain que sa
femme, informée de la liaison de leur fille par la découverte de ces lettres
d’amour, se joindra à lui pour exiger que Violette mette son amant en
demeure de s’éloigner ou de l’épouser. Or, il sera impossible à Jean Dabin
qui a vingt ans et n’a pas même fait son service militaire de prendre
immédiatement la décision qu’on va exiger de lui. Dès lors, ne pouvant
épouser son amie, il lui faudra s’éloigner. Le résultat sera double car le rival
sera écarté et Mme Nozière surveillera davantage les sorties de sa fille.
Passion d’un père incestueux pour une fille qui le hait ; amour de cette
fille pour un garçon jeune et beau, n’est-ce pas le conflit de deux sentiments
qui se déroule dans le plus affreux secret ? Quelques lueurs n’éclairent-elles
pas maintenant un drame jusque-là complètement mystérieux ? Comment
échapper à la surprise en rapprochant le comportement de M. Nozière et celui
de sa fille en cette fin de journée du 21 août ? Pendant que Violette qui aime
Jean Dabin prépare secrètement un breuvage de mort pour son père, le
mécanicien qui tolère tout d’ordinaire, cherche fébrilement le moyen de
révéler à Mme Nozière ce qu’il lui a si étrangement caché jusque-là !…
Ne percevez-vous pas les approches du drame ? Le mobile du crime
n’apparaît-il pas du rapprochement des faits ?
Écoutez cependant les mobiles que va chercher l’accusation !
Violette aurait voulu sortir du milieu familial.
Violette, rêvant d’indépendance, aurait voulu conquérir encore plus de
liberté.
Violette, enfin, aurait voulu ce jour-là, prendre l’argent conservé à la
maison et recueillir un héritage de 180 000 francs.
Quand elle parle de mobile complexe, l’accusation n’avoue-t-elle pas
que, parmi ceux qu’elle met en avant, il n’y en a aucun qui soit pleinement
satisfaisant pour l’esprit ?
Le mobile de l’intérêt, le plus odieux des trois, peut-il être sérieusement
soutenu quand on a examiné la situation où se trouvait Violette au moment du
crime ?
Pour ses besoins quotidiens, M. Émile fournit largement sa protégée.
Nous savons en effet que plusieurs témoins, dont Willy, Jean Dabin et
différents amis du Quartier latin, ont vu fréquemment des sommes
importantes dans le sac à main de Violette.
D’où pouvaient bien provenir ces sommes, sinon d’une source étrangère à
la famille ?
Mme Nozière, ménagère économe, fait tous les jours le compte régulier
de ses dépenses et le moindre larcin, fût-il de 30 francs, lui apparaît aussitôt,
nous le savons n’est-ce pas !
Au surplus, Violette qui avait de grands besoins ne pouvait compter sur
d’aussi médiocres ressources pour subvenir à ses coûteuses dépenses.
Cet argent qui ne vient pas des parents, vient-il d’amants complaisants ?
Pas davantage ! Violette, en trois années de vie aventureuse, a eu six amants
et il n’y a que Fellous qui lui ait remis quelque argent : une somme de
20 francs pour prendre un taxi !…
Tout l’argent dont disposait Violette ne pouvait provenir que du
mystérieux protecteur dont elle nous a parlé, et d’ailleurs, le passage de
Violette en compagnie de « Monsieur Émile » a été retrouvé en plusieurs
endroits… M. Mauly, chef d’étage à l’hôtel Moderne, place de la République,
où le couple se rencontrait quelquefois a pleinement confirmé les déclarations
de la jeune fille ; mais, il est un détail tout particulièrement convaincant ;
c’est celui du déjeuner Au Bœuf à la Mode : Violette qui a fait connaître la
date exacte où il eut lieu – jeudi 17 août – en a détaillé de mémoire le menu,
et le garçon de service, M. Achille Lemoine, a confirmé tous ses dires !!!
N’y a-t-il pas enfin la lettre signée « Émile » qui a été saisie aux Sables-
d’Olonne à l’adresse de Violette Nozière, poste restante, et où un galant
homme lui fait grief de ne pas l’avoir attendu lors du dernier rendez-vous
manqué ?
[…]
Ainsi donc, pour subvenir à ses dépenses habituelles, Violette Nozière
n’avait pas besoin d’accomplir un pareil crime.
[…]
Il serait tout à fait dérisoire de prétendre que Violette a voulu tuer père et
mère pour achever de payer une fourrure qu’elle néglige d’ailleurs d’aller
chercher au lendemain du crime.
Est-ce donc pour hériter qu’elle aurait exécuté un si horrible projet ? Mais
Violette savait que, mineure encore, elle n’a aucune capacité juridique ; elle
l’avait encore appris à la Maison Brunswick lorsqu’elle a voulu signer des
traites pour compléter la somme versée en espèces ; elle savait qu’elle ne
pourrait disposer avant sa majorité de l’héritage de ses parents ; elle n’a pu
raisonnablement songer à les faire disparaître pour disposer de la succession.
Pour écarter définitivement le mobile de l’intérêt, nous avons d’ailleurs un
témoignage qui n’est point suspect, je pense : c’est celui de la partie civile.
Mme Nozière vous a déclaré en effet, que le soir même du crime, les parents
ont offert 60 000 francs de dot à leur fille pour lui permettre d’épouser Jean
Dabin. Si M. Nozière ne s’était pas secrètement opposé aux intentions de sa
fille, si Violette avait véritablement obtenu de sa mère et de son père
l’autorisation d’épouser Jean Dabin, ainsi que la promesse d’une dot de
60 000 francs, il serait vraiment audacieux de prétendre que c’est pour
s’emparer de la fortune de famille et vivre avec Jean Dabin qu’elle a exécuté
ce sinistre projet.
Soixante mille francs de dot offerts à Violette ! C’était, avec la certitude
de recueillir plus tard l’héritage de ses parents, la jouissance immédiate du
tiers de leur avoir.
On comprend dès lors que l’accusation devant la fragilité de ce mobile ait
invoqué pour le renforcer un prétendu désir d’indépendance…
Mais Violette manquait-elle donc de liberté ? Ne peut-on pas dire au
contraire, qu’elle n’a eu que trop d’indépendance et que ses parents sont
responsables de l’usage qu’elle en fit ?
Dira-t-on alors qu’elle voulait sortir de sa famille, se débarrasser des
parents qui lui semblaient d’une condition trop modeste pour ses ambitions
bourgeoises ?
N’est-il pas suffisant d’observer que le mariage avec Jean Dabin était un
plus sûr moyen de réussir que la perpétration de ce crime ?
Ainsi, aucun esprit scrupuleux et impartial ne peut se déclarer satisfait par
les thèses de l’accusation.
Serait-ce alors un crime sans mobile ? Le geste d’une inconsciente ?
On serait peut-être conduit à l’admettre si nous n’avions un rapport
d’expertise qui proclame la complète responsabilité de Violette Nozière.
Dès lors, puisqu’il ne s’agit pas d’un crime sans mobile et que
l’accusation se montre impuissante à l’expliquer, vous ne pouvez pas refuser
à l’accusée le droit de faire entendre sa voix, et quelque pénible que ce soit
pour chacun de nous, il faut loyalement chercher à contrôler ses affirmations
après les avoir attentivement écoutées.
Écoutons-la donc, mais observons tout d’abord qu’en présence du néant
où nous laisse l’accusation, seules les explications de Violette permettent de
comprendre le crime qu’elle a commis.
Écoutons-la et surtout comprenons-la.
Depuis qu’elle a reconnu l’horreur des liens qui l’unissent à son père, elle
voit en lui le symbole de sa déchéance.
Il lui semble que leurs vies sont deux termes inconciliables.
Il faut que l’un d’eux disparaisse.
Tantôt complètement désespérée, elle sombre dans les idées de suicide,
elle n’a plus le courage de vivre, elle voudrait mourir ; tantôt pleinement
consciente de l’injustice de son destin, elle veut entraîner dans son
anéantissement un père et une mère qu’elle rend responsables de sa
déchéance ; mais dès la révélation de son amour pour Jean Dabin, elle croit
pouvoir oublier le passé, espérer dans l’avenir, vivre heureuse dans une vie
régénérée.
Quelqu’un, hélas, n’a pas compris son espérance et se dresse pour
l’anéantir ! Chose horrible à dire : cet homme qui se lève en rival de Jean
Dabin, c’est son père !… C’est contre lui qu’elle assouvira une vengeance
libératrice ! L’excuse de ce crime contre nature, c’est d’avoir été provoqué
par la violation des lois naturelles.
L’hypothèse qui seule peut expliquer un geste, qui sans cela serait
inexplicable, n’est-elle pas confirmée par les dépositions de Mme Nozière et
de M. Joly ? Ces témoins ne nous ont-ils pas relaté que le soir du crime et
quelques instants avant la préparation des breuvages, une violente discussion
a mis aux prises Violette et son père dans l’escalier de l’immeuble, vers sept
heures et demie du soir ?
Pourquoi M. Nozière voulait-il à ce moment vérifier le contenu des
sachets, s’il n’avait aucune raison de soupçonner les intentions de sa fille ?
Pourquoi voulait-il téléphoner au docteur Deron ?
Pourquoi a-t-il manifesté un tel pressentiment du poison ?
Il est vrai qu’en vue d’infirmer la thèse de l’inceste, l’accusation et la
partie civile soutiennent que l’accusée a cherché à empoisonner
simultanément son père et sa mère !
Eh bien non ! Il est faux de dire qu’en tuant son père, Violette Nozière a
cherché aussi la mort de sa mère et qu’ainsi, dans l’anéantissement de ses
parents, elle a voulu assouvir les plus ignobles instincts.
Il est impossible, Messieurs les Jurés, de retenir une tentative
d’empoisonnement sur la personne de Mme Nozière puisqu’on ne trouve en
ce qui la concerne, ni l’intention de donner la mort ni l’emploi des moyens
susceptibles de la donner.
La différence des résultats produits sur M. Nozière et sur la personne de
sa femme par le contenu des sachets préparés par Violette conduit tout
d’abord à penser que ceux-ci n’étaient pas identiques ; de fait, Violette
affirme que les paquets étaient distincts et que pour s’y reconnaître, ils
différaient même extérieurement.
Ses affirmations, confirmées à l’instruction, ont établi que le pliage était
spécial pour chacun d’eux : l’un comportait un pli formant bande circulaire,
l’autre ne comportait pas de pli ; de plus, les paquets ne fermaient pas de la
même manière : le premier pliage est celui en usage chez les grainetiers, le
second est particulier aux pharmaciens.
Un moment, le juge d’instruction avait cru confondre l’accusée sur la
question du pliage ; mais le procès-verbal du magistrat instructeur mentionne
que les explications préalables de Violette sont conformes au résultat des
expériences qu’on lui a demandé de faire dans le cabinet du juge. Or, si les
paquets différaient, c’est qu’il y avait à cela quelque intérêt, c’est que les
contenus n’étaient pas identiques…
L’analyse de M. le professeur Kohn-Abrest confirme d’ailleurs cette
déduction logique. L’expert déclare en effet que M. Nozière est décédé des
suites de l’absorption de six grammes de véronal, alors que par l’analyse des
urines de Mme Nozière, il est en mesure d’évaluer à environ deux grammes
la dose de véronal absorbée par celle-ci, et si Mme Nozière, pour infirmer les
dires de sa fille dont on comprend toute l’importance, prétend aujourd’hui
qu’elle a jeté le fond du verre, elle n’en a pas moins déclaré au commissariat
de police que dans la prétendue lettre du docteur Deron il était indiqué que
chaque paquet était différent des deux autres et spécial à chacun des membres
de la famille. En modifiant ses déclarations pour les convenances de la thèse
qu’elle soutient, Mme Nozière ne peut d’ailleurs pas infirmer sérieusement
les dires de sa fille, car dans le fond du verre, il ne pouvait y avoir une
quantité importante de toxique.
Nous avons dès lors une double certitude : les deux paquets n’avaient ni
le même aspect ni le même contenu ; mais, comme ils devaient présenter la
même masse pour ne pas éveiller les soupçons, Violette avait pris soin de
composer le paquet destiné à sa mère d’un mélange de véronal et de sels
inoffensifs ; elle a préparé le mélange dans un débit de boissons de la place
Daumesnil et le flacon qui avait contenu les sels a été retrouvé le mardi matin
2 août, à sept heures, par M. Robert Mahat, conformément aux indications et
aux descriptions de Violette.
Ainsi les résultats acquis à l’instruction nous permettent de dire que
Violette dit vrai quand elle affirme que l’un des paquets contenait six
grammes de substance toxique et l’autre deux grammes seulement :
le premier était un instrument de vengeance contre son père, le second un
moyen d’endormir sa mère. C’est donc à tort que l’accusation poursuit quatre
fois le crime d’empoisonnement. Seule sa volonté homicide contre
M. Nozière dans le drame du 21 août est juridiquement punissable.
Dans ce crime, vous vous trouvez en présence des aveux de l’accusée et
vous connaissez le mobile de son geste ; dès lors, le vrai, le seul débat est
d’apprécier la responsabilité d’une enfant criminelle.
Violette Nozière criminelle ! N’est-il pas plus vrai de dire Violette
Nozière victime ?
Grandie près d’une mère indifférente, sans ami, malade, refoulée, froissée
dans ses sentiments, cherchant une évasion, elle échoue au Quartier latin à la
recherche d’une amitié sincère.
Prise alors pour une fille en quête de plaisir, elle n’est en vérité qu’une
enfant à la recherche d’affection ; portant en elle un secret que ni l’instruction
ni les débats n’ont encore pleinement révélé, elle est bientôt atteinte d’une
terrible maladie. Toujours réduite à elle-même, quel tourment est sa vie !
Tout ce que nous connaissons de l’existence de Violette Nozière est un
destin tragique. Sa vie de jeune fille, c’est un drame qui malgré elle l’entraîne
d’épreuve en épreuve et finit dans un crime.
Quand on la sait si jeune et qu’on la voit si sombre, quand on constate la
précision mécanique qui marque l’exécution de ses actes, quand on découvre
l’inconscience décevante de ses desseins, on se sent en face d’un fait humain
dont la compréhension nous dépasse.
e
[M de Vésinne-Larue se livre à une critique acerbe de l’expertise
psychiatrique et des conditions dans lesquelles elle a été réalisée.]
Vous ne pourrez admettre que des experts aient la prétention de
comprendre une accusée aussi mystérieuse que Violette Nozière en trois ou
quatre entretiens de quelques minutes !
Si le rapport n’est pas le document dont nous avions besoin, s’il ne donne
pas la certitude scientifique qui est nécessaire pour condamner, il faut en
chercher l’explication dans les errements judiciaires encore suivis de nos
jours.
C’est un principe universellement admis dans le droit criminel moderne
que tout accusé doit être défendu. Or, dans une affaire où l’on se trouve en
présence des aveux du coupable, où seul le degré de responsabilité est en
discussion, n’est-il pas paradoxal d’abandonner l’examen de cette question
capitale – c’est le mot juste – à un expert ou à un collège d’experts nommés
par l’accusation ! Est-il juste que les experts puissent formuler une
appréciation définitive et décisive pour l’issue du procès, sans que l’accusée
ait eu la faculté de les renseigner sur des faits qu’ils ont pu ignorer, de faire
discuter leurs interprétations, de contrôler leurs examens ?
La loi frappe de nullité toute procédure criminelle qui se serait déroulée
en l’absence de défenseur et c’est cependant sur l’avis d’experts qui ont été
nommés en dehors de la défense et qui ont procédé en dehors de tout contrôle
de la part de celle-ci que vous devez vous prononcer sur la responsabilité ou
l’irresponsabilité de celle que vous avez à juger !
Dans toute procédure judiciaire, la loi admet que le juge est faillible, elle
donne à tout accusé des voies de recours contre l’erreur ; par la voie de
l’appel ou par celle de la révision, le condamné peut toujours tenter de
rétablir la vérité : seule aujourd’hui, la procédure d’expertise ne comporte
aucun recours ; seule cependant elle est secrète et unilatérale ! L’avis de
l’expert est, en fait, une décision sans contrôle et sans recours !
[…] permettez-moi de rappeler le cas tout récent des sœurs Papin.
Ces deux femmes avaient été, elles aussi, examinées par des experts
éminents, parmi lesquels se trouvait précisément le docteur Truelle qui a
examiné Violette Nozière…
Dans cette affaire comme dans la plupart des crimes qui étonnent
l’opinion publique, le rapport d’expertise concluait à la responsabilité entière
des accusées. Après une longue instruction, il y eut de longs débats à
l’audience ; puis ces deux femmes déclarées responsables par les experts,
furent toutes deux lourdement condamnées par la cour d’assises mais la
condamnation n’était pas encore devenue définitive que l’une d’elles,
cependant déclarée responsable à l’occasion même de la poursuite, était
reconnue entièrement irresponsable et internée…
Cette fois encore, l’examen des experts parmi lesquels se trouvait le
docteur Truelle, je le répète, avait égaré l’action publique et contre toute
raison avait fait condamner une démente !
[…]
Au banc de la défense, nous sommes ainsi fondés à considérer que le
problème n’a pas été résolu par les experts et à vous demander d’apprécier la
culpabilité de Violette Nozière sur les seules données certaines que nous
possédons.
Déjà nous avons reconnu que bien des influences pernicieuses ont vicié la
formation morale et physique de l’adolescente que j’assiste, mais il est un fait
qui est hors de discussion et qui à soi seul suffit pour écarter l’idée même
d’une entière responsabilité, c’est l’extrême jeunesse de l’accusée : au
moment du crime, Violette Nozière venait à peine de dépasser l’âge de dix-
huit ans !…
Dix-huit ans ! C’est l’âge où l’esprit est en pleine évolution, l’âge où le
caractère est encore mystérieux, l’âge où les actes que l’on commet ne sont
pas toujours compris et c’est si vrai que la loi civile fait du mineur de vingt et
un ans un incapable et que à tous les actes importants, c’est le père qui
représente l’enfant, c’est lui que la loi présume responsable des faits
dommageables.
Sans doute la loi pénale est-elle plus rigoureuse et dès l’âge de dix-huit
ans l’adolescent doit rendre compte à la justice des infractions qu’il commet,
mais Violette Nozière n’avait que dix-huit ans et demi le 21 août 1933 !…
L’accusée étant majeure de dix-huit ans, le problème de son discernement ne
sera pas posé en termes formels dans les questions soumises à l’appréciation
de vos consciences d’hommes probes et libres, mais il n’en est pas moins vrai
que, six mois plus tôt, vous auriez eu à vous demander si Violette Nozière
reconnue coupable des crimes dont elle est accusée avait ou non agi avec
discernement…
Fidèles au serment que vous avez donné à la cour, vous aurez, Messieurs
les Jurés, à faire un partage des responsabilités entre une enfant criminelle et
des parents coupables, qui pour se décharger de leur responsabilité, la
rejettent sur l’enfant qu’ils accusent aujourd’hui pour ne pas l’avoir protégée
hier…
[…]

La responsabilité appartient à ceux qui ont l’autorité car ils ont le devoir
de s’en servir ; c’est pourquoi les parents de Violette Nozière sont les
premiers responsables des fautes de leur fille, c’est pourquoi, avant de passer
e
la parole à mon confrère et ami, M Jean Vincey, je vous demande de
beaucoup pardonner à l’enfant coupable.

1. Il s’agit d’une référence au mystérieux Monsieur Émile, voir p. 270.


LE PROCÈS D’ALEXANDRE
STAVISKY (1936)
— Juré dans l’affaire Stavisky ?… C’était une position…
— Hélas ! ma fille, le voilà maintenant chômeur.
L’affaire Marthe Hanau en 1928, l’affaire Oustric en 1930, l’affaire
Stavisky en 1934, à quelques années d’intervalle, trois scandales financiers
viennent ébranler l’opinion, révélant une collusion malsaine entre classe
politique et milieux d’argent. Ils complètent le tableau d’une époque
corrompue, traversée par une crise qui est morale autant qu’économique et
sociale. Dans un climat de déroute où les sensibilités en plein désarroi sont à
vif, les multiples escroqueries réalisées par Alexandre Stavisky jouent le rôle
d’un détonateur. Récupérée par la droite et l’extrême droite, gonflée par une
presse outrancière, l’affaire prend dès le départ une tournure politique,
débouchant sur les émeutes meurtrières de janvier et février 1934.
Brièvement mis en danger par la tentative de coup de force antiparlementaire
du 6 février, le régime sort affaibli de cette épreuve dans laquelle deux
gouvernements – les gouvernements Chautemps et Daladier – tombent
1
successivement .
Au moment où s’ouvre le procès au cours de l’hiver 1935-1936,
l’esclandre survenu deux ans plus tôt a déjà produit l’essentiel de ses effets.
Outre la disparition de l’acteur principal de l’affaire, la découverte de la
gigantesque escroquerie du mont-de-piété de la ville de Bayonne a entraîné
de nombreuses arrestations, y compris parmi les personnages influents liés à
ces manipulations financières. Des hommes politiques, des avocats, des
journalistes sont impliqués. La mise au jour de l’entreprise frauduleuse de
Bayonne, en levant le voile sur le large réseau d’amitiés et de complaisances
dont Alexandre Stavisky a bénéficié au long de sa tumultueuse carrière, a
ravivé un sentiment d’indignation populaire et une suspicion déjà aiguë à
l’égard des sphères du pouvoir.
Le procès Stavisky est un curieux procès. Au cours de longues semaines,
en l’absence du principal coupable, les débats tournent autour d’un grand
vide et les argumentations des accusés comme les dépositions des témoins se
succèdent, faisant revivre cette figure disparue dont le fantôme hante la salle.
Au fil des semaines, les propos échangés à l’audience posent sans répit la
même question : comment Stavisky, ce magouilleur aux petits pieds des
débuts, ce parieur invétéré aux allures équivoques, a-t-il pu être à l’origine de
e
la crise la plus grave qu’ait connu la III République au cours de l’entre-deux-
guerres ?

Les premiers pas d’Alexandre Stavisky dans le monde de la fraude et de


l’escroquerie sont précoces et favorisés par son environnement familial. Les
Stavisky, originaires de Slobodka en Ukraine, sont arrivés à Paris en 1899 et
2
font encore figure d’immigrés à l’époque où Alexandre poursuit sa scolarité
3
au lycée Condorcet . Si le père, établi comme dentiste, tente de gagner
dignement sa vie, le grand-père, lui, a des pratiques plus contestables. C’est
Abraham Stavisky qui propose à son petit-fils de monter un coup au théâtre
4
Marigny . Il a l’idée de louer l’établissement pour la saison estivale et décide
de réclamer une caution au personnel recruté à cette occasion. Avec l’aide
d’Alexandre, il parviendra à extorquer la somme de 12 000 francs aux naïfs
candidats. Stavisky fera alors l’objet de sa première poursuite judiciaire. Il y
en aura bien d’autres.
Le jeune Alexandre montre des dispositions pour la voie que lui a tracée
son grand-père. Dès ses vingt ans, il s’est construit une philosophie de
l’existence où les contraintes n’ont guère de place. À côté de ses activités
illicites qui ne cessent de se développer, Alexandre Stavisky apprend à se
procurer de l’argent grâce aux femmes. Il collectionne les conquêtes dans les
milieux artistiques où il promène sa silhouette svelte et son élégance
5
impeccable . Brièvement marié en 1910 – il a alors vingt-quatre ans –, il se
lie, après la guerre, à Jeanne d’Arcy, une artiste plus âgée que lui rencontrée
dans un cabaret de la Madeleine, qu’il trompe et vole abondamment. Le jeune
homme exerce alors sur les femmes une séduction dont il saura plus tard faire
usage auprès des hommes influents. Il s’entraîne pour l’avenir.
De 1910 à 1925, des fraudes, des abus de confiance, des escroqueries, se
mêlent aux liaisons vénales et viennent émailler l’itinéraire hasardeux
d’Alexandre Stavisky. À son retour prématuré de la guerre, alors qu’il a
réussi à se faire réformer de la Légion étrangère où il s’était engagé, Stavisky
crée, avec un associé du nom d’Amouroux, un établissement qui porte leurs
deux noms. Pleins d’imagination, pleins d’audace l’un et l’autre, ils négocient
un contrat de fourniture de bombes avec le gouvernement italien et
parviennent à se faire verser les fonds préalablement à toute livraison. Près
d’un demi-million de francs sont ainsi détournés à leur profit sans que le
fabricant d’explosifs n’en reçoive un centime. Les deux complices sont
poursuivis mais parviennent à échapper aux mains de la justice. Cette affaire
italienne donne déjà un aperçu de l’ambition et de la hardiesse dont est
capable celui qu’on nomme alors le beau Sacha.
Stavisky continue ses trafics. Comme cela se répètera souvent au long de
son parcours, il se livre à une falsification de chèque. Cette fois, la victime est
un Américain de passage ; l’encaisseur un complice roumain nommé
Popovici, dit Popo. L’affaire semble d’abord mal tourner. Stavisky, dénoncé
par son compagnon, se retrouve au poste de police. Il est sur le point d’être
confondu, quand le commissaire chargé de l’interroger s’aperçoit que le
chèque versé au dossier s’est volatilisé. Alors que Popovici écope de dix-huit
mois de prison, le principal auteur de l’infraction bénéficie d’un non-lieu
grâce à un comparse au sein de la police qu’il a su convaincre de subtiliser la
pièce compromettante.
Une telle affaire met en évidence quelques-unes des constantes dans les
façons de procéder de l’escroc. Dans ses combines, comme ici avec Popovici,
Stavisky a volontiers recours à un tiers qu’il met en avant et qui prend tous
les risques. Une manière pour lui de ne pas apparaître et, bien sûr, de se
protéger. Mais, autant qu’une prudence de fraudeur, il y a là de la part de cet
6
homme cloisonné un goût des masques qu’on retrouve dans son recours à
des identités d’emprunt. De même, l’intervention de complices au sein de la
police qui intercèdent en sa faveur quand il se trouve en mauvaise posture est
l’un des traits permanents de la méthode de l’habile Alexandre. Qu’il agisse
comme indicateur ou qu’il les soudoie, l’escroc a trouvé les moyens de se
rendre utile auprès des personnels de la police qui acceptent de fermer les
yeux ou de lui tendre la main si nécessaire.
Stavisky est un illusionniste. Utilisant des tiers comme écrans, faisant
naître des doubles de lui-même grâce à ses pseudonymes, il crée aussi de
toutes pièces des sociétés qui ne sont que des coquilles vides. En 1925, alors
qu’il fait la connaissance de Henry Hayotte, un de ses futurs acolytes parmi
les plus fidèles, il fonde une entreprise de consommés nommée le P’tit Pot,
dont son nouvel ami est institué directeur. Toutes les apparences de la réalité
sont données à l’établissement, des affiches publicitaires sont imprimées, des
contacts pris auprès de clients potentiels, mais pas une seule goutte de
bouillon n’est produite. L’ensemble de l’opération est totalement factice et la
société, qui en elle-même ne rapporte pas un sou, sert en fait à couvrir des
affaires irrégulières. Un tel exemple est loin d’être isolé, même s’il arrive que
les établissements créés ou rachetés aient une activité, certes limitée, mais
réelle et qui sert de façade. Ce sera le cas notamment de la Sima, Société
d’installations mécaniques et agricoles, productrice pendant un temps du
Phébor, un appareil réfrigérant miraculeux, marchant sans électricité, dont le
seul défaut est de se révéler totalement inefficace.
Les opérations illicites du bel Alexandre sont innombrables, il n’est pas
question de les évoquer toutes. Chèques sans provision, chèques « lavés »,
commandes impayées, fabrication de faux billets, de faux titres, création de
sociétés-écrans, Stavisky, au sens strict, bien souvent ne vole pas – le geste
est trop frontal –, mais tire profit, manœuvre, détourne, trafique. Il s’agit
fréquemment de se faire concéder des liquidités, en faisant miroiter un profit
ou un avantage à venir, et de rembourser, en partie seulement, quand la
pression devient intenable, en trouvant de l’argent ailleurs par le même
procédé. Ni plus ni moins que de la cavalerie. En 1924, un rapport de police
identifie Stavisky comme un personnage redoutable. On peut y lire : « Il est
le type parfait du chevalier d’industrie capable d’entreprendre quoi que ce
soit pourvu qu’il en tire profit. C’est un individu n’ayant aucune espèce de
7
scrupule et ne pouvant inspirer aucune confiance . »
À cette époque, en 1925, Alexandre Stavisky fait la rencontre d’une
femme ravissante âgée de vingt-quatre ans, alors mannequin chez Chanel.
Jeune fille de bonne famille ayant reçu l’éducation modèle du cours
Dupanloup, Arlette Simon, malgré ce pedigree exemplaire, est une enfant
perdue. Quand elle fait la connaissance de Stavisky, elle est déjà séparée du
père de son premier enfant, et cache ses failles sous un sourire rayonnant et
des allures souveraines. À près de quarante ans, escroc maintenant confirmé,
Alexandre est subjugué par la beauté de cette femme inaccessible, issue d’un
milieu différent du sien. Arlette n’a plus rien à voir avec les nombreuses
conquêtes qui jusqu’alors se sont succédé dans sa vie. Avec elle, le séducteur
indélicat se mue en un homme attentif ; à son bras, le financier bientôt connu
du Tout-Paris oublie les petits trafics de son passé minable. Arlette, de son
côté, accepte Stavisky comme il est, trouvant en lui un compagnon charmant,
qui, tout comme elle, aime le luxe et qui, malgré les apparences, lui
ressemble. Ils auront ensemble deux enfants.
À cette période, Stavisky est en mauvaise posture dans deux affaires
qu’on a appelées les affaires Labbé et Laforcade, du nom des agents de
8
change victimes de la malhonnêteté de l’escroc . Fable mettant en scène un
riche propriétaire terrien dont la solvabilité apparente permet l’émission de
chèques en bois, subterfuge faisant intervenir des employés complices qui
dérobent des titres chez leur employeur, les montages imaginés dans les deux
cas remportent à leur instigateur plus de quatre millions de francs.
Jusqu’alors, Stavisky avait à peu près réussi à échapper aux poursuites et aux
condamnations. Le plus souvent, il remboursait, transigeait, utilisait ses
soutiens au sein de la police pour mettre l’enquête en échec et, au besoin,
9
maniait en maître l’arme des moyens de procédure dilatoires . D’une manière
ou d’une autre, il s’en tirait et repartait à l’assaut d’entreprises toujours plus
ambitieuses. Cette fois-ci, Stavisky est confronté à des individus qui refusent
10
de se désister . Bientôt conduit devant le juge d’instruction, il s’échappe,
mais il est rattrapé quelques mois plus tard et emprisonné à la Santé – une
expérience vécue par lui comme odieuse. Après dix-sept mois
d’incarcération, bénéficiant d’une mesure de mise en liberté conditionnelle
sous caution, Alexandre Stavisky, prêt à rebondir, épouse Arlette Simon, le
20 janvier 1928.
L’itinéraire du bel Alexandre connaît alors un tournant. Profitant de
l’amnésie qui frappe la société parisienne, Stavisky abandonne son
personnage d’escroc médiocre des débuts pour se couler dans une nouvelle
peau, celle de Serge Alexandre. Sous cette identité, il parvient à faire oublier
un passé bien connu des services de police et déjà signalé à plusieurs reprises
dans la presse. Avec un talent stupéfiant, il réussit à créer l’illusion d’un
homme neuf et à jeter un voile sur ses mois de prison et les turpitudes d’un
temps qui semble n’avoir jamais existé. Au procès, ils seront nombreux à
insister sur les apparences d’honnêteté offertes par Stavisky à cette époque.
Au président qui lui demande : « Mais dites-moi, cela ne vous a pas paru
extraordinaire d’entrer au service d’un homme qui sortait de prison, à vous,
agent de police ? », l’ancien agent Digoin répond dans une formule évasive
qui en dit long : « Mais je considérais justement, moi, que puisqu’il était
dehors, puisqu’il avait pu constituer cette société à succursales multiples… »
Entraîné par cette métamorphose, Stavisky donne un nouvel essor à sa vie
mondaine. Avec son épouse, il reçoit fastueusement, hante les stations à la
mode, où Arlette remporte des concours d’élégance, quand lui-même perd et
gagne des sommes faramineuses au casino. Alexandre a compris que, pour
inspirer la confiance, il fallait paraître, et faire illusion. À Paris, il a établi ses
nouveaux locaux place Saint-Georges, dans un immeuble qui impressionne
ses compagnons des premières heures. Ses nouvelles escroqueries, aussi
foisonnantes que par le passé, prennent vite une ampleur démesurée. Les
11
sociétés qu’il crée ou dans lesquelles il prend une participation sont
toujours véreuses, mais il parvient à réunir dans leurs conseils
d’administration des personnages influents, ou qui, en tout cas, paraissent
tels. On y rencontre un général, un ancien préfet de police, un conseiller
d’État, et d’autres figures tout aussi décoratives. À partir de cette époque,
Stavisky ne se limite plus aux délits contre les personnes ; il aborde ceux,
plus lucratifs, qui portent atteinte à l’épargne et touchent ainsi la société tout
12
entière .
Dans ces années-là, l’un des grands coups de M. Alexandre est celui du
mont-de-piété d’Orléans, une répétition générale de l’escroquerie de Bayonne
qui le mènera quelque temps plus tard à sa perte. Sur la base du mécanisme
13
propre à cette institution, Stavisky imagine diverses escroqueries . L’une
d’elles consiste à mettre en dépôt de faux bijoux fabriqués par une société
qu’il a créée avec l’aide de son ami Hayotte et d’un acolyte rencontré peu de
temps auparavant, le joaillier Henri Cohen. La société, baptisée les
« Établissements Alex », a pour partie une activité régulière et pour partie une
activité frauduleuse. Elle permet en l’occurrence à Stavisky de se faire prêter
par le Crédit municipal d’Orléans des sommes bien supérieures à la valeur
réelle des fausses émeraudes mises en dépôt, grâce à la complicité d’un
expert complaisant qui surévalue les bijoux. L’avantage de recourir au Crédit
municipal est aussi la possibilité d’émettre de faux bons fabriqués de toutes
14
pièces , des titres qui seront négociés auprès d’établissements de crédit et de
compagnies d’assurance. Pour réaliser ces diverses opérations frauduleuses,
Stavisky a besoin de complices. Il en trouve un, notamment, dans la personne
du directeur-caissier du crédit municipal d’Orléans, Fernand Desbrosses, un
honnête comptable envoûté par l’escroc. Une nouvelle fois, Alexandre réussit
à n’apparaître nulle part.
Au fil des mois, les montants escroqués gonflent dangereusement.
Stavisky manque à plusieurs reprises d’être démasqué. En trois ans, le Crédit
municipal d’Orléans lui a consenti pour quarante-trois millions de prêt, ce qui
est énorme et tout à fait inhabituel pour un établissement de ce genre. Face au
péril, Fernand Desbrosses, jusqu’alors si conciliant, commence à s’affoler. La
municipalité d’Orléans, quant à elle, est en alerte, tout comme le commissaire
Pachot qui, depuis les affaires Labbé et Laforcade, guette sa proie. Une
nouvelle fois, pourtant, M. Alexandre se dérobe. Voyant arriver le scandale,
l’escroc rembourse in extremis le mont-de-piété et, à partir de l’été 1931,
suspend toutes ses transactions avec l’institution. S’il a perdu plusieurs
millions dans l’opération, celle-ci lui aura assuré, pendant un temps, un flux
de liquidités considérable.
L’expérience d’Orléans n’a pas dû être si désastreuse puisque Stavisky ne
tarde pas à la renouveler ailleurs, à Bayonne, où un Crédit municipal est créé
sur son instigation. Dans cette ville, Stavisky s’est trouvé un nouvel allié en
la personne du député-maire Joseph Garat, rencontré au début de
l’année 1930. Garat, président du conseil d’administration du tout récent
15
mont-de-piété en sa qualité de maire, se montre d’une grande utilité . Il
apporte à Stavisky le large éventail de ses relations, facilitant ainsi le
placement des faux bons. Par ses démarches auprès des ministères du
Commerce et du Travail, il obtient que ces titres soient recommandés pour
être souscrits par millions par des compagnies d’assurances et des assurances
sociales. Grâce à lui, c’est en toute confiance que se font les investissements
en bons bayonnais. Garat obtient encore la nomination d’un protégé
d’Alexandre au poste d’inspecteur des crédits municipaux, un certain
Constantin qui constitue un nouveau rouage dans le système mis en place par
l’escroc. Comme il se doit, le député-maire est récompensé de ses efforts et
bénéficie de commissions généreuses et de versements divers. D’autres
encore viennent à cette époque seconder Stavisky, tel Albert Dubarry, le
rédacteur en chef du quotidien radical La Volonté, qui fait jouer ses liens avec
le ministre du Travail Albert Dalimier en contrepartie de l’aide financière
16
apportée par l’escroc au journal . Rien n’est jamais gratuit dans ces
échanges de bons procédés où tout le monde trouve son compte et où
Alexandre saisit l’occasion d’étendre son influence au monde de la presse.
Sur la mise en gage de faux bijoux qui a failli le trahir à Orléans, Stavisky
privilégie au mont-de-piété de Bayonne l’émission de faux bons dans des
proportions peu à peu considérables, atteignant à la fin un montant de deux
cent cinquante millions. À la tête de l’établissement, un certain Gustave
Tissier a été nommé directeur à la place de Fernand Desbrosses, qui reste
dans l’ombre car il inspire la méfiance du préfet local. Le mécanisme général
de l’escroquerie est semblable à celui d’Orléans, même si le concours de
personnages influents au sein du Crédit municipal comme à la mairie et dans
les ministères donne à l’opération une dimension nouvelle. Autant de
complices qui, le jour venu, seront compromis et éclaboussés par le scandale.
À l’époque du mont-de-piété de Bayonne, la spirale infernale dans
laquelle Stavisky s’enferme progressivement prend des proportions
vertigineuses. Ses dépenses s’emballent. Il délaisse la villa qu’il occupait
avec femme et enfants à Vaucresson et s’installe au Claridge sur les Champs-
Élysées. À cette époque, par l’intermédiaire du fidèle Hayotte, il se rend aussi
acquéreur des écuries du baron de Rothschild et du théâtre de l’Empire, situé
sur l’avenue de Wagram. Ces opérations se révèlent toutes deux des échecs
financiers mais contribuent à l’éclat de M. Alexandre. Stavisky est alors à son
zénith, même si, derrière la façade de luxe endiablé qu’il affiche, l’édifice est
bien fragile. Dans le secret de sa solitude, l’escroc au teint cuivré songe aux
abîmes qui s’ouvrent sous ses pas et se représente avec angoisse la
banqueroute qui menace. Les bons factices de Bayonne, comme un peu plus
tôt ceux d’Orléans, ne tarderont pas à venir à échéance. Il lui faut d’urgence
trouver des liquidités.
Pris à la gorge, Stavisky cherche une opération solide à laquelle se
raccrocher. Il rêve de transactions qui assoient définitivement sa position et
lui permettent enfin de souffler. Ce ballon d’oxygène, il croit le trouver dans
une affaire que lui propose Gaston Bonnaure, avocat et homme politique,
e
député radical du III arrondissement de Paris, dont il a financé la campagne.
En elle-même, la spéculation que lui soumet Bonnaure, si elle est hardie, ne
présente rien d’illégal. Il s’agit d’acquérir des titres détenus par des
propriétaires terriens dépossédés de leurs biens lors du découpage de l’ancien
17
empire austro-hongrois . Ces créances, accordées à titre d’indemnisation,
sont en principe garanties par les États signataires mais elles tardent à devenir
liquidables. Leurs titulaires, pressés par des besoins d’argent, sont disposés à
les céder à vil prix. L’idée de Stavisky, qui se croit bien informé par
Bonnaure, est d’en acheter le plus possible, avec la certitude que les bons
finiront par atteindre leur valeur nominale ; il a en vue une opération de
grande envergure destinée à produire une gigantesque plus-value, le montant
total des transactions devant se monter à plusieurs centaines de millions de
18
francs . Un tel marché est capital pour Stavisky, il pourrait lui permettre de
toucher enfin un gain réel, mais finalement l’opération échouera, de même
que ses tentatives pour céder ses créances hongroises sur le marché français
afin de rembourser les bons de Bayonne.
Pendant ce temps, la méfiance qui entoure le mont-de-piété de Bayonne
gagne du terrain. À Paris, dans les milieux financiers et dans les ministères, la
rumeur grossit. Jusque-là, Stavisky était parvenu à faire taire les bruits sur les
multiples plaintes restées sans suite qu’il traîne derrière lui, mais cette fois les
charges ont pris une ampleur nouvelle. À Bayonne, malgré les délais
accordés, les faux bons venus à échéance ne peuvent être remboursés ;
Tissier, Garat… toute la bande d’Alexandre est sur les dents. L’affaire se
déclenche le 22 décembre 1933. Un fonctionnaire du ministère des Finances,
venu inspecter la comptabilité du Crédit municipal, s’alarme du volume des
prêts concédés par l’établissement et constate des distorsions entre les
montants inscrits sur les bons acquis par des compagnies d’assurances et les
indications des registres. Dès le lendemain, Tissier est arrêté ; il ne tarde pas à
dénoncer Alexandre Stavisky, dit Serge Alexandre, dit M. Alexandre, ainsi
que son complice Joseph Garat. Au cours du mois de janvier 1934, Garat,
Bonnaure, Dubarry, mais aussi Hayotte et Desbrosses, parmi bien d’autres,
seront appréhendés.
Dans les premiers jours, l’affaire ne fait pas encore la une des journaux.
Elle est occultée par la terrible catastrophe ferroviaire de Lagny survenue
19
dans la nuit du 23 au 24 décembre . Avant qu’il ne soit trop tard, la seule
issue possible pour Alexandre est la fuite. Il installe sa famille dans un petit
hôtel de la rue d’Obligado et quitte Paris clandestinement en compagnie d’un
de ses nombreux hommes de main, un certain René Pigaglio. Mais rien ne se
passe comme prévu. En raison des intempéries, le voyage en direction de
Chamonix est semé d’embuches et le séjour dans la région attire l’attention
des autochtones alertés par les changements de résidences et les allées et
venues suspectes des fuyards. Stavisky paraît avoir perdu toute faculté de
rebond. Pourquoi ne rejoint-il pas la frontière suisse avant d’être arrêté ?
Dévoré par l’angoisse, il se terre dans la villa du « Vieux Logis » louée pour
l’occasion. Il joue à la belotte et suit à travers les journaux l’évolution de
l’enquête.
Des informations ont filtré sur le lieu de villégiature des fugitifs, sa
localisation est connue. Le 28 décembre 1933, le juge d’instruction de
Bayonne délivre un mandat d’arrêt qui sera diffusé auprès de toutes les
polices de France. Stavisky est maintenant un homme traqué. Curieusement,
pourtant, les poursuites traînent. Ce n’est que le 6 janvier que le commissaire
Charpentier chargé de l’affaire se rend en Savoie. Sur place, après avoir
longuement fouillé le « Vieux Logis », le commissaire et ses hommes
entendent une détonation derrière une porte restée close et le bruit d’un corps
qui s’affaisse. L’escroc est grièvement blessé. Deux heures plus tard, il rendra
son dernier soupir à l’hôpital de Chamonix.
D’après les comptes rendus officiels, Alexandre Stavisky s’est suicidé.
Dès le départ, pourtant, la presse – en particulier la presse d’extrême
20
droite – conteste cette thèse et suggère non sans sarcasme que la victime a
été supprimée pour faire taire ses révélations. Les journaux sèment le doute
sur les conditions du déroulement de l’enquête, relevant les nombreuses
circonstances suspectes qui entourent la mort d’Alexandre. Ces interrogations
viennent nourrir le climat d’opacité dans lequel baignent depuis toujours les
affaires de l’escroc. De tels soupçons ne paraissent pas infondés. La
commission d’enquête parlementaire nommée pour faire le jour sur la
disparition de Stavisky ne conclura-t-elle pas que : « Rien n’a été fait pour
procéder à une arrestation normale ni pour conserver à la police un inculpé de
21
cette importance » ?
L’affaire Stavisky éclate à un moment où le régime souffre dans l’opinion
d’un discrédit général, aiguisé par l’instabilité ministérielle et l’incapacité du
22
pouvoir à endiguer la crise qui sévit dans le pays . Dès le 9 janvier 1934, les
ligues d’extrême droite sont dans la rue, regroupées aux abords du Palais-
Bourbon. Jusqu’à la fin du mois, sur l’appel de L’Action française, des
manifestations se déroulent, chaque jour plus violentes, et finissent par
tourner à l’émeute avec des tentatives d’incendie et des saccages qui, le
27 janvier, se multiplient dans la ville. Aux manifestants du début se joignent
les fonctionnaires en colère qui protestent contre les diminutions de salaires,
mais aussi, pour rajouter à la confusion, les communistes, également opposés
au régime.
Dans Paris surexcité, l’affaire Stavisky fait l’effet d’une étincelle.
L’indignation populaire qui agite la capitale ne reste pas sans effet. Albert
23
Dalimier , ministre des Colonies du cabinet Chautemps, est contraint à la
démission le 9 janvier. N’a-t-il pas recommandé les bons du Crédit municipal
24
de Bayonne en vantant les garanties de sécurité qu’ils présentaient ? Quinze
jours plus tard, la chute du garde des Sceaux Eugène Raynaldy a lieu sous les
attaques du député d’extrême droite Philippe Henriot. Dès le lendemain, le
27, c’est au tour du radical Camille Chautemps lui-même d’abandonner ses
25
fonctions malgré le vote de confiance obtenu quelque temps plus tôt devant
la Chambre : la pression de la rue aura eu raison de son ministère. Édouard
Daladier, radical lui aussi, est nommé pour le remplacer, mais lui non plus ne
tardera pas à tomber.
Le 6 février, Daladier présente son gouvernement à la Chambre. C’est ce
jour-là qui est choisi par les ligues d’extrême droite pour manifester contre la
décision du nouveau président du Conseil de limoger le préfet de police de
Paris Jean Chiappe, personnalité emblématique proche de l’Action française.
Les communistes ne sont pas en reste, qui réclament l’arrestation du préfet de
police et veulent « protester de la façon la plus énergique contre le régime du
profit et du scandale ». Ces appels seront largement entendus. La journée du
6 est d’une grande violence. Les agissements déjà observés au cours du mois
de janvier reprennent avec plus d’intensité encore : barricades, gardes à
cheval désarçonnés, jarrets des chevaux tranchés à coup de lames de rasoir,
autobus incendiés, charges de police, échanges de coups de feu. Les blessés
sont nombreux et on compte quinze morts. Dans la soirée, une colonne de
Croix-de-Feu, prête à encercler la Chambre, est dispersée sur l’ordre du
colonel de La Rocque. Assiste-t-on alors à un véritable complot destiné à
l’instauration d’un gouvernement de « salut public » ? La question reste
26
ouverte même si de toute façon une telle intention n’a pas été générale et
n’a pu inspirer que les plus exaltés. Quoi qu’il en soit, l’ampleur des
manifestations, jointe au manque de soutien de ses alliés politiques, pousse
Daladier à la démission, malgré le vote de confiance qui lui a été accordé le
soir du 6 février. La droite lui succède au pouvoir avec un gouvernement
d’union nationale.

27
Parallèlement au travail de la commission parlementaire , la justice suit
son cours, cahin-caha. Une enquête sur les dysfonctionnements de
l’institution judiciaire dans l’affaire du mont-de-piété de Bayonne et les
autres affaires Stavisky est confiée au premier président de la Cour de
cassation, Théodore Lescouvé. L’instruction, bien loin d’éclaircir tous les
mystères, ne se déroule pas sans scandale, comme si tout ce qui touche à
Stavisky était immanquablement entaché de trouble. Le procureur Georges
Pressard, beau-frère de Camille Chautemps, est accusé d’être à l’origine des
dix-neuf remises dont l’escroc a bénéficié lors des diverses plaintes dirigées
contre lui. On reproche en outre à Pressard d’avoir exercé des pressions sur
son subordonné, le conseiller Albert Prince, dont le corps décapité sera
retrouvé sur les rails d’un train dans des conditions plus que suspectes. Là
encore, la thèse du suicide est largement contestée par toute une partie de la
presse, qui fait savoir que Prince était en possession de documents décisifs
28
pour l’éclaircissement de l’affaire Stavisky .
29
Les débats devant la cour d’assises de la Seine s’ouvrent le 4 novembre
1935, sous la présidence de Charles Barnaud. Ils dureront deux mois et demi.
Le dossier est colossal, la matière touffue. Semaine après semaine, les jurés
sont peu à peu gagnés par un ennui de plomb quand les points les plus
techniques viennent à être abordés. Un record ! mille neuf cent cinquante-six
questions sont posées aux représentants de la justice populaire. Apparemment
sans fin, les audiences voient défiler la cohorte des accusés, assistés de leurs
défenseurs. Desbrosses, Tissier, Garat, Dubarry, Hayotte, l’ancien inspecteur
30 31
Digoin, Cohen, mais aussi Romagnino , Guébin , et bien d’autres sont
présents dans le box, et, au fil des jours, dessinent en creux un portrait de
l’escroc. Leur liste est interminable, pourtant beaucoup disent que les
véritables coupables – les plus hauts placés – sont absents. Les figures
influentes, députés, avocats, journalistes se mêlent aux hommes de main,
personnages modestes au passé parfois sans tache, dans un curieux brassage
où tout le monde se retrouve au même rang.
Dans les multiples arguments mis en avant par les accusés pour leur
défense, des lignes de force se dégagent. Les complices d’hier, pour
beaucoup, plaident la bonne foi, avec plus ou moins de vraisemblance ;
certains vont même jusqu’à prétexter la crédulité, voire l’imbécillité, espérant
ainsi s’en sortir. Tous insistent sur l’apparence d’honorabilité présentée par
Stavisky à partir de sa sortie de prison, sur la mue qui s’est opérée en lui à ce
moment-là. Ceux qui l’ont connu après cette date ont beau jeu de mettre en
avant ses relations innombrables, sa façade respectable, son train de vie
magnifique étalé au grand jour : il était impossible, disent-ils, d’imaginer
M. Alexandre sous les traits d’un escroc. Les identités changeantes dont s’est
tant servi ce caméléon des affaires se révèlent bien commodes pour ses
anciens comparses : « Comment aurions-nous pu savoir que le véreux
Stavisky se cachait derrière M. Alexandre ? », se défendent-ils. N’avouez
jamais : certains se sont pénétrés de ce conseil et nient avec un aplomb
parfois sidérant. Les accusés – c’est bien naturel – ont tendance à rejeter la
faute sur les autres : sur leurs coaccusés (c’est le cas, en particulier, entre
Tissier et Garat), sur Stavisky, qu’ils peuvent charger à loisir, mais aussi sur
les juges et les dysfonctionnements de l’institution qu’ils représentent.
De manière récurrente, la justice se trouve ainsi mise en accusation par
les avocats de la défense et leurs clients. Qui sont-ils donc ces censeurs qui
prétendent condamner, eux qui ont laissé courir Stavisky par incompétence et
e
parfois par compromission ? M Legrand, proche de l’Action française,
traduit les interrogations qui habitent ses confrères lorsqu’il affirme : « Nous
allons faire, nous tous, des hypothèses – hypothèses fâcheuses. La première
sera qu’il y avait un accord entre les gens que l’on devait poursuivre à
l’époque et le parquet… » Le président Barnaud, le procureur général
Fernand-Roux, les avocats généraux Gaudel et Cassagneau feront de leur
mieux pour préserver la dignité de la justice. Pourtant, malgré leur bonne
volonté, la confusion l’emporte à plusieurs reprises et l’autorité des juges
paraît vaciller.
À la mi-janvier 1936, enfin, les verdicts tombent. Neuf accusés sont
reconnus coupables, la plupart avec circonstances atténuantes. Il en est ainsi,
en particulier, de Garat, de Cohen, de Desbrosses et de Guébin, principaux
protagonistes de cette histoire, ainsi que de Hayotte. Seul Tissier ne bénéficie
pas de circonstances atténuantes. Beaucoup d’autres sont acquittés, le jury
n’ayant pas été insensible à la situation de certains : c’est le cas d’Arlette
Stavisky, du commissaire Digoin, de Dubarry, de Gaulier, et même du fidèle
Romagnino, notamment. Les peines vont de sept ans de travaux forcés pour
Tissier, le plus sévèrement puni, à deux ans de prison pour Garat ou même au
sursis pour le député Gaston Bonnaure. Ainsi se termine une affaire dont la
charge explosive, pour l’essentiel, a éclaté deux ans plus tôt en dehors du
prétoire, dans le scandale et dans le sang.
Le procès Stavisky apparaît comme un miroir grossissant où toutes les
turpitudes d’un régime jugé avili sautent aux yeux. La justice, la police, la
classe politique, la presse vendue aux plus offrants présentent le spectacle
navrant d’une corruption généralisée, celui d’une camaraderie où les intérêts
particuliers priment toujours sur les intérêts supérieurs. Un climat de malaise
y règne, d’autant plus prenant que le trouble semble avoir pénétré toutes les
élites de la société et un mal moral s’être insinué au cœur des professions les
e
plus représentatives de la III République. En même temps, la crise du
6 février 1934 suscitée par le scandale de l’affaire Stavisky est bientôt à
32
l’origine d’un sursaut face au danger fasciste que la gauche voit en elle – un
mouvement qui portera au pouvoir la coalition du Front populaire quelques
mois après le prononcé du verdict.

SOURCES : AN (fonds Bluet) 334AP/68-71.


BIBLIOGRAPHIE : voir, en particulier, Paul Jankowski, Cette vilaine affaire
Stavisky. Histoire d’un scandale politique, Fayard, 2000 ; Édouard
Leduc, Une affaire d’État : le dossier Stavisky, Publibook, 2015 ; Denis
Bon, L’Affaire Stavisky, De Vecchi, 1999, rééd. 2006 ; Jean-Michel
Charlier et Marcel Montarron, Stavisky. Les secrets du scandale, Robert
Laffont, 1974 ; Jean-Marie Fitère, L’Affaire Stavisky. Scandale dans la
République, Acropole, 2000 ; Maurice Garçon, Histoire de la justice sous
e
la III République, II, Les Grandes Affaires, Fayard, 1957 ; Daniel
Amson, Jean-Gaston Moore et Charles Amson, Les Grands Procès,
Jacques Vergès (préf.), Paris, PUF, 2007 ; Jacques Robichon, « L’affaire
e
Stavisky », in Gilbert Guilleminault (dir.), Le Roman vrai de la III et de
e
la IV République, 1870-1958, Deuxième partie, 1919-1958, Robert
Laffont, coll. « Bouquins », 1991. Il existe par ailleurs une abondante
littérature contemporaine de l’affaire Stavisky, dont certains titres ont été
rédigés par des témoins directs des faits.

1. Sur ces événements, voir notamment, Michel Winock, La Fièvre hexagonale, Seuil,
2009, p. 193-238 ; Serge Berstein, Le 6 février 1934, Gallimard-Julliard, 1975 ; Maurice
Chavardès, Une campagne de presse : la droite française et le 6 février 1934, Flammarion,
1970.
2. Même si Emmanuel et Dunia Stavisky, les parents d’Alexandre, avaient acquis la
nationalité française en 1900, voir Paul Jankowski, Cette vilaine affaire Stavisky, Fayard,
2000, p. 30.
3. Henry Torrès témoigne avoir eu Stavisky pour condisciple au petit lycée Condorcet
(Henry Torrès, Accusés hors-série, Gallimard, 1957, p. 115). Le président, de son côté,
évoque le lycée Charlemagne que le jeune homme aura sans doute fréquenté par la suite.
4. Alors nommé les Folies Marigny.
5. Une allure et une personnalité décrites par Colette dans La République, 10 janvier 1934,
rééd. in Paysages et portraits, Flammarion, 1958, rééd. 2002, p. 159-163.
6. Un saisissant portrait de Stavisky par Joseph Kessel met en avant ce trait : Joseph
Kessel, Stavisky. L’homme que j’ai connu, Gallimard, 1934, rééd. 1974.
7. Cité par Denis Bon, L’Affaire Stavisky, De Vecchi, 1999, p. 38.
8. Pour des détails, voir Paul Jankowski, Cette vilaine affaire Stavisky, op. cit., p. 50 sq.
9. Déjà, dans l’affaire du théâtre Marigny, il a le flair, malgré son jeune âge, de choisir pour
le représenter Albert Clemenceau, frère de Georges Clemenceau, qui lui permet d’échapper
à la prison. La justice statue plus de deux ans après le délit, le condamnant seulement avec
sursis, pour abus de confiance.
10. Pour des détails, voir Paul Jankowski, Cette vilaine affaire Stavisky, op. cit., p. 64-65.
11. Telle la Compagnie foncière d’entreprises générales de travaux publics.
12. Voir Denis Bon, L’Affaire Stavisky, op. cit., p. 41.
13. Pour le détail des escroqueries d’Orléans, voir Jean-Michel Charlier et Marcel
Montarron, Stavisky, Robert Laffont, 1974, p. 92 sq.
14. Pour pouvoir mettre des fonds à disposition des déposants, les monts-de-piété doivent
eux-mêmes détenir des liquidités. Dans ce but, des bons de caisse sont émis, productifs
d’intérêts et remboursables à dates déterminées. Ils permettent à ces institutions de réaliser
un bénéfice, même modeste, dans la mesure où les taux sur les sommes empruntées par les
monts-de-piété sont inférieurs aux taux applicables sur les prêts concédés aux déposants.
15. Pour un portrait du personnage, voir Paul Jankowski, Cette vilaine affaire Stavisky, op.
cit., p. 163 sq. L’ouvrage décrit encore d’autres protagonistes de l’affaire, tels l’inspecteur
des crédits municipaux Constantin (p. 181-182) ou le journaliste Albert Dubarry
(p. 195 sq.)
16. Stavisky prendra aussi une participation dans La Liberté de Camille Aymard, qui, lui,
se situe à droite.
17. Un découpage réalisé par le traité de Trianon de 1920.
18. Pour plus de détails, voir les explications fournies par le président à l’audience. Pour
une présentation synthétique : Édouard Leduc, Une affaire d’État : le dossier Stavisky,
Publibook, 2015, p. 45-46.
19. Le drame a donné un moment à Stavisky l’idée de faire croire qu’il faisait partie des
victimes pour mieux disparaître, mais son stratagème a échoué.
20. À l’annonce de la mort de Stavisky, L’Action française titre ainsi, par exemple, « À bas
les assassins ! », invitant ses lecteurs à descendre dans la rue, alors que, à gauche,
Le Canard enchaîné choisit le ton sardonique et proclame à la une de son numéro du
10 janvier : « Stavisky se suicide d’un coup de revolver qui lui a été tiré à bout portant. »
21. Cité par Jacques Robichon, « L’affaire Stavisky », in Gilbert Guilleminault (dir.),
e e
Le Roman vrai de la III et de la IV République, 1870-1958, Deuxième partie : 1919-1958,
Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1991, p. 383. La commission d’enquête parlementaire
est créée le 16 février lors d’un vote de l’Assemblée, à la suite de l’accession de Gaston
Doumergue au pouvoir. Camille Chautemps, quand il était président du Conseil, s’était
opposé à une telle initiative, s’attirant de violentes critiques. La commission mettra plus
d’un an à rendre son rapport de plusieurs milliers de pages.
22. Sur la crise politique de janvier et février 1934 : voir notamment Michel Winock,
La Fièvre hexagonale, op. cit., p. 193-238 ; Serge Berstein, Le 6 février 1934, op. cit. ;
Maurice Chavardès, Une campagne de presse : la droite française et le 6 février 1934, op.
cit.
23. Ministre des colonies du gouvernement Chautemps de novembre 1933 au 9 janvier
1934, Albert Dalimier a été ministre du Travail dans les gouvernements Herriot et Paul-
Boncour de juin 1932 à janvier 1933.
24. Il était alors ministre du Travail. Deux lettres attestent ce soutien.
25. Les radicaux sont particulièrement visés par les attaques de la droite, même s’ils ne
sont pas seuls en cause (voir ainsi les propos de l’homme politique d’extrême droite Xavier
Vallat, « L’Affaire Stavisky », La Revue universelle des faits et des idées, 1982 – texte
d’une conférence prononcée en 1935, non paginé). En l’espèce, Camille Chautemps avait
eu la maladresse de refuser la nomination d’une commission d’enquête prétextant de son
inutilité et préférant laisser l’affaire aux bons soins des tribunaux. Une telle décision ne
pouvait que nourrir le soupçon d’une république corrompue.
26. Michel Winock, La Fièvre hexagonale, op. cit., p. 226.
27. Voir note 21, ici.
28. Cela dit, si la droite accuse Pressard, des voix s’élèvent à gauche pour affirmer que
Prince n’était pas au-dessus de tout soupçon et qu’il était venu en aide par le passé à
Stavisky. Prince passe alors pour s’être suicidé afin d’éviter de voir son honneur entaché.
Voir, notamment, Paul Jankowski, Cette vilaine affaire Stavisky, op. cit., p. 345.
29. La compétence de la cour d’assises en l’espèce s’explique par la volonté délibérée des
juges de soumettre l’affaire à un jury populaire et non à des magistrats professionnels qui
avaient fait l’objet d’attaques parfois violentes. Les faits dans leur ensemble ayant été
qualifiés d’escroquerie, constitutive d’un délit et non d’un crime, leur juge naturel aurait dû
être le tribunal correctionnel et non la cour d’assises. Pour les explications du procureur
général Fernand-Roux sur ce point, voir infra le réquisitoire (Archives nationales, p. 2191).
30. Gilbert Romagnino, qui a rencontré Stavisky après la guerre, gravite dans son
entourage proche et lui sert de secrétaire.
31. Paul Guébin est un des directeurs du groupe d’assurances La Confiance, qui a aidé au
lancement de la Compagnie foncière et acheté des bons du Crédit municipal d’Orléans,
puis du Crédit municipal de Bayonne. Il fait aussi office d’agent pour le placement des
bons.
32. Expression utilisée par Michel Winock, La Fièvre hexagonale, op. cit., p. 233. Pour une
analyse plus précise des rapports de la crise du 6 février 1934 et de l’avènement du Front
Populaire, voir p. 234 sq.
COUR D’ASSISES DE LA SEINE

(4 novembre 1935-21 janvier 1936)

[Le procès Stavisky se déroule en l’absence du principal intéressé. Il voit


comparaître des accusés nombreux, d’où un aspect éclaté. Plutôt que de
tenter d’en donner un aperçu global – ce qui serait vain – j’ai choisi de
mettre en lumière certains aspects significatifs du procès en laissant parler
trois des accusés et en choisissant un extrait du réquisitoire du procureur
général.
Gustave Tissier, Joseph Garat, Albert Dubarry, chacun à sa manière,
sont représentatifs de l’affaire, les deux premiers ayant joué un rôle clé dans
la réalisation de l’escroquerie. Tissier, directeur-caissier du mont-de-piété
de Bayonne, est l’un de ces personnages a priori subalternes utilisés par
Stavisky pour parvenir à ses fins, qui, ici, se retrouve sur le devant de la
scène. Garat, député-maire de Bayonne, fait partie des élus et des hommes
politiques dont Stavisky a su peu à peu s’entourer ; lui aussi est au premier
plan dans l’affaire de Bayonne. Quant à Dubarry, il appartient à la catégorie
des hommes de presse dont Stavisky a voulu s’assurer le concours ; il est
l’auteur d’une charge violente contre la magistrature, qui reste l’un des
leitmotivs du procès.
Le réquisitoire du procureur général Fernand-Roux illustre, quant à lui,
la manière dont les juges défendent la justice des accusations qui sont
portées contre elle. Il présente un portrait vivant de Stavisky.]

INTERROGATOIRE DE GUSTAVE TISSIER

[La déposition de Tissier, qui met en lumière certains rouages de


l’escroquerie du mont-de-piété de Bayonne, fait aussi apparaître un système
de défense qu’il n’est pas le seul à adopter : j’ai obéi à d’autres, dit-il en
substance, je suis un simple exécutant. C’est Garat qui est l’instigateur
véritable des opérations irrégulières réalisées à Bayonne.
Le début de l’interrogatoire décrit l’itinéraire de Tissier qui apparaît
sans reproche au point de vue de la moralité jusqu’à sa rencontre avec
Stavisky, fin octobre 1931. L’accusé, qui a occupé avant cette date divers
emplois plus ou moins modestes, rend alors visite à Stavisky dans les locaux
de ce dernier, place Saint-Georges. Sa démarche a pour objet la recherche
d’un travail en province et la vente d’une créance sur une société dont il
souhaite se défaire. Sur ces deux points, Stavisky donnera satisfaction à
Tissier.]
[…]
1
Dans ces différents pourparlers , qu’avais-je eu l’occasion de voir ? C’est
que M. Alexandre était directeur général de la société La Foncière, au capital
de vingt ou trente millions, et directeur général de la Sima, 1 rue Volney,
ayant un capital également très important. J’avais remarqué d’autre part que
c’était lui, vraiment, qui dirigeait.
Son entourage, on l’a cité hier – je n’ai pas besoin de revenir sur les
noms, mais je pourrais ajouter que c’étaient conseillers d’État, ambassadeurs
et hauts fonctionnaires.
Je ne pouvais, il me semble, avoir aucune suspicion sur la personnalité de
M. Alexandre. Il était extrêmement courtois et bienveillant.
Voulant réaliser le second plan que j’avais, c’est-à-dire trouver quelque
chose en province, et étant donné que la Compagnie foncière, d’après les
prospectus que j’avais vus sur la table, en attendant d’être reçu, avait des
propriétés, tout au moins des affaires en province, j’ai demandé à
M. Alexandre, en lui exprimant mon désir de m’en aller, s’il pourrait me faire
obtenir ou me faire donner une occupation en province.
Quelque temps après, il me dit : « Voulez-vous accepter d’aller à Tours
pour vous occuper du bureau, de l’atelier que nous avons là-bas, la Scierie…
touraine (?), à Saint-Pierre-des-Corps ? » J’ai accepté, je suis allé à Tours, je
me suis occupé du bureau, c’est-à-dire du règlement de la main-d’œuvre des
ouvriers, de la réception et de l’expédition des marchandises. Il y avait un
autre employé avec moi qui était M. Floquet.
J’y suis resté jusqu’au mois d’octobre de la même année, jusqu’à la
fermeture des ateliers. Quand j’ai eu terminé ce que j’avais à faire à Tours à
ce sujet et que je suis revenu à Paris pour régler mes comptes, la société Sima
m’a demandé d’aller voir différents clients qui étaient disséminés dans toute
la France, pour leur fournir oralement les explications qui me seraient
données relativement à des réclamations que ces clients faisaient.
J’ai accepté cela et, dans l’hiver de 1931, je me suis occupé de voir ces
clients, dans différents voyages.
Au retour, ma mission terminée, j’ai revu M. Alexandre et lui ai dit :
« Voudriez-vous penser à moi ? Ne m’oubliez pas. » Il m’a dit : « Je penserai
d’autant plus à vous que nous avons été entièrement satisfaits de vos
services. »
er
Au 1 avril 1931, exactement, M. Alexandre me fait demander dans son
bureau et me dit : « Voulez-vous aller à Bayonne pour quelques mois ? » Je
ne lui ai exprimé qu’un regret : c’est que cela ne dure que quelques mois.
« J’accepte, ai-je dit, d’aller à Bayonne ; de quoi s’agit-il ? » Il me dit :
« Voici : mon ami, M. Garat, député, maire de Bayonne, a créé dans sa ville
un mont-de-piété, et la personne désignée pour prendre le poste de directeur-
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caissier ne peut pas prendre son poste au moment opportun . Il faut
quelqu’un pour le remplacer immédiatement et j’ai pensé à vous. J’en ai déjà
causé avec M. Garat ; je crois que vous pourrez faire l’affaire. »
Je lui ai fait remarquer alors que je n’avais aucune connaissance au point
de vue administration et encore moins au point de vue direction d’un mont-
de-piété, que cela m’était tout à fait inconnu. Il m’a dit : « J’en ai parlé avec
M. Garat. Vous avez des connaissances de bureau, vous savez suffisamment
la comptabilité pour vous en tirer et je suis convaincu que vous ferez l’affaire.
D’ailleurs, vous vous expliquerez avec M. Garat. Trouvez-vous samedi
matin, veille de Pâques, à Bayonne, à 10 heures ; je vous présenterai à
M. Garat. »
Je me trouvai à Bayonne dans les conditions indiquées. M. Alexandre
vint me prendre à l’hôtel où je me trouvais et nous sommes allés à la mairie à
10 heures.
M. Alexandre me présenta M. Garat qui nous reçut dans son cabinet.
Après quelques renseignements fournis au début, je fis immédiatement
remarquer à M. Garat que je n’avais guère les connaissances qui me
semblaient nécessaires pour m’occuper de l’emploi qu’il voulait bien me
réserver.
Il me dit : « Qu’à cela ne tienne ! J’ai causé avec M. Alexandre au sujet
de vos connaissances ; vous en avez, je crois, suffisamment, car la chose est
très simple. Les renseignements nécessaires vous seront fournis par
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M. Desbrosses .
À la suite de cela, il me fit connaître les appointements, de 4 000 francs
par mois, qui avaient été votés précédemment.
Le PRÉSIDENT. — Je crois que vous avez intérêt à abréger un peu vos
explications. Voulez-vous me suivre ?
C’est le 3 avril 1931 que le conseil d’administration du Crédit municipal
vous a proposé, en même temps que Desbrosses et un nommé Desangles, à
M. le préfet des Basses-Pyrénées, comme directeur du Crédit municipal ?
R. — J’expliquais précisément à l’instant, Monsieur le Président, que
c’était la veille que j’avais été présenté à M. Garat.
D. — Je ne vous le redemande pas, c’est entendu. Seulement, vous avez
dit que M. Desbrosses, d’après ce qui vous avait été dit, devait vous donner
des renseignements ?
R. — Oui, me mettre au courant.
D. — Vous avez dû entendre, tout à l’heure, que j’ai demandé à
Desbrosses s’il vous avait mis au courant ou donné des renseignements sur
les crédits municipaux en général et sur celui d’Orléans en particulier ? Il a
répondu : « Non ».
R. — Il a répondu « Non », mais il y a deux questions dans votre
question, Monsieur le Président. S’il s’agit de renseignements sur les crédits
municipaux, M. Desbrosses m’a donné des renseignements sur le Crédit
municipal de Bayonne, mais il ne m’a nullement parlé du Crédit municipal
d’Orléans.
D. — Il ne vous a pas exposé qu’il y aurait évidemment à Bayonne,
comme il y avait à Orléans, un client sérieux ?
R. — Du tout, Monsieur le Président.
Voulez-vous me permettre d’ajouter que ces renseignements m’ont été
donnés dans les locaux du Crédit municipal qui étaient en voie d’installation,
et que cela a duré très peu de temps, parce que M. Desbrosses préparait un
exemplaire de tous les actes qui étaient à faire, c’est-à-dire de tous les
documents qui étaient à fournir, tant quotidiennement que mensuellement,
trimestriellement, etc.
D. — Vous avez été nommé directeur-caissier par arrêté préfectoral du
15 avril 1931 ?
R. — C’est possible, Monsieur le Président.
D. — Vos appointements étaient de 40 000 francs par an ; vous étiez en
outre logé, éclairé, chauffé.
R. — Je n’y étais toujours que pour quelques mois.
D. — C’est entendu ; il résulte de la délibération que c’était à titre
intérimaire. On attendait toujours M. Desbrosses.
R. — Oui, Monsieur le Président.
D. — Vous n’avez pris officiellement possession de vos fonctions que le
16 mai 1931 ?
R. — Oui, il y a eu une installation officielle, chose que j’ignorais, mais
enfin cela s’est passé à la mairie.
D. — Un sieur Morat avait été, en attendant, choisi par le conseil
d’administration comme directeur provisoire, n’est-ce pas ?
R. — J’ai aperçu cela sur les bons, parce qu’il y avait une signature…
D. — À côté de vous, le personnel dirigeant du Crédit municipal
comprenait : l’appréciateur Sam Cohen, n’est-ce pas, le père de votre voisin
de gauche aujourd’hui, puis le commissionnaire Digoin ?
R. — Oui, Monsieur le Président. Ces personnes avaient été choisies bien
avant mon arrivée.
D. — Oui. J’indique, pour que MM. les jurés le sachent, que l’état-major
(je l’ai dit pour le Crédit municipal d’Orléans ; je peux le dire aussi pour celui
de Bayonne) était composé de vous, directeur, de Sam Cohen, ensuite
remplacé par son fils, appréciateur, et de Digoin, commissionnaire.
R. — Oui, Monsieur le Président.
J’aurais justement voulu faire bien remarquer à MM. les jurés qu’au
moment où j’étais présenté à M. Garat, après les relations que j’avais eues
avec M. Alexandre, il n’y avait absolument rien dans ma vie. Et cependant,
l’acte d’accusation dit : « Tissier, créature de Stavisky, remplace
M. Desbrosses au Crédit municipal. »
D. — L’acte d’accusation a voulu dire, évidemment, que vous étiez venu
là présenté par Alexandre.
R. — Il a voulu dire, mais il a dit que j’étais la créature de Stavisky !
D. — Je suis absolument d’accord avec vous pour dire que votre vie a
été, en effet, exempte de reproches jusqu’au moment où vous êtes entré au
Crédit municipal de Bayonne. J’ajoute, de plus, que votre conduite à
Bayonne, pendant le temps où vous y avez été, n’a donné lieu à aucune
remarque défavorable.
R. — Je n’ai jamais varié et je ne varierai jamais, Monsieur le Président.
D. — Du reste, il est bien suffisant pour vous d’avoir à répondre des faits
graves dont vous avez à répondre aujourd’hui.
R. — J’y répondrai très volontiers, Monsieur le Président.
D. — Le contrôleur était un sieur Guet (?)… Vous avez l’air d’avoir
presque oublié son nom, tellement peu il contrôlait…
R. — Il avait tellement peu d’importance pour moi.
D. — Eh oui, c’était comme à Orléans : les contrôleurs ne contrôlaient
pas…
R. — Je ne sais pas ce qu’il avait à faire.
D. — Il résulte de toute l’enquête que l’établissement qui venait d’être
créé n’était, dans la pensée de Stavisky, qu’un établissement de façade dont
les opérations régulières devaient être des plus restreintes.
R. — Je n’en sais rien du tout ; rien ne pouvait me le faire supposer.
D. — J’ajoute : établissement dont l’importance allait être démesurément
grossie, pour inspirer confiance aux tiers, par l’emploi de toute une série de
manœuvres que nous allons voir, et ainsi les amener à investir leurs
disponibilités dans l’acquisition des bons de caisse. Il est certain que cette
entreprise, que je peux appeler « colossale entreprise d’escroquerie », a
permis à Stavisky de soutirer à l’épargne publique… combien, monsieur
Tissier ?
R. — Je vous dirai sincèrement, Monsieur le Président, que je n’en sais à
peu près rien. Je sais que cela se chiffre par 200 millions environ, voilà tout.
D. — Plus de 200 millions.
L’accusation dit que cette entreprise n’a pu être établie que grâce aux
concours trouvés à Bayonne, notamment la complicité du directeur.
R. — Voulez-vous me permettre de répondre ?
Il est établi que, ni de près ni de loin, je ne pouvais avoir des
connaissances quelconques sur une administration telle que celle du mont-de-
piété. Comment ai-je été mis au courant, tant au point de vue de la
comptabilité pure qu’au point de vue de la distribution des locaux, de
l’occupation des magasins par l’appréciateur et le commissionnaire ? C’est
M. Garat, lorsque je me suis présenté à lui comme il m’avait dit de le faire,
qui m’a donné des directives.
M. Garat, député, maire de Bayonne, avocat, docteur en droit, me dit à
peu près ceci : il me rappela tout d’abord une des clauses qu’il avait fait
introduire dans les statuts, à savoir que la discrétion la plus absolue était de
rigueur. Il me dit ensuite, à peu près, Monsieur le Président – mes souvenirs
ne sont pas absolument exacts – que, pour tous les renseignements dont
j’aurais besoin pour la gestion administrative, pour toutes les relations entre
la mairie et le Crédit municipal de Bayonne, je devais m’adresser uniquement
à son secrétaire adjoint, M. Duboin.
Quant au conseil d’administration, je n’avais nullement à m’en occuper.
C’était lui, M. le maire, qui donnait ses ordres directement à son secrétaire,
M. Duboin, et c’est M. Duboin qui était le secrétaire des séances du conseil
d’administration. Je n’intervenais en rien, ainsi, Monsieur le Président, que
vous avez pu vous en rendre compte : je ne suis jamais intervenu dans les
discussions du conseil d’administration.
D. — Je me suis rendu compte, ayant lu, malheureusement, toutes les
délibérations du conseil d’administration, que vous étiez intervenu assez
souvent.
R. — Deux fois, sur la demande de M. Garat, et une dernière fois – nous
verrons pourquoi.
D. — Dites-nous ce qu’on vous a dit, les directives qu’on vous a données.
R. — M. Garat me dit : « N’étant pas très au courant (ce qui est
parfaitement exact ; c’était même une formule assez polie dont il se servait à
mon égard), vous n’interviendrez pas dans les discussions du conseil
d’administration ; vous ne répondrez qu’aux questions que je vous poserai.
Maintenant, vous ne prendrez aucune initiative, vous exécuterez les ordres
que je vous donnerai, uniquement, et vous me tiendrez au courant de tout. »
Il ajouta : « En ce qui concerne les affaires du commissionnaire Digoin,
pour éviter des mouvements de fonds, vous paierez ces engagements en
bons. » Il ajouta encore : « En dehors des affaires du Crédit municipal de
Bayonne, j’ai l’intention d’en faire d’autres beaucoup plus importantes, à
Paris. Mais, pour éviter des ennuis, ou des froissements avec la Caisse de
Crédit municipal de Paris, dont le directeur est le président de la conférence
des monts-de-piété de France, dont Bayonne ne fera pas partie, vous n’aurez
pas à connaître ces opérations ; vous n’en tiendrez pas de comptabilité, elles
ne seront pas officielles. Seulement, pour les emprunts nécessaires, vous
établirez des bons qui vous seront demandés par mon agent financier,
M. Alexandre que vous connaissez, et vous les établirez de la façon suivante :
vous ferez le volant pour la somme qui vous sera demandée, vous mettrez,
sur la souche et le talon (puisque, comme on l’a expliqué à MM. les jurés,
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c’est en trois parties ), vous mettrez la somme qui sera versée effectivement
dans votre caisse, et alors votre caisse, vos écritures, les pièces de caisse qui
vous resteront seront parfaitement en règle. Quant au reste, je m’en charge, je
vous couvre, et d’ailleurs cela ne tire à aucune conséquence, parce que ces
bons seront escomptés à la compagnie La Confiance. Pour le remboursement,
je chargerai la compagnie La Confiance de le faire ; quand elle l’aura
effectué, les bons vous seront retournés et vous les déchirerez. »
D. — Je retiens essentiellement de ce que vous venez de dire que, avant
même que vous ayez pris, en quelque sorte, possession de votre bureau
(évidemment, sur ce point – je le dis à la défense –, je ferai, au moment
voulu, toutes les confrontations que vous jugerez nécessaires), vous prétendez
que M. Garat, député, maire de Bayonne, président du conseil
d’administration du Crédit municipal de Bayonne, vous avait informé que
vous auriez à effectuer des opérations irrégulières ?
R. — C’était mon chef, j’exécutais ses ordres.
D. — Permettez-moi tout de même de vous faire observer, comme je l’ai
fait observer à Desbrosses, que, lorsqu’un patron ou un chef vous demande
de commettre ce que nous appelons des faux – pas seulement intellectuels,
comme vous le disiez – c’est aller bien loin que d’exécuter ses ordres.
Lorsqu’on sait, comme vous qui êtes qualifié de comptable dans l’acte de
votre nomination, ce que c’est qu’une comptabilité…
R. — Je suis devenu comptable comme l’ouvrier devient forgeron. C’est
comme cela que je suis devenu comptable. Quant à établir une comptabilité
entière…
D. — Par conséquent – et l’importance de ce fait ne peut pas vous
échapper –, vous prétendez que Garat vous a dit qu’il y aurait à faire des faux
bons ?
R. — On m’a expliqué ce que j’avais à faire pour établir la contrepartie
des affaires qui ne devaient pas être officielles.
D. — Des bons qui ne devaient pas être comptabilisés.
R. — De même que les affaires qui devaient se faire à Paris ne devaient
pas être comptabilisées.
D. — Quand je dis que les bons ne devaient pas être comptabilisés, ce
n’est pas tout à fait exact : ils l’étaient pour une petite somme.
R. — Permettez-moi de vous faire une remarque, Monsieur le Président :
quelle était la personne qui me tenait ce langage et qu’étais-je à côté d’elle ?
D. — Vous êtes tout de même un homme, monsieur Tissier, qui a l’air de
savoir ce qu’il fait.
R. — J’ai eu le temps, Monsieur le Président, de le savoir pendant deux
ans que j’ai été enfermé.
D. — Vous nous avez parlé de votre longue carrière, tout à l’heure. Vous
avez eu le temps, également, d’y apprendre ce qui est droit et ce qui ne l’est
pas.
R. — J’ai appris à travailler.
D. — Vous avez travaillé honnêtement auparavant. C’est à partir de ce
moment-là, et parce qu’on vous l’a demandé, dites-vous, que vous vous êtes
mis à travailler d’une façon malhonnête.
R. — Cela ne m’a pas paru malhonnête.
D. — Est-ce que vous diriez, vous, comme Desbrosses : « J’ai été de
bonne foi » ?
R. — Mais, Monsieur le Président, ai-je touché un centime, moi ? Je
démontrerai que cela m’a coûté, cette histoire-là, une somme de
118 000 francs que j’ai prise sur ce qui m’appartenait. Voilà ce que ça m’a
rapporté !
D. — Laissez-moi observer que tous ceux que j’entends et que l’on
accuse d’avoir touché de l’argent de Stavisky viennent dire, au contraire,
qu’il leur a coûté fort cher…
R. — Monsieur le Président, je le démontrerai par des écrits et j’attendrai
qu’on veuille bien m’apporter des preuves comme quoi j’ai touché un
centime.
e
M LEGRAND. — On a cherché deux ans.
D. — Nous verrons, monsieur Tissier, n’anticipons pas.
Du 3 avril au 16 mai 1931, par conséquent pendant une période où vous
n’aviez même pas encore pris officiellement possession de vos fonctions,
vingt-deux bons de caisse avaient été émis, d’un montant total de
7 787 500 francs.
R. — Bien, Monsieur le Président.
D. — Les six premiers, dont quatre fabriqués par Desbrosses – il vient de
le dire –, les six premiers portaient la signature du directeur provisoire Morat.
R. — Il y en a même je crois au moins dix.
D. — En tout cas, moi j’en ai vu six. Les autres portaient votre propre
signature.
R. — Alors je précise qu’il y en a plus de dix.
D. — Avez-vous apposé votre signature ?
R. — Parfaitement, Monsieur le Président.
D. — C’est tout ce que je veux savoir. Vous imaginez bien que, dans une
affaire semblable, je ne vais pas chicaner entre sept et dix.
Ces bons, vous le savez, étaient effectués à la suite d’une délibération du
3 avril, alors que cette délibération n’avait pas été approuvée par le préfet.
R. — Oh, je n’en sais rien du tout. Je ne m’en suis pas préoccupé une
seconde, attendu que je ne savais rien des règles administratives et attendu
que j’avais ordre de mon chef, M. Garat, de faire des bons.
D. — Enfin, monsieur Tissier, vous n’étiez même pas installé.
R. — J’avais les ordres de mon chef. Comment pouvais-je suspecter ces
bons, puisqu’ils étaient signés, tout au moins les premiers, de M. Morat, créé
directeur par M. Garat ?
D. — La presque totalité de ces sommes avait été versée, après escompte
à Stavisky ?
R. — Je n’en sais rien.
D. — Vous n’en saviez rien à l’époque, à ce moment-là précis ? Vous le
savez maintenant ?
R. — Je le sais maintenant.
D. — En tout cas, il y a une chose que vous savez, c’est qu’il n’en est
rien entré dans les coffres de Bayonne.
R. — Non, Monsieur le Président ; je vais expliquer pourquoi, d’ailleurs.
J’ai fait ces bons – moins une dizaine qui étaient signés Morat, je le
répète – sur les ordres qui m’ont été donnés. Je les ai envoyés selon les ordres
que l’on m’a indiqués ; mais, comme il n’y avait aucune écriture à passer,
puisqu’il n’y avait aucune comptabilité existante, que je n’avais rien reçu, je
ne me suis pas préoccupé une seconde de la caisse.
D. — Du reste, vous disiez tout à l’heure que vous ne saviez même pas
qu’il y avait eu un procès-verbal d’installation.
R. — Pardon ! je n’ai pas dit que je ne savais pas s’il y avait un procès-
verbal ; j’y ai assisté.
D. — Le procès-verbal de votre installation constate que vous prenez en
charge une somme de 200 000 francs qui est, comme je vous le disais tout à
l’heure, comme nous le savons, un versement fait par Stavisky, destiné à
l’installation matérielle du Crédit municipal.
Vous avez remédié, si j’ose dire, à cette situation. Ces 7 millions de bons
émis en l’air, en quelque sorte, ont également aidé à régulariser la situation.
R. — J’ai passé les écritures quand on m’en a donné l’ordre ; je n’ai rien
dissimulé. J’ai passé les écritures de tous les mouvements qui avaient eu lieu.
D. — Vous avez faussement indiqué, dans la comptabilité, « emprunts
sur bons, 7 802 500 ». En réalité, le Crédit municipal avait reçu, le 16 mai,
15 000 francs. En contrepartie et pour régulariser, vous avez porté, comme
sortie, au titre des prêts sur engagements, les 22, 23 et 26 mai 1931, la somme
totale de 7 800 000 francs.
R. — C’est parfaitement exact, Monsieur le Président.
D. — Ainsi vous régularisiez la situation. Par conséquent, les prêts dont il
s’agit, figurant à la comptabilité les 22, 23 et 26 mai 1931, avaient suivi et
non précédé la création des bons.
R. — C’est exact, mais je ne saisissais pas l’importance de cette
différence.
D. — Vous ne saisissiez pas ?
R. — Mais non, Monsieur le Président ; puisqu’on régularise une chose,
je ne peux pas supposer qu’elle soit de mauvais aloi.
D. — Ces prêts étaient faits sur des engagements de bijoux faits par le
commissionnaire Digoin pour le compte de Stavisky.
R. — Faits par le commissionnaire Digoin, oui.
D. — Par conséquent, voilà déjà des écritures inexactes.
R. — Elles ne sont pas faites à leur date, voilà tout, mais elles ne sont pas
inexactes.
D. — Il est bien évident qu’on a fait des prêts s’élevant aux sommes que
vous indiquez, mais non pas à ces dates.
R. — Mais enfin, ce n’est pas inexact.
D. — Et vous prétendez que vous avez fait ces différentes opérations à
l’instigation de M. Garat ?
R. — Ce n’était pas moi qui m’occupais des engagements ; je n’avais pas
à intervenir dans les engagements.
D. — Eh bien, monsieur Tissier, vous qui étiez jusque-là un honnête
homme, est-ce qu’il ne vous a pas semblé, à ce moment-là, que vous vous
trouviez dans une singulière maison ?
R. — Pourquoi, Monsieur le Président ?
D. — Étant donné toutes les irrégularités que vous voyiez ?
R. — Mais, Monsieur le Président, c’est peut-être une chose qui est
frappante, tout au moins qui est remarquable dans une administration
publique, mais, au point de vue commerce, je ne vois pas ce qu’il y a
d’inacceptable dans le fait de ne pas passer une écriture à une date précise. Si
elle était fausse encore, ou inexacte, je comprendrais, mais il y a une simple
différence de date.
D. — Cependant, il me semble que vous deviez être frappé par ces
irrégularités qu’on vous faisait faire, prétendez-vous.
R. — Monsieur le Président, un fonctionnaire qui est rompu à la
comptabilité publique d’une administration aurait peut-être trouvé cela
extraordinaire ; quant à moi, qui ne connaissais que la comptabilité
commerciale, ma foi, de passer une écriture avec une différence de date, du
moment qu’elle était exacte, je n’y ai attaché aucune importance.
[Suivent de longs passages relatifs aux budgets du Crédit municipal de
Bayonne, en particulier aux gonflements réalisés dans le but d’attirer
l’épargne. Tissier et Garat se renvoient la balle sur le sujet, le premier
prétendant qu’il n’a fait que dresser matériellement les actes, agissant sur
l’ordre du député-maire, et le second affirmant que l’établissement du budget
est un acte d’exécution, qui ne relève pas de sa compétence de président du
conseil d’administration du mont-de-piété.]
Le PRÉSIDENT. — Et alors nous allons voir que pour 1930…
M. TISSIER. — 1930 ?
Le PRÉSIDENT. — 1932. Le budget a été voté pour quatre-vingt-trois
millions six cent soixante-cinq mille francs (83 665 000 francs) de recettes.
Et 83 338 000 francs de dépenses. C’est vous qui l’avez préparé ?
M. TISSIER. — Le budget de 1932, oui, Monsieur le Président, c’est moi
qui ai fait les écritures.
Le PRÉSIDENT. — Nous allons voir que, pour 1933, le budget de ce
Crédit municipal d’une ville comme Bayonne était voté pour 104 000 francs
de recettes.
M. TISSIER. — Millions.
Le PRÉSIDENT. — Vous faites bien de me rectifier : 104 millions, et
103 748 000 francs de dépenses.
M. TISSIER. — M. Garat m’avait dit que les affaires allaient prendre de
l’ampleur.
Le PRÉSIDENT. — Est-ce que ça ne vous paraissait pas formidable ?
M. TISSIER. — Garat m’avait dit que les affaires allaient prendre de
l’ampleur, se développer et qu’il était nécessaire de faire un budget un peu
plus important.
Le PRÉSIDENT. — Un peu plus !
M. TISSIER. — Permettez-moi de vous faire remarquer…
Le PRÉSIDENT. — Tout ce que vous voulez.
M. TISSIER. — … qu’à chaque fin d’année, c’est-à-dire fin décembre, et
ici fin décembre 1931 et 1932, toute la comptabilité était arrêtée, vue, signée
par M. le député-maire Garat.
Le PRÉSIDENT. — Ça c’est normal, il était président du conseil
d’administration.
M. TISSIER. — Il signait chaque livre et, entre autres de ces livres, il y
avait celui des emprunts sur bons qui, non seulement indiquaient le capital
qui avait été reçu, les intérêts qui devaient être payés, mais en toutes lettres
les chiffres, et Garat ne pouvait ignorer une seconde qu’en décembre 1931 et
1932 par exemple il y avait 15 millions de bons émis réellement et que le
budget dont on a parlé avait été émis.
Le PRÉSIDENT. — Et en même temps que s’enfle cette baudruche,
monsieur Tissier, les opérations diminuent. Vous avez fait, en 1931,
12 millions de prêt, vous en avez fait 8 environ en 1932, et vous en avez fait
6 environ en 1933. Je prends 1932 parce qu’en 1933 il y a eu des
renouvellements. En 1932 alors que vous faites 8 millions de prêt on vote
83 millions en recettes, 83 millions en dépenses.
M. TISSIER. — Je me permettrai simplement de répondre : que la
création du Crédit municipal de Bayonne n’est nullement de mon fait et que
les opérations découlaient de la création de cet établissement.
Le PRÉSIDENT. — Si vous aviez été un simple administrateur !
M. TISSIER. — J’étais un simple employé.
Le PRÉSIDENT. — Si vous aviez été un simple administrateur, je ne
vous en parlerai pas, mais vous avez été un des acteurs.
M. TISSIER. — En ce qui concerne les budgets par exemple, Monsieur le
Président, en quoi a consisté mon rôle ? À mettre des chiffres sur un papier,
ces chiffres m’étaient donnés par M. le député-maire en chef ; et qui est-ce
qui votait ce budget ? Était-ce moi ? Sur la proposition de qui ? Était-ce de
moi ?
Le PRÉSIDENT. — C’était vous qui l’aviez préparé, je le répète.
M. TISSIER. — Préparer c’est mettre des chiffres sur un bout de papier.
Le PRÉSIDENT. — Nous allons voir par quels moyens on pouvait
arriver à ce gonflement extraordinaire du budget. Le premier employé a été la
surestimation des objets qui étaient en gage. Dès le 22 mai 1931 a commencé
à votre Crédit municipal l’engagement de pierres fausses surestimées. Nous
avons vu, en effet, dans la procédure, que quarante gages déposés au Crédit
municipal au nom de Stavisky avaient été retrouvés après la catastrophe.
Quarante gages ! Qu’ils avaient été évalués par votre voisin de gauche ou son
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père à 22 717 350 francs et avaient fait l’objet de prêts pour
15 148 001 francs. L’expert qui a estimé ces gages leur donne une valeur de
610 000 francs.
Quand je parle de surestimation, je crois que j’ai le droit de le faire. Voilà
donc des objets qui avaient été estimés 22 millions et que l’expert estime
610 000 francs.
M. TISSIER. — Que l’expert estime cette somme-là et que l’appréciateur
a estimé 15 millions, oui, Monsieur le Président.
Le PRÉSIDENT. — Il l’a estimé 22. On a prêté…
M. TISSIER. — Je n’ai pas prêté.
Le PRÉSIDENT. — Vous avez déclaré n’avoir pas connu que ces pierres
fussent fausses.
M. TISSIER. — Non, Monsieur le Président, je l’ignorais totalement.
Le PRÉSIDENT. — Vous avez déclaré n’avoir pas su que les Cohen père
et fils faisaient des estimations inexactes. Monsieur Tissier, ici, laissez-moi
vous dire une chose : vous avez, le jour où les faits venant à se découvrir, été
montrer à la sous-préfecture de Bayonne…
M. TISSIER. — J’y suis allé de mon propre mouvement.
Le PRÉSIDENT. — De votre propre mouvement !
M. TISSIER. — J’ai dit à Garat : je veux être fixé.
Le PRÉSIDENT. — Faites immédiatement un aveu. Je ne veux pas
affaiblir cet aveu en disant que vous saviez que les faux bons se
découvriraient, mais laissez-moi vous dire que vous feriez beaucoup mieux, à
mon sens, de nous dire que vous saviez que ces pierres étaient fausses et
surestimées parce que vous ne pouviez pas l’ignorer.
M. TISSIER. — Eh bien ! Monsieur le Président, je l’ignorais totalement
et je ne vois pas qu’est-ce qui pourrait prouver que je pouvais le savoir.
Le PRÉSIDENT. — Vous ne pouviez pas l’ignorer.
M. TISSIER. — Je l’ignorais.
Le PRÉSIDENT. — Vous avez été au courant.
M. TISSIER. — Mais comment et par quoi ?
Le PRÉSIDENT. — Voyons ! Vous êtes là tous les jours avec votre
appréciateur.
M. TISSIER. — Il est dans son bureau et moi dans le mien.
Le PRÉSIDENT. — Mettons dans deux bureaux voisins, si vous voulez ;
quant à l’appréciateur, je parle de lui parce qu’il reconnaît qu’il a surestimé.
M. TISSIER. — Après bien des choses.
Le PRÉSIDENT. — Et alors, vous, son directeur, vous l’auriez ignoré !
Monsieur Tissier, là vous êtes dans une mauvaise foi, et je ne vous le dis pas,
croyez-le bien, pour obtenir de vous ou vous arracher un aveu. Non. Je vous
le dis parce que vous aviez été un honnête homme jusque-là et que votre
intérêt, il me semble, est de dire toute la vérité.
M. TISSIER. — J’ai dit, Monsieur le Président, toute la vérité dans mes
dépositions, elles n’ont jamais varié et ne varieront jamais.
Le PRÉSIDENT. — Vous aviez la main sur l’ensemble des opérations.
M. TISSIER. — Que veut dire cette phrase : l’ensemble ?
Le PRÉSIDENT. — Oui, sur l’ensemble des opérations qui se résume en
un fait essentiel, ainsi que je l’expliquais le premier jour à MM. les jurés :
surestimation de faux bons.
M. TISSIER. — Justement, sur la question des estimations et du rôle de
l’appréciateur je n’avais rien à faire, aucune intervention.
Le PRÉSIDENT. — Vous ne vous êtes jamais préoccupé de savoir quelle
pouvait être l’activité commerciale des Établissements Alex ?
M. TISSIER. — Pouvais-je suspecter et me douter que les Établissements
Alex, dès le début, n’étaient rien du tout ?
Le PRÉSIDENT. — Vous pouviez supposer, quelle que soit votre
ignorance de la bijouterie, que quelqu’un ne pouvait détenir un stock
d’émeraudes comparable à celui-là.
M. TISSIER. — Mais les émeraudes sont venues comme le reste, je ne
m’en suis pas plus préoccupé que du reste. Étais-je même présent ? Je ne
m’en souviens même pas ; je n’étais pas fréquemment près de l’appréciateur,
je ne faisais que passer près de lui comme je passais dans le garde-magasin
ou dans les bureaux d’à côté. Les bureaux ne faisaient qu’un tout mais étaient
séparés nettement les uns des autres.
Le PRÉSIDENT. — Eh bien ! Cohen votre appréciateur affirme que c’est
sur votre ordre qu’il a fait les surestimations, que vous lui avez affirmé qu’il
n’avait rien à craindre, que les bijoutiers seraient dégagés.
M. TISSIER. — C’est faux, Monsieur le Président. D’autre part,
permettez-moi d’ajouter que ce n’est pas la première déposition de Cohen,
car il y en a des quantités de Cohen !
Le PRÉSIDENT. — Cohen je dois le dire, n’est pas arrivé aux aveux du
premier jour.
M. TISSIER. — C’était un moyen de défense et il a continué à dire ceci
jusqu’à ce que ça a été démontré faux, et alors il a adopté une autre version.
Tout ce qu’il a dit contre moi je l’ai démonté pièce à pièce.

INTERROGATOIRE DE JOSEPH GARAT

[Garat est amené à s’expliquer sur les conditions dans lesquelles le


Crédit municipal de Bayonne a été créé et sur l’origine de ses rapports avec
Stavisky. Garat plaide avec insistance l’ignorance et l’erreur commune.
Le président consacre le début de l’interrogatoire à retracer le parcours
de Garat. Issu d’une famille honorable de Bayonne, celui-ci a fait des études
de droit à Paris. Ayant d’abord exercé la profession d’avocat au barreau de
Bayonne, il est entré en politique et a été élu à plusieurs reprises maire puis
député de la ville.]

Le PRÉSIDENT. — Voulez-vous raconter dans quelles circonstances


vous avez eu l’idée de la création du Crédit municipal ?
R. — Messieurs les Jurés, me présentant dans un pays où il n’y avait pas
de mont-de-piété, et au cours de vingt-cinq années d’administration
municipale, j’ai eu souvent l’idée de créer un mont-de-piété. Après la guerre,
avec le très grand nombre d’agences de mont-de-piété, dans cette région où il
n’y en avait pas, entre Bordeaux-Toulouse, Nîmes et la frontière pyrénéenne,
tout près de l’Espagne, dans une région où l’on peut dire que chaque ville
abrite un casino, où l’on joue beaucoup – c’est une voix autorisée qui vous l’a
dit tout à l’heure –, il était nécessaire d’avoir un mont-de-piété.
Le nombre, la quantité, la multiplicité des faits scandaleux d’usure, de
prêts clandestins – qui à l’heure actuelle paraissent absolument insignifiants –
faisaient que cette création était nécessaire.
Je vous dirai tout à l’heure l’accueil que j’ai reçu au ministère du
Commerce, empressé ? non, enthousiaste, pour la création d’un Crédit
municipal à Bayonne.
J’avais eu cette idée. J’étais maire de Bayonne depuis vingt-cinq ans,
vingt-cinq ou vingt-six, député, conseiller général, j’ose le dire : j’étais
l’enfant chéri de cette cité.
À ma ville natale que j’aime passionnément, j’avais consacré toutes mes
forces, tout ce que je pouvais avoir d’intelligence et d’activité je l’avais
employé à réorganiser cette ville, aux vieux monuments historiques, si
vivante, qui est un carrefour des grandes routes du monde. Je m’y étais
adonné tout entier.
C’est ma première idée inspiratrice de la création d’un Crédit municipal à
Bayonne. Mais j’avais un autre motif : c’est qu’un Crédit municipal rapporte
aux œuvres de bienfaisance d’une ville.
Je rencontrai un de mes collègues de la Chambre, qui n’est plus député,
que je juge inutile de nommer ici : il n’est plus député.
Il me dit qu’il connaissait un financier puissant, avec lequel il avait fait de
très importantes affaires, des millions et des millions, de construction
d’immeubles, M. Alexandre.
Il est fort probable que je l’avais rencontré souvent, à Biarritz, dans les
endroits où l’on se rencontre, et où l’on ne peut pas ne pas rencontrer le
député de Biarritz, à la plage, au casino, au port-vieux, sur la jetée.
Je ne le connaissais pas, je n’avais pas été mêlé à ses affaires.
Messieurs les Jurés, je n’ai été mêlé, et Dieu sait qu’il m’eût été facile de
l’être, à aucune affaire, à aucune entreprise, à aucune société, ni comme
membre de conseil d’administration ni à un titre quelconque des très
nombreuses entreprises d’Alexandre.
La personne qui me présentait Alexandre ne me renseigna pas sur son
passé. Je n’ai jamais connu qu’Alexandre, j’ignorais son passé, qui m’a été
révélé lorsque le scandale a éclaté, dans des conditions qui seront déterminées
au cours de ce débat et d’une façon très précise.
Alexandre, c’était un homme d’une culture très moyenne, mais d’une
intelligence très vive. Il avait des qualités de séduction, mais il avait une
puissance et une force de persuasion extraordinaires.
On a, Messieurs, dans cette affaire où tout a été déformé, parlé de festins,
de galas, de réceptions, Monsieur le Président voulait bien le reconnaître tout
à l’heure : j’ai été toujours un homme simple, modeste, au loyer
presqu’insignifiant, n’ayant jamais eu une auto à lui, tandis que beaucoup de
mes employés en avaient jusqu’à deux.
J’ai connu Alexandre. Je l’ai vu, dans un ménage très uni, près d’une
femme qu’il aimait tendrement, qui elle-même était une mère pleine de
sollicitude pour ses petits enfants, dont la santé surtout semblait la
préoccuper.
Alexandre se présenta à moi sous les auspices que je vous indiquais, et
dont je n’avais pas à douter, comme un grand financier.
J’ignorais tout des Crédits municipaux. Ah ! Messieurs, je ne suis pas le
seul en France, même ceux qui sont chargés de les contrôler, nous
l’établirons.
Il m’exposa ses idées. Il me montra que le Crédit municipal ne pouvait
pas fonctionner sans qu’il y eût une réputation, des affaires.
Je réfléchis. Cette idée me séduisit. Je revis le personnage en question. Il
me déclara qu’à Orléans il était arrivé à des résultats magnifiques.
Ceci, Messieurs, me fut confirmé de la façon la plus authentique et la plus
officielle au ministère du Commerce, dont je vous parlerai tout à l’heure.
Il me dit : « C’est pour votre ville – immédiatement, voyant mon faible,
car depuis que, comme M. le président l’a dit, j’avais perdu mon fils aîné, je
m’étais consacré aux œuvres d’assistance, et plus particulièrement au
sauvetage de l’enfance malheureuse –, mais vous aurez de quoi venir en aide
vous qui êtes un créateur et un réalisateur. »
[…] Il flattait chez moi ce désir, ce goût, cette tendance, de secourir
l’enfance malheureuse.
Il me représentait qu’un mont-de-piété rapportait beaucoup aux œuvres
d’assistance, et c’est vrai, Messieurs. Il me dit qu’à Orléans, sous son
impulsion, le chiffre des affaires était passé de 2 millions à plus de
20 millions, ce qui est exact.
[…]
[Il] me dit qu’il avait eu là-bas des difficultés, qu’il se trouvait en
présence d’Orléanais qui n’atteignaient certes pas la subtilité d’esprit des
Gascons auxquels il avait affaire maintenant, qu’il ne voulait plus opérer à
Orléans, que vraiment on ne le comprenait pas.
Messieurs, je m’informai auprès de tous ceux, personnalités absolument
honorables d’ailleurs, qui à Bayonne représentent le pouvoir central. Nous
sommes à 1 000 kilomètres de Paris, ne l’oublions pas.
Finance, commerce, autorités préfectorales, je pressentis les différentes
personnalités qui pouvaient être au courant. Messieurs, ces honorables
fonctionnaires, dont je ne suspecte en rien la bonne foi, je leur aurais parlé de
la création d’un chemin de fer dans la lune qu’ils n’auraient pas été plus
surpris : ils n’étaient pas au courant.
Alors je m’adressai, pour la création de cet établissement, au département
ministériel de qui relèvent en France la création et le fonctionnement des
Crédits municipaux.
[Garat fait état des diverses démarches réalisées par lui, à Paris et à
Bayonne, pour obtenir des renseignements sur la création d’un mont-de-
piété. Il raconte de même les courriers échangés par lui avec différents
maires sur le sujet.]
Messieurs, j’avais épuisé toutes les sources de renseignements. Je lis les
documents du ministère du Commerce. Dans les statuts d’Orléans, il y avait
des points. Je n’entrerai pas dans des détails, car alors cela entraînerait trop
loin et je veux ménager les instants de tout le monde, mais tout de même
c’est ma défense, après dix-neuf mois de détention cruelle à la Santé, au
quartier des assassins, je n’ai jamais su pourquoi […]. J’avais lu les
documents qui m’étaient fournis, il y avait des points de détails.
Je reviens au ministère. Je reçus le même accueil empressé, et j’émis la
prétention de vouloir apporter quelques modifications aux statuts. Le chef de
bureau des monts-de-piété en France me dit : « Écoutez, vous connaissez le
Conseil d’État, vous connaissez l’administration française – quand on a été
maire pendant vingt-cinq ans on la connaît –, si vous apportez une
modification quelconque, le dossier va durer, va traîner au Conseil d’État
pendant des années ; la dernière création est celle d’Orléans… » On m’a
reproché… mais, Messieurs, on m’a tout reproché, on m’a même reproché,
presque accusé, faisant partie de la mafia, la première charrette dont on a
parlé devant vous, on m’a même reproché l’assassinat du conseiller Prince –
car j’ai été interrogé sur ce que je faisais le 20 février, et j’ai répondu que le
20 février j’étais en prison et que je n’avais pu tuer personne, à Dijon ou
ailleurs.
Messieurs, je vous disais que lorsque j’émis l’idée de modifier le statut
d’Orléans, on me dit : « Non, ne faites pas cela. » Et qui me le dit ? C’est le
chef de bureau, dont je ne dis pas le nom, qui viendra ici comme témoin. Il
me donna toutes les indications nécessaires.
Le conseil municipal se réunit, deux fois, prit des délibérations ; les
statuts furent présentés ; le Conseil d’État rendit un décret.
On a beaucoup dit que les statuts du conseil municipal de Bayonne
étaient extraordinaires, et que ceux d’Orléans ne l’étaient pas moins.
Messieurs, c’est là une erreur, et le véritable intérêt moral et psychologique
de ce procès sera probablement de mettre beaucoup de choses au point.
Mais, après Bayonne, il y a eu d’autres villes en France qui ont créé des
Crédits municipaux : ce sont les mêmes statuts que ceux de Bayonne et
d’Orléans qui ont été adoptés.
Quoi qu’il en soit, le décret sort en janvier 1931. Il sort, et il s’agit
d’organiser.
Voulez-vous, Monsieur le Président, que je continue, ou que je me
soumette à vos questions ?
Le PRÉSIDENT. — Je crois que, d’abord pour moins vous fatiguer, et
ensuite pour la rapidité des débats, il vaudrait mieux que nous ne disions pas
deux fois la même chose, vous dans votre exposé, et vous ensuite, répondant
à mes questions, car, quoi qu’il arrive, je vous interrogerai.
R. — J’en ai tellement le désir que je m’arrête.
Le PRÉSIDENT. — Et bien, d’abord, à partir de quelle date avez-vous
connu Stavisky ? Car vous ne nous avez pas donné de dates.
R. — C’est vers le milieu de 1930.
Le PRÉSIDENT. — Vous avez dit vous-même 1929. Vous avez indiqué
que c’était par l’intermédiaire de M. Boyer que vous aviez fait sa
connaissance, et vous avez ajouté qu’il vous avait été présenté sous le nom
d’Alexandre.
Une question : à quelle date avez-vous su que cet Alexandre n’était pas
en réalité Alexandre, mais s’appelait Stavisky ?
R. — Monsieur le Président, je vais vous répondre d’une façon très
précise. C’est lorsque le scandale a éclaté. Il y aura un fait qui sera précisé ici,
celui de la visite d’un policier à Bayonne, qui avait la prétention de
renseigner tout le monde et qui n’a renseigné personne, qui aurait peut-être
mieux fait de renseigner le Parquet. Je m’expliquerai en détail là-dessus.
Je n’ai su qu’Alexandre était Stavisky, je peux le dire, que le
23 décembre, lorsque le scandale a éclaté, et ce n’est qu’à ce moment que j’ai
appris quel était le passé de cet homme.
Le PRÉSIDENT. — Je n’ai pas bien démêlé, au cours de vos
explications, si c’était vous qui, dans cet intérêt général dont vous nous avez
parlé, aviez eu le premier l’idée de la création du Crédit municipal, ou si
c’était lui qui vous en avait parlé le premier.
Je crois que c’est vous, d’après ce que j’ai pu comprendre.
R. — Monsieur le Président, non pas depuis toujours, mais depuis vingt
ans, je sentais combien un Crédit municipal, surtout un mont-de-piété, serait
utile dans la région.
Le PRÉSIDENT. — Est-ce qu’il y avait plus de misère à ce moment ?
R. — Non, mais il y avait beaucoup plus de jeux, beaucoup de prêts
clandestins, et beaucoup plus de prêts usuraires. Alors j’avais eu cette idée. Et
lorsque M. Boyer, dont vous avez prononcé le nom, alors député, me fit faire
la connaissance d’Alexandre, je me suis trouvé en présence d’un homme qui
me paraissait très au courant et qui était capable d’apporter à un Crédit
municipal son concours, et des affaires, car un Crédit municipal vit de prêts.
Le PRÉSIDENT. — Par conséquent, il vous a été présenté comme un
financier susceptible de vous apporter les sommes nécessaires à la bonne
marche de ce Crédit municipal.
Je voudrais savoir si vous n’avez pas, à partir de cette date, entretenu
avec Stavisky des relations que j’appellerai intimes ?
R. — Non, Monsieur le Président, pas intimes. Je le voyais, comme
beaucoup d’autres personnalités, à Paris, à Biarritz et ailleurs. J’avais eu des
relations avec lui, mais je ne peux pas dire qu’il y ait eu d’intimité.
Le PRÉSIDENT. — Car Stavisky, en 1930, fréquentait ces casinos de la
côte basque dont vous avez parlé, n’est-ce pas ?
Il menait là une vie très luxueuse, et nous savons également qu’il jouait
très gros jeu.
Vous ne pouvez pas l’ignorer, cela.
R. — Je le savais, mais les gros joueurs sont admirablement reçus à
Biarritz.
Le PRÉSIDENT. — Naturellement ! Par les casinos, et par tout le monde.
R. — Même parmi les Grands d’Espagne, de France et d’ailleurs…
Le PRÉSIDENT. — La direction des casinos de Biarritz et de Saint-Jean-
de-Luz, je ne parle que de ceux-là, connaissait l’identité de Stavisky.
R. — Monsieur le Président, je l’ignore complètement, mais j’imagine
qu’étant donné les relations, les fréquentations que j’ai vues d’Alexandre
avec le personnel de la Sûreté générale, qui je crois est chargé des jeux en
France et dans les Basses-Pyrénées, il devait certainement être très connu de
l’Administration des casinos.
Je n’ai jamais rien eu de commun avec l’Administration des casinos.
Le PRÉSIDENT. — Je vous dis cela parce que je crois que c’est votre
préfet lui-même qui a déclaré qu’à Biarritz et à Saint-Jean-de-Luz, on savait
qu’Alexandre et Stavisky ne faisaient qu’un, et qu’il lui paraissait bien
difficile, sinon impossible, que vous ne l’ayez pas su vous-même.
R. — Le préfet des Basses-Pyrénées n’a pas pu dire cela, et lorsqu’il
viendra ici, comme témoin, je me charge, par des précisions, de rafraîchir sa
mémoire.
[…]
Le PRÉSIDENT. — Par conséquent, monsieur Garat, en somme, vous ne
savez rien du tout d’Alexandre ?
R. — Si, Monsieur le Président, j’en savais, mais ce que tous les Français
tant soit peu au courant savent.
Il y avait d’abord la présentation. Je ne lui ai pas demandé son casier
judiciaire, mais – je crois que c’est M. l’avocat général qui l’a dit devant la
commission d’enquête – il était vierge.
Mais je ne le lui ai pas demandé. Il avait autour de lui des gens dans la
diplomatie – commençons par là – dans la politique, dans la magistrature,
dans les finances, dans tous les corps de métiers de l’État, si je puis dire. Il
avait de telles accointances que moi, député et maire d’une petite ville de
province, comment voulez-vous que je ne n’aie pas confiance ? Mais, la
confiance, Monsieur le Président, tout le monde l’a eue, et surtout autour de
vous. Beaucoup d’hommes politiques…
Le PRÉSIDENT. — …
M. GARAT. — Je vous demande pardon, j’ai le droit de parler.
Le PRÉSIDENT. — Vous avez remarqué que je ne vous empêche pas de
parler. Mais je parle du moment où le Crédit municipal va être créé, je ne
parle pas de ce qui s’est passé ensuite. Veuillez bien comprendre que ce que
je vous demande en ce moment-ci, c’est ce que vous savez d’Alexandre à la
date où vous êtes entré en pourparlers pour ce financement du Crédit
municipal d’Orléans. Voilà tout ce que je vous demande.
M. GARAT. — … Un grand financier s’étant occupé, dans une ville de
ma circonscription, de millions d’affaires auxquelles je n’ai jamais été mêlé,
mais par sa présentation, par son entourage, par le milieu dans lequel il vivait,
par les personnes qui l’entouraient et qui s’adressaient à lui, par le respect
qu’il inspirait à tous les représentants de l’autorité et surtout de la police…
ah ! Monsieur le Président, si j’ai été trompé, si j’ai eu confiance, il y en a
beaucoup – permettez-moi de vous le dire très respectueusement – comme
moi. J’ai eu confiance, je n’ai pas demandé des renseignements précis. Si je
l’avais fait, on m’aurait dit qu’il avait créé des sociétés financières qui
avaient passé par le Parquet et qui avaient obtenu des autorisations pour être
inscrites à l’Officiel. Il y avait, dans ces sociétés, un conseil d’administration.
Il me déplaît de dire les noms, mais tout de même !… Je ne me suis pas
adressé à une agence. Si je m’étais adressé à la Sûreté générale, j’aurais eu
d’excellents renseignements. Si je m’étais adressé à une société de police
privée comme celle qui était dirigée par M. Digoin, mon co-accusé, j’aurais
eu d’excellents renseignements.
Le PRÉSIDENT. — Par conséquent, vous n’avez, en ce qui le concerne,
à l’époque où vous êtes entré en relations en vue de la création du Crédit
municipal de Bayonne, eu que des renseignements qui venaient de ses
apparences extérieures, des relations qu’il avait, de la vie qu’il menait, de la
fortune qu’il paraissait avoir, et de ce que vous avait dit M. Boyer, à savoir
qu’il avait eu des entreprises s’élevant à des millions.
Et vous comprenez bien, monsieur Garat, à quoi je veux en arriver ; je
veux en arriver à vous dire simplement ceci : c’est que vous avez, avec cet
homme, créé ce Crédit municipal dont l’histoire a été si malheureuse, histoire
que, évidemment, dès le début, vous n’aviez pas prévue, mais vous l’avez
introduit là, chez vous, à Bayonne, est-ce que vous n’estimez pas aujourd’hui,
est-ce que vous n’avez pas eu l’occasion d’estimer que vous avez été quelque
peu imprudent de créer et de donner à cet homme-là, là-bas, cette situation
sans avoir sur lui d’autres renseignements que ceux que vous venez de dire
que vous aviez ?
M. GARAT. — Monsieur le Président, je vous répondrai que, tout
d’abord, entre l’imprudence et les crimes…
Le PRÉSIDENT. — Oh !
M. GARAT. — Vous ne me laissez pas vous répondre. Vous
m’interrogez, vous connaissez pourtant si bien votre dossier que vous
n’auriez pas besoin de m’interroger.
Le PRÉSIDENT. — Ce n’est pas pour moi, croyez-le bien !
M. GARAT. — Vous m’interrogez, mais laissez-moi la faculté de
répondre, pour un homme qui, pendant bientôt deux ans, ne peut pas se
défendre, dans une affaire où il n’y a pas eu d’instruction, je vous réponds,
Monsieur le Président, qu’entre une imprudence, un excès de confiance, et
des crimes qui amènent devant la cour d’assises, il y a un abîme. Ce ne sont
pas des imprudences qu’on me reproche ici. On me reproche des
détournements de bijoux, des faux, la complicité de faux, du vol, du recel et
de l’escroquerie. J’attends la preuve. Si, dans ma voix, vous trouvez quelque
indignation, je vous prie de m’en excuser : si vous pouviez savoir ce que j’ai
souffert physiquement et moralement !
Je vous réponds : imprudent ? Je vous laisse le soin de l’apprécier. Mais
crimes : non ! Je n’ai jamais su quel était le passé d’Alexandre, et jamais, je
n’ai connu les irrégularités. Tout à l’heure, j’apporterai la preuve écrite…
Le PRÉSIDENT. — Il n’y a pas encore eu de crime, et je ne vous en
parle pas encore, monsieur Garat. Je vous demande simplement si vous
n’avez pas conscience d’avoir commis une imprudence très grave en amenant
cet homme à Bayonne, en lui confiant, en quelque sorte, la direction
financière de votre établissement.
M. GARAT. — Je vous réponds, Monsieur le Président, que j’ai eu un
excès de confiance. Je vous réponds que j’ai été trompé. Vous avez en face
de vous un homme de bonne foi, et je dis que, mes erreurs, s’il y en a eu, ont
des excuses puissantes, et je vous les ai indiquées tout à l’heure. Si j’ai la
force et la possibilité de parler, je n’aurais pas fini de les indiquer, Messieurs
les Jurés.
Le PRÉSIDENT. — Dans votre esprit, monsieur Garat, lorsque vous avez
créé cet établissement, est-ce que vous aviez l’intention d’en faire… voulez-
vous que nous disions : le mont-de-piété normal d’une ville de quarante mille
habitants, ou d’en faire un grand établissement financier ?
M. GARAT. — Monsieur le Président, je n’avais qu’un désir : c’est de
créer un mont-de-piété pour une région qui en manquait. Vous trouverez,
dans un document officiel, l’appréciation du ministre du Commerce de qui
relève les monts-de-piété de France, disant alors que, sur la Côte d’Azur, il y
a trois monts-de-piété, il n’y en a pas sur la Côte basque, sa création
s’impose.
Voilà, Monsieur le Président. Mais, moi-même, j’ai été surpris, et une
étude complète de ce dossier démontre non pas mes inquiétudes, mais mes
préoccupations, mon souci de voir que cet établissement prenait une telle
importance. J’ai demandé des explications. Je vais vous lire la réponse qui
m’a été faite, Messieurs. Oh ! il est très facile de rire en cour d’assises, et
surtout à distance, à la lueur sinistre de ce scandale qui a été l’effondrement
de ma vie ; il est très facile de dénaturer les actes et de dénaturer les
intentions. Mais lorsque je dis, Messieurs, ce n’est pas un mont-de-piété,
c’est un établissement bancaire, j’apporterai des preuves irrécusables. On
n’allait jamais assez en avant, et on voulait faire faire des opérations
bancaires : les comptes de dépôts, les prêts sur titres de pensions, vous verrez
cela, Messieurs, et les documents officiels témoignent de la bonne foi de
l’homme. Au Crédit municipal de Bayonne, Alexandre, qui en était
l’animateur, a suivi la thèse officielle que j’établirai ici. J’étais sans
inquiétude parce que, de tous côtés, on me donnait des apaisements. Je
croyais que tout était normal, que tout était régulier, jusqu’à la dernière
minute, parce que j’avais les affirmations écrites les plus formelles sur le
chiffre des bons émis. Et par conséquent, j’avais confiance.
Et j’en arrive, Messieurs, à ce à quoi je faisais allusion tout à l’heure,
savez-vous quel est l’argument dont Alexandre se servait et que j’ai
retrouvé ? Dans les bureaux du ministère du Travail et du ministère du
Commerce – et si, par conséquent, j’ai été un « naïf », pour me servir d’une
expression employée, il y en a d’autres – au ministère du Commerce, au
ministère du Travail, et dans certaines grandes compagnies qui ont perdu des
millions dans cette affaire, je le déplore très sincèrement, mais qui ont
l’habitude de prendre des renseignements et d’être bien informées et qui
passent, en France – je ne le leur reproche pas –, [pour] être plutôt
conservatrices de leurs intérêts, eh bien, mais que disait-on dans les
antichambres et dans les bureaux des compagnies d’assurances, au ministère
du Travail et au ministère du Commerce ? Vous voyez le développement
formidable du Crédit municipal de Bayonne ? Eh bien, tout cela, c’est la
conséquence de la révolution et de la venue de la république en Espagne.
Messieurs, je vous parle très sérieusement. Oui, tous les diamantaires,
tous les joailliers, les grandes familles avaient transporté leurs bijoux, leurs
valeurs et les avaient déposés au Crédit municipal de Bayonne. Je l’ai cru
avec d’autres, tous ceux que je vous ai indiqués. Je n’affirmerai rien ici que je
ne puisse établir par les témoignages oraux ou par les documents écrits. Et on
nous a fait ressortir, et c’est ce qui s’est dit, c’est ce que des directeurs du
ministère du Travail ont proclamé. Mais, nous avions cru que la révolution
espagnole avait entraîné des déplacements considérables de capitaux.
Il y avait d’ailleurs, Messieurs, il faut le dire, une part minime de vérité.
Il est certain qu’à la suite de la révolution espagnoles, il y a eu un passage
considérable, une émigration énorme de commerçants, d’aristocrates
d’Espagne et qu’il y a eu un supplément, mais de là à en faire un moyen et à
justifier ce chiffre !…
Mais, Messieurs, jamais je n’ai connu le chiffre exact, quelles que soient
les accusations que je ne veux pas qualifier ; j’en parlerai avec le plus grand
calme et la plus grande bonhommie : l’homme qui est sur ces bancs et qui
croit se sauver en rejetant sur moi la responsabilité des crimes qu’il a commis
et qu’il a avoués, de sa propre initiative ou, peut-être, sur certains conseils qui
lui ont été donnés, il veut m’accabler, Messieurs, mais je n’ai jamais connu
les irrégularités du Crédit municipal de Bayonne. Je n’ai jamais ordonné un
déplacement de bijoux. Je n’ai jamais commis de crime de recel ou de faux
comme auteur ou comme complice.
Et je croyais tellement ! et là, je réponds directement à une question qui
vous préoccupait, Monsieur le Président : à quel moment avez-vous connu le
déficit, mais je l’ai connu quand le scandale a éclaté. Voulez-vous me
permettre de vous lire un document de six lignes ?…
Le PRÉSIDENT. — Faites, faites…
M. GARAT. — Je vous remercie de l’empressement avec lequel vous
répondez à ma demande, Monsieur le Président, mais ceci est capital, et vous
m’excuserez de vous donner connaissance de ce document. Vous avez pu
remarquer, Messieurs, qu’après avoir été accusé – et de quelle façon !… –
pendant tout l’après-midi d’hier, je me suis tenu silencieux à mon banc, et si
j’abuse un peu de la parole aujourd’hui, vous voudrez bien m’en excuser.
Messieurs, la preuve de ma bonne foi absolue, la voici. Mais avant de
vous lire ce document de six lignes, je vous demande de préciser devant vous
deux faits.
Le budget du Crédit municipal de Bayonne atteignait un maximum de
50 millions. Un budget, vous le savez, c’est un projet, c’est une perspective.
Par conséquent, le plafond était de 50 millions. Il ne devait pas être dépassé.
Le plafond était de 50 millions au moment où se place ce document que je
vais vous lire du 13 décembre 1933. Il y avait, à ce moment-là – Monsieur le
Président vous l’a dit hier – 238 millions de bons faux du Crédit municipal de
Bayonne qui étaient en circulation et qui se chiffraient par plusieurs centaines
de bons de la valeur totale de 238 millions.
Or, le plafond du budget du Crédit municipal ne portait qu’une émission
de 50 millions au maximum. Je me trouve – et ces faits seront établis, je ne le
doute pas, par les témoignages de personnes qui ont été appelées à la requête
de M. le procureur général – je me trouve en présence, dans les bureaux du
directeur du Crédit au ministère du Commerce, vers le 10 octobre 1933. Il me
fait part de certains bruits dont il a eu l’écho, et là il me dit à cette époque –
vous la situez bien dans vos esprits, Messieurs –, il me dit : « Il paraît qu’il y
a un chiffre colossal de bons du Crédit municipal de Bayonne en circulation,
et le plafond de votre budget a été dépassé. »
Je lui dis : « Je n’ai jamais remarqué d’irrégularités. Je ne peux pas croire
que le plafond du budget ait été rompu et qu’il y ait plus de bons que le
chiffre autorisé. Je vais immédiatement écrire à M. Tissier, directeur de la
Caisse du Crédit municipal de Bayonne. »
Je lui écrivis en lui demandant de me faire connaître le chiffre exact, le
montant total des bons du Crédit municipal en circulation, et voici, Messieurs
les Jurés, la lettre que je reçus :

Ville de Bayonne,
Crédit municipal.
Bayonne, le 13 décembre 1933,
Monsieur Garat, député-maire,
Monsieur le maire,
En réponse à votre honorée d’hier…

La lettre que j’avais écrite.

… je tiens à vous faire connaître que le montant des bons de caisse en


circulation au 12 décembre inclus…

C’est-à-dire 1933,

… est de francs : 24 958 840.

Je répète : 24 958 840 francs.


Par conséquent, Messieurs, le plafond le plus élevé du budget :
50 millions n’était pas dépassé. J’avais, moi, les apaisements que je pouvais
recueillir. À un autre moment et dans d’autres circonstances, je vous dirai les
démarches que j’ai effectuées pendant trois ans pour le contrôle des
administrations, et la façon dont le contrôle a été exercé.
Mais je vous demande, Messieurs les Jurés, au lendemain des accusations
que vous avez entendues – et je ne me livrerai à aucun éclat de voix ni
aucune indignation, m’adressant à des citoyens soucieux d’impartialité – de
retenir ceci : le 13 décembre, j’ai l’affirmation de l’homme qui prétend que
j’ai exercé une contrainte sur lui ; j’ai l’affirmation écrite, signée, datée que le
chiffre des bons en circulation est de 24 millions, la moitié, par conséquent,
du total prévu par le budget que j’avais fait approuver. Je vous dis : voilà la
preuve matérielle de ma bonne foi.
INTERROGATOIRE D’ALBERT DUBARRY

[Dubarry fonde sa défense sur une attaque du système judiciaire et les


manquements des juges dans l’affaire Stavisky. Le président l’interroge sur
sa rencontre avec Stavisky et les rapports qu’ils ont entretenus.]
Le PRÉSIDENT. — Monsieur Dubarry, vous êtes accusé de recel simple.
Je ne sais pas si vous voulez, avant l’interrogatoire auquel je vais
procéder, donner des explications ?
M. DUBARRY. — Oui, Monsieur le Président.
Le PRÉSIDENT. — Vous y tenez ?
R. — J’y tiens absolument. J’y tiens parce que cela permettra de mieux
éclaircir l’interrogatoire, parce que MM. les jurés le comprendront beaucoup
mieux d’abord et parce que, ensuite, cela aura cet avantage d’éclairer les
débats en entier et, en même temps, la place extraordinaire que j’ai ici par
faveur spéciale.
Le PRÉSIDENT. — Vous avez la parole.
R. — Bien, Monsieur le Président.
J’ai suivi, Monsieur le Président, tous les efforts que, depuis près de deux
semaines déjà, vous faites ici avec un zèle auquel tout le monde rend
hommage. Vous brossez à larges traits une vaste esquisse, une vaste fresque,
de l’affaire Stavisky dans laquelle vous faites entrer, successivement, tous les
personnages qui, aux dires du Parquet, aux dires de l’accusation, ont joué un
rôle dans les escroqueries d’Orléans et de Bayonne.
En ce qui me concerne, je fais partie d’un autre groupe car on a cru
devoir adjoindre à ces personnages dont je parlais tout à l’heure, d’autres
personnes qui, elles, ne sont mêlées ni de près ni de loin à ces escroqueries,
aux dires même du Parquet, mais qui sont là pour faire nombre, pour corser,
pour étoffer cette affaire qui paraissait un peu maigre après tout le battage
que l’on avait fait autour.
Maintenant peut-être sommes-nous ici également pour y suppléer des
absents qui, eux, devraient y être. Et à ces personnes, vous avez vous-même,
Monsieur le Président, assigné par avance la place qu’elles doivent occuper
dans votre fresque et, en ce qui me concerne personnellement, vous me faites
surgir aux yeux de MM. le jurés du box d’infamie, réservé avant l’ère
staviskienne aux assassins, aux pires criminels, aux redoutables faussaires,
tandis que, cependant, mes co-inculpés d’un soi-disant même délit sont, eux,
ainsi qu’il se doit d’ailleurs, en liberté dans la salle, auprès de leurs
défenseurs.
Mais il y a mieux, Messieurs les Jurés. Ces co-inculpés d’un même soi-
disant délit dans cette même affaire ont connu des traitements bien différents.
Les uns n’ont pas été arrêtés, les autres ont fait huit jours de prison, d’autres
encore ont fait un an et un peu plus, mais moi, Messieurs, les Jurés, je suis en
prison, en cellule, depuis bientôt deux années. Il est évident qu’il y a là la
manifestation évidente, éclatante de cette justice sereine, impartiale, égale
pour tous, qui nous a valu, l’autre jour, un petit incident dans ce même
prétoire et qui nous a valu également une intervention pathétique de M. le
6
procureur général .
J’ai peut-être bien le droit, après cette constatation, de dire qu’il convient
de placer tout de même la remarquable fresque de M. le président dans son
véritable cadre et de l’éclairer d’une lumière qui vous permettra certainement,
Messieurs les Jurés, d’en saisir tout son véritable sens allégorique.
La première question qu’il convient de se poser et à laquelle il faut
donner une réponse si on veut véritablement comprendre cette affaire dont
vous avez à connaître – et cette question vous hante certainement depuis le
début de cette extraordinaire session d’assises –, cette question est la
suivante : comment les escroqueries audacieuses, certes, mais banales en
somme, de Stavisky, ont-elles pu déchaîner d’aussi violentes passions et ont-
elles pu créer des remous aussi violents dans le pays ?
La petite épargne qu’il s’agissait, paraît-il, de défendre – noble but dont
on parle toujours mais que l’on n’atteint jamais –, la petite épargne n’a pas
été touchée par les escroqueries d’Orléans et de Bayonne comme elle l’a été
par des quantités d’autres qui lui ont extorqué des centaines et des centaines
de millions et dont on a à peine parlé. Elles ont été signalées – quand elles
l’ont été – avec une discrétion vraiment bien singulière. Pourquoi donc ce
lamentable fait divers s’est-il brusquement mué en un scandale aussi
retentissant qui a déchaîné sur notre malheureux pays, et pendant hélas de
longs mois, un vent de panique incompréhensible et d’universelle folie ?
Pour deux raisons, Messieurs les Jurés : raison d’ordre judiciaire, raison
d’ordre politique.
Il a été démontré, en effet, depuis la commission d’enquête – j’y ai
contribué pour ma modeste part et je sais hélas ce qu’il m’en a coûté d’être
ici –, il a été démontré, dis-je, que les escroqueries d’Orléans et de Bayonne
avaient été conçues, réalisées, édifiées, par Alexandre Stavisky dans la
période qui s’est écoulée entre 1926 et 1931, c’est-à-dire dans un moment où
il aurait dû être sous les verrous, s’il y avait eu une section financière, un
Parquet et une justice.
Or, non seulement lui, récidiviste, on l’avait mis en liberté provisoire
mais, par la suite, lorsqu’il a comparu devant les tribunaux, ces tribunaux se
sont refusés, pendant cinq années de suite – entendez bien, Messieurs les
Jurés –, pendant cinq années de suite, à le juger, lui donnant ainsi toute
latitude pour accomplir les tristes exploits que vous savez et il a accompli
pendant cette période-là, en effet, exactement ce que vous avez à connaître
aujourd’hui.
[…]
On m’a mis ici pourquoi ? Pour vous impressionner, Messieurs les Jurés,
pas pour autre chose.
Je sais que vous êtes aussi clairvoyants que vous êtes indépendants, je
sais que vous jugez sur des faits, sur des preuves, et pas du tout sur un décor
ou une mise en scène dès longtemps préméditée.
Mais, si tranquille que je sois, je veux quand même essayer de vous faire
toucher du doigt que cette affaire Stavisky aurait été totalement impossible si
la justice avait fait son devoir d’abord et si, ensuite, après ces défaillances, les
services du contrôle avaient fait le leur.
Oh, je sais, pour tenter d’excuser les fautes commises par la section
financière, par le Parquet, pour tenter de masquer la gravité des conséquences
des négligences, des défaillances, des complaisances de certains services de
justice, on nous a sorti, Messieurs les Jurés, une bien curieuse excuse. On
nous a dit : « Il ne faut pas leur en vouloir, à ces pauvres magistrats, ils se
sont conduits dans cette affaire Stavisky comme de véritables grotesques. »
Et, Messieurs, qui donc a jeté ainsi sur eux le manteau du ridicule ? Qui donc
les a chaussés des fameuses bottes dont le bruit, triplement cadencé,
permettait à celui qui était poursuivi de fuir, avant que ne surgissent les
carabiniers ? Messieurs, ce n’est pas moi, c’est un très grand magistrat – très
grand du moins par la place qu’il occupe – c’est M. le procureur général près
la Cour de cassation, qui les a comparés aux carabiniers d’Offenbach…
Cependant, si le procureur général près la Cour de cassation a jugé avec
une telle sévérité, mais sur un ton badin et plaisant qui n’a paru guère de
mise, je vous l’assure, à ceux qui comme moi sont en prison par leur faute,
sinon à leur place, si M. le procureur général près la Cour de cassation, dis-je,
les a jugés avec une pareille sévérité, ces organismes de justice, qui étaient
chargés de suivre, qui étaient chargés de veiller sur les agissements d’un
Stavisky en liberté provisoire, il ne nous a rien dit en revanche des magistrats
qui, eux, une fois le prévenu devant eux, n’ont pas voulu le juger pendant des
années et des années, comme je vous le disais tout à l’heure, lui permettant
ainsi d’accomplir ses tristes exploits.
Et bien, moi qui ne suis qu’un simple citoyen, qui n’ai connu Stavisky
qu’en 1938, alors qu’il allait dans la vie, superbe, entouré d’un cortège
extraordinairement brillant de répondants appartenant à tous les milieux, à
tous les mondes, jusques et y compris celui de la magistrature, moi qui n’ai
connu Stavisky qu’alors qu’avait été, non seulement déjà créée, mais qu’avait
même déjà vécu l’affaire d’Orléans, alors que fonctionnait à plein, et, depuis
de longs mois, l’affaire de Bayonne, moi qui ai fait part à toutes les autorités
du pays depuis le ministre de l’Intérieur jusqu’au préfet de police, en passant
par le directeur de la Sûreté générale, de la cession que je faisais, sans aucun
avantage d’argent, de mon journal, à la société créée par Alexandre Stavisky,
moi qui, aux dires des experts, n’ai pas gardé par devers moi un franc de
l’argent de Stavisky, moi, enfin, qui n’avais aucune qualité pour fouiller son
passé, pour m’introduire dans ses affaires et pour les contrôler, j’ai été arrêté
arbitrairement par ordre et maintenu illégalement par ordre, pendant deux
années en prison.
Et bien, Messieurs, c’est une chose impossible dans un pays libre parce
que, si on admettait une chose pareille, il n’y a pas un citoyen français qui
soit sûr, en se levant, de coucher dans son lit le soir !
[…]
Le calvaire que j’ai gravi me permet de me poser devant vous
publiquement cette dernière question : où sont donc les fonctionnaires
responsables du service de la justice ? Je n’en vois aucun sur ces bancs ; je ne
sache pas qu’il y en ait un seul à l’heure actuelle qui soit poursuivi. Où sont
donc les contrôleurs responsables des services des finances, du commerce, du
travail ? Je n’en vois aucun sur ces bancs, je ne sache pas qu’à l’heure
actuelle ils soient poursuivis. Et bien, Messieurs les Jurés, voilà le véritable
scandale Stavisky.
La seconde raison, je vous l’ai dit tout à l’heure, est d’ordre politique.
Mais elle se rattache encore à la justice. On avait fait courir le bruit – les
cabinets d’instruction dans la presse – que des ministres, des présidents du
Conseil étaient compromis, qu’ils auraient touché de l’argent d’Alexandre
Stavisky pour le patronner, pour l’aider et, surtout, pour lui obtenir ces
étranges faveurs de la justice dont je vous parlais tout à l’heure. Mais où sont-
ils ? Je n’en vois aucun sur ces bancs ; je ne sache pas qu’il y en ait à l’heure
actuelle de poursuivis.
Messieurs les Jurés, nous sommes dans un dilemme : de deux choses
l’une, ou il est faux que des hommes politiques considérables, des
parlementaires en grand nombre aient donné tout leur concours aux
agissements coupables d’Alexandre Stavisky et alors il est vraiment
inadmissible que les services d’instruction et du Parquet aient laissé se
répandre de pareils bruits infâmes dans le pays, quand ils n’ont pas fait plus,
car ce sont ces bruits sinistres qui ont soulevé l’écœurement, l’indignation de
toute une population et qui ont fait, Messieurs les Jurés, qu’un grand pays,
qu’une grande nation comme la France, pour un malpropre fait divers, a rougi
de honte à cette constatation, a été à deux doigts de la guerre civile.
Ah ! quelle responsabilité écrasante pour les magistrats instructeurs qui
ont laissé dire et laissé faire, quand ils n’ont pas fait plus. Ou, alors, il est
exact que, vraiment, des personnalités de premier plan, des personnages
consulaires, des ministres d’aujourd’hui, d’hier ou de demain ont prêté tout
leur concours à Alexandre Stavisky et alors, je me retourne vers la justice et
je lui demande pourquoi elle n’a pas poursuivi, pourquoi elle n’a pas
débusqué ces redoutables félins de la jungle parlementaire. Où sont-ils ? Je
n’en vois aucun sur ces bancs, je ne sache pas qu’à l’heure actuelle il y en ait
un seul de poursuivi.
Quelle que soit, Messieurs les Jurés, la solution que vous adoptiez, quelle
que soit l’hypothèse qui vous paraisse la plus raisonnable, les services de
justice ont une fois de plus manqué à tout leur devoir. Ils ont été de
négligences en défaillances, de défaillances en complaisances, de
complaisances en des actes qui, à de certains moments, ont singulièrement
frisé la complicité. […]
Monsieur le Président, je suis à vos ordres.
Le PRÉSIDENT. — Voulez-vous raconter, monsieur Dubarry, où et dans
quelles circonstances vous avez fait la connaissance de Stavisky ?
M. DUBARRY. — Messieurs les Jurés, ma femme a une villa sur la Côte
d’Azur, à Beaulieu-sur-Mer. Elle s’y rend à cause de sa santé pour passer les
trois mois d’hiver. Moi qui suis très pris et près préoccupé à Paris (car je
travaille énormément), je vais là-bas la rejoindre quand je peux et notamment
pendant les fêtes de Noël et du jour de l’an. Je m’y trouvais fin 1931,
commencement 1932. Est-ce vers le 29 décembre 1931 ou vers le 3 ou
4 janvier 1932, j’étais un jour dans la salle de jeux et je m’approchais de ce
que l’on appelle là-bas « le privé », la grande table où l’on joue et très cher.
Je regarde et je vois un homme assez jeune, sympathique d’aspect, brun, qui
tenait tous les coups, les coups les plus forts, et je demande à l’inspecteur des
jeux qui était là : « Quel est donc ce monsieur ? »
Il me regarde d’un air stupéfait comme si je lui demandais si c’était
M. Van der Bilt. Il me dit : « C’est M. Alexandre. »
Je dis : « Bon. M. Alexandre », je vous dirai que cela ne m’a rien dit.
M. Alexandre en question, au bout de trois ou quatre minutes – avait-il
entendu le mot que j’avais prononcé, avait-il, au contraire, simplement vu
que j’étais là ? –, la partie étant momentanément et pendant quelques
secondes suspendue pour la distribution de nouvelles cartes, M. Alexandre
vint au-devant de moi. Il me dit : « Vous êtes M. Dubarry ? » Je réponds :
« Oui. — Je suis M. Alexandre. Nous avons des tas d’amis communs »… Il
me cita des noms en quantité de gens qu’en effet je connaissais. Il me
demanda si je voulais dîner avec lui le soir.
[Dubarry n’est pas libre ce soir-là, mais un rendez-vous est fixé plus
tard, à Paris, au Café de Paris.]
Je vous dirai, Messieurs les Jurés, que je crois connaître beaucoup de
monde… enfin, j’en connaissais beaucoup avant mon arrestation… on me
manifestait beaucoup de sympathie, partout. J’entrai donc dans ce café où je
connaissais pas mal de gens, mais ce n’était rien à côté de ce que connaissait
Alexandre. Il n’était pas une table d’où on lui faisait des signes d’amitié ou
des appels pour lui serrer la main. Il m’a donné l’impression, tout de suite,
d’un personnage très important.
Nous avons bavardé, nous avons causé et, au cours de ce premier
déjeuner, il m’entretint d’une affaire considérable qu’il avait à l’étranger. Il y
avait déjà mis des centaines et des centaines de millions – c’était l’affaire des
Bons hongrois, disait-il. Et il a ajouté que, peut-être, il aurait besoin un jour
de la presse pour défendre les capitaux français qui étaient engagés à
l’étranger.
[Dubarry poursuit le récit de ses relations avec Stavisky. Il raconte la
requête formulée par ce dernier auprès de son nouvel ami en vue d’obtenir la
levée de l’interdiction de casino dont il est frappé. Dubarry fait état des
différentes démarches réalisées par lui dans ce but auprès du ministère de
l’Intérieur et le succès finalement obtenu. L’interrogatoire se poursuit sur la
question de la cession du journal La Volonté à la Sapiens, la société de
Stavisky. Dubarry insiste sur la double condition posée par lui pour la
réalisation de cette cession : Stavisky devait s’abstenir de toute intervention
dans la rédaction du journal alors que lui-même, de son côté, s’engageait à
rester étranger à l’administration et à la gestion financière. À l’occasion de
ces pourparlers engagés en septembre 1932, Stavisky demande un service à
Dubarry :]
Un jour Stavisky me dit : « Êtes-vous bien avec Dalimier ? — Oui, très
bien. — Voudriez-vous être assez gentil pour faire une démarche auprès de
lui ? — Très volontiers. De quoi s’agit-il ? »
Stavisky m’a alors remis une note. J’ai pris le téléphone, j’ai téléphoné à
M. Dalimier qui m’a dit : « Si tu veux venir vers midi et demi, je te
recevrai. »
À midi et demi, je me suis présenté au cabinet de M. Dalimier et je lui ai
remis cette note que j’avais à peine lue dans la voiture qui m’amenait au
ministère. Et je lui dis : « Voilà une note qui m’a été remise par Alexandre ;
je te serais très reconnaissant si tu pouvais faire quelque chose pour ce qu’il
te demande, parce qu’il est en train de constituer une société pour La
Volonté. »
Voilà exactement les propres paroles que j’ai prononcées.
M. Dalimier a regardé cette note… Mais, voulez-vous que je la fasse
connaître à MM. les jurés ? Voici la note en question :

Note remise par M. Dubarry à M. Dalimier

Cette note avait été rédigée et m’avait été remise toute dactylographiée
par Alexandre. La voici :

Les caisses de Crédit municipal sont autorisées à émettre des bons de


caisse afin de se procurer les ressources nécessaires pour alimenter leurs
opérations de prêt sur nantissement. Art. 45 du Règlement du 30 juin
1865. Loi du 24 juin 1851.
Les décrets du 2 mars 1906 et 17 juillet 1908 autorisent les
compagnies d’assurances et sociétés de capitalisation à remployer une
partie de leur actif disponible, sans limitation, en titres de rente,
obligations des chemins de fer et bons des monts-de-piété de France.
La caisse de Crédit municipal de Bayonne serait heureuse de voir ses
bons, émis 5 %, admis au titre de remploi par les Assurances sociales. Il
lui serait agréable et son président, M. Garat, député, maire de Bayonne,
verrait avec plaisir l’administration des Assurances sociales prendre un
chiffre important de ces bons, au fur et à mesure des besoins de cet
établissement.

Je ne voyais pour ma part rien là de suspect ou de douteux. D’autant plus


qu’en l’occurrence, à qui allais-je m’adresser ? Est-ce que j’allais faire une
démarche auprès d’un petit personnage qu’il s’agissait de duper, de tromper ?
Pas du tout. J’allais trouver le ministre, contrôleur de ses services. Et c’est à
lui que j’ai remis cette note.
Et alors, M. Dalimier, après avoir lu cette note me dit : « La première
partie est exacte ; la seconde… je n’en sais rien ; je vais me renseigner et je
t’aviserai. »
Voilà, mot pour mot, la conversation que j’ai eue avec M. Dalimier.
Depuis ce moment-là, je ne lui ai jamais parlé de cette affaire. Je l’ai vu
plusieurs fois pour d’autres choses ; jamais nous n’avons échangé deux
paroles sur cette affaire.
On m’a, pendant cette invraisemblable instruction, demandé, pas une fois
mais cent cinquante fois, si M. Dalimier connaissait Alexandre ; on m’a dit :
« Mais est-ce que M. Dalimier connaissait Alexandre ? Est-ce que
M. Dalimier, était en rapport avec lui ? Est-ce que M. Dalimier… » Je n’en
sais rien. Je n’en sais rien ; mais j’ai eu l’impression, quand M. Dalimier a lu
cette note et que je lui ai dit que je venais le trouver pour être agréable à
Alexandre, j’ai eu l’impression qu’il ne le connaissait pas. Un point c’est
tout.
Un jour, dans le cabinet d’instruction, avant que M. le procureur général
lui délivre un satisfecit général et remarquable, on me dit, le juge
d’instruction m’a dit : « Mais, j’ai la preuve formelle qu’il le connaissait. »
J’ai répondu à M. le juge d’instruction : « Pourquoi me le demandez-vous ? »
Il faut croire que M. le procureur général a été mieux renseigné, puisqu’il
lui a délivré un satisfecit complet.
Le PROCUREUR GÉNÉRAL. — À qui ?
M. DUBARRY. — À M. Dalimier.
Le PROCUREUR GÉNÉRAL. — Je ne lui ai délivré aucun satisfecit.
e
M DOMINIQUE. — Vous ne l’avez pas poursuivi
Le PROCUREUR GÉNÉRAL. — Je ne l’ai pas poursuivi parce que je
n’ai pas trouvé contre lui de charges me permettant de le faire.
M. DUBARRY. — Et on me poursuit parce que j’ai adressé la lettre, moi
qui n’y suis pour rien !
[…]
Le PRÉSIDENT. — […] Monsieur Dubarry, est-ce que, dans votre
esprit, la démarche que vous faisiez avait pour but uniquement d’obtenir du
ministre une réponse sur le point de savoir si certaines caisses avaient le droit
de prendre des bons du Crédit municipal, ou si c’était en réalité une démarche
dans le but d’obtenir quelque chose de favorable pour le Crédit municipal de
Bayonne ?
M. DUBARRY. — C’était évidemment pour obtenir quelque chose de
favorable à la personne qui m’avait demandé la démarche. Quand je fais une
démarche pour quelqu’un, c’est pour lui être agréable. Je ne suis pas entré
dans les détails ; je ne savais pas ce que c’était qu’un Crédit municipal et quel
était le rôle de l’agent financier.
Je me trouve en présence d’un homme qui me dit : « J’ai là-dedans des
capitaux énormes ; je voudrais en récupérer une partie ; on m’a payé avec des
bons ; il me serait agréable de placer ces bons dans les conditions normales
autorisées par la loi. » Si je fais une démarche dans le sens qu’il me demande,
c’est évidemment pour lui être agréable.
RÉQUISITOIRE DU PROCUREUR
GÉNÉRAL FERNAND-ROUX

Messieurs les Jurés,


7
Vous avez entendu déjà cinq réquisitoires , et peut-être moi-même
n’aurais-je pas eu le désir très vif d’en prononcer un sixième aujourd’hui. Je
me trouve dans un état de santé un peu déficiente, et la tâche que j’ai à
produire devant vous sera nécessairement longue.
Mais je ne veux pas prolonger votre fatigue, et je ne veux pas surtout
interrompre des débats dont la gravité n’échappe à personne.
Et, en effet, Messieurs les Jurés, il ne faut pas oublier, ce qu’on perd
quelquefois de vue, à savoir que l’affaire qui nous occupe a fait à son origine
couler du sang français.
Sa gravité, quoi qu’on en ait voulu dire, est incontestable. Et comment en
serait-il autrement ? Trois cents millions de faux ; une escroquerie qu’on
disait hier, je crois, et cela me fait sourire, toute petite, alors qu’elle est, il faut
bien le reconnaître, colossale.
Et puis, les suspicions ne se sont-elles pas élevées jusqu’aux degrés les
plus hauts du pouvoir ? On s’est pris même à douter de la justice, parce
qu’elle n’allait pas avec la rapidité des imaginations et des passions
surexcitées.
Et cependant, quel triste spectacle ! Une femme élevée dans un des
meilleurs établissements d’éducation de Paris, un général qui porte un très
grand nom et qui s’est illustré lui-même sur les champs de batailles, deux
parlementaires, deux avocats, quatre publicistes, dont plusieurs se sont
illustrés par l’éclat de leur talent, assis sur le banc des accusés.
C’est pourtant trop peu pour certaines imaginations portées au noir, et
peut-être – je le dis tout bas pour ne pas soulever des interruptions, dont j’ai
commencé à prendre l’habitude – se trouvera-t-il dans la défense des
imaginations de cette sorte.
Je leur répondrai avec sévérité : je vous apporte les preuves, accumulées
par quatre juges d’instruction […].
Leur a-t-il échappé quelque chose ? C’est possible, et ils n’auraient,
j’imagine, à le reconnaître aucune fausse honte.
Il y a bien longtemps qu’un auteur, qui connaît parfaitement la justice, et
qui sait quels sont les obligations et ses devoirs, prêtait à un magistrat, dont il
faisait dans son imagination un de mes prédécesseurs, cette parole, qui est
profondément vraie : « La justice ne connaît jamais qu’une partie des drames
dont elle a à s’occuper. » Et sûrement, Messieurs, il en sera ainsi, tant qu’il y
aura des hommes, et qui jugent, des magistrats et aussi des jurés.
[…]
Peu de choses, à vrai dire, nous sont inconnues aujourd’hui. Et s’il en est
qui nous échappent, très sincèrement, d’un cœur qui ne sait pas faillir, je vous
dis : nous rechercherons les autres.
Après des imaginations excessives, faisons entendre quelques paroles de
bon sens. La conception du crime que vous avez à juger est-elle si
compliquée qu’on a voulu le dire ? Mais non. C’est bien simple : un maire,
président du crédit municipal, complice, quelques manœuvres, un
démarcheur, peut-être deux, l’un privé, l’autre public ; resteront ensuite à
rétribuer quelques conseils d’escroquerie, et peut-être des silences
nécessaires. Et voilà qui est suffisant pour accomplir le crime.
Je me trompe ? Soit. Et je dis alors à la défense : si vous ne partagez pas
mon sentiment, produisez à votre tour vos preuves. Je prends l’engagement
formel de poursuivre quiconque me sera à bon droit désigné. Mais je vous en
prie, pas d’insinuations vagues, pas de romans dans les nuées. Ce qu’il me
faut, à moi, et vous le savez bien, parce que je suis un magistrat, ce sont des
faits précis, que la loi me permette d’atteindre.
Qu’il ait été commis à l’occasion de cette affaire des fautes
administratives, soit. Elles ne relèvent ni de mon appréciation ni de votre
compétence, Messieurs les Jurés.
Et passons sans émoi à un sujet plus grave, à ce que l’on a convenu
d’appeler la « carence de la justice ».
La carence de la justice ? La critique est aisée, a-t-on dit, et l’art est
difficile. Oui, la critique est aisée, surtout quand le temps a rendu sensible à
tout ce qu’on aurait pu faire ; l’art lui-même, avec le recul du temps, paraît
facile.
Si je voulais me placer sur le plan judiciaire, ah ! je pourrais bien
aisément me faire aujourd’hui une réputation avantageuse d’habile homme.
Je pourrais indiquer avec quelque compétence ce qu’on aurait dû faire. Et
peut-être – c’est mon métier – aurais-je pu indiquer des moyens par lesquels
il eût été facile de procéder, auxquels jusqu’ici, ni au Parlement ni sur les
bancs des avocats, on n’a fait allusion, et qui tirent leurs sources dans nos
seules habitudes professionnelles.
J’aurais pu – Dieu me garde ! – m’établir la réputation solide d’un
homme universel ; j’aurais pu, comme feront peut-être tant d’autres, faire la
critique des administrations, ne paraître rien ignorer de ce qui devrait avoir
lieu au ministère du Commerce, au ministère de l’Intérieur, à la police et aux
Finances.
Mais, permettez-moi de vous le dire, reprenant une parole qui a été
prononcée ici, j’ai peu de goût pour le rôle de prophète du passé et dont
Bossuet a fait un genre inimitable.
Messieurs les Jurés, les magistrats ne sont pas ces hommes à la morgue
infaillible que l’on représente quelquefois ; on leur a enseigné depuis bien
longtemps, et parfois de façon un peu rude, l’humilité.
Leur conscience, au contraire, a une tendance à les rendre timides.
Asservis par la loi, ils se laissent souvent asservir par les textes ; et qu’il me
soit permis de les défendre de cette timidité.
Elle est à la fois leur grandeur et leur noblesse ; car elle est la sauvegarde
de l’honneur et de la liberté des citoyens.
[…]
Et certes, comment l’évolution de la criminalité moderne n’augmenterait-
elle pas nécessairement cette timidité ?
Des fautes ont été commises, dans la conduite de l’affaire Stavisky.
Comment donc pourrait-on en douter ? Comment donc pourrait-on penser
que l’homme que je suis ait un instant songé à le cacher, ou à le dénier.
Ce sont des magistrats qui les premiers l’ont dit ; c’est la commission
8
instituée dès le début de cette affaire , composée de M. le premier président
de la Cour de cassation, et de deux conseillers pris parmi mes amis les plus
chers.
Concluant, ils se sont exprimés de la façon suivante :

En résumé, retard dans le jugement de l’affaire en 1926, dans la


solution de celle de 1929, inaction totale après réception des rapports
Pachot en 1920…
9
— C’est le rapport Pachot-Gripois qu’il faudrait dire.

… Il y a là un ensemble de faits qui ont eu pour résultat de permettre


à Stavisky de poursuivre ses agissements criminels.

Croyez-vous que j’aie pu avoir un seul instant l’intention de dissimuler


une opinion émanant d’une telle autorité ?
Mais vraiment, je me demande comment on a été appelé à me demander
de reconnaître un fait certain.
[Le procureur général poursuit sa démonstration en reprenant les
circonstances de l’affaire Stavisky depuis le mois d’octobre 1929, et en se
penchant sur les divers manquements reprochés aux magistrats tout en jetant
sur eux un regard fort indulgent.]
Par tout ce que je viens de dire, vous pouvez, Messieurs les Jurés, vous
rendre compte, à la fois, des difficultés de la tâche qui est imposée à la
section financière, des causes de retard – dont je ne veux pas cacher à vos
yeux qu’elles aient constitué une faute, mais quand on les examine de très
près, on est bien loin de croire à ces noirceurs que la défense, volontiers, fait
apparaître et qui ne résistent pas à l’examen sincère de la réalité.
Il y a vingt ans, Messieurs les Jurés, le hasard de nos audiences
correctionnelles amenait devant moi celui qui, depuis lors, a acquis une
déplorable célébrité. Nous étions en 1915. Je le vois encore : adroit, souple,
avec une spontanéité de parole qui avait toute l’apparence de la sincérité. Un
homme était à ses côtés, qui semblait sorti d’un de ces cabinets d’affaires
poudreux de Balzac et qui se parait de la qualité, assez imprévue, de
banquier.
L’objet qui l’amenait devant la police correctionnelle était de nature assez
étrange : il s’agissait de l’escroquerie réalisée chez une pauvre veuve,
escroquerie d’un tableau, et comme l’ironie se mêle souvent aux choses, d’un
tableau de sainte Suzanne, comme si cette pure patronne devait, plus tard,
exercer dans sa voie une moins pure et mystérieuse influence !… Puis, c’était
cette pauvre veuve dépouillée entièrement par les deux aigrefins.
Je me souviens, Messieurs les Jurés, avoir, à ce moment, éprouvé ce
frisson particulier que l’on éprouve lorsqu’on entend un reptile ramper parmi
les herbes, les feuilles mortes… J’ai éprouvé un sentiment de déception
instinctif, quand j’ai vu le tribunal correctionnel infliger seulement six mois
d’emprisonnement à Stavisky et je me suis demandé s’il ne venait pas de
commettre une fois encore cette erreur des faibles peines qui est une plaie de
nos mœurs judiciaires modernes. Il est des natures pour qui ne compte que la
force.
Dans tous les cas, Messieurs, ces six mois de prison, il les a faits, il a subi
sa peine et il n’en a pas été amendé.
On dit encore qu’il y avait dans sa parole et dans son être un certain
charme – un charme d’ordre assez vulgaire, s’il faut en croire M. Kessel –
admettons-le… Quoi qu’il en soit, j’avoue ne pas avoir eu l’impression de me
trouver en présence d’un aventurier de génie, comme l’était autrefois
Casanova ; il ne m’a pas semblé non plus avoir cette activité satanique que
l’on a prêtée à Cagliostro… Non, c’était un voyou parisien (le mot « voyou »
est de l’inspecteur général Plytas), avec l’allant endiablé du gamin de Paris,
mêlé à je ne sais quel aspect oriental qui, peut-être, constituait ce que l’on a
appelé depuis sa séduction.
Je ne connais de lui qu’un seul mot drôle. Il s’agit de Bonnaure qui,
arrivant de son Velay, portait encore des vêtements d’une coupe, si j’ose dire,
montagneuse et qu’il conduit chez son tailleur, disant en plaisantant à ses
amis : « Nous allons faire de notre ami Bonnaure un homme élégant. »
Vous avez pu, Messieurs, vous rendre compte qu’il y a presque réussi !…
Comment un tel homme, d’une telle nature, dont la grossièreté n’est pas
douteuse, a-t-il pu posséder une scène, une écurie de courses, des journaux,
se glisser, non dans les milieux parisiens avertis, mais jusqu’à la porte des
milieux officiels qui le sont moins ?… C’est pour moi un mystère, mais c’est
aussi une réalité. Essayons de l’expliquer.
Il savait saisir l’occasion, découvrir et manier les hommes propres à le
servir et nous allons voir tout de suite et rapidement s’élaborer son système.
À d’obscures escroqueries, à des contacts devinés plutôt qu’ils n’ont été
prouvés avec des faussaires, à la faiblesse, il faut le dire, Messieurs les Jurés
– car il faut que vous appreniez à être des magistrats et des juges – à la
faiblesse de la répression, à cette habitude invétérée, au Parquet de la Seine,
de classer une affaire sans suite dès lors qu’il y avait un retrait de plainte des
parties civiles, Stavisky arrête définitivement sa manière : pour inspirer
confiance, une façade ; la confiance acquise, agir vite ; une fois pris, transiger
avec ses victimes et leur donner une partie – une faible partie – de ce qu’il
leur a pris.
10 11
Dès 1915, il connaît Gaulier ; dès 1921, il rencontre Hayotte ; en
12
1924, il rencontre Romagnino . Il a là son conseil et ses deux lieutenants !…
Du fruit de ses premiers larcins, il acquiert le contrôle d’une société qui
s’appelle Le Petit Pot, il la ruine. Peu importe ! l’accès des banques lui est
ouvert, et, en un tournemain, il leur enlève 7 millions. C’est le
commencement, c’est l’aube incertaine de la magnificence de Stavisky qui
éblouit Arlette Simon. On sait le reste…
L’inculpation, la fuite du cabinet du juge d’instruction ; une nouvelle
arrestation en pleine fête, suivie, un an après, d’une mise en liberté
désastreuse.
Nous sommes en 1928. Il lui faut de l’argent pour rembourser ses
victimes, de l’argent pour celle qui est devenue sa femme et pour lui, car ils –
ni l’un ni l’autre – n’ont renoncé à la vie de luxe dont ils ont contracté
l’habitude.
Sous les noms de Boitel et de De Monti, ce sont alors d’obscures
négociations de titres volés. Mais voici ce qu’une confidence d’Hayotte va
faire de lui Alexandre. Hayotte l’a accompagné en prison. Les faits retenus à
sa charge n’ont pas paru suffisants au juge d’instruction, Hayotte a bénéficié
non seulement d’une mise en liberté, mais, plus tard, d’un non-lieu. Il est en
liberté le premier, et le premier, Messieurs les Jurés, ne l’oubliez pas, il entre
en contact avec le Crédit municipal d’Orléans ; il se livre à des prêts sur
gages sur l’histoire desquels nous ne sommes pas informés, mais que je n’ai
pas le droit de considérer comme frauduleux.
Quand Stavisky est libéré, Hayotte lui fait part de ses contacts avec le
Crédit municipal d’Orléans. Un homme comme Hayotte et un homme comme
Stavisky se rendent bientôt compte que la maison est mal gardée : le Crédit
municipal d’Orléans était gardé par Desbrosses !… Dans les petits yeux
émerillonnés qui sont les siens, Hayotte, sans doute le premier, Stavisky,
ensuite, ont tôt fait de discerner de furtifs éclairs de cupidité… Mais, pour
découvrir le procédé, il fallait le coup d’œil du chef. Stavisky le trouve vite :
il possède quelque part avec Cohen, même, un vieux fonds de bijouterie
suspect ; il le transforme aussitôt en société anonyme et cette boutique
obscure devient, soudain, les Établissements Alex.
Grâce aux Établissements Alex, on entre en relations avec le Crédit
municipal d’Orléans. Sans doute, à la tête de cet établissement, on a placé ce
personnage singulier que vous avez vu à cette barre, qui est de Chevert. Mais,
en réalité, de Chevert, qui porte monocle, qui parle trop, est un personnage
dont il faut se défier et, bien qu’il soit, à la fois, directeur des Établissements
Alex et commissionnaire du Crédit municipal d’Orléans, ce n’est pas lui qui
traite les affaires, c’est Hayotte.
Alors commencent tous ces faits qui vous seront indiqués par M. l’avocat
général Cassagnaux, dans le réquisitoire qu’il aura à prononcer. Pour nous,
passons vite… Orléans, c’est l’accrochage, Bayonne deviendra la grande
guerre.
Déjà, à Orléans, des bruits circulent, le préfet commence à s’inquiéter…
On a rencontré un maire sur sa route qui ne se laisse pas inviter à dîner ; c’est
chose grave, il faut être prudent, il faut avoir un crédit municipal à soi. On le
choisit, et c’est celui de Bayonne qui arrête le choix de Stavisky.
Chose étrange, Messieurs les Jurés, mais elle est vrai, c’est encore,
assurément, Hayotte qui choisit Bayonne, comme il avait choisi Orléans.
Hayotte était commissionnaire ou correspondant du Crédit municipal
d’Orléans à Biarritz ; il a commis une contravention aux lois de prêts sur
gages et cette affaire a été instruite devant le tribunal de Bayonne. Hayotte
cherche pour se défendre un avocat. Son choix se porte du Garat, mais Garat
n’est pas inscrit au barreau ; il a fui la robe d’avocat, comme si elle était, à
porter, trop austère. Il possède à Paris un cabinet d’agent d’affaires et il
refuse la cause qui lui est ainsi offerte parce qu’il ne peut pas plaider devant
le tribunal de Bayonne.
Comment, après, Stavisky s’est-il renseigné ? Oh ! c’est facile… Des
hommes comme Stavisky, s’ils ne s’adressent pas toujours aux avocats de
premier plan qu’ils savent ne pas devoir défendre leurs intérêts comme ils le
désireraient, ne sont pas fâchés d’entrer en relations avec ce que l’on appelle
des agents d’affaires. Il y a donc là par sa profession une première
présomption favorable à la personne de Garat. Il se renseigne, il se fait
présenter à lui par un des collègues d’alors de M. Garat, qui s’appelle
M. Boyer, et il juge son homme – il est facile à juger – comme un homme
autoritaire, qui sait imposer sa manière de voir, un homme peut-être avec
lequel, suivant une expression familière, on peut causer. Et aussi bien,
Messieurs, avait-il la main heureuse !… Ce qu’il faut pour être assuré que le
Crédit municipal marchera comme il le voudra, comme il l’entendra, c’est un
maire, non seulement qui soit à soi, mais aussi un maire qui sache imposer sa
volonté. Le caractère autoritaire que M. Garat a montré ici même fait paraître
que Stavisky se connaissait en hommes, et vous avez assisté, Messieurs, à
une scène qui, pour mon compte, ne m’a rien appris, mais qui, cependant,
était bien significative :
Lorsque M. Garat a répété devant M. le préfet Mireur ce qu’il nous a dit
si souvent à nous-mêmes, à savoir que le préfet est, du point de vue de la loi,
le tuteur et le maire était le mineur, d’une voix triste M. le préfet Mireur lui a
répondu – et de tels aveux sont lamentables : « Entre le maire, le député, le
maire tel que l’était M. Garat, et le préfet, c’est le maire qui est le tuteur et
c’est le préfet qui est le mineur. »
Et rien, Messieurs, n’était plus vrai que cette parole prononcée ici même
et qui, à celui-là même qui l’a prononcée, a dû coûter, j’imagine, un gros
effort.
Par quelle surprise, par quelles prévenances, par quel mirage Stavisky
est-il parvenu à séduire Garat ? Peu importe. Ce qui importe, c’est ceci, et qui
est indéniable : c’est que, dès le début de leurs relations, Stavisky domine.
Garat accepte de lui Debrosses. Et lorsque, après avoir demandé des
renseignements à son collègue d’Orléans, M. le préfet Mireur lui dit qu’il ne
peut pas nommer Desbrosses, Garat va aussitôt lui présenter une autre
personne, toujours à lui offerte par Stavisky.
Pourquoi le préfet d’Orléans a-t-il indiqué à M. le préfet Mireur que
Desbrosses n’était point désirable ? Pour deux raisons :
la première, c’est qu’il avait commis des irrégularités dans sa gestion ;
la seconde, c’est qu’il était nécessaire qu’il rende des comptes avant de
quitter le Crédit municipal d’Orléans.
Que dit M. Garat à son conseil d’administration ? Va-t-il lui dire qu’il ne
peut pas prendre Desbrosses parce que Desbrosses a commis des irrégularités
de gestion ? Non ; de cela, il ne dira rien, mais il invoquera la seconde raison
alléguée ; il dira simplement à son conseil d’administration que
M. Desbrosses a le souci particulier et qui l’honore de rendre ses comptes au
Crédit municipal d’Orléans. Et voilà, Messieurs les Jurés, le conseil
d’administration abusé par une telle déformation de la vérité.
Puis, c’est Tissier qui est accepté par lui, sans autre information que celle
de son indicateur. Ce n’est pas tout. Un vieux commissaire-priseur de
Bayonne – persuadé par qui ? je l’ignore – refuse les fonctions qui lui sont
offertes. L’impérieux Garat accepte du philanthrope du Crédit municipal
qu’était Stavisky Cohen père, d’abord, comme il acceptera, ensuite, Cohen
fils.
Comme commissionnaire, il lui donnera un ancien inspecteur de police,
Digoin, connu par des moyens que ce procès, peut-être, ne font que trop
apparaître.
Mais, dès ce moment, Garat est acquis ou il est séduit, et, je suis persuadé
que Tissier nous dit vrai lorsqu’il affirme que M. Garat l’a averti, dès son
arrivée, qu’à côté des opérations régulières, il y en aurait d’autres qui seraient
plus lucratives.
M. GARAT. — C’est faux !…
Le PROCUREUR GÉNÉRAL FERNAND-ROUX. — Le 30 octobre
1930, M. Garat propose la création du Crédit municipal de Bayonne. Sa
constitution intervient rapidement, le 13 janvier 1931. M. Garat garde le
silence sur le nom du véritable créateur et, cependant, il accepte de lui les
deux cents premiers mille francs qui sont nécessaires comme fonds de
roulement. Il indique, aux uns, qu’une souscription publique, aussitôt ouverte
que close, a fourni ces premiers fonds ; aux autres, il parle d’un mécène qu’il
ne fait pas connaître autrement, et, le 14 février 1931, convoquant son conseil
d’administration, il lui annonce que des opérations importantes sont
prochaines et qu’il va être procédé bientôt à une émission de 5 millions de
bons.
Ah ! elle est gênante, cette délibération !… Aussi bien, au cours de
l’année 1933, quand les événements se précipitent, Garat, vous le savez,
demande à un de ses secrétaires – je sais bien qu’il l’a fait devant témoins,
mais à Bayonne, M. Garat a toute autorité, il peut tout se permettre –, il
demande – que dis-je –, il ordonne impérativement d’effacer, d’enlever sur le
procès-verbal ancien son nom propre et de mentionner que c’est
M. Desbrosses qui a fait cette communication au conseil d’administration.
Puis, les événements se précipitent. Le 3 avril – car la chose est urgente –
M. Garat réunit le conseil d’administration et lui fait – chose inouïe et qui
n’est point prévue par les règlements – nommer un administrateur provisoire
dans la personne d’un M. Mora. On nomme contrôleur M. Piet, et, dès ce
moment-là, on s’occupe de l’émission des bons.
Le lendemain, 4 avril, ce sont quatre millions de bons qui sont émis, et
émis par qui ? Par Desbrosses qui a été appelé au Crédit municipal de
Bayonne pour présider à ses premiers moments et pour mettre Tissier au
courant… au courant de quoi ? de toutes les manœuvres frauduleuses qui ne
vont pas tarder à se produire, et, dès le premier jour, quatre millions et demi
de bons sont faits, qui sont envoyés à La Confiance. Ils sont envoyés à La
13
Confiance, et M. Garat le sait bien puisqu’il reçoit une lettre de M. Guébin
qui lui demandera de vouloir bien envoyer le type des signatures de chacune
des personnes qui ont à signer sur les bons, c’est-à-dire : de M. Mora, de
M. Piet et de M. Tissier.
Et comme M. Guébin aperçoit une différence entre le type de la signature
de M. Piet et celle qu’il trouve sur le bon qui est émis, il demande des
explications. Il reçoit une réponse, d’abord téléphonique, qu’il attribue à
M. Garat. M. Garat nie cette communication téléphonique, mais au moment
où il la niait, mes yeux se portaient sur M. Guébin et je n’ai pas pu ne pas
voir sur ses lèvres flotter un sourire qui en disait long…
M. GARAT. — Ah ! voyons, voyons…
Le PROCUREUR GÉNÉRAL FERNAND-ROUX. — Je vous prie,
monsieur Garat, de ne pas m’interrompre…
M. GARAT. — Vous allez m’accuser sur un sourire !…
Le PRÉSIDENT. — Monsieur Garat, vous n’avez pas la parole en ce
moment ; vous aurez la parole le dernier.
Le PROCUREUR GÉNÉRAL FERNAND-ROUX. — Je vous accuse,
Monsieur, sur tous vos actes.
M. GARAT. — Ma conscience est aussi blanche que votre hermine !…
Le PRÉSIDENT. — C’est bien inutile !
Le PROCUREUR GÉNÉRAL FERNAND-ROUX. — Oh ! monsieur
Garat, ces expressions sont bien déplacées dans votre bouche !… Je dirai à
MM. les jurés ce que je pense de vous, et je leur dirai que j’ai en face de moi
un coupable, un grand coupable, dont je demanderai le châtiment.
M. GARAT. — Demandez donc celui de la magistrature !…
Le PRÉSIDENT. — Taisez-vous, ou on va vous mettre à la porte !
Le PROCUREUR GÉNÉRAL FERNAND-ROUX. — Ah ! vous voyez,
Messieurs les Jurés, je n’ai pas besoin de vous présenter M. Garat, il se
présente assez lui-même !… Quelle audace !… Quelle attitude devant
vous !…
Ce que je dis, je le maintiens. Quand, l’autre jour, vous niiez ce coup de
téléphone, j’ai vu flotter un sourire – et un sourire qui en disait long – sur le
visage de M. Guébin.
Il y a mieux. Vous avez entendu, Messieurs les Jurés – et je connais
l’homme, je sais que, quand il parle de cette sorte, on ne doit pas s’y
e
méprendre – vous avez entendu M Ribet, à cette barre, vous dire : « Pour
moi, je crois que le coup de téléphone a été donné par M. Garat. »
e
Je partage mon sentiment. M Ribet, j’en suis sûr, en est aussi pénétré que
moi-même.
Ceci dit, passons maintenant à la confirmation de la conversation
téléphonique, par la lettre qui a été adressée le 11 avril par M. Garat à
M. Guébin. Pour s’en défendre, il s’est borné à dire – le moyen est bien
simple : « Ce n’est pas moi qui l’ai signée. »
… J’ai été, parce que je suis magistrat et qu’un magistrat doit examiner
toutes choses, j’ai été un peu ému de cette dénégation qui se produisait ici
avec cette violence, or, à cette barre, à l’instant même, un avocat de la partie
civile venait de lire une longue lettre – une longue lettre –, une longue lettre
sur laquelle je n’ai eu, pour mon compte personnel, aucune espèce
d’hésitation, parce que vous avez pu faire, Messieurs les Jurés, la même
remarque… Elle nous a été lue hier encore ; c’est toujours le style de
M. Garat, avec ses redondances, avec tout ce qu’il dit d’habitude : « Le préfet
qui est le tuteur… Le maire qui est le mineur… les garanties qu’offre le
contrôle de l’administration… »
Tout cela englobé dans les mêmes formules – j’allais presque dire,
tellement on reconnaît son style, les intonations de M. Garat.
J’ai alors demandé la communication de cette pièce parce que cette pièce,
sans avoir vu la signature, je savais qu’elle était vraie, ne serait-ce que par
son style. Elle m’a été communiquée, elle a été communiquée à l’expert, et,
devant l’expert, M. Garat a eu l’audace – je dis l’audace – de la nier comme il
avait nié la première.
Oui, M. l’expert est venu avec une affirmation que nous trouvons
rarement dans la bouche d’experts ; il nous a dit, sans contexte : « La lettre du
11 avril est bien de la main de M. Garat. »
Je dis, Messieurs les Jurés, que vous avez là par ces dénégations hardies,
qui ne résistent pas à l’examen des experts, une preuve de la culpabilité de
Garat.
Mais, Messieurs les Jurés, ce n’est point la seule, ce n’est pas seulement
ce commencement du Crédit municipal de Bayonne qui se retourne contre
lui. À partir de ce moment, M. Garat n’a cessé de se conduire à l’égard de
Stavisky comme un complice. Un complice, comment ?
D’abord, au début même du Crédit municipal, il ne fait pas connaître la
personnalité d’Alexandre, et, cependant, elle est connue dans la région, il
vient souvent à Biarritz ; il est, en quelque sorte, une célébrité locale, mais
une célébrité d’un certain genre.
Bien mieux, vous le savez, au bout de l’année 1931, M. Fressard, le
commissaire de police qui a fait sur Stavisky l’enquête que vous connaissez à
Orléans, vient à Bayonne ; il dit à son collègue, M. Gilbert : « Écoutez, votre
maire se compromet à Paris avec un personnage qui est un aventurier.
Donnez-lui donc un avertissement ; dites-lui qu’il a tort de se compromettre
comme il le fait, avec un certain Alexandre qui n’est autre qu’un célèbre
escroc, Stavisky. »
Et M. Gilbert, le commissaire de police de Bayonne, qui a déposé à cette
barre, va voir M. Garat et lui dit : « On dit qu’à Paris vous avez des relations
avec un Stavisky, qui serait un personnage dangereux… » Et Garat de
répondre : « Stavisky ? Connais pas… »
Puis, M. le commissaire Fressard, qui repasse dans la ville, arrive avec
une documentation qu’il remet à M. Gilbert, et M. Gilbert, entre deux portes,
et, je le veux bien, devant témoins, va la remettre à M. Garat qui avait, ne
serait-ce que par le sentiment de son honneur privé, le devoir de lire jusqu’au
bout les papiers qui lui étaient remis par un commissaire de police pour
l’avertir d’une relation dangereuse.
Il les regarde entre deux portes, il les parcourt rapidement, puis il les
retend à M. Gilbert en lui disant : « Stavisky ? Connais pas !… »
« Connais pas », refrain que nous allons entendre répéter longtemps !…
Nous sommes en septembre 1933. Les journaux, non pas seulement Bec
et Ongles qui a paru en 1932, mais de nombreux journaux, le Journal de la
Bourse, Commentaires, La Bonne Guerre, ont, tout au moins, pu faire naître
un doute dans l’esprit de Garat ; puis, ils l’ont fait tout au moins naître au
ministère de l’Intérieur, et le ministère de l’Intérieur a prescrit une enquête à
M. Mireur, et M. Mireur, en octobre 1933, dit à M. Garat : « Il paraît que,
dans cette affaire, existerait un certain Alexandre Stavisky ?… » Et Garat de
répondre à plusieurs reprises : « Stavisky ? Connais pas !… »
Les jours passent, des jours d’angoisse… L’enquête se poursuit… Nous
14
sommes, à présent, dans le cabinet de M. Delamarche , que sont venus voir
MM. Mireur et Garat. M. Mireur, dans la conversation, dit à M. Delamarche
qu’il a été amené à ne pas accepter la candidature de Desbrosses qui lui avait
été présentée par M. Garat. Alors, dans un mouvement que vous avez pu
apercevoir à cette barre, M. Delamarche, mimant la scène, déclare à
M. Garat : « Qui est-ce qui vous a donc proposé la candidature de
Desbrosses ?… » Et M. Garat de répondre : « Je ne me souviens pas… je
crois que c’est M. Desbrosses lui-même qui l’a demandé… »
Et, en disant cela, M. Garat mentait !
M. Delamarche pose ensuite cette question : « Mais, enfin, ne serait-ce
pas un nommé Bouvier ? »
Et M. Garat répond : « Non. » Et cette fois il disait vrai.
Mais M. Delamarche ajoute aussitôt : « Ne serait-ce pas Alex ?… »
Et alors M. Garat, de murmurer : « Je crois que M. Alex est l’agent
financier de notre directeur. »
Cela juge un homme !…
Mais ce n’est pas fini. Qu’est venu demander M. Garat dans le cabinet de
M. Delamarche ? De lui indiquer quelqu’un qui pourrait se substituer, pour
un instant, à Tissier, qu’il sait bien ne plus pouvoir conserver. Et
M. Delamarche l’envoie à M. Maze.
M. Garat rend visite à M. Maze, et M. Maze, qui l’interroge, lui demande
si Stavisky n’a pas été mêlé aux affaires de Bayonne qui préoccupent
M. Garat, et M. Garat, pour la troisième fois, dit : « Non, je ne connais ni
Alexandre ni Stavisky. »
Ces dénégations mensongères, Messieurs les Jurés, sont suffisantes pour
faire apparaître, comme je le disais tout à l’heure, que Garat, dans toutes ces
circonstances, ne s’est conduit, véritablement que comme un complice, et je
tiens, à côté, pour peu de chose l’article de Bec et Ongles, et la poursuite qui
15
a été engagée contre Darius .
Ah ! M. Garat, c’est vrai, a porté, par écrit, une plainte qui visait, à la
fois, les faux et, aussi, l’atteinte au crédit public, d’un Crédit municipal ; c’est
entendu, mais, vraiment, examinons de près les choses et voyons s’il avait
bien envie de sévir pour faux, et contre qui aurait-il sévi ? S’il y avait des
faussaires, le directeur Tissier était, nécessairement, coupable, mais il y avait
un autre coupable, infailliblement, c’était celui qu’il appelle lui-même
« l’agent financier » de son directeur, qui fournissait à Paris les officines
louches dénoncées, et, par conséquent, cette plainte, si elle eut été sincère,
visait directement Stavisky.
Comment les choses se passent-elles ? Le dépôt de la plainte est du
er
15 novembre 1932. Le 1 décembre, un avoué du tribunal de la Seine se
présente devant le juge d’instruction et porte plainte… C’est la seule
constitution qui, définitivement, saisisse le juge… porte plainte pourquoi ?
Pour atteinte au crédit du Crédit municipal. C’est cela seul qu’il fait, et c’est
cela seul que le juge pouvait faire. Et alors, immédiatement, directement ou
par personne interposée, il fait intervenir la personnalité de M. Dubarry, qui
arrange les choses avec Darius.
Dès ce moment-là, il est si bien renseigné que, le 24 décembre, jour où
paraîtra la rectification, Garat, M. le député-maire Garat, qui est à Bayonne,
réunit le conseil d’administration du Crédit municipal et, d’avance, il se fait
autoriser à retirer sa plainte, s’il y a une rectification qu’il sait devoir le jour
même paraître dans Bec et Ongles.
Mais il ajoute, avec peut-être un peu de présomption, qu’il ne retirera sa
plainte que s’il lui est adressé des excuses ; ces excuses M. Darius ne paraît
pas d’humeur à les faire !… Et il ne se trouble pas, il menace lorsque le juge
d’instruction le fait venir. Dans des termes voilés, mais qui sont suffisants
pour faire bien apparaître sa pensée, il lui écrit par la suite : « Je ne veux pas
être dérangé… Si M. Garat me dérange, je le regretterai pour lui !… »
Et M. Garat finit par comprendre, et lorsque M. le juge d’instruction, qui
voit qu’on ne peut pas arranger l’affaire, va envoyer une commission
rogatoire au commissaire de police – c’est le 20 janvier 1933 que la
commission rogatoire est partie – le 23 janvier 1933, M. Garat accourt chez le
juge d’instruction et retire sa plainte.
Et bien, Messieurs, cela est significatif et ne trompe personne !… Que
M. Garat ne m’oblige pas à lui dire ce que je ne veux pas lui dire ; il a été
homme d’affaires à Paris, et lui plus que tout autre sait que, lorsqu’une partie
civile se constituait, autrefois, devant le juge d’instruction, elle restait, par
une habitude déplorable que j’ai fait cesser, maîtresse de la destinée de sa
plainte. Il le savait, et, s’il le déniait, je lui montrerais pourquoi il ne l’ignorait
pas.
Ainsi donc, M. Garat retire sa plainte parce qu’il sait qu’il ne peut pas
aller plus loin.
Le premier article de M. Darius paraît le 15 octobre 1932. Le 14, vous
entendez bien, Garat a reçu de Stavisky un chèque par l’intermédiaire de la
Halux, qui va permettre de dégager son indemnité parlementaire qui était, à
ce moment, saisie. Je lui dis : « Dès ce moment, vous ne pouviez pas, à moins
de rembourser, vous ne pouviez pas agir contre Alexandre parce que
Alexandre avait barre sur vous. »
Et, cependant, s’il faut en croire vos comptes, s’il faut en croire votre
respectable sœur, que vous avez amenée jusqu’ici, vous aviez de quoi
désintéresser tout de suite ; votre compte était pourvu et les 400 000 francs
qu’elle a prétendu, peut-être par un pieux mensonge, vous avoir donnés,
étaient déjà entrés dans vos comptes, ils vous suffisaient. Si, vraiment, vous
aviez la pensée de poursuivre un faussaire, il fallait vous dégager des liens
que vous aviez avec lui. Vous pouviez désintéresser, vous n’avez pas
désintéressé, et c’est parce que vous étiez tenu que vous avez observé
l’attitude que je vous reproche.
Messieurs les Jurés, c’est avec peine, c’est avec émotion que je vous dis :
jamais culpabilité n’a été mieux établie que celle de Garat ; jamais aussi, et
c’est cela l’objet de ma tristesse, jamais chute lamentable d’un beau nom, qui
a brillé d’un certain éclat aux premières heures de notre liberté naissante.

1. Il s’agit des pourparlers menés avec Stavisky par Tissier pour ses affaires personnelles.
2. Il s’agit de Fernand Desbrosses.
3. Rappelons que Desbrosses est le directeur-caissier du Crédit municipal d’Orléans.
4. Les bons de caisse des Crédits municipaux sont extraits d’un registre à souche
comprenant trois parties. La première partie s’appelle la souche, elle reste adhérente au
registre. La partie du milieu s’appelle le volant, elle est remise à celui qui escompte le bon.
Enfin, la troisième partie, le talon, doit demeurer entre les mains du contrôleur du Crédit
municipal.
5. Il s’agit d’Henri Cohen et de son père, Sam.
6. Référence au procureur général près la Cour de cassation Paul Matter.
7. Il s’agit d’une allusion aux plaidoiries des avocats des parties civiles.
8. Il s’agit de la commission judiciaire présidée par le premier président Lescouvé.
9. Le commissaire Pachot est l’auteur de plusieurs rapports sur Stavisky remis au parquet
pour alerter les magistrats sur les agissements de l’escroc. Gripois est le nom d’un
inspecteur de police lui-même auteur d’un rapport.
10. Gabriel-Georges Gaulier est l’un des avocats de Stavisky dont celui-ci a fait la
connaissance en 1917.
11. Rappelons que Henry Hayotte est un fidèle complice de Stavisky. Il s’occupe de
nombreuses affaires de son ami et a notamment été mis par lui à la tête des établissements
Alex.
12. Rappelons que Gilbert Romagnino, qui a rencontré Stavisky après la guerre, gravite
dans son entourage proche et lui sert de secrétaire.
13. Rappelons que Paul Guébin est un des directeurs du groupe d’assurances La Confiance,
qui a aidé au lancement de la Compagnie foncière et acheté des bons du Crédit municipal
d’Orléans, puis du Crédit municipal de Bayonne.
14. Léon Delamarche est inspecteur général du Crédit au ministère du Commerce.
15. À l’automne 1932, l’hebdomadaire satirique Bec et Ongles s’était fait l’écho de
l’existence de faux bons du Crédit municipal de Bayonne et Garat avait introduit une
plainte en diffamation contre Pierre Darius, son directeur. Cette plainte devait finir par être
rétractée par crainte d’une enquête sur le Crédit municipal de Bayonne. Pour plus de détails
sur ces points, voir Paul Jankowski, Cette vilaine affaire Stavisky, op. cit., p. 222 sq.
LE PROCÈS DE PIERRE
MENDÈS FRANCE (1941)
Quand, au cours de l’été 1940, le maréchal Pétain est porté aux plus
1
hautes responsabilités du pays , toute une partie de la population voit en lui
le sauveur de la Nation, l’incarnation d’un renouveau politique et d’un
sursaut moral. Dès le 20 juin, sur le ton de l’admonestation, le futur chef de
l’État français parle au peuple : « L’esprit de jouissance l’a emporté sur
l’esprit de sacrifice. On a revendiqué plus qu’on a servi. On a voulu épargner
l’effort ; on rencontre aujourd’hui le malheur. » Tous le savent, l’accusation
e
tacite contenue dans ces mots vise les turpitudes de la III République et ses
parlementaires sans vertu ; plus particulièrement, elle s’adresse au Front
populaire, à sa politique sociale corruptrice, et à tous ceux que la Révolution
nationale vilipende. Les noms de Léon Blum, d’Édouard Daladier, de Jean
Zay… sont dans les esprits. Celui de Pierre Mendès France également :
radical-socialiste ayant participé au Front populaire, juif de surcroît, il a tout
pour déplaire.
Ces hommes, Vichy veut les juger pour mieux les atteindre. Ne sont-ils
pas à ses yeux responsables de la débâcle de la France ? Au procès de Riom –
ce « procès de la défaite » –, leur action politique censée avoir mené le pays
2
à sa perte sera soumise à l’appréciation partiale d’un tribunal d’exception . Y
3
comparaîtront notamment Blum et Daladier . Pour d’autres, un procédé
4
différent est choisi, qui s’avère radical : une accusation de désertion est
imaginée – échafaudée de toutes pièces –, rendue plausible par la confusion
régnant dans le pays au cours des mois de mai et juin 1940. Telle est
5
l’imputation portée contre Pierre Mendès France, jeune député à la
trajectoire jusqu’alors si prometteuse, qui appartient désormais à un ordre en
déroute.
C’est le départ de Pierre Mendès France vers l’Afrique du Nord, en juin,
à bord du fameux Massilia, qui inspire à Vichy l’accusation de dérobade face
6
à l’ennemi et de refus de se battre . Scrutant le comportement de l’ancien
ministre au cours des semaines qui précèdent l’embarquement pour le Maroc,
les juges traquent les circonstances susceptibles d’être qualifiées de désertion.
Pour les besoins de l’inculpation, des faits sont dégagés, assimilés à une fuite.
Celle-ci sera sévèrement sanctionnée par le tribunal militaire de Clermont-
Ferrand devant lequel comparaît Pierre Mendès France au printemps 1941, à
la suite de son ami Jean Zay. Destiné à servir d’exemple aux yeux de
l’opinion publique, un véritable procès politique s’y déroule, dans lequel
l’accusé se trouve pris au piège.

Le 10 mai 1940, l’invasion de la France par la Wehrmacht est


7
déclenchée . Après des mois d’attente de part et d’autre des lignes Siegfried
et Maginot, la « drôle de guerre » prend fin avec la bataille de France et la
déroute de l’armée nationale. Ce jour-là, Pierre Mendès France se trouve à
Paris. Il est en permission. Le matin même, il a rendez-vous avec le ministre
de l’Air Laurent-Eynac pour évoquer une affectation à laquelle il aspire sur le
front norvégien. C’est de la bouche même de son interlocuteur qu’il apprend
l’offensive allemande : « Comment ? interroge le ministre. Vous n’êtes pas
au courant ? Cette nuit, les Allemands ont envahi la Belgique, la Hollande, le
Luxembourg. Les forces alliées sont entrées en Belgique pour se porter à leur
8
rencontre … » La nouvelle, qui bouleverse le sort du pays, bouleverse aussi
celui des hommes ; le départ pour la Norvège vient de perdre son objet.
Quelle est alors la situation de Mendès France ? Depuis le début de la
guerre, il n’est pas stationné en métropole. Au mois de septembre 1939,
tandis que le conflit paraît s’engager dans une phase d’inertie sur le territoire
français, c’est vers l’Orient, semble-t-il, qu’il faut se diriger pour avoir une
chance de se battre. Sur sa demande, le jeune lieutenant est envoyé au Levant
9
à ce moment-là, car il est question d’un débarquement en Europe orientale .
Dans la région, Pierre Mendès France appartient d’abord à l’état-major du
colonel Lucien qui est à la tête de l’armée de l’air française au Liban. Là, il
cherche à se rendre utile et, après avoir suivi une formation intensive pour
devenir pilote militaire, il obtient son brevet d’observateur, à Rayak. Il réalise
ainsi son vœu d’être un véritable aviateur. À l’issue de cette épreuve, en
avril 1940, le colonel Alamichel, commandant de l’air au Levant, lui accorde
une permission, d’une durée de cinquante jours, qui tient compte de ses
10
fonctions de parlementaire .
Arrivé au Bourget le 4 mai, Pierre Mendès France entend partager son
temps en France entre sa famille, les charges liées à son mandat de député et
ses fonctions de maire de Louviers, qui, elles aussi, requièrent son attention.
Dans un premier temps, il est bien décidé à obtenir son affectation sur le front
norvégien – le seul lieu où se battre à ses yeux, en l’absence d’affrontements
en Orient –, mais la nouvelle de l’offensive allemande que lui apprend
Laurent-Eynac le pousse à réclamer sa mutation sur le front belge pour faire
face à l’envahisseur. Dès le 10 mai, un rappel des permissionnaires par voie
de presse invite les hommes à rejoindre leurs corps. Toutefois, l’annonce ne
11
concerne que le front français. Rien pour ceux du Levant . « Que vais-je
faire ?, s’interroge Pierre Mendès France. Devrai-je rentrer en Syrie, alors
que le matin même, j’ai postulé une affectation sur le front belge ? Ce serait
12
navrant . »
En vue de clarifier sa situation, le jeune député multiplie les démarches.
À Paris, il retrouve le colonel Lucien, revenu quelque temps plus tôt du
Liban ; récemment nommé directeur du personnel militaire, ce dernier ne
s’oppose pas à sa demande de mutation, mais il prescrit un stage de mise à
niveau à l’école des observateurs de Bordeaux-Mérignac. Mendès France ne
peut se résoudre à un ordre qui retarde la réalisation de ses projets. Au cours
de cette période, selon ses propres termes, il « harcèle » les bureaux du
ministère de l’Air pour qu’on lui accorde l’affection qu’il sollicite : il se rend
auprès du colonel Le Coq de Kerland, présent lui aussi au Levant au début de
13
la guerre , auprès du général Jauneaud ou encore auprès du lieutenant-
colonel Bailly. Lors de son procès, le président lui fera le reproche récurrent
d’avoir voulu jouer de sa qualité de parlementaire devant les autorités
militaires pour obtenir un traitement à part. En réalité, Mendès France,
impatient de participer à la défense de la patrie, bout face à l’inertie des
administrations et fait tout son possible pour qu’on le laisse partir.
Pendant que le jeune lieutenant se débat pour régler sa situation militaire,
la position de la France continue de se dégrader. Fin mai, les soldats alliés
sont encerclés à Dunkerque par l’armée allemande, et, dès le 4 juin, la
Wehrmacht poursuit sa progression vers le sud, traversant la Somme. En
attendant le 10 juin, date à laquelle le colonel Lucien, excédé par son
insistance, lui a promis une réponse, Mendès France décide de se rendre à
Louviers pour aider à l’évacuation de ses administrés. Stoppé à la hauteur de
Vernon par les balles allemandes, il ne parviendra pas jusqu’à la ville ; blessé
à l’épaule, sa voiture hors d’état, il rentrera à Paris péniblement, à l’aide de
14
moyens de fortune . Quand il va trouver le colonel Lucien, le 10, le chaos
règne au ministère où tout le monde s’affaire au déménagement après qu’un
ordre de repliement vers Amboise a été donné. C’est au milieu de
l’effervescence ambiante que le colonel rédige à la hâte un ordre de
détachement pour la base aérienne de Bordeaux-Mérignac à l’intention de son
visiteur. Quatre jours plus tard, les Allemands entrent dans la capitale.
La mort dans l’âme, Pierre Mendès France se décide à partir pour
Bordeaux. Plus tard, il avouera qu’il n’était pas très pressé, alors, d’arriver à
la base de Mérignac. Là où il serait allé plein de flamme rejoindre le front
belge, il met moins d’enthousiasme à gagner le Sud-Ouest. Il faut dire aussi
que les conditions sont exécrables. L’exode est en cours et les réfugiés qui
encombrent les routes les rendent difficilement praticables. La progression est
lente. De plus, Mendès France souffre de sa blessure qui le gêne pour
conduire. Sur le chemin, il s’arrête à Jarnac, en Charente, où il possède une
petite maison et où sa femme et ses deux fils l’attendent, mais la halte ne dure
pas et, le 16 juin, il est à Bordeaux.
« Après le désastre stratégique, écrit Mendès France, je vais voir à
15
Bordeaux l’abdication morale . » La ville où il arrive est en proie à une
confusion indescriptible : les hôtels, les bâtiments publics sont pris d’assaut
par un afflux de personnalités officielles venues de Paris. Chacun joue des
coudes pour trouver à se loger au milieu d’un climat d’impréparation
générale. Dans les coulisses d’un pouvoir en exil, en ces heures où le destin
de la France bascule, la médiocrité des intérêts particuliers se donne libre
cours. Dans son livre Liberté, liberté chérie, se penchant sur un passé encore
récent, le député de l’Eure décrira avec écœurement l’atmosphère de fièvre
16
qui règne alors . Les milieux politiques et militaires débattent dans l’urgence
de questions cruciales : faut-il signer l’armistice ?, le gouvernement doit-il
quitter la France et tenter, ailleurs, de poursuivre la lutte ? Le camp des
capitulards ne cesse de grossir : certains, mus par des ambitions personnelles,
semblent se réjouir de la défaite du pays et s’activent pour hâter une demande
de cessation des hostilités ; d’autres, convaincus que l’armistice est la seule
issue compte tenu de la situation militaire, y voient également un remède
pour la régénération d’une France avilie. Dans le même temps, des hommes
veulent échapper au désastre et parlent d’émigrer en Afrique du Nord et d’y
poursuivre le combat. C’est le cas de Paul Reynaud, de Georges Mandel, de
Laurent-Eynac et de César Campinchi, parmi d’autres, mais aussi des
17
présidents des deux Chambres, Édouard Herriot et Jules Jeanneney . Paul
Reynaud, encore président du Conseil pendant ces sombres journées de la mi-
juin, multiplie les démarches pour sauver ce qui peut l’être encore ; il
appellera en vain Roosevelt à entrer dans le conflit aux côtés des démocraties
18
en péril .
C’est le soir de l’arrivée de Mendès France à Bordeaux, le 16, que Paul
Reynaud, à bout de nerfs, présente sa démission au président Lebrun et que
Pétain est désigné pour lui succéder. Dès le lendemain, Pierre Mendès France
entend à la radio le Maréchal informer le peuple français de la demande
d’armistice qu’il vient d’adresser à Hitler. Si les Français avaient pu penser
que le vainqueur de Verdun s’opposerait à toute capitulation, les voilà
détrompés. Si, de son côté, le nouveau président du Conseil a pu croire à la
loyauté des Allemands et à un armistice honorable, lui aussi va connaître la
désillusion. Hitler tarde à communiquer ses conditions au gouvernement
français. Le 18, il rencontre Mussolini et n’est pas encore prêt à se déclarer.
Le même jour, Bordeaux subit de lourdes attaques, là où Pétain avait insisté
auprès des Allemands pour que cessent les bombardements des villes.
Ailleurs, la progression de la Wehrmacht continue et Nantes tombe entre les
mains ennemies.
Alors que Mendès France est toujours dans l’incertitude quant à sa
situation personnelle, cherchant à s’informer, désireux d’en découdre, dans
les cercles des dirigeants, l’angoisse monte. Face au silence hostile des
Allemands, il faut prendre un parti. En présence des opinions diverses qui
s’expriment en haut lieu, une solution transactionnelle se dégage le 18, au
19
cours de ce qu’on a pu appeler la « conférence des quatre présidents ». Le
président de la République, le président du Conseil, les présidents des deux
Chambres décident une division à la tête de l’État : le président de la
République Albert Lebrun, le président de la Chambre des députés Édouard
Herriot, le président du Sénat Jules Jeanneney, ainsi que Camille Chautemps,
vice-président du Conseil, partiront pour l’Afrique du Nord. Pétain a donné à
Chautemps une procuration générale lui permettant d’exercer le pouvoir de
l’autre côté de la Méditerranée dans le cas où lui-même en serait empêché.
Pour son propre compte, le Maréchal réitère sa ferme volonté de demeurer
sur le territoire de la métropole, auprès du peuple français, « pour partager ses
peines et ses misères ». Même s’il est loin de faire l’unanimité, le curieux
compromis que représente cette solution de scission connaît dès les jours
suivants un début d’exécution alors que des mesures concrètes sont prises en
20
vue du déménagement partiel des institutions .
Conformément à l’ordre du colonel Lucien, à son arrivée à Bordeaux,
Pierre Mendès France s’est rendu sur la base militaire de Mérignac. Quand il
parvient sur les lieux, il y règne un désordre indescriptible. Au milieu du
chaos, il s’efforce d’obtenir des renseignements auprès du PC de la base : il
cherche à savoir où se trouve l’école des observateurs qu’il est censé
rejoindre. Au Maroc, lui dit-on. Quant aux moyens de s’y rendre, à chacun de
21
se débrouiller. Le soir même, Albert Chichery , rencontré par hasard dans
Bordeaux, lui parle du Massilia : ce paquebot choisi pour transporter les
parlementaires en Afrique du Nord doit partir bientôt pour Casablanca où il
fera une halte avant de poursuivre vers l’Algérie. Mendès France jusqu’alors
n’en connaissait pas l’existence. Quel espoir d’un seul coup pour lui qui
désespérait d’arriver en Afrique ! Comme il le raconte dans ses souvenirs,
lors de son passage à Mérignac, on lui a rapporté les propos du général
Vuillemin, commandant en chef de l’armée de l’air, qui appelle à poursuivre
la lutte en Afrique du Nord. Ne vient-il pas de trouver le moyen de répondre
à cet appel ? Le bateau doit partir le 20 juin. Il a tout juste le temps de faire
l’aller-retour à Jarnac pour chercher sa famille.
Sur le Massilia, Pierre Mendès France ne part pas seulement comme
parlementaire, mais aussi comme officier rejoignant son unité. Pour cette
22
raison, il a dû obtenir du Bureau central militaire de circulation un visa de
sortie du territoire, ainsi que l’autorisation écrite de naviguer sur le paquebot.
Quand tout est en règle, il est enfin prêt à partir. Sur le quai, avant de monter
à bord avec sa famille, Pierre Mendès France observe un climat de confusion,
23
« des bruits de toutes sortes circulent », racontera-t-il. On s’interroge : ni
Herriot ni Jeanneney ne sont là. Où sont-ils donc ? Les parlementaires,
embarqués avec l’accord des plus hautes autorités de l’État – et même sur
24
l’ordre de Pétain –, ne savent pas encore qu’ils seront les seuls à quitter la
France. Ils ignorent que la classe politique est restée au dernier moment à
Bordeaux et que le projet d’un gouvernement français en Algérie a perdu
toute consistance. C’est plus tard seulement qu’ils apprendront que Pétain a
cédé aux pressions de Laval et de ses complices et finalement choisi de ne
pas donner suite au transfert des pouvoirs publics en Afrique du Nord. Mais,
déjà, des doutes habitent ceux qui ont embarqué, ils s’inquiètent de
l’isolement du Massilia, de son départ qui semble différé. Les passagers sont
nombreux sur le bateau quand les Mendès France arrivent. Aux côtés des
parlementaires – députés socialistes et radicaux-socialistes pour un grand
25
nombre –, on trouve une majorité de militaires. Certains cumulent ces deux
qualités : c’est le cas de Pierre Mendès France, mais aussi de son ami Jean
Zay, de Pierre Viénot et d’Alex Wiltzer. Une fois à bord, le lieutenant
Mendès France va se présenter au général Michel, commandant d’armes sur
le navire, qui l’enregistre comme parlementaire et lieutenant de réserve,
détaché de l’école de Mérignac repliée au Maroc.
Après de longues tergiversations, le Massilia quitte le port dans la
journée du 21 juin. En route pour Casablanca, d’où il sera possible de gagner
l’Algérie. Les passagers sont en mer quand ils prennent connaissance de la
signature de l’armistice à Rethondes. Ce jour-là, chez les parlementaires,
c’est la consternation : avec cette nouvelle, le départ pour l’Algérie ne perd-il
pas son sens ? Si le gouvernement est resté à Bordeaux que vont-ils faire en
Afrique ? Dans la nuit, les discussions se prolongent. Certains appellent à un
retour vers la France. « Je suis cela assez distraitement, écrit Pierre Mendès
France ; dans mon esprit, il n’y a pas de problème : avec ou sans armistice,
c’est seulement en Afrique du Nord que la guerre a quelque chance de se
26
poursuivre, c’est donc là que je veux aller . » Quoi qu’il en soit, le
commandant se refuse à tout changement de programme, et, soutenant qu’il
ne peut communiquer avec les autorités de Bordeaux, affiche son intention
d’obéir aux ordres.
Le 24 juin, le navire entre dans le port de Casablanca. Là encore, une vive
agitation se fait sentir. Dès les premières heures, un accueil mitigé est réservé
au Massilia. La nouvelle de la signature de l’armistice s’est répandue et, en
quelques heures, les états d’esprit ont déjà évolué. Les parlementaires, qui
étaient partis avec la conviction d’agir conformément à la légalité, sont
regardés avec méfiance. La population a eu vent de la campagne de presse
lancée en métropole, dès le 21, contre les « fuyards » et les lâches ; certains
ont eu connaissance du surnom Trouillacity donné au Massilia par Gringoire.
Les journaux locaux eux aussi ont changé de ton. Dans le même temps, le
secrétaire général de la résidence Jean Morize est venu rendre visite aux
passagers toujours logés à bord du navire. Il tient des propos encourageants ;
il paraît convaincu que l’Afrique du Nord n’abandonnera pas la résistance et
restera du côté des Alliés.
La suspicion qui entourait le Massilia à son arrivée se mue dans les jours
suivants en une franche hostilité. Le 26 juin, à leur réveil, les passagers se
rendent compte que le bateau mouille maintenant loin du bord et qu’il ne sera
plus possible de rejoindre facilement la terre. « L’envoi du Massilia en
grande rade, qui constituait un internement de fait, raconte Pierre Mendès
France, montrait que les autorités maritimes et, peut-être, les autorités
militaires en général avaient décidé de s’incliner devant les instructions
27
venues de Bordeaux . » La mesure est destinée à empêcher tout contact avec
les émissaires britanniques venus inciter à la création d’un gouvernement
28
français dissident en Afrique du Nord . Du fait de cet isolement organisé, la
rencontre projetée entre Duff Cooper, le ministre anglais de l’Information, et
Georges Mandel ne peut avoir lieu. Cette situation de contrainte prend fin
avec le départ de Duff Cooper qui coïncide lui-même avec l’arrestation de
29
Georges Mandel, à peine le Massilia arrivé à quai . D’autres parlementaires
seront, quelque temps plus tard, tenus en résidence forcée à Alger, puis
transférés à Marseille.
Lors de l’arrivée du bateau à Casablanca, après quelques jours d’attente
au cours desquels la commission de l’aviation lui enjoint de demeurer sur
place et d’attendre les ordres, Pierre Mendès France est autorisé à se rendre à
Rabat, siège de l’état-major de l’Air. Là, le général François d’Astier de La
Vigerie, commandant de la région aérienne, le dissuade de rejoindre son unité
à Meknès, toute activité aérienne ayant été suspendue depuis la signature de
l’armistice. Il souhaite le garder à ses côtés et le charger d’une mission de
er
confiance, celle de diriger le 1 bureau de son état-major, ce dont Mendès
France s’acquittera avec conscience pendant deux mois, en juillet et en
août 1940. Comme cela apparaîtra lors du procès, entre l’aviateur, héros de la
Grande Guerre, et le jeune député radical-socialiste, une estime réciproque
s’instaure rapidement, malgré des opinions politiques divergentes.
Pendant ces mois d’été, la situation continue de se détériorer pour tous
ceux qui, en Afrique du Nord, croient à la résistance et à une solidarité avec
les Alliés. Tandis que l’Amérique de Roosevelt s’apprête à reconnaître la
légitimité du gouvernement de Vichy, les relations avec l’Angleterre
achèvent de s’envenimer avec le drame de Mers el-Kébir, le 3 juillet 1940,
qui soulève de violentes vagues d’anglophobie et provoque la rupture des
relations diplomatiques franco-britanniques. Dans les jours qui suivent, alors
que le gouvernement, chassé de Bordeaux par l’arrivée des Allemands, a
30
trouvé refuge à Vichy, le vote des pleins pouvoirs à Pétain intervient sans
que les parlementaires du Massilia aient pu faire entendre leurs voix. L’espoir
d’un gouvernement français dissident en Afrique est bien définitivement
enterré.
Dans la plus grande partie de l’opinion, ceux que les journaux pleins de
hargne ont surnommés les « Massiliens » souffrent d’une réputation
déplorable. La campagne infamante menée depuis que le navire a quitté la
France se poursuit malgré le soutien exprimé devant l’Assemblée par les
présidents Herriot et Jeanneney à l’égard des élus retenus en Afrique du
31
Nord . L’étau ne cesse de se resserrer : le 23 juillet, un décret adopté en
Conseil des ministres prévoit la déchéance de la nationalité française et la
confiscation de leurs biens pour ceux qui ont franchi la frontière, fût-ce
légalement, entre le 10 mai et le 30 juin. Une mesure qui intéresse
directement Pierre Mendès France. Le 24 juillet, la menace se précise encore
quand la radio nationale annonce : « À bord du Massilia se trouvaient quatre
députés qui ont quitté Bordeaux alors qu’ils appartenaient encore à l’armée,
[…] dont trois sont anciens ministres. Ils auront à répondre devant la justice
32
militaire du délit d’abandon de poste . » Cette fois-ci, les officiers Jean Zay,
Pierre Viénot, Alex Wiltzer et Pierre Mendès France, même s’ils ne sont pas
nommément cités, sont explicitement concernés.
Ces vagues d’hostilité qu’il ressent à Rabat, dans sa vie quotidienne,
inquiètent Pierre Mendès France et sèment le trouble en lui. Ne devrait-il pas
prendre la fuite à l’instar de nombreux camarades qui passent à Gibraltar ?
L’idée que son départ puisse être assimilé à un aveu de culpabilité, comme
les fermes incitations de d’Astier de La Vigerie le décident finalement à
demeurer sur place. Il n’ignore pas, alors, que ce parti va le conduire devant
la justice de Pétain. En attendant son arrestation qui ne tardera pas, il prépare
sa défense et multiplie les démarches à la recherche d’un avocat. Le 13 août,
son ami Jean Zay est arrêté ; le 31, ce sera son tour, moins de dix jours après
que les autorités vichyssoises eurent retiré son commandement au général de
La Vigerie, son loyal soutien.
Dans un premier temps, Pierre Mendès France est détenu à la prison
militaire de Casablanca, non loin de sa famille qui vient lui rendre visite. Une
instruction est ouverte devant le tribunal militaire de la ville, mais, jugée trop
33
favorable au prévenu, elle est interrompue sur l’ordre de l’amiral Darlan ,
« pour des raisons intéressant la bonne administration de la justice » ; elle
sera transportée devant le tribunal militaire de Clermont-Ferrand, qui a déjà
34
donné la preuve de sa soumission au régime . Fondée sur une disposition
35
encore inapplicable , une telle décision est irrégulière. À son arrivée dans
son nouveau lieu de détention, le 12 octobre, Pierre Mendès France sait déjà
que le tribunal qui s’apprête à le juger vient de condamner Jean Zay à la
déportation à vie et à la dégradation militaire. Éloigné de sa famille, privé des
liens d’amitié qu’il avait noués parmi les détenus de Casablanca, Mendès
France souffre de l’isolement, ce qui ne l’empêche pas de travailler à la
préparation de sa défense. En violation du strict régime de secret qui lui est
appliqué, il parvient à établir des contacts furtifs, notamment avec Jean Zay
36
qu’il salue dans la nuit avant son départ pour la maison d’arrêt de Riom .
Pierre Mendès France avait gardé un souvenir pénible du juge Voituriez
chargé de son dossier à Casablanca ; le juge d’instruction militaire de
Clermont-Ferrand, intelligent et pervers, lui laisse une impression plus
désagréable encore. Mendès France décrit dans ses souvenirs comment, en
dehors du cadre formel de l’instruction, le colonel Leprêtre vient lui rendre
visite dans sa cellule pour engager avec lui des conversations prétendument
libres. Sans en avoir l’air, lors de ces échanges, le magistrat remplit son
dossier – un dossier à charge –, avant d’entendre l’inculpé dans son cabinet.
e
Cet homme, qui nourrit une aversion pour la III République et ses
parlementaires, pour le Front populaire, les Juifs et les « Massiliens », ne peut
qu’être un ennemi pour Mendès France. Il a décidé d’établir que l’inculpé
s’est rendu coupable d’une double désertion : d’abord, en ne rejoignant pas le
corps d’armée du Levant à la suite du 10 mai 1940 ; ensuite, en ne regagnant
pas assez rapidement Bordeaux et l’école des observateurs après en avoir
reçu l’ordre à Paris le 10 juin. Ce double grief marquera le cours du procès. Il
reviendra continuellement dans les débats, malgré l’abandon de la première
37
désertion dans le réquisitoire définitif comme dans l’ordonnance de renvoi ,
faute d’éléments suffisants.
Pour l’assister dans sa défense, dès son arrivée à Clermont-Ferrand,
Mendès France a cherché un avocat. La quête s’avère difficile et l’inculpé,
devenu infréquentable aux yeux du nouveau régime, rencontre des
e e
réticences : M Champetier de Ribes, puis M Jean Appleton refusent tour à
e
tour leur concours. Ce sera finalement M Jacques Fonlupt-Esperaber, un
avocat strasbourgeois réputé, réfugié en zone libre dans les Basses-Pyrénées,
e
qui lui apportera son soutien, accompagné bientôt de M Rochat, un jeune
membre du barreau de Clermont-Ferrand. Les deux hommes ne partagent pas
les opinions politiques de leur client, mais ils sont frappés par l’injustice du
sort qui lui est fait et, juristes avant tout, voient dans le grief de désertion
articulé contre lui une accusation infondée. Tout au long de l’instruction,
Fonlupt-Esperaber se montre d’une vigilance scrupuleuse à l’égard des
irrégularités accumulées au fil des semaines, adressant au juge Leprêtre des
notes et des observations écrites. Au côté de Rochat, il cherche à obtenir la
citation de témoins favorables à la défense parmi les officiers, mais le colonel
Leprêtre oppose un refus obstiné à ces demandes, comme le fera par la suite
le colonel Degache, commissaire du gouvernement.
Le déroulement de l’instruction est émaillé d’incidents, de faux espoirs,
et de mauvaises nouvelles. En février 1941, du fond de sa cellule, Mendès
France prend connaissance d’une mesure qui le concerne : les Juifs viennent
d’être interdits de mandats électifs. Une circulaire adressée à tous les députés
et sénateurs l’informe de cette disposition, prise en application de la loi de
Vichy du 3 octobre 1940 portant statut des Juifs. L’accablement que Mendès
France en ressent s’accroît encore, un mois plus tard, quand il apprend que, le
31 mars 1941, le colonel Leprêtre a rendu une ordonnance de renvoi.
L’espoir d’un non-lieu né quelque temps plus tôt, en décembre, s’éteint avec
cette nouvelle. Pierre Mendès France sera bien déféré devant la justice
militaire. Il attend maintenant avec impatience le moment où il va pouvoir
s’expliquer au grand jour, et non plus enfermé dans le face-à-face étouffant
qu’il a connu avec le juge Leprêtre.

Le 9 mai 1941, le tribunal militaire permanent de Clermont-Ferrand est


réuni pour juger Pierre Mendès France. Il est présidé par le colonel Perré, qui
38
occupe cette fonction depuis le mois de septembre 1940 . Au cours du
procès, celui-ci va monopoliser la parole, usant souvent d’un ton ironique
pour s’adresser à l’accusé, à ses avocats, comme à certains témoins, leur
coupant parfois la parole. Le jour de la première audience, quand Mendès
France prend place dans le box, il sent peser sur lui l’hostilité d’un public
gagné aux thèses de l’accusation. Seuls quelques proches sont présents pour
le soutenir, sa sœur Marcelle, son cousin Jean Stam, Edgar et Lucie Faure, les
uns et les autres venus plus tôt lui rendre visite en prison. Isolé, conscient des
obstacles qui se dressent devant lui, Pierre Mendès France est pourtant décidé
à se battre. Au cours des longues semaines passées en détention, il a réuni
avec soin les arguments destinés à détruire les charges qui pèsent contre lui.
Il est prêt à les défendre devant les juges.
Le 10 mai 1940, en s’abstenant de se replier vers son poste au Levant,
Pierre Mendès France s’est-il rendu coupable de désertion ? Au cours de
l’instruction, le juge Leprêtre a déployé tous ses efforts en vue de le
démontrer. Il a établi que, dès les jours qui ont suivi l’invasion allemande,
des appels ont été lancés par voie de presse pour ordonner aux militaires en
permission de rejoindre immédiatement leur corps. D’après lui, Pierre
Mendès France devait repartir sans délai pour le Liban et la Syrie. Au soutien
de sa thèse, le magistrat a versé au dossier un télégramme daté du 10 mai
1940, émanant du général commandant en chef, qui prescrivait le rappel de
tous les officiers permissionnaires – y compris les forces aériennes françaises
39 40
en Orient méditerranée . Malgré ce document, le grief, finalement fragile ,
allait être délaissé par le commissaire du gouvernement Degache dans son
réquisitoire définitif ainsi, en dernier lieu, que par le juge d’instruction dans
son ordonnance de renvoi. Néanmoins, la présence de Pierre Mendès France
sur le territoire français au cours du mois de mai allait peser sur le procès et
nuire à l’image du prétendu fuyard. Cette « affaire du 10 mai », comme
l’appelle le président à l’audience, contribue à ses yeux à éclairer la
personnalité de l’accusé ; tout comme la présence de ce dernier à bord du
Massilia, elle crée un climat qui lui est lourdement défavorable.
Toute l’entreprise de Pierre Mendès France face à ses juges consistera à
dissiper le soupçon qui l’entache. Il s’agit pour lui de détruire une mauvaise
réputation, et de défendre son honneur. Au procès, il s’emploie à rappeler ce
qu’il a maintes fois formulé devant le juge d’instruction. A-t-il jamais cessé
de manifester son intention de se battre, au Levant, en Norvège, où il a
souhaité obtenir sa mutation, et, finalement, sur le front belge, dès que la
bataille de France s’est déclenchée ? Au cours de ses démarches à Paris, en
mai et juin, auprès des autorités militaires, n’a-t-il pas bien des fois dévoilé sa
situation militaire sans que personne y trouve rien à redire ? N’a-t-il pas, à
cette même période, correspondu avec le colonel Alamichel, son chef de
corps au Levant, qui, à aucun moment, ne l’a rappelé à l’ordre ? Et puis
encore, bien des permissionnaires de l’armée de l’air du Levant ne sont-ils
pas restés sur le territoire français, sans pour autant être poursuivis en
41
justice ?
L’accusation, débarrassée de « l’affaire du 10 mai », continuait de
comprendre l’épisode du 10 juin 1940. Lors de l’instruction, le juge Leprêtre
avait cherché à établir que l’ordre de détachement donné ce jour-là par le
colonel Lucien à Pierre Mendès France était immédiatement exécutoire.
Suspendant toute permission, une telle injonction imposait à son destinataire
de se rendre sur-le-champ à la base aérienne de Bordeaux-Mérignac.
Pourquoi donc Pierre Mendès France avait-il alors mis neuf longs jours pour
accomplir le trajet de Paris à Bordeaux ? Pourquoi avait-il passé plusieurs
journées dans la capitale avant de prendre la route ? Son passage à Jarnac
pour aller retrouver sa famille, certes autorisé par le colonel Lucien, n’avait-il
pas, lui aussi, trop duré ? « Vous deviez être à Bordeaux le 12 juin au plus
tard », avait asséné le juge Leprêtre à l’inculpé au cours d’un interrogatoire,
le 11 février 1941.
Au procès, Pierre Mendès France donne pour sa défense sa propre
version des éléments de la cause, bien différente de celle de l’accusation.
Plaçant le débat sur le terrain de la durée de la permission attribuée par le
colonel Alamichel, il soutient que, accordée pour une période de cinquante
jours, la mesure s’étendait jusqu’au 26 juin 1940 et que, ni le 10 mai ni le
10 juin, elle n’a jamais été suspendue ou interrompue. Dans les jours qui ont
suivi l’invasion allemande, expose-t-il, comme à la suite de l’ordre de
détachement pour Mérignac, ses actes, ses différentes démarches auprès des
autorités ont été faits au grand jour, au su de ses supérieurs hiérarchiques, en
particulier du colonel Lucien lui-même, qui n’a pas émis la moindre
objection. Il apparaît également que l’ordre du 10 juin 1940 ne contenait
aucune date d’exécution susceptible d’être opposée à son destinataire. Enfin,
font valoir l’accusé et ses avocats, les spécialistes de droit militaire
s’entendent pour admettre qu’une mutation, telle que celle contenue dans la
décision du colonel Lucien, n’interrompt pas par elle-même une permission.
Il est donc impossible de reprocher au lieutenant Mendès France des faits
constitutifs de désertion.
Malgré les interruptions du président Perré qui ne veut pas le laisser
parler, Pierre Mendès France se bat vaillamment, même s’il n’est pas satisfait
de sa propre prestation. Cela suffira-t-il ? Lors de l’interrogatoire, le tribunal
a déjà donné la preuve qu’il n’entendait pas laisser prospérer les arguments
de la défense. Cela se confirme au moment de l’audition des témoins. Si les
dépositions de plusieurs supérieurs hiérarchiques de l’accusé se révèlent
conformes aux attentes du président Perré – telle la déposition écrite du
général Jauneaud, rencontré au ministère en mai 1940, telle celle du
lieutenant-colonel Bailly, avec qui Pierre Mendès France a eu une
conversation à Bordeaux le 20 juin –, d’autres témoignages sont moins
complaisants, ce qui ne manque pas d’irriter le haut magistrat. Ceux qui ont
le mieux connu l’accusé parlent en sa faveur. C’est le cas du colonel
Alamichel. Comme du général d’Astier de La Vigerie, qu’on a cherché à salir
lors de l’instruction et dont les échanges avec le président Perré donnent lieu
à des réparties aiguisées. C’est encore le cas du colonel Lucien. Oui, les
officiers d’Alamichel en poste au Levant et se trouvant en permission en
France y sont bien restés, car ils n’ont reçu aucun ordre de rappel. Oui,
d’Astier de la Vigerie lorsqu’il a pris Mendès France à son état-major a eu la
conviction, au vu de son dossier, qu’il était parfaitement en règle. Non,
l’ordre donné par Lucien n’était pas immédiatement exécutoire,
contrairement à ce que celui-ci a soutenu dans une première déposition, au
42
sujet de laquelle il se rétracte . Autant de propos que le président Perré
préfèrerait ne pas entendre et qu’il s’efforce de noyer sous une accusation
générale répétée en boucle au cours des débats : Pierre Mendès France, à l’en
croire, n’a cessé de jouer de sa qualité de parlementaire et d’ancien ministre
pour obtenir un traitement de faveur lors des mois de mai et juin 1940.
La salle a été troublée par les dépositions des témoins. À un moment,
certains ont même pu croire à l’acquittement. Mais n’est-ce pas bien
optimiste compte tenu de la partialité affichée par le président Perré ? Sans
surprise, les réquisitions du colonel Degache concluront avec sévérité à la
destitution militaire et à une peine minimum de huit années de prison. À la
suite des plaidoiries de ses avocats, Pierre Mendès France prend une dernière
fois la parole : « […] J’ai tout de même eu, dans ces heures pénibles, une
satisfaction dont je suis fier. Vous avez entendu tout à l’heure tous les chefs
sous les ordres desquels j’ai servi. […] Il n’y en a pas un, mon colonel, qui ait
hésité dans sa réponse. Tous ont dit que j’étais incapable de déserter. Je ne
suis pas de ceux qui désertent. Sur ce que j’ai de plus cher au monde, sur les
têtes sacrées de mes enfants, je déclare que je n’ai pas déserté. »
C’est devant une salle vidée de son public et de ses juges, par la voix du
greffier, que Pierre Mendès France prendra connaissance du jugement du
tribunal militaire. L’accusé est reconnu coupable. Le lieutenant de réserve
Mendès France Pierre, Isaac, Isidore est condamné à une peine de six années
d’emprisonnement et à la perte du grade, à la privation pendant dix ans des
43
droits civils, civiques et familiaux . À l’issue du procès, il lance à ses gardes
avant de se retirer : « On vient de condamner un innocent par haine politique.
Ce n’est pas là la justice de la France, c’est celle d’Hitler. Ne désespérez pas
44
de la France … »

SOURCES : Bibliothèque de l’Alliance israélite universelle, fonds PMF E1/III


annexe 1. Tous droits réservés : Archives privées de Pierre Mendès
France.
BIBLIOGRAPHIE : Pierre Mendès France, Liberté, liberté chérie, 1940-1942, in
Œuvres complètes, t. I : S’engager, 1922-1943, Gallimard, 1984 ; Jean-
Denis Bredin, Un tribunal au garde-à-vous. Le procès Pierre Mendès
e
France, 9 mai 1941, Hachette, 2004, 2 éd. ; Christiane Rimbaud, Le
Procès Mendès France, préface de Jean-Denis Bredin, Perrin, 1986.

1. Comme président du Conseil, le 16 juin 1940, puis, comme « chef de l’État français », le
10 juillet 1940.
o
2. Il s’agit de la Cour suprême de justice, instituée par l’acte constitutionnel n 5. Elle a
pour charge de juger ceux, les anciens ministres et leurs subordonnés, qui « ont concouru
au passage de l’état de paix à l’état de guerre avant le 4 septembre 1939 ». Sur le procès de
Riom, voir Riom 1942. Le procès, présenté par Julia Bracher, Omnibus, 2012.
3. Outre Léon Blum et Édouard Daladier y comparaissent le général Maurice Gamelin,
ancien chef d’état-major de la Défense nationale, Guy La Chambre, ancien ministre de
l’Air, et Robert Jacomet, ancien contrôleur général de l’Armée, secrétaire général du
ministre de la Guerre.
4. Parmi les parlementaires qui ont cherché au mois de juin à continuer la lutte en Afrique
du Nord, certains sont poursuivis pour désertion en leur qualité de militaire. C’est le cas de
Jean Zay (condamné à la déportation à vie), de Pierre Viénot (condamné à huit ans de
prison avec sursis) et de Witzler (à l’égard de qui un non-lieu est prononcé). Tous trois
seront présents à bord du Massilia, à l’instar d’Édouard Daladier, d’ailleurs.
5. Il est député de l’Eure.
6. Sur l’épopée du Massilia, voir, en particulier, Christiane Rimbaud, L’Affaire du
Massilia, Seuil, 1984.
7. Sur le sujet, pour une analyse militaire de cette campagne express, voir Karl-Heinz
Frieser, Le Mythe de la guerre-éclair. La campagne de l’Ouest de 1940, Belin, 2003.
8. Pierre Mendès France, Liberté, liberté chérie, 1940-1942, in Œuvres complètes, t. I :
S’engager, 1922-1943, Gallimard, 1984, p. 349.
9. Pierre Mendès France, Liberté, liberté chérie, 1940-1942, op. cit., p. 345 : « Le général
Weygand réclamait une initiative de diversion dans les Balkans et constituait un corps
expéditionnaire en Syrie. Je fus volontaire pour en faire partie. »
10. Pour plus de détails, Pierre Mendès France, Œuvres complètes, t. I : S’engager, 1922-
1943, op. cit., « Notes de prison », p. 315. Et la déposition de Pierre Mendès France au
procès.
11. Ce point sera confirmé par une note du secrétaire d’État à l’Aviation. Voir infra, note
o
n 2, p. 382.
12. Pierre Mendès France, Liberté, liberté chérie, 1940-1942, op. cit., p. 350.
13. Le colonel Le Coq de Kerland a été l’instructeur de Pierre Mendès France à Rayak lors
de son stage de formation aérienne. Il viendra déposer lors du procès.
14. Pour un récit détaillé de ces journées, voir Pierre Mendès France, Liberté, liberté
chérie, 1940-1942, op. cit., p. 357 sq.
15. Ibid., p. 362.
16. Ibid., p. 362 sq. Le livre a été écrit au cours de l’année 1942.
17. Ibid., p. 364.
18. Voir notamment Henri Amouroux, Pour en finir avec Vichy, t. I : Les oublis de la
mémoire, 1940, Robert Laffont, 1997, p. 160 sq., et, plus généralement, sur les événements
qui se déroulent à Bordeaux à cette période, voir p. 157-191.
19. Voir Christine Rimbaud, L’Affaire du Massilia, op. cit., p. 47.
20. Sur le sujet, voir Henri Amouroux, Pour en finir avec Vichy, op. cit., p. 300 sq. et Jean-
e
Denis Bredin, Un tribunal au garde-à-vous, Hachette, 2004, 2 éd., p. 50 sq.
21. Député radical de l’Indre, Albert Chichery est le tout nouveau ministre de l’Agriculture
du maréchal Pétain.
22. Le BCMC.
23. Pierre Mendès France, Liberté, liberté chérie, 1940-1942, op. cit., p. 372.
24. Pétain a eu ces mots : « Si certains hésitent à partir parce qu’ils craignent d’être traités
de fuyards, je leur donnerai l’ordre de s’en aller », cités par Henri Amouroux, Pour en finir
avec Vichy, op. cit., p. 301.
25. Un seul sénateur est sur le Massilia, le sénateur de l’Ain Tony-Révillon.
26. Pierre Mendès France, Liberté, Liberté chérie, p. 374.
27. Pierre Mendès France, Liberté, liberté chérie, 1940-1942, op. cit., p. 377.
28. Voir Jean-Denis Bredin, Un tribunal au garde-à-vous, op. cit., p. 65.
29. Pour un récit de cette arrestation, Pierre Mendès France, Liberté, liberté chérie, 1940-
1942, op. cit., p. 377.
30. Pour plus de détails, voir les procès Flandin et Laval.
31. Dès le 24 juin, le haut-commissaire à l’Information Jean Prouvost déclarait
publiquement à leur sujet : « L’opinion publique n’aura pour eux aucune indulgence. En
fuyant les responsabilités qu’ils ont assumées vis-à-vis de la nation, ils se sont retranchés
de la communauté française », cité par Jean-Denis Bredin, Un tribunal au garde-à-vous,
op. cit., p. 67, voir aussi, p. 74.
32. Cité par ibid., p. 76.
33. L’amiral Darlan est alors ministre secrétaire d’État à la Guerre par intérim.
34. Le 2 août 1940, le tribunal militaire de Clermont-Ferrand a condamné le général de
Gaulle par contumace à la peine de mort, à la dégradation militaire et à la confiscation de
ses biens. Cette décision intervenait à la suite d’une sentence, jugée trop clémente par
Vichy, rendue par le tribunal militaire de Saint-Laurens, le 4 juillet.
35. Il s’agit de l’article 125 ter du Code de justice militaire, qui ne sera applicable qu’en
vertu d’une loi du 26 octobre 1940.
36. À Clermont-Ferrand, le traitement des prisonniers suit le cours des changements
politiques. Avec la nomination de Pierre-Étienne Flandin comme ministre des Affaires
étrangères de Vichy en décembre, le régime du secret est levé, en tout cas pour les officiers.
Mais cela ne dure pas, et une rigueur nouvelle est imposée lorsque Darlan devient chef du
gouvernement. Quant à Jean Zay, il mourra trois ans et demi plus tard, en juin 1944, abattu
par la Milice d’une rafale de mitraillette sur le bord d’une route.
37. Rappelons que le « réquisitoire définitif » est l’acte pris par le ministère public à l’issue
de l’instruction contenant sa position sur les suites à donner à l’affaire, alors que
l’« ordonnance de renvoi » est la décision judiciaire par laquelle le juge d’instruction
constate l’achèvement de la procédure d’instruction et renvoie l’affaire devant la juridiction
de jugement.
38. Il siégeait également dans le tribunal qui avait condamné à mort le général de Gaulle.
39. « Par télégramme du 10 mai 1940, le général commandant en chef a suspendu toutes les
permissions dans toutes les formations relevant de son commandement (y compris les
forces aériennes françaises en Orient méditerranée) et a prescrit de rappeler tous les
officiers permissionnaires de ces formations », Note du secrétaire d’État à l’Aviation à
er
Monsieur le Juge d’instruction, 1 janvier 1941, fonds PMF E1/III annexe 1.
er
40. Une note du 1 janvier 1941 émanant du secrétariat d’État à l’Aviation est portée à la
connaissance du juge Leprêtre au cours de son enquête et ébranle sa position. Selon elle,
« les permissionnaires appartenant à des formations du Levant et qui étaient à cette époque
en France n’ont pu rejoindre le Levant, faute de communication ». Le document ajoute :
« Le lieutenant Mendès France n’a pas été rappelé », faute de notification individuelle,
er
Note du secrétaire d’État à l’Aviation à Monsieur le Juge d’instruction, 1 janvier 1941,
fonds PMF E1/III annexe 1.
41. Voir, à ce sujet, le témoignage du colonel Alamichel, Audition du colonel Alamichel,
fonds PMF E1/III annexe 1.
42. Cette affirmation, incertaine dans la mémoire du colonel Lucien, est confirmée avec
force par son adjoint le colonel Le Coq de Kerland. L’un et l’autre font l’éloge du
lieutenant Mendès France qu’ils ont eu sous leurs ordres.
43. Une procédure de révision sera engagée contre cette décision : un arrêt de la chambre
criminelle de la Cour de cassation, du 30 avril 1954, casse et annule le jugement du tribunal
militaire de Clermont-Ferrand du 9 mai 1941.
44. Pierre Mendès France, Liberté, liberté chérie, 1940-1942, op. cit., p. 473.
TRIBUNAL MILITAIRE
PERMANENT DE CLERMONT-
FERRAND

(9 mai 1941)

[En raison de son importance, la déposition de Pierre Mendès France à


son procès a été privilégiée et retenue en reproduction intégrale.]

INTERROGATOIRE DE PIERRE MENDÈS


FRANCE

Le PRÉSIDENT. — Je vais procéder à votre interrogatoire. Qu’avez-


vous à dire ?
M. MENDÈS FRANCE. — Mon colonel, je commencerai par exposer les
circonstances qui entourent le fait qui m’est reproché, ce que je crois utile.
Pour cela il me faut remonter pour quelques instants un peu plus loin en
arrière, dès le début de la guerre.
Au mois de septembre 1939, quand j’ai été mobilisé, en qualité de
lieutenant de l’aviation, j’ai cru… – je remonterai même un peu avant la
guerre…
Le PRÉSIDENT. — Pour quelles raisons avez-vous été reconnu inapte à
servir en Afrique du Nord ?
M. MENDÈS FRANCE. — Lors de mon incorporation, je sortais d’une
jaunisse ; le conseil de révision a cru qu’il n’était pas opportun que j’aille à ce
moment-là en Afrique du Nord. En 1939, j’ai été reconnu apte, la jaunisse
était une vieille affaire à laquelle personne ne pensait plus.
Le PRÉSIDENT. — Comment avez-vous été affecté aux forces aériennes
du Levant ?
M. MENDÈS FRANCE. — J’ai cru, au début de la guerre, à tort, que les
événements militaires se situeraient dans les Balkans, que, de part et d’autre
de la ligne Maginot, et de la ligne Siegfried, il n’y aurait que des
engagements sans importance, qu’on avait pris des précautions à l’égard de la
Belgique et de la Hollande et que cela aurait pour résultat qu’il ne se passerait
rien en Occident, et j’ai demandé immédiatement mon affectation pour ce
corps expéditionnaire qui se constituait en Syrie et dont on disait qu’il aurait
à intervenir très rapidement.
Quand je suis arrivé au Levant, j’ai constaté que je m’étais trompé, que le
corps expéditionnaire n’était pas prêt, notamment au point de vue de
l’aviation, et très rapidement mes camarades et moi nous avons constaté que
des mois se passeraient probablement sans que nous ayons à agir
militairement parlant. J’ai voulu aussitôt réaliser un projet que j’avais caressé
depuis longtemps et mettre à profit le temps qui m’était ainsi imparti pour me
mettre en état d’agir plus utilement. J’ai fait, dès le mois d’octobre 1940, une
démarche pour être classé dans le personnel navigant, demande renouvelée à
plusieurs reprises. Elle dut se heurter à plusieurs difficultés d’ordre
réglementaire, notamment au sujet de mon âge – on avait tendance à prendre
de très jeunes officiers qui pourraient fournir une longue carrière, tandis que
des officiers de mon âge, on risquait de faire pour eux des frais
d’entraînement qui ne seraient pas compensés par la longueur des services
rendus. Cette demande a été renouvelée à plusieurs reprises au début du mois
de janvier. Ne voyant rien venir, j’ai demandé au colonel Lucien
l’autorisation de prendre une permission pour Paris, destinée uniquement à
aller au ministère pour dépanner ce dossier.
C’était une permission exceptionnelle de parlementaire ; ceci était le seul
moyen dont je disposais. Le colonel Lucien me donna une permission d’un
mois et me chargea en même temps de certaine mission au ministère de l’Air,
puisque j’y allais. Il pensait que je pouvais rendre service et il m’a chargé de
certains travaux.
Lorsque je suis arrivé au ministère de l’Air, j’ai obtenu assez rapidement
ce que je demandais et j’ai satisfait aux ordres du colonel Lucien.
Contrairement à ce que dit l’accusation, je n’ai pas épuisé ma permission.
Dès le résultat acquis, je me suis embarqué et je suis retourné au Levant.
Le PRÉSIDENT. — À quelle date ?
M. MENDÈS FRANCE. — Je ne peux pas dire la date exactement, en
tout cas vers le 20 ou le 22 janvier, probablement aux environs du 20 janvier.
L’ordre ministériel qui m’a classé dans le personnel navigant est du
29 janvier. Or je suis sûr d’être parti de Paris avant que l’ordre ne soit signé.
e
M FONLUPT. — L’acte d’accusation…
M. MENDÈS FRANCE. — L’acte d’accusation dit « après l’expiration
de la permission ».
Le PRÉSIDENT. — Moins de trois mois après…
M. MENDÈS FRANCE. — Mon colonel, c’est un détail qui n’a pas
grande importance. Il se trouve que vous faites une erreur matérielle ; ma
seconde permission n’est pas moins de trois mois après, mais plus de trois
mois et demi après.
Le PRÉSIDENT. — Je ne m’étonne pas. Achevez.
Donc cette permission a duré vingt jours ?
M. MENDÈS FRANCE. — Donc elle a duré une quinzaine de jours. Cela
n’a d’ailleurs aucune importance. Ce que je veux indiquer c’est que mon
premier déplacement à Paris…
Le PRÉSIDENT. — Une addition de quinze et cinquante jours…
M. MENDÈS FRANCE. — Je vais y venir dans un instant. Je n’ai
l’intention d’esquiver aucune difficulté. Je veux m’expliquer sur tout. Ce que
je veux vous démontrer c’est que mon premier déplacement à Paris a été
motivé exclusivement par les deux raisons que j’ai données : d’abord mon
désir d’être classé dans le personnel navigant – je ne pense pas qu’en
réalisant certaines liaisons de service dont j’avais été chargé par mon chef
j’aurais pu rester à Paris. J’avais l’intention de faire mon stage qui d’ailleurs
officieusement et surtout au point de vue des études théoriques avait déjà été
commencé auparavant. Dès mon retour au Levant, je me suis employé pour
être classé le plus rapidement possible. Mon entraînement sur avion n’a
commencé qu’après mon retour. Par contre, pour tout ce qui est études
théoriques, j’avais utilisé les loisirs que j’avais dans les premiers mois de la
guerre de manière à pouvoir me consacrer uniquement à mon stage, le
moment venu. Après un stage, qui a été intensif, qui a donné, je crois, des
résultats satisfaisants, j’ai été breveté le 22 avril 1940, après un stage, je le
répète intensif et en tout cas relativement bref. À ce moment-là, j’étais très
fatigué, le climat de Syrie m’avait un peu fatigué, le stage très actif aussi.
J’avais pensé que je pouvais demander une permission. C’est à ce moment
que je me suis rendu auprès de mon nouveau chef, Alamichel, Lucien était
parti.
M. le colonel Alamichel m’a donné une permission de cinquante jours,
pourquoi ? Pour trois raisons : d’abord j’avais droit comme tous mes
camarades aux permissions de détente, le tribunal sait que, en France, les
1
hommes avaient dix jours tous les quatre mois ; sur les TOE elles étaient
bloquées annuellement ; au lieu d’être de dix jours, elles étaient de trente
jours. Il y avait un tableau de roulement. Ce tableau avait fait venir en février
ou mars ma permission de détente. Lorsque mon tour était venu, je l’avais
spontanément refusée, je ne voulais pas interrompre mon stage ; il allait de
soi qu’après l’achèvement de ce stage…
Le PRÉSIDENT. — Voyons, vous aviez déjà été en France.
M. MENDÈS FRANCE. — La durée peut paraître insolite. Elle est
justifiée : d’une part, c’était une permission de détente de trente jours à
laquelle j’avais droit, d’autre part, il y a dans le dossier une note du ministère
de l’Air en ce qui concerne les parlementaires ; leur droit aux permissions de
détente ne disparaît pas du fait que par ailleurs ils avaient obtenu une
permission parlementaire. En second lieu à la fin du mois d’avril, au début du
mois de mai…
Le PRÉSIDENT. — Certains parlementaires généreux en usaient avec
discrétion…
M. MENDÈS FRANCE. — Je ne veux jeter le discrédit sur personne. Je
dis que je suis un de ceux qui en ont profité le moins largement.
Le PRÉSIDENT. — Grands dieux !
M. MENDÈS FRANCE. — Je n’essaye pas d’en tirer argument. J’avais
droit à une permission de trente jours à la fin du mois d’avril. Au début du
mois de mai avait lieu dans mon département la session du conseil général. Il
y a des circulaires ministérielles indiquant que les conseillers généraux
avaient droit, en plus de leurs autres droits aux permissions, à une permission
de douze ou treize jours. C’était encore un droit qui m’était acquis. J’ai
demandé au colonel Alamichel de me donner plus que cela et d’arrondir en
quelque sorte les quarante-deux jours en cinquante pour la raison suivante :
en février-mars et avril, il y a eu un certain nombre de permissions d’office…
Le PRÉSIDENT. — Je suis au courant.
M. MENDÈS FRANCE. — En ce qui concerne les parlementaires, il y
avait deux sortes de permissions : les permissions qu’ils obtenaient sur
l’ordonnance – celle que j’avais obtenue au mois de janvier ; il y avait en plus
les permissions d’office, c’est-à-dire que le commandement envoyait de
temps à autre aux chefs de formations des circulaires ou des télégrammes leur
disant : à telle date mettez en permission les parlementaires qui peuvent être
sous vos ordres pour une durée de quatre jours, cinq jours, dix jours, selon
telle ou telle circonstance parlementaire, lorsque leur présence était
nécessaire. En février, mars ou avril, à plusieurs reprises, les permissions
d’office de ce genre avaient été obtenues par les parlementaires dont le total
dépasse de beaucoup vingt ou vingt-cinq jours. Ces permissions d’office, je
les ai toujours refusées, Monsieur le Président, et même je me rappelle ce
détail : étant donné que les circulaires du commandement sur ce point étaient
nettement impératives, le lieutenant-colonel qui commandait la place de
Rayak, lorsqu’il me voyait refuser ces permissions, craignant qu’on ne m’en
fît le reproche, m’obligeait à en faire le refus par écrit, et on peut retrouver
des lettres dans lesquelles j’indiquais que, pour ne pas interrompre un stage
qui était en cours, je refusais les permissions d’office auxquelles j’avais droit.
À la fin du stage, je sollicitai à titre de compensation quelques jours
supplémentaires ; c’est ce qui explique le total assez insolite au premier abord
de cinquante jours. Mais dès avant mon départ et par la suite, pendant que
j’étais à Paris, lorsque je correspondais avec le colonel Alamichel, je lui ai dit
que je n’avais pas du tout l’intention de rester en permission cinquante jours,
la permission était une faculté que je n’entendais pas épuiser, une liberté de
nature à me permettre, sur place, d’agir selon les besoins et selon le travail
que je pourrais trouver en France. Dans mon esprit, il ne s’était jamais agi de
rester si longtemps en permission. Ce sont seulement les circonstances qui
m’y ont contraint. Voilà dans quelles conditions j’arrivai en France au début
du mois de mai. Je suis arrivé au lieu de ma première destination…
Le PRÉSIDENT. — Pour quelles destinations aviez-vous demandé votre
permission ?
M. MENDÈS FRANCE. — Première destination, Louviers ; autres
destinations, Paris et Bordeaux. Elle expirait au bout de cinquante jours, soit
le 26 juin à zéro heure. Telle était la période qui m’était dévolue. Je me suis
présenté à la base de Bordeaux-Mérignac, le 19 juin, à la commission
régulatrice déléguée par la place à Casablanca le 24 juin. Par conséquent, eu
égard à la durée seulement de ma permission, je n’ai pas excédé mes droits,
m’étant présenté aux autorités militaires avant l’expiration de ma permission.
Aucun Français ne peut oublier qu’entre le 6 mai et le 16 juin un certain
nombre d’événements se sont déroulés. Quand je suis arrivé en France, début
du mois de mai, on était dans la drôle de guerre ; il n’y avait pas d’activité
militaire ; au Levant, dans les Balkans aucune activité ; sur le front français,
activité réduite. Le seul endroit où l’on se battait et où surtout on croyait
qu’un front prendrait de l’ampleur, c’était la Norvège. J’étais frais émoulu de
mon brevet, décidé à me battre dans les conditions maxima. Dès mon arrivée
en France, j’ai demandé à être affecté en Norvège. Dans les premiers jours de
mai, M. Laurent-Eynac…
er
Le PRÉSIDENT. — Le 1 mai, ordre était donné au corps
expéditionnaire de Norvège de ne plus résister ; le 5, les troupes norvégiennes
capitulaient. Et c’est entre le 6 et le 10 que vous avez fait cette démarche !
M. MENDÈS FRANCE. — Je ne sais pas à quelle date les ordres de repli
ont été donnés ; ces ordres n’ont pas été diffusés. J’affirme que le 5 mai, le
6 mai, quand je suis arrivé en France, personne, en tout cas moi, ne se doutait
que le front de Norvège serait abandonné. J’affirme également que le 10 mai,
lorsque j’ai eu rendez-vous avec M. Laurent-Eynac, le corps expéditionnaire
de Norvège continuait à se battre. La preuve c’est que j’ai demandé à
M. Laurent-Eynac de m’affecter au front de Norvège. Je suis allé le voir ce
jour-là, ne me doutant pas de ce qui s’était passé dans la nuit, et c’est au
cours de cette conversation que Laurent-Eynac a manifesté une certaine
surprise. La Belgique et la Hollande étaient envahies. Je lui ai dit : « Si c’est
comme cela, je n’ai pas besoin d’aller en Norvège pour me battre. »
Le PRÉSIDENT. — Il est de notoriété publique que le 10 mai, l’affaire
de Norvège avait raté ; il suffisait même de se reporter aux renseignements
hélas ! incomplets et souvent mensongers pour s’en rendre compte.
M. Laurent-Eynac le savait certainement. Dans les milieux parlementaires, on
le savait de la façon la plus formelle.
M. MENDÈS FRANCE. — On ne savait pas qu’on y abandonnerait notre
effort.
Le 10 mai, les journaux, tous les matins parlaient de l’affaire de Norvège
comme d’une affaire qui devait être suivie et sur laquelle le front pourrait
prendre de l’ampleur. J’affirme que le 10 mai…
Le PRÉSIDENT. — Je sais bien…
M. MENDÈS FRANCE. — M. Laurent-Eynac m’a dit alors : « La
Norvège il n’en est plus question. Nous nous retirons. Pourquoi aller si loin
puisqu’il se passe quelque chose sur le front occidental ? » Je lui ai dit :
« Puisqu’il se passe quelque chose sur le front occidental, dans ces
conditions, c’est sur le front français que je demande à être affecté. »
M. Laurent-Eynac m’a dit alors : « Rendez-vous auprès du colonel Lucien
qui est chef du personnel militaire. » J’ai répondu que je connaissais le
colonel Lucien ; il m’a dit : « Demandez-lui cette affectation à laquelle, pour
ma part, je ne fais pas d’objection. J’y consentirai volontiers. » Je suis donc
resté dans l’immeuble même du ministère de l’Air. Je me suis rendu auprès
du colonel Lucien et je lui ai raconté ce qui venait de se passer. « Mon
colonel, j’avais eu le désir d’être affecté en Norvège, les circonstances ne
paraissent pas justifier mon départ là-bas maintenant. J’ai parlé au ministre.
Voici ce qu’il m’a dit. Pouvez-vous faire quelque chose ? » C’est alors que le
colonel Lucien m’a fait des objections. Il m’a dit qu’il connaissait mieux ma
situation militaire que M. Laurent-Eynac, que j’étais fraîchement breveté. Il
savait sur quels avions j’avais été breveté, que j’avais été breveté le 22 avril
sur Potez 25, matériel en retard par rapport à celui utilisé dans les formations
engagées dans la bataille qui se déclenchait. Il m’était arrivé grâce à la
bienveillance de chefs avec lesquels j’entretenais de bonnes relations de faire
quelques vols sur Potez 63, mais à vrai dire cela n’avait été que tout à fait
officieux et mon brevet qui marquait officiellement l’état de mon
entraînement, ma capacité militaire, avait été obtenu le 22 avril, quelques
jours auparavant, sur Potez 25. Il ne prendrait pas la responsabilité de
2
m’engager dans la bataille. Au surplus, le GQGA à plusieurs reprises avait
prévenu la direction du personnel en disant : « Nous en avons du personnel,
c’est du matériel que nous manquons le plus. Nous n’engageons que du
personnel parfaitement au point. » Dans ces conditions, le colonel Lucien m’a
dit qu’il lui paraissait nécessaire que je fasse un stage supplémentaire dans
une école et il me parlait de l’école de Bordeaux-Mérignac où les avions
modernes permettraient de compléter mon instruction. À ce moment j’ai
essayé d’insister auprès du colonel Lucien et d’obtenir de lui qu’il m’envoie
tout de même en formation. Je pensais comme on dit vulgairement que
j’arriverais à me débrouiller peut-être puisqu’il m’était arrivé officieusement
de voler sur Potez 63, je pensais qu’avec de la bonne volonté je pourrais faire
des missions. Le colonel Lucien fut irréductible. Je n’obtins pas son
adhésion.
Le PRÉSIDENT. — Cela se passe vers quelle date ?
M. MENDÈS FRANCE. — Tout de suite après le 10 mai.
Le PRÉSIDENT. — Vous étiez à Paris, à ce moment-là ?
M. MENDÈS FRANCE. — Dans un instant… Je voudrais raconter les
faits jusqu’au 10 juin. Après je viendrais naturellement à la question qui vous
préoccupe.
Dans les journées qui ont suivi le 10 mai, lorsque je suis allé trouver, trois
ou quatre fois, le colonel Lucien, j’ai vu plusieurs de ses collaborateurs : M.
le colonel Le Coq de Kerlan, le colonel Costes, un colonel dont j’ai oublié le
nom qui s’occupait spécialement des questions d’entraînement. Ils m’ont tous
dit : « Il n’est pas question que vous alliez vous battre. Vous avez été breveté
si récemment sur Potez 25… »
Le PRÉSIDENT. — L’Aviation prenait cette précaution pour tous les
pilotes ?
M. MENDÈS FRANCE. — Il n’y a pas un aviateur qui vous dira qu’il est
normal de se battre… Je crois en effet intéressant de poser cette question aux
témoins. Je serais surpris qu’on vous réponde qu’on pouvait être engagé dans
la bataille lorsqu’on avait volé simplement sur Potez 25. Dans mon dossier de
brevet et dans le dossier, il était indiqué que je devais parfaire mon
entraînement.
J’indique par conséquent qu’il y avait tout de même des conditions sine
qua non devant lesquelles j’avais dû m’incliner et accepter à la suite de quoi
d’aller à l’école de Bordeaux-Mérignac faire un stage complémentaire dont
j’aurais voulu me dispenser. Lorsque je me suis incliné devant le désir du
colonel Lucien j’ai immédiatement avisé d’une part le GQG, et d’autre part le
cabinet du ministre. Pour le cabinet du ministre, on m’a dit : « Il n’y aura
certainement pas de difficulté. » En ce qui concerne le GQG, j’ai dit : « Je
vous demande de faire de votre mieux. » Je suis allé voir deux, trois, quatre
fois pour obtenir la réponse. La réponse n’est jamais arrivée. Dans cette
période, on avait autre chose à faire peut-être que de satisfaire aux desiderata
des officiers qui sollicitaient d’être mutés. Je devais, étant breveté
observateur, voler sur des avions modernes, Potez 63, afin de me familiariser
avec ce matériel assez différent…
Le PRÉSIDENT. — Et les cours ?
M. MENDÈS FRANCE. — Les cours ? Je répondrais bien, mais mes
souvenirs manquent de précision. Il y avait un cours qui avait commencé le
10 mai, le cours était ouvert pour des jeunes officiers ou sous-officiers qui
n’avaient jamais volé, qui n’étaient pas brevetés. Moi j’étais breveté, mon
entraînement était infiniment plus avancé que le leur ; par conséquent, on
m’avait dit sous une formule un peu sommaire : « Par conséquent vous
monterez dans le train en marche du fait que vous êtes plus avancé que vos
camarades, le stage est commencé ; cela n’a pas d’importance ; vous êtes plus
avancé et vous êtes déjà breveté. » C’est pour cette raison que je devais
rejoindre à Bordeaux un cours qui avait déjà commencé. J’ouvre une
parenthèse : c’est aussi pour cette raison que le colonel Lucien a jugé que ma
présence à Bordeaux n’était pas absolument urgente puisque il s’agissait de
me joindre à des cours d’entraînement moins avancés que le mien.
Je suis allé voir le colonel Lucien trois ou quatre fois pour demander ce
qu’était devenue cette mutation ; elle n’était toujours pas arrivée. Il est arrivé
un moment, dans la seconde partie du mois de mai, vers le 25 mai, agacé de
me sentir inutile, dans un moment où la bataille faisait rage, on disait aussi à
cette époque que l’Italie pourrait entrer en guerre, j’ai fini par me dire :
« Puisque je n’arrive pas à obtenir cette mutation, je pourrais retourner au
Levant. » J’ai pris des dispositions de deux sortes, je pensais rentrer en avion.
Je suis retourné à Louviers pour demander un sauf-conduit spécial. Ce sauf-
conduit m’a été délivré le 22 mai. Je suis également allé au ministère de l’Air
au bureau qui s’occupait des réquisitions pour permettre aux officiers
d’utiliser la ligne Air France. J’ai vu le lieutenant Desfontaines ; je lui ai
demandé une réquisition pour prendre l’avion du 2, puis, par la suite, l’avion
du 9 pour retourner au Levant. Dans l’intervalle j’avais renouvelé mes
démarches. Le colonel Lucien m’a dit : « Je comprends votre impatience et
surtout votre agacement. Venez lundi prochain, je vous promets que l’affaire
sera réglée. » Le lundi prochain se trouvait être le lundi 10 juin. La veille,
sachant que les Allemands avançaient dans mon département et que certains
de mes amis pouvaient se trouver avoir besoin de moi, je voulais me rendre
dans le département de l’Eure. À Verdon, il y avait des tanks allemands, j’ai
été blessé à l’épaule, ma voiture a été détruite ; dans la matinée du 10, je suis
allé me faire soigner chez un médecin qui m’a envoyé me faire radiographier
au Val-de-Grâce et, dans l’après-midi du 10 juin, je répondais au rendez-vous
du colonel Lucien et j’allais lui demander cette mutation que j’attendais
depuis si longtemps.
Maintenant, Messieurs, je voudrais en venir au grief de tout à l’heure.
M. le président parlait…, je veux dire de ce qu’on a appelé au cours de
l’instruction l’affaire du…
Le PRÉSIDENT. — Au colonel Lucien, vous aviez dit que vous aviez
pris des dispositions pour partir au Levant ?
M. MENDÈS FRANCE. — Je ne le lui ai pas dit. Comme j’allais
demander au colonel Lucien d’obtenir cette mutation, je n’ai pas voulu lui
dire que je prenais mes dispositions pour éventuellement revenir au Levant. Il
aurait pensé que je ne savais pas exactement ce que je voulais, ou j’aurais été
obligé de lui dire ceci : « Au pis-aller si vous ne me donnez pas cette
mutation, je finirai par retourner au Levant. » En tout cas, c’est la raison pour
laquelle je ne lui en n’ai pas parlé.
J’en viens par conséquent à ce premier grief, ce qu’on a appelé « l’affaire
du 10 mai », affaire qui est exposée dans l’acte d’accusation à peu près en ces
termes : « Le 10 mai, la Belgique et la Hollande étaient envahies ; tous les
permissionnaires ont été rappelés sans distinction. Vous n’avez pas rejoint. »
Je tiens tout de suite à dire – et certainement cela ne vous a pas échappé –
que c’est un grief qu’on me fait dans l’acte d’accusation, mais pour lequel en
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réalité je ne suis pas poursuivi . Je suis poursuivi exclusivement pour
l’affaire du 10 juin.
Le PRÉSIDENT. — Oui, mais cette affaire, il faut que le tribunal la
connaisse à fond.
Il apparaît au tribunal que vous avez à ce moment-là, dans ces semaines
tragiques où le pays jouait son destin, commis une négligence grave vis-à-vis
du devoir militaire. Le tribunal ne juge pas un seul fait. Il tient compte de
l’homme. C’est pourquoi j’attache beaucoup d’importance à l’affaire du
10 mai.
M. MENDÈS FRANCE. — Je suis aussi ici pour défendre mon honneur.
Je suis ici non seulement pour faire la lumière sur les faits de la prévention
eux-mêmes, mais sur tout ce qui attaque mon honneur. Il y a une chose que je
veux dire. La question que je vais exposer dans un instant consiste à savoir si,
au lendemain du 10 mai, j’étais tenu ou non de rejoindre aux yeux du
règlement. Il y a une question plus haute encore, il y a l’obligation morale.
Est-ce que, dans un pareil moment, lorsque la France était envahie de
nouveau, est-ce que je n’avais pas une sorte d’obligation morale de
rejoindre ? Le tribunal peut penser, en effet, qu’il n’y a pas que les
règlements militaires, qu’il y a les obligations qui s’imposent à chacun et sur
lesquels je tiens à m’expliquer.
Si je suis resté en France après le 10 mai, si je suis resté à Paris, ce n’était
pas pour m’amuser, pour me reposer ni même pour rester auprès des miens ;
c’est précisément parce que j’avais demandé une affectation, plus exposée
que l’ancienne et, pour l’obtenir, suis resté. La question étant de savoir si j’ai
commis une désertion au sujet des règlements, je veux montrer que, les
règlements mis à part, sur le terrain moral, je suis resté en France précisément
pour éviter d’avoir à rejoindre le Levant qui était calme, où je ne courais
aucun risque, pour obtenir une mutation dans une unité engagée sur le front
français où j’aurais pu me battre.
La seconde question est de savoir si, aux yeux des règlements, j’ai
commis une faute et si j’étais tenu de rejoindre. Mon colonel, le 11 mai, j’ai
lu dans les journaux le communiqué suivant :

Le ministre de la Défense et de la Guerre communiquent : les


permissionnaires des armées de terre et de mer titulaires de permissions
de détente de dix jours qui devaient prendre le train de retour le 14 mai ou
postérieurement, devront rejoindre leur unité au plus tôt.

Le PRÉSIDENT. — C’est le rappel des officiers ; c’est le premier qui a


paru. Je connais bien une chose qui est avérée, c’est que tout le monde
rejoignait automatiquement, cela avait joué au moins trois fois ; il y avait déjà
eu plusieurs alertes. Le processus de rappel par la voie de la presse et de la
radio est le suivant : rappel des officiers, rappel échelonné des hommes de
troupe pour éviter l’encombrement.
M. MENDÈS FRANCE. — La question de savoir si, dans les journaux,
le communiqué des officiers a paru avant le communiqué des hommes de
troupe n’a peut-être pas l’importance que j’ai vue dans le dossier.
Le PRÉSIDENT. — C’était avéré, c’était connu ; cela avait joué trois
fois. Quand il y a alerte, les officiers sont rappelés immédiatement ; les
hommes sont rappelés par tranches successives pour éviter l’encombrement
des trains.
M. MENDÈS FRANCE. — J’expose les faits dans l’ordre chronologique.
Les Allemands ont attaqué le 10 ; le 10 mai, la presse ne comportait rien. Les
premiers journaux intéressés sont les journaux du soir du 10 mai et les
journaux du matin du 11 dans lesquels j’ai lu le communiqué dont je donnais
lecture il y a un instant « Le ministre de la Défense nationale et de la Guerre
etc. ».
Ce communiqué que j’ai lu me paraît appeler tout de suite trois
observations : d’abord c’est un communiqué officiel : « Le ministre de la
Défense nationale et de la Guerre communique… » C’est le seul
communiqué officiel qui ait paru. Secondo, ce communiqué est absolument
général ; les permissionnaires des armées de terre et de mer, les
permissionnaires, c’est-à-dire tout le monde, officiers et hommes de troupe ;
troisième observation, il s’agit des titulaires de permissions de détente de
10 jours, c’est-à-dire ceux du front français. C’est sur les TOE qu’il y avait
des permissions de trente jours.
J’ai agi exactement comme si ce texte s’appliquait à moi. À l’heure
actuelle, je note que je considérais ce communiqué comme pouvant
s’appliquer à moi. Le même jour, et là je rejoins exactement ce que M. le
président disait tout à l’heure, le général Vuillemin a adressé à tous les chefs
qui étaient placés sous ses ordres un télégramme ainsi libellé : « Les
permissions sont suspendues ; les officiers doivent être rappelés. » Dans de
nombreuses formations, dans presque toutes les formations, mais pas au
Levant, ni dans l’armée de terre ni dans l’armée de l’air, dans de nombreuses
formations on a immédiatement, dès l’ordre reçu du général Vuillemin,
convoqué les officiers qui étaient en permission, envoyé des télégrammes
individuels afin de leur dire de rejoindre.
C’est un événement qui a tout de suite une certaine importance lorsqu’on
envoie des télégrammes à certains officiers. Cela se sait, non seulement dans
les ministères, mais dans l’opinion publique. Il y a un fait : l’agence Havas
l’a connu et l’agence Havas a publié l’information suivante, celle dont M. le
président parlait.
Le PRÉSIDENT. — Le commentaire ? On prescrit à tous les officiers en
permission, aussi bien aux formations de l’intérieur qu’aux armées…
M. MENDÈS FRANCE. — Cette dépêche, cette information de presse, je
ne l’ai pas lue. Je ne l’ai pas lue et j’expliquerai que cela n’a rien d’étonnant,
mais l’aurais-je lue, je ne l’aurais pas considérée comme un ordre militaire, et
cela pour deux raisons : d’abord, contrairement à ce qui est dit dans le
communiqué dont j’ai d’abord donné connaissance, ce n’est pas un
communiqué officiel, et deuxièmement, le texte n’est pas impératif, tout à
l’heure je vous l’ai lu.
Le PRÉSIDENT. — Croyez-vous qu’on ergote ! J’ai eu de nombreux
officiers sous mes ordres. Je n’ai pas envoyé un rappel. Ils avaient lu les
journaux ; à la gare de l’Est on abordait les gens en leur disant : « Les
officiers sont rappelés. »
M. MENDÈS FRANCE. — Puisqu’on m’a fait un procès,
puisqu’aujourd’hui on me reproche d’avoir déserté, alors que je ne l’ai jamais
fait, mon devoir est de faire connaître tout ce qui est dans le dossier. Je vous
demande la permission de faire mon exposé d’une manière totale.
Le PRÉSIDENT. — Dans votre intérêt même, j’ai indiqué la façon dont
les officiers étaient rentrés pour le 10 mai. C’était une chose avérée,
évidente ; les neuf-dixièmes des officiers étaient rentrés sur l’insertion de
presse. C’est un fait ; dans votre intérêt même, j’ai souligné que la chose était
évidente.
M. MENDÈS FRANCE. — Si j’avais été affecté sur le front français, je
n’aurais même pas attendu d’avoir lu le premier des textes. Je me serais
trouvé en situation d’obligation morale. Je me serais précipité à mon unité par
le premier train. Je me trouvais au Levant.
Le PRÉSIDENT. — Vous saviez qu’en cas d’alerte…
M. MENDÈS FRANCE. — Je vous demande la permission de suivre un
ordre chronologique. J’ai l’intention arrêtée de répondre sur tout. Il n’y a pas
un point du dossier que je passerai sous silence. Les choses ont été
suffisamment compliquées au commencement de l’instruction.
Ce que je veux dire c’est que tout à l’heure, vous avez parlé d’ergoter.
J’ai peut-être un petit peu pris la mouche.
Le PRÉSIDENT. — Dans votre intérêt même, pour les officiers du front
à cette époque c’est une chose évidente qu’on ne discute pas : les neuf-
dixièmes sont rentrés sur simple lecture de la presse.
M. MENDÈS FRANCE. — Si j’avais été affecté sur le front français, je
n’aurais même pas eu besoin de lire un journal. Je me serais précipité vers un
corps…
Le PRÉSIDENT. — Ce n’est pas la première fois que cela se passait
ainsi. Il y a des données d’atmosphère. Dans les événements historiques, il y
a des données d’atmosphère. Vous, officier, vous saviez que lorsqu’il y avait
une alerte, on rappelait immédiatement les officiers, on rappelait les hommes
par tranche. Tout officier qui a vécu cette époque tragique sait très bien que
ses camarades sont rentrés tous en bloc, sans rappels individuels. Les neuf-
dixièmes ont dit : « J’ai vu cela dans les journaux. »
M. MENDÈS FRANCE. — Ce mécanisme dont vous parlez était
parfaitement connu des officiers du front français. J’étais loin ; cette
ambiance, ces alertes dont vous parlez je ne les ai pas connues. Si j’avais été
affecté sur le front français, je n’aurais même pas eu besoin de lire le
communiqué et si les permissionnaires avaient été dispensés de rentrer, je
serais rentré tout de même. J’étais affecté au Levant ; j’avais pour rentrer en
France une raison dominante : le désir d’obtenir une mutation, désir accru par
les événements. Je ne commettais pas une faute en restant en France, mais
même au point de vue moral, je n’étais pas tenu.
Le PRÉSIDENT. — Le devoir militaire est formel : on ne sert pas où on
veut servir ; on sert là où on vous a mis.
M. MENDÈS FRANCE. — C’est une preuve en tout cas qui s’est
imposée au juge d’instruction puisqu’il ne me poursuit plus sur ce point du
10 mai et que le tribunal a jugé que jusqu’au 10 juin ma permission était
4
absolument régulière . Si je peux faire cette démonstration que j’ai faite
devant le tribunal militaire de cassation, je crois que je parviendrai à vous
démontrer que ce grief qu’on m’a fait injustement, il ne doit rien en subsister.
Le texte qui a paru dans les journaux et dont je parlais tout à l’heure,
disant « les officiers ont été rappelés », ce second texte auquel je vous disais
que, si je l’avais lu, je ne lui aurais pas attribué une valeur impérative,
pendant plusieurs mois d’instruction, M. le juge d’instruction a estimé que ce
communiqué, cette information de presse, d’agence, avait en quelque sorte
une valeur militaire, qu’elle constituait un ordre et que j’aurais dû y obéir.
Pour qu’il y ait ordre, il faut qu’il y ait une autorité. Pendant de nombreux
mois, M. le juge d’instruction, par des commissions rogatoires et avec une
persévérance remarquable, M. le juge d’instruction a essayé de retrouver
quelle était l’autorité militaire qui aurait donné cet ordre de rappel des
officiers. Il a interrogé successivement le cabinet du ministre, la direction du
er
personnel militaire, le GQGA, le service de presse. Il a interrogé le 1 bureau
ensuite non pas ceux qui auraient donné l’ordre, mais qui l’auraient diffusé,
les services de la radio diffusion, le ministère de l’Information. M. le juge
d’instruction a fait un effort considérable pour retrouver l’autorité militaire
qui avait donné cet ordre. Or, on ne l’a jamais retrouvé ; on me reprochait
d’avoir manqué à un ordre qu’aucune sorte d’autorité militaire n’avait donné.
Vous disiez tout à l’heure : « Cela a paru dans les journaux » et vous aviez
l’air surpris quand j’ai indiqué que, pour ma part, je ne l’avais pas lu.
Pourquoi ne l’ai-je pas lu ? Eh bien, on a fait des recherches dans la presse.
Cette information a été donnée par très peu de journaux. Je ne l’ai pas lue, je
le regrette…
Le PRÉSIDENT. — Quand vous avez été voir le général Vuillemin…
M. MENDÈS FRANCE. — Je vous affirme que je traiterai tous les
points. Je ne demande qu’à me voir poser des questions. Je parle de la presse
au cours de l’instruction. Le juge d’instruction m’a longuement opposé la
presse. Je n’ai pas pu toucher la presse de Paris, la ligne de démarcation m’en
empêchait. M. le juge d’instruction m’a représenté qu’il avait des moyens
d’investigation. De l’enquête qu’il a faite il ressort que cinq ou six journaux
ont publié cet entrefilet auquel on m’accuse de ne pas avoir obéi. Le juge
d’instruction m’a présenté cinq ou six journaux. Il est évident que, sur une
presse quotidienne qui représentait cent ou cent cinquante journaux, cinq ou
six, cela ne représente pas une diffusion importante. Il s’est passé à Paris ce
qui s’est passé en province. Pour la zone libre, mes défenseurs ont fait un
gros travail de recherche. Nous avons dépouillé une quarantaine de journaux
de la zone libre, de journaux quotidiens pour la période du 11 juin et jours
suivants. Nous avons trouvé dans tous les journaux, sans exception, le
communiqué général « Les permissionnaires de dix jours devront rentrer ».
Toute la presse l’a publié. Et sur ces quarante journaux, il y en a peut-être six
ou sept qui ont publié, indépendamment de cela, cette information
supplémentaire pour les officiers. À Paris, je suppose que la proportion est à
peu près la même, mais, pour cette région, je n’ai pas fait le dépouillement.
De toute manière, ce n’est pas un communiqué officiel ; les journalistes
certainement ne s’y sont pas trompés. Pourquoi l’un a-t-il été publié partout
et pas l’autre ? Ce n’est pas par négligence. Il y a des villes de province dans
lesquelles aucun journal quotidien n’a publié cette information.
Le commandement militaire ne pensait pas autrement, quoiqu’il y ait au
dossier trois documents que je ne connaissais pas à l’époque, qui ont été
versés au dossier : un télégramme du 10 mai disant : « Les officiers doivent
être rappelés », un télégramme du 11 mai. Il y a aussi une lettre ministérielle
du 12 mai, dans laquelle on dit « les officiers seront rappelés ». Qu’est-ce que
cela signifie ces dépêches du 10, 11 et 12 mai libellées au futur ? Les officiers
seront rappelés ; c’est certes libellé au futur. Au commandement, aucun
rappel spécial n’avait été fait, en dehors du rappel général et le
commandement donnait l’ordre aux chefs de formation de procéder, pour ce
qui concernait chacun, par notification individuelle, au rappel des officiers
placés sous leurs ordres. En France, la plupart des officiers ont été rappelés,
ou bien, connaissant leurs obligations, ils ont spontanément rejoint. Pour le
Levant, ni dans l’armée de terre ni dans l’armée de l’air personne n’a été
rappelé précisément parce qu’il n’y avait pas d’événements militaires, que le
commandant en chef estimait qu’il n’y avait pas besoin d’avoir les officiers
sous la main. Les permissionnaires du Levant sont tous restés comme moi.
J’ai été alerté exclusivement par le communiqué général s’appliquant aux
permissionnaires de dix jours, celui que j’ai lu tout d’abord. Il ne s’appliquait
pas à moi. J’ai agi exactement comme s’il s’appliquait à moi, me disant :
« Dans le doute, je vais immédiatement prendre l’hypothèse qui m’oblige le
plus. » Et, dans ce moment-là, mon devoir était que je m’enquière, que je
m’informe. M’informer ce n’était pas difficile. Il y avait le ministère de l’Air
où j’allais fréquemment pour obtenir ma mutation : je n’avais qu’à demander
aux autorités militaires avec lesquelles j’ai pris contact dans cette période.
Donc, j’essaye de m’informer. Je me suis pour cela rendu au cabinet militaire
du ministère de l’Air. J’ai été reçu par un officier supérieur que je ne
connaissais pas, qui est témoin, le lieutenant-colonel Bailly. Il m’a reçu très
aimablement et j’ai eu avec lui une conversation assez détaillée sur laquelle je
reviendrai éventuellement tout à l’heure, et très désagréable. Je veux parler
des révélations que j’ai faites à l’instruction et qui, par déférence pour le
colonel Bailly, n’ont pas été inscrites au procès-verbal. Inutile de dire
maintenant ce que vous entendrez du colonel Bailly. En bref, le colonel
Bailly m’a dit qu’il était inutile que je rentre puisqu’au Levant il ne se passait
rien, qu’au surplus, le communiqué général publié dans les journaux était
restrictif dans son libellé, qu’il ne s’appliquait qu’aux permissionnaires de dix
jours, qu’en tous les cas, la chose serait très rapidement élucidée, qu’un
communiqué serait publié. En attendant, il me conseillait de rester à Paris.
Comme il me donnait seulement un conseil et que je voulais être
militairement couvert, j’ai demandé au colonel Bailly de me donner une sorte
d’ordre. Il m’a dit qu’il ne le pouvait pas mais que je le demande au général
Jauneaud qui était mon chef, et se trouvait lui-même en permission en
France. « Allez voir le général Jauneaud, m’a-t-il dit ; voilà son adresse. »
J’ai hésité, j’étais en très mauvais termes avec lui, j’étais très gêné. Mais,
naturellement, c’était mon chef, les sentiments personnels n’avaient pas à
intervenir. Je suis allé voir le général Jauneaud à son domicile. Il m’a répété
que je pouvais rester en France, et m’a dit, à titre de précaution
supplémentaire : « Donnez donc votre adresse à mon neveu, le sergent
Masurel, qui est avec moi. S’il y a besoin d’hommes au Levant si, pour une
raison ou pour une autre, j’estime que vous devez rentrer, je vous enverrai un
télégramme. » Sur ces entrefaits, le jour même ou le lendemain, j’ai lu dans
les journaux un communiqué officiel.
Le PRÉSIDENT. — Le général Jauneaud n’est pas d’accord avec vous.
M. MENDÈS FRANCE. — Le général Jauneaud a un témoignage plus
nuancé. Il dit qu’il ne se souvient pas. J’ai des raisons de croire qu’il se
souvient et que peut-être il a voulu oublier.
Ce qui est essentiel et ce qui domine pour moi la question, c’est que, sur
ces entrefaits, j’ai lu dans les journaux un communiqué officiel qui ne m’a
pas étonné – le colonel Bailly me l’avait laissé prévoir – et dont voilà le
libellé : « Les mesures de rappel accéléré des permissionnaires ne concernent
pas les militaires des corps d’Afrique du Nord et du Levant en permission en
France. » Dans ce texte il y a deux choses : d’abord, on dit « les
permissionnaires et les militaires », c’est-à-dire tout le monde, officiers,
hommes de troupe, sous-officiers, et j’ai pensé que cela s’appliquait
absolument à mon cas, et, deuxièmement, « jouissant de leur permission en
France », vous verrez tout à l’heure l’intérêt de cette phrase. J’aurais été
pleinement rassuré, si j’en avais eu besoin, puisque le colonel Bailly et le
général Jauneaud me conseillaient de rester en France, pleinement rassuré
puisque j’apprends par les journaux que les mesures de rappel accéléré des
permissionnaires ne concernent pas les corps d’Afrique du Nord et du Levant
jouissant de permission en France. Mon colonel, si j’avais eu encore quelques
doutes, comment aurais-je pu les conserver alors que ma situation militaire
était connue d’un très grand nombre d’autorités militaires que je voyais
quotidiennement, qui connaissaient ma situation et qui l’ont trouvée
parfaitement en règle ?
J’arrive à la seconde partie de cet exposé concernant l’affaire du 10 mai,
dans laquelle je vais énumérer les autorités militaires qui toutes ont connu ma
situation et qui toutes ont estimé qu’elle était en règle. Première autorité : la
gendarmerie. La gendarmerie qui s’occupe du rappel, soit qu’elle transmette
les rappels individuels, soit qu’elle exécute des consignes générales, qui est
appelée à dépister ceux qui sont déserteurs ou insoumis ou qui d’une manière
ou d’une autre n’ont pas fait la totalité de leurs devoirs militaires, ceux qui se
sont soustraits à la mobilisation militaire. J’avais fait viser ma permission
comme je devais le faire à la gendarmerie de Louviers. J’étais en excellents
termes avec le lieutenant qui commande la brigade de Louviers. S’il avait
pensé que j’étais en fraude ou s’il avait eu le moindre doute, il n’aurait
certainement pas négligé, ne fût-ce que par amitié personnelle, de me dire :
« Comment se fait-il que vous restez ici alors que tous les permissionnaires
ont été rappelés ? » Mais, indépendamment du lieutenant de gendarmerie, il y
avait un certain nombre de gendarmes qui me voyaient constamment à
Louviers – c’est une petite ville où chacun se connaît, vous savez bien, où j’ai
été mobilisé, où on savait bien que j’étais tenu aux obligations militaires. Si
j’avais été en situation irrégulière, ils me l’auraient signalé. Ils ne l’ont pas
fait ; ils connaissaient les instructions militaires pour le Levant. Le hasard
veut qu’il y ait eu à Louviers d’autres permissionnaires du Levant ; les autres
permissionnaires, on les a laissés tranquillement achever leur permission là-
bas. On a appliqué à eux les mêmes consignes qu’à moi ; on a considéré que
ces permissionnaires n’étaient pas tenus de rentrer.
J’ai rappelé tout à l’heure qu’à la fin du mois de mai, j’avais eu une sorte
de geste d’impatience et ne voyant pas venir ma mutation, j’avais pensé à
rentrer au Levant avant la fin de ma permission. J’avais demandé à la
gendarmerie un sauf-conduit spécial. Je me suis présenté à la gendarmerie le
22 mai en disant que je voulais un sauf-conduit, quel était le besoin, et
comme il s’agissait d’un cas un peu particulier on a téléphoné au colonel de
gendarmerie à Évreux. Le lieutenant de gendarmerie avec lequel j’ai parlé et
le commandant auquel on a téléphoné ont trouvé ma situation parfaitement
normale, m’ont délivré à la date du 22 mai un sauf-conduit sans manifester
aucune sorte de surprise alors que d’autres permissionnaires avaient été
rappelés. Ce sauf-conduit du 22 mai est au dossier du défenseur. Je le répète,
la gendarmerie à qui incombe le dépistage des déserteurs, dans cette période,
a estimé qu’il n’y avait rien à me reprocher.
Le PRÉSIDENT. — A priori, elle ne les cherche pas parmi les officiers,
et parmi les parlementaires.
L’argumentation n’a qu’une valeur générale, le gendarme a pour mission
de rechercher les déserteurs. Il ne suspecte pas instantanément tout individu
qu’il rencontre ou qui se présente à lui.
M. MENDÈS FRANCE. — Je répète que pendant toute cette période,
alors que tout le monde à Louviers connaissait ma situation militaire,
personne n’a appelé mon attention. Quelque chose de plus : dans cette
période, j’ai beaucoup circulé sur les routes. Le tribunal se souvient
certainement que la police de la route était assez stricte. Il m’est arrivé très
souvent, peut-être dix fois, quinze fois, dans cette période du 10 mai au
10 juin d’être arrêté sur les routes par des gendarmes comme tous les autres.
Comme j’étais en tenue, le seul papier qui pouvait justifier de la régularité de
ma situation c’était ma permission ; c’était ma permission que je donnais
toujours lorsqu’on me demandait des papiers. Généralement cela suffisait,
car, comme vous le disiez, un gendarme a priori accorde quelque crédit à un
officier ; il lui fait confiance. Il est arrivé deux ou trois fois qu’un gendarme
me dise : « Mais, mon lieutenant, comment se fait-il que vous soyez là ? Les
permissions sont suspendues. » Je leur répondais : « Cette permission est
toujours valable, parce que j’appartiens à une unité du Levant. — Excusez-
moi, mon lieutenant, me répondait-on, j’avais oublié. » Par conséquent, pour
ceux qui m’avaient demandé mes papiers et qui s’étaient posé la question, il
suffisait que j’indique que j’étais du Levant. Les consignes générales ne
pouvaient pas être méconnues d’eux, la situation des officiers appartenant au
Levant leur revenait à l’esprit et ils jugeaient que ma situation était régulière.
Au cours de l’instruction, le juge a essayé de retrouver ces consignes
données aux gendarmes. Il a demandé au capitaine de gendarmerie de
Clermont si elles existaient dans les archives. Au dossier vous trouverez la
réponse du capitaine de gendarmerie indiquant que, malgré ses recherches, il
n’a pas trouvé trace d’instructions spéciales. Tout à l’heure en venant ici, je
me suis permis de poser la question au capitaine. Je lui ai dit : « C’est tout de
même ennuyeux de retrouver les consignes données ailleurs et de ne pas
retrouver celles données à Clermont-Ferrand. Je ne peux pas savoir. » Il m’a
dit : « Ces consignes, je ne m’en souviens pas. Il est possible qu’elles n’aient
jamais existé. Il était impossible que je les retrouve dans mes archives, ces
archives ont été détruites lorsque les Allemands sont venus à Clermont-
Ferrand. » L’investigation, de l’aveu même du capitaine, prouve que les
archives ont été détruites et que par la force des choses on ne pouvait pas les
retrouver. Certainement on les aurait retrouvées si elles n’avaient pas été
détruites à Clermont-Ferrand. C’est parce que je sais que dans d’autres
gendarmeries elles ont existé, – je sais par exemple qu’elles ont existé à la
gendarmerie de Louviers – que j’ai demandé à ce qu’on les recherche. Je vais
démontrer qu’elles existaient à Louviers ; cela m’amènera à parler de mes
rapports avec la place de Louviers. J’ai eu pendant le mois de mai, l’occasion
de voir à plusieurs reprises le capitaine, commandant la place de Louviers
que je ne connaissais pas personnellement, qui savait que j’étais officier et
qui à aucun moment n’a estimé que j’avais tort de rester à Louviers. Il lui a
paru naturel que j’achève ma permission. Il avait l’habitude de transmettre à
la gendarmerie et à la mairie les instructions et les indications d’ordre
militaire qui pouvaient lui parvenir et qui étaient de nature à intéresser la
mairie. C’est ainsi, qu’en qualité de maire de Louviers, j’ai reçu au lendemain
du 10 mai, notification du rappel général de tous les permissionnaires. C’est
de la même manière que j’ai reçu, quelques jours après, une autre notification
par la voie hiérarchique régulière concernant les permissionnaires agricoles.
En ce qui concerne les permissionnaires du Levant, je dois dire aussi que j’ai
reçu une notification d’un ordre spécial pour les officiers de l’armée de l’air,
voilà ce que j’ai reçu. Je l’ai déposée au dossier.

Les titulaires de permission pour colonies ou étranger appartenant à


des unités stationnées en Afrique du Nord, en transit dans la métropole,
seront renvoyés sur leur corps de formation.

Cela veut dire : « Les permissionnaires jouissant de leur permission en


France resteront en permission ; ceux qui ne jouissent pas de leur permission
en France mais qui sont en transit en France pour aller prendre une
permission aux colonies ou à l’étranger devront rejoindre – ceux-là seuls qui
ne sont pas en transit, qui prennent leur permission en France –, ceux-là
automatiquement resteront en permission. » C’est un document officiel
diffusé par la place de Louviers, connu de la place de Louviers et au bénéfice
duquel les autorités dont je viens de parler ont toutes estimé que ma situation
était complètement régulière.
Quand je parle de la gendarmerie ou de la place, je prends les choses par
le petit bout.
Dans la même période, j’ai vu des autorités plus importantes qui, de la
même manière, ont trouvé que ma situation était régulière. D’abord le cabinet
militaire du ministre. Dans quelles conditions ? J’ai rappelé à plusieurs
reprises déjà qu’à la fin du mois de mai, j’ai eu l’intention d’achever
spontanément ma permission et de retourner au Levant et que j’étais allé au
ministère de l’Air voir le capitaine qui donnait des réquisitions pour
permettre aux officiers d’emprunter la ligne Air-France. J’ai donc été lui
demander une réquisition pour rentrer à Beyrouth. Le lieutenant Desfontaines
m’a dit : « Je ne peux pas prendre sur moi de prendre une réquisition, le
règlement veut que les réquisitions soient délivrées sur l’ordre du cabinet
militaire qui est qualifié pour me donner l’ordre de retenir une place ; allez au
cabinet militaire justifier de votre situation et si le cabinet militaire donne
l’ordre de retenir une place, je le ferai. » Je me suis rendu au cabinet militaire.
J’ai été reçu par un officier général, je crois, commandant en tout cas – sur ce
point mes souvenirs ne sont pas suffisamment précis pour que j’en fasse état
avec certitude. J’ai de nouveau expliqué ma situation, montré ma permission
qui avait continué de courir malgré le rappel des permissionnaires. On m’a dit
que ma permission n’était pas achevée. J’ai dit que, spontanément, je voulais
revenir au Levant pour obligations sinon militaires, mais obligations morales.
Le cabinet militaire du ministère de l’Air a donné l’ordre de me retenir une
place. Il a trouvé ma situation complètement régulière, a estimé qu’il n’y
avait rien à me reprocher.
Voici quelque chose encore de plus important et qui répond directement à
l’une des questions posées. En ce qui concerne mes rapports avec la direction
du personnel militaire du ministère de l’Air – la DPM – à laquelle j’étais allé
me présenter le 10 mai, sur l’ordre du ministre, M. Laurent-Eynac… Le
10 mai, en tout cas, je ne pouvais pas être déserteur puisque j’obéissais alors
à l’ordre d’un de mes chefs immédiats, le ministre de l’Air. Je suis allé à la
direction du personnel militaire et j’ai eu de nouveau à faire connaître ma
situation : où j’étais affecté dans le passé, comment je me trouvais à Paris et
comment je me tenais à Paris en attendant cette mutation. À partir du 10 mai,
je suis constamment retourné à la direction du personnel militaire, plusieurs
fois par semaine.
Le PRÉSIDENT. — Combien de fois ?
M. MENDÈS FRANCE. — Du 10 mai au 10 juin, je suis allé une
quinzaine de fois, qu’on entende le colonel Costes. Si on avait entendu le
colonel Costes, témoin indépendant du colonel Lucien, il aurait pu dire que je
me suis présenté fréquemment dans cette période. Pour reprendre un mot
employé dans la procédure, dans cette période du 10 mai au 10 juin, j’ai
harcelé le colonel Lucien pour obtenir cette mutation. J’allais le voir
constamment. Chaque fois que j’avais l’occasion de le voir, d’aller au
ministère de l’Air, j’allais voir le colonel Lucien.
Le PRÉSIDENT. — Pour cette demande de mutation, vous n’avez pas
pensé ou personne ne vous a fait observé qu’il y avait une façon régulière
d’obtenir une mutation, en faisant une demande par écrit à l’autorité dont
vous dépendiez, le GQGA ?
M. MENDÈS FRANCE. — Si je l’avais obtenue par la voie absolument
régulière, cela aurait été au Levant.
Le PRÉSIDENT. — Il aurait fallu, au Levant s’adresser…
M. MENDÈS FRANCE. — Il y a deux raisons : la première c’est que
quand j’ai été voir le ministre, il m’avait envoyé à la direction du personnel
militaire. J’étais dans une espèce d’engrenage – j’avoue que je ne me suis pas
embarrassé de subtilités réglementaires, pour savoir si je dépendais oui ou
non du colonel Lucien, comme le représentant du ministre.
Le PRÉSIDENT. — En temps de guerre, le ministre ne commande pas
aux troupes des armées.
M. MENDÈS FRANCE. — Je le sais très bien, mais médiatement ou
immédiatement, le ministre est chef de tous les militaires.
Le PRÉSIDENT. — Vous savez bien qu’il y a une zone des armées dans
laquelle les organismes de l’intérieur… Les parlementaires ont eu des
discussions au sujet de l’organisation de la Nation en temps de guerre.
M. MENDÈS FRANCE. — Lorsque je suis allé voir le ministère de l’Air,
je ne me suis pas embarrassé de subtilités règlementaires pour savoir si on
voulait m’affecter sur le front français. Je suis allé voir le colonel Lucien de
la part du ministre pour lui dire : « C’est d’accord, qu’il réalise cela. » En fait,
je le connaissais, puisqu’il avait été autrefois mon chef au Levant. Il n’y avait
pas de difficultés. La première fois que j’ai touché du doigt cette petite
difficulté c’est lorsque le colonel Lucien a dit : « Je ne peux pas me
prononcer moi-même ; il faut consulter le GQGA. » Il ne me semblait pas
nécessaire que, du moment que le colonel Lucien faisait des démarches au
GQGA, j’en fasse moi-même au GQGA, on aurait pu me répondre ceci :
« Saisissez-nous par les intermédiaires de vos chefs qui sont au Levant. »
Pendant toute cette période, j’ai vu un très grand nombre de chefs, le colonel
Lucien, le colonel Le Coq de Kerlan, le colonel Costes, le capitaine qui a joué
un rôle assez actif dans ma mutation dont le nom commençait par un P. J’ai
demandé qu’on recherchât qui était ce capitaine ; cela aurait été cependant
utile à l’instruction. Tous ces officiers subalternes ou supérieurs avec lesquels
j’étais en rapport connaissaient parfaitement la situation puisque c’est la
DPM qui diffuse les ordres, qui les fait exécuter, qui en assure l’application.
Par conséquent, on savait parfaitement à la direction du personnel militaire ce
qui avait été décidé pour les permissionnaires du Levant, qu’il y avait pour
les officiers un statut spécial. Jamais personne ne m’a fait aucune
observation. De tous les officiers que je voyais – il y en a d’autres que ceux
que j’ai énumérés –, aucun ne m’a jamais dit : « Vous êtes en fraude ; courez
régulariser votre situation. » Au contraire, quand ils savaient que je
demandais une mutation pour aller dans une unité engagée, ils me félicitaient,
me donnaient raison. Dans toute cette période, si j’avais déserté, cela aurait
été avec la complicité du personnel militaire tout entier.
J’ai encore une autre complicité, c’est celle de mon chef de corps. Je
dépendais du colonel Alamichel. Entre le mois de mai et le mois de juillet,
j’ai correspondu régulièrement avec lui. Il était en bons termes avec moi ; il
me traitait avec bienveillance. Je n’ai pas cessé d’être en correspondance
écrite avec lui. Je lui ai rendu compte du fait que je restais après le 10 mai et
pour cause. Je lui ai dit pourquoi, je lui ai rendu compte par la suite que
j’avais été affecté à l’école de Mérignac. Je lui ai rendu compte de mon
intention de rentrer par l’avion du 16 juin, et de mon intention d’aller au
Maroc. Et dans une lettre particulière, lorsque je suis allé voir le général
Jauneaud, j’ai indiqué que j’avais eu quelque gêne à aller voir le général
Jauneaud. Le colonel Alamichel était en aussi mauvais termes que possible
avec le général Jauneaud. J’ai écrit au colonel Alamichel que j’avais vu le
général Jauneaud, qu’il m’avait conseillé de rester en France, je lui en ai
rendu compte, le colonel Alamichel l’a su. Il ne m’a jamais écrit : « Vous êtes
en fraude ; rentrez vite ; tous vos camarades sont rentrés. » Comment se fait-
il que le colonel Alamichel ne se soit pas étonné ? Il a su que tous mes
camarades restaient en permission de la même manière que moi. Par
conséquent, mon chef direct avec lequel j’étais en relations non pas
fréquentes – trois ou quatre lettres ont été échangées pendant cette période –
ne m’a jamais signalé que j’étais en fraude, affirmant que tous les
permissionnaires de l’armée de terre et de l’armée de l’air sont restés en
permission.
Le juge d’instruction a fini par vérifier ce point, ce à quoi il s’était refusé
pendant des mois. L’investigation a donné exactement ce que j’avais annoncé
– tout au cours de cette procédure, je dois dire que, toutes les fois que j’ai
annoncé quelque chose cela a été vérifié, je n’ai jamais été pris en flagrant
délit de mensonge. Vous trouverez au dossier une liste de huit
permissionnaires de l’armée de l’air – on n’a pas voulu chercher dans l’armée
de terre qui se trouvait en France à la même époque que moi, au mois de
mai – et vous constaterez que sur ces huit permissionnaires, aucun n’est
rentré et aucun n’a été poursuivi. Trois se trouvaient dans une situation
particulièrement curieuse : le lieutenant Labeyrie avait débarqué à Marseille,
au port de Marseille, pour essayer de faire suspendre sa permission et
retourner prématurément au Levant. Le port de Marseille a répondu :
« Restez donc en France jusqu’à la fin de votre permission. » Un second,
quinze jours après le 10 mai, a tout de même voulu savoir à quoi s’en tenir. Il
s’est présenté au port ; on lui a fait exactement la même réponse : « Les
permissionnaires du Levant ne sont pas rappelés. » Le troisième se trouvait
dans une situation plus curieuse encore. Il était en mer le 10 mai, lorsque les
permissions ont été suspendues. Il a débarqué à Marseille, le 14 mai. Pensez-
vous, mon colonel, qu’on l’ait gardé alors qu’il débarquait en France ? On l’a
mis en permission. Il a profité de sa permission jusqu’à la fin. Il a fait ce que
j’ai fait, sous le couvert des autorités militaires que je viens de dire.
Les officiers de l’armée de terre ? La situation de certains ne manquerait
pas de pittoresque : c’est un officier de la justice militaire qui a pris une
permission au mois de mai – je pourrais vous citer son nom – qui a pris sa
permission jusqu’au bout. Il était pourtant officier supérieur de justice
militaire, donc particulièrement qualifié pour connaître ses obligations, il était
attaché au tribunal militaire. C’est le professeur Jean Escarra. Il y en a un
autre dont il n’est peut-être pas indispensable de donner le nom. C’est
également un officier supérieur de l’armée active et qui porte un nom
chrétien, qui, dans la même période, se trouvant permissionnaire du Levant
en France, a achevé sa permission et personne ne le lui a reproché. Je pense
qu’en effet on a eu raison de ne pas le lui reprocher. Il n’était pas dans
l’obligation de rentrer ; il se trouvait exactement dans la même situation que
moi.
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Voici les éléments. Le tribunal militaire de cassation de Lyon , a rendu
un arrêt qui aujourd’hui a force de loi – l’autorité de l’arrêt est obligatoire
pour tout le monde –, dans lequel il est affirmé que le 10 juin, un mois après
le 10 mai, ma situation continuait à courir et que, par conséquent pour toute
cette période rien ne peut m’être reproché. Je conviens que le tribunal a
raison de vouloir s’enquérir de quelques éclaircissements en quelque sorte sur
ma moralité militaire et la manière de comprendre mes obligations et mon
devoir. En tout cas, les autorités militaires supérieures judiciaires ont
aujourd’hui tranché la question du 10 mai pour laquelle je ne suis pas
poursuivi, sur laquelle il était cependant nécessaire que je m’explique. Je suis
non seulement ici pour obtenir mon acquittement, mais aussi pour défendre
mon honneur injustement attaqué.
Pendant tout le mois de mai, ma seule préoccupation a été non pas de
déserter mais, au contraire, de faire tout mon devoir et peut-être même plus
que mon devoir puisque je demandais une affectation plus exposée et non pas
d’échapper à mes devoirs de Français, mais de prendre dans la mesure la plus
large possible, une part plus grande que les Français à l’époque pour défendre
ma patrie.
Maintenant, je peux en venir à l’autre fait, le seul qui subsiste dans
l’accusation, le fait du 10 juin.
Ce grief est le seul qui est articulé et résumé ainsi dans l’arrêt du tribunal
militaire de cassation :

Attendu que le 10 juin Mendès France, alors qu’il était en permission


régulière, a reçu un ordre écrit du colonel Lucien, directeur du personnel
militaire, lui prescrivant… etc.

Je soutiens ici de toutes mes forces que le 10 juin, lorsque j’ai reçu du
colonel Lucien la mutation si impatiemment attendue, cette mutation était
valable non pas sur-le-champ, mais à l’expiration de ma permission. C’est
spontanément, en raison des circonstances générales, que j’ai mis fin à ma
permission avant la fin de celle-ci. Je n’y étais pas tenu ; ma mutation qui
m’avait été délivrée n’était valable qu’à la date du 26 juin.
Le PRÉSIDENT. — Le 10 juin ! La validité d’une permission le 10 juin !
M. MENDÈS FRANCE. — Tout à l’heure, j’ai distingué les deux
choses : l’obligation morale et l’obligation militaire. Vous conviendrez que
pour l’affaire du 10 mai, je n’ai rien laissé dans l’ombre, tellement je suis sûr
que rien, absolument rien, ne peut m’être reproché. En tout cas, j’en viens à
l’affaire du 10 juin.
Tout d’abord, voici le texte de l’ordre du 10 juin. Il était libellé ainsi :

Il est ordonné au lieutenant Mendès France…

Ce texte manuscrit est au dossier. Il a été rédigé à la va-vite, par le


colonel Lucien au ministère où j’étais allé le trouver, le 10 juin. Quelques
jours avant il m’avait fixé ce rendez-vous. Je trouvai le ministère en plein
déménagement ; il y avait un certain désordre, certains bureaux, certains
officiers, certain matériel certains papiers étaient partis pour Amboise ;
d’autres se trouvaient encore à Paris. On ne put pas, dans cette confusion,
retrouver mon dossier et le colonel Lucien me fait connaître qu’il était
impossible de savoir si le GQGA avait ou non répondu aux interpellations
concernant mon cas. Il n’y avait plus de téléphone ; il n’y avait pas de
dactylo ; alors, à la va-vite, le colonel Lucien, de sa main, écrivit la mutation
dont il s’agit et – manque de présence d’esprit de ma part – je ne lui ai pas
fait préciser sur cet ordre les délais. Il ne figure aucune date d’exécution ni
« rejoindra dans les moindres délais », ni « rejoindra à telle date », ni
« rejoindra à l’expiration de sa permission ». Il n’y a aucune sorte de date
d’exécution.
Le PRÉSIDENT. — Quand on donne un ordre, surtout en période de
guerre, il est exécutoire immédiatement.
M. MENDÈS FRANCE. — J’ai posé la question à de nombreuses
personnes et surtout à de nombreuses personnalités. La question en quelque
sorte de droit – je distingue ici mes obligations militaires et mes obligations
morales – est la suivante : « Est-ce que, dans le silence d’un texte, il faut
décider que cette mutation s’appliquant à un officier permissionnaire doit
interrompre immédiatement sa permission, ou est-ce qu’au contraire, il doit
achever sa permission et rejoindre ensuite ? » J’ai posé cette question à de
nombreux officiers d’active, plus familiarisés que moi avec les règlements, je
l’ai posée à un jurisconsulte éminent, spécialiste de droit militaire. Tous
m’ont dit, et tout à l’heure vous l’entendrez – car cela n’est pas mon affaire,
c’est celle de mes avocats – tous m’ont dit qu’une mutation survenant dans de
pareilles circonstances n’interrompait pas la permission, que pour
interrompre une permission, il faut que l’autorité militaire prenne une
décision expresse et que, dans le silence de l’autorité militaire, une
permission reste en vigueur et continue à être appliquée. Plusieurs officiers
d’active m’ont dit autre chose. Ils m’ont dit que c’est une règle de politesse et
de convenance – que j’ignorais – lorsqu’un officier permissionnaire est muté,
la politesse veut qu’il écrive aussitôt à son nouveau chef de corps pour se
faire connaître de lui, pour lui présenter ses respects et se mettre à sa
disposition.
Le PRÉSIDENT. — Je vous assure que le 10 juin, on s’en serait
dispensé.
M. MENDÈS FRANCE. — Je rends compte de mon enquête.
Le PRÉSIDENT. — On y va en gants blancs à la première visite ! on
vous en aurait dispensé le 10 juin.
M. MENDÈS FRANCE. — Je vous rends compte de ce que j’ai appris au
cours de mon enquête auprès d’un certain nombre d’officiers. Il s’agit d’un
simple usage de politesse – je ne m’y suis pas conformé et mon chef de corps
m’aurait peut-être répondu : « Rejoignez d’urgence. » Ne connaissant pas cet
usage, et ne le sachant pas obligatoire, je ne m’y suis pas conformé. Il y a
quelque chose de plus significatif. Lorsque mon affaire a éclaté au mois de
juillet, lorsqu’il a été décidé par le Conseil des ministre, le 25 juillet, de me
poursuivre, j’ai eu à m’expliquer sur mon dossier et sur ma situation en
présence de nombreux officiers. Il y avait le général d’Astier. Il y a eu le
colonel Labaurie, le colonel Jeannin, le lieutenant-colonel Moreuil, le
commandant Morin. Tous ces officiers ont vu mon dossier, ont vu l’ordre du
10 juin. Ils l’ont examiné et je vous assure qu’ils l’ont examiné à fond et
certains d’entre eux peut-être sans excessive bienveillance. Aucun de ces
officiers que je viens de citer n’a estimé qu’il résultait de cet ordre que je me
trouvais, dès le 11 juin, dans l’obligation règlementaire de rejoindre. Tous ont
pensé que du moment que j’étais en permission, j’avais le droit de rester en
permission jusqu’au bout. Je laisserai mes défenseurs s’expliquer sur cette
question de droit.
J’aime beaucoup mieux m’en tenir aux faits et raconter au tribunal ce qui
s’est passé et quels sont les mobiles auxquels à l’époque j’ai répondu en
agissant comme je l’ai fait. Premier point : tout au cours du mois de mai,
lorsque j’allais voir le colonel Lucien au ministère de l’Air et lorsqu’on
parlait de cette mutation que j’attendais, il n’a pas cessé d’être question d’une
mutation qui devait être valable en fin de permission. C’était toujours dans
l’esprit du colonel Lucien comme dans mon esprit, une mutation qui ne serait
obligatoire qu’à la fin de la permission. Je dois apporter une restriction : je
me suis dit « dès que j’aurai cette mutation, je me propose de rejoindre le
plus rapidement possible ; je n’ai pas le cœur, dans les circonstances où nous
sommes, de rester ici quand les camarades se battent ». Et même, à vrai dire,
pour aller dans une école, car j’avais essayé de me dispenser de ce stage
supplémentaire – « j’irai rejoindre le plus rapidement possible, aussitôt que
ma santé me le permettra ». Le climat du Levant et ce stage m’avaient un peu
déprimé et fatigué – « aussitôt que je serais rétabli, c’est l’affaire de quelques
jours, je rejoindrai sans attendre l’expiration de ma permission ». Ceci était
une décision personnelle, un projet spontané, une initiative qui venait de moi.
Ce n’était pas une obligation militaire.
Le 10 juin, lorsque je suis allé voir le colonel Lucien j’ai eu avec lui une
longue conversation en présence de ma femme. Cette conversation a
confirmé ce qui avait toujours été dit entre nous. Il résultait très clairement de
la conversation, que je n’étais pas dans l’obligation de rejoindre tout de suite.
Si j’avais demandé au colonel Lucien d’écrire sur cet ordre « la présente
mutation sera valable le 26 juin », il l’aurait certainement écrit, parce que
c’était dans sa pensée. Il ne l’a pas écrit parce que le 10 juin, personne ne s’en
étonnera, on n’était pas au démêlage de texte. On ne pensait pas à raffiner.
D’ailleurs, si je lis le texte, on voit qu’il n’a pas été rédigé avec toute la
minutie nécessaire. Cela s’explique par les circonstances mêmes et,
d’ailleurs, au cours de la conversation – on a peut-être parlé pendant dix
minutes de ma mutation – on a parlé de l’affreuse situation générale peut-être
pendant trois quarts d’heure. Le colonel Lucien m’a dit que le ministère se
repliait à Amboise, que le soir même il rejoindrait Amboise où d’ailleurs sa
femme et ses enfants l’avaient précédé. Je lui ai dit : « En ce qui me concerne
je vais envoyer ma femme et mes enfants à Jarnac – personne ne pensait à
l’époque que les Allemands pourraient venir jusque-là. Je vais rester à Paris
un jour ou deux pour me remettre définitivement. J’ai eu cette petite blessure.
Il faut que je trouve une autre auto puisque la mienne a été détruite par les
Allemands. Je me mettrai en route ensuite, je m’arrêterai à Amboise où je
vous saluerai ; je m’arrêterai à Jarnac où seront les miens. Je rejoindrai
Bordeaux avant la fin de ma permission. » Le colonel Lucien m’a félicité :
« Vous avez raison d’agir ainsi. » Dans son esprit comme dans mon esprit la
mutation n’était pas valable sur-le-champ : elle ne prendrait son effet
obligatoire pour moi que dans un certain délai ; les projets que nous avons
ainsi exposés l’un et l’autre nous les avons réalisés. Le lendemain, 11 juin,
ma femme a quitté la région parisienne, elle avait l’intention de coucher à
Jarnac ; le soir elle n’avait pas dépassé la Loire. Il pleuvait énormément ; les
ponts de la Loire étaient bombardés. Ma femme était seule avec ses deux
enfants. Elle ne trouvait pas d’abri. Pensant que les circonstances justifiaient
un peu de sans-gêne, qu’on n’oserait pas avoir dans d’autres cas, elle s’est
brusquement rappelé que la veille, le colonel Lucien qu’elle ne connaissait
pas plus avait dit qu’il se rendait à Amboise. Elle a pensé brusquement que
c’était peut-être une occasion de mettre mes enfants à l’abri et après avoir
obtenu l’adresse du colonel Lucien, elle se rendit chez lui. Le colonel et sa
femme, que ma femme ne connaissait aucunement, la reçurent très gentiment.
On hébergea les enfants. Au cours de la conversation entre le colonel Lucien,
ma femme, Mme Lucien et le colonel Le Coq de Kerlan, ma femme a dit :
« Mon mari va rester à Paris encore un jour ou deux. Il passera par Amboise ;
ensuite il passera par Jarnac et puis il rejoindra Bordeaux. » Il résultait de
cette conversation, dans l’esprit de ma femme, répétant en quelque sorte ma
propre pensée, que ma permission n’était pas expirée. Le colonel Lucien a
trouvé cela tout naturel. À la date du 11 juin, il est donc extrêmement clair
que je n’étais pas tenu de rejoindre sur-le-champ.
Pendant ce temps qu’est-ce que je faisais moi-même ? Je suis resté à
Paris. J’ai d’abord écrit à Air France une lettre pour décommander la place
que j’avais retenue sur l’avion du 16 pour rentrer en Syrie. Je suis allé au
Val-de-Grâce pour me faire refaire un pansement. Je me suis occupé de
trouver une voiture, une auto pour prendre la route. J’ai été me faire faire un
tout dernier pansement au Val-de-Grâce ; ma plaie était améliorée, était
propre et, par conséquent, je pensais que je pouvais partir le lendemain. Je
prends la route ; il y avait à l’époque un encombrement sur lequel je n’ai pas
besoin de donner de détails. Je pensais passer par Orléans puisque j’avais
toujours fait ce projet. Mais impossible d’atteindre Orléans ; je n’avais pas
fait 25 km sur la route Paris-Orléans quand je me suis aperçu qu’on
n’avançait plus du tout. Impossible d’atteindre Orléans que dans des délais
extraordinairement longs. J’ai pris une dérivation qui me permettait d’aller
plus vite : La Ferté-Milon-Chartres et Tours. Je n’ai pas passé par Amboise et
j’ai pris un autre itinéraire qui m’a permis d’aller ensuite plus vite. Il y a eu
une discussion à l’instruction sur le temps qu’il fallait pour aller à Bordeaux
par la route. J’affirme que j’ai marché au plus vite ; j’ai roulé jour et nuit en
m’arrêtant de temps en temps pour une demi-heure en dormant une demi-
heure sur mon volant. J’ai mis deux jours et demi. J’estime qu’il fallait trois
jours pour aller de Paris à Bordeaux à cette époque et personne j’affirme
n’aurait pu aller plus vite. Il y a dans le dossier une consultation du bureau
disant que pour aller de Paris à Bordeaux le 10 juin il suffisait d’un jour.
Mais cette opinion ne peut pas m’être applicable pour plusieurs raisons :
d’abord, le 10 juin, date considérée, les routes étaient moins encombrées que
le 13 ; ensuite j’étais blessé ; j’avais le bras droit ankylosé, cela ralentissait
mes capacités de conduire une voiture. Enfin, j’ai passé par Limours et
Chartres ; enfin à Limours la voiture a été mitraillée ; il y a eu un arrêt de
trois ou quatre heures qui a considérablement retardé la route pour tout le
monde. J’ai mis trois jours ; personne n’aurait pu aller plus vite. J’ai pu
profiter de l’avantage d’être en tenue, pour couper les files. Dans l’ensemble,
il était impossible, à l’époque, d’aller plus vite. Ce point était tellement
important, il a semblé si important, on y attribuait tellement d’importance,
que j’ai mis des insertions dans les journaux pour demander à toutes les
personnes qui avaient fait Paris-Bordeaux ou un itinéraire équivalent de faire
connaître combien de temps elles avaient mis. Ces recherches avaient donné
peu de réponses, cinq ou six, et par relation j’ai essayé de trouver d’autres
renseignements. Dans l’ensemble de ces investigations qui constituent un
dossier assez copieux – je ne discute pas, je n’indique pas les détails –, ce que
je veux dire c’est que je n’ai pas trouvé une personne, une seule, qui, en
répondant à mon enquête, ait déclaré avoir mis moins de trois jours. Tout le
monde a mis un temps plus long. Cela confirme d’une manière catégorique ce
que j’avais toujours dit.
Je n’insisterai pas plus longtemps sur le temps nécessaire pour aller de
Paris à Bordeaux. […] Je me résume en disant que j’ai toujours considéré que
j’étais dans cette période un permissionnaire qui jouissait de la liberté, un
permissionnaire persuadé qu’une mutation ne mettait pas ipso facto fin à une
permission et la conversation que j’avais eue avec le colonel Lucien à Paris,
dans son bureau au ministère de l’Air, m’avait laissé cette conviction. J’ai
revu le colonel Lucien à Bordeaux. J’arrive à Bordeaux, et la preuve que je ne
pensais pas être en fraude – comme celui qui est en retard et qui essaye de ne
pas aggraver son cas – c’est que je suis d’abord allé voir le colonel Lucien,
parce qu’on parlait d’armistice. Le colonel Lucien pouvait avoir des
renseignements étant au ministère. Je suis allé le voir pour savoir où en était
la situation générale et pour qu’il me dise ce qu’il savait des informations
particulières qu’il pouvait détenir. Lorsqu’il m’a vu : « Eh bien, vous êtes à
Mérignac ? — Non, je ne suis pas encore à Mérignac mais j’y vais
aujourd’hui même. » Il n’a manifesté aucune surprise, n’a fait aucune
objection. Il y a même beaucoup plus – détail que j’ai donné à l’instruction et
qui à mon avis a un certain intérêt –, il allait lui-même à Mérignac pour
besoin de service. Il se rendait lui-même à Mérignac. Il m’a dit : « Eh bien,
puisque nous bavardons de situation générale qui nous passionne, l’un et
l’autre, montez dans ma voiture ; nous bavarderons chemin faisant. Je vous
déposerai à Mérignac. » Nous parlons ; il me dit les renseignements qu’il
avait et que, pour ma part, je n’avais pas eus et à un moment donné nous
arrivons à Mérignac. Nous n’avons pas achevé la conversation. « Je n’en ai
que pour dix minutes. Je vous déposerai à Bordeaux tout à l’heure. » J’ai
pensé : « En dix minutes, je n’ai pas le temps de me présenter à mes chefs, de
régulariser définitivement ma situation. Je me présenterai à Mérignac dans la
journée. »
J’ai donc, en attendant le colonel Lucien dans sa voiture,…
Le PRÉSIDENT. — Quand êtes-vous arrivé à Jarnac ?
M. MENDÈS FRANCE. — La date exacte, je ne peux pas le dire, c’est le
16 ou le 17.
Le PRÉSIDENT. — Combien de temps êtes-vous resté ?
M. MENDÈS FRANCE. — Probablement deux jours. Comme à l’époque
je ne pensais pas qu’on suspectait la régularité de ma situation, je ne prenais
pas note de ces détails. Ma présence à Jarnac était nécessaire pour deux
raisons : d’abord ma voiture ne pouvait plus avancer ; il était indispensable
que je la fasse réparer. Cela ne pouvait se faire en quelques heures à l’époque.
Et puis mes blessures me retardaient un petit peu. Si j’avais pensé que j’étais
dans l’obligation d’aller à Bordeaux sur-le-champ, tout cela n’aurait pas
compté, ni ma fatigue physique, ni ma blessure, ni les nécessités de réparer
ma voiture. Comme je pensais que ma permission était toujours en cours et
qu’au surplus il ne s’agissait pas d’aller me battre, mais de se rendre à une
école pour recommencer des cours, le besoin ne m’apparaissait pas aussi
pressant et il me semblait que j’avais le droit de rester dans cette période en
permission. J’ai attendu que ma voiture soit réparée et j’ai pris la route.
J’ai fait un certain nombre d’allées et venues. C’est peut-être un détail,
mais un détail très significatif. Si j’avais reçu le 10 juin une mutation
exécutoire sur-le-champ, si le 10 juin j’avais été déserteur, en absence
illégale, est-ce que vous pensez que le colonel Lucien m’aurait emmené dans
sa voiture à Mérignac à l’endroit où se trouvait ma formation, qu’il aurait
toléré que je reste dans sa voiture lire un journal au lieu de courir régulariser
ma situation.
Le PRÉSIDENT. — Les militaires avaient des complaisances coupables
pour les parlementaires.
M. MENDÈS FRANCE. — J’ai accusé un autre militaire qui est témoin.
C’est une injustice qui s’adresse au colonel Lucien.
Le PRÉSIDENT. — Vous savez bien qu’il existait des complaisances
coupables. Vous le savez tellement bien que vous en avez accusé quelqu’un
d’autre.
M. MENDÈS FRANCE. — C’est possible ; c’est une question à laquelle
il ne m’appartient pas de répondre. Il appartient au colonel Lucien de
répondre.
Vous parlez de complaisances coupables. Mettons que j’ai eu tort de dire
injure. Je veux dire en tout cas…
Le PRÉSIDENT. — Je vous dis un fait. Vous savez bien qu’il existait à
une certaine époque…
e
M FONLUPT. — À toutes les époques.
Le PRÉSIDENT. — Des complaisances coupables vis-à-vis des
parlementaires. Cela pourrait expliquer…
M. MENDÈS FRANCE. — Puisque vous parlez d’autres cas particuliers,
je ne me suis pas contenté à Paris de sa complaisance coupable. J’ai demandé
à être militairement couvert. Je pense que j’aurais agi de la même manière si
le 19 juin le fait s’était reproduit. Il me paraît peu vraisemblable que le
colonel Lucien m’ait ramené de Mérignac à Bordeaux, m’éloignant ainsi de
ma formation et ainsi aggravant mon cas. C’est que le 19 juin, j’étais en
permission régulière, j’étais un permissionnaire dont la permission n’était pas
expirée et, pour le colonel Lucien comme pour moi, l’ordre n’était valable
qu’à l’expiration de ma permission, le 26 juin. Tous les faits confirment cette
thèse et le colonel Lucien avait estimé qu’il n’y avait rien à me reprocher. Il a
dit : « Si Mendès France avait été en faute, j’aurais pris les sanctions
voulues. » Par conséquent, du 10 au 19 juin, au terme de l’accusation, je suis
censé avoir désobéi à un ordre, alors que le colonel Lucien dit lui-même que
je n’ai pas contrevenu à ses ordres.
Sur les faits postérieurs au 19 juin, je serai très bref et je m’excuse
d’avoir été aussi long. Mais j’ai le désir de m’expliquer en détail. Sur les faits
postérieurs au 19 juin je serai très bref… je crois en effet que, si on admet
que le 19 juin j’étais dans une situation régulière, pour la période postérieure
on n’a rien à me reprocher.
Le PRÉSIDENT. — Vous êtes allé à Bordeaux combien de fois quand
vous étiez…
M. MENDÈS FRANCE. — Je ne suis jamais allé à Bordeaux avant le
19 juin.
Le 19 juin à la fin de l’après-midi, je retourne seul cette fois à Mérignac
dans l’intention de me présenter à mes chefs. Quel était l’état du terrain de
Mérignac ? Je n’ai pas besoin de le dire, les officiers qui font partie du
tribunal le savent aussi bien que moi. Il y avait un grand encombrement, une
confusion extrêmement effroyable, et des centaines d’avions, des dizaines de
formations, les unes stationnées, les autres repliées transitant. Tout cela créait
une ambiance de fièvre, d’émotion et je crois pouvoir dire de désordre. Je
cherche l’école des observateurs pour savoir où elle est ; on me dit qu’elle a
déménagé. Je vais au pavillon de commandement. Je me présente au bureau
du commandant de la place. Il y avait là trois ou quatre officiers ou officiers
supérieurs dans son bureau, trop occupés pour recevoir un officier
nouvellement muté – cette visite dont il paraît qu’elle se fait généralement en
gants blancs. J’interroge le secrétaire : « Où est l’école des observateurs de
Bordeaux ? — Elle est partie. — Où ? — En Afrique du Nord, au Maroc ; on
n’en sait rien elle est partie au Maroc. — Qu’est-ce qu’il faut faire ? — Faites
comme tous les autres ; débrouillez-vous. » Tout cela dans une ambiance de
fièvre, d’émotion, parmi beaucoup d’autres questions et de conversations de
même nature et du même ordre.
J’ai été extrêmement perplexe, extrêmement ennuyé à ce moment-là. Je
donne cette précision : l’acte d’accusation commet sur ce point une
inexactitude, une imprécision. À ce moment de l’école des observateurs, de
ma formation, il ne restait sur la base de Bordeaux qu’un équipage, qu’une
formation qui n’avait pas pu partir pour défectuosité technique, et dont
l’équipage au complet n’aurait pas pu m’emmener. De toute manière, toute
l’école était partie. Elle était partie de la manière suivante : l’encadrement
c’est-à-dire les officiers supérieurs étaient partis le matin par voie d’air ;
trente-sept avions, puis un millier de sous-officiers avaient été dans la journée
embarqués sur le paquebot Kersac à destination de Casablanca. Le colonel
Bonneau, directeur de l’école est resté le dernier, assurant en quelque sorte le
départ de tout le monde. Lorsque tout le monde s’est trouvé parti, son devoir
était de suivre. Par conséquent, il a pris son envol dans la première partie de
l’après-midi du 19 juin, persuadé qu’il ne laissait personne derrière lui. Ceux
partis par la voie des airs ont débarqué le lendemain à Oran. Ceux qui sont
partis par voie de mer ont eu des difficultés. Après avoir été embarqués, ils
ont été débarqués parce que des éléments dont le transport était plus urgent
devaient partir pour rejoindre l’échelon lourd qui était déjà en Afrique du
Nord et dont la présence était nécessaire pour continuer la guerre. Par
conséquent, mes camarades ont été débarqués. À ce moment, je ne fais de
grief à personne, je constate que le chef du détachement n’a pas rendu compte
à son chef, il a estimé qu’il lui appartenait dans cette période de faire au
mieux, de se débrouiller, de trouver le moyen de faire passer ses hommes en
Afrique du Nord sans en rendre compte à Mérignac. Il a obtenu de faire
transporter son détachement à Port-Vendres où on a cherché le moyen de
passer en Afrique du Nord. Quand je suis arrivé à Mérignac, comme il n’en
avait pas rendu compte à tout le monde, le colonel Bonneau ignorait même
où ils se trouvaient. Si on m’avait dit : « Il y a un embarquement qui se
trouve peut-être à quelques centaines de mètres ou quelques kilomètres », je
me serais précipité. Ils sont partis jusqu’à Port-Vendres. À Port-Vendres, mes
camarades ont demandé à être embarqués pour l’Afrique du Nord. Le
commandant du port de Port-Vendres trouvant qu’ils manifestaient une
certaine impatience, une certaine nervosité, n’a rien trouvé de mieux que de
les envoyer au camp de Collioure où ils devaient rester un jour ou deux.
Sortis non seulement sans ordre, mais contrairement aux ordres qu’ils avaient
reçus, ils sont arrivés de nouveau sur le quai et, constatant qu’on embarquait
des Polonais, les uns se sont travestis en Polonais, les autres se sont mis en
tenue de civils et ils ont voyagé secrètement, irrégulièrement,
clandestinement. Arrivés à Oran, personne ne leur a fait le moindre reproche.
On les a accueillis avec des éloges ; on leur a dit qu’ils avaient raison de
rejoindre l’Afrique du Nord et on les a dirigés sur Meknès. Ils ont rejoint
Meknès où l’école continuait son fonctionnement. J’ai fait exactement la
même chose. J’ai d’abord essayé de trouver un avion dans lequel je pourrais
m’embarquer, dans lequel mes camarades pourraient m’emmener. C’était très
difficile ; tout le monde voulait partir ; il y avait un mot d’ordre qui courait
sur le terrain : « le plus d’avions possibles, le plus de personnel possible ».
« Tout le monde en Afrique du Nord où la guerre va continuer. » L’armistice
avait été demandé le 17 ; on était le 19. Pas de réponse sur les conditions de
l’armistice. On disait que les troupes allemandes voulaient capturer le
gouvernement à Bordeaux. Bordeaux avait été bombardé ; tout cela avait
accrédité la conviction que l’armistice ne pourrait être signé, que la guerre se
poursuivrait en Afrique du Nord, chacun sur le terrain essayait de passer en
Afrique du Nord, sans ordre ou quelquefois avec la tolérance, l’approbation
d’officiers. D’ailleurs, il n’avait pas paru d’ordres. Par conséquent, il y avait
une impossibilité pour moi de trouver une place sur un avion, parce que je ne
connaissais personne à Mérignac. Je suis redescendu à Bordeaux et je me
demandais exactement ce qu’il fallait faire pour essayer de trouver une
occasion. Je n’avais pas de soucis quant à la régularité de ma situation,
j’avais du souci en me demandant comment je pourrais rejoindre l’école.
Arrivé à Bordeaux, j’ai appris que le Conseil des ministres s’était réuni le 19
au soir. Le 20 au matin nouveau Conseil des ministres ; Conseil des ministres
très pessimiste sur l’aboutissement des pourparlers avec l’Allemagne.
Visiblement, les conditions d’armistice n’arrivaient pas ; l’armistice
échouerait. Le gouvernement hésite, on décide de se replier. Le président de
la République devant partir le premier sur Perpignan, les présidents des deux
Chambres sur Toulouse avec le gouvernement. Le maréchal Pétain avait dit
qu’il resterait le dernier et le Parlement devait partir non pas par voie de terre,
mais prendre directement un bateau. C’est pourquoi l’amiral Darlan avait
réquisitionné le Massilia qui n’était pas un cargo quelconque, mais un navire
de guerre dépendant de l’amiral Darlan. Donc, le gouvernement décide à
cette date de replier les Chambres, les autorités publiques, sur l’Afrique du
Nord. Lorsque j’ai appris qu’il y avait un bateau sur lequel j’avais accès en
qualité de parlementaire, sur le moment j’ai trouvé que c’était une chance
providentielle. Voilà un bateau qui me permet de rejoindre mon affectation,
lieu où la guerre se poursuivrait éventuellement et, par conséquent, qui me
permettrait d’aller me battre, un bateau – question qui a été posée à
l’instruction – qui, au surplus, me permettait de mettre ma famille à l’abri,
parce que le bureau de la Chambre avait décidé, pour éviter que des otages
trop nombreux ne tombent aux mains des autorités allemandes, des
envahisseurs, de donner l’ordre ou le conseil de faire replier non pas
seulement les parlementaires, mais leur famille, ce qui me permettait de
réaliser à la fois tout ce que je pouvais souhaiter à ce moment : remplir mon
obligation militaire, faire mon devoir d’officier français et mettre ma famille
à l’abri. Chance extrême. Je suis immédiatement parti pour Jarnac chercher
ma femme et mes enfants qui ne m’attendaient pas puisque je les avais quittés
la veille. Je leur ai dit : « Faites sur-le-champ vos valises ; il y a un bateau qui
nous permet d’aller tous en Afrique du Nord où se trouve mon affectation et
où j’ai le devoir de rejoindre. »
Immédiatement, ma femme et mes enfants sont venus avec moi et nous
nous sommes embarqués sur le Massilia uniquement avec cette conviction
arrêtée que ce bateau me permettait de rejoindre.
Le PRÉSIDENT. — Pourquoi avez-vous fait apposer le visa d’étranger ?
M. MENDÈS FRANCE. — Avant j’avais tout de même tenu à prendre
un certain nombre d’informations et même à me couvrir. Je me suis adressé
successivement à trois autorités. D’abord à l’amiral Dumesnil ; en second lieu
au bureau central militaire de la circulation et en troisième lieu au colonel
Michel. Je vais parler de ces trois autorités. L’amiral Dumesnil a été dépêché
au ministère de l’Intérieur pour s’occuper de cette question du repliement des
parlementaires en Afrique du Nord. Je me suis présenté à lui. J’étais en
tenue ; lui aussi. Conversation d’un officier subalterne s’adressant à un
officier général. Je lui ai dit : « Voilà ma situation ; je vais rejoindre l’Afrique
du Nord. Je suis parlementaire ; je vais prendre place sur le Massilia ; mon
intention n’est pas de faire acte de député, mon intention est de rejoindre.
— Je vous approuve entièrement » et il m’a délivré de sa main un laissez-
passer qui m’a donné accès sur le Massilia. Je l’ai interrogé, je lui ai
demandé s’il n’allait pas me donner un ordre militaire. Il m’a dit que je ne
dépendais pas de lui, mais ce qui est important – je remarque un point sur
lequel je demande au tribunal de réfléchir – je me suis adressé tout de même
à un officier militaire ayant un certain standing. Je lui ai dit : « Voilà ce que
je vais faire en Afrique du Nord. Est-ce que je peux utiliser le Massilia
réservé aux parlementaires pour affaire militaire ? » Il m’a dit « très bien ».
Le PRÉSIDENT. — L’amiral Dumesnil ! il était préposé à distribuer des
tickets, c’est tout.
e
M FONLUPT. — C’est beaucoup d’étoiles pour une fonction si
modeste.
M. MENDÈS FRANCE. — Il n’était pas mon chef ; il est exact qu’il ne
m’a pas donné d’ordre. Je ne prétends pas du tout être couvert par lui,
distinction considérable, j’étais couvert par le colonel Lucien. Je lui ai
demandé en quelque sorte un conseil. Il lui a paru tout à fait opportun que
j’utilise cette chance qui s’offrait à moi de rejoindre mon affectation et à
laquelle je semblais avoir droit. À mes yeux, tout au moins, j’étais toujours
en permission. Il m’a délivré ce laissez-passer.
Le PRÉSIDENT. — Étiez-vous en tenue ?
M. MENDÈS FRANCE. — J’étais en tenue ; tous mes effets civils sont
restés là-bas ; cela excuse la tenue défraîchie dans laquelle je me présente
aujourd’hui devant vous.
Au bureau voisin, où fonctionnait le bureau central militaire de la
circulation, j’ai dit : « Voici ma situation. Mes collègues parlementaires non
mobilisés se font délivrer des passeports et sur ces passeports font apposer un
visa. Est-ce que je dois faire comme eux ? » J’avais un passeport. On s’est
étonné : « Pourquoi ? » Pour la raison que quand j’étais venu du Levant, j’ai
voyagé par la ligne Air France qui fait escale en Italie et en Égypte. Les
permissionnaires officiers chargés de mission avaient tous des passeports.
6
J’ai demandé au BCMC de mettre sur mon passeport qu’il me permettait
de m’embarquer. Là, il s’est passé un incident très important qu’on n’a
jamais voulu élucider à l’instruction. J’étais en tenue ; j’étais visiblement
d’un âge auquel on a des obligations militaires. Je n’avais pas le droit à un
visa de sortie de France. Le fonctionnaire civil ou militaire en civil m’a dit :
« Je ne peux pas vous donner un passeport pour sortir de France. » Je lui ai
répondu : « mon unité est au Maroc. » Il m’a dit : « Cela c’est un cas
particulier ; je ne peux pas prendre cela sur moi. » Il a emporté mon
passeport, mes papiers, la mutation du colonel Lucien. Il s’est rendu dans un
bureau voisin voir je ne sais qui et il est revenu quelques instants après en me
disant : « C’est d’accord, sur vos explications, on considère que vous avez
raison de vous rendre en Afrique du Nord » et on a mis sur mon passeport le
visa passe-partout qui a étonné tout le monde, sans en changer une virgule.
Par ce visa, on était autorisé à se rendre dans un certain nombre de pays
étrangers qui étaient énumérés. Je n’avais pas l’intention de me rendre aux
États-Unis d’Amérique. Mon visa est le même visa que celui qu’on a mis sur
tous les passeports, pour tous les passagers du Massilia. Ce qui est essentiel
c’est que le bureau militaire chargé de contrôler le déplacement des militaires
a connu mon déplacement, mon voyage, l’a approuvé, l’a visé. Troisième
autorité militaire : le général Michel. L’acte d’accusation déclare que je ne
me suis présenté à lui qu’une fois levée l’ancre. Je suis persuadé que je me
suis présenté au général Michel sur le quai, avant même que nous nous
embarquions sur la vedette qui devait nous conduire au Massilia. L’essentiel
c’est que j’ai dit au général Michel et à mes collègues : « Mon général, je suis
député, c’est entendu, mais ma présence sur le bateau s’explique par des
raisons non parlementaires. » Le général Michel m’a dit : « Vous avez
entièrement raison. » Par conséquent, là encore, je me présentais à un officier
général, à une autorité militaire en lui dénonçant d’une manière officielle
mon intention de rejoindre mon affectation, en disait que c’était là la seule
raison pour laquelle je m’embarquais.
Le PRÉSIDENT. — Il est bon de signaler que le général Michel, bien que
commandant militaire, échappe aux ordres généraux puisqu’il est aux ordres
de l’Assemblée.
M. MENDÈS FRANCE. — Je raconte ce qui s’est passé […], ce qui peut
avoir un certain intérêt juridique. Ce que je dis c’est que je me suis présenté
au général Michel en lui disant : « Je m’embarque non comme parlementaire,
mais comme officier pour rejoindre mon unité. » Il a trouvé ma réponse
excellente et l’a approuvée.
D’une part, le 23 juin, pendant la traversée, le général Michel a procédé
au recensement des militaires à bord, car il y avait à bord plusieurs centaines
de militaires. Or, personne, sauf quatre, n’a été poursuivi. Le général Michel
agissant comme commandant d’arme a opéré un recensement.
L’embarquement s’est fait dans une certaine confusion. Beaucoup n’avaient
pas le fameux visa. Sur ce document, il fallait apposer son nom, son grade et,
d’autre part, la raison militaire pour laquelle on s’était embarqué. Chacun
écrivait de sa main. En face de mon nom, j’ai écrit que je m’embarquais pour
rejoindre l’école de Bordeaux-Mérignac. J’ai manifesté par un document qui
subsiste que mon intention était bien de rejoindre mon unité. Ce document
existe à Casablanca. M. le juge d’instruction a estimé que cela n’avait pas
d’intérêt. C’est possible. Ce que je veux dire, c’est que j’ai affirmé d’un bout
à l’autre – il existe un document écrit – que je m’embarquais dans un but
militaire. Ici, incident que je veux également régler parce qu’il est visé dans
l’acte d’accusation. On m’a dit : « Vous étiez tellement officier et si peu
parlementaire que vous vous êtes associé à des démarches faites par tous les
parlementaires. Tous ces parlementaires ont envoyé un télégramme au
président Herriot, télégramme signé d’un certain nombre de noms dont le
vôtre. Vous avez donc fait acte de député, au moins pendant ce temps. » Dans
ma réponse je n’ai cessé de le répéter : je n’ai jamais signé ce télégramme. Je
parle ici sous le contrôle de M. Perfetti. Le 24 ou le 25 juin, M. Perfetti sait
qu’il a signé un télégramme au nom de ses collègues qui l’en avaient chargé.
Pour ma part, je ne l’en avais pas chargé. Je voyageai comme militaire et
d’un bout à l’autre du voyage, je n’ai cessé de faire acte de militaire, rien que
de militaire.
Je crois pouvoir dire qu’il n’y a pas d’ambiguïté dans mon attitude. D’un
bout à l’autre, à tous les gens que j’ai rencontrés, amiral Dumesnil, BCMC
général Michel, j’ai toujours dit : « Je m’embarque pour rejoindre mon unité,
pas pour autre chose », et lorsque nous sommes arrivés le 24 juin, on nous a
fait descendre, tous les militaires, parlementaires ou non. On a été accueilli
par la commission régulatrice [constituée par la place de Casablanca] pour
éviter que les militaires ne se promènent. Cette commission régulatrice était
présidée par un colonel. Je me suis présenté à cette commission régulatrice,
j’ai décliné mon nom, mon grade, expliqué quelle était mon affectation, que
je rejoignais l’école des observateurs du Maroc. Immédiatement enregistré,
j’ai été deux jours après, comme le fait n’importe quel officier, me présenter
à mon nouveau chef, le général d’Astier de La Vigerie que je ne connaissais
pas, expliquer ma situation. Entre-temps, l’armistice est survenu. L’école
d’observateurs a été dissoute. Le général d’Astier m’a dit : « Je vais vous
affecter à mon état-major. » Il n’avait pas d’officier pour les bureaux. Quand
je lui ai dit que j’avais été au Levant pendant quelques temps, dans un
premier bureau, il m’a dit : « Je vais vous mettre dans mon premier bureau,
en attendant votre démobilisation. »
À la même époque, des milliers de militaires ont passé sans ordre en
Afrique du Nord, ou avec le consentement de chefs qui avaient reçu l’ordre
de laisser faire. Le fait est tout à fait général dans l’aviation. Je ne veux pas
citer des noms ; cela ne signifierait véritablement rien. Fait beaucoup plus
significatif : le 6 juillet – et je m’excuse de faire état d’un document que j’ai
connu à l’état-major du général d’Astier – j’ai reçu une circulaire du général
Pennès disant :

J’ai à mon dossier de nombreux aviateurs qui ont débarqué en


Afrique du Nord. Il y a lieu d’en opérer le recensement sur deux
tableaux : sur le premier tableau figureront les officiers qui ont fait un
débarquement régulier, sur ordre, sur l’autre tableau figureront les
officiers qui ont débarqué et se sont repliés sans ordre.

Ce dernier tableau était assez copieux. Aucun n’a jamais été sanctionné.
Je pourrais même dire que certains ont été félicités pour avoir agi ainsi.
Autre fait : sur le terrain de Toulouse, il y avait eu une espèce
d’algarade ; les uns voulant passer en Afrique du Nord, les autres voulant
rester. Ceux qui voulaient partir sont partis, fait explicable par le désordre des
circonstances. Non seulement on ne les a pas poursuivis, mais à la prise
d’arme, le 16 juillet, quelqu’un, le général Vuillemin, les a décorés lui-même.
À l’école d’observation, mes camarades sont passés de Port-Vendres à
Oran, mais contre les ordres qu’ils ont reçus, et un sous-officier qui avait la
responsabilité d’une douzaine d’hommes de troupe et d’un ou deux camions
et qui se trouvait à Cognac complètement isolé, a pris sur lui de rapatrier ses
dix ou douze hommes jusqu’à Casablanca où on lui a délivré des
témoignages de satisfaction. À bord du Massilia il y avait des centaines de
militaires, dont environ cinquante officiers. Personne ne leur a jamais fait de
reproches, sauf à quatre d’entre eux qui étaient députés et qu’on a accusés de
déserter.
Je n’ai pas à parler de mes trois collègues. Ce que je veux dire c’est qu’ils
ont fait valoir pour expliquer leur présence sur le Massilia et leur présence en
Afrique du Nord des raisons qui ont eu des succès divers : l’un a obtenu un
non-lieu, l’autre a été condamné. De ces quatre parlementaires qui ont été
poursuivis, le seul qui avait une obligation militaire de se rendre en Afrique
du Nord, c’est moi – le général d’Astier a dit que c’est si je ne m’étais pas
rendu en Afrique du Nord, j’aurais été en position irrégulière. Je devais m’y
rendre par tous les moyens. J’ai pris le premier moyen qui s’offrait à moi.
Mes trois camarades qui n’avaient pas d’affectation en Afrique du Nord sont
allés se présenter au général François qui les a envoyés au général Noguès,
lequel leur a demandé un rapport détaillé sur leur situation. Le dossier a été
transmis au ministre. Ces officiers ont été inculpés. Personnellement, je n’ai
pas eu à faire semblable démarche. J’ai fait ce que fait un officier rejoignant
sa formation. À aucun moment je n’ai pensé que ma situation était suspecte
et, contrairement à la loi et contrairement à l’usage qui veut qu’avant de faire
tout de même autour du nom d’un officier un scandale et avant de l’inculper,
on procède à une espèce d’investigation discrète et officieuse, et qu’un
officier soit désigné pour établir un dossier, jamais personne ne m’a posé la
moindre question. Le 25 juillet j’ai appris comme vous que le Conseil des
ministres, agissant pour une fois comme autorité judiciaire, avait décidé de
poursuivre pour abandon de poste quatre officiers dont j’étais et, dès ce
moment cela a été autour de mon nom une publicité scandaleuse et sans
précédent. Le général d’Astier profondément inquiet, qui ne me connaissait
pas quand je suis arrivé au Maroc, a cru sur le vu de la presse à ma
culpabilité. Il a été très mécontent d’avoir à son état-major un officier qui
avait failli, qui avait déserté. Il m’a convoqué immédiatement avec un
mécontentement et une certaine rudesse. Je lui ai fait voir pour la seconde
fois mes papiers. En dehors de moi, il a fait procéder à une enquête. Sur le vu
de mes explications et des premiers résultats de cette enquête, le général
d’Astier s’est persuadé qu’il y avait une erreur, qu’on m’avait suspecté à tort,
que je n’étais pas coupable. […] Il m’a demandé de dresser un compte rendu
qu’il a transmis par la voie hiérarchique en signant un commentaire disant
qu’il lui paraissait résulter de mes applications qu’il n’y avait rien à me
reprocher. Il y a eu un retard dans la transmission. Le dossier est arrivé au
ministère de l’Air alors que les décisions étaient déjà prises, et qu’il avait été
décidé de signer un ordre d’informer. C’est ainsi que j’ai été accusé d’avoir
quitté ma formation.
J’ai été arrêté le 29 août. Il m’a fallu attendre quatre mois de prison
immérités dont deux mois de secret presque absolu pour savoir ce qu’on me
reprochait, car en effet mon affaire a pris successivement divers aspects. Le
juge d’instruction de Casablanca m’a interrogé sur ce qui notoirement faisait
l’objet de mon ordre d’informer, l’affaire du Massilia. « Pourquoi vous êtes-
vous embarqué sur le Massilia ? Cela est suspect. Étiez-vous couvert, aviez-
vous une autorité militaire qui vous avait autorisé à le faire ? L’affaire du
Massilia, c’est le cas de Jean Zay, de Viénot. » J’ai tout de suite expliqué que
je m’étais embarqué pour rejoindre mon unité. À partir de ce moment-là
l’inculpation Massilia, il n’en a plus été question. On s’est évertué à trouver
autre chose. Quatre mois après, deux nouveaux griefs inattendus : d’abord le
grief du 10 mai que j’ai exposé tout à l’heure et auquel juridiquement il a été
mis fin par le tribunal militaire de cassation et le grief du 10 juin qui consiste
à dire que j’ai désobéi à un ordre du colonel Lucien alors que le colonel
Lucien peut dire que jamais dans son esprit je ne devais exécuter cet ordre
avant la fin de ma permission, c’est-à-dire le 26 juin.
J’arrive aujourd’hui au terme d’un long et douloureux calvaire. Au
moment où la France a été envahie, meurtrie, blessée, j’ai été accablé plus
que tous les autres Français. Vous avez tous été atteints dans votre
patriotisme ; j’ai été frappé aussi dans mon honneur. Des journaux ont publié
des articles atroces dans lesquels j’étais affreusement diffamé ; on a publié un
portrait avec, sous mon nom : « officier déserteur ». Je ne souhaite à personne
de connaître une pareille épreuve. Je défends ici avec une conviction totale,
inébranlable mon honneur, l’honneur de mes enfants, mon foyer, ma liberté.
Je sais invinciblement que je n’ai pas failli… De tout temps je m’étais
préparé, j’étais décidé, si la guerre venait à éclater, si la France y était
entraînée, à combattre à l’endroit le plus dangereux. En 1933, j’ai reçu un
avis qui m’affectait comme infirmier à l’arrière et j’ai écrit immédiatement au
ministre de l’Air que je désirais ne pas conserver cette affectation militaire
ridicule, que je voulais être mobilisé si possible dans l’aviation. J’ai obtenu
e
satisfaction. Il y a la correspondance au dossier de M Rochat. Plus tard,
pendant mes périodes de réserve, j’ai été classé dans le personnel
administratif. J’avais toujours l’idée de faire partie du personnel navigant. On
m’a dit « impossible ». J’ai fait une nouvelle demande. Là encore j’ai obtenu
satisfaction. J’ai demandé à être classé de manière à pouvoir, le moment
voulu, être placé dans le cadre navigant. Dans l’intervalle, j’ai obtenu le
brevet de chef de section. Quand la guerre éclate, je pars au Levant parce que
je croyais que c’était là-bas que les événements militaires pouvaient se
dérouler. Lorsque je constate que les opérations ne se font pas aussi vite, à
peine breveté, je suis volontaire pour la Norvège, puis pour le front français
et après tout cela j’aurais déserté ! Alors dans cette heure-là j’aurais commis
une faute qui jure non seulement avec mon passé mais avec ce que j’ai
toujours affirmé ? Je dis que ce n’est pas possible. Personne de ceux qui
m’ont approché, qui m’ont connu, ne viendra soutenir raisonnablement que
j’ai déserté dans une pareille période. J’ai peut-être commis des imprudences,
des erreurs. Ai-je eu tort, ayant une affectation au Levant, d’en souhaiter une
autre dans le désir impatient et ardent où j’étais alors de me battre ? C’est une
faute que je n’arrive pas à regretter et que je me sens prêt à commettre à
nouveau si les circonstances se présentent. J’ai été imprudent de n’avoir pas
fait préciser au colonel Lucien, sur son ordre, ce qui était dans sa
conversation, à savoir que ma mutation ne prendrait effet qu’à la fin de ma
permission. J’ai sans doute été aussi incorrect vis-à-vis de mon nouveau chef,
puisque la règle veut qu’on se présente à lui sans retard par une lettre et qu’on
se mette à sa disposition.
Toutes ces fautes, je les reconnais, je m’en accuse. Mais déserter, je n’ai
jamais déserté. S’il est un crime que j’ai toujours méprisé et détesté c’est
celui-là, et en toutes circonstances. Je n’ai jamais cru qu’un jour j’aurais la
honte d’en être accusé. Dans ces derniers mois si durs, si douloureux, tout
remplis de souffrances très fortes, d’impatience aussi, d’anxiété, de peur – la
peur de l’erreur judiciaire –, dans cette période, j’ai souvent éprouvé plus
fortement encore le regret, lorsqu’il y a un an j’allais au ministère de l’Air
voir le colonel Lucien et que je lui demandais à être engagé tout de suite dans
la bataille, à prendre une part plus large dans la défense du pays qui avait
besoin de tous, qu’il ne m’eût pas autorisé à aller me battre. On m’a objecté
que je n’étais pas assez préparé, que je courais un trop grand risque. Comme
je combattrais aujourd’hui ces arguments avec autant d’impatience que de
ténacité ! Je pense que ce risque eût été un immense bonheur pour moi et je
regrette de n’avoir obtenu le droit de le prendre. Je préférerais que mes
garçons soient les fils d’un officier mort au champ d’honneur, plutôt que les
fils d’un officier qui fût suspecté de désertion.
Vous pouvez réparer seulement très partiellement et très tardivement ce
que l’erreur et la passion ont commis.
C’est un verdict de simple vérité et de simple justice que je vous
demande, que j’ai le droit de vous demander.
Le PRÉSIDENT. — Aucune question à poser ?
e
M FONLUPT. — Je me trouve dans l’obligation de conscience, car
l’avocat n’est pas au service de son client, l’avocat a le droit d’avoir sur le
procès qu’il plaide son opinion et son attitude personnelle. Je remplis un
devoir de conscience, d’après les explications que le lieutenant Mendès
France vous a données, en appelant par voie de conclusion votre attention sur
certaines erreurs juridiques graves prolongées, constantes qui ont été
commises dans ce dossier au cours de l’information et dont vous êtes les
juges normaux.
Vous avez rappelé tout à l’heure que vous n’étiez pas seulement les juges
d’un fait, que vous aviez à juger un homme et cela est vrai. Et c’est parce que
vous avez à juger un homme en tenant compte de son passé, de sa conduite
générale, de son esprit, de la façon dont il conçoit l’existence et le devoir, que
tout à l’heure mon client s’est expliqué d’une façon si complète et si
approfondie sur les faits du 10 mai. Nous n’avons pas l’intention de ce côté
de la barre de nous dérober à aucun grief, à aucune accusation, à aucune
critique. Nous y répondrons les yeux droit dans les yeux, n’ayant rien à
cacher et ayant le droit et le devoir de tout dire. Mais je tiens à dire tout de
suite que vous n’avez à juger – si vous avez à juger l’homme – qu’un seul et
unique fait qui est le fait du 10 juin. Je tiens à ajouter que si vous n’avez pas à
juger le fait du 10 mai, ce n’est pas en raison de cette bienveillance du
parquet à laquelle, dans une incidente tout à l’heure, le président faisait
allusion, car cette bienveillance à aucun moment de ce dossier, à aucune page
de cette trop longue procédure, je n’en ai rencontré même les avances. En
réalité vous n’avez pas à juger les faits du 10 mai parce que personne jamais
n’a été saisi du fait du 10 mai. M. le président vous rappelait tout à l’heure
avec infiniment de justesse et l’autorité de sa fonction que lorsqu’on reçoit un
ordre on obéit à un ordre. Et bien, Messieurs, chez nous, dans un domaine
tout à fait différent, il est un autre principe mais qui nous est commun
aujourd’hui – car vous n’êtes pas seulement ici des officiers, mais aussi des
juges –, il est un autre principe, c’est qu’on obéit à la loi, que la loi est
souveraine et dans un pays où la souveraineté est singulièrement bafouée,
mais où elle se fait de temps en temps respecter, la loi quelle est-elle ? C’est
la même qu’il s’agisse de la juridiction militaire ou civile, la même, non pas
depuis trente, vingt ou cinquante ans, mais depuis des générations. Et si
quelque chose peut confirmer la valeur d’une institution et d’un texte, c’est le
fait que, depuis plusieurs générations, depuis plusieurs siècles, ce même
principe a toujours été respecté, à savoir la distinction entre les attributions du
parquet et celles du juge d’instruction. Le juge d’instruction n’a pas qualité –
il en est de même dans la justice militaire – le juge d’instruction n’est pas le
maître de la poursuite ; celui qui en est le maître, le seul, c’est le général qui
signe l’ordre d’informer. Le général est souverain juge. Il décide, il dit : « ce
fait doit donner lieu à poursuite », ou au contraire il n’ouvre pas l’instruction
sur ce point. Cela résulte, pour la justice civile, d’une jurisprudence
aujourd’hui constante. En ce qui concerne la justice militaire, d’un texte
militaire : « L’ordre d’informer doit mentionner exactement les faits sur
lesquels portent les poursuites. »
Ici l’ordre d’informer, à la cote 11 du dossier, c’est clair – la plupart des
réquisitoires et des ordres d’informer sont assez explicites – fait état des
pièces qui y sont jointes. Ces pièces jointes c’est un ensemble de procès-
verbaux. Il en résulte que le seul fait dont le juge d’instruction ait jamais été
saisi, est le fait du mois de juin. Le lieutenant Mendès France a dit : c’est du
reste du fait seul du Massilia qu’il était saisi. Mais il est certain qu’il n’était
pas saisi du fait du mois de mai et cela résulte à l’évidence du procès-verbal
de première comparution qui a été signé par le juge d’instruction de
Casablanca où, conformément à la loi, il notifie à l’inculpé le fait sur lequel
on a instruit contre lui. En l’espèce, il a été accusé d’être déserteur pour avoir
quitté sans autorisation son corps, au début de juin 1940 ; en tout cas avant le
20 de ce mois. Donc il est clair, il est évident, on a la certitude la plus
complète que jamais le juge d’instruction n’a été saisi du fait du 10 mai. Il ne
e
pouvait pas s’en saisir. Ce principe existait dans notre droit du XVII , du
e
XVIII siècle. Il a subi une éclipse temporaire pendant la période
e
révolutionnaire ; il a repris sa force au début du XIX siècle.
Que l’on ait instruit sur le fait du 10 mai, personne n’en saurait douter. Il
suffit de se reporter aux interrogatoires qui ont été subis par M. Mendès
France à Clermont. Dans deux de ces interrogatoires, le juge d’instruction lui
notifie d’une façon formelle qu’il a contre lui des charges suffisamment
établies de désertion pour deux faits : ne s’être pas présenté dans les délais
impartis par la loi au 10 mai et sur le fait du 10 juin. Par conséquent, il n’est
pas douteux qu’il a été instruit sur ces faits. Il n’est pas douteux qu’il a été
instruit sur ces faits en violation de la loi, de la façon la plus indiscutablement
irrégulière.
[En raison du fait que l’instruction a été étendue à des circonstances au
e
sujet desquelles Pierre Mendès France n’était pas poursuivi, M Fonlupt-
Esperaber soulève une violation de la loi, une violation « des principes de la
loi ». Il demande que les faits relatifs à « l’affaire du 10 mai » soient écartés
du débat.]
Vous vous en rendez bien compte qu’en instruisant sur un fait dont le
juge d’instruction n’était pas saisi, en vous soumettant un fait dont vous
n’auriez pas dû être saisi, on essaye de créer contre moi, contre mon client,
une sorte de préjugé défavorable et que ce sont des procédés contre lesquels
j’ai le droit et le devoir de m’élever.

1. Cet acronyme renvoie au Théâtre d’opérations extérieures.


2. Cet acronyme renvoie au Grand quartier général de l’armée de l’air.
3. Le réquisitoire définitif rédigé par le commissaire du gouvernement Degache abandonne
l’accusation de désertion pour les faits du 10 mai, accusation que l’instruction, au contraire,
avait longuement retenu, même si, en dernier lieu, ce grief ne figure plus dans l’ordonnance
de renvoi.
4. Sur le conseil de ses avocats, Pierre Mendès France s’était pourvu en cassation contre
l’ordonnance de renvoi rendue par le juge d’instruction Leprêtre le 31 mars 1941 et qui
constatait que celui-ci n’avait rejoint son corps ni le 10 juin ni dans les cinq jours qui
avaient suivi, se rendant ainsi coupable de désertion. Le tribunal militaire de cassation de
Lyon devait déclarer le pourvoi mal fondé. Pour plus de détails, voir Jean-Denis Bredin,
Un tribunal au garde-à-vous, Hachette, 2002, p. 134.
5. Voir note 4, ici.
6. Cet acronyme renvoie au Bureau central militaire de circulation.
LE PROCÈS DE PIERRE
LAVAL (1945)
Le 4 octobre 1945, quand Pierre Laval comparaît devant ses juges, il
n’est pas le premier responsable du régime déchu à subir pareille
confrontation. Quelques mois plus tôt, le maréchal Pétain a déjà connu le
même sort devant la Haute Cour de justice. Sous la double inculpation
d’atteinte à la sûreté intérieure de l’État et d’intelligence avec l’ennemi, cette
juridiction d’exception, créée par le général de Gaulle afin de juger les
1
dirigeants d’un pouvoir compromis , voit ainsi comparaître devant elle les
2
deux personnages emblématiques de la France vichyssoise . Il était temps,
car l’opinion s’impatiente. Dans le pays maintenant victorieux, l’épuration est
3
en marche .
Face aux imputations graves articulées contre lui, Pierre Laval ne restera
pas inactif. On a souvent dit qu’il avait présenté sa véritable défense au
procès Pétain, où il a comparu en qualité de témoin. C’est en partie exact. En
tout cas, face à la justice de la Libération, Laval entend livrer sa propre vision
de la France en guerre et du rôle qu’il y a joué. Oubliant que sa personne est
associée aux yeux du public à la collaboration avec l’ennemi, aux tractations
indignes de Montoire, à la Relève, au STO, à la Milice et aux lois antijuives,
il veut convaincre. Et plaider. À son procès, il imagine déjà un jury conquis
par ses allures gouailleuses, une Cour emportée par ses paroles parfois
mensongères mais étrangement persuasives, adhérant à sa conception
ambiguë de l’intérêt national – une conception qu’il s’est construite de
compromission en compromission tout au long de la guerre.
Laval veut être écouté. Le sera-t-il ? Rien n’est moins sûr. Dans le climat
passionnel de l’immédiat après-guerre, la justice ne revêt pas l’indépendance
4
dont les plus mesurés aimeraient lui voir faire preuve . Réceptive aux
pressions de tous ceux qui, tels certains jurés communistes, crient vengeance,
perméable aux diktats du pouvoir politique, foulant parfois gravement aux
pieds les droits de la défense, elle se montrera sous son jour le moins
favorable dans le dossier Laval. Après une instruction bâclée, après un procès
boiteux, heurté, qui se déroule en grande partie en l’absence de l’accusé et de
ses défenseurs, l’affaire débouchera sur la fin elle aussi ratée d’un homme
poursuivi par la haine.

À la mi-août 1944, les forces alliées multiplient les succès militaires et se


rapprochent de la capitale alors que, en prévision d’une délivrance prochaine,
5
les Parisiens se soulèvent contre l’Occupation . Pierre Laval, lui, dans
l’inconscience que procure un pouvoir pourtant devenu illusoire, se prépare à
réunir l’Assemblée nationale et mène dans ce but des tractations actives
6
auprès d’Édouard Herriot, le président fantôme de la Chambre des députés .
Il s’imagine déjà recevoir les hommes de la Libération et traiter en médiateur
avec eux du destin de la France. Mais, à cette heure, les Allemands ont décidé
autrement de son sort et Laval doit quitter Paris sous leur autorité.
Le 17 août 1944, Otto Abetz, l’ambassadeur d’Allemagne en France, dont
7
les relations avec le chef du gouvernement ont été si suivies et si amicales
pendant toute la durée de la guerre, se présente à Matignon pour l’emmener,
au besoin contre son gré. Il vient annoncer à Laval qu’il faut renoncer à son
projet fou de réunir les Chambres, et, sous le prétexte de la sécurité du
gouvernement, lui enjoint d’abandonner les lieux et de le suivre. Malgré des
apparences feutrées, c’est un véritable enlèvement qui est en train de se
dérouler. Dès cet instant, Laval se considère, non plus comme un
collaborateur du Reich, ni comme un chef de gouvernement en mesure
8
d’exercer ses fonctions, mais comme un prisonnier de l’occupant . Lâché par
les uns, exécré par les autres, Laval est devenu le captif des Allemands avant
de tomber entre les mains de De Gaulle et de la France libérée.
Le 19 août, Laval arrive sous escorte allemande à Belfort où les autorités
9
du Reich ont décidé de transférer le siège du gouvernement français . Là, il
retrouve Pétain, entraîné également de force, et réfugié comme lui dans une
attitude de repli offusqué. Dans la ville, ils ne sont pas seuls ; ils ont été
rejoints par un grand nombre de Français compromis qui fuient la progression
alliée. Cependant, le séjour à Belfort ne dure pas, car les soldats allemands
battent en retraite devant les libérateurs. Sur un nouvel ordre, les
représentants du régime de Vichy reprennent leur fuite forcée, abandonnant
au cours du mois de septembre le territoire français pour être conduits au
10
château de Sigmaringen, propriété des Hohenzollern, dans la Souabe ,
immortalisé par Céline dans D’un château l’autre.
À l’intérieur du grand château à tourelles et pignons qui domine la ville,
outre Pétain et Laval, on trouve des ministres et hauts fonctionnaires de
11
Vichy qui sont aux côtés de l’ancien président du Conseil tout en restant à
l’écart des intrigues incessantes qui se nouent parmi les « ultras ». Dans une
atmosphère de conspiration, Darnand, Brinon, Déat, Doriot échafaudent des
plans divers et concurrents pour tenter de reconstituer un « gouvernement
français » en Allemagne. Pierre Laval, lui, ne se livre à aucune action
12
politique ; il reste en retrait . Accompagné de sa femme qui l’a suivi dans
son infortune, il rumine son désœuvrement, surveille les journaux pour
s’informer de la progression alliée comme un escroc en cavale et reçoit ses
anciens ministres qui partagent le même sort que lui. Surtout, il prépare sa
défense en prévision de la comparution devant la justice de la Libération qu’il
sait inévitable.
Aucun refuge n’est plus sûr désormais. Après Belfort, c’est au tour de
Sigmaringen d’être menacé par l’arrivée des Alliés. En avril, le général de
re
Lattre, à la tête de la I armée française, atteint le Rhin et approche du lac de
13
Constance . À Sigmaringen, c’est le sauve-qui-peut parmi les Français
compromis. Pétain, qui demande à être remis aux autorités françaises en vue
de comparaître devant la justice, repousse l’offre de la Suisse de séjourner sur
son territoire, il se contente d’y transiter. Déjà paria, Laval ne reçoit pas le
même accueil de la part des autorités helvétiques : en raison de pressions
américaines, il se voit refuser non seulement l’asile, mais même le transit.
Rejeté de Suisse, menacé par les ordres d’Hitler qui souhaite le retenir
comme otage, attendu par la Haute Cour créée sur l’initiative de De Gaulle,
Laval, cherchant fébrilement une issue, se tourne vers le gouvernement de
Franco qui accepte sa présence sur le sol espagnol.
Mais, en Espagne, contrairement à son attente, Laval n’est pas libre.
Arrêté sur l’incitation des Alliés et assigné à résidence avec sa femme dans la
citadelle de Montjuic, il est informé par Franco que son séjour ne pourra
excéder trois mois. Fin juillet 1945, l’ancien chef du gouvernement de Vichy
est renvoyé en France. Un an s’est écoulé depuis le jour où il est parti de
Paris. À sa descente d’avion, les journalistes présents au Bourget sont frappés
par sa métamorphose : les épreuves l’ont marqué physiquement, ses traits
sont amaigris, ses cheveux blanchis. À peine débarqué, Laval est conduit en
prison et ne connaîtra plus jamais la liberté.

Quand Pierre Laval arrive en France, tout autour de lui a changé. Lui qui,
en quittant Paris, délaissait Matignon, retrouve son pays pour connaître
l’humidité d’une cellule de Fresnes. Lui qui était écouté, obéi, est maintenant
accusé de trahison, et bientôt jugé ; la chute est vertigineuse. Mais il n’est pas
le seul dans cette situation. Pétain, son vieux rival, l’homme avec qui il a si
difficilement partagé le pouvoir à Vichy, comparaît lui-même devant ses
juges à ce moment précis. Laval, qui a rejoint la capitale le 2 août, est conduit
dès le lendemain dans la salle bondée de la première chambre de la cour
d’appel de Paris pour apporter son témoignage. Il y trouve un accusé âgé,
absent, étranger semble-t-il à ce procès qui est pourtant le sien, un homme qui
reste coi, refusant de reconnaître la légitimité de la Cour appelée à se
prononcer sur son sort.
14
À l’heure où Pierre Laval intervient dans le procès de Philippe Pétain ,
les audiences durent déjà depuis dix jours et des ombres du passé ont défilé
e
avant lui dans le prétoire. Dans l’ensemble, le personnel de la III République
venu témoigner devant les juges n’a pas la conscience très tranquille ; il
15
cherche surtout à se dédouaner et à justifier le recours au Maréchal en 1940 .
La déposition de Laval marque un temps fort dans le cours des débats et sa
présence est attendue avec impatience par les avocats de Pétain qui ont bien
l’intention de lui faire jouer le rôle de « mauvais génie » du Maréchal.
Devant les juges, plutôt que de témoigner, Laval présente sa défense
idéale, celle qui est destinée à le blanchir et qui passe en grande partie par un
exposé détaillé de son action pendant l’entre-deux-guerres. Ici, comme il
tentera de le faire devant ses propres juges, il ne cesse de forcer la voix pour
se faire entendre. Dès le départ, il déborde le cadre des questions qui lui sont
posées et se lance dans une justification de ses choix qu’il estime incompris.
16
Alors que le président Mongibeaux l’interroge sur l’origine de ses relations
avec Pétain, s’efforçant de lui faire avouer le projet d’un complot
17
antirépublicain avant la guerre , Laval se dérobe et répond par une ample
évocation de sa politique étrangère du temps où il était en charge des
18
relations extérieures du pays . À ses yeux, l’entrée en guerre de la France et
sa défaite face à l’ennemi s’expliquent par l’incapacité dans laquelle il a été
mis d’appliquer sa politique d’encerclement diplomatique de
l’Allemagne. L’ancien président du Conseil n’est pas disposé à endosser la
responsabilité du conflit et il tient à le faire savoir. Dans son esprit, on est
19
venu le chercher « pour liquider une faillite dont il n’était pas l’auteur » et
il a eu un grand mérite d’accepter, par pur patriotisme.
Laval est un pacifiste fervent qui ne manque pas de revendiquer ses
convictions au cours de sa déposition. De tels principes sont destinés à
justifier une ligne de conduite jugée par lui cohérente. Un temps admirateur
des idées réconciliatrices de Briand dont il fut plusieurs fois ministre, il a
mené, au milieu des années 1930, une politique d’alliances, concluant des
20
accords avec l’Italie, avec la Grande-Bretagne, et même avec l’URSS , dans
l’intention d’isoler l’Allemagne. Toute la légitimation de ses positions, avant
et pendant la guerre, tient pour lui en quelques mots : son amour immodéré
pour la paix. Dans une perspective typiquement lavalienne, qui semble faire
aussi peu de cas du choix de ses alliés que de celui de ses ennemis, il
affirme : « Je ne me suis jamais soucié des régimes intérieurs des autres pays.
21
J’ai toujours pensé que la France devait préserver la paix de ses foyers . »
La paix, la paix, la paix à tout prix. Ce credo, réitéré lors de son propre
procès, Laval ne craint pas de le proclamer, même si c’est dans ce refus
inconditionnel de la guerre que résident sa faiblesse et sa lâcheté, toutes ses
errances et ses compromissions, pour lesquelles il sera bientôt traduit devant
la justice de la Libération.
Devant les juges du procès Pétain, Pierre Laval s’exprime longuement sur
la question éthiopienne qui a marqué un tournant dans les relations
extérieures de la France, tant vis-à-vis de l’Italie fasciste qu’à l’égard de
l’Angleterre, l’alliée négligente. Il en brosse un tableau à sa façon. La guerre
d’Éthiopie, Laval, dans son discours, la balaie d’un revers de main et en
impute toute la responsabilité à son partenaire italien qui a décidé d’envahir
22
le territoire abyssinien . Et si les rapports se sont envenimés à la fin entre la
France et Mussolini, on le doit aussi au lâchage anglais, alors que des
négociations étaient possibles, et à un climat politique d’antifascisme ambiant
qui nuisait à l’effort de paix. Occultant le caractère ondoyant de sa politique
étrangère, fermant les yeux sur ses échecs, Laval revient sans cesse à sa
volonté de maintenir la paix. Dans ce vaste tableau, négligeant d’évoquer la
23
chute de son cabinet consécutive aux ratés de sa politique italienne , Laval
s’abstient d’avouer la rancune tenace qu’il a développée envers le Parlement
à cette occasion et le ressentiment qu’il a gardé envers les Anglais.
Au milieu de rappels de faits plus ou moins précis, d’analyses juridiques,
parfois, Laval développe déjà un plaidoyer. Il a, pour défendre sa cause, des
formules qui sont bien d’un avocat et sont bien d’un joueur. « On peut
critiquer mes méthodes, dit-il en substance, non mes mobiles, mes intentions
sont claires. » Et c’est en parieur qu’il parle du destin de la France, en parieur
qui aurait misé sur l’Allemagne, sans doute en se trompant, mais avec le
souci légitime de ne rater aucune chance. Habile, ambigu, Laval crée, par un
tour de passe-passe, des équivalences pour le moins audacieuses, attribuant la
même valeur au parti pris par de Gaulle et au sien, au choix de liberté adopté
24
par le général et à l’option de sécurité coûte que coûte retenue par lui . Au
procès Pétain, Pierre Laval paraît prêt à tout dire pour gagner l’approbation.
Emporté par son élan, il se risque même à articuler : « Et puis j’ai le respect
de la vie humaine… », mots perturbants qui provoquent une houle de
protestations dans la salle. Son verbe ininterrompu contraste avec le silence
de momie dans lequel se retranche Pétain, avec l’impassibilité de « cette
figure de cire », qui frappe et intrigue tous les observateurs présents aux
audiences. Là où le Maréchal desserre à peine les lèvres, rose et figé, avec
25
« ce visage qui ressemble à une photo retouchée », Laval, lui, doué d’une
présence d’acteur, occupe l’espace, retient l’attention de l’auditoire grâce à
des mots de feu et, enjôleur, n’hésite pas à forcer l’adhésion par le rire. L’un
est vivant, avec son mauvais genre et sa part d’abjection, l’autre semble déjà
presque mort.

Après le coup de projecteur du procès Pétain, Pierre Laval regagne


26
l’austérité de sa cellule de Fresnes . Tout au long de son exil, Laval avait
emporté avec lui des archives volumineuses témoignant de ses années de
pouvoir à Vichy. À sa descente d’avion, ces documents qui lui servaient pour
préparer sa défense lui ont été retirés par la justice, le laissant démuni. Malgré
l’absence de ces pièces sur lesquelles il comptait, en prison, Laval se remet
sans plus attendre à l’élaboration de ses justifications paradoxales et
échafaude sa plaidoirie avec ce mélange de sincérité et de rouerie qui sont sa
signature. Il travaille surtout seul, grâce à l’aide de sa puissante mémoire,
mais aussi à partir de matériaux communiqués par sa fille Josée de
Chambrun, qui entre en contact avec d’anciens ministres et des membres de
l’administration restés fidèles.
Les avocats commis d’office désignés par le bâtonnier Poignard sont
impressionnés par sa combativité, par sa ténacité malgré le vieillissement
inscrit en rides flasques sur son teint brunâtre, par une drôlerie inattendue
qu’il conserve en dépit de son triste sort. Ces hommes venus l’assister, Laval
les rencontre au parloir et, longuement, il se confie, essaie sur eux ses effets
oratoires. Ils deviennent les témoins quotidiens des états d’âme de leur client.
Parfois, emporté par un enthousiasme béat, Laval se prend à rêver d’une
absolution unanime et d’un retour en grâce salué par un pays plein de
gratitude pour les sacrifices qui ont été les siens. D’autres fois, plus sombre,
plus lucide, il anticipe avec justesse la fin qui va être la sienne. L’être clivé
qu’est Pierre Laval se manifeste dans ces alternances soudaines d’euphorie et
d’abattement, qui, dépourvues de toute logique, traduisent pourtant sa nature
profonde.
Laval, qui s’épanche auprès de ses avocats, en même temps, les domine
et les écarte : n’est-il pas le seul à pouvoir se défendre ? Désignés sur les
suggestions de Josée de Chambrun, les hommes en noir appelés à plaider
devant la Haute Cour ont été choisis pour leur jeunesse. Il faut qu’ils soient
malléables. L’un est un résistant : c’est Albert Naud. Son nom a été soufflé
par Jacques Baraduc, son confrère de tendance plus lavalienne, un Auvergnat
comme Laval lui-même, qui est présent également dans l’affaire. Un
troisième, plus juvénile encore, Yves-Frédéric Jaffré, se joint aux deux
27
premiers . L’expérience de la défense de Laval, la fréquentation familière de
cet homme aux abois, son charme violent et épicé, n’ont pas dû être
insignifiants, les souvenirs que chacun des trois avocats ont laissés de ces
28
moments en témoignent , ceux d’Albert Naud avec plus de nuance que les
autres.
Les hauts et les bas des humeurs de Laval sont affectés par les étapes de
l’évolution de l’instruction, dont le juge Béteille a la charge. Celle-ci ne se
déroule pas sans surprise. Laval est accusé d’attentat contre la sûreté
intérieure de l’État et d’intelligence avec l’ennemi en vue de favoriser ses
29
entreprises . Au départ, la phase de préparation du dossier était prévue pour
comporter entre vingt et vingt-cinq interrogatoires. Déjà, le nombre des
séances paraissait insuffisant à l’accusé et à ses avocats, mais voilà que,
brutalement, le juge Béteille change d’avis et, sans crier gare, réduit de
30
manière drastique la teneur des entretiens . Il agit sous les pressions de la
chancellerie, qui souhaite voir le procès terminé avant les élections
législatives d’octobre 1945 qui ont pour but l’élection d’une Assemblée
constituante. Peu importe que l’instruction soit toujours en cours, le président
Mongibeaux, anticipant sur l’ouverture des débats, va jusqu’à déclarer dans
les journaux que, s’il le fallait, la Cour serait prête à siéger jour et nuit pour
31
finir dans les temps . C’est ainsi par la voie de la presse que Laval et ses
conseils apprennent l’interruption de l’instruction, après moins de dix
32
interrogatoires seulement .
Dans le camp Laval, la nouvelle crée la surprise et l’indignation.
L’ampleur des charges retenues contre l’accusé ne justifiait-elle pas un
examen approfondi ? Sur sa politique intérieure, sur sa politique extérieure et
ses négociations avec l’Allemagne, Laval avait beaucoup à dire. L’ancien
chef du gouvernement s’imaginait que la justice lui offrirait une instruction
complète suivie d’un procès-fleuve où il pourrait exposer les motivations qui
l’ont inspiré. Il ne tarde pas à comprendre qu’il n’en sera rien. Les avocats,
choqués par des procédés si peu respectueux des droits de la défense,
s’adressent à la commission d’instruction, mais leurs démarches
33
n’aboutissent qu’à un supplément d’information dérisoire , destiné à
masquer l’amputation très réelle de l’information judiciaire. Dans un geste de
protestation, Laval écrit au garde des Sceaux Pierre-Henri Teitgen afin de
requérir une prolongation de l’instruction et, comme pour le procès Pétain, la
publication des débats au Journal officiel. « Si on refuse de m’entendre
aujourd’hui, l’opinion et demain l’Histoire ne seront-elles pas fondées à dire
qu’il existait des responsabilités qu’on ne voulait pas découvrir ? », demande-
34
t-il dans une formule bien à sa façon, teintée de menace .

Empreint de violence et de passion, le procès de Pierre Laval qui s’ouvre


le 4 octobre 1945 sera marqué par un désordre inouï si l’on pense à ce qu’a
été cet homme. Il restera dans les mémoires à la fois comme un scandale et
comme une formidable occasion manquée. Scandaleux juridiquement en
35
raison d’un non-respect permanent des règles de procédure , il frappe aussi
par ses manques. On pouvait attendre beaucoup de la comparution de Laval
devant ses juges. L’accusé n’allait-il pas s’expliquer sur la politique de
collaboration menée par la France pendant cinq années ?, n’allait-il pas
rendre des comptes sur les lois anti-juives, le STO, la milice, et tous les actes
entachés de honte accomplis par le gouvernement de Vichy ? Rendue dans la
précipitation, la justice décevra les espoirs d’équité qu’on pouvait fonder sur
elle, comme elle trompera l’attente qu’elle pouvait susciter de trouver dans le
procès des enseignements pour l’Histoire.
Le jour où Pierre Laval se présente devant ses juges, le verdict
contre Pétain a déjà été rendu ; le destin du Maréchal a été scellé par la
dégradation nationale, la confiscation de ses biens et une condamnation à
mort, mais sa peine a été commuée en détention à vie par la grâce du général
de Gaulle. Le nouvel accusé obtiendra-t-il lui aussi la clémence ? Rien n’est
moins sûr. Plus encore que Pétain, Laval est haï. Il n’a pour lui ni le grand
âge du vieux soldat ni la gloire militaire du héros de Verdun. Il n’a pas non
plus en sa faveur la mansuétude qu’inspire à de Gaulle l’ancien chef de l’État
36
compromis avec le Reich . La population française voit dans Laval l’âme
noire de Vichy, l’inspirateur de la collaboration, la face diabolique de la
France en guerre. Les communistes crient vengeance et réclament le poteau,
alors que des milliers de déportés revenus des camps plaident contre lui en
silence. Et le tempérament sinueux, manœuvrier, de cet homme aujourd’hui
isolé n’est pas fait pour améliorer son sort.
Quand Pierre Laval pénètre dans la salle d’audience, la sinistre réputation
dont il est précédé invite à voir en lui une figure absolue du Mal. Sera-t-il à la
hauteur de l’image obscure mais grandiose que l’on a de lui ? Comme
l’observe si justement Claude Roy : « Ceux qu’on ne connaît que par leur
légende et leur image, on est toujours surpris de les découvrir si petits. Ce
n’est donc que cela, Laval. […] Il n’a plus l’air à l’échelle de toute la haine
37
qui pèse sur lui . » La présence physique du personnage pose d’emblée une
énigme : sa pauvre peau humaine semble trop étroite pour loger les noirs
desseins qu’on lui prête.
Surtout, à l’heure où s’ouvre le procès, Pierre Laval est seul sur son banc.
Ses défenseurs ne sont pas à ses côtés. Face aux lacunes graves de
l’instruction, face à « l’impossibilité matérielle absolue d’assister utilement
[l’accusé] à l’audience », l’absence des avocats constitue une protestation
solennelle. C’est le premier signe – théâtral – d’un désordre dont le procès
jusqu’à la fin portera la trace. Une lettre adressée au président Mongibeaux
expose les motivations d’une attitude si exceptionnelle. Il en est donné
lecture dès les premiers instants. On y trouve de fortes paroles : « Nous vous
exprimons tous nos regrets de ne pouvoir apporter à l’œuvre de justice une
contribution que nous aurions voulue conforme aux traditions de notre
ordre », disent les avocats. Pareille déclaration donne tout de suite le ton des
débats et illustre d’emblée l’un des thèmes récurrents du procès. Dans la
bouche de Pierre Laval, comme, plus tard, dans celle de ses défenseurs, la
critique d’une instruction bâclée va ressurgir périodiquement sous la forme
d’une protestation véhémente, qui en appelle aux droits de la défense et à la
dignité de la justice et reprend l’argument de l’intérêt historique déjà avancé
auprès de Pierre-Henri Teitgen.
Toute demande de procéder à un complément d’information restera
inefficace face à l’attitude fuyante du président Mongibeaux, réfugié dans
une indignation de commande. Elle se heurtera à la virulence du procureur
général Mornet, qui réfute avec aplomb le grief de la précipitation.
L’instruction, selon lui, n’a pu être brusquée, il était même superflu d’y
procéder, car les faits sur lesquels repose l’inculpation sont connus : il s’agit
des actes de gouvernement pris par Laval quand il était au pouvoir, il s’agit
de la politique suivie par lui et dont le pays a été victime, il s’agit des
déclarations de l’accusé « qui sont comme autant d’aveux dont il ne conteste
pas les termes ». Tout au long du procès, le parti pris qui a marqué
l’instruction et que la défense n’a cessé de dénoncer se répercute sur le cours
des débats. Il ouvre la porte à des comportements indignes de la part des
protagonistes présents à l’audience : les jurés, notamment les communistes,
se sentent libres d’injurier sans retenue l’accusé, de le traiter de « salaud », et
de le menacer de « douze balles dans la peau », alors que Laval, de son côté,
au diapason de ses interlocuteurs, coupe la parole aux juges, les pousse sans
ménagement dans leurs retranchements, et use d’une familiarité déplacée
dans une enceinte judiciaire. En France comme à l’étranger, les irrégularités
de procédure flagrantes qui entachent le déroulement de l’affaire choquent les
observateurs, écornant l’image de la justice de la Libération.
Devant la Haute Cour, Pierre Laval est certes un détenu que l’on juge,
mais il est encore, en tout cas à ses propres yeux, un dirigeant politique qui
peut s’autoriser une certaine liberté de ton. Pendant tout le procès, ses propos
oscillent entre la soumission, et presque l’obséquiosité, d’un homme qui a
tout perdu, et la fierté de celui qui, sûr de son intelligence et familier du
pouvoir, a pleinement confiance en sa capacité de conviction. Dans un accès
de rage, Laval lance aux juges : « Mais vous étiez tous aux ordres du
gouvernement à cette époque, vous tous qui me jugez, magistrats, et vous,
Monsieur le Procureur général… » Il est vrai que certaines postures
d’indépendance et de dignité offensée pourrait faire sourire si l’heure n’était
pas si grave : le président Mongibeaux n’a-t-il pas prêté serment à Vichy en
38
1940 ?, surtout, le procureur général Mornet n’était-il pas à Riom l’un des
représentants d’une justice que maintenant il conspue ?
La séduction est aussi l’un des registres de l’accusé. Malgré la position
alarmante qui est la sienne, malgré l’hostilité qu’il diffuse autour de lui, Laval
fait comme si une sorte de dialogue idéal pouvait se dérouler entre lui et ceux
qui sont appelés à statuer sur son sort, un dialogue dans lequel lui pourrait se
faire entendre et dans lequel, réciproquement, ses interlocuteurs chercheraient
39
à le comprendre . Il annonce à l’intention des jurés : « En ce qui me
concerne, […] aucune question ne sera indiscrète. Je répondrai à toutes vos
interrogations, parce que je n’ai rien à cacher : on n’a jamais rien à cacher
quand on a servi son pays. » Laval a si souvent retourné des assemblées et
emporté avec lui les consciences, il a si souvent été en butte à l’animosité
dans sa vie politique qu’il ne peut tout à fait croire que, cette fois-là encore, il
ne va pas sortir victorieux.
Au gré des incidents divers qui surviennent au cours des débats, toutes les
configurations se présentent sur le banc de la défense, conférant au procès un
aspect accidenté. Au début, on l’a dit, le 4 octobre, Laval est seul face à ses
juges ; prêt à tout pour avoir la parole, il est son propre avocat et plaide,
même s’il est expulsé par le président Mongibeaux à la fin de la journée. Le
5 octobre, les défenseurs sont réapparus aux côtés de leur client ; accusé et
avocats sont présents, mais cela ne dure pas. Le 6, c’est au tour de Laval de
s’éclipser du procès, refusant dorénavant de comparaître, à la suite
d’échanges acérés avec le président et avec certains jurés. Avant de se
résoudre au silence, l’ancien chef du gouvernement de Vichy lance au
président : « La façon injurieuse dont vous m’avez posé les questions tout à
l’heure et les manifestations auxquelles se sont livrés certains jurés me
montrent que je peux être la victime d’un crime judiciaire. Je n’en veux pas
être le complice. J’aime mieux me taire. »

Avant d’en venir à cette extrémité qu’il redoutait tant, avant de garder les
lèvres scellées jusqu’au prononcé du verdict, Laval a tout fait pour tenter de
plaider sa cause. C’est surtout sur le premier chef d’accusation – celui de
complot contre la sûreté intérieure de l’État –, qu’il parvient à se défendre au
cours de la première et de la deuxième audience. Visant une atteinte à
l’organisation interne et à la structure constitutionnelle de la Nation,
l’infraction dont Laval est accusé est constituée, aux yeux de ses juges, par
les agissements qui ont été les siens au cours de l’été 1940 : échec de la
tentative de former un gouvernement en Afrique du Nord, signature de
l’armistice, pleins pouvoirs à Pétain, autant d’événements qui lui sont
imputés à charge, comme en témoignent les termes du réquisitoire définitif.
Pour se disculper, Pierre Laval reprendra certains des arguments déjà
avancés au procès Pétain. Au reproche qui lui est adressé d’avoir agi auprès
du président Lebrun pour faire obstacle à un départ des institutions françaises
en Afrique, l’accusé riposte : un tel exil n’était-il pas une folie ? « Vous faites
un crime du départ pour l’Afrique, c’est peut-être l’événement le plus
heureux qui se soit produit pour la France que nous ne soyons pas allés en
Afrique », lance-t-il à l’intention du procureur Mornet. S’agissant de
l’armistice, de même, Laval se défend d’avoir pesé sur une décision déjà
tranchée lors de son arrivée à Bordeaux, où le gouvernement s’était réfugié –
une décision à laquelle, dit-il, les chefs militaires et la quasi-totalité des
Français d’alors étaient favorables. Comment, dans ces conditions, le tenir
pour responsable de la cessation des hostilités avec l’ennemi allemand ?
Quant au vote des pleins pouvoirs à Pétain, le 10 juillet 1940, Laval refuse
40
d’être accusé du « coup d’État » que les juges lui imputent . Se dépeignant
comme un homme isolé, dépourvu de l’appui d’un grand parti, il récuse toute
41
accusation d’escroquerie et d’« entôlage ». Cet argument d’isolement et de
faiblesse prétendue, Pierre Laval le reprend pour chacun des points dont on
lui fait grief : pouvait-il, par sa seule voix, faire reculer un président de la
République ? Sa volonté personnelle suffisait-elle à emporter la décision de
l’armistice ? Avait-il, par lui-même, la force de manœuvrer toute une
assemblée ? D’après l’ancien chef du gouvernement, cela ne peut être admis ;
seule une erreur d’optique permet de lui attribuer une influence si
prépondérante. Une telle défense, forçant le trait, paraît essentiellement
habile, même s’il est vrai que, dans la France de l’été 1940, nombreux ont été
ceux qui, dans leur égarement, ont adhéré à Vichy, dont certains, cinq ans
plus tard, n’hésitent pas à se servir de Laval comme d’une victime expiatoire.
Sur le deuxième chef d’accusation – celui de d’intelligence avec
l’ennemi –, Laval, à l’inverse, ne dira rien. C’est sans doute sur ce terrain-là
que les attentes suscitées par le procès seront le plus gravement déçues.
Quand ce second versant du procès est abordé, qui recouvre le pan le plus
considérable de son action politique au sein du gouvernement de Vichy,
l’accusé s’est déjà replié dans le silence. Il ne bénéficiera ni de sa propre
défense, ni de celle de ses avocats, ni même de la déposition d’aucun des
témoins qu’il avait envisagé de faire appeler à l’audience. Le président
Lebrun, l’ancien secrétaire général du Sénat Pierre de La Pommeraye, le
secrétaire général de la Fédération des travailleurs déportés Beauchamp, entre
autres, tous témoins de l’accusation, défilent devant son fauteuil vide,
déposant parfois lourdement à charge contre l’ancien président du Conseil.
Sur les lois anti-juives, sur la Relève, sur le STO, sur la police française
mise au service de la Gestapo, sur la Milice, sur l’attitude de Laval à l’égard
des forces alliées lors de la tentative de débarquement à Dieppe en août 1942,
et plus tard en Afrique du Nord à la suite du débarquement allié du
8 novembre 1942, sur tous ces points, peu de choses ou simplement la lecture
par le greffier des interrogatoires du juge d’instruction et des réponses
extrêmement sommaires apportées par Laval à ce moment-là. La plupart du
temps, l’inculpé indique à son interlocuteur qu’il va préparer une note, qu’il
se réserve de procéder à des développements complets lors d’un prochain
interrogatoire, ou bien, il renvoie à des affirmations déjà formulées devant la
Haute Cour lors du procès Pétain. Il biaise. Sur l’ensemble de ces questions,
globalement, la réponse est la même : mes actes, mes attitudes, mes
manifestations verbales en faveur de l’Allemagne et à l’encontre des Alliés
n’ont été dictés que par mon souci de protéger la France et de ménager les
Allemands qui, sans ces précautions, auraient fait aux Français un sort bien
plus dur. « Tout ce que j’ai concédé, les Allemands me l’auraient imposé de
force. J’ai jugé plus habile de me donner l’apparence de le faire de mon
42
propre gré, afin d’obtenir des compensations . » Cet argument, purement
conditionnel, restera la clé de voûte de la défense de Laval, une justification
de toute son action qui revient sans cesse dans sa bouche. Une telle défense –
celle d’avoir joué un rôle de bouclier face aux exigences allemandes – fera
long feu face à l’Histoire et dès le procès, on peut en percevoir les limites.
La dernière audience du procès – celle du 9 octobre – se déroule une fois
43
encore en l’absence de l’accusé ; elle est occupée essentiellement par le
réquisitoire du procureur général Mornet dont les harangues s’achèvent par la
réclamation de la peine capitale. C’est toujours à l’insu du principal intéressé,
à la suite du délibéré, que la Haute Cour de justice rend son arrêt : sans
surprise, elle condamne Laval à mort, le déclare frappé de dégradation
nationale et prononce la confiscation de ses biens. L’ancien président du
Conseil prendra connaissance de la sentence plus tard seulement, dans sa
cellule. Le clan Laval s’attendait à un tel verdict mais ne s’y résigne pas.
Alors que le condamné a déjà revêtu la tenue des forçats et porte les fers aux
pieds, ses proches, à l’extérieur, multiplient les démarches, notamment auprès
du général de Gaulle. Excluant tout recours en grâce, car Laval veut être jugé,
ils réclament un nouveau procès. En vain. En réalité, tout le monde sait déjà
que Laval va bientôt mourir.
Un dernier coup de théâtre vient ternir la fin du condamné. Le 15 octobre
au matin, lorsque les magistrats et les avocats se présentent dans la cellule de
Fresnes, ils trouvent Pierre Laval étendu dans son lit agité de soubresauts. Ils
se rendent compte qu’il a avalé une fiole de cyanure et que son agonie a
commencé. Pendant près de deux heures, le prisonnier subit des lavages
d’estomac ; on veut l’obliger à vivre pour mieux l’abattre. Consulté une
dernière fois, de Gaulle se lave les mains de la mort de Laval, qui, en fin de
matinée, est conduit au poteau d’exécution. Faible, mais debout, un foulard
tricolore noué à sa demande autour du cou, Pierre Laval tombe sous les balles
en haut d’une petite butte, derrière la prison. On a bâclé son procès. On vient
de lui voler sa mort.

SOURCES : AN (fonds Bluet) 334AP/34.


BIBLIOGRAPHIE : pour un compte rendu du procès, voir Maurice Garçon (éd.),
Le Procès Laval. Compte rendu sténographique, Albin Michel, 1946,
rééd. De Vecchi, 2007 ; Géo London, Le Procès Laval, Lyon, Roger
Bonnefon, 1946. Sur la vie de Laval, voir notamment deux biographies :
Jean-Paul Cointet, Pierre Laval, Fayard, 1993 ; Fred Kupferman, Pierre
Laval, Balland, 1987, rééd. Tallandier, 2006. Et pour un commentaire du
procès, en particulier : Yves-Frédéric Jaffré, Les Tribunaux d’exception,
1940-1962, Nouvelles Éditions latines, 1962 ; Fred Kupferman, Le
Procès de Vichy, Pucheu, Pétain, Laval, Bruxelles, Complexe, 1980,
rééd. 2006.

1. Le Comité français de Libération nationale présidé par de Gaulle prévoyait déjà, en


1943, de juger les membres du gouvernement de Vichy et, en général, les Français ayant
collaboré avec l’ennemi, « dès que les circonstances le permettront ». Un vœu qui s’est
d’ailleurs exprimé dès les entretiens de Montoire. Voir, notamment, Louis Noguères,
La Haute Cour de la Libération, 1944-1949, Les Éditions de Minuit, 1965, p. 40.
2. La Haute Cour a alors déjà condamné deux figures plus secondaires, l’amiral Esteva et le
général Dentz.
3. Sur l’épuration, voir, notamment, Peter Novick, L’Épuration française, 1944-1949,
Balland, 1985, sp. p. 253-292 ; Henry Rousso, « L’épuration en France, Une histoire
o
inachevée », Vingtième siècle. Revue d’histoire, n 33, janv.-mars 1992, p. 78 sq.
4. Au moment de la Libération, des conceptions divergentes existaient entre les différents
acteurs quant à la mise en œuvre de l’« épuration judiciaire », la Résistance communiste,
en particulier, se montrant partisane d’une épuration radicale, là où les gaullistes
notamment faisaient preuve de plus de modération. De telles tensions n’ont pu que peser
sur le fonctionnement de la justice. Voir Henry Rousso, « L’épuration en France. Une
histoire inachevée », art. cit., p. 85 sq. Pour une évocation très précise du contexte
historique, voir aussi, Louis Noguères, La Haute Cour de la Libération, 1944-1949, op.
cit., p. 46-54.
5. Sur l’insurrection parisienne, voir, par exemple, Jean-Pierre Azéma, De Munich à la
Libération, 1938-1944, Seuil, coll. « Nouvelle Histoire de la France contemporaine »,
1979.
6. Pour plus de détails sur cette tentative : Jean-Paul Cointet, Pierre Laval, Fayard, 1993,
p. 487 sq., sp. p. 490 sq. pour les tractations auprès d’Herriot. Voir aussi Fred Kupferman,
Pierre Laval, Tallandier, 2006, p. 521-522.
7. Pierre Laval prend, le 18 avril 1942, le titre de chef du gouvernement, créé pour
l’occasion (Jean-Paul Cointet, Pierre Laval, op. cit., p. 367). Dans le cours de ces
développements, il sera désigné alternativement sous le nom de « président du Conseil »,
e
par référence à ses fonctions sous la III République, et de « chef du gouvernement », par
référence à ses attributions dans le gouvernement de Vichy à partir de 1942.
8. Voir la lettre de Laval à Abetz, citée par Jean-Paul Cointet in Pierre Laval, op. cit.,
p. 499.
9. Avant d’arriver à Belfort, Laval, sous la garde des Allemands, passe par Nancy. Pour
plus de détails, Jean-Paul Cointet, Pierre Laval, op. cit., p. 501.
10. Sur l’épisode de Sigmaringen et les semaines qui l’ont précédé, voir Jean-Paul Cointet,
Sigmaringen, Perrin, 2003 ; Henry Rousso, Un château en Allemagne, Ramsay, 1980, rééd.
Fayard, 2011.
11. Parmi eux, Gabolde et Bichelonne, mais aussi Charles Rochat, Jacques Guérard, Paul
Marion, notamment.
12. Au mois de décembre, Laval a été transféré à l’écart, dans une gentilhommière à la
campagne non loin du château de Sigmaringen, dans le village de Wilflingen.
13. Au cours de la Bataille d’Alsace des mois de janvier et février 1945, l’Alsace est
reprise à la suite de combats longs et meurtriers, avant que la progression se poursuive.
14. Sur le procès Pétain : Maurice Garçon (éd.), Le Procès du maréchal Pétain. Compte
rendu sténographique (1945), De Vecchi, 2007. Et pour un commentaire : Yves-Frédéric
Jaffré, Les Tribunaux d’exception, 1940-1962, Nouvelles Éditions latines, 1962, p. 104-
120 ; Fred Kupferman, Le Procès de Vichy. Pucheu, Pétain, Laval, Bruxelles, Complexe,
e
2 éd. 2006, p. 83-149.
15. Sur le sujet, voir notamment Robert O. Paxton, La France de Vichy, 1940-1944, Seuil,
e
1997, 2 éd., p. 71 sq. ; Jean-Pierre Azéma, De Munich à la Libération, 1938-1944, op. cit.,
p. 81-86.
16. C’est aussi le président Mongibeaux qui siègera au procès Laval. De même, on y
retrouve le procureur général Mornet, déjà présent dans le procès Pétain.
17. Sur ce point, voir, par exemple, Claude Gounelle, Le Dossier Laval, Plon, 1969, p. 96.
18. Les juges de la Libération cherchent à détourner Laval de ses tentatives d’explication
sur sa politique d’avant-guerre. Ainsi, le 4 octobre, au cours du procès de l’ancien chef du
gouvernement de Vichy, le procureur général affirmera, par exemple : « Le procès des
responsabilités, c’était le procès de Riom et nous ne sommes pas à Riom… Pierre Laval
aurait-il eu cent fois raison dans la politique qui était la sienne avant la guerre, cela n’est
pas le procès. Je ne lui reproche rien avant la guerre. Le procès commence au mois de
septembre 1939. »
19. Ce sont les mots de son gendre René de Chambrun.
20. Laval est en effet le signataire d’un pacte d’assistance mutuelle franco-soviétique en
mai 1935. Le pacte sera ratifié par le gouvernement Flandin le 27 février 1936.
21. Maurice Garçon (éd.), Le Procès du maréchal Pétain. Compte rendu sténographique,
op. cit., p. 624.
22. Ce conflit est né d’un malentendu – ou prétendu malentendu – entre le Duce et Laval,
alors ministre des Affaires étrangères. Là où Mussolini croyait pouvoir s’emparer du
territoire éthiopien avec l’accord de la France, Laval, lui, pensait n’avoir autorisé qu’une
pénétration économique en contrepartie de concessions italiennes en Tunisie.
23. Le plan Laval-Hoare, imaginé par Laval, a paru fournir une solution au conflit
éthiopien, mais il s’est soldé par un échec.
24. Un an plus tôt, Laval avait exprimé avec clarté la même idée : « Toute la base de ma
politique, c’est l’horreur de la guerre. […] En 1940, nous étions battus. […] Il y avait deux
partis à prendre. De Gaulle a pris l’un, moi l’autre. On peut préférer l’un des deux, on n’a
pas le droit de dire que l’autre est le parti des traîtres. J’avais une politique qui devait
assurer à la France des sécurités et aux Français des avantages. […] », cité par Jean-Paul
Cointet, Pierre Laval, op. cit., p. 494.
25. Léon Werth, cité par Christophe Kantcheff, dans sa présentation de Impressions
d’audience. Le procès Pétain, Viviane Hamy, 1995, respectivement p. 16 et p. 15.
26. Sur l’expérience de la prison, voir les témoignages des avocats de Laval : Albert Naud,
Pourquoi je n’ai pas défendu Pierre Laval, Fayard, 1948, notamment p. 61 ; Jacques
Baraduc, Dans la cellule de Pierre Laval, Éditions SELF, 1948, notamment p. 21 sq. Voir
aussi, Jean-Paul Cointet, Pierre Laval, op. cit., p. 518 sq.
27. Yves-Frédéric Jaffré, Il y a cinquante ans, Pierre Laval. Le procès qui n’a pas eu lieu,
André Bonne, 1953, rééd. Albin Michel, 1995. Dans cet ouvrage, l’auteur, de tendance très
lavalienne, n’ayant pu plaider au procès, reprend point par point l’acte d’accusation et y
répond.
28. Albert Naud, Pourquoi je n’ai pas défendu Pierre Laval, op. cit. (pour un portrait
éloquent de son client, voir, en particulier, p. 28) ; Jacques Baraduc, Dans la cellule de
Pierre Laval, op. cit et Yves-Frédéric Jaffré, Les Derniers Propos de Pierre Laval
recueillis par son avocat, André Bonne, 1953.
29. Laval est ainsi accusé à la fois d’atteinte à la sûreté intérieure et d’atteinte à la sûreté
extérieure de l’État. Sur ces incriminations, voir Roger Merle et André Vitu, Traité de droit
criminel. Droit pénal spécial, 1, par André Vitu, Cujas, 1982, p. 39.
30. Voir Fred Kupferman, Le Procès de Vichy, op. cit., p. 158 ; Daniel Amson, Jean-
Gaston Moore et Charles Amson, Les Grands Procès, PUF, 2007, p. 325.
31. Avant même la clôture de l’information, la presse annonce au public la date du début
des audiences devant la Haute Cour.
32. Laval apprendra encore qu’un témoin à charge a été entendu par la justice, à son insu et
à l’insu de ses avocats, après que la citation à comparaître lui a été délivrée, alors même
que, à ce stade, l’instruction aurait dû être interrompue.
33. Laval est de nouveau interrogé les 19, 20, 21 et 22 septembre, sur des points de détail,
voir Claude Gounelle, Le Dossier Laval, op. cit., p. 11. Voir aussi les conclusions déposées
e
par M Naud à l’audience, où il est observé que ces interrogatoires n’ont « pas porté sur les
griefs principaux articulés à l’acte d’accusation », voir infra.
34. Lettre citée par Fred Kupferman, Pierre Laval, op. cit., p. 570-571.
35. Outre la précipitation avec laquelle l’instruction a été menée, le jury est irrégulièrement
constitué et composé en outre de plusieurs résistants communistes vivement hostiles à
l’ancien président du Conseil. Sur ce point, voir, notamment, Fred Kupferman, Le Procès
de Vichy, op. cit., p. 160-161.
36. De Gaulle, en effet, aurait volontiers fait condamner Pétain par contumace, le laissant
finir sa vie protégé par les frontières suisses.
37. Cité par Fred Kupferman, Pierre Laval, op. cit., p. 575. Pour un portrait de Laval au
moment où s’ouvre le procès, voir aussi Albert Naud, Pourquoi je n’ai pas défendu Pierre
Laval, op. cit., p. 57.
38. Il est vrai que la quasi-totalité des magistrats avaient prêté un tel serment, auquel il était
difficile d’échapper.
39. Laval est même si sûr de lui qu’il a renoncé à récuser les jurés communistes dont il sait
pourtant qu’ils lui sont violemment hostiles ; il pense qu’il parviendra à les séduire.
40. Argument déjà développé lors du procès Pétain, Laval avance que le véritable « coup
d’État » a été commis non lors du vote des pleins pouvoirs, le 10 juillet, mais par la suite,
alors que Pétain a pris les actes constitutionnels en l’absence de délibération du Conseil des
ministres, violant ainsi la loi du 10 juillet 1940 elle-même. Voir Maurice Garçon (éd.), Le
Procès Laval. Compte rendu sténographique, op. cit., p. 166-167.
41. Cette question est abordée au cours de la première audience, le 4 octobre, puis, elle est
reprise, le 5 octobre, par Pierre Laval en détails, Maurice Garçon (éd.), Le Procès Laval.
Compte rendu sténographique, op. cit., p. 140 sq. ; voir encore le réquisitoire du procureur
général Mornet du 9 octobre 1945, p. 277 sq.
42. Ce sont les mots du procureur général Mornet paraphrasant Laval.
43. Albert Naud raconte comment, à la suite d’une rencontre avec le garde des Sceaux, les
avocats de Laval ont pu croire que les débats pourraient reprendre dans des conditions
décentes et que Laval serait mis en position de s’exprimer, et comment cette conviction a
été brutalement détruite. Albert Naud, Pourquoi je n’ai pas défendu Pierre Laval, op. cit.,
p. 249 sq.
HAUTE COUR DE JUSTICE

(4 octobre-9 octobre 1945)

[Le procès Laval est le procès du désordre. Les avocats, dans un premier
temps, le désertent, outrés par la violation des droits de la défense et le
caractère expéditif de l’instruction, laissant Pierre Laval tenter d’assurer
seul sa défense. Puis, on l’a dit, l’accusé à son tour se réfugie dans le silence
face à l’attitude de ses juges. Ce sont ces oscillations, ce sont ces heurts que
ces extraits des débats ont voulu reproduire.]

INTERROGATOIRE DE PIERRE LAVAL

Le PREMIER PRÉSIDENT. — L’audience est ouverte.


Vous vous appelez Laval Pierre ?
M. PIERRE LAVAL. — Jean-Marie.
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Tout à l’heure, je procéderai à votre
interrogatoire.
Au début de cette audience, je dois faire connaître que je viens de
recevoir une lettre de vos avocats ; je vais la lire, car rien ne doit être caché
dans une affaire de justice.
Monsieur le Premier Président,
e
Mon confrère, M Jacques Baraduc et moi-même, avons le regret de
vous informer que nous demandons à notre bâtonnier de nous décharger
de notre commission d’office. Nous avons constaté l’impossibilité
matérielle absolue d’assister utilement notre client à l’audience.
Une instruction préalable était nécessaire, indispensable ; on nous
l’avait annoncée et promise ; elle a été brusquement terminée malgré nos
protestations.
Nous craignons que la hâte apportée à ouvrir les débats soit inspirée,
non par des préoccupations judiciaires, mais motivée par des raisons
politiques.
Les déclarations que vous auriez faites hier, et qui sont reproduites
par la presse, ne nous permettent aucun doute. En effet, vous auriez
déclaré que vous étiez décidé à siéger, s’il le fallait, le matin, l’après-midi
et le soir, afin que le procès fût terminé pour les élections.
Par ailleurs, il n’a jamais été dans notre pensée d’user des moyens
dilatoires dont parle la presse et auxquels vous auriez ajouté foi.
Permettez-nous de vous dire très respectueusement que nous sommes
profondément blessés, l’un et l’autre, par le terme de « chantage » que
vous auriez employé pour qualifier une méthode de défense qui n’a
jamais été dans nos intentions.
C’est avec tristesse que nous renonçons à la mission qui nous était
confiée. Nous vous exprimons tous nos regrets de ne pouvoir apporter à
l’œuvre de justice une contribution que nous aurions voulue conforme
aux traditions de notre ordre.
Notre confrère Jaffré, sans être commis d’office, collaborait avec
nous et est solidaire de notre décision.
Veuillez agréer, Monsieur le Premier Président, etc.

Je tiens à commenter cette lettre.


D’abord, il n’a jamais été dans mes intentions de me livrer à aucune
imputation à l’égard de qui que ce soit, ni à l’égard de l’accusé ni à l’égard de
ses défenseurs…
M. PIERRE LAVAL. — Les journaux ne s’en sont pas privés, Monsieur
le Premier Président !…
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Je ne suis pas responsable de ce que
peuvent imprimer les journaux. J’ai dit et je répète que, dans le cas où une
manœuvre dans le genre de celle qui a été annoncée se produirait, je n’étais
pas du tout homme à céder à une pression quelconque.
Je ne méconnais pas avoir employé le mot de « chantage ». Si ce
chantage s’était produit, je n’y aurais pas cédé. Je n’ai pas dit autre chose. Je
n’ai ni à renier ni à dénier ce que j’ai dit, car c’est l’honneur de ma vie et
l’honneur de ma carrière : je n’ai jamais cédé à aucune manœuvre
d’intimidation…
M. PIERRE LAVAL. — Vous auriez parlé de « maquignonnage » sur les
champs de foire de Chateldon.
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Mais non, mais non… Ces messieurs
sont témoins…
M. PIERRE LAVAL. — Il n’y a plus de foire à Chateldon depuis
longtemps.
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Je le dis pour la première et, je l’espère,
pour la dernière fois ; autant j’ai le respect des droits de la défense dans les
conditions que vous jugerez devoir adopter, autant je n’ai pas l’intention, je le
répète, de me laisser… – employons le mot, je l’ai employé –, de me laisser
« manœuvrer ». Je ne me laisserai pas manœuvrer.
Je n’ai jamais été intimidé par personne et je ne le serai pas
aujourd’hui !… Ceci dit…
M. PIERRE LAVAL. — Monsieur le Président…
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Vous aurez la parole quand je vous la
donnerai.
Ceci dit, en ce qui concerne cet incident, je me suis adressé à M. le
bâtonnier, parce que je ne veux pas vous laisser sans l’assistance d’avocat.
M. le bâtonnier me fait savoir que, peut-être, sera-t-il là dans un quart
d’heure, M. le bâtonnier aurait pu être là, car il sait parfaitement la gravité du
débat qui va s’ouvrir aujourd’hui. Il connaissait, je crois, l’incident qui vient
de se produire : M. le bâtonnier n’est pas là. Nous avons, cependant, M. le
procureur général et moi, le souci de vous permettre d’assurer votre défense.
Monsieur le Procureur général, en présence de cet incident, quelles sont
vos conclusions ?
Le PROCUREUR GÉNÉRAL MORNET. — J’ai d’abord, Monsieur le
Président, à protester contre l’injure que, délibérément, l’on a faite à la justice
en l’accusant de céder à des préoccupations politiques… C’est une injure
que, pour ma part, je m’étonne de trouver suivie de la signature de deux
avocats qui doivent connaître ceux qui ont l’honneur de siéger ici et qui
devraient me connaître.
Je proteste également contre l’imputation qui nous est faite d’avoir
brusqué cette instruction.
Non, l’instruction contre Pierre Laval n’a pas été brusquée et, en quelques
mots, je vais vous le démontrer.
Sur quoi repose l’inculpation dont est l’objet Pierre Laval ? Sur des faits
sur l’existence et la matérialité desquels aucune contestation n’est possible.
Quels sont ces faits ? Ce sont les actes gouvernementaux auxquels a
participé Pierre Laval quand ils ne sont pas son œuvre. C’est la politique qui
a été suivie depuis cinq ans et dont a été victime ce malheureux pays. Ce sont
ses déclarations qui sont comme autant d’aveux dont il ne conteste pas les
termes. Il reste à discuter quoi ?
La valeur de cette politique, les intentions qui l’ont inspirée, les mobiles
auxquels il a pu obéir. Mais, cela, c’est « du débat », c’est « de l’audience »,
et j’ajoute que tous les points saillants de cette politique, toutes ces
déclarations, lui ont été rappelés à l’instruction.
On lui a posé la question à laquelle, tantôt il a bien voulu répondre, et
tantôt il a annoncé qu’il fournirait une note.
Qu’on ne nous parle donc pas d’instruction brusquée. Pierre Laval est en
France depuis plus de deux mois. Depuis plus de six semaines, ses avocats
ont eu la connaissance de toutes les pièces de la procédure, de toutes les
déclarations qu’on lui impute, comme ils ont eu connaissance de la politique
dont, je le répète, ce malheureux pays a été victime pendant quatre ans.
Promesses qu’on aurait faites ? Par qui ? Au nom de qui ? Par quel
1
magistrat ayant qualité pour engager la commission d’instruction ? Je me le
demande.
Je vais plus loin.
L’affaire Pierre Laval est une affaire qui aurait pu venir à l’audience sans
qu’il soit besoin de la faire précéder d’une instruction judiciaire préalable,
car, l’instruction est commencée le jour de l’accession de Pétain et de Laval,
comme son second, au pouvoir ; elle a continué le jour du coup d’État du
11 juillet, quand on a supprimé la République ou les lois essentielles de la
République.
Elle a continué ensuite avec ces abominables lois raciales qui mettaient
hors de la communauté française toute une catégorie de Français.
Elle a continué par Montoire.
Et lorsque, provisoirement, Pierre Laval a été écarté du pouvoir, nous
avons assisté à la plus violente campagne de presse qu’on ait jamais vu dans
notre Histoire, campagne menée par les journaux de l’Axe et d’où il résulte
que Laval était bien le favori de l’Allemagne, l’homme sur qui elle comptait.
L’instruction s’est poursuivie ensuite en constatant l’appel odieux de
Laval à la nation américaine pour qu’elle n’intervienne pas dans la guerre,
aux côtés de l’Angleterre, contre la nation qui nous tenait alors sous le joug.
L’instruction a continué ensuite par le rappel au pouvoir de Laval ; sous
la pression de l’ennemi, Laval a été ramené au pouvoir par les baïonnettes et
par les mitrailleuses allemandes, et cela encore c’est un élément d’instruction.
Et depuis 1942, quels sont les éléments de l’instruction qui se sont ajoutés
aux charges que nous connaissions déjà ? Cela a été les réquisitions massives
d’ouvriers pour travailler pour le compte d’Hitler, l’attitude du gouvernement
présidé par Laval dans les événements d’Afrique du Nord, ç’a été ensuite la
poursuite des patriotes, la Milice, les cours martiales… L’instruction…
M. PIERRE LAVAL. — Mais vous étiez tous aux ordres du
gouvernement à cette époque, vous tous qui me jugez, magistrats, et vous,
Monsieur le Procureur général…
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Je vous répète une fois de plus…
M. PIERRE LAVAL. — Vous pouvez me condamner, vous pouvez me
faire périr, vous n’avez pas le droit de m’outrager…
Le PREMIER PRÉSIDENT. — … que si vous dites quoi que ce soit qui
puisse constituer un outrage à l’égard des magistrats, nous passerons outre
aux débats…
M. PIERRE LAVAL. — Je suis Français, j’aime mon pays, je n’ai servi
que lui et quand…
(Bruits dans la salle.)
Je vous le prouverai !…
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Vous avez une attitude !…
M. DEMUSOIS, juré. — Un peu plus de modestie, fourbe !…
M. PIERRE LAVAL. — Vous le verrez quand j’aurai parlé, Messieurs
les Jurés, je vous le prouverai tout à l’heure.
Le PROCUREUR GÉNÉRAL. — Je ne tolérerai pas plus longtemps cette
attitude inconvenante.
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Garde, emmenez l’accusé.
M. PIERRE LAVAL. — Excusez-moi, Monsieur le Premier Président…
Je vous prie d’accepter mes excuses.
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Vous êtes maître de vos paroles et de vos
réactions. Vous auriez mieux fait de ne pas commencer cette audience par
une attitude semblable. C’est une singulière façon de se défendre que de
commencer par outrager ses juges. Heureusement, nous sommes au-dessus de
l’outrage, au-dessus de l’invective et nous ne nous laisserons pas
impressionner par votre attitude. C’est fort heureux, car nous ne représentons
pas cette justice un peu particulière que vous aviez organisée : nous
représentons la justice et nous ne nous laisserons, encore une fois, ni
impressionner ni intimider.
Le PROCUREUR GÉNÉRAL MORNET. — Je vous prie de maîtriser
votre indignation, Messieurs les Jurés. Élevez-vous au-dessus de ce qu’elle
vaut. […]
Ceci dit, pour vous montrer que l’instruction n’a pas été brusquée – une
instruction qui dure depuis cinq ans n’est pas une instruction brusquée –, je
demande à Monsieur le Président, devant la carence des avocats, d’user de
son droit, pour assurer complètement la défense de Pierre Laval, de désigner,
comme la loi lui en donne le droit et même lui en fait un devoir, de désigner
les trois avocats qui sont à même, par la connaissance qu’ils ont du dossier,
d’assumer à cette barre la défense de Pierre Laval.
Si personne ne se présente au banc de la défense, si le banc de la défense
reste vide, eh bien, la responsabilité n’en sera pas aux magistrats.
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Monsieur Pierre Laval, qu’avez-vous à
dire ?
M. PIERRE LAVAL. — Mon émotion m’a trahi tout à l’heure, Monsieur
le Président.
Je ne suis pas surpris par la décision que mes avocats ont prise. J’ai été
moi-même avocat pendant de longues années. Je comprends leur hésitation et
leur refus d’assumer la responsabilité de me défendre dans de telles
conditions.
Mon affaire est importante et elle n’a pas été instruite. Je suis accusé de
complot contre la sûreté intérieure de l’État et l’on ne m’a interrogé ni sur
mon rôle à l’Assemblée nationale, ni sur ma politique intérieure, ni sur le
retour du président Herriot à Paris, ni sur les raisons qui l’avaient motivé, ni
sur aucune des questions qui pouvaient intéresser le jury dans une affaire
essentiellement politique.
Je suis accusé d’intelligence avec l’ennemi et l’on ne m’a interrogé ni sur
les entretiens de Montoire ni sur mes négociations avec le gouvernement
allemand : on ne s’est préoccupé ni des réquisitions allemandes en matière de
ravitaillement ni des réquisitions de main-d’œuvre – et je ne cite que des
exemples. On ne s’est préoccupé d’aucun des actes de ma politique extérieure
avant la guerre, et elle est pourtant retenue comme une des charges de
l’accusation.
Je sais, ou plutôt j’espère, que vous allez me répondre que j’aurai, à
l’audience, tout le loisir de fournir mes justifications. Mais croyez-vous que
mon procès, qui concerne moins un homme qu’une politique, gagnera à être
ainsi faussé par la brusquerie mise à le régler ?
Si votre raisonnement était admis dans mon affaire, il pourrait être
appliqué à tous les cas ; ce serait la négation de tous les principes de notre
droit pénal.
Que pouviez-vous craindre d’une instruction véritable ? Elle était
nécessaire non seulement pour l’exercice de mon droit naturel de me
défendre, mais aussi par la contribution qu’elle aurait apportée à l’Histoire de
notre pays.
Ne craignez-vous pas, comme je l’ai écrit au garde des Sceaux, que
l’opinion aujourd’hui et l’Histoire demain soient fondées à dire qu’il est des
responsabilités et des responsables qu’on ne voulait pas découvrir ?
Si je n’avais pas mon honneur à défendre, si je n’avais pas à justifier ma
politique et à couvrir ceux qui, honnêtement, avec un sentiment patriotique,
ont obéi à mes ordres, je serais presque tenté, par lassitude et par dégoût, de
m’incliner devant l’injustice et la cruauté. Mais ce serait de ma part un acte
de faiblesse, et je sais rester digne et fort devant l’adversité.
Je n’accepte pas mais je subis la procédure arbitraire que vous
m’imposez. Je ne désespère pas, parce que vous êtes Français, de réveiller en
vous des sentiments qui ne me feront pas regretter la confiance que je veux
garder dans la justice de mon pays. Je vous l’ai montré hier, en ne récusant
aucun d’entre vous, car vous avez tous le droit de me juger.
La passion qui vous anime a réchauffé la mienne. Quand vous m’aurez
entendu, nous nous comprendrons mieux. En m’accusant, c’est la France que
vous croyez défendre. En m’écoutant, vous sentirez que c’est la France que
j’ai servie. Alors, vous estimerez sans doute que l’instruction de mon affaire
doit être reprise et achevée pour la sérénité d’une vraie justice.
Je me tourne maintenant vers la presse française et vers la presse
étrangère, car j’ai à comparaître aussi devant le tribunal de l’opinion. Je leur
demande instamment, puisqu’on m’a refusé la publication des débats de mon
procès, de reproduire largement mes déclarations. Alors, je ne redouterai plus
la justice, car elle se fondera sur la connaissance des faits et sur la vérité.
La loi et la force me contraignent à me présenter devant vous comme un
accusé. Mais si mon corps est enchaîné, mon âme est libre. Je veux qu’on
sache, et je le prouverai, que j’ai travaillé et souffert pour ma patrie. La
Justice, alors, pourra passer.
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Suivant l’article 294 du code
d’instruction criminelle.

L’accusé sera interpellé et devra déclarer le choix qu’il aura fait d’un
conseil pour l’aider dans sa défense. Sinon, le juge lui en désignera un
sur-le-champ.

Nous nous trouvons dans une situation sensiblement équivalente à celle


prévue par le code d’instruction criminelle.
e e
Par conséquent, je vais commettre trois avocats : M Naud, M Baraduc et
e
M Jaffré.
M. PIERRE LAVAL. — […]
Monsieur le Premier, comment pouvez-vous admettre sans heurter votre
sensibilité de magistrat, de vieux magistrat, en raison de la plus haute
fonction que vous occupez dans la magistrature, comment pouvez-vous
concevoir que trois avocats, qui ne sont pas des hommes politiques, puissent
en quelques heures et même en quelques jours, absorber, comprendre et
préparer un dossier comme le mien ?
Vous pourriez me répondre : « Mais vous vous défendez bien, vous
n’avez pas besoin d’avocat pour vous défendre. » Je vous ferais alors cette
réflexion de bon sens qui vient à l’esprit de chacun : un médecin, quand il est
malade, ne se soigne pas lui-même. J’ai besoin d’avocats. Il y a autre chose
que je ne peux pas dire, peut-être, ou que j’oublierais. Il y a un travail de
préparation matérielle auquel je ne veux pas m’astreindre parce que les
conditions mêmes, matérielles, de ma vie ne me le permettent pas en ce
moment.
Pourquoi me priver de ce droit de défense ? Vous avez été choqué parce
que – et ce sont les avocats qui l’ont fait, il eût peut-être mieux valu que ce
soit moi qui le fasse avec la responsabilité qui m’incombe comme accusé –
parce qu’on a fait des allusions à la politique.
Eh bien – j’en demande pardon à Monsieur le Procureur général, je ne
voudrais pas qu’il voie dans mon propos quelque chose de blessant : il arrive
parfois que la politique se mêle à la justice et, la preuve, c’est précisément un
de ces griefs qui ont été relevés, sinon contre moi, du moins contre le
Maréchal, d’avoir mêlé la justice à la politique ou la politique à la justice.
Je ne peux pas ne pas constater que nous sommes le 4 octobre, que les
élections ont lieu le 21. Je ne peux pas ne pas constater – je ne ferai pas de
chicane, je ne reprendrai pas l’argumentation que vous avez entendue dans un
précédent procès – que vous n’êtes pas compétent. Je ne déposerai pas de
conclusions : si je n’ai pas récusé les jurés, ce n’est pas pour me livrer ici à je
ne sais quelle discussion médiocre, à quel débat grossier de procédure. Votre
Cour, elle a été instituée par un gouvernement provisoire de la République
comme une cour provisoire. Il a été entendu que vous n’aviez qu’un rôle
passager, et je crois même que, quand on relit le texte, si le mot « passager »
ne s’y trouve pas, on en trouve un autre plus élégant, mais qui dit exactement
la même chose.
Or, il faut que vous alliez vite, car les élections ont lieu le 21 octobre. Si
deux Chambres doivent revenir, mon procès échappe naturellement à votre
compétence. Il doit être soumis à la Haute Cour, au Sénat. Si c’est une
Constituante qui est désignée, elle pourra vous confirmer, si elle le veut
puisqu’elle aura tous les pouvoirs. Elle pourra dire que la Haute Cour de
justice, telle qu’elle fonctionne, peut continuer à fonctionner. Elle pourra
aussi, et c’est possible, c’est même probable, imaginer une autre juridiction.
Il faut donc que mon procès soit soumis à la rapidité des débats. Parce
qu’enfin, vous avez dit que le procès durerait douze à quinze séances, je n’en
sais rien. Mais si, pour faire éclater la vérité, vous étiez obligés de faire durer
mon procès plus longtemps, est-ce que vous vous y refuseriez, Monsieur le
Président ? Je ne le pense pas.
Peut-être, cette préoccupation du calendrier – et j’emploie une expression
plus polie, je ne dis plus « électorale » –, cette préoccupation du calendrier
n’a pas été étrangère à la cessation un peu brusquée de mes interrogatoires et
à ma comparution peut-être un peu trop hâtive devant la Haute Cour de
justice.
Nos rôles ne sont pas les mêmes. Moi, je suis accusé des crimes les plus
abominables ou les plus graves. Le crime le plus grave, c’est le complot
contre la sûreté intérieure de l’État. Le crime le plus abominable c’est la
trahison, c’est l’intelligence avec l’ennemi.
Comme simple particulier, pour ma personne privée, j’ai le devoir de me
défendre. Mais j’ai un devoir supérieur qui m’est imposé par les fonctions
mêmes que j’ai remplies. Je ne veux pas laisser juger mon affaire comme s’il
s’agissait d’un vol dans les grands magasins. Je vous demande pardon de
cette comparaison un peu osée, mais je l’ai employée quelquefois pour dire
que mon instruction devait être complète. Vous savez bien qu’à l’audience on
ne peut pas faire une instruction complète […].
Je demande et j’insiste pour que vous fassiez procéder à un complément
d’information. C’est votre droit absolu, Monsieur le Premier Président. Vous
en avez usé d’ailleurs quand je suis revenu, puisque je devais comparaître
devant vous par contumace, et quand je suis rentré, vous avez ordonné un
complément d’information. Pourquoi ne l’ordonnez-vous pas aujourd’hui ?
Pourquoi ne donneriez-vous même pas huit jours à mes avocats pour qu’ils
aient le temps matériel de faire un travail qu’ils ne pourront pas faire ici, de
classer les pièces, d’aller rechercher dans les cabinets d’instruction la copie
des documents essentiels, sans lesquels je ne peux pas présenter une véritable
défense.
Quel inconvénient y aurait-il ? Quelle réponse pourrait-on me faire, qui
serait sensée, s’il n’y a pas des préoccupations autres que celles de la justice,
de la vraie justice, pour vouloir qu’il en soit autrement ?
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Vous pouvez vous rendre compte que je
vous ai laissé toute latitude pour vous expliquer longuement.
M. PIERRE LAVAL. — Vous avez même dit que vous me feriez parler
le matin, l’après-midi, le soir et la nuit. Si vous me donnez de l’eau, j’y
arriverai peut-être.
Le PROCUREUR GÉNÉRAL. — J’ai un mot à dire…
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Je crois que, maintenant, cet incident
peut-être considéré comme liquidé. Nous n’avons pas encore abordé les
préliminaires de la procédure devant la cour d’assises. Je le répète que je
es
commets d’une façon aussi nette que possible M Naud, Baraduc et Jaffré,
vos trois avocats […].
Le PROCUREUR GÉNÉRAL. — J’ai un mot à dire, Monsieur le
Premier Président, et un mot qui a sa place au début de ce procès, car Pierre
Laval a posé la question même de la compétence de la Haute Cour. Il vous a
dit…
M. PIERRE LAVAL. — Sans la contester.
Le PROCUREUR GÉNÉRAL. — Il vous a dit : il y avait intérêt politique
à ce que ce procès fût jugé avant le 21 octobre, parce que le 21 octobre, il y a
des élections, et s’il y a deux Chambres, comme en 1875, eh bien, la Haute
Cour est dessaisie, et c’est le Sénat, constitué en Haute Cour de justice qui
devrait juger.
Messieurs, cette argumentation ne vaut rien. J’avais néanmoins le devoir,
puisqu’on a posé la question de la compétence de la Haute Cour, si le procès
se continuait au-delà du 21 octobre, j’avais le devoir de dire : mais il n’est au
pouvoir de personne de dessaisir la Haute Cour, une fois saisie. La Haute
Cour a été légalement constituée par une ordonnance du 18 novembre 1944.
Ayant été légalement constituée, elle a été légalement saisie d’une série de
procès entre lesquels existe un lien indivisible.
Où a-t-on vu, dans une Constitution quelconque, dans une loi judiciaire
quelconque, qu’une juridiction légalement instituée par un régime légal
devait cesser de fonctionner le jour où ce régime était modifié ?
Non, Messieurs, vous avez été légalement constitués. Vous êtes
légalement saisis. Je le répète : aucune puissance, jusqu’à ce qu’une nouvelle
loi intervienne, aucune puissance n’a le droit de vous dessaisir.
Il est, dans notre histoire judiciaire, un renom fâcheux qui s’attache à ce
mot de dessaisissement ; ce renom est fâcheux parce que le dessaisissement
repose sur une conception juridique erronée. Eh bien, je dis que ce
dessaisissement, il est impossible légalement. Il ne sera possible que le jour
où, en vertu d’assemblées nouvellement élues, une nouvelle loi interviendrait.
Mais j’aime à croire que si de nouvelles assemblées devaient succéder
immédiatement au régime actuel, après les élections du 21 octobre, ces
assemblées ne vous dessaisiraient pas, parce que, je le répète, le
dessaisissement d’une juridiction légalement constituée et légalement saisie,
est quelque chose de tout à fait inconstitutionnel, de tout à fait antijuridique.
[…]
M. PIERRE LAVAL. — Voulez-vous me permettre…
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Vous vous expliquerez très longuement
au cours de l’audience.
M. PIERRE LAVAL. — L’accusé doit parler après le procureur général.
Vous savez bien que c’est dans le code.
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Vous venez de parler.
M. PIERRE LAVAL. — Je n’ai pas parlé, je n’ai rien dit.
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Vous venez de parler. J’estime que vous
avez assez parlé.
M. PIERRE LAVAL. — Merci, Monsieur le Président !
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Cet incident a reçu toutes les explications
qu’il avait besoin de recevoir, vous n’avez plus rien à dire. D’ailleurs, nous
ne sommes pas encore dans la période de l’interrogatoire, nous sommes
simplement dans la période de l’interrogatoire d’identité.
M. PIERRE LAVAL. — Si je ne peux pas répondre à M. le procureur
général…
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Monsieur le Greffier, veuillez lire l’arrêt
de renvoi et l’acte d’accusation.
M. PIERRE LAVAL. — Il est lamentable que je ne puisse pas
répondre !…
Le PREMIER PRÉSIDENT. — C’est peut-être lamentable ; j’en prends
la responsabilité.
(Bruits dans la salle.)
M. PIERRE LAVAL. — Je vois bien… Vous en prenez de lourdes !…
[M. le greffier donne lecture de l’arrêt de renvoi.]
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Avant la lecture de l’acte d’accusation,
étant donné que les avocats ne sont pas encore là et que M. le bâtonnier me
fait savoir qu’il désire me parler, je suspends l’audience.
M. GERMINAL, juré. — Nous venons d’assister une fois de plus à une
manifestation des avocats du Barreau de Paris ; à l’instant, il vient d’y avoir
des murmures. Il a suffi que vous ayez prononcé quelques paroles pour que la
salle se vide immédiatement après.
Je me demande s’ils ont véritablement le droit de venir manifester dans
cette enceinte ?
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Les avocats n’ont certainement pas le
droit de venir manifester dans cette enceinte. Il est certain que des incidents
se sont produits et que ces incidents ont besoin, pour être réglés, que j’aie une
conversation avec M. le bâtonnier. C’est la raison pour laquelle je suspends
l’audience jusqu’à 2 h 30.

Le PREMIER PRÉSIDENT. — L’audience est reprise.


Je constate qu’aucun des trois avocats commis n’est encore présent à la
barre.
M. PIERRE LAVAL. — Non, Monsieur le Président.
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Nous allons tout à l’heure en délibérer.
Accusé, je vous fais une dernière fois la déclaration que je vous ai faite
tout à l’heure : j’entends que toutes ces audiences se poursuivent dans le
calme et la dignité. Si vous apportez un trouble quelconque, sous une forme
quelconque, spécialement sous forme d’outrage à moi-même ou à la Haute
Cour, je vous fais expulser et nous passons outre au débat. Nous avons la
possibilité de vous juger contradictoirement en votre absence. C’est un
avertissement. Je ne vous donne même pas la parole là-dessus. Vous
connaissez la situation.
M. PIERRE LAVAL. — J’aurais voulu simplement vous donner un
apaisement. Les fonctions que j’ai remplies, le respect que j’ai pour la
magistrature et l’intérêt que j’ai pour ma propre condition vous seront une
garantie de ma correction, soyez-en sûr, Monsieur le Président.
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Monsieur le Procureur, nous constatons
l’absence de MM. les avocats qui devraient être présents à la barre après la
commission que je leur ai donnée. Avez-vous des observations à présenter ?
Le PROCUREUR GÉNÉRAL MORNET. — Aucune, je m’en réfère à
mes observations précédentes.
Le PREMIER PRÉSIDENT. — L’accusé n’a pas d’observations à
présenter ?…
M. PIERRE LAVAL. — Si ce n’est encore d’insister respectueusement
auprès de la Cour pour que vous vouliez bien consentir, ainsi que je l’ai
demandé, pour une bonne administration de la justice, au renvoi de mon
affaire au délai que vous fixerez pour permettre aux avocats de se présenter
dans des conditions qui puissent faire qu’ils m’assistent utilement. Sans quoi,
ils ne le pourront pas utilement.
Le PREMIER PRÉSIDENT. — La Cour se retire pour en délibérer.
[La Cour se retire pour délibérer.]

La Cour,
Attendu que les conseils de Pierre Laval ayant écrit au président de la
Haute Cour, qu’ils ne seraient pas à la barre pour assurer la défense de
l’accusé, le premier président a commis MM. Naud, Baraduc et Jaffré et
leur a laissé un temps suffisant pour leur permettre de déférer à la
convocation qui leur avait été donnée ;
Attendu que la Cour constate que les conseils ci-dessus désignés ne se
sont pas présentés ;
Par ces motifs :
Dit qu’il sera passé outre aux débats.

Monsieur le Greffier, veuillez donner de nouveau lecture de l’arrêt de


renvoi et de l’acte d’accusation.

2
RÉQUISITOIRE DÉFINITIF

Le Procureur général près la Haute Cour de justice,


Vu la procédure suivie contre Laval Pierre, du chef de complot
contre la sûreté intérieure de l’État, et d’intelligence avec
l’ennemi,
Ensemble l’ordonnance de soit communiqué en date du 12 juin
1945,
Expose :
La carrière de Laval avant la guerre fut celle d’un homme
venu des partis extrêmes, renié par eux, plusieurs fois ministre,
deux fois président du Conseil, et dont la fortune privée a suivi
l’ascension de la fortune politique,
Renversé en janvier 1936, après l’échec du plan proposé par
lui pour résoudre la crise éthiopienne, il a gardé de cet incident
une haine tenace contre l’Angleterre qu’il accusait d’avoir
contribué à sa chute, et contre le Parlement français dont il n’avait
pu gagner la confiance.
Dès le début de la guerre, il semble s’être posé en négociateur
de la paix grâce au crédit qu’il prétendait avoir auprès de
Mussolini. Il envisageait en même temps pour la France un
changement de régime dont il serait le bénéficiaire ; et il paraît
bien avoir compté pour cela sur le concours du maréchal Pétain.
Les lettres de Loustaneau-Lacau au Maréchal ne laissent guère de
doute à ce sujet, non plus que la déposition de Mlle Petit, ex-
secrétaire d’un sieur Giobbe qualifié par elle d’« Abetz italien »,
avec lequel Laval entretenait, par l’intermédiaire d’un sieur Barra,
des relations en vue de s’assurer l’aide de l’Italie pour faire,
disait-il, sortir la France de la guerre et la doter d’un système
politique analogue à celui que le Duce avait institué dans la
péninsule.
Quand survinrent les événements militaires de mai 1940,
Laval fut au premier rang de ceux qui réclamèrent l’armistice.
Aussi bien son nom figurait-il sur la liste que, le soir même du
jour où Paul Reynaud venait de démissionner, Pétain présenta au
président de la République. Il en fut momentanément effacé, mais
pour y reparaître trois jours après ; et dès lors, le rôle de Laval
dans les jours qui précédèrent le 10 juillet 1940 fut prépondérant.
C’est incontestablement lui l’agent responsable qui, par ses
intrigues et ses menaces jusque dans le cabinet du président de la
République, empêcha ce dernier, les présidents des deux
Chambres, les membres du Parlement et ceux des ministres qui
avaient encore souci de la souveraineté nationale, d’aller en
Afrique du Nord former un gouvernement à l’abri des pressions
allemandes, et qui, devant l’Europe et l’Amérique, eût représenté
la France et affirmé sa persistance en tant que nation souveraine.
C’est également lui qui, à force d’intrigues, de marchandages,
de promesses et de menaces, amena le Parlement à remettre au
Maréchal le gouvernement de la République ; et c’est encore lui
qui, en tant que vice-président du Conseil, héritier présomptif du
maréchal, fut le premier bénéficiaire du coup d’État réalisé le
11 juillet par la suppression de la présidence de la République, le
cumul des pouvoirs entre les mains de Pétain et la prorogation
sine die du Parlement.
À ce titre, l’inculpation d’attentat contre la sûreté intérieure de
l’État relevée contre Laval se trouve pleinement justifiée. Lui-
même en a fait l’aveu non sans une fierté qui n’est pas dans sa
manière, lorsque, s’adressant aux instituteurs dans son allocution
du Mayet de Montagne, il disait : « Vous m’accorderez que l’acte
le plus important de la révolution nationale, c’est moi qui, sous
l’égide du Maréchal, l’ai accompli, le 10 juillet 1940. »
Un régime comme le sien et celui de Pétain, confinant à
l’absolutisme, ne pouvait s’établir en France qu’en s’appuyant sur
l’envahisseur et en s’inspirant de ses méthodes, la loi mettant les
Juifs hors du droit commun n’étant qu’un premier pas dans
l’imitation servile de nos vainqueurs.
L’entrevue de Montoire machinée par Laval, et les accords qui
suivirent en vue d’une collaboration mettant nos ressources et nos
moyens à la discrétion de l’Allemagne, marque à l’évidence le
caractère d’une politique en tous points conforme aux intérêts de
l’ennemi, et qui ne peut se définir que par les termes mêmes de
l’article 75 du code pénal.
Cependant, une révolution de palais devait bientôt amener le
départ de Laval, précédé, de la part de Pétain, d’un congédiement
brusque, voire même d’une arrestation, tout au moins d’une mise
en état de surveillance dont on ne sait quelle eût été finalement
l’issue si l’ambassadeur Abetz n’eût pris sous sa protection, pour
le ramener à Paris, le prisonnier de Chateldon.
Pendant plusieurs semaines on put alors assister à l’une des
campagnes les plus violentes menées par les journaux de l’axe en
vue d’imposer au Maréchal le rappel de l’ex-président du Conseil.
Laval acceptait, sans protestation, de se voir ainsi proclamé
l’homme de France en qui l’Allemagne mettait sa confiance de
préférence à tous autres.
Il fallut l’anglophobie, les complaisances et les trahisons de
Darlan pour faire patienter le Reich en attendant le retour de son
protégé. Mais un moment vint où l’habileté de Laval devait, aux
yeux de l’Allemagne, l’emporter sur les garanties que pouvait lui
offrir l’amiral de la Flotte, et Laval revint au pouvoir, fort de tout
l’appui des autorités occupantes.
La politique soi-disant française devint alors une politique tout
allemande : persécution contre les Juifs, les francs-maçons, les
communistes et résistants de tous les partis, la police mise au
service de la Gestapo, vingt-deux mille arrestations à Paris dans la
nuit du 15 au 16 juillet.
Pendant même toute retenue, Laval, le 22 juin, lance son
fameux défi aux Français : « Je souhaite la victoire de
l’Allemagne. »
Il souhaiterait que nous l’y aidions sur le terrain militaire,
mais, faute des armes que l’Allemagne, se méfiant non pas de lui,
mais des Français, n’ose lui donner, il se charge de lui procurer
des hommes pour remplacer dans les usines du Reich les ouvriers
qu’Hitler a mobilisés.
« Dans la lutte gigantesque et victorieuse qu’il livre, le Reich,
dit-il à Compiègne en août 1942, engage tous ses hommes ; il a
donc besoin de main-d’œuvre. »
« Ouvriers qui travaillez dans les usines, avait-il dit le 22 juin,
j’adresse un appel à votre solidarité de Français. Le chancelier
Hitler, et je l’en remercie, vient de décider la libération d’un
nombre important de prisonniers agricoles qui pourront revenir en
France dès votre arrivée en Allemagne. Les hommes de nos
champs et ceux de nos usines vont sentir leur fraternité. La femme
qui verra son mari revenir éprouvera une émotion pleine de
reconnaissance pour les inconnus qui, s’en allant là-bas, ont fait
revenir un prisonnier. »
Ainsi commençait l’escroquerie de la relève, escroquerie
puisque, deux mois après, à Compiègne, le même Laval, après
avoir insisté sur les besoins de main-d’œuvre du Reich, ajoutait :
« Quant à la libération des prisonniers, leur heure sonnera quand
sonnera celle de la victoire de l’Allemagne. »
Cependant, les engagements volontaires se faisant de plus en
plus rares, Laval devait bientôt recourir à la manière forte. C’est
d’abord une loi sur l’utilisation et l’organisation de la main-
d’œuvre assujettissant hommes et femmes à tous travaux que le
gouvernement jugera utiles. C’est ensuite l’interdiction
d’embaucher des ouvriers sans autorisation, de peur qu’on ne
diminue le nombre des chômeurs à expédier en Allemagne ; puis,
c’est le travail obligatoire, une véritable conscription organisée,
des marchés d’esclaves à livrer au Reich, les cartes d’alimentation
refusées aux réfractaires, la chasse à l’homme, et tout cela assorti
des instructions les plus rigoureuses adressées aux préfets
régionaux.
« J’appelle votre attention, lit-on dans une circulaire du
12 juillet 1943, sur les médecins qui accorderaient sans motifs des
exemptions pour inaptitude physique. Tout sabotage commis à cet
égard entraînera l’interdiction du droit d’exercer la médecine.
Toute défaillance du personnel intéressé pourra entraîner une
mesure d’internement. Le gouvernement a pris l’engagement de
faire partir deux cent vingt mille travailleurs. Cet engagement doit
être respecté. Je compte sur votre sens de l’autorité. »
Cependant, malgré les menaces à l’adresse des parents rendus
responsables de leurs enfants réfractaires, ceux-ci se font de plus
en plus nombreux, l’armée du maquis se constitue.
Mais, en attendant qu’elle fasse ses preuves dans la métropole,
de graves événements se déroulent en Afrique du Nord. En vain
Laval et Pétain ont-ils préféré voir la flotte se détruire elle-même à
Toulon plutôt que de jouer un rôle au profit de la France et de ses
alliées ; en vain ont-ils fait alliance ouverte avec l’axe pour lutter
contre les Anglo-Américains et les Forces françaises du Maroc et
d’Algérie, les troupes de l’Axe ont été mises en déroute ; on leur
avait facilité le débarquement à Bizerte ; elles ont dû évacuer la
Tunisie, en même temps que s’accentuait le désastre de l’armée
Rommel en Libye. La défaite de l’Allemagne apparaît certaine :
de plus en plus la France espère. La rage de Laval ne connaît alors
plus de bornes. « Il y aura, s’écrie-t-il, de l’incompréhension, des
résistances, des trahisons ; les égarés seront remis dans le droit
chemin ; je frapperai. Si je ne sais quelles guérillas éclataient, c’en
serait fait de la France. Mais je tiendrai jusqu’au bout. L’armée
allemande ne sera pas battue ; tenez-vous en pour assurés. Sans
doute les Américains se sont emparés de l’Afrique par la trahison
honteuse de Français parjures. D’autres chez nous ont pris les
armes. Eh bien moi, je vous répète que l’Amérique, alliée de
l’Angleterre et des Gaullistes, n’aura pas raison de l’Allemagne
invincible. »
Il paraît superflu d’ajouter quoi que ce soit au vœu ainsi
échappé à celui qui se disait le chef du gouvernement français.
Trahison politique, trahison morale, livraison de la France à
l’envahisseur, c’est ce qui résulte de tous les faits dont le résumé
qui précède n’est qu’un tableau chronologique d’événements
encore présents à l’esprit de tous.
En attendant que d’ici sa comparution des documents, des
témoignages et plus tard l’histoire apportent de nouveaux
éléments à l’appui de la culpabilité de Laval, celle-ci est donc dès
maintenant suffisamment établie pour justifier son renvoi devant
la Haute Cour.
Attendu en conséquence qu’il résulte des faits ci-dessus
exposés à charges contre ledit Laval d’avoir, depuis un temps non
prescrit :
1° commis le crime d’attentat contre la sûreté intérieure de
l’État ;
2° entretenu des intelligences avec l’ennemi en vue de
favoriser ses entreprises en corrélation avec les siennes ;
crimes prévus et punis par les articles 87 et 75 du code pénal.
Le Procureur général soussigné, requiert qu’il plaise à la
commission d’instruction de la Haute Cour décerner ordonnance
de prise de corps et renvoyer ledit Laval devant la Haute Cour de
justice pour être jugé conformément à la loi.

3
ADDITIF À L’ACTE D’ACCUSATION

Consécutif à l’arrêt du 13 juin 1945 renvoyant Laval, en état


de contumace, devant la Haute Cour de justice sous l’inculpation
d’attentat contre la sûreté intérieure de l’État, et d’intelligence
avec l’ennemi en vue de favoriser ses entreprises en corrélation
avec les siennes.
Les éléments recueillis depuis l’arrêt renvoyant Laval en état
de contumace devant la Haute Cour, ainsi que les suppléments
d’information auxquels il a été procédé, à la suite de son arrivée
en France, n’ont fait qu’aggraver les charges précédemment
relevées contre lui.
L’inculpation dont il est l’objet, du chef d’attentat contre la
sûreté intérieure de l’État, se trouve singulièrement renforcée par
la déposition de M. de La Pommeraye, secrétaire général du
Sénat, relatant la phrase échappée à Laval après le vote du
10 juillet 1940 et la signature des actes constitutionnels
promulgués le lendemain :
« Voilà comment on renverse la République. »
Après cela, que valent ses arguties consistant à dire qu’on ne
saurait, de ce chef, retenir contre lui aucun grief attendu que les
actes en question étaient nuls, faute d’avoir été pris en Conseil des
ministres et qu’il le savait bien.
Pour ce qui est de la seconde inculpation, M. de La
Pommeraye a également rapporté un propos ne laissant aucun
doute sur le genre de collaboration qu’envisageait Laval, dans ses
rapports avec le vainqueur : « Il faut que nous adaptions notre
Constitution aux institutions des Allemands. » Et c’est ainsi que la
loi mettant les Juifs hors du droit commun apparaît comme un
premier pas dans l’adaptation du nouveau régime au régime nazi,
en attendant les cours martiales et la création de la Milice.
Sur un autre plan, les révélations apportées au sujet de la
brutalité avec laquelle, en violation de l’armistice, les Allemands
procédèrent, dès juillet 1940, à une réannexion de l’Alsace-
Lorraine, n’ont fait que mettre en relief le caractère odieux que
devait nécessairement revêtir aux yeux des Français, au courant de
cette situation, notamment des Alsaciens-Lorrains, la politique de
collaboration consacrée à Montoire, et dont Laval s’est proclamé
l’initiateur.
Comment pouvaient-ils l’envisager, sinon comme une
acceptation du fait accompli, comportant à leur égard une marque
d’indifférence que ne devait pas atténuer la façon dont Laval
envisagea la question d’Alsace-Lorraine dans l’appel adressé par
lui aux Américains, le 25 mai 1941, à l’effet de les détourner
d’entrer en guerre aux côtés de l’Angleterre.
Par ailleurs, la déposition du général Doyen, insistant sur les
capitulations du gouvernement de Vichy devant les exigences
formulées par les Allemands, au-delà de ce qu’autorisait la
convention d’armistice, éclaire d’un jour significatif la
collaboration telle que l’entendait Laval.
La cession de la participation française à l’exploitation des
mines de Bor au mois de novembre 1940 en est un exemple type.
Cette politique ne fit naturellement que s’accentuer après le
retour de Laval au pouvoir en 1942. Un second exemple type en
est la cession, sans contre-partie, à l’Allemagne de notre tonnage
marchand.
À un autre point de vue, l’insistance de Laval à l’effet
d’obtenir de l’amiral Robert aux Antilles, qu’il coule ses bateaux
et incendie ses avions de crainte que les Américains ne s’en
servent, jette un jour de plus sur les sentiments d’un
gouvernement qui préfère voir notre flotte de guerre détruite
plutôt que de la laisser contribuer à notre libération.
Enfin, les dernières communications du ministère de l’Air
apportent des précisions décisives sur le rôle personnel de Laval
dans l’acceptation des forces aériennes allemandes pour repousser
ce qu’il appelait l’agression anglo-américaine en Afrique du Nord,
ainsi que dans la mise à la disposition du Reich de nos aérodromes
en Algérie et en Tunisie.
C’était la suite logique du télégramme de remerciements
adressé au nom de Pétain et de Laval au commandement allemand
pour son « prompt nettoyage du sol français », lors de l’affaire de
Dieppe au mois d’août 1942.
C’était la suite logique également du télégramme expédié de
Vichy à la même époque pour être transmis au Führer et solliciter
son agrément à une contribution des forces françaises à la défense
du territoire contre les Anglais, concurremment avec les forces
allemandes.
Le système de défense de Laval est tout entier fondé sur le fait
qu’à son avis, aucun homme sensé ne pouvait en 1940 douter de
la victoire de l’Allemagne. Dans ces conditions, dit-il, j’ai fait la
seule politique possible, celle qui consistait à s’entendre avec le
vainqueur.
Au surplus, ajoute-t-il, tout ce que j’ai concédé, les Allemands
me l’auraient imposé de force. J’ai jugé plus habile de me donner
l’apparence de le faire de mon propre gré, afin d’obtenir des
compensations.
Enfin, ne cesse-t-il de répéter, si je n’avais pas été là, la
situation de mes compatriotes eût été cent fois pire. La France me
doit sa reconnaissance.
Sans insister pour l’instant sur le peu de fondement des
allégations de Laval au sujet des prétendus avantages dont sa
politique aurait été la rançon, un point est certain : cette politique
nous a mis dans une position avilissante, chose impardonnable
dont la portée comme le caractère ne pouvaient pas échapper à ses
auteurs. Elle nous a causé un préjudice moral et matériel dont la
France, malgré ses immenses sacrifices et sa contribution à la
victoire commune, supporte encore aujourd’hui les conséquences.
C’est le crime justement reproché à l’homme qui, sous l’égide
et le drapeau de Pétain, a été l’agent principal d’une collaboration
dont on peut dire que sans la résistance de l’immense majorité des
Français, jointe au martyre comme à l’héroïsme de tous ceux qui
sont tombés, elle eût marqué d’une tache ineffaçable la page la
plus triste de notre histoire.
Paris, le 26 septembre 1945.
Le Procureur général MORNET.

[Le président ordonne de faire sortir les témoins et procède à


l’interrogatoire de Pierre Laval, qui reprend l’ensemble du parcours de
l’accusé depuis ses débuts. Il aborde ensuite la période de l’immédiat avant-
guerre :]
Je vous l’ai dit et je vous le répète : vous aurez toute possibilité de vous
expliquer aussi longuement que vous voudrez. Vous le ferez certainement
avec décence et modération. Par conséquent, vous aurez la possibilité de vous
expliquer.
En tout cas, je vous le disais, la France s’acheminait vers de nouveaux
malheurs, vers une nouvelle catastrophe. Nous commencions à approcher de
1939 ; nous étions dans une période de très gros malaise international.
Et dans cette période, je ne dis pas que vous soyez de ceux qui ont freiné
les préparatifs que la France devait faire en vue de sa défense, mais peut-être
n’étiez-vous pas de ceux qui, par avance, étaient acquis – vous l’avez dit
d’ailleurs, et c’est assez honorable – vous aviez toujours été hostile à la
guerre, hostile au règlement des conflits internationaux par la voie des armes.
Et ayant ces sentiments, qui sont parfaitement honorables, vous avez pratiqué
une politique qui était peut-être une politique pacifiste, mais qui était peut-
être une politique d’énervement, de diminution du potentiel de guerre en
France.
Dans toute cette période, au lieu de bander les énergies internationales, le
ressort que la France avait besoin d’avoir à la veille d’une crise qui allait être
terrible, vous ne passez pas pour avoir été du côté de ceux qui, à ce moment-
là…
M. PIERRE LAVAL. — Comme vous seriez surpris, Monsieur le
Président, je le dis dès à présent, parce que la presse, demain, reproduira vos
déclarations – comme vous seriez surpris d’entendre la lecture de certains
documents officiels sur ma vraie politique ! Politique de paix, oui, mais je
savais que l’Allemagne était le danger. Je savais qu’Hitler mettrait le feu à
l’Europe. Je savais qu’il n’y avait qu’un moyen pour nous prémunir contre la
guerre. Ce moyen, j’ai essayé de le pratiquer au gouvernement, je l’ai exposé
devant mes collègues.
Je vous lirai des procès-verbaux officiels qui vous prouveront que si cette
politique n’avait pas été détruite, nous n’aurions pas connu la honte de
Munich et les accords de Moscou ne se seraient jamais réalisés, parce qu’ils
ont été la conséquence des fautes de certains hommes politiques français.
Et c’est là d’où vient la guerre. C’est là d’où viennent nos malheurs. Et
c’est là la démonstration que je ferai : c’est moi qui suis au banc des accusés,
et j’ai souffert pour mon pays ; j’ai voulu empêcher la guerre ; je voyais venir
le malheur sur nous. Je n’inventerai rien : je lirai un procès-verbal du 16 mars
1939, devant la commission des Affaires étrangères du Sénat. C’est le seul
document officiel que j’aie gardé. J’avais peur que les Allemands mettent la
main dessus ; je l’ai fait enlever des archives du Sénat ; il y retournera quand
je m’en serai servi. Vous serez fixés.
Je vous demande, dès à présent, Monsieur le Premier, de demander au
Sénat – c’est très important pour MM. les jurés, ils sont des hommes
politiques – la communication du compte rendu du comité secret qui a eu lieu
au mois de mars 1940. Car je n’ai rien à craindre, je n’ai rien à cacher. Vous
pourrez me poser toutes les questions que vous voudrez. Aucune ne sera
indiscrète. Je veux faire ici des démonstrations, et non pas seulement des
démonstrations théoriques, je veux faire ici des déclarations et pouvoir les
établir. Vous verrez que l’homme qui est devant vous, l’accusé enchaîné qui
est devant vous, n’est pas le coupable ; que si la France a eu à souffrir, que si
nous avons connu la guerre, on pouvait l’éviter, empêcher Hitler de nuire. Il
ne fallait pas se lancer dans la guerre dans les conditions où on l’a faite : nous
n’avions rien, pas un seul avion moderne de bombardement. Il ne fallait pas
commencer la guerre après l’accord de Moscou. Il ne fallait pas faire la
guerre pour la Pologne quand on avait refusé de la faire pour l’Autriche, et
quand on avait laissé mettre la main sur la Tchécoslovaquie. Il fallait faire
autre chose, à ce moment. Je vous dirai, Monsieur le Premier, un de ces
prochains jours.
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Quoi qu’il en soit, la guerre a éclaté,
comme vous le savez, en septembre 1939. Cette guerre s’est poursuivie…
M. PIERRE LAVAL. — J’ai comme une vague idée, et je veux
l’exprimer en public…
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Exprimez-la…
M. PIERRE LAVAL. — … que c’est peut-être cette instruction sur les
origines de la guerre, dont on ne veut pas, et que la brusquerie qu’on apporte
à clôturer l’instruction, à clore ces débats, à me ligoter vite, c’est pour
m’empêcher de parler. J’aurai de la décence dans mes propos, je sais que je
dois en avoir. Je serai modéré, je serai modéré à dessein. Je me contiendrai, et
l’indignation est sourde, parfois parce que l’émotion est profonde, mais je
veux que les Français sachent.
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Je vous répète, pour la troisième fois,
que vous aurez toute possibilité de vous défendre et de vous expliquer.
Cependant, ce ne sont tout de même pas les origines de la guerre…
M. PIERRE LAVAL. — Il y en a qui sont glorifiés et d’autres crucifiés.
Je ne voudrais pas attendre que l’Histoire me mette à ma vraie place. Je
voudrais m’y mettre dès maintenant.
Le PREMIER PRÉSIDENT. — C’est un climat dans lequel s’est
développée votre personnalité, il est bon de le faire connaître. Mais les
inculpations dont nous parlerons plus tard n’ont pas trait à cette période de
votre vie politique. Les inculpations qui vous visent ont trait à un complot
contre la sûreté intérieure de l’État qui ne se place pas dans cette période, et à
une intelligence avec l’ennemi qui ne se place pas non plus dans cette
période. Vous pourrez en parler, et en parler longuement, parce que vous êtes
maître de vos moyens de défense, mais, encore une fois, ce ne sont pas là les
accusations qui vous ont valu d’être déféré à cette barre.
Pendant la guerre, quoi qu’il en soit de votre attitude antérieure, pendant
cette guerre qui s’est développée dans des conditions tellement singulières
qu’on lui avait attribué un qualificatif qui correspondait assez à l’état d’esprit
que provoquait ce déroulement vraiment anormal des hostilités ; on avait
déclaré que cette guerre était « une drôle de guerre », pendant cette drôle de
guerre, vous avez eu une attitude…
M. PIERRE LAVAL. — Celui qui l’avait déclarée pensait qu’elle ne se
ferait pas. Il me l’a dit.
Le PREMIER PRÉSIDENT. — On vous avait déclaré qu’elle ne se ferait
pas ?
M. PIERRE LAVAL. — Oui, on avait déclaré la guerre avec la
conviction qu’on n’aurait pas à la faire. Voilà où nous en étions de la sagesse,
de l’intelligence et de l’expérience des hommes qui nous dirigeaient.
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Pendant les premiers mois, ils ont essayé
de maintenir le pays dans cet état d’esprit que c’était la guerre, mais que
c’était plutôt une sorte de garde à la frontière, et une guerre qui, par
définition, ne pouvait pas être une guerre meurtrière.
Dans cette période, qu’avez-vous fait ? Avez-vous été une sorte de
Clemenceau, déclarant : « Je me bats sur la Somme ? »
Non, vous étiez plutôt, comme je l’ai dit tout à l’heure, un pacifiste. Vous
étiez plutôt partisan des règlements internationaux, et vous n’avez
certainement pas contribué à donner à la France cette armure invincible qui
lui aurait été peut-être nécessaire, armure tant matérielle que morale.
M. PIERRE LAVAL. — Vous parlez quand j’étais au gouvernement ?
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Vous n’étiez pas au gouvernement ?
M. PIERRE LAVAL. — J’ai été au gouvernement quelquefois, et j’ai fait
voter des crédits, Monsieur le Premier, d’importants crédits.
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Je suis en train d’aborder des généralités.
Je dis que, dans cette période, vous n’étiez que dans la coulisse, mais dans
cette coulisse, vous n’étiez pas un de ces hommes qui essayaient de
représenter au pays la gravité de la situation, le danger dans lequel le pays se
trouvait et les moyens d’en sortir.
M. PIERRE LAVAL. — Non, je voulais empêcher la guerre.
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Voulez-vous vous expliquer tout de
suite ?
M. PIERRE LAVAL. — Monsieur le Premier, le 3 septembre – je crois
que c’est le 3 ou le 2 – le 3 septembre, j’ai demandé la parole. Eh bien, on
était aussi difficile pour me la donner que vous l’étiez tout à l’heure en me la
refusant, parce que M. Jeanneney, sous prétexte que le règlement ne le
permettait pas, me l’a refusée. C’était la dernière séance du Sénat avant la
déclaration de guerre, et peut-être à la veille de la déclaration de guerre : on a
formulé une demande de crédits militaires.
J’avais comme une idée, la crainte et une quasi-certitude, qu’on ne
voulait pas soumettre au Parlement la proposition de déclarer la guerre. On
me poursuit pour complot contre la sûreté intérieure de l’État, mais,
Messieurs, dans la Constitution de 1875, il y avait la garantie que la guerre ne
devrait jamais être déclarée sans un vote des représentants du pays.
Eh bien, j’ai voulu protester, ce jour-là, non pas tant parce qu’on ne
demandait pas de voter, mais j’ai voulu demander qu’en aucun cas le
gouvernement n’engage notre pays dans la guerre sans que le Parlement ait
été appelé à statuer, et je voulais demander un comité secret pour expliquer ce
que je vous expliquerai à vous-mêmes en séance publique, dans quelques
jours.
Alors, je n’étais pas pour la guerre. J’étais, à ce moment-là, contre la
guerre et nous avons été entraînés dans la guerre par la faute, par l’erreur
qu’ont commise certains hommes.
Vous dites – et vous y avez insisté, et cela a quelque chose d’assez
choquant pour moi parce que c’est une offense à la vérité – vous dites :
« Vous aviez, comme une sorte d’admiration, et peut-être un peu d’envie
secrète. Connaissant Mussolini, Hitler, vous rêviez de dictature. »
Mais non, Monsieur le Premier. D’abord, Hitler, je ne le connaissais pas.
Je l’ai connu, pour mon malheur et pour le nôtre à tous, seulement pendant
l’Occupation. J’ai connu Mussolini en 1935, et j’ai fait avec lui les accords de
Rome. Mais vous croyez que c’est parce que c’était Mussolini, fasciste, que
j’ai songé à réaliser avec lui des accords ? Non, c’est parce qu’il était le chef
du gouvernement italien, et parce que l’Italie était notre voisine.
En 1931, j’ai vu le chancelier Brüning. Je ne me suis pas préoccupé de
savoir s’il était catholique. Il était le chef de gouvernement d’un pays voisin.
Je voulais que nous puissions établir, avec ce pays, des rapports de bon
voisinage.
Dans la même année 1935, j’ai vu Mussolini, d’abord, trois jours après, le
pape, quelques semaines plus tard, Staline, à mon retour de Moscou, Goering.
Est-ce qu’on peut apporter plus de variété dans ses relations ? (Rires.)
Si j’avais connu l’adresse du Diable – je l’ai dit parfois, c’est une
expression peut-être un peu simple et triviale –, si j’avais connu l’adresse du
Diable, je serais allé le trouver pour faire la paix, parce que je sais que la
guerre est meurtrière, et malgré la victoire et la Libération, vous verrez,
Monsieur le Premier, comme verront, hélas, tous les Français, combien sont
irréparables certaines ruines.
Eh bien, ces ruines, nous pouvions les éviter. La France était la première.
Elle se disputait, quand j’étais au gouvernement, avec l’Angleterre, la
première place dans les réunions internationales, à Genève. Et aujourd’hui, je
souffre, dans ma cellule, quand j’apprends, par la lecture, qu’on dispute à
mon pays sa place naturelle.
Je suis dans une mauvaise condition aujourd’hui. Je souffre pour lui, mais
je souffre avec bonheur, parce que c’est pour mon pays que je souffre. J’ai foi
en lui. Il retrouvera sa première place, soyons-en sûr.
Mais j’en viens à ceux qui la lui ont fait perdre, et qui viennent
m’accuser. Ils ont de l’audace !…
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Ils ne viennent pas vous accuser.
M. PIERRE LAVAL. — Ce n’est pas de vous dont je parle.
Le PROCUREUR GÉNÉRAL. — C’est précisément le procès de ceux
qui la lui ont fait perdre, et c’est le procès de Pierre Laval qui a contribué à la
lui faire perdre.
M. PIERRE LAVAL. — Non, Monsieur le Procureur général. Monsieur
le Premier, j’ai eu tort tout à l’heure, mais encore une fois, vous devriez
comprendre pourquoi, après ce qu’a été ma vie, me trouver devant vous, ici,
crée chez moi un petit mouvement de révolte. Quand j’entends certains mots,
qui sont pour vous des termes de nos lois, pour moi, ce sont des outrages et
des mots atroces qui me blessent l’âme. Oubliez mes mots. Mais vous dites
que j’ai contribué à faire perdre la guerre.
Le PROCUREUR GÉNÉRAL. — Je ne dis pas : la guerre, je dis : la
place qu’heureusement la France est en train de reprendre.
M. PIERRE LAVAL. — Monsieur le Procureur général, vous verrez
quand vous saurez, et votre excuse et celle de M. le premier – et c’est ce qui
fait que je ne vous retire pas mon estime, car vous me rendrez la vôtre, je
l’espère, je le souhaite, c’est mon vœu, à la fin de ces débats – c’est parce que
vous êtes dans l’ignorance des faits, parce que vous ne savez pas.
Vous verrez, quand je vous aurai lu, quand je vous aurai démontré, quand
vous aurez entendu.
Tenez, un exemple : dans votre papier, celui que vous avez lu, ce mauvais
article de journal – c’est la seule plaisanterie que vous me permettrez, mais
cela, vraiment, je le pense – dans le réquisitoire, on me fait reproche pour les
Juifs. Savez-vous comment se termine ma note sur les Juifs ? Par cette
phrase :

Je souhaiterais n’être jugé que par des Juifs. Français, parce que
maintenant qu’ils connaissent les faits, ils se féliciteraient de ma présence
au pouvoir et ils me remercieraient de la protection que je leur ai
accordée.

Voilà une parole que je prononce ; elle peut choquer ceux qui l’entendent,
mais quand ils sauront pourquoi j’ai le droit de la prononcer, elle ne choquera
plus.
Les francs-maçons, les sociétés secrètes, vous avez accumulé tout cela.
Vous n’avez rien oublié, rien omis. Vous ne m’avez rien pardonné pour les
sociétés secrètes. Pour une fois où un juge a voulu faire une petite tentative
d’instruction, une petite incursion dans les interrogatoires, la démonstration a
été faite, et s’il y avait moins de passion, et peut-être – je le dis doucement –
un peu plus de liberté, je n’aurais pas à solliciter les témoignages, ils se
presseraient aux portes, ces témoins, pour se faire entendre, qu’ils soient de la
maçonnerie ou qu’ils soient d’ailleurs.
Les communistes ? Je m’en expliquerai très facilement. Ce n’est pas moi
qui les ai déchus de leurs mandats. Ce n’est pas moi qui les ai fait
emprisonner. Ce n’est pas moi qui les ai déportés dans les camps d’Algérie.
Je parlerai d’eux. J’en parlerai d’une manière générale, ou d’une manière plus
particulière.
Dans aucun domaine, je n’ai donné le spectacle d’une brutalité
quelconque, et dans tous les domaines, j’ai, au contraire, montré que quand
notre pays était si malade, si malheureux, si oppressé par l’occupant, de
toutes mes forces, de toutes les manières, j’ai essayé de le défendre et de le
servir.
Voilà pourquoi je suis là.
Alors, je souffre parce qu’on ne sait pas, quand je lis les journaux. Tout à
l’heure, j’ai adressé un appel. Ce n’était pas correct, Monsieur le Premier, et
je pensais que c’est à ce moment-là que vous m’auriez interrompu, car il n’est
pas d’usage qu’un accusé s’adresse à d’autres qu’au tribunal et aux jurés. Je
me suis adressé à la presse. Pourquoi ? Parce que quand j’apporterai des faits,
la fièvre tombera, la haine qu’il y a contre moi disparaîtra.
Vous parliez tout à l’heure de mes origines modestes. Vous parliez tout à
l’heure de ces milieux socialistes, ouvriers que j’avais fréquentés. Savez-
vous, Monsieur le Premier, que la plus grande blessure dont je souffre, c’est
de savoir que parmi ces humbles, parmi ces travailleurs que j’ai tant aimés,
que j’ai tant voulu servir, il en est qui sont trompés, qui m’en veulent, parce
que, moi, je n’ai pas changé de sentiment à leur endroit.
Oui, je ne savais pas ce que c’était qu’un « interrogatoire », c’est la
formule que vous employez, qui est d’ailleurs toujours employée à la cour
d’assises ou devant la Haute Cour. Vous passez en revue ma vie, ou plutôt les
grands événements politiques. J’ai tort, encore, de vous interrompre, mais de
temps en temps, je bous et c’est quand je vois que vous vous trompez. […]
Le PREMIER PRÉSIDENT. — […] Eh bien, dans cette période [la
période de l’immédiat avant-guerre], il y avait un très gros malaise politique
et, malheureusement, dans cette période, avec qui vous voit-on en contact ?
Avec un des hommes politiques qui ont une activité un peu trouble, et on
vous voit également en contact avec un certain nombre de militaires. Car
vous n’ignorez pas que les guerres se font, en grande partie, par les civils et
que les militaires ne sont pas particulièrement portés à vouloir faire la guerre.
Dans cette période, il y avait un certain nombre de militaires qui, pour des
raisons de politique intérieure, étaient plutôt (ce qui était troublant et
paradoxal) dans le camp de ceux que l’on pourrait appeler les pacifistes…
M. PIERRE LAVAL. — Je ne les voyais pas !
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Parmi eux, il y avait quelqu’un que nous
avons vu ici, le maréchal Pétain.
Durant cette période, on vous dira probablement, si l’acte d’accusation
actuel ne le dit pas, des actes d’accusation antérieurs et l’acte d’accusation
Pétain notamment disent que c’est dans cette période que vous avez été en
contact, sinon très fréquent, du moins assez suivi avec Pétain…
Le PROCUREUR GÉNÉRAL MORNET. — À partir du début de la
guerre.
M. PIERRE LAVAL. — Mais non, mais non !…
Le PROCUREUR GÉNÉRAL MORNET. — Car c’est à partir de ce
moment-là seulement que commence le procès.
M. PIERRE LAVAL. — Vous avez des rapports de police qui m’ont
suivi ? Moi, je vous dis que je ne le voyais pas. Je vous affirme, Monsieur le
Premier Président, que je n’avais pas de rapports d’intimité, ni même des
rapports fréquents avec le Maréchal. C’est une légende qu’on est obligé de
construire pour étayer l’accusation.
Le PREMIER PRÉSIDENT. — On ne la construit pas. Cela est appuyé
sur des documents, sur des témoignages et, notamment sur le rapport de
M. Loustanau-Lacau.
M. PIERRE LAVAL. — Pour le maréchal Pétain, je me suis trompé, j’en
fais humblement l’aveu devant le public. Je me suis trompé. Où il eût fallu le
maréchal Lyautey, nous avons eu le maréchal Pétain. C’est fait, je n’y peux
rien.
Le PREMIER PRÉSIDENT. — C’est dans cette période du début de la
guerre que vous avez décidé que, pour une opération de politique intérieure,
il fallait des hommes décidés à faire un certain nombre de choses, des
entreprises qui étaient des entreprises de coup d’État, mais, pour donner une
couverture à l’opération, il fallait quelqu’un ayant du prestige, et c’est dans
cette période qu’on vous rappelle que vous auriez déclaré – vous auriez
employé cette formule – qu’il vous fallait « un dessus de cheminée ». Ce
dessus de cheminée c’était un bâton de maréchal.
M. PIERRE LAVAL. — C’est une formule que je n’ai pas exprimée…
C’est encore un prêt que vous me consentez, Monsieur le Premier
Président !… Je n’ai jamais employé ce langage ; il eût été offensant pour le
Maréchal, et si j’avais voulu vraiment le faire venir au pouvoir, je me serais
gardé de tenir des propos de ce genre.
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Vous l’avez connu au moment du 6-
Février. Vous avez continué à avoir quelques contacts avec lui, des contacts
assez fréquents. Pendant la période où il était en Espagne et la période où se
déroulait cette guerre que j’appelais tout à l’heure la drôle de guerre, il est
établi au moins par le témoignage Loustanau-Lacau…
M. PIERRE LAVAL. — Loustanau-Lacau !… Enfin !…
Le PREMIER PRÉSIDENT. — … qu’il y a eu des contacts entre vous et
le maréchal Pétain.
M. PIERRE LAVAL. — Vous prenez Loustanau-Lacau pour un témoin ?
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Oui.
M. PIERRE LAVAL. — Eh bien, vous devez le prendre, en tout cas,
avec quelques précautions et quelques réserves !…
Le PROCUREUR GÉNÉRAL MORNET. — C’est ce que j’ai fait.
[…] Je n’ai pas retenu votre politique extérieure avant la guerre.
M. PIERRE LAVAL. — Si !…
Le PROCUREUR GÉNÉRAL MORNET. — Je la retiens contre vous
depuis la guerre.
M. PIERRE LAVAL. — Merci, je vous en sais gré. Mais, en tout cas,
moi, je ne peux expliquer mon attitude pendant la guerre qu’en expliquant
mon attitude avant la guerre, et c’est parce que j’avais du crédit, c’est parce
que mon nom avait de la résonance en Allemagne depuis 1931, en raison de
la politique de rapprochement que j’avais voulu faire, que j’ai pensé… – et
Briand, vous savez, ne mériterait pas de passer devant la Haute Cour de
justice pour la politique de paix, et la politique de paix est la meilleure des
politiques, Monsieur le Premier !… Mais c’est la meilleure politique, quand
elle peut être étayée par une armée forte, des alliances solides et une
organisation internationale convenable. C’était la politique de Briand, c’est
celle que j’ai essayé de faire au milieu de bien des difficultés.
J’ai montré qu’avec l’Angleterre ce n’est pas toujours commode ; je sais
que cela ne l’a pas toujours été et je ne sais pas si c’est encore très commode
aujourd’hui, il y a toujours des petites difficultés ; mais je vous montrerai que
pour la Sarre, que pour l’affaire du réarmement de l’Allemagne, que pour
l’assassinat du roi Alexandre et pour les sanctions et les conclusions qu’on en
pouvait tirer à Genève, nous avons eu bien des difficultés.
J’admire les Anglais. Je l’ai dit dans une note ; cette note je la lirai, parce
que j’ai peur de mal reproduire par des paroles que j’improvise des propos
que j’ai médités. J’admire les ministres anglais, car quelle que soit leur
couleur politique ils défendent toujours leurs intérêts anglais et ils font
toujours leur métier d’Anglais. J’admire les Anglais, parce qu’ils sont fiers de
leur race, de leurs traditions, de leur Empire, et je n’ai qu’une ambition pour
mon pays, pour les ministres français, c’est que ceux-ci aient la même
psychologie, les mêmes méthodes et les mêmes ambitions que les ministres
britanniques pour leur pays. C’est là ce que je me suis efforcé de dire.
On a dit que je n’aime pas l’Angleterre. Je réponds que j’ai toujours
recherché l’union avec l’Angleterre, mais je l’ai toujours recherchée dans
l’égalité ; je ne voulais pas d’union dans la contrainte et dans la dépendance :
c’est une méthode impie…
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Ce n’est pas là le grief.
M. PIERRE LAVAL. — Ce n’est pas là le grief et nous verrons tout à
l’heure que je mérite vos félicitations.
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Ce n’est pas là le grief. Mais le meilleur
moyen de maintenir la paix – et malheureusement c’est là la réédition d’une
très vieille formule – c’est de se préparer le cas échéant à faire la guerre. Ce
qu’on vous reproche, c’est de n’avoir pas suffisamment préparé la guerre,
c’est d’avoir vécu, c’est d’avoir créé un climat qui énervait, qui diminuait le
potentiel de guerre de la France. Et c’est surtout, cette abominable réalité de
la guerre s’étant produite, de n’avoir pas apporté à la défense la plus
énergique du territoire la volonté par exemple d’un Clemenceau ; c’est
d’avoir essayé pendant la guerre d’entretenir des intelligences avec l’ennemi
et d’avoir essayé, pour employer un mot peut-être vulgaire, de « miser » non
pas sur la victoire de notre pays, mais sur la victoire d’un autre pays, c’est-à-
dire de l’Allemagne.
M. PIERRE LAVAL. — Pas du tout.
Le PREMIER PRÉSIDENT. — … et ultérieurement de l’Italie.
M. PIERRE LAVAL. — Je dirai, le moment venu, ce qu’ont été mes
rapports avec l’Allemagne, pour que vous soyez fixés sur mes sentiments, et
sur la façon dont j’ai été traité en Allemagne pendant mon séjour contraint.
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Je ne veux pas m’occuper maintenant de
ce qui aurait pu être ou de ce que vous auriez pu faire. Les choses en sont
arrivées à ce que vous savez : en juin 1940 nous nous sommes trouvés en
présence de la plus abominable, de la plus effroyable défaite que notre pays
ait jamais subie.
Aviez-vous préparé cette défaite ? Ce n’est pas en effet dans l’accusation
et je reconnais que M. le procureur général ne le relève pas ; aussi je veux
bien que nous laissions cette question de la défaite de côté. Mais il n’en reste
pas moins que cette défaite a créé un climat et que, dans ce climat, il y a eu
un certain nombre de personnages qui ont essayé, comme on dit
vulgairement, de tirer leur épingle du jeu, de se créer une situation sur le
cadavre de notre pays.
M. PIERRE LAVAL. — Vous ne devez pas dire cela pour moi ?
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Ces personnages ont essayé de se créer
une situation de premier plan. Vous avez, dans cette période, été l’un des
agents les plus actifs de la propagande défaitiste, un des agents les plus actifs
de l’action de Pétain et des autres, action qui tendait à l’armistice. Aidé de
Marquet, dans les couloirs de l’hôtel de ville de Bordeaux, vous avez mené
dans cette période une propagande très active en faveur de la conclusion
brusquée, non pas de la paix, mais de l’armistice avec l’Allemagne.
Et dans cette même période, parallèlement à votre action sur le plan
extérieur, on vous reproche – et cela ce n’est pas un climat, ce n’est pas une
atmosphère, c’est l’accusation même –, on vous reproche, ayant pris contact
avec les différents milieux politiques et spécialement avec les parlementaires,
d’avoir freiné un mouvement qui était susceptible, je le crois, de maintenir
notre indépendance nationale. Vous savez ce que je veux dire, il s’agit du
départ en Afrique du Nord.
À ce moment vous avez agi auprès du président de la République, dans
des conditions qui vous seront rappelées, au cours de son témoignage par
M. Albert Lebrun ; vous avez préparé votre entrée dans le gouvernement et
vous avez fini par entrer au gouvernement dans les conditions que vous
savez.
Vous n’y êtes pas entré au moment de la constitution du ministère, car
vous étiez très exigeant et vous demandiez le portefeuille des Affaires
étrangères…
M. PIERRE LAVAL. — L’habitude.
Le PREMIER PRÉSIDENT. — On vous avait objecté des raisons qui
primitivement vous avaient écarté – ce n’était pas une préface ou un hors-
d’œuvre, cela avait trait à l’accusation qui est portée contre vous – ce qui
montre que, même dans le milieu où vous viviez, on se rendait compte que
votre présence au ministère des Affaires étrangères serait une injure, un
outrage à l’Angleterre.
M. PIERRE LAVAL. — On a dit cela ; mais Baudouin aimait mieux
garder son portefeuille.
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Vous vous êtes alors retiré sous votre
tente. Puis quelques jours après vous êtes revenu avec le titre de ministre
d’État.
Ainsi donc, première période pendant laquelle vous avez eu l’activité
politique que je viens de dire ; puis deuxième période : l’armistice ayant été
signé, le gouvernement se replie…
M. PIERRE LAVAL. — Voulez-vous me permettre de répondre sur la
question de l’armistice ?
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Vous répondrez tout à l’heure ; laissez-
moi d’abord terminer avec cette partie de votre existence qui motive une
partie des accusations portées contre vous, c’est-à-dire celles de complot
contre la sûreté intérieure de l’État.
Je vais dans deux minutes vous donner la parole et je suis certain que
vous aurez beaucoup d’explications à nous donner. Vous n’êtes pas de ceux à
qui il est nécessaire de poser d’innombrables questions pour en obtenir des
réponses. C’est ce qui me permet peut-être de faire ce large tour d’horizon et
de rappeler en de trop longues phrases non seulement le tableau de cette
époque, mais l’atmosphère qui régnait à cette époque.
À Tours et à Bordeaux, activité politique de vous et de vos amis. Puis à
Clermont-Ferrand d’abord et ensuite à Vichy au cours de la réunion de
l’Assemblée nationale vous avez pris une attitude qui montre qu’il y a bien
tout de même entre l’Angleterre et vous une certaine inimitié. Dans le procès-
verbal de l’assemblée secrète je trouve une intervention de vous où vous
annoncez la défaite de l’Angleterre, où vous rappelez que l’Angleterre a
toujours été en travers de nos desseins, où vous rappelez l’événement très
malheureux qui s’est produit dans cette période, c’est-à-dire Mers el-Kébir.
M. PIERRE LAVAL. — Que pensiez-vous vous-même à cette époque de
Mers el-Kébir, Monsieur le Premier Président ?
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Vous m’avez dit vous-même il n’y a pas
longtemps que votre position n’était pas la mienne ; je vous retourne
l’argument ; je n’ai donc pas à vous répondre ; je ne suis pas encore votre
accusé, c’est moi qui vous interroge…
M. PIERRE LAVAL. — Oh ! vous ne le serez jamais, allez…
Le PREMIER PRÉSIDENT. — C’est moi qui mène l’interrogatoire.
Je vous rappelle que dans cette assemblée secrète, avant l’Assemblée
nationale de Vichy, vous avez tenu des propos assez vifs, des propos qui
étaient de nature à impressionner le Parlement.
Vous avez laissé entendre qu’au surplus, l’Angleterre, battue ou non, était
dans un camp opposé au nôtre et vous avez amené peu à peu cette Assemblée
à une démission de pouvoirs en faveur du maréchal Pétain.
Je crois qu’ainsi ce premier chapitre de mon interrogatoire est terminé et,
là-dessus, je crois que je peux vous donner la parole. J’estime pour ma part
qu’un procès historique comme celui-ci a besoin d’être abordé et développé
dans une atmosphère de sérénité et d’indépendance, qu’il n’est pas inutile
d’aborder le problème dans toute son ampleur et de rechercher la cause même
ainsi que l’explication des crimes qui vous sont reprochés.
Par conséquent, je le répète, vous avez à répondre sur diverses questions :
votre activité politique avant la guerre, parce qu’elle éclaire votre activité
politique pendant la guerre, les intrigues et manœuvres pendant la période de
Bordeaux, l’affaire du Massilia, l’intervention auprès du président de la
République, les manœuvres qui se poursuivent à Clermont-Ferrand, la
menace au Parlement d’une intervention prétorienne, les manœuvres à
l’Assemblée de Vichy, les actes constitutionnels qui ont découlé de cet
abandon, de cette démission de pouvoirs faite par l’Assemblée nationale en
faveur du maréchal Pétain.
Si vous voulez bien vous expliquer sur cette première partie de mon
interrogatoire, je vous donne la parole.
M. PIERRE LAVAL. — Je ne peux pas considérer comme des
explications suffisantes celles que j’ai eu l’honneur de donner tout à l’heure
en réponse à vos questions, pas plus que je ne pourrai considérer comme des
explications définitives celles que je vais vous donner en réponse aux
dernières questions que vous venez de me poser.
Votre interrogatoire dans ces conditions ressemblerait beaucoup trop à
ceux menés selon la méthode de M. Bouchardon, méthode consistant, la
première fois que je l’ai vu, à me poser en une fois, ou en deux ou trois fois,
des questions qui concernaient l’ensemble de l’inculpation dirigée contre
moi. À la suite de quoi on pouvait me dire : je vous ai interrogé et vous avez
répondu.
Eh bien ! je n’ai pas répondu ou tout au moins je n’ai pas répondu aussi
complètement que j’ai le devoir de vous répondre.
Je vous ai dit, Monsieur le Premier, que j’avais sur chacun des griefs, sur
chacun des chefs de l’accusation portée contre moi, rédigé des notes. J’ai
rédigé ces notes en les méditant, n’ayant pas toujours à ma disposition tous
les éléments nécessaires pour les faire complètes. Néanmoins, ces notes
peuvent constituer pour moi un schéma, une carcasse, un cadre suffisant qui
pourra être utilement complété par les témoignages recueillis au cours de
cette instruction.
Je ne voudrais donc pas qu’il y ait de malentendu entre nous : les
réponses que je vous ai faites ne doivent pas m’enlever demain le droit de
reprendre par exemple vos questions concernant le premier chef d’accusation,
celui où l’on parle de ma carrière, de ma fortune privée, qui, dit-on, a suivi la
même ascension que ma fortune politique.
Le PROCUREUR GÉNÉRAL MORNET. — Ce n’est pas un des griefs
de l’accusation.
M. PIERRE LAVAL. — Mais c’est peut-être beaucoup plus grave qu’un
grief ; c’est le plus mauvais climat que vous pouviez essayer de créer autour
de ma personne. […]
Vous me dites : vous avez intrigué à Bordeaux. Vous avez intrigué pour
l’armistice et vous avez intrigué pour la convocation de l’Assemblée
nationale ; puis vous avez menacé… – ce n’est pas vous qui l’avez dit, c’est
M. le procureur général dans son mauvais papier – il y a eu, a-t-on dit, des
intrigues, il y a eu des menaces et il y a eu des promesses, il y a eu tous les
éléments caractéristiques de l’escroquerie.
Messieurs, en ce qui concerne l’armistice, j’ai lu le procès Pétain. Vous
l’avez lu aussi, Monsieur le Premier, vous y étiez d’ailleurs. Moi, je n’y étais
pas ; aussi je l’ai lu et je l’ai lu attentivement. J’étais très curieux de savoir
comment M. le procureur général, qui devait, lui, connaître l’affaire Pétain
avant la mienne puisqu’il était revenu en France avant moi, et jugé avant moi,
avait pu parler de l’armistice à mon sujet. Sur ce point d’ailleurs je n’ai qu’à
reprendre le témoignage de M. Reynaud…
Le PROCUREUR GÉNÉRAL MORNET. — Je n’ai pas parlé de
l’armistice à votre sujet.
M. PIERRE LAVAL. — C’est le premier président ; il ajoute à vos
accusations une nouvelle accusation puisque, d’après lui, j’aurais pris une
part dans la propagande faite en faveur de l’armistice.
Mais, Monsieur le Premier, lorsque je suis arrivé à Bordeaux, l’armistice
était déjà un fait décidé. Il a été décidé – le procès Pétain le révèle à
l’abondance – avant l’arrivée à Bordeaux.
Et puis, qu’est-ce donc que ces chefs militaires, qu’est-ce donc que ce
gouvernement, qu’est-ce donc que ce président de la République qui seraient
contraints de faire l’armistice parce que Pierre Laval, qui est un isolé, qui
n’est à la tête d’aucun Parti, aurait une opinion contraire à la leur ? Mais,
Messieurs, c’est eux que vous devriez alors traduire ici comme accusés, c’est
eux qui auraient attenté aux intérêts supérieurs de la France, s’ils avaient
manqué à ce point de caractère ? Mais, en fait, l’armistice était décidé.
Mais voulez-vous, Messieurs, que je vous dise mon opinion sur
l’armistice ? Je vous la dirai avec une franchise que n’exprimeraient pas 99 %
des Français maintenant : alors, 99 % des Français étaient convaincus que la
France ne pouvait plus résister, et en tout cas c’était l’opinion de tous les
parlementaires qui sont venus à Bordeaux ou à Vichy et qui ont dû traverser
pour venir, les villes et les campagnes, qui ont vu l’armée coupée en
tronçons, la longue cohorte douloureuse des populations sur les routes.
Et puis, Messieurs, il y avait les propos du général Weygand.
Moi, je ne suis pas un militaire. Je l’ai dit de la façon la plus nette, je l’ai
toujours dit, je l’ai dit à Bordeaux : nous, nous ne devons pas avoir d’opinion
en ce qui concerne l’armistice ; cela appartient seulement aux chefs militaires
et à eux seuls. C’est aux chefs militaires seuls qu’il appartient de dire si la
France peut et doit continuer le combat.
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Vous saviez que les chefs militaires
étaient partisans de l’armistice.
M. PIERRE LAVAL. — Je n’allais pas dire au maréchal Pétain : je vous
somme de ne pas faire l’armistice, d’autant que j’étais convaincu de la
nécessité de l’armistice. Mais si vous deviez traduire ici tous ceux des
Français qui en ont été convaincus, il faudrait élargir le cadre de votre salle
d’audience. Tous les Français en étaient convaincus. Sans doute il y en a eu
qui n’ont pas été convaincus, ou qui, s’ils ont eu cette conviction, se sont
repris très vite et ont dit alors qu’il n’était pas possible que la France renonce
au combat.
Mais, au moment où l’armistice a été signé – je ne fais pas de polémique,
je fais un exposé exact, sincère de la situation à cette époque – on croyait,
l’immense majorité croyait que l’armistice était indispensable et qu’on ne
pouvait pas s’y soustraire.
Moi, je me plains de l’armistice, non pas parce qu’on l’a fait par erreur, –
je crois qu’on ne pouvait pas s’y soustraire, – mais de la façon dont on l’a
fait parce que j’en ai souffert ensuite comme chef du gouvernement de mon
pays.
On a dit : « On a imposé. » M. Noël vous a dit cela et puis je ne sais qui
encore de ceux qui sont allés à Rethondes a dit : « Les Allemands nous ont
imposé, on ne pouvait pas discuter. »
Eh bien ! je connaissais peu les Allemands. J’ai appris à les connaître
depuis. On peut toujours discuter avec eux. On n’obtient pas toujours grand-
chose, mais on pouvait obtenir une sorte de protocole permettant de réouvrir
la discussion sur l’armistice.
Je n’ai rien d’autre à dire. Je partageais avec la quasi-unanimité des
Français cette opinion que l’armistice était une chose qui s’imposait et, en
tout cas, si c’est une circonstance atténuante, je tiens à vous déclarer que,
dans mes propos échangés avec des parlementaires à ce moment, j’ai toujours
déclaré de la manière la plus nette : même si c’est notre opinion, elle ne
compte pas, elle ne vaut que si c’est l’opinion des chefs.
Or, à ce moment-là, on reconnaissait deux chefs militaires : le chef
officiel de l’armée, c’était Weygand, et l’autre chef, c’était le maréchal Pétain
avec son autorité.
Or, ces deux hommes disaient : nous sommes pour l’armistice. Comment
voulez-vous que, moi, je dise : je suis contre l’armistice, d’autant que je n’ai
pas fait campagne pour l’armistice ?
J’ai seulement dit à un moment donné au Maréchal, le jour où il m’a
offert d’entrer dans son cabinet, quand il m’a dit : « Je demande l’armistice »,
j’ai dit : « Par qui le faites-vous demander ? » Il m’a dit : « Par la Suisse. »
Alors j’ai cru devoir lui donner un conseil. Je l’ai ai dit : « Monsieur le
Maréchal, étant donné Hitler, étant donné la Suisse, étant donné l’Espagne, je
crois qu’il serait plus raisonnable et plus logique de le faire demander par
l’Espagne. » C’est tout. Il m’a dit : « Vous avez raison », et c’est comme cela
que M. de Lequerica a été chargé par le Maréchal ou par M. Baudouin de
demander l’armistice.
C’est le seul propos que j’ai tenu à l’occasion de l’armistice quand il était
déjà décidé, mais je tiens à affirmer de la manière la plus nette, avec un
accent de sincérité qui ne devrait pas vous tromper que, sous aucune forme, je
n’ai pu exercer aucune influence sur la demande d’armistice qui était déjà
décidée et arrêtée par le Maréchal et par le général Weygand et qu’au surplus
je n’ai pas appartenu au gouvernement qui a demandé et signé l’armistice.
Alors, reste l’Assemblée nationale.
Eh bien ! là, vraiment, je pense que vous avez, sinon lu, du moins étudié
la partie du dossier qui concerne l’Assemblée nationale.
Mais, Monsieur le Premier, l’Assemblée nationale, elle a dû être précédée
de deux réunions. C’est la loi de 1875, qui le veut : pour réunir l’Assemblée
nationale, il faut que la Chambre et le Sénat soient d’accord pour se réunir
ensemble.
Bien, mais alors il y a eu des débats. Il y a eu un débat devant la
Chambre, il y a eu un débat devant le Sénat, et il y a eu un autre débat.
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Il y a eu une assemblée secrète.
M. PIERRE LAVAL. — Non, je parle des réunions qui ont eu lieu avant,
la veille du jour de l’assemblée secrète, le 9. L’assemblée secrète a eu lieu le
10 tandis que les séances dont je vous parle ont eu lieu le 9 : il y a eu une
séance de la Chambre le 9 et une séance du Sénat. Eh bien ! il y a eu un vote.
Ils pouvaient parler.
M. Jeanneney a parlé. Pour dire quoi ? Uniquement pour faire l’éloge du
Maréchal. M. Herriot a parlé. Pour dire quoi ? Uniquement pour faire l’éloge
du Maréchal.
On a voté. Comment a-t-on voté ? À l’exception de trois députés –
M. Biondi, je ne me rappelle plus des autres, je crois bien que j’ai deux jurés
parmi eux –, à l’exception de trois députés, tous les autres ont voté pour le
projet de loi et, au Sénat, une seule opposition s’est élevée, celle du marquis
de Chambrun.
Quand on parle d’intrigues, de menaces de promesses, est-ce que c’est
sérieux ?
Vous êtes beaucoup plus outrageant pour la Chambre et pour le Sénat que
pour moi-même. Ce que vous dites, Monsieur le Procureur général, dans
votre réquisitoire est beaucoup plus sévère pour les présidents des deux
assemblées et pour les membres des deux assemblées que pour moi-même.
Voilà l’Assemblée nationale qui se réunit. Sept cents parlementaires,
malgré les difficultés de communication, peuvent arriver jusqu’à Vichy. On
vote, une seule discussion : je n’ai eu qu’une seule difficulté avec le président
de l’Assemblée nationale. C’est au sujet du quorum.
M. Jeanneney estimait qu’il devait y avoir, suivant son système, une
majorité de 425 voix tandis que, d’après mon système, il n’en fallait que 325.
Je disais que la majorité devait être la majorité des votants tandis que, d’après
lui, la majorité devait être celle de ceux qui étaient inscrits. Enfin, peu
importe. Le résultat : il y en a eu 569 qui ont voté pour.
Alors, Monsieur le Premier, je peux séduire 569 députés et sénateurs ?
Vous me croyez capable d’avoir ce pouvoir de séduction. Eh bien ! supposez
que j’aie ce pouvoir de séduction – je voudrais bien l’avoir, il ne m’aurait
jamais été plus utile qu’en ce moment…
Le PREMIER PRÉSIDENT. — M. Jeanneney a déclaré que vous aviez
commis un véritable « entôlage » et un parlementaire, non récusable,
M. Boivin-Champeaux, a dit : « Je dirais plutôt que c’est une escroquerie. »
M. PIERRE LAVAL. — Attendez ! M. Boivin-Champeaux n’a peut-être
pas tort, mais je proteste contre l’« entôlage » ; vous allez comprendre la
nuance de mon propos.
Alors, j’aurais pu séduire 569 parlementaires ? C’est invraisemblable.
Mais il y a une chose beaucoup plus invraisemblable. Comment se fait-il
qu’on attende le mois d’octobre 1945 pour élever une protestation contre les
conditions dans lesquelles a été obtenu le vote de l’Assemblée nationale.
Comme c’était plus clair de le faire au moment de l’Assemblée nationale.
On me dit : il y avait les Allemands. Il y avait Doriot, je ne l’ai pas vu.
On me dit : il y avait Weygand avec sa division à Clermont-Ferrand. Bon,
mais on pouvait parler, on pouvait d’autant mieux parler qu’on faisait des
réunions secrètes.
D’ailleurs, je ne sais pas quelle était la position des Allemands à ce
moment-là au regard de l’Assemblée nationale, car je n’avais pris aucun
contact avec eux. Le premier entretien que j’ai eu avec l’ambassadeur
d’Allemagne se situe au 20 juillet. J’ignorais complètement quelle pouvait
être l’opinion des Allemands sur l’Assemblée nationale.
Mais M. Jeanneney n’a rien dit, mais M. Herriot n’a rien dit ; il a parlé du
Massilia, tandis que M. Jeanneney a parlé du quorum. Aucun n’a dit qu’on
étranglait la République. Aucun n’a élevé la moindre protestation et n’a
formulé la moindre réserve.
Vous parlez d’armistice, Monsieur le Premier, je voudrais qu’on apporte
du sérieux dans ce débat qui est pour moi dramatique.
Comment ! L’Assemblée nationale se réunit le 9 juillet, la Chambre
d’une part, le Sénat, d’autre part et puis, le lendemain, les deux Chambres
ensemble, en assemblée nationale : eh bien – j’ai une mémoire fidèle, je vous
le prouve par mes propos – est-ce qu’une protestation, une réserve, une
allusion, un rien qui pouvait mettre en doute la nécessité de l’armistice se
produise ? Rien du tout.
Il y avait tout de même les commissions spéciales qui se sont réunies.
Jamais, à aucun moment, sous aucune forme, je n’ai entendu une protestation
en ce qui concerne l’armistice et la réunion secrète dont vous parlez – j’en
demande pardon parce que le juré est ici présent et que ce parlementaire me
juge – je n’ai entendu qu’une seule question qui n’était pas insidieuse, qui
m’a paru tout à fait normale : c’est celle que M. René Renoult m’a posée en
disant : « Alors, c’est un plébiscite ? » Parce qu’on s’efforçait de savoir
comment serait ratifiée par la nation la résolution, la loi de l’Assemblée
nationale. On me demandait comment elle serait votée car j’avais imaginé ce
vote : c’étaient des choses techniques. Je me demande comment on peut dire
que j’ai menacé, que j’ai intrigué, que j’ai promis. J’aurais été chef d’un
grand parti, on pourrait me reprocher d’avoir mis à la disposition du vote de
la loi la puissance d’un parti. J’étais seul.
Les élections de 1936, Monsieur le Premier, se sont faites en réaction
contre les décrets-lois que j’avais pris en 1935. Cela, vous le savez
parfaitement. Dans beaucoup de circonscriptions, on a voté ou manifesté aux
cris souvent de « Laval au poteau ».
Alors, c’est moi qui, en face d’une Chambre dont la majorité avait été
élue contre mes décrets, qui aurait eu sur elle une telle influence que j’aurais
pu à ce point en disposer, la manœuvrer, la faire voter à ma guise ? Ce n’est
pas sérieux.
Il faut aller chercher ailleurs la raison profonde et véritable du vote de
l’Assemblée nationale. C’est par un sentiment patriotique, n’en doutez pas,
par un grand sentiment, un sentiment patriotique élevé, soyez-en sûrs, que
tous les représentants de notre pays ont compris qu’il fallait mettre la France
dans la condition la moins mauvaise pour subir l’occupation négociée avec
les Allemands. Voilà la question.
Et alors, est-ce qu’on ne pouvait pas imaginer que certains hommes, qui
avaient plus particulièrement vitupéré contre le régime nazi ou qui avaient
plus particulièrement attaqué Hitler ou qui avaient plus spectaculairement fait
une certaine politique, seraient peut-être moins bien placés pour défendre les
intérêts de notre pays ? C’est possible.
Pour l’escroquerie, j’en parlerai tout à l’heure. Je voudrais laisser à
Monsieur le Juré le soin de me poser la question.
M. BIONDI. — Je voudrais demander à l’accusé de nous dire dans
quelles conditions M. Vincent Badie a été mis dans l’impossibilité de
s’expliquer à la tribune de l’Assemblée nationale.
M. PIERRE LAVAL. — Je n’ai aucun souvenir que M. Vincent Badie ait
été mis dans l’impossibilité de s’expliquer à l’Assemblée nationale.
Ce que je peux dire, c’est qu’à un moment donné, je crois que c’est
Bergery, plutôt, qui a voulu lire un long factum. Il a été mis dans
l’impossibilité de lire son papier, et j’ai dû promettre pour éviter un incident
prolongé un peu trop tumultueux de faire publier son papier à la suite du
compte rendu de l’Assemblée nationale.
Je n’ai pas le souvenir que M. Vincent Badie ait été empêché de parler. Si
j’avais ce souvenir, je vous le dirais et si M. Vincent Badie avait insisté, il est
possible qu’il aurait pu parler.
Maintenant, il faut bien le dire, je le reconnais, il y avait une certaine
fièvre. Je ne veux pas méconnaître que nous étions le 10 juillet et que les
événements malheureux de notre pays avaient provoqué une certaine
effervescence, une certaine émotion et qu’il y avait peut-être quelque excès
dans les propos de certains.
Quant au propos de M. Boivin-Champeaux, rapporteur du projet de loi,
quand il a dit « escroquerie », il n’a peut-être pas tort. Il n’a pas tort en ce
sens que le Maréchal – et j’aurais à m’expliquer là-dessus – a fait de la loi
une application que je n’avais pas prévue et qui n’était pas conforme aux
engagements que j’avais pris devant l’Assemblée.
Ainsi, j’ai trouvé osée et scandaleuse la dissolution des conseils
généraux. J’ai trouvé osée et inadmissible la révocation des maires élus et la
dissolution de certains conseils municipaux.
Il n’a pas dépendu de moi de créer la Légion. Ce n’est pas moi qui l’ai
créée. La Légion a été créée par le général Weygand.
Quand les militaires se mettent à faire la guerre, ils ne la gagnent pas
toujours, mais quand ils se mêlent de faire de la politique, c’est une
catastrophe.
J’en demande pardon pour le général qui est en ce moment au pouvoir,
mais je le prends pour un civil ; pour le moment, je parle d’un général qui
était en exercice : ma langue a fourché maladroitement.
Le général Weygand est arrivé, un jour, avec un projet créant la Légion,
dissolvant tous les groupements d’anciens combattants, prévoyant ou
dissolvant tous les partis politiques et on créa la Légion des anciens
combattants. Elle avait pour objet de se substituer à tous les partis politiques ;
elle devenait l’instrument de propagande, elle devenait comme une sorte de
parti unique de toute la France…
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Vous étiez ministre d’État.
M. PIERRE LAVAL. — Je n’étais pas ministre de l’Intérieur.
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Vous aviez une situation supérieure.
M. PIERRE LAVAL. — J’avais une situation tellement supérieure et
tellement forte que vous avez vu dans quelles conditions ma force s’est
manifestée le 13 décembre, Monsieur le Président.
La Légion, en somme, c’était la revanche des battus aux élections. Voilà
très exactement comment on pourrait définir ce groupement.
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Vous étiez ministre d’État et héritier
présomptif du pouvoir.
Le PROCUREUR GÉNÉRAL. — Vice-président du Conseil.
M. PIERRE LAVAL. — Je ne peux pas répondre à tout le monde en
même temps. Qui m’interroge ?
M. BEDIN. — Il s’agit de Vichy. Vous rappelez-vous la réponse que
vous fîtes au président Herriot quand il vous demanda si ceux qui étaient
partis sur le Massilia pouvaient voter par correspondance ?
M. PIERRE LAVAL. — Ils ne pouvaient sûrement pas voter par
correspondance…
M. BEDIN. — Quelle est la réponse que vous avez faite ? Vous avez dit
que c’étaient des déserteurs qui n’avaient pas le droit de voter.
M. PIERRE LAVAL. — Attendez, j’ai le compte rendu. Je comprends
bien que dans la fièvre de cette époque les mots peuvent avoir été mal
interprétés, mais j’ai le compte rendu sténographié, heureusement. Je l’ai
rapporté dans ma valise : la sténographie de la séance secrète de l’Assemblée
nationale dont j’avais dit, sur la proposition de notre collègue Brard, sénateur,
qu’elle serait versée aux archives.
M. BEDIN. — Je me rappelle.
M. PIERRE LAVAL. — Je vous l’apporterai. Vous chercherez si vous
trouvez dite par moi une phrase comme celle-là.
J’ai seulement quand M. Herriot est monté à la tribune pour parler du
Massilia été très gêné. Voici pourquoi. Quand M. Herriot est monté à la
tribune, j’ai appris que le départ du Massilia avait été organisé d’accord avec
le Maréchal et l’amiral Darlan. On me l’avait jusque-là caché jusqu’au
moment où je suis arrivé à l’Assemblée nationale.
Mais, vous verrez comment mon explication n’est pas embarrassée, et
comment elle est une réponse indirecte à M. Herriot. Je n’ai pas parlé du vote
par correspondance, qui, d’ailleurs, n’a jamais été admis dans les
Assemblées.
Monsieur le Premier, voulez-vous me permettre de vous demander de
mettre à la disposition de M. le juré le compte rendu de l’Assemblée
nationale qui se trouve dans mes scellés.
M. BEDIN. — Cela n’a pas d’importance.
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Monsieur le Procureur général ?…
M. PIERRE LAVAL. — Vous trouverez la réponse tant en ce qui
concerne M. Vincent Badie que sur votre question. Qu’en cela, je ne peux pas
me tromper : c’est le compte rendu fait par les sténographes du Sénat.
Le PROCUREUR GÉNÉRAL. — Cela n’a pas grande importance. Pour
ma part, je ne retiens que votre influence à l’assemblée préparatoire, qui s’est
tenue dans la matinée du 10 juillet, et je retiens, ensuite, vos démarches
comminatoires qui ont empêché le départ pour l’Afrique du Nord.
M. PIERRE LAVAL. — Monsieur le Procureur général, je vous répète
que le grief que vous me faites est beaucoup plus sévère pour mes prétendues
victimes. Comment ! M. Lebrun, qui était chef de l’État, sur la simple
protestation que j’ai faite, un peu vive…
Le PROCUREUR GÉNÉRAL MORNET. — Nous entendrons
M. Lebrun comme témoin.
M. PIERRE LAVAL. — C’est entendu, je verrai M. Lebrun, j’ai eu
l’occasion, autrefois, de rencontrer M. Lebrun. Mais ce n’est pas la première
fois que j’ai eu avec lui des incidents de cette vivacité. J’ai eu avec
M. Lebrun un incident au moins aussi vif, et même beaucoup plus vif, le
7 février 1934, quand il a fait appeler M. Doumergue.
J’avais, là aussi, une délégation, qui n’était pas seulement une délégation
de parlementaires, mais une délégation d’élus de la Ville de Paris. Il fallait
qu’il prenne une décision immédiate, et s’il ne la prenait pas immédiatement
je savais que les émeutiers, que des manifestants se rendaient à la place de la
Concorde, qu’on allait échanger des coups de feu, qu’on allait enregistrer des
morts.
À ce moment-là, avec beaucoup de vivacité et peut-être un peu trop de
force, j’ai sommé M. Lebrun de prendre une décision, de faire son métier de
président de la République. Il l’a fait, d’ailleurs.
Quand je suis allé voir M. Lebrun à Bordeaux, j’usais de mon droit :
j’étais un parlementaire. Je n’y allais pas avec vingt parlementaires, comme il
l’a dit, mais avec ceux dont les noms ont été cités quelquefois – une
douzaine. J’ai donné mon opinion. Je répondis à M. Lebrun, comme à
M. Herriot et comme à M. Jeanneney peut-être à ce moment-là, que s’ils
voulaient partir pour l’Afrique, que s’ils estimaient que c’était la solution la
meilleure pour notre pays, peut-être eussent-ils été bien inspirés en faisant des
réunions, en convoquant les sénateurs et les députés pour aller le leur
expliquer. Moi, je n’avais pas d’autre entêtement que celui de défendre mon
pays, et mon obstination aurait cédé devant la démonstration contraire qu’on
aurait pu nous faire.
Vous faites un crime du départ pour l’Afrique, c’est peut-être
l’événement le plus heureux qui se soit produit pour la France que nous ne
soyons pas allés en Afrique. Suivez-moi : rappelez-vous le moment ; c’est au
mois de juin 1940 ; c’était la guerre-éclair ; l’Angleterre était apeurée ; elle
avait rappelé ses troupes et son aviation. Elle pensait à tous moments qu’elle
pouvait être attaquée par les forces allemandes. Et dans la précipitation de la
victoire, dans l’enthousiasme, c’était pour Hitler la possibilité certaine, avec
la complicité ou… comment dirai-je ?… la complaisance du gouvernement
espagnol, qui n’aurait pas pu résister, qui avait quelques raisons de
reconnaissance, de gratitude vis-à-vis d’Hitler, c’était la possibilité certaine
pour les Allemands d’aller en Afrique.
Il y a une chose que vous ne savez peut-être pas, Monsieur le Procureur,
parce qu’il faut, même pour l’administration de la justice, faire autre chose
que l’étude du code. Il y a le pacte tripartite qui avait été fait entre Hitler,
l’Italie et le Japon. Vous ne savez pas ce qu’il signifiait en particulier : il
signifiait qu’Hitler, désormais, avait des vues particulières sur l’Afrique.
Mais son idée géniale, c’était « leur Afrique », ce que le monroïsme devait
être pour l’Europe et pour l’Afrique.
Si, à ce moment-là, le gouvernement était allé là-bas, nous n’avions ni
moyens de fabriquer des munitions ni aucune réserve. Vous avez entendu
M. Paul Reynaud qui vous a dit que même le directeur du Service de santé lui
a refusé son concours avec la célérité qui convenait.
Les Allemands en Afrique, mais c’étaient les Allemands à Suez ; c’était
un changement peut-être complet de la politique. Et je ne suis pas sûr, si les
Allemands étaient allés en Afrique, que les causes de friction qui se sont
élevées entre les Soviets et les Allemands se seraient produites aussi
facilement. Je ne suis pas sûr, en tout cas, qu’il aurait été facile de les en
déloger et que l’Amérique aurait pu se servir de l’Afrique comme plate-forme
pour libérer la France.
Faire de la stratégie après coup en prenant ici tel ou tel acte, en extrayant
d’un discours tel ou tel propos, et en disant ensuite : « Vous avez dit cela :
vous avez fait cela », non, ce n’est pas de la politique. Il faut voir
l’ensemble… Il faut voir, à ce moment-là, ce qu’on peut tirer comme
conclusion de l’activité de celui qu’on accuse.
Tirer comme conclusion de mon activité que j’ai voulu empêcher le
gouvernement d’aller en Afrique ? On ne m’a pas demandé mon avis ; je l’ai
spontanément apporté, parce que je considérais que le départ pour l’Afrique,
à ce moment, c’était une folie.
Quittant la France, qu’on aille à Londres alors ! Ils pouvaient aller à
Londres. Mais aller en Afrique, je répète que c’était amener les Allemands en
Afrique ; c’était changer tout l’aspect de la guerre. On ne peut pas écrire
l’Histoire après coup, quand les événements se sont déroulés avec le rythme
que nous connaissons, mais on peut très bien imaginer un autre
développement des événements militaires si le gouvernement avait fait ce que
vous dites.
Pour mon colloque un peu animé avec M. Lebrun, c’était l’exercice
naturel du droit que j’avais comme parlementaire. Je n’étais pas autrement
que mes autres collègues. J’avais cette opinion et je l’exprimais à M. Lebrun.
J’ai seulement regretté que M. Lebrun et ceux qui étaient de son avis n’aient
pas essayé de nous convaincre.
Qu’est-ce que ce gouvernement, ces hommes politiques, ces ministres,
ces chefs qui s’inclinent devant la seule protestation d’un sénateur isolé – et
même s’ils sont douze ? Vous croyez, Monsieur le Premier, que c’est un
argument valable contre moi ?
J’avais le droit d’exprimer mon opinion. Ici, je suis devant vous. C’est un
peu un jugement politique que vous allez porter ; c’est même presque
uniquement un jugement politique, mais avec un jury restreint. Si j’avais
imaginé un jour que je serais jugé, j’aurais pu supposer que c’était devant la
Haute Cour. Mais si j’étais devant la Haute Cour n’en doutez pas, Monsieur
le Procureur général malgré tout votre talent et malgré tout l’art que vous
apporterez à m’accabler, j’aurais été acquitté. J’aurais été acquitté avec
certitude, parce que le Sénat, composé de vieux hommes politiques, de
beaucoup d’anciens ministres, de ceux qui ont la pratique du gouvernement,
auraient compris des choses que vous comprenez peut-être, mais que vous ne
voulez peut-être pas comprendre.
Je me suis résumé en ce qui concerne l’Assemblée nationale en vous
disant que la convocation a été régulière – M. Lebrun le constate – et que le
vote de la loi a été acquis dans des conditions parfaitement régulières.
Si M. Lebrun est parti comme président de la République – je crois que
vous me le reprochez aussi dans l’acte d’accusation – il est parti parce qu’il
estimait qu’il devait partir. Il l’a dit lui-même : il n’est pas parti sous la
contrainte.
Le PROCUREUR GÉNÉRAL MORNET. — Je ne vous ai pas reproché
cela !
M. PIERRE LAVAL. — Mais je m’en sers contre vous !
Le PROCUREUR GÉNÉRAL MORNET. — Ah ! si vous inventez des
chefs d’accusation !…
M. PIERRE LAVAL. — Je dis cela parce que je l’ai pris dans la
déposition de M. Lebrun. Je n’invente rien. J’ai lu très attentivement la
déposition de M. Lebrun, et j’ai constaté avec plaisir que, très honnêtement, il
raconte dans quelles conditions il a quitté son poste de chef d’État. Il y a trois
parlementaires qui sont allés le voir ; je n’en étais pas. M. Lebrun a dit trois.
Puisque nous aurons l’honneur de l’avoir comme témoin, je lui demanderai si
j’en faisais partie. Je ne le crois pas ; si j’y avais été, j’aurais été sûrement
nommé.
M. Lebrun a dit qu’il était parti non pas parce qu’on l’avait sommé de
s’en aller, mais qu’il était parti après le vote. Il a ajouté qu’aucun député et
aucun sénateur ne lui a écrit et n’est allé le voir pour regretter son attitude.
Alors, ce qui paraissait normal en 1940 paraît tout à fait anormal en 1945.
Vous dites, dans l’accusation, que supprimer la présidence de la
République, c’est un coup d’État. Non, Monsieur le Procureur général ! Moi,
je suis pour la présidence de la République. Moi, je suis pour les deux
présidents, pour un chef de gouvernement et pour un chef de l’État. C’est ma
thèse. Mais il y a des pays qui ne sont pas précisément des pays de dictature,
comme les États-Unis, où il n’y a qu’un président ; il est à la fois président
des États-Unis et chef de gouvernement. C’est une notion qui n’est pas bonne
pour la France parce que nous avons trop d’« atavisme » pour les dictatures et
pour les plébiscites. En tout cas, c’est quelque chose qui n’est pas
antidémocratique. Ce n’est pas là qu’il faut chercher le critérium du coup
d’État.
Où vous pouvez être dur – mais pas contre moi parce que je vous
prouverai que je n’y suis pour rien –, c’est sur l’abus, sur le mauvais usage
qu’on a fait de la loi constitutionnelle. On ne devait pas détruire les conseils
généraux ; on ne devait pas révoquer systématiquement ni dissoudre les
conseils municipaux. […]
Ma pensée était que, pendant l’Occupation, les Chambres ne pouvaient
pas se réunir. D’abord, que serait-il advenu d’elles ? On arrêtait les
parlementaires, même lorsqu’ils ne se réunissaient pas à la Chambre ou au
Sénat. C’était vouer à la déportation tous les représentants du pays.
Je vous montrerai par des déclarations répétées que je n’ai jamais cessé
de faire, et par ma politique intérieure et préfectorale, dans laquelle j’ai été
souvent entravé, soit par le Maréchal, soit par les Allemands, soit par d’autres
groupements politiques, que j’avais en vue, lorsque l’Occupation serait
terminée, de revenir à une situation normale.
Je n’avais jamais cru que l’Occupation durerait quatre ans. Je pensais,
quand on a voté la loi, que pendant quelques mois le Maréchal aurait la
possibilité de construire une Constitution. Cette Constitution, je l’ai définie
en disant qu’elle ne pouvait pas être réactionnaire, que le pays ne voulait pas
et ne pouvait pas retourner au passé. Je l’ai dit et ce sont les termes dont je
me suis servi.
Mais j’ai fait plus. Dans la commission dont M. Boivin-Champeaux était
rapporteur, je me suis engagé à ce que les présidents des commissions des
Finances de la Chambre et du Sénat, comme le président de la commission du
Suffrage universel de la Chambre, et de la Législation civile du Sénat fassent
partie de droit de la commission qui serait chargée de préparer le projet.
Pourquoi ? Je l’ai dit à ce moment-là : parce que ce projet de Constitution
doit être rédigé dans l’esprit de nos lois républicaines et parce qu’il doit
assurer et réaliser le contrôle des dépenses publiques.
Oh ! je ne suis pas gêné pour répondre à cette partie de l’accusation. Vous
verrez que, là encore, si vous m’accusez, c’est que vous n’êtes pas renseigné.
Je vous apporterai des éléments d’information qui vous rendront beaucoup
moins sévères quand vous les connaîtrez et que vous verrez que j’ai été
injustement accusé.
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Voulez-vous me permettre de vous
rappeler…
Le PROCUREUR GÉNÉRAL MORNET. — Vous avez participé à un
gouvernement qui a fait un coup d’État.
Le PREMIER PRÉSIDENT. — … un fait : c’est celui que nous tenons de
M. de La Pommeraye, que nous avons entendu au cours du procès Pétain.
M. PIERRE LAVAL. — J’ai fait citer un témoin.
Le PREMIER PRÉSIDENT. — M. de La Pommeraye a dit qu’après
l’opération du 10 juillet, vous l’aviez abordé en lui disant : « Et voilà
comment on renverse la République ! »
M. PIERRE LAVAL. — M. de La Pommeraye…
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Quelques jours après, vous avez réuni les
instituteurs, l’École des cadres des chantiers de jeunesse au Mayet-de-
Montagne et vous leur avez déclaré en termes très nets que vous étiez
l’initiateur de la Révolution nationale, qui prenait sa source dans l’opération
du 10 juillet.
Enfin, sur le plan de la politique extérieure, vous avez expliqué les
raisons pour lesquelles vous aviez perdu toute espèce de confiance dans
l’Angleterre. Vous avez dit encore à M. de La Pommeraye, vous lui avez
expliqué…
M. PIERRE LAVAL. — Il a une sacrée mémoire !
Le PREMIER PRÉSIDENT. — … non seulement quelle était votre
attitude vis-à-vis de l’Angleterre, mais quelle devait être l’attitude de la
France vis-à-vis de l’Allemagne. Vous avez dit : « L’Angleterre est battue, et
si nous voulons vivre, si la France veut avoir la possibilité de renaître, elle ne
pourra renaître qu’à condition d’adapter ses institutions aux institutions de
l’Allemagne. »
Voilà les propos qui vous sont prêtés.
M. PIERRE LAVAL. — J’ai quelque peine à discuter sérieusement sur
de tels propos venant de la part de M. de La Pommeraye. Quand il viendra, je
vous demanderai d’user de votre pouvoir discrétionnaire pour faire entendre
immédiatement après lui un autre témoin. Je ne demanderai pas l’inculpation
de M. de La Pommeraye, parce que je n’ai pas qualité pour le faire et parce
que, en principe, je suis contre toutes les inculpations mais M. de La
Pommeraye n’a pas toujours tenu ce langage, quoiqu’il le conteste.
Au procès du Maréchal, j’ai été un peu interloqué par le propos de M. de
La Pommeraye ; je ne m’y attendais pas. Il prêta serment. Je ne peux pas
mettre en doute qu’ayant prêté serment, un homme de sa qualité puisse faire
un faux serment, mais peut-être s’est-il trompé. Si c’est une plaisanterie que
j’ai faite – cela m’arrive quelquefois –, je la déplore, parce que souvent ces
plaisanteries ont de mauvaises conséquences.
J’ai pu plaisanter avec M. de La Pommeraye. Mais la République de M.
de La Pommeraye, je ne l’ai jamais admirée. Je ne vois pas la République
sous les espèces de M. de La Pommeraye !…
C’est peut-être une plaisanterie de mauvais goût. Si je l’ai faite, je la
regrette. Elle ne tient pas, cette plaisanterie, devant mes actes.
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Votre discours aux instituteurs, ce n’était
pas une plaisanterie. Vous vous adressiez à des gens qui étaient chargés de
l’éducation, de la formation de la jeunesse. Vous deviez leur parler
sérieusement.
M. PIERRE LAVAL. — Êtes-vous sûr que j’aie dit cela ?
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Oui.
M. PIERRE LAVAL. — Vous n’y étiez pas, parce que, maintenant, je me
méfie !…
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Ce message est dans le dossier.
M. PIERRE LAVAL. — Je me méfie depuis deux ou trois jours ; j’en ai
entendu la lecture tout à l’heure, et je me méfie beaucoup. Je me méfie
beaucoup quand on m’oppose une circulaire signée de moi autrement qu’à la
machine à écrire. Il est facile de se procurer mes circulaires parce que j’en
envoyais à chacun des préfets régionaux. Je retrouve dans les circulaires des
mots au bas desquels je ne mets jamais ma signature. Rien que cela, déjà,
m’étonne.
Et puis, on dit qu’à Compiègne – je reviendrai à Mayet-de-Montagne –
j’aurais déclaré, en parlant des prisonniers, que l’heure de leur libération ne
sonnera que lorsque sonnera l’heure de la victoire de l’Allemagne.
Eh bien ! heureusement, là, j’ai l’allocution que j’ai prononcée en gare de
Compiègne, imprimée. J’ai regardé. J’ai été frappé par cette phrase. Je me
suis dit : comment ai-je pu dire une chose pareille ? Après vérification, je n’ai
pas dit cela. C’est tout de même écrit et, là, j’avais parlé avec un papier, et là,
c’était radiodiffusé.
Au Mayet-de-Montagne, il ne s’agissait pas des instituteurs : il s’agissait
des délégués à l’Information. Il s’agissait, en réalité, des délégués du
Maréchal.
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Des cadres de jeunesse.
M. PIERRE LAVAL. — Il s’agissait d’un groupement où je ne comptais
pas beaucoup d’amitiés. Il s’agissait surtout de jeunes gens qui venaient des
partis PPF, qui venaient de la Cagoule, qui venaient des Camelots du roi, qui
avaient été recrutés pour faire la propagande dans le pays, et j’étais bien
obligé de les voir, j’étais bien obligé de composer avec eux, j’étais bien
obligé d’apprendre à les connaître.
Je les ai vus au Mayet-de-Montagne, et j’ai le souvenir de leur avoir parlé
surtout de politique extérieure. Je ne voulais pas, précisément, à cause de
leurs sentiments que je connaissais, m’aventurer trop avant sur le terrain de la
politique intérieure.
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Voulez-vous me permettre de vous lire la
phrase ?
M. PIERRE LAVAL. — Je l’ai lue.
Le PREMIER PRÉSIDENT. — « … De tout ce pays libéré de ses
institutions néfastes. »
M. PIERRE LAVAL. — Vous n’y étiez pas, Monsieur le Premier, et
vous ne pouvez pas authentifier ces paroles.
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Le Petit Parisien était un journal qui
paraissait, à ce moment, à la fois sous votre contrôle et sous le contrôle
allemand. Vous n’auriez pas laissé passer la reproduction d’une allocution
comme celle-là si elle avait été contraire à ce que vous aviez dit.
M. PIERRE LAVAL. — On ne m’apportait pas, le soir…
Le PREMIER PRÉSIDENT. — La Cour appréciera.
M. PIERRE LAVAL. — … le compte rendu d’une réunion avant de le
faire paraître au Petit Parisien qui paraissait à Paris. J’étais à Vichy. Et puis,
après, quand je lisais cela, je n’allais pas faire une rectification pour m’attirer
des ennuis.
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Il y avait une censure, à ce moment-là.
M. PIERRE LAVAL. — Il n’y en avait pas à Paris. C’est encore une
erreur de fait : il n’y avait pas de censure à Paris. Il y avait, à Paris, une
censure allemande, il n’y avait pas de censure française, et quand un article
comme celui-là paraissait à Paris, il échappait au contrôle de la censure
française. C’est seulement le soir ou le lendemain que je pouvais voir le
papier. Si on m’avait prêté un propos qui n’était pas celui que j’avais tenu,
j’étais dans l’impossibilité morale ou politique, si vous voulez, de faire une
rectification, pour ne pas trop attirer l’œil sur lui.
Mais je me rappelle avoir dit aux jeunes gens qui étaient au Mayet-de-
Montagne – c’est une expression dont je me suis beaucoup servi – « On parle
beaucoup de révolution nationale, on ne l’a jamais définie. » Chacun mettait
dans ces mots son désir, son idéal et le régime tel qu’il le voyait, mais, sous
aucune forme, à aucun moment, la révolution nationale n’a été définie.
Et, pour ce qui me concerne, vous pourrez entendre je ne sais combien de
témoins qui vous diront combien de fois, en toutes circonstances, que je parle
aux préfets, aux instituteurs – car j’ai vu les instituteurs à Vichy –, que je
parle à d’autres délégations, toujours, je répétais la même chose, toujours,
j’ironisais sur la Révolution nationale à laquelle, toujours, j’opposais la
République.
Je savais, Monsieur le Président, que, dans notre pays, il est impossible
d’empêcher les Français d’exercer leur droit de vote. Il est impossible de
juguler, autrement que pendant des périodes troublées, les libertés de notre
pays.
Je savais tout cela. Je le savais parce que j’avais une petite expérience
politique. Je m’expliquerai sur ces points. Je ne veux pas, ici, me laisser
accuser de fautes, d’erreurs ou de crimes que, tous les jours, je reprochais aux
autres. Je vous le prouverai sans conteste, par mes désaccords avec le
Maréchal, mes désaccords avec son entourage, mes désaccords avec la presse
de Paris, mes désaccords avec certains Allemands, car il y en avait en
France : il y avait la Propagandastaffel, il y avait des divisions entre les
Allemands, comme il y avait les SS, il y avait l’ambassade, le Majestic.
Quelquefois, je me suis servi, d’ailleurs, de l’opposition de ces groupes pour
mieux défendre ou mieux sauvegarder certains intérêts.
Eh bien ! dans tous ces milieux, on connaissait mes sentiments
républicains, et on ne me pardonnait guère ma qualité de parlementaire.
Mais un homme est mort – il a été assassiné dans des conditions atroces –
Maurice Sarraut, qui, s’il était vivant, pourrait venir apporter sur ce point son
témoignage. J’étais resté, avec lui, en contact par le représentant à Vichy de
son journal La Dépêche de Toulouse.
Mais je n’étais pas fou et je réalisais parfaitement que ce pays ne
supporterait et n’accepterait jamais rien d’autre que la République.
De même, quand j’ai fait revenir M. Herriot. Là encore, on ne m’a jamais
interrogé à l’instruction ; je pense qu’on le verra ici. J’ai d’ailleurs fait
convoquer comme témoin M. Herriot – parce que c’est une chose qu’avait
omise l’accusation – pour m’expliquer.
J’ai vu M. Blondeau, qui était directeur du cabinet de M. Jeanneney, pour
le prévenir. Je pensais que les circonstances exceptionnelles qui avaient
motivé la suspension des assemblées ayant disparu, il fallait que les
assemblées puissent revivre.
M. BIONDI. — Avez-vous dit, monsieur Laval, au cours d’une des
réunions que vous organisiez dans la salle du Petit Casino de Vichy, que
l’Angleterre allait être battue dans quelques semaines, que la victoire de
l’Allemagne ne pouvait plus faire de doute, et que, dans ces conditions, il
fallait considérer que nos institutions étaient périmées, et qu’il fallait nous
aligner sur les institutions des puissances victorieuses, et notamment sur les
institutions allemandes.
M. PIERRE LAVAL. — À Vichy, j’ai répété que je n’avais vu encore
aucun Allemand. Le Petit Casino se situe avant la réunion de l’Assemblée
nationale. Que j’aie dit, à ce moment-là, que l’Angleterre serait battue, c’était
certainement ma conviction. Si je vous disais le contraire, je n’exprimerais
pas ma pensée. Après l’échec que nous venions de subir, je ne croyais pas
que l’Angleterre pourrait tenir. Voilà mon opinion. Je me suis trompé. Ce
n’est pas un crime. C’était l’opinion que je tirais des circonstances du
moment.
Dans le fait, la conséquence que je tirais de notre défaite, précisée dans
ces termes : « Aligner nos institutions sur celles de l’Allemagne », je n’ai
jamais pu avoir l’intention d’installer le nazisme ou le fascisme dans mon
pays. C’est une chose qui est exclue de ma pensée, et ce qui vous le prouvera,
c’est que, alors qu’à Vichy j’aurais pu tenir ce langage, les Allemands n’étant
pas là, je vous montrerai qu’en pleine occupation, au nez, à la barbe des
Allemands, d’une manière publique, j’ai dit exactement le contraire, à savoir
que nous ne pourrions pas et que nous ne devrions pas subir la domination
d’aucun pays pour notre régime intérieur. Je l’ai dit en 1943, à une époque où
l’Allemagne était vraiment maîtresse chez nous, où elle nous traitait avec une
dureté que beaucoup d’entre vous, hélas ! ont connue, et contre laquelle je
m’efforçais de lutter.
Des propos sur la République, sur le régime que nous devions avoir, sur
la défense de nos libertés, j’en ai recueilli un certain nombre, mais officiels,
ceux-là, qui ne peuvent pas être contestés. Je vous les montrerai quand j’aurai
à m’expliquer d’une manière plus complète sur ce problème.
Le PREMIER PRÉSIDENT. — En voilà un, par exemple, qui dit :

Il faut nous pénétrer de ce que la France doit collaborer avec


l’Allemagne. Il ne peut y avoir de collaboration si nos régimes politiques
restent trop divergents. La démocratie ne peut survivre à notre défaite.
Nous devons apporter les principes d’autorité du national-socialisme.

M. PIERRE LAVAL. — Mais non. Cette phrase est sûrement fausse, et


je vais vous dire pourquoi. Sa fausseté est démontrée par les derniers mots : si
vous aviez arrêté ma phrase aux « principes d’autorité », avec ma bonne foi,
je me serais peut-être dit : j’ai pu tenir un propos de ce genre. Mais quand
vous ajoutez : « d’autorité du national-socialisme », je m’inscris en faux tout
de suite.
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Et sur la collaboration avec
l’Allemagne ?
M. PIERRE LAVAL. — C’est un autre procès. C’est le fond de mon
procès, la collaboration avec l’Allemagne. Je m’en expliquerai.
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Collaboration avec l’Allemagne, et
renversement des alliances.
M. PIERRE LAVAL. — Je n’ai jamais parlé du renversement des
alliances. Non seulement je n’ai pas parlé du renversement des alliances,
mais j’ai toujours lutté contre le renversement des alliances.
Je ne sais pas si l’audience doit durer encore longtemps ce soir, mais je ne
voudrais pas quitter cette salle avant d’avoir dit les buts que je m’étais
assignés, parce que, dans mon activité gouvernementale, il faut distinguer
deux périodes : il faut distinguer ma présence au gouvernement, en 1940, et
distinguer ma présence au gouvernement en 1942.
Vous pouvez parler de collaboration peut-être en 1940, mais en 1942,
c’est sur un tout autre plan : à ce moment, je sais que la France doit être
durement traitée ; j’ai été prévenu par le maréchal Goering. Je vous ai dit cela
au moment du procès Pétain.
Distinguons donc ces deux périodes. Je parlerai de la collaboration pour
la première période. Je parlerai de mon attitude pour la deuxième période.
Mais la question que vous me posez se référait à quoi ? À un propos que
j’aurais tenu sur ce régime ? Je ne me rappelle plus sur quoi.
Je voulais simplement dire ceci, avant de quitter cette audience, pour
qu’il n’y ait pas de méprise sur mes sentiments.
J’ai eu comme objectif – je l’ai dit tout au long de mes notes, mais je vais
le dire dès à présent – : ne jamais déclarer la guerre aux Anglo-Saxons, ne
jamais contracter une alliance militaire avec l’Allemagne et ne jamais lui
prêter une collaboration militaire ; empêcher que des aventuriers ne
s’emparent du pouvoir en France.
Voilà mes trois objectifs. Et enfin essayer d’alléger, pendant la période de
l’Occupation, les souffrances des Français.
Voilà le cadre des démonstrations que j’aurai à faire. C’est sous ces
signes et sous ces titres que j’aurai à apporter des développements, à énoncer
des faits, et à fournir des preuves.
[Une suspension d’audience est décidée par le président. À la reprise,
Pierre Laval, au cours d’un long plaidoyer, se plaint du sort qui lui est
réservé et réclame un complément d’instruction.]
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Il n’est pas du tout nécessaire de
passionner le débat. Il ne s’agit pas d’apprécier les conditions dans lesquelles
nous rendons la justice…
M. PIERRE LAVAL. — Vous conviendrez que je n’ai pas intérêt à le
passionner. J’ai intérêt, au contraire, à m’expliquer. Vous avez rappelé mon
origine : je suis parti de rien du tout. Rien du tout pour moi, c’est le plus
grand titre de ma noblesse. Je suis monté au sommet, je redescends
aujourd’hui. J’ai représenté mon pays. La France est libre… elle devrait
l’être.
Eh bien, si elle est libre, et si elle est fière, permettez-moi…
M. DEMUSOIS, juré. — Ce n’est pas grâce à vous.
M. PIERRE LAVAL. — Je vous montrerai que ce n’est pas contre moi ni
sans moi. Vous ne savez pas du tout. Réservez-vous votre jugement. Vous
pouvez faire de moi ce que vous voudrez…
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Justement, vous savez que je ne peux pas
faire de vous ce que je voudrais. C’est précisément parce que je suis ligoté
par le respect que j’ai de la justice, de la personne humaine et des droits de la
défense que je ne peux pas faire ce que vous supposez. Je ne vous interromps
pas par gaieté de cœur. Moi, je vous laisserais parler pendant des jours et des
jours, car je suis prêt à tout. Mais je tiens cependant…
M. PIERRE LAVAL. — Même à subir ma défense…
Le PREMIER PRÉSIDENT. — … mais je tiens cependant à ce que vous
ne sortiez pas du cadre de votre affaire. Vous êtes l’objet de deux
accusations. Je vous demande de parler de ces deux accusations…
M. PIERRE LAVAL. — Je demande deux choses : un complément
d’information, une remise…
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Est-ce que vous me laisserez parler ?
M. PIERRE LAVAL. — Évidemment, je n’ai pas le moyen de vous en
empêcher.
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Je vous ai déjà adressé deux
avertissements. Voulez-vous qu’au lieu de vous en faire un troisième, je vous
fasse expulser ?
Je vous dis que si vous n’avez pas d’avocat, ce n’est pas de notre faute.
M. PIERRE LAVAL. — Condamnez-moi tout de suite, ce sera plus clair.
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Gardes, emmenez l’accusé.
4
[Un jeune homme applaudit .]
Un JURÉ. — Arrêtez-le.
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Arrêtez immédiatement le perturbateur et
conduisez-le au Dépôt.
M. PROT, juré. — C’est la Cinquième Colonne, la clique.
Un JURÉ. — Il mérite, comme Laval, douze balles dans la peau.
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Demain, vous appellerez le premier
témoin. Je ne poursuivrai pas un interrogatoire dans ces conditions, et
l’audience se poursuivra en l’absence de l’accusé.
À demain, une heure.
[En réalité, la déposition du premier témoin – le président Albert
Lebrun – a lieu, non pas le lendemain, mais le 6 octobre. L’audience du 5
débute par la prise de parole du président qui revient sur l’expulsion
prononcée la veille à l’encontre de Pierre Laval.]
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Je constate avec plaisir que l’accusé a
auprès de lui ses trois défenseurs.
Je veux d’abord adresser quelques mots à Pierre Laval. Je veux lui dire
que, contrairement à ce que j’avais dit hier et à la demande, je peux dire,
unanime des jurés et de la Haute Cour qui montre à quel point ils sont
pénétrés de ce désir à la fois d’assurer une libre et large justice et, d’autre
part, de ne porter aucune atteinte aux droits de la défense, j’ai décidé,
contrairement à ce que j’avais dit hier soir, que vous assisteriez à cette
audience et que vous pourriez répondre à mon interrogatoire et fournir toutes
les explications désirables. Mais je vous rappelle et, pour la dernière fois, que
vous n’avez le droit d’apporter aucun trouble à l’audience et que si vous
élevez la voix, si vous vous livrez à une manifestation comme celle tout à fait
regrettable à laquelle vous vous êtes livré hier soir, j’userai des armes que la
loi met à ma disposition.
Ces armes, vous les connaissez. Vous savez que je peux, bien que cela ne
se soit peut-être jamais fait, poursuivre l’audience en votre absence. Je peux
passer outre et vous juger contradictoirement bien que vous ne soyez pas là.
Ceci dit, qu’avez-vous à dire, maître Naud ?
e
M NAUD. — Monsieur le Premier Président, je désirerais faire, au nom
de la défense, une déclaration ?
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Vous avez la parole.
e
M NAUD. — Monsieur le Premier Président, Messieurs, la défense vous
doit quelques explications au sujet de son attitude d’hier.
Nous avions été commis d’office par M. le bâtonnier pour assurer la
défense de Pierre Laval. Nous avons senti à la fois que cette défense serait
pour nous un honneur et une charge.
Nous avions pensé qu’il allait s’agir d’un très grand procès, un très grand
procès que, certes, Messieurs, vous auriez à juger, mais
qu’immanquablement, après vous, dans quelques mois, dans quelques années
peut-être, mais à coup sûr, l’Histoire jugerait aussi.
Commis d’office, notre première visite a été pour M. le premier président
Bouchardon qui préside la commission d’instruction.
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Pas pour moi, en tout cas.
e
M NAUD. — Nous avons eu avec lui une conversation qui nous a
parfaitement rassurés.
« L’instruction, nous dit-il, sera de longue haleine. C’est un procès fort
important. »
Nous avons été surpris – j’abrège – de voir l’instruction brusquement
clôturée et – me résumant encore davantage – nous avons éprouvé la
sensation irrésistible qu’il ne nous serait pas possible matériellement
d’assurer, avec la dignité qu’exige notre profession et avec le sérieux
qu’exige ce procès, la défense de Pierre Laval.
Pas de dossier… On a dit hier, je le sais – j’ai ici la sténographie – que
nous avions eu tout le temps possible de consulter ce dossier.
Je prie la Haute Cour de me croire quand j’affirme, au nom de la défense,
que ce n’est pas exact. Nous n’avons pas pu avoir le dossier. Tout à l’heure,
mon confrère, maître Baraduc, développera davantage les difficultés
insurmontables que nous avons rencontrées et qui font qu’aujourd’hui, à
l’heure où nous sommes, nous ne connaissons pas deux sur dix des pièces de
l’accusation.
Si bien que nous avons cru devoir demander à notre chef, qui est ici, de
nous décharger de nos commissions d’office.
Ah, certes, Messieurs, nous savions mieux que personne qu’on ne doit
jamais laisser un accusé, quel qu’il soit, sans défense. Nous le savions. Nous
avons tenu, je n’ai pas à vous le cacher, à protester publiquement, à ce que
l’opinion publique tout entière soit saisie de ce fait qui nous paraît, à nous,
n’être pas conforme à l’administration d’une vraie justice : des avocats sans
dossier dans un procès de cette importance.
M. le bâtonnier nous a compris, nous a déchargés de nos commissions
d’office et, hier matin, Monsieur le Premier Président, nous avons très
respectueusement déposé ici une lettre avant l’audience pour vous dire que
nous ne pourrions pas, à notre grand regret, être présents à la barre.
Cette lettre, vous l’avez lue publiquement. Je ne pense pas que vous ayez
trouvé dans ce tout petit document rien qui soit l’expression d’un irrespect ou
d’une nuance d’irrespect de la défense pour la magistrature.
Notre respect, Monsieur le Premier Président, nous vous l’avons conservé
intact : vous n’êtes pas en cause. Nous avons tenu à vous dire simplement
que, si, dans notre conscience, nous estimions n’être pas à même de faire
notre devoir, nous devions le dire à l’opinion publique. Nous l’avons fait. Et
M. le bâtonnier a bien voulu accepter de nous décharger.
Puis il y a eu ce que vous savez : l’audience d’hier.
Notre client est un avocat, nous dit-on. Il pouvait se défendre lui-même.
Personne, je pense, ici ne soutiendra que l’optique de l’accusé est la même
que celle de l’avocat.
Aujourd’hui, Pierre Laval, inculpé, est soumis à des interrogatoires
extrêmement longs, placé dans des conditions matérielles, je tiens à le
souligner, qui sont inférieures dans beaucoup de cas à celles des inculpés de
droit commun qui se trouvent à la Santé : un colis moins lourd que le leur,
une cellule au dépôt qui est noire, une table qui est grande comme ma
serviette, l’impossibilité pour lui d’étaler même son dossier, l’obligation de
s’asseoir par terre avec ses pièces autour de lui pour travailler à une défense,
dans la demi-obscurité d’une cave.
M. GERMINAL. — Nous avons connu cela !
e
M NAUD. — Nous avons pensé que Pierre Laval, à la fin des longues
journées d’interrogatoires où il défend son honneur et, hélas ! sa vie, serait
affreusement déprimé, que, physiquement, cet homme a subi des épreuves
très lourdes…
Un JURÉ. — Et nous ?
M. PIERRE LAVAL. — Vous êtes juges.
e
M NAUD. — … et que nous avions le devoir d’être près de lui.
On a pensé aussi, de ce côté-ci de la défense, qu’on ne pouvait pas, la
Cour ayant passé outre à l’absence d’avocats, laisser Pierre Laval sans
défenseurs.
Mais, puis-je, Monsieur le Premier Président, vous signaler très
respectueusement qu’hier, lorsque vous nous avez à nouveau commis
d’office, nous n’avons pas pu matériellement le savoir avant que l’arrêt de la
Cour passant outre à notre absence fût rendu.
Vous nous commettez vers deux heures et demie, m’a-t-on dit, et, une
demi-heure après, vous rendez un arrêt qui constate que nous ne sommes pas
là. Comment voulez-vous que nous ayons pu savoir votre commission ? Nous
n’étions pas au Palais. Nous n’avons pas un caractère, ni l’un ni l’autre, à
accomplir des gestes de comédie. Nous avions vraiment été déchargés de nos
commissions. Nous avions quitté le Palais.
Mais j’irai jusqu’au bout de ma pensée et je vous la dirai, Monsieur le
Premier Président, avec tout le respect que je dois à votre haute magistrature,
avec une fermeté que je dois à l’ordre des avocats auquel j’appartiens ; je
n’aurais pas obéi à votre commission n’ayant à connaître que celle de mon
bâtonnier.
Qu’importe, vous avez passé outre à l’absence d’avocats et nous sommes
ici, et M. le bâtonnier Poignard a bien voulu nous commettre à nouveau par
une lettre que j’ai entre les mains, et que je lui demande la permission de lire
à la Cour.
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Vous pouvez me la demander à moi
aussi, je pense ?
e
M NAUD. — Je vous la demande aussi, Monsieur le Premier
Président…
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Vous devez avoir un certain respect pour
la justice, je pense, en général. Je crois représenter la justice ici.
e
M NAUD. — Monsieur le Président, je n’aurais pas manqué de vous
demander l’autorisation de lire cette lettre, mais j’ai pensé devoir d’abord
demander cette autorisation à celui qui l’a écrite, et ensuite, par un égard
auquel je ne manque jamais vis-à-vis de la magistrature je vous aurais
demandé, Monsieur le Président, cette autorisation.
Le PREMIER PRÉSIDENT. — J’aimerais mieux le voir se manifester
par des actes.
e
M NAUD. — Je suppose, Monsieur le Premier Président, que vous ne
visez pas le cas des avocats présents à cette barre ?
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Je ne veux pas créer d’incident entre les
magistrats et la barre. Personne n’est plus respectueux que moi de l’ordre des
avocats. Mais ne poursuivez pas cet incident, ne le poursuivez pas sur ce ton.
e
M NAUD. — M’autorisez-vous à lire cette lettre ?
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Je vous autorise à tout, à condition que
vous n’oubliez pas le serment que vous avez prêté, que je n’ai pas pu vous
faire prêter hier, mais que vous avez prêté un grand nombre de fois devant les
cours d’assises.
Vous savez que vous devez vous exprimer avec décence et modération…
e
M NAUD. — Je ne pense pas avoir manqué ici à la décence et à la
modération !
Le PREMIER PRÉSIDENT. — L’appréciation appartient à moi – elle
n’appartient pas à vous – des conditions dans lesquelles vous vous exprimez.
Le BÂTONNIER POIGNARD. — Assez, Naud !
e
M NAUD. — Je lis la lettre :

Mes chers confrères,

Je viens de recevoir, à mon arrivée au Palais, la lettre par


laquelle vous me demandez de vous relever de la commission
dont vous avez été l’objet, le 20 août, pour assurer la défense de
Pierre Laval devant la Haute Cour de justice.
Vous m’aviez déjà écrit, le 19 septembre, en me
communiquant l’adresse que vous aviez envoyée à M. le Président
de la Commission d’instruction pour le prier que ne soit pas close
une information que vous estimiez incomplète.
Vous m’exposiez que, connaissance prise d’un acte
d’accusation qui ne comportait pas moins de 32 griefs, et d’un
plan dressé par le magistrat délégué pour diriger l’instruction en
prévision de 25 séances d’interrogatoire, vous aviez fait confiance
à ces documents pour assurer les moyens de la défense.
Vous me faisiez connaître votre surprise et votre émotion en
apprenant que la Commission d’instruction s’était brusquement
dessaisie, alors que votre client n’avait encore répondu qu’à huit
interrogatoires, au cours desquels la majorité des chefs
d’accusation n’avait pu être évoquée.
Vous m’expliquiez enfin que vous vous heurtiez à des
difficultés matérielles à peu près insurmontables pour obtenir la
communication des pièces, pour réunir les documents et
rechercher les témoignages utiles à la défense dont vous étiez
chargés.
Responsable de votre commission, j’ai été sensible à votre
appel et je me suis personnellement adressé à M. le Président de la
Commission d’instruction en lui soumettant les réflexions que
m’inspiraient nos traditions professionnelles et les règles tutélaires
de la défense.
Il a été passé outre, sauf un complément d’information
ordonné par M. le Président de la Haute Cour sur quelques points
qui ne se confondent pas, m’avez-vous dit, avec les griefs
originaires dirigés contre votre client.
Vous m’avez alors confié vos espoirs que, du fait des
circonstances, la date de l’audience pourrait n’être pas aussi
prochaine que certains l’annonçaient déjà, et que vous disposeriez,
à tout le moins, du délai strictement indispensable pour conduire
matériellement vos tâches à bien.
Ces derniers espoirs viennent de se trouver déçus, et vous
m’indiquez les raisons qui vous feraient un devoir de renoncer à la
mission pour laquelle vous avez été désignés.
Je comprends vos scrupules ; ils sont à l’honneur de votre
conscience professionnelle. Vous demeurez fidèles à nos plus
hautes traditions lorsqu’elles affirment que les droits de la défense
doivent être respectés, quelles que soient la personne et la qualité
de l’inculpé et quelles que soient aussi les circonstances où il est
appelé à comparaître devant ses juges.
Mais il est une autre règle, non moins haute, qui exige que tout
accusé soit assisté d’un avocat. Notre rôle y emprunte sa noblesse
humaine.
Il me serait, actuellement, impossible de désigner pour vous
suppléer un quelconque de nos confrères ; vous devez donc
demeurer, répondre aux appels de votre client, quelles que soient
les difficultés, à la place que la confiance de votre bâtonnier vous
a assignée.
Cependant, je vous autorise, présents à cette barre où se sont
illustrés un si grand nombre de vos devanciers, à formuler avec
mesure et modération, mais aussi avec la fermeté que vous jugerez
nécessaire, les protestations solennelles de la défense.

Aussi bien, Messieurs, je vais déposer devant vous des conclusions. Je


vais m’infliger et infliger – je m’en excuse – à la Haute Cour et à MM. les
jurés, une nouvelle lecture, celle de mes conclusions, dont je ne développerai
qu’une partie, mon confrère Baraduc développant l’autre partie.
Plaise à la Cour,
Attendu que Pierre Laval est renvoyé devant la Haute Cour de justice
sous la double inculpation de complot contre la sûreté intérieure de l’État
et d’intelligence avec l’ennemi ;
Attendu que l’acte d’accusation dressé contre l’accusé fait remonter
la culpabilité de celui-ci et la préparation de ses prétendus crimes à
plusieurs années avant la guerre 1939-1940 ;
Qu’en conséquence cet acte d’accusation n’embrasse pas moins de
dix années de la vie politique de l’accusé ;
Attendu, dans ces conditions, qu’une instruction longue et minutieuse
paraît être indispensable à l’administration d’une bonne justice ;
Que cette instruction avait paru si nécessaire et si importante que le
magistrat chargé de sa direction, M. le conseiller Béteille, avait cru devoir
remettre aux défenseurs de l’accusé un programme d’instruction
comportant un minimum de vingt-cinq interrogatoires ;
Attendu, par ailleurs, que l’acte d’accusation ne comporte pas moins
de trente-deux griefs ;
Or, attendu que cette instruction, annoncée comme devant être
longue, a brusquement été close ;
Que pour ne prendre que quelques exemples, Pierre Laval, accusé de
complot contre la sûreté intérieure de l’État, n’a même pas été interrogé
sur les circonstances et les conditions dans lesquelles furent votées, le
10 juillet 1940, les lois constitutionnelles consommant, prétend
l’accusation, le complot contre la République ;
Qu’accusé d’intelligence avec l’ennemi, il n’a pas davantage été
interrogé sur l’entrevue de Montoire et, d’une manière générale, sur les
négociations franco-allemandes auxquelles il a pris part ;
Qu’un des interrogatoires de l’accusé, portant sur la question,
cependant importante, des tribunaux d’exception, a été interrompu en
raison de l’heure tardive et n’a jamais été repris depuis lors ;
Que c’est d’ailleurs sur cet interrogatoire incomplet et écourté que fut
close l’instruction originaire ;
Qu’un supplément d’information a été ordonné par M. le président de
la Haute Cour, mais impérativement limité à six interrogatoires, qui
n’ont, du reste, pas porté sur les griefs principaux articulés à l’acte
d’accusation ;
Attendu que la défense craint de trouver l’explication de cette hâte
dans des déclarations prêtées à M. le président de la Haute Cour de
justice et reproduites par la presse, aux termes desquels, dût la Haute
Cour siéger de jour et de nuit, l’affaire Laval serait terminée avant les
élections ;
Attendu que l’administration d’une bonne justice ne saurait être
soumise à des préoccupations extra-judiciaires ;
Attendu, en outre, que, le 27 septembre au matin, l’accusé recevait, à
la prison de Fresnes, une citation à comparaître devant la Haute Cour le
4 octobre 1945, date annoncée par la presse plusieurs jours avant la
clôture de l’information ;
Mais attendu que, le 27 septembre après-midi et le 28 septembre, un
témoin à charge, un sieur Nicole, était entendu, à Paris, par le
commissaire Mathieu, sur commission rogatoire de M. le conseiller
Gibert ;
Que la défense ignore, bien entendu, la déposition de ce témoin et les
pièces qu’il a remises au commissaire Mathieu pour être jointes au
dossier de la cause, dont M. le président de la Haute Cour était déjà saisi ;
Attendu donc qu’en fait l’instruction a été incomplète et
superficielle ;
Qu’en droit, elle ne saurait être considérée ni comme suffisante, ni
comme régulière ;
Qu’en droit, elle n’aurait pas dû être poursuivie après la citation à
comparaître délivrée à l’accusé ;
Qu’il y a lieu, en tout cas, d’en saisir à nouveau la commission
d’instruction de la Haute Cour pour assurer à l’accusé les garanties de
défense auxquelles il a droit ;
Mais attendu, à supposer que la Haute Cour, passant outre à cette
demande de supplément d’information, entende juger l’accusé, que les
défenseurs sont fondés à demander le renvoi de l’affaire à une date
ultérieure, pour être mis à même de pouvoir consulter le dossier de
l’accusation et préparer la défense de l’accusé ;
Attendu, en effet, qu’en dépit des promesses et de la bonne volonté
des magistrats instructeurs, il n’a pas été possible aux défenseurs, faute de
dactylographes à la Haute Cour, d’obtenir les copies des pièces
essentielles de l’accusation ; que les défenseurs n’ont pas eu connaissance
des pièces sous scellés ; qu’ils n’ont pas eu davantage connaissance des
dépositions recueillies par divers magistrats instructeurs à l’occasion
d’affaires connexes à celles de l’accusé ; qu’ils ont vainement cherché à
consulter le dossier principal de la cause qui se trouvait sous clé dans le
cabinet de M. le conseiller Béteille ; qu’ils n’ont pas eu la possibilité
matérielle de dresser la liste des témoins à faire entendre, ni de citer la
plupart de ceux dont l’audition se révélait d’ores et déjà nécessaire ; qu’il
ne leur a pas davantage été possible d’obtenir de l’étranger des
documents et des témoignages fort importants en raison de la clôture
prématurée de l’instruction ;
Attendu donc que c’est dans ces conditions exceptionnelles
d’impréparation que les défenseurs se présentent à la barre ; que
convaincus de la volonté de la Haute Cour d’assurer à la défense toutes
les garanties édictées par le code d’instruction criminelle, l’accusé et ses
avocats demandent avec confiance le renvoi de la cause à une date
ultérieure ;
Par ces motifs,
Ordonner un complément d’information et, en conséquence, saisir à
nouveau la commission d’instruction ;
Subsidiairement, et pour le cas où la Haute Cour ne croirait pas
devoir faire droit à cette demande de complément d’information,
renvoyer l’affaire Pierre Laval à telle date qu’il plaira à la Haute Cour de
fixer pour permettre aux défenseurs d’assister utilement leur client.

Messieurs, j’en ai presque fini pour ce qui est de l’instruction, et je me


e
bornerai à cela. M Baraduc parlera des difficultés rencontrées par la défense
pour rassembler les pièces.
Pour ce qui est de l’instruction, mes conclusions suffisent, me semble-t-il,
à montrer à la Haute Cour qu’elle n’a vraiment pas été faite, que c’est
insuffisant.
Vous voulez bien croire, Messieurs, que si les avocats ont pris hier cette
décision, décision inusitée et grave, je ne le méconnais pas, qui nous faisait
courir le risque de paraître avoir été désobligeants, irrespectueux pour la Cour
– ce qui n’était pas dans nos intentions – c’est qu’ils avaient pour cela des
raisons extrêmement graves. Cela n’a pas été, croyez-le bien, de gaieté de
cœur que nous avons renoncé à être à la barre hier.
Pour la première fois dans une carrière qui, pour l’un comme pour l’autre,
est encore jeune, mais dont j’ai la fierté de dire qu’elle ne comporte à aucun
moment rien qui soit reprochable, nous ne sommes pas venus à la barre. Nous
ne sommes pas venus par dignité. Nous avons eu la sensation de devoir
protester.
L’instruction – je vous l’affirme, Messieurs – n’est pas complète.
[…]
e e
[M Naud, suivi par M Baraduc, reprend et développe l’argument d’une
instruction bâclée et irrégulière ; de vifs échanges ont lieu avec les
magistrats. Les conclusions de la défense sont rejetées, après délibération,
par un arrêt lu à l’audience.]
M. PIERRE LAVAL. — [E]n ce qui concerne ce dossier, vous devez
avoir, épinglée, une lettre du Maréchal, en tout cas si elle n’est pas épinglée
elle se trouve aussi aux scellés ; il y a donc une lettre signée du Maréchal qui
me donne la mission de déposer le projet de loi devant les Assemblées,
devant la Chambre et devant le Sénat, et, ensuite, de représenter le Maréchal
devant l’Assemblée nationale : et ceux des parlementaires qui ont assisté à
l’Assemblée nationale doivent s’en souvenir.
Pourquoi avais-je cette lettre ? Oh ! je vais vous dire pourquoi. Parce que
le Maréchal – vous le connaissez bien, vous l’avez vu devant vous pendant
plusieurs semaines, mais ici il était silencieux alors qu’à Vichy il parlait. Le
Maréchal recevait des délégations. Un jour, il reçoit une délégation d’anciens
combattants qui venait précisément pour l’entretenir du projet de loi qui
devait devenir la loi constitutionnelle du 10 juillet 1940. Les Anciens
Combattants qui étaient représentés par M. Taurines, par M. Dormann, et je
crois aussi par M. Paul-Boncour, par M. Jacquier – j’en oublie un, ils étaient
cinq – étaient allés voir le Maréchal. N’ayant pu me convaincre, je n’étais pas
d’accord avec eux, aussi sont-ils allés voir le Maréchal pour lui demander de
modifier le texte.
Le Maréchal leur a donné son plein accord. Il a donné son plein accord en
disant toutefois : « Voyez M. Laval. » Ils sont donc redescendus me trouver.
J’ai dit : « Je ne suis pas d’accord du tout. » Heureusement que je n’étais pas
d’accord avec eux, car le texte qu’ils proposaient, si je l’avais accepté, était
substitué au texte que j’avais fait soumettre à l’Assemblée nationale, et c’était
la mort sans phrase de la Constitution de 1875. Peut-être avait-il été mal
rédigé, l’inspiration était bonne, mais la rédaction avait été vicieuse et le
texte, tel qu’il se présentait, comportait comme conclusion naturelle la
disparition totale de la Constitution de 1875.
M. Flandin, de son côté, qui n’était pas non plus d’accord avec moi – ce
n’était pas la première fois – est allé de son côté trouver le Maréchal ; il lui a
dit son désaccord avec moi sur le texte et a demandé au Maréchal de le
modifier. La modification que demandait M. Flandin était d’ailleurs
probablement contradictoire avec celle que les Anciens Combattants avaient
déjà obtenue du Maréchal.
Le Maréchal donne également son accord à M. Flandin. Celui-ci descend
et me dit : « Alors, maintenant, nous sommes bien d’accord, le Maréchal a
tranché dans mon sens. » Je dis : « C’est possible que le Maréchal soit
d’accord avec toi, mais, quant à moi, je ne suis pas d’accord. »
En tout cas, j’ai trouvé que la plaisanterie commençait à devenir un peu
lourde. Je suis allé trouver le Maréchal et lui ai demandé avec qui il était
d’accord pour le texte qu’il m’avait chargé de défendre, si c’était le texte des
Anciens Combattants ou si c’était la suggestion de M. Flandin.
Le Maréchal m’a dit : « Mais moi je les reçois et je leur dis : “Je veux que
vous défendiez le texte sur lequel le Conseil des ministres a délibéré”. »
J’ai dit : « M. le Maréchal, pour qu’il n’y ait plus de désaccord et que,
tout à l’heure, je ne sois pas en difficulté devant l’Assemblée nationale, vous
seriez bien aimable de me l’écrire. »
C’est dans ces conditions que le Maréchal a fait cette lettre que j’ai lue au
début de la séance, pour bien marquer à nos collègues qu’il ne pouvait y avoir
aucun malentendu et que le texte que j’allais défendre était bien celui du
Maréchal et celui du gouvernement, et non pas le texte de Pierre Laval.
Comment l’idée est-elle venue de réunir l’Assemblée nationale ? Sur ce
point ce n’est pas seulement moi que vous devriez interroger, et c’est là
vraiment où l’instruction devrait être large et complète pour que l’Histoire de
notre pays n’ait pas une page blanche à cet égard : Voilà une Constitution de
1875 qui n’est pas vieille, mais qui a rendu à la France des services que
personne ne saurait méconnaître, et à propos desquels, d’ailleurs, j’ai
exprimé, la séance à peine terminée, le regret que certains de ceux dont les
fonctions devaient les obliger à faire une certaine déclaration avant le vote de
la loi du 10 juillet 1940, soient restés silencieux. Ils ne sont loquaces,
éloquents que depuis un an, mais c’était à ce moment surtout, et d’abord à ce
moment, qu’ils devaient parler. Ils n’auraient pas trouvé en moi un
adversaire, car je l’aurais compris, et je l’aurais si bien compris, que, alors
que d’habitude – et je m’en excuse et c’est ce qui me vaudra peut-être encore
des incidents – je ne prépare jamais rien, j’improvise tout, ce jour-là je me
suis dit : sans doute, tout à l’heure un homme se lèvera et adressera un salut à
une Constitution, à un régime, et j’avais préparé ma réponse et je vous
affirme que je regrette de n’avoir pas eu l’occasion de la formuler car
aujourd’hui je pourrais l’invoquer pour ma propre défense.
Vous auriez connu quel était alors mon sentiment. Il était impossible –
mais l’avis était unanime – de concevoir, après les malheurs qui venaient de
frapper notre pays – que puissent fonctionner normalement, ou même
fonctionner tout court, nos institutions parlementaires. Elles étaient d’ailleurs
singulièrement en sommeil car c’est depuis 1939 que des pouvoirs
exceptionnels – et quels pouvoirs ! – ont été attribués au gouvernement de
M. Daladier ; le gouvernement avait le pouvoir non pas seulement
d’administrer, qui est son pouvoir naturel, mais il avait le pouvoir de
légiférer, il avait des pouvoirs de police si larges, si grands, que je ne crois
pas qu’il y ait de dictature qui puisse s’en arroger de plus importants et de
plus efficaces. Il s’en est d’ailleurs servi…
Il y avait d’autres raisons qui appelaient la nécessité d’envisager une
réforme de nos institutions, et je ne surprends personne car, en ce moment, on
ne fait pas autre chose. Si la Constitution de 1875, qu’on m’accuse d’avoir
détruite, était telle que personne ne devait porter sur elle aucune main
sacrilège, alors je pourrais dire, moi, non pas à vous, Monsieur le Premier qui
ne faites pas de politique et qui êtes tout à fait indépendant de la politique,
mais aux hommes politiques, je pourrais dire : comment se fait-il que, le
21 octobre ou le 20 octobre, la question qui sera posée aux électeurs est
précisément de savoir sous quelle forme, par quels moyens, on peut modifier
ce qui avait été la Constitution de la France depuis 1875 ?
Seulement, vous me dites : mais cela s’est passé très vite, les conditions
dans lesquelles la loi a été votée. Vous ne dites même pas qu’elles
« apparaissent », vous êtes beaucoup plus affirmatifs, vous dites qu’elles
« étaient » anormales ; vous dites : « Vous avez fait voter avec une rapidité
qui frisait l’escroquerie », puisque l’expression a été employée ici, ou
« l’entôlage » même.
Eh ! bien, Monsieur le Président, je suis navré de toutes ces offenses à la
vérité que, sans le vouloir, vous commettez. La Chambre s’est réunie. Le
Sénat s’est réuni. Avant ces réunions officielles de la Chambre et du Sénat les
députés et les sénateurs s’étaient réunis, je ne sais combien de fois.
Nous n’avions pas à Vichy le Palais-Bourbon ni le Palais du
Luxembourg, mais, à la salle des Conférences médicales, les sénateurs se
réunissaient, et dans une autre salle les députés se réunissaient. Ils étaient
presque en réunion permanente. Et de quoi parlaient-ils ? Uniquement de
l’Assemblée nationale, de la nécessité de la réunir, de la nécessité d’apporter
des modifications à la Constitution. Et à ceux qui disaient : « Mais les
parlementaires ne seront pas là en nombre suffisant », il a suffi que la radio
fasse connaître que cette réunion aurait lieu pour que, de tous les
départements, depuis le Nord jusqu’à l’extrême Sud, sénateurs et députés
accourent par tous les moyens – et ils étaient difficiles – pour se trouver à
Vichy au nombre de plus de sept cents : c’est-à-dire qu’on peut dire, si on
tient compte des décès, si on tient compte qu’à ce moment les députés
communistes avaient été exclus par M. Daladier du Parlement…
Un JURÉ PARLEMENTAIRE. — Et mis en prison.
M. PIERRE LAVAL. — … que le quorum était largement atteint. Mais
si, encore, dans ces petites réunions qui étaient plus libres, moins
disciplinées, peut-être plus orageuses et plus passionnées, et puis moins
importantes, on peut dire que les protestations qui se faisaient là n’avaient pas
de caractère décisif, mais à la Chambre, à l’Assemblée, au Sénat, on pouvait
parler. Je dirais même, Monsieur le Premier, qu’on peut parler plus librement
que devant la Haute Cour de justice. Cela peut vous étonner, mais c’est la
vérité, si j’en juge par mon propre exemple d’hier. Je vous affirme qu’hier, de
tout ce que j’ai dit devant le Sénat, qui est une vieille maison avec de vieux
messieurs qui ont des usages mais qui ont aussi un esprit politique très avisé,
il n’y a aucune parole qui les aurait heurtés et blessés.
Enfin, peu importe, je ne suis pas devant le Sénat et je le déplore…
(Rires dans la salle…)
mais devant la Haute Cour de justice.
Mais, devant la Chambre, il y a eu trois députés – il se trouve qu’il y en a
au moins deux qui se trouvent parmi les jurés – devant la Chambre il y a eu
trois protestataires. Il y a eu M. Biondi, il est juré. Et je ne sais pas si
M. Forcinal n’a pas figuré aussi parmi les trois votants contre.
Au Sénat il n’y a eu que M. de Chambrun.
Pourquoi n’y en a-t-il pas eu davantage ? S’ils avaient peur de parler, s’ils
craignaient les Allemands qui étaient à Moulins et qui devaient se préoccuper
fort peu, à ce moment-là, de l’Assemblée nationale, s’ils craignaient je ne sais
qui ou je ne sais quoi et même la division militaire qui était à Clermont-
Ferrand, ils ne craignaient pas de voter ! Mais pourquoi n’ont-ils pas voté ?
Pourquoi, à la Chambre, trois députés seulement ont-ils voté ? Pourquoi, au
Sénat, un sénateur seulement a-t-il voté contre le principe de la réunion de
l’Assemblée nationale et le projet de loi dont on savait qu’il serait discuté et
qui était connu d’eux ?
Alors, moi, je ne comprends pas.
M. CHAUSSY. — Le 10 vous avez proposé à ce moment-là la
modification de la Constitution de 1875 tandis que, le lendemain, vous avez
proposé l’abrogation.
M. PIERRE LAVAL. — Non. Je demande pardon à M. Chaussy et je ne
serai pas en désaccord avec lui. Ce n’est pas de cela dont je parlais. Je vais en
parler tout à l’heure. Je vais parler de l’abus et du détournement qu’on a fait
de la loi du 10 juillet 1940, mais ce n’est pas l’objet de ma discussion.
J’explique seulement maintenant dans quelles conditions la loi a été
votée. Eh bien, devant la Chambre et devant le Sénat, il y a eu en tout quatre
oppositions et il y a eu des discours.
Le PREMIER PRÉSIDENT. — On ne vous reproche pas le vote de la loi.
On vous reproche l’abus…
[…]
M. PIERRE LAVAL. — Je vous demande pardon, mais je fais appel,
comme hier soir, à vos sentiments d’humanité : je suis bien portant, vous me
voyez parler, je suis prolifique comme cela, j’ai l’air, mais je vous affirme
qu’hier soir, par exemple, quand je suis rentré, j’étais incapable de faire le
moindre travail.
Il est 6 h 1/4, je suis ici depuis 1 heure…
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Je vous ai déjà dit que, sur le plan de
l’humanité, vous me trouveriez toujours très disposé à vous écouter.
Si vous êtes fatigué, l’audience est renvoyée à demain, 1 heure.
[L’audience du 6 octobre débute par des échanges très véhéments entre
Laval, le président et, surtout, le procureur général.
Le premier président attend toujours la réponse à la question qu’il a
posée à Laval : « Comment vous avez pu vous maintenir auprès du Maréchal
dans l’atmosphère d’hostilité qui régnait à Vichy ? » et Laval, une fois
encore, réitère sa réclamation d’une instruction véritable.]
[…]
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Je vous ai posé une question sur laquelle
nous désirons une réponse, et je suis convaincu que MM. les jurés désirent
que vous répondiez à la question très précise que je vous ai posée.
M. PIERRE LAVAL. — Je vais vous répondre clairement, Monsieur le
Premier, mais je vous demande de convenir que ma défense n’est facilitée, ni
par l’instruction incomplète…
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Ni, peut-être, par les actes que vous avez
accomplis pendant quatre ans, à la connaissance de la France tout entière !
M. PIERRE LAVAL. — Je crois qu’il vaut mieux que vous répondiez à
ma place à la question que vous posez !…
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Vous voulez persister dans cette
attitude ?
M. PIERRE LAVAL. — Monsieur le Président, vous formulez à la fois la
question et la réponse. Eh bien, je crois qu’il vaudrait mieux que nous nous
en tenions là pour la sérénité et la majesté de votre justice.
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Dans cette situation qui est la vôtre, vous
vous croyez assuré de l’impunité ?
M. PIERRE LAVAL. — Je ne me crois pas assuré de l’impunité, mais il
y a quelque chose qui est au-dessus de nous tous, au-dessus de vous, au-
dessus de moi, c’est la vérité et c’est la justice dont vous devez être
l’expression…
M. BEDIN, juré. — Elle passera, la justice !…
Un autre JURÉ. — Elle passera, la justice.
M. PIERRE LAVAL. — Elle passera, oui !… Mais la vérité subsistera.
Un JURÉ. — Elle sera française !
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Quelqu’un aura le dernier mot : c’est la
Haute Cour.
M. PIERRE LAVAL. — Vous l’avez !
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Vous ne voulez plus répondre ?
M. PIERRE LAVAL. — Non !…
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Réfléchissez bien à l’attitude que vous
prenez !… Vous ne voulez pas répondre à mes questions ?
M. PIERRE LAVAL. — Non, Monsieur le Président, devant votre
agression, devant la manière dont vous m’interrogez ; vous formulez les
questions et les réponses.
(Bruits divers dans la salle.)
Le PREMIER PRÉSIDENT. — L’audience est suspendue.
Emmenez l’accusé.
[Au milieu des bruits et de la confusion, les jurés parlementaires
s’adressent à l’accusé, sans que les sténographes aient pu identifier les
orateurs :]
— C’est vous, le provocateur.
— Salaud.
— Douze balles…
— Il n’a jamais changé !
M. PIERRE LAVAL. — Non, et je ne changerai pas maintenant.
Le PREMIER PRÉSIDENT. — Je vous en prie, nous ne sommes pas
dans une réunion publique !
M. PIERRE LAVAL. — Les jurés !… Avant de me juger !… C’est
formidable !…
Un JURÉ PARLEMENTAIRE. — On vous a déjà jugé, et la France vous
a jugé aussi !
[Les gardes emmènent M. Pierre Laval et l’audience est suspendue.]

1. Le magistrat auquel le président fait référence est le juge Béteille qui avait annoncé lors
de l’instruction qu’il procéderait à vingt-cinq interrogatoires.
2. Le réquisitoire définitif est l’acte pris par le ministère public à l’issue de l’instruction.
Ici, le procureur général conclut au renvoi de l’accusé devant la Haute Cour, juridiction de
jugement. La commission d’instruction, quant à elle, le 13 juin 1945, rend un arrêt
renvoyant Laval, en état de contumace, devant la Haute Cour de justice.
3. Cet additif est pris par le procureur général alors que, avec le retour de Laval en France,
il a été procédé à un supplément d’instruction.
4. On apprendra que le perturbateur est le fils de Pierre Cathala, ancien ministre des
Finances du gouvernement Laval.
LE PROCÈS DE MARCEL
PETIOT (1946)
Temps de l’humiliation pour la plupart, temps de la compromission pour
d’autres, temps de l’héroïsme, au contraire, pour certains, l’Occupation est
aussi une période de trouble favorable à la prospérité du crime. Alors que les
services de police se livrent à la collaboration avec l’ennemi, les délits de
1
droit commun se développent dans l’ombre , jouissant d’une impunité
relative. À la faveur de ce climat de confusion, entre 1942 et 1944, le
Dr Marcel Petiot attire chez lui des hommes et des femmes, juifs pour la
plupart, en prétendant leur faire passer la frontière ; après les avoir dépouillés
de leurs biens, il les supprime et fait disparaître leurs restes. De nombreux
corps mutilés, démembrés, sont retrouvés en train de brûler dans les fours de
son hôtel particulier de la rue Le Sueur, à Paris. Marquée par les ténèbres et
la folie, l’affaire Petiot se présente d’emblée sous le signe de la démesure :
l’assassin, à qui l’on reproche vingt-six homicides, pris dans la surenchère,
n’en revendique-t-il pas soixante-trois ?
Dès le départ, cette sombre histoire fait naître un parallèle avec le
scandale suscité trois décennies plus tôt par les meurtres d’Henri-Désiré
Landru – le Barbe-Bleue de Gambais –, connu pour avoir attiré chez lui des
2
femmes isolées et pour leur avoir dérobé leur argent avant de les tuer . L’un
pendant la Grande Guerre, l’autre au cours du second conflit mondial, Landru
et Petiot ont tous les deux profité de l’agitation et du désordre qui régnaient
dans le pays pour laisser libre cours à leurs pulsions. Crimes en série, art du
guet-apens, intelligence, folie macabre d’hommes à la vie conjugale
apparemment bien rangée, beaucoup d’éléments se ressemblent dans le
parcours des deux meurtriers. Jusque dans leurs bons mots au cours de leurs
procès, dans leur refus de rien avouer, et dans leurs morts lugubres sous le
tranchant de la guillotine, Landru et Petiot se rapprochent. Même dans
l’absence de preuves formelles de leurs coupables actions ils se réunissent.
Devant ses juges, Marcel Petiot n’aura ni l’humilité égarée des sœurs
Papin ni le silence buté de Violette Nozière. Le procès est pour lui l’occasion
de disposer d’un public et de profiter de son ascendant naturel pour guider les
débats à sa guise. À ses gardiens, il avait déclaré dans un moment
d’égarement : « Ce sera merveilleux. Ce procès fera rire tout le monde. »
L’assistance rit, en effet. Elle est charmée par le bagout de celui qu’on a
surnommé le « docteur Satan », surprise par son impertinence et les insultes
lancées à ses interlocuteurs. Elle est ensorcelée par l’éloquence de René
Floriot, le célèbre défenseur de Petiot. Mais cela suffira-t-il à sauver la tête de
l’assassin ?

Le 11 mars 1944, au cours de la soirée, dans Paris encore occupé, des


habitants du quartier de l’Étoile sont alertés par une terrible puanteur qui
envahit l’atmosphère et par d’épaisses fumées noires qui leur montent à la
gorge. Les émanations proviennent d’un hôtel particulier situé au 21 de la rue
Le Sueur, une voie étroite reliant l’avenue Foch à l’avenue de la Grande-
Armée. Depuis quelques jours déjà, les riverains sont incommodés par ces
phénomènes inexpliqués, mais cette fois l’air est devenu irrespirable. Un
voisin se décide à frapper à la porte et, en l’absence de réponse, il appelle la
police.
Interrogée par leurs soins, la concierge du 23 informe les agents Teyssier
et Fillion dépêchés sur place que l’occupant est un docteur demeurant rue
Caumartin. Elle le voit régulièrement passer rue Le Sueur l’après-midi. Elle
le décrit comme aimable, discret, et raconte qu’il ne se déplace jamais sans
son vélo suivi d’une remorque. Cette femme livre encore une information
précieuse : le numéro de téléphone du mystérieux individu. Au bout du fil,
Marcel Petiot lui-même répond aux policiers ; il demande qu’on l’attende
pour pénétrer dans les lieux et promet d’arriver au plus vite avec les clés.
Pourtant, quand, près d’une demi-heure plus tard, un homme arrive devant le
21, portant un chapeau mou et un pardessus gris, cherchant à en savoir plus
sur ce qui est en train de se dérouler, ce n’est pas le médecin propriétaire de
l’hôtel qui se présente, mais le frère de celui-ci – c’est en tout cas ce qu’il
prétend.
Entre-temps, en raison de l’urgence, les pompiers ont été appelés à la
rescousse pour éteindre l’incendie. Entrés par effraction en enjambant une
fenêtre du premier étage, ils ont progressé dans les lieux en se laissant guider
de pièce en pièce par l’odeur de chair brûlée qui se dégageait de la cave. Là,
pris à la gorge par une puanteur suffocante, ils ont découvert un spectacle
d’épouvante. Le caporal-chef en fera le récit horrifié : « … avec mes hommes
[…], je suis descendu dans le sous-sol, près du calorifère où j’ai aperçu des
débris humains et une chaudière allumée ronflant fortement dans laquelle
brûlait de la chair humaine. À ce moment, mon attention a été attirée par une
main humaine au bout d’un bras décharné dépassant d’un tas de débris
3
humains et qui m’apparut être une main de femme ». C’est un véritable
charnier qui a été mis au jour par les pompiers, où des corps tronçonnés et
épars jonchent le sol, mêlés à la poussière et à la chaux vive, où des membres
mal assortis se côtoient dans un désordre sinistre. Alors qu’il vaquait
tranquillement à ses occupations quotidiennes au domicile conjugal de la rue
Caumartin, Petiot avait pris l’habitude de laisser le foyer de la rue Le Sueur
en activité, sans aucune surveillance.
L’homme au chapeau mou qui se présente au 21 est introduit dans le
bâtiment à la suite des pompiers. Son air est fébrile, son regard intense et
prenant, mais il fait preuve d’un grand calme devant la boucherie qui entoure
le calorifère. Il ne marque aucune surprise ni aucun recul comme s’il
connaissait déjà ce qui se trouvait là et n’en éprouvait aucun dégoût. Face à la
scène macabre déployée sous ses yeux, il a simplement ces mots inattendus à
l’intention des agents : « Je risque ma tête, vous savez ! » Et, avant que ses
interlocuteurs aient rien pu répondre, sur le ton de la conspiration, il ajoute :
« Ce que vous voyez là, ce sont des Allemands ou des gens traîtres à la
patrie. » Avec aplomb, il tient à peu près ce discours : « Je suis à la tête d’un
grand réseau de la Résistance, moi-même et mes amis sommes en danger. »
Puis, à brûle-pourpoint, en direction des policiers : « Et vous-mêmes, êtes-
vous de bons Français ? oui ?! alors laissez-moi partir ! j’ai des centaines de
dossiers à faire disparaître avant que les Allemands mettent la main dessus.
4
Laissez-moi partir !… » L’agent Teyssier dira plus tard, pour justifier son
attitude, qu’en cette époque troublée de l’Occupation, en ce printemps 1944
où les rapports de force basculent, il n’avait pas voulu retenir le personnage
énigmatique qui s’était présenté à lui. Il l’avait pris pour un authentique
résistant. Il ne s’était pas non plus rendu compte que celui qui lui parlait avec
tant de passion était bien le Dr Petiot et non son frère dont il avait usurpé
l’identité. Ses paroles, il est vrai, semblaient si convaincantes…
Teyssier a donc laissé filer l’assassin, Petiot a disparu dans la nature. La
police ne dispose pas de beaucoup d’informations, mais, très vite, la presse de
l’Occupation, pourtant anémiée en raison du manque de papier, étale dans des
unes tapageuses l’horrible affaire de la rue Le Sueur. Comme on ne sait rien
ou presque et qu’on ne connaît pas l’identité des cadavres en morceaux
dispersés dans l’immeuble du 21, l’imagination des journalistes se donne
libre cours et toutes sortes d’inventions font les gros titres, qui évoquent un
crime crapuleux et des victimes féminines éliminées par un sadique dans un
climat de grand-guignol.
L’assassin s’est volatilisé. Où est-il passé ? Selon des informations
recueillies plus tard au cours de l’enquête, après avoir échappé aux agents
dans la soirée du 11 mars, Petiot s’est réfugié rue du Faubourg-Saint-Denis
chez un ami accommodant nommé Georges Redouté. D’après le témoignage
de ce peintre en bâtiment, lorsque Petiot s’explique sur l’épouvante de la rue
Le Sueur révélée par les journaux, il reprend l’alibi de la Résistance déjà
utilisé auprès de la police : les cadavres trouvés chez lui ne sont que des
Allemands et des mouchards. Enflammé, prompt à la surenchère, Petiot
n’hésite pas à soutenir que d’autres corps existent enterrés par lui-même et
par ses compagnons dans le bois de Boulogne.
La thèse de la Résistance si abondamment invoquée par l’homme de la
rue Le Sueur auprès de tous finira d’ailleurs par prendre quelque réalité au
cours de sa clandestinité. À la suite de diverses manœuvres, Petiot est
parvenu à usurper l’identité d’un jeune Français détenu par les Allemands :
dans le cadre de ses nouvelles activités, il est désormais le Dr Wetterwald,
5
alias Valéry . Pour parfaire le mythe qu’il vient de créer, Petiot s’enrôle dans
e
les FFI du X arrondissement, où il est incorporé comme médecin sous le
grade de lieutenant puis de capitaine. Là, il fait une excellente impression ;
ses supérieurs comme ses subordonnés sont frappés par son zèle et on se
félicite de ses services.
Couvert par l’alibi glorieux de la Résistance, Marcel Petiot parvient à se
dérober aux recherches de la police. Pourtant, en septembre 1944, alors que le
commissaire chargé de l’enquête commence à s’impatienter, un officier de la
Sécurité militaire, le lieutenant Yonnet, a l’idée d’attirer l’assassin dans un
guet-apens. Il a saisi la psychologie du personnage et comprend qu’il faut
viser son point faible : sa vanité patriotique. Sous le nom de plume Ybarne,
Jacques Yonnet fait paraître dans Résistance un article portant le titre
provocateur de « Petiot, soldat du Reich ». Il y dénonce Petiot, prétendant
que celui-ci s’est engagé dans le PPF, le Parti populaire français de Jacques
6
Doriot , et a participé à des opérations contre le maquis. Comme prévu,
l’intéressé est indigné par ces lignes et, dans l’exercice de son droit de
7
réponse, demande la publication d’une longue lettre qu’il adresse au journal .
Marcel Petiot vient de tomber dans le piège qui lui est tendu. Sur la base
d’une analyse graphologique à partir de ce document écrit de sa main, la
police mène une enquête au sein de la Résistance et finit par démasquer le
coupable. Rendu à sa véritable identité, le capitaine Henri Valéry est arrêté
8
dans le métro le 31 octobre 1944 .
Avant ce moment, pendant les sept mois qu’a duré la clandestinité de
Petiot, la police, sous l’autorité du célèbre commissaire Massu, chef de la
9
Brigade criminelle, mène son enquête . Résistant ou collabo ? Ennemis
justement liquidés ou victimes sauvagement exécutées ? Qui poursuit-elle ?
Qui sont ces morts ? Lors de la révélation du charnier, la police ne sait pas à
qui elle a affaire et marche sur des œufs… À qui appartiennent donc ces
dépouilles trouvées dans les sous-sols ? ces jambes, ces bras répandus dans
les pièces ? Dès le départ, en découvrant l’horreur de la rue Le Sueur, les
enquêteurs sont face à une énigme : non seulement l’assassin a disparu et on
ne sait rien de ses mobiles, mais encore l’identité des victimes reste inconnue.
Peu à peu, les recherches progressent, même si les morceaux du puzzle
sont difficiles à réunir et si des zones d’ombre demeurent. Dans les premiers
jours, bien forcés de surmonter leur répugnance, les agents de police
déblaient les locaux de l’hôtel particulier : la cave, le palier, une ancienne
écurie servant de remise où sont retrouvés plus de deux mètres cubes de
chaux vive, une fosse désaffectée, dans ces pièces qui composent le théâtre
10
du crime , les restes des victimes sont recueillis. À partir de ces corps en
pièces détachées, les enquêteurs tentent tant bien que mal de reconstituer des
corps entiers. Un premier travail consiste à les énumérer. Le 10 janvier 1945,
un long rapport sera rendu sur le sujet par les médecins légistes, qui compte
globalement dix cadavres même s’il est précisé que le nombre des victimes
est sûrement bien supérieur, et qui analyse dans le détail l’ensemble des
débris retrouvés dans l’hôtel de Petiot. Encore faut-il nommer ces restes
incomplets. La police étudie des lettres anonymes, des objets trouvés sur les
lieux obscurs et bizarres de l’hôtel de Petiot ; elle examine aussi les plaintes
en disparition qu’elle a pu recueillir, à la recherche de liens entre les
personnes manquantes et l’assassin. Les grandes lignes d’une histoire touffue
et complexe se dégagent et un véritable roman – celui de l’abominable
docteur Satan – voit le jour. Quand s’ouvrira le procès, si bien des points
restent irrésolus, si l’instruction est critiquée pour ses carences, on sera en
tout cas en mesure de dresser une liste au moins approximative des victimes
et de fixer l’époque de leur disparition. Les enquêteurs ont alors compris de
quelle manière Petiot avait procédé pour attirer rue Le Sueur des êtres
vulnérables désireux de prendre le large : beaucoup sont des Juifs, mais il y a
aussi des personnages plus ou moins troubles, supprimés souvent pour de
l’argent, ou par un simple plaisir sadique d’escamoteur. Peu à peu, on a pu
reconstituer des bribes du passé et reconstruire des itinéraires.
Dès le mois de janvier 1942, l’étrange Marcel Petiot faisait venir chez lui
l’un de ses voisins de la rue Caumartin, un fourreur nommé Joachim
Guschinow. L’heure est alors aux persécutions, la peur des rafles hante Paris,
et ce Juif polonais, anxieux, cherche à quitter la France ; il a confié ses
craintes au médecin, qui en a profité pour lui proposer de l’aider à gagner
l’Argentine, moyennant un prix de passage de 25 000 francs. C’est décidé,
l’accord est conclu, Guschinow partira en éclaireur, sa femme le rejoindra
plus tard. Quand il met les pieds rue Le Sueur, le malheureux fourreur se
croit sauvé ; en réalité, il finira ses jours dans des fours, certes moins
lointains, mais tout aussi fatals que ceux des Allemands, en plein
e
XVI arrondissement.
Le leurre de l’Argentine, Petiot y a eu recours bien des fois auprès
d’autres Juifs candidats à l’exil. Au fil des mois la liste s’allonge. Il y a le
Dr Braunberger, rencontré par l’intermédiaire d’un cousin assureur, la famille
Kneller – Kurt, sa femme, Margaret, et René, leur petit garçon de huit ans –
qui sont des patients du docteur ; il y a, un peu plus tard, début 1943, les
époux Woolf et une de leurs parentes, mais aussi M. et Mme Basch,
11
accompagnés de quatre de leurs proches . Ces deux derniers groupes ont été
amenés grâce à l’intercession d’une femme mystérieuse, Eryane Kahan, une
Juive d’origine roumaine au statut énigmatique et dont la silhouette retiendra
les regards lors du procès. Tous ces hommes et ces femmes cherchent à fuir
et à échapper à la terreur des arrestations arbitraires. Ils ont liquidé leur
fortune – il leur en faut, car Petiot est de plus en plus exigeant avec le
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temps – et se préparent à rejoindre l’Amérique du Sud. Leur Argentine se
borne en fait au quartier parisien du même nom ; ils ne vont pas plus loin que
la rue Le Sueur, ne laissant d’eux-mêmes que des corps en morceaux, des
vêtements épars, et une montagne de valises qui sera retrouvée par la police
dans l’Yonne, chez un certain René Nézondet, ami de l’assassin.
Chaque fois, le mode opératoire est le même ; il est intelligent, efficace,
mais il n’est pas sans faille. Si Petiot parvient à ses fins, il y a aussi des
loupés et il arrive que l’étrange médecin sème malgré lui le doute autour de
ses activités. Ainsi, Mme Guschinow, qui devait suivre son mari,
Mme Braunberger, qui devait rejoindre le sien, sont toutes les deux rendues
méfiantes par les circonstances de la disparition de leurs époux. Les lettres
écrites de la main de ces hommes, en particulier, éveillent leur suspicion : les
propos sont bizarres, le ton peu familier, l’écriture est tremblée…
Mme Braunberger que son mari n’appelle que « ma chère Maguy », devient
« ma chérie », puis « ma chère amie » sous sa plume ; cela est bien curieux.
Les soupçons des deux femmes sont si vifs qu’elles décident de renoncer au
voyage ; elles préfèrent abandonner leurs conjoints plutôt que de les
accompagner pour un destin si incertain.
Mais le Dr Petiot ne s’est pas limité aux Juifs en quête d’un havre de
paix. Depuis longtemps, ses activités de médecin l’ont amené à côtoyer des
individus plus ou moins interlopes, dont des prostituées qui, avec leurs
amants, se rendent coupables de toxicomanie. Les drogués ne sont pas des
gens fiables. Deux d’entre eux dénoncent leur pourvoyeur, qui écope
d’amendes et de peines de prison avec sursis pour ses ordonnances de
complaisance. Petiot n’est pas homme à subir une attaque sans réagir ; sa
riposte à la délation est sans appel. Mi par représailles, mi par crainte de
nouvelles révélations, il exécute quatre personnes – Jeannette Gaul et son ami
Jean-Marc Van Bever, tous deux cocaïnomanes, Raymonde Baudet,
héroïnomane, et sa mère Marthe Khayt. Nous sommes alors début 1942.
De tels gestes satisfont la rancœur de l’assassin mais, financièrement, ils
ne rapportent rien. Or Petiot aime amasser de l’argent et sa clientèle juive ne
lui suffit pas. Au cours de l’année 1942, il parvient à convaincre deux
hommes à la moralité incertaine de lui servir de rabatteurs, au service de ce
qui se fait connaître sous le nom de « réseau du Dr Eugène ». L’un est
coiffeur rue des Mathurins et l’autre un ancien du music-hall. Ils écrèment
Paris, fouillent dans leurs relations douteuses, pour rapporter des candidats à
Petiot. Ils mettent ainsi la main sur des individus coupables de délits de droit
commun, recherchés par la police française ou par la Gestapo, et qui ont tout
intérêt à se faire oublier en attendant des jours meilleurs. Parmi eux, il y a Jo
le Boxeur, un souteneur, qui est aussi voleur, et indic à ses heures pour le
compte de la Gestapo ; il y a son ami, François Albertini, dit « le Corse »,
souteneur lui-même, ainsi que plusieurs femmes, jeunes ou moins jeunes, qui
vendent leurs charmes pour le profit de leurs protecteurs et dont l’une porte le
surnom très explicite de « la Poute ». Ces hommes et ces femmes constituent
un premier groupe qui disparaît dans les sous-sols de la rue Le Sueur.
Le Milieu s’émerveille de ce bon filon, qui attire bientôt d’autres
individus pressés de quitter le pays. Une deuxième vague de départ a bientôt
lieu. Elle emporte Adrien Estébéteguy, dit « le Basque », malfrat ayant servi
la Gestapo française sous la direction du célèbre Henri Lafont, et Joseph
Piéreschi, proxénète endurci, l’un et l’autre accompagnés de leurs bonnes
amies, Gisèle Rossmy et Paulette la Chinoise. Tous les quatre connaissent le
même sort que les précédents, laissant des traces reconnaissables dans les
caves de l’hôtel particulier, dont une cravate aux couleurs criardes et une robe
de satin noir ornée aux épaules de deux hirondelles brodées d’or. En tout, ce
sont neuf personnes qui sont englouties dans l’antre de la rue Le Sueur.

Dès le printemps 1943, avant même l’épisode des fumées noires qui
conduira finalement à l’arrestation de Petiot, les activités mystérieuses du
médecin ont retenu l’attention de la police allemande. L’activité croissante du
réseau du Dr Eugène inquiète. Un résistant juif nommé Yvan Dreyfus est
d’abord choisi pour servir de mouchard. Mais le piège tendu par les
Allemands est un échec et Dreyfus, s’il évite la déportation et la mort
promises par le système d’extermination nazi, n’échappe pas aux
manipulations morbides du docteur Satan ; il finira comme Guschinow,
Braunberger, les Kneller, les Woolf, les Basch et les autres. C’est grâce à
Charles Beretta, un malfrat prêt à toutes les combines avec l’occupant, que la
Gestapo met enfin la main sur Petiot. La police allemande ne s’attendait sans
doute pas à une si curieuse prise. Arrêté le 21 mai 1943, le Dr Eugène passera
sept mois et demi à Fresnes entre les griffes de l’ennemi, partageant le sort de
résistants aguerris. Son courage à endurer les sévices force l’admiration de
ses codétenus. Il subit apparemment sans souffrance les tortures : les dents
limées, le crâne comprimé dans un appareil spécial, les coups et l’atroce
supplice de la baignoire. Il y a quelque ironie macabre à songer que la cruauté
allemande s’exerçait ainsi sur un homme qui tuait si bien les Juifs.
Le 13 janvier 1944, Petiot est libéré sous caution et retourne à ses
activités passées. Il ne sait pas encore que, deux mois plus tard, seulement,
son trafic sera découvert par la police française. Pour le moment, il pense
surtout à mettre de l’ordre dans ses affaires et à supprimer les dépouilles
entreposées dans sa maison. Au cours du mois de février, s’étant fait livrer
quatre cents kilos de chaux vive par son frère établi dans la région d’Auxerre,
Petiot tente de dissoudre les cadavres. Malheureusement, l’opération n’est
pas aussi aisée qu’il l’aurait pensé et la désagrégation n’est pas complète.
C’est à ce moment-là qu’il a l’idée d’utiliser les deux calorifères situés dans
les sous-sols de son hôtel pour brûler les corps tronçonnés. Les odeurs et les
fumées qui en émanent, on le sait, vont rapidement le trahir.

Au cours de l’enquête de police et de l’instruction, au vu des horreurs


accomplies par Petiot, la question des antécédents se pose naturellement.
Quel enfant, quel homme l’assassin a-t-il été avant d’en venir là ? Quel a été
son parcours ? Dès l’instant où le charnier de la rue Le Sueur est découvert, le
mystère de la personnalité de Petiot s’offre comme une énigme à résoudre. La
folie rôde dans ce climat morbide, autour de ces sexes découpés conservés
dans le formol, de ces invraisemblables amoncellements de cheveux, de ces
tas de cendres et d’ossements. Qui donc était Petiot ?
Dès la prime enfance, le comportement du petit Marcel est frappé
d’étrangeté. Des anecdotes florissent à ce sujet. Une nourrice, pincée et
mordue jusqu’au sang, ne sait plus comment s’y prendre avec un petit si
vicieux qui prend plaisir à ébouillanter son chat. Chats, oiseaux, lapins,
insectes, ce fils du chef de guichet de la poste d’Auxerre manifeste une
cruauté à l’égard des bêtes qui dépasse nettement en raffinement et en
sadisme le goût de faire souffrir qui existe chez tous les enfants. Et si les
professeurs se montrent satisfaits de ce bon élève, ses camarades se plaignent
de sa sournoiserie. On dirait que c’est plus fort que lui, sur son passage, les
casiers sont visités, les petits trésors des écoliers disparaissent. Par ailleurs, le
garçon répond avec insolence aux réprimandes. À la fois forte tête et
séducteur, il détonne sur la moyenne grise des jeunes garçons du collège. Sa
précocité, qui s’exprime à travers son esprit éveillé, se manifeste aussi par
son faible pour les estampes pornographiques, les cartes postales lubriques.
Goût de l’obscène, froideur de tempérament, sadisme, kleptomanie,
perversité, effronterie, on trouve déjà dans les premières années de Marcel
Petiot, mêlés à son intelligence, tous les éléments d’un parcours chaotique qui
le mènera par des voies sinueuses des rivages de la respectabilité aux
frontières dangereuses de la folie.
À l’âge de choisir un métier, Petiot, poussé par les circonstances, décide
e
de devancer l’appel. En janvier 1916, il est incorporé au 89 régiment
d’infanterie de Sens. À l’instar de milliers de jeunes gens, le voilà emporté
dans le courant tragique de la Grande Guerre ; il monte au front où il se fait
remarquer par son courage et où, un an après son incorporation, il est blessé
par un éclat de grenade. À l’héroïsme et à la fleur au fusil, il préfère
désormais la planque de l’hôpital, et il prend le parti d’invoquer des lésions
visuelles pour éviter de repartir au combat. Il fréquente alors plusieurs
établissements de santé, parmi lesquels des établissements psychiatriques,
car, pour échapper à l’horreur du front, il a fini par se prétendre fou. De cette
époque date l’apparition officielle de la maladie mentale dans son existence.
Folie simulée ou folie réelle, chez lui, la frontière est difficilement
discernable, mais, en tout cas, s’il souffre de troubles mentaux, ceux-ci, à
l’évidence, n’altèrent pas son habileté ni sa débrouillardise. Malgré un
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rapport psychiatrique bien rempli qui accélère sa démobilisation , Petiot
profite des facilités accordées aux anciens combattants dans leurs études pour
s’inscrire en faculté de médecine. Il décroche quelques années plus tard le
diplôme de docteur, avec une mention « très bien », mais avec une mauvaise
note en dissection, ce qui est cocasse quand on connaît son talent pour
dépecer les corps.
En vue de s’installer comme généraliste, Petiot regagne sa Bourgogne
natale. Il est vite populaire dans la région, en particulier auprès des moins
fortunés qu’il accepte de soigner gratis. Sa clientèle loue sa générosité et son
abnégation. Petiot se lance même dans la politique, se présentant sur la liste
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du Bloc des gauches aux élections municipales . Lui, l’enfant sadique, lui, le
chapardeur, lui, le demi-fou (sans doute le fou complet), le voici maire de
Villeneuve-sur-Yonne et bientôt conseiller général. Pour compléter le tableau
de la respectabilité bourgeoise, en 1927, Petiot se marie avec la jolie
Georgette Lablais, la fille bien dotée d’un charcutier d’Auxerre, qui lui
donnera un petit garçon prénommé Gérard. Socialement, la réussite paraît
complète. Ce n’est pourtant là que la face claire de la vie de Marcel Petiot.
À cette même époque, l’existence du maire de Villeneuve recèle aussi
une face sombre, avec des décès inexpliqués, des biens dérobés et un climat
trouble qui entoure son activité de médecin. Une jeune femme entrée à son
service avant le mariage avec Georgette est portée disparue ; devenue sa
maîtresse, elle était tombée enceinte de ses œuvres. La rumeur suggère que le
meurtrier pourrait être Petiot, mais il n’y a aucune preuve et le mystère ne
sera jamais éclairci. Quelques années plus tard, la propriétaire d’une laiterie
périt dans l’incendie qui ravage ses bâtiments ; elle laisse derrière elle une
somme de près de 300 000 francs et sa mort paraît suspecte. Marcel Petiot,
nommé médecin légiste dans l’affaire, est soupçonné. Là encore, le crime, si
c’en est un, n’est pas élucidé. Des comportements plus véniels, mais non
moins bizarres, sont encore reprochés au docteur : des vols surtout, celui de la
croix du cimetière, un détournement du courant électrique destiné à alimenter
clandestinement toute une partie de sa maison… Ce dernier délit vaut à Petiot
une condamnation judiciaire qui met fin à sa carrière politique locale.
Compromis à Villeneuve, le bon docteur part pour Paris avec sa famille. Il y
reprendra sa carrière de médecin marron et de chapardeur maniaque. Avec la
venue de la guerre, il aura tout loisir de lâcher la bride à ses instincts et, on le
sait, de mener à grande échelle ses activités morbides.

Le 18 mars 1946, à la suite d’une instruction qui aura duré pas moins de
15
seize mois , débute le procès de Marcel Petiot devant la cour d’assises de la
Seine. Quand s’ouvrent les débats, la perspective du théâtre des audiences le
met en joie. Jouer le grand jeu, déployer devant la foule venue scruter son
visage toutes les nuances de son tempérament imprévisible, le comble. Dès
son arrivée dans la salle surpeuplée, en quelques gestes, il met en scène un
spectacle. Avant de prendre place sur son banc d’accusé, usant de cet
ascendant qu’il exerce sur les autres, il exige – chose inédite – que les
gendarmes lui ôtent ses menottes. Pour s’installer dans le box, il prend son
temps : de ses mains libérées, il plie avec soin son pardessus, le pose
minutieusement derrière lui sans égard pour les regards impatients et curieux
tendus vers lui. Puis, ravi, il offre sa figure aux flashs des photographes. Ses
yeux profonds et vifs, largement cernés de noir, sa longue mèche brune qui
traverse son front haut, sont saisis dans les éclats de lumière des appareils.
Souvent flamboyant, parfois abattu, on le verra adopter tour à tour des
attitudes très diverses au cours des débats. Insolent, impérieux, plein de
hauteur et de provocation, Petiot s’impose avec audace face à la cour et aux
avocats de la partie civile, menaçant l’un d’une paire de claques, traitant un
autre de « salaud » et un troisième d’« agent double ». À l’égard du public, il
se montre charmeur, d’une drôlerie appuyée qui fait rire la foule amassée là,
d’une gouaille comique qui tranche avec la courtoisie dont il sait aussi faire
preuve. « C’est un loufoque, d’ailleurs les psychiatres l’ont reconnu sensé »,
dit, par exemple, Petiot au sujet d’un témoin. « Nous faisons un four
aujourd’hui », lance-t-il encore, canaille, à son avocat. À l’instar de Landru,
son prédécesseur dans la voie du crime, il est vif et amateur de ces saillies
dont il n’est pas avare lors de ses interventions.
Mais il y a aussi dans son attitude des ruptures bizarres qui montrent un
esprit égaré : attentif, prompt au bon mot et à la repartie, Petiot peut d’un
coup sombrer dans l’ennui et dans l’indifférence. Il se retranche alors en lui-
même et s’affaisse lourdement sur son siège, accoudé sans façon à la paroi
qui referme le box, comme éteint soudain. De la même manière, il passe
d’une précision scrupuleuse dans l’affabulation – imaginant par exemple
l’invention d’une arme secrète capable de tuer silencieusement à une distance
de trente mètres – à une approximation paresseuse qui montre qu’il a
décroché et qu’il est ailleurs désormais. Ainsi au sujet d’une femme qu’il
prétend avoir connue dans la Résistance, il avance, curieusement vague :
« Elle habitait près de l’eau… » On dirait alors qu’il lâche prise et n’essaie
plus rien pour convaincre. Il lui arrive aussi d’imaginer des rapprochements
qui paraissent involontairement inconvenants. À propos des Woolf, ces Juifs
venus de Hollande, il a cette bizarre comparaison : « Ils se cachaient comme
moi lorsque j’étais jeune marié. Je me mettais sous les draps et je disais à ma
femme : “Essaie de me trouver.” » Cette partie de cache-cache puérile et
peut-être grivoise, quel rapport peut-elle avoir avec une fuite anxieuse face
aux persécuteurs ? Cette fenêtre entrouverte sur l’intimité du ménage Petiot,
que vient-elle faire dans un procès si grave ?
Le « fou discordant », le docteur de la rue Le Sueur est qualifié en ces
termes par un journal, dans l’un de ses gros titres. La formule est évocatrice.
Mais ce n’est pas seulement l’accusé qui est discordant, c’est tout le procès à
sa suite qui le devient, désaccordé, désordonné, irrésolu, à son image. Au fil
des audiences, la poursuite de la justice et de la vérité prend des voies
sinueuses, où c’est bien l’accusé lui-même et non le président qui mène la
danse, où le trouble dégagé par la personne de Petiot contamine tous les
protagonistes du procès – juges, avocats, témoins –, reflétant aussi la sombre
équivoque dans laquelle l’époque est plongée.
Dès les premières audiences, le procès prend une tournure hallucinée où
la justice semble faire siennes les fantasmagories de l’accusé. Ne voit-on pas
l’avocat général interroger Petiot sur l’identité des Allemands et des traîtres
exécutés par lui avec l’aide de ses camarades, comme si la fable imaginée par
e
Petiot était crédible et que le magistrat soit dupe ? Ne voit-on pas M Véron,
avocat de la partie adverse, entrer lui aussi dans le délire de Petiot et
demander : « Vous avez dit avoir abattu deux motocyclistes allemands avec
votre arme secrète, quelle est cette arme ? », comme si cette invention
rocambolesque présentait la moindre vraisemblance et que l’homme de loi
crût réellement qu’elle avait pu exister. La ligne de défense choisie par
l’avocat de Petiot renforce encore l’impression d’un procès divaguant. Au
long d’une plaidoirie qui émerveille l’assistance par sa virtuosité, le célèbre
Floriot développe la thèse de la Résistance déjà soutenue par son client lors
de son interrogatoire. Il s’emploie à une habile présentation des faits : les
personnes prétendument assassinées par le docteur Satan sont soit des agents
ou des indics de la Gestapo qu’il reconnaît avoir tués, soit des individus qu’il
conteste avoir supprimés et au sujet desquels les preuves réunies sont
insuffisantes. À entendre le ténor du barreau, Petiot aurait fait œuvre de
salubrité publique en neutralisant des êtres nuisibles aux intérêts de la France
et, pour un peu, il devrait être remercié pour les services rendus à la patrie.
Floriot, si estimé, si unanimement considéré par ses confrères, n’hésite pas à
faire siennes les chimères sorties de l’esprit de son client, à qui il finit par
s’associer dans un « nous » éloquent. Peut-on donc tout plaider ? N’y avait-il
pas d’autres moyens pour sauver la peau du docteur Satan ?
Dans le sillage sulfureux de Petiot, conformément à la logique audacieuse
de la plaidoirie de Floriot qui transforme les victimes en suspects, toute une
série de personnages équivoques ou rendus équivoques par les circonstances
comparaît à la barre. Il y a d’abord la belle rabatteuse Eryane Kahan. Son
parcours énigmatique intrigue : désireuse de faire passer la frontière à ses
amis juifs grâce à l’aide de Petiot, voire semble-t-il de quitter elle-même la
France, elle a été, également, la maîtresse d’un Allemand et on prétend
qu’elle a eu des rapports avec la Gestapo. Alors qu’elle proteste de son
innocence, exhibant à la barre ses titres de grande résistante, Floriot fait son
possible pour la noircir, et il faut admettre que son personnage dérange.
D’autres encore, y compris des individus recommandables, deviennent objets
de suspicion. La mémoire d’Yvan Dreyfus, utilisé comme mouchard par la
Gestapo et supprimé par Petiot, se voit compromise. Par diverses attaques,
son appartenance à la Résistance est contestée, malgré un télégramme de
Pierre Mendès France venu répondre de ses « sentiments français ». Même le
lieutenant Lhéritier, ancien déporté, résistant incontestable qui a partagé la
cellule de Petiot à Fresnes, sème le trouble. Appelé devant la cour par la
défense, il fait une déposition qui achève de brouiller les cartes. « Le
Dr Petiot était très inventif, déclare-t-il. Sa façon de parler aux Allemands
nous faisait bien plaisir. » Rempli d’admiration, Lhéritier raconte la force et
le courage de Petiot pour résister aux tortures infligées par l’ennemi. Il
conclut sa déposition par des mots inattendus : « Je pense que, quelle que soit
l’issue de ce procès, je serai toujours content d’avoir eu pour compagnon de
cellule le Dr Petiot. »
De jour en jour, le procès semble échapper à toute tenue, il donne
l’impression que les lignes sont brouillées, la vérité insaisissable. Sur bien
des points, l’insuffisance de l’instruction est criante, la justice manque de
preuves. Ces lacunes sont pointées du doigt par Floriot qui, maîtrisant
parfaitement son dossier, conteste parfois avec succès les pièces émises par
l’accusation. Même le mode opératoire de Petiot n’a pu être reconstitué et de
larges zones d’ombre subsistent. Comment l’assassin a-t-il procédé pour
supprimer ses victimes ? Beaucoup de suppositions ont été faites, mais il y a
peu de certitudes. Et de quand date leur mort ? Pendant plusieurs mois, Petiot
est resté entre les mains de la Gestapo. Les cadavres retrouvés chez lui ont-ils
été entreposés dans l’hôtel à son retour ? l’ont-ils été pendant son séjour dans
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la prison de Fresnes, ainsi qu’il le prétend ? Il est difficile de le savoir .
Au fil des seize jours qu’ont duré les débats, le procès sombre dans la
monotonie, écrasé sous le nombre des victimes et la répétition sinistre des
situations. Au terme des audiences, à la suite de la délibération du jury, la
cour prononce dans un silence solennel son verdict de condamnation à
17
mort . Le jour de l’exécution, Marcel Petiot insulte une dernière fois
l’avocat général. « Tu me fais chier ! » lui lance-t-il dans un accès de rage. Il
refuse le verre d’alcool qui lui est proposé, et se dirige avec calme vers la
guillotine. « Ça va pas être beau », jette-t-il à l’assistance en guise d’adieux.
Il est 5 h 5, le 25 mai 1946, quand le couperet tombe sur la nuque du
mystérieux docteur Satan.

SOURCES : AN (fonds Bluet) 334AP/65, dr. 2.


BIBLIOGRAPHIE : parmi une littérature abondante, plus ou moins bien
documentée sur le sujet, on peut retenir notamment : Frédérique Césaire,
L’Affaire Petiot, De Vecchi, 1999 ; Jean-François Dominique, L’Affaire
Petiot, Ramsay, 1980 ; Alomée Planel, Docteur Satan ou l’Affaire Petiot,
Robert Laffont, 1978 ; Jacques Perry et Jane Chabert, L’Affaire Petiot,
Gallimard, 1957 ; Frédéric Pottecher, Les Grands Procès de l’histoire,
Fayard, 1981 ; René Tavernier, L’Affaire Petiot, Presses de la Cité, 1974 ;
Jean-Marc Varaut, L’Abominable Docteur Petiot, Balland, 1974.
1. Sur ce point, voir Jean-Marc Berlière, avec Laurent Chabrun, Policiers français sous
l’Occupation, Perrin, 2009, notamment p. 133 sq., et sur l’affaire Petiot, p. 139 sq.
2. Landru a supprimé onze femmes.
3. Cité par Alomée Planel, Docteur Satan ou l’Affaire Petiot, Robert Laffont, 1978, p. 26.
4. Sur la déposition de Teyssier, voir Alomée Planel, Docteur Satan ou l’Affaire Petiot, op.
cit., p. 29-31.
5. Sur cette usurpation d’identité, voir Alomée Planel, Docteur Satan ou l’Affaire Petiot,
op. cit., p. 232 sq.
6. Rappelons que le PPF de Doriot était un parti collaborationniste.
7. Cette lettre est citée in Alomée Planel, Docteur Satan ou l’Affaire Petiot, op. cit., p. 238-
239.
8. Pour un rapport de la brigade criminelle sur l’arrestation de Petiot, rendu le 10 septembre
1944, voir Bruno Fuligni (dir.), Dans les archives secrètes de la police, L’Iconoclaste,
2009, p. 156 à 158. On y trouve aussi le procès-verbal d’un des interrogatoires subis par
Petiot, il est daté du 31 octobre 1944, p. 158 sq.
9. On a relevé des lenteurs, qu’on dit volontaires, dans l’enquête réalisée par le
commissaire principal Massu. Voir en particulier Jean-François Dominique, qui signale de
multiples irrégularités et évoque l’intervention des autorités allemandes dans l’affaire,
L’Affaire Petiot, Ramsay, 1980, p. 97 sq., notamment p. 108-109.
10. Pour un plan du rez-de-chaussée de l’hôtel de Petiot, qui fait également apparaître
l’existence d’une mystérieuse chambre triangulaire dont les enquêteurs n’ont jamais réussi
à identifier clairement la fonction, voir Alomée Planel, Docteur Satan ou l’Affaire Petiot,
op. cit., p. 20.
11. À noter que l’orthographe des noms des victimes est fluctuante. On trouve par exemple,
pour les Woolf, alternativement cette forme ou bien « Wolff ». De même, les Basch sont
parfois les « Bach ». Quant à Mme Kahan, elle est tantôt « Eryane », tantôt « Eriane ».
12. Petiot réclame ainsi par exemple 150 000 francs pour les trois Woolf.
13. Sur ce point, voir, par exemple, Frédérique Césaire, L’Affaire Petiot, De Vecchi, 1999,
p. 16.
14. Il a pour adversaire Pierre-Étienne Flandin.
15. Pour plus de détails, voir Alomée Planel, Docteur Satan ou l’Affaire Petiot, op. cit.,
p. 251 sq.
16. Devant une telle opacité et cette difficulté à retracer le passé, le président a décidé un
transport de la cour sur les lieux du charnier, une mesure tout à fait exceptionnelle et qui
fait sensation dans la presse, mais qui n’apporte guère de révélations sur le déroulement des
faits.
17. L’arrêt de condamnation fait l’objet d’un pourvoi en cassation rejeté le 16 mai.
COUR D’ASSISES DE LA SEINE

(18 mars-4 avril 1946)

[Faute de disposer de la déposition de Petiot à son procès, la brillante


e
plaidoirie de son avocat, M Floriot, a été retenue par fragments. Elle suit les
réquisitions prises par le ministère public qui ouvrent ces extraits.]

RÉQUISITOIRE DE L’AVOCAT GÉNÉRAL


PIERRE DUPIN
En présence d’un drame aussi effroyable, je ne puis, en abordant ce débat,
dominer un sentiment d’horreur.
Jamais, en effet, affaire aussi tragique ne fut soumise aux délibérations
d’une cour d’assises.
Et les archives de la cour d’assises de la Seine conservées pourtant depuis
plus d’un siècle sont dans l’impossibilité de vous fournir l’exemple d’un
autre procès aussi monstrueux.
Et je ne puis m’empêcher de penser qu’il y a vingt-cinq ans se déroulaient
devant les assises de Seine-et-Oise les débats d’un procès qui pendant
longtemps occupa la chronique judiciaire. Il s’agissait de l’affaire Landru.
Landru qui avait fait disparaître onze femmes. Les onze fiancées de Landru !
Et tout le monde pensait que jamais on ne reverrait procès aussi
abominable.
On se trompait lourdement, car aujourd’hui Landru est largement
dépassé.
Aujourd’hui, ce n’est pas onze assassinats – c’est vingt-sept assassinats
commis pour le plus vil des mobiles, commis par cupidité, pour dépouiller les
victimes de la totalité de leurs biens.
Vingt-sept assassinats accomplis dans des conditions qui dépassent en
horreur tout ce que l’imagination peut concevoir.
Et je me souviens encore que dans mon enfance lorsque je lisais le récit
des effroyables tueries commises par Gilles de Rais, le sinistre Barbe-Bleue,
dans ses châteaux de Tiffauges et de Machecoul, je ne pouvais croire à autant
de monstruosités, et je pensais que la légende avait déformé l’histoire au
point d’attribuer à Barbe-Bleue tous les crimes de son époque.
Là encore, je me trompais,
Barbe-Bleue a bien existé.
e
Mais qui aurait pu croire qu’à notre époque, en plein XX siècle, un
deuxième Barbe-Bleue pouvait surgir, qui massacrait hommes, femmes et
enfants dans le dessein de les dépouiller de leurs biens !
C’est pourtant ce qui s’est passé.
Oui, pour trouver autant de cadavres, pour voir autant de sang, pour
assister à autant de tueries, il faudrait aller de l’autre côté du Rhin, dans les
effroyables charniers de Buchenwald ou d’Auschwitz où tant des nôtres ont
été systématiquement assassinés par les barbares nazis.
Hélas ! aujourd’hui, ce n’est pas un Allemand qui est assis sur ce banc
d’infamie, aujourd’hui, c’est bel et bien un Français qui a à répondre de tous
ces assassinats.
Peut-être tout à l’heure élèverai-je la voix avec véhémence, peut-être
sortira-t-il de ma bouche quelques mots cinglants et rudes. S’il en est ainsi, je
tiens à m’en expliquer par avance.
C’est que, devant la tactique adoptée par ce misérable, devant l’attitude
cynique et révoltante qu’il a adoptée dès le début de l’information et dont il
ne s’est pas départi durant ces longs débats, je suis contraint de me dresser et
d’accuser avec véhémence.
Et, tout d’abord, dans cette affaire plus que dans toute autre, la
personnalité de l’accusé domine les faits ; et pour comprendre cet effroyable
drame, il est indispensable que vous connaissiez bien l’homme que vous avez
à juger.
C’est, en effet, un individu peu banal que celui qui comparaît devant
vous : remarquablement intelligent, dénué de tout scrupule, admirable
comédien, profondément pervers et sadique, Petiot va mener une existence
des plus mouvementées.
Né le 17 janvier 1897 à Auxerre où son père était fonctionnaire, Petiot fit
ses premières études au collège de cette ville. Il fut mis à la porte de
l’établissement pour inconduite et vint terminer ses études à Paris, dans une
institution libre.
Reçu bachelier en 1915, il est appelé pour le service militaire en 1916.
Blessé l’année suivante par un éclat de grenade au pied, il est réformé.
Il va à Lyon, où il fait très rapidement sa médecine. En trois années il
acquiert le titre de docteur en médecine : études peu poussées, études rapides,
et, comme vous l’avez remarqué l’autre jour, les notes qu’il a obtenues à la
faculté ne sont pas transcendantes, tant s’en faut. Mais enfin, dès qu’il a
terminé ses études, il va s’installer médecin à Villeneuve-sur-Yonne. Et là, on
peut dire que, rapidement, il acquiert une nombreuse clientèle : beau parleur,
admirable comédien, il exerce sur sa clientèle et sur la foule une véritable
séduction, et il ne l’ignore pas.
Cependant, il révéla vite sa personnalité, celle d’un hypocrite et celle
d’un pervers. Il était obséquieux lorsqu’il avait quelque chose à solliciter et il
devenait très vite arrogant, insolent même, dès qu’il avait obtenu ce qu’il
voulait. L’intérêt et la cupidité dominaient chez lui.
Élu conseiller municipal de la commune de Villeneuve-sur-Yonne, il
devint maire assez rapidement. On peut dire qu’il fut le tyran de la ville, car il
traitait une affaire pour lui chaque fois qu’il traitait une affaire pour la
commune. Néanmoins, il aurait sans doute fait une brillante carrière politique
si ses malversations et ses indélicatesses multiples n’avaient été révélées. En
effet, ses électeurs apprirent assez vite les nombreux vols – car ce sont des
vols – qu’il commit en tant que maire, et finirent au bout d’un certain temps
par lui retirer leur confiance.
Pour vous prouver son degré d’immoralité, de cynisme, de cruauté, je ne
citerai qu’un exemple qui est dans le dossier.
Un jour, une jeune maman vient le trouver, avec un enfant en bas âge sur
les bras, Petiot examina l’enfant et rédigea une ordonnance que le pharmacien
refusa d’exécuter : la dose était si considérable qu’un adulte n’y aurait pas
résisté : quand le pharmacien, inquiet, en fit la remarque quelques jours après
au Dr Petiot, il s’attira cette réponse : « Qu’est-ce que cela peut faire ? Si
l’enfant était mort, eh bien : il n’embêterait plus sa mère. »
Je dis, Messieurs, que ce seul fait montre celui que vous avez à juger et
que j’ai qualifié tout à l’heure de Barbe-Bleue moderne, si vous préférez de
gangster moderne.
D’ailleurs, ses nombreux méfaits commençaient à être connus de tout le
monde dans la commune de Villeneuve-sur-Yonne. De toute évidence, il était
l’auteur de plusieurs vols, notamment du vol de la croix du cimetière, et il fut
révoqué en 1931 de ses fonctions de maire au sujet d’un autre vol d’essence
et d’huile. À peu près à la même époque, il va être poursuivi et condamné par
le tribunal correctionnel pour vol de courant électrique, et cela dans les
conditions suivantes.
Le 22 juillet 1932, la régie municipale de Villeneuve-sur-Yonne coupait
le courant électrique au Dr Petiot parce que celui-ci ne voulait pas laisser
vérifier son installation électrique. Peu de temps après, la régie apprit que des
fils clandestins avaient été établis dans l’immeuble du docteur Petiot et que
celui-ci continuait à s’éclairer à l’électricité. Une enquête fut faite, la régie
voulut s’en assurer, et une surveillance fut exercée qui permit de dire que
Petiot s’éclairait à l’aide de fils clandestins branchés sur les fils de
distribution, volant ainsi du courant électrique à la Compagnie.
Il fut poursuivi devant la juridiction correctionnelle qui le condamna à
quinze jours d’emprisonnement avec sursis et 100 francs d’amende. Sur appel
de Petiot, la cour s’est montrée bienveillante, la cour a accordé le sursis pour
la peine d’emprisonnement et a laissé subsister la peine d’amende.
Cette condamnation est bien minime, elle ne correspond pas du tout aux
méfaits de Petiot : il n’en est pas moins vrai qu’elle l’a atteint dans son
honneur, dans sa réputation, et, en tant que maire, en tant que particulier, en
tant que médecin, il ne peut plus rester dans la commune de Villeneuve-sur-
Yonne.
Alors, il va venir s’installer à Paris. Et là, Messieurs, vous vous souvenez
de ce prospectus de charlatan avec lequel il s’est offert à la clientèle. Il
commence par prendre des titres qu’il n’a pas, des titres de médecin des
hôpitaux, des titres ronflants, et il offre à sa clientèle de la soigner dans des
conditions exceptionnellement avantageuses et avec tout le confort moderne.
Et je me souviens d’avoir posé au Dr Paul qui est venu à la barre cette
question : est-il de coutume, dans la pratique médicale, que les médecins
aillent au-devant de leur clientèle en s’offrant ainsi ?
Et le Dr Paul a répondu : c’est évidemment tout ce qu’il y a de plus
interdit, et c’est profondément regrettable.
Cependant, ses indélicatesses se multiplient. Ainsi, on constate que
lorsque Petiot, en tant que médecin de l’état civil, va constater un décès, il a
l’habitude de conserver par-devers lui les pièces d’état civil des personnes
dont il constate le décès.
Ceci est assez important, parce que vous verrez que Petiot a toujours eu
sur lui de fausses pièces d’identité, et cela est le propre de tous les criminels :
ils ont toujours de fausses pièces d’identité sur eux pour échapper le plus
longtemps possible aux investigations et aux recherches de la police ; c’est la
règle commune et Petiot n’a pas failli à la règle générale.
C’est à cette époque que va se placer le vol à la librairie Gibert dont vous
avez entendu parler. Petiot éprouve le besoin de voler un livre à la librairie
Gibert, boulevard Saint-Michel. Il commence par refuser de suivre
l’inspecteur qui voulait procéder à son arrestation, l’inspecteur veut
l’emmener de force, Petiot lui donne un coup de poing et il trouve le moyen
de prendre la fuite.
Poursuivi correctionnellement, Petiot a trouvé un médecin qui lui a établi
un certificat médical établissant qu’au moment des faits il ne jouissait pas de
la plénitude de ses facultés mentales et il a bénéficié d’un non-lieu.
À cette époque, Petiot est déjà impliqué dans un grand nombre d’affaires
de trafic de stupéfiants ; sa renommée est acquise : c’est le médecin marron
par excellence. Sans doute il a une clientèle importante, mais il faut bien
reconnaître que c’est une clientèle un peu spéciale car lors de l’enquête
concernant l’affaire… Petiot a reconnu qu’il soignait quatre-vingt-quinze
intoxiqués.
Je me demande, Messieurs, pour l’honneur médical, s’il y a à Paris deux
médecins qui soignaient en même temps quatre-vingt-quinze intoxiqués, car
on sait ce que cela veut dire de soigner quatre-vingt-quinze intoxiqués.
Dans toute cette affaire, Petiot joua remarquablement la comédie, il se
posa en victime, quelquefois même en bienfaiteur de l’humanité ; et le plus
fort, c’est qu’il se moqua pendant longtemps de la police et de la justice et
qu’il bénéficia d’aménités véritablement étonnantes. Cela est si vrai que son
casier judiciaire même, à l’heure actuelle, ne porte mention que de deux
petites condamnations : celle que je vous ai indiquée tout à l’heure de quinze
jours d’emprisonnement avec sursis et 100 francs d’amende pour vol, et celle
de 1 200 francs d’amende pour trafic de stupéfiants. Un point, c’est tout.
Eh bien ! devant toutes ces extravagances et en présence d’un drame
aussi effroyable, il était de toute évidence que le Dr Petiot devait être soumis
à un examen mental. M. le juge d’instruction l’a si bien compris que, dès le
début de l’information, il a commis les trois éminents praticiens que vous
avez entendus à cette barre : M. le Dr Genil-Perrin, M. le Dr Goujot et M. le
Dr Deuillet. Ces trois éminents médecins se sont livrés à un examen attentif
et minutieux de l’accusé et ils ont conclu de la façon suivante :
— Petiot est un homme intelligent, très intelligent, doué d’une forte
volonté, mais complètement dénué de tout scrupule, comme le prouvent
d’ailleurs ses antécédents. C’est avant tout un pervers, c’est aussi un
kleptomane : il a volé du courant électrique à Villeneuve-sur-Yonne, il y a
une autre histoire de vol à la librairie Gibert. Enfin, disent les médecins, nous
savons qu’il se livre au trafic des stupéfiants. C’est avant tout un simulateur,
c’est un excellent comédien – nous nous en sommes aperçus. Il a su d’ailleurs
se faire passer pour fou dès qu’il se sentait en danger, et c’est ainsi qu’à
plusieurs reprises il a bénéficié de non-lieux on peut dire exceptionnels.
Et les médecins ajoutent cette phrase que vous verrez rarement dans les
rapports médicaux : « C’est un redoutable “roublard” » – ils mettent ce mot
entre guillemets.
Eh bien ! dans toutes les périodes de sa vie, Petiot a su se faire passer
successivement pour un mégalomane, pour un épileptique, pour un dément,
pour un déséquilibré. Il n’est rien de tout cela, mais il est avant tout un
simulateur et un homme dénué de tout sens moral.
Les médecins ajoutent : Petiot est un grand illusionniste, un homme très
persuasif et l’on comprend très bien qu’il ait réussi dans la plupart de ses
entreprises jusqu’à maintenant.
Aussi, disent les experts, nous avons surtout cherché à ne pas nous laisser
endoctriner par lui. Nous avons compris sa tactique : il voulait créer des
incidents, nous l’avons écouté avec patience et nous avons évité les incidents
qu’il voulait provoquer.
Enfin, ils concluent : il s’agit d’un être immoral, d’un homme pervers,
d’un homme dangereux. Ils disent : Petiot est entièrement responsable de ses
actes et notamment des faits de la nature de ceux qui lui sont reprochés.
Eh bien ! on ne va pas dire, pour une fois, que les conclusions des experts
ne sont pas catégoriques ! Voilà, je crois, des conclusions précises ! Petiot est
intelligent, dénué de tout scrupule, sinistre comédien, entièrement
responsable.
Maintenant que nous sommes renseignés sur le passé de Petiot et sur sa
mentalité, nous allons examiner les faits, si vous le voulez bien, d’une façon
réaliste et objective – je veux dire par là que nous n’examinerons et ne
retiendrons de ce volumineux dossier que ce qui touche directement au
procès, ce qui peut à un titre quelconque intéresser le débat.
Vous vous souvenez d’abord comment cette affaire a pris naissance.
Le 11 mars 1944 – il est 6 h 1/2 du soir –, M. Marquet, Jacques,
demeurant à Paris, 22, rue Le Sueur, téléphone à la police pour lui dire
qu’une épaisse fumée, d’une odeur particulière et désagréable, ne cesse de
s’élever depuis longtemps de la cheminée de l’immeuble voisin. Est-ce un
commencement d’incendie ? On se pose la question.
La police ainsi alertée envoie deux gardiens de la paix sur place. Ceux-ci
trouvent l’immeuble fermé et sur la porte cochère ils remarquent une pancarte
ainsi libellée :

Absent pendant un mois. S’adresser et faire suivre le courrier à ….


18, rue des Lombards.

Les policiers font une enquête rapide dans le quartier et ils apprennent le
nom et l’adresse du propriétaire de l’immeuble. C’est le Dr Petiot, qui habite
66, rue Caumartin et qui a comme numéro de téléphone : Pigalle 77-11.
On prend le téléphone et on appelle aussitôt Pigalle 77-11. Une voix
féminine commence par répondre, puis au bout d’un moment, une voix
masculine qui est celle de Petiot, qui fait connaître que dans quinze minutes il
sera sur les lieux.
On attend dix minutes : personne, quinze minutes, personne, vingt
minutes : toujours personne. Au bout d’une demi-heure d’attente, personne
ne s’étant encore présenté et la fumée continuant à envahir le ciel et à rendre
l’atmosphère irrespirable, les gardiens se décident alors à alerter les sapeurs-
pompiers.
Deux sapeurs-pompiers arrivent et s’introduisent aussitôt dans
l’immeuble en fracturant un carreau d’une fenêtre. Un instant après, ils
ouvraient la porte d’entrée et ils se trouvaient en présence de ce spectacle
effroyable, de cet abominable charnier qu’on vous a décrit.
Ils remontent aussitôt et ils disent aux gardiens de la paix : voilà ce que
nous avons trouvé, venez voir, c’est effrayant.
Dans l’ensemble, l’immeuble se présentait de la façon suivante : la partie
principale de l’immeuble n’était pas habitée, elle était dans un état de
désordre indescriptible ; dans plusieurs caisses on avait entassé pêle-mêle de
nombreux objets, des livres, des bibelots de toutes sortes, dont plusieurs
d’ailleurs avaient une grosse valeur. Une épaisse poussière recouvrait tous
ces objets. Tout était muet et silencieux. Cependant, les compteurs
d’électricité et d’eau fonctionnaient toujours et n’étaient pas fermés. Seul le
sous-sol de ce vaste hôtel particulier était organisé, et c’était là que se trouvait
le charnier, c’était là que se trouvait cette chaudière remplie de chair
humaine, cette chaudière qui ronflait puissamment.
À côté de cette chaudière, sur le sol et sur un tas de charbon, étaient
amoncelés des monceaux de corps humains. Dans cet amas d’os et de chair,
on distinguait des têtes, des crânes, des bras, des squelettes presque entiers,
des débris de cages thoraciques, des clavicules, des mains, des maxillaires,
des côtes. Et sur le palier situé entre la cuisine et la chaufferie était déposé
tout le côté gauche d’un corps humain, sauf les pieds. Une chaise tachée de
sang se trouvait à côté. Une forte odeur de chair brûlée, une odeur de
pourriture se dégageait des lieux.
Ce charnier était complété par un four crématoire improvisé et en pleine
activité.
Tout ce charnier se trouvait dans les communs, c’est-à-dire dans la partie
la plus retirée, comme nous l’avons constaté lors du transport sur les lieux de
ce vaste hôtel particulier.
C’est là que se trouvait le cabinet médical moderne, bien meublé, nous
l’avons constaté. Ce cabinet médical communiquait par un petit couloir avec
cette sinistre cellule triangulaire que nous pouvons appeler, je crois, la
chambre d’exécution.
L’entrée de cette sinistre cellule était fermée par une double porte dont
chaque panneau était muni d’une serrure et la porte antérieure possédait en
plus une chaîne de sûreté. Aucune poignée ne permettait d’ouvrir du côté de
l’intérieur de sorte que, lorsqu’une personne était introduite dans cette cellule,
elle était prise comme dans une souricière : elle n’avait plus qu’une chose à
faire, c’est attendre la mort.
Grâce à un dispositif placé à côté de la serrure, c’eût été un jeu d’enfant
d’envoyer des gaz asphyxiants dans cette pièce, un viseur encastré dans le
mur permettait de l’extérieur de surveiller ce qui se passait à l’intérieur. De
sorte que Petiot pouvait, s’il le voulait, assister à l’agonie de ses victimes.
À côté se trouvait une fosse recouverte de chaux vive. C’est cette
ancienne fosse d’aisances que Petiot avait utilisée et transformée en fosse
recouverte de chaux vive, comme nous l’avons vu.
Puis, un deuxième tas de chaux vive se trouvait à côté dans le garage
attenant ; il pouvait y avoir 400 kg de chaux vive. Cette chaux recouvrait des
débris humains, parmi lesquels on pouvait discerner des os, des dents, une
mâchoire, des lambeaux de chair, et des cheveux.
L’hôtel était parfaitement isolé des immeubles voisins, car Petiot avait
pris cette précaution ; il avait fait construire un petit mur qu’on apercevait au
e
5 étage ; de manière à boucher complètement la vue à un voisin indiscret qui
aurait voulu voir ce qui se passait dans ce charnier.
Tout cela, c’est l’œuvre diabolique et machiavélique de ce sinistre
individu : chambre à gaz, four crématoire, tas de chaux vive, rien n’y
manquait.
Comme vous le savez, Messieurs, les débris humains qui ont été trouvés
21, rue Le Sueur ont été soumis à une expertise. Ces débris humains
provenaient tous de cadavres anciens. Il y avait des cadavres qui étaient là
depuis de nombreux mois, probablement même depuis dix ou douze mois,
d’après le professeur Griffon. Néanmoins, la date est très difficile à établir. Et
je me souviens que le Dr Piédelièvre et le Dr Paul ont dit ceci : « On peut dire
que ce sont des cadavres anciens mais nous ne pouvons préciser davantage,
car le degré de putréfaction est tel qu’on ne peut pas indiquer la date exacte
où le sujet a été tué. »
En effet, ces débris étaient dans un tel état de décomposition que
l’examen toxicologique n’a pu apporter de conclusions précises.
Les experts déclarent qu’on se trouve en présence au moins de dix corps :
cinq corps d’hommes et cinq corps de femmes. Les hommes pouvaient être
âgés de quarante à cinquante ans, les femmes, plus jeunes, de vingt-cinq à
trente ans.
Puis, à côté, il y avait des ossements, plus ou moins calcinés, des débris,
des quantités de cheveux qui ont été soumis également aux expertises mais
qui n’ont apporté aucun résultat, si ce n’est celui-ci : les experts estiment que
le nombre des victimes était certainement supérieur à dix. Ils ont dit : nous
sommes sûrs qu’il y avait au moins dix corps humains, mais il devait y en
avoir bien davantage étant donné les débris d’ossements, de cheveux, les
débris calcinés qu’on nous a présentés.
Enfin, chose très importante, il fut constaté que les dépeçages des
cadavres et les désarticulations des membres avaient été effectués avec une
telle adresse que celui qui y avait procédé avait nécessairement une parfaite
connaissance de l’anatomie humaine. Un profane n’aurait pas pu procéder à
ces dépeçages et à ces désarticulations : il fallait nécessairement un médecin,
un chirurgien, ou quelqu’un qui ait une grande habitude du maniement du
scalpel ou des instruments chirurgicaux.
Vous pensez bien, Messieurs, que les premières constatations qui ont été
faites par les sapeurs-pompiers et les policiers qui ont découvert cet
effroyable charnier ne pouvaient manquer de jeter dans leur esprit le trouble
le plus profond.
Policiers et pompiers étaient en train d’échanger leurs impressions sous le
porche de l’hôtel lorsque survint un individu essoufflé, en sueur, poussant
une bicyclette, qui, écartant les badauds, demanda innocemment ce qui se
passait. Cet individu, on le sut plus tard, c’était le Dr Petiot. Lorsqu’il vit que
son horrible charnier était découvert, il prit la fuite. La police le laissa
échapper. La police se rendit aussitôt à son domicile. Trop tard ! le docteur
est parti. Et les enquêtes vont commencer dans des conditions évidemment
regrettables puisque l’accusé ne sera pas là.
Cependant, trois semaines après, à Courson-les-Carrières, dans l’Yonne,
on va retrouver, chez un ami de la famille Petiot, les quarante-neuf valises
que vous voyez là. Toutes ces valises viennent de la rue Le Sueur. On n’a eu
aucune difficulté à établir comment elles étaient parties de la rue Le Sueur, à
quelle date elles étaient parties, par qui elles avaient été envoyées. On n’a eu
aucune difficulté à établir aussi qu’elles contenaient une partie du linge et des
effets qui avaient été volés aux victimes de Petiot.
Certes, je ne vais pas vous faire le relevé complet du contenu de ces
valises, cela n’offre aucun intérêt, mais je dis qu’il y avait de quoi garnir
plusieurs étages de magasin. Aujourd’hui où nos magasins parisiens sont si
mal achalandés, il y en a certainement beaucoup qui n’ont pas le contenu de
ces quarante-neuf valises. Il y avait plus de 100 chemises d’hommes,
93 chemises de femmes, près de 400 mouchoirs, 74 robes et un nombre
incalculable de chaussettes, de pyjamas, sans compter tout le reste.
Dès maintenant, il apparaissait que ce singulier hôtel de la rue Le Sueur
était un abattoir humain, où la mort était donnée d’une façon mystérieuse et
scientifique, absolument comme dans les charniers de Buchenwald et
d’Auschwitz. Il n’est pas douteux que le Dr Petiot ait copié purement et
simplement la méthode allemande, et nous aurons l’occasion de faire cette
constatation à plusieurs reprises dans le développement de l’affaire.
Pendant ce temps, le Dr Petiot courait toujours, et pourtant, lui qui se
présente comme un résistant, le 25 août 1944, le jour de la Libération, ce jour
qui restera toujours gravé dans nos cœurs et dans nos esprits, ce jour-là étant
arrivé, pourquoi le Dr Petiot se cachait-il toujours dans sa villa sous un faux
nom, avec de fausses pièces d’état civil ? Pourquoi ne venait-il pas lui-même
1
se livrer à la justice et solliciter le bénéfice de l’ordonnance du 6 juillet 1943
que tout bon Français résistant doit et peut invoquer ?
Non. Le Dr Petiot se cachait toujours, et ce n’est que le 31 octobre 1944
qu’il sera arrêté à la station de métro Saint-Mandé-Tourelles, par des officiers
appartenant au groupe de la Direction générale des études et recherches.
Au moment de son arrestation, il est trouvé porteur d’un revolver armé et
d’une somme de 31 000 francs. Il avait aussi sur lui beaucoup de pièces
d’identité, la plupart au nom de Valéry, car Petiot, à ce moment-là, se faisait
appeler capitaine Valéry, adjoint au commandant du dépôt-caserne de
Reuilly.
Voici comment Petiot avait opéré pour se procurer ces pièces : lisant les
journaux, bien entendu, et se sachant recherché par la police depuis
longtemps, Petiot chercha à régulariser sa situation au point de vue
Résistance, puisque c’était la carte qu’il voulait jouer. C’est ainsi que huit
jours avant son arrestation il se fait inscrire au parti communiste et se
présente à l’unité de FFI. Il est agréé. Alors, étant caserné à Reuilly, il va
prendre d’abord le titre de lieutenant, puis, par un avancement rapide, celui
de capitaine Valéry. Bien entendu, il ne se présentera pas sous le nom de
Petiot, qui était tristement célèbre non seulement dans le département de la
Seine, mais dans toute la France : il se présentera sous le nom de Wetterwald,
en montrant des pièces d’identité à ce nom.
Comment se procurera-t-il ces pièces d’identité ? C’est bien simple. Il
existe effectivement un Dr Wetterwald qui habite à Paris, 3, rue….. Ce
Dr Wetterwald avait été déporté. Un jour, Petiot, prétendant faire une enquête
administrative, se présenta à son domicile et fut reçu par la mère du
Dr Wetterwald, qui était une personne âgée. Petiot en profita pour voler à son
confrère ses pièces d’identité, ses diplômes, et, d’une façon générale, tout ce
qui pouvait lui servir.
C’est ainsi que, lors de son arrestation, il avait sur lui une série de fausses
cartes d’identité : une carte de membre de l’Association France-URSS, un
ordre de mission, un laissez-passer et des ordres de réquisition signés en
blanc. Tous ces documents portaient sa photographie et ils étaient tous établis
à des noms différents, la plupart du temps au nom de Wetterwald.
N’oubliez pas, Messieurs – j’ai attiré votre attention sur ce point tout à
l’heure –, que Petiot, en tant que médecin d’état civil, avait, à plusieurs
reprises, conservé les pièces d’état civil de personnes dont il constatait le
décès. Cela lui permettait d’avoir sur lui un véritable arsenal de pièces
d’identité dont, plus tard, il pouvait faire usage.
Arrivons maintenant aux explications de Petiot.
Petiot est arrêté. Aussitôt, il déclare qu’il est un résistant, un résistant de
la première heure, que tout ce qu’il a fait c’est dans l’intérêt du pays, c’est
pour la France, c’est même pour l’humanité : Petiot saura jouer du grand
patriote. Il dira : j’étais dégoûté de voir l’indifférence, la lâcheté des Français
qui supportaient ce régime boche sans se révolter, alors qu’il était si facile,
avec des couteaux de cuisine, même, de se débarrasser de ces millions de
parasites allemands, s’ils n’avaient pas été aidés par des mouchards français
qui protégeaient les Allemands contre les vrais patriotes. Alors, dit Petiot,
quand j’ai vu cela, j’ai décidé d’exterminer tous ceux qui appartenaient à la
Gestapo allemande, ou française d’ailleurs : dès que je me trouvais en
présence de quelqu’un ayant plus ou moins des accointances avec la Gestapo,
je l’exécutais.
D’après ses dires, Petiot était entré dans la Résistance dans le groupe de
Pierre Brossolette : il avait aussi pris contact avec un agent connu de Londres
pour organiser la Résistance en Franche-Comté. C’est ainsi qu’il aurait été
mis en relations avec le groupe d’action Arc-en-Ciel, ayant pour chef
2
M. Cumulo . Puis il dit qu’il ne voulait pas se contenter d’un rôle de sous-
ordre et que lui-même avait créé et dirigé un groupe important sous le nom de
docteur Eugène, groupe qui portait le nom de Fly-Tox.
Ces groupes auraient massacré d’après lui cinquante-trois mouchards de
la Gestapo.
Les interrogatoires étaient rares, la plupart du temps on exécutait sans
interrogatoire. Cependant, les quelques interrogatoires qui ont eu lieu se sont
passés rue Le Sueur.
Les gens étaient exécutés grâce à son arme secrète ou grâce à une
mitraillette, et les corps, la plupart du temps, étaient transportés soit dans les
bois de Marly, soit dans les bois de Saint-Cloud ou au bois de Vincennes.
Voilà quelles ont été les premières explications de Petiot.
Mais lorsqu’il comparut devant le juge d’instruction, ce magistrat lui posa
quelques questions précises. Il lui dit : « Puisque vous avez créé un groupe
important, le Fly-Tox, indiquez-moi au moins le nom des membres de ce
groupe. »
Petiot dit qu’il avait une mauvaise mémoire et qu’au surplus il ne voulait
pas indiquer ces noms. Et il ajouta : « Le groupe Fly-Tox est tellement connu
que si vous voulez faire les enquêtes vous le découvrirez vous-même, je n’ai
pas besoin de le dire. »
Il estimait, d’ailleurs, qu’il était inutile pour lui de fournir ces noms,
parce qu’il redoutait que les autres membres du groupe Fly-Tox soient
accusés comme lui.
Il affirma qu’il ne pourrait citer les noms des personnes qu’il avait
exécutées.
Petiot fut donc dans l’impossibilité, dès le début, d’apporter la moindre
précision sur le groupe qu’il prétendait avoir créé et dirigé, mais il ajouta :
« Mon groupe a fait des choses admirables ; mais nous avons été amenés à
supprimer soixante-trois personnes dont trente Allemands et autant de
mauvais Français qui avaient bien mérité leur sort, je n’ai qu’un regret, c’est
de ne pas en avoir tué davantage. Quelques-uns ont été exécutés par moi-
même ; j’ai tué notamment deux motocyclistes allemands avec mon arme
secrète, car toute blessure faite avec mon arme secrète était nécessairement
mortelle. »
Et il ajoute : « Chaque fois que mon groupe avait l’occasion de tuer des
Allemands, pour narguer les autorités occupantes, on allait transporter les
corps, pendant la nuit, devant un poste allemand. »
Vous voyez comme c’était commode pendant l’Occupation ! Et vous
pensez aux effroyables représailles que nous aurions connues, aux otages qui
auraient été fusillés et aux déportations massives qui auraient suivi, si on
s’était amusé à transporter, pendant la nuit, des séries de cadavres allemands
devant des postes allemands !
En ce qui concerne les mouchards français, ses explications furent encore
plus extravagantes. Il indique qu’il opérait de la façon suivante : un homme
de ce groupe Fly-Tox qui commandait se postait en sentinelle rue des
Saussaies, en face d’un service allemand bien connu ; il regardait les gens qui
entraient et quand il voyait un Français entrer rue des Saussaies et en ressortir
un bout de papier à la main, cela suffisait : il disait aussitôt : « C’est un
mauvais Français, un mouchard de la Gestapo » ; et la sentinelle prévenait
aussitôt le groupe Fly-Tox qui était à côté ; on faisait venir tout simplement
une camionnette, on embarquait dans cette camionnette l’individu qui ne
disait rien, pendant le parcours, on l’exécutait, et on allait l’enterrer ensuite à
Saint-Cloud ou à Vincennes !
Je réponds à Petiot : pour un homme qui n’aime pas les Allemands, vous
aimez singulièrement les méthodes allemandes et vous les pratiquez !
Comment ? d’après vous il suffit qu’un homme entre rue des Saussaies et en
sorte un papier à la main pour qu’on puisse dire de lui aussitôt : c’est un
mouchard de la Gestapo ? Sans interrogatoire, vous l’arrêtez, vous
l’embarquez dans une camionnette, vous le massacrez pendant le trajet et
vous allez l’enterrer dans un coin de la banlieue parisienne, à Marly, à Saint-
Cloud ou à Vincennes peu importe ?
S’il en est ainsi, lui dit le juge d’instruction, on va vous poser quelques
questions : puisque vous prétendez que vous êtes un justicier et que vous avez
exécuté une trentaine de mauvais Français, donnez-nous au moins le nom et
l’état civil de la plupart de ces mauvais Français ? Car tout de même vous
n’avez pas tué une trentaine de Français sans savoir exactement qui vous
massacriez ?
Petiot répond : impossible ; nous ne tenions pas de comptabilité et nous
n’avons jamais cherché à retenir les états civils.
Deuxième question : puisque vous dites que vous avez assisté vous-même
à la plupart des exécutions dans la forêt de Marly, dans le bois de Saint-
Cloud, indiquez-nous les endroits précis où sont les cadavres, nous allons
aller y voir.
Petiot nous dit : « Vous savez, je n’ai pas grande souvenance, je sais que
c’était dans la forêt de Marly, ou dans le bois de Saint-Cloud, mais je ne peux
pas vous donner d’autres précisions. »
Troisième et dernière question : puisque vos victimes étaient enterrées
dans la banlieue, comme se fait-il que leurs vêtements soient retrouvés dans
ces valises rue Le Sueur ?
Là, la question est terriblement embarrassante, tellement embarrassante
que Petiot ne répond pas, parce qu’il faudrait admettre qu’après avoir
assassiné ses victimes il les a déshabillées, complètement dépouillées, pour
transporter tous les effets et leurs bagages chez lui, rue Le Sueur.
Mais, hélas, Messieurs, les personnes assassinées par le docteur Petiot
n’étaient pas des agents de la Gestapo ; les personnes assassinées par le
Dr Petiot étaient, bien au contraire, des résistants pour la plupart, des Juifs
traqués qui venaient se confier à lui, comme nous le verrons tout à l’heure. Et
c’est pourquoi, je le répète, Petiot n’a travaillé ni pour la Résistance ni contre
la Résistance, car il ignorait ce qu’était la Résistance. Petiot, c’est le sinistre
assassin de droit commun qui tue pour voler. Et, d’ailleurs, les explications
fournies par l’accusé sont tellement abracadabrantes, je peux dire tellement
absurdes, qu’elles ne résistent même pas un instant à l’examen.
À qui ferez-vous croire que, pendant l’occupation allemande, il était
possible de procéder à Paris, en plein jour, en plein cœur de Paris, à
l’arrestation d’un agent de la Gestapo – qu’il soit français ou allemand, peu
importe d’ailleurs –, de lui faire traverser en camionnette 8 ou 10 km, de le
mitrailler, de l’exécuter pendant le parcours et de l’enterrer à un endroit
déterminé, devant la barbe des sentinelles allemandes ?
Et, pour arriver à ce résultat, il fallait avoir une belle organisation, il
fallait avoir du personnel, il fallait avoir du matériel, il fallait une sentinelle
continuellement en faction devant la rue des Saussaies : il fallait ensuite un
poste de police particulier à côté de la rue des Saussaies ; il fallait enfin une
camionnette, des armes, une mitraillette. Et comme il était facile, n’est-ce
pas, pendant l’Occupation, de se procurer une camionnette et de se procurer
une mitraillette ! C’est absurde.
Enfin, nous avons dit à Petiot : « Dites-nous comment étaient exécutés
ces individus. »
Petiot a répondu : « Ils ont été exécutés soit à l’aide d’une mitraillette,
soit à l’aide d’une arme secrète. » Alors, on lui pose la question : « Qu’est-ce
que c’est que cette arme secrète ? » Et Petiot dit : « C’est une arme terrible
qui permet de tuer à distance, sans bruit et sans que personne s’en aperçoive.
J’ai fait des essais, ils sont terrifiants, une personne, même atteinte très
légèrement, est nécessairement perdue ; la mort n’est pas immédiate ; la
personne ne s’aperçoit même pas qu’elle est touchée, elle continue et, tout à
coup, elle tombe et elle meurt. Et lorsqu’on découvre cette personne, il est
très difficile de déceler les causes de la mort : on ne saura pas si elle est morte
d’une embolie ou d’un accident ; les causes de la mort sont à peu près
impossibles à déterminer. »
C’est une belle invention ! Et seul le Dr Petiot, ce tueur en grande série,
était capable de faire une pareille invention. Je ne doute pas qu’elle a dû lui
rendre de grands services dans son hôtel particulier du 21 de la rue Le Sueur.
Et quand nous demandons à Petiot de préciser un peu cette magnifique
invention, de nous décrire l’arme, de nous indiquer pour le moins le principe
sur lequel elle était fondée, il nous répond : « Impossible, vous ne le saurez
pas ! Il y a parmi, vous, Messieurs, un mauvais Français qui serait capable
d’en faire un mauvais usage : je ne vous livrerai pas mon secret, car je n’ai
pas confiance en vous. »
Certes, Messieurs, nous ne sommes pas autrement peinés et surpris de ne
pas avoir la confiance de M. le Dr Petiot, je dirai même que nous ne la
recherchons pas ; mais Petiot, qui n’en est pas à un mensonge près, a voulu
fournir d’autres précisions. Il déclare qu’il appartenait également à un groupe
antifranquiste de Levallois-Perret, ajoutant qu’il avait beaucoup travaillé avec
ce groupe et qu’il avait fait avec lui de très belles choses.
Voici exactement ce qu’il a déclaré :

Au début, mon activité s’est bornée à délivrer des certificats


médicaux pour éviter des départs en Allemagne, des réquisitions ou
autres exigences des autorités d’occupation. Puis je suis entré en relation
et j’ai collaboré avec le groupe espagnol antifranquiste de Levallois.
J’ai fait avec ces gens-là des choses que je considère comme
admirables, mais je ne peux pas les dévoiler car mon affaire est très
simple et je ne tiens pas à la compliquer.

Est-ce que quelqu’un dans cette salle pourrait expliquer ce que signifient
ces paroles sibyllines que je relis :
J’ai fait avec ces gens-là des choses que je considère comme
admirables, mais je ne veux pas les dévoiler car mon affaire est très
simple et je ne tiens pas à la compliquer.

Qu’est-ce que cela veut dire ? Pourquoi tant de modestie si vraiment il a


fait des choses admirables, alors que cet homme encourt vingt-sept fois la
peine de mort ?
Le juge d’instruction, d’ailleurs, lui a posé à ce sujet quelques questions
embarrassantes. Il lui a dit : « À quelle date a commencé votre prétendue
activité à Levallois-Perret ? »
Et Petiot a répondu : « Je ne peux pas vous situer exactement la date,
mais cela doit correspondre à peu près à la période où on m’a volé mon
vélo. »
Deuxième question : « Quels sont les camarades de ce groupe ? Puisque
vous dites que vous étiez en collaboration complète avec ce groupe anti-
franquiste, donnez-nous des noms. »
Et Petiot dit : « Je ne les connais pas. — Donnez-nous les prénoms, les
sobriquets, comment les appeliez-vous ? »
Il répond : « Je ne suis pas capable de le dire car ma mémoire, une fois de
plus, est complètement défaillante. »
Mais Petiot ne s’en tient pas là. En outre de son activité dans la
Résistance, il avait une autre spécialité, alors, extrêmement philanthropique,
il travaillait, cette fois, uniquement pour le bonheur de l’humanité. Cette
spécialité consistait à faire passer à l’étranger – et plus spécialement en
république Argentine – des personnes qui voulaient s’éloigner des
Allemands. Comment y parvenait-il ?
Petiot nous dit que c’est grâce à la complicité de M. Lucien Romier et
aussi à la complicité d’un consul qui était attaché à l’ambassade de la
république d’Argentine, M. Desaix. Et c’est grâce à ces personnes qu’il est
arrivé à se procurer des faux passeports, des faux papiers, et qu’il est arrivé à
leur faire traverser d’abord la ligne de démarcation et ensuite la frontière
franco-espagnole : et il les dirigeait ensuite sur le Portugal ou sur le Maroc où
un bateau venait les prendre pour les mener jusqu’à Buenos Aires.
e
Il ajoute que le commissaire de police du VII arrondissement de Lyon
avait beaucoup facilité le passage de la frontière espagnole et que les
intéressés gagnaient le Maroc ou le Portugal où ils trouvaient des facilités
pour s’embarquer pour l’Amérique du Sud.
Dans quelques minutes, je vous aurai montré, je crois, sans difficulté, et
vous l’avez déjà compris, que tout ceci n’est qu’un tissu de mensonges.
Premier mensonge : Petiot ment lorsqu’il déclare que M. Lucien Romier
était à la tête d’une organisation clandestine destinée à faciliter le départ en
république Argentine de personnes qui voulaient quitter la zone d’occupation.
Petiot a choisi M. Lucien Romier parce qu’il est mort, et de ce fait il pensait
qu’il pourrait obtenir le bénéfice de son assertion. Il ne se doutait pas qu’à
côté de M. Lucien Romier il y avait tout de même un directeur de cabinet, un
chef de cabinet, un secrétaire particulier, tout un ensemble de personnes qui
étaient parfaitement au courant de l’activité de M. Lucien Romier. On a
entendu le directeur du cabinet, on a entendu le secrétaire particulier : ces
deux personnes qui ont vécu dans l’intimité complète de M. Lucien Romier
sont à même de nous fournir des précisions. L’une et l’autre nous ont déclaré
que jamais le docteur Petiot n’avait été en rapport ni directement ni
indirectement avec M. Lucien Romier. Ces personnes nous ont dit également
que jamais M. Lucien Romier ne s’était occupé d’organismes ayant pour but
de faire franchir clandestinement la frontière franco-espagnole, jamais
M. Lucien Romier n’a été en rapport avec les représentants de la république
Argentine, ni à Paris, ni à Madrid, ni à Vichy ; enfin, jamais M. Lucien
Romier ne s’est occupé de faire établir de faux passeports ou de fausses
pièces d’identité pour permettre un passage clandestin de la frontière franco-
espagnole.
Voilà, Messieurs, pour le premier mensonge.
Deuxième mensonge : Petiot ment lorsqu’il déclare que le commissaire
e
de police du VII arrondissement de Lyon permettait de fournir de faux
papiers pour le franchissement de la frontière franco-espagnole. C’est
absolument inexact. Petiot espérait aussi qu’on ne retrouverait personne,
parce que ce commissaire de police est mort, et il pensait évidemment
qu’avec d’autres commissaires de police qui se sont plus ou moins occupés
de questions analogues on arriverait à créer une confusion. Il y a eu une
enquête : c’est inexact. Personne, dans les milieux policiers lyonnais, n’a eu
connaissance de faits semblables.
Troisième mensonge : Petiot ment lorsqu’il déclare que M. Desaix,
consul appartenant à l’ambassade de la république Argentine, aurait été le
collaborateur de Lucien Romier. Il ment d’autant plus qu’il n’y a jamais eu à
l’ambassade de la république Argentine un fonctionnaire du nom de
M. Desaix, et dans tout le personnel de l’ambassade de la république
Argentine, il n’existe pas de M. Desaix.
Quatrième mensonge : Petiot ment lorsqu’il soutient qu’il n’a jamais
demandé la moindre somme d’argent à ceux qui se présentaient à lui pour
passer dans la zone dite libre. Tous les témoins ont été entendus : Beretta,
Marie, Cadou, sont là pour prouver le contraire. Et je me souviens même que
M. Cadoret et M. Marie, qui ont déposé en termes précis à cette barre, ont dit
que ce qui avait fait qu’ils n’avaient pas voulu se confier à Petiot, c’était
justement l’importance des questions matérielles. Il n’était question que de
commission à donner à ceux qui s’occupaient du passage, il n’était question
que de réaliser les biens, que d’emporter avec soi toute la fortune dont on
disposait.
Cinquième mensonge : Petiot ment lorsqu’il prétend n’avoir pas voulu
faire passer le sieur Cadoret, c’est tout le contraire : c’est M. Cadoret qui,
méfiant, malgré l’insistance de Petiot, n’a pas voulu avoir recours à lui et
s’est rendu en zone libre par un autre moyen. Et M. Cadoret a bien été inspiré
car s’il s’était rendu rue Le Sueur, son voyage aurait commencé et se serait
terminé 21 rue Le Sueur, comme celui de tous les autres.
Sixième mensonge : Petiot ment lorsqu’il prétend qu’il a appartenu à un
groupe antifranquiste à Levallois-Perret. Vous pensez bien que les Espagnols
qui constituent la colonie de Levallois-Perret ne sont pas tellement nombreux
qu’on ne puisse les retrouver. À Levallois-Perret, il peut y avoir une centaine
d’Espagnols, pas davantage. La police les connaît bien. Il est facile de les
retrouver, de les entendre, et de voir si vraiment il existait à Levallois un
groupe antifranquiste.
Il y a eu simplement à Levallois un groupe appelé guérilleros. Ce groupe
était composé seulement de quatre ou cinq membres et son activité consistait
à se réunir trois ou quatre fois par mois dans un café et à voter une motion.
On s’en tenait là. Le nommé Gonzalès, le chef de ce groupement, a écrit que
jamais Petiot n’avait fait partie de ce groupe. Petiot est complètement
inconnu. Mais le sieur Gonzalès nous a fourni une précision qui a permis de
retrouver comment Petiot avait pu savoir qu’il existait quand même un
groupe de guérilleros à Levallois. Gonzalès avait reconnu la femme d’un
compatriote, Mme Miguel, qui avait eu recours au Dr Petiot, Gonzalès eut
l’occasion de parler à Petiot et c’est ainsi que ce dernier, au cours d’une
conversation, a pu apprendre l’existence de ce petit groupe de guérilleros qui
n’a fait d’ailleurs que se réunir dans un café de Levallois et y prononcer des
discours. Soyez tranquilles, jamais Petiot n’a fait partie de ce groupement et
comme l’a dit Gonzalès : « Nous n’aurions pas toléré qu’un Français fasse
partie de notre groupement. »
Voici le sixième mensonge. Arrivons maintenant au septième mensonge.
Petiot ment lorsqu’il déclare avoir participé à l’activité du groupe de
M. Pierre Brossolette. Il a encore choisi M. Pierre Brossolette parce que
celui-ci est mort. Mais Mme Brossolette, député, qui a été, comme vous le
pensez, intimement liée à l’activité politique de son mari, est venue nous
affirmer que celui-ci avait toujours ignoré le docteur Petiot. Elle fournit
d’ailleurs des précisions intéressantes. Contrairement à ce qu’imaginait
Petiot, jamais le sieur Brossolette n’a dirigé de groupe de résistance, ni de
groupe d’action ni de groupe de renseignement. L’activité de M. Pierre
Brossolette consistait uniquement à transmettre aux principaux responsables
de la région parisienne des directives qu’il tenait personnellement du général
de Gaulle. Et consulté sur le même sujet, M. Maurice Schumann, ami intime
de M. Pierre Brossolette, a confirmé en tous points les déclarations de
Mme Pierre Brossolette.
Petiot a cru, à un moment donné, qu’il pourrait néanmoins faire croire
qu’il avait été en rapport avec M. Pierre Brossolette parce qu’il disait : « J’ai
été en rapport avec lui par l’intermédiaire d’une nommée “Claire”. » Or, cette
nommée Claire, on ne la trouvait pas. Claire avait été déportée. Pas de
chance, Claire est revenue. Mme Claire, c’est Mme Davinroy, qui est une
résistante de la première heure, qui connaissait parfaitement Pierre
Brossolette, qui l’avait hébergé. Elle est revenue et on lui a posé la question :
« Connaissez-vous Petiot ? » Elle a dit : « Petiot ? Absolument inconnu. Je ne
sais pas ce que c’est. » Voilà, par conséquent, pour le septième mensonge.
Arrivons maintenant au huitième. Petiot ment lorsqu’il prétend qu’il était
en rapport avec Cumulo, un des dirigeants du groupe Arc-en-Ciel. Les
indications fournies par Petiot sur Cumulo et le groupe Arc-en-Ciel prouvent
que l’accusé n’avait aucune idée sur l’activité de ce groupement. C’est ainsi
que Petiot a déclaré au début que le groupe Arc-en-Ciel était un groupe
d’action. Erreur profonde. Le groupe Arc-en-Ciel n’a jamais été un groupe
d’action mais un groupe de renseignement. Cela prouve que Petiot non
seulement n’a jamais fait partie de ce groupe, mais qu’il ignorait même
quelles étaient la destination et la spécialité de ce groupe. Tous les membres
du groupe Arc-en-Ciel ont été consultés. Ils ont affirmé que Petiot n’avait
jamais fait partie de ce groupement ni sous son nom de Petiot ni sous le
pseudonyme de Dr Eugène, et Petiot qui déclarait connaître beaucoup
M. Cumulo a été dans l’impossibilité de fournir son signalement. On a dit à
Petiot : « Dites-nous comme il était fait ? » Et Petiot a répondu : « Cumulo
était brun. » Pas de chance, il était blond, châtain clair quant aux yeux et avait
un teint de blond. Et Petiot ajoute : « Cumulo me ressemblait beaucoup. »
Dieu merci, il ne vous ressemblait pas, ni moralement, d’abord, ni
physiquement ensuite. Il dit : « Cumulo avait la même silhouette que moi. »
Pas de chance : Cumulo avait 1,86 m, ce qui n’est pas une taille banale.
Cumulo paraissait âgé de vingt-cinq ans, alors que le Dr Petiot paraît tout de
même un peu plus âgé.
On a posé à Petiot la question suivante : « Puisque vous connaissez si
bien Cumulo, dites-nous son véritable nom, car Cumulo est un nom
d’emprunt. » Petiot a répondu : « J’ai connu ce nom, cela commençait par un
C, je crois. » Eh bien, c’est bien facile. On lui a remis une liste de dix-sept
noms sur laquelle il y avait le véritable nom de Cumulo. Petiot a été
incapable de le reconnaître.
On pose encore cette question à Petiot : « Connaissez-vous l’adresse de
M. Cumulo ? » Il ne la connaît pas. Enfin on lui pose cette dernière question :
« Seriez-vous capable de reconnaître Cumulo sur photographie ? » Et Petiot
répond : « Je n’ai pas l’habitude de reconnaître les gens sur photo. C’est
inutile de m’en présenter une. »
Comment Petiot, alors, a-t-il appris qu’il existait un groupe Arc-en-Ciel
ayant comme chef Cumulo ? Il est infiniment probable qu’il l’a appris dans
des conversations, comme tout à l’heure, ou alors quand il était détenu à
Fresnes et qu’il a conversé avec d’autres personnes détenues à côté de lui.
Mais les imprécisions dont il a fait preuve montrent qu’il ignorait tout de ce
groupe et que jamais il n’avait fait partie de ce groupe.
Voilà pour le huitième mensonge. J’en arrive au neuvième.
Petiot ment lorsqu’il déclare qu’il a créé un groupe, le groupe Victor, et
qu’il l’a dirigé. Ce groupe n’a jamais existé et si, Messieurs, vous aviez le
moindre doute à ce sujet, souvenez-vous du rapport et des conclusions
précises de M. le directeur général des Études et recherches qui se termine
ainsi :

Les allégations de Petiot, ses réticences, ses contradictions, son


ignorance flagrante de l’organisation de la Résistance montrent que non
seulement il n’a pris aucune part à la Résistance, mais encore qu’il ignore
tout de la nature et du mécanisme de la Résistance.

Petiot est donc complètement étranger à la Résistance. Et lorsqu’il vient


affirmer qu’il était de la Résistance, ce n’est qu’une imposture, c’est un
blasphème de plus. Le groupe Victor n’a jamais existé. Ce qui a existé c’est
un individu que les Anglais appelaient Fly-Tox. Il a retenu ce nom, a voulu
en faire usage mais comme par hasard en a fait un mauvais usage et la
conclusion éclatante à laquelle nous sommes amenés c’est que non seulement
Petiot ne fait pas partie de la Résistance, mais il ignore tout du mécanisme de
la Résistance.
Et aujourd’hui, non seulement la Résistance le renie, mais on peut bien
dire que la Résistance le vomit.
C’est qu’en effet il a souillé la Résistance. Il s’est servi de la Résistance
uniquement pour ses fins criminelles. Voilà la vérité.
Mais Petiot qui n’en est pas à un mensonge près, nous venons de le voir,
ni même un bluff près, a prétendu qu’au moment de la rupture des relations
diplomatiques entre les États-Unis d’Amérique et l’Allemagne il avait fait
une communication très importante au consulat général des États-Unis.
En quoi consistait cette communication ? Cette communication, d’après
lui, concernait des renseignements, des plans et, surtout, l’exposé d’une arme
nouvelle, une arme nouvelle destinée aux pays envahis, arme nouvelle fondée
sur le principe du boomerang, arme extrêmement puissante puisqu’il se
chargeait avec elle d’anéantir rapidement un million de soldats allemands.
C’était, par conséquent, une super bombe atomique.
Petiot ajoutait qu’il avait fait cette communication à un sieur Thompson
et à un sieur Muller. Il ajoutait même qu’il avait remis le dossier complet à
M. Muller. Devant de telles précisions, l’enquête était possible. On a donc
fait des vérifications. On a entendu M. Thompson. Il a répondu qu’aucune
communication de ce genre ne lui avait été faite, ajoutant d’ailleurs qu’il ne
s’agissait pas là d’une communication banale et que si une communication de
cet ordre lui avait été faite à un moment quelconque, il s’en souviendrait
certainement.
Quant à M. Muller, c’est mieux : il n’a jamais existé. Il n’y a jamais eu un
sieur Muller faisant partie du personnel de l’ambassade des États-Unis.
Petiot dit : « Je me suis trompé, si ce n’est pas Muller c’est Miller ou
Milner. » Encore une fois, vous êtes pris, Petiot, en flagrant délit de
mensonge.
Voilà donc le cas qu’il faut faire des explications de Petiot. Ce ne sont
que mensonges répétés, mensonges partout.
D’ailleurs, quelle a été la conduite de Petiot au moment de la Libération ?
Est-il venu se livrer à la justice ? Au moment où les patriotes sortaient de
prison, Petiot, cet assassin de droit commun, caché dans sa fange, sous un
faux nom, avec de fausses pièces d’identité, se cache encore chez des amis. Il
s’était composé un visage. Il s’était laissé pousser la barbe. Il portait des
lunettes, dont il n’avait nul besoin, pour se composer une physionomie
d’emprunt, espérant ainsi échapper aux investigations et aux recherches de la
police.
D’ailleurs, Messieurs les Jurés, j’ai ici une photographie beaucoup plus
éloquente que tout ce que je pourrais vous dire. Regardez comment Petiot sait
se composer un visage quand il veut échapper aux investigations de la police.
Petiot ne pourra jamais prétendre que s’il s’était composé un visage c’était
pour fuir les Allemands, puisque tout cela se passe bien après la Libération.
Au surplus, Messieurs, pourquoi Petiot a-t-il été arrêtée par les
Allemands ? L’explication est bien facile à fournir. C’est qu’il avait laissé
croire, à force de le répéter, qu’il était susceptible de faire passer des gens
dans la zone libre ou à l’étranger. Ce bruit s’était accrédité et finalement les
Allemands mirent Petiot en surveillance. Vous connaissez la méthode
allemande, les Allemands commencent par arrêter la personne qu’ils veulent
surveiller et ensuite, posément, ils font leur enquête. Lorsqu’ils se rendirent
compte, au bout de quelques mois, que Petiot n’était qu’un farceur et un
sinistre comédien, lorsqu’ils virent même tout le parti qu’ils pourraient en
tirer, ils le remirent en liberté.
Vous pensez bien que si les Allemands avaient cru, à un moment donné,
que Petiot était pour quelque chose, même de loin, dans la disparition d’un
agent de la Gestapo, non seulement ils ne l’auraient pas libéré, mais Petiot ne
serait certainement pas assis sur ce banc aujourd’hui. Il en était de même pour
l’affaire de la rue Le Sueur.
Lorsque le 11 mars 1944 on a découvert ce charnier, cet abattoir, les
Allemands se sont intéressés à l’affaire. Il fallait que la police tous les jours
leur communiquât le résultat de son enquête puis, lorsque les Allemands ont
vu qu’il s’agissait d’un tueur de droit commun, que c’était une affaire
purement française, ils ont dit : que la justice française se débrouille.
Vous pensez bien que si les Allemands avaient considéré à un moment
donné que cette affaire pouvait intéresser la Gestapo, même de loin, nous
n’aurions jamais eu cette affaire. Ils se seraient emparés du dossier dès le
début.
À la question posée à cette audience, je réponds : il est impossible de le
dire et ce n’est pas moi qui dirai autre chose que ce qu’il y a dans le dossier.
Par conséquent, sur ce terrain, je ne suivrai pas le brillant avocat marseillais
qui a fait hier dévier le débat en le plaçant sur le terrain politique. Moi je dis :
Petiot assassin de droit commun. Je dis et je le répète : Petiot c’est le gangster
qui n’a travaillé ni pour la Résistance ni contre la Résistance, parce qu’il
ignorait ce que c’était que la Résistance, et les nombreux assassinats par lui
commis n’avaient qu’un but : lui permettre d’accaparer la totalité ou la
presque totalité de la fortune des personnes qu’il faisait disparaître. La
Résistance, il ne savait pas ce que c’était et, aujourd’hui, il la prostitue. Il
essaie de se servir de la Résistance pour essayer de justifier tous ses crimes,
toutes ses horreurs. Mais la Résistance ne se laisse pas prendre à cette
manœuvre et voilà pourquoi les résistants, aujourd’hui, non seulement le
renient, mais le vomissent.
Ce qu’il y a de certain, Messieurs, c’est que Petiot a su tirer
admirablement parti de la période troublée que traversait notre malheureux
pays à ce moment-là. Vous pensez bien que jamais en temps ordinaire Petiot
n’aurait pu organiser cet abattoir ni faire fonctionner ce charnier.
L’organisation de cet abattoir, le fonctionnement de ce charnier, tout cela n’a
été rendu possible que par cette période trouble de l’Occupation, cette ligne
de démarcation qui fendait la France en deux zones : la zone libre, et la zone
occupée, et cela c’était inespéré pour Petiot. Il a su l’exploiter tout de suite à
ses fins criminelles. Il invitait les personnes désireuses de passer la ligne de
démarcation à se présenter chez lui munies de toute leur fortune et lorsqu’il
les avait exécutées et dépouillées, il disait à la famille que le passage s’était
effectué dans de bonnes conditions, mais étant donné les difficultés, il fallait
s’attendre à rester sans nouvelles de l’intéressé pendant longtemps.
Ce manège a duré pendant plus d’un an. Que voulait Petiot ? C’était
accaparer les biens de ses victimes et, je crois pouvoir le dire, il y a
pleinement réussi.
En effet, les traits dominants de son caractère sont d’abord la cruauté et
ensuite la cupidité comme le disent les experts. Petiot de plus est un sadique.
Il est un tueur qui éprouve un malin plaisir à tuer et à dépecer ses victimes,
mais cette cruauté, si développée soit-elle, ne suffit pas à expliquer tant de
crimes. Il y a aussi la cupidité. […] Cela lui a donné l’idée de tirer parti de la
période troublée que traversait la France et c’est ainsi que, pour attirer des
gens fortunés chez lui, il faisait miroiter qu’il leur ferait passer la ligne de
démarcation et qu’il les enverrait à l’étranger très loin. Et ce seront,
évidemment, toujours les Juifs, traqués et persécutés par la Gestapo et par les
nazis, qui viendront se confier à Petiot et c’est eux qui commenceront et qui
termineront le voyage 21, rue Le Sueur.
Petiot, ne l’oublions pas, a surtout massacré des Juifs, par là même des
résistants.
Le procédé criminel du docteur Petiot peut en effet se résumer grosso
modo de la façon suivante : il invitait les personnes désireuses de passer la
ligne de démarcation. Il leur recommandait de bien liquider tous leurs biens.
Il leur recommandait de se munir de tout ce qu’ils avaient de plus précieux :
bijoux, or, valeurs. Une fois que c’était fait et qu’ils venaient le retrouver, il
prétextait la nécessité de les vacciner contre certaines maladies des pays
tropicaux et en profitait pour injecter une substance vénéneuse, peut-être pas
mortelle immédiatement, mais qui les étourdissait et amenait la mort
lentement. Ensuite, c’était un jeu d’enfant de faire entrer ces personnes dans
la petite chambre triangulaire où les cris étaient étouffés et il n’avait plus qu’à
3
les laisser mourir lentement . Il est certain que sa qualité de médecin lui
facilitait grandement les moyens de s’approvisionner en substances
vénéneuses. C’est ainsi qu’on a trouvé chez lui cinq cent quarante ampoules
de morphine, alors qu’un médecin, normalement, doit avoir une dizaine
d’ampoules chez lui.
C’est ainsi qu’il avait fait du crime une véritable industrie, parfaitement
étudiée et mise au point. […]
Petiot se targue d’avoir fait disparaître soixante-trois personnes. Nous
n’avons pu identifier jusqu’à ce jour que vingt-sept personnes. Nous
parlerons seulement de celles-là.
Il y a deux possibilités. Il les a tuées par piqûre, probablement, ou encore,
comme le faisait remarquer le Dr B…. peut-être les a-t-il tuées par asphyxie
gazeuse. Il est certain que la chambre triangulaire, bien que n’étant pas d’une
étanchéité parfaite, pouvait servir de chambre à gaz. Une fois que Petiot avait
étourdi sa victime en lui faisant une piqûre, il lui était facile de l’introduire
dans cette cellule et de l’exécuter par asphyxie gazeuse en injectant dans ce
local un gaz nocif rapidement mortel. En ce qui concerne la nature du gaz
susceptible d’avoir été employé par Petiot, sa qualité de médecin lui donnait
l’embarras du choix : acide cyanhydrique, acétylène, chloroforme, etc. Mais
je dis que l’hypothèse de la mort par piqûre demeure encore plus
vraisemblable parce que la mort par asphyxie gazeuse est plus compliquée à
réaliser que la mort par piqûre. Or, nous savons que Petiot disait toujours à
ses futures victimes qu’il fallait commencer par les vacciner contre certaines
maladies des pays tropicaux avant de s’engager à faire ce grand voyage. De
sorte que la seringue paraît avoir été l’arme de prédilection de Petiot, à mon
avis c’est la seringue qui est la véritable arme de Petiot.
En effet, parmi nos témoins, nous avons fort heureusement des personnes
qui, désirant quitter la France, s’étaient confiées au Dr Petiot, puis qui, au
dernier moment, lui ont refusé leur confiance et ont abandonné leurs projets
primitifs. C’est ce qui s’est passé par exemple pour M. Marie et les époux
Cadoret. Il est heureux pour M. Marie et les époux Cadoret qu’ils y aient
renoncé car nous savons qu’ils auraient terminé leur carrière 21 rue Le Sueur
s’ils avaient continué. Et l’enquête avait déjà établi certains faits qui se
trouvent corroborés par leurs dépositions.
Nous savons que le Dr Petiot faisait connaître à sa clientèle désireuse de
passer en Espagne ou en Amérique que, pour se mettre en règle avec la loi de
l’immigration, il fallait nécessairement se faire vacciner et qu’il fallait un
stage de deux jours dans une clinique du quartier de l’Étoile. Cette
vaccination devait se faire par piqûres.
Ces piqûres expliquent bien des choses. On s’explique […] les lettres
trouvées chez lui et écrites par les victimes du Dr Petiot. Ces lettres étaient
écrites lorsque leur volonté était diminuée par le stupéfiant.
Heureusement pour eux les époux Cadoret ne se laissent pas faire.
Mme Cadoret est doctoresse en médecine et Petiot ne le savait pas. Elle
demanda des explications dans une clinique au sujet de ces prétendues
vaccinations et comme les réponses lui parures louches, elle ne lui donna pas
sa confiance. Il était si bizarre qu’elle se demanda s’il n’était pas sous
l’empire d’un stupéfiant quelconque. Quant au sieur Cadoret, il nous dit qu’il
fut frappé par trois choses : d’abord l’importance des questions matérielles
que Petiot donnait à son affaire. Il fut ensuite frappé par la malpropreté des
mains de Petiot et, surtout, par l’imprécision des réponses de Petiot et de sa
secrétaire.
Prenons d’abord le premier point, l’importance donnée aux questions
matérielles.
Pour une entreprise qui se disait philanthropique, une entreprise
résistante, il était curieux, dit M. Cadoret, de voir qu’il n’était question que
d’argent : commission, rétribution pour ceux qui s’occupaient du passage et
surtout nécessité de réaliser tout son avoir et d’emporter avec soi toute sa
fortune.
Ensuite M. Cadoret fut frappé – dit-il – par la malpropreté des mains de
Petiot et il se dit que pour un médecin, un chirurgien, c’était tout de même
bizarre qu’il ait des mains aussi sales. Sans doute surprit-il Petiot alors que
celui-ci venait de faire un essai de fonctionnement de son four crématoire ou
venait-il peut-être de dépecer quelques vieilles victimes. C’est ce qui fait
qu’il n’a pas eu l’occasion de remédier à sa toilette et qu’il a comparu devant
M. Cadoret dans une tenue aussi négligée.
Puis – et c’est là le point essentiel – M. Cadoret nous dit qu’il fut frappé
par l’imprécision des réponses de Petiot et de sa secrétaire. Chaque fois qu’on
posait une question précise à Petiot sur la modalité du passage, Petiot fuyait
toujours la réponse. Il se dérobait. Cela ne nous étonne pas car nous avons vu
au cours de ce long débat que chaque fois que l’un de nous doit poser une
question précise à Petiot, il a toujours refusé de répondre directement à la
question et a essayé de se dérober.
C’est devant ces imprécisions que les époux Cadoret perdirent toute
confiance. Ils flairèrent l’escroquerie et renoncèrent à leurs projets primitifs.
Ils préférèrent se confier à une autre entreprise, Dieu merci pour eux.
[M. Marie, lui aussi, est alerté par l’importance accordée par Petiot aux
questions matérielles.]
Maintenant que nous connaissons le mécanisme des exécutions de la rue
Le Sueur, nous allons arriver au détail des assassinats. Mais, avant, il y a une
question préliminaire qui se pose. Quel est le montant approximatif des
sommes volées par Petiot ? Question précise et je m’excuse dès maintenant
d’être dans l’impossibilité de vous répondre, même d’une façon très
approximative, à cette question.
C’est que, en effet, nous n’avons en tout et pour tout pu récupérer de tous
ces vols que les quarante-neuf valises que voici, valises qui contiennent du
linge, des effets, mais vous pensez bien que tout ce qui avait une grande
valeur sous un petit volume : bijoux, or, tout cela a disparu. Pour quelle
raison, Messieurs ? On peut y voir une double raison. La première, c’est que
cette affaire a été découverte au moment de l’Occupation. Il est certain que la
police française n’avait pas, malgré tout, la même liberté d’action que
maintenant. Il est certain que la police française n’a pas été très énergique
dans les premiers jours. On a commencé par laisser partir Petiot et,
évidemment, il a été assez difficile après de diriger les enquêtes. La deuxième
raison c’est que les faits ont été découverts le 11 mars 1944 et que Petiot n’a
été arrêté que le 31 octobre 1944, huit mois après. Il a eu huit mois pendant
lesquels il pouvait faire disparaître toutes les pièces à conviction qui ne
tiennent pas un gros volume. C’est pourquoi les bijoux, l’or, les grandes
valeurs, nous ne les avons pas et ne pouvons les représenter ici. Mais il est
certain que les sommes volées par Petiot sont considérables. Je ne peux les
chiffrer mais cela représente des millions, car il a surtout exécuté des Juifs et
des Juifs très riches, comme nous le verrons tout à l’heure.
Parmi les vingt-sept victimes identifiées, il y a trois groupes : d’abord le
groupe des Juifs. C’est le groupe le plus important : quinze Juifs qui
voulaient fuir les atrocités raciales et qui se sont confiés à lui, espérant passer
la ligne de démarcation et se diriger vers l’étranger.
Ensuite, deuxième groupe : trois personnes mêlées à des affaires
judiciaires gênantes pour Petiot, affaires d’avortement ou de trafic de
stupéfiants où Petiot est fortement compromis. Il les fait disparaître parce
qu’elles étaient trop gênantes.
Enfin, troisième groupe : ce sont des personnes de basse moralité, mais
qui avaient de l’argent, et c’est pour cette raison que Petiot les a fait
disparaître.
[L’avocat général Dupin poursuit son réquisitoire en examinant un à un
les cas des différentes victimes.]
Enfin, Messieurs, dernière question que je me suis posée plus de cent fois
depuis deux mois que j’étudie ce volumineux dossier, dernière question que
vous vous posez, j’en suis sûr, et dernière question que tout le monde se pose
dans cette salle : quel est le nombre exact des assassinats commis par Petiot ?
Eh bien, à cette question qui paraît si simple, je suis dans l’impossibilité
de vous répondre avec exactitude, et l’accusé lui-même serait peut-être dans
l’impossibilité de le dire, puisque je me souviens que, l’autre jour, alors qu’il
disait : « On me reproche vingt-sept assassinats, ou plus exactement, vingt-
sept exécutions, j’en reconnais quatorze, mon avocat dit : dix-neuf, la défense
est plus facile avec dix-neuf, je veux bien, j’accepte le chiffre de dix-neuf. »
À quatre ou cinq exécutions près, Petiot ne peut pas dire le chiffre exact de
ses exécutions.
On peut se demander si Petiot, au début, n’a pas fait disparaître, dans la
Seine, de nombreux cadavres.
En effet, comment ne pas constater une coïncidence étrange entre la
disparition de certaines victimes de Petiot et la découverte de cadavres
dépecés dans la Seine ?
Est-ce que Petiot, au début du fonctionnement de son abattoir, jetait les
cadavres dans la Seine après les avoir scientifiquement dépecés ? Puis, cette
méthode ayant attiré l’attention de la police, est-ce qu’il a changé de
méthode, de tactique, brûlant les cadavres 21, rue Le Sueur ?
Ce qu’il y a de certain, c’est que le jour où il est arrêté par les Allemands,
brusquement, on n’entend plus parler de disparitions suspectes.
Or, Petiot achète l’hôtel de la rue Le Sueur le 11 août 1941. Il fait les
réparations nécessaires au début de l’année 1942, et l’entreprise Petiot, si je
puis m’exprimer ainsi, va entrer en plein fonctionnement depuis cette époque,
et jusqu’au mois de mai 1943, jour de son arrestation. On va découvrir dans
la Seine, du côté de Neuilly, du côté de Courbevoie, du côté d’Asnières, des
quantités de morceaux de cadavres savamment découpés, qui correspondent
très exactement au genre de ceux qu’on a trouvés rue Le Sueur. Je dis
savamment découpés, puisque le Dr Paul disait ceci : « Il faut avoir une
grande habitude du scalpel et du maniement des instruments chirurgicaux
pour avoir su désarticuler et dépecer les cadavres comme cela a été fait. »
Il y a là une étrange coïncidence.
Par conséquent, seul un chirurgien ou un médecin pouvait dépecer les
cadavres, étant donné l’état dans lequel ils ont été trouvés.
Quel sera le premier geste de Petiot quand il sera libéré par les
Allemands ? Ce sera de faire venir des mètres cubes de chaux vive pour
dissimuler les morceaux de cadavres qui se trouvent rue Le Sueur, et il va
mettre en fonctionnement un four crématoire qui sera sa perte, puisque c’est
par là qu’on arrive à découvrir le charnier de la rue Le Sueur.
Tout cela ne nous donne pas une solution à cette question.
Quel est le nombre des assassinats commis par Petiot ? Est-ce que le
chiffre de soixante-trois exécutions visé par l’accusation est exact ? Est-ce
que, pour une fois dans la vie, Petiot dit la vérité lorsqu’il déclare avoir
exécuté ou assassiné soixante-trois personnes ? Messieurs, c’est possible,
mais ce n’est pas certain, et comme nous ne voulons le poursuivre que pour
des faits précis et dont nous sommes certains, nous n’avons retenu que vingt-
sept assassinats, les vingt-sept assassinats des personnes identifiées, dont on
vous a parlé durant ces débats.
Et maintenant, je vous demande d’écouter la plus effrayante chronologie
que vous avez entendue de votre vie, chronologie que vous n’oublierez ni
pendant la période de votre délibéré ni pendant longtemps, j’en suis sûr.
Le 11 août 1941, Petiot se rend acquéreur de l’immeuble de la rue Le
Sueur et, aussitôt, préparation de l’abattoir. Il fait construire la chambre
e
triangulaire, la chambre des exécutions. Il fait construire le mur au 5 étage,
pour isoler l’immeuble de tous les immeubles voisins et, dès le début de
janvier 1942, l’abattoir va pouvoir commencer à fonctionner.
2 février 1942 : assassinat de Guschinow.
22 mars 1942 : assassinat de Van Bever.
25 mars 1942 : assassinat de Mme Baudet femme Khayt.
5 juin 1942 : assassinat de la femme Hotin.
20 juin 1942 : assassinat du docteur Braunberger.
Premiers jours d’août 1942 : assassinat de Joseph Réocreux.
À la même époque, assassinat de la femme accompagnant Réocreux.
Toujours à la même époque, assassinat de Bosset, d’Albertini François et
de Chamoux Claudia.
15 août 1942, assassinat de la famille Kneller, c’est-à-dire de Kneller
Kurt, de Lenb Marguerite et du jeune René Kneller, âgé de huit ans.
15 décembre 1942 : assassinat de Woolf Maurice.
16 décembre 1942 : Braun Lina.
16 décembre 1942 : Marx, Rachel.
28 décembre 1942 : Basch Gilbert.
28 décembre 1942 : Schönker Marie.
À la même époque, assassinat de Schönker Chaïm, d’Estébéteguy, de
Francisca, de Rossmy Gisèle, assassinat de Höllander, Ludwika et de
Arnsberg.
25 mars 1943 : assassinat de Grippay Joséphine, dite Paulette.
25 mars 1943, assassinat d’Estébéteguy Adrien.
er
1 avril 1943, assassinat de Rossmy Gisèle.
er
1 avril 1943 : Piéreschi Joseph.
21 mai 1943 : assassinat de Dreyfus Ivan.
Voilà, Messieurs de la cour, Messieurs les Jurés, ce que vous n’oublierez
jamais, sans doute.
On doit s’incliner devant tous les morts, mais je dis que, malgré tout, il y
a lieu de distinguer parmi ces morts. Il y en a certains qui étaient des gens
tarés, mais il y a aussi des martyrs, il y a surtout des martyrs : martyrs, les
Khayt, martyrs les Van Bever, martyrs les Hotin, martyrs les Baudet, martyrs
les Höllander, les Woolf, les Basch, les Kneller, et tant d’autres qui sont
venus se jeter dans cet effroyable charnier de la rue Le Sueur, martyrs, d’une
façon générale, tous ces Juifs traqués et poursuivis, qui sont venus se confier
à Petiot, parce qu’ils pensaient que Petiot les ferait passer de l’autre côté de la
ligne de démarcation et qui sont venus mourir dans les conditions que vous
connaissez rue Le Sueur.
Voilà, Messieurs, l’effroyable bilan de la rue Le Sueur, bilan très
incomplet, je le crois, mais bilan singulièrement édifiant.
Et maintenant, Messieurs, quelle monstrueuse explication que celle de
l’accusé, pour chercher à justifier tant de crimes…
Il se pose en justicier, en grand épurateur, et c’est pour la France, c’est
pour l’humanité qu’il a commis tant d’assassinats, tant de cambriolages, et il
pousse même l’infamie jusqu’à venir revendiquer le titre de résistant, le titre
de héros national…
Eh bien, admettons, comme je vous le disais tout à l’heure, que, parmi ses
victimes, il y ait trois ou quatre mauvais Français. Qu’est-ce que cela peut
faire ?
Pourquoi Petiot a-t-il exécuté des gens comme Estébéteguy ou
Réocreux ? Parce qu’il les soupçonnait d’être de mauvais Français ?
Non, la raison est tout autre ; il les a assassinés pour une raison beaucoup
plus prosaïque ; parce qu’il savait qu’ils avaient de l’argent.
Et il ose aujourd’hui pousser l’infamie jusqu’à revendiquer ce titre de
résistant, ce titre de héros national.
Héros national, Petiot ? Quelle odieuse caricature… Héros national, ce
massacreur de Juifs, de résistants, de femmes, d’enfants ?
Héros national, ce tueur qui a transformé son hôtel en camp
d’extermination, avec chambre à gaz, four crématoire, fosse à chaux ?
Héros national, ce cambrioleur qui dépouillait ses victimes de la totalité
de leurs biens ?
Héros national, ce médecin marron qui se livrait sur une vaste échelle au
trafic des stupéfiants ?
Héros national, cet assassin en grande série qui se cachait, après la
Libération, sous un faux nom, avec de fausses pièces d’état civil, pour
essayer d’échapper aux investigations de la police ?
Et on viendra parler de Résistance ? Et c’est au nom de la Résistance, et
c’est pour servir la Résistance que tant de crimes, tant d’horreurs auraient été
commises ?
Non, Petiot… Nous ne laisserons personne profaner davantage ce mot de
Résistance. Non, le blasphème a assez duré… Pas d’imposture, Petiot.
L’heure de la justice a sonné…
PETIOT. — Procureur de l’État français…
L’AVOCAT GÉNÉRAL DUPIN. — Sans doute, les dépositions de deux
témoins, complètement inconnus de l’information, et découverts par la
défense in extremis, auraient eu tendance à insinuer que l’accusé, à un
moment donné, aurait peut-être servi la cause de la Résistance. Mais aucun
d’eux n’a été capable de fournir une précision. Ils ont simplement formulé
une opinion.
Que faut-il en conclure ? C’est que Petiot, par sa prodigieuse faconde, par
son hypocrisie, par son bagout incontestable, a su les endoctriner, les
impressionner, pour se faire passer à leurs yeux pour un « dur ». Il ne faut pas
y voir davantage.
De même, d’autres témoins, amis immédiats de l’accusé, sont venus nous
dire qu’à Villeneuve-sur-Yonne Petiot avait encore des partisans dans la
population.
Eh bien, Messieurs, puisque Petiot a encore des partisans, un assassin
comme Petiot, vous l’abandonnerez à ceux qui le revendiquent et qui veulent
le transformer en résistant, voire même en héros national.
Oui, Petiot, le rôle de justicier ne vous convient guère, car vous êtes,
avant tout, un assassin sadique, un cambrioleur odieux qui se cache sous un
faux nom, avec de fausses pièces d’identité, pour essayer d’échapper aux
investigations de la police. Voilà ce que vous êtes.
C’est pourquoi votre monstrueuse explication, votre monstrueuse légende
pour la cour, de justicier, de résistant, de héros national, je la repousse avec le
dédain et le mépris les plus absolus.
J’ai fini, Messieurs de la cour, Messieurs les Jurés. Je défère à votre
justice le Dr Petiot.
Mais, ai-je besoin de prononcer la peine que je requiers contre le monstre
qui a sur la conscience un si grand nombre d’assassinats ?
Je me souviens qu’à une précédente session d’assises, à cette même
place, j’avais, sous une forme voilée, discrète, formulé des réserves sur la
légitimité de la peine de mort.
Ces réserves, je ne les maintiens plus. Jamais, autant que maintenant, la
peine de mort ne m’est apparue comme étant une nécessité absolue, et si, au
cours de ma carrière, il ne m’était encore jamais arrivé de pouvoir requérir
contre un criminel quel qu’il soit la peine de mort sans éprouver une sorte
d’émotion, quelquefois même une profonde angoisse, aujourd’hui, c’est sans
émotion, c’est en toute sérénité, c’est de toute mon âme de combattant et de
résistant que je viens ici, au nom de la société, requérir le châtiment suprême
contre le monstre de la rue Le Sueur, car je ne puis oublier qu’en ce moment
je représente vingt-sept victimes, je ne puis oublier qu’en ce moment je porte
la croix de vingt-cinq familles éplorées qui ont tant souffert dans leur chair,
dans leurs affections, et qui viennent vous demander justice.
Comme je vous le disais au début de mes explications, ce procès est
unique dans les annales judiciaires, et les archives de la cour d’assises de la
Seine sont dans l’impossibilité de vous offrir l’exemple d’une autre
procédure contenant autant de crimes, de monstruosités que celle-là.
Aussi, quel criminel encourut plus justement la peine de mort que Petiot ?
Doué des facultés les plus brillantes, intelligence d’élite, au lieu de faire
bénéficier la science de ses capacités, il a préféré donner libre cours à ses
horribles penchants, et c’est ainsi que, partout où il a été, il est passé comme
un fléau, semant autour de lui le deuil, le déshonneur, la mort.
Il ne s’est servi de son intelligence que pour faire le mal, pour commettre
le crime, et nous le voyons successivement médecin marron, pratiquant
l’avortement et le trafic de stupéfiants sur une vaste échelle, devenir
cambrioleur pour finir assassin, et assassin en grande série.
Si encore, Messieurs, on avait pu trouver, dans l’état mental de l’accusé,
une atténuation quelconque à tant d’horreurs et tant de crimes ?
Mais non, il n’en est pas ainsi.
Spécialement commis par le juge d’instruction, les éminents docteurs
psychiatres que vous avez entendus se sont livrés à un examen attentif et
minutieux de l’accusé, au point de vue mental. Ils n’ont trouvé chez lui ni
maladie, ni infirmité, ni symptômes susceptibles de diminuer, dans quelque
mesure que ce soit, la responsabilité pénale de l’accusé.
Votre conscience et la mienne, Messieurs de la cour, Messieurs les Jurés,
sont donc pleinement rassurées : Petiot, le monstre de la rue Le Sueur, est
entièrement responsable de ses actes.
Que la justice suive son cours, et que Petiot aille bientôt retrouver ses
victimes.
PLAIDOIRIE DE ME RENÉ FLORIOT

Messieurs de la cour,
Messieurs les Jurés,
Vous avez entendu, pendant quinze heures d’horloge, les adversaires
essayer de vous démontrer qu’il ne pouvait pas y avoir de doute dans vos
esprits et que Petiot était coupable.
Le seul fait qu’il ait fallu quinze heures pour apporter cette démonstration
semble tout de même indiquer que ce n’est pas aussi simple qu’on pouvait le
penser à la première audience.
Rassurez-vous : je ne plaiderai pas quinze heures. Je vous épargnerai ce
supplice. Je vais être aussi bref que possible, mais, moi, je ne vous ferai pas
de roman. Je ne prendrai pas de liberté avec les faits et avec les dates. Je
plaiderai mon dossier, et rien que mon dossier, et je ne vous dirai rien qui ne
soit étayé par les pièces de ce dossier.
Étant donné le peu de temps dont je dispose, je serai forcément
incomplet, et je ne pourrai pas, en quelques heures, reprendre, point par point,
argument par argument, la thèse développée à cette barre par les dix ou douze
contradicteurs.
Je vous demande de m’en excuser, et je vous demande de retenir que sur
tous les points pouvant présenter un intérêt quelconque, je m’appesantirai, et
je crois pouvoir vous démontrer, lorsque j’aurai terminé ma plaidoirie, que
non seulement ce n’est pas aussi simple qu’on voulait vous le présenter à la
première audience, mais que vous n’aurez pas d’éléments vous permettant de
répondre comme vous le demande M. l’avocat général.
Tout d’abord, un premier point qui est important.
Ce procès est faussé. Quand je dis qu’il est faussé, vous entendez bien
que je n’accuse personne, car s’il est faussé, c’est de la faute de personne,
mais il est faussé tout de même.
Du reste, rassurez-vous : je n’ai pas l’intention, au cours de ces
explications, de choquer quiconque. Je vais plaider mon procès, je le répète,
avec le dossier, et je voudrais tout d’abord vous indiquer comment ce procès
a été faussé.
Il est toujours fâcheux, pour un accusé, de venir devant ses juges,
précédé, je ne dis pas d’une campagne de presse – ce n’est pas le cas – mais
précédé d’une opinion qui a été préparée, inconsciemment, et qui, lorsqu’elle
voit, pour la première fois, paraître dans son box le docteur Petiot, dit :
« C’est un monstre, c’est un assassin, c’est un voleur, c’est peut-être même
un sadique. »
Comment cette histoire est-elle née ? De la façon la plus simple du
monde.
Le 11 mars 1944 – nous sommes en pleine Occupation – un coup de
tonnerre éclate : on a découvert rue Le Sueur, dans un hôtel particulier qui
appartient au Dr Petiot, des cadavres enrobés de chaux, dont certains
brûlaient dans un calorifère, et tout ce qu’on sait, c’est que le propriétaire de
l’hôtel de la rue Le Sueur, le Dr Petiot, a pris la fuite. Le crime est, par
conséquent, signé.
Et la presse – et c’est infiniment normal – va s’en donner à cœur joie, en
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disant : « Nouveau Weidmann , nouveau Landru. » Le Dr Petiot qui est en
fuite et qui, par suite, a reconnu ses crimes, dans son antre de la rue Le Sueur,
attirait d’innocentes victimes et, soit par sadisme, soit par cupidité, il les
faisait disparaître.
Inutile de vous dire que l’opinion, qui ne savait pas autre chose que ces
nouvelles et qui ne pouvait rien savoir d’autre, a emboîté le pas. Elle l’a
emboîté d’autant plus facilement que la presse de l’époque s’est bien gardée
de raconter que le Dr Petiot s’était présenté rue Le Sueur, le 11 mars 1944,
qu’il avait parlementé avec les gardiens de la paix qui avaient découvert les
cadavres, qu’il avait réussi à les convaincre et qu’il avait dû s’en aller.
Si ce détail avait été connu d’une partie des Français, cela les aurait peut-
être déjà fait réfléchir.
Et puis, la presse de l’époque a caché un second détail qui avait son
importance. Elle a caché que, de mai 1943 à janvier 1944, le Dr Petiot avait
été arrêté, martyrisé et emprisonné pendant huit mois par les Allemands.
Cela, on ne l’a pas dit, et c’était une des choses les plus curieuses des
comptes rendus de ce procès que de voir, pendant l’Occupation, la presse –
qui ne pouvait pas dire que Petiot avait été arrêté par les Allemands –
déclarer qu’au cours de son incarcération… Sans plus. Tant et si bien que le
public qui n’était pas prévenu, auquel on avait ressassé que le Dr Petiot était
un trafiquant de stupéfiants, que le Dr Petiot avait été déjà condamné par le
tribunal […], voyant écrit : « incarcération », en concluait – et il ne pouvait
pas en conclure autre chose – que le Dr Petiot avait été arrêté par la police
française pour trafic de stupéfiants.
Donc, du 11 mars 1944 au mois d’août 1944, la presse, d’abord,
l’opinion, ensuite, sont persuadées qu’il ne peut y avoir aucune sorte de
question : le Dr Petiot est un assassin, et la seule question qui puisse être
discutée, c’est la suivante : a-t-il tué par cupidité ou a-t-il tué par sadisme ?
Arrive la Libération. À la Libération, nous apprenons ce que nous
soupçonnions déjà, mais nous l’apprenons avec plus de force et de détails,
que les Allemands s’étaient conduits avec les malheureux déportés dans des
conditions invraisemblables. Nous apprenons l’existence des fours
crématoires, nous apprenons l’existence des camps d’extermination. Et
immédiatement, les journalistes, qui sont incontestablement de bonne foi, à
l’époque, d’écrire, faisant le rapprochement dans leur esprit : méthodes
germaniques, méthodes de la rue Le Sueur : c’est signé. Petiot était un agent
de la Gestapo.
Et puis, quelques jours plus tard, dans un journal du matin, paraît un autre
article écrit par un témoin qui est venu à cette barre, intitulé : « Petiot, soldat
du Reich ». Ce n’étaient pas des articles à énigme, ce n’était pas une
supposition, une hypothèse, c’était une affirmation. Il n’y avait aucun doute :
l’homme qui avait enterré, dans ce charnier de la rue Le Sueur, des victimes
qu’il avait tuées, d’abord, dépecées ensuite, carbonisées enfin, ne pouvait être
qu’un émule d’Hitler.
À ce moment-là, plus de doute pour personne. L’impression, déjà
profonde, produite pendant les six mois d’occupation, se confirme et se
réalise. On arrête le Dr Petiot. On l’arrête comment ? À une sortie de métro,
et on apprend qu’il est capitaine, avec grade authentifié, s’il vous plaît, des
Forces françaises de l’Intérieur.
Stupeur !… Immédiatement, la Résistance – et c’est normal, c’est
infiniment logique et infiniment humain – se cabre en disant : Non, cet
homme qui est certainement un agent de la Gestapo, qui, dans la meilleure
hypothèse pour lui, est un criminel de droit commun – et quel criminel !… –,
cet homme, capitaine FFI ? Un de plus qui veut se blanchir, qui veut se
justifier en s’abritant dans les plis sacrés du drapeau de la Résistance. Nous le
rejetons, et, comme disait hier M. l’avocat général, nous le vomissons.
Alors, tout le monde est d’accord : Petiot est un criminel. C’est
probablement un agent de la Gestapo. Il n’a, en tout cas, rien à voir avec la
Résistance. Et quand on sait que parmi les victimes de Petiot figure une
douzaine d’Israélites, le tableau est complet.
Les Israélites de dire : c’est un antisémite qui est passé à l’exécution. Et
l’unanimité se fait contre Petiot en disant : « Drôle de résistant qui, pendant la
guerre, alors que les Israélites étaient poursuivis par les Allemands,
s’empressait de les exécuter. »
Par conséquent, tout le monde est fixé. Ce n’est plus une hypothèse, ce
n’est plus une supposition, c’est une certitude : nous sommes en présence
d’un agent de la Gestapo…
Et on va le répéter chaque fois que le procès Petiot aura un petit
rebondissement. Au cours de l’instruction, je dois dire du reste, pour être
complet, que cette instruction va se passer sans phrase, il ne va y avoir aucun
élément saillant, la presse va s’en désintéresser plus ou moins, jusqu’au jour
où on lui annonce que les débats du procès Petiot vont commencer le
18 mars.
Il est d’usage que, pour des grands procès – et c’est un grand procès –, on
prépare le public en lui indiquant : tel jour, tel procès va se dérouler, et voici
dans quelles conditions il se présente.
Et la presse, objectivement, de dire : voilà le système de défense du
docteur Petiot : il prétend que, pour un certain nombre de victimes dont il
reconnaît être le meurtrier, il les a tuées par patriotisme. Et la presse et
l’opinion, qui ont vécu pendant quinze mois sur cette idée qu’il ne pouvait y
avoir aucune difficulté, de conclure : c’est un sacrilège, c’est abominable,
c’est atroce. Non seulement cet homme est un criminel, mais c’est un
imposteur qu’il faudra démasquer.
Et le procès commence.
Ceux qui ont regardé le dossier se rendent compte que, si on prend affaire
par affaire, ce n’est peut-être pas aussi simple que cela en a l’air, et je vous
répète que les quinze heures de réquisitoire en sont une démonstration.
Et alors, on imagine – et c’est au talent de mon confrère Véron que je
dois cette invention – de faire le petit raisonnement très simplet, qui est le
suivant : Petiot a tué un certain nombre de personnes, il le reconnaît. Ou bien
il les a tuées par patriotisme, et alors, c’est un résistant, ou bien il les a tuées
par cupidité, et alors, c’est une basse crapule. Il n’y a pas d’autre possibilité,
il n’y a pas d’autre hypothèse, il n’y a pas de troisième branche.
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Donc, se dit M Véron, si je démontre que Petiot n’est pas un résistant,
j’aurais automatiquement fait la preuve qu’il est une basse crapule, et le jury
le condamnera.
Comment prouver qu’il n’est pas résistant ? Et c’est ici qu’on fait une
pétition de principe. On vient dire à Petiot : « Vous allez vous expliquer sur
certaines “colles” – il n’y a pas d’autre mot, que la cour me le permette – que
nous allons vous poser, et si vous n’êtes pas capable de répondre à ces
“colles”, c’est la preuve que vous n’êtes pas un résistant, et vous n’êtes, par
conséquent, qu’une crapule. »
Et puis, il faut améliorer encore la démonstration, car il faut, à tout prix,
éviter de discuter dossier par dossier.
On dit : « Au surplus, cela ne surprend personne, vous êtes un médecin
marron. Vous avez toujours été un forban. Et puis, la rue Le Sueur, ce
charnier, ce calorifère, cette fosse, ces affaires, ces valises qu’on a trouvées,
c’est une démonstration éclatante. »
Et vous avez entendu hier M. l’avocat général, sur deux heures de
réquisitoire, consacrer – j’ai chronométré – une heure quarante à vous
démontrer : Petiot est un forban, Petiot n’appartient pas à la Résistance, et, la
rue Le Sueur, c’est la démonstration que nous sommes en présence d’un
criminel de la plus basse espèce.
Moi, je vais plaider mon dossier, mais avant de le faire, et très vite,
rassurez-vous, je suis obligé de reprendre très brièvement ces trois points,
pour vous montrer à quel point on a fait du roman.
Premièrement, on vous a dit : Petiot est un forban, et on a cherché, dans
sa vie, tout ce qu’on a pu trouver de désagréable. On a cherché, parmi ses
ennemis, tout ce qu’on pouvait vous apporter pour faire un tableau sombre de
Petiot.
Mais je crois pouvoir vous démontrer qu’on a réellement fait l’enquête
avec un parti pris évident.
Un exemple, un seul : vous avez entendu à cette barre vingt braves gens
qui sont venus nous dire : « Nous sommes les clients du docteur Petiot. Nous
n’avons jamais connu un médecin aussi dévoué, nous n’avons jamais connu
un médecin aussi désintéressé. Par tous les temps, la nuit, il venait, presque
tous les jours, alors que nous ne pouvions pas le payer, soigner nos enfants,
soigner nos parents avec un dévouement inlassable. »
Cela, ce n’est pas dans le dossier et, cependant, l’inspecteur principal
Poirier, qui est venu à cette barre, vous a dit – et je l’ai appris à la dernière
minute : « J’en ai interrogé deux mille. Ils m’ont à peu près tous dit la même
chose, sauf que certains m’ont ajouté que son regard leur faisait peur. Ils l’ont
dit après la découverte de la rue Le Sueur. Mais ces deux mille personnes ont
été unanimes pour déclarer : médecin désintéressé, dévoué. »
Or, pas un mot dans le dossier.
Villeneuve-sur-Yonne, c’est réellement plus beau que tout. Vous avez
entendu trois ou quatre témoins qui ont fait le voyage, qui sont restés cinq
jours enfermés dans la salle des témoins, pour venir vous dire : « Nous
l’avons connu, le Dr Petiot. Toute la ville voudrait venir vous dire qui c’était,
toute la ville voudrait venir pour vous dire ce qu’il a fait et les services qu’il a
rendus. »
On n’a trouvé le moyen, dans le dossier, que de mettre la déposition de
M. le gendarme Courteau qui est venu se rendre ridicule à cette barre, un
jour, en venant vous dire : « J’en veux un peu au Dr Petiot parce qu’un jour je
lui ai fait un procès d’éclairage, et il a été acquitté. Je le soupçonne d’avoir
assassiné Mme G…, la laitière. »
Cela a été un éclat de rire. Il avait accusé neuf personnes, sauf le
Dr Petiot. On n’avait jamais inquiété le Dr Petiot. Et M. l’avocat général qui,
pourtant, est quelquefois téméraire n’a même pas osé répondre, n’a même pas
osé discuter l’accusation.
Seulement, le gendarme Courteau, qui déteste le docteur Petiot parce
qu’il a été acquitté sur un procès d’éclairage, est venu – il n’y a pas d’autre
mot – baver à cette barre des choses insensées qui se sont démontrées
absolument inexactes.
Alors, voulez-vous, après que vous avez compris qu’on a fait ce procès
d’une façon un peu curieuse et unilatérale, au point de vue policier, que nous
reprenions vite la vie de Petiot ?
Il passe son bachot, comme tout le monde. Il va à la guerre dans
l’infanterie, comme tout le monde. Il est blessé à Craonne. Il est blessé
grièvement, puisqu’on le réforme. Malgré cette réforme, il demande à repartir
au front.
Il repart. C’était grave, car après être revenu, une seconde fois, en temps
de paix, il est réformé à cent pour cent.
Il fait des études médicales, et il s’est trouvé un médecin qui avait peur
que le nom de Petiot rejaillisse sur le corps médical, et qui est venu vous
dire : « Curieux : il a été reçu en trois ans. »
Mais non, docteur, ce n’est pas curieux. Tous les étudiants en médecine,
pendant la guerre, ont été dispensés de certains travaux. Tous les étudiants en
médecine, comme aujourd’hui les déportés et les prisonniers, ont des
dispenses. Ils peuvent faire en trois ans ce qu’on fait normalement en cinq ou
six ans. Il n’a pas tellement mal fait, puisqu’il a été reçu au doctorat avec la
mention « très bien ».
Mais, là encore, le coup de griffe : « S’il est médecin, ce n’est peut-être
pas lui qui a fait sa thèse. »
Alors, vous comprenez, on ne me conteste pas ma blessure, parce qu’elle
est sur mon livret militaire. On ne me conteste pas ma réforme, parce qu’elle
est sur ma feuille de réforme. Mais, ma mention « très bien », on me la
discute en se demandant si ce n’était pas le patron que je n’avais, du reste,
pas, qui a pu me conseiller pour la faire.
Voilà comment on a fait cette enquête.
Maintenant, Villeneuve-sur-Yonne. Pour vous donner une idée de ce que
sont les passions et le courage de l’humanité, voici un petit article de journal.
Il est acquis aux débats – personne ne le discute – que Petiot s’est
présenté avec succès et aux élections municipales et aux élections du conseil
général. Il était inscrit à un parti politique que je ne nommerai pas, cela
n’intéresse personne, tout le monde le sait. Il est un fait qui est indiscutable :
c’est qu’il a été élu conseiller municipal, maire et conseiller général.
Eh bien, il s’est trouvé une Fédération de l’Yonne qui a éprouvé le besoin
de publier, dans le journal du Parti, un petit entrefilet ainsi conçu :

La Fédération…

– suit le parti politique de l’Yonne –

… dément l’insinuation d’un journal selon laquelle Petiot aurait


appartenu à une section du département.

Voilà, Messieurs, le courage de ces gens qui, avant de savoir ce qui allait
se passer, avant même que les débats soient clos, viennent vous dire : « Mais
non, il n’appartenait pas à notre groupe. »
Je me demande pourquoi ceux qui s’appellent Marcel, comme lui, n’ont
pas publié dans la presse un démenti en disant : Marcel Untel prévient le
public qu’il n’a aucune espèce de rapports avec Marcel Petiot.
Voilà où nous en sommes !…
Voulez-vous que nous reprenions sa vie à Villeneuve-sur-Yonne ?
Il se présente aux élections municipales. Il est un médecin extrêmement
dévoué. Les gens sont venus vous le dire. Vous en avez quelquefois souri.
Vous avez eu raison, car ces gens avaient bonne mine, ces gens s’exprimaient
avec autorité et verdeur. Ils sont venus vous dire : « Il était infiniment
dévoué. Les malades, ceux qui avaient des carnets médicaux, c’est-à-dire
ceux qui, pratiquement, ne payaient rien, ou trois francs par visite, les trois
francs étant payés par l’État, ces clients, il se précipitait chez eux pour les
soigner, l’argent ne l’intéressait pas. Il était dévoué, il était magnifique. »
M. l’avocat général a arrangé cela tout de suite. Il a dit : « C’était
démagogique, c’était pour être élu aux élections. »
Je peux faire n’importe quoi. Je peux avoir la mention « très bien » à mon
doctorat, je peux soigner les malades avec un dévouement invraisemblable,
on me dira : « Votre thèse, ce n’est pas vous qui l’avez faite. Quant à votre
dévouement pour les malades, pendant des années, sans toucher un franc,
c’était pour être élu. »
Nous verrons qu’il s’est dévoué pour d’autres malades et qu’il n’était plus
candidat au conseil municipal.
Alors, il est élu à la quasi-unanimité. Il est élu maire, cet homme qui a à
peine trente ans, à la quasi-unanimité.
Comme c’est un homme combatif – vous l’avez constaté au cours de ces
audiences – cela va changer à Villeneuve.
Vous avez beaucoup ri quand on vous a dit : « Il a installé le “tout-à-
l’égout”. » C’est un détail qui, pour les gens de Villeneuve, avait son
importance. Il a amené l’électricité, il a transformé les écoles, il a transformé
en pouponnières modèles ces nids de tuberculose. On vous l’a dit d’une façon
un peu emphatique, mais cela correspond aux remerciements de ces braves
gens qui ont fait ce voyage pour venir vous crier ce remerciement qu’ils ont
encore au fond de leur cœur pour lui.
Il est réélu triomphalement. Le préfet se fâche, parce que ce petit maire
de cette petite ville de Villeneuve est un monsieur qui fait beaucoup de bruit.
On le révoque. Le conseil municipal démissionne en bloc.
Messieurs, voyez le courage, à l’heure actuelle, des autorités constituées :
je demande à la mairie de Villeneuve de m’envoyer cette délibération. On me
répond : « Monsieur, elle n’est pas signée par tous les membres du conseil
municipal, on ne peut pas vous l’envoyer. »
Je réponds : « Envoyez-la telle qu’elle est. »
On me répond : « Envoyez-nous du papier timbré pour qu’on puisse vous
faire un extrait. »
Je l’envoie. On me répond : « Envoyez-moi 20 francs pour les frais
d’envoi. »
Je n’ai plus le temps matériel, je n’ai pas la pièce. Je n’ai que les lettres.
Vous les lirez et vous serez fixés.
Il est réélu triomphalement. Il a de nouvelles difficultés. Il démissionne.
Tout le conseil municipal le suit. Il est réélu triomphalement. Il est élu
conseiller général. Il est imbattable dans son arrondissement. Cela doit tout
de même correspondre à quelque chose.
Un de mes amis, qui est un de mes confrères également, que tenaillait, lui
aussi, la politique, me disait : « J’ai failli me présenter contre Petiot.
Imbattable dans son arrondissement. Mille quatre cents votants au conseil
général, mille deux cents voix assurées en ce qui le concerne. »
Cela prouve tout de même autre chose que des manières de forban. Cet
homme qui faisait l’unanimité non seulement dans sa ville, mais dans son
canton, cela ne vous donne pas à réfléchir ?
On me dit : « Oui, mais il y a une affaire d’électricité. »
Je ne comprends pas que, dans une cour d’assises, un avocat général, qui
sait ce que sont ces genres d’affaires, ait pu se servir de ce tremplin pour
essayer de démolir Petiot à Villeneuve-sur-Yonne.
Que s’est-il passé ? Petiot vous l’a raconté. C’est du même tonneau que la
croix du cimetière qui pesait 500 kg et qu’on l’a accusé d’avoir dérobée.
Il est en difficultés avec son préfet, et le préfet a cette manière élégante de
le mettre à genoux : il lui coupe le courant. Petiot s’est-il éclairé avec des
bougies, comme a dit le témoin ? A-t-il essayé de s’éclairer quand même,
malgré le préfet ? Cela m’est égal. On lui a fait un procès, car c’était le
moyen, si on réussissait à le faire condamner, d’essayer de le rendre
inéligible.
La cour d’appel ne s’y est pas trompée. Elle ne pouvait peut-être pas faire
autrement, car il était manifeste, peut-être – je ne connais pas le dossier, je ne
l’ai pas plaidé –, qu’il y avait eu du courant qui a été utilisé par Petiot. On a
peut-être trouvé, dans le parti politique adverse, des braves témoins qui sont
venus, sous la foi du serment, apporter une vérité douteuse. Il a été condamné
avec sursis. Rassurez-vous : c’est la démonstration que la cour a fait le point.
Elle n’a peut-être pas pu prononcer un acquittement. Elle a voulu marquer,
par le sursis, qu’elle comprenait dans quelles conditions cela s’était passé.
Vous ajoutez : alors, Petiot, brûlé, va quitter Villeneuve.
Mais non, regardez votre dossier et vos dates : cela n’a aucun rapport.
Petiot est venu à Paris. Vous voulez savoir pourquoi ? Pour une raison bien
simple : sa femme était parisienne.
Je ne vous apprendrai rien en vous disant que même pour les gens
autoritaires, comme Petiot, il y a des cas où c’est la femme qui dirige. Elle
n’aimait pas Villeneuve. Elle a emmené son mari à Paris.
Voilà le médecin Petiot, impeccable jusque-là, qui se trouve à Paris, et
comme vous ne ménagez rien, vous vous êtes arrangés, au banc de la partie
civile, pour que, finalement, cette pièce atterrisse sur votre bureau, le
prospectus du docteur Petiot.
C’est tout ce que vous avez à me reprocher. Ce prospectus, je vous le dis,
il ne me plaît pas outre mesure. Il est évident que le docteur Petiot, se
souvenant peut-être de ses luttes électorales, y emploie un style que j’aurais
préféré ne pas le voir employer. Mais ce n’est pas sérieux comme argument.
Ce n’est tout de même pas cela qui va vous démontrer qu’il est un forban.
Il vous a expliqué naturellement le premier jour : « Mon cabinet était par
terre. Le cabinet que je rachetais était par terre. Il n’avait plus de clients. J’ai
envoyé des prospectus, j’ai envoyé des circulaires, car je voulais me faire un
nom, car je considérais que j’étais un bon médecin, et que je pouvais arriver à
rendre service à l’humanité. »
Je ne sais pas si les deux mille personnes qui ont été entendues ont été
attirées par ce prospectus ou non, mais ce que je sais bien, et je vous le
rappelle d’un mot, c’est que vous avez entendu une brave femme,
Mme Lavallée, qui vous a dit : « Ma fille était atteinte de septicémie. On l’a
soignée pendant cinq ans. Nous habitons Levallois. Petiot, nuit et jour, venait
à bicyclette de chez lui à Levallois, quelquefois deux fois par jour,
quelquefois la nuit ; à partir de la deuxième année, où nous n’avons pas pu
continuer à le payer, le Dr Petiot a continué à venir pendant trois ans, nuit et
jour. » Il n’hésitait pas, par tous les temps, à prendre sa bicyclette pour aller
courir dans cette banlieue lointaine, pour arracher cette petite fille à la mort,
et les honoraires ne l’intéressaient pas. Ces gens ne pouvaient pas le payer.
Le mari était gardien de nuit : c’est vous donner tout de suite l’importance de
sa solvabilité.
D’autres vous ont dit : « Je devais partir faire une cure au Mont-Dore. J’ai
dit au Dr Petiot : “Je n’ai pas d’argent, car j’ai vos honoraires à payer.” Petiot
m’a répondu : “D’abord, soignez-vous. Mes honoraires, on en parlera
après.” »
Deux braves gens sont venus vous dire : « Notre enfant, il l’a sauvé.
Condamné par trois médecins, et pourtant, trois médecins connus, c’est lui
qui s’y est attelé pendant le jour, la nuit. » Il venait aussi à bicyclette à Clichy
pour arracher cet enfant à la mort. « Quand nous n’avons plus pu le payer, le
troisième mois, il nous a dit : “Qui vous a parlé d’argent ? Je continuerai à
vous soigner.” »
Ce n’était pas pour être élu au conseil municipal qu’il faisait cela. Ce
n’était pas pour faire de la démagogie. C’était parce que cela lui plaisait.
On me dit : « Mais, les stupéfiants ? » Nous en parlerons tout à l’heure.
Permettez-moi de vous dire que, contrairement à ce que vous avez pu
penser, le Dr Petiot n’a pas été le seul poursuivi dans cette affaire. Vingt-cinq
médecins ont été déférés par le parquet devant le tribunal. Le corps médical
s’est ému. J’ai à mon dossier des articles parus dans des grands journaux
médicaux qui ont protesté contre cette inculpation, car c’était une question de
principe qui était soulevée. Le parquet entendait refuser aux médecins le droit
de se faire juges du point de savoir s’ils pouvaient ordonner la cure. C’est
contre cela que les médecins se sont insurgés, et lorsque Petiot a comparu
devant le tribunal, il avait une partie du conseil de l’ordre et du corps médical
derrière lui.
C’est tellement vrai que, lorsque l’affaire est venue devant la cour, quatre
affaires étaient en jeu. Pour l’une, on l’a acquitté, pour les trois autres, on a
prononcé une condamnation de principe, condamnant, pour cette affaire, par
confusion, à 2 400 francs d’amende, décimes compris.
Vous savez mieux que moi que si le délit reproché à Petiot avait été
infamant, ce n’est pas par 2 400 francs d’amende qu’on l’aurait sanctionné, et
vous savez comme moi que la cour n’a jamais prononcé un jour
d’interdiction contre le Dr Petiot. La cour a tranché une question de principe
qui avait surtout pour but et pour effet d’éviter que, dans l’avenir, les
médecins ne puissent dire : « Nous allons continuer à faire cette cure. » On a
voulu marquer le coup, si vous me permettez l’expression, étant entendu
qu’on prononçait simplement une condamnation de principe.
Voilà le Dr Petiot forban.
La Résistance, c’est un point que, s’il n’avait tenu qu’à moi, on n’aurait
pas abordé à cette barre. Pourquoi ? Parce que je considère qu’il ne présente
aucun intérêt, ni pour ni contre la défense du docteur. Mais je ne suis pas
maître de ce qui a été dit à cette audience, et il est, par conséquent, nécessaire
que je m’en explique.
Comment se présente la question ?
Tout d’abord, vous me concéderez – et tous les gens de bonne foi seront
d’accord avec moi – qu’on peut être résistant de plusieurs manières. On peut
être un résistant officiel, si j’ose dire, encore que les mots soient un peu
contradictoires. On peut être résistant appartenant à un réseau ou à un groupe.
C’était la qualité de la majorité de ces magnifiques résistants de l’Occupation.
On peut aussi faire individuellement, et sans appartenir à aucun groupe,
des actes de résistance.
Je veux vous dire que cela n’a pas d’intérêt, et vous allez être d’accord
avec moi du côté de l’accusation.
Voulez-vous admettre une seconde que le docteur Petiot ait été, d’une
façon incontestée, inscrit à un groupe reconnu de la Résistance, et voulez-
vous admettre qu’il ait tué une personne, et que, pour justifier son crime, il
soit venu dire à l’accusation : « J’ai tué parce que j’étais résistant. » Vous lui
auriez répondu – et vous auriez eu raison : « Peu me chaut que vous soyez
inscrit à un groupe de résistance. Cela ne vous permettait pas de faire toutes
les fantaisies. Vous avez tué un homme. Vous allez m’expliquer pourquoi
vous l’avez tué, et vous allez me démontrer que vous l’avez tué pour la
Résistance. Le fait d’être incorporé à un réseau ne change pas le problème. »
Si, au contraire, un homme n’est pas inscrit à un réseau de Résistance,
mais s’il fait un acte de résistance incontestable : prenons l’exemple du
paysan qui, à 11 heures du soir, surprenant un officier allemand qui se
promène tranquillement et bucoliquement sur le long d’une rivière, l’envoie,
d’un coup de fourche, dans le fond de la rivière, vous ne lui ferez pas un
procès et vous ne lui direz pas : « Vous avez tué un officier allemand, alors
que vous n’étiez pas inféodé à un groupe. »
Il vous répondrait : « J’ai le droit de faire mon métier de Français, sans
avoir reçu de consigne. Il suffit que je vous démontre que j’ai tué un officier
allemand pour que je sois absous. »
Par conséquent, l’appartenance ou la non-appartenance à la Résistance
n’a pas d’intérêt.
Je reconnais que je dois vous prouver, pour les victimes qui sont
reconnues par Petiot, victime par victime, qu’ils étaient des agents ou des
indicateurs de la Gestapo. Je reconnais que je vous dois cette preuve et que si,
pour un seul d’entre eux, je ne fais pas cette preuve, le Dr Petiot doit être
condamné.
Alors, que vient faire ce débat qui irrite les véritables résistants – et je le
comprends, surtout après ce que j’ai expliqué tout à l’heure ? S’il ne tenait
qu’à moi, je l’écarterais. Je suis obligé de m’expliquer, car si, tout à l’heure,
je ne m’en expliquais pas, j’entendrais une partie civile qui viendrait me dire :
« Vous avez négligé le point qui nous intéressait. »
Je le discute uniquement pour cela et, je le répète encore une fois, je
n’aperçois pas l’intérêt que ce point a dans mon procès.
Permettez-moi de vous dire tout de même ceci, Monsieur l’avocat général
et Messieurs de la partie civile : c’est qu’on a cherché, dans le passé de
Petiot, on a cherché sans bienveillance. A-t-on trouvé, une fois, un mot, un
geste, qui soit antifrançais ? A-t-on trouvé, un jour, une expression, dans la
bouche de Petiot, qui démontre qu’il n’avait pas la haine de l’Allemand ? A-t-
on trouvé une attitude de lui qui permette de penser qu’il se désintéressait de
la question ?
Non seulement vous n’avez rien, mais vous avez encore ce défilé de gens
qui sont venus à cette barre, et qui vous ont dit, l’un : « Il m’a fourni des faux
certificats pour me soustraire au STO », l’autre : « Il m’a fourni des faux
papiers, il en a fourni à des officiers parachutés », le troisième : « Il essayait
de faire sortir mon mari de Drancy », ou tout au moins, de l’empêcher de
partir dans les camps de la mort, en offrant d’introduire une drogue dans un
litre de vin qu’on aurait fait passer à cet homme pour le rendre malade le jour
de la visite.
Il y a cette brave concierge qui est venue vous dire : « À 11 heures du
soir, Petiot est venu, un jour, chercher des échelles. Pour quoi faire ? Pour les
coller contre une fenêtre, pour tirer d’affaire une fille qui n’était peut-être pas
intéressante au point de vue moralité, mais qui était pratiquement arrêtée par
les Allemands. »
Vous avez entendu les gens qui sont venus vous dire : « Il nous a
administré une drogue qui nous a permis, pendant quatre jours, de présenter
les symptômes d’une maladie connue. Grâce à cela, nous avons échappé au
service du travail obligatoire. »
Vous avez entendu un témoin qui vous a dit : « Le jour où il savait, grâce
à un inspecteur de police de ses clients, qu’on allait faire une rafle dans un
quartier, chez les Israélites, il m’a demandé de prévenir tous ceux que je
connaissais, en leur demandant de ne pas coucher chez eux. »
On vous a dit qu’il avait offert d’abriter un réfractaire : c’est le réfractaire
qui est venu le raconter.
Un autre vous a cité d’autres traits.
J’en dirais trop. Ce que je retiens, c’est que tous ces gens qui sont venus à
cette barre vous ont dit : profondément antiallemand, et chaque fois qu’on a
eu besoin de lui contre les Allemands, il a répondu : présent.
Et puis, Richard Lhéritier, en uniforme de sous-lieutenant parachutiste,
après quinze jours de débats où on répète : Petiot est peut-être un agent de la
Gestapo, vient à cette barre avec, sur sa poitrine, la médaille de la Résistance
et deux citations sur sa croix de guerre.
Derrière lui, Courtois, deux citations à l’ordre de l’armée, maquisard,
frère fusillé en août 1944.
Ces deux hommes viennent vous dire : « On l’a connu », l’un six mois,
l’autre soixante-dix-huit jours. Ces deux ajoutent : « Dans le silence de la
cellule, quand on tourne en rond pendant des heures, il n’est pas possible de
tromper celui qui est à côté de vous. Eh bien, nous sommes convaincus que
Petiot était un homme qui avait la haine de l’Allemand. »
Vous allez jeter cela par-dessus bord ? Vous allez préférer, au
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témoignage de ces deux hommes, le témoignage de Kahan ?
Et puis cette femme, la dernière, que personne ne connaissait, et je dois à
un article de journal de l’avoir connue, voyant imprimer dans le journal qu’on
prétendait que Petiot avait été libéré en faisant des bassesses aux Allemands,
me téléphone. Elle me dit : « Faites-moi entendre. »
Et cette femme, qui a été condamnée à mort par les Allemands, qui était
dans le bureau de H… le jour où on a libéré celui-ci, dit : « Il y avait trois
hommes. Il y avait Petiot qui ricanait et qui disait : “Libérez-moi ou pas, je
m’en fous.” »
Et quand on dit : « Je m’en fous » à un commandant de la Gestapo
allemande, en pleine guerre, quand on lui dit : « Faites de moi ce que vous
voudrez, Messieurs », on n’est non seulement pas un agent de la Gestapo,
mais on montre tout de même qu’on a quelque chose, qu’on est capable de
tenir tête, et qu’en tout cas on n’aime pas les Allemands.
Voyez-vous, le fait de savoir si j’ai connu Cumulo ou si je n’ai pas connu
Cumulo, le fait de savoir si je savais qu’on disait groupe ou réseau, de savoir
si Brossolette avait laissé ou n’avait pas laissé une adresse de secours, que
voulez-vous que cela me fasse ?
Tout de même, je vais m’expliquer, parce que je ne veux pas qu’il puisse
y avoir dans vos esprits l’ombre d’un doute.
Que vous dit Petiot ? Il vous dit : « Je n’ai jamais appartenu à un groupe
régulier. »
Car c’est ce qu’il a dit. On essaye de faire cette pétition de principe, de lui
faire dire autre chose. Mais il n’a dit que cela.
Il a ajouté : « J’ai connu Cumulo qui était le chef du groupe Arc-en-Ciel.
Je savais que si j’avais besoin d’un renseignement, je pouvais le trouver chez
Claire, l’amie de Brossolette qui habitait au bord de l’eau. »
On s’est dit : « On va l’interroger là-dessus. »
Est-ce que vous trouvez que ce soit tellement convaincant,
l’interrogatoire auquel on s’est livré ? Claire Davinroy, on l’a recherchée. On
a dit : « Hypothétique Claire », et on a ricané, dans un rapport, en disant : « Il
parle de Claire, l’amie de Brossolette. »
On a interrogé tous les amis de ce grand héros. Personne ne la connaît,
elle est hypothétique.
Il n’y a qu’un malheur : c’est que trois semaines après, M. Poirier, qui n’a
pas les lumières de la DGER, l’a trouvée membre de la Consultative. Celui-ci
[il s’agit de Petiot] vous dit : « Elle va venir à cette barre, je discuterai avec
elle. Je lui rappellerai certains points, et vous verrez que je discuterai mieux
qu’avec M. Yonnet. »
Mme Claire Davinroy n’est pas venue. Je m’excuse, ce n’est pas de ma
faute si la discussion n’a pas eu lieu.
En ce qui concerne Cumulo, on lui [Il s’agit de Petiot] dit : « Que savez-
vous ? »
Et lui dit : « Il dirigeait le groupe Arc-en-Ciel. »
C’est vrai, cela a été établi par l’enquête.
« Il était marié. »
C’est vrai.
« Il s’appelait Cumulo. »
C’est vrai.
On lui dit : « Comment s’appelait-il avant ?
— Je ne m’en souviens pas. Mais il avait un nom composé de deux
prénoms. »
Puis il dit : « Il était plus jeune que moi. Il me ressemblait, de silhouette
et d’allure. »
Nous savons que les deux hommes étaient grands : 1,76 m, c’est grand.
L’autre était beaucoup plus grand, c’est entendu. Quand on dit que la
silhouette est la même, on ne dit pas que les hommes sont calqués l’un sur
l’autre.
« Il était grand, mince, il marchait à grands pas. »
On prétend qu’il a refusé de reconnaître sur photographie, alors qu’il est
établi dans le dossier qu’on n’a pas pu montrer à Petiot la photographie de
Cumulo.
Et on vient vous dire : « Vous ne connaissez pas la terminologie des mots
de la Résistance. Vous parlez toujours de groupe, et on parle de réseau. » J’ai
écouté M. Yonnet à cette barre : il a employé sept fois le mot « groupe ».
Pourtant, c’est un résistant authentique.
J’ai cherché dans le dossier Charbonneaux, la veuve de Cumulo :
En février 1943, mon mari est entré au groupe de renseignement.

Mme Vic-Dupont, la veuve du Dr Vic-Dupont :

Mon mari a créé, en février 1942, un groupe de résistance.


On interroge Mme Brossolette :

À aucun moment Brossolette n’a dirigé de groupe de résistance.

Si je me trompe en parlant de groupe au lieu de réseau, je suis en bonne


compagnie.
Et puis, vous avez l’air de dire que personne n’a jamais parlé de ce
groupe que dirigeait celui-ci [Il s’agit de Petiot], qu’on n’a jamais connu ni
Eugène ni « Fly-Tox ». Je n’en sais rien, mais ce que je sais bien, c’est que
Richard Lhéritier et M. Courtois sont venus dire : « À Fresnes, nous n’avions
aucune raison de nous jouer la comédie. En mai 1943, il nous a dit qu’il
s’appelait le Dr Eugène, et qu’il dirigeait le groupe Fly-Tox. »
On a interrogé les témoins, Mme Vic-Dupont : « Il m’a parlé d’un
Dr Eugène… de Jean-Marie, et que ce serait ce Jean-Marie qui l’aurait fait
rentrer au réseau Arc-en-Ciel. »
Mme Charbonneaux : « J’ai entendu parler du groupe Fly-Tox. »
Mme Vic-Dupont : « J’ai entendu prononcer, après l’arrestation de mon
mari, le nom de Fly-Tox. »
Jusqu’à Mme Kahan qui reconnaît qu’elle a connu Petiot sous le nom du
Dr Eugène.
Alors, voyez-vous, ce n’est pas si net que cela, c’est discutable.
J’ai discuté parce qu’il fallait discuter. J’en reviens à mon argument qui
est le seul qui va me permettre, maintenant, d’examiner, dossier par dossier,
cette affaire.
Peu importe que mon appartenance à la Résistance, telle qu’elle est
établie par les archives de la France combattante, soit établie ou non. Le
procès – et tout le monde sera d’accord avec moi sur ce point – se réduit à
ceci : vous me reprochez vingt-sept crimes. Je vous réponds : sur vos vingt-
sept crimes, le docteur Petiot en conteste huit et déclare : « Pour ces huit, je
n’ai pas tué. »
C’est à vous à me faire la preuve que j’ai tué ces personnes, et si vous me
la faites pour une seule d’entre elles, vous condamnerez le docteur Petiot.
Il en reste dix-neuf. Nous discuterons tout à l’heure sur le nombre de
personnes passées par Kahan. Laissons cette discussion de côté, parlons du
reste.
Le reste se décompose comment ? Des souteneurs, des filles soumises, les
clients de Kahan, et Yvan Dreyfus.
Pour ceux-là, Petiot vous dit : « Je reconnais que j’ai exécuté ces gens. »
Vous n’avez, par conséquent aucune preuve. C’est à moi qu’incombe la
preuve d’établir que ces gens étaient, soit des membres de la Gestapo, soit
des indicateurs de la Gestapo, soit des agents provocateurs de la Gestapo. Si,
pour un seul d’entre eux, Petiot ne fait pas cette preuve, il sera condamné.
Par conséquent, voulez-vous, maintenant que nous avons posé cette
espèce de toile de fond qui était nécessaire pour éclairer cette affaire, que
nous reprenions dossier par dossier ?
Rassurez-vous, je ne ferai pas de redite. Je ne vous répéterai pas ce que
vous savez déjà depuis longtemps. Je prendrai rapidement chaque affaire.
Pour ceux dont les crimes sont contestés, je vous démontrerai que la preuve
n’est pas faite, et pour ceux dont les crimes sont reconnus, je vous
démontrerai que ces crimes sont justifiés.
J’ajoute – et c’est mon dernier mot avant de commencer l’examen de
chacun de ces cas – qu’il est bien entendu que, pour les crimes qui sont
contestés par le Dr Petiot, il ne serait jamais venu à l’idée de personne – et
cela, retenez-le, je vous en supplie – de faire passer Petiot en cour d’assises,
s’il n’y avait pas eu la rue Le Sueur.
En d’autres termes, je m’explique : le jour où on apprend que le
propriétaire de la rue Le Sueur, Petiot, en fuite, est certainement l’auteur de
ces mesures d’exécution, puisqu’il a pris la fuite, et que c’est chez lui qu’on a
trouvé ces cadavres carbonisés, ce jour-là, on dit : « Il est incontestable que
cet homme a fait d’autres martyrs », tant et si bien que chaque fois que, dans
une affaire où une disparition se produit – et vous savez le nombre de
disparitions : il y en a vingt-sept dans le dossier, il y en a aussi vingt-sept de
gens qu’on ne m’impute pas mais dont on n’a pas retrouvé la trace, et vous
savez que pendant ces années terribles, de l’Occupation, des gens
disparaissaient – chaque fois que ces gens ont une attache, si mince soit-elle,
avec Petiot, on dit : « C’est Petiot. »
Il est bien entendu que si la rue Le Sueur n’avait jamais existé, il ne serait
venu à l’idée de personne de reprocher à Petiot un de ces meurtres. C’est
uniquement en les éclairant, si j’ose dire, à la lueur de l’hôtel de la rue Le
Sueur qu’on vient me dire : « Vous avez dû faire cela aussi. »
Par conséquent, je vous demande, quand vous vous occuperez, pour
chacun de ces cas qu’il conteste, de sa responsabilité, je vous demande de
vous souvenir qu’il faut les regarder séparément, et qu’il faut se dire : si nous
ne savions rien contre cet homme, s’il venait devant la cour d’assises
uniquement pour ce crime, pourrions-nous le condamner ? Car je vous
répète : ces crimes m’ont été imputés uniquement parce que j’étais le
propriétaire de la rue Le Sueur. C’est parce qu’on a découvert la rue Le
Sueur, le 11 mars 1944, qu’on a agglutiné, si j’ose dire, ces crimes au
Dr Petiot.
On en retient huit, mais on m’a soupçonné de cent. Vous trouverez à mon
dossier trois dossiers qui m’ont été communiqués par trois de mes confrères
que je ne pouvais pas connaître, car ils n’ont pas été versés dans mon dossier.
Chaque fois qu’un crime reste impuni, chaque fois qu’on ne pouvait pas
mettre une signature sur le nom d’un assassin, on a dit : « C’est peut-être
Petiot. »
C’est ainsi que j’ai la bonne fortune d’avoir trois dossiers qui démontrent
qu’on a dit, au début : « C’est Petiot. »
Dans la première affaire, on a retrouvé le criminel. On l’a abandonnée.
Dans la seconde, on a trouvé que la victime avait été déportée. On l’a
abandonnée.
Dans le troisième – c’est celui-là qui me paraît le plus caractéristique –,
dans le troisième dossier, la plaignante dit :

J’ai fait, à l’époque, une déposition chez M. Massu, commissaire de


police. Une enquête a été faite, car on soupçonnait fortement le Dr Petiot.
Mais il ne pouvait s’agir, en définitive, d’une victime du Dr Petiot, du fait
que la date de la disparition de cette dernière correspond à la période
pendant laquelle Petiot a été arrêté.

On m’a mis sur le dos tous les crimes où on a trouvé une attache, si mince
soit-elle, si frêle soit-elle, avec le Dr Petiot.
Je vous demande, par conséquent, d’examiner ces dossiers un par un, et je
crois pouvoir vous démontrer que, pour les premiers, ceux qui sont contestés
par Petiot, l’accusation ne fait pas sa preuve.
J’ajoute ceci : c’est qu’on a beaucoup discuté autour de la rue Le Sueur.
Vous-mêmes, Messieurs les Jurés, vous étiez très intéressés par cette visite, et
je le comprends. L’un de vous a même demandé une vérification qui ne me
paraît pas avoir été faite. Cela n’a pas d’importance.
On vous a dit : la chambre triangulaire, ce viseur qui est à deux mètres,
qu’on a enlevé et perdu, on ne sait pas pourquoi, à quoi servait-il ? Pourquoi
y avait-il des portes qui s’ouvraient de l’extérieur et pas de l’intérieur ?
Pourquoi y a-t-il une chaîne de sûreté ?
Je vous réponds – et si vous y réfléchissez, vous serez d’accord avec
moi : cela n’a pas d’intérêt. Pourquoi ?
Si Petiot disait : « Je n’ai tué personne », ou, en tout cas, « je n’ai tué
personne rue Le Sueur », cela aurait de l’intérêt d’établir que, rue Le Sueur,
on avait pu tuer des gens.
Mais il vous dit : « J’ai exécuté des gens rue Le Sueur. » Par conséquent,
le calorifère, la chaux, n’ont, me semble-t-il, pour la discussion de chaque cas
particulier, aucun intérêt, puisque, je le répète, Petiot reconnaît qu’il a
exécuté des gens rue Le Sueur. Il reconnaît qu’en sortant de Fresnes il a
trouvé des cadavres. Il vous dit : « Ces cadavres ne sont pas mon fait. »
Il vous donne une raison qui me paraît évidente. Cet hôtel lui appartient.
Il est inscrit à la conservation des hypothèques, à son nom. Il est inscrit, au
cadastre, à son nom. Il n’aurait pas commis la sottise, pendant l’Occupation,
de déposer, dans cet hôtel qui est à lui, des cadavres, alors qu’il était à la
merci de perquisitions.
Il vous dit : « C’est pendant cette période de temps que j’ai été arrêté, que
les gens de mon groupe ont dû continuer en exécutant des gens, par paresse
ou crainte de se faire prendre, à les mettre dans cette chambre. »
Mais, au point de vue de ma discussion, quel intérêt cela a-t-il ? Cela a un
intérêt spectaculaire, sans plus.
Je répète, et je vous demande de le conserver gravé dans vos mémoires :
vingt-sept crimes, huit que je ne reconnais pas. Je prétends que vous ne faites
la preuve pour aucun des huit, et je vais le démontrer.
Les autres, je les reconnais, et je prétends que je vais démontrer que ces
crimes étaient justifiés.
[Floriot poursuit en examinant un à un les crimes reprochés à Petiot. Il
entreprend de démontrer que les crimes contestés par lui ne sont pas établis,
que les preuves sont insuffisantes, que les circonstances rendent le mobile
plus qu’incertain. Pour chaque cas, Floriot met en avant une nouvelle série
d’incohérences dans l’accusation. Tantôt, dans les affaires de stupéfiants,
Floriot fait valoir que les ordonnances délivrées par son client se justifiaient
en raison des risques présentés par les sevrages brutaux. Tantôt, dans
l’affaire Guschinow, Floriot soutient que la prétendue victime est bien
parvenue en Argentine et que, d’ailleurs, aucune commission rogatoire n’a
même été diligentée auprès de l’hôtel où le malheureux s’est réfugié lors de
son arrivée. Tantôt, dans le cas de Braunberger, Floriot fait sensation en
apportant la preuve que le chapeau, découvert dans l’une des nombreuses
valises retrouvées lors de l’enquête, et censé avoir appartenu à la victime, en
réalité, n’était pas le sien. Pas à pas, Floriot s’emploie ainsi à détruire les
fondements de l’accusation.
S’agissant des individus que Petiot reconnaît avoir supprimés, Floriot les
classe en trois groupes : les gangsters et les « mauvais garçons »
accompagnés de leurs bonnes amies ; Eryane Kahan et ses « clients » ; et
enfin Ivan Dreyfus. Pour les premiers, l’avocat s’emploie à démontrer qu’ils
sont des agents de la Gestapo allemande ou de la Gestapo française et qu’ils
avaient l’intention de démanteler le réseau de Petiot pour le compte de
l’ennemi. En somme, ils n’ont jamais voulu quitter Paris et si Petiot les a tués
c’est par mesure de représailles. Quant à Mme Kahan et ses « clients », ce
n’est pas différent : Mme Kahan, maîtresse d’un officier allemand et liée à la
Gestapo, a voulu elle aussi mettre au jour l’agence de Petiot dans le dessein
d’entretenir ses bons rapports avec l’ennemi. Et, selon l’avocat, les hommes
et les femmes qu’elle a confiés au Dr Eugène – les Woolf et les Basch –
étaient non pas des Juifs cherchant à traverser la frontière et à fuir la
France, mais des individus au parcours douteux n’ayant souffert d’aucune
persécution et semblant avoir été au mieux avec les autorités occupantes. La
troisième catégorie d’individus supprimés, de son propre aveu, par Petiot,
comprend Ivan Dreyfus, dont le cas paraît particulièrement éclairant aux
yeux de Floriot. Il est établi que Dreyfus, malgré les références flatteuses
dont il dispose, a été un indic pour le compte de la Gestapo, ne serait-ce
qu’une fois, en vue de démasquer Petiot. Floriot de conclure, sur ce sujet :]
Par conséquent, et je suis désolé de le dire, mais c’est la vérité, Dreyfus
est un mouchard de plus qui a été exécuté.
J’ai fini !…
Je vous disais, au début de mes explications, que les vingt-sept morts qui
sont imputées à Petiot se décomposent en deux ; et je vous disais : il faut que
je vous prouve, pour les huit premiers, que je ne suis pas coupable ; ou, plus
exactement, il faudrait que M. l’avocat général me prouvât que je suis
coupable.
J’ai pris les affaires une à une, les unes derrières les autres, et je vous ai
dit : nous sommes bien d’accord sur un point et nous ne pouvons pas ne pas
être d’accord : s’il n’y avait pas la rue Le Sueur, on n’aurait non seulement
jamais fait passer le Dr Petiot en cour d’assises pour ces affaires, on n’aurait
même pas osé l’inculper, on n’aurait même pas osé suivre l’affaire d’une
façon sérieuse. On aurait peut-être ouvert une information, mais on ne l’aurait
certainement pas inculpé, on n’aurait certainement pas mené les poursuites
jusqu’à une juridiction de jugement.
C’est parce que l’hôtel de la rue Le Sueur a existé qu’on a retenu ces
affaires et qu’on a dit : « Tous ces gens, peu ou prou, de près ou de loin, par
une attache qu’on voit mal, avec un intérêt qu’on ne distingue pas, ont connu
le Dr Petiot. Le Dr Petiot est un monstre qui tue n’importe qui, pour
n’importe quoi ; par conséquent, c’est lui le coupable !… »
Je vous ai dit : « Prenez garde !… cent dossiers ont été établis comme
cela, quatre-vingt-douze ont été abandonnés ; il en restait huit. Je vous les ai
pris un à un ; vous voyez ce que cela vaut. »
Et, surtout, que, dans votre chambre des délibérations, vous ne fassiez pas
ce raisonnement trop facile et que vous ne vous disiez pas : « Curieux,
évidemment !… L’affaire Hotin, on nous l’a expliquée de telle manière que
ça ne paraît pas être le docteur. L’affaire Van Dever, non plus ; l’affaire
Khayt pas davantage !… L’affaire Braunberger, certainement pas !… Mais
comment se fait-il que cet homme ait huit affaires ?… »
C’est le nombre sous lequel je risque de succomber !… Mais, prenez
garde, ce nombre est artificiel.
Ah ! si, en l’absence de la rue Le Sueur, j’avais huit accusations venues
de huit sources différentes, en l’absence d’une idée préconçue, si huit
plaignants différents, venant des quatre coins de la France, avaient dit :
« C’est Petiot qui a fait disparaître ma mère !… C’est Petiot qui a tué ma
sœur… C’est Petiot qui a assassiné mon frère !… » je vous dirais : « Huit,
c’est tout de même curieux, et c’est inquiétant. »
Mais, là, c’est artificiel, c’est parce que la rue Le Sueur existe, c’est parce
que la rue Le Sueur a remué les masses, c’est parce qu’elle a impressionné –
et on le serait à moins !… – la police que, chaque fois qu’on ne s’expliquait
pas quel était l’auteur d’un assassinat, on recherchait si ce n’était pas Petiot.
On en a recherché cent, il y en a huit qui, par un lien plus ou moins
lointain… Regardez Braunberger : treize ans d’écart !… c’est réellement
l’affaire qu’on a rattachée par la fibre la plus lointaine au Dr Petiot ; les
autres, on les a rattachées de la même manière, et l’on s’est dit :
« C’est lui !… »
Par conséquent, ne prenez pas la loi du nombre ; souvenez-vous que c’est
artificiel.
Vous me direz aussi, et vous aurez raison, c’est un argument que je ne
méprise pas : « Eh bien, soit !… On a rejeté sur votre tête des affaires parce
que vous étiez le Dr Petiot, parce que vous étiez l’homme de la rue Le Sueur,
mais ne trouvez-vous pas curieux qu’aucune de ces victimes ne soit
revenue ? »
Permettez !… Parmi les affaires qui m’étaient indiquées au départ, parmi
ces cent affaires où on m’accusait, mais où on ne m’a pas inculpé, il y a des
gens qu’on a retrouvés : alors, ceux-là, on n’en parle plus ; ou il y a des gens
dont on a établi qu’ils avaient été déportés, qu’ils étaient morts ou qu’ils
étaient revenus, et, ceux-là, on n’en parle pas non plus…
Celles qu’on m’impute, quel que soit le frêle lien qui me relie à elles, ce
sont celles où les victimes ne sont pas revenues et dont le meurtre est
inexplicable.
Vous me direz : « C’est curieux que même ces huit personnes n’aient pas
donné de nouvelles !… »
Messieurs, prenez garde, vous avez dans ces gens des Israélites… Je ne
vous apprendrai rien en vous disant qu’aussi bien en zone occupée qu’après,
en zone libre, on a fait des rafles terribles. Je ne vous apprendrai rien en vous
disant qu’on en est encore, à l’heure actuelle, à dénombrer le nombre
d’Israélites français qui sont morts dans les camps de concentration.
Je ne vous apprendrai rien en vous disant que les listes qu’on a dressées
sur les déportés sont extrêmement incomplètes, et je n’en veux pour preuve
qu’un exemple dans cette affaire, car j’ai cherché, moi, si je ne trouverais pas
le nom du Dr Braunberger parmi les Israélites qu’on aurait identifiés dans un
camp. J’avais le droit de faire cette recherche…
Je savais – je ne crois pas me tromper – que d’autres personnes de la
famille du Dr Braunberger ont été déportées et sont mortes. Or, il n’y a pas de
Braunberger sur ces listes.
Vous me direz que cela ne prouve rien. Si, cela prouve tout de même que
deux autres personnes qui ont disparu ne sont pas davantage sur ces listes.
Je suis allé à la préfecture de police et j’ai demandé combien, à l’heure
actuelle, à part les Israélites, après dix-huit mois de Libération, on recherchait
de gens dans l’intérêt des familles ? Ils m’ont déclaré : soixante mille.
Il y a donc soixante mille personnes, à Paris et dans le département de la
Seine, dont on connaît le nom, le signalement, l’adresse, et que personne ne
retrouve ; qui ne sont certainement pas disparues. Il en existe qui ont disparu,
mais il y en a d’autres qui ne sont pas disparues.
Par conséquent, ne vous laissez même pas impressionner par cela, surtout
après la période atroce que nous avons vécue, où des quantités de gens ont
disparu : il suffit de voir les annonces qui paraissent dans les journaux ; où de
pauvres malheureux recherchent un compagnon ou une compagne et qui ne le
retrouvent pas.
Prenez garde, Messieurs !… nous sommes dans une période trouble, on
vous l’a répété, et souvenez-vous surtout que ces affaires n’ont aucun rapport
de connexité entre elles, qu’on les a mises, artificiellement, sur le compte de
Petiot parce qu’il était rue Le Sueur, et parce qu’il avait eu avec ces gens-là
une attache plus ou moins lointaine.
Un dernier mot. Vous savez ce que je vous ai démontré, la charge que
j’avais à écarter, la preuve que j’avais à vous apporter, à savoir que les gens
exécutés par Petiot étaient réellement des gens de la Gestapo. Voulez-vous
me permettre de vous dire en terminant, ceci : on dit que le Dr Petiot aurait
pu les tuer pour les voler ; que le Dr Petiot était capable de tuer un gosse de
sept ans pour le voler !… Voulez-vous vous souvenir de ces braves gens qui
sont venus à cette barre et qui vous ont dit que, par tous les temps, en hiver
comme en été, pendant des années, sans être payé, sur une mauvaise
bicyclette, le Dr Petiot venait, en pleine nuit, constamment, voir leur enfant
pour le disputer à la mort.
Ce n’était pas pour être élu conseiller municipal : il n’a jamais fait de
politique à Paris. Ce n’était pas parce qu’il connaissait ces gens ; ils vous ont
dit : « Nous ne le connaissions que comme client ; nous étions des
malheureux, nous étions de pauvres gens. Et, malgré tout, le Dr Petiot
venait. »
Alors, pouvez-vous concevoir que le même homme qui, souvent, la nuit,
prenait sa bicyclette pour aller à Levallois faire la piqûre qui pouvait sauver
un enfant et qui ne demandait rien en échange ; ce même homme, le
lendemain, pour gagner quelques milliers de francs, aurait abattu un
enfant ?… C’est de la démence !…
Et puis, vous avez entendu à cette barre Richard Lhéritier ; vous avez
entendu Courtois, qui sont venus vous dire : « Nous ne pouvons pas vous dire
ce qu’a fait le docteur, nous n’y étions pas, mais nous pouvons vous dire ce
que nous avons vu pendant soixante-dix-huit jours, l’un, pendant six mois,
l’autre. Que cet homme ait tué pour de l’argent, c’est impossible !… »
Ils vous ont dit cela avec l’autorité de gens qui ont souffert, avec
l’autorité de gens qui ont sur la poitrine la preuve de leur bravoure, avec
l’autorité de celui qui est resté deux ans dans un camp de déportation
allemand, avec l’autorité de gens qui, sachant tout ce qu’on a raconté sur
Petiot, sont venus dire quand même : « Cela n’est pas possible !… Cet
homme n’a pu faire cela pour les Allemands. »
On ne trompe pas un voisin de cellule ; on n’a pas d’intérêt à lui jouer
une comédie ; on n’a aucun intérêt à lui raconter des histoires.
Pendant six mois, cet homme a été antiallemand ; il crachait sa haine pour
les Allemands, il faisait des rêves fous de vengeance à la sortie !
Allons donc ! cet homme qui se dévoue pour les gosses, qui se dévoue
sans contrepartie pécuniaire, cet homme qui, en prison, alors qu’il pourrait
faire l’homme doux, l’homme gentil pour s’attirer la complaisance de ses
geôliers, cet homme-là proclame sa haine pour les Allemands, au risque des
pires représailles.
Cet homme, auquel on a limé les dents sur 3 mm pour lui faire avouer des
secrets qu’il n’a jamais voulu lâcher, cet homme qui, à la fin, devant le
Dr Yourkoum qui lui disait : « Je vous libérerais… » répondait : « Cela m’est
égal !… », cet homme qui se moque devant un commandant de la Gestapo,
vous voudriez que ce soit un assassin ?…
Cet homme qui a craché sa haine aux Allemands, vous ne comprenez pas
qu’il n’est pas normal qu’il ait fait ce que vous dites ?…
Ah ! qu’il ne soit pas comme les autres, qu’il ait un tempérament qui ne
soit pas comme le nôtre, c’est entendu ; qu’il ne soit même pas normal, dans
le sens où, par comparaison, on l’entend, par rapport au commun des mortels,
mais je vous le concède bien volontiers !…
Que cet homme ait imaginé d’avoir à lui un groupe de gens qui lui étaient
dévoués jusqu’à la mort pour abattre ceux qui étaient ses ennemis, parce qu’il
hait les Allemands depuis qu’il est homme ; cet homme qui a fait ce travail,
qui a fait ce travail dangereux vis-à-vis des Allemands, et aujourd’hui,
dangereux vis-à-vis des Français, mais non, ce n’est pas un homme normal, si
vous prenez la norme par les qualités ordinaires et par la moyenne des gens.
Mais ne dites pas que c’est un assassin ; ne dites pas que c’est un cupide…
Toute sa vie vous démontre le contraire, et toute sa détention vous démontre
le contraire.
Et permettez-moi de finir en vous rappelant ce mot, que j’ai trouvé
infiniment courageux, de Richard Lhéritier, officier du Mérite de la
Résistance, croix de guerre, déporté au camp d’Auschwitz, vous disant :
« Quel que soit le verdict, je serai fier d’avoir été le compagnon du
Dr Petiot !… »
Messieurs, je vous en ai trop dit, je m’excuse d’avoir été trop long, mais
il fallait, je crois, faire ce travail. Je remets Petiot entre vos mains ; je suis
certain que vous répondrez « non » à toutes les questions qui vous seront
posées !…

Le PRÉSIDENT. — Petiot, qu’avez-vous à ajouter pour votre


défense ?…
PETIOT. — Je ne peux pas… rien !… Vous êtes français, vous savez que
j’ai supprimé des membres de la Gestapo… Vous savez aussi ce que vous
avez à faire !…

1. Le 6 juillet 1943, le Comité français de libération nationale émet une ordonnance signée
par le général de Gaulle, qui se révèle d’une grande importance pour la Résistance. Son
er
article 1 dispose que : « Sont déclarés légitimes tous actes accomplis postérieurement au
10 juin 1940 dans le but de servir la cause de la libération de la France quand bien même
ils auraient constitué des infractions au regard de la législation appliquée à l’époque. »
2. En réalité, le réseau Arc-en-Ciel n’est pas dirigé par Cumulo, mais par Paul-Émile
Fromont (dit Jean- Marie Fossier) d’août 1943 au 13 mai 1944, puis, à partir du 14 mai
jusqu’à la Libération, par Jean Héron. Sur ce point, voir Stéphane Longuet et Nathalie
Genet-Rouffiac (dir.), Les Réseaux de résistance de la France combattante. Dictionnaire
historique, Service historique de la Défense-Economica, 2013, p. 153.
3. Une telle description ne peut être qu’une hypothèse, car aucune preuve n’a pu être
apportée quant à l’usage de cette pièce triangulaire, ni, plus généralement, quant au modus
operandi de Petiot. On en est réduit sur le sujet à des conjectures. L’explication fournie par
l’avocat général Dupin est contestée par Petiot.
4. Eugène Weidmann est un criminel célèbre des années 1930, surnommé « le tueur au
regard de velours ».
5. Rappelons qu’Eryane Kahan est une Juive d’origine roumaine qui a amené divers
candidats à l’exil entre les mains de Petiot. Que savait-elle ? Alors qu’elle paraît sans tache
aux yeux de l’avocat général Dupin, elle est dépeinte sous les teintes les plus noires par
Floriot.
LE PROCÈS DE PIERRE-
ÉTIENNE
FLANDIN (1946)
Certains gestes, certaines phrases restent inscrits dans les mémoires et
disqualifient pour longtemps leurs auteurs aux yeux du public. Le 22 juin
1942, au cours d’une allocution radiophonique, Laval a attiré sur lui la haine
de ses compatriotes en prononçant cette phrase demeurée célèbre : « Je
1
souhaite la victoire de l’Allemagne […] . » Flandin, lui, représente pour les
Français de la Libération l’homme qui a adressé un message de félicitation à
Hitler lors de la signature des accords de Munich. Il a même, pour cela, subi
2
l’affront public d’une gifle .
Ministres des Affaires étrangères successifs dans le gouvernement du
maréchal Pétain, ayant l’un et l’autre à un moment choqué l’opinion, Pierre
Laval et Pierre-Étienne Flandin sont pourtant des personnages dissemblables,
e
pour ne pas dire opposés. Tous deux grandes figures de la III République, ils
ont des styles et des origines bien distincts. L’un, violent, issu d’un milieu
simple, choque souvent par ses mauvaises manières ; il a démarré sa vie
politique résolument à gauche. L’autre est un fils de famille, un grand
bourgeois policé à l’éloquence classique ; centriste convaincu, président de
l’Alliance démocratique située à droite, il a recherché avant la guerre des
accords avec les radicaux. Aujourd’hui, on se souvient de Laval, mais on a
oublié Flandin.
Quand Pierre Laval arrive à Vichy, sa place dans le gouvernement paraît
incontournable, même si elle lui est disputée par ses rivaux et même si, à
certains égards, sa présence détonne au milieu des hommes de Pétain. La
venue de Flandin comme ministre des Affaires étrangères du Maréchal
semble, quant à elle, plus inattendue : que fait un modéré et un républicain au
sein d’un régime autoritaire ? Que fait un démocrate parmi les
collaborateurs ? Son passage, d’ailleurs, est des plus brefs : cinquante-six
jours, moins de deux mois, au cours de l’hiver 1940-1941. Même s’il n’est
pas le seul représentant de la droite libérale à s’être égaré à Vichy – Joseph
3
Barthélemy , par exemple, y participe aussi –, sa présence étonne et on s’est
4
interrogé sur le sens de cet « intermède Flandin ».
La présence de Flandin est-elle une énigme ? Correspond-elle à une
parenthèse dans la politique suivie par le gouvernement à l’égard des
Allemands depuis la rencontre de Montoire ? Accusé de faits de
collaboration, l’ancien ministre de Vichy oriente sa défense en ce sens,
mettant en avant des points de rupture avec l’action de Laval, son
prédécesseur immédiat. Pourtant, des doutes subsistent et on se demande si
l’éphémère ministre des Affaires étrangères de Pétain n’a pas assumé
5
pleinement l’entente avec l’ennemi et la soumission à ses vues . Reniant ses
convictions passées, ne s’est-il pas prêté sans retenue à une collaboration vis-
à-vis de l’occupant en harmonie avec l’ensemble du gouvernement auquel il
appartenait ?

Le soir du 30 septembre 1938, de retour d’Allemagne où il vient


6
de signer les accords de Munich , Édouard Daladier, à sa grande surprise, est
acclamé par la foule en liesse présente pour l’accueillir sur l’aéroport du
Bourget. De nouvelles concessions viennent d’être faites face aux exigences
insatiables d’Hitler. À la nouvelle de cet arrangement diplomatique obtenu in
extremis, un immense soulagement s’empare de la population qui, pendant
quelques jours, a cru la guerre inévitable. Ce « lâche soulagement », souvent
souillé de honte, dont parle Blum, est partagé par une bonne partie de la
classe politique, à droite comme à gauche. À la Chambre, seuls 12 % des
députés s’opposent aux accords de Munich. Alors que la France vient de
trahir ses engagements vis-à-vis de la Tchécoslovaquie et de baisser la garde
face à Hitler, la satisfaction d’échapper à un conflit armé l’emporte sur les
scrupules.
En grande majorité, donc, Munich suscite l’adhésion dans le pays, même
si les motivations des uns et des autres se révèlent fort diverses, voire
diamétralement opposées, même si beaucoup ne sont pas dupes du marché
conclu dans la capitale bavaroise entre la France, l’Angleterre, l’Italie et
7
l’Allemagne. Alors que Daladier manifeste en coulisse ses doutes , Pierre-
Étienne Flandin, lui, ne ménage pas ses applaudissements en adressant un
télégramme de congratulations à Hitler. Le message est rédigé en termes
empressés : « Je vous prie d’agréer mes chaleureuses félicitations pour le
maintien de la paix avec l’espoir que naîtra de cet acte historique une
collaboration confiante et cordiale entre les quatre grandes puissances
européennes réunies à Munich. » Le mot « collaboration » n’a pas encore la
connotation si funeste qu’on lui attribuera plus tard, mais, déjà à l’époque,
cette communication soulève des protestations énergiques et, après la guerre,
elle sera reprochée à Flandin par la Haute Cour de justice.
8
En 1938 comme en 1946, lors de son procès, Flandin riposte aux
attaques : ces félicitations, avance-t-il chaque fois, ont été adressées
conjointement par lui à Mussolini, à Chamberlain et à Daladier, et ne
témoignent en rien d’une démarche personnelle à l’égard d’Hitler. Devant ses
juges, il invoquera sa situation de chef de l’opposition, qui justifiait selon lui
9
une initiative officielle auprès des signataires des accords . Excuses plus ou
moins embarrassées, l’un et l’autre arguments ne peuvent masquer le
soulagement éprouvé par le député de l’Yonne à sentir la menace des armes
s’éloigner. À l’heure de Munich, Flandin est bien pacifiste et accueille avec
une satisfaction réelle le « maintien de la paix ». Faut-il y voir un sentiment
proallemand comme chez certains ? Faut-il y voir un anticommunisme
puissant qui préfère l’entente avec Hitler à toute forme d’intrusion du
marxisme sur le territoire national – « Hitler plutôt que Blum », comme le
clame un slogan d’alors ? Faut-il y voir la haine viscérale de la guerre héritée
de 1914-1918, une aversion qu’on trouve chez de nombreux anciens
combattants et qui pouvait faire souhaiter dans un cri déchiré « plutôt la
servitude que la guerre » ?
Aucune de ces attitudes n’illustre véritablement l’état d’esprit de Flandin
qui est, avant tout, un réaliste et un modéré. Si, en 1938, l’ancien ministre des
Affaires étrangères du cabinet Sarraut en appelle à l’apaisement, c’est
d’abord parce qu’il pense que la France n’est pas prête à faire la guerre. Sur
le plan militaire, il considère que les généraux ont opté pour des choix
strictement défensifs qui ne mettent pas le pays en mesure de mener une
politique de fermeté vis-à-vis de l’Allemagne, assurément porteuse de risques
de conflit. En février de cette année-là, Flandin n’a-t-il pas proclamé devant
la commission des Affaires étrangères de la Chambre : « Une nation fait la
politique que lui permettent son armée et ses moyens militaires. Avez-vous
l’armée, la marine, l’aviation, le matériel et les finances de cette diplomatie ?
Si oui, marchons ! Sinon, il faut le dire. Or je pense que vous n’avez ni
l’armée, ni la marine, ni l’aviation, ni le matériel, ni les finances de cette
10
politique . » Financièrement et militairement fragile, diplomatiquement
incertaine, psychologiquement et moralement affaiblie, la France ne lui paraît
pas en état d’affronter la guerre.
Cette posture, mâtinée d’antisoviétisme, Flandin, on l’oublie parfois, ne
l’a pas toujours eue. Jusqu’à l’avènement du Front populaire, comme
président du Conseil, puis comme ministre des Affaires étrangères, il mène
indiscutablement une politique intransigeante à l’égard de l’Allemagne nazie,
comme il s’en expliquera au cours de son procès. Face à une opinion
publique hostile, il parvient ainsi à faire voter un texte portant le service
militaire à deux ans, dans l’objectif de renforcer la défense nationale. De
même, en mars 1936, lors de la remilitarisation de la Rhénanie par
11
l’Allemagne en contravention au traité de Versailles , il plaide pour une
action énergique. Invoquant la solidarité de l’Entente récemment réaffirmée
12
par les accords de Stresa , il cherche à convaincre la Grande-Bretagne de
s’allier à la France pour réagir par des représailles armées. En vain. Les
Britanniques, aveuglés par un pacifisme lénifiant, se refusent à suivre le
ministre, les autorités militaires elles-mêmes sont réticentes, et Flandin,
impuissant, doit se ranger à la position anglaise. Les négociations menées par
la suite à la SDN se soldent par un échec et le conduisent à renoncer
définitivement à ses prétentions.
C’est de 1937 qu’il faut dater le revirement de Pierre-Étienne Flandin. Ce
changement, on s’en rend compte, a tout d’une volte-face, le faisant passer
d’une politique de fermeté à l’égard de l’Allemagne, qui accepte le risque de
la guerre, à une politique de rejet du conflit qui assume les périls de la
compromission. Quelle est la part d’adhésion ? Quelle est la part de
renoncement dans cette seconde attitude ? Difficile de le dire, mais cet
antibellicisme se veut dicté par une observation clairvoyante de la position
militaire et diplomatique de la France et par un réalisme devenu pessimisme
face aux faits. En même temps, il est certain que cette appréciation
prétendument dépassionnée a été inspirée à Flandin par toutes sortes de
craintes, ce qu’attestent un antisémitisme et une xénophobie croissants à
13
partir de 1938 . Comme pour beaucoup d’autres, l’avènement du Front
populaire a correspondu pour l’ancien ministre à un choc, qui a attisé son
anticommunisme. Une telle évolution a aussi été favorisée par le libéralisme
économique du député de l’Yonne, qui le rend sensible aux intérêts des
« possédants » préoccupés avant tout de la santé financière du pays et peu
14
soucieux des engagements français en Europe orientale .
Pour autant, Pierre-Étienne Flandin n’est pas un cynique ; il est
simplement tiraillé entre des considérations contradictoires dont les priorités
respectives évoluent à l’épreuve des événements. Honnête homme, centriste
appelant à une union de l’Alliance démocratique avec les radicaux, on l’a dit,
e
il est profondément attaché aux institutions de la III République. Prenant le
contre-pied d’un sentiment de rejet bien connu de l’entre-deux-guerres, il
15
rendra ainsi, au cours de son procès , un hommage sincère au
parlementarisme républicain. En outre, Flandin nourrit de l’aversion à l’égard
du totalitarisme, et il faut le croire quand il déclare, fin 1939, dans le journal
de l’Alliance démocratique : « […] les forces de la Civilisation doivent
16
prévaloir sur celles de la barbarie [qui se sont emparées de l’Allemagne] ».
Ces opinions éclairées, Flandin les conservera malgré les orages, même en
17
juillet 1940 lors du vote des pleins pouvoirs à Pétain , même, quelques mois
plus tard, lors de sa propre entrée au gouvernement de Vichy. Simplement, en
homme pétri de contradictions, il les laissera cohabiter avec des vues
contraires, clairement réactionnaires, et ses actes en viendront à les
contredire.

L’attitude adoptée par le président de l’Alliance démocratique lors de


l’intronisation de Pétain comme chef de l’« État français » illustre bien
l’ambivalence du personnage. À cette époque, l’armistice a été signé, le
22 juin 1940, et le Maréchal, devenu président du Conseil le 16, entend faire
18
régner dans le pays un « ordre nouveau » à la tête duquel il veut être porté .
Quand, début juillet, Flandin arrive à Vichy, les discussions relatives à une
réforme constitutionnelle sont en pleine ébullition ; il propose alors une
solution originale qui suggère la démission du président Albert Lebrun et la
nomination de Pétain par l’Assemblée nationale. Une telle option présente à
ses yeux l’avantage d’attribuer au Maréchal les pouvoirs dérogatoires dont
19
Daladier et Paul Reynaud ont déjà bénéficié avant lui , sans pour autant
exiger une modification de la Constitution qui lui répugne ; de plus, elle est
compatible avec la définition d’un Parlement pratiquement inexistant
souhaitée par Pétain. Respectueuse des institutions, au moins en apparence,
elle est surtout en harmonie avec les convictions républicaines affichées par
Flandin. À la suite d’intrigues et de tractations diverses, ce projet ne voit pas
le jour. Celui qui est soutenu par Laval, et qui, dit-on, attribue au Maréchal
des pouvoirs supérieurs à ceux de Louis XIV, lui est préféré. Il sera adopté à
une très large majorité par l’Assemblée nationale.
Le matin du vote, lors d’une séance privée, Pierre-Étienne Flandin
prononce devant ses pairs un discours qui allait marquer les esprits. Les
tendances contradictoires de l’orateur s’y donnent libre cours, illustrant les
tourments qui l’habitent. Flandin commence par exposer les multiples
réserves que lui inspire le projet présenté et par exprimer ses regrets à voir
s’accomplir « une sorte de semi-révolution intérieure ». Pourtant, par un
retournement inattendu, le député de l’Yonne poursuit son allocution en
appelant à un vote massif du texte, quoique à contrecœur. « Si nous ne
voulons pas perdre l’âme de la France, explique-t-il avec ferveur, si nous
voulons que la France se maintienne partout vivante et unie, il faut que nous
montrions l’exemple [c’est-à-dire que nous votions le texte], quelles que
soient nos réserves, quelles que soient – j’ose employer ce terme, Messieurs –
nos déceptions devant la situation actuelle. » Et, comme pour mieux exprimer
l’équilibre précaire de ses convictions, Flandin, écartelé, clôt son intervention
par une ultime mise en garde prononcée d’une voix brouillée par les
20
larmes : « Mes chers collègues, nous n’avons pas le droit de transposer
[cette sorte de mépris de la personne humaine] dans nos institutions de
demain […] parce que ce serait toucher au dépôt sacré qui nous a été légué
21
par nos pères, que nous devons léguer intact à nos fils . »
Voilà donc Flandin dans une posture bien acrobatique, incitant les
parlementaires à approuver le projet soutenu par Laval, les invitant à accorder
la quasi-totalité des pouvoirs à Pétain, les poussant au « coup d’État », tout en
e
affirmant son attachement aux institutions de la III République et à un
humanisme universel, avec une émotion et des accents de sincérité qui
devaient ébranler l’auditoire. Lors du procès, l’inconfort évident d’une telle
position n’allait pas suffire à susciter l’indulgence des juges, qui, à la
recherche d’un fautif et d’un bouc émissaire, allaient sévèrement reprocher à
l’accusé ses propos. Des années après le vote de l’Assemblée nationale en
faveur d’un absolutisme pétainiste, la justice de la Libération, encore
incrédule face à une adhésion si massive des élus, accusait en effet le discours
de Flandin d’avoir pesé de manière décisive dans le choix des parlementaires.

À la suite de son coup d’éclat vichyssois, Flandin se replie sur le village


bourguignon de Domecy-sur-Cure, où il se tenait déjà au moment de
l’invasion allemande, et d’où il a assisté avec consternation à l’afflux des
réfugiés entraîné par la débâcle. Dans la petite commune icaunaise, il reprend
les fonctions de maire qu’il occupe depuis plus de vingt ans, se consacre avec
un soin dévoué à ses administrés, fait son possible pour atténuer les rigueurs
de leur sort et maintenir une présence française face à l’étranger. Spectateur
de l’Occupation, victime comme l’ensemble de la population des brimades
infligées par l’ennemi, il voit les soldats allemands s’installer sous son toit,
aux côtés de sa femme et de ses jeunes enfants. Le tableau édifiant que l’édile
brosse à l’audience de ces mois passés dans l’ombre de sa province, aux
prises avec les réalités quotidiennes du pays envahi, est vraisemblablement
fidèle à la vérité. Il faut aussi un certain courage pour rester à son poste dans
la zone nord et pour composer – ruser, si possible – avec l’occupant. Flandin
a eu ce courage-là.
Au cours de cette période, avant et après sa visite à Vichy en juillet,
l’ancien ministre accomplit des actes d’opposition à l’ennemi. Il raconte qu’il
a noyé des armes afin de les soustraire à l’emprise allemande lors de
l’invasion de la région ; il fait le récit de démarches audacieuses réalisées en
secret pour remettre en état de fonctionnement un barrage abandonné par des
ouvriers en fuite. Mais si les actes sont braves et témoignent d’une certaine
forme de résistance face à l’envahisseur, les écrits, eux, le sont moins.
L’accusation reprochera au maire de Domecy, par ailleurs si méritant d’après
ses dires, de s’être égaré dans ses propos et d’avoir encouragé ses
compatriotes à la collaboration par deux articles et un discours datant de l’été
22
et de l’automne 1940 .
Plusieurs passages de ces textes ne manquent pas de surprendre, il est
vrai, de la part de cet ami de l’Angleterre qu’est Flandin. Certains d’entre
eux, d’abord, anticipent la victoire de l’Allemagne dans la guerre – ce qui,
déjà, est un crime aux yeux des juges de la Libération. D’autres, surtout, font
clairement appel à une intégration de la France au sein d’une « Europe
nouvelle » définie par la doctrine nazie – une doctrine bien mal comprise en
France, regrette Flandin, où « l’on semble, […] à tort, vouloir opposer le
national-socialisme à l’individualisme ». De tels propos, qui font encore
référence au « mariage de raison de la civilisation germanique et de la
civilisation latine », paraissent compromettants. Cela dit, si les paroles du
député de l’Yonne sont perturbantes, elles sont aussi très éclairantes sur l’état
d’esprit d’une large frange de la bourgeoisie conservatrice, passée d’un
libéralisme de bon aloi à une aspiration à l’ordre devenue plus forte que tout.
Et elles illustrent également les contorsions intellectuelles auxquelles certains
hommes pétris de tradition républicaine sont prêts pour justifier leur
approbation à l’Allemagne nazie.
Mais les prises de position publiques de Flandin ne sont pas seulement
révélatrices de sa propension à imaginer une France alliée d’Hitler ; elles font
aussi apparaître une ligne de partage entre ses zones d’adhésion et ses zones
de résistance au projet nazi. Si Flandin se montre prêt à une collaboration
avec le Reich, il exprime aussi des réserves sur le terrain économique – et
c’est là justement sa défense –, en plaidant pour la sauvegarde et le
développement de l’industrie française à l’encontre de la volonté allemande
de réduire le pays à sa seule puissance agricole. Autrement dit, l’assentiment
apporté au programme de l’Europe nouvelle n’est ni total ni sans réticence ; il
est, au contraire, sélectif et se concilie, au moins dans l’esprit de Flandin,
avec le souci de la souveraineté française qui subsiste malgré les
23
humiliations . C’est ainsi d’un curieux mélange de résignation et de déni
qu’est faite la position paradoxale de Pierre-Étienne Flandin pendant la
guerre, d’une coexistence de réalisme défaitiste et d’aveuglement quant à la
situation effective de la France occupée.

Adhésion et réticence, acceptation et rejet, on retrouve cette même


ambivalence au cours de l’intermède vichyste de Flandin, qui se déroule
du 13 décembre 1940 au 9 février 1941. À l’entendre, tout, dans sa
nomination, s’est passé par surprise et presque par hasard : il était dans sa
petite commune rurale de l’Yonne à l’écart des intrigues du pouvoir quand le
chef de l’État le fait appeler à Vichy. « Je fis quelques réserves », raconte
l’accusé devant la cour de justice, forçant le trait sur sa candeur et sur son
isolement d’alors. Au cours d’une première entrevue, Pétain lui confie, dans
une atmosphère de conspiration, la méfiance que lui inspire Laval et se plaint
de négociations menées à Paris, dans son dos, avec les Allemands ; il lui
propose un poste de conseiller politique que Flandin refuse. Quelques jours
plus tard, une nouvelle rencontre a lieu au cours de laquelle le Maréchal
aurait imposé à son interlocuteur d’accepter le poste de ministre des Affaires
étrangères, en remplacement de Pierre Laval. La personnalité de Flandin,
propre à susciter l’adhésion de l’opinion, a été suggérée par l’entourage du
chef de l’État violemment hostile à celui qui cumule les fonctions de vice-
président du Conseil et de chef de la diplomatie depuis la fin octobre 1940.
24
Malgré les airs innocents qu’il se donne au procès , c’est bien à un coup de
force que le président de l’Alliance démocratique va participer en s’associant
au bannissement de son prédécesseur.
Le jour même des tractations entre Pétain et Flandin, c’est la disgrâce
pour Laval, qui est brutalement appréhendé à Vichy par des membres des GP,
ces « groupes de protection » composés de cagoulards. Il faut dire que, depuis
l’entrevue de Montoire d’octobre 1940, le vice-président du Conseil n’a cessé
d’exaspérer Pétain par sa volonté d’accaparer les négociations avec les
Allemands, par ses actions en sous-main, par ses manœuvres destinées à
forcer la volonté du chef de l’État et son style insolent éloigné du culte de la
personnalité dont le héros de Verdun est l’objet. En outre, la politique de
collaboration active avec l’occupant menée par lui n’a pas obtenu de
contreparties réelles malgré des concessions importantes. Dans l’entourage
du Maréchal, nombreux sont les tenants de la Révolution nationale qui voient
en lui un parlementaire douteux doublé d’un intrigant, et qui ont comploté
25
pour l’écarter du pouvoir .
La nouvelle de l’éviction de Laval intervient à un moment où les relations
entre le gouvernement de Vichy et le Reich connaissent une phase de
turbulences et ne fait que nourrir les tensions déjà existantes en mettant Hitler
26
devant le fait accompli . Otto Abetz, en particulier, l’ambassadeur
d’Allemagne en France, est surpris et mécontent de l’arrestation de Laval
avec qui il entretient depuis des mois des rapports privilégiés. Même si leur
position de force atténue la portée de l’affront, le départ de Laval et la
nomination de Flandin, imposés l’un et l’autre sans consultation préalable,
sont un camouflet pour les Allemands ; c’est en tout cas un signal de la
mauvaise volonté de Vichy à leur égard. Dans ces conditions, l’arrivée au
gouvernement du « grand dépendeur d’andouilles », comme l’appelle Laval
dans sa gouaille imagée, ne peut être perçue favorablement par le Reich, qui
ne cesse de faire pression sur Pétain pour obtenir le retour de l’ancien vice-
président du Conseil. Parallèlement, la presse à la solde du Reich déchaîne un
tir groupé contre le nouveau venu. L’hostilité allemande, qui résulte aussi
d’une campagne de désinformation menée par Abetz, se poursuit tout au long
du ministère de Flandin, dont les contacts avec l’occupant seront des plus
limités.
Avec la venue de Flandin au ministère des Affaires étrangères, les
relations extérieures de la France de Vichy connaissent un double
infléchissement. Du côté de l’Allemagne, des projets de reconquête en
Afrique du Nord sont interrompus par l’arrêt des négociations entamées à
l’automne 1940 avec le général allemand Warlimont sur la reprise de
27
territoires de l’empire colonial passés à la dissidence gaulliste . Ces
discussions présentaient un intérêt pour chacune des parties en présence :
alors que la France vichyssoise entendait ainsi défendre sa souveraineté sur
ces possessions africaines, le Reich, de son côté, pensait se lancer dans des
actions sur le front méditerranéen, avec, espérait-il, le soutien de Franco. Ces
opérations n’étaient évidemment pas sans danger puisqu’elles étaient
susceptibles de conduire la France à un conflit armé avec l’Angleterre et
d’entraîner le pays dans une véritable collaboration militaire avec
l’Allemagne, ce qui correspondait à un nouveau pas substantiel dans la voie
de la compromission. Or, la coopération franco-allemande ainsi imaginée
devait finalement rester à l’état de projet et, avec le départ de Laval, elle est
définitivement enterrée.
Au cours de son procès, Flandin ne manquera pas de tirer argument de
cette situation, établissant un lien de causalité direct entre sa venue au
gouvernement et l’abandon des négociations relatives à l’Afrique du Nord.
En réalité, les historiens ont montré que le nouveau ministre des Affaires
étrangères n’était pour rien dans ce coup d’arrêt et que les Allemands avaient
mis fin à la « politique nouvelle » de coopération avec la France ébauchée au
cours des mois précédents non pas tant en raison de l’arrivée de Flandin
28
qu’en raison du départ de Laval . Ils ont aussi fait valoir que le Reich s’était
désintéressé de lui-même du front méditerranéen, préférant détourner son
intérêt de l’Afrique du Nord pour le porter vers l’est et l’Union soviétique.
Dans cette perspective, la défense articulée par Flandin, efficace devant ses
juges, on le verra, se révèle déformante.
Parallèlement à la rupture des discussions avec les Allemands, l’ancien
ministre fera état, au cours de son procès, de contacts secrets entre la France
et l’Angleterre pris pendant l’automne 1940, notamment par l’intermédiaire
29
d’un universitaire français du nom de Louis Rougier . Plusieurs mois durant,
de tels échanges s’étaient montrés tâtonnants, peinant à se traduire
concrètement par des engagements politiques réciproques, et ils avaient été
freinés par divers signes de bonne volonté de Vichy à l’égard du Reich – en
particulier, par les rencontres de Montoire. Lors des débats, l’ancien ministre
se targuera d’avoir, en janvier 1941, ouvert des négociations sur la base de ce
qu’il nomme l’« accord Rougier ». Pourtant, là encore, on a démontré que
30
son action en la matière s’était montrée néfaste . En effet, la confiance
anglaise avait été gravement ébranlée par une initiative dont il avait été
l’auteur, quand, en collaborateur zélé, il avait averti l’Allemagne des
conversations entamées avec les autorités anglaises. Les affirmations de
l’accusé sur un sujet encore mal connu, si elles n’allaient pas manquer de
faire impression sur la cour, étaient donc inexactes. Seul un accord
économique avait été obtenu ayant pour objet l’atténuation du blocus anglais
consécutif à Mers el-Kébir sur les côtes de la Méditerranée et qui faisait
obstacle au ravitaillement de la zone sud. Encore soutient-on que
l’allégement de cette mesure avait davantage tenu à une impuissance militaire
31
de la part des Anglais qu’à une volonté politique .
Sur le plan intérieur, Pierre-Étienne Flandin dispose à Vichy de
compétences importantes, qui s’étendent bien au-delà de ses fonctions en
matière de politique étrangère. Au sein du gouvernement, il exerce le pouvoir
dans le cadre d’un triumvirat, aux côtés de l’amiral Darlan et du général
Huntziger. Il s’y singularise par une action inspirée du souci de maintenir, et
de fortifier si possible, la souveraineté du pays. Grâce à une série de mesures
destinées à renforcer l’exécutif, grâce à des initiatives servant à rapprocher la
population du gouvernement par l’intermédiaire des « élus légaux du pays »,
Flandin cherche à rétablir la cohésion nationale et l’autorité de la France face
à l’occupant. En particulier, son ministère est marqué par la création du
Conseil national, un organisme consultatif jugé représentatif des « forces
vives » de la nation, dont les membres sont nommés en grande partie parmi
les anciens parlementaires. Par cette politique, le ministre des Affaires
étrangères, certes, ne rompt pas avec la logique de collaboration initiée à
Montoire, certes, ne cherche pas à amoindrir les pouvoirs du Maréchal, mais
s’efforce du moins de maintenir une certaine dignité du pays vis-à-vis de
l’occupant.

La présence de Pierre-Étienne Flandin à Vichy est de courte durée. Moins


de deux mois après son arrivée, il quitte le gouvernement qui était venu le
chercher. Porté au pouvoir par la chute de Laval, le ministre des Affaires
étrangères en est chassé à son tour par l’impatience de l’amiral Darlan, qui
parvient à imposer son influence pour s’engager dans une collaboration
franche et décomplexée avec l’Allemagne. Entre-temps, plusieurs tentatives
auront été faites pour destituer Flandin, mais c’est de son plein gré qu’il
présente sa démission le 9 février 1941.
Privé de son poste de ministre, Flandin se retire à nouveau du jeu
politique vichyssois. Il ne peut loger dans sa propriété de Domecy-sur-Cure
dont les Allemands lui interdisent l’accès, mais il s’installe en zone libre dans
sa maison du cap Ferrat, où il demeure jusqu’à l’automne 1942. Sur la Côte
d’Azur, tout en faisant plusieurs séjours en Afrique du Nord, il s’efforce de
prendre contact avec la Résistance et vient en aide à des individus engagés
dans le mouvement. En octobre, il quitte la métropole pour s’établir en
Algérie. Au cours de cette période, Flandin tente un certain nombre de
32
démarches et cherche à se rendre utile . Il s’entretient bientôt avec Robert
Murphy, le représentant spécial de Roosevelt dans la région, à qui il livre des
informations sur la situation de la France. Quand survient le débarquement
allié en Afrique du Nord, il est sur place et rencontre le fils de Winston
Churchill, Randolph Churchill, qui, deux années plus tard, viendra avec
amitié déposer en sa faveur devant la Haute Cour de justice.
Mais, en Afrique du Nord, au cours de ces années-là, il ne fait pas bon
33
avoir participé au gouvernement Pétain . Le 23 décembre 1943, sur l’ordre
du Comité français de Libération nationale, Flandin est arrêté au même
moment que d’autres hauts dirigeants connus pour leurs engagements
34
vichyssois . Les temps sont incertains et ses tribulations entre les mains de
la justice s’en ressentent. Déféré devant un tribunal d’armée, spécialement
composé, il est incarcéré à la prison militaire d’Alger, alors même qu’une
ordonnance de suspension de l’instruction a été rendue, faute de pouvoir
réunir les moyens de preuve de son inculpation. Là, malgré le soutien de
Winston Churchill qui s’efforce de plaider sa cause auprès du général de
35
Gaulle , l’ancien ministre de Vichy connaîtra près d’une année de détention
avant d’être transféré à Fresnes en octobre 1944. Il est alors renvoyé devant le
conseil de guerre de Paris, bientôt dessaisi lui-même au profit de la Haute
Cour de justice nouvellement constituée.

C’est finalement le 23 juillet 1946, après plus de deux ans de détention,


que Pierre-Étienne Flandin comparaît devant ses juges. À cette date,
l’esclandre consécutif au procès Laval a déjà eu lieu, ébranlant une partie de
l’opinion française et internationale, et l’émoi provoqué dans la magistrature
par cette justice précipitée et brouillonne a été à l’origine d’une réforme de la
Haute Cour. En application de cette modification de sa composition et selon
e
la tradition en vigueur sous la III République, la haute juridiction est
désormais présidée par des élus, et non par des magistrats de carrière comme
c’était le cas depuis son institution en 1944. C’est au député du Rhône
Maurice Guérin que reviendra ainsi la charge de présider le procès Flandin. Il
mènera les débats avec mesure, s’efforçant parfois d’endiguer le flot
ininterrompu des paroles de l’accusé, usant avec lui d’une déférence au
moins relative, qui tranche avec le ton employé par la Cour pour s’adresser à
Laval.
Au cours des premières audiences, Pierre-Étienne Flandin est son propre
avocat et défend longuement sa cause. Comme bien d’autres accusés de
l’Épuration, comme Laval avant lui, il cherche d’abord les justifications de
son attitude dans la période de l’avant-guerre. Au fil d’un discours brillant, il
développe avec ampleur la politique de fermeté vis-à-vis de l’Allemagne
alors menée par lui quand il était au pouvoir. Il veut montrer qu’il a su être
intransigeant quand cela était possible ; si on l’écoute, ce sont les
circonstances, l’opinion et la position des Alliés qui l’ont conduit à être
munichois en 1936. Il décrit ainsi une réalité échappant à toute maîtrise, des
possibles non avenus pour des raisons qui demeurent mystérieuses : « Je
pense, dit-il, qu’il faut faire dans ces événements la part d’une fatalité
implacable qui pèse sur toute cette période et qui est une sorte
d’aveuglement, aveuglement qui n’est pas synchronisé en ce sens que tantôt
c’est la France, que tantôt c’est l’Angleterre qui ne voit pas clair, ou tantôt
peut-être aussi l’Amérique, mais comme finalement il y en a toujours un qui
ne voit pas clair dans les événements, il en résulte une carence totale de la
part des gouvernements dont l’union seule pouvait avoir une action sur
l’Allemagne […]. »
De la même manière, Flandin défend son action au sein du gouvernement
de Vichy. À l’entendre, il a mené comme ministre des Affaires étrangères une
politique libérale en rupture avec la collaboration active menée par Laval, ne
cédant aux Allemands que le moins possible, favorisant au mieux les
relations avec les Alliés. Dans cette perspective, toutes les concessions faites
à l’ennemi l’ont été sous l’effet de la contrainte et, à l’inverse, tous les gestes
en faveur des Alliés ont été accomplis dans l’intention délibérée de faciliter
leur victoire. Il faut admettre que les apparences servent l’ancien ministre de
Vichy : l’animosité manifestée par les Allemands lors de sa venue au
pouvoir, la rupture des négociations franco-allemandes au sujet de l’Afrique
du Nord plaident pour Flandin. De même, l’implantation, avec son accord, de
consulats américains en Afrique en vue d’œuvrer à la libération du territoire
est en sa faveur, indépendamment des faits de résistance qu’on a pu relever à
son actif. Les juges de la Libération ne seront pas insensibles à ces
arguments, faisant preuve d’indulgence vis-à-vis de l’accusé.
Mais si les magistrats de la Haute Cour ont pu être incités à la clémence
vis-à-vis de Flandin, c’est aussi en partie par ignorance, et, dans la lignée des
travaux de Robert Paxton, des historiens se montrent aujourd’hui
paradoxalement plus sévères au sujet de l’ancien ministre de Pétain que la
juridiction qui l’a jugé. Dans des recherches qui établissent que Vichy n’a pas
été un « bouclier » opposé aux exigences de l’ennemi et qui écartent l’idée
d’un double jeu en faveur des Alliés, le rôle de l’ancien ministre des Affaires
étrangères est souvent considéré sans concession. On voit alors en lui un
libéral fourvoyé, ayant mené à Vichy une politique de collaboration sans
arrière-pensée, aussi complète que celle de ses homologues. Toute volonté de
Flandin de rapprocher le pays des Alliés est ainsi mise en doute. Un tel
jugement, pour être enrichi à la lumière d’études qui ont donné un éclairage
nouveau sur le régime de Vichy, fait peut-être l’impasse sur l’homme qu’a
été Flandin. Sur la complexité de son personnage et sur son ambiguïté
profonde, si symptomatique des errements de l’époque.

Devant ses juges, Flandin est appelé à répondre de l’accusation


36
d’indignité nationale . Il n’est pas le seul au cours de ces années-là à se voir
reprocher une telle infraction. Création du Gouvernement provisoire,
l’incrimination est destinée à s’appliquer aux actes de collaboration commis
alors que le pays subissait le joug de l’occupation allemande. Définie
largement, elle a été introduite en droit français par l’ordonnance du 26 août
1944, en application de laquelle le fait d’avoir appartenu au gouvernement de
Pétain relève de la qualification en cause. L’intention claire du GPRF est ici
de stigmatiser Vichy, et même, plus radicalement, de nier son existence en
s’y référant comme à un simple « gouvernement de fait ». Il y a là, de la part
d’un pouvoir qui aspire à se définir et à s’affirmer, la volonté de rompre avec
un passé corrompu et d’établir les bases d’une identité nouvelle, réconciliée
doublement avec la nation et avec la république.
En présence d’une telle définition de l’indignité nationale, la question se
posait de savoir si la seule appartenance au gouvernement de Pétain entraînait
par elle-même la dégradation nationale, sans qu’il soit nécessaire d’établir la
volonté de collaborer avec l’ennemi. Cette interrogation, centrale d’un point
de vue juridique, a été soulevée avec insistance dans leurs plaidoiries par les
défenseurs de l’ancien ministre. Avec des mots pleins d’ironie, le bâtonnier
Charpentier devait ainsi dénoncer l’existence d’un « crime automatique »
excluant tout élément intentionnel, qualification particulièrement choquante
37
pour la conscience d’un juriste . Il s’exprimait en ces termes :

La plus haute juridiction de France, la vôtre, est réunie depuis quatre


audiences pour juger une contravention.
Il apparaît que vous n’avez aucun pouvoir d’appréciation, que vous
n’avez pas le droit d’interpréter les faits.
M. Flandin a-t-il été, oui ou non, ministre du gouvernement de
Vichy ? Si oui, vous n’avez plus qu’à appliquer le règlement, comme un
juge de simple police inflige 16 francs d’amende à une ménagère qui a
secoué son tapis après sept heures du matin. Telle est du moins la thèse
de l’acte d’accusation.

L’argument, il est vrai, était saisissant.


Un « crime automatique » : n’y avait-il pas là contradiction dans les
termes ? Et si le crime était automatique, y avait-il encore matière à plaider, y
avait-il encore matière à procès ? Sans prendre directement position sur la
qualification juridique de l’infraction, la Haute Cour de justice, dans son arrêt
du 26 juillet 1946, apporte à la question la réponse suivante : elle « déclare
Flandin coupable d’avoir […] appartenu au gouvernement de fait dit
gouvernement de Vichy » et « le condamne en conséquence à la peine de
cinq années de dégradation nationale ». L’affaire, ainsi, paraît entendue et la
condamnation acquise. Pourtant, par un retournement qui n’est pas inconnu
38
aux juges de l’indignité nationale , la haute juridiction achève sa décision
par quelques simples mots qui viennent innocenter l’accusé : « vu les actes de
résistance ci-dessus retenus, énonce l’arrêt, le relève de l’indignité
nationale ». Voilà ainsi Flandin, tour à tour déchu, dégradé de la dignité
nationale, puis dans le même mouvement « relevé » de son déshonneur.
Après ses deux années de détention passées dans les prisons du GPRF,
Flandin est libre de ses mouvements. Déclaré momentanément inéligible en
application d’une loi d’octobre 1946, il reprendra bientôt une activité
politique, notamment au sein de son parti de l’Alliance démocratique.

Peut-on être coupable et innocent à la fois ? L’arrêt soulève cette


interrogation et il faut dire que Flandin lui-même est emblématique d’un tel
questionnement. Bien plus qu’un Laval, beaucoup plus que les représentants
de la droite autoritaire et antirépublicaine, Flandin semble un égaré au sein du
gouvernement de Vichy, qui, en s’y associant, renie une part de lui-même.
Affirmer cela n’est pas l’excuser, mais faire la part de ses errements. Cela dit,
quelle que soit la singularité de l’individu, qui paraît saisi d’une véritable
schizophrénie, quelles que soient les curiosités de son parcours particulier, la
trajectoire de Pierre-Étienne Flandin retient surtout l’attention par les
enseignements qu’elle comporte. Représentative d’une certaine droite
fourvoyée dans une dérive autoritaire, elle est aussi, plus généralement,
symbolique des destinées tortueuses de la guerre et de l’avant-guerre, d’une
époque de confusion des convictions et des valeurs, bouleversées par le choc
de la crise des années 1930 et par la montée des extrêmes.

SOURCES : AN (fonds Bluet) 334AP/36.


BIBLIOGRAPHIE : pour un compte rendu du procès, voir Le Procès Flandin
devant la Haute Cour de justice, Librairie Médicis, 1947 ; Olivier
Wieviorka, « Vichy a-t-il été libéral ? Le sens de l’intermède Flandin »,
o
Vingtième siècle, n 11, juill.-août 1986, p. 55 sq. ; Arnaud Chomette,
« Sauver une France libérale : Pierre-Étienne Flandin entre stratégie
centriste et attraction autoritaire », in Gilles Morin et Gilles Richard
(dir.), Les Deux France du Front populaire, L’Harmattan, 2008 ; René
Girault, « La trahison des possédants », in Les Années trente. De la crise
à la guerre, Seuil, 1990 ; Yves-Frédéric Jaffré, Les Tribunaux
d’exception 1940-1962, Nouvelles Éditions latines, 1962 ; Robert O.
e
Paxton, La France de Vichy, 1940-1944, Seuil, 1997, 2 éd.

1. La phrase entière était : « Je souhaite la victoire de l’Allemagne parce que, sans elle, le
bolchevisme s’installerait partout. »
2. En novembre 1938, le royaliste et futur résistant Jacques Renouvin a giflé publiquement
Flandin, considérant qu’il « méritait une correction » pour ses scandaleuses félicitations à
Hitler.
3. Un temps membre de l’Alliance démocratique, lui aussi, Joseph Barthélemy devait virer
vers une adhésion pleine et entière au gouvernement de Vichy, dont il est garde des Sceaux
de 1941 à 1943.
4. Olivier Wieviorka, « Vichy a-t-il été libéral ? Le sens de l’intermède Flandin »,
o
Vingtième siècle, n 11, juill.-août 1986, p. 55 sq.
5. Sur la signification de la présence de Flandin à Vichy : Olivier Wieviorka, « Vichy a-t-il
été libéral ? Le sens de l’intermède Flandin », op. cit. ; Robert O. Paxton, La France de
e
Vichy, 1940-1944, Seuil, 1997, 2 éd., p. 147 sq. Voir aussi Arnaud Chomette, « Sauver
une France libérale : Pierre-Étienne Flandin entre stratégie centriste et attraction
autoritaire », in Gilles Morin et Gilles Richard (dir.), Les Deux France du Front populaire,
L’Harmattan, 2008, p. 117 sq. (l’auteur traite essentiellement de la période antérieure à la
guerre mais son analyse éclaire la signification de la présence de Flandin à Vichy).
6. Rappelons que les accords de Munich ont été signés entre Hitler, Daladier, Neville
Chamberlain et Mussolini. Ils entérinent l’annexion par Hitler de la région des Sudètes,
peuplée d’une forte minorité allemande, et avalisent ainsi la violation des frontières
tchécoslovaques par le Reich. Winston Churchill devait prononcer une phrase célèbre au
sujet de ces accords : « Ils devaient choisir entre le déshonneur et la guerre. Ils ont choisi le
déshonneur, et ils auront la guerre. »
7. D’après Sartre, en arrivant au Bourget, face à la foule venue l’acclamer, Daladier aurait
murmuré entre ses dents en direction d’Alexis Léger qui l’accompagnait : « Les cons ! »,
cité par Michel Winock, Les Années trente. De la crise à la guerre, Seuil, 1990, p. 113.
8. À cette date, Flandin se défend face au comité directeur de l’Alliance démocratique, son
parti, voir Damon Mayaffre, Le Poids des mots. Le discours de gauche et de droite dans
l’entre-deux-guerres, Honoré Champion, 2000, p. 563.
9. Une telle justification paraît pourtant contradictoire avec la responsabilité personnelle de
son acte revendiquée par Flandin devant l’Alliance démocratique en 1938.
10. Cité par René Girault, « La trahison des possédants », in Les Années trente. De la crise
à la guerre, op. cit., p. 163.
er
11. Et en contravention au traité de Locarno signé le 1 décembre 1925.
12. Les accords de Stresa signés par l’Angleterre et la France conjointement avec l’Italie,
en avril 1935, s’inscrivaient dans une politique d’encerclement diplomatique de
l’Allemagne. Ils faisaient suite à l’annonce par Hitler du rétablissement de la conscription
en violation du traité de Versailles. Pleins d’ambiguïtés, vides d’une volonté politique
claire et unanime, ils allaient se révéler inefficaces.
13. Voir ainsi Arnaud Chomette, « Sauver une France libérale : Pierre-Étienne Flandin
entre stratégie centriste et attraction autoritaire », op. cit., p. 120-121.
14. Sur ces points, voir, en particulier, René Girault, « La trahison des possédants », op.
cit., p. 162-164.
15. Flandin se montre en cela fidèle à de fortes convictions familiales, lui dont le grand-
père paternel a été arrêté sous le Second Empire en raison de ses opinions républicaines.
16. Manifeste paru le 30 décembre 1939 dans le journal de l’Alliance démocratique, et cité
au cours du procès.
17. Le 10 juillet 1940, l’Assemblée nationale accordait « tous pouvoirs au gouvernement
de la République, sous l’autorité et la signature du maréchal Pétain, à l’effet de promulguer
par un ou plusieurs actes une nouvelle Constitution de l’État français ». Dès le lendemain,
o
par un acte constitutionnel, dit acte constitutionnel n 2, Pétain devait s’attribuer des
pouvoirs extrêmement étendus, complétés ultérieurement par d’importantes fonctions
o
juridictionnelles avec l’acte constitutionnel n 7 de janvier 1941. Voir Jean-Pierre Azéma,
De Munich à la Libération, 1938-1944, Seuil, 1979, p. 81-82. Sur cette révision
constitutionnelle : Marcel Prelot, « La révision et les actes constitutionnels. La figure
politique et juridique du chef de l’État français », in René Rémond (éd.), Le Gouvernement
de Vichy, 1940-1942, Armand Colin, 1972, p. 23 sq.
18. Sur les fondements idéologiques du régime de Vichy, voir, notamment, Jean-Pierre
Azéma, « Le régime de Vichy », in Jean-Pierre Azéma et François Bédarida (dir.),
e
La France des années noires, t. I : De la défaite à Vichy, Seuil, 2000, 2 éd., p. 159 sq.
19. À l’automne 1938, Daladier, à la tête du gouvernement, obtenait de l’Assemblée le vote
des pleins pouvoirs ; ceux-ci seront reconduits au profit de Paul Reynaud qui lui succède. Il
s’agit de pouvoirs extraordinaires qui, cependant, n’ont pas l’étendue de ceux que Pétain
s’attribue par les actes constitutionnels de juillet 1940, et excluent, en particulier, toute
attribution juridictionnelle.
20. Un des parlementaires présents rapporte ses souvenirs : « quoique accueilli assez
froidement par une partie de l’Assemblée, il finira par empoigner tellement cette
Assemblée qu’elle lui fera une véritable ovation et que lui-même, ému par son sujet et les
sentiments qui l’agitent, terminera son discours avec des sanglots dans la voix… », cité par
le président Guérin lors de l’audience du 24 juillet, voir Le Procès Flandin devant la Haute
Cour de justice, Librairie Médicis, 1947, p. 114.
21. Ibid., p. 128, 129 et 130.
22. Il s’agit, comme cela apparaît dans les débats, d’un article publié dans la presse
régionale et reproduit dans L’Œuvre, le 25 septembre 1940, intitulé « Perspectives », d’un
autre publié dans La Vie industrielle du 21 novembre 1940, sous le titre « Collaboration »,
et, enfin, d’un discours prononcé à Dijon le 15 novembre 1940.
23. Comme nous le verrons, ce souci de la souveraineté française se manifeste très
clairement dans l’action intérieure de Flandin lors de son ministère vichyssois.
24. Flandin, semble-t-il, n’a pas été si innocent qu’il veut bien le prétendre. À Laval qui lui
demandait ce qu’il faisait là en le croisant dans les couloirs de Vichy, Flandin aurait
répondu : « J’ai dit au Maréchal que j’approuvais entièrement ta politique », cité dans
Laval parle…, Genève, Constant Bourquin, 1947, p. 82.
25. Au premier rang des conjurés, on trouve le ministre de l’Intérieur Marcel Peyrouton, le
ministre de l’Économie nationale Yves Bouthillier, le secrétaire d’État à la présidence du
Conseil Paul Baudouin, ou encore, parmi d’autres, l’amiral Darlan, alors ministre de la
Marine. Pour un récit détaillé du complot, voir Fred Kupferman, Laval, Balland, 1987,
rééd. Tallandier, 2006, p. 310 sq.
26. Sur l’évolution des relations entre Vichy et le Reich à l’automne 1940 et sur les
discussions entre l’Allemagne et la France au sujet de l’Afrique et d’un éventuel
déclenchement d’hostilités contre l’Angleterre, voir Robert O. Paxton, La France de Vichy,
1940-1944, op. cit., p. 113 sq. et p. 128 sq.
27. L’Allemagne a trouvé un moment commode de laisser la France défendre ses propres
possessions en Afrique, avec son aval. Alors que l’objectif de la France était de préserver
son empire colonial des appétits anglais autant que d’une emprise allemande, le Reich
imaginait en secret une paix de spoliation où une partie des territoires français seraient
redistribués.
28. Sur la rupture des négociations franco-allemandes consécutive au départ de Laval, voir
Robert O. Paxton, La France de Vichy, 1940-1944, op. cit., p. 139, où l’on peut lire : « Si
décembre marque un changement décisif, c’est dans l’attitude du Reich envers la France :
le vendredi 13 met brutalement fin à la “politique nouvelle”. »
29. Sur les relations ayant existé entre les Français et les Britanniques à cette période-là,
voir Robert Frank, « Vichy et les Britanniques 1940-1941 : double jeu ou double
langage ? », in Jean-Pierre Azéma et François Bédarida (dir.), Vichy et les Français,
Fayard, 1992, p. 145 sq.
30. « Ce serait une erreur de considérer la nomination de Pierre-Étienne Flandin aux
commandes des Affaires étrangères comme un retournement en faveur des Britanniques »,
note Robert O. Paxton, « La collaboration d’État », in Jean-Pierre Azéma et François
Bédarida (dir.), La France des années noires, op. cit., p. 369.
31. Robert Frank, « Vichy et les Britanniques 1940-1941 : double jeu ou double
langage ? », op. cit., p. 158.
32. Flandin est ainsi intervenu auprès des autorités espagnoles et des autorités américaines
pour faire libérer son fils et ses camarades arrêtés en Espagne après avoir traversé la
frontière pyrénéenne. Ses démarches visaient à permettre à ces jeunes patriotes de rejoindre
le Maroc pour s’engager dans l’aviation et participer à la lutte en vue de la libération de la
France.
33. À la même période, en mai 1943, Pierre Pucheu, secrétaire du gouvernement de Vichy
de juillet 1941 à avril 1942, venu en Afrique du Nord prêter main-forte au général Giraud,
est arrêté ; il sera traduit devant un tribunal militaire et fusillé le 20 mars 1944.
34. C’est le cas de Marcel Peyrouton, du gouverneur Pierre Boisson et du général Bergeret.
35. Voir, sur ce point, François Kersaudy, De Gaulle et Churchill. La mésentente cordiale,
e
Perrin, 2010, 2 éd., p. 315 sq., où une lettre de Churchill est reproduite.
36. Voir, notamment, Henry Rousso, « L’épuration en France, une histoire inachevée »,
o
Vingtième siècle, n 33, janvier-mars 1992, p. 87.
37. En effet, il est traditionnel de considérer en droit pénal que seules les contraventions,
constituées d’un simple élément matériel, peuvent revêtir un caractère automatique, par
opposition aux crimes et aux délits, nécessairement intentionnels.
38. Pierre-Étienne Flandin n’est pas le seul à avoir été condamné à la dégradation puis
relevé pour faits de résistance. C’est le cas, par exemple, du ministre des Colonies Joseph
Lémery ou d’Antoine Lemoine, secrétaire d’État à l’Intérieur. Voir Yves-Frédéric Jaffré,
Les Tribunaux d’exception 1940-1962, op. cit., p. 343 sq. Il faut préciser qu’il arrive aussi
aux juges de prononcer un non-lieu pour faits de résistance, ce qui est une décision
dépourvue d’ambivalence.
HAUTE COUR DE JUSTICE

(23 juillet-26 juillet 1946)

INTERROGATOIRE DE PIERRE-ÉTIENNE
FLANDIN

[L’audience du 23 juillet 1946 s’ouvre sur l’interrogatoire de Pierre-


Étienne Flandin. D’emblée, un débat de fond intervient entre les avocats de
l’accusé et le procureur général sur l’étendue du pouvoir de qualification
appartenant à la Haute Cour de justice quant à la présence de Pierre-
Étienne Flandin dans le gouvernement de Vichy. Au cours de cet
interrogatoire, le greffier donne lecture de l’acte d’accusation :]

ACTE D’ACCUSATION

Le procureur général auprès la Haute Cour de justice,

Vu l’arrêt rendu le 23 janvier 1945 par la commission


d’instruction près la Haute Cour de justice qui renvoie devant
cette juridiction le nommé Flandin Pierre-Étienne, cinquante-six
ans, ex-ministre des Affaires étrangères du gouvernement de fait
dit de l’État français, domicilié à Paris, 139, boulevard
Malesherbes,
En liberté,
accusé du crime d’indignité nationale.
Expose ce qui suit :
Député républicain modéré de l’Yonne, ayant été, à maintes
reprises, ministre et une fois président du Conseil, Pierre-Étienne
Flandin s’est fait remarquer au point de vue des relations franco-
allemandes par le télégramme de félicitations qu’il adressa à
Hitler après les accords de Munich.
Encore qu’il ne puisse en aucune manière lui être pénalement
reproché, l’accusé a tenu à s’expliquer sur ce télégramme. Il
insiste sur le fait qu’il adressait ses chaleureuses félicitations à
Hitler, uniquement pour le maintien de la paix et avec l’espoir que
naîtrait des accords, une collaboration cordiale et confiante entre
les quatre puissances européennes.
Il signale qu’il envoyait un télégramme identique à Mussolini
et un, rédigé en termes plus amicaux, à Chamberlain, en même
temps qu’il félicitait Daladier. Ce télégramme n’a d’autre sens,
selon lui, que celui d’une approbation publique des accords de
Munich, approbation qui fut celle de nombreux partis politiques
en France et de la majorité du Parlement.
Quelles que soient les explications de Flandin, il est certain
que ce télégramme de félicitations envoyé par un ancien président
du Conseil à l’homme qui s’était déjà déclaré l’adversaire
irréductible de la France, le champion du nazisme, retentit
douloureusement au cœur des patriotes et des démocrates français.
Mais si on fait état de certains de ses gestes accomplis avant la
guerre, Flandin demande qu’on rappelle notamment, et il est d’une
élémentaire impartialité d’accéder à sa demande :
a) que, ministre des Affaires étrangères en 1936, il préconisa
au Conseil des ministres avec MM. Sarraut, Paul-Boncour et
Mandel une action militaire au moment de l’occupation de la
Rhénanie par l’Allemagne ;
b) que, président du Conseil en 1935, il négocia et conclut le
pacte franco-soviétique ;
c) qu’il fit ratifier, en 1936, ce pacte mis en sommeil par
Laval ;
d) qu’il n’a jamais fait partie du Comité France-Allemagne, ni
d’autres organisations de ce genre ;
e) qu’il n’avait aucune relation politique avec les Allemands,
qu’il avait au contraire des relations étroites d’amitié avec les
dirigeants anglais et qu’il a été, enfin, le fondateur et le président
du Groupe parlementaire franco-britannique.
L’invasion trouva Flandin dans son petit village de Domecy-
sur-Cure où il n’avait pas cru devoir abandonner son poste de
maire. Il ne joue aucun rôle dans les événements qui ont précédé
l’armistice.
Convoqué pour la réunion de l’Assemblée nationale, il arrive à
Vichy le 6 juillet 1940.
Le 7 juillet, au cours d’une réunion de députés, il expose son
projet qui consistait pour éviter, dit-il, une réforme
constitutionnelle, à obtenir la démission du président Lebrun et à
le remplacer par l’ex-maréchal Pétain, auquel le Sénat et la
Chambre des députés délégueraient momentanément les pleins
pouvoirs. Avec deux autres députés, MM. Candace et Mistler,
Flandin est mandaté par quelques-uns de ses collègues pour se
rendre auprès du président Lebrun.
L’entrevue est courtoise, encore que M. Lebrun insiste sur
l’étrangeté de la démarche dont il est l’objet. Il déclare ne pouvoir
accéder du moins immédiatement à la demande qui lui est faite et
réserve sa réponse définitive jusqu’à après consultation des
présidents Jeanneney et Herriot.
Le lendemain, dans la matinée, Flandin est convoqué par le
président Lebrun, il sort de cet entretien sans avoir emporté le
consentement de celui-ci.
Le soir, il est reçu une dernière fois par le président Lebrun,
mais la question de sa démission n’y est même pas envisagée car
Laval avait fait connaître sa décision de déposer le projet de pleins
pouvoirs constitutionnels qui devaient être votés le lendemain.
L’Assemblée nationale se réunit le 10 juillet. Flandin y
prononça un discours émouvant dans lequel il recherche les
causes de la défaite, ne ménage pas les critiques aux institutions et
aux mœurs françaises et il termine ainsi : « Si nous ne voulons pas
perdre l’âme de la France, il faut tirer toutes les leçons de la
défaite, mais il ne faut accepter aucune copie servile d’institution
étrangère. Il y a dans la liberté de nos villes et de nos villages
quelque chose qui enchante celui qui met le pied sur le sol de
France ; il faut que la terre de France reste la terre de France. »
Dans son discours, Flandin apporte cependant son adhésion
résignée au projet Laval qu’il vote.
Le vote une fois acquis, Flandin quitte Vichy et regagne sa
propriété.
Le 7 décembre 1940, sur la demande de l’ex-maréchal, il se
rend à nouveau à Vichy. Il déclare avoir conseillé au maréchal de
1
rétablir les conseils généraux et de s’entourer de représentants
qualifiés des élus de la Nation. Il ajoute lui avoir remis, sur sa
demande, un projet de Conseil national.
Ce projet n’est pas accepté par l’ex-maréchal et Flandin
revient dans sa propriété de l’Yonne.
Le 13 décembre 1940, il reçoit un coup de téléphone du préfet
de Versailles lui demandant de se rendre immédiatement à Vichy
près du Maréchal. Il arrive dans cette ville le 14 décembre et
apprend l’arrestation de Pierre Laval.
Il se rend aussitôt près de l’ex-maréchal et, dans des conditions
qui seront précisées, il accepte le poste de ministre des Affaires
étrangères en remplacement de Laval.
Il occupe ces fonctions pendant cinquante-six jours, soit
jusqu’au 10 février 1941, époque à laquelle il donne sa démission.
Les Allemands lui ayant refusé l’autorisation de regagner
l’Yonne, il rentre dans sa propriété du cap Ferrat.
En octobre 1942, il se rend en Algérie où il s’abstient de toute
activité politique. Au début d’octobre 1943, il est arrêté sur
mandat du juge d’instruction près le tribunal militaire d’armée
d’Alger.
Sur les circonstances dans lesquelles il a accepté le poste de
ministre des Affaires étrangères, Flandin déclare que sa
nomination avait déjà été notifiée à l’Allemagne ; qu’il reçut de
Pétain l’assurance que la promesse faite à Roosevelt de se borner
à exécuter les clauses de l’armistice et de ne rien faire contre les
Anglais était toujours valable, qu’aucun engagement contre cette
politique n’avait été pris à Montoire par Pétain.
Dès le lendemain, déclare Flandin, alors que j’étais malade au
lit, je reçus la visite d’Abetz, venu à Vichy, avec des soldats en
armes. Il me signifia que l’Allemagne n’acceptait pas le renvoi de
Laval et qu’il exigeait ma démission : je refusai ; Abetz me quitta
furieux et, à partir de ce moment, les relations furent rompues
entre le gouvernement français et le gouvernement allemand, et
toutes les facilités accordées jusqu’ici aux ministres pour traverser
la ligne de démarcation furent supprimées.
À ce moment, déclare toujours Flandin, j’eus l’écho de
négociations entamées par Laval et les chefs militaires allemands
dont le général Warlimont, en vue d’une véritable alliance entre la
France et l’Allemagne et d’une coopération militaire pour
reprendre l’A-EF passée au général de Gaulle. Je m’en ouvris au
Maréchal qui me confirma le fait, mais me montra alors des
documents ultrasecrets établissant qu’il était en relations avec
Churchill et qu’il avait pris vis-à-vis de celui-ci des engagements
précis, notamment celui de s’abstenir de tout acte d’hostilité
envers les colonies passées à la dissidence, celui de ne céder à
l’Allemagne aucune base, celui enfin de remettre l’Empire
2
français en guerre le jour où les Alliés se présenteraient en force .
L’existence de ces documents, dont Flandin a été le premier à
parler, a été en effet établie : il s’agit des documents « Rougier »
sur lesquels l’information a fait la lumière complète. Il paraît
établi que les documents en question n’ont jamais constitué un
accord ratifié par le gouvernement anglais et qu’il s’agissait plutôt
d’un projet d’accord.
Il paraît de plus établi qu’après le départ de Flandin, le
gouvernement français fut le premier à violer les engagements
invoqués par Pétain.
Mais ces documents apportent un appui indiscutable à
l’affirmation de Flandin qu’il a pu croire, à son entrée au
ministère, à un accord réel secret entre l’Angleterre et la France,
et, en conséquence, à un changement de la politique extérieure
telle qu’elle était suivie par Laval.
Flandin ajoute, et le fait est établi, que les relations secrètes
entre le gouvernement français et le gouvernement anglais ont
continué pendant toute la durée de son ministère, par
l’intermédiaire du ministre du Canada, M. Dupuy.
Ma position, continue Flandin, devint de plus en plus difficile.
Le Parti collaborateur m’attaquait avec violence. J’entrai en lutte
ouverte avec l’amiral Darlan. Les Allemands exigèrent mon
départ des Affaires étrangères. Pétain céda mais me demanda
cependant de rester dans le gouvernement. Je refusai et, après
deux mois de présence, quittai Vichy sans esprit de retour.
Il est exact que Flandin a été violemment attaqué par la presse
parisienne à la solde de l’Allemagne et qu’il a, le 9 février 1941,
adressé à Pétain une lettre de démission dans laquelle il déclarait :
« Je me suis attaché à remplir mes fonctions et à mettre en
pratique la politique de collaboration, en respectant les clauses de
l’armistice, avec dignité et honneur. Il n’a pas dépendu de moi que
cette politique puisse être appliquée. C’est ce que les
circonstances m’obligent à constater. »
Flandin affirme ses sentiments libéraux, proanglais et
antiallemands. De ses sentiments libéraux, il donne comme preuve
la lettre de protestation indignée qu’il écrivit au garde des Sceaux
3
Barthélemy lors de la création du tribunal d’État .
De ses sentiments proanglais, il donne comme preuve la lettre
très amicale que vient de lui adresser, lors de son récent passage à
Paris, M. Winston Churchill.
De ses sentiments antiallemands, il donne comme preuve
notamment l’attitude de ses deux enfants.
Son fils Rémy, jeune étudiant en droit, qui parvint à gagner, au
début de 1943, l’Algérie, contracte aussitôt un engagement dans
l’aviation et qui a terminé la campagne contre l’Allemagne avec
deux très belles citations.
Sa fille aînée, Mme Flandin-Bréguet, qui, expulsée au début de
l’année 1941 d’Indochine, en raison du « sentiment d’hostilité
qu’elle manifestait contre le gouvernement », a participé
effectivement, dès son arrivée sur le sol français, à la Résistance.
Aucune manifestation, durant son ministère, de sentiments
antianglais ou proallemands n’a été établie à l’encontre de
Flandin. Il ne cachait pas, au contraire, sa confiance dans la
victoire des Alliés.
Cependant, deux circulaires en date des 24 décembre 1940 et
24 février 1941, qui constituent, à la vérité, plutôt des bulletins
d’information, doivent être signalées. Elles déclarent, en effet, que
la France continuera la politique de collaboration de Montoire ;
mais il faut reconnaître que ces circulaires destinées à tous nos
agents diplomatiques, aussi bien résidant en pays favorables à
l’Axe que dans les pays hostiles, sont rédigées en termes
particulièrement prudents, généraux et habilement balancés. Sans
doute, elles affirment la continuation de la politique de Montoire,
mais dans le respect des conventions d’armistice et sans
modification de la politique extérieure de la France vis-à-vis
d’aucun pays. Elles mentionnent l’entrevue Pétain-Hitler, mais
passent sous silence l’entrevue Laval-Hitler sur laquelle Flandin
n’avait pu avoir aucun renseignement. Que cela soit par la volonté
de l’Allemagne ou par celle de Flandin, il est certain qu’il n’y eut
entre eux aucune « Intelligence », aucune relation, sinon celles
régulières prévues par la convention d’armistice et qui eurent lieu
par l’intermédiaire de la Commission d’armistice.
Tous les textes parus au Journal officiel sous la signature de
l’inculpé sont d’ordre technique et ne peuvent être incriminés au
point de vue national. Il a sans doute revêtu de sa signature la loi
du 5 février 1941 permettant aux tribunaux militaires de se
constituer aux colonies en cours martiales et d’user d’une
procédure simplifiée. Mais Flandin explique qu’il n’a pris aucune
part à l’élaboration de cette loi ; qu’elle ne concernait pas son
département ; que son contreseing n’a pu lui être demandé que
dans la mesure où la loi était applicable à certaines régions des
protectorats du Maroc, de Tunisie, et qu’au surplus, cette
disposition avait été vraisemblablement prise à la demande des
autorités militaires pour permettre de poursuivre, sans
l’intervention des Commissions d’armistice, les indigènes
coupables d’espionnage au profit des puissances de l’Axe.
Il paraissait résulter du procès-verbal d’une « réunion
d’armistice » que l’inculpé se serait résigné à faire droit à une
ultime demande supplémentaire de carburant formulée par l’Italie.
Mais Flandin explique qu’il n’avait aucune qualité pour prendre
cette décision et que, s’il est intervenu dans la discussion, c’est
uniquement pour essayer d’obtenir une contrepartie de la part des
Allemands. Au surplus, les termes mêmes du procès-verbal
indiquent la résistance opposée aux Allemands.
Flandin affirme au surplus que non seulement son passage aux
Affaires étrangères n’a été en aucune manière favorable à
l’Allemagne, mais, mieux, qu’il lui a été néfaste.
Il explique qu’en raison de l’échec de l’offensive aérienne sur
l’Angleterre, Hitler avait décidé de tourner ses efforts contre
l’Égypte ; de demander à Franco le libre passage à travers
l’Espagne et qu’il comptait sur l’appui du gouvernement français
pour décider Franco à faire droit à sa demande.
Flandin affirme que la rupture des négociations franco-
allemandes amorcées par Laval, l’attitude hostile à l’Allemagne
prise par lui, Flandin, son refus d’intervenir aux côtés de
l’Allemagne, furent d’un poids décisif dans le refus de Franco de
céder aux exigences allemandes.
Qu’y a-t-il d’exact dans ces allégations ? Il y a lieu
simplement de reconnaître que les entrevues Hitler-Franco et
Pétain-Franco ne furent suivies d’aucun résultat, et que de
l’expédition contre le Tchad envisagée par Laval, il ne fut plus
question durant le passage au gouvernement de l’inculpé. En tout
cas et en résumé, il est indiscutable que Flandin a été appelé au
ministère des Affaires étrangères pour remplacer le collaborateur
notoire qu’était Laval, qu’il n’a jamais été accepté par les
Allemands, qu’il a été remplacé à la demande des Allemands par
cet autre collaborateur notoire qu’était Darlan. Il est indiscutable
que la politique de collaboration commencée par Laval et
continuée par Darlan a subi un temps d’arrêt durant le passage au
ministère de l’inculpé.
L’attitude de Flandin avant son entrée au ministère a été
examinée en tant qu’elle pouvait se rattacher aux actes commis
par lui durant son ministère.
4
Trois faits paraissaient pouvoir être incriminés :
Le premier est un article intitulé « Collaboration » paru dans le
numéro du 22 novembre 1940 du journal La Vie industrielle. Cet
article constitue dans une certaine mesure une acceptation du
national-socialisme et de l’Europe Nouvelle. Mais cette
acceptation est entourée de réserves et d’objections. Dans son
ensemble, l’article constitue surtout une revendication de la
personnalité française et Flandin y manifeste une indépendance
indiscutable de pensée.
Le deuxième fait examiné par l’instruction est l’article paru
dans L’Œuvre du 29 septembre 1940, sous le titre
« Perspectives ». Dans cet article, l’inculpé émet l’affirmation
regrettable : « La paix future sera évidemment dictée par les
puissances de l’Axe. » Mais Flandin signale que cet article est la
reproduction de celui paru dans un journal local du 23 août 1940.
Il y a lieu de signaler que lors de son passage au ministère, ainsi
qu’en témoignent ses collaborateurs, Flandin pronostiquait au
contraire la victoire des Alliés et il faut ajouter que le reste de
l’article incriminé traite surtout de questions économiques.
Le troisième fait examiné est le discours prononcé à Dijon le
15 août 1940 au Groupement de la presse de Bourgogne. Ce
discours, tel qu’il a été relaté d’une manière uniforme, à l’époque
par la presse, tel qu’il a été utilisé par des collaborateurs notoires,
contenait des attaques directes contre la propagande et les
« émigrés » de Londres et constituait un appel en faveur de la
politique de collaboration avec l’Allemagne.
Flandin déclare avoir prononcé un discours traitant surtout des
origines de la guerre et des questions d’ordre économique.
Mais il affirme n’avoir en aucune manière préconisé la
politique de collaboration et il s’élève avec force contre les
déclarations qu’on lui prête et qui auraient été introduites
frauduleusement à son insu par la censure allemande dans le
compte rendu ronéotypé remis à la presse (il est à noter que les
auditeurs avaient été invités à ne pas prendre de notes).
Il explique que lorsqu’il avait connu quelque temps après le
texte de ce compte rendu, il n’avait pas cru devoir envoyer aux
journaux une rectification qui, de toute évidence, n’aurait jamais
été insérée.
Le témoignage de nombreux auditeurs a été recueilli ; en
raison du temps écoulé, leurs souvenirs sont assez imprécis, la
plupart n’ont gardé le souvenir d’aucun propos nettement
collaborationniste et certains sont absolument formels à cet égard ;
pour d’autres, au contraire, le compte rendu distribué serait assez
exact.
Le crime d’indignité nationale est constant à l’encontre de
l’inculpé puisqu’il a fait partie du gouvernement de Vichy.
Dans une note déposée par eux, les défenseurs de Flandin
demandent que leur client bénéficie de l’excuse absolutoire
prévue par la loi du 5 avril 1945 en faveur de ceux « qui ont
effectivement participé à la lutte contre l’ennemi ».
Cette prétention ne saurait être admise.
Se borner à exécuter purement et simplement les clauses de la
convention d’armistice, refuser d’accorder aux Allemands ce
qu’ils demandaient au-delà de cette convention, respecter les
engagements pris envers l’Angleterre et l’Amérique, ce n’est pas
faire acte de résistance active prévue par la loi. Flandin ne peut
être considéré comme un traître ; mais cela serait trahir la lettre et
l’esprit de la loi que de le considérer comme un des membres de la
Résistance.
En conséquence, le susnommé est accusé d’avoir, en 1940 et
1941, en tout cas depuis un temps non prescrit en France, fait
partie, comme ministre des Affaires étrangères, d’un
gouvernement ayant exercé son autorité en France entre le 16 juin
1940 et l’installation sur le territoire métropolitain du
Gouvernement provisoire de la République française, crime prévu
er
et puni par les articles 1 , 2 et 21 et 23 de l’ordonnance du
26 décembre 1944.
Fait au Parquet général de la Haute Cour, à Paris, le 29 juin 1946.
Le procureur général,
Frette-Damicourt

[À la suite de la lecture de l’acte d’accusation, l’interrogatoire de


Flandin se poursuit, donnant l’occasion à l’accusé d’exposer pour sa défense
un ample panorama de la politique extérieure de la France au cours des
années 1930. Le président intervient pour interrompre ces développements
qu’il juge excessifs.]
Le PRÉSIDENT. — J’ai l’impression que pour nous donner des
explications aussi complètes que possible et d’ailleurs intéressantes et utiles
sur à la fois le cheminement de la politique française et de la politique
européenne avant Munich et le cheminement de votre propre pensée, vous
vous écartez un peu du débat essentiel.
Je vous avais posé deux questions : la première partie de mon
interrogatoire allait, si je peux m’expliquer ainsi, de votre naissance jusqu’à
1938, et je vous ai posé la question : avez-vous quelque chose à ajouter ?
Vous m’avez répondu : non. J’ai abordé la seconde partie qui avait pour
centre Munich, et vous répondez depuis déjà très longtemps à la première
partie seulement sur laquelle cependant vous n’aviez rien à dire… […] je
vous demande de bien vouloir arriver très rapidement aux préparatifs
immédiats, si vous voulez, de Munich, et à la justification de votre attitude à
ce moment-là, l’affiche au peuple français, votre télégramme à Hitler et aux
autres, la réponse que vous avez obtenue.
Ensuite, j’interrogerai et M. le procureur général, et la défense et MM. les
jurés pour savoir quelles questions ils ont à vous poser. Nous suspendrons
l’audience pendant quelques instants, nous la reprendrons ensuite pour la
troisième partie de cet interrogatoire pour laquelle je vous demanderai de
serrer davantage votre argumentation.
M. FLANDIN. — Monsieur le Président, je suis tout disposé à répondre à
votre demande. Je fais observer que vous avez prévu quatre audiences pour
ce procès. J’ai la parole depuis pas même deux heures ; je crois pouvoir vous
assurer que je m’expliquerai sur tout, et vous aurez parfaitement le temps de
me poser toutes les questions que vous voudrez.
Le PRÉSIDENT. — [J]’ai l’impression que l’on peut mettre moins de
deux heures pour expliquer à un procès, et non pas à une conférence
internationale, les événements qui ont pu se dérouler et qui ont amené
l’accusé Flandin à prendre une sorte d’attitude au mois de septembre 1938.
C’est toute la question.
M. FLANDIN. — L’accusé Flandin ne peut répondre à la question de
1938 qu’à la condition d’avoir exposé au préalable les raisons pour lesquelles
il était amené à prendre cette position française. Ces raisons, je les ai
développées, je ferai tout mon possible pour que M. le président ait
satisfaction et pour condenser mes explications au maximum. Mais il est
impossible de ne pas vous montrer comment les événements qui ont précédé
Munich n’ont pas pesé d’une manière directe sur la position que j’ai prise au
moment de Munich.
5
Je prétends que si, le 8 mars 1936 , j’avais pu obtenir le concours de tous
les signataires du pacte de Locarno, le concours de la SDN, pour barrer Hitler
dans ses tentatives de domination et d’hégémonie, d’abord Munich ne se
serait pas produit, et ensuite je n’aurais pas eu à approuver Munich à
l’époque.
[Flandin insiste, en outre, sur la gravité de la violation commise par
l’Allemagne lors de l’Anschluss de février 1938, événement beaucoup plus
important à ses yeux que le problème ultérieur posé par les territoires des
Sudètes en Tchécoslovaquie. Il évoque les menaces de guerre survenues à la
veille de la signature des accords de Munich, des menaces qu’il s’efforce de
dissiper en lançant un appel au peuple français par le biais d’une affiche.]
Messieurs, laissez-moi vous dire une chose ; je n’étais ni dans la foule qui
a acclamé M. Daladier à sa descente d’avion au Bourget ni dans celle qui l’a
accompagné sur les Champs-Élysées jusqu’au tombeau du Soldat inconnu.
J’ai approuvé Munich parce que j’avais à avoir une opinion sur ce sujet en
tant que parlementaire, mais j’aurais pu, s’il avait fallu me justifier de cette
question, qui, d’ailleurs, ne vous est pas posée, j’aurais pu citer ici presque
toute la France, car, à l’époque, qui donc s’est déclaré antimunichois en
France ? qui donc s’est déclaré antimunichois en Grande-Bretagne ? On s’est
déclaré antimunichois plus tard, à partir du moment où Munich a été suivi de
la violation de tous les engagements qui avaient été pris à Munich et de
l’occupation pure et simple de la Tchécoslovaquie par Hitler et la
transformation du régime de l’indépendance garanti par Hitler en un régime
de protectorat. Mais ceci ne s’est pas passé en septembre 1938, ceci s’est
passé en mars 1939.
Et pourquoi ai-je approuvé ? Pour des raisons, Messieurs, qui découlent
d’une manière évidente de tout ce que j’ai exposé tout à l’heure et que M. le
président considérait comme n’étant pas la question.
[…] Parce que, comme je vous l’ai expliqué, la France à ce moment-là
n’était plus dans la position du 8 mars 1936, parce que la France n’avait plus
les alliances qu’elle avait à cette époque, et surtout parce que la France
n’avait plus la supériorité des moyens militaires qu’elle possédait en 1936. Et
c’est là toute la question. Je peux m’être trompé en ce qui concerne Munich,
il est possible que ceux qui voulaient une intervention à Munich aient eu
raison, mais les motifs pour lesquels, en ce qui me concerne – et c’est cela
qui est important, c’est cela qu’on me demande –, j’ai approuvé Munich à
l’époque, quels sont-ils ?
Ils sont : que, dans l’intervalle, l’Allemagne avait formidablement
réarmé ; qu’à partir de 1937, l’Allemagne a consacré à son effort de
réarmement un effort prodigieux. Toutes les usines ont été mobilisées ; le
service militaire de deux ans a été établi avec des classes qui, je vous le
rappelle, étaient doubles en nombre des classes françaises. Un armement
intensif a été réalisé, un armement qui s’est déclaré au grand jour puisque
Hitler faisait défiler dans les rues de Berlin, devant les ambassadeurs et les
attachés militaires, les forces nouvelles qu’il avait créées. De trente-huit
divisions que les Allemands possédaient en 1936, ils étaient passés, au
moment de Munich, à plus de quatre-vingts. À ce moment, leur aviation
dépassait en importance l’aviation française et l’aviation britannique réunies.
En ce qui concerne les chars de combat, leur supériorité n’était pas moins
écrasante.
En ce qui concerne les défenses antiaériennes, je pourrais me référer à
une déclaration qui a été faite par M. Churchill lui-même à la Chambre des
communes. Il indiquait que tandis que l’armée britannique ne disposait
d’aucun matériel moderne, en ce qui concerne la défense antiaérienne, au
contraire, en Allemagne, il y avait déjà plus de mille deux cents canons de
défense antiaérienne, tous du dernier modèle, qui surclassaient d’une manière
évidente ceux des autres pays ; nous n’avions pas de matériel équivalent, car,
à l’époque, l’armée française disposait, en fait de canons antiaériens, d’un
seul exemplaire, et c’était un prototype !
Messieurs, moi, je ne me sens pas capable de juger si, finalement, cette
infériorité militaire, qui n’est contestée par personne, pouvait trouver une
contrepartie ; mais j’ai le droit d’avoir une opinion. Cette opinion, je l’ai
toujours : c’est que l’intérêt de la France à ce moment, comme d’ailleurs
l’intérêt de la France en 1939, était d’éviter la guerre ; l’intérêt de la France
était d’attendre, d’avoir refait ses armes, d’avoir refait le moral national. Ce
que j’ai dit tout à l’heure a peut-être passé pour une longueur, mais c’était la
démonstration qu’il n’y avait pas non plus ce sentiment national qui permet
d’engager un pays tout entier dans la guerre. Il existait en 1914, il a existé en
Angleterre en 1939, malheureusement il n’existait pas en France en 1939. Et
c’est une des raisons, ce sera même probablement une des raisons principales,
que l’on retrouvera le jour où l’on fera l’inventaire des origines de la guerre
et des responsabilités de la défaite. Mais ni dans nos alliances ni dans notre
moral, nous n’avions en 1938 la possibilité d’engager une guerre victorieuse
pour la France.
J’ai dit « ni dans nos alliances », et je pense que là encore je reste dans le
sujet. Ni dans nos alliances, Messieurs, parce que tout ce que je vous ai
expliqué tout à l’heure avoir bâti s’était effondré. En ce qui concerne les
accords militaires avec l’Italie, il n’en était plus question. En ce qui concerne
la coopération de l’Angleterre, l’Angleterre avait pris, par le rapport
6
Runciman et par l’initiative de M. Neville Chamberlain, la direction de
Munich, la direction de l’affaire tchécoslovaque entre ses mains, et vous
savez comment elle avait conclu.
Restait le pacte franco-soviétique. À ce moment, Messieurs, il manquait
ce qui manque à tous les pactes d’assistance mutuelle pour qu’ils soient
efficaces : il lui manquait des accords militaires.
Je ne pense pas qu’on puisse me faire le grief que ces accords militaires
manquaient, puisque rien n’avait été fait par mes successeurs pour qu’on
assortisse le pacte franco-soviétique d’accords militaires efficaces et effectifs.
Je restais fidèle à la politique que je vous ai décrite, cette politique voulait
que la France ne s’engageât pas dans la guerre sans avoir un allié solide à
l’est et cet allié solide ne pouvait être que l’Union des républiques
soviétiques. Et, dans le cas présent, est-ce que la question de l’alliance à l’est
ne se compliquait pas d’un fait grave ? Le fait que la Pologne n’était plus
avec nous dans l’affaire tchécoslovaque. […]
Je n’ai jamais été non plus animé de ce qu’on a appelé l’esprit de Munich,
c’est-à-dire un esprit de démission comme on a employé le terme
quelquefois, une sorte de résignation aux entreprises allemandes. Jamais je
n’ai accepté et jamais je n’accepterai que l’on dise que je me sois résigné à la
domination et à l’hégémonie allemandes. J’ai toujours voulu entourer
l’Allemagne d’un cercle de nations décidées à se battre contre elle, le jour où
elle reprendrait son rêve d’hégémonie européenne de 1914. Je savais que ce
jour arriverait, je l’avais mesuré, je l’avais suivi dans son cheminement, pas à
pas, comme je vous l’ai dit tout à l’heure, et je m’appliquais simplement à
vouloir, le jour où l’Allemagne reprendrait son rêve d’hégémonie et de
domination, recréer les conditions que j’ai failli, en 1936, réaliser, c’est-à-dire
la constitution d’une coalition assez forte pour battre l’Allemagne et peut-être
même pour l’empêcher de déclarer la guerre. Cette coalition, en 1936, j’ai
failli la réussir à très peu de chose près, je vous l’ai indiqué tout à l’heure.
Elle se réalisera dans la guerre mais elle se réalisera en 1941 seulement,
lorsqu’à la suite de l’attaque d’Hitler contre la Russie, l’Union soviétique se
joindra à la Grande-Bretagne et aux États-Unis d’Amérique. Mais, en 1938,
rien de tout cela n’existe. L’Angleterre se refuse à faire la guerre pour la
Tchécoslovaquie. L’Amérique envoie un télégramme du président Roosevelt
du 29 septembre, dont j’aurai aussi à donner lecture si on m’y invite, et dans
lequel, après les accords de Berchtesgaden, après que le démembrement de la
Tchécoslovaquie est un fait acquis, et que l’annexion des territoires sudètes à
l’Allemagne a déjà été décidée, il demande encore qu’on continue les
négociations pour qu’on aboutisse à une solution pacifique.
Par conséquent, rien des conditions que je voulais réunir, rien de cette
coalition victorieuse parce qu’elle comprenait à la fois la France, l’Amérique,
la Russie et l’Angleterre n’existait en 1938 et n’aura existé en 1939.
Ce qui m’a guidé dans mon appréciation sur les accords de Munich, c’est
que je considérais que c’était du temps gagné. Je me suis laissé traiter,
Monsieur le Président, de prohitlérien, je me suis laissé injurier pendant un
an, je n’ai jamais voulu réagir, je n’ai jamais voulu exposer publiquement
quelles étaient les faiblesses de la France, c’est la première fois qu’en public
je le dis et la première fois que j’emploie cet argument car je ne voulais pas
qu’il soit dit que l’Allemagne pouvait être encouragée dans ses desseins, dans
le déclenchement de la guerre par la reconnaissance que la France elle-même
avait proclamé sa faiblesse.
[…]
En ce qui concerne le télégramme, Messieurs, l’acte d’accusation a bien
voulu reconnaître un certain nombre de faits qui n’ont jamais été reconnus,
car c’est une chose singulière qu’on m’a fait une réputation, dans ce pays, sur
le télégramme à Hitler, et on a toujours caché, on a toujours celé qu’il n’y
avait pas un télégramme mais qu’il y en avait un qui avait été adressé aux
quatre représentants de la conférence de Munich, et que ce télégramme n’était
pas davantage un télégramme de félicitations pour le démembrement de la
Tchécoslovaquie, mais un télégramme dans lequel j’exprimais le vœu que
l’accord des quatre grandes puissances continue pour pouvoir sauvegarder la
paix. […]
On me dit : pourquoi l’avez-vous fait ? Ah, Messieurs, je reconnais
volontiers que j’ai eu bien tort de le faire, car il est possible que rien ne m’ait
obligé à le faire, et c’est exact. J’ai eu là aussi un scrupule de conscience :
c’est qu’étant chef de l’opposition, et au moment où s’engageait la question
de savoir si on allait tenter de reculer la guerre par des négociations pour
permettre à la France et à ses alliés de se mettre en état de la faire, il était bon
que non seulement les gouvernements mais même les oppositions s’engagent
sur cette politique et sur cette manière de concevoir les développements de la
politique française. C’est la seule raison. Je ne recherchais, je vous assure,
aucune publicité. Au surplus, je n’en avais pas besoin. Et je ne cherchais
certes pas la notoriété que l’on m’a faite d’une manière bien outrancière à
l’égard de cette manifestation.
M. le procureur général a été extrêmement sévère dans son appréciation
sur ce télégramme. Je pense qu’à l’époque, il devait être un antimunichois
ardent et convaincu. Mais ce qu’il y a de sûr c’est qu’il ne faut pas chercher
dans ce télégramme autre chose que ce qui a été mis.
[…]
Je ne laisserai pas dire qu’à aucun moment de ma politique je me sois
associé à une politique proallemande, à une politique de collaboration avec
l’Allemagne pour lui assurer une situation privilégiée en Europe, que je me
sois jamais résigné à ce que la France devienne le second de l’Allemagne,
qu’elle accepte une hégémonie allemande même contre le danger que
représentait le bolchevisme – je sais qu’il y a des gens qui l’ont favorisé –,
eh, bien non, le danger du bolchevisme c’est une autre question qui pourra se
poser un jour, elle ne se posait pas à ce moment-là. Non seulement elle ne se
posait pas, mais je ne pense pas qu’on puisse dénier à un homme qui avait
mis sa main dans celle du représentant des Républiques soviétiques, d’un
homme qui avait conclu le pacte franco-soviétique, d’un homme qui
n’hésitait pas à dire qu’il fallait attendre que les conditions politiques soient
réunies en Europe pour que l’Alliance russe soit complétée par des
conventions militaires et pour qu’il y ait une coopération effective de la
France et de la Russie, je ne pense pas qu’on puisse dire à cet homme que
c’était par peur du bolchevisme qu’il voulait soutenir Hitler.
[L’interrogatoire se prolonge par différentes questions des jurés portant
sur les positions de Flandin avant la guerre. Flandin, en particulier, invité à
se justifier sur son attitude lors de la remilitarisation de la Rhénanie par
l’Allemagne, fait état de la conclusion d’une alliance militaire avec
l’Angleterre concrétisée par la signature des accords de Londres du 18 mars
1936, alors qu’il est ministre des Affaires étrangères. D’une manière plus
générale, Flandin invoque l’impréparation de l’armée française au cours de
ces années-là, et rappelle, avant 1939, avoir toujours voté les crédits
militaires.]
Le PRÉSIDENT. — L’audience [du 24 juillet] est ouverte.
Hier soir, Flandin a dû terminer ses explications au moment où il
exprimait l’intention d’en venir à la déclaration de guerre. Je tiens à faire
observer immédiatement que rien ne lui est reproché par l’accusation au sujet
de cet événement. Nous savons notamment, après ses explications d’hier,
qu’il a fait tout ce qui était en son pouvoir, et pendant plusieurs années, pour
empêcher que la guerre n’éclatât.
Il n’aura donc à parler de cette question que dans la mesure même où cela
peut éclairer la Haute Cour sur son attitude pendant la période qui va de
l’armistice à son entrée dans le gouvernement Pétain.
C’est ce qui constitue la matière de la troisième partie de l’interrogatoire,
partie dans laquelle nous allons entrer maintenant.
Donc, la guerre a tout de même éclaté. Flandin dira son sentiment – que
nous connaissons déjà – quant au fait général et au principe même d’une
guerre contre l’Allemagne. À cette époque-là, nous n’avons pas les moyens
d’une politique belliciste ; mais la guerre a tout de même éclaté, car Munich
n’était pas une tentative sincère de faire la paix ; c’était une manœuvre, un
délai qu’Hitler s’accordait ou se faisait accorder pour faire ses préparatifs.
Nous sommes donc en juillet 1940. L’armistice a été signé. Flandin, qui
est resté en dehors des derniers événements, arrive à Vichy le 7 juillet 1940.
Il vient de son département occupé. À quoi s’emploiera-t-il ? Il se manifeste,
notamment, par deux discours : l’un le 7 juillet et l’autre le 10 ; et puis, par
une ou plusieurs visites entre-temps au président Lebrun pour l’engager à
démissionner.
Sur ces discours comme sur ces visites, l’accusé aura, tout à l’heure, à
s’expliquer aussi complètement qu’il le désirera.
Je voudrais, avant de lui passer la parole, dire cependant deux mots de
présentation au sujet des discours. Le 7 juillet, Flandin prononce un premier
discours dans une réunion de députés. Je tiens à préciser que Laval n’est
point là. Le discours prononcé par Flandin émeut ses collègues, et lorsque le
10 juillet au matin, devant l’Assemblée nationale, il reprend la parole :

… quoique, dit un témoin, accueilli assez froidement par une partie


de l’Assemblée, il finira par empoigner tellement cette Assemblée qu’elle
lui fera une véritable ovation et que lui-même, ému par son sujet et les
sentiments qui l’agitent, terminera son discours avec des sanglots dans la
voix…

On avait l’impression, à la première partie de ce discours, que l’orateur


allait se prononcer contre les projets constitutionnels du maréchal Pétain,
défendus, soutenus sinon préparés par Laval en personne. Mais, à la grande
stupéfaction des auditeurs – et plus particulièrement de certains témoins qui
ont qualifié cela de « mystère » –, la conclusion n’est pas du tout conforme
aux prémisses et Flandin acceptera de voter ce projet constitutionnel, dont le
7 il laissait entendre qu’il n’en voulait à aucun prix.
Et, dit Montigny dans son livre Toute la vérité, en descendant de la
tribune, non seulement Flandin reçoit les acclamations d’une partie
importante de l’Assemblée, mais Laval lui-même lui serre la main…

Tout à l’heure, nous parlerons de deux autres faits qui sont plus ou moins
retenus par l’accusation.
Mais je voudrais donner immédiatement la parole à Flandin pour
s’expliquer sur son attitude à Vichy, sur ses discours et sur les démarches
qu’il a faites auprès du président Lebrun pour l’engager à donner sa
démission au bénéfice, semble-t-il, du maréchal Pétain.
Vous avez la parole.
M. FLANDIN. — Monsieur le Président, Messieurs les Jurés, je crois que
je me suis expliqué assez longuement, et certainement même trop longtemps
hier, je m’en excuse, et je prie Monsieur le Président et Messieurs les Jurés
d’accepter mes remerciements pour l’attention que vous avez bien voulu me
prêter dans cette circonstance.
Je me suis expliqué trop longuement, me semble-t-il, sur mon attitude
concernant les problèmes qui se posaient avant la guerre pour que je revienne
sur la première partie de l’exposé de M. le président.
La guerre a donc éclaté et, à partir de ce moment, la seule chose que je
tienne à préciser c’est que je me suis ardemment engagé dans le combat pour
gagner la guerre. À ce propos, et plutôt que des déclarations qui, aujourd’hui,
pourraient sembler suspectes, je me bornerai à vous donner la courte lecture
d’un manifeste que je faisais paraître en fin d’année 1939, exactement le
samedi 30 décembre, dans le journal de l’Alliance démocratique. Voici
comment je m’exprimais :

J’avais averti mes compatriotes dès décembre 1937 que de graves


éventualités se présenteraient dans l’inexorable enchaînement des causes
et des conséquences. L’ambition démesurée de l’Allemagne a déterminé
e
l’annexion au III Reich successivement de l’Autriche, du pays des
Sudètes, de la Bohême et de la Moravie, enfin de la moitié de la Pologne,
une fois encore partagée. Fidèle à la thèse des colonies allemandes
développée dans Mein Kampf, Hitler a placé sous son protectorat la
Slovaquie, comme il cherchera sans doute à y placer d’autres États de
l’Europe au cours de la guerre. Nous assistons donc à une nouvelle
tentative d’hégémonie germanique en Europe.
À travers l’Histoire, les mêmes politiques se répètent, conduites par
des hommes semblables. Sans vouloir remonter plus haut, il n’y a guère
de différence entre les vues, les méthodes et les moyens de Frédéric II, de
Bismarck, de Guillaume II et d’Hitler.
Ils commettraient une étrange erreur ceux qui penseraient qu’en
battant le nazisme l’impérialisme germanique serait à jamais détruit.
La France se bat donc contre l’esprit de domination. L’instinct
primitif des peuples, comme des hommes, les pousse à la violence. Ils
cherchent à satisfaire leurs appétits et la brutalité leur en fournit le
premier moyen.
La civilisation, elle, consiste dans l’abandon progressif des méthodes
de force, de conquête et d’asservissement, au profit des disciplines
morales, de la justice et de la fraternité humaines. Ces mots ne sont pas
vides de sens. Le progrès n’est pas le résultat seulement d’une technique
de l’intelligence mais du perfectionnement des âmes, de l’âme collective
et de l’âme individuelle.
La France lutte pour cette civilisation. Nous avons pu les uns et les
autres différer d’opinion sur le moment et les moyens d’affronter un
conflit qui met aux prises deux conceptions fondamentales de l’évolution
humaine. Mais le combat est engagé. Il ne peut y avoir ni hésitation ni
recul. Il doit aboutir à son but : les forces de la civilisation doivent
prévaloir sur celles de la barbarie. Tout homme mène au cours de sa vie
une bataille perpétuelle pour refouler en lui ses instincts et se plier à la
discipline morale. Cela est aussi vrai des peuples. Nous ne devons pas
considérer le peuple allemand comme nécessairement barbare ; mais le
fait actuel qu’il faut constater, sans haine mais sans faiblesse, c’est que le
peuple allemand a laissé déchaîner en lui et sur lui les instincts de
barbarie. Il devra s’en affranchir ou être délivré. La France combat pour
un idéal universel.
Notre patriotisme dans le passé a su couvrir la sécurité de la France
par des fortifications, par des armées, par des armements que nous
n’avons pas construits sans des oppositions que je ne veux pas rappeler.
Un même patriotisme nous anime. Notre foi n’a jamais été chancelante
dans les vertus d’un peuple que l’épreuve a toujours grandi. Nous lui
avons dit, nous voulons lui dire la vérité. Nous saluons aujourd’hui sa
noble armée sur terre, sur mer et dans les airs animée d’une résolution
virile et victorieuse. Nous veillons sur un peuple de paysans et d’ouvriers
qui donne l’exemple d’un labeur héroïque. Nous voulons de toutes nos
forces la victoire pour que la France vive heureuse dans un monde
rénové…

Ainsi, Messieurs, je crois qu’il ne peut pas y avoir de discussion, de


divergence quant à l’esprit qui n’a cessé de m’animer, une fois la guerre
déclarée.
[…]
J’arrivai à Vichy le 7 juillet. J’y trouvai une atmosphère bien différente
de celle que j’attendais. Je ne manquai pas de le manifester, et de le
manifester avec une certaine indignation.
M. le président a fait allusion tout à l’heure à la première intervention que
j’ai faite dans une réunion de députés le 7 juillet, au moment de mon arrivée.
Il a parfaitement rappelé que j’avais exprimé mon indignation. Il me semblait
qu’au moment où le désastre fondait sur la France, il y avait autre chose à
faire que de s’occuper de modifier la Constitution. Je le dis et l’on me
demanda quelle solution je préconisais.
Je répondis que la situation était claire. Si M. le président Lebrun
acceptait de donner sa démission, l’Assemblée nationale se réunissait de
droit ; elle nommerait le maréchal Pétain, autour duquel tout le monde, à
l’époque, s’était groupé, pour lui succéder. Le Maréchal bénéficierait des
mêmes pleins pouvoirs que ses prédécesseurs. Ainsi, il n’y aurait même pas
lieu de proposer une modification constitutionnelle quelconque.
Cette suggestion reçut immédiatement un accueil très favorable et l’on
décida de me mandater avec deux de mes collègues – qui étaient, je crois,
M. Mistler et M. Candace – pour aller faire une démarche auprès de
M. Lebrun afin de lui proposer cette solution.
Auparavant, on m’avait prié de me rendre auprès de M. Laval. M. Laval
m’exposa son plan et me sortit son papier qu’il avait lu à tous les
parlementaires qui étaient allés le voir avant moi, qu’il devait lire à tous ceux
qui allèrent le voir après moi. C’était le texte des dispositions
constitutionnelles qu’il entendait présenter, au nom du maréchal Pétain, à
l’Assemblée. Je lui fis alors les objections que j’avais faites à mes collègues.
Il en parut fort contrarié et il me dit : « Mais ce n’est pas l’avis du
Maréchal. » Je lui demandai alors à voir le Maréchal.
Je fus reçu par le Maréchal. Je lui exposai d’abord – car cette affaire me
tenait beaucoup plus à cœur que l’autre – la situation de la zone occupée et
l’urgence de rétablir le contact entre la zone non occupée et le gouvernement
de Vichy et la France occupée. Puis, j’en vins à l’exposé de ma solution pour
régler le problème de la passation des pouvoirs au maréchal Pétain. Il ne fit
aucune objection à ce que je lui soumis. Il me déclara même que, en ce qui le
concernait, tout ce qu’il souhaitait c’était d’être investi des pleins pouvoirs
jusqu’à la conclusion de la paix, sans avoir, dans l’intervalle, de comptes à
rendre aux Assemblées.
Je lui répondis que cela ne serait pas très différent de la situation que
nous venions de traverser puisque les Assemblées s’étaient réunies un
nombre de fois fort limité dans la période de la « drôle de guerre », et que les
pouvoirs accordés à M. Daladier, à M. Paul Reynaud devaient certainement
lui suffire. Il en convint.
Je me rendis alors chez M. le président de la République. M. Lebrun nous
reçut, je dois dire, avec une grande cordialité. Je lui exposai, en mon nom et
au nom de mes collègues, la solution que l’on considérait comme étant celle
qui sauvegarderait les institutions parlementaires, c’est-à-dire ce à quoi je
tenais par-dessus tout. Il m’écouta avec soin mais me fit cette objection que,
dans la crise qui venait de s’écouler, à aucun moment il n’avait pris de
décision sans avoir consulté au préalable le président Jeanneney et le
président Herriot, qu’il désirait les voir avant de prendre lui-même une
décision définitive sur la suggestion que nous lui présentions. Je n’avais
aucune objection à formuler. Je lui précisai seulement qu’il fallait aller vite
s’il se décidait à prendre cette position, car nous étions pressés par le temps,
que M. Laval annonçait et avait annoncé à mes collègues qu’il déposerait, dès
le 8 juillet, sur le bureau des deux Assemblées, le projet de loi qui était
nécessaire pour réunir l’Assemblée nationale, selon les formes et la procédure
constitutionnelles légales.
Il me répondit qu’il ferait diligence. Mais, en réalité, je dois reconnaître
que vingt-quatre heures se passèrent avant que je puisse le rencontrer à
nouveau. Hélas, pendant ces vingt-quatre heures, M. Lebrun avait donné sa
signature au texte qui convoquait l’Assemblée nationale. En effet, je vous
rappelle ce texte, c’était un projet de résolution ainsi conçu :

Le président de la République française, sur le rapport du maréchal de


France, président du Conseil,
Vu l’article 8 de la loi constitutionnelle du 25 février 1875 décrète :
Article unique. — Le projet de résolution dont la teneur suit sera
présenté à la Chambre par le maréchal de France, président du Conseil,
qui est chargé d’en soutenir la discussion :
La Chambre déclare qu’il y a lieu de réviser les lois
constitutionnelles.
Fait à Vichy, le 8 juillet 1940, Albert Lebrun. — Pr le président de la
République, Philippe Pétain.

Un texte analogue était déposé au Sénat.


Je revis, le 8 juillet au soir, M. Lebrun. Il me dit que la suggestion que je
lui avais présentée, et qu’il avait lui-même soumise aux présidents des deux
Assemblées, n’avait pas rencontré leur assentiment […].
En réalité, cet entretien n’avait plus beaucoup d’intérêt, puisque, comme
je le répète, la Chambre et le Sénat étaient saisis et qu’ils devaient délibérer le
lendemain sur le projet de résolution qui portait la double signature de
M. Lebrun et du maréchal Pétain.
Cette délibération eut lieu le 9 juillet. Je vous rappelle comment elle se
présenta. Au Sénat, M. Jeanneney prit la parole :

J’atteste… à M. le maréchal Pétain notre vénération et la pleine


reconnaissance qui lui est due pour un don nouveau de sa personne. Il sait
mes sentiments envers lui, qui sont de longue date. Nous savons la
noblesse de son âme. Elle nous a valu des jours de gloire. Qu’elle ait
carrière en ces jours de terrible épreuve et nous prémunisse au besoin
contre toute discorde.
Le sort de la France semble être de se régénérer dans le malheur. En
aucun temps son malheur ne fut plus grand. À la besogne pour forger à
notre pays une âme nouvelle, pour y faire croître force créatrice et foi, la
muscler fortement aussi ; y rétablir enfin, avec l’autorité des valeurs
morales, l’autorité tout court.
……….
Il eût fallu épargner à nos enfants le lamentable héritage que nous
allons leur laisser. Ils expieront nos fautes comme ma génération expia et
répara celles d’un autre régime…

À la suite de cette allocution, le projet fut adopté, au Sénat, par 229 voix
contre une.
À la Chambre, ce fut M. le président Herriot qui se chargea également du
discours d’ouverture. Et voici comment il s’exprimait :

Comment, alors que le sol français n’est pas libre, ne serions-nous pas
contraints de nous imposer à nous-mêmes la discipline la plus rude ? Au
lendemain des grands désastres, on cherche des responsabilités. Elles sont
de divers ordres. Elles se dégageront. L’heure de la justice viendra. La
France la voudra sévère, exacte, impartiale.
Cette heure-ci n’est pas l’heure de la justice ; elle est celle du deuil.
Elle doit être celle de la réflexion, de la prudence.
Autour de M. le maréchal Pétain, dans la vénération que son nom
nous inspire à tous, notre Nation s’est groupée en sa détresse. Prenons
garde à ne pas troubler l’accord qui s’est établi sous son autorité.
Nous aurons à nous réformer, à rendre plus austère une République
que nous avions faite trop facile mais dont les principes gardent toute leur
vertu. Nous avons à refaire la France. Le destin de cette œuvre dépend de
l’exemple de sagesse que nous allons donner…

À la suite de cette séance, la Chambre adopta par 395 voix contre 3 le


projet de résolution qui était renvoyé à l’Assemblée nationale.
C’est dans ces conditions, Messieurs, que se réunit le lendemain matin
une séance privée […].
J’entendis M. Laval faire un discours qui me déçut profondément, car il y
était question de politique intérieure : on prenait les uns à partie ; on faisait
son propre panégyrique et cela me semblait si déplacé dans l’heure que nous
vivions.
Puis s’institua un autre débat. Un contre-projet avait été présenté par les
anciens combattants, contre-projet qui ressemblait étrangement d’ailleurs au
projet de M. Laval, mais qui, tout de même, par quelques détails, en différait.
M. Laval désarma les objections qui lui étaient faites en indiquant que, sans
vouloir l’inclure dans le texte, il prenait l’engagement au nom du maréchal
Pétain que les Chambres ne seraient pas dissoutes et qu’elles continueraient
leur mandat jusqu’à ce que la nouvelle Constitution ait été ratifiée par la
Nation et que les Assemblées nouvelles qu’elle aurait créées puissent se
réunir.
[…]
Alors, je demandai la parole. Je demandai la parole sans avoir rien
préparé. J’exprimai simplement mon état d’esprit. Je fis un discours, que j’ai
là. Je l’ai par une circonstance fortuite d’ailleurs. Les délibérations avaient
été confiées au gouvernement pour qu’il les mît sous scellés et qu’elles ne
fussent publiées qu’au moment où la paix aurait été rétablie. Mais, il se
trouva, comme d’habitude dans ce pays, que les secrets, même les mieux
garantis, ne sont que de pseudo-secrets, si bien que, lorsque je me trouvai au
Maroc, en avril 1943, je rencontrai le directeur de la Sûreté générale d’alors.
Il me parla de mon discours. Je lui dis : « Oui, je n’ai jamais pu en revoir le
texte. M. Laval m’a même refusé de corriger mes épreuves. » Il me dit :
« Vous le voulez ? » Je fus un peu étonné. Après tout, il est peut-être normal
que le directeur de la Sûreté générale ait une copie de tous les documents,
même les plus secrets. Il me remit mon texte.
Ce texte, je l’ai là. Je ne vous le relirai pas en entier, à moins que vous ne
le désiriez. Je vous relirai la seconde partie à seule fin de vous situer quel
était mon état d’esprit à ce moment :

Si je suis monté à cette tribune, disais-je, c’est précisément pour


montrer à mes collègues que, quelles que soient les réserves qu’ils aient à
faire – et je pense que tous ceux qui ont été au courant de la manière dont
les événements se sont déroulés ces jours derniers savent que,
personnellement, j’eusse préféré une autre procédure –, que j’ai fait tous
mes efforts pour qu’ils puissent réussir et qu’il n’a pas dépendu de moi
qu’ils ne réussissent pas.
J’aurais préféré, je le dis et je le redis, que dans cette révision de la
Constitution, on évitât que certaines mesures dussent être prises par actes
– puisque c’est le nouveau terme – dès le lendemain de nos délibérations,
sous la signature du chef de l’État. J’aurais préféré que cela prît moins
aux yeux du monde le caractère d’une sorte de semi-révolution intérieure
parce que, je le dis encore en toute conscience, personne ne peut savoir si
les difficultés de demain, qui sont énormes, seront vaincues. Si elles ne
l’étaient pas, je ne voudrais pas que le poids de certaines mesures prises
avec trop de hâte et dans des conditions trop exceptionnelles servît de
prétexte à de vastes reflux d’une opinion publique dangereusement
exaspérée. Voilà pourquoi j’ai fait ces réserves. Voilà pourquoi j’aurais
préféré autre chose.
Mais vous êtes en face d’une situation. Il faut l’affronter avec
courage. Si je n’écoutais que mon inclination individuelle, je dirais : je
n’aime pas cette formule. Je mets ma responsabilité personnelle à l’abri et
j’explique pourquoi je ne peux pas voter un projet sur lequel j’ai tant de
réserves à exprimer.
Je me suis dit cela. J’ai réfléchi. Je me suis trouvé en face de la
situation. Quelle est-elle ? Allons au fond du problème. Le texte du
gouvernement est repoussé. Vous rendez-vous compte de ce qui se
passerait en France ? Vous rendez-vous compte de ce qui se dirait à
l’étranger ?…
Je vais plus loin : le texte n’est voté qu’en dépit de beaucoup
d’abstentions et après des explications les justifiant. Ah, Messieurs, les
arguments qui pourraient justifier ces abstentions sont légion, je ne le
cache pas. Mais dans ce cas encore, quelle serait votre position ? Non
seulement devant l’opinion publique française, qui garderait au cœur le
doute sur la question de savoir s’il n’y a pas eu une sorte de manœuvre,
d’intrigue, de vaste combine ayant permis à un moment donné de
s’emparer du pouvoir pour chercher à substituer à une formule
constitutionnelle conforme aux vieilles traditions une autre formule non
confirmée par l’expérience ? Croyez-vous que ce ne sera pas un terrible
dommage causé dans le pays lui-même ? Croyez-vous qu’à l’étranger, ce
ne sera pas sauvagement exploité contre la France ?
Croyez-vous aussi que la puissance avec laquelle il faut que nous
négociions, cette puissance n’y verrait pas là une cause de trouble, une
cause de faiblesse qui pourrait justifier de sa part des exigences
nouvelles, qui pourrait faire naître chez elle des ambitions plus étendues ?
M. Laval a parlé tout à l’heure – je crois bien être le premier venant
des régions occupées qui ait attiré son attention sur ce point – d’une vaste
entreprise de nazification de la France. Elle est plus dangereuse que vous
ne croyez ; elle progresse tous les jours non pas seulement – je veux le
dire, car nous avons peut-être la liberté de tout dire pour la dernière fois,
et c’est pour cela que j’en use – par l’habileté de la propagande
allemande, mais à cause des défaillances de notre propre administration.
Quand on a laissé pendant des semaines, sans aucune liaison, des
populations abandonnées à elles-mêmes, ne vous étonnez pas que
l’Allemagne placarde sur les murs des affiches comme celle-ci :
« Populations abandonnées, confiez-vous aux soldats allemands. »
Nous ne voulons pas que ces populations abandonnées se confient à
d’autres qu’à l’administration française. Mais, pour cela, il faut que
l’administration française remplisse un devoir auquel elle vient de faillir
pendant des semaines et des semaines.
Si nous ne voulons pas perdre l’âme de la France, si nous voulons que
la France se maintienne partout vivante et unie, il faut que nous
montrions l’exemple, quelles que soient nos réserves, quelles que soient –
j’ose employer ce terme, Messieurs – nos déceptions devant la situation
actuelle.
Je le dis au gouvernement : je ne m’attendais certes pas, en arrivant à
Vichy, à y trouver le spectacle que j’y ai rencontré.
Ceci posé, le devoir qui nous incombe à tous, quel que soit le trouble
de conscience qui peut nous agiter, c’est d’éviter le progrès de l’emprise
allemande sur l’âme française, et c’est par là que je veux terminer en
appelant solennellement et de toutes mes forces l’attention du
gouvernement sur ce point :
Une chose m’a inquiété dans votre discours, monsieur Pierre Laval :
c’est cette allusion que vous avez faite à une sorte d’alignement sur
d’autres régimes. Je crois qu’il faut que nous tirions toutes les leçons de
la défaite et de la guerre. Je crois qu’il faut que nous nous rendions
compte qu’il ne suffit pas de rire, de plaisanter ou de critiquer les régimes
que l’on combat et que l’on désapprouve, mais qu’il faut aller jusqu’au
bout de leur examen, connaître leur force, les reprendre à son compte, les
assimiler, les adapter. Mais rien ne serait pire qu’une copie servile
d’institutions dont on ne prendrait, sans doute alors, que ce qu’elles ont
de médiocre et de mauvais, dont on n’assimilerait pas, au contraire, ce
qu’elles ont de fort. Il faut que nous prenions leur force ; il faut que nous
éliminions non seulement leurs faiblesses, mais, si le terme n’est pas trop
gros, cette sorte de mépris de la personne humaine.
Cela, voyez-vous, mes chers collègues, nous n’avons pas le droit de
le transposer dans nos institutions de demain. Nous n’avons pas le droit
de le transposer dans nos institutions parce que ce serait toucher au dépôt
sacré qui nous a été légué par nos pères, que nous devons léguer intact à
nos fils.
Si la France est grande, elle l’est par son génie qui n’est pas né d’hier,
qui ne naîtra pas demain, mais qui lui vient de longs siècles, de multiples
générations qui ont non seulement façonné son âme, mais qui ont même,
si j’ose dire, configuré son territoire. Il y a dans la liberté de nos villages
et de nos villes quelque chose qui enchante celui qui met le pied sur la
terre de France. Il faut que la terre de France reste la terre de France. Et
cela, même si vous voulez conquérir et mériter l’estime de ceux avec qui
vous traiterez demain.
Il faut vous présenter, certes, avec tous les défauts qu’on nous prête,
mais aussi avec cette fierté de la liberté que nous devons conserver au
fond de nous-mêmes.
Supprimer les libertés de propagande qui ont tant affaibli l’État, oui ;
mais ne portons jamais atteinte à la liberté de pensée qui a fait le
rayonnement de la France dans le monde.
C’est au nom de cette sorte de remontée des sentiments profonds de
l’âme française que je supplie mes collègues de songer à ceux qui,
comme moi et comme tant d’entre vous, vont rentrer demain dans les
régions occupées, se trouveront pendant des jours et des semaines sous la
menace constante et dissimulée d’une occupation atroce, pour que nous
sentions, ayant rempli ici notre devoir, que nous laissons un
gouvernement de la France qui nous rendra notre pays libre, notre pays
fort, notre pays vivant. Vive la France…

On a dit que ce discours avait eu une influence sur mes collègues, qu’il
avait pu en déterminer certains à voter un projet qu’ils n’auraient pas voté
sans cela. J’en doute. J’en doute parce qu’il faut rétablir la vérité dans toutes
les circonstances historiques. Or, à ce moment, l’unanimité était faite à
Vichy, à une voix près au Sénat, à trois voix près à la Chambre, sur les
pouvoirs à conférer au maréchal Pétain.
[…]
Ainsi, Messieurs, dans le projet du gouvernement, dans le contre-projet et
dans la motion des 27, il y a au moins un point sur lequel tout le monde est
d’accord : c’est d’accorder au maréchal Pétain tous les pouvoirs.
J’ai pensé que j’avais interprété les sentiments profonds de mes collègues
et, comme voulait bien le rappeler tout à l’heure M. le président, ils ne me
ménagèrent pas leurs applaudissements prolongés en séance et leurs
chaleureuses félicitations et approbations à la sortie de la séance. Je ne citerai
pas ici les noms de ceux qui, personnellement, tinrent à m’apporter leur
approbation.
J’avais élevé la voix et c’est la seule qui se soit élevée à Vichy pour
protester à l’avance contre ce qui pouvait se préparer d’alignement avec les
institutions nationales-socialistes, pour faire des réserves sur l’usage qui
serait fait des pouvoirs à accorder au maréchal Pétain, car personne n’avait
fait ces réserves. J’aurais bien souhaité que d’autres voix que la mienne, des
voix aussi qualifiées, plus qualifiées même – il y en avait –, se soient élevées
pour faire les mêmes réserves.
Je ne veux point dire pourtant que cette foule de représentants du peuple
qui, spécifiquement, je vous l’assure, représentaient l’opinion française à
l’époque, accablée par la défaite et le malheur, ait accepté ni dans sa raison ni
dans son cœur cette défaite comme définitive, ni ces malheurs comme
inéluctables. L’immense majorité avait simplement voulu remplir son devoir
et elle avait pensé au pays.
Longtemps après, les circonstances ayant changé, on oublie quelles sont
les situations auxquelles on a à faire quand elles se présentent…
Vous souvenez-vous qu’à cette époque neuf millions de Français avaient
quitté leurs foyers et étaient épars sur les routes, dans les villages, incertains
de leur sort, incertains même du lendemain au point de vue du
ravitaillement ? Vous souvenez-vous que deux millions de prisonniers étaient
entre les mains des Allemands ?…
Et alors, qu’est-ce qu’il fallait faire ?… Car on a critiqué ces
parlementaires. On a dit qu’ils n’auraient jamais dû voter ces projets qui leur
étaient présentés. Mais personne jusqu’ici n’a dit ce qu’ils auraient dû faire à
la place… Fallait-il livrer la France à un gouverneur allemand ?… Fallait-il
livrer les provinces à des gauleiters ?… Allait-on abandonner le pays tout
entier, sans doute l’Afrique du Nord – car l’absence d’un gouvernement
français à ce moment eût certainement entraîné les Allemands à supprimer la
zone libre, à tout occuper et à passer la Méditerranée – (nous verrons tout à
l’heure qu’Hitler reprit ce projet au bout de peu de semaines) ? Fallait-il tout
livrer à l’ennemi, sans gouvernement pour appliquer l’armistice, sans
gouvernement pour discuter, éventuellement, des conditions de la paix ?…
Car enfin, Messieurs, je voudrais aussi vous rappeler qu’à cette époque,
bien rares étaient ceux qui croyaient que la guerre pourrait continuer
longtemps. Alors, il semblait que dans l’alternative ou de la fin de la guerre,
ou de sa continuation, la présence d’un gouvernement dans une zone même
relativement libre serait nécessaire en France.
Première alternative : la paix. Il fallait un gouvernement pour en discuter
les termes.
Deuxième alternative : la guerre pouvait continuer ; l’Angleterre, malgré
sa solitude, pouvait résister – et c’est ce qui est heureusement arrivé. Mais,
dans ce cas-là, ne fallait-il pas aussi un gouvernement – et c’était l’espoir de
tous ceux qui ont assisté à ces réunions de l’Assemblée nationale – pour
reprendre le pays en main ? Il fallait reprendre le pays en main pour lui
refaire des forces matérielles et morales, qui lui permettraient, un jour peut-
être, de rentrer dans la lutte.
Il est possible qu’en disant cela je heurte certaines de vos convictions.
Après tout, je prends ici une défense qui n’est pas seulement la mienne : je
prends la défense de tous ceux de mes collègues qui ont eu la même attitude à
Vichy, que l’on a flétris ensuite, que l’on a frappés d’inéligibilité, comme si
un parlementaire issu de la souveraineté du peuple devait compte de son
mandat à d’autres qu’au peuple lui-même qui l’a élu.
J’ai voulu attester ici que ces hommes qui étaient à Vichy ont fait ce
qu’ils croyaient devoir faire. Ils se sont peut-être trompés ? J’en attends
encore la démonstration. Ils étaient de bonne foi et ils voulaient que la France
vive et renaisse.
Sans doute, à côté d’eux, il y a eu des aventuriers. Messieurs, dans toutes
les époques de l’Histoire, à tous les moments, il y a toujours des aventuriers
qui se glissent pour profiter des circonstances, pour satisfaire leurs ambitions
et leurs intérêts. Ils n’y ont pas manqué. Et avec l’appui, l’appui puissant de
l’occupant, peu à peu, ils ont, par des glissements successifs, entraîné le
gouvernement du vieux Maréchal vers l’abîme.
[Suivent de longs débats au sujet d’un discours prononcé par Flandin à
Dijon en novembre 1940 et de deux articles parus dans L’Œuvre et dans La
Vie industrielle à cette même période. Le président interroge l’accusé en
détail sur ces textes tendancieux alors même que, comme le fait valoir la
défense, ceux-ci avaient été écartés des débats à la suite d’un arrêt de non-
lieu rendu par la commission d’instruction.]
Le PRÉSIDENT. — […] Nous arrivons, ainsi que je l’indiquais tout à
l’heure, à la partie essentielle de l’interrogatoire, c’est-à-dire à la participation
de Flandin au gouvernement du maréchal Pétain, du 14 décembre 1940 au
10 février 1941. C’est essentiellement – nous sommes tous d’accord là-
dessus, la défense, l’accusation et nous – pour répondre de cette participation
au gouvernement de Vichy que l’accusé comparaît devant la Haute Cour.
Cette période est brève mais importante : cinquante-six jours. L’accusé
essaiera de démontrer que, loin de devoir lui être imputée à crime, cette
participation au gouvernement de Vichy est un de ses titres à la
reconnaissance du pays.
Je n’insisterai pas beaucoup pour la présentation de cette partie du
dossier, laissant à l’accusé le soin de s’expliquer lui-même autant qu’il le
voudra. Cependant, je voudrais rappeler brièvement que cette partie de
l’histoire s’ouvre par le coup d’État du 13 décembre. Laval est, suivant une
expression dont on s’est servi, qui n’est peut-être pas très distinguée mais qui
dit bien ce qu’elle veut dire, « liquidé ». Flandin est appelé à le remplacer.
D’après les uns – et c’étaient les messages mêmes du maréchal Pétain qui
le déclaraient – la politique extérieure, bien qu’ayant un nouveau titulaire, ne
changera pas d’orientation ; on continuera non seulement l’application des
clauses de l’armistice mais l’application de la politique de Montoire. Si Laval
part du gouvernement, c’est pour des raisons de haute politique intérieure.
Pour d’autres, au contraire, il doit y avoir un changement profond : c’est
parce qu’on ne veut plus de la politique qui est incarnée par Laval que
Flandin sera pris pour le ministère des Affaires étrangères. Il aura pour tâche
essentielle – je le disais tout à l’heure – l’exécution de la convention
d’armistice et l’exécution des décisions de Montoire.
La question que nous aurons à nous poser et que je pose tout de suite afin
que l’accusé puisse y répondre, c’est d’abord celle de savoir si l’application
des clauses de l’armistice, au moins de certaines d’entre elles, et, à plus forte
raison, la poursuite de la politique de Montoire, ça n’est pas déjà de la
collaboration au sens que nous connaissons bien, de la collaboration en
germe.
Je ne vous lirai pas même les articles les plus importants de la convention
d’armistice. J’en lirai un seul, afin que l’accusé puisse y réfléchir et y
répondre tout à l’heure. Il s’agit de l’article 22 :

Une Commission d’armistice allemande, agissant sous les ordres du


commandement allemand, réglera et contrôlera l’exécution de la
convention d’armistice. Le gouvernement français constituera, au siège
de la Commission d’armistice allemande, une délégation chargée de
représenter les intérêts français et de recevoir les ordres d’exécution de la
Commission allemande d’armistice.

[Le président poursuit en évoquant une réunion de la Commission


d’armistice, du 26 décembre 1940, à laquelle Flandin est présent. S’y
déroule une délibération portant sur une cession supplémentaire d’essence
accordée à l’Italie, à destination de la Libye alors en guerre contre
l’Angleterre.]
Mais ce dont Flandin est fier et ce sur quoi il aura à s’expliquer tout à
l’heure avec preuves à l’appui, c’est qu’il aurait fait échouer pendant son
passage au ministère des Affaires étrangères le plan allemand, ce que les
Allemands méditaient de faire contre les Anglais en Afrique du Nord avec le
concours de l’Espagne, grâce à la complicité de Franco. L’Allemagne n’a pas
pu le faire grâce à l’intervention de Flandin. Le plan méditerranéen de
l’Allemagne aurait donc échoué.
D’autre part, Flandin aura à nous dire quel concours précis il a apporté à
la mise en œuvre des accords franco-britanniques dont il a été question au
7
cours de divers procès, au procès Pétain et au procès Chevalier notamment.
Voilà l’essentiel des faits sur lesquels l’accusé va avoir à s’expliquer tout
à l’heure.
Il a démissionné le 9 février 1941. Plusieurs raisons ont été données de sa
démission. J’en retiens deux. Une de ces raisons, c’est parce qu’il n’admettait
pas le contrôle qu’exerçaient les Allemands sur la désignation des
collaborateurs du maréchal Pétain, et c’est parce que l’amiral Darlan, qui
devait, vous le savez, lui succéder au poste de ministre des Affaires
étrangères, s’agitait d’une manière par trop favorable aux Allemands.
Sans doute, dans la réponse que je l’invite à faire, l’accusé nous donnera
d’autres détails sur lesquels nous aurons à lui demander, sans doute, quelques
explications. C’est pourquoi je lui donne la parole.
[Flandin raconte qu’il s’est rendu à Vichy à la demande de Pétain. Au
cours d’une rencontre survenue le 14 décembre 1940, le Maréchal lui
apprend qu’il a été choisi comme successeur de Laval et lui dit : « Vous ne
pouvez pas refuser la succession de Laval dans les conditions où elle se
présente. » Flandin poursuit :]
M. FLANDIN. — Je […] demandai [au Maréchal] quelles étaient ces
conditions. Il réitéra les griefs qu’il m’avait exposés déjà quelques jours
auparavant, mais avec beaucoup plus de précision, concernant les
négociations que M. Laval menait à Paris [avec les Allemands]. Il me fit
entendre qu’il s’agissait de négociations très graves, qui pouvaient entraîner
la France dans des complications allant jusqu’à la guerre avec l’Angleterre et
qu’il ne pouvait pas tolérer ces agissements ; que c’était la raison profonde
pour laquelle il devait se séparer de Pierre Laval ; que, bien entendu, ces
raisons ne pouvaient pas être données publiquement, mais que telle était la
raison fondamentale de son action.
Je lui demandai alors quelle était la politique qu’il me demandait de faire
et en particulier quels engagements il avait pris à Montoire – car je les
ignorais totalement. Le Maréchal se dirigea alors vers un petit meuble où il
conservait ses papiers personnels et m’en sortit, rédigé de sa main, le compte
rendu de son entrevue de Montoire en me priant de le lire. Je le lus et je
constatai que, dans ce compte rendu, il n’y avait que des généralités, je dirais
presque des banalités, que le chancelier Hitler s’était, selon une habitude qui,
paraît-il, lui était chère, lancé dans un long monologue sur la certitude que
l’Allemagne avait de gagner la guerre, sur les fabrications d’armement qui
dépassaient de beaucoup le rythme d’avant guerre, sur la reconstitution d’une
armée allemande encore plus forte que celle qui existait au mois de juin 1940,
au moment de la défaite française, sur la certitude enfin qu’il avait de battre
l’Angleterre.
La fin du document – qui ne comportait, je le répète, aucune demande du
chancelier Hitler au maréchal Pétain, ni aucune offre, ni aucune acceptation
de demande, puisqu’il n’y en avait pas eu, de la part du maréchal Pétain –
consistait en une évocation de Verdun et des gloires de l’armée française et
de l’armée allemande.
Je lui demandai s’il y avait un autre document que celui-là et, en
particulier, s’il avait eu entre les mains le compte rendu de l’entrevue que
Laval avait eue avec Hitler l’avant-veille de l’entrevue Pétain-Hitler. Le
maréchal Pétain me dit alors que, précisément, un de ses griefs contre Laval
était qu’il n’avait jamais pu arriver à obtenir un procès-verbal écrit, pas plus
sur cette entrevue que sur celle que M. Laval avait eue postérieurement avec
le maréchal Goering, ou sur celle que M. Laval avait eue postérieurement
avec le général von Brauchitsch.
Je lui ai posé alors une question plus directe : c’était celle de savoir s’il
était au courant ou s’il n’était pas au courant des négociations dont, en zone
occupée, on avait eu une vague connaissance sans précisions certaines. Les
négociations auraient été entamées entre Laval et un des généraux adjoints au
maréchal Keitel, le général Warlimont. Le maréchal Pétain me répondit qu’il
croyait que ces négociations pouvaient être en cours mais que, là non plus, il
n’avait aucun renseignement certain. En tout état de cause, je lui fis préciser
qu’en ce qui concerne les rapports entre la France et l’Allemagne, ces
rapports seraient exclusivement basés sur l’application loyale mais stricte et,
selon la formule même du Maréchal, « dans la dignité et dans l’honneur »,
des clauses de l’armistice ; que le Maréchal n’irait pas au-delà et qu’au
surplus il se considérait comme lié par des engagements qu’il avait pris à
l’égard du président Roosevelt.
À ce propos, le Maréchal me communiqua un second document. Ce
document contenait le texte d’une lettre échangée entre le président Roosevelt
et le maréchal Pétain d’une part, le maréchal Pétain et le président Roosevelt
d’autre part. Le président Roosevelt avait indiqué dans sa lettre que tout
appui apporté au gouvernement allemand contre les intérêts britanniques
créerait une situation nouvelle qui l’obligerait à reconsidérer la position de
l’Amérique à l’égard de la France, et la réponse du Maréchal – je précise que
cette correspondance était postérieure à Montoire – au président Roosevelt
était que, en aucun cas, il ne dépasserait les conditions d’armistice et que
jamais il ne livrerait la flotte ni aucune base navale ou aérienne dans les
colonies, et que d’une manière plus générale il n’accepterait rien qui pût
porter préjudice à son ancienne alliée l’Angleterre.
Devant les assurances qui m’étaient ainsi données, je dus accepter
finalement, bien que cela ne me fît aucun plaisir, la lourde succession de
M. Laval. Toutefois, j’indiquai au Maréchal que la politique dans laquelle il
acceptait que je me lance, et qui prendrait évidemment le contre-pied de la
politique de M. Laval, ne serait vraisemblablement pas tolérée longtemps par
l’autorité occupante et qu’il devait être bien entendu que, le jour où cette
politique ne serait plus possible, il me laisserait partir et que je rentrerais dans
la vie privée.
C’est dans ces conditions que j’ai accepté la succession limitée de
M. Pierre Laval. Je dis « limitée » parce que le Maréchal m’avait d’abord
proposé, en plus du ministère des Affaires étrangères, de devenir vice-
président du Conseil. Je lui répondis que cela m’était impossible, que la
direction des Affaires étrangères, dans le cadre précis qui venait d’être
délimité, était une chose possible, mais que devenir vice-président du Conseil
m’associerait à une politique générale intérieure sur laquelle il savait que je
n’étais pas d’accord, puisque, quelques jours auparavant, je lui avais fait les
réserves les plus nettes à cet égard.
En principe, Vichy ne devait pas se douter des réactions que causerait
cette révolution de palais, car dans l’entourage du Maréchal on paraissait très
rassuré sur les conséquences du départ de M. Laval, que l’on pensait devoir
être accepté facilement par l’autorité occupante.
En réalité, il n’en fut rien. La réaction allait être violente.
[Flandin donne des détails sur la réaction d’Abetz à sa nomination.]
Je le dis pour préciser.
Donc, le 18 décembre, Abetz est reparti de Vichy, en emmenant avec lui,
sous la protection des soldats allemands mitraillette au poing, M. Pierre
Laval. J’ai alors, étant à peu près rétabli, une nouvelle conversation avec le
maréchal Pétain. Je lui ai demandé ce qui s’était passé. Le Maréchal me dit
qu’il a été l’objet d’une très forte pression de la part d’Abetz pour reprendre
M. Laval, mais qu’il n’a pas accepté. « Cependant, m’a-t-il dit, il est possible
que je sois amené tout de même à redonner un poste à M. Laval dans le
gouvernement. Ce ne serait pas celui des Affaires étrangères, mais ce serait
un poste tout de même. » Je lui répondis très fermement que si telle était son
intention, je me retirerais. Je lui rappelai que nous avions été d’accord sur une
politique, que cette politique était le contre-pied de celle de Laval, que la
présence simultanée de Laval et de moi-même dans son gouvernement n’était
pas possible et qu’il fallait choisir entre l’un et l’autre.
Cela, Messieurs, c’est ce que j’appellerai la première tentative de
réintroduction de M. Laval dans le gouvernement. Il y en eut une autre par la
suite, mais j’y reviendrai tout à l’heure, parce que je voudrais tout de suite
m’expliquer sur un point qui fut éclairci précisément dans cette conversation
du 18 décembre.
Comme je m’étonnais que le Maréchal pût, au bout de si peu de jours,
revenir sur la question Laval et que je lui faisais observer qu’il m’avait
indiqué que les négociations de Laval avec les Allemands l’avaient inquiété,
je lui demandai si ces négociations étaient compatibles ou non avec les
engagements qu’il avait pris. C’est alors que le Maréchal me communiqua le
texte de ce qu’il avait appelé « l’accord Rougier » et qui, en réalité, doit
porter un titre un peu différent.
Qu’est-ce que c’était que l’accord Rougier ? En fait, le Maréchal
entretenait, à l’insu de M. Pierre Laval, des relations avec le gouvernement
britannique par l’intermédiaire de différents envoyés. Le plus important
d’entre eux avait été, dès la fin de septembre, le professeur Rougier. Celui-ci
avait été chargé par le Maréchal d’une mission à Londres afin de tâcher
d’aboutir à un modus vivendi ou à un arrangement provisoire avec le
gouvernement britannique quant aux relations entre le gouvernement de
Vichy et le gouvernement britannique.
Comme l’a dit M. le président tout à l’heure, cette question a été débattue
dans différents procès. Je n’en veux retenir pour ma part que ce qui est établi
par les documents officiels, c’est-à-dire par le Livre blanc qui a été publié par
le gouvernement britannique, précisément, sur cette question des
négociations Rougier, et qui a été publié à Londres le 13 juillet 1945.
De ce document – et je retiens ce qui est d’accord entre la version
Rougier et la version officielle britannique – il résulte qu’il est exact que des
entrevues ont eu lieu à Londres entre le professeur Rougier, lord Halifax,
M. Winston Churchill et sir Philipp Strang. Il est exact qu’un mémorandum a
été dressé à la suite de ces conversations. Enfin, il est exact qu’un
télégramme, qui était la conclusion des négociations, a été envoyé au
professeur Rougier sous le couvert du consul général britannique de Genève,
télégramme qui terminait, en ce qui concerne le professeur Rougier, les
négociations. Le texte de ce télégramme est, comme je vous l’ai dit, inscrit
o
dans le Livre blanc à la date du 21 novembre 1940, à la page 28, n 3. En
voici le texte :

Le gouvernement de Vichy nous a donné l’assurance qu’il ne


procéderait à aucune attaque injustifiée contre nous et nous a déclaré qu’il
était déterminé à conserver le contrôle de son empire colonial et de sa
flotte. Nous lui avons demandé pour le temps présent qu’il s’abstienne
tacitement de toute action contre les colonies de la France libre, qu’il
résiste à toute attaque allemande ou italienne, à toute infiltration dans
tous les territoires qui sont restés fidèles à Vichy et qu’il empêche
effectivement ses ports et ses territoires de servir de bases aériennes ou
sous-marines pour nous attaquer.
De notre côté, nous ne convoitons ni ne cherchons à acquérir aucun
territoire français et nous sommes prêts à aider toute résistance française
aux entreprises allemandes et italiennes au mieux de nos moyens.
Toutefois, dans les circonstances présentes, si une partie de l’Empire
français se déclarait spontanément pour de Gaulle, nous reconnaîtrions
son ralliement à sa cause ; et nous la défendrions par mer, conformément
aux assurances que nous avons précédemment données au général de
Gaulle.
Nous avons déjà déclaré notre intention, quand notre victoire sera
achevée, de restaurer la grandeur et l’indépendance de la France, et ceci
s’étend aux parties de l’Empire français qui se sont déclarées ou qui
pourraient se déclarer en faveur du général de Gaulle.
Les conditions décrites ci-dessus…
Voici le passage le plus important :

Les conditions décrites ci-dessus constitueront simplement un


arrangement provisoire par lequel la situation pourrait être maintenue
pendant que les moyens seraient recherchés d’arriver à un modus vivendi.
Sur cette base d’accord, nous sommes prêts à entamer des discussions
économiques avec le gouvernement de Vichy à Madrid, en commençant
par traiter du commerce entre l’Afrique du Nord et les ports de la France
non occupée, et nous sommes prêts à envoyer à Madrid un représentant
de ce pays pour y rencontrer un représentant de Vichy.

Messieurs, je dois dire que ce texte met un point final à une controverse
qui a pu séparer à un moment donné le gouvernement britannique et le
professeur Rougier. En tout état de cause, ce fut la base de départ des
négociations que j’ouvris immédiatement avec le gouvernement britannique,
en exécution même de la proposition qui avait été faite.
8
Ces négociations ont commencé à Madrid le 8 janvier 1941 . Le
représentant de la France y était M. Marchal et le représentant du
gouvernement britannique M. Eccles. Les deux négociateurs sont d’ailleurs
arrivés à se mettre d’accord facilement. Une convention a été conclue qui
porte le nom de « accords Marchal-Eccles », lesquels ont réglé, à cette
époque, à la satisfaction des deux parties, une question qui était fort
importante et même vitale pour le ravitaillement de la zone occupée
française, en ce sens que ces accords aboutissaient à la levée pratique du
blocus anglais sur les relations maritimes entre l’Afrique du Nord, le port de
Marseille et les autres ports de la zone non occupée méditerranéenne.
Je dois dire que, parallèlement à cette négociation avec l’Angleterre,
j’entrepris aussi, fort de l’agrément de principe qui m’avait été donné par le
Maréchal, des négociations avec le gouvernement américain. Ces
négociations furent grandement facilitées par l’arrivée de l’amiral Leahy,
ambassadeur des États-Unis à Vichy, lequel avait été aussitôt dépêché par le
président Roosevelt, dès que celui-ci avait appris l’éviction de Laval et le
changement de politique qui s’était ensuivi à Vichy. Nous entretînmes avec
l’amiral Leahy les rapports les plus cordiaux.
C’est à cette époque que se place une décision du gouvernement de
Vichy, qui devait avoir des conséquences considérables pour l’avenir :
l’autorisation donnée au gouvernement américain d’ouvrir de nouveaux
consulats non seulement au Maroc mais en Tunisie et en Algérie, consulats
dans lesquels furent envoyés, en réalité, des agents du State Department, qui
devaient – et avec comme instructions, d’ailleurs, de le faire – préparer le
futur débarquement des Alliés en Afrique du Nord.
Cette activité diplomatique va d’ailleurs être très sévèrement jugée – je
n’ai pas besoin de vous le dire – par la presse de collaboration qui existait à
Vichy et à Paris. C’est ainsi que je relève cette appréciation de L’Œuvre, qui
écrivait en particulier :

Ruser avec la convention d’armistice, si là gît le secret des visites


inlassables de l’ambassadeur américain à M. Flandin et au Maréchal,
alors nous n’en avons que plus de raisons à dénoncer la trahison de
Vichy…

Fort heureusement, l’autorité occupante ne se doutait pas qu’en dehors de


ces négociations semi-officielles avec Londres et Washington se
poursuivaient en outre des conversations officieuses entre les deux
gouvernements, conversations qui avaient comme intermédiaires le ministre
plénipotentiaire du Canada en résidence à Vichy à l’époque, M. Dupuy,
négociations dans lesquelles était intervenu à plusieurs reprises M. Chevalier,
comme je crois que cela a été établi lors du procès qui l’a déjà jugé.
Pourquoi ces négociations étaient-elles importantes ? Ici, je dois attirer
votre attention, Messieurs, sur la situation militaire et politique en Europe à
l’époque. Je m’excuse, mais je pense que vous ne trouverez pas que ce sont
des longueurs, si je suis obligé de remonter à quelques mois en arrière. En
réalité, il s’agit de l’histoire de la guerre et d’un tournant décisif auquel elle
arriva à ce moment.
En effet, que s’est-il passé après l’armistice signé entre la France et
l’Allemagne ? À ce moment, Hitler semble avoir hésité à accepter l’armistice
ou à continuer sa pénétration et aller occuper l’Afrique du Nord. Il est
indéniable, en effet, qu’au moment de la signature de l’armistice, les
divisions panzer qui avaient enfoncé le front français le 10 mai 1940 étaient
toutes massées dans la région entre Bordeaux et Bayonne, prêtes à pénétrer
en territoire espagnol. Il est même à peu près établi maintenant que des
pourparlers avaient eu lieu entre l’Espagne et Hitler, en vue d’une
intervention possible de l’Espagne dans la guerre. Est-ce parce que l’Espagne
s’est montrée trop gourmande ? On a précisé depuis qu’elle aurait demandé,
comme contrepartie de son concours dans la guerre, la cession définitive à
son profit du Maroc français et même d’une partie de l’Oranie. Est-ce – ce
que je crois probable – qu’Hitler pensait réduire la résistance anglaise très
facilement et en venir à bout dans un délai très court ? Toujours est-il que
cette partie du plan d’Hitler fut abandonnée et que l’armistice franco-
allemand y fut substitué.
Alors commence l’attaque allemande sur l’Angleterre. Cette attaque
allemande, c’est une attaque aérienne, car il est évident qu’aucun
débarquement n’est possible – la suite de la guerre le démontrera – s’il n’y a
pas au préalable une supériorité aérienne certaine au profit de l’assaillant.
Cette supériorité aérienne, Hitler croit la posséder, et il lance la Luftwaffe à
l’assaut de l’Angleterre. C’est alors que se déroule cette extraordinaire
bataille de l’air qui a duré quatre-vingt-quatre jours, qui a commencé le 6 ou
le 8 août, qui s’est terminée à peu près le 20 octobre, bataille au cours de
laquelle il n’y a pas eu moins de trente-trois attaques de jour entre le
6 septembre et le 5 octobre, avec 883 avions allemands abattus, bataille qui
s’est terminée après quatre-vingt-quatre jours avec 2 375 avions abattus.
Je ne sais si, en France, on s’est rendu compte que cette bataille aérienne,
c’est vraiment la bataille de la Marne de la Deuxième Guerre mondiale ; et
que c’est un miracle, un deuxième miracle, si elle a été gagnée, car nous
savons maintenant que, le 15 septembre au soir, après cette journée héroïque
où l’on peut dire que les aviateurs anglais se sont sacrifiés non pas seulement
pour leur pays, mais pour le monde entier, il ne restait plus en réserve que
quatre ou cinq avions britanniques.
Certes, comme l’a dit Winston Churchill, cette invincible Armada, qui a
été la deuxième réplique des tentatives d’invasion du sol britannique par
l’étranger, a été anéantie par un prodige d’héroïsme des aviateurs anglais. Et,
définissant ce qui leur est dû, Churchill a eu cette phrase magnifique dans sa
concision : « Jamais une dette aussi grande n’a été contractée par tant
d’hommes envers si peu. »
La bataille de l’air était donc perdue pour Hitler au mois d’octobre. C’est
alors qu’il doit changer ses plans. Il change ses plans, et il revient à ceux qu’il
avait et qu’il a interrompus au moment de l’armistice. Ne pouvant pas
atteindre l’Angleterre directement par le débarquement et l’invasion, il veut
atteindre celle-ci en Méditerranée. C’est alors qu’il médite ces plans dont
nous connaîtrons le détail par les documents qui ont été révélés au procès de
Nuremberg, plans qui visent d’abord un concours français et aussi,
naturellement, un concours espagnol.
Concours français, c’est incontestablement à cette date qu’Hitler a à la
fois eu son entretien de Montoire avec Laval et son entretien de Hendaye
avec Franco, car il ne faut pas oublier qu’en réalité Hitler ne s’est arrêté à
Montoire que sur son chemin d’Hendaye, mais que, sans doute, la visite
principale qu’il devait faire était celle qu’il faisait à Franco pour obtenir son
concours. Quand il rentre de son voyage, il doit être convaincu qu’il a obtenu
le concours de Franco et, tout au moins, la promesse d’un concours français.
Cela doit être la raison du mystère qui entoure l’entretien Laval-Hitler à
Montoire qui, comme vous le savez, a précédé d’une journée celui qu’Hitler a
eu avec le Maréchal.
Alors les négociations se nouent avec Laval. Le maréchal Goering,
comme je vous l’indiquais tout à l’heure, le reçoit ; le général von
Brauchitsch le reçoit. Des entrevues ont lieu avec le général Warlimont.
De quoi s’agissait-il ? Il s’agissait d’une expédition que la France
monterait à partir de Dakar pour rejoindre le Tchad et reprendre les territoires
du Tchad qui étaient passés au général de Gaulle dans l’Afrique-Équatoriale
française, et en particulier au Tchad. Cette expédition avait un intérêt
stratégique, mais un intérêt stratégique secondaire. Elle avait un intérêt
stratégique parce que la ligne aérienne, en particulier, qui partait de Freetown,
sur la côte occidentale d’Afrique, pour rejoindre le Soudan avait une grande
importance encore à ce moment où l’Angleterre n’avait pas achevé de réduire
la résistance italienne en Abyssinie.
Mais il ne faut pas se dissimuler que ce n’est pas l’intérêt principal
de l’opération. L’intérêt principal de l’opération, c’était qu’à la faveur de
cette expédition coloniale, en raison de la nécessité de longer si ce n’est de
traverser la colonie du Nigeria pour arriver au Tchad, et en raison surtout du
fait que l’Angleterre aurait certainement pris fait et cause pour le général de
Gaulle et ses vaillants soldats de l’Afrique-Équatoriale, un conflit armé devait
éclater entre l’Angleterre et la France. C’était là le retournement des alliances
que d’aucuns souhaitaient. C’était la collaboration active, la collaboration
militaire, celle à laquelle il avait été fait échec par la révolution de palais du
13 décembre.
Hitler met noir sur blanc ses projets. Je sais que lorsque j’ai raconté ces
différents événements à l’instruction, à Alger, et peut-être même à
l’instruction à Paris, on a pu penser, à un moment donné, que je faisais du
roman. Mais, Messieurs, je vous assure que ma position était en 1940 bien
difficile, car si, maintenant, il est facile d’expliquer tout cela par les textes qui
nous ont été révélés, s’il est facile à l’aide des documents publiés à
Nuremberg, à l’aide de la correspondance secrète entre Mussolini et Hitler de
prouver que tous ces événements sont bien ceux qui se sont passés, à
e
l’époque il fallait beaucoup d’intuition, car nous n’avions plus de 2 bureau
pour avoir des renseignements ; il fallait beaucoup d’intuition pour se rendre
compte que le plan de Hitler était bien celui-là.
[Flandin rapporte différents textes émanant d’Hitler dans lesquels
s’exprime le désir de voir la France participer à la guerre menée par
l’Allemagne contre l’Angleterre en Afrique. Il en ressort également que des
négociations étaient menées à ce sujet par la voie diplomatique entre Laval
et l’Allemagne, à l’insu de Pétain. On est alors en novembre 1940.]
C’est alors qu’Hitler pousse les conversations entre Laval et l’État-major
allemand. Il semble bien, d’après les renseignements qui figurent au dossier,
qu’au début de décembre Laval a fourni l’état du matériel qui était nécessaire
pour entreprendre l’expédition du Tchad, matériel qui devait être libéré sur
les prises de guerre allemandes.
Je crois même, sans pouvoir l’affirmer, que c’est le 13 décembre ou le
12 décembre que Laval avait fourni ces documents militaires au général
Warlimont.
Mais arrive le 13 décembre. Le 13 décembre met complètement par terre
les négociations avec Paris. Tout est changé. Les espoirs d’Hitler, du côté de
la France, s’effondrent. Ils s’effondrent – nous en avons le témoignage –
puisque le 31 décembre, nous trouvons dans la correspondance secrète de
Mussolini et d’Hitler les commentaires suivants :

Le gouvernement français a congédié Laval. Les raisons officielles


qui me furent communiquées sont fausses. Je ne doute pas un instant que
la vraie raison tienne dans le fait que le général Weygand fait d’Afrique
du Nord des demandes qui équivalent à un chantage et que le
gouvernement de Vichy n’est pas en position de réagir sans risquer de
perdre toute l’Afrique du Nord.
Je considère aussi comme probable qu’il existe à Vichy même toute
une clique qui approuve la politique de Weygand, tout au moins
tacitement. Je ne pense pas que Pétain personnellement soit déloyal, mais
on ne sait jamais. Ceci nous commande une vigilance constante et une
surveillance attentive du développement des événements.
L’Espagne est profondément troublée par la situation de la France.
L’Espagne a refusé de collaborer avec les puissances de l’Axe. Je crains
que Franco ne soit en train de faire la plus grande bêtise de sa vie.
Je déplore tout ceci car, de notre côté, nous avions terminé nos
préparatifs pour franchir la frontière espagnole le 10 janvier et pour
attaquer Gibraltar au début de février. Je pense que le succès serait venu
rapidement ; les troupes destinées à cette opération avaient été
spécialement choisies et entraînées. Dès l’instant que le détroit de
Gibraltar tombait entre nos mains, le danger d’un retournement français
en Afrique du Nord et occidentale se trouvait définitivement supprimé…

C’est ce qui vous explique pourquoi M. Abetz était arrivé tout droit à
Vichy le surlendemain de l’éviction de M. Laval, avec ordre de ramener
M. Laval au pouvoir.

RÉQUISITOIRE DU PROCUREUR
GÉNÉRAL PAUL FRETTE-DAMICOURT

Monsieur le Président,
Messieurs,
À la très brillante carrière qui a été la sienne, Pierre-Étienne Flandin
paraissait, en quelque sorte, prédestiné par son ascendance : il était, en effet,
le fils d’un homme qui avait occupé de très hautes fonctions, d’abord
procureur général, ensuite sénateur de l’Inde et, enfin, résident général de
France en Tunisie.
À cette heureuse ascendance, l’accusé joignait de très belles, de très
brillantes qualités naturelles, et il n’est pas surprenant qu’entrant dans la voie
politique, il y ait fait une carrière particulièrement heureuse et rapide.
Dès l’âge de vingt-cinq ans, Flandin était élu député de l’Yonne par ses
compatriotes, et il allait demeurer parlementaire pendant plus de vingt ans.
Il avait à peine trente ans, si je ne me trompe, quand il entrait pour la
première fois dans les conseils du gouvernement, en qualité de sous-
secrétaire d’État à l’Aéronautique.
M. le président lui ayant affirmé, à la première audience de cette affaire,
qu’il avait, sans doute, été six fois ministre, il a, à juste titre, rectifié et il a dit,
sans trop, tout de même, appuyer, qu’il croyait qu’il l’avait été, en réalité,
neuf fois, ce qui me permet de dire que, pendant vingt années, l’homme que
vous avez à juger aujourd’hui a été, soit ministre, soit ministrable.
À la date du 8 novembre 1934, Flandin accédait à la présidence du
Conseil, et il allait conserver ces éminentes fonctions jusqu’au 30 mai 1935.
Sa vie ministérielle ne s’arrêtait pas là ; nous le retrouvons ministre
d’État dans le cabinet Laval, en 1935-1936 et, enfin, ministre des Affaires
étrangères du cabinet Sarraut, en 1936.
De prime abord, le rôle du ministère public, dans cette affaire, pourrait
apparaître comme singulièrement simplifié ; il me suffirait de m’appuyer sur
l’article 2 de l’ordonnance du 26 décembre 1944, de vous faire remarquer que
cet article-là est formel et que, par le seul fait qu’il a appartenu au
gouvernement de Vichy, que nous le veuillions ou non, Flandin se trouve
placé sous le coup de l’indignité nationale, à moins qu’il n’apporte la preuve,
exigée par l’article 3 de la même ordonnance, que, depuis sa sortie du
ministère, il a accompli des actes nombreux, efficaces et continus en faveur
de la cause de la Résistance.
Sur ce premier point, Messieurs, et sur le caractère automatique de
er
l’application de l’article 1 , je veux devancer ce qui sera peut-être, demain,
les conclusions de la défense, car je ne veux pas retarder la solution de cette
affaire et être obligé de reprendre la parole. Je me permets, sur ce point de
droit, de vous donner lecture d’une petite note dont la défense aura,
évidemment, connaissance :

L’ordonnance du 26 décembre 1944 a donc institué le crime


er
d’indignité nationale, et, dans son article 1 , elle a spécifié quels étaient
les éléments constitutifs de ce crime : c’est le fait, pour un Français,
d’avoir, postérieurement au 16 juin 1940, soit sciemment, apporté en
France ou à l’étranger, une aide, directe ou indirecte, à l’Allemagne ou à
ses alliés ; soit porté atteinte à l’unité de la nation ou à la liberté des
Français, ou à l’égalité entre ces derniers.

Et dans son article 2, l’ordonnance a énuméré un certain nombre de cas


où se trouvent réalisés les éléments constitutifs du délit, tels qu’ils sont
er
précisés dans l’article 1 dont je viens de vous donner lecture. Il est dit dans
cet article 2 :

Constitue, notamment, le crime d’indignité nationale, le fait :


o
1 – d’avoir fait partie, sous quelque dénomination que ce soit, des
gouvernements ou pseudo-gouvernements ayant exercé leur autorité en
France, entre le 16 juin 1940 et l’installation, sur le territoire
métropolitain, du Gouvernement provisoire de la République française…

Ainsi, de par cet article, tous les ministres, tous les secrétaires d’État du
gouvernement de fait tombent sous le coup de l’indignité nationale.
Le législateur a considéré que, dans ce seul fait d’avoir appartenu au
gouvernement de Vichy se trouvaient réunis tous les éléments posés dans
er
l’article 1 de l’ordonnance et constitutifs de l’infraction.
Le législateur en a décidé ainsi et nous ne pouvons que nous incliner.
Nous nous trouvons en présence d’un crime que je qualifierai
d’« automatique », dont la perpétration est certaine quand le fait de
l’appartenance au gouvernement est établi.
Il n’est pas possible pour vous de rechercher si les éléments énumérés à
er
l’article 1 sont ou non réalisés ; non, le législateur a répondu lui-même : il
vous a dispensé de tout examen.
Quelle a été la pensée du législateur ?…
En fait, Messieurs, les auteurs de l’ordonnance du 26 décembre 1944,
hommes de la France libre et de la Résistance, ont voulu atteindre ceux qui se
sont associés à la politique de renoncement, de soumission, et s’ils ont choisi
le 16 juin 1940 comme date à partir de laquelle l’adhésion à cette politique
devient répréhensible, c’est parce que cette date est celle à laquelle
l’armistice a été demandé, c’est celle à laquelle nos dirigeants se sont inclinés
devant la défaite.
Je n’insiste pas sur ce point de droit : vous vous êtes déjà prononcés et
vous pouvez vous reporter aux considérants d’un arrêt que vous avez rendu,
le 11 juillet 1946, dans l’affaire Charbin. Ce considérant est ainsi conçu :

Considérant que le texte impératif de l’article 2 de l’ordonnance du


26 décembre 1944 ne saurait prêter à aucune interprétation sur le crime
d’indignité nationale, crime qui est constitué par le fait d’avoir,
notamment, fait partie, sous quelque dénomination que ce soit, des
gouvernements ou pseudo-gouvernements ayant exercé leur autorité, en
France, entre le 16 juin 1940 et l’installation sur le territoire métropolitain
du Gouvernement provisoire de la République française ;
Que le crime d’indignité nationale est un crime contraventionnel…

Messieurs, après la lecture de cette courte note d’ordre juridique ; après la


lecture, également, de vos considérants du 11 juillet, je vous demande, parce
que je crois que c’est la volonté du législateur, tout simplement, et pas autre
chose, je vous demande de rester fidèles à votre jurisprudence et de dire que
le fait seul d’avoir appartenu au gouvernement de Vichy – à moins qu’on ne
se soit réhabilité par les actes de résistance que vous savez – tombe sous le
coup de l’ordonnance.
Cela dit, je suis obligé d’entrer dans le fait ; je suis obligé, étant donné la
haute personnalité de l’accusé et l’ampleur des débats qui ont eu lieu pendant
plus de deux audiences, de remonter, comme nous tous, un peu en arrière.
[Le procureur général poursuit son réquisitoire en reprenant les éléments
figurant, de manière plus concise, dans l’acte d’accusation.]
Je me résume, Messieurs. Vous avez à juger, aujourd’hui, un homme dont
les sentiments patriotiques ne sont pas douteux, mais qui n’a pas eu, semble-
t-il, au début de la guerre, les réactions énergiques qui s’imposaient ; qui s’est
résigné, tout au moins dans une certaine mesure et pendant quelques mois, et
qui a collaboré pendant cinquante-six jours, quoiqu’avec une sorte de réserve
et de timidité.
Vous pensez bien, Messieurs, que le ministère public n’a pas été
insensible aux objurgations qui ont été apportées hier, à l’audience, par
l’accusé, objurgations qui, semble-t-il bien, s’adressaient surtout au ministère
public.
Flandin nous a dit avec éloquence :
« On m’a accusé d’avoir, sciemment, apporté une aide, directe ou
indirecte, à l’Allemagne. J’attends qu’on me le prouve.
« On m’a accusé d’avoir porté atteinte à l’unité de la nation, à la liberté
des Français, à l’égalité entre ces derniers. Là encore, j’attends qu’on me le
prouve. »
Eh bien, Messieurs, le ministère public, en réalité, n’a rien à prouver,
puisqu’il vous a dit, au début de ses conclusions, que le crime d’indignité
nationale, appelé tel par l’ordonnance du 26 décembre 1944, était, aux termes
mêmes de la loi, un crime automatique.
Cependant, le ministère public n’entend pas se dérober, et il dira toute sa
pensée à l’accusé. Le ministère public répond à l’accusé :
Oui, dans son esprit, rester fidèle à l’armistice pendant plusieurs mois,
accepter la renonciation à la lutte, le retrait de la guerre de la flotte et de notre
empire, quelles que soient les bonnes intentions dont on soit animé, c’est,
dans une certaine manière (dans une faible mesure, je le veux bien), servir,
qu’on le veuille ou non, les intérêts adverses.
Comment l’accusé n’a-t-il pas senti qu’étant donné sa haute situation
politique, étant donné l’influence certaine qu’il exerçait sur une partie de
l’opinion publique française, il allait porter au moral du pays un coup évident
en consentant à cautionner le gouvernement de Vichy, en consentant à lui
prêter l’appui de son autorité incontestée, à le faire bénéficier de ses hautes
capacités et de sa longue expérience ?
Bien des Français ne se sont-ils pas dit, comme ces députés hésitants du
10 juillet 1940 auxquels je faisais allusion tout à l’heure, ne se sont-ils pas
dit :
« Mais si un patriote comme Flandin, si un homme aussi exercé, si au
courant des choses de la politique, nous dit qu’il n’y a rien à faire, il faut nous
incliner. »
Comment beaucoup de Français, de Français moyens, peu au courant des
choses de la politique, n’ont-ils pas senti immédiatement fléchir dans leur
esprit le souffle de la résistance ! Comment n’ont-ils pas vu, au contraire,
s’ancrer dans leur esprit cette conviction que la victoire de l’Allemagne était
définitive et qu’il n’y avait plus rien à faire !…
Oui, encore répond le ministère public, c’était porter atteinte à l’unité de
la nation, toujours d’une certaine manière et dans une certaine mesure, après
déjà plusieurs mois de réflexion, que de consentir à s’incliner devant la
division de la France en deux zones, division qui plaçait chaque partie de
notre pays sous un régime distinct et qui risquait, si l’occupation s’était
encore prolongée un certain nombre de mois ou d’années, de faire que les
deux zones de la France se seraient ignorées et se seraient peut-être
méconnues dans l’avenir.
Oui, encore et enfin, c’est toujours porter atteinte à la liberté des Français
et à l’égalité qui doit régner entre eux, que d’entrer dans un gouvernement de
fait, alors que les lois d’exception et, surtout, les lois raciales sont déjà
acceptées par le gouvernement de Vichy, et alors que ces lois, l’accusé le
savait, traversaient, précisément, une période de réalisation et d’application.
Enfin, Messieurs, et pour en terminer, pour vous faire comprendre tout à
fait ma pensée sur la gravité que j’accorde à l’acte d’avoir consenti à
participer au gouvernement de fait, est-ce que l’accusé avait oublié cette
clause de l’article 19 de la convention du 22 juin ?… Rappelez-vous-la,
qu’elle ne sorte jamais de vos esprits :

Le gouvernement français est tenu de livrer, sur demande, tous les


ressortissants allemands désignés par le gouvernement du Reich et qui se
trouvent en France, de même que dans les possessions françaises, les
colonies, les territoires sous protectorat ou sous mandat.

Messieurs, cette clause, elle m’a toujours frappé ; elle n’a pu, bien
évidemment, échapper à personne ; elle est, à mon avis, comme le signe
d’abandon, comme le sceau de déshonneur, je dirai, de la convention du
22 juin.
J’en ai terminé, Messieurs. Vous direz si les actes de résistance qui ont
été apportés à cette audience au profit de l’accusé peuvent lui permettre de se
dire réhabilité de l’indignité nationale.
Pour moi, et après avoir bien réfléchi (et vous pourrez, évidemment, avoir
une opinion différente, après l’audition des très éloquentes plaidoiries que
vous allez entendre), pour moi, je ne crois pas devoir revenir sur les
conclusions du réquisitoire définitif et sur l’arrêt de la chambre des mises en
accusation : je vous demande de prononcer, purement et simplement, contre
Pierre-Étienne Flandin, la peine prévue à l’ordonnance de décembre 1944 ; je
vous demande, avec la même précision et avec la même netteté, de ne pas
aller au-delà.
1. Les conseils généraux, ainsi que les conseils d’arrondissement, avaient été suspendus par
une loi du 12 octobre 1940.
2. Pour une contestation de cette présentation des faits, voir présentation, ici.
3. Cette lettre est lue à l’audience par le procureur lors de son réquisitoire.
4. Les textes dont il est question ci-dessous ont été versés à l’instruction, mais n’ont pas été
retenus par l’accusation, comme le précise le président à l’audience.
5. Date de la réoccupation de la Rhénanie par l’Allemagne.
6. Rapport rendu par un membre du gouvernement britannique concluant à la restitution à
l’Allemagne des territoires sudètes habités à plus de 50 % par une population allemande.
Ce rapport a servi de base aux accords sur la question tchécoslovaque.
7. Il s’agit du procès de Jacques Chevalier, secrétaire d’État à l’Instruction publique et à la
Jeunesse, puis à la Famille et à la Santé, sous Vichy.
8. En réalité, ces négociations, interrompues par Laval, ne font que reprendre en
janvier 1940. Elles prolongent des discussions remontant à la fin du mois d’août 1940.
LE PROCÈS VICTOR
KRAVCHENKO (1949)
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, un témoignage
retentissant sur les atrocités du régime stalinien paraît aux États-Unis. Son
auteur est Victor Kravchenko, un dissident russe réfugié à l’ouest. Par son
succès immédiat auprès du public américain, par les nombreuses traductions
qui en seront faites à travers le monde et notamment en France, I Choose
Freedom donnera un écho considérable à une réalité encore trop méconnue.
Paru outre-Atlantique en 1946, le livre n’est pourtant pas le premier à en
dévoiler l’horreur. D’autres avant Kravchenko, tels Victor Serge, Ante Ciliga
1
ou Arthur Koestler , ont évoqué le système concentrationnaire de l’URSS et
l’arbitraire d’une justice absurde révélé lors des procès de Moscou.
La période, il faut dire, se prête à l’engouement phénoménal que connaît
l’ouvrage de Kravchenko. La publication de l’édition américaine a lieu à un
2
moment où l’esprit conciliateur de Yalta s’est dissipé et où la grande
alliance des vainqueurs du nazisme n’est plus. Les blocs Est et Ouest se
dessinent et le monde entre dans la guerre froide. Témoignage plein de vérité
pour les uns, tissu de mensonges grossiers pour les autres, I Choose Freedom
se retrouve au cœur d’un débat idéologique au sein duquel la propagande fait
3
rage . Un peu partout autour du globe, les communistes attaquent
violemment le livre et son auteur est taxé de trahison. La France ne fait pas
exception, et la revue Les Lettres françaises, contrôlée par le PCF, accuse
Kravchenko d’être vendu aux Américains.
Le procès en diffamation intenté par l’écrivain dissident contre
l’hebdomadaire sera l’occasion pour de nombreux intellectuels français,
parmi les plus brillants, de proclamer leur soutien sans réserve à Moscou. En
présence des représentants de la presse internationale, il est le théâtre d’un
violent face-à-face. Alors que des ressortissants russes sont venus de loin
pour témoigner sans fard de leurs souffrances, l’aveuglement des
communistes français et de leurs compagnons de route éclate au cours des
débats. Le procès Kravchenko, qui est d’abord celui des Lettres françaises –
accusées dans la cause –, apparaît aussi, et surtout, comme le procès du
4
communisme soviétique . Il restera aussi, de manière significative, comme le
procès du communisme français.

Le 4 avril 1944, en termes sobres mais frappants, la une du New York


Times annonce à ses lecteurs une nouvelle inattendue : « Démission d’un
fonctionnaire soviétique aux USA ». L’article informe qu’un certain Victor
Kravchenko a volontairement quitté son poste à la commission d’achats
soviétiques de Washington et que, entrant en dissidence, il déclare se placer
sous la protection de l’opinion américaine. Le journal se fait l’écho des
accusations graves portées par ce ressortissant étranger contre son pays.
Selon ces dénonciations, le gouvernement russe, décidé en sous-main à
étendre son hégémonie à toute l’Europe orientale, se rend coupable de
« double jeu » à l’égard de ses alliés anglo-saxons, alors que le régime écrase
la population sous la botte stalinienne. Avec cette publication, le coup
d’envoi de l’affaire Kravchenko vient d’être donné.
Du jour où il a quitté ses fonctions à l’ambassade soviétique, Victor
Kravchenko est un homme menacé. Autrement qu’en URSS, sans doute, mais
de façon non moins angoissante, il n’est plus libre de ses mouvements. Les
agents du NKVD le traquent ; il doit se cacher, changer régulièrement de
domicile, et risquer à chaque instant de compromettre ceux avec qui il entre
en contact. Kravchenko est isolé. Il est en danger. Mais il a compris que la
presse serait sa planche de salut. Une fois sa situation portée sur la place
publique et clamé son combat, le rapport des forces avec la police politique
soviétique ne sera plus si inégal : c’est bien ce qui le pousse à revendiquer la
protection de l’opinion américaine. La presse est peut-être sa seule arme,
mais elle n’est pas sans force.
Pourtant, à l’heure où la dissidence de Kravchenko est révélée au public,
5
l’Amérique de Roosevelt n’est pas encore prête à entendre ce qu’il a à dire .
Dans deux ans, tout aura changé, mais, quand paraît l’article du New York
Times, la guerre bat toujours son plein sur le vieux continent où la Russie
combat l’ennemi aux côtés des Alliés. Le courage et la vaillance de l’Armée
rouge, victorieuse face aux Allemands lors de la bataille de Stalingrad, sont
dans les mémoires et l’alliance russo-américaine semble avoir de beaux jours
devant elle. Des accords industriels et militaires lient les deux pays, en vertu
desquels les États-Unis procèdent à des livraisons massives d’armement et de
denrées au profit de l’URSS. La loi du prêt-bail, qui organise ce soutien
logistique et fait bénéficier les Soviétiques de facilités de paiement
6
considérables , est justement en discussion devant le Congrès. L’hostilité
inspirée pendant l’entre-deux-guerres par le totalitarisme stalinien, la
méfiance et l’indignation suscitées par le pacte germano-soviétique sont
mises entre parenthèses et des sentiments amicaux prévalent alors dans les
milieux officiels américains, du moins en façade.
Quoi qu’il en soit, le sort en est jeté pour Victor Kravchenko qui ne peut
plus revenir en arrière. Tout au long de l’année 1944, il s’attelle à sa table de
travail pour témoigner de ce qui se passe dans son pays. Sans relâche, il
rédige des centaines et des centaines de pages dans sa langue maternelle, qui
seront traduites en anglais par un sympathisant à sa cause. Face à la masse
imposante et, semble-t-il, indigeste qu’il a réunie, la quête d’un éditeur
s’avère difficile. Mais finalement la maison Scribner accepte le manuscrit
tout en exigeant l’intervention d’un rewriter. L’ensemble est romancé et
remanié dans un style destiné à convaincre autant qu’à faire vendre – un
mélange des genres qui sera jugé suspect par les détracteurs du transfuge
soviétique. À la fin février 1946, deux années après l’entrée en dissidence de
Kravchenko, l’édition américaine de I Choose Freedom sort dans les
librairies.
Le succès auprès des lecteurs est stupéfiant : plus de deux millions
d’exemplaires sont vendus en quelques mois. La curiosité pour la lointaine
URSS et les mystères qui l’entourent l’a emporté dans l’opinion. Grâce à
cette publicité triomphale, le statut de Kravchenko vis-à-vis des médias
7
comme à l’égard des autorités américaines est subitement modifié.
D’ailleurs, les sentiments prorusses encore affichés deux ans plus tôt par le
gouvernement ont évolué de manière radicale depuis la fin du conflit. En
Amérique, les yeux se sont dessillés sur les intentions soviétiques alors qu’un
anticommunisme virulent s’affirme qui ouvrira bientôt la voie au
maccarthysme à partir de 1950. I Choose Freedom tombe à point nommé
pour alimenter ces convictions nouvelles et son caractère de « témoignage
vécu » donne un large écho auprès du public à une opposition d’ordre
politique et idéologique.
Le livre, dans son adaptation au goût américain, est à la fois une
accusation politique et un récit intime où l’héroïsme ne manque pas, une
dénonciation en règle d’un système et une autobiographie qui met en scène
les femmes aimées par l’auteur pour en rendre le propos plus attrayant. Le
cheminement de Kravchenko est l’occasion d’explorer un vaste éventail de la
réalité russe. Au fil du livre, on voit le jeune communiste modèle des
premiers temps gravir un à un les échelons : ouvrier dans une mine de
charbon du bassin du Dniepr, soldat, puis étudiant à l’université de Kharkov
où il obtient un diplôme d’ingénieur métallurgiste, il devient dirigeant d’usine
avant d’être finalement nommé à la commission d’achats soviétiques de
Washington. À travers l’itinéraire du dissident, que l’on suit pas à pas, sont
révélés la collectivisation à marche forcée en Ukraine, la famine volontaire
imposée sans merci au peuple ukrainien en même temps que les ravages des
purges au sein de la nomenklatura du Parti. Le communiste convaincu du
début a laissé place au spectateur révolté d’un système cruel et absurde, et à
un opposant farouche au régime.
En France, le livre, qui sera par la suite publié dans une vingtaine de
8
pays, intéresse un homme, marqué à droite . À la tête d’une petite maison –
les éditions Self –, Jean de Kerdeland, malgré les divers moyens de pression
exercés contre lui, décide de braver l’omerta régnant dans le milieu éditorial
parisien au sujet du système totalitaire stalinien. En mai 1947, l’ouvrage
traduit par ses soins paraît sous le titre de J’ai choisi la liberté. La vie
publique et privée d’un haut fonctionnaire soviétique. Si, ici aussi, les tirages
sont avantageux et si le prestigieux prix Sainte-Beuve est attribué à l’auteur
pour son témoignage, la France n’est pas l’Amérique et les réticences qui
accompagnent la sortie du livre y sont plus vives que de l’autre côté de
l’Atlantique.
À cette époque-là, auréolé du prestige de la Résistance, le parti
communiste est une force sans égale dans le paysage politique français : non
seulement le nombre de ses adhérents est proche du million, mais sa sphère
d’influence dépasse de beaucoup les militants et les encartés. Dans ces années
d’après guerre, la Russie soviétique reste aux yeux de nombreux Français un
vainqueur de l’armée hitlérienne, et les communistes, des hommes persécutés
sous l’Occupation ayant vaillamment participé à la libération du pays.
Surtout, l’idéologie communiste exerce un attrait puissant sur la classe
intellectuelle. Dans ces conditions, toute une partie de l’opinion considère
avec méfiance le récit de Kravchenko.
La tentation est grande de semer le doute sur l’authenticité des faits
dénoncés et de s’en prendre à l’auteur du livre. Ce sera l’objet d’une
campagne menée par Les Lettres françaises, à partir du mois de
novembre 1947. Entre ce moment et avril 1948, trois articles pleins
d’outrance et de raillerie paraissent dans l’hebdomadaire littéraire qui sont
une attaque frontale contre Kravchenko. Le coup provient du camp
communiste, puisque la revue – fondée par Jean Paulhan en 1942 et, alors,
clandestine – suit la ligne du Parti depuis la Libération. Une telle tribune jouit
d’un prestige intellectuel très vif qui s’étend bien au-delà de la stricte
sympathie partisane, comme en témoignent la diversité de ceux qui y
collaborent, communistes ou non, de Mauriac à Sartre, de Jean Cassou à
Raymond Queneau et à Paul Éluard.
L’offensive pratiquée par l’hebdomadaire est portée sur plusieurs terrains.
L’intention est d’abord de dévaloriser le dissident russe : il s’agit, de manière
radicale, de le rabaisser, de le déconsidérer, de le faire passer pour un
personnage minable et de seconde zone. Sous le pseudonyme de Sim
9
Thomas, censé désigner un journaliste américain en réalité imaginaire ,
Kravchenko est décrit comme un alcoolique, « un petit fonctionnaire d’une
mission économique ou technique », un falsificateur qui n’est « pas l’homme
de son bouquin ». L’ascension de l’ancien ouvrier né en Ukraine sur les bords
du Dniepr est dénigrée et tournée en dérision : prétendument chassé de son
usine pour des raisons morales, puis, pour mauvais travail, soi-disant auteur
de faux états de rendement en tant que chef d’atelier, mais aussi coupable de
malversations, qualifié d’« intrigant et de paresseux », l’auteur du livre
apparaît comme un individu dérisoire, malhonnête et grotesque. Cette
thématique est une constante dans les propos des adversaires de Kravchenko.
Déjà, en 1944, les lignes du quotidien communiste américain Daily Worker
évoquaient « un déserteur sans importance », et, plus tard, lors du procès,
l’expression de « minus » disqualifiera sans appel la partie civile dans la
e
bouche de M Nordmann.
C’est aussi le thème du traître qui est développé pour critiquer
Kravchenko. Celui-ci, au gré des fantaisies, apparaît tantôt comme un agent
d’Hitler, tantôt comme un agent « made in USA », un fourbe, qui, en pleine
guerre, a choisi de se retourner contre son pays. L’homme « fabriqué » dont
parle l’article de Sim Thomas est un pantin à la solde des États-Unis, un
« pigeon » facilement retourné par l’OSS, les services secrets américains
d’alors, qui lui ont d’ailleurs inspiré l’idée même du livre. Un peu plus tard,
en avril 1948, de nouvelles attaques sont articulées dans les deux articles qui,
sous les plumes d’André Wurmser et de Claude Morgan, suivent celui de Sim
Thomas dans les pages des Lettres françaises. « Si Hitler avait souhaité que
parût l’interview dans le New York Times, l’aurait-il autrement rédigée ?
interroge Wurmser. Et qui l’applaudit en France, sinon Laval, Darnand,
Pétain, de Brinon et toute la clique ? » poursuit-il, avant de conclure :
10
« Kravchenko est un ennemi de notre pays » .
Depuis les États-Unis où il est réfugié, Kravchenko est informé de
l’article paru dans Les Lettres françaises en novembre 1947, sous le
pseudonyme de Sim Thomas. Ce n’est pas la première attaque qu’il subit,
mais le ton sarcastique et la radicalité du propos retiennent son attention.
Peut-être poussé à réagir par les autorités américaines, il se met en quête d’un
avocat. Son agent à Paris, fils de Jacques Chardonne, lui recommande
Georges Izard qui a défendu son père accusé de collaborationnisme au
lendemain de la guerre et qui, séduit par la lutte du dissident soviétique,
11
accepte la mission . Izard est un avocat de haute stature intellectuelle et
morale, un ancien député socialiste, grand résistant, et fondateur de la revue
Esprit avec Emmanuel Mounier. Il défendra avec brio l’homme seul qu’est
Kravchenko.
Pour le transfuge exilé en Amérique, le choix de porter en France la
bataille judiciaire qu’il s’apprête à mener n’est pas anodin. Car, à ses yeux, la
France est un pays de défense des libertés où il espère mener à bien la
mission qu’il s’est fixée. Dans une interview à France-Soir, en avril 1948,
Kravchenko s’explique ouvertement sur le sens de sa démarche. Il déclare :
« Le procès qui sera plaidé à Paris trouvera sans doute son importance
particulière du fait que, pour la première fois depuis qu’il existe, le
gouvernement soviétique se trouvera contraint d’accepter que les méthodes
de contrôle totalitaire qu’il exerce sur la personne et le passé des citoyens
soient exposées au cours de débats publics devant le tribunal d’un pays
démocratique où se trouvent garantis d’une façon effective les droits de la
défense et de l’accusation. Je suis heureux que ce soit un tribunal
12
français . » On ne saurait être plus clair.
Le but avoué de Kravchenko est de donner à sa dénonciation de la
dictature stalinienne toute la publicité possible et, après la parution de son
livre, d’apporter un nouvel écho à son combat. Ce qui lui importe n’est pas
tant d’obtenir justice auprès des tribunaux français que de s’emparer du
procès pour le transformer en tribune. L’ancien fonctionnaire soviétique
n’accorde qu’une valeur accessoire à l’action en diffamation qu’il a introduite
contre Les Lettres françaises, il n’y voit guère qu’un moyen pour parvenir à
13
ses fins ; les calomnies dont on l’accable sont secondaires à ses yeux face
aux révélations qu’il entend faire au sujet des dérives totalitaires de l’URSS.
Ainsi quand ses adversaires lui reprochent avec virulence sa volonté
d’instrumentaliser le procès, ils ne sont pas dans le faux, même si eux non
plus ne manquent pas de trouver dans cette joute orale une occasion pour se
faire entendre.

Quand s’ouvrent les débats de l’affaire Kravchenko devant le tribunal


correctionnel de la Seine, le 24 janvier 1949, une foule considérable emplit la
salle. On y verra se présenter Mauriac, Sartre, Aragon, et se masser en grand
nombre des journalistes français et étrangers venus couvrir ce procès
hautement symbolique. Kravchenko, qui, pour son séjour à Paris, est
descendu au luxueux Hôtel Plazza, est photographié par des reporters avides ;
vêtu d’un costume bleu marine de bonne coupe, ses cheveux ondulés plaqués
en arrière, il affiche une élégance soignée et porte beau, presque un peu trop
pour le rôle qui est le sien. Ce souci de plaire paraîtra déplacé chez un apôtre
de la liberté et un dénonciateur des crimes du communisme. Pourtant,
l’assistance, saisie par son discours, se révélera en majorité favorable au
dissident soviétique et, à plusieurs reprises, lui manifestera ouvertement son
soutien.
La tâche délicate de conduire des débats qui promettent d’être houleux a
été confiée au président Durkheim, le neveu du sociologue. Sous son autorité
mesurée, le procès, véritable procès-fleuve, s’étendra sur vingt-cinq
audiences, là où il était prévu pour durer neuf jours seulement. Au fil du
temps, la lassitude finira par s’installer quand les arguments des deux camps
se répéteront interminablement par la bouche de leurs interlocuteurs. Le
président Durkheim aura fort à faire en présence d’avocats aussi brillants que
convaincus du bien-fondé de leur cause et qui croisent le fer avec vigueur, en
partisans autant qu’en défenseurs. Il aura fort à faire face aux contestations de
traduction qui émaillent les débats. Face aux coups d’éclat répétés de
Kravchenko, qui, saisi parfois d’un accès de rage, tape violemment du plat de
sa main devant lui. Face aux témoins qui, pour certains, pris par leur discours
et revivant leurs souffrances, sont incapables d’abréger leurs propos pour les
rendre accessibles. Face enfin aux réactions du public qui suit comme au
spectacle la houle des échanges et qui lui aussi s’anime dans une atmosphère
électrique.
Dans une longue déclaration prononcée en russe au cours de la première
audience, Kravchenko réaffirme avec solennité sa volonté de dénoncer
« l’horrible réalité soviétique » ; il formule le vœu de participer à la libération
de ses compatriotes, d’apprendre au monde libre que le régime soviétique
« n’est pas un régime de progrès, mais un régime de barbarie », de révéler les
trahisons du communisme et celles des dirigeants du Kremlin, véritables
« Caïn de la classe ouvrière ». Dans un style qui n’est pas sans emphase,
Kravchenko met en même temps en garde les juges et son auditoire contre
l’œuvre de propagande du Politburo, révélant derrière la personnalité de Sim
Thomas des journalistes à la botte du Kremlin, derrière les communistes
français des « serviteurs du Kremlin », et derrière les témoins soviétiques de
la défense des êtres menacés par le régime policier de leur pays qui seront
contraints d’exprimer « le contraire de leur désir ».
Au soutien de sa cause, Kravchenko a appelé de nombreux témoins
soviétiques venus de camps allemands où ils ont échoué au cours de la
guerre. Les observateurs du procès décrivent les allures misérables de ces
« personnes déplacées », leur air égaré en arrivant devant le tribunal, où l’un
14
d’entre eux se présente même étendu sur une civière . Ces hommes et ces
femmes sont là pour rapporter leur expérience. Certains racontent la
« dékoulakisation » en Ukraine survenue lors de la collectivisation forcée :
Olga Marchenko et son mari Siméon, Krevsoun, Schebet, parmi d’autres,
parlent des impôts écrasants, impossibles à payer, de la confiscation de leurs
biens, des déportations dans des conditions dramatiques imposées à beaucoup
15
d’entre eux . La « dékoulakisation », en principe réservée aux paysans
fortunés et aux gros propriétaires terriens, a été étendue aux paysans
modestes dès lors qu’ils refusaient d’intégrer les kolkhozes. Certains
évoquent aussi la famine organisée en Ukraine : toute la production de blé
revenait à l’État, expliquent-ils ; le pain fabriqué ne pouvait être consommé,
16
il était vendu à prix d’or dans les magasins d’État . « Tout le blé pour
l’État », disait une devise. Les gens mouraient de faim, les cadavres
jonchaient les routes, dans les villages et dans les campagnes. Des cas
d’anthropophagie sont même signalés, des mères ayant dévoré leurs enfants.
Des témoins parlent encore des purges : c’est le cas, par exemple, de Kysilo,
ingénieur mécanicien arrêté par le NKVD dans les années 1930 et accusé
arbitrairement d’action contre-révolutionnaire. Se succèdent des histoires
glaçantes, dans lesquelles tous parlent des restrictions à la liberté qui
sévissent en Union soviétique et du contrôle permanent exercé par le NKVD.
Un témoignage frappe par sa dignité, celui de Margarete Buber-
Neumann, qui est en train de devenir célèbre par le récit de ses expériences
17
de déportation et d’internement . À la barre, cette femme raconte ses
errances dans les méandres des deux organisations totalitaires de la Russie
soviétique et de l’Allemagne hitlérienne, tour à tour alliées et ennemies.
Mariée à un communiste allemand avant la guerre, elle s’exile avec lui en
URSS où ils sont arrêtés l’un après l’autre ; considérée comme un « élément
social dangereux », elle est détenue dans un camp de travaux forcés en
Sibérie. Livrée aux SS en 1940, elle se retrouve internée à Ravensbrück, et
s’en échappe en 1945, alors que l’Armée rouge progresse vers le camp. Le
parallèle qu’elle est en mesure d’établir entre les deux systèmes reste un
moment particulièrement frappant du procès.
Si le public est saisi par les récits pleins d’épouvante qui sont faits devant
18
lui, les défenseurs des Lettres françaises montrent moins de pitié . Ils
cherchent à mettre en cause les « personnes déplacées », les accusant de
mensonge, les traitant de criminels de guerre et de fascistes. Leurs
dépositions sont accueillies avec des sarcasmes comme des fables inventées
de toutes pièces ou des exagérations grossières – il est question
d’« imposture ». « On essaie de faire croire que Buchenwald était en Sibérie.
e
C’est tout le sens du procès », lance ainsi M Nordmann, l’un des avocats du
19
camp communiste . Systématiquement, les êtres errants et désolés qui se
présentent à la barre sont interrogés par la partie adverse sur les conditions de
leur venue en Allemagne, de façon à les faire soupçonner de collaboration
avec le régime nazi.
Parmi les témoins venus de l’est, on trouve des paysans, des ingénieurs,
un professeur, tous parlent en leur propre nom, faisant part de ce qu’ils ont
vécu, et leurs dépositions, malgré l’horreur qu’elles véhiculent, semblent
parfois bien ténues pour refléter des phénomènes de masse et exprimer la
réalité collective d’un pays. Ces vérités privées, chargées de transmettre
l’horreur vécue par tout un peuple, paraissent trop infimes pour être prises en
compte, à moins que les faits révélés ne soient trop gros pour pouvoir être
crus. Le député Pierre Cot ne dira-t-il pas : « Avec beaucoup de petites
vérités, à supposer que ce soient des vérités, on peut faire, du point de vue
historique, un mensonge, si on montre simplement certaines vérités
20
particulières » ? Les propos des « personnes déplacées » embarrassent,
incommodent, font naître des doutes, mais parviennent-ils à convaincre ?
Cela n’est pas sûr et on surprend parfois jusque dans les questions du
président Durkheim un désir de banalisation et presque de la suspicion. Il y a
eu tant de terreur et d’effroi en France, nés de la guerre et du nazisme,
comment croire à de nouvelles révélations ?
Dans le camp adverse, en face des témoins appelés par Kravchenko et
qu’il a fait voyager lui-même à ses frais, d’autres ressortissants soviétiques,
venus de Russie, se présentent pour déposer contre leur compatriote. C’est le
cas de Victor Romanov, de Kolybalov, de Vassilenko, anciennes
connaissances de l’auteur de I Choose Freedom, mais aussi du général
Rudenko, son chef de mission à Washington. Dès le début du procès,
Kravchenko avait prévenu que ces hommes appelés sur la demande des
Lettres françaises ne seraient pas libres et que leurs témoignages,
calomnieux, seraient dictés par le régime stalinien. Il ne s’était pas trompé.
Ce qu’il n’avait pas imaginé c’est que ses adversaires iraient chercher en
URSS Zinaïa Gorlova, son ex-femme, pour la faire venir au procès. Face au
portrait accablant dressé par elle, Kravchenko, d’abord désarmé, crée
finalement le doute sur les raisons de sa présence en France, suggérant
qu’elle n’est pas là de son plein gré et qu’elle « est la victime du service
policier soviétique », son père étant un ancien officier de l’armée du tsar.

Le duel qui, dans le procès, dresse Kravchenko contre son propre pays
s’accompagne d’un affrontement entre deux composantes de la classe
21 e
intellectuelle française . Les figures de proue de ce combat sont M Izard et
e
le communiste M Nordmann, qui, dès la première audience, se livrent l’un et
l’autre à des prises à partie politiques cinglantes. Les thèmes de leurs
échanges traversent tous les débats. À l’héroïsme des résistants communistes
durant la guerre, au rôle libérateur de l’URSS dans la victoire sont ainsi
opposés le pacte germano-soviétique et le partage autoritaire de la Pologne
entre Hitler et Staline. À Kravchenko, décrit par Les Lettres françaises
comme un traître à sa patrie et un ennemi de la France, est opposée la figure
de Maurice Thorez, « cet homme sacro-saint » aux yeux de la défense, qui
quitte pourtant le pays pour se réfugier sous la protection de Moscou en 1939.
Dans ce face-à-face où deux versions irréconciliables s’affrontent, les avocats
de Kravchenko s’acharnent à révéler le dogmatisme de leurs adversaires et à
rabaisser l’étendard de vertu perpétuellement brandi par le camp communiste.
Dans cette joute sans véritable rencontre, Les Lettres françaises, quant à
elles, s’accrochent à leur légende et renvoient à un passé intouchable auquel,
dès le premier jour du procès, Claude Morgan rend hommage avec une sorte
de piété fiévreuse.
L’argument le plus efficace mis en avant par les communistes est le
prestige de ceux qui les soutiennent. Les témoins convoqués par eux à
l’audience viennent auréoler leur cause d’une aura impressionnante. Ne voit-
on pas défiler à la barre un prix Nobel de chimie professeur au Collège de
France, d’anciens ministres, des universitaires, de brillants hommes de lettres,
pour la plupart grands résistants ? Frédéric Joliot-Curie, Emmanuel d’Astier
de La Vigerie, Fernand Grenier, Jean Cassou, Vercors, Louis Martin-
Chauffier, parmi beaucoup d’autres, sont là pour apporter leur concours aux
Lettres françaises et à leurs dirigeants. Leur gloire paraît rayonner auprès du
cortège des réfugiés russes venu défiler à la barre ; leurs paroles sont pleines
de séduction face au flot des lamentations mal audibles dans le trébuchement
de la traduction.
Un tableau idyllique de l’Union soviétique est tracé par la bouche de ceux
qui s’y sont rendus : Frédéric Joliot-Curie, Pierre Cot, député de Savoie et
agrégé de droit, entre autres, retiennent de leur séjour en Russie l’impression
d’une adhésion euphorique du peuple à son gouvernement, celle d’efforts
constants du régime pour améliorer le niveau moral et intellectuel du pays et
pour apporter l’éducation à des masses naguère incultes. Joliot-Curie
raconte : « […] j’ai été moi-même à Kharkov en 1936, j’y ai visité les
laboratoires des établissements d’enseignement, de très beaux locaux, et j’y ai
vu là une atmosphère, un état d’esprit d’enthousiasme tout à fait
22
remarquable ». Dans la même veine, le professeur Thomas rapporte de son
voyage des souvenirs enchantés : « Je vis toute une nation au travail, des
édifices prodigieux qui montaient de terre, des industries extrêmement
23
puissantes qui naissaient […], véritablement un travail extraordinaire . » Par
ailleurs, certains témoins jugent ineptes les propos tenus par Kravchenko :
« du point de vue de l’historien, ce livre est absurde », affirme ainsi de
24
manière péremptoire le professeur Baby , qui considère qu’il n’a pu être
écrit que par un auteur de romans à l’américaine. Un autre argument consiste
à minimiser les horreurs décrites dans I Choose Freedom et à voir dans les
atteintes aux libertés subies par le peuple russe et qui y sont dépeintes des
phénomènes inévitables, indissociables de l’évolution politique en cours en
Union soviétique. Tel est le sens de la déposition du député travailliste
anglais Zilliacus, qui fait le parallèle entre la révolution russe et la révolution
française, et observe avec philosophie : « Pour la cruauté du régime, mon
Dieu, la cruauté et les méfaits de l’État policier ne sont pas une chose
inventée par les bolcheviks. Malheureusement, à des degrés divers, ces maux
ont existé depuis bien longtemps dans le monde et dans beaucoup de
25
pays . » D’une manière générale, les témoins de la défense, sur le ton d’un
éloge systématique, tiennent un discours de propagande. En ces heures de
guerre froide, le camp communiste paraît déterminé à offrir au monde un
visage irréprochable de l’Union soviétique, alors que le communisme
français se montre encore imperméable à toute révélation mettant en cause le
dogme officiel.
À l’issue de débats houleux qui se sont largement éloignés de l’objet
direct du procès, le tribunal correctionnel de la Seine statue enfin sur l’action
en diffamation intentée par Victor Kravchenko. Par trois jugements en date
du 4 avril 1949, les accusés sont reconnus coupables du délit de diffamation
et d’injures publiques : Claude Morgan, en sa qualité d’auteur et de directeur
des Lettres françaises, ainsi qu’André Wurmser sont condamnés à
5 000 francs d’amende chacun et, respectivement, à 150 000 et à
26
50 000 francs de dommages-intérêts . Kravchenko aurait-il convaincu les
juges français du bien-fondé de son combat ? Si le résultat obtenu en
première instance a pu le laisser penser, la cour d’appel de Paris, par un arrêt
27
du 8 février 1950, se charge de démentir cette impression . Les magistrats
du second degré expriment leurs réserves à l’égard des révélations faites par
le dissident russe, réduisant à un dédommagement symbolique la réparation
qui lui est allouée. « En ce qui concerne M. Kravchenko, dit l’arrêt, le
préjudice matériel a été insignifiant. Au contraire, la publicité qui a été
donnée au procès dans la presse mondiale a provoqué une vente massive de
son livre. Quant au préjudice moral, la cour prononce une condamnation de
principe d’un franc de dommages et intérêts […]. »
Une quinzaine d’années plus tard, le dissident russe mettait fin à ses jours
en se tirant une balle dans la tête, chez lui, à New York, en 1966.

Quel qu’en ait été l’écho auprès des contemporains, le procès


Kravchenko n’a pas suffi à éveiller les consciences ni à mettre un terme au
« grand aveuglement » dont parle Michel Winock ; il n’a pas constitué le
point de basculement que l’auteur de J’ai choisi la liberté aurait voulu qu’il
soit vers la révélation d’une réalité méconnue. En 1949, ce n’est pas encore le
moment de renoncer à des mirages tenaces ni d’abandonner une foi trop bien
ancrée. Le chemin sera long. Il faudra attendre 1956, avec le rapport
Khrouchtchev dénonçant l’arbitraire et le culte de la personnalité instauré par
Staline, puis, au milieu des années 1970, le choc de la parution de L’Archipel
du goulag de Soljenitsyne pour que l’opinion française reconnaisse enfin la
vérité. Entre-temps, de nombreux communistes auront ouvert les yeux et
accepté parfois non sans douleur de répudier leurs illusions.

SOURCES : AN (fonds Bluet) 334AP/75, dr. 2 et 334AP/76, dr. 1.


BIBLIOGRAPHIE : sur l’affaire Kravchenko : Étienne Jaudel, L’Aveuglement.
L’affaire Kravchenko, Michel Houdiard, 2003 ; Guillaume Malaurie, en
collaboration avec Emmanuel Terrée, L’Affaire Kravchenko, Robert
Laffont, 1982 ; Michel Winock, « Le grand aveuglement », L’Histoire,
o
octobre 2000, n 247, p. 47 sq. ; Charlotte Cachin-Liébert, « Les leçons
o
du procès Kravchenko », L’Histoire, octobre 2000, n 247, p. 60 sq. ;
Marie-Jeanne Viel, « Le procès Kravchenko, janvier-avril 1949 », in
e
Gilbert Guilleminault (dir.), Le Roman vrai de la IV République. La
France de Vincent Auriol, 1947-1953, Denoël, 1968, rééd. Robert
Laffont, 1991 ; Frédéric Pottecher, Kravchenko, Genève, Edito-Service,
1983. Pour un compte rendu très complet des débats : Maurice Garçon
(éd.), Le Procès Kravchenko. Compte rendu sténographique, Albin
Michel, 1949, 2 vol. Pour des comptes rendus synthétiques : Nina
Berberova, L’Affaire Kravchenko, Arles, Actes Sud, 1990 ; Les Forces du
mal. Le procès Kravchenko, préface de Dominique Pado, Éditions Inter-
monde, 1949 ; Le Procès Kravchenko, Les Éditions Nord-Sud, 1949.

1. Victor Serge avec S’il est minuit dans le siècle (1939), Ante Ciliga avec Au pays du
grand mensonge (1938) ou Arthur Koestler avec Le Zéro et l’Infini (1945). Et, déjà avant
eux, en France, des déçus du léninisme avaient critiqué le système bolchevique, tels les
syndicalistes révolutionnaires Pierre Monatte et Alfred Rosmer. Pour un point sur ces
révélations mal entendues voir Michel Winock, « Le grand aveuglement », L’Histoire,
o
octobre 2000, n 247, p. 47.
2. Sur cet « esprit de Yalta », voir, notamment, André Kaspi, « Qui est responsable ? », in
Michel Winock (éd.), Le Temps de la guerre froide. Du rideau de fer à l’effondrement du
communisme, Seuil, 1994, p. 19-20 ; Stanislas Jeannesson, La Guerre froide, La
Découverte, 2002, p. 11-12.
3. Sur le sujet : Michel Winock, « Le schisme idéologique », in Michel Winock (éd.), Le
Temps de la guerre froide, op. cit., p. 95 sq., notamment, p. 97 sur le procès Kravchenko.
4. Les journalistes de l’époque y voient aussi un duel politique et un « match de
propagande » entre l’URSS et les États-Unis. Voir ainsi Camille Anbert, « Le procès de
Moscou à Paris », in Pascale Robert-Diard et Didier Rioux (dir.), Le Monde. Les grands
procès (1944-2010), Les Arènes, 2010, p. 53 sq.
5. La solidarité dans le combat contre Hitler prévaut alors sur les arrière-pensées et les
antagonismes. Sur les rapports russo-américains avant et pendant la guerre, voir,
notamment, André Kaspi, « Qui est responsable ? », op. cit., p. 14 sq., qui insiste sur
l’existence de désaccords et de ressentiments cachés même pendant les périodes de
concorde apparente.
6. Pour plus de détails sur ce point, voir Guillaume Malaurie, en collaboration avec
Emmanuel Terrée, L’Affaire Kravchenko, Robert Laffont, 1982, p. 34.
7. Kravchenko sera ainsi entendu devant la « commission d’enquête sur les menées
antiaméricaines » du Sénat américain, le 27 juillet 1947. Sur ce point, voir Étienne Jaudel,
L’Aveuglement. L’affaire Kravchenko, Michel Houdiard, 2003, p. 25.
8. Les avocats des Lettres françaises reprocheront à Kravchenko le choix de cet éditeur
jugé extrémiste.
9. Sous le pseudonyme de Sim Thomas se cacherait en réalité André Ullmann,
collaborateur des Lettres françaises, voir Charlotte Cachin-Liébert, « Les leçons du procès
o
Kravchenko », L’Histoire, octobre 2000, n 247, p. 60.
10. Article de Wurmser cité par le président au début de la première audience. Maurice
Garçon (éd.), Le Procès Kravchenko. Compte rendu sténographique, Albin Michel, t. I,
p. 10.
e
11. Il est accompagné dans sa tâche par M Georges Heiszmann, résistant lui aussi.
12. Cité par Étienne Jaudel, L’Aveuglement. L’affaire Kravchenko, op. cit., p. 45-46.
13. Le choix du terrain de l’action en diffamation a d’ailleurs failli détourner de son but la
stratégie de Kravchenko puisque, à l’époque du procès, la loi sur la presse interdisait toute
publicité des débats en ce domaine. Dans un souci de discrétion, il était prévu que seul le
jugement pouvait être reproduit. En l’espèce, le tribunal a considéré que l’application d’une
disposition à laquelle l’accusation ne tenait pas pouvait, de manière exceptionnelle, être
écartée. À la grande indignation de la défense, une diffusion continue des débats par voie
de presse est ainsi assurée tout au long du procès.
14. Sur le sujet, voir Ben Shephard, Le Long Retour, 1945-1952. L’histoire tragique des
« déplacés » de l’après-guerre, John E. Jackson (trad.), Albin Michel, 2014.
15. Sur la dékoulakisation et la collectivisation forcée, voir, notamment : Stéphane
Courtois, Nicolas Werth, Jean-Louis Panné, Andrzej Paczkowski, Karel Bartosek et Jean-
Louis Margolin, Le Livre noir du communisme. Crimes, terreur et répression, Robert
Laffont, 1997, p. 208-225.
16. Sur la famine de 1932-1933, ibid., p. 226-240, où l’existence de cas de cannibalisme est
confirmée. Six millions de personnes ont péri dans cette famine infligée de manière
systématique à la population.
17. Margarete Buber-Neumann est notamment l’auteur de Déportée en Sibérie, paru en
France en 1949, dont l’écho sera considérable.
es
18. Il s’agit de M Nordmann, Bruguier, Blumel et Matarasso, tous les quatre résistants de
gauche.
19. Maurice Garçon (éd.), Le Procès Kravchenko. Compte rendu sténographique, op. cit.,
t. I, p. 319.
20. Ibid., t. II, p. 454.
21. Pour une description du climat intellectuel français au cours de la guerre froide, Pascal
Balmand, « Les best-sellers de la guerre froide », in Michel Winock (éd.), Le Temps de la
guerre froide, op. cit., p. 181 sq.
22. Maurice Garçon (éd.), Le Procès Kravchenko. Compte rendu sténographique, op. cit.,
t. II, p. 456.
23. Ibid., t. I, p. 666.
24. Ibid., t. I, p. 149.
25. Ibid., t. I, p. 403.
26. Ces jugements sont reproduits in ibid., t. II, p. 635 sq.
27. Pour des détails sur l’appel formé par Les Lettres françaises, voir Étienne Jaudel,
L’Aveuglement. L’affaire Kravchenko, op. cit., p. 303 sq.
TRIBUNAL CORRECTIONNEL
DE LA SEINE

(24 janvier-4 avril 1949)

[Afin de restituer l’atmosphère du procès Kravchenko, j’ai choisi de


privilégier le compte rendu de la première audience, daté du 24 janvier 1949,
au cours de laquelle Kravchenko se livre à une déclaration et où se déroulent
des joutes acérées entre les camps adverses. Les répliques des avocats, en
particulier, illustrent l’état de tension du débat intellectuel français d’alors.
Dans la mesure où l’intérêt du procès ne réside pas dans la question de la
diffamation, les réquisitions du ministère public n’ont pas été jugées
essentielles.]

INTERROGATOIRES DES ACCUSÉ


Le PRÉSIDENT. — L’audience est ouverte.
Nous allons prendre chronologiquement les affaires :
Kravchenko contre Sim Thomas, Morgan, Lettres françaises, Sim
Thomas n’est toujours pas là, évidemment. […]
Monsieur Morgan, vous avez été assigné devant ce tribunal pour
diffamation. Vous avez publié dans le journal : Les Lettres françaises un
article que M. Kravchenko a jugé diffamatoire.
Avez-vous, à ce sujet, quelques explications à donner au tribunal ?
M. CLAUDE MORGAN. — Oui, Monsieur le Président.
[…]
Le PRÉSIDENT. — Je vais donner lecture au tribunal de l’article
incriminé :
Le 13 novembre 1947, Les Lettres françaises publiaient un article signé
Sim Thomas et intitulé : « Comment fut fabriqué Kravchenko. »
Dans son article on pouvait lire notamment :

Il (Kravchenko) lui arrivait souvent de boire jusqu’au matin, heure à


laquelle on lui conseillait, saoul comme il était, de rentrer directement à
son bureau. Il buvait bien, il ne se refusait pas de jouer à l’occasion ; le
« pigeon » idéal, quoi…
En 1937, à l’usine de Kikopol, exclu, mais pour raisons morales et
non pas politiques, Kravchenko insiste sur le fait qu’il a toujours réussi à
cacher son jeu…
À Pervoderalsk, où il est chef d’atelier, il fabrique des états de
rendements faux, pour toucher des primes… « En 1941, à Kemirva, dans
l’Oural, il est traduit devant le tribunal pour violation de la discipline
financière. » (Je traduis : malversations. Non, dit Kravchenko, sabotage.)
Il me dit un jour que le responsable de la mission soviétique avait
décidé de le renvoyer à Moscou. Je lui conseillai de gagner du temps, de
dire qu’il avait des dettes à payer. Ce qui est vrai. Mais nous avions déjà
« racheté » les dettes.
Tout s’est passé selon le plan prévu. Et « l’aide » que nous lui
apportions, nous lui avons proposé qu’elle soit plus complète. La « fuite »
dont il parle, c’était une promenade de plaisir ; tout était prêt pour le
recevoir.
Chaplan avait eu l’idée, lui, de demander à Kravchenko d’écrire un
livre. Kravchenko s’y est mis avec beaucoup de bonne volonté. En
plusieurs mois, il a pondu une soixantaine de pages, à peu près illisibles
et pratiquement inutilisables. On me les a montrées un jour comme une
curiosité. Mais ce jour-là, sans même se préoccuper du boulot de
Kravchenko, le bouquin de près de mille pages qui porte sa signature
avait déjà été rédigé par nos amis mencheviks eux-mêmes. On fit dire
ensuite que Kravchenko ne pouvait pas se montrer parce que sa vie était
en danger. C’est plutôt parce qu’il n’était pas l’homme de son bouquin et
que les plus grands imbéciles auraient fini par s’en apercevoir.

Voici le premier article ; les autres sont plus courts.


Numéro du 15 avril 1948 :

Autrefois, les prédécesseurs de Kravchenko défendaient les


« trotskistes ». Aujourd’hui, leur presse défend Kravchenko. Aujourd’hui
comme autrefois, ces gens font l’éloge du déshonneur…
Si l’URSS était ce que Kravchenko prétend qu’elle est, mépriserait-
on jamais assez cet homme qui, formé par le régime soviétique, affirme
l’avoir fidèlement servi, fut à l’en croire un fort important personnage
entre ces inhumains et prit sa part de responsabilité dans ces horreurs
supposées, attendant pour refuser son concours d’avoir mis à l’abri sa
précieuse petite personne ?
De deux choses l’une : ou Kravchenko ment, ou c’est un être abject.
C’est à lui de démontrer aux juges français qu’il n’est pas un menteur.

Il y a une erreur de votre part que je tiens à préciser dès maintenant et que
vos défenseurs ont certainement comprise.
Ce n’est pas à Kravchenko de démontrer qu’il n’est pas un menteur, c’est
à vous de faire la preuve des faits dont vous l’avez incriminé.
e
M JOË NORDMANN. — Nous la ferons.
Le PRÉSIDENT. — Ce que je veux dire c’est que la preuve vous
incombe alors que dans l’article que je viens de lire il y a une phrase
nécessairement inexacte, c’est une erreur…
M. WURMSER. — C’est moi qui en suis l’auteur…
Le PRÉSIDENT. — Il y a une loi qui oblige le présumé diffamateur à
faire la preuve des faits qu’il a allégués.
M. WURMSER. — C’est moi qui suis l’auteur de cet article et non mon
ami, M. Claude Morgan. Au reste, ce n’est qu’une partie de mon article que
vous voulez bien lire au tribunal. En effet, je reconnais bien volontiers que
c’est à nous à faire la preuve et qu’elle sera facilement faite.
Le PRÉSIDENT. — Je ne dis pas le contraire, mais il y a une erreur
certaine de votre part, quand vous dites : « C’est à lui de démontrer aux juges
français qu’il n’est pas un menteur », non c’est à vous de démontrer qu’il est
un menteur.

Le souci de préserver sa peau peut-il même expliquer son silence ?


J’ai dit que si Kravchenko n’était pas un menteur ce serait un être abject.
Il va quitter son pays pour une mission à l’étranger. Voici le dialogue
qu’il rapporte :
— Camarade Kravchenko, il t’appartient de justifier la confiance que
le parti met en toi.
— Je m’y efforcerai, camarade Lebedev, fis-je d’un ton humble mais
convaincu.
— As-tu jamais éprouvé le moindre doute sur la sagesse de la
politique du parti ?
— Jamais, me bornai-je à répondre instantanément, car il n’y avait
aucun intérêt pour moi à préciser ma pensée, à moins que je n’y fusse
obligé (comparez cette lâcheté à l’attitude de tant de patriotes russes
torturés par l’ennemi, de tant de résistants français devant leurs
bourreaux).
— Camarade Kravchenko, te reste-t-il encore quelque chose de cette
indignation que tu as ressentie naguère ?
— Oh non ! bien sûr que non, et je me mis à sourire comme si j’eusse
trouvé extraordinaire qu’on pût me poser semblable question. C’est ce
que le traducteur appelle une valeur morale incontestable. Ah, pouah !
J’entends bien que M. Kravchenko n’a trahi que son pays et son parti
et qu’il ne doit rien à la France, mais il donne aux Français l’occasion de
juger l’antisoviétisme.
Le lundi 3 avril 1944, il donnait une interview : « Démission d’un
fonctionnaire soviétique », tel était le titre du New York Times. L’article
lui-même débutait en ces termes : « Victor A. Kravchenko accuse le
gouvernement soviétique de pratiquer une politique étrangère à double
jeu », etc.
Que Kravchenko ait choisi, pour entrer dans le journalisme américain,
l’heure où le territoire de sa patrie était encore en partie occupé par les
nazis, cela le regarde. Ce qui nous importe, c’est que le lundi 3 avril
1944, la France entière était occupée par Hitler ; les Américains n’avaient
pas encore débarqué en Normandie et tout le poids de l’armée hitlérienne
était supporté par les compatriotes de l’honorable M. Kravchenko.
Si Hitler avait souhaité que parût l’interview dans le New York Times,
l’aurait-il autrement rédigée ? Et qui l’applaudit en France, sinon Laval,
Darnand, Pétain, de Brinon, toute la clique ? Et si l’interview du sieur
Kravchenko avait eu les conséquences que lui souhaitait l’homme qui
attaque Les Lettres françaises devant un tribunal français, si elle avait, en
avril 1944, pesé sur les relations alliées, que serait-il advenu de la
France ? M. Kravchenko est un ennemi de notre pays.
… Il est vrai : Kravchenko est un pantin dont les grosses ficelles sont
made in USA.
… Oui, Kravchenko n’est qu’un pion de jeu démodé. Jadis ces
pisseurs de copies nous venaient d’Allemagne. Elles sont importées
d’Amérique aujourd’hui. Mais qu’Hitler ou Truman les inspirent, tant
qu’il y aura des Kravchenko, il y aura des hommes libres pour leur
répondre…
er
Enfin, numéro du 1 avril 1948 :

… Nous attaquons Kravchenko. Nous sommes prêts à faire la preuve


de ce que nous avons avancé. Plus encore, nous sommes prêts à
démontrer les mensonges qui s’étalent dans l’ouvrage qui est signé de son
nom et où il présente l’Union soviétique en proie à la terreur policière…
… Le livre signé Kravchenko est donc entièrement faussé à la base
comme s’il avait pour objectif de nous faire oublier que les centrales
trotskistes qui organisèrent les meurtres de Kirov, de Kouïbytchev, de
Gorki et de son fils ont été reconstitués sur le territoire des États-Unis par
ceux-là mêmes qui tirent aujourd’hui les ficelles de leur pantin
Kravchenko.

22 avril 1948, autre article intitulé : « Kravchenko proclame qu’il n’est


pas un dégonflé, mais… » dans lequel on relève :

L’hebdomadaire Carrefour vole au secours de Kravchenko. Il vole


ainsi au secours d’un vulgaire traître qui, en pleine guerre (alors que
l’armée russe était seule à tenir tête à l’armée allemande, que la France
était sous la botte et que M. Amaury, futur directeur de Carrefour qui
n’existait pas encore, travaillait avec nous dans la Résistance), donna à
certains journaux américains des interviews que n’auraient pas
désavouées les agents de propagande de M. Goebbels.

Enfin, numéro du 29 avril : « Kravchenko plaidera contre la France »,


dans lequel on lit :

Ennemi de la France et ennemi des alliés en guerre. C’est en pleine


guerre, alors que la France était encore sous la botte, que Kravchenko
s’est tourné contre son pays, notre allié (et quel allié), en des termes que
n’auraient pas désavoués les agents hitlériens. Kravchenko, cependant, ne
semble guère se soucier d’être considéré comme un traître. Il semble
beaucoup plus sensible, à lire son assignation, au reproche qui lui a été
fait par Les Lettres françaises d’ivrognerie et d’immoralité, comme à
celui de « n’être pas l’homme de son livre ». Dans son article, il n’en est
pas question. Il se défend seulement d’être un agent des services secrets
américains. Quant au reste, il annonce son intention de transformer ce
procès qu’il nous intentait, selon sa propre assignation, pour défendre sa
personne outragée, en le procès de l’Union soviétique.
Tout se passe donc bien comme si Kravchenko n’était qu’un agent de
l’antisoviétisme international !…
… Il n’est pas au pouvoir d’un traître, n’en déplaise à ceux qui le
prétendent, de jouer les « gentlemen ».

Tels sont les articles reprochés aux inculpés par M. Kravchenko.


Je vais maintenant passer la parole à M. Kravchenko.

DÉCLARATION DE VICTOR KRAVCHENKO

[Interprétation de M. Andronikof]
M. KRAVCHENKO. — Monsieur le Président, Messieurs, je suis
heureux de me trouver en France et de comparaître devant un tribunal dans
un pays démocratique. Les États-Unis m’ont offert la liberté et m’ont sauvé la
vie en refusant de me livrer à l’Union soviétique. Je demande maintenant à
mes juges français d’établir cet état en établissant une bonne justice.
Je demande à ces juges qu’ils veuillent bien sur des faits établir la
diffamation et les raisons pour lesquelles il y a eu diffamation, pour
lesquelles il y a eu provocation, et de rendre public non seulement le nom de
mes diffamateurs, mais encore de ceux qui les ont inspirés, afin qu’il soit bien
établi si ce que j’ai dit dans mon livre est vrai ou pas.
Depuis plus de quatre ans, j’ai rompu avec le régime soviétique et j’ai
refusé depuis lors de revenir dans mon pays. Or, comme tout un chacun,
j’aime ma patrie et j’aime mon peuple. Mais j’ai préféré l’exil et j’ai préféré
ne plus rien savoir de mes parents et de mes proches. Je ne sais même pas
quel est leur sort actuel. Auparavant, je n’avais jamais quitté mon pays,
j’ignorais toute autre langue que le russe et je n’avais à l’étranger ni amis ni
relations.
Et tout en sachant cela – c’est-à-dire que je n’avais ni amis ni relations,
que j’ignorais toute langue étrangère –, cependant, j’ai laissé derrière moi
tout ce dont j’avais vécu jusqu’à ce moment-là. C’était de ma part une
résolution vraiment dramatique. Je ne l’ai pas prise en un seul jour, ni en
quelques semaines ni en plusieurs mois. Cette décision a été le résultat de
mon travail, de mon activité, de mon expérience et de mes observations en
Union soviétique. C’est lorsque j’eus bien vu comment vivait et comment
souffrait le peuple soviétique que, de mon inconscience, cette décision, cette
résolution, est passée dans ma conscience, à la lumière de l’horrible réalité
soviétique.
Ce n’est pas moi, au fond, qui ai pris cette décision, mais les souffrances
et le désespoir dont j’ai été le témoin l’ont prise à ma place. Ainsi, c’est le
régime soviétique lui-même qui a pris cette décision pour moi. Des millions
d’hommes sont animés des mêmes sentiments que moi et des millions
d’hommes songent à faire comme moi. Mon bonheur à moi, et ma chance,
c’est que j’ai pu quitter ma patrie tout en restant fidèle à cette patrie, à mon
peuple et à mes traditions paternelles. Parmi les témoins mêmes qui seront
cités ici par la partie adverse et dont j’aurai sans doute à parler, j’en connais
quelques-uns. J’ai parlé à certains d’entre eux et je sais que certains d’entre
eux pensent de même que je le fais. Mais je veux espérer que les conditions
qui prévalent ici ne me mettront pas dans l’obligation d’en parler plus en
détail.
Chacun de ces témoins a laissé derrière lui, en Union soviétique, des
otages, des femmes, des enfants, des proches aimés. Et pour certains d’entre
eux, c’est une ironie amère que de parler ici et de dire le contraire de leur
désir car, s’ils ne le font pas, tout le poids du régime policier s’appesantira
sur eux. Moi, je me suis sauvé car je ne pouvais plus supporter les
souffrances de mon peuple qui apportait son être même en sacrifice au
Moloch du Kremlin !
Ce que j’ai fait, je l’ai fait pour tous mes compatriotes qui n’ont pu
échapper et qui doivent demeurer là-bas et garder le silence sous la terreur du
Kremlin, qui ne peuvent rien dire et qui doivent souffrir silencieusement sous
le régime institué par les tyrans soviétiques et par toutes leurs institutions
politiques.
Ce que j’ai fait, je l’ai fait pour le monde entier et pour tous les gens
libres qui doivent savoir la vérité sur la vie du peuple soviétique sous la
dictature soviétique et qui doivent se convaincre de ce que ce régime n’est
pas un régime de progrès, mais un régime de barbarie.
Moi-même, je suis le petit-fils et le fils d’ouvriers et j’ai été ouvrier moi-
même. Pendant longtemps, j’ai été communiste contre la volonté de mon père
et, par conséquent, j’ai fait l’expérience moi-même de ce que c’est que le
communisme soviétique. J’ai parcouru un long chemin de l’état d’ouvrier à
celui de quelqu’un qui avait de larges pouvoirs. C’est pourquoi je suis à
même de déclarer à présent à tous les dirigeants du Kremlin et à leurs agents
qu’ils ont spolié le peuple soviétique des résultats de la révolution, qu’ils ont
réduit ce peuple au désespoir en lui infligeant une terrible terreur. Ils lui ont
volé les résultats de sa culture et des fruits de son progrès et ils ont fait de ce
peuple l’instrument de leur politique.
À ce peuple, ils ont volé les fruits mêmes de la victoire sur le fascisme et
ils ne le font plus servir qu’aux besoins du communisme international.
Les dirigeants du Kremlin et leurs agents ont volé, ont dérobé la
tranquillité et la paix de tous les peuples du monde et ils ont saboté la
construction pacifique du monde d’après guerre. Ils ont créé partout une
menace de guerre, d’une guerre dont aucun peuple ne veut, et surtout pas le
peuple soviétique – le mien.
Après l’expérience que j’ai subie et que j’ai faite, je veux dire à tous les
ouvriers du monde que le régime soviétique est leur ennemi, que les
dirigeants du Kremlin sont comme les Caïn de la classe ouvrière. C’est une
erreur de soutenir le régime soviétique, car il ne fait que tromper tous les
espoirs de la classe ouvrière.
J’en appelle à tous les ouvriers ou paysans et aux intellectuels du monde
entier pour leur dire qu’ils doivent lutter pour leur liberté et pour leur bien-
être avec des moyens démocratiques et non pas avec des moyens
communistes. Sinon, ils aboutiront aux résultats du soviétisme en Russie,
résultats dont souffre actuellement le peuple soviétique. Mon expérience et
tout ce qui y a conduit est véridique. Par conséquent, si ce que j’avance
s’avérait être faux, toute la valeur de mon témoignage en serait perdue et tous
les sacrifices que j’ai encourus et mes amis également deviendraient vains.
Par conséquent, le but de mes ennemis est de me salir et de me
compromettre par tous les moyens possibles, étant donné que c’est là la tâche
qui leur a été imposée par le Kremlin.
Les attaquant aujourd’hui, je défends d’abord mon honneur et aussi le but
même de ma vie qui est la lutte contre le régime soviétique. Je veux
démontrer que la calomnie à laquelle mes ennemis se livrent aujourd’hui est
une manœuvre coutumière du Politburo et des agents du communisme. Dans
le monde entier, mon livre a eu un certain succès et c’est pourquoi ils ont le
besoin maintenant de me salir et de me compromettre.
Les communistes français se préoccupent maintenant de me noircir par
une violente campagne de calomnies et de provocations. Et pourquoi donc ?
Est-ce qu’il y a quoi que ce soit dans mon livre qui soit dirigé contre la
France, contre le gouvernement, ou contre le peuple de France ? Non pas.
Tout ce qui s’y trouve contenu est dirigé contre le régime soviétique et contre
les maîtres du Kremlin et cela même est assez pour que les communistes
français entrent dans la plus noire fureur et paient le prix de leur dépendance.
Y a-t-il en général quelque indépendance chez les communistes français,
personnelle ou politique ?
J’ai là, sous les yeux, un passage de L’Humanité qui relate un article du
parti bolchevique en Union soviétique. Je demande maintenant aux
communistes français : est-ce là votre philosophie à vous ou celle des
dirigeants du Kremlin ? Est-ce là votre programme à vous pour améliorer le
sort du peuple français ? Est-ce que vous êtes des patriotes français ou des
ennemis du peuple français et les serviteurs du Kremlin ?
Si vous êtes des patriotes français, pourquoi ne proposez-vous pas une
autre voie différente de celle du soviétisme ?
Lorsque je me trouvais en Union soviétique et que j’exécutais les ordres
que me donnait le Kremlin, de la meilleure façon que je le pouvais faire, on
écrivait sur moi, l’on me louait, l’on me citait parfois en exemple et l’on me
poussait progressivement dans la hiérarchie du Parti.
Enfin, l’on m’a envoyé à l’étranger. Lorsque j’eus rompu avec le régime
soviétique, l’on m’a traité de traître, de voleur, d’ivrogne, d’agent de
l’espionnage américain, etc. Et ces différents mensonges sont répétés dans la
presse mondiale, dans l’espoir qu’une répétition constante forcera tout le
monde à les croire.
Mais je suis devenu tout cela après la rupture avec le régime soviétique.
En effet, depuis j’ai écrit un certain livre qui a eu quelque influence sur les
masses à travers le monde.
Et qui est-ce qui a écrit pour la première fois ces différentes calomnies ?
Un certain Sim Thomas, qui serait un agent secret des États-Unis et qui a
affirmé que j’ai fait ceci ou cela, des choses que même des journalistes à la
solde du Kremlin n’ont pas osé écrire à l’intérieur des frontières de l’Union
soviétique. Mais je sais d’où vient ce personnage et sa campagne.
Ce pseudonyme n’est qu’une apparence. L’article a été écrit par un
groupe de communistes qui se sont servis des recettes du Kremlin. Le
Kremlin fait exécuter sa sale besogne par ses agents en France ou en Italie, ou
ailleurs, car dans l’Union soviétique, les dirigeants savaient très bien que si
l’on écrivait les mêmes mensonges ils ne seraient pas crus. Et, en effet,
pendant quatre ans, rien en Union soviétique, dans la presse soviétique, n’est
paru contre moi. Pourquoi ? Précisément parce que des milliers de gens qui
me connaissent n’auraient pu y croire, et, par conséquent, ne se seraient pas
rendus aux raisons fausses avancées par le Kremlin.
La nécessité de rédiger mon témoignage, d’écrire mon livre, a été l’un
des facteurs qui m’ont poussé à la rupture avec l’Union soviétique. J’ai écrit
ce livre dans des conditions parfois difficiles. J’ai été obligé de me cacher.
J’ai été forcé de changer de domicile pour échapper aux agents soviétiques.
J’espère maintenant que tout le monde est convaincu que j’existe bien et que
je ne suis pas cette sorte de minus habens que Les Lettres françaises
voudraient que je sois, elles qui n’ont pas été capables d’écrire un tel article.
J’affirme très solennellement ici que je n’ai aucune relation avec le service
secret des États-Unis, ni avec quelque autre service secret.
Je ne suis pas venu ici pour défendre la démocratie américaine. Elle est
assez forte pour le faire elle-même. Mais je tiens à rester loyal envers le
gouvernement et le peuple américains parce qu’ils m’ont sauvé la vie, parce
qu’ils m’ont offert l’hospitalité, et m’ont permis d’écrire en pleine liberté
mon livre.
Quand je suis arrivé aux États-Unis venant de l’Union soviétique, je
croyais me trouver sur une autre planète car j’y avais trouvé la liberté de
l’homme, celle même que je retrouve ici en France.
Pour le Kremlin et pour ses agents en France, en Italie et ailleurs, les
États-Unis se réduisent à Wall Street, pour moi, les États-Unis c’est un peuple
de 140 millions d’habitants parmi lesquels je compte quelques amis et parmi
lesquels la France compte beaucoup d’amis. Eh bien, néanmoins, j’ai choisi
ma liberté même envers l’hospitalité qui m’avait été offerte par ces
Américains.
Je dois, en effet, garder mon indépendance afin que l’on croie à mon
témoignage et à mon activité. J’ai payé trop cher cette indépendance pour la
perdre maintenant dans l’intérêt de quelqu’un, de qui que ce soit.
Lorsque j’ai quitté la commission d’achat soviétique aux États-Unis, en
1944, aussitôt, j’ai été déclaré traître. Il est vrai que je me trouve en bonne
compagnie, car tous ceux qui s’opposent au Kremlin : les Blum, les Bevin,
les Attlee, les Truman et les autres ! Et seuls, les Staline, les Thorez, les
Togliatti sont des gens honnêtes. Ne vaudrait-il pas mieux inverser la chose ?
Les Soviets ont commencé par affirmer que j’étais déserteur et ont exigé
que je sois livré par les États-Unis afin que je sois fusillé en tant que
déserteur. Pourtant, je n’étais pas mobilisé, je demeurais dans un pays qui
faisait la guerre au fascisme, qui envoyait des armes et toute espèce de
matériel de guerre à l’Union soviétique, pays dans lequel j’avais été envoyé
par le mien propre. Et ceux qui se souviennent des relations entre ces deux
pays au printemps de 1944 devront facilement reconnaître que si
véritablement j’avais été un déserteur, un fasciste, un hitlérien, comme
m’appellent mes ennemis, j’aurais été livré.
Si vous prenez le New York Times du 4 avril 1944, vous y verrez que j’ai
refusé de répondre à des questions ayant un caractère militaire, intéressant la
défense nationale, afin précisément de ne pas gêner l’effort de guerre des
peuples qui combattaient le fascisme.
Bien entendu, je ne confonds pas la Russie et le peuple russe avec le
régime soviétique. Les Staline et les Molotov viennent et puis ils passent,
tandis que la Russie reste éternelle. Je milite contre le soviétisme, pas contre
la Russie. Je suis opposé au communisme, mais non pas aux peuples de
l’Union soviétique, aux Russes, Ukrainiens, aux Biélorussiens, à tous les
autres, et tous ceux qui ont lu avec honnêteté mon livre devront le
reconnaître.
Lorsque M. Thorez a abandonné son régiment pour aller se réfugier sous
l’aile protectrice du Politburo au Kremlin, alors que l’Union soviétique avait
un traité avec l’Allemagne hitlérienne, c’est un héros et il se prétend être le
chef du peuple français. Tandis que moi, quand je reste chez un allié qui a
combattu le fascisme et qui avait un traité avec la France pour le combattre,
je suis un traître !
e
M JOË NORDMANN. — M. Kravchenko est un plaideur étranger qui a
audience devant un tribunal français. Il n’est pas admissible qu’il mette en
cause l’ancien vice-président de la République.
e
M IZARD. — Monsieur le Président, l’ancien vice-président du
gouvernement de la République est un chef de parti. Ce sont ses camarades
qui plaident aujourd’hui contre nous et je ferais observer que le temps n’est
plus où M. Thorez se promenait avec des commandants de gendarmerie à ses
côtés.
e
M JOË NORDMANN. — M. Kravchenko est un plaideur étranger, je lui
demande de respecter les hommes d’État français.
e
M IZARD. — M. Thorez n’est plus homme d’État, il est homme
politique.
M. KRAVCHENKO. — Lorsque Staline a signé son pacte avec Hitler et
lorsqu’il a envoyé à Hitler des matières premières : du pain, du pétrole,
lorsqu’il facilitait la guerre qu’Hitler menait contre la France, Staline était
soutenu par les communistes français. Pourquoi ? Parce que ces derniers sont
les agents de Staline et non pas les serviteurs du peuple français.
Résidant aux États-Unis et disant la vérité, l’on me déclare traître. Ce
n’est pas tout. Après que des journaux allemands eurent utilisé une partie
d’une déclaration que j’avais faite en en déformant le sens et en extrayant
certains passages du contexte, les communistes m’ont également déclaré
traître. Mais ils ont tu le fait que la presse allemande chantait les louanges de
Staline lorsque l’alliance entre le soviétisme et l’hitlérisme était une question
de goût et alors que le nazisme faisait la guerre à la France.
Dans mon livre, j’ai dit la vérité sur la vie du peuple soviétique et sur les
activités du gouvernement soviétique. Je sais que l’on m’a accusé d’exagérer.
Mais souvenez-vous des renseignements qui nous parvenaient sur les camps
de concentration allemands et est-ce que l’on ne jugeait pas à l’époque que
ces renseignements étaient exagérés ? L’on ne s’est convaincu de la vérité
que lorsqu’on a pu voir les faits tels qu’ils étaient. Vous entendrez des
témoins. Vous verrez mes données, mes documents, et après cela, vous
jugerez et vous pourrez alors établir qui de nous a raison et qui est le
coupable : de moi, de mon livre, ou de ceux qui m’accusent actuellement, Les
Lettres françaises, les agents du Kremlin et les dirigeants du Kremlin eux-
mêmes.
Mes témoins sont des citoyens soviétiques qui n’ont plus ni patrie ni
nationalité. Ils ont été emmenés en Allemagne, aux travaux forcés, et tout ce
qui constituait leur vie est resté derrière eux dans leur patrie, et, pourtant, à la
fin de la guerre, ces gens ont préféré la faim, le froid, et l’incertitude, le
manque de nationalité et de patrie au retour dans un État policier.
Il y en a parmi eux qui sont des ouvriers, d’autres sont des paysans. Il y a
des intellectuels. Il y a des Russes, des Ukrainiens, des Biélorussiens. Ils sont
différents par l’âge, par les origines, mais tous ont quelque chose
d’identique : c’est leur sort commun, c’est leur expérience commune et les
mêmes souffrances sous la dictature soviétique.
Certains d’entre eux m’ont connu pendant plusieurs années. Certains ont
travaillé avec moi, d’autres ont encore des parents ou des proches en Union
soviétique, des gens qui, par conséquent, pourront être la victime de dures
répressions, et néanmoins ces gens-là se sont présentés ici afin de prouver
que tout ce que j’ai dit dans mon livre sur la vie du peuple soviétique et sur
l’activité du gouvernement soviétique est la vérité.
Ces témoins vous diront comment l’on vit en Union soviétique et
pourquoi exactement ils n’ont plus voulu être les parias d’un État policier. Ils
vous diront leur foi dans la liberté, dans la justice, et ils vous diront l’amour
qu’ils ont pour leur pays.
J’en viens à un autre point. Je voudrais réfuter le mensonge qui voudrait
que je sois financé par quelque service secret américain. Où en sont les
preuves ?
Pourquoi me calomnier de la sorte ? Tout le monde sait parfaitement que
je paie de ma propre poche, que je couvre moi-même le déplacement de mes
témoins et leur existence ici pendant la durée du procès.
Je vous demande simplement de bien vouloir vérifier les faits, et cela est
extrêmement facile étant donné, par exemple, que mon éditeur français est ici
même.
Au moment de ma rupture avec l’Union soviétique, je ne pouvais
absolument pas prévoir tout le succès qu’aurait mon livre. Je ne
pouvais savoir qu’il serait édité dans vingt-deux pays et qu’il aurait une
influence politique considérable sur de vastes masses.
Je ne savais pas non plus que j’aurais à me rendre à un tel procès, et je ne
pouvais pas prévoir que mes droits d’auteur seraient suffisants pour me
consacrer entièrement à cette lutte que je veux mener pour le bien de ma
patrie et du peuple russe.
Par contre, les témoins cités par Les Lettres françaises qui viennent
d’Union soviétique ne représentent aucunement le peuple soviétique.
Parmi eux, onze sont des membres militants du parti communiste. Ils
représentent l’élite du régime, soit, mais non pas le peuple soviétique. Dix
d’entre eux vivent à Moscou même, évidemment dans les meilleures
conditions possible, mais pas un d’entre eux n’est ouvrier ou paysan et aucun
d’entre eux ne s’est trouvé sur le front.
La décision d’envoyer ce choix, ce tri bien fait de témoins en France a été
prise par le Politburo et non pas par vous, Messieurs les Communistes
français.
Au début, mes adversaires déclaraient que ces témoins ne pourraient pas
venir car j’avais versé trop tard l’argent nécessaire. Or, je l’avais fait dix-sept
jours avant l’ouverture du procès.
Néanmoins, bien que l’argent eût été là le 7 janvier, les communistes, qui
sont mes adversaires, ont gardé le silence pendant une semaine entière et
aucune démarche pour l’obtention des visas ne fut faite durant cette période.
Pourquoi ? Parce que, durant cette période, le Kremlin était en train de
décider. De toute façon, cette décision n’a pas été prise par Les Lettres
françaises qui attendaient simplement les ordres de leurs maîtres du Kremlin.
Je crois qu’il est extrêmement facile de prouver cela. En effet, d’où est-ce
que M. Morgan ou M. Wurmser connaissent les gens qui vont venir d’Union
soviétique ?
Dans mon livre, je ne les ai pas nommés, je n’ai pas donné leur adresse,
ni celle de leur bureau ni celle de leur domicile.
Par conséquent, d’où les connaissent-ils et qui est-ce qui a décidé de les
faire venir en France ?
Je crois que le cas est tellement clair qu’il faut être outrecuidant pour
tromper ainsi le public.
Quel prix auront à payer ces témoins qui viendront d’Union soviétique ?
Est-ce que leur témoignage pourra être objectif ?
Non, et voici pourquoi. Ils sont tous membres du parti communiste. Ils
ont tous des femmes, des enfants, des parents, des relations, des proches qui
restent en Union soviétique, et ils ont l’obligation en venant ici de me salir,
de me compromettre en indiquant que la vie du peuple soviétique est
excellente, qu’elle est agréable, et qu’ils se trouvent ici comme les
représentants du gouvernement le plus démocratique du monde.
Mais, cependant, toutes ces personnes savent parfaitement, comme le
savent les dirigeants du Kremlin et leurs agents en France et ailleurs, quelle
est la réalité soviétique, que la réalité soviétique est une réalité d’oppression,
qu’elle équivaut à la suppression de toute espèce de liberté, sinon celle de la
louange, forcée encore, adressée aux dirigeants du Kremlin.
Ils savent quels sont les véritables maîtres du sort du peuple russe. Ils
savent qu’il n’y a aucune démocratie en Union soviétique et aucun
socialisme. Ils savent enfin que la réalité soviétique est un socialisme de
geôliers, d’oppresseurs et de tyrans qui s’appliquent à faire souffrir le peuple
russe.
C’est là le socialisme des ennemis de la classe ouvrière de tous les pays.
C’est le socialisme des ennemis de la liberté. Or, Messieurs, sans démocratie,
il n’y a rien que de la barbarie.
Jamais je ne renoncerai à la lutte que j’ai entreprise pour libérer le peuple
russe de la dictature soviétique. J’ai pris sur moi cette tâche volontairement,
et je m’efforcerai de déclarer au monde de quoi il s’agit, quelle est la vérité.
Je veux prévenir le monde du très grave danger qu’il court et, dans ce but,
je serai prêt à sacrifier ma vie même.
La France et le peuple de France doivent savoir ce que c’est, en pratique,
que le communisme soviétique.
Je ne cherche pas du tout à éviter la lutte. Au contraire, je cherche la lutte.
C’est là ma vie même, mais je veux que ce soit une lutte d’idées et de faits et
non pas de mensonges et de provocations. Je poursuivrai la calomnie par tous
les moyens moraux qui sont à ma disposition.
J’ai foi en la justice et en la liberté de la France. Lorsqu’il s’agit de
poursuivre le mensonge et la calomnie.
L’attention du monde entier se porte sur ce procès, l’attention aussi bien
des amis que des ennemis de la liberté, de l’équité et de la justice.
Ce sera à vous de décider où se trouvent les forces du mal et où se
trouvent celles de la vérité.
M. BOROWSKY (traducteur). — Monsieur le Président, permettez-moi
de relever quelques omissions et quelques inexactitudes de la traduction.
Le traducteur, notamment en parlant de l’utilisation par les journaux
allemands…, a sauté cette phrase : « Les journaux allemands n’ont retenu que
ce qui leur était favorable. » Le traducteur a dit : « … ont déformé des
parties… » Il y avait également le mot « déformé » mais il y avait aussi le
membre de phrase « ont retenu ce qui leur était favorable ».
e
M IZARD. — Le texte est écrit et en fera foi.
M. BOROWSKY (traducteur). — Le traducteur a dit : « l’activité
antisoviétique, c’est le but même de ma vie », mais je crois que
M. Kravchenko avait dit : « … c’est le but de toute ma vie ».
Ensuite, systématiquement, le traducteur a dit : « Mon livre a quelque
influence, mon livre a quelque succès », alors que M. Kravchenko a dit
systématiquement : « … a une influence énorme, un succès sans précédent ».
D’autre part, au début, le traducteur a dit : « Ce n’est pas moi, au fond,
qui ai pris cette décision », alors que le mot textuel était « … » [en russe],
c’est-à-dire : « Cette décision n’a pas été prise par moi personnellement… »,
à savoir de quitter l’Union soviétique.
Le PRÉSIDENT. — Ce sont les seules erreurs ?
M. BOROWSKY. — Oui, sauf des erreurs secondaires. Par exemple,
M. Kravchenko n’a pas su prononcer convenablement les mots « le rideau de
fer », il s’est alors embrouillé dans son texte, et alors le traducteur l’a sauté.
Le PRÉSIDENT. — Comment a-t-il dit ?
M. BOROWSKY. — M. Kravchenko a dit : « … » [en russe] alors qu’il
fallait dire « … ».
Le fait est que le traducteur n’a pas bien compris de quoi il s’agissait.
Le PRÉSIDENT. — Vous reconnaissez que vous avez commis ces trois
ou quatre petites erreurs ?
M. ANDRONIKOF (traducteur). — Si on fait le procès de ma traduction,
je pourrais vous citer d’autres erreurs que j’ai pu faire, car on en fait toujours
dans les interprétations, mais je crois pouvoir affirmer que je n’ai fait aucune
erreur de substance, de fond.
Le PRÉSIDENT. — Vous êtes bien d’accord ?
Monsieur Morgan, avez-vous quelque déclaration à faire ?
M. MORGAN. — Oui, et je vous demanderai la permission de la lire, car
je suis écrivain et j’ai quelque difficulté à m’exprimer sans mon texte.

Messieurs, ce n’est pas moi qui devrais être appelé à ce tribunal et


poursuivi par Kravchenko, c’est mon ami Jacques Decour qui fonda Les
Lettres françaises, qui devrait en être toujours le directeur et dont nous
poursuivons l’œuvre ; mais, Jacques Decour ayant été fusillé, c’est moi
qui dirige Les Lettres françaises depuis 1942, et c’est moi qui ai pris la
décision de publier l’article de M. Sim Thomas dont l’assignation que
vous avez lue, Monsieur le Président, ne contient d’ailleurs qu’un court
extrait.
Pourquoi je l’ai publié ? Parce que j’ai toute confiance dans les
renseignements que m’apporte notre correspondant aux États-Unis, parce
que son article confirmait ma réaction au livre de Kravchenko, parce que
d’autres faits ont corroboré l’article que nous donna Sim Thomas et, le
procès engagé, ces renseignements se trouvent confirmés, précisés, et nos
témoins apporteront la preuve que ce que nous avons déclaré est vrai.
Enfin j’ai publié l’article de Sim Thomas parce que je suis resté fidèle
à notre idéal de la Résistance qui est de défendre notre pays contre tous
ses ennemis.
Si je n’ai pas consenti à donner au tribunal le nom véritable de Sim
e
Thomas, c’est, ainsi que l’a déjà déclaré M Nordmann au cours d’une
précédente audience, pour ne pas exposer Sim Thomas à des représailles
qu’illustrent suffisamment le procès d’opinions actuellement en cours aux
États-Unis, et les procès qui sont faits à tant d’intellectuels coupables
d’activités non pas anti-américaines, mais simplement antifascistes.
Mais, bien entendu, comme je l’ai toujours affirmé, je prends l’entière
responsabilité de l’article de Sim Thomas.
Et, puisque Les Lettres françaises sont poursuivies par Kravchenko,
je tiens à vous dire ce qu’ont été et ce que sont Les Lettres françaises.
Leur fondateur, mon ami Jacques Decour, écrivain, professeur agrégé
d’allemand, fut un résistant de la première heure. C’était un homme d’un
courage inflexible qui ne transigeait jamais avec sa conscience.
Il créa dans l’automne 1940 avec Georges Politzer et Jacques
Solomon L’Université libre, le journal clandestin de l’Université de Paris
qui parut régulièrement pendant toute l’Occupation malgré la Gestapo et
malgré la Milice. Il publia avec eux également le premier numéro de La
Pensée libre au printemps 1941 et, lorsque fut constitué, en mai 1941, le
Front national pour la libération et l’indépendance de la France, Jacques
Decour prit l’initiative de former dans le même esprit un groupement
d’écrivains patriotes dont un nouveau journal clandestin, Les Lettres
françaises, devait être le moyen d’expression.
Le groupe fut rapidement constitué. Il fut l’embryon de ce Comité
national des écrivains que chacun connaît aujourd’hui, dont l’autorité
morale s’est maintenue intacte, qui rassemble des écrivains venus de tous
les points de l’horizon français et dont la vitalité s’est particulièrement
manifestée lors de sa fête du Livre de l’automne dernier consacrée par la
présence de M. le président de la République.
Jacques Decour fut arrêté avant de pouvoir faire paraître le premier
numéro des Lettres françaises. Il tomba avec Politzer et Solomon sous le
feu de pelotons hitlériens. Jusqu’au bout il resta méprisant devant ses
bourreaux. Il a sacrifié sa vie à la France.
Il a écrit à ses parents le jour de son exécution : « Vous savez bien
que je n’ai commis aucun crime. J’ai su faire mon devoir de Français. »
La seule manière valable d’honorer la mémoire d’un tel homme était
pour ses compagnons de combat de continuer son œuvre et de la mener à
bien. C’est ce que nous nous sommes efforcés de faire.
Les Lettres françaises parurent le 20 septembre 1942 pour
l’anniversaire de Valmy. Elles publièrent vingt numéros clandestins dont
les premiers étaient tirés à la ronéo et diffusés à 1 500 exemplaires, puis
elles furent imprimées sur quatre et huit pages et diffusées à
12 000 exemplaires. Le numéro spécial sur Oradour dont Georges
Duhamel nous avait fourni les textes fut diffusé à 20 000 exemplaires.
Si je reviens sur ce passé, c’est que le passé est inséparable du
présent, c’est qu’il n’y a pas de solution de continuité dans la vie et le
développement des Lettres françaises qui sont demeurées pour nous le
journal de Jacques Decour.
Les Lettres françaises clandestines groupaient autour d’elles un
nombre considérable d’écrivains de tendances très diverses, des
catholiques aux communistes, qui s’étaient unis, oubliant leurs querelles
d’autrefois pour défendre la pensée française et l’indépendance française
également menacées.
Notre journal n’a cessé d’attaquer les collaborateurs de l’ennemi, de
répondre à leurs arguments par des arguments français. Il a publié les plus
beaux poèmes de la Résistance au fur et à mesure que leurs auteurs les
écrivaient. Il a sans cesse appelé les intellectuels à s’unir, à se lever, à
combattre. Il a accompli une besogne française.
Je me permettrai de remettre au tribunal cet album qui reproduit les
numéros clandestins des Lettres françaises avec les noms des auteurs de
chaque article. Il témoignera que ce que j’ai dit est vrai.
Au lendemain de la Libération, Les Lettres françaises devinrent
l’hebdomadaire que vous connaissez. Elles continuent à grouper des
écrivains, des artistes, des hommes de science des tendances les plus
diverses, d’Aragon à Jean-Jacques Bernard, de Julien Benda à Vercors,
de Martin-Chauffier à Francis Carco, d’Éluard à Julien Cain, de Jean
Cassou à Gustave Cohen, d’Elsa Triolet à Raymond Queneau, d’André
Chamson à Armand Salacrou, de Pierre Bost à Albert Bayet, de Claude-
André Puget à Léon Moussinac, de Claude Aveline à Alexandre Arnoux,
d’Yves Farge à Henry Malherbe, de Paul-Boncour à Pierre-Aimé
Touchard, de Charles Vildrac à Tristan Tzara, d’Emmanuel Roblès à Jean
e
Marcenac, de René Jouglet à Guillevic, d’André Wurmser à M Maurice
Garçon. Et la liste complète en serait longue.
Les Lettres françaises sont aujourd’hui le seul hebdomadaire culturel
où peut se poursuivre ce dialogue si nécessaire entre les intellectuels
honnêtes appartenant à toutes les nuances de l’opinion démocratique,
mais d’accord et unis sur ces points essentiels : la défense de la culture, la
défense de l’indépendance nationale et la défense de la paix.
Quant aux hommes qui assumèrent ou qui assument avec moi la
charge de ce journal, ils appartinrent, eux aussi, à la Résistance.
Le rédacteur en chef des Lettres françaises au moment où parut
l’article de Sim Thomas était mon ami Loïs Masson qui joua dans la
résistance intellectuelle un rôle important.
Le rédacteur en chef qui partage aujourd’hui avec moi la charge du
journal et qui était en fonction quand parut l’article d’André Wurmser,
Pierre Daix, a été dès juillet 1940 l’un des animateurs de la résistance
estudiantine, un des organisateurs des premiers groupes armés sous la
direction de celui qui allait devenir le colonel Fabien, puis, arrêté et
déporté, il joua un rôle considérable dans la Résistance à l’intérieur des
prisons et au camp de Mauthausen où il organisa la résistance
internationale avec le concours de déportés soviétiques, au temps même
où M. Kravchenko, lui, abandonnait son poste, se tournait par sa
déclaration publique contre son pays en guerre et alimentait, comme il l’a
reconnu lui-même, la propagande hitlérienne.
Hebdomadaire littéraire, Les Lettres françaises défendent la propreté
littéraire. Elles combattent cette littérature de veulerie, de désespoir, de
dégradation humaine qui démoralise le public français. Elles défendent la
pensée française contre l’invasion massive de ces publications
américaines qui, comme le Reader’s Digest, Confidences, la plupart des
journaux d’enfants et presque tous les magazines de cinéma pratiquent
chez nous un « dumping » éhonté, ruinent les revues françaises et
répandent par millions d’exemplaires, au moyen d’une publicité
colossale, une propagande beaucoup plus habile que ne l’était la grossière
propagande d’Hitler dont elle n’est pas sans reprendre bien des thèmes.
Les Lettres françaises se font un devoir, en liaison avec le Comité
national des écrivains, de défendre le livre français contre les traductions
des innombrables et médiocres romans étrangers qui gaspillent le papier
dont manquent nos écrivains et contre les élucubrations grand-
guignolesques et mensongères signées de noms sans honneur, diffusées
en France par l’étranger avec des moyens financiers incomparables
comme les livres de Valtin, cet agent de la Gestapo et de Kravchenko.
Des Valtin et des Kravchenko, nous en avons déjà connu avant guerre. Ce
sont eux qui ont rendu possibles Munich et le désastre de 1940. Leur but
est, encore aujourd’hui, de diviser les Français et de les précipiter dans ce
nouveau désastre que serait une troisième guerre mondiale.
Nous, les hommes de la Résistance, les continuateurs de Jacques
Decour, nous nous opposerons inlassablement à ces manœuvres de l’anti-
France.
Nous avons dit la vérité sur Kravchenko parce que la défense de la
France exige que Kravchenko et ses semblables soient impitoyablement
démasqués.
Nous avons dit ce qui est vrai et nos témoins prouveront que c’est
vrai. Rien ne pourra jamais nous empêcher de crier la vérité, comme nous
l’avons fait sans répit durant l’occupation allemande.
L’indépendance française, la pensée française sont aujourd’hui
menacées autant qu’elles l’ont été hier. Nous poursuivons le combat
engagé par Jacques Decour et, comme lui, animés par son exemple, nous
saurons, en toute circonstance, accomplir notre devoir de Français par la
rigueur de notre pensée, la continuité de notre action, la probité de ceux
qui travaillent à faire ce journal. Par notre passé comme par notre présent,
nous avons acquis le droit d’appeler un chat un chat et Kravchenko un
traître.

[…]

M. WURMSER. — Je dois des explications au tribunal sur l’article qui


me vaut d’occuper aujourd’hui cette place.
Parmi les pénibles obligations du métier de journaliste, il n’en est pas de
plus pénibles que celle qui nous contraint à lire tous les ouvrages qui, pour
une raison ou pour une autre, ont obtenu quelque retentissement. C’est ainsi
que je dus lire la traduction française de I Chose Freedom dont la partie civile
est le signataire et que j’estime quant à moi – je tiens à le dire après l’article
des Lettres françaises – aussi déshonorant d’avoir écrit et signé que de l’avoir
signé sans l’avoir écrit.
Du moment que j’avais lu ce roman, il était de mon devoir d’y répondre.
C’était mon devoir de journaliste, c’était mon devoir de Français, c’était mon
devoir d’homme et c’était mon devoir envers mes compagnons de la
Résistance.
C’était mon devoir de journaliste, car notre métier serait bien méprisable
si son premier devoir n’était pas de dénoncer le mensonge en toutes
circonstances et de rétablir la vérité de toutes nos forces. Or, ce roman était,
de toute évidence, une imposture. Il fourmille de tant d’invraisemblances, de
contradictions, de mensonges flagrants, d’absurdités psychologiques que je
e
serais tenté, Messieurs, de m’écrier comme M Pinard requérant contre
Madame Bovary : « Que faire en cette situation, Messieurs les Jurés ? Lire
tout le roman ? C’est impossible. »
Aussi bien, que le tribunal se rassure, nous ne le lirons pas tout entier,
cela ne sera pas nécessaire pour démontrer qu’il n’est pas l’œuvre de son
signataire, et qu’il n’est pas un témoignage mais un feuilleton
mélodramatique auquel rien ne manque de ce qui est exigé par les règles du
genre, et surtout pas le traître. Quelques citations suffiront et quelques
confrontations avec ces témoins dont le signataire du livre nous a déjà montré
qu’il était suffisamment effrayé d’avoir à les rencontrer pour tenter de les
discréditer par avance.
Je ne veux pour l’instant souligner au tribunal à ce propos qu’un fait : la
sagesse populaire dit : « Qui veut trop prouver ne prouve rien. » La traduction
en français de ce roman paru en américain est précédée d’une préface où le
traducteur s’extasie sur les scrupules de l’honorable M. Kravchenko qui, afin
de mieux s’assurer par lui-même que sa pensée, elle, n’avait pas été trahie, fit
retraduire en russe la traduction anglaise.
Que de précautions comiques ! Eh quoi, après trois ans passés en
Amérique, après que le personnage qui dit « je » dans son roman a affirmé,
page 472 de l’édition américaine, qu’il a découvert des livres intéressants
d’auteurs américains, le plaignant n’est pas capable de lire en anglais son
propre ouvrage et il lui faut risquer les doubles erreurs d’une traduction aller
et retour d’un livre de 638 pages ?
Je ferai observer loyalement au tribunal qu’il se peut pourtant qu’il y ait
quelque chose de vrai dans cette affirmation.
On nous a communiqué quelques pages du prétendu manuscrit du
signataire. L’original du livre n’est évidemment pas de Kravchenko, mais
puisque l’ouvrage américain a été traduit en russe, nous n’élevons aucune
prétention quant à la paternité de cette traduction. Il se peut que
M. Kravchenko ait traduit en russe l’ouvrage américain. J’aurai du reste
l’occasion, si le tribunal me le permet, de poser quelques questions au
plaignant.
C’était aussi mon devoir de Français.
e
Je venais de lire, Messieurs, la 375 édition d’un roman bien connu qui
n’a cessé d’être réédité pendant plus de trente et un ans et qui n’a d’autre
originalité que d’être une édition considérablement revue et augmentée –
augmentée surtout. Mais, comme je l’ai écrit dans l’article des Lettres
françaises qui me vaut l’honneur d’être ici aujourd’hui, est-il très
vraisemblable que trente et un ans après la naissance d’un régime nouveau,
alors que des dizaines de milliers de Français se sont rendus en Union
soviétique, alors que l’histoire nous a apporté tant d’informations et de
renseignements sur le régime soviétique, tout à coup quelqu’un paraisse dans
le monde qui dise : « Vous ne savez rien ; heureusement, je suis là », et qu’il
vienne dire : « Je ne vous l’apprends pas à vous seulement, je l’apprends au
monde entier. »
À vrai dire, les premiers extraits du livre signé Kravchenko ont paru le
8 novembre 1917 dans la presse de toutes les nations.
Je m’étais amusé à relever, en 1937, tout ce que Le Matin, de fâcheuse
mémoire pour ceux qui ont repris sa besogne surtout, tout ce que Le Matin
avait pu dire du régime soviétique pendant ces vingt premières années.
Je me souviens d’Olga Korogof (?). Je suis même certainement,
Messieurs, le seul à me souvenir d’elle. C’était une danseuse qui avait séduit
Lénine et qui dansait devant lui alors qu’étendu sur un lit de brocart, Lénine,
successeur de Pierre le Grand, regardait une maîtresse si impressionnante
qu’on l’appelait, disait Le Matin, officiellement Mme le Commissaire.
Je me souviens, Messieurs, d’un cheval de course dont parla Le Matin.
Les bolcheviks, dans leur rage égalitaire, avaient arrêté à Kiev un cheval de
course coupable – je cite textuellement – « d’avoir gagné plusieurs courses et
l’avaient passé par les armes ».
Je me souviens des villages à la Potemkine que quiconque revenant de
l’Union soviétique était censé avoir visités. Je me souviens du bluff des plans
quinquennaux. Je me souviens des tanks en papier mâché dont étaient armées
les armées soviétiques. Je me souviens que l’Armée rouge a été décapitée et
vouée à la défaite. Je me souviens de tout ce que l’histoire a démenti et même
qu’il y a peu de temps L’Intransigeant imprimait que les Russes essayaient
de déferler une fois de plus sur la Belgique et sur la France. Je laisse au
tribunal, qui a peut-être meilleure mémoire que moi, le soin de retrouver la
date exacte du dernier déferlement des armées russes sur la Belgique.
Maintenant, l’un des thèmes les plus fréquemment employés par
l’antisoviétisme, c’est celui de la liberté, c’est-à-dire que tout citoyen
soviétique est prisonnier de son voisin sur l’air de : « Je te tiens, tu me tiens
par la barbichette. »
Cela rappelle, Messieurs, l’un des meilleurs romans de l’écrivain
catholique anglais Chesterton, c’est Le Nommé Jeudi. Dans Le Nommé Jeudi,
le grand conseil des anarchistes est, cela se découvre tout au long du roman,
uniquement composé de policiers.
Ainsi voudrait-on nous faire croire que l’Union soviétique est tout entière
peuplée de policiers et cela on tente de nous le faire croire contre vents et
marées et contre l’histoire elle-même depuis un peu plus de trente et un ans.
C’est une grande force pour un régime et une grande preuve, une grande
justification que sa seule durée, surtout lorsque cette durée se place dans les
moments historiques qui comportent les épreuves que nous avons vu subir au
régime soviétique.
Ainsi, le feuilleton signé Kravchenko prend la suite de ceux que
publièrent Le Matin et Gringoire et le nom de M. Kravchenko prend la place,
la place qui lui revient, la place qu’il revendique, après ceux de Doriot, de
Kléber Legay, d’Henri Béraud pour ne citer que des Français.
Or, je suis de ceux qui n’ont pas oublié qui étaient ces hommes et ce
qu’étaient ces feuilles. L’histoire même les a démasqués. Ils étaient des
traîtres. Ils étaient des traîtres à leur patrie et ils étaient des traîtres à la liberté
qu’ils prétendaient avoir choisie.
L’histoire nous fournit cet enseignement que quiconque dit antisoviétique
dit par là même antifrançais.
e
M IZARD. — …
M. WURMSER. — J’aimerais n’être pas interrompu, maître.
e
M IZARD. — Je n’interromps pas, je souligne, cela en valait la peine et
je le montrerai plus tard.
M. WURMSER. — Bien, je vous le commenterai en vous citant les noms
des antisoviétiques, qui ont été antisoviétiques, quand M. Kravchenko a trahi
sa patrie, en France.
e
M IZARD. — Nous parlerons des noms.
M. WURMSER. — Lorsque vous me citerez un homme qui s’est dressé
contre l’Union soviétique, authentiquement, en France, entre 1941 et 1944…
e
M IZARD. — Un certain nombre de vos propres témoins, nous le
verrons ici, y compris M. Bayet et M. Pierre Cot.
M. WURMSER. — Nous en parlerons entre 1941 et 1944.
e
M IZARD. — Ah ! oui, lorsque la Russie a été attaquée.
M. WURMSER. — Je dis que quand la Russie a été attaquée quiconque
attaquait la Russie, prenait parti pour Hitler, et c’était le cas de Kravchenko.
e
M IZARD. — Continuez, vous l’avez cherché, vous l’avez trouvé.
Continuez.
Le PRÉSIDENT. — L’interruption voudra bien s’achever.
M. WURMSER. — Pour moi, je n’ai rien à retirer de ce que j’ai écrit ni
de l’admiration que provoquaient en moi les paroles du président du Comité
français de la libération nationale qui n’a pas la réputation de relever des
mêmes convictions politiques que moi et qui, le 20 janvier 1942, disait :

L’apparition certaine de la Russie au premier rang des vainqueurs de


demain apporte à l’Europe et au monde une garantie d’équilibre dont
aucune puissance au monde n’a autant que la France de bonnes raisons de
se féliciter.
Pour le malheur général, trop souvent, depuis des siècles, l’alliance
franco-russe fut empêchée ou contrecarrée par l’intrigue ou
l’incompréhension. Elle n’en demeure pas moins une nécessité que l’on
voit apparaître à chaque tournant de l’histoire.
Il va de soi que si j’avais prononcé de telles paroles, cela n’aurait eu
aucune valeur puisque la vérité sur l’Union soviétique, tout le monde est
qualifié pour la dire, excepté ceux qui parlent d’elle favorablement. Car si
l’on parle contre l’Union soviétique on parle en toute objectivité et si l’on
parle en faveur de l’Union soviétique et de l’amitié franco-soviétique, alors
on vous ressort une espèce de pastiche de la scène de Molière où Toinette
répond régulièrement : « le poumon ».
Est-ce que des Français combattent l’ennemi les armes à la main ? Le
Kremlin.
Est-ce que nous publions un article dans Les Lettres françaises ? Est-ce
que Georges Duhamel collabore aux Lettres françaises ? Le Kremlin, le
Kremlin, vous dis-je. Et quelle que soit la position que des Français prennent,
s’ils ne prennent pas une position antisoviétique, c’est qu’ils prennent une
position qui a été dictée par l’Union soviétique.
Pour moi, je voudrais souligner quelques faits qui, justement, dans la
déclaration de la partie civile, sont assez remarquables à ce propos.
La caution, vous le savez, Messieurs, a été déposée le 8 janvier, deux
mois après qu’elle aurait dû l’être par M. Kravchenko.
Le PRÉSIDENT. — Ah ! non, c’est encore une erreur.
e
M IZARD. — Merci, Monsieur le Président.
M. WURMSER. — Deux mois après qu’il a su qu’il avait à la verser.
Est-ce exact ?
Le PRÉSIDENT. — Oui.
M. WURMSER. — Je vous remercie à mon tour.
Signification en a été faite aux Lettres françaises, le 10, et c’est le 11 que
les citations ont été délivrées. Dans la nuit du 10 au 11, épouvanté par
l’effroyable personne de M. Kravchenko, le bureau politique du parti
bolchevique russe s’est réuni d’urgence, a téléphoné avec nous et nous a dit,
après une séance de nuit bien remarquable : « Oui, vous pouvez délivrer vos
assignations. »
La décision, a dit M. Kravchenko, de faire venir les témoins, n’a pas été
prise par vous mais par le Politburo.
Monsieur le Président, nous avons tous été appelés, dans notre existence,
à connaître un certain nombre de mégalomanes, mais nos témoins ont été
notifiés dix jours après la citation, il y a un an. Cela veut dire qu’en dix jours
le Politburo a été convoqué d’urgence, le bureau politique du parti
communiste russe s’est consulté et nous a fourni sa réponse.
Voyons, soyons sérieux. Il y a d’une part un très vaste et très grand pays
dont l’expérience est si impressionnante que l’on voit contre lui se liguer tous
ceux qui ont peur de l’avenir.
Est-ce que, réellement, on peut s’imaginer que les dirigeants de cet
immense pays, de la plus forte puissance industrielle de l’Europe, se
réunissent de toute urgence parce que M. Kravchenko fait un procès aux
Lettres françaises ?
Quant à moi, je ne pouvais oublier, lisant Kravchenko, que
l’antisoviétisme a conduit la France à Munich et qu’on revient de Munich en
passant par Sedan et Montoire. Je ne pouvais oublier les quatre années
d’occupation hitlérienne et je ne pouvais non plus oublier Stalingrad. Je ne
suis pas de ceux qui disent : « La fête est passée, adieu le saint. »
Quand le plaignant ose dire devant un tribunal français que l’Union
soviétique a privé de paix tous les autres peuples, nous nous rappelons que
l’Union soviétique a rendu la paix aux peuples asservis et a joué dans la
restitution de leur liberté un rôle inégalé.
Je voudrais encore dire que je me rappelle le temps où nous écoutions les
uns et les autres à la radio les progrès de l’armée soviétique. Il n’y avait pas à
ce moment-là de voix françaises pour s’indigner que nous les écoutions. Au
contraire, quelles que fussent nos opinions politiques, nous nous réjouissions
des victoires de l’Union soviétique.
C’est parce que je connais l’histoire que j’ai écrit dans mon article que
Kravchenko est un ennemi de mon pays. C’était mon devoir de Français.
C’était aussi mon devoir d’homme. Le roman de Kravchenko n’est qu’un
élément de la propagande de guerre que mènent certains. Je ne dis pas que
mène un pays et bien moins encore que mène un peuple, je dis que mènent
certains.
Et de quelle guerre peut-il s’agir ? Il n’en est pas d’autre qui nous menace
qu’une guerre antisoviétique et de cela je ne crains pas d’être démenti.
À la conférence de presse qu’il donna aux journalistes français et aux
cinéastes américains, Kravchenko a dit : « Staline ne veut pas la guerre,
l’URSS n’en a pas besoin. »
Comme quoi la vérité ne sort pas seulement de la bouche de l’innocence.
Mais son livre, lui, dit :

Actuellement, la sécurité mondiale ne dépend pas d’une sage


organisation du monde, mais bien de la libération des masses russes.
On me dira peut-être que c’est aux Russes eux-mêmes et à eux seuls
qu’il appartient de briser leurs chaînes. Ceux qui parlent ainsi se trompent
profondément.

Et, plus loin :

Aussi longtemps qu’un cinquième du globe demeurera soumis à


l’esclavage totalitaire et plongé dans l’obscurantisme, la paix ne pourra
jamais être que chose précaire.

Si l’URSS n’a pas besoin de la guerre, Kravchenko et ceux qui sont


derrière lui en ont besoin. Si le gouvernement soviétique ne veut pas la
guerre, d’autres la souhaitent et avouent qu’ils la souhaitent, et de ceux-là
Kravchenko est le compère.
J’éviterai au tribunal l’abus des citations. Il est probable qu’au cours des
débats un bon nombre de citations seront faites qui corroboreront mes dires.
Je voudrais seulement rappeler que le deuxième livre édité par la maison
d’édition qui se fonda pour lancer Kravchenko ou en lançant Kravchenko est
un ouvrage de M. Bullitt qui avant-hier, si je ne m’abuse, déclarait :
Si les États-Unis fournissent un million de dollars par jour au
gouvernement nationaliste chinois, celui-ci pourra tenir jusqu’à ce que
nous soyons entrés en guerre avec l’URSS.

Est-il nécessaire, à des Français dont la génération a connu deux guerres,


de dire quelle atroce chose serait une troisième guerre mondiale ? Je ne le
crois pas, Messieurs. Que le devoir de l’homme soit de lutter contre la guerre,
c’est le sentiment profond de tous les Français, et c’est pourquoi j’ai écrit cet
article.
Cet article, je le devais aussi à mes compagnons de la Résistance. Je
rappelle, aussi désagréable que ce puisse être à la partie civile, que
M. Kravchenko s’est sauvé – l’expression est sortie de sa bouche – parce
qu’il n’en pouvait plus – l’expression est également sortie de sa bouche – le
3 avril 1944, après sept mois passés à l’ambassade soviétique de Washington
et qu’il a alors donné une interview au New York Times. Coïncidence
curieuse, au cours de l’été 1918, le New York Times publiait un article dans
lequel il était dit : « Les bolcheviks sont nos ennemis les plus malfaisants. »
Je me permets de rappeler au tribunal qu’en l’été 1918 les États-Unis
étaient en guerre avec l’Allemagne et non pas avec la Russie.
De son côté, M. Kravchenko, dans son interview donnée le 4 avril 1944,
disait :

Dans les territoires nettoyés des envahisseurs nazis, le gouvernement


soviétique est en train de rétablir son régime politique d’illégalité et de
violences.

Et chacun sait que le régime qui était remplacé par le régime soviétique
d’illégalité et de violences était un régime de légalité et de douceur, c’était le
régime que les nazis avaient imposé à la Russie occupée.
Je pense bien que ce fut une aubaine pour la propagande nazie que la
déclaration de Kravchenko au New York Times. Aussi n’a-t-elle pas omis de
s’en servir.
Nous avons lu, et le tribunal a dans notre dossier, la Pariser Zeitung, le
Voelkischer Beobachter, sans parler des Nouveaux Temps et de toute la
presse collaborationniste, sans parler de la radio. Oui, sans doute,
Kravchenko dit que les Allemands se sont servis de ces textes en ne prenant
que ce qui leur était favorable. C’est possible. Je n’ai, quant à moi, et je ne
dirai pas que c’est à mon honneur parce que c’est vraiment la moindre des
choses, pas écrit une ligne dans la presse clandestine qui puisse être utilisée
par les Allemands. Je n’ai pas, ni Claude Morgan, ni aucun de nous, ai-je
besoin de le dire, écrit une phrase dont aient pu se servir les ennemis de mon
pays soit pour diviser les Français, soit pour diviser les Alliés.
Et que pouvait souhaiter de mieux Goebbels qu’une déclaration faite, non
pas certes dans un pays occupé où l’opinion pouvait être considérée à juste
titre comme soumise aux nazis, mais dans un pays libre en guerre avec
l’Allemagne ? Était-il meilleure propagande à choisir par les partisans des
nazis et par les nazis eux-mêmes que celle dont Kravchenko leur donnait
l’occasion ?
Avais-je tort de dire : ennemi de mon pays, imaginant que la position
prise par Kravchenko et les arguments qu’il développait alors aient eu sur le
gouvernement du président Roosevelt une influence beaucoup plus grande
qu’elle n’a eue ? Les armées américaines n’ont débarqué que plusieurs mois
plus tard en France. Si l’on imagine qu’épouvanté par les révélations que
faisait un personnage aussi important que Kravchenko le gouvernement
américain eût hésité à maintenir son alliance avec l’Union soviétique, alors
toute la liberté de l’Europe était remise en question et la liberté de la France
en particulier.
Je rends hommage aux soldats américains qui sont morts pour la
libération de la France dans la dernière phase de la guerre, mais je dis que ces
soldats américains sont morts pour la libération de la France malgré
Kravchenko.
Or, en avril 1944, que nous fussions partisans de la liberté ou de la liberté
d’entreprise, nous étions tous d’accord pour nous opposer ensemble – et c’est
l’honneur des Lettres françaises d’avoir réalisé cette unanimité –, pour nous
opposer ensemble à quiconque divisait nos alliés ou divisait les Français.
J’ajouterai, Messieurs, que j’avais une raison supplémentaire, à l’égard de
mes compagnons de la Résistance, d’écrire cet article, et je la trouve dans un
passage du livre que M. le président a lu, du reste, tout à l’heure, mais que je
demande l’autorisation au tribunal de lui faire réentendre :

— Camarade Kravchenko, il t’appartient de justifier la confiance que


le parti met en toi.
— Je m’y efforcerai, camarade Lebedev, fis-je d’un ton humble, mais
convaincu…
— As-tu jamais éprouvé le moindre doute sur la sagesse de la
politique du parti ?
— Jamais, me bornai-je à répondre instantanément, car il n’y avait
aucun intérêt pour moi à préciser ma pensée à moins que je n’y fusse
obligé…
— Camarade Kravchenko, te reste-t-il encore quelque chose de cette
indignation que tu as ressentie naguère ?
— Oh ! non, bien sûr que non ! et je me mis à sourire comme si
j’eusse trouvé extraordinaire qu’on pût me poser semblable question.

C’est ce que le traducteur appelle une valeur morale incontestable.


Quand je pense à tous ceux de mes camarades à qui il aurait suffi d’une
faiblesse pour échapper au supplice et à la mort, que c’est à leur ombre,
Messieurs, que l’un des interlocuteurs de ce prétendu dialogue et qui s’en
vante, c’est à leur ombre qu’il posait tout à l’heure cette question : « Êtes-
vous des patriotes français ? »
Je n’aurais pas été digne d’eux si je n’avais pas relevé comme il
convenait le livre de Kravchenko. Je les ai bien connus et je sais que s’il était
à refaire ils referaient leur chemin.
Chacun lutte pour la liberté de son pays dans la mesure de ses moyens et
selon les circonstances, et s’il était à refaire, Messieurs, je referais mon
article, et je le referais d’autant plus fermement que j’ai été confirmé dans
l’opinion que j’en ai eue par plusieurs faits dont le premier est le
regroupement de la trahison, Kravchenko compris.
Ne lisons-nous pas aujourd’hui des livres où M. Bardèche doute de
l’existence, ou tout au moins des atrocités dont Buchenwald a été le théâtre,
au moment même où nous apprenons par Kravchenko que ces atrocités, si
elles n’ont pas eu lieu à Buchenwald, ont eu lieu en Sibérie. D’ici qu’on nous
apprenne que nos camarades déportés sont morts dans des fours crématoires
du Kouban, il n’y a peut-être pas loin.
Ce regroupement de la trahison, mais nous le voyons dans un fait assez
simple. Je citais tout à l’heure le second livre que l’éditeur, qui naquit en
lançant ou pour lancer Kravchenko, édita. C’était le livre de M. William
Bullitt. Ce ne fut pas le seul, ce n’était que le début d’une très brillante
collection qui comprend un très gros volume à l’éloge du plan Marshall,
Dans la cellule de Pierre Laval, Ainsi fut assassiné Trotsky, livres qui
auraient provoqué une stupéfaction générale s’ils avaient été publiés dans une
autre collection que celle-là, un livre de von Schlabrendorff défendant la
Wehrmacht sous le titre Officier contre Hitler, un livre d’un conseiller
national de Pétain et enfin j’attire l’attention du tribunal sur le dernier livre où
la libération de la France est décrite comme l’œuvre de voyous et la justice
française et les prisons françaises sous les couleurs que le livre de
Kravchenko prête aux prisons et à la justice soviétiques.
Mais ce n’est pas le seul fait qui m’ait confirmé dans mon opinion. C’est
aussi le caractère inusité de ce procès. D’abord par le contraste qu’il offre
entre la nature du plaignant et la qualité des Français qu’il poursuit.
Celui-là n’existe que par son livre. Retirez I Chose Freedom à
Kravchenko. Que reste-t-il ? Un des dix ou douze fonctionnaires soviétiques
qui depuis plus de trente ans ont été envoyés à l’étranger et sont passés à la
cause des ennemis du régime : dix ou douze sur des dizaines de milliers qui,
même à l’heure actuelle, sont fonctionnaires soviétiques à l’étranger et qui
sont tenus de dire, comme disait Kravchenko tout à l’heure, qu’ils entendent
être loyaux envers un gouvernement étranger.
Que resterait-il de Kravchenko et qu’en restera-t-il d’ici quelques mois ?
Ce qui reste de ses prédécesseurs. Quelles que soient sa hâblerie, sa
forfanterie et sa mégalomanie, encore quelques mois et nous n’en parlerons
plus. Nous parlerons d’un autre, du reste.
Par contre, ôtez aux Lettres françaises l’article de Sim Thomas et celui de
mon ami Claude Morgan ; ôtez aux Lettres françaises l’article que je leur ai
donné, il reste encore à cet organe de la Résistance des écrivains français, pas
mal de titres de gloire. Ôtez à Claude Morgan l’article qu’il a consacré à
Kravchenko et il restera encore des romans et des articles qui obtiennent
l’approbation et l’estime de tous les écrivains français. Claude Morgan dont,
parlant des Lettres françaises, Kravchenko disait tout à l’heure qu’il n’était
pas capable, lui, d’écrire un aussi beau livre que le sien.
Et moi, mon Dieu, Monsieur le Président, Messieurs, je ne dirai pas de
bien de moi-même, mais le moins que l’on puisse dire de mes activités, c’est
qu’elles sont multiples et que l’article que j’ai consacré à Kravchenko est peu
de chose, dans l’ensemble de ce que j’ai écrit.
Ainsi, voici le premier caractère inusité de ce procès. C’est un procès fait
par un propagandiste à des écrivains et, plus encore, par une propagande à
des écrivains.
Le second caractère inusité de ce procès, je le vois et vous le verrez
comme moi, dans le contraste qu’il offre entre l’importance du prétexte
juridique dont il s’est servi et le retentissement qu’il a obtenu.
De quoi s’agit-il en principe ? D’un article sévère, très sévère d’un
journaliste sur – je ne vais tout de même pas aller jusqu’à dire un confrère –
Kravchenko. De quoi s’agit-il, dis-je ? D’un article sévère écrit par un
journaliste sur un autre. Eh bien, ouvrez demain la presse, lisez ce que disent
les uns des autres des journalistes français et vous verrez que s’ils devaient
tous vous faire arbitres de leurs différends, le tribunal siégerait sans
interruption du premier janvier à la Saint-Sylvestre.
Je ne vais pas ici – car c’est de mon article que je parle – me faire le
défenseur, de quelque façon que ce soit, de ceux qui, eux, réellement,
diffament dans la presse. Je souligne seulement la disproportion qui existe
entre ce prétexte juridique et ce procès.
Et maintenant, il est vrai que Les Lettres françaises ont publié un article
dans lequel un écrivain ou pseudo-écrivain était accusé de n’avoir pas écrit
son roman.
Mon Dieu, Monsieur le Président, je comprends l’émotion qui peut
s’emparer d’un futur citoyen américain, d’un futur membre du parti
républicain américain, d’un futur réactionnaire américain à l’idée qu’il est
accusé de s’être servi de nègres. Certes, de nègres, Messieurs, songez, de
nègres qui auraient écrit son roman.
Mais enfin, a-t-on gardé mémoire d’un procès littéraire, d’un procès dont
je ne sais s’il faut dire qu’il est de déni de paternité de roman ou de
revendication de paternité de roman, qui ait ameuté tant de cinémas
américains, qui ait groupé dans cette salle un si grand nombre de nos
confrères étrangers que je suis fort heureux d’y voir, qui ait soulevé dans la
presse mondiale de tels échos ?
Je ne me plains pas le moins du monde du retentissement qu’a ce procès.
Au contraire. Il permettra de dégonfler quelques baudruches, mais je souligne
devant le tribunal la disproportion qui existe entre le prétexte juridique de ce
procès et l’exploitation qui veut en être faite.
L’Agence française de presse disait dans une dépêche d’hier : « Depuis le
procès de Pétain, jamais tant de journalistes n’avaient demandé à assister à
une audience. » Un journal de ce matin dit : « Un procès mondial devant une
chambre correctionnelle de Paris. » Et il n’est peut-être pas inutile de
souligner que la déclaration qu’a faite la partie civile donne assez les raisons
du caractère inusité de ce procès. C’est que c’est un procès d’opinion, que la
morale française, la Constitution de la République française et la Déclaration
des droits de l’homme réprouvent le plus expressément. C’est un procès
d’opinion fait devant un tribunal français, à des écrivains français et, à travers
eux, à une fraction importante de l’opinion française, et fait par un
Kravchenko.
C’est un procès politique qu’une propagande étrangère veut utiliser pour
nuire à l’amitié de notre pays et d’une tierce nation.
Et voilà quel est le second caractère inusité de ce procès.
J’ajouterai qu’il ne pouvait pas avoir lieu n’importe quand, n’importe où.
Les poursuites n’auraient pas pu être intentées, Kravchenko n’aurait pas osé,
à Paris, en 1945 ou 1946, et cela parce que la Libération était trop proche, le
souvenir de Stalingrad trop vivant et parce que les manœuvres qui ont tenté,
et malheureusement en partie réussi, à diviser des résistants n’avaient pas
encore atteint leur but.
Au reste, ce procès qui a lieu à Paris, pourquoi n’a-t-il pas lieu à
Washington ? Je me le demande, Messieurs. En Amérique même, future
patrie de M. Kravchenko, un certain nombre de journaux ont dit sur le livre
qu’a signé M. Kravchenko des choses aussi dures que nous-mêmes. Pourquoi
M. Kravchenko n’a-t-il pas fait procès à ces journaux américains ? Pourquoi
fait-il procès à des journalistes français, à Paris ? Parce que nous sommes
sans doute dans des conditions politiques et internationales qui rendent ce
procès nécessaire ou, en tous les cas, utile à la propagande dont j’ai parlé.
Mais je dois rappeler que ce procès aurait pu se tenir dans un tout autre
Paris, devant une tout autre juridiction, en mai 1944. Si Les Lettres françaises
et Le Patriote clandestin ayant stigmatisé l’attitude de Kravchenko
abandonnant son poste un an avant la prise de Berlin, si nous avions écrit ces
choses et si nous avions été arrêtés par la police allemande, la dénonciation
de Kravchenko eût constitué aux yeux d’un tribunal allemand un crime.
Je ne dirai pas : reste à savoir si cela constituera un crime aujourd’hui
devant un tribunal français. Je ne fais pas l’injure au tribunal d’une telle
comparaison. Mais pourquoi à Paris et pourquoi aujourd’hui ? Eh bien, c’est
une chose assez claire : parce que le mouvement des peuples vers le
socialisme et vers l’Union soviétique grandit de jour en jour, parce que les
succès de la construction socialiste contrastent avec les échecs de la libre
entreprise, et aussi et surtout parce que les hommes de bonne volonté de tous
les pays se lèvent pour défendre la paix et que cela contrarie et inquiète
certains intérêts.
C’est là le caractère inusité et scandaleux, cette fois, de ces poursuites
faites par des intérêts étrangers pour intervenir dans la politique intérieure et
dans la politique extérieure de la France. C’est le procès de la liberté
d’entreprise contre la liberté. Soit.
J’ajoute que si j’ai souligné le caractère inusité de ce procès, je n’ai pas
voulu dire, Messieurs, qu’il innovait. Il y a dix ans, dans ce même Palais, la
trahison poursuivait déjà un journaliste libre et le rapprochement est si
saisissant qu’il s’impose. Ce procès, il était fait par un ministre dont le
programme était de mettre les communistes à la raison, comme Kravchenko.
Il agissait de concert avec l’étranger et avait fait d’étranges promesses à un
ambassadeur étranger. Et c’était une attitude toute semblable à celle de
Kravchenko. Il a fui au moment où son pays en guerre allait se libérer. Il a fui
dans un pays étranger, comme Kravchenko. Le plaignant, dans cette affaire,
c’était Georges Bonnet et le journaliste qui était accusé c’était mon cher, mon
grand camarade Lucien Sampaix. L’histoire n’a demandé que quelques mois
pour vérifier que la justice française avait bien jugé en déboutant le ministre
de sa plainte : Georges Bonnet avait trahi, Lucien Sampaix était fusillé par les
Allemands. Mais justement, tout ministre qu’il fût, Georges Bonnet a été
débouté par la justice française des poursuites qu’il avait osé intenter à un
journaliste libre.
J’ai la plus entière confiance que le jugement que vous rendrez,
Messieurs, rééditera contre la trahison et pour la liberté de la France le
jugement qui permit à Sampaix de se battre.
Le PRÉSIDENT. — Maître Nordmann, je crois que vous avez certaines
questions à poser à Kravchenko ? […]
e
M JOË NORDMANN. — J’aurai, certes, des questions à poser à
M. Kravchenko. J’ai demandé qu’il vînt à cette audience, et tout au long du
procès, après l’audition des témoins, je poserai des questions à
M. Kravchenko et je souhaite qu’il y réponde.
Pour ce soir, M. André Wurmser désirerait poser très brièvement un petit
nombre de questions à la partie civile.
Le PRÉSIDENT (à l’interprète). — Alors, voulez-vous dire à
M. Kravchenko que M. Wurmser va lui poser des questions et que
Kravchenko pourra répondre.
M. ANDRÉ WURMSER. — Monsieur le Président, je voudrais tout
d’abord m’excuser. Je ne poserai que quelques petites questions et, beaucoup
connaissent mon esprit paradoxal : ces questions paraîtront très incongrues.
Excusez-m’en par avance. Je n’ai pas le moins du monde l’intention de
plaisanter.
La partie civile veut-elle me dire, toute seule, comment se termine
Maison de poupée ?
INTERPRÈTE TSATSKIN. — Le drame ?
M. ANDRÉ WURMSER. — Je vous en prie ; j’ai dit « Maison de
poupées », ne soufflez pas.
INTERPRÈTE TSATSKIN. — Je n’ai pas compris la question.
M. ANDRÉ WURMSER. — Comment se termine la Maison de poupée.
e
M JOË NORDMANN. — Que M. Kravchenko veuille bien s’avancer à
la barre.
Le PRÉSIDENT. — M. Kravchenko est le plaignant.
e
M G. IZARD. — Le totalitarisme soviétique n’a pas de place ici. Vous
intervenez sans arrêt.
e
M JOË NORDMANN. — Ne soufflez pas à M. Kravchenko.
M. ANDRÉ WURMSER. — C’est trop clair.
e
M G. IZARD. — Nous avons eu une déclaration montmartroise de
M. Wurmser, je veux bien qu’elle continue si le président l’estime nécessaire.
L’interprète Tsatskin [pose la question].
e
M JOË NORDMANN. — Je vous en prie, mes chers confrères, je n’ai
pas interrompu…
Le PRÉSIDENT. — On est en train de poser votre question,
n’interrompez pas.
Voulez-vous, Monsieur, poser la question. Je ne sais pas, monsieur
Wurmser, où vous voulez en venir, mais vous vous expliquerez tout à l’heure.
Il faudrait expliquer, peut-être, à M. Kravchenko, ce qu’est la Maison de
poupée.
M. ANDRÉ WURMSER. — Je vous en prie. J’ai le plus grand intérêt à
ce que la question soit posée telle quelle et je m’expliquerai après la réponse.
Le PRÉSIDENT. — Monsieur Kravchenko veut-il répondre ?
M. KRAVCHENKO. — Je ne vois pas de rapports entre le procès et la
question qui vient de m’être posée.
M. ANDRÉ WURMSER. — Voulez-vous insister. Moi, je vois un
rapport.
Le PRÉSIDENT. — Je crois que personne, en ce moment, ne voit le
rapport.
M. ANDRÉ WURMSER. — Il suffira…
e
M JOË NORDMANN. — Non, non, Monsieur le Président.
M. Kravchenko est entouré de trois personnes.
Le PRÉSIDENT. — Est-ce que M. Kravchenko ne répond pas parce qu’il
ne voit pas de rapport ou est-ce qu’il ne répond pas parce qu’il ne veut pas
répondre ?
M. KRAVCHENKO. — Je ne réponds pas pour la deuxième raison :
c’est-à-dire parce que je ne vois pas de rapports entre le procès et la question
posée.
M. ANDRÉ WURMSER. — Monsieur le Président, est-il
vraisemblable…
Le PRÉSIDENT. — Éclairez votre lanterne.
M. ANDRÉ WURMSER. — … qu’on se refuse à répondre à une
question aussi anodine ?
Le PRÉSIDENT. — Comment voulez-vous que j’intervienne puisque je
ne comprends absolument rien à votre question.
M. ANDRÉ WURMSER. — Si je vous l’expliquais, Monsieur le
Président, je l’expliquerais par là même à Kravchenko, et ce n’est pas mon
intention.
Le PRÉSIDENT. — Que voulez-vous : je ne peux que constater que
M. Kravchenko n’a pas répondu.
e
M G. IZARD. — Il a parfaitement raison. Le tribunal appréciera.
Le PRÉSIDENT. — Posez donc, monsieur Wurmser, une deuxième
question.
M. ANDRÉ WURMSER. — Je voudrais que les conversations privées
s’arrêtassent !
e
M G. IZARD. — Oh ! Oh !
M. ANDRÉ WURMSER. — Mais oui, parce que c’est trop clair.
Alors, je m’explique… Il est question, dans le livre de Kravchenko, de
Maison de poupée. M. Kravchenko prétend être l’auteur de son livre. Qu’il
nous dise donc comment se termine Maison de poupée. C’est clair ; voici le
rapport de ma question avec son livre.
Le PRÉSIDENT (à l’interprète). — Voulez-vous expliquer à
M. Kravchenko que dans son livre il est question de Maison de poupée.
M. KRAVCHENKO. — Je voudrais poser une question, Monsieur le
Président.
Le PRÉSIDENT. — Il répond à la question par une autre question.
M. ANDRÉ WURMSER. — J’aimerais mieux qu’il répondît d’abord à la
mienne.
M. KRAVCHENKO (traduction de M. Andronikof). — C’est la seule
question qu’il veut poser ?
M. ANDRÉ WURMSER. — Non, non, il faut bien répondre à la
première.
INTERPRÈTE TSATSKIN. — « C’est tout ce qu’on peut me poser
comme question ? »
M. ANDRÉ WURMSER. — C’est le procès.
Le PRÉSIDENT. — Je commence à comprendre.
M. ANDRÉ WURMSER. — Merci. Nous avons dit que ce livre était un
roman qui ne pouvait pas avoir M. Kravchenko pour auteur. M. Kravchenko,
dans son livre, parle de Maison de poupée. Comme il a écrit ce livre, il
connaît Maison de poupée ; il pourrait nous en parler.
Le PRÉSIDENT. — Je ne pourrai pas obliger M. Kravchenko à faire une
conférence sur une pièce de théâtre.
M. ANDRÉ WURMSER. — Connaît-il Maison de poupée ? Peut-il nous
en dire quelques mots ?
e
M JOË NORDMANN. — Non, Monsieur le Président, je demande,
encore une fois, que M. Kravchenko vienne à la barre.
e
M G. IZARD. — Mais, il ne parle pas le français.
M. ANDRÉ WURMSER. — Il y a des interprètes.
e
M JOË NORDMANN. — Il a son interprète.
Le PRÉSIDENT. — Je ne peux pas empêcher la partie civile d’utiliser un
interprète.
M. ANDRÉ WURMSER. — Mais que cela se fasse à haute voix.
Le PRÉSIDENT. — Voulez-vous, monsieur l’interprète, poser la
question à M. Kravchenko, à haute voix.
M. KRAVCHENKO (traduction de M. Andronikof). — Je demande de
quelle « maison » il s’agit…
J’ai déjà répondu à cette question en disant que je ne voulais pas
répondre. Je ne veux pas faire partie d’une comédie et répondre à ces
comédiens.
INTERPRÈTE TSATSKIN. — Il dit : « Je ne veux pas que ce procès soit
transformé en comédie. »
Le PRÉSIDENT. — Ce n’est pas tout à fait une comédie.
INTERPRÈTE BOROWSKY. — M. Kravchenko a demandé à son
interprète de quelle maison il s’agit.
Le PRÉSIDENT. — Ne parlez pas tous à la fois.
e
M JOË NORDMANN. — M. Kravchenko continue de communiquer
avec son interprète. Je proteste.
M. ANDRÉ WURMSER. — C’est trop clair. Vous comprenez bien
l’intérêt d’une telle question.
Il a dit « quelle maison ? » – Il ne connaît pas Maison de poupée, et le
livre n’a pas été écrit par lui.
e
M G. IZARD. — Vous en tirerez parti. Nous avons assez de preuves…
M. ANDRÉ WURMSER. — Prenez dans l’ordre n’importe lequel de mes
confrères : ils sauront parler du livre qu’ils ont cité.
e
M G. IZARD. — Ce n’est pas vrai en ce qui me concerne. J’ai cité
beaucoup de livres et je les ai oubliés souvent.
Le PRÉSIDENT (à l’interprète). — Voulez-vous demander à
Kravchenko s’il sait ce qu’est Maison de poupée.
M. KRAVCHENKO (traduction de M. Andronikof). — Je ne peux pas
répondre à cette question. J’ai déjà dit et je demanderai au Président de bien
vouloir mettre fin à cette comédie.
e
M G. IZARD. — Un interprète russe vient de me dire que le livre, en
russe, ne s’appelle pas « Maison de poupée », mais d’un autre nom.
Le PRÉSIDENT. — M. Kravchenko refusant de répondre, je vous
demande de poser une deuxième question.
e
M BLUMEL. — Je comprends très bien que le tribunal ait considéré
comme insolite la question posée par M. Wurmser. Elle a toutefois son
intérêt.
Le PRÉSIDENT. — Nous avons mis du temps à réaliser. Mais, enfin,
nous avons compris.
M. ANDRÉ WURMSER. — Je m’en excuse.
e
M BLUMEL. — Il n’a pas l’habitude de comparaître devant des
e
tribunaux. On ne pose pas de devinettes aux magistrats. M Nordmann et
M. Wurmser déclarent que le livre n’a pas été écrit par M. Kravchenko, ce
qui a son intérêt dans le procès et ce qui est sérieux. Alors, ils posent une
question, ils en poseront quelques autres si, Monsieur le Président, vous
voulez bien les poser. Elles serviront à éclairer, à ce sujet, la religion du
tribunal.
Le PRÉSIDENT. — Je ne peux pas obliger M. Kravchenko à répondre. Il
vous a déclaré qu’il ne répondrait pas. Il vous a donné une raison qui vaut ce
qu’elle vaut.
M. ANDRÉ WURMSER. — Je veux à mon tour poser une question, mais
au tribunal, cette fois-ci, si vous m’y autorisez.
Les seules questions que je voulais poser étaient des questions
auxquelles, évidemment, l’intérêt politique de ce procès n’était pas mêlé.
Je voulais faire la preuve que M. Kravchenko n’est pas l’auteur de son
livre. Puisque aussi bien il est incapable de parler de Maison de poupée, et
maintenant je m’explique. Vous n’avez pas, certes, présent à la mémoire,
Monsieur le Président, le passage auquel je fais allusion.
C’est un long réquisitoire au cours duquel une femme se trouve dans la
même position que Norah, l’héroïne de Maison de poupée. Elle se trouve
dans une position si identique à celle de Norah que moi-même et
certainement beaucoup de mes confrères, en lisant le passage et avant même
que Maison de poupée ne fût cité, je me suis dit « évidemment, cela est un
démarquage de Maison de poupée ». L’auteur de ce livre le dit lui-même à la
fin du passage. « Ah, je suis – dit cette femme – dans la même position que
Maison de poupée. »
Sur quoi, M. Kravchenko…
e
M G. IZARD. — Mais ce n’est pas une question. Il plaide ou il pose une
question ?
Le PRÉSIDENT. — C’est un inculpé qui parle.
e
M G. IZARD. — Il pose des questions. Il a parlé tout à l’heure.
Le PRÉSIDENT. — En ce moment il n’en pose plus.
M. ANDRÉ WURMSER. — C’est tout le procès. Si je dois ne poser des
questions que sur les prétendus camps soviétiques de déportation,
évidemment nous entrerons chacun dans un dialogue de sourds.
Je pose une question parfaitement précise, qui n’est pas ridicule, et on
aurait pu admettre que parlant de Maison de poupée M. Kravchenko ait
répondu : « Je ne sais plus la fin, mais je sais bien ceci ou cela. » Mais il
demande : « quelle maison ? », alors qu’un long passage de son livre présente
Maison de poupée.
Je pourrais poser un certain nombre d’autres questions…
Le PRÉSIDENT. — Voulez-vous poser une seconde question ?
M. ANDRÉ WURMSER. — Non. Je veux vous demander si Kravchenko
doit régulièrement répondre qu’il ne répondra pas aux questions.
Le PRÉSIDENT. — Il en a le droit le plus absolu, de même que vous
vous auriez le droit de vous taire. Alors, si vous voulez poser une deuxième
question ?
M. ANDRÉ WURMSER. — Je voudrais que la partie civile voulût bien
nous donner – c’est encore dans le même sens, Monsieur le Président, et je
m’excuse de la façon un peu elliptique dont je vais poser la question – veuille
bien nous dire les titres de quelques drames révolutionnaires de Dostoïevski.
e
M BLUMEL. — Je demanderai qu’il ne parlât pas avec l’autre personne.
M. ANDRÉ WURMSER. — La question est vaine. L’inculpé est en
conversation avec une espèce de mentor qui l’accompagne.
e
M G. IZARD. — C’est son interprète. Vous voulez, en plus, le priver
d’interprète ?
Le PRÉSIDENT. — Nous avons déjà assez de mal à nous entendre et à
nous comprendre, puisque nous ne parlons pas la même langue…
M. KRAVCHENKO (traduction M. Andronikof). — Je voudrais que tout
le monde sût que je me suis couché ce matin à sept heures et que je ne
m’attendais pas à recevoir telles questions.
M. ANDRÉ WURMSER. — Je pense bien !
e
M G. IZARD. — Nous en poserons à vos témoins soviétiques du même
genre.
M. KRAVCHENKO (traduction M. Andronikof). — Je voudrais que
cette comédie cesse et je suis prêt à répondre à toutes les questions, mais à
des questions sérieuses, et qu’on ne fasse pas de ce procès une plaisanterie.
C’est là un style moscovite. Vous voulez que je cite des paroles de Staline ou
de Lénine. De plus j’ai un ulcère d’estomac.
[Les débats de cette journée du 24 janvier se poursuivent autour d’Une
maison de poupée et des drames révolutionnaires de Dostoïevski, les avocats
des Lettres françaises parvenant à mettre à mal Kravchenko qui finit par se
réfugier dans le silence et refuser de répondre à de pareilles questions.]
M. KRAVCHENKO (traduction M. Andronikof). — Est-ce que je peux
poser une question ?
Monsieur le Président, je voudrais que nous empruntions une autre
direction, et je ne voudrais pas donner à mes adversaires le loisir, par des
moyens de provocation, de nous distraire de notre sujet.
Je voudrais lui demander où, quand et qui, au service secret américain, a
arrangé ma fuite à Washington de la commission d’achats ?
Le PRÉSIDENT. — Vous avez une réponse à faire maintenant à ce sujet.
e
M JOË NORDMANN. — Je n’ai pas écrit de livre et je constate
simplement que le sujet, pour Kravchenko, ce n’est pas son livre, mais
l’antisoviétisme. Mais, malheureusement pour lui, le sujet c’est son livre et
nous avons demandé qu’il vienne ici pour prouver, par sa présence et ses
réponses au tribunal, qu’il ne l’a pas écrit. Nous sommes en train d’apporter
cette preuve. Je crois que nous l’avons déjà apportée.
e
M G. IZARD. — Vous n’êtes pas difficile !
Le PRÉSIDENT. — Avez-vous répondu à la question qu’il vient de vous
poser ?
e
M G. IZARD. — Votre démonstration est une maison de poupée.
M. ANDRÉ WURMSER. — Oh ! maître ! vous valez mieux que ça !
e
M G. IZARD. — Merci.
Le PRÉSIDENT. — Avez-vous une autre question à poser ?
e
M G. IZARD. — Si vous me le permettez, je voudrais poser un certain
nombre de questions à M. Wurmser et ensuite à M. Morgan.
Le PRÉSIDENT. — À M. Wurmser d’abord ?
e
M G. IZARD. — Il a le rôle important. Je voudrais demander d’abord à
M. Wurmser quand et comment il a vérifié les faits qui ont paru, qui ont été
dénoncés contre M. Kravchenko dans les articles des Lettres françaises.
M. ANDRÉ WURMSER. — Je voudrais, maître… vous parlez de mon
article je présume ?
Le PRÉSIDENT. — Bien entendu. C’est de vous qu’il s’agit en ce
moment.
M. ANDRÉ WURMSER. — Dans mon article, j’ai porté une
appréciation dont je ne cache pas la sévérité, sur l’action de M. Kravchenko
et sur l’attitude qu’il a prise alors que mon pays – mon pays et le sien –
étaient encore occupés par l’ennemi. Il n’était pas nécessaire d’y chercher des
preuves. Vous pouvez m’accuser d’avoir été sévère dans mon appréciation,
bien que cela me paraisse difficile… mais quoi, je ne comprends pas le sens
de votre question.
Le PRÉSIDENT. — Voulez-vous préciser.
e
M G. IZARD. — Je demande, par exemple, à M. Wurmser de bien
vouloir nous dire quand il a eu la certitude et la preuve que M. Kravchenko
était un pantin dont les grosses ficelles étaient « made in USA ».
M. ANDRÉ WURMSER. — Cela sera établi assez largement au cours
des débats pour ne pas déflorer les dépositions…
e
M G. IZARD. — Mais je vous demande quand vous avez eu la preuve.
Le PRÉSIDENT. — Vous ne demandez pas comment M. Wurmser a eu
la preuve.
e
M G. IZARD. — Quand et comment M. Wurmser a eu la preuve. Je
e
constate que M Blumel, qui protestait contre les souffleurs, remplit
maintenant à merveille ce rôle.
e
M BLUMEL. — Je n’ai pas protesté quand vous parliez à votre client,
car je ne vous considère pas comme une espèce d’agent ou d’instrument, loin
de là.
e
M G. IZARD. — Le traducteur est, en effet, un agent.
e
M BLUMEL. — C’est très différent.
e
M G. IZARD. — Bien qu’il ne s’agisse pas de Maison de poupée, vous
voyez qu’on oublie très vite.
M. ANDRÉ WURMSER. — Vous oubliez plus vite que moi.
e
M G. IZARD. — Quand et comment M. Wurmser a-t-il appris et vérifié
que Kravchenko était un pantin dont les grosses ficelles étaient « made in
USA » ?
M. ANDRÉ WURMSER. — Quand j’ai lu l’article des Lettres françaises
de Sim Thomas.
e
M G. IZARD. — Merci. Et c’est la seule preuve que vous ayez eue.
M. ANDRÉ WURMSER. — Cela me suffit très largement. Vous ne
savez pas ce que sont Les Lettres françaises, ni Sim Thomas…
e
M G. IZARD. — Que vous connaissez fort bien.
M. ANDRÉ WURMSER. — Personnellement non.
e
M G. IZARD. — Vous avez donc fait, dans un journal, auquel vous
faites la plus large confiance, une confiance encore supérieure à un monsieur
qui rapporte des propos soi-disant d’un journaliste américain ?
M. ANDRÉ WURMSER. — Pas un « monsieur », mais à Claude Morgan
qui avait ses raisons. Il en a parlé dans sa déclaration.
e
M G. IZARD. — Nous en reparlerons avec Claude Morgan.
Quand avez-vous lu la déclaration de M. Kravchenko, la première, celle
faite après son départ, celle du 3 avril 1944 ? L’avez-vous lue entièrement ?
M. ANDRÉ WURMSER. — Je crois. Je ne garantirais pas, je crois.
e
M G. IZARD. — Et quand l’avez-vous lue ? Avant d’écrire votre
article ?
M. ANDRÉ WURMSER. — Sans doute, encore que je n’en jurerais
point.
e
M G. IZARD. — Et pourquoi, monsieur Wurmser – et cela ne va pas
être, à un monsieur qui a traité M. Kravchenko un certain nombre de fois de
menteur, le seul reproche d’avoir tronqué des textes que je vous ferai –,
pourquoi, monsieur Wurmser, dans un journal que vous présentiez tout à
l’heure, l’un et l’autre, comme l’honneur des lettres françaises, comme le
journal de l’objectivité même, pourquoi, parlant de la première déclaration de
M. Kravchenko, le mardi 4 avril 1944, dans le New York Times qui, pas en
1918, mais pendant la guerre contre l’Allemagne, n’a cessé de publier les
articles prosoviétiques, pourquoi avez-vous dissimulé cet alinéa :

M. Kravchenko a refusé, pour des raisons patriotiques, de discuter des


questions portant sur la conduite militaire de la guerre par la Russie
soviétique, ou de révéler aucun détail portant sur des questions
économiques, notamment en ce qui concerne le fonctionnement du prêt-
bail tel qu’il est utilisé par la commission soviétique d’achat et par la
Russie ?

Pourquoi ? C’était sans intérêt ?


M. ANDRÉ WURMSER. — Certes, c’était sans intérêt. M. Kravchenko
se vante de ne pas avoir été aussi traître qu’il aurait pu l’être. Vraiment !
e
M G. IZARD. — Pourquoi avez-vous dissimulé que dans tout cet article,
que nous lirons ici…
M. ANDRÉ WURMSER. — Nous n’avons pas dissimulé, mais nous ne
pouvions pas publier l’ensemble du New York Times. Cela tient quatre
pages !
e
M G. IZARD. — Alors, pourquoi n’avez-vous pas dit que toute la fin de
cet article était une prise de position contre les nazis et le nazisme, et pour la
guerre des démocraties contre le nazisme ?
M. ANDRÉ WURMSER. — Parce qu’il était trop évident – nous
connaissons ces manœuvres – qu’à la fin d’une telle déclaration il était fatal
que Kravchenko prononçât un petit couplet de ce genre. Mais l’essentiel,
maître, c’est que sa déclaration était telle qu’elle pouvait être utilisée par la
propagande nazie. Nous avons aussi connu les pires serviteurs des nazis. Ils
n’ont jamais dit « nous, qui sommes au service de l’Allemagne ». C’est
évident.
e
M G. IZARD. — Je ne suis pas là en ce moment pour discuter, mais
pour poser des questions et recueillir des réponses.
M. ANDRÉ WURMSER. — Et vous avez reçu une réponse.
e
M G. IZARD. — Je constate que la réponse est la suivante : M. Wurmser
reconnaît qu’il y avait des textes qui contredisaient sa thèse brutalement…
M. ANDRÉ WURMSER. — Pas du tout !
e
M G. IZARD. — … dans la déclaration de Kravchenko, et il a estimé
que c’était trop évident et qu’il n’avait par suite pas à en faire part à ses
lecteurs.
M. ANDRÉ WURMSER. — Pas le moins du monde.
e
M G. IZARD. — Vous allez apprécier.
M. Wurmser dit, dans l’article qui est poursuivi, que M. Kravchenko est
un menteur, notamment parce que M. Kravchenko prétend que le pacte
germano-russe n’a pu être signé par la Russie soviétique que pour gagner le
temps de se préparer à lutter contre les nazis.

Non, dit M. Kravchenko, la thèse selon laquelle on a signé le pacte


russo-allemand, russo-hitlérien pour gagner du temps et se préparer à
lutter contre l’Allemagne, est une thèse qu’on a inventée après,

et M. Wurmser répond que M. Kravchenko est un menteur, car dans le


discours de Staline du 3 juillet 1941, Staline déclare :

Nous avons assuré, en concluant avec l’Allemagne un pacte de non-


agression, nous avons assuré à notre pays la paix pendant un an et demi et la
possibilité de préparer nos forces à la riposte au cas où l’Allemagne fasciste
se serait hasardée à attaquer notre pays en dépit du pacte.

Mais ce que ne dit pas M. Wurmser c’est ce qui précède


immédiatement dans ce discours radiodiffusé de Staline. Pourquoi l’avez-
vous caché ? Qui ment à ses lecteurs ? C’est Staline qui parle :

Chose très importante encore, c’est que l’Allemagne fasciste a violé


perfidement et inopinément le pacte de non-agression conclu en 1939
entre elle et l’URSS, sans vouloir tenir compte qu’elle serait regardée par
le monde entier comme l’agresseur.
On conçoit – dit Staline, et non M. Wurmser qui escamote le
passage – que notre pays pacifique, qui ne voulait pas assumer l’initiative
de la violation du pacte, ne pouvait s’engager sur ce chemin de la félonie.

M. Wurmser – je lui pose la question – n’a-t-il pas dissimulé que Staline


a déclaré dans des termes précis, quelques lignes avant les lignes citées par
M. Wurmser, que si l’Allemagne n’avait pas attaqué, la Russie soviétique
n’aurait jamais pris l’initiative de rompre le pacte ?
M. ANDRÉ WURMSER. — Cela me paraît étrange. M. Kravchenko
déclare, dans son livre, que la thèse selon laquelle l’Union soviétique aurait
signé le pacte germano-soviétique pour se préparer à se défendre contre une
attaque allemande est une thèse qui n’a été soutenue que plus tard.
J’ai cité le texte de Staline qui contredit la thèse de M. Kravchenko. Je
n’ai pas cité un texte de Staline qui dit que l’Union soviétique n’aurait jamais
rompu, elle, la signature d’un pacte qu’elle avait signé, et qu’elle n’aurait pas,
elle-même, attaqué l’Allemagne. Mais je ne pouvais pas citer tous les
discours de Staline. Et quel rapport est-ce que cela a avec l’argument de
M. Kravchenko ?
e
M IZARD. — Le rapport est le suivant : c’est que Staline déclare qu’à
aucun moment, la Russie n’a envisagé d’entrer en guerre contre l’Allemagne,
que, par conséquent, ce n’est pas pour préparer contre l’Allemagne une
guerre qu’on ne voulait pas et qu’on n’aurait pas faite si l’Allemagne ne
l’avait pas faite, qu’on avait signé un pacte, ce n’est pas pour gagner du
temps.
Cela paraît clair ?
M. ANDRÉ WURMSER. — Non pas. On signe un pacte pour gagner du
temps contre une nation dont on sait ou dont on prévoit qu’elle pourra vous
attaquer. Cela ne veut pas dire qu’elle se prépare à l’attaque.
e
M IZARD. — Eh bien, M. Staline, quelques lignes avant celles que vous
avez citées – et je me demande pourquoi vous ne les avez pas citées –, donne
lui-même les raisons de la signature du pacte. Il dit : c’est un pacte de non-
agression et un pacte de paix entre deux États, que l’Allemagne nous avait
proposé, le gouvernement soviétique pouvait-il repousser cette
proposition ?…
C’est une proposition avec un gouvernement fort honorable qui est un
gouvernement nazi !…

Je pense qu’aucun État bolchevique ne peut refuser un accord de paix


avec une puissance voisine, même si à la tête de [cette dernière] se
trouvent des monstres et des cannibales, comme Hitler et Ribbentrop,
cela, bien entendu, à une condition expresse : si l’accord de paix…
Voilà l’unique raison de l’accord : c’est un accord de paix !…

… si l’accord de paix ne porte atteinte ni directement ni indirectement


à l’intégrité territoriale, à l’indépendance et à l’honneur de l’État
bolchevique.
On sait que le pacte de non-agression entre l’Allemagne et l’URSS
était justement un pacte de ce genre.

Pourquoi M. Wurmser, pourquoi la presse communiste, pourquoi les


orateurs communistes ne citent-ils jamais les deux passages que j’ai cités ?…
Le PRÉSIDENT. — Voulez-vous rappeler la date de cette déclaration de
Staline ?…
e
M IZARD. — […] 3 juillet 1941. C’est le texte cité par M. Wurmser,
tronqué par lui !
M. ANDRÉ WURMSER. — Voulez-vous dire au tribunal – je n’ai pas le
texte sous les yeux – combien de pages contient le discours de Staline ?…
e
M IZARD. — Pas beaucoup : il y en a six ou sept.
M. ANDRÉ WURMSER. — Vous voulez que je cite six ou sept pages de
revue ?… Si j’avais cité cinq pages et demie, vous m’auriez dit : « C’est la
sixième !… »
e
M IZARD. — Si vous aviez cité ces deux alinéas, vous ne pouviez pas
traiter M. Kravchenko de menteur car votre thèse s’effondrait. Voilà pourquoi
je pose la question.
M. ANDRÉ WURMSER. — J’avoue que ma logique ne comprend pas
votre raisonnement. C’est certainement moi qui suis dans mon tort. Je ne
comprends absolument pas comment, ayant démenti la thèse de
M. Kravchenko…
e
M IZARD. — Je n’ai pas l’intention de discuter.
e
M JOË NORDMANN. — Je ne comprends pas, non plus, votre
raisonnement, car si M. Wurmser, dans son article, n’a pas cité les six pages
du discours de Staline, cela ne prouve pas qu’il n’a pas écrit son article, alors
que si M. Kravchenko qui cite, tout au long, Maison de poupée, ne sait pas
qu’il s’agit d’un drame et croit qu’il s’agit d’une maison et non d’un ouvrage
littéraire, si M. Kravchenko parle des œuvres de Dostoïevski, et s’il refuse de
citer une seule œuvre de Dostoïevski, nous en concluons qu’il n’a pas écrit
son livre. Voilà notre procès, voilà notre preuve.
e
M IZARD. — J’ai encore quelques questions à poser à M. Wurmser, si
vous voulez me le permettre ?…
Le PRÉSIDENT. — Oui.
e
M IZARD. — M. Wurmser est le spécialiste, d’après son article, de la
terminologie du mot « traître ». Il l’a employé un certain nombre de fois.
Je voudrais lui poser, car ce sera utile pour la suite du débat – après tout,
il est, ici, prévenu –, je voudrais lui poser la question suivante : puisqu’il a
traité, à un grand nombre de reprises, M. Kravchenko de traître, je voudrais
qu’il me définît la différence que voit son parti entre la trahison de
M. Kravchenko et la trahison que le Kominform, dans un document signé de
Jacques Duclos, notamment, impute à M. Léon Blum, M. Ramadier,
M. Bevin.
J’ai ici, d’autre part, une collection impressionnante de numéros de
L’Humanité. Je les sortirai ; j’ai pris mes renseignements à bonne source :
c’est toujours dans L’Humanité !…
M. ANDRÉ WURMSER. — Je vous en félicite.
e
M IZARD. — Soyez tranquille, mon objectivité est au moins aussi
grande que la vôtre.
M. ANDRÉ WURMSER. — Hélas !…
e
M IZARD. — J’ai donc trouvé dans L’Humanité toute une série
d’articles où, en plus, tous les hommes politiques français non communistes,
ou qui ne sont pas domestiques du parti communiste, tous les hommes
politiques étrangers qui ne sont pas communistes ou domestiques du parti
communiste, sont successivement déclarés traîtres.
Alors, je dis à M. Wurmser : est-ce que votre épithète se dilue à tel point
qu’elle n’a plus de signification, ou est-ce que M. Kravchenko n’est pas un
traître d’une espèce particulière ?
M. ANDRÉ WURMSER. — Je demande à Monsieur le Président, là, très
sérieusement, ce que cela a à voir avec le procès en diffamation qui m’est
impliqué. Est-ce que je suis ici ?…
e
M IZARD. — Est-ce que c’est moi qui ai dit : « traître » ?
M. ANDRÉ WURMSER. — … pour répondre des articles de
L’Humanité ?…
Le PRÉSIDENT. — Je vous ai déjà dit que vous n’étiez pas du tout
obligé de répondre.
e
M IZARD. — Oui, pas plus que nous, merci !…
M. ANDRÉ WURMSER. — À cette diversion, je ne répondrai pas.
e
M IZARD. — Bien !… Je pose encore une question à M. Wurmser, car
ces messieurs, MM. Wurmser et Morgan, ont fait assaut de ce patriotisme que
nous connaissons tous, de la part du parti communiste. Cela ne vous vise pas
personnellement, je me hâte de le dire. Je dis patriotisme en ce sens que
toutes les fois qu’une organisation communiste est créée, si on veut savoir
qu’elle est communiste, il n’y a qu’à savoir s’il y a l’épithète « patriote ». S’il
y a l’épithète « patriote », elle est communiste.
M. ANDRÉ WURMSER. — Très juste !…
e
M IZARD. — De même que, chaque fois qu’on dit « démocrate », c’est
communiste.
M. ANDRÉ WURMSER. — Absolument certain !… Le parti démocrate
américain est un parti communiste.
e
M IZARD. — Nous en ferons la démonstration !…
Je voudrais poser une question à ces messieurs qui ont tellement parlé du
patriotisme. M. Kravchenko – car il s’agit toujours de l’épithète « traître »
employée par M. Wurmser –, M. Kravchenko est un traître, parce que, à
Washington, en 1944, il a abandonné une mission civile pour rester dans un
pays allié à la Russie soviétique et qui combattait l’Allemagne.
M. ANDRÉ WURMSER. — « Qui combattait ? »… Oui, les soldats
américains, pas Kravchenko !…
e
M IZARD. — Alors pourquoi et comment M. André Marty, qui, chose
singulière, vient de republier, il y a trois jours – nous dirons pourquoi
d’ailleurs cela arrive maintenant –, un ouvrage qui s’appelle Les Heures
glorieuses de la mer Noire, pourquoi M. André Marty est-il considéré par ces
messieurs comme un patriote. Je ne lis, de la brochure de M. André Marty
que deux passages. Nous en reparlerons. Est-ce qu’il est traître ?… Est-ce
qu’il est patriote ?…

Le lendemain, dit M. André Marty, le régiment était dirigé sur


Razdelnaia. Mais l’Armée rouge approchait. L’état-major, inquiet, le
ramena à Binder, puis l’évacua sur Constantinople.
Mais, déjà, les soldats ne se contentent plus de refuser de marcher.
Les mouvements vont prendre une forme beaucoup plus élevée. Une
e
deuxième phase va apparaître dans la révolte du 7 génie. Les sapeurs,
entraînés par les militants syndicalistes, en liaison avec les bolcheviques,
se révoltent en armes et chassent leurs officiers. […]
e e
Gloire au 58 !… Gloire aussi au 175 d’infanterie, au
e er e e
176 d’infanterie, au 1 RMA, au 19 d’artillerie, au 7 génie, au
e
37 colonial, etc., qui se sont mutinés et qui ont refusé d’obéir à un
gouvernement particulièrement pro-allemand…

C’était le gouvernement Clemenceau.


Je pose la question : M. Marty est-il un héros ?…
M. ANDRÉ WURMSER. — J’y réponds volontiers. Il s’agissait d’un
gouvernement qui n’était pas proallemand ; ce n’étaient pas des Allemands
qui étaient en face des soldats français, c’étaient des Russes, avec le
gouvernement desquels notre gouvernement n’était pas en guerre. D’autre
part, je me permettrai de répondre par une question, à mon tour. Vous ne
pouvez pas être d’accord avec votre client, maître, sans quoi votre client
reproche aux marins français de la mer Noire de n’avoir pas tiré sur ses
compatriotes. Je le veux bien, mais que Kravchenko le dise !…
e
M IZARD. — Les contre-attaques sont très subtiles, mais les précisions
ne sont pas très abondantes de votre part !…
M. ANDRÉ WURMSER. — Comment ?…
e
M IZARD. — M. Marty est-il une gloire patriotique de la France aux
yeux des communistes ?…
M. ANDRÉ WURMSER. — Oui, parfaitement.
e
M IZARD. — C’est ce que je voulais savoir !…
M. ANDRÉ WURMSER. — Oui, parfaitement.
e
M IZARD. — Eh bien, nous établirons ici, puisque vous parlez de
propagande, les deux poids et les deux mesures permanents du parti
communiste.
Je retiens Marty qui a poussé les marins et les soldats à se révolter contre
leurs officiers, à se mutiner contre les ordres du gouvernement français, du
gouvernement Clemenceau, qui venait de gagner la guerre. Marty, officier,
avait le droit d’interpréter, avait le droit de juger si Clemenceau se trompait.
Mais M. Kravchenko n’aurait eu qu’une chose à faire : revenir en Russie
soviétique et se faire fusiller par le NKVD.
Je pose une dernière question et j’en aurai fini avec M. André Wurmser.
[…]
e
M ANDRÉ BLUMEL. — M. Marty a été glorifié au parti auquel
e
appartient M Izard, qui a fait des campagnes électorales et publié des
ouvrages.
e
M IZARD. — Vous interpellez les confrères sur les questions politiques.
C’est un parti auquel nous avons appartenu tous les deux.
e
M ANDRÉ BLUMEL. — Il défendait M. Marty. M. Marty a été
candidat du parti socialiste. Pourquoi, Monsieur le Président, Messieurs ?
Parce qu’il refusait d’obéir à un ordre inconstitutionnel. Jamais la France
n’avait été en guerre contre la Russie et c’est pourquoi les marins de la mer
Noire, suivant une tradition révolutionnaire française, ont soutenu…
e
M IZARD. — Pour sauvegarder la Constitution !…
M. ANDRÉ BLUMEL. — … ont soutenu M. Marty qui a été candidat
socialiste, à Paris, et élu.
e
M IZARD. — Et alors, M. Maurice Thorez, dernière question ?
e
M JOË NORDMANN. — Je me permettrai d’interrompre mon confrère
pour constater…
e
M IZARD. — J’ai une dernière question à poser…
e
M JOË NORDMANN. — … pour constater que nous sommes bien loin
du sujet de ce débat…
Le PRÉSIDENT. — Vous n’avez pas besoin de nous le faire
remarquer…
e
M JOË NORDMANN. — … car enfin, tout de même, si nous voulons
terminer en trois ou quatre semaines ces audiences chargées, nous avons cité
des témoins qui parleront des faits.
Le PRÉSIDENT. — Mais, aujourd’hui, ils ne sont pas là.
e
M JOË NORDMANN. — […] Nous avons posé des questions à
M. Kravchenko, et je comprends très bien que M. Kravchenko et ses conseils
aient le désir de détourner l’attention des questions qui viennent d’être
posées, et auxquelles M. Kravchenko a répondu d’une façon si éloquente et si
persuasive, à notre point de vue. Je me borne à constater que M. Kravchenko
n’a pas répondu, et que ce n’est pas à M. André Wurmser, et que ce n’est pas
à Claude Morgan de prouver que Maison de poupée, ou Dostoïevski, sont
connus de M. Kravchenko, quand M. Kravchenko lui-même ne les connaît
pas et se refuse de répondre.
Je voudrais, à mon tour, poser une question.
e
M IZARD. — Non, je n’ai pas fini… Je vous demande pardon.
e
Le PRÉSIDENT. — Attendez… Tout à l’heure… (à M Izard) : voulez-
vous terminer…
e
M IZARD. — J’ai une question encore, mais avant de terminer par cette
question, je voudrais signaler que je suis stupéfait de voir qu’après avoir
demandé ici même qu’on renvoie cette affaire, après avoir, ensuite, réclamé
qu’on la raye en disant que notre procédure n’était pas en état…
e
M JOË NORDMANN. — Nous n’avons pas demandé la remise.
e
M IZARD. — … et après avoir, ici même, demandé, par exploit
judiciaire, que ce procès soit reporté, sous prétexte que la caution était versée
trop tard, mes adversaires qui ont annoncé dans leurs journaux qu’on ferait le
procès de l’antisoviétisme n’ont, aujourd’hui, qu’une peur : c’est qu’on parle
des questions pour lesquelles nous sommes venus, et qu’eux-mêmes ont dit
qu’ils traiteraient à fond.
Alors, j’ai une dernière question à poser : est-ce que M. Wurmser estime
que c’est pour défendre la Constitution, que, comme André Marty,
M. Maurice Thorez, la personne sacro-sainte dont il ne fallait rien dire tout à
l’heure, a quitté son poste militaire en 1939 ? Est-ce qu’il était traître ?… Est-
ce qu’il était héros ?…
M. ANDRÉ WURMSER. — Il était secrétaire général du seul parti
politique français qui ait vu clair dans les préparatifs de l’agression
hitlérienne.
(Rires dans la salle.)

e
M IZARD. — Il a choisi son parti contre son pays !…
M. ANDRÉ WURMSER. — Il a pris le poste que son parti lui a désigné.
Il n’a pas été un otage de la Cinquième colonne, il a obéi à son parti, et son
parti ne donnait pas, là, un ordre de désertion générale. Laissez-moi vous
dire, Monsieur le Président, que cela se serait vu, et qu’il y a un nombre
beaucoup trop considérable de communistes qui ont combattu l’invasion
hitlérienne et qui ont été, à ce propos, cités à l’ordre de l’armée.
e
M IZARD. — « Trop considérable » ?… Vous le regrettez ? Vous dites
qu’il y a un nombre trop considérable ?
M. ANDRÉ WURMSER. — Laissez-moi finir ma phrase. Vous me faites
dire une grossièreté.
Non, il y a un nombre beaucoup trop considérable de communistes qui
sont tombés dans les combats de 1939-1940 pour gagner le droit de supposer
un instant que la décision prise par le parti communiste français en ce qui
concernait la sécurité générale pût être un mot d’ordre donné à une fraction
importante de l’opinion française. Quant à Maurice Thorez, ayant évité qu’il
ait le sort qu’ont connu tant d’autres députés communistes français,
emprisonnés par la Cinquième colonne, vous oubliez cela, maître, le parti
communiste a retiré un otage des mains de la Cinquième colonne pour donner
l’un de ses meilleurs chefs à la Résistance française.
e
M IZARD. — Oui, c’est cela : à Radio-Moscou !…
M. ANDRÉ WURMSER. — Parfaitement !… J’estime que M. Maurice
Thorez, à Moscou, comme le général de Gaulle à Londres ont appuyé la
Résistance française, et qu’à ce moment-là, mon cher maître, votre client était
bien dans un pays allié, mais non pour soutenir la cause de son propre pays,
mais pour la combattre !…
e
M IZARD. — Il a déjà répondu qu’il était dans les tranchées, dans la
neige, quand M. Thorez était à la radio de Moscou.
M. ANDRÉ WURMSER. — Nous vérifierons cela, si vous voulez bien,
dans quelques jours.
e
M IZARD. — En Russie soviétique ?…
M. ANDRÉ WURMSER. — Non, ici même.
e
M JOË NORDMANN. — Je vous demande la permission de dire un
mot.
e
M Izard vient de poser une question à laquelle je dois dire que, pour ma
part, je m’attendais. M. Kravchenko a cru pouvoir faire, à Paris, une
conférence de presse. Il a lancé la même attaque, le même outrage, au cours
de cette conférence de presse. Mais M. Kravchenko n’est plus, aujourd’hui,
devant les Actualités Paramount, il est devant la justice française. Il met en
cause, car c’est lui qui plaide ici, l’ancien vice-président du gouvernement de
la République française. Si M. Maurice Thorez n’était pas un patriote, il n’eût
pas été appelé à partager les responsabilités gouvernementales par les quatre
présidents du gouvernement qui se sont succédé après la Libération, et, pour
commencer, par le général de Gaulle. J’ajoute que, voulant oublier, une
seconde, que M. Kravchenko est dans cette salle, je m’adresserai au tribunal,
je répondrai une fois de plus à cet outrage et à cette diversion, car on
comprend trop bien que la partie adverse, dans un tel procès, cherche la
diversion. Nous sommes en 1939. Le gouvernement, les hommes qui ont la
charge des affaires du pays ne se donnent pas le but d’unir les Français pour
lutter contre l’agression qui se prépare : ils s’efforcent d’affaiblir la force de
la résistance de la France à l’hitlérisme, et cette politique, intérieure et
extérieure, est systématique. Je réponds à votre question…
e
M IZARD. — C’est vous qui répondez. J’avais un souffleur, et vous
avez un interprète !…
e
M JOË NORDMANN. — Je suis avocat, et je plaide, et je parle.
e
M IZARD. — C’est ce que je vous reproche en ce moment.
e
M JOË NORDMANN. — M. Georges Bonnet est alors ministre des
Affaires étrangères de la République, M. André Wurmser, tout à l’heure, l’a
rappelé très succinctement, et le 2 juillet 1939, M. Georges Bonnet, au cours
d’un entretien avec l’ambassadeur d’Allemagne, promet de mettre les
communistes à la raison. J’ai lu ceci alors que j’étais au front, mobilisé, dans
le Livre jaune qui fut publié pendant la guerre. Cette politique que
M. Georges Bonnet avait promis de faire, il l’a menée, et le gouvernement
dont il faisait partie, dont il a continué à faire partie pendant la guerre, l’a
menée dès la mobilisation française. À ce moment, L’Humanité est interdite,
la presse communiste…
e
M IZARD. — Pourquoi ?…
e
M JOË NORDMANN. — … la presse communiste est interdite…
e
M IZARD. — Pourquoi ?…
e
M JOË NORDMANN. — … et lorsque la guerre est déclarée…
e
M IZARD. — Comme cela ?… Sans raison ?…
e
M JOË NORDMANN. — Les dirigeants et les membres du parti
communiste, conscients de leurs responsabilités et répondant à l’ordre de
mobilisation qu’ils ont reçu, se rendent – tous ceux qui sont mobilisables – à
leur poste de combat, y compris le secrétaire général du parti, M. Maurice
Thorez. Cependant les permanences communistes sont saccagées, les élus
communistes chassés des mairies, les militants communistes sont
emprisonnés, et, pour commencer, le député Quinet, qui s’illustrera à sa sortie
de prison dans la Résistance française. Le 26 septembre 1939, le
gouvernement, dont M. Bonnet est l’un des dirigeants, prend un décret qui
met le parti communiste hors la loi, qui frappe d’interdit les organisations
communistes. Alors que commencent les opérations de la « drôle de guerre ».
Nous étions entrés en guerre, nous disait-on, pour sauver la Pologne, et
moi qui suis…
e
M IZARD. — Vous avez de l’audace !…
e
M JOË NORDMANN. — Et moi qui suis, ici, avocat, mais citoyen
mobilisé comme les hommes de mon âge, je me suis trouvé à la frontière ; je
n’ai pas assisté à des actions militaires pour soulager la Pologne, et je
rappelle ici des souvenirs qui sont communs à tous les Français : rien n’a été
fait, à ce moment, pour lutter contre l’Allemagne hitlérienne ; rien n’a été fait
pour sauver la Pologne du désastre imminent.
Mais le gouvernement mène sa guerre à lui, la guerre intérieure, la guerre
contre le parti communiste ; il prépare les fournées qui vont alimenter,
quelques mois plus tard, les pelotons d’exécution et les camps de l’ennemi.
C’est alors que M. Maurice Thorez, se conformant à la décision prise par la
direction de son parti, se met à la tête de ses camarades persécutés, traqués, et
qui mènent, tous ensemble, le combat contre les « Munichois » – vous vous
en souvenez, maître Izard ?… –, contre les Georges Bonnet, contre tous ceux
qui allaient devenir les traîtres de 1940. Ainsi, à la tête de ce parti, partageant
tous les dangers des membres traqués et clandestins de ce parti, M. Maurice
Thorez, comme toujours, fidèle à son devoir, prépare la Résistance française,
et c’est lui, le 20 juillet 1940, qui signe, avec M. Jacques Duclos, l’appel
historique à la Résistance, l’appel qui fut lancé sur le sol français par les
dirigeants politiques qui se trouvaient en France même, et pendant la guerre,
tous ces patriotes communistes – oui, qui dit communiste dit patriote – tous
ces patriotes communistes…
e
M IZARD. — Surtout en 1939 !…
e
M JOË NORDMANN. — … vont lutter, à l’appel de leur parti comme
de leur conscience qui ne feront qu’un. Ils vont lutter, dès juillet 1940, contre
l’ennemi. Des milliers sont partis, et des milliers sont fusillés. Dès
octobre 1940, M. Fernand Grenier, que vous allez entendre à cette barre, est
arrêté et jeté dans le camp de Chateaubriand d’où il s’évadera. Et
M. Decourdemanche – notre cher Jacques Decour !… –, répondant à l’appel
de Maurice Thorez, prépare la résistance littéraire. Il fonde, dès mai 1941, le
Front national des écrivains. Il commence des publications dès octobre 1940,
Claude Morgan, n’est-il pas vrai ? Pierre Daix, le rédacteur en chef des
Lettres françaises, dès novembre 1940, est avec les étudiants à l’Étoile,
manifestant sous les balles.
Oui, voilà les communistes !… Voilà les communistes en 1940, maître
Izard !…
e
M IZARD. — Je vais en parler !…
e
M JOË NORDMANN. — … et ils répondent tous à l’appel du secrétaire
général de leur parti, de celui dont l’exemple et les enseignements les
guideront pendant toute la guerre, Maurice Thorez. C’est pourquoi – et j’en ai
terminé avec cette intervention –, c’est pourquoi nous ne tolérons pas que
quiconque, et moins que quiconque : un étranger, vienne ici donner des
leçons de patriotisme à des Français qui défendaient non pas leur cause
personnelle, mais la cause de tous leurs camarades qui sont morts, et
lorsqu’on outrage le secrétaire général du parti communiste, on outrage à la
fois tous ceux qui sont morts pour leur patrie, pendant la guerre, qui ont été
arrêtés dès juillet et octobre 1940, pour la patrie, et on outrage aussi – je dois,
Messieurs, tout de même l’ajouter –, on outrage aussi tous les Français qui
font confiance au parti communiste français dont le secrétaire général est
M. Maurice Thorez.
Ils représentent le tiers de l’opinion française, un tiers de la Nation
française, n’en déplaise à M. Kravchenko, et je ne crois pas qu’il soit décent,
je ne crois même pas qu’il soit admissible, que M. Kravchenko, par la voix de
quiconque, vienne ici donner des leçons à la Nation française. Il a engagé un
procès en diffamation : qu’il fasse son procès, qu’il apporte donc, lui, sa
contre-preuve, parce que, notre preuve, nous l’apportons, et nous
l’apporterons surabondamment. Qu’il apporte sa contre-preuve, qu’il ne fasse
pas de diversions politiques, quand il se sent en danger, quand il se sent
menacé, ou quand il a perdu une manche de son procès, mais qu’il
s’abstienne tout de même de mettre en cause et d’outrager un homme
politique, secrétaire général du plus grand parti français, et qu’il s’abstienne
d’outrager, par la personne de Maurice Thorez, un tiers de la Nation
française.
e
M IZARD. — Je ne demande que quelques nuances, et je voudrais en
terminer avec cet incident.
e
M JOË NORDMANN. — Il est terminé.
e
M IZARD. — Je m’attendais à ce morceau de bravoure…
e
M JOË NORDMANN. — Ce morceau de bravoure a été écrit avec du
sang, entre 1940 et 1944.
e
M IZARD. — Eh bien, permettez-moi de vous dire qu’en 1939, quand la
Russie a abandonné, quand M. Maurice Thorez, après quatre ans de
propagande patriotique…
e
M JOË NORDMANN. — Avait aussi abandonné : M. Georges
Bonnet !…
e
M IZARD. — … quelques jours après avoir dit à la tribune de la
Chambre : « Le parti communiste tout entier, moi-même, nous serons au
premier rang, nous nous ferons tuer… », quand on l’a vu disparaître, est-ce
qu’il n’y avait pas de sang ?… Est-ce que la France ne souffrait pas ?… Et
j’entends, avec cette espèce…
e
M JOË NORDMANN. — Il y avait le sang des communistes qui se sont
fait tuer au front.
e
M IZARD. — … avec cette prodigieuse capacité de déformer la vérité,
la partie adverse qui vient dire : « Comment ?… Ce sont les anticommunistes
qui ont permis qu’on prenne la Pologne !… » Alors que c’est la Russie
soviétique qui s’était entendue avec l’Allemagne hitlérienne pour la
partager !…
J’entends dire : « C’est abominable d’avoir fait quoi que ce soit aux
députés communistes en 1939… » Sans qu’on dise un mot, Messieurs, des
raisons véritables !… Pourquoi ont-ils approuvé, à ce moment, le pacte russo-
hitlérien ?… Pourquoi, à ce moment, ont-ils dit : « Tout ce que nous avions
dit au peuple français depuis quatre ans, nous le renions… » ? Pourquoi ont-
ils dit : « Les décisions de nos congrès que nous ne consultons pas, nous les
renions sur un ordre… » ? Et vous venez dire que M. Kravchenko n’a pas le
droit de parler de cet homme sacro-saint qu’est Maurice Thorez, ou de
n’importe lequel des grands pontifes du Parti, parce qu’il est un étranger ?…
Mais lorsque les neuf partis du Kominform se réunissent à Varsovie…
e
M JOË NORDMANN. — Et non dans une chambre correctionnelle
française !…
e
M IZARD. — … lorsque des étrangers se prononcent sur la France,
lorsqu’ils parlent de traîtres, qu’ils les nomment, qui attaquent-ils ?… Avec
l’accord des communistes français, des étrangers déclarent, par des
documents qui sont répandus en France, par les communistes, qu’un certain
nombre d’hommes politiques français, parmi les plus éminents, sont de
vulgaires traîtres, et je démontrerai jusqu’où ces menaces, jusqu’où ces
accusations peuvent aller. Alors, je voudrais bien qu’on ne falsifie pas
l’histoire !…
Nous connaissons cette défense, nous connaissons ce que vous plaidez
sur Marty, sur Maurice Thorez. Nous aurons l’occasion d’y revenir s’il nous
plaît d’y revenir, et si le tribunal ne nous l’interdit pas. Mais je voulais, ce
soir, qu’on ne prétende pas, comme on l’a fait tout à l’heure, de la part des
Lettres françaises, être le journal de la Résistance, le parti de la Résistance…
e
M JOË NORDMANN. — Comment ?…
e
M IZARD. — … Une partie de la Résistance vous a quittés, et vous le
savez : on a été obligé de se scinder. M. Paulhan lui-même – et je vous citerai
le texte…
M. CLAUDE MORGAN. — Là, je vous répondrai !…
e
M IZARD. — … a déclaré que Les Lettres françaises étaient un journal
de menteurs. Ce n’est pas moi qui le dis, c’est lui…
M. CLAUDE MORGAN. — C’est une autre histoire : vous confondez la
clandestinité et ce qui s’est passé après.
e
M IZARD. — François Mauriac était avec vous : il vous a quittés…
M. CLAUDE MORGAN. — Ce sont des questions insidieuses : vous
mélangez tout.
e
M IZARD. — Je connais aussi bien que vous l’histoire, et la raconterai,
cette histoire où on a essayé de mettre le sang, les larmes, l’héroïsme et le
patriotisme d’un côté, et une histoire dont nous avons assez !… Nous en
avons assez de cette forfanterie, et ce procès contribuera à la faire
disparaître !…
e
M JOË NORDMANN. — […] Je prends acte de ce que ce procès est un
procès fait à 35 % de la population et de la Nation françaises. La
démonstration vient de nous en être donnée d’une façon spectaculaire, mais
nous veillerons à ce qu’on fasse ici le procès de M. Kravchenko, de son livre,
de ses mensonges et de sa trahison.
(Fin de l’audience.)
[Le 25, le président Durkheim décide de procéder à l’audition des
témoins, qui se déroulera sur plusieurs semaines jusqu’au 7 mars 1949. Deux
dépositions, parmi les plus fortes et les plus substantielles, ont été retenues
ici, émanant, pour l’une, d’un témoin de Kravchenko – Margarete Buber-
Neumann (le 23 février 1949) – et, pour l’autre, d’un témoin des Lettres
françaises – Frédéric Joliot-Curie (le 7 mars 1949).]

DÉPOSITIONS DES TÉMOINS

DÉPOSITION DE MARGARETE BUBER-NEUMANN

Quarante-sept ans. Demeurant à Stockholm, en Suède. Écrivain


e
M HEISZMANN. — Le témoin est la belle-fille d’un philosophe
allemand éminent, Martin Buber, présenté en France par M. Bachelard. Elle a
été la femme et elle est peut-être la veuve de Heinz Neumann qui fut l’un des
membres du Politburo du parti communiste allemand.
Je demande au témoin de bien vouloir faire sa déclaration.
Mme BUBER-NEUMANN (interprétation de M. Friedmann). — Je me
suis présentée comme témoin dans le procès Kravchenko, parce que je suis
restée pendant cinq ans en Russie soviétique en qualité de communiste
allemande et j’ai pu, par ma propre expérience, connaître le régime stalinien.
J’ai été depuis 1921 jusqu’en 1926 membre de la jeunesse communiste
allemande. Depuis 1926 jusqu’en 1937 j’ai été membre du parti communiste
allemand. Mon conjoint, Heinz Neumann, membre du Politburo et du
Komintern depuis 1928 jusqu’en 1931, fut rappelé en 1932 en raison de sa
déviation avec la ligne politique communiste.
Je veux donner quelques explications sur cette déviation politique que
Neumann avait entre 1931 et 1932.
Le PRÉSIDENT. — Qu’elle abrège !
e
M HEISZMANN. — J’interromprai moi-même, Monsieur le Président,
chaque fois que j’aurai l’impression que ce n’est pas utile. J’affirme au
tribunal que ce détail a de l’importance pour la suite.
e
M NORDMANN. — Pour faire le procès du parti communiste français.
[Margarete Buber-Neumann retrace le parcours de son mari, ardent
partisan d’une lutte armée contre le national-socialisme, bientôt en rupture
avec Staline, limogé de son poste au Politburo en Allemagne, puis,
finalement, arrêté par le NKVD en 1937. Elle poursuit en évoquant son
propre parcours. Accusée à son tour d’action contre-révolutionnaire, elle est
condamnée à cinq années de camp de travail de redressement en qualité
d’élément socialement dangereux et envoyée dans un camp de concentration.
Elle raconte :]
Le camp de concentration de Karaganda a une étendue qui est
sensiblement deux fois celle du Danemark. Pour donner une idée de l’étendue
du camp nous fûmes conduites d’un point de rassemblement vers un autre
point, et pour atteindre ce second point nous passâmes trois stations de
chemin de fer.
Le premier travail que je dus faire fut un travail de bureau où on
s’occupait de réparation de machines agricoles. Au bout de quatre semaines
je voulus déposer une requête en vue de la révision de mon procès. Je
demandai du papier et rédigeai ma requête, et cette requête parvint au chef du
NKVD du camp. La réponse fut que je fus mutée dans le bloc de représailles
du camp. Et c’est dans ce bloc de représailles que je passai la totalité de ma
détention.
Le PRÉSIDENT. — C’est-à-dire combien d’années ?
Mme BUBER-NEUMANN (interprétation de M. Friedmann). — De
1938 à 1940. Les détenus qui se trouvaient dans le bloc de représailles
devaient travailler depuis le lever jusqu’au coucher du soleil. Ils étaient
astreints aux travaux les plus durs, notamment à des travaux agricoles. Et ils
recevaient la plus mauvaise nourriture. Le système qui prévaut dans les
camps de concentration en Union soviétique est le suivant : on veut obtenir
un rendement dans le travail des gens au moyen de la pression exercée sur les
questions de nourriture. C’est ainsi que ceux qui se trouvent dans le bloc de
représailles reçoivent la plus mauvaise nourriture du camp. Il existe quatre
degrés de cuisine. Le degré le plus bas est celui qui est alloué aux détenus du
bloc de représailles, aux détenus astreints aux travaux agricoles. Le second
degré concerne les employés de bureau et les chauffeurs. Le troisième degré
est alloué aux travailleurs du bâtiment. Et le degré le meilleur est alloué aux
cadres, ingénieurs, techniciens, et, en particulier, les techniciens agronomes.
Je veux passer maintenant sur le reste de la vie dans les camps de
concentration. D’autres témoins en ont sans doute parlé avant moi.
e
M BLUMEL. — Est-ce que c’est un camp de concentration ? Je
m’excuse, mais je voudrais comprendre. On nous dit que c’est une superficie
égale à deux fois celle du Danemark.
e
M IZARD. — Mais oui, c’est comme cela en Russie.
e
M BLUMEL. — Je pose une question pour comprendre : est-ce que cet
espace est clos ? Y a-t-il un mur ?
Mme BUBER-NEUMANN (interprétation de M. Friedmann). — Le
camp dont j’ai parlé n’a pas de murailles, car on vit dans une steppe.
L’évasion d’un tel camp est impossible car la steppe est parcourue par les
troupes montées du NKVD.
e
M BLUMEL. — Alors, Monsieur le Président, ce n’est pas un camp, en
français, c’est ce qu’on appelle une zone. Je ne parle pas du blockhaus où elle
a été détenue.
(La salle manifeste bruyamment.)
Je parle au tribunal. Ce n’est pas un camp. Un camp français c’est un
endroit où il y a des murailles. Cela s’appelle, en France, une résidence
forcée.
e
M IZARD. — Non. Ne commentez pas. Nous vous prouverons le
contraire. Laissez-la terminer.
Mme BUBER-NEUMANN (interprétation de M. Friedmann). — C’est
un camp.
e
M BLUMEL. — Ce n’est pas un camp.
Le PRÉSIDENT. — Nous allons préciser. Dans quel endroit habitait-
elle ? Habitait-elle dans un hôtel, une maison particulière ou une prison ?
Mme BUBER-NEUMANN (interprétation de M. Friedmann). — À
l’intérieur du camp.
Le PRÉSIDENT. — Je ne demande pas cela, pour l’instant. Dans quel
endroit habitait-elle ?
Mme BUBER-NEUMANN (interprétation de M. Friedmann).
— J’habitais dans une hutte d’argile. On pouvait toucher le plafond rien
qu’en levant la main, et cette hutte était habitée par des millions de puces et
de punaises.
Le PRÉSIDENT. — Avait-elle le droit de sortir de cette hutte quand elle
voulait ? Pouvait-elle s’en éloigner ? Je suppose du moins qu’elle pouvait en
sortir quand elle voulait ; elle avait le droit de s’en éloigner jusqu’à quel point
à peu près.
[Margarete Buber-Neumann répond à diverses questions qui lui sont
posées sur l’organisation du camp et raconte qu’elle a quitté les lieux en
janvier 1940, pour être transférée à Brest-Litovsk et bientôt livrée, parmi un
groupe d’une trentaine de communistes, à la Gestapo.]
Mme BUBER-NEUMANN (interprétation de M. Friedmann). — Nous
fûmes transférés dans un train et conduits à Lublin, dans une prison. À
Lublin, nous fûmes remis aux mains de la Gestapo.
C’est alors que nous pûmes constater que non seulement nous fûmes
remis en personne à la Gestapo, mais que le NKVD avait également remis
aux SS les documents qui nous concernaient. C’est ainsi, par exemple, que
dans mon dossier figurait, en outre, que j’étais la femme d’Heinz Neumann,
que Heinz Neumann était un des Allemands qui étaient le plus haïs par les
nazis allemands. Les interrogatoires durèrent plusieurs jours ; c’est ainsi
qu’on me déclara : « Quoi, vous voulez nous faire croire, vous voulez
affirmer que c’est en qualité de femme de Heinz Neumann que vous avez été
remise entre nos mains ? Cela, vous ne pouvez pas nous le prouver. Vous êtes
renvoyée vers nous en qualité d’agent du NKVD et du Komintern. »
De Lublin, je fus transférée, en compagnie de trente-neuf autres
personnes, à Berlin, à la préfecture de police, Alexander Platz. D’autres
interrogatoires eurent lieu au Prinz Albert Strasse qui est le quartier général
de la Gestapo. Ma détention préventive dura cinq mois.
Le PRÉSIDENT. — Mais il ne s’agit plus ici de précisions.
e
M HEISZMANN. — Si, si, il faut savoir ce qu’elle est devenue parce
que cela donnera toutes garanties au tribunal. Le tribunal va voir où cela se
termine.
Le PRÉSIDENT. — Qu’elle dise ce qu’elle est devenue, sans donner de
détails. Ce que les Allemands ont fait d’elle.
Mme BUBER-NEUMANN (interprétation). — Je fus remise entre les
mains de spécialistes de l’interrogatoire d’anciens communistes allemands,
c’est une section spéciale de la Gestapo, composée d’hommes spécialisés
dans les interrogatoires de communistes allemands.
Le PRÉSIDENT. — Oui, la Gestapo comportait pas mal de sections
spéciales. Et alors, nous disions ? Voyons, qu’elle dise maintenant ce qu’elle
est devenue. Ce qu’on a fait d’elle en Allemagne. Rapidement.
Mme BUBER-NEUMANN (interprétation). — Au bout de cinq mois, je
reçus un document qui prescrivait mon transfert dans un camp de
concentration ; c’est ainsi que j’arrivai au camp de concentration de
Ravensbrück.
e
M HEISZMANN. — Ce que n’avait pas fait la Suisse.
Mme BUBER-NEUMANN (interprétation). — … D’où je fus libérée le
21 avril 1945.
C’est ainsi que j’ai dû connaître deux dictatures dans leurs conséquences
les plus sombres.

[…]
e
M NORDMANN. — Le témoin a été à Ravensbrück jusqu’à quelle
date ?…
Jusqu’à la libération du camp ?…
Mme BUBER-NEUMANN (interprétation). — Jusqu’à la libération.
e
M NORDMANN. — C’était en avril 1945. Combien restait-il de
détenues à Ravensbrück, en avril 1945 ?…
Mme BUBER-NEUMANN. — Qui restaient, qui survivaient ?
e
M NORDMANN. — Combien étaient en vie en avril 1945 à peu
près ?… Je vais répondre pour elle, parce que nous serons d’accord…
e
M HEISZMANN. — Non !…
e
M NORDMANN. — Environ 20 000. Il restait 20 000 femmes à
Ravensbrück en avril 1945.
Mme BUBER-NEUMANN. — Environ 30 000.
e
M NORDMANN. — Environ 30 000. Si le camp de Ravensbrück avait
été libéré six mois plus tard, pensez-vous que des femmes seraient restées
encore en vie ?…
Mme BUBER-NEUMANN. — Non.
e
M NORDMANN. — Qui a libéré Ravensbrück ?…
Mme BUBER-NEUMANN. — Qui a libéré ?…
e
M NORDMANN. — Quelle armée ?…
Mme BUBER-NEUMANN. — Les Russes.
e
M NORDMANN. — L’Armée rouge. Je n’ai aucune autre question à
poser au témoin.
(Manifestations dans la salle.)
e
M IZARD. — Elle a livré le témoin !…
e
M NORDMANN. — … le témoin dont le nom nous a été donné il y a
e
deux jours par M Izard, nous ne savons pas qui elle est.
e
M IZARD. — En effet, elle a publié un livre dans le monde entier !…
e
M NORDMANN. — Nous savons une seule chose : c’est que son mari,
Heinz Neumann, est généralement maudit par les antifascistes allemands. Je
suis obligé de le lui dire – et je m’en excuse – parce qu’elle est à cette barre :
il est généralement maudit comme l’un des responsables de l’avènement du
régime hitlérien. Je regrette de le dire, c’est la vérité, c’est l’opinion de la
plupart des antinazistes…
e
M IZARD. — Un communiste et un juif livrés à la Gestapo.
e
M NORDMANN. — … et cette femme vient parler contre le pays grâce
auquel 30 000 femmes de toutes nationalités…
e
M IZARD. — Grâce auquel elle a passé quatre ans, maître Nordmann,
c’est scandaleux, le pays grâce auquel elle a passé quatre ans à
Ravensbrück !…
e
M HEISZMANN. — Et qui l’a livrée à la Gestapo !…
e
M BLUMEL. — Le gouvernement français n’a pas livré les socialistes
allemands à la Gestapo ?… Et Peyrouton a été acquitté par la Haute Cour !…
e
M IZARD. — Jolie comparaison !…
e
M HEISZMANN. — Il est normal qu’on traduise au témoin ce que vient
e
de dire M Nordmann.
e
M NORDMANN. — Elle l’a compris.
e
M HEISZMANN. — Permettez !… Il est préférable qu’on traduise.
e
M NORDMANN. — Je m’excuse de dire cela devant elle. Je ne l’aurais
pas dit si elle n’avait pas été citée comme témoin.
e
M IZARD. — Évidemment !… Si elle n’avait pas été livrée non plus.
Mme BUBER-NEUMANN (interprétation de M. Friedmann). — Ce sont
probablement les partisans de Staline qui le haïssent, parce qu’ils ont reçu
l’ordre de le haïr.
e
M NORDMANN. — J’ai une seule question à poser encore au témoin.
Elle est ici témoin de M. Kravchenko. M. Kravchenko a publié, en
avril 1944, aux États-Unis, une interview destinée à dissocier les États-Unis
de l’Union soviétique, et cette interview…
e
M IZARD. — Nous le voyons !…
e
M NORDMANN. — … et cette interview a été commentée par la presse
allemande, par des journaux que le témoin connaît : le Voelkischer
Beobachter, la Pariser Zeitung, le Das Reich, dans des termes que le témoin
peut accueillir avec des cris de triomphe.
Si Kravchenko, pour lequel elle témoigne, avait été entendu par l’opinion
publique américaine, l’Armée rouge n’aurait pas pu délivrer Ravensbrück,
parce que l’effort de guerre des Alliés en aurait été amoindri, parce que les
Alliés auraient été divisés, et c’est parce que M. Kravchenko n’a pas été
entendu que vous êtes en vie, Madame, et que 30 000 de vos camarades sont
en vie. Voilà la mauvaise besogne que vous venez faire ici !…
e
M IZARD. — Si M. Kravchenko avait été entendu, cette femme n’aurait
pas passé cinq ans, livrée par le NKVD à la Gestapo allemande, dans l’enfer
de Ravensbrück.
M. WURMSER. — Quand est-ce que Kravchenko avait dit cela ?…
M. FRIEDMANN. — Le témoin vient de me faire connaître qu’il a
e
compris l’intervention de M Nordmann et voudrait dire quelques mots.
Mme BUBER-NEUMANN (interprétation de M. Friedmann). — J’ai
quelque chose à ajouter à ce qui vient d’être dit. […] Lorsque j’arrivai au
camp de Ravensbrück, j’avais naturellement parlé de ce que j’avais dû subir
en Russie soviétique, après avoir pris contact avec des communistes
allemands et des communistes tchèques. Pour cette raison, les communistes
allemands et les communistes tchèques m’ont haïe et pourchassée pendant le
temps que j’ai dû passer dans ce camp de concentration, et ils m’ont menacée
que, dès la fin de la guerre, si les troupes soviétiques venaient à libérer le
camp, je serais arrêtée et livrée aux troupes soviétiques pour être conduite en
Russie.
e
M NORDMANN. — Mais ce sont les troupes soviétiques qui l’ont
libérée. Elle tente de jeter de la boue sur ses camarades.
e
M HEISZMANN. — C’est vous qui jetez de la boue, en ce moment.
Le PRÉSIDENT. — Ce qui est important dans sa déposition, semble-t-il,
c’est le fait suivant : elle prétend, à tort ou à raison, vous pouvez discuter
l’affaire, qu’elle a été livrée par la Russie aux nazis allemands.
e
M NORDMANN. — Elle a également prétendu que Staline souhaitait
l’avènement du national-socialisme en Allemagne, en 1931. Nous sommes en
droit de croire que toute sa déposition est entachée de suspicion.
e
M IZARD. — Elle est connue dans le monde entier et comment elle a été
arrêtée, je comprends que vous en soyez épouvanté vous-même, mais elle est
là !

[…]

DÉPOSITION DE FRÉDÉRIC JOLIOT-CURIE

Haut commissaire À l’Énergie atomique, professeur au Collège de France,


membre de l’Institut et de l’Académie de médecine

Le PRÉSIDENT. — Voulez-vous faire votre déclaration ?


e
M NORDMANN. — M. Frédéric Joliot-Curie fut un des collaborateurs
des Lettres françaises clandestines. Il vient apporter son témoignage à
M. Claude Morgan et à M. André Wurmser. M. Joliot-Curie s’est rendu à
plusieurs reprises en Union soviétique avant et après la guerre. Il parlera
également au tribunal du livre de Kravchenko.
Le PRÉSIDENT. — Vous avez la parole.
M. JOLIOT-CURIE. — Permettez-moi de dire tout d’abord, Monsieur le
Président, le respect que je porte à M. Claude Morgan et à M. André
Wurmser dont la pensée et les actes durant toute leur vie sont pour moi un
très bel exemple de probité, de talent et de courage.
Comme il vient d’être dit, effectivement, je suis allé plusieurs fois en
Union soviétique : en 1933 invité à un congrès de physique nucléaire à
Leningrad ; en 1936 pour faire la leçon inaugurale des cours internationaux
Mendeleïev ; et, finalement, en 1945 lors des cérémonies du
e
245 anniversaire de l’Académie des sciences.
En 1933 et 1936 je n’appartenais pas au parti communiste. Je travaillais
au laboratoire et j’observais comme scientifique […] les phénomènes
concernant la matière.
J’ai eu l’occasion de lire le livre de Kravchenko J’ai choisi la liberté. Je
l’ai lu en m’efforçant de lire ce livre comme nous lisons des textes pour nous
faire une opinion, avec l’esprit critique, l’esprit scientifique, sans aucune
passion, sans aucun sentiment pouvant modifier les appréciations. À la
lecture j’ai eu l’impression très nette de choses totalement inexactes, ne
traduisant pas du tout l’atmosphère et les modes de vie que j’ai pu constater
dans le pays.
C’est, d’ailleurs, après plusieurs années, après ces visites et après
plusieurs années je dirai d’observation – j’emploierai souvent ce mot – et
ensuite pendant l’Occupation, quand j’ai vu l’action de grande résistance
communiste, que je suis devenu membre du parti communiste.
Je dois dire que j’ai lu récemment dans un journal L’Économiste – je vous
prie de m’excuser si je parle de moi quelque peu – ceci : « Il est entré au parti
communiste pour l’amour de sa patrie. » C’était dans L’Économiste il y a
quelques semaines.
Pour en revenir au fait précis, voici, concernant le livre J’ai choisi la
liberté… Je voudrais dire, si vous m’y autorisez, que j’ai senti dans la
rédaction, le mode de description, les mêmes méthodes que celles que j’ai pu
observer à la lecture de beaucoup de journaux et de livres qui consistaient
systématiquement à décrire l’Union soviétique comme un pays dans lequel
les hommes sont soumis à un esclavage, ont perdu toute liberté, toute
indépendance, et où l’individu n’existe pas. Et avec, je dirai, le même style, la
même méthode psychologique, qui traduit certaines choses exactes – en très
petit nombre d’ailleurs – et, à côté, ce que je puis qualifier, d’après ce que j’ai
vu, de mensonges flagrants, tendant à provoquer un bilan défavorable à ce
pays.
Je puis le dire, en particulier, en me reportant à ce livre pour la
description du chapitre « Étudiant à Kharkov ». J’ai été moi-même à Kharkov
en 1936, j’y ai visité les laboratoires des établissements d’enseignement, de
très beaux locaux, et j’y ai vu là une atmosphère, un état d’esprit
d’enthousiasme tout à fait remarquable. Certes, parfois, certains scientifiques,
comme en 1933, faisaient des critiques. Ils n’avaient pas peur de faire ces
critiques disant : « ça pourrait mieux marcher » ; « nous n’avons pas encore
obtenu tel et tel résultat » ; « là c’est peut-être une faute ». Je dois tout de
suite reconnaître que j’ai rencontré ces mêmes hommes plus tard et tout à fait
enthousiasmés contre ce qu’ils critiquaient à la même époque.
Ceci a été pour moi un élément extrêmement important sur la solidité et
la légalité – je dirai même la direction – de ce pays, sur les méthodes
employées pour arriver à des résultats rapides. En effet, j’ai rencontré, je le
répète, des hommes, des gens, en 1933, qui, tout en travaillant très
loyalement pour le gouvernement soviétique, faisaient quelques critiques, et
j’ai rencontré ces mêmes hommes en 1945, d’abord en 1936, et ensuite en
1945, qui étaient les plus grands défenseurs de ce régime.
J’ai noté un certain nombre de pages, par exemple p. 634 et 635 du livre
J’ai choisi la liberté, il est question de « demeurer soumis à l’esclavage
totalitaire et plongés dans l’obscurantisme ». Vraiment, s’il y a un pays dans
lequel on a fait un effort pour instruire, éduquer, l’ensemble des citoyens, où
on voit dans les bibliothèques, dans les librairies, les livres publiés à un très
grand nombre d’exemplaires, et ceci confirmé, je le répète encore, par des
hommes qui, tout en travaillant loyalement pour le gouvernement soviétique,
n’étaient pas entièrement d’accord avec toutes les mesures qui étaient prises,
c’est bien en Union soviétique. […]
Voyons maintenant une chose plus précise. Revenons à Kharkov. À
Kharkov j’ai visité les laboratoires ; j’ai eu des conversations très libres avec
les chercheurs, et je n’y ai pas vu le désordre, je n’y ai pas vu de gens mal
alimentés. C’était en 1936 ; je sais que la description dans le livre de
Kravchenko date de 1931, c’est-à-dire cinq ans avant. Si vraiment ce qui était
écrit dans ce livre en 1931 était exact, ce que j’ai vu en 1936 est tellement
différent que ceci prouverait qu’en quatre ou cinq ans ce pays serait arrivé à
faire une telle transformation, une telle amélioration rapide, que ça tiendrait
du prodige.
J’ai visité la bibliothèque, les hommes travaillaient et les femmes,
silencieusement, donnaient une impression de quiétude et de solidité.
Le PRÉSIDENT. — La bibliothèque de Moscou ?
M. JOLIOT-CURIE. — Non de Kharkov. J’y ai vu, chose qui est un
élément, je dirai tout à fait favorable aux méthodes d’éducation et contre cet
obscurantisme signalé dans le livre ; j’y ai vu dans un ancien palais une
concentration d’enfants entre douze et seize ans. Et, là, une méthode
d’éducation et d’instruction tout à fait exceptionnelle. Il s’agissait d’une
sélection des meilleurs élèves choisis dans les écoles qui seraient nos écoles
primaires. Il faut s’occuper de tous les élèves mais, quand, dans une classe de
trente ou quarante élèves, vous avez des élèves extrêmement doués, et
d’autres un peu moins pour les études, il est regrettable de les mettre, je dirai,
au même niveau, avec le même enseignement, faisant ainsi piétiner les élèves
les mieux doués. Donc, ceux-ci étaient choisis, retirés de l’école et amenés
dans ce palais avec des maîtres sélectionnés.
J’ai eu l’occasion de les interroger. La sélection s’opérait de la façon
suivante…
Je vous prie de m’arrêter, Monsieur le Président, si je m’étends trop.
Le PRÉSIDENT. — Vous comprenez le russe ?
M. JOLIOT-CURIE. — Je ne lis pas le russe. Mais je dirai que les
conversations que j’ai eues avec des interprètes, dont le plus âgé dans ce
palais avait treize ans, étaient telles que si cet enfant avait voulu traduire avec
une certaine pensée, ça aurait été vraiment un prodige. Il ne faisait que
traduire. Il était de la section des langues.
Le PRÉSIDENT. — C’était lui qui parlait français ?
M. JOLIOT-CURIE. — Oui bien entendu. Alors j’ai eu l’occasion
d’interroger, par l’intermédiaire de cet enfant qui avait l’âge de treize ans, qui
faisait partie de la section langues, les élèves de la section chimie, de la
section physique, de la section littérature, de la section géographie, des
sciences d’exploration, et Mme Joliot-Curie et moi-même – nous étions deux
témoins – avons été absolument étonnés des questions, de la qualité de ces
questions qu’ils nous posaient : l’une en particulier : le neutron – « votre »
neutron, comme il l’appelait – ce qui prouvait qu’ils étaient informés – que
devient-il après qu’il a été émis ? Quitte-t-il la terre ? Qu’est-ce qu’il
devient ?
Nous n’avons pas pu à ce moment répondre à cette question. La réponse
c’est la radioactivité artificielle.
Le PRÉSIDENT. — Ils y avaient réfléchi.
M. JOLIOT-CURIE. — Oui, mais c’était tout à fait étonnant, à tel point
que, rentré dans mon pays, immédiatement, j’ai rencontré Pierre Perrin et lui
qui avait de très grandes responsabilités dans la recherche scientifique m’a
dit : « Voilà ce que nous devrions faire en France », c’est-à-dire faire une
sélection parmi les meilleurs élèves, et faire cet enseignement extraordinaire
que j’ai rencontré là-bas.
Je n’insiste pas sur cette partie de l’obscurantisme. Je ne pense pas qu’on
ait fait un effort plus grand dans n’importe quel pays pour l’éducation,
l’instruction de l’ensemble de la population, de l’ensemble du peuple.
Maintenant, en ce qui concerne d’autres chapitres du livre, l’ensemble du
livre donne une impression – excusez-moi l’expression – une impression sale.
Il y a tellement de belles choses, il y a des choses qui ne sont pas bien,
comme dans tous les pays du monde, bien entendu, mais il faut faire le bilan,
l’intégral. Il ressort de ce livre une impression de volontairement déprécier
tout ce qui a été fait de beau dans ce pays.
Il n’y a pas de bancs – et alors, ceci l’impressionne beaucoup, parce que,
constamment, on lit des réflexions comme celles-ci : « Il n’y a pas de bancs
pour s’asseoir », « les water-closets ne marchent pas ». On tend à rechercher
les côtés de la maison qui ne sont pas encore très bien arrangés, mais à laisser
de côté tout ce qu’il peut y avoir de beau dans l’effort qui est fait dans cette
période de construction, mettant en avant toutes les difficultés qu’il y avait à
éliminer […].
Je crois même que, dans l’enfance de l’auteur, ou présumé auteur, de ce
livre, dans l’enfance – il est étonnant que cet enfant ait pu devenir ingénieur,
s’il fut ingénieur, et avec toutes ses possibilités… Qui est-ce qui aurait pu lui
donner cela ?… C’est tout de même le régime soviétique !… Je ne vois pas
comment, autrefois, dans le régime des tsars, il aurait pu dire qu’il est devenu
ingénieur, etc., ce qui n’est pas sûr, d’ailleurs, étant donné les diverses
1
précisions qui peuvent être données dans ce livre .
En ce qui concerne un autre chapitre, « La panique à Moscou », vous me
direz : je n’étais pas pendant la guerre à Moscou. Je suis allé à Moscou en
1945, mais j’avais rencontré, avant, quelqu’un qui a été à Moscou en 1942. Il
s’agit d’Ève Curie.
Je vous dirais que je n’ai pas le droit de faire parler une personne, mais
j’ai lu un livre, et j’ai le droit de faire appel à des pages écrites d’un livre qui
s’appelle : Voyage parmi les guerriers, qui a été publié en Amérique. Ève
Curie était en Amérique pendant la guerre et ce livre a été publié en partie en
français, dont le chapitre sur la Russie, au Canada.
Ève Curie, vous le savez, nous n’avons pas les mêmes opinions
politiques, mais Ève Curie, si je ne suis pas toujours d’accord avec elle à
beaucoup de points de vue – il est normal, on ne peut pas toujours être
d’accord –, a une tradition d’honnêteté intellectuelle, et j’ai lu avec beaucoup
de soin ses impressions, son récit, ses relations de voyage comme
correspondante de guerre en Union soviétique, et j’attache une grande
importance à ce qu’elle a écrit. […]
Alors, ce livre qui me semble très objectif sur les observations faites,
contient des pages en contradiction totale avec ce qui est écrit dans le livre
J’ai choisi la liberté. Cette panique de Moscou !… vraiment, quand on
connaît, quand on a visité, quand on a vu ce pays, semble vraiment
invraisemblable.
Je lirai, si vous m’y autorisez, quelques pages. Ève Curie, dans son livre
que j’ai ici et que je puis mettre à la disposition de ceux qui désirent vérifier
si ce que je dis est exact. Ce livre est en anglais. Il commence par :

Impressions dominantes.

C’est à Kibitcheck. Le peuple a une vie très dure… c’est la guerre.


o
2 . — ils ne se soucient absolument pas de ce que leur vie est dure.
o
3 . — Tout le monde travaille.
o
4 . — Je n’ai jamais rencontré quelqu’un en bonne santé qui soit
inoccupé. La seule préoccupation de tous ces hommes et femmes est la
guerre. Pour aider les soldats de l’Armée rouge qui supportent le
principal fardeau de la guerre, chacun était prêt à n’importe quel sacrifice
que Staline pourrait leur demander.

Cela semble un autre tableau que celui qui est décrit dans le livre J’ai
choisi la liberté !…
Ensuite, nous trouvons :

L’attaque germanique qui avait fait tomber en pièces mon pays, la


France, en peu de semaines, armée, régime et tout, n’avait pas secoué la
structure formidable de l’URSS. Ce n’était pas seulement une question de
préparation militaire complète, c’était une question d’unité nationale et de
puissante direction.
Pour le mettre plus clairement, la grande majorité des Russes se tenait
fermement derrière leur gouvernement, pour l’heureux ou pour le pire –
la guerre – et ceux qui ne le faisaient pas, on s’en occupait…

Je lirai tout, je n’ai pas fait une coupure.

Ce commissaire politique de l’Armée rouge me disait un jour,


incidemment : « Nous aussi, nous avions une Cinquième colonne, vous
savez ?… »

Et je lirai :

Ce petit mot « avions », utilisé au passé, m’a fait frémir.

Je ne cache rien, je n’enlève rien.

Le commissaire se référait, je pense, à la purge de 1936, et ce qu’il


voulait dire était : « Comme tout autre pays, nous avions nos traîtres,
mais nous ne les avons plus. Nous les avons exécutés ou mis en prison,
car, pour nous, une seule chose compte : nous ne voulions pas être battus,
ni du dedans ni du dehors. » En Russie, être battu non seulement
matériellement, mais dans son âme était quelque chose que je ne pouvais
seulement pas imaginer. J’étais peut-être plus impressionnée par la
manière dont les Russes avaient fait la retraite sur 800 miles dans les
premières semaines de la guerre, sans qu’un seul régiment déserte ou
mette bas les armes, sans révolte intérieure, sans qu’un paysan livre
volontairement sa récolte à l’ennemi, sans qu’une cité fournisse aux
Allemands un gouverneur fantoche, que par la manière dont j’avais vu
maintenant l’Armée rouge reconquérir les villes et les villages. Le soldat
qui, après avoir été forcé de reculer pendant 800 miles, s’est terré dans
une tranchée, dans une température de quarante degrés au-dessous de
zéro, et a obstinément défendu cette tranchée, la jeune fille, dans une
usine de Moscou, qui m’a dit : « Nous “aimons” travailler onze heures
par jour », la paysanne que je me rappelais marchant sous la neige, parmi
les ruines, sans souliers, maudissant les bandits fascistes, le général de
quarante ans qui m’avait dit : « Mon sang appartient à la patrie », le
paysan qui avait murmuré : « comme guérillas, je fais des progrès tout le
temps », et les fières femmes que j’avais vues faire la queue attendant le
pain dans les rues de Moscou, aucun de ces gens, je le savais, ne fléchirait
si la marée tournait de nouveau et si l’Armée rouge devait reculer au lieu
d’aller de l’avant !…
Ensuite, j’ai, malgré les différences d’opinions politiques,
profondément admiré ces hommes et ces femmes. C’est pourquoi il m’a
été dur de les quitter.

Elle retournait aux États-Unis, à ce moment-là, et ceci faisait suite à une


déclaration qui est citée, de Staline, de février 1931 et qui explique :

« On demande quelquefois s’il ne serait pas possible de ralentir un


peu le rythme, de ralentir le mouvement. Non, camarades, il est
impossible de ralentir le rythme, au contraire, il est nécessaire de
l’accélérer. Ralentir le régime, c’est rester en arrière, et les retardataires
sont toujours battus. Mais nous ne voulons pas être battus. Nous sommes
de cinquante à cent ans en retard sur les contrées avancées. Nous devons
combler cet écart en dix ans. »

C’est ce qui explique qu’il faut travailler considérablement. […] Tout


ceci, toutes ces descriptions qu’on trouve dans ce livre, écrites par une
personne qui n’a certainement pas mes opinions, a une autre allure, a une
honnêteté, même s’il y a des critiques contre le régime, a une autre allure
d’honnêteté. C’est sain, ce n’est pas un livre écrit pour montrer la saleté, pour
imaginer, inventer tout ce qui peut satisfaire une haine personnelle, et mon
témoignage est le suivant, je conclurai ainsi :
C’est que quand je lis un livre comme cela [J’ai choisi la liberté], je dis
que c’est un livre fait avec une volonté, pour obtenir un résultat, celui de
libérer, soi-disant, le peuple russe. Mais il est libéré !… C’est pour obtenir
une action en faveur d’une guerre, et c’est, dans les dernières pages du livre,
créer un climat favorable. Nous avons tous le souvenir de ces campagnes.
Tous les moyens, toujours les mêmes se reproduisent. […]. Actuellement, les
mêmes événements se répètent, et on utilise des hommes analogues et ayant
exactement le même état d’esprit, et je le dis – c’est un mot lourd – des
traîtres à leur pays, pour produire exactement les mêmes effets et nous
conduire de nouveau à une guerre.
Eh bien, non, j’estime que des livres comme celui-ci, il fallait s’y
opposer, il fallait écrire ce qui a été écrit dans Les Lettres françaises pour
alerter l’opinion et combattre de toutes nos forces contre cette création d’un
climat favorable à une guerre que nous ne voulons pas.

1. Joliot-Curie se réfère à la qualification d’ingénieur obtenue par Kravchenko.


LE PROCÈS DU RÉSEAU
JEANSON (1960)
Février 1960, l’affaire du réseau Jeanson éclate à Paris et l’opinion
française découvre avec effarement l’existence d’un groupe d’intellectuels,
de comédiens et de gens des médias portant assistance à l’insurrection
algérienne. Quelques mois plus tôt, en septembre 1959, le général de Gaulle a
prononcé pour la première fois à la télévision le mot « autodétermination » :
sécession ? association ? les Algériens ont désormais le choix de leur destin,
1
le chef de l’État s’y est engagé . Pourtant, alors que l’indépendance est
devenue une voie autorisée par le président, les membres du FLN et les
Français qui les aident en métropole continuent d’être perçus, les uns comme
des terroristes, les autres comme des traîtres, et sont poursuivis en justice.
L’action de ces hommes en révolte est-elle criminelle ou bien constitue-t-
elle un combat politique, une lutte pour une juste cause dont la légitimité est
reconnue par le pouvoir central ? C’est toute l’ambiguïté que révèle le procès,
où les partisans de l’indépendance algérienne comparaissent sous
l’accusation commune d’atteinte à la sûreté de l’État. Cette ambiguïté, la
défense – offensive – ne manquera pas de la dénoncer à travers une stratégie
audacieuse qui met l’institution judiciaire face à ses propres contradictions et
qui, théorisée à la fin des années 1960 sous le nom de « stratégie de
2
rupture », est ici appliquée par les avocats dans un usage explosif.
Le procès du réseau Jeanson, où les membres de l’organisation se
retrouvent dans le prétoire côte à côte avec les hommes du FLN, est
3
symbolique d’une fraternité entre Français de la métropole et Algériens face
au pouvoir politique. Il deviendra l’emblème de prises de parole restées
mémorables : celle des fameux « 121 », dont la Déclaration coïncide
volontairement avec l’ouverture du procès – celle de Sartre en particulier –,
mais aussi, plus modérée, celle de Paul Teitgen, ancien dirigeant de la police
à Alger, venu témoigner contre la torture pratiquée par l’armée française de
l’autre côté de la Méditerranée. Un procès choral en somme, où chacun des
points de vue vient apporter sa voix à la cause de l’indépendance algérienne.

Le 20 février 1960, un mois à peine après l’insurrection des barricades à


Alger, a lieu à Paris l’arrestation par la DST de plusieurs membres du réseau
Jeanson. Dans les journaux, la nouvelle fait sensation. Lors de la première
vague d’arrestations, Paris-Presse titre : « La police arrête dix Parisiens
appointés par le FLN. Parmi eux : des professeurs, des artistes et des
4 o
techniciens de la RTF . » Le n 1 du FLN pour la métropole, Haddad
5
Hamada, fait aussi partie du coup de filet, ainsi que cinq autres Algériens .
Depuis plusieurs mois déjà les filatures s’étaient multipliées et l’étau s’était
resserré autour des diverses personnalités actives liées à Francis Jeanson. En
tout, plus de vingt-cinq personnes sont appréhendées. Mais le chef du réseau,
6
lui, est toujours en liberté, réfugié dans la clandestinité . C’est la première
fois que l’existence d’un groupe français d’aide aux nationalistes algériens est
7
portée à la connaissance du public . L’opinion est en émoi : le choc et
l’incompréhension dominent.
Qui donc est Francis Jeanson, à la tête du réseau, dont le nom s’étale dans
8
tous les journaux ? Ignoré du grand public, Jeanson est connu dans les
milieux intellectuels. Il est homme de lettres et philosophe, intime de la
pensée de Sartre, et dirige au Seuil la fameuse collection « Écrivains de
toujours ». Il collabore aussi bien à la revue Esprit d’Emmanuel Mounier
qu’aux Temps modernes de Sartre. Son premier contact avec l’Algérie est
déjà ancien. Il remonte à la Seconde Guerre mondiale quand, fin 1943, il
rejoint l’Afrique du Nord dans l’intention de participer au combat pour la
libération de la France. C’est lors d’un second séjour en compagnie de sa
femme, cinq ans plus tard, qu’il rencontre Ferhat Abbas et noue des contacts
avec des nationalistes algériens. Il prend alors conscience de la réalité locale
9
et acquiert la conviction que « ça ne pouvait pas ne pas exploser ».
er
L’Histoire ne tarde pas à lui donner raison quand, le 1 novembre 1954, lors
de la Toussaint rouge, des dizaines d’attentats sont perpétrés en plusieurs
endroits du pays par le FLN, contre des symboles de la présence française en
Algérie. Une explosion de violence qui marque le point de départ de ce qu’on
appelle alors les « événements d’Algérie » et qui constitue en même temps
l’acte de naissance politique de l’organisation nationaliste algérienne.
De retour en France, Jeanson publie avec sa femme un livre au titre
10
polémique, L’Algérie hors la loi . Son opinion fondamentale est que
l’Algérie française ne peut être que la survivance anachronique d’un
colonialisme révolu et qu’elle est à plus ou moins long terme condamnée :
« Ce n’est pas être défaitiste, écrit-il, ni antifrançais, que de vouloir regarder
en face une situation où se trouve inscrite pour la France, et depuis un certain
11
temps déjà, sa totale défaite . » L’ouvrage, dans lequel Jeanson légitime
l’action violente des nationalistes par le contexte colonial de la présence
12
française, deviendra en Algérie « le bréviaire des révolutionnaires ».
Mais Francis Jeanson refuse de se cantonner à une solidarité par l’écrit.
Radical, pragmatique, engagé, il entend agir autrement que par sa plume et
trouve l’occasion d’apporter son soutien au FLN depuis la métropole.
Comme il le racontera plus tard à son ancien camarade de combat Jacques
Charby, il rencontre Salah Louanchi, alors responsable de la Fédération de
13
France du FLN, avec qui il collabore à partir de l’été 1956 . Tandis qu’il
passe ses journées à travailler au Seuil, la nuit, il fait le taxi pour des
nationalistes algériens. Par ce biais, il prend bientôt conscience des besoins et
étend son champ d’action. Avec ses compagnons, il recrute de nouveaux
sympathisants pour servir d’agents de liaison ou jouer le rôle de prête-nom, il
fournit des lieux de réunion, des lieux d’hébergement. De fil en aiguille, ses
activités secrètes prennent de l’ampleur : Jeanson et ses amis se consacrent à
14
la fabrication de faux papiers , organisent des filières de passage de la
frontière et, surtout, collectent et acheminent des fonds au profit du FLN. Il
est question de plusieurs centaines de millions transférés vers l’Algérie.
Amateur, dans les premiers temps, le cercle constitué par Jeanson, sa
femme et ses proches s’établit en véritable réseau à partir de l’automne 1957,
avec un recrutement élargi et une action structurée. Aux côtés de Colette et de
Francis Jeanson, on trouve des personnalités d’horizons divers, des
intellectuels, des chrétiens, comme Jean Urvoas et Robert Davezies, plus tard,
15
des comédiens, des artistes . Sans adhérer à un même parti, ils appartiennent
à une gauche « irrespectueuse », se situant souvent à distance du PC et de la
16
SFIO . À partir de mai 1958, Jeanson, séparé de Colette, vit avec Hélène
Cuénat, qui participe, elle aussi, à l’organisation. Un groupe de femmes, dont
on retrouvera certaines sur le banc des accusés, apporte une contribution
active aux entreprises du réseau. Outre Hélène Cuénat et Colette Jeanson, on
y rencontre par exemple la photographe Dominique Darbois et l’artiste Cécile
Marion, qui participent aux passages de frontière des Algériens clandestins,
de même que les enseignantes Janine Cahen et Micheline Pouteau, professeur
d’anglais à Neuilly. Ou encore, parmi bien d’autres, l’ouvrière Jacqueline
Carré.
Un ami de jeunesse de Francis Jeanson, Jacques Vignes, jouera un rôle
central dans l’organisation des filières vers l’étranger. Vers l’Espagne
d’abord, puis, à partir de l’été 1958, vers l’Allemagne. Il y fait preuve d’une
grande efficacité. Le comédien Jacques Charby, qui entraîne sa femme avec
lui, fait, pour sa part, office de recruteur. Jacques et Yvonne Rispal, André
Thorent, Georges Berger, Paul Crauchet, tous comédiens eux aussi, sont
enrôlés grâce à lui, de même que, indirectement, Jacques Trébouta,
réalisateur à la télévision. Jean-Claude Paupert, autre figure marquante du
réseau, est un rappelé d’Algérie. Il connaît bien la réalité du terrain et son
engagement est nourri de son expérience sur les lieux. Il sera un « porteur de
valises » assidu. Quant à Gérard Meier, qui n’a pas fait le voyage de l’autre
côté de la Méditerranée, car il a choisi de déserter, il sera un agent de liaison
précieux du FLN.
L’action ne peut être efficace qu’au prix du secret chez les plus engagés.
Une partie du réseau est clandestine, retranchée de la vie ordinaire – c’est
ainsi que Francis Jeanson, dès le printemps 1958, abandonne ses fonctions au
Seuil. Ces Français dévoués tout entiers à la rébellion algérienne sont
rémunérés directement par le FLN, ce qui leur vaudra d’être traités de
mercenaires par leurs adversaires. Cela ne les empêche pas de revendiquer
une totale indépendance vis-à-vis des Algériens : à leurs propres yeux, ils
sont français et interviennent, certes par solidarité envers un peuple ami, mais
avant tout pour sauver leur pays des périls qui le guettent et le défendre
contre une trahison de ses valeurs fondamentales. Car ils sont convaincus
qu’une menace fasciste pèse sur la France. Le soutien du réseau Jeanson est
déterminant pour le mouvement algérien. Comme le confiera plus tard
Haddad Hamada, l’assistance du groupe a été vitale pour le FLN : « Le plus
important pour nous, dira-t-il, c’était l’argent. Les ressources de la Fédération
de France ont alimenté de façon décisive le trésor de guerre du GPRA. Sans
l’appui des militants français, la centralisation et l’évacuation des fonds
auraient été très difficiles. […] Personnellement, si j’ai tenu aussi longtemps,
17
c’est grâce à Francis Jeanson et à ses amis . »
Quelle que soit sa détermination dans l’action, Francis Jeanson ne cesse
pas d’être un intellectuel, un homme d’idées. Quelques mois après son entrée
en clandestinité, il décide de compléter le fonctionnement concret du réseau
par la diffusion de sa pensée grâce à la publication d’un bulletin. C’est ainsi
que Vérités pour voit le jour. La feuille, elle-même clandestine par nécessité,
publiera notamment une interview de Sartre, dans laquelle l’auteur de La
Nausée proclame déjà sa solidarité avec les « porteurs de valises » et son
soutien sans faille au FLN, « quelle que puisse être pour eux l’importance de
la foi religieuse ». Dans cet entretien, Sartre formule une critique acide de la
gauche en des termes que Jeanson pourrait faire siens – une gauche
considérée comme frileuse et bien-pensante, prisonnière des réticences de
l’opinion publique, et rétive à un anticolonialisme véritable. Autant de prises
de position qui seront réitérées avec énergie lors du procès.
Avant même l’ouverture du procès, deux mois après la révélation
publique de l’existence de l’organisation, en avril 1960, l’affaire du réseau
Jeanson prend devant l’opinion un tour spectaculaire. À la surprise générale,
alors que toutes les polices sont à sa poursuite, Francis Jeanson tient une
« conférence de presse » secrète en plein Paris où il expose devant une
dizaine de journalistes les objectifs de son action. Reprenant des affirmations
déjà énoncées dans Vérités pour, il se fait l’accusateur des gouvernements qui
se sont succédé à la tête du pays et qu’il considère comme irresponsables.
Certain que l’indépendance algérienne est à venir, il exprime sa volonté de
« sauvegarder la possibilité ultérieure de rapports amicaux entre les deux
peuples » en prouvant qu’il existe en France des hommes prêts à tendre la
main à ceux qui se battent pour la libération de leur nation. Ces paroles, un
journaliste ami de la cause algérienne est là pour les entendre et les faire
connaître au public : il s’agit de Georges Arnaud. Quand son article est publié
18
dans Paris-Presse , Arnaud ne sait pas encore que cette publicité donnée
aux discours de Jeanson va le conduire sous les verrous, sous l’inculpation
fantaisiste de non-dénonciation de malfaiteur. Le procès qui va s’ensuivre
sera une affaire dans l’affaire, où l’accusé bénéficiera du soutien massif de
ses confrères journalistes, soucieux à travers lui de défendre le droit au secret
de leurs sources.
Tandis que le chef du réseau parvient toujours à échapper aux autorités,
les membres de l’organisation, pour un grand nombre d’entre eux, sont en
détention. Ils sont interrogés par les services de la rue des Saussaies et mis en
présence de leurs défenseurs. Dès l’automne 1959, Francis Jeanson, qui se
savait surveillé, avait cherché à s’assurer l’assistance d’un avocat et était
entré en contact avec Roland Dumas, déjà connu pour être un avocat engagé.
Même si ce dernier avait voté les « pouvoirs spéciaux » au socialiste Guy
19
Mollet en 1956 , il avait évolué sur la question algérienne et, en juillet 1957,
avait fait voter un amendement visant à empêcher l’assignation à résidence en
20
Algérie des individus réputés « dangereux ». Roland Dumas s’était déclaré
prêt à faire corps avec les positions de Jeanson et de ses compagnons de
21
route. En février 1960, quand le juge d’instruction Batigne est saisi du
e
dossier du réseau de soutien, M Dumas rend donc visite à ses clients
« métro ». À l’instar notamment de Robert Badinter, du bâtonnier Thorp et de
e
M Blumel, avocats eux aussi des agents de soutien français au FLN. Ou
encore de Gisèle Halimi, qui fera bientôt parler d’elle au cours de la même
année pour sa défense de Djamila Boupacha, une jeune Algérienne accusée
d’être poseuse de bombe, et torturée par l’armée française.
Les avocats des Algériens, distincts de ceux des Français de métropole,
appartiennent au collectif FLN constitué trois ans plus tôt pour la défense des
es
militants du Front et animé par Jacques Vergès : il s’agit, notamment, de M
Abdessamad Benabdallah, Mourad Oussedik, Maurice et Janine Courrégé,
22
Jacques Likier ou Michel Zavrian … Ces hommes et ces femmes, eux aussi,
se sont déjà rendus célèbres par leurs actions – ils sont d’ailleurs dans la ligne
23
de mire du pouvoir . Jacques Vergès, en particulier, a fait parler de lui lors
de sa défense de la jeune militante FLN Djamila Bouhired, sauvée de la mort
24
grâce à son appel à l’opinion nationale et internationale . Ainsi donc, avant
même l’ouverture des débats, la justice sait déjà de quoi sont capables ces
avocats décidés, radicaux, tout entiers acquis à la cause de l’indépendance
algérienne.

Le lundi 5 septembre 1960, quand débutent les audiences du procès du


réseau Jeanson, un groupe impressionnant de vingt-six avocats est présent
dans le prétoire prêt à assurer la défense des accusés. Face à eux, le tribunal
militaire permanent des Forces armées de Paris, qui siège dans l’ancienne
prison du Cherche-Midi aujourd’hui détruite, est présidé par le conseiller
Curvelier. Pendant près d’un mois, dans ces locaux vétustes parfois pris
d’assaut par des groupes d’extrême droite, les éclats vont se succéder.
Confronté à une défense audacieuse, sûre d’elle-même, qui multiplie les
offensives et provoque continuellement des incidents d’audience, le tribunal
apparaîtra fragile, incertain, malhabile à s’imposer, tantôt usant à contretemps
de son autorité, tantôt se rétractant, pris de scrupules. De part et d’autre, une
partie de bras de fer se déroule au fil des semaines, un combat où chaque jour
l’institution judiciaire perd davantage la face, malmenée, tournée en ridicule
par des avocats pleins d’insolence et désireux d’en découdre, soucieux de
prolonger les débats pour mieux attirer sur le procès l’attention du public.
Dès les premiers jours, le procès est l’occasion pour les avocats d’adopter
une ligne de défense combative dont les plus intransigeants, jusqu’à la fin, ne
se départiront pas. Dans le camp algérien comme dans le camp français, les
plus engagés mettent en application la fameuse « stratégie de rupture » en
usage au sein du collectif FLN. À leurs yeux, une telle stratégie n’est possible
qu’avec le plein assentiment des accusés et suppose même leur initiative :
c’est parce que les accusés contestent la juridiction devant laquelle ils sont
déférés et les fondements sur lesquels on les poursuit que les défenseurs
décident de faire le choix d’une telle tactique. « Le procès de rupture, déclare
ainsi Vergès, c’est le procès dans lequel il n’y a plus d’accord sur les
25
principes au nom desquels on va juger . » Par suite, au juge qui les
considère comme des terroristes et des malfaiteurs, les Algériens ripostent
qu’ils sont des combattants en lutte pour l’indépendance de leur pays ; au
tribunal qui veut statuer sur leur cause, ils opposent leur refus de se soumettre
à l’autorité du gouvernement français, n’acceptant que celle du GPRA et
26
déniant à la justice française le droit de les juger . Tout au long du procès,
malgré leurs degrés d’implication divers au sein de la rébellion, il existera
une cohésion entre les accusés, quelle que soit leur origine, et, pour la
majorité d’entre eux, un accord pour adopter une attitude d’opposition
27
frontale vis-à-vis du tribunal .
La contestation des juges par les avocats revient comme un leitmotiv tout
au long du procès, déclinée sous plusieurs formes. Les avocats n’hésitent pas
à demander la récusation du président. C’est le cas une première fois, dès le
e
deuxième jour des audiences, par la bouche de M Dumas qui invoque le
défaut d’objectivité du conseiller Curvelier. Ce dernier, pour appeler à plus
de gravité dans le déroulement des débats, n’a-t-il pas invoqué « des
28
circonstances où le sang coule sur les plages algériennes » ? Ce sera le cas
plus d’une fois par la suite. Du côté algérien, un motif d’incompétence lié à la
composition du tribunal est soulevé en raison de l’absence d’un représentant
e
de l’aviation au sein de la juridiction. Avec le plus grand sérieux, M Likier
ne fait-il pas observer que, lorsque l’atteinte à la sûreté de l’État intéresse
aussi bien l’armée de terre que l’armée de l’air, le code militaire impose la
désignation du juge militaire du grade le plus élevé parmi les officiers
appartenant à l’armée de l’air ? Protestation de pure forme bien sûr, mais qui
permet de faire durer les débats et présente pour les accusés la portée
symbolique d’une mise en cause de leurs juges. Plus tard au cours du procès,
certains avocats du collectif FLN sont témoins d’un rapprochement entre
deux des juges et Jacques Sidos, l’un des animateurs du mouvement
d’extrême droite Jeune Nation, fervent partisan de l’Algérie française. Ces
hommes ont été vus ensemble dans un café aux abords du tribunal. Le
15 septembre, la récusation des deux magistrats est demandée à la juridiction
militaire qui, dans une de ces volte-face dont elle est coutumière depuis le
début, commence par rejeter la requête, avant de finir par annoncer le retrait
de la cause du lieutenant Schupé et du capitaine Estève.
La rupture, qui est une stratégie du désaccord et de l’opposition, se
marque volontiers dans la forme et se réfugie sur le terrain de la procédure.
Contre le tribunal, en conflit ouvert avec lui, le plaideur et son avocat
s’imposent vis-à-vis du juge sur le ton de la provocation, et n’hésitent pas à
multiplier les incidents dans une bataille de procédure qui prend une allure
e
systématique. Dès le début du procès, M Oussedik retient longuement le
tribunal sur la question du choix de l’interprète et les débats se perdent dans
des distinctions sans fin entre l’arabe littéraire et l’arabe dialectal. Cela dit,
derrière ces objections qui semblent purement dilatoires se révèle aussi le
problème de la langue, élément essentiel de leur identité pour les accusés
algériens. Les éclats, les coups d’arrêt dans le déroulement du procès se
multiplient et ne vont pas sans susciter les rires de l’assistance et, en face,
l’indignation des magistrats. Ils iront jusqu’à provoquer, au cinquième jour
es
d’audience, le prononcé d’interdictions temporaires contre M Dumas et
29
Vergès .
Les méthodes employées par les tenants de la rupture ne déstabilisent pas
seulement les juges. Le dimanche 11 septembre, six jours après le début du
e
procès, une faille se fait jour dans le front jusque-là uni de la défense. M
Gisèle Halimi, ne supportant plus le climat de fronde permanent
qu’entretiennent ses confrères, claque la porte du tribunal et refuse de
poursuivre sa mission. La confusion, le désordre, la tournure discordante
prise par les débats, lui paraissent incompatibles avec le discours que, selon
elle, souhaitent tenir les accusés – un discours de dénonciation de la guerre en
Algérie mais aussi de clarification de la position d’une gauche dissidente
revendiquée par les membres du réseau. Une telle attitude, qui sera désavouée
30
par les deux Françaises défendues par Mme Halimi , est révélatrice de
31
différences d’approche existant entre les avocats , qui, tout en étant liés par
la cause commune de l’indépendance algérienne, recherchent, pour les uns, la
dignité des débats et une certaine bienséance et adoptent, pour les autres, de
manière délibérée, une stratégie de nature véritablement révolutionnaire.
Après plusieurs jours de combat incessant, en réponse à une critique qui
leur a été faite, certains avocats se défendent de limiter leurs plaidoiries à des
arguments de procédure. La rupture est aussi capable d’utiliser des arguments
e
de fond. M Vergès le démontre lorsqu’il conteste l’application du droit pénal
français pour porter le débat sur le terrain du droit international. La thèse
défendue est la suivante : les plaideurs sont accusés d’une atteinte à la sûreté
32
de l’État ; or, l’Algérie, dont le statut, dit-il, n’est pas défini et n’a fait
l’objet d’aucun consentement de la part du peuple algérien, ne peut être
considérée comme faisant partie de la République française ni comme ayant
reçu la légitimation populaire exigée par le droit international ; donc,
l’atteinte à la sûreté de l’État n’est pas constituée, et ce n’est plus le code
pénal français qui s’applique, mais les conventions de Genève de 1949,
ratifiées à la fois par la France et par le GPRA.
Parallèlement à ce qui se dit entre les murs de l’ancienne prison du
Cherche-Midi, le sort des accusés se joue en dehors du tribunal. La stratégie
de rupture pratiquée par la défense majoritaire – ce refus de toute transaction,
ce rejet radical de tout terrain commun avec le tribunal – trouve en effet sa
pleine efficacité dans l’écho médiatique donné aux débats. La défense et les
médias forment ici un couple. Dans l’affaire du réseau Jeanson, comme ce fut
le cas par exemple dans le procès Djamila Bouhired, tout est fait pour alerter
l’opinion et pour que les voix qui résonnent dans l’enceinte close du tribunal
soient entendues au-dehors, le plus loin et le plus fort possible. Au cours d’un
entretien donné à Jean-Louis Remilleux, Jacques Vergès insiste sur le
caractère déterminant du retentissement d’une lutte dans l’opinion
internationale. « Aujourd’hui, dit-il, […] il existe une opinion mondiale. […]
La “rupture” devient alors importante. Si je suis accusé de rupture et que
j’essaie d’ergoter devant un tribunal, tous les alliés éventuels vont
m’abandonner. Je ne défends plus mon drapeau, je le mets dans ma poche. Si
au contraire je proclame mon idéal, si je mets le tribunal en accusation, je
n’aggrave pas ma situation sur le plan de la cité mais je mobilise autour de
moi tous les amis que je peux avoir dans le monde. Si le rapport sur le plan
national m’est défavorable, il peut m’être favorable sur le plan mondial. Il
forcera le gouvernement à reculer. Si bien que la rupture, aujourd’hui, n’est
pas un moyen infaillible d’échapper à la condamnation maximale, mais le
33
seul moyen par lequel on puisse y échapper . » On ne saurait mieux énoncer
l’utilité de se faire entendre.
La mobilisation de l’opinion internationale, alliée de choix dans le
combat, prend aussi sa source dans une mobilisation nationale en faveur du
réseau Jeanson. La fameuse Déclaration des 121, signée par de nombreux
34
intellectuels français, de gauche pour la plupart , a valeur de manifeste et
vient accroître le retentissement donné au procès par la presse un peu partout
dans le monde. Elle paraît aux Éditions de Minuit le 6 septembre, date du
35
deuxième jour d’audience . Intitulé « Déclaration sur le droit à
l’insoumission dans la guerre d’Algérie », le texte reconnaît la légitimité non
seulement de l’action des Algériens en lutte, mais aussi de l’attitude rebelle
de tous les Français solidaires de ce combat. Il est également une
condamnation du système colonial et une contestation du pouvoir pris par
l’armée dans le destin de l’Algérie. Par cette proclamation, les auteurs
entendent faire prendre conscience à la population française de l’émergence
en son sein d’un élan de résistance spontanée, d’un mouvement qui s’exprime
par le refus de prendre les armes en Algérie comme par un soutien matériel et
intellectuel à la cause algérienne.
Cités comme témoins par la défense, les signataires, qui ont reçu des
visites de la police, seront entendus pour certains d’entre eux à l’audience.
C’est ainsi que Claude Roy, Vercors, Claude Lanzmann, Pierre Vidal-
Naquet, Jérôme Lindon, Claude Simon ou Nathalie Sarraute, parmi d’autres,
viendront faire leur déposition devant le tribunal militaire, mêlant leurs voix
pour parler en faveur de la résistance algérienne. Sartre, en voyage au Brésil
pendant le déroulement du procès, n’a pas pu être présent, mais une lettre
sera lue en son nom par Roland Dumas qui, qualifiée d’« incendiaire » par
36
Jean-Marc Théolleyre dans Le Monde, fera l’effet d’une véritable bombe . Il
y est rappelé que l’action du réseau Jeanson ne répond pas à un élan de
générosité ni à des bons sentiments, mais s’inspire avant tout d’une
préoccupation d’ordre politique et du souci de sauvegarder l’avenir de la
démocratie dans le pays. Surtout, parlant des membres du groupe, la lettre
s’achève par ces mots qui claquent comme une gifle devant le tribunal : « Ce
qu’ils représentent, c’est l’avenir de la France. Et le pouvoir éphémère qui
s’apprête à les juger ne représente déjà plus rien. »
Parmi les témoignages qui marquent le déroulement du procès, outre ceux
des 121, celui d’un homme ayant occupé des fonctions élevées dans la police
à Alger frappe les esprits. À une époque où le problème de la torture en
37
Algérie a cessé d’être un secret bien gardé , où les Français comme les
Algériens se sont fait entendre sur le sujet, la dénonciation de Paul Teitgen,
cet homme aux positions politiques modérées, à la rectitude morale
incontestée, impressionne. Depuis 1958, des prises de parole véhémentes se
sont succédé sur la torture, avec la publication par les Éditions de Minuit de
38
La Question du communiste Henri Alleg , puis, l’année suivante, celle de La
39
Gangrène, rédigée par un groupe d’Algériens interrogés par la DST . Elles
ont causé un trouble profond dans l’opinion. Mais cette fois, le cri d’alerte ne
vient pas du même bord. Teitgen n’est pas un porte-parole des victimes, mais
un représentant du pouvoir. Or sa conscience a été révoltée par les pratiques
de l’armée en Algérie. Sa personnalité, ses attributions passées, son statut
d’ancien déporté confèrent à sa déposition un poids particulier. Ancien
secrétaire général à la préfecture de police à Alger, c’est en raison même des
excès commis par l’armée que Teitgen a démissionné. En réponse à une
e
question de M Vergès, il s’en explique ouvertement à la barre : « En mon
âme et conscience, déclare-t-il, je ne partage pas toutes les opinions des
inculpés, mais, compte tenu de tout ce que je sais et de tout ce que j’ai appris,
je les excuse. » Et il poursuit sa déposition par un aveu qui retentit dans la
salle d’audience : oui, reconnaît-il, j’ai eu connaissance de disparitions de
personnes détenues ou interrogées en Algérie.
Face à la vigueur de la défense et au caractère dérangeant de certaines
dépositions, la tâche du ministère public n’est pas aisée. Le réquisitoire du
commissaire du gouvernement en témoigne. Voix du gouvernement dans le
procès, le commandant Lequime entend défendre la politique du président,
l’image du pays et celle de l’armée, les unes et les autres passablement
souillées par les propos qui ont été tenus depuis l’ouverture des débats. Au
prix d’une simplification des événements, le juge militaire entreprend de
retracer sous un jour systématiquement favorable le passé et le présent de la
présence française en Algérie, évoquant les apports de la puissance
colonisatrice dans ces départements, mais occultant aussi sans nuance les
multiples zones d’ombre de la politique métropolitaine à l’égard des
territoires colonisés. Les appelés récalcitrants deviennent, dans la bouche du
commandant Lequime, « de jeunes soldats [qui], quoi qu’on en dise,
remplissent leur devoir avec un enthousiasme magnifique », et la
gendarmerie, accusée de torture, « une arme qui n’a rien à se reprocher ».
Une telle interprétation des réalités prêterait presque à sourire, même s’il faut
admettre que la position du ministère public dans cette affaire était une
position impossible. À l’égard des accusés, le commandant Lequime fera
preuve de sévérité, requérant ainsi contre les Algériens et les métropolitains
en fuite les peines maximales.
À l’issue de plusieurs jours de plaidoirie, le tribunal militaire rend enfin
son verdict. Il a suivi les réquisitions du ministère public. Dix ans de prison,
70 000 nouveaux francs d’amende et cinq ans d’interdiction de séjour et de
privation des droits civiques sont prononcés contre : Haddad Hamada, Ould
Younès, Hannoun Saïd, Aliane Hamimi, Daksi Allaoua, Hélène Cuénat,
France Binard, Jean-Claude Paupert, Gérard Meier, Micheline Pouteau.
Quant à Francis Jeanson, à Jacques Vignes, à Cécile Regagnon et à
Dominique Sabret, ils sont également condamnés au maximum, par défaut,
car ils sont en fuite. Jacqueline Carré, Jacques Rispal et Janine Cahen se
voient infliger des peines semblables mais inférieures, de cinq ans à huit mois
de prison, et de 10 000 à 500 nouveaux francs d’amende. Enfin sont acquittés
Jacques et Lise Trébouta, Odette Huttelier, Paul Crauchet, André Thorent,
Georges Berger, Yvonne Rispal, Denise Barrat et Lounis Brahimi. Comme
on pouvait s’y attendre, comme les avocats de la rupture eux-mêmes le
savaient dès le départ, leur défense n’a pas convaincu des juges désireux de
s’en tenir à la matérialité des faits, rétifs à une appréhension politique de
40
l’affaire et à une compréhension globale des événements . Seuls
bénéficiaient d’acquittements ou de peines adoucies ceux qui, d’une manière
ou d’une autre, avaient fait appel à l’indulgence du tribunal.

La défense de rupture avait donc échoué devant le tribunal – la stratégie


choisie le voulait ainsi. Pourtant, malgré la rigueur du verdict, la défaite
n’était qu’apparente et les condamnés comme leurs avocats ne l’ignoraient
pas. Ils ne doutaient pas que leur victoire véritable serait remportée ailleurs,
hors de l’enceinte du prétoire. De nombreux soubresauts devaient encore se
produire avant la proclamation de l’indépendance de l’Algérie, mais, au jour
du procès Jeanson, l’autonomie à venir du pays était devenue une certitude.
Jusqu’en juillet 1962, le général de Gaulle n’allait cesser de multiplier les
gestes en direction des rebelles algériens et l’opinion, de son côté, serait
chaque jour plus convaincue de la nécessité de mettre fin à la guerre. Cela
n’empêcherait ni les souffrances en Algérie de se poursuivre ni les
désillusions des partisans de l’Algérie française de se radicaliser, mais à
l’heure où le procès du réseau Jeanson se clôt, le camp des vainqueurs et
celui des vaincus sont déjà clairement dessinés.

BIBLIOGRAPHIE : pour un compte rendu du procès par extraits, voir Le Procès


du réseau Jeanson, avec la préface de Marcel Péju qui retrace le climat
de l’époque et décrit l’état d’esprit des divers protagonistes, La
Découverte, 2002. Sur et autour du procès, voir Jean-Marc Théolleyre,
Ces procès qui ébranlèrent la France, Grasset, 1966 ; Jean-Marc
Théolleyre, in Pascale Robert-Diard et Didier Rioux (dir.), Le Monde. Les
grands procès (1944-2010), Les Arènes, 2010 ; Hervé Hamon et Patrick
Rotman, Les Porteurs de valises, Albin Michel, 1979. Voir aussi
Mohammed Harbi et Benjamin Stora (dir.), La Guerre d’Algérie,
Hachette, 2005.
1. Sur ce discours clé du 16 septembre 1959, voir Benjamin Stora, Le Mystère de Gaulle.
Son choix pour l’Algérie, Robert Laffont, 2009, p. 15. Comme le souligne l’auteur, les
intentions de De Gaulle au sujet de l’Algérie font l’objet d’interprétations multiples,
entièrement divergentes, et sont dès lors difficiles à discerner. Si l’on s’en tient toutefois
aux mots prononcés par le Général le 16 septembre, il faut considérer qu’ils promettent à
l’Algérie le « libre choix que les Algériens voudront bien faire de leur avenir ». Ce qui
reviendrait à choisir entre l’association et la sécession, voir Benjamin Stora, Le Mystère de
Gaulle, op. cit., p. 24-25.
2. Voir Jacques Vergès, De la stratégie judiciaire, Éditions de Minuit, 1968.
3. Rappelons toutefois que, sur le plan strictement juridique, les Algériens sont encore,
alors, des Français.
4. Cité in Hervé Hamon et Patrick Rotman, Les Porteurs de valises, Albin Michel, 1979,
p. 195.
5. Parmi eux, notamment, Aliane Hamimi, adjoint de Haddad Hamada, et Ould Younès,
ex-responsable FLN de la région de Marseille.
6. Sont aussi en fuite Cécile Marion, Dominique Darbois et Jacques Vignes.
7. Quelques mois plus tôt, il est vrai, un procès avait déjà mis en présence deux « métro »
et un responsable FLN dans une affaire de recel de fonds destinés à l’organisation
algérienne. Mais sa répercussion auprès du public avait été sans commune mesure avec le
bruit provoqué par l’affaire du réseau Jeanson. Sur ce procès, qui s’est tenu du 30 mai au
3 juin 1960 devant le tribunal permanent des forces armées et où Jacques Vergès avait déjà
été le représentant de la partie FLN, voir Hervé Hamon et Patrick Rotman, Les Porteurs de
valises, op. cit., p. 246-247.
8. Voir, sur le sujet, Marie-Pierre Ulloa, Francis Jeanson. Un intellectuel en dissidence,
Berg International Éditeurs, 2001.
9. Ce sont les mots de Jeanson dans le témoignage qu’il livre à son camarade de combat,
Jacques Charby, in Jacques Charby, Les Porteurs d’espoir, La Découverte, 2004, p. 33.
C’est une idée que Jeanson exprime alors dans un long article intitulé « Cette Algérie
conquise et pacifiée », publié par la revue Esprit, dans le numéro d’avril-mai 1950 (p. 613).
10. Colette et Francis Jeanson, L’Algérie hors la loi, Seuil, 1955.
11. Ibid., p. 255.
12. L’expression est de Jean Daniel.
13. Jacques Charby, Les Porteurs d’espoir, op. cit., p. 34. Sur les origines du réseau, voir
aussi Marie-Pierre Ulloa, Francis Jeanson. Un intellectuel en dissidence, op. cit., p. 144 sq.
14. La fabrication de faux papiers est plus particulièrement l’œuvre d’un véritable expert en
la matière, le chimiste et photographe d’origine russe, né en Argentine, du nom d’Adolfo
Kaminsky.
15. Pour un portrait à chaud de la plupart des accusés présents devant le tribunal, Jean-
Marc Théolleyre, in Pascale Robert-Diard et Didier Rioux (dir.), Le Monde. Les grands
procès (1944-2010), Les Arènes, 2010, p. 142 sq.
16. Sur l’identité des partisans français des combattants algériens, voir notamment Claude
Liauzu, « Ceux qui ont fait la guerre à la guerre », in Mohammed Harbi et Benjamin Stora
(dir.), La Guerre d’Algérie, Hachette, 2005, p. 230 sq.
17. Cité in Hervé Hamon et Patrick Rotman, op. cit., p. 149. Francis Jeanson parlera à
Georges Arnaud de quatre cents millions par mois…
18. Paris-Presse, tout en acceptant l’article de Georges Arnaud, le fait précéder, à l’insu de
l’auteur, d’un texte désavouant entièrement ses prises de position politiques et celles de
Francis Jeanson.
19. On se souvient que, à la suite de la « journée des tomates » à Alger et face à
l’impossibilité de réunir une majorité parlementaire favorable à une évolution en Algérie,
Guy Mollet, en mars 1956, avait opté pour une politique répressive et obtenu le vote de
« pouvoirs spéciaux ». Voir Benjamin Stora, Histoire de la guerre d’Algérie (1954-1962),
La Découverte, 2004, p. 20.
20. Il s’agit d’un amendement à une loi portant reconduction de la loi du 16 mars 1956 sur
les pouvoirs spéciaux.
21. Le juge Batigne passe auprès des sympathisants de la rébellion algérienne pour un
magistrat particulièrement hostile à leur cause.
e
22. En amont du procès, M Dumas et les avocats du collectif, représentés par Marcel Péju,
s’étaient rencontrés pour affûter leurs armes et s’étaient entendus pour adopter une défense
homogène.
23. L’avocat Ould Aoudia, membre du collectif, a ainsi été retrouvé mort dans son bureau,
assassiné semble-t-il par un membre des services de renseignement français (SDECE) dans
le cadre de l’opération « Omo », le 24 mai 1959. D’autres membres étaient visés.
24. C’était en 1957. En compagnie de Georges Arnaud, Jacques Vergès avait publié cette
année-là aux Éditions de Minuit un manifeste portant le titre éloquent de Pour Djamila
Bouhired.
25. Jacques Vergès, Le Salaud lumineux. Conversations avec Jean-Louis Remilleux,
Michel Lafon, 1990, p. 125.
26. Sur toute la problématique relative à la qualification du conflit algérien en véritable
« guerre », et les conséquences au regard de la justice, voir Sylvie Thénault, « La justice
dans la guerre d’Algérie », in Mohammed Harbi et Benjamin Stora (dir.), La Guerre
d’Algérie, op. cit., p. 108 sq.
27. Certains avocats, pour les clients les moins engagés, choisissent d’écarter délibérément
la rupture et préfèrent plaider l’absence d’appartenance au réseau même s’ils continuent
d’affirmer leur solidarité avec la cause algérienne.
28. Le conseiller Curvelier fait ici référence aux assassinats commis par le FLN contre des
touristes, le 31 juillet de cette année-là, par représailles à l’exécution de militants du Front.
29. Le tribunal leur inflige respectivement quatre et six mois de suspension, une sanction
prononcée par défaut, en l’absence des intéressés, et non effective.
30. Il s’agit de France Binard, dite aussi Véra Hérold, et de Jacqueline Carré, qui
e e e
désigneront respectivement M Benabdallah et M Dumas pour remplacer M Halimi.
e
31. M Blumel, incarnation de la modération tout au long du procès, plaide pour que ses
clients soient reconnus étrangers au réseau Jeanson, adoptant ainsi une stratégie de
connivence adaptée à leur cause. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, Vergès ne
récusait pas la défense de connivence ; elle répondait simplement à ses yeux à d’autres buts
que la rupture, et s’adaptait à d’autres situations.
32. Sur cette notion d’atteinte à la sûreté de l’État, voir Roger Merle et André Vitu, Traité
de droit criminel. Droit pénal spécial, t. I, Éditions Cujas, 1982, p. 37.
33. Jacques Vergès, Le Salaud lumineux. Conversations avec Jean-Louis Remilleux, op.
cit., p. 127-128.
34. Pour plus de précisions, voir notamment Marie-Pierre Ulloa, Francis Jeanson. Un
intellectuel en dissidence, op. cit., p. 192.
35. Elle sera reprise dans le magazine Vérité-Liberté.
36. Prétendument écrite par Sartre, cette lettre, en réalité, a été rédigée par Marcel Péju,
proche de l’auteur de La Nausée, qui a exécuté un faux avec le plein accord du signataire
apparent. Pour plus de détails sur cette rocambolesque histoire, voir Hervé Hamon et
Patrick Rotman, Les Porteurs de valises, op. cit., p. 301 sq.
37. En 1954, déjà, François Mauriac se préoccupait du problème de la torture, mais, à partir
de 1957, les violences étant utilisées à une large échelle, leur écho auprès de l’opinion
s’amplifie. L’affaire Audin contribue à alerter les Français de la métropole, de même que
plusieurs prises de position publiques. Voir Raphaëlle Branche, « La torture pendant la
guerre d’Algérie », in Mohammed Harbi et Benjamin Stora (dir.), La Guerre d’Algérie, op.
cit., p. 566-567.
38. L’ouvrage, récit des traitements subis par le journaliste franco-algérien entre les mains
des parachutistes au centre d’El-Biar, avait été vendu à plus de soixante mille exemplaires,
avant d’être saisi par les autorités.
39. Le livre est publié, lui aussi, par les Éditions de Minuit et, tout comme La Question, il
est saisi par les autorités.
40. Dans les années qui ont suivi la signature des accords d’Évian, Francis Jeanson et ses
camarades allaient bénéficier de l’amnistie.
TRIBUNAL PERMANENT
DES FORCES ARMÉES

er
(5 septembre-1 octobre 1960)

[Compte tenu de la nature propre du procès et de la multiplicité des


accusés, il m’est apparu important non pas de privilégier la parole de l’un ou
de l’autre, mais de retenir les phases les plus caractéristiques des débats.
Grâce à ce choix, le recours à la stratégie de rupture, le climat de conflit
quasi permanent entre le tribunal et la défense deviennent tangibles, de
même que se font entendre les voix les plus marquantes du procès.]

INTERROGATOIRES DES ACCUSÉS


[La première audience débute le 5 septembre par la lecture de l’acte
d’accusation. À l’issue de cette lecture, un incident est provoqué par
e
M Oussedik.]

e
M OUSSEDIK. — Si l’on veut que tout ceci ait un sens pour mon client,
Aliane Hamimi, qui ne parle pas français, peut-être serait-il bon de lui
traduire ce qui vient d’être dit. Mais, avant que M. l’interprète officie, je
voudrais que vous lui posiez la question suivante : s’il parle et s’il comprend
l’arabe littéraire. Je dis bien littéraire, car Aliane ne parle pas l’arabe
dialectal, et, tout à l’heure, j’ai remarqué que M. l’interprète était embarrassé
pour traduire.
Le PRÉSIDENT. — Le tribunal appréciera, s’il est gêné.
e
M OUSSEDIK. — Monsieur le Président, le tribunal ne peut pas
apprécier : il n’est pas diplômé d’arabe.
e
M VERGÈS. — Est-ce que l’interprète peut traduire maintenant ce que
les deux greffiers ont lu depuis deux heures ? Si on veut juger M. Aliane,
encore faut-il que M. Aliane, comme tout Français à part entière, comprenne
exactement ce qu’on veut de lui.
Le PRÉSIDENT. — Parfaitement. Monsieur l’interprète, il faut que vous
traduisiez à tous ces gens-là les faits retenus à leur charge.
e
M OUSSEDIK. — Mais voulez-vous me donner acte de ce que
l’interprète ne peut pas traduire en arabe littéraire ?
Le PRÉSIDENT. — Qu’est-ce qu’on entend par arabe littéraire ?
e
M VERGÈS. — Un arabe qui n’est pas dialectal, Monsieur le Président.
e
M OUSSEDIK. — Je voudrais qu’il me soit donné acte que
M. l’interprète a traduit tout à l’heure les questions que vous avez posées à
Aliane sans parler la même langue qu’Aliane, et qu’il vous a néanmoins
répondu.
L’INTERPRÈTE. — C’est vrai, je ne comprends pas…
e
M OUSSEDIK. — Monsieur le Président, donnez-moi acte de ce qu’un
interprète a officié à l’égard d’Aliane pendant deux heures et qu’il vient de se
récuser à l’instant. C’est tout !
Le PRÉSIDENT. — Le tribunal décide de continuer à procéder à l’appel
des témoins ; ensuite, sur les « donner acte » sollicités, après une suspension
de séance…
e
M VERGÈS. — Comment voulez-vous que notre client et nous-mêmes
puissions intervenir sur cette question de témoins si notre client ne sait pas de
quoi il s’agit ?
[Après une suspension, le tribunal prend la décision de repousser les
demandes des défenseurs, qui se lèvent pour marquer leur protestation.]
e
M VERGÈS. — Il est bien évident qu’il existe des ressemblances entre
l’arabe littéraire et l’arabe dialectal, comme il existe des ressemblances entre
les différentes langues romanes, mais je ne crois pas que quelqu’un parlant
français puisse faire traduire des textes allemands par un interprète roumain !
Le PRÉSIDENT. — Le tribunal a décidé !… Je vous adjure, Messieurs,
de ne point parler tous ensemble. Il y a beaucoup trop d’hilarité dans ce
débat, qui est grave et ne me paraît pas inciter à la réjouissance. Ce n’est pas
un marché, ici !
e
M LIKIER. — Monsieur le Président, même si vous admettez que celui
qui comprend et parle l’arabe littéraire comprend l’arabe dialectal, c’est-à-
dire l’arabe irakien, l’arabe marocain, etc., tous indifféremment, cela ne veut
pas dire que celui qui ne parle qu’un dialecte comprenne l’arabe littéraire. Par
conséquent, il ne peut pas comprendre les réponses qui sont faites et ne peut
donc les traduire valablement. Or, c’est le cas de l’interprète, qui vient de
vous dire qu’il ne parle, lui, que l’arabe dialectal et ne comprend pas l’arabe
littéraire. Alors, comment peut-il traduire les réponses ? C’est l’objet des
conclusions que je dépose à mon tour.
Le PRÉSIDENT (à l’interprète). — Pouvez-vous traduire en langage
dialectal ou kabyle ? Je vous ai chargé de traduire le document que vous avez
sous les yeux en langage arabe dialectal ou kabyle.
(L’interprète ne répond pas.)
e
M OUSSEDIK. — Monsieur le Président, viendrait-il à l’idée du
tribunal d’employer un interprète diplômé en auvergnat pour traduire le
français ?
Le PRÉSIDENT. — Le tribunal n’a pas à répondre à vos questions à
l’heure actuelle. Il donne la parole au ministère public qui va rendre ses
réquisitions.
Le COMMISSAIRE DU GOUVERNEMENT. — Je demande, Monsieur
le Président, qu’il soit passé outre.
Le PRÉSIDENT. — Adoptant les conclusions du ministère public, il est
dit n’y avoir lieu au « donner acte » sollicité.
e
M VERGÈS. — Il eût été équitable de laisser à la défense la parole en
dernier. Elle demande, dans ces conditions, de lui donner acte que vous avez
accepté les réquisitions de M. le commissaire du gouvernement sans qu’elle
ait été à même de s’expliquer sur cette affaire, où le kabyle est assimilé à
l’arabe dialectal et l’arabe dialectal à l’arabe littéraire.
e
M OUSSEDIK. — Je demande qu’il soit donné acte que le président a
répondu à des conclusions de « donner acte » adressées au tribunal.
Le PRÉSIDENT. — Vous avez la parole pour développer vos moyens.
e
M OUSSEDIK. — Je ne peux plus développer mes moyens, pour la
bonne raison que vous avez préjugé. Mon donner acte a été adressé au
tribunal, cela est incontestable. Or, c’est vous qui avez répondu.
e
M VERGÈS. — Puisqu’on prétend appliquer aux Algériens qui sont
dans le box la justice française dans son intégralité, la défense doit se porter
au secours du code de procédure. Ici, tout le monde est d’accord : le mélange
du pouvoir discrétionnaire du président et des pouvoirs du tribunal est une
atteinte grave aux droits de la défense.
Or, la défense a déposé des conclusions écrites adressées au tribunal et le
tribunal a suspendu l’audience. Vous êtes partis, vous êtes revenus et vous,
Monsieur le Président, avez répondu à la place du tribunal aux conclusions
que nous avions déposées, nous, et qui étaient adressées au tribunal ! Or, il
n’était pas nécessaire de réunir les juges…
Le PRÉSIDENT. — Mais personne n’a réuni les juges !
e
M VERGÈS. — … ou de les disperser !
Le PRÉSIDENT. — Le tribunal a suspendu l’audience parce que la salle
est comble, qu’il fait chaud et que les débats avaient été jusqu’à présent assez
pesants, et puis parce qu’il y a des nécessités qui sont impérieuses. Il n’y a
pas d’autre raison.
e
M VERGÈS. — La défense s’incline devant ces nécessités impérieuses,
mais tout de même…
[Après une suspension, le tribunal prend la décision de rejeter les
es
conclusions déposées par M Oussedik et Vergès.]
Le PRÉSIDENT. — Ce jugement que nous venons de rendre, l’interprète
va le traduire immédiatement.
e
M VERGÈS. — Oui, mais ce jugement qui sera traduit en arabe dialectal
à quelqu’un qui parle l’arabe littéraire, vous l’avez rendu sans que mon client
ait été à même, comme le code de procédure l’impose, d’exprimer son
opinion sur la discussion qui avait eu lieu.
La défense vous demande donc de lui donner acte que le tribunal vient de
rentrer avec un jugement, et que ce jugement a été rendu sans que l’accusé
Aliane Hamimi ait eu la parole en dernier pour dire s’il approuvait ou non les
conclusions déposées par la défense.
Le PRÉSIDENT. — Le tribunal donne acte de ce que, sur les conclusions
es
déposées par M Vergès et Oussedik, aucune protestation n’a été exprimée
par leur client.
(Vives protestations de la défense.)
e
M VERGÈS. — Non, non, Monsieur le Président. Il parle l’arabe
littéraire : dites qu’il est resté muet, il ne comprend rien ! On est en train de
juger un homme qui ne comprend rien à ce qui se passe. Il voit des
mouvements de foule, il voit le tribunal se retirer et revenir, ses avocats faire
des mouvements de robe, mais il ne comprend littéralement rien. Et on ne lui
a pas donné la parole !
Le PRÉSIDENT. — Je vous donne acte de ce qu’il n’a pu recevoir la
parole, étant donné la nature des conclusions déposées…
e
M VERGÈS. — Il ne comprend rien et même vous, Monsieur le
Président, le reconnaissez si bien que vous avez renoncé à lui donner la
parole. Dans quelle langue allez-vous lui parler et dans quelle langue va-t-il,
lui, répondre pour être compris de vous ?
Le PRÉSIDENT. — Le tribunal se retire pour statuer sur les conclusions
e
de M Likier.
e
M OUSSEDIK. — Je voudrais savoir ce que notre client pense de ces
conclusions.
Le PRÉSIDENT. — Est-ce qu’il a une observation à faire ?
(Aliane répond en arabe et l’interprète ne peut traduire.)
Le PRÉSIDENT. — Il parle quel langage ? Notez, Monsieur le Greffier,
que, sur les propos proférés par l’inculpé Aliane, l’interprète a déclaré qu’il
n’avait rien compris à ce qu’il avait dit.
[Après une suspension, le tribunal prend la décision de rejeter les
e
conclusions déposées par M Likier.]
Le PRÉSIDENT. — Monsieur l’interprète, traduisez ce jugement.
L’INTERPRÈTE. — Je ne parle pas l’arabe littéraire.
Le PRÉSIDENT. — Traduisez-le en arabe, dans l’arabe dialectal que
vous parlez. Le tribunal a déjà statué sur ce point-là et a admis que ceux qui
parlaient l’arabe littéraire devaient nécessairement comprendre l’arabe
dialectal. Par conséquent, traduisez-le en arabe dialectal.
(L’interprète traduit.)
Le PRÉSIDENT. — Pas de questions ? Ils n’ont pas protesté ?
L’INTERPRÈTE. — Il a dit : « Je n’ai rien compris. »
Le PRÉSIDENT. — Qui ?
L’INTERPRÈTE. — Aliane.
[…]
(L’audience reprend le lendemain, mardi 6 septembre.)
Le PRÉSIDENT. — L’audience est reprise. Avant qu’elle se poursuive,
je dois signaler qu’hier, déjà, j’ai rappelé que les faits qui sont jugés dans
cette enceinte sont graves, douloureux, qu’ils risquent d’apporter à la charge
de leurs auteurs des peines privatives de liberté et qu’il est inadmissible qu’ils
donnent lieu à des manifestations d’hilarité déplacées.
Je préviens donc le public que la moindre perturbation à l’audience sera
sévèrement réprimée par l’expulsion de son auteur ou de ses auteurs et les
sanctions de poursuites que la loi met à ma disposition.
Il est inadmissible que, dans des circonstances où le sang coule sur les
plages algériennes, dans les djebels ou ailleurs, la sérénité de ces débats soit
troublée par des manifestations intempestives. Elles seront réprimées sans
faiblesse.
[Alors, le président, allant à l’encontre des jugements incidents rendus la
veille, fait prêter serment à deux nouveaux interprètes : un interprète d’arabe
littéraire et un interprète de langue kabyle. L’acte d’accusation est traduit.
e
Avant qu’il soit procédé à l’appel des témoins, M Dumas prend la parole.]
e
M DUMAS. — Au début de l’audience, Monsieur le Président, vous
avez rappelé que les tumultes d’hier devaient cesser. Mais vous avez ajouté
aussi que le débat était assez grave, au moment où le sang coulait sur les
plages d’Algérie.
Il n’est jamais très agréable, pour un avocat, de présenter une requête
comme celle que je vais présenter au tribunal sous la forme de conclusions,
mais j’estime qu’en raison même de la gravité que vous avez soulignée il est
indispensable que la lumière soit faite. Je vais demander au tribunal de
récuser son président.
En effet, les clients que je défends ici – quatre tout au moins d’entre
eux – qui sont des Français métropolitains, ont accepté leurs responsabilités.
Ils reconnaissent avoir appartenu au réseau Francis Jeanson et ils
reconnaissent avoir aidé le FLN.
Au moment où s’ouvrent ces débats, il n’est pas admissible pour les
défenseurs de ces accusés que l’on fasse un rapprochement dans l’esprit des
juges qui ne connaissent rien du dossier, il n’est pas admissible que l’on
oriente leur esprit et éventuellement leur jugement en établissant une relation
entre les faits que les accusés reconnaissent, c’est-à-dire l’aide qu’ils ont
apportée au FLN, et les faits qui se sont produits sur les plages d’Algérie.
Vous devez manifester plus d’objectivité, Monsieur le Président, et, au
moment où s’ouvrent ces débats, il n’est pas pensable que l’on fasse ce
rapprochement que vous avez fait entre les attendus, qui sont ce qu’ils sont, et
le sang versé sur les plages d’Algérie.
[Des conclusions tendant à la récusation du président sont déposées par
onze avocats.]
e
M VERGÈS. — On a dit de ces débats, depuis hier, qu’ils tournaient à la
farce. Pourtant, il n’y a jamais eu, depuis hier, qu’un débat de procédure.
Mais, en vérité, la défense, en s’attachant à faire respecter le code, a atteint le
but qu’elle recherchait : faire accoucher une situation absurde de son
absurdité.
Or, l’absurdité initiale est de vouloir traduire devant cette juridiction des
hommes qui se disent algériens, des hommes qu’on poursuit au titre d’atteinte
à la sûreté de l’État, alors qu’en même temps le chef de l’État reconnaît à leur
peuple et leur reconnaît à eux-mêmes le droit de choisir leur destin.
Mais les conclusions qui vous sont proposées maintenant ont une autre
signification. Elles quittent le domaine de la procédure et abordent le
problème du fond. Vous avez, au début de cette séance, Monsieur le
Président, rappelé que des gens mouraient sur des plages d’Algérie. Mais
vous permettrez aux avocats qui sont à cette barre de vous rappeler qu’avant
que des gens meurent sur des plages d’Algérie, quelques jours avant, au
milieu d’un concert de protestations françaises et internationales, un
prisonnier algérien, dont l’avocat n’avait pas été convoqué pour présenter
régulièrement son recours en grâce, est mort à la prison Montluc de Lyon,
tandis que ses amis chantaient des chants patriotiques.
Si vous vouliez rappeler la gravité des faits en Algérie, votre rôle,
Monsieur le Président, pour être impartial, était de rappeler les morts des
deux côtés. Rappelez que des gens meurent sur des plages d’Algérie, certes,
mais rappelez en même temps que, depuis le début de cette guerre, huit cent
mille Algériens sont morts, que des enfants meurent de faim tous les jours
dans les camps de regroupement, qu’il y a eu, au cours de ce qu’on a appelé
la « bataille d’Alger », trois mille disparus, pour la plupart assassinés. La
torture, les disparitions, les massacres de population, il fallait rappeler tout
cela.
[Après avoir été jugées irrecevables, les conclusions sont finalement
déclarées nulles, le tribunal ayant retenu que toute demande de récusation
doit être présentée sous forme de requête au premier président de la cour
d’appel qui, seul, a qualité pour statuer, après avis du procureur général.
L’audience du 8 septembre débute par une prise de parole de la défense.
Celle-ci s’emploie à répondre aux critiques qui lui ont été faites de s’en tenir
à un combat de pure procédure.]
e
M OUSSEDIK. — Ce qui a été écrit, ce qui a été colporté, ce qui a été
dit ne doit pas nous toucher. Mais nous ne pouvons pas nous taire : ce serait
renier la notion que nous nous faisons de la justice.
On nous a dit que, faire de la procédure, c’était insulter le tribunal. Je
m’inscris en faux : car quel est le devoir, quel est le rôle, quelle est la tâche
ingrate d’un défenseur, sinon d’étudier des textes ? On ne peut pas dire qu’un
défenseur injurie le tribunal quand il se bat pied à pied et qu’il refuse de
reculer. Car il sait qu’il est débiteur non seulement envers la société, mais
envers l’homme qui lui a confié son destin.
Que l’homme qui nous critique prenne la place du défenseur qui se lève à
quatre heures et demie du matin pour accompagner Baccouche, pour
accompagner Laklifi. Et, une fois que le sang a jailli, une fois que le
défenseur est reparti, dites-vous qu’il s’interroge et qu’il se dit, au petit jour :
« Je n’ai peut-être pas déposé les dernières conclusions qui auraient pu sauver
cet homme… »
Certes, ce procès est moins grave, mais il a une valeur symbolique. Et,
lorsque des conclusions sont déposées, c’est aussi pour vous démontrer que le
rôle qu’on fait jouer au tribunal et à la défense est indigne d’eux. Comment
voulez-vous appliquer une procédure de droit commun à une situation
extraordinaire ? C’est à vouloir dégager cette absurdité que nous nous
consacrons. Et cela est important. On a dit qu’on refusait d’aborder le fond.
Mais la défense peut attaquer le débat au fond aujourd’hui, car il n’y a pas de
désunion entre les hommes qui sont là.
e
M VERGÈS. — Je voudrais également essayer de replacer la discussion
sur son plan véritable.
On nous a dit que ces débats, jusqu’à maintenant, étaient amers et
superficiels. Ce n’est pas notre avis, à nous qui défendons depuis trois ans des
accusés algériens, à nous qui savons dans quelles conditions, souvent
scandaleuses, des hommes propres, courageux, des hommes pour nous
inoubliables, des patriotes ont été exécutés au petit matin dans les cours des
prisons alors que leurs amis emprisonnés chantaient le chant national de
l’Algérie.
Nous estimons que nous devons nous battre sur la procédure. Et nous
avons des exemples, en Algérie, où une telle bataille, précisément, a été la
condition, et la condition unique, de la sauvegarde de nos clients. C’est à
cause de cette procédure que leur vie a été sauvée. Tandis que, lorsque la
défense, par je ne sais quel respect des règles de la société, s’est inclinée trop
aisément, cela s’est terminé, malgré les interventions de certaines personnes
auprès de certain président de la République, au pied de la guillotine.
Quant à nous, nous ne faisons confiance au cœur de personne. Désignés
par les accusés pour les défendre, nous les défendrons malgré les pressions,
les sollicitations et les menaces.
Or donc, depuis le début de ce procès, la défense a poursuivi un double
but. D’une part, elle a voulu, pendant trois jours de débats de procédure,
montrer, et je crois qu’elle y est parvenue d’une manière irréfutable, que
juger des Algériens aux termes d’une procédure de droit commun était une
absurdité. À travers ces débats linguistiques, ces « donner acte », ces
jugements rendus et rétractés, la défense a fait la preuve qu’elle peut, si elle le
veut – car elle est maîtresse du jeu –, ordonner ce procès comme elle
l’entendra, et le faire durer six mois, pour faire respecter la procédure du droit
commun.
Car ce qu’on vous demande, c’est ceci : c’est condamner, revêtus
d’uniformes et de robes rouges, des hommes qui sont des Algériens, dont la
langue n’est pas le français, dont la religion est l’islam, des hommes qui
1
frissonnent à la fraternité des peuples de Bandoeng , les condamner comme
s’ils étaient des voleurs, des gangsters, des criminels.
Est-ce à dire que nous avons peur du débat sur le fond ? Certes non. Et
cette bataille de procédure, dans l’ordonnancement des débats, ce n’était
qu’un hors-d’œuvre. Le fond, nous l’abordons donc aujourd’hui. Quel est le
problème ? C’est qu’on a arrêté, il y a quelques mois, des Algériens. Et
coupables de quoi ? D’être membres du Front de libération nationale, d’obéir
au gouvernement provisoire de la République algérienne, d’être des résistants
algériens. Ces hommes qui sont dans le box, vous le savez, chacun dans votre
conscience, s’ils n’avaient pas fait ce qu’ils ont fait, seraient simplement
méprisables.
Car les faits sont là. En Algérie, on ne sait pas, à cent mille près, quel est
le chiffre des morts : sept cent mille ou huit cent mille ? huit cent mille morts
pour huit millions de musulmans. Faites la comparaison avec la France :
comment qualifier une pacification menée en France par une puissance
étrangère si elle signifiait la mort de quatre millions de Français ? Jamais, ni
au cours de la Première Guerre mondiale ni au cours de la Deuxième, la
France, dans un conflit, n’a perdu autant de morts, civils ou en uniforme, sur
le champ de bataille ou dans les camps de concentration.
Voilà la vérité. Dans cette situation, quel Algérien bien né aurait pu rester
insensible ? Quel Algérien aurait pu ne pas entendre cet appel de son peuple,
de ses frères en uniforme qui combattent dans les maquis, qui attendent aux
frontières, qui souffrent et qui meurent dans les prisons ?
Donc, la défense a fait la preuve que votre procédure ne s’appliquait pas à
eux : autrement, dans un an, nous serions encore ici.
Sans doute le commissaire du gouvernement s’interroge-t-il beaucoup.
Et, considérant avec mélancolie, dans l’histoire ou ailleurs, nombre de procès
politiques, il se dit : « Comment se fait-il que, depuis sept ans que dure ce
conflit, nous n’ayons pas, nous, accusation, réussi un seul procès politique ? »
C’est une question qui se pose, en effet. Le général Massu, avec la simplicité
militaire qui le caractérise, a même répondu sans hésitation : « C’est à cause
de la procédure. » Et il a supprimé la procédure.
Mais le peu qui nous en reste, à nous, malgré les décrets, malgré les
ordonnances, suffit à vous montrer encore que c’est une tâche impossible. Et
quand il ne resterait plus qu’une page au code de procédure, si elle n’était pas
conforme, dans son application, au cas des Algériens, nous aurions matière à
des semestres de démonstrations. Peut-être fastidieuses, il est vrai, et c’est
pourquoi nous entamons aujourd’hui un débat sur le fond. Nous
recommencerons la procédure quand il le faudra : nous avons le temps, et
vous aussi, si le gouvernement en a moins.
Abordant le débat sur le fond, nous posons donc le problème ainsi :

Attendu que les accusations sont poursuivies sur la base de


l’article 88 nouveau du code pénal, sur les atteintes à la sûreté extérieure
de l’État.
Mais, attendu que l’article 88 ne s’applique qu’aux atteintes à la
sûreté extérieure, soit de la République, soit des territoires sur lesquels
s’exerce l’autorité de la République ou des pays de la Communauté…

il est sans objet ici.

Je m’explique. La Constitution prévoit que la Communauté comprend un


certain nombre de pays indépendants d’Afrique, un certain nombre de
territoires d’outre-mer et, enfin, le territoire de la République. Or, l’Algérie,
est-ce, comme le Mali, un État indépendant de la Communauté ? Non. Sans
doute, demain, l’Algérie sera indépendante, mais, aujourd’hui, elle n’a pas le
statut du Mali.
L’Algérie a-t-elle le statut des îles Saint-Pierre-et-Miquelon ou de la
Nouvelle-Calédonie ? Pas davantage. Même pour un pays comme Djibouti,
qui compte 37 000 habitants, il existe un statut de territoire d’outre-mer avec
un embryon de pouvoir exécutif. Ce n’est pas le cas de l’Algérie.
Fait-elle partie, alors, de la République française ? Le chef de cette
République française affirmait encore ce matin que les Algériens ont le droit
de choisir leur destin : on ne l’a jamais offert, que je sache, aux Bretons ou
aux Auvergnats.
Donc, l’Algérie n’est ni un territoire d’outre-mer, ni un pays de la
Communauté, ni une partie intégrante de la République.
Mais, nous dira-t-on, qu’elle soit ceci ou cela, le fait est que l’autorité de
la République s’exerce sur l’Algérie. C’est le deuxième point que la défense
voudrait contester. Car l’autorité de la République, aux termes de l’article 88,
est fondée sur les principes du droit international. Par exemple, le
rattachement de la Savoie et du comté de Nice a été ratifié par une
consultation populaire. Mais l’Algérie, elle, a toujours été soumise à un
régime précaire, provisoire, un régime qu’en droit public rien ne fonde, un
régime d’occupation militaire, qui n’a pas reçu ce que le droit international
exige pour sa légitimation : le consentement populaire.
Nous sommes donc ramenés, qu’on le veuille ou non – mais les
événements le confirment chaque jour –, à un cas de conflit international : un
conflit entre la République française et le gouvernement provisoire de la
République algérienne. Dès lors, ce n’est pas le code pénal français qui
s’applique puisque la France a paraphé en 1949 et ratifié en 1952 les
conventions de Genève et que le GPRA vient, à son tour, de les ratifier. Et
vous n’avez pas le droit de juger ces hommes.
Certes, vous pouvez le prendre. Vous pouvez les juger. Mais, alors, nous
continuerons de nous battre. C’est l’avertissement que nous entendions vous
donner. Si ce procès doit continuer encore sur le plan de la procédure, nous
continuerons. Nous n’avons, soyez-en certains, offert au tribunal qu’un
échantillon très réduit des possibilités que ce qui reste de procédure nous
offre. Sur le plan du fond, nous alerterons, s’il le faut, le Comité international
de la Croix-Rouge et la commission des Droits de l’homme de l’ONU.
Mais, sur le plan humain, je voudrais terminer en disant ici, très
simplement, que, défenseurs des accusés algériens, nous sommes sensibles au
fait qu’il existe chaque jour des Français de plus en plus nombreux, pour
apporter à ces Algériens que les tribunaux pourchassent, que la police traque,
une aide volontaire, lucide, consciente. Et, aujourd’hui, la défense des
accusés algériens, plaidant l’incompétence de votre tribunal, entend tout de
même saluer le geste de ces Français-là et proclamer que si leur rôle, dans le
dossier et du point de vue du droit, n’est pas le même, du point de vue de
l’avenir de la France, il se révèle parallèle, et leur action convergente.
e
M ROLAND DUMAS. — Monsieur le Président, après ces trois jours de
débats, il faut que nous sachions où nous en sommes et, pour ma part, je vais
vous demander le renvoi de ce procès. Je vous le demanderai à la fois pour
des raisons techniques et pour des raisons beaucoup plus graves que je
développerai ensuite.
Vous avez, ces jours derniers, rendu un certain nombre de jugements
incidents qui ont une valeur inégale puisqu’ils se contredisent les uns les
autres. Le tribunal que vous présidez, comme un récusé en sursis, si vous me
permettez cette expression, les a néanmoins rendus. Or, ils rendent ce procès
impossible.
2
Hier, par exemple, vous avez disjoint le cas de trois des accusés . Or, si
vous regardez, sans aborder le fond du dossier, quelques cotes essentielles,
vous vous apercevrez qu’il s’agit d’un réseau de soutien au FLN et qu’il est
impensable de dire que tel ou tel a eu une action, de l’extraire des liens de la
prévention, et de vouloir juger les autres.
J’en veux pour référence, très rapidement, le fait que, quand on interroge
M. Charbit, par exemple, qui est disjoint aujourd’hui, il met en cause
Mme Hélène Cuénat. Comment voulez-vous la juger si M. Charbit n’est pas
là ?
En passant, je me permets de faire remarquer au tribunal que l’avis des
autres accusés, comme l’exige la loi, n’a pas été demandé, non plus qu’à
leurs défenseurs.
e
[Puis, M Roland Dumas proteste contre la précipitation avec laquelle
l’instruction a été faite et contre les conditions dans lesquelles le procès est
mené à ses yeux :]
Eh bien ! nous disons tout net que ce procès ne se déroulera pas comme
cela, à la sauvette. Car il y a des gens qui commencent à s’intéresser à ceux
qui sont dans ce box, qui se demandent pourquoi, pour quelles raisons, ces
hommes et ces femmes ont accepté, contre la majorité apparente de la nation,
d’aider le FLN.
Meier, Paupert, Hélène Cuénat, Micheline Pouteau ont pris leurs
responsabilités. L’un vous dira qu’il a été en Algérie, qu’il y a fait son devoir,
mais que là-bas, sur place, il a constaté, il a vu, examiné, compris.
Meier, en revanche, a refusé d’y aller. C’est le cas opposé, celui du
« déserteur ». Allez-vous le juger dans l’ombre ? Et Micheline Pouteau, la
plus jeune agrégée d’anglais de France, elle avait quelque chose à attendre de
cette aventure ? Elle était tranquille, elle avait sa chaire, elle enseignait, elle
vivait avec sa famille. Elle a tout risqué : ne voulez-vous pas savoir
pourquoi ?
Ils ont à s’expliquer d’autant plus que lorsqu’ils ont été arrêtés, on a
déversé sur eux des torrents de calomnie et de boue. Il suffit d’ouvrir les
journaux de l’époque pour voir ce qu’on a raconté, et ceux d’aujourd’hui
pour voir ce qui reste. On a dit qu’ils étaient « à la solde du FLN ». Si vous
consultez les scellés, vous y verrez qu’ils tenaient une comptabilité
minutieuse, qu’ils justifiaient de la moindre dépense. Ils étaient désintéressés.
Et ce n’est pas un mince symbole de voir, dans ce box, aux côtés de ces
Algériens qui luttent pour leur indépendance, des Français et des Françaises.
Ce n’est pas un mince symbole, non plus, de penser que des témoins qui vont
venir ici sont frappés de suspicion par avance, interrogés par la police,
traduits devant le juge d’instruction, comme les signataires du « Manifeste
des 121 » le sont depuis deux jours.
Mais il y a plus. On sait déjà, aujourd’hui, que des factions spécialisées
dans ce genre d’entreprise ont décidé de venir jusque dans ce quartier vous
faire comprendre que tout ne peut pas se passer comme on le souhaiterait. Le
conseil municipal, ou tout au moins sa fraction de l’UNR, conduite par des
gens dont le passé récent nous prouve qu’ils sont assez résolus pour qu’on les
prenne au sérieux. M. Devraigne, M. Griotteray, déjà mêlé à l’affaire du
3
bazooka , tous ces gens à peine descendus des barricades d’Alger menacent
demain de venir ici, autour du tribunal, à une heure de l’après-midi, déposer
une gerbe à la mémoire des victimes du FLN ! On fait sur le tribunal des
pressions inadmissibles. Il n’y a qu’à se retourner ou à se promener autour de
cette enceinte pour savoir que les avocats sont dévisagés, regardés de façon
goguenarde par des gens que nous connaissons, que nous dénoncerons, avec
une façon de vous dire : « Tu es repéré. Nous nous retrouverons. » Eh bien !
c’est ici que l’on se retrouve.
Alors, Messieurs, si ce procès doit continuer dans ces conditions, je dis
tout net qu’il ne doit pas avoir lieu.
[…]
Le COMMISSAIRE DU GOUVERNEMENT. — Monsieur le Président,
avant de prendre des réquisitions au sujet des conclusions déposées par la
défense, je vous demande qu’il me soit donné acte des faits suivants :
e
M Vergès a déclaré publiquement à l’audience de ce jour que, jusqu’à
présent, et pendant ces trois jours, il avait, avec le concours de certains de ses
confrères, conduit les débats comme il l’entendait et absolument à sa guise,
qu’il en avait fait la démonstration, et il a menacé le tribunal en déclarant :
« Si vous n’entendez pas l’avertissement que nous vous donnons, voici ce
que nous allons faire : saisir les instances internationales, Croix-Rouge, Ligue
des droits de l’homme, etc. »
e
M Roland Dumas, dans la même audience, a, de son côté, accusé le
tribunal de partialité et il a déclaré que, dans le cas où il ne serait pas fait droit
aux conclusions d’incompétence qu’il allait déposer sur le bureau du tribunal,
il se faisait fort de mettre obstacle au cours de la justice dans cette affaire,
pendant un an au moins.
Je vous demande d’en donner acte.
En ce qui concerne les conclusions déposées, je m’oppose au renvoi et
demande qu’il soit passé outre aux débats.
Le PRÉSIDENT. — Il y a des contestations ?
e
M VERGÈS. — Monsieur le Président, nous attendions de M. le
commissaire du gouvernement, en réponse aux arguments juridiques,
politiques, humains, que nous lui avons apportés, que lui aussi veuille bien
situer ce débat sur son véritable plan. Aujourd’hui, avec trois jours de retard
sur nous, il vous demande de donner acte. Des « donner acte », s’il tient à
rester sur ce plan, nous en avons toute une serviette. Mais, sur le fond du
débat, nous avons apporté des arguments juridiques. M. le commissaire du
gouvernement, avec le laconisme qui le caractérise, vous dit : « Je demande
que cela soit rejeté » : mais, encore une fois, pour quelles raisons ?
Le COMMISSAIRE DU GOUVERNEMENT. — Monsieur le Président,
je n’ai pas à fournir mes raisons.
e
M VERGÈS. — Je ne m’adresse pas à M. le commissaire du
gouvernement.
Le COMMISSAIRE DU GOUVERNEMENT. — J’ai le droit de prendre
la parole quand il me plaît.
e
M VERGÈS. — Je dis ceci, en dépit des interruptions : je n’ai pas le
droit, moi, parce que je suis la défense, de m’adresser au Parquet, mais celui-
ci a le droit de m’interpeller. Le combat est inégal. Je me refuse donc à
répondre aux interruptions.
Quant au donner acte, je m’élève contre cette demande. Certes, si le
tribunal décide d’entrer dans cette voie procédurière, la défense, qui a fait la
preuve qu’en fait de procédure elle en connaissait autant que n’importe qui,
acceptera cette voie, mais, dès maintenant, les responsabilités sont fixées.
e
M OUSSEDIK. — Monsieur le Président, la défense unanime s’élève
contre cette demande de donner acte. Qu’a dit mon confrère Vergès ?…
Le PRÉSIDENT. — Je ne peux pas vous permettre de discuter sur un
donner acte qui ne vous vise pas.
e
M ZAVRIAN. — Il s’agit d’un élément matériel. En notre nom,
e
M Vergès a dit ceci : cette procédure, rapidement menée, est truffée
d’irrégularités. Dans l’intérêt de nos clients, il était nécessaire de déposer des
conclusions. Et, vu ces irrégularités, l’affaire pourrait durer un an.
Donc, soyons sérieux. On dit que la défense bafoue le tribunal lorsqu’elle
dépose des conclusions. Elle s’arrête, et M. le commissaire du gouvernement
prend le relais.
e
M DUMAS. — Je suis heureux de constater, dans une certaine mesure,
que M. le commissaire du gouvernement commence à engager le fer avec la
défense. Mais, je me permets de regretter que ce soit sous cette forme. En
effet, je ne pense pas que l’on puisse trouver dans les observations que j’ai
formulées, à un seul endroit de mes explications, les propos qui ont été
retenus par M. le commissaire du gouvernement.
J’ai dit, et je répète qu’il y a, dans ce procès, trop de choses troubles pour
que vous puissiez le juger en toute sérénité. J’ai dit que l’instruction avait été
menée non pas au pas de zouave, mais au pas de chasseur.
C’était mon devoir de défenseur. Il est évident que, dans ce genre de
procès, il est encore plus facile d’éliminer les défenseurs par des moyens de
procédure que d’écouter leurs véritables raisons. Nous ne sommes pas dupes
de la manœuvre qui se précise.
e
M VERGÈS. — Je vous demande une deuxième fois la parole sur le
donner acte. À Athènes, on disait aux barbares : frappe, mais écoute. La
défense est prête à se laisser frapper, elle entend du moins que, dans ces
débats, on l’écoute.
Cela dit, écoutant M. le commissaire du gouvernement, j’ai été stupéfait
de le voir m’attribuer, à moi, ce français-là. Je n’ai jamais parlé cette langue-
là. Non, même sur le simple plan du style, je dois m’élever contre
l’attribution à Jacques Vergès des phrases qui viennent de vous être citées.
D’autre part, si ces phrases étaient tellement choquantes, je ne vois pas
pourquoi M. le commissaire du gouvernement a réfléchi une heure pour s’en
offusquer.
Qu’ai-je dit ? Que la défense, ici, pendant trois jours, avait mené son
combat à sa guise et comme elle l’entendait. La défense est-elle encore libre
dans ce pays ? Voici que cette liberté, tout d’un coup, devient choquante pour
le Parquet militaire et que la liberté de notre attitude nous est imputée à
crime. Jusqu’à présent, nous le savions, cela se faisait dans les rapports de
police, mais jamais dans le demi-jour d’un tribunal militaire.
Deuxièmement, j’ai dit : si vous ne prononcez pas l’incompétence que
nous vous demandons, nous nous adresserons au gardien des conventions de
Genève, au Comité international de la Croix-Rouge. Qu’y a-t-il là de
surprenant ? Les conventions de Genève font obligation à chaque pays
signataire de distribuer à tous leurs officiers, et spécialement à partir du grade
de colonel, un recueil complet des conventions de Genève. Et qui contrôle
leur application ? C’est le Comité international de la Croix-Rouge. La
défense devait donc vous dire que si ce débat de procédure ainsi engagé
n’aboutissait pas à sa satisfaction, elle serait forcée de faire appel à une autre
procédure. Elle vous en a avertis, c’est parfaitement normal.
M. le commissaire du gouvernement, enfin, m’attribue non seulement un
style qui n’est pas le mien, mais des erreurs juridiques qui ne sont pas les
e
miennes. Il a dit : « M Vergès a menacé de faire appel à la Ligue des droits
de l’homme. » J’ai eu peur d’avoir mal entendu. Car, pour confondre la Ligue
des droits de l’homme avec d’autres organismes chargés, sur le plan
international, de la défense des droits de l’homme, il faut ignorer
complètement l’histoire du monde depuis la fondation des Nations unies. La
défense, quant à elle, ne limite pas son horizon aux navires à voile ou à la
pénombre des dernières lampes à huile. Elle n’allait pas confondre, comme
même M. Tshombé ne le fait pas, la Ligue des droits de l’homme avec
d’autres organismes auxquels s’adresse parfois M. Lumumba.
e
[Trois jours plus tard, au terme d’un après-midi de débats, M Halimi est
autorisée à prendre la parole :]
e
M HALIMI. — Monsieur le Président, à ce moment des débats, et après
m’en être entretenue avec mes clientes, j’ai décidé de ne plus assurer leur
défense.
Cette décision que je prends, après de longues heures de réflexion,
croyez-le, je la prends pour des raisons fondamentales, que je voudrais
exposer publiquement.
Pour France Binard, dont j’assumais la défense, l’intellectuelle, pour
Jacqueline Carré, l’ouvrière, dont j’assurais également la défense, et pour
moi, et pour nous tous, ce procès était le plus important depuis le début de la
guerre d’Algérie.
En effet, pour la première fois, des Algériens et certains dirigeants d’un
réseau français dit de soutien, assis côte à côte dans le box des accusés,
témoignaient de la communauté d’intérêts de deux peuples à l’occasion d’une
même révolution. Pour les Algériens, le problème est simple, et les raisons de
leur attitude ici sont évidentes ; ces hommes sont algériens, on leur a
officiellement reconnu le droit de l’être, mais au même moment et au nom du
peuple français on veut les condamner pour avoir précisément choisi de ne
pas être français. Cela est vrai. On vous l’a dit ; c’est l’absurdité même. Mais
pour les Français ? Le débat nouveau était le plus dramatique et le plus
important depuis le début de la guerre d’Algérie. Pour eux, démontrer
l’absurdité de ce système était en soi insuffisant, et cette attitude comportait
en outre pour eux un risque énorme : elle comportait le risque de discréditer
cette fraction de la gauche française qu’ils entendent représenter.
Ils voulaient, bien sûr, faire le procès de cette guerre d’Algérie, coloniale,
anachronique, que nous menons avec des moyens que le monde entier
réprouve. Mais ils entendaient aussi et surtout nous expliquer que, par leur
choix, ils avaient défini la ligne politique la plus juste pour l’avenir du peuple
français.
Dès l’ouverture de ces débats… oui, dès l’ouverture…, ils voulaient nous
démontrer que les ennemis des deux peuples étaient les mêmes. Mais la
tournure prise par ces débats me fait craindre que cette démonstration ne soit
plus possible. Nous savons que l’on voudrait juger ce procès dans le
minimum de temps et dans le maximum d’obscurité. Mais je dois dire en
toute honnêteté que je ne suis pas sûre que les huit jours que nous venons de
vivre n’aient pas facilité ce dessein.
Le procès de la guerre d’Algérie, l’explication claire de cette plate-forme
politique de la gauche française, que ces accusés ont élaborée dans leur
action, nécessitaient une autre atmosphère, autrement digne et moins
soucieuse d’incidents mineurs.
Comment vous dire, en effet, dans cette confusion, que France Binard,
l’intellectuelle, la pureté, la générosité même, a choisi cette lutte parce qu’au
moment où les pays du monde entier accèdent à leur indépendance, elle se
savait, elle, dans le sens de l’histoire ?
Comment vous dire aussi que Jacqueline Carré, l’ouvrière, est entrée dans
la lutte pour des raisons non moins évidentes, bien que différentes, qu’elle
avait compris qu’on ne pouvait pas dépenser des milliards pour faire une
guerre et en même temps élever le niveau de vie du peuple français. Parce
qu’en France cette fille, Jacqueline Carré, vivait durement ; elle comprenait,
si j’ose dire, de l’intérieur, la dure vie et les humiliations du peuple algérien.
D’instinct elle savait, comme vous savez, comme nous savons tous ici, qu’un
peuple qui en opprime un autre n’est pas un peuple libre.
Mais, aujourd’hui, après ces huit jours de débats, les intellectuels, les
ouvriers, les démocrates de ce pays ne comprennent plus ce qui se dit dans ce
prétoire. Certains attendaient de voir avaliser des idées qu’ils n’avaient pas
encore exprimées. D’autres, et même des adversaires, souhaitaient des
explications profondes et dignes. D’autres, enfin, s’empressent déjà de
prétendre que ces accusés, que l’on contraint à huit jours de silence, n’ont en
fait rien à dire. Tous sont déçus, amers, désorientés… et c’est parce que je
crains que, dans les conditions ainsi créées, mes clientes ne puissent plus
efficacement expliquer les raisons profondes de leur action que j’ai décidé de
quitter la barre.
Le PRÉSIDENT. — Le tribunal vous donne acte de ce que vous vous
déconstituez pour vos clients et il pourvoira demain à votre remplacement par
une commission d’avocats d’office.
FRANCE BINARD. — Je n’ai pas le droit de choisir mon avocat ?
Le PRÉSIDENT. — Est-ce que vous pouvez le désigner maintenant ?
FRANCE BINARD. — Il faut bien que je sois défendue et je préférerais
e 4
l’être par un avocat de mon choix. Je désignerai donc M Benabdallah .
Le PRÉSIDENT (à Mlle Carré). — Vous voulez également désigner…
e
Mlle J. CARRÉ. — M Dumas.
[Ce jour-là commence l’interrogatoire des accusés. Et d’abord des
accusés algériens.]
HADDAD HAMADA. — Nous, Algériens, nous entrons bientôt dans la
septième année de guerre, nous avons souffert et souffrons encore des méfaits
de la domination étrangère. Le Front de libération nationale, auquel j’ai
l’honneur d’appartenir, est un mouvement libérateur. C’est un vaste
rassemblement de tout le peuple algérien. La présence dans ses rangs
d’Algériens, d’Israélites, sans distinction de race ni de religion ou d’opinion
philosophique, en est un témoignage. Nous ne sommes ni des racistes ni des
chauvins et encore bien moins des fanatiques.
S’il est exact que nous sommes les ennemis de l’envahisseur colonial,
nous n’avons pas de haine pour le peuple français. Je salue très
fraternellement tous ces Français qui ont poussé leur amour de la liberté
jusqu’à nous aider. Nous n’oublierons jamais qu’ils ont accepté de souffrir
pour notre liberté et, quand l’Algérie sera enfin indépendante, c’est le
souvenir que nous emporterons de la France et non pas la haine de nos
tortionnaires. Nous sommes persuadés que le sacrifice des Français,
poursuivis, emprisonnés ou contraints à l’exil pour leur soutien à la
révolution algérienne, et le courage des Français insoumis ou réfractaires à
une guerre aussi honteuse qu’homicide, seront le gage d’une amitié que ces
pionniers auront malgré tout préservée entre les peuples algérien et français.
Quant à l’accusation que vous portez contre moi, à savoir atteinte à la
sûreté extérieure de l’État, en ma qualité d’Algérien, j’ai conscience de
n’avoir jamais commis un tel délit pour la simple raison que l’Algérie n’est
pas française et qu’elle ne l’a jamais été, n’en déplaise à ceux qui veulent
entretenir le mythe d’une Algérie française par des arguments qui constituent
un défi au bon sens. L’Algérie est une nation, elle en possède tous les
attributs. Ce n’est pas parce que le sort de la guerre nous a été contraire au
e
XIX siècle que nous devons perdre notre qualité de nation ou le droit de

recouvrer notre indépendance, car s’il en est ainsi, bien des nations
aujourd’hui libres n’auraient pas le droit de l’être et, parmi elles, la France. Je
voudrais bien savoir quelle aurait été la réaction d’un résistant français que
les tribunaux allemands auraient accusé d’atteinte à la sûreté extérieure de
l’État du Reich.
En ma qualité de patriote algérien, je ne reconnais qu’une seule autorité
valable et capable de me demander des comptes, c’est celle du gouvernement
de mon pays. Je refuserai donc de répondre à toutes les questions.
[Suit une discussion entre Haddad Hamada, le président et la défense au
sujet de propos prêtés à l’accusé, suivant lesquels celui-ci aurait dit que les
Français du réseau Jeanson étaient « plus FLN » que lui.]
OULD YOUNÈS. — Comparaître devant un tribunal français n’est pas
pour moi un déshonneur, car, pour un Algérien, cela prouve tout simplement
qu’il a choisi la voie de l’honneur et de la dignité.
De quoi au juste m’accusez-vous ? D’avoir entrepris de soustraire à
l’autorité de la France un territoire soumis à cette autorité. Or, l’autorité et la
souveraineté de la France en Algérie sont basées sur le droit de conquête,
donc le droit du plus fort à un moment donné de l’histoire.
Le chef de l’État français a été contraint de reconnaître au peuple algérien
le droit de disposer de lui-même, donc le droit aussi de se soustraire à
l’autorité de la France.
Vous prétendez me juger. Vous ne pouvez pas le faire, car vous faites
partie de cette armée dite de pacification. Par conséquent, vous êtes partie
dans le conflit qui nous oppose. Or, qui est partie ne peut être juge.
J’ajoute : en tant qu’Algérien, je ne reconnais aucune compétence, sauf
aux lois de mon gouvernement.
[…]
e
M OUSSEDIK. — Monsieur le Président, voulez-vous demander à Ould
Younès ce que le commissaire Gaulet a fait ?
OULD YOUNÈS. — Le 7 janvier dernier, on a arrêté à Marseille un
Algérien porteur d’une enveloppe. Sur cette enveloppe, il y avait l’adresse
d’un ami avec lequel je correspondais. On a mis de côté cette adresse quand
j’ai été arrêté. Quelques jours plus tard, je me trouvais à la Santé, et j’ai
appris qu’Aklit Aïssiou avait été assassiné.
Le PRÉSIDENT. — Qui est le commissaire Gaulet ?
e
M OUSSEDIK. — Celui qui est venu de Marseille.
OULD YOUNÈS. — Il m’a proposé de travailler avec lui. Il m’a dit :
« Je te donnerai le temps que tu veux pour réfléchir. » C’est pour cela qu’on
m’a laissé trois mois isolé à la Santé sans que le juge d’instruction me
demande.
Le PRÉSIDENT. — Cela ne résulte pas du procès-verbal qui est établi.
e
M BENABDALLAH. — Le scellé qui intéresse la défense a disparu.
Cela n’a pas constitué un scellé, c’était un papier portant l’adresse d’Aklit
5
Aïssiou qui a été assassiné par la Main rouge à Bruxelles, quelques jours
après l’arrestation d’Ould Younès.
e
M OUSSEDIK. — Pendant que je rédige un donner acte, je voudrais que
mon confrère Vergès le commente.
e
M VERGÈS. — Je voudrais demander à mon client s’il est exact que,
lorsqu’il a été arrêté à Marseille, il était porteur de l’adresse de M. Aklit
Aïssiou, étudiant en médecine à Bruxelles, qui fut tué un matin devant chez
lui, d’après les journaux, par une balle de 9 mm tirée par un revolver
silencieux muni d’un récupérateur de douilles : de la même manière que fut
tué, il y a maintenant un an et demi, notre confrère Ould Aoudia, assassiné,
lui aussi, par une balle de 9 mm tirée par un revolver silencieux muni d’un
récupérateur de douilles.
Cette question intéresse la défense. Si cette adresse a été saisie, et si elle
n’est pas dans les scellés, il y a là un tripatouillage de dossier dont il faudrait
que le tribunal donne acte à la défense et il faudrait que l’on recherche pour
quelle raison la police a subtilisé l’adresse d’un militant du FLN qui ensuite
est mort, nous dirons mystérieusement.
Je voudrais que M. Gaulet, commissaire de police à Marseille, vienne ici
nous expliquer ce que cette fiche est devenue.
e
M OUSSEDIK. — « Donner acte aux concluants de ce que l’inculpé
Ould Younès, interrogé par vos soins, a déclaré qu’il avait été interrogé sur
un document portant le nom et l’adresse d’Aklit Aïssiou par le commissaire
Gaulet.
« Qu’Aklit Aïssiou a été abattu huit jours plus tard dans des conditions
mystérieuses à Bruxelles. »
e
M VERGÈS. — La défense sera dans l’obligation de déposer une plainte
en faux et usage de faux en écritures publiques contre le commissaire Gaulet,
car, quand on saisit un document et qu’on ne le verse pas au dossier, cela
s’appelle un faux.
Le PRÉSIDENT. — C’est une autre affaire. Le tribunal vous refuse le
donner acte que vous sollicitez.
e
M OUSSEDIK. — La Cour suprême appréciera.
[…]
DAKSI ALLAOUA. — Ma qualité de militant au service de la cause
nationale algérienne ne me permet pas de vous dire autre chose que ceci : fils
du peuple algérien, je ne pouvais rester indifférent au drame dans lequel il est
plongé depuis six ans. C’est en toute connaissance de cause et conscient de
mon devoir que j’ai participé à sa lutte libératrice. En conséquence, je
revendique pleinement toutes mes responsabilités. Néanmoins, je réclame le
statut de prisonnier de guerre conformément aux conventions de Genève que
mon gouvernement vient de ratifier, et auxquelles la France a d’ailleurs
souscrit.
Quant au titre de soldat français dont on essaie de m’affubler, je tiens à
préciser, aussi paradoxal que cela puisse paraître, que c’est sur ordre de
l’Armée de libération nationale que j’ai été incorporé dans l’armée française.
Cela, dans un double but : apprendre le maniement des armes et la noyauter,
le moment opportun.
Le PRÉSIDENT. — On ne peut pas vous reprocher de ne pas être franc.
Vous avez précisé votre rôle. Est-ce que vous avez des questions à poser ?
DAKSI ALLAOUA. — Je tiens également à rendre un hommage
fraternel à ces Français que j’ai connus à Fresnes et qui n’ont cessé de se
dévouer. Ce sont des hommes qui connaissent un autre mot de la langue
française que celui de pacification.
Le PRÉSIDENT. — Messieurs, est-ce que vous avez des questions à
poser ?
e
M VERGÈS. — Non, c’est très clair.
[Le mardi 13 septembre, à la suite d’un incident survenu entre le
e
président Curvelier et M Benabdallah au sujet de France Binard, dont le
président souhaite faire lire à l’audience la déposition devant la DST, il est
procédé à l’interrogatoire des accusés français de métropole.]
FRANCE BINARD. — Je voudrais d’abord vous dire ce qui m’a amenée
à faire ce que j’ai fait puisque, pour avoir appartenu au réseau de soutien du
FLN, on nous accuse aujourd’hui de trahison. Je m’inscris en faux contre
cette accusation !
En aidant le peuple algérien dans sa lutte pour l’indépendance, je n’ai fait
que défendre des principes qu’on m’a appris dès les bancs de l’école à
considérer comme des valeurs françaises. Comme beaucoup d’autres, j’ai
d’abord essayé d’aider le peuple algérien par des moyens légaux. Ils se sont
révélés inefficaces. Les lois soutiennent un régime. Quand un régime change,
les lois changent. Le régime actuel perpétuait la guerre d’Algérie. Je ne
pouvais, en luttant contre cette guerre, que contrevenir à ses lois et, pour moi,
il était urgent d’agir, parce qu’en Algérie la répression se faisait tous les jours
plus violente, au point de devenir un massacre organisé. On rassemblait des
gens dans des camps de regroupement où ils mouraient, où ils meurent encore
de faim, et ce n’est pas une image. La torture était une pratique courante, et
tout cela au nom de la France !
En apportant une aide directe et effective au peuple algérien, je considère
que je luttais aussi contre le danger fasciste qui menaçait mon pays et que je
préservais pour l’avenir l’amitié des peuples français et algérien. Tout ce que
j’ai fait pour participer à cette lutte, je le revendique pleinement.
Le PRÉSIDENT. — Vous reconnaissez la matérialité des actes que vous
avez accomplis ?
FRANCE BINARD. — Certainement.
Le PRÉSIDENT. — Vous en prenez la responsabilité ?
FRANCE BINARD. — Entière.
[Puis France Binard est interrogée sur les faits.]
Le PRÉSIDENT. — Ne trouviez-vous pas drôle de rencontrer Claire
Allard en compagnie d’un Nord-Africain ?
FRANCE BINARD. — Monsieur le Président, j’ai dit que je ne trouvais
jamais curieux de rencontrer un être humain avec un autre être humain, qu’il
soit nord-africain ou chinois ; cela ne faisait pas de différence.
Un JUGE. — Êtes-vous déjà allée en Algérie ?
FRANCE BINARD. — Jamais.
Le COMMISSAIRE DU GOUVERNEMENT. — Je désirerais demander
également à l’inculpée si elle avait eu connaissance ou vu des atrocités de
l’armée ?
FRANCE BINARD. — Monsieur, je crois qu’elles sont notoires.
Le PRÉSIDENT. — Est-ce que la défense a des questions à poser ?
e
M BENABDALLAH. — La question que je voudrais poser à
Mlle Binard est la suivante : il y a une circonstance de sa vie qui la rend
encore beaucoup plus sensible au problème des camps de concentration et des
camps de regroupement.
FRANCE BINARD. — En effet, Monsieur le Président, j’ai perdu huit
personnes de ma famille, dont ma mère, dans les camps nazis.
[Suit une discussion sur le procès-verbal de l’audition de Jacques
Hérold, ex-mari de France Binard, par la DST, un document qui semble
avoir disparu.]
Le PRÉSIDENT. — […] Cuénat Hélène alias Claire Allard, expliquez-
vous sur les faits d’atteinte à la sûreté extérieure de l’État qu’on vous
reproche.
HÉLÈNE CUÉNAT. — Je suis française et c’est en me référant aux
traditions les plus authentiques de mon pays que je me range aux côtés d’un
peuple qui combat pour obtenir son droit imprescriptible à l’indépendance.
Au début de la guerre, j’ai, comme la plupart de mes camarades français,
commencé par participer à des actions légales. J’ai signé des pétitions, j’ai
participé à des meetings, puis il est devenu évident que cette action
n’aboutissait pas. La guerre continuait. Il m’a semblé, à ce moment-là, qu’il
n’y avait plus qu’un seul moyen, c’était de se ranger aux côtés d’un peuple
qui luttait contre le colonialisme.
On dit qu’en agissant de la sorte nous alimentons la guerre, que nous
tirons dans le dos des jeunes Français qui combattent en Algérie. C’est un
argument moral auquel nous avons tous réfléchi mais qui ne m’a pas paru
soutenable. En effet, il est trop facile de dire que ceux qui se prononcent pour
l’indépendance sont des traîtres. Aujourd’hui, de toute façon, nous n’avons
plus le choix. Si je prends le parti de la guerre et de l’extermination du peuple
algérien, je trahis la cause de la justice et de l’humanité. Si je prends le parti
de la révolution, je trahis une politique éphémère. Et si je m’abstiens, je me
rends la complice des deux camps à la fois. C’est ainsi qu’aujourd’hui un
Français est obligé de prendre parti.
La guerre dure depuis bientôt six ans. Il n’y aura pas de solution politique
intermédiaire. Même si le GPRA le décidait, ce qui ne peut pas arriver, le
peuple algérien ne le suivrait pas. Il n’y aura pas non plus de solution
militaire. Si elle devait arriver, depuis six ans que cette guerre dure et que la
France a jeté six cent mille hommes dans cette lutte, elle serait déjà
intervenue.
Le PRÉSIDENT. — Ne lisez pas. Il ne faut pas se moquer du tribunal !
HÉLÈNE CUÉNAT. — Monsieur le Président, ce sont des notes.
L’Algérie joue déjà et jouera un rôle de plus en plus important, un rôle de
leader en Afrique. Or, aujourd’hui, qui a encore la confiance du peuple
algérien ? Ce ne sont pas les ultras, ce n’est plus le général de Gaulle. Les
Algériens ne croient plus aux prises de position théoriques et aux discours. Ils
ne font plus confiance qu’à des gens qui, comme nous, les ont réellement
aidés.
C’est ainsi que la cause du peuple français luttant contre le fascisme qui
risque de sortir de la guerre d’Algérie et la cause du peuple algérien qui lutte
pour son indépendance sont identiques. C’est pourquoi c’est une fraternité
véritable qui unit les Français et les Algériens qui sont ensemble dans ce box.
Elle est fondée sur une réelle communauté d’intérêts.
Voilà pourquoi, Monsieur le Président, je me suis engagée dans une
solidarité pratique aux côtés des Algériens.
Le PRÉSIDENT. — Est-ce que vous entendez dire par là que vous les
avez aidés matériellement ?
HÉLÈNE CUÉNAT. — J’entends dire par là que je les ai aidés
matériellement.
Le COMMISSAIRE DU GOUVERNEMENT. — Je désirerais savoir
pendant combien de temps elle est allée en Algérie.
HÉLÈNE CUÉNAT. — Je ne suis jamais allée en Algérie. Je ne vois pas
l’intérêt de cette question.
Le PRÉSIDENT. — La défense a-t-elle des questions à poser ?
e
M VERGÈS. — Oui, Monsieur le Président. Est-ce que l’inculpée
pourrait nous dire si M. Malraux qui a parlé sur l’Algérie y est allé très
souvent ?
HÉLÈNE CUÉNAT. — Je ne crois pas qu’il y soit allé très souvent.
e
M VERGÈS. — Et pourtant, il en a parlé avec éloquence.
Le PRÉSIDENT. — Pas d’autres questions ? Je passe au cas Meier
Gérard. Vous étiez agent de liaison appointé du FLN. Expliquez-vous sur
l’inculpation dont vous êtes l’objet.
GÉRARD MEIER. — Monsieur le Président, je ne crois pas qu’il soit
très important pour vous de savoir quels sont les faits à me reprocher, étant
donné que je revendique pleinement cette action. Si j’avais été arrêté plus tôt,
j’en aurais fait moins ; si j’avais été arrêté plus tard, j’en aurais fait
davantage. Là n’est pas l’essentiel. L’essentiel, et je n’ai pas besoin de notes
pour le dire, l’essentiel c’est qu’un peuple, depuis six ans, est entré en lutte
pour son indépendance.
Dans ce combat, il a montré toutes ses capacités d’organisation, toutes ses
capacités d’hommes dignes, donc responsables, et nous aussi, les jeunes
Français, nous avons conscience d’être responsables du sort que l’on fait à ce
peuple, en menant chez lui cette guerre qui est un génocide.
C’est en refusant de nous associer à ce génocide que nous sommes
devenus coupables vis-à-vis de vous. C’est en refusant de reconnaître dans
les entreprises de l’armée en Algérie le vrai visage de la France, c’est en
essayant de tracer une voie à d’autres jeunes Français que nous avons essayé
de créer ce mouvement dont vous parliez tout à l’heure, Jeune Résistance :
nous le reconnaissons et nous en sommes fiers.
Nous espérons que beaucoup de Français suivront cette voie. Ce procès
est d’ores et déjà un préambule au procès qu’il faudra faire un jour des
nombreuses démissions des générations qui nous ont précédés, des nombreux
abandons des partis de gauche, des trahisons même de certains leaders ; ce
procès, c’est peut-être la dernière chance offerte aux Français de se ressaisir
pour imposer au gouvernement une négociation rapide avec le GPRA.
Le PRÉSIDENT. — Vous ne contestez pas la matérialité du délit
d’atteinte à la sûreté extérieure de l’État relevé à votre encontre ?
GÉRARD MEIER. — Absolument pas.
Le COMMISSAIRE DU GOUVERNEMENT. — Je désirerais savoir
quand et pendant combien de temps Meier est allé en Algérie ?
GÉRARD MEIER. — Je me suis fait sur la guerre d’Algérie, et sur
l’Algérie, une opinion à partir de témoignages qui étaient assez probants, de
gens assez honnêtes pour qu’on puisse leur faire confiance. Je n’ai jamais mis
les pieds en Algérie.
e
M BENABDALLAH. — Est-ce qu’il est nécessaire d’aller en Algérie,
après six années de guerre, et six années de génocide pour employer son
expression, pour se faire une idée de ce qui se passe là-bas ?
GÉRARD MEIER. — Je pense que nous côtoyons depuis assez
longtemps des Algériens en France pour savoir par leur bouche les atrocités
auxquelles ils sont en butte, pour savoir, par leur bouche, l’âpreté de la lutte
qu’on leur livre.
e
M BENABDALLAH. — Deuxième question : est-ce qu’il est nécessaire
d’aller en Algérie pour connaître la véritable face de la guerre ?
GÉRARD MEIER. — Non.
e
M BENABDALLAH. — Est-ce que M. Meier a eu connaissance des
camps de concentration qui existent en France, dont je suis prêt à porter
témoignage puisque j’y suis allé ?
Le PRÉSIDENT. — Je refuse de poser cette question et je vous en donne
acte.
e
M BENABDALLAH. — Est-ce qu’il sait qu’il y a des tortures en
France ?
Le PRÉSIDENT. — Je refuse de poser cette question et je vous en donne
acte.
e
M BENABDALLAH. — Est-ce qu’il sait qu’il y a eu des exécutions
sommaires en France ?
GÉRARD MEIER. — Je le sais. J’ai vu à la prison de Fresnes des
prisonniers qui avaient été torturés et j’ai entendu parler de la façon dont
étaient menés certains procès qui ont abouti à l’exécution de patriotes
algériens.
Le PRÉSIDENT. — Vous avez appris cela de la bouche de ces gens-là ?
GÉRARD MEIER. — Oui.
e
M OUSSEDIK. — Cela permettra à la défense de porter plainte et de
hâter l’instruction de certaines affaires.
e
M DUMAS. — Je voudrais poser une question à Meier, mais auparavant
je me permets de faire remarquer que c’est un débat un peu stérile qui semble
s’engager sur la question des tortures, puisque aussi bien c’est reconnu
officiellement ; il suffit de se reporter aux déclarations des ministres en
exercice pour savoir que depuis que le général de Gaulle est au pouvoir on ne
torture plus en Algérie.
Meier a été militaire. Il a accepté de déserter, c’est une grave
responsabilité. Est-ce qu’il peut nous dire dans quelles conditions – je veux
dire humaines – il a vécu après sa désertion en Suisse ? De quoi il a vécu ?
En effet, voilà l’objet de ma question si vous me permettez de
m’expliquer en deux mots. Vous avez commencé l’interrogatoire en disant :
vous êtes appointé par le FLN. Eh bien, Meier n’a jamais été appointé par le
FLN. Nous nous expliquerons sur ce point. Cinquante mille francs par mois
pour faire ce travail, c’était bon marché.
GÉRARD MEIER. — J’ai travaillé comme fumiste, j’ai travaillé comme
terrassier, j’ai connu des périodes assez longues de chômage. J’ai travaillé sur
des barrages.
e
M VERGÈS. — Ma question est très simple. Meier, avez-vous dit, est
déserteur. J’ai connu, au cours de la guerre, dans les Forces françaises libres,
des déserteurs qui étaient fiers d’avoir déserté l’armée de Vichy et de se
battre pour la liberté de la France. Je voudrais que la question soit posée à
Meier de savoir si, lui aussi, est fier d’avoir déserté une armée dont il
désapprouve les buts.
Le PRÉSIDENT. — Le tribunal refuse de poser la question.
e
M OUSSEDIK. — Tout à l’heure, M. Meier nous a dit qu’il s’était fait
une opinion sur les tortures en Algérie en prenant connaissance des
déclarations dignes de foi qui ont été faites par des personnalités politiques
françaises. Est-ce que, dans ces personnalités politiques françaises, il englobe
M. André Malraux qui a fait des déclarations en ce sens ?
Le PRÉSIDENT. — Je refuse de poser cette question.
e
M OUSSEDIK. — Qu’il m’en soit donné acte.
Le PRÉSIDENT. — Je vous en donne acte. N’abusez pas des questions,
je vais être obligé d’interrompre à nouveau les débats.
e
M VERGÈS. — C’est votre droit.
e
M OUSSEDIK. — Est-ce que M. Meier sait qu’à part trois voyages
éclairs faits par M. Debré, celui-ci n’a jamais mis les pieds en Algérie ?
Le PRÉSIDENT. — Je refuse de poser cette question.
e
M VERGÈS. — M. Meier est-il au courant des tortures en Algérie, non
e
seulement par les déclarations de M. Malraux, ministre de la V République,
mais par celles de M. Michelet, garde des Sceaux ?
Le PRÉSIDENT. — Je refuse de poser cette question.
e
M NICOLE REIN. — M. Meier sait-il que les tribunaux n’aiment pas
entendre parler des tortures ?
Le PRÉSIDENT. — Je refuse de poser la question.
e
M VERGÈS. — M. Meier était mobilisé dans une armée dont un des
généraux s’appelle Massu. Est-ce qu’il a été amené à démissionner pour avoir
lu dans les journaux La stampa et La Croix des déclarations de M. Massu
justifiant la torture ? Ceci a un intérêt.
Le PRÉSIDENT. — Je refuse à nouveau de poser cette question.
e
M VERGÈS. — Quand un homme quitte une armée, sans doute
l’opinion qu’il a du général de cette armée a-t-elle une importance.
Le PRÉSIDENT. — Le tribunal appréciera tout à l’heure à la lumière de
la réponse qu’il a faite.
e
M OUSSEDIK. — Il n’a pas fait de réponse.
[…]
e
M NAHORI. — Je reviens sur cette question de la décision prise par
Meier de déserter. Elle éclaire pour lui, mais aussi pour nos clients, les
raisons profondes qui ont pu le faire agir. Meier était simple soldat, il n’avait
pas la possibilité de démissionner. Mais est-ce qu’un exemple comme celui
de ce général, un des plus jeunes parachutistes de France, le général de La
Bollardière, qui a démissionné de son commandement pour protester contre
les méthodes employées en Algérie, est-ce que cet exemple n’a pas été de
ceux qui ont pu amener Meier à prendre sa décision ?
GÉRARD MEIER. — L’insoumission notoire des officiers supérieurs a
été pour moi décisive.
e
M VERGÈS. — Est-ce que M. Meier, au moment de déserter, n’a pas
pensé à un exemple illustre, au mois de juin 1940, quand un général français
a refusé de servir l’ennemi ?
Le PRÉSIDENT. — Je ne poserai pas cette question.
[…]
e
M VERGÈS. — Je ne sais pas ce que faisaient ceux qui critiquent
aujourd’hui et demandent acte [de ma] déclaration mais, à l’époque, j’ai
rejoint le général de Gaulle et j’estime que son acte en juin 1940 était
parfaitement légitime et doit servir d’exemple, aujourd’hui, les circonstances
ayant changé, à d’autres générations.
Le PRÉSIDENT. — Le tribunal veut bien vous en donner acte, si c’est
exact toutefois.
e
M VERGÈS. — Vous mettez en doute ma parole ?
Le PRÉSIDENT. — Non, véritablement. À l’heure actuelle, dans
l’atmosphère où nous vivons, je peux vous en donner acte.
e
M DUMAS. — Est-ce que Meier pourrait vous dire, sur le plan
politique, quelles sont ses affinités. Je voudrais que, sur ce point, il nous
donne des précisions.
GÉRARD MEIER. — Monsieur le Président, ma seule référence en toute
matière, que ce soit politique ou morale, c’est la religion catholique. Plus
particulièrement, je crois que le seul commandement qui nous soit donné de
façon urgente par la religion catholique, c’est d’aimer notre prochain comme
nous-même pour l’amour de Dieu.
Le PRÉSIDENT. — Notez cette réponse. Cahen Janine ?
JANINE CAHEN. — Monsieur le Président, le délit qui m’est reproché
est celui d’atteinte à la sûreté extérieure de l’État. Je voudrais m’expliquer sur
certains faits.
Dans l’inculpation qui est formulée contre moi, on signale d’abord que
j’ai reçu, l’avant-veille de mon arrestation, la visite de M. …, qui est algérien.
Je le considère surtout comme l’époux d’un de mes anciens professeurs, une
dame née en France.
M. … n’est pas inculpé d’atteinte à la sûreté extérieure de l’État. Il jouit
d’une liberté pleine et entière et, cependant, on me reproche de l’avoir reçu
chez moi.
Ce que je voudrais savoir, c’est pour quel motif on me fait ce reproche.
Est-ce parce qu’il est algérien ? N’a-t-on pas le droit de recevoir un Algérien
chez soi ? C’est une question que je me pose.
D’autre part, lorsque j’ai été arrêtée, je sortais d’un café en la compagnie
de M. Meier et de Mlle Carré. Je portais une valise. Dans cette valise, il y
avait un paquet, une enveloppe et mes affaires personnelles.
Je tiens à signaler que ce paquet a été dûment vérifié. La DST l’a ouvert
devant moi et, au moment où il a été ouvert, les inspecteurs m’ont fait vérifier
moi-même que l’emballage était d’une certaine qualité qui ne me permettait
pas d’en connaître le contenu et c’est pourquoi je vous demanderai, avant
toute chose, de bien vouloir montrer le scellé de cet emballage.
Le PRÉSIDENT. — Nous allons y venir tout à l’heure au cours de
l’interrogatoire.
JANINE CAHEN. — À la DST, j’ai appris beaucoup de choses.
J’ai appris que je transportais des fonds, que je venais en aide au FLN. J’ai
appris d’autres choses encore. J’ai appris qu’on pouvait être brutal avec les
personnes interpellées. J’ai été menacée dans ma personne. On m’a dit : « Si
nous le voulons, nous pouvons immédiatement vous mettre dans un avion,
vous envoyer en Algérie et là nous ferons de vous ce que nous voudrons. »
On m’a dit aussi : « Les Algériens vous méprisent. » Il ne m’était pas
loisible, à ce moment-là, d’y répondre, je ne connaissais pas de militants au
sein du FLN. Je les ai entendus parler hier. Je considère que c’était une
première erreur de la part des inspecteurs.
On m’a dit aussi : « Vous serez libre dans quarante-huit heures » ; voilà
sept mois que je suis en prison.
Qu’est-ce qui s’est passé pendant ces sept mois de prison ? J’ai été
souvent malade. Il a été ordonné une expertise qui a conclu à
l’incompatibilité de mon état de santé avec la prolongation de mon séjour en
prison, il n’en a pas été tenu compte.
Quelque temps après, et sur les indications des inspecteurs de la DST, on
a trouvé une lettre qui m’a été attribuée. J’ai déclaré très fermement qu’elle
n’était pas de moi. J’ai demandé une expertise pour prouver ma bonne foi.
L’expertise a été faite en trois jours et elle a conclu que je suis l’auteur de
cette lettre. On en a tenu compte, la preuve c’est que je suis encore en prison.
[Suit une discussion sur l’emballage des fonds et sur la somme contenue
e
dans le paquet transporté par Janine Cahen. M Dumas demande que soit
prononcée la nullité de la saisie du fait de la disparition de ces pièces à
conviction. Ces conclusions sont rejetées par le tribunal.]
Le PRÉSIDENT. — Voulez-vous vous expliquer sur l’inculpation dont
vous êtes l’objet ?
JEAN-CLAUDE PAUPERT. — Avant de m’expliquer, je désire que soit
e
lu un des scellés, celui qui a trait à mon passage en Algérie, au 131 régiment
d’infanterie. C’est mon livret militaire qui doit être dans les scellés, j’ai
demandé à M. le juge d’instruction qu’il y soit.
e
M DUMAS. — J’avais moi-même formulé la demande à M. le juge
d’instruction. Jean-Claude Paupert, désormais versé dans la gendarmerie de
réserve, n’avait pas ses documents militaires sur lui. Nous avions prié M. le
juge d’instruction de bien vouloir solliciter des autorités compétentes
l’ensemble de ces pièces, qui sont utiles à sa défense, particulièrement
l’appréciation de ses chefs directs, des officiers qui l’avaient commandé, qui
avaient formulé sur son compte une opinion qu’il était utile que le tribunal
connût.
Le PRÉSIDENT. — Dites-nous de quelle mention il s’agit, le tribunal
estimera peut-être qu’il peut vous faire confiance.
JEAN-CLAUDE PAUPERT. — Ces appréciations sont assez élogieuses
et c’est pour cela que je ne voulais pas en parler. Mon lieutenant va venir ici
déposer comme témoin.
Le PRÉSIDENT. — Nous l’écouterons. À ce moment-là, nous serons
définitivement édifiés à votre sujet.
JEAN-CLAUDE PAUPERT. — Il n’y a pas d’un côté un bon soldat et de
l’autre un mauvais Français. Il n’y a ici et là qu’un homme qui prend ses
responsabilités et qui, devant vous, aujourd’hui, va encore une fois les
prendre.
En 1956, j’étais en Algérie. J’étais un militant de gauche. J’ai manifesté
sans uniforme et en uniforme pour ne pas partir en Algérie. J’ai participé aux
manifestations qui ont eu lieu à Paris, au Quartier latin, j’ai aussi participé à
ces voyages folkloriques où le train s’arrêtait vingt fois, hélas repartait vingt
fois.
J’ai finalement accepté d’aller en Algérie, de ne pas déserter. Pourquoi ?
Parce qu’à ce moment-là j’ai estimé qu’il était de mon devoir d’aller en
Algérie protéger et aider les Français fixés en Algérie.
Mais je mésestimais la force de gangrène du colonialisme.
Toutefois, je dois rendre ici publiquement hommage au colonel
e
commandant le 131 RI. Lorsqu’on commençait à battre à coups de nerf de
bœuf les suspects, le colonel a interdit ces pratiques. Elles ont été arrêtées
immédiatement, ce qui n’était pas le cas partout.
J’ai découvert, d’abord, en Algérie, la misère biologique et
psychologique d’un peuple. Cette misère que l’on rencontre à chaque pas.
Depuis les répressions de 1830 et de 1860, ce sont les mêmes faits, les
mêmes expressions, la même pacification qu’on retrouve, jusqu’à la force
qu’on montre pour ne pas s’en servir. Je définis le régime colonial comme un
terrorisme.
J’ai été en Algérie. Je voudrais rapporter seulement deux faits. À
Letourneux, à la gendarmerie, des soldats portant l’uniforme français ont
obligé des Algériens à subir, sous menace de la torture, le rapport avec des
chiens. J’ai cité comme témoin l’auxiliaire de gendarmerie.
Je voudrais citer un autre fait. À …, les hommes descendaient en ville
pour le ravitaillement et diverses commissions. Derrière la piscine, il y avait
deux petites filles dont l’une avait dix ans et l’autre douze. Certains
militaires, pour deux boîtes de sardines qu’ils donnaient à la plus grande, se
faisaient satisfaire avec la bouche par la petite.
Voilà les faits, voilà le colonialisme. Les hommes qui font cela portent
notre uniforme, le vôtre et le mien, nous en sommes responsables.
À la suite de ces faits, j’ai tenté de réfléchir sur le problème algérien. Et,
j’ai compris que les bonnes âmes ont tort à chaque fois de s’indigner contre la
torture, car la torture, dans un régime colonial, est légale, elle est même ce
qui fonde la légalité de l’oppression.
Les Algériens vivent dans la violence, elle est leur mémoire et leur destin.
Ils n’en sortent pas. Ils ne peuvent que la faire exploser.
J’ai ainsi décidé d’aider le FLN. Au fond, je dois dire que je ne l’ai pas
aidé car il s’agit d’un seul et même combat qui se mène ici et là et qui
intéresse tous ceux qui veulent substituer aux économies basées sur le profit
l’économie chargée de répondre aux besoins des hommes, tous ceux qui se
préoccupent d’humanisme.
Je me déclare entièrement solidaire de ce qui est reproché à tous les
accusés qui sont ici, qu’ils soient français ou algériens.
Vous allez, Monsieur le Président, m’interroger sur ces faits. Mais
pourquoi y répondre ? Au fond, l’explication est simple : il y a ici des faits
qui sont vrais, d’autres qui sont faux, je reconnais que j’ai effectivement aidé
les Algériens, je suis fier d’être assis à côté d’eux et c’est tout.
[…]
J’ai envers mes camarades français qui se sont battus en Algérie et qui se
battent encore, et envers mes camarades algériens, une lourde dette. Envers
mes camarades algériens j’ai porté les armes contre eux. En ce qui concerne
mes camarades français qui sont morts dans cette guerre, je porte deux fois
leur deuil : parce qu’ils avaient vingt ans et parce qu’ils sont morts trompés.
Le PRÉSIDENT. — Messieurs, étant donné l’attitude de Paupert, qui n’a
pas contesté les faits matériels qui lui sont reprochés, est-ce que vous avez
une question à lui poser ?
e
M BEAUVILLARD. — Je pense qu’il n’y aura pas de question : il est
certain que Paupert est allé en Algérie, Monsieur le Président.
e
M DUMAS. — Est-ce que vous pouvez nous dire quelles ont été vos
activités politiques ?
JEAN-CLAUDE PAUPERT. — J’ai milité au sein de l’Union de la
gauche socialiste avant qu’elle ne soit devenue le PSU. J’ai fait, alors que
j’étais en prison, une demande d’adhésion, puisqu’il y avait cette fusion,
demande qui a d’ailleurs été acceptée par ma section, par 72 voix contre 31.
Le PRÉSIDENT. — Crauchet Paul, on vous a indiqué le délit retenu à
votre endroit : atteinte à la sûreté extérieure de l’État. Avez-vous des
déclarations à faire ?
PAUL CRAUCHET. — Je n’ai pas de déclarations à faire. Je n’ai jamais
appartenu à une organisation FLN.
Le PRÉSIDENT. — On vous a présenté une clé lors de votre audition par
la police.
PAUL CRAUCHET. — Cette clé, je l’avais prêtée à un camarade que
j’hébergeais.
Le PRÉSIDENT. — Quel était ce camarade ?
PAUL CRAUCHET. — Haddad Hamada. Je connais les difficultés que
les Nord-Africains peuvent rencontrer pour se loger. Je lui ai dit : « Pour le
logement, il n’y a aucune difficulté, venez chez moi. » C’est une chose que
j’ai coutume de faire.
Le PRÉSIDENT. — Jamais vous n’avez soupçonné qu’il ait appartenu à
un groupe rebelle ?
PAUL CRAUCHET. — Comment aurais-je pu le soupçonner ?
Le PRÉSIDENT. — Haddad, est-ce que vous aviez mis Crauchet au
courant de vos activités ?
HADDAD HAMADA. — Je confirme ses déclarations, je n’ai rien à
déclarer.
e
M BADINTER. — Je veux que le tribunal retienne que la DST elle-
même avait laissé Crauchet en liberté. Il n’y a eu aucun élément nouveau
entre sa mise en liberté et sa déposition ultérieure devant le magistrat.
[…]
Le PRÉSIDENT. — Georges Berger, expliquez-vous sur les faits qui
vont sont reprochés.
GEORGES BERGER. — Il m’est difficile, Monsieur le Président, de
er
m’expliquer sur des faits que j’ai contestés. Avant le 1 mars 1960, je n’avais
jamais rencontré un Algérien, je n’avais jamais rencontré un Français dont je
sache l’appartenance à un réseau d’aide au FLN.
Cependant, du jour où j’ai pris conscience des problèmes politiques et
humains qui se posaient dans une collectivité nationale, je n’ai cessé de
penser, d’écrire, et de dire – je continue à le penser et à vous le dire,
Monsieur le Président – qu’il fallait partout et toujours substituer la paix à la
guerre. Je ne croyais pas que cette pensée pouvait m’amener un jour devant
un tribunal français.
Le PRÉSIDENT. — Il vous est difficile de dire que vous n’êtes pas
solidaire, étant donné qu’à la faveur de la perquisition pratiquée à votre
domicile, on a découvert des publications qui font partie de l’arsenal de
propagande du FLN. On a découvert également trois carbones sur lesquels on
peut lire par transparence : FLN Fédération de France.
GEORGES BERGER. — En septembre ou octobre 1958, j’ai reçu en
effet, à mon domicile, une brochure intitulée Vérités pour.
D’autre part, en décembre 1959, une personne que j’avais rencontrée
dans une réunion politique m’a demandé si je disposais d’une machine à
écrire et elle m’a demandé si elle pouvait s’en servir. J’ai accepté, cette
personne est venue chez moi, elle a tapé une seule fois. Cela m’a valu d’avoir
des carbones où était marqué FLN Fédération de France. Je n’ai connu, bien
entendu, le texte de ces carbones que le jour où les inspecteurs de la DST me
l’ont fait voir.
Le PRÉSIDENT. — L’un de mes assesseurs désire savoir le nom de la
personne à qui vous aviez prêté la machine à écrire.
GEORGES BERGER. — Monsieur le Président, vous répondrez à votre
assesseur que l’humanisme que je me construis ne me permet pas la délation.
e
M NEVEUX. — Monsieur le Président, l’accusation retient contre mon
client qu’on a trouvé son nom sur le carnet de Mlle Cuénat et sur celui de
M. Charbit. Mlle Cuénat connaissait-elle Georges Berger avant cette
audience ?
HÉLÈNE CUÉNAT. — Je ne connaissais pas Georges Berger, ni son
adresse.
Le PRÉSIDENT. — Alors, comment se fait-il que son nom figurât sur les
pièces ?
HÉLÈNE CUÉNAT. — Il est vraisemblable que c’était une adresse de
diffusion pour Vérités pour. Francis Jeanson avait un certain nombre
d’adresses.
e
M NEVEUX. — Je crois que Paupert sait comment la brochure Vérités
pour a pu être envoyée à Georges Berger, qu’il ne connaissait d’ailleurs pas
avant de le rencontrer à la prison de Fresnes.
JEAN-CLAUDE PAUPERT. — Effectivement, j’ai disposé du fichier de
Vérités pour. Ce fichier m’a été confié à un certain moment par Francis
Jeanson. Il est possible qu’effectivement Francis Jeanson, ancien directeur
littéraire des Éditions du Seuil, ait pu disposer de ce nom, parmi beaucoup
d’autres.
J’ai été interrogé par M. de Rességuier au sujet d’une autre personne, un
pasteur, chez qui on a trouvé des brochures. Je lui ai expliqué
qu’effectivement, on ne pouvait pas imputer la collaboration à un réseau de
soutien FLN à quelqu’un qui recevait cette brochure.
e
M COURRÉGÉ. — Est-ce que des enveloppes n’ont pas été saisies,
destinées à adresser le numéro de Vérités pour à M. le procureur de la
République, à M. le président du tribunal militaire ?
JEAN-CLAUDE PAUPERT. — Ces brochures étaient destinées à des
responsables civils et militaires. M. Mauriac et M. Malraux reçoivent ces
brochures, ils ne font partie, que je sache, d’aucun réseau de soutien FLN.
Le PRÉSIDENT. — L’audience est suspendue, elle reprendra demain à
13 heures.
e
M OUSSEDIK. — Monsieur le Président, la défense tient à informer le
tribunal d’un très grave incident qui a eu lieu hier, à 19 h 15, après la
suspension d’audience.
La défense avait remarqué, depuis près de quarante-huit heures, les allées
et venues d’un homme qui, sans droit aucun, se promenait dans cette cour et
dévisageait les avocats d’une façon insolente. La défense n’en avait pas fait
cas. Or, hier soir, il est apparu à certains défenseurs que l’homme qui venait
troubler la sérénité des débats était M. Sidos. Parler de M. Sidos serait lui
faire trop d’honneur car on ne peut pas parler, dans certains endroits tout au
moins, des petites « frappes » qui défrayent la chronique.
Or, deux juges assesseurs ici présents sont allés toucher la main de
M. Sidos, et cela en présence de M. le représentant du bâtonnier qui pourra
confirmer les dires de la défense ; l’un d’eux a même proposé à M. Sidos de
le ramener en voiture. La défense ne désignera pas ces deux juges qui,
j’espère, se feront connaître, prenant ainsi leurs responsabilités, et le tribunal
saura ce qu’il a à faire après un pareil incident.
e
M VERGÈS. — Vous avez dit hier, Monsieur le Président, que ce procès
était lamentable. C’est une constatation dont je vous laisse la responsabilité.
Mais il est bien évident que ce procès suscite l’émotion de toute l’opinion en
France et il est bien évident aussi que ce procès a un enjeu particulièrement
grave, spécialement sur le plan politique, puisque c’est sur le plan politique
que sont poursuivis des Français et des Françaises accusés d’avoir apporté
une aide directe au Front de libération nationale, et qu’en France d’autres
Français prétendent et viendront affirmer ici que ces Français-là ont eu
raison. De sorte que dans ce procès où se trouve posée la question de savoir
où est, pour chaque Français, en face du conflit franco-algérien, la voie du
devoir, la défense estimait qu’il importait que les juges qui sont ici fussent
au-dessus de toute contestation. Or, depuis plusieurs jours, la défense était
informée de faits singuliers.
Dans la salle, un nommé Sidos dirigeant, paraît-il, un groupuscule appelé
« Jeune Nation » qui appelle souvent au meurtre et dont le nom est souvent
cité à propos de meurtres d’Algériens, comme Chikaoui à Marseille, donc
M. Sidos et certains de ses acolytes, proféraient à l’égard de spectateurs et de
spectatrices, venus ici, comme c’est leur droit, assister à ce procès, des injures
que la défense ne peut même pas répéter tellement elles sont grossières.
La défense pourrait, si cela vous intéresse, Monsieur le Président, faire
témoigner ces personnes dont, par exemple, la femme du journaliste Siné qui,
la première fois qu’elle est venue ici, s’est vu traiter d’une manière indigne
par ces gens. Mais non contents de provoquer les spectateurs de ce procès,
ces gens ont prétendu également menacer les avocats, et ce ne sont pas des
menaces vaines. Ils savent en particulier que certains d’entre nous étaient liés
à Ould Aoudia par des liens d’amitié particulièrement forts, que nous
sommes non seulement en deuil de notre ami, mais que nous sommes
également fidèles à son exemple. Donc, ces gens savaient que des menaces
proférées à notre endroit pouvaient ne pas apparaître seulement comme des
menaces platoniques, en particulier quand il était question d’avoir un « feu »,
de « flinguer » ces gars, d’avoir une mitraillette, etc. La défense, là encore,
n’a pas voulu passionner ces débats.
Cependant, vous n’avez pas été sans lire comme moi dans certains
journaux, qu’à la sortie de l’audience d’avant-hier, des spectateurs et des
spectatrices, dont une Algérienne enceinte, avaient été odieusement insultés
et menacés, que des journalistes eux-mêmes avaient été pris à partie.
La défense n’avait pas été non plus – car elle voit tout, même si elle n’en
fait pas état immédiatement – sans remarquer que certains de vos juges,
Monsieur le Président, estimaient que leur qualité ne leur interdisait pas
d’aller dans les cafés circumvoisins rencontrer un des frères Sidos, celui qui
n’est pas encore l’objet d’un mandat d’arrêt (puisqu’un des frères Sidos est
l’objet d’un mandat d’arrêt) et boire avec eux, aller, en somme, comme dit le
code, se faire « abreuver », et par l’un des frères Sidos.
Monsieur le Président, au Palais de justice, il y a eu un procès de lynch à
Paris, et cette innovation est une innovation de « Jeune Nation » et des frères
e
Sidos. Ils sont passés devant la XV chambre du tribunal correctionnel pour
avoir agressé à coups de ceinturon et à coups de barre de fer des étudiants
martiniquais dont le seul crime était d’être dans la rue en compagnie
d’étudiantes françaises. Telles sont les mœurs que ces gens veulent instaurer
dans ce pays !
Nous pensions que, tout au moins pendant le cours de ce procès, les juges
auraient la pudeur de nous éviter le spectacle choquant de juges militaires en
compagnie de quelqu’un qui appartient à une organisation dissoute pour
appel au meurtre.
Or, hier, nous avons vu M. Sidos attendre dans la cour, après l’audience.
Nous avons demandé à M. le représentant du bâtonnier de rester à nos côtés.
Et qu’avons-nous vu ? Eh bien, nous avons vu, comme d’habitude, au bout de
quelques minutes, deux de vos juges, Monsieur le Président, venir mettre leur
main dans celle de Sidos.
Non seulement le représentant de M. le bâtonnier était là, mais je m’en
excuse auprès de lui, un membre du cabinet de M. Debré était dans la cour
également et pourrait témoigner à M. le Premier ministre, que tout cela n’est
pas sorti de notre cervelle, que nous n’avons pas été l’objet d’une
hallucination. Ce sont ces faits que nous entendions soumettre à
l’appréciation du tribunal.
Nous demandons au tribunal de nous dire s’il estime que des juges qui
ont eu devant nous le front de mettre leur main dans la main sanglante de
Sidos ont encore le droit de juger des Français et des Françaises qui sont ici
pour des raisons politiques et pour des actes politiques.
Monsieur le Président, la décision que vous allez prendre sera
intéressante, quelle qu’elle soit. Si vous les chassez, si vous les récusez, la
défense s’en félicitera et y verra le signe qu’à la fin son combat, ici, n’est pas
vain. Si vous les gardez parmi vous, la défense en tirera, et pas seulement
pour elle mais pour le peuple de ce pays, les conclusions qui s’imposeront
lorsque votre jugement sera rendu.
e
M ZAVRIAN. — Monsieur le Président, nous vous avons déjà à
plusieurs reprises parlé de récusation.
Notre première demande de récusation était dirigée contre celui qui est le
maître de ces débats, dont nous avons déclaré que certaines de ses paroles
pouvaient laisser mettre en doute son impartialité.
Aujourd’hui, Messieurs, vous avez à statuer sur une demande de
récusation qui vise vos deux assesseurs et vous comprendrez, à la lecture des
conclusions qui va vous être effectuée, la gravité des griefs que nous avons
introduits. Bien sûr, on vous répondra sans doute que les règles du code de
procédure civile ne s’imposent pas à l’évidence, que l’on peut être juge
impartial et honnête devant une juridiction militaire, alors que l’on serait
considéré comme indigne de juger devant une juridiction civile.
Malheureusement, cela est complètement inexact. Le code de justice
militaire, soucieux de la dignité de l’uniforme que certains d’entre vous
portent, a tenu à ce que les causes de récusation soient les mêmes :

Tout juge qui a en sa personne cause de récusation est tenu de la


déclarer.
e
M DUMAS. — Monsieur le Président, je voudrais parler quelques
secondes pour m’associer aux conclusions qui vont être déposées.
Il est en effet singulier, après les incidents de ces derniers jours,
d’apprendre qu’hier un personnage dont on a dit ce qu’il était, ait pu venir
s’entretenir librement dans la cour de ce tribunal avec quelques-uns des
juges, alors que personne n’ignore ce qu’il peut penser de ceux qui sont dans
ce box et que vous avez à juger.
La manifestation d’hier soir est d’autant plus regrettable qu’elle fait suite
aux incidents de l’avant-veille dont les échos – et ce n’est pas une image –
ont franchi les murs de cette audience et que ceux qui ont posé leur main dans
la main des juges que nous récusons aujourd’hui dirigeaient cette
manifestation à l’extérieur de cette enceinte, autour des cars qui emmenaient
les accusés vers leurs prisons. Ils se sont groupés une centaine et sous le
prétexte de réclamer l’Algérie française, ils ont proféré des menaces de mort.
Et c’est aux cris de « À mort les traîtres ! » et « Fusillez-les ! » que ceux qui
sont cause de l’incident d’aujourd’hui ont mené la manifestation d’avant-hier
soir.
Il est infiniment regrettable pour la sérénité de ces débats que les
magistrats qui auront à nous entendre dans quelques jours dans nos
plaidoiries et nos explications aient cru devoir se compromettre avec ceux qui
étaient entrés jusque dans cette cour.
[La défense dépose des conclusions tendant à la récusation des deux
juges militaires mis en cause.]
Le COMMISSAIRE DU GOUVERNEMENT. — La demande de
récusation présentée par les défenseurs n’entre pas dans le cadre des cas
prévus limitativement par le code de procédure pénale.
[…]
e
M GAUTHERAT. — Je demande la parole, Monsieur le Président, et ce
sera pour répliquer à M. le commissaire du gouvernement, parce que ce
laconisme lourd d’indifférence signifie beaucoup de choses. Très nettement,
j’attendais que M. le commissaire du gouvernement lui-même, pour
l’honneur de la justice, s’associe à la défense dans cette demande de
récusation. Or, il traite de la question comme s’il s’agissait d’un petit incident
contentieux.
Rappelez-vous, il y a huit jours, j’étais de ceux qui pensaient que c’est au
cours de l’interrogatoire au fond qu’on pourrait seulement savoir si le procès
était possible ou non. L’interrogatoire au fond a commencé hier. Qu’est-ce
qu’il est ? Une véritable enquête, une instruction qui se mène à l’audience
sous votre autorité, au cours de laquelle il ne s’agit pas seulement de faire une
investigation concernant les faits de la cause, mais au cours de laquelle il
s’agit aussi de rechercher les mobiles des accusés. Et c’est le vœu de la loi
qu’au cours de cette instruction le tribunal et la défense collaborent, c’est le
vœu de la loi qu’aux questions qui sont posées par des défenseurs, il soit
répondu avec l’autorisation du tribunal, et c’est le vœu de la loi que les
accusés puissent s’expliquer sur les raisons pour lesquelles ils sont accusés.
Or, hier, sous prétexte de maintenir le bon ordre dans cette enceinte, vous
avez refusé à certains défenseurs de poser certaines questions. C’était pour le
bon ordre, disiez-vous.
Mais à la lumière de cet incident d’hier soir, Monsieur le Président,
comment ne voyez-vous pas qu’on risque d’interpréter autrement votre
refus ? Rappelez-vous aussi votre refus de laisser poser des questions quand
on est au cœur du procès et qu’il s’agit de l’essentiel, et l’incident plus grave
d’hier soir. Ces incidents se conjuguent et ils rejettent sur vous la
responsabilité d’un procès qui devient en effet impossible.
Impossible, car si vous ne récusiez pas à la suite de ce qui s’est dit à cette
barre, comment voulez-vous que les défenseurs continuent en face des juges
mis en cause, une instruction à laquelle le tribunal et la défense devraient
collaborer ? Si vous ne récusez pas, vous acculerez cette fois toute la défense,
et définitivement, à cette situation où elle verra comme son seul devoir
l’obligation de démontrer qu’en effet, pour des raisons profondes, ce procès
est devenu impossible.
[À la suite d’une suspension, le tribunal prend la décision de rejeter les
conclusions déposées par la défense, refusant de récuser les juges mis en
cause.]
e
M DUMAS. — Monsieur le Président, nous avons écouté le jugement
que vous avez rendu au nom du peuple français et mes confrères m’ont
demandé de vous faire part de nos problèmes.
Depuis huit jours que vous conduisez ces débats, nous avons fait, nous
défenseurs, tous nos efforts pour faire valoir nos moyens.
Nous avons déposé les uns et les autres des conclusions que nous avons
vu rejeter les unes après les autres alors que quelques-unes se bornaient à
demander, par exemple, la communication d’un dossier. Et puis, ces jours
derniers, les manifestations à l’extérieur devenaient plus pressantes.
L’incident qui vous a été relaté a motivé le dépôt des dernières conclusions.
Nous nous inclinons encore. Mais nous sommes obligés de vous dire que
nous attendions autre chose de votre tribunal et que nous pensions que les
magistrats que nous n’avions pas nommés auraient le scrupule, eux-mêmes,
de se retirer de ce siège. Ils ne l’ont pas fait. Nous sommes aujourd’hui dans
l’obligation de vous dire que la défense n’a plus confiance. Elle ne peut
plaider, elle ne peut continuer à assister à ces audiences que si elle a
confiance.
Comment voulez-vous que, dans quelques jours, nous essayions de
trouver le chemin de votre cœur ou de votre raison pour défendre ceux qui
sont dans le box ?
Nous n’avons plus confiance et c’est la raison pour laquelle nous vous
disons tout net que nous nous retirons de cette audience, qui se poursuivra
sans nous.
Le PRÉSIDENT. — Vous parlez pour tous vos confrères ?
e
M BENABDALLAH. — Toute la défense, Monsieur le Président,
s’associe.
e
Le PRÉSIDENT. — Vous aussi, M Blumel ?…
e
M BLUMEL. — Je m’associe à mes confrères.
e
M NEVEUX. — Je m’associe.
Le PRÉSIDENT. — L’audience est suspendue. Le tribunal pourvoira à la
défense éventuelle des inculpés.
[Les avocats quittent la salle d’audience. À l’issue d’une suspension
d’une heure, le président annonce que les avocats qui assuraient la défense
de tous les inculpés sont commis d’office pour poursuivre cette défense.
À l’ouverture de l’audience du lendemain, jeudi 15 septembre, le
président annonce que les deux juges mis en cause la veille par la défense se
sont finalement retirés. Le tribunal accepte cette décision et pourvoit à leur
remplacement.
L’interrogatoire des accusés se poursuit.]
MICHELINE POUTEAU. — Je suis professeur d’anglais et, en tant que
professeur, j’ai à enseigner non seulement une technique, mais une éthique,
une morale à de jeunes Français, à leur inculquer certains principes.
Parmi ces principes, je citerai le respect de l’homme, le droit des peuples
à disposer d’eux-mêmes, et j’ajouterai même un certain dynamisme
révolutionnaire qui ont été le propre de la France.
Ces principes, je crois que l’Université en est la gardienne et je crois
également que ce n’est pas ce visage de la France, ou du moins pas ce visage
de la France seulement, qui est connu du peuple algérien.
Je crois à ces principes, je les enseigne et, en même temps, en tant que
citoyenne d’un pays qui mène une guerre colonialiste, je vis des principes
différents. Enfermée dans cette contradiction, j’ai cherché une issue qui soit
conforme à ce que me dictait ma conscience.
Je dois dire que, dès le début de la guerre d’Algérie, j’ai été révoltée par
certaines méthodes de guerre : je citerai en particulier les tortures qui sont un
fait confirmé à la fois par des rapports de la Croix-Rouge et par les
déclarations d’un ministre, les camps d’internement, les regroupements de
populations. J’ai été révoltée aussi par l’objet de cette guerre qui est
l’assimilation fictive d’une population contre sa volonté, qui est l’oppression
d’une communauté musulmane majoritaire par la communauté européenne
minoritaire, c’est-à-dire, en fait, la prolongation d’une occupation militaire
vieille, on l’a déjà rappelé, de plus de cent trente ans.
D’autre part, j’ai pris conscience de ce qu’était la condition des
travailleurs algériens en France, d’une part par des ouvrages que j’ai pu lire –
un de mes témoins qui sera cité est l’auteur de nombreuses recherches et
d’une thèse sur ce sujet, c’est Mme Andrée Michel – et par un racisme qui
s’étend de plus en plus dans mon pays. Je sens là un climat fasciste contre
lequel j’ai senti qu’il était urgent de lutter.
Je n’ai pas commencé par une lutte clandestine, j’ai commencé par
employer et par épuiser les moyens légaux qui sont mis à la disposition du
citoyen pour manifester son opinion et sa volonté.
J’ai, en effet, milité dans des comités qui préconisaient la paix par des
négociations loyales et effectives avec ceux contre qui nous luttons. J’ai
également milité dans un parti politique.
Je ne ferai pas ici le procès de la gauche française, ce n’est pas le lieu de
le faire. Les partis et les comités ont, à mon sens, une utilité, une efficacité.
Ils ont pour rôle d’éclairer l’opinion publique. Mais, actuellement, je crois
que le régime sous lequel nous vivons n’est plus une démocratie et que, si
l’expression de l’opinion publique est encore tolérée dans une certaine
mesure, il n’en est plus tenu compte dans la mesure qu’exige la démocratie.
Quant à moi, j’ai choisi. J’ai apporté mon aide au peuple algérien, à la
fois par souci d’efficacité, parce qu’aucune autre action ne me paraissait plus
possible pour lutter contre un climat fasciste en France, et parce qu’en
conscience, je me trouvais en accord avec les principes de la révolution
algérienne.
Ce faisant, j’ai conscience de n’avoir rien trahi des principes, des notions
fondamentales qui, pour moi, sont la France.
[…] Au début, j’ai été sensibilisée au problème et au drame algérien par
le fait de savoir que l’on torturait en Algérie et même, dans certains cas, en
France, mais j’ai très vite pensé qu’il n’était pas suffisant de lutter contre les
tortures, c’est-à-dire contre des méthodes, et que c’était une cause injuste qui
engendrait nécessairement des méthodes odieuses.
Le PRÉSIDENT. — Mais d’où vous venait cette information qu’il y avait
eu vraiment des pratiques de torture en France et en Algérie ?
MICHELINE POUTEAU. — Monsieur le Président, il existe un rapport
de la Croix-Rouge dont on connaît des bribes par la presse, il existe la
déclaration de M. André Malraux, disant que, désormais, on ne torturerait
plus en Algérie, il existe des cas extrêmement connus, je dirai même
universellement connus. Je ne citerai que quelques très grands noms, ceux de
Henri Alleg, de Maurice Audin, de Djamila Bouhired et, plus récemment, de
Djamila Boupacha.
e
M GAUTHERAT. — Oui, Monsieur le Président. Si, d’une façon
générale et sur un plan purement objectif, on peut convenir que, par
définition, le fascisme est le règne du mensonge, de la peur, et la mise de la
loi au service des intérêts à l’écart de toute idée de justice, est-ce qu’il n’aura
pas paru évident à Micheline Pouteau que la guerre d’Algérie, continuant,
engendrait comme nécessairement un fascisme français en sorte qu’en
s’engageant solidairement aux côtés du peuple algérien dans sa révolution,
elle aurait pu avoir le sentiment qu’elle faisait du même coup et par les
mêmes actes son devoir de citoyenne ?
Le PRÉSIDENT. — Est-ce que vous pensez que la guerre d’Algérie ait
pu constituer une manifestation de fascisme ?
MICHELINE POUTEAU. — Une condition de l’installation du fascisme,
certainement. Le fascisme ne tient pas compte des réalités. Or, il y a un
mythe qui est celui que la terre algérienne serait partie intégrante du territoire
français et le fascisme tente d’imposer un mythe, une utopie par la force.
Or, nous, nous tenons compte non pas d’une utopie, mais de deux réalités
qui sont la volonté d’indépendance du peuple algérien et la volonté de paix
du peuple français. C’est en tenant compte de ces deux réalités que j’ai le
sentiment d’avoir lutté contre le fascisme en France.
e
M GAUTHERAT. — Si tout ce que Micheline Pouteau a fait, elle avait à
le refaire, le referait-elle ?
MICHELINE POUTEAU. — Il est difficile d’engager l’avenir lorsqu’on
est jugé pour des actes passés. Mais, je dis : dans des circonstances
semblables, dans un climat semblable, mes options seraient certainement
identiques.
e
M DUMAS. — Dernière question, Monsieur le Président. Micheline
Pouteau vous a dit qu’elle avait agi par idéal. Est-ce que, ce faisant, elle n’a
pas pensé en même temps que son exemple pourrait être un appel, dans une
certaine mesure, et est-ce qu’elle a le sentiment, aujourd’hui, qu’elle est
entendue de certains partis de gauche ?
MICHELINE POUTEAU. — Je crois effectivement que, dès maintenant,
et pour l’avenir, notre action aura une influence sur la gauche française. Je
crois que nous avons déjà, dès à présent, une audience, en particulier auprès
des syndicats étudiants et de certains syndicats ouvriers. Je crois
effectivement que nous ne sommes plus seuls.
[L’audience s’achève sur l’interrogatoire des derniers accusés français.
Au cours des jours suivants, la cour entend les témoins de la défense.
e
Le 16 septembre, M Roland Dumas donne lecture d’une lettre de
l’ancien ministre François Tanguy-Prigent, ministre des Anciens
Combattants dans le gouvernement de Guy Mollet :]
DÉPOSITIONS DES TÉMOINS

Je ne prétends pas être la conscience des autres mais ma conviction


personnelle et profonde est que la guerre d’Algérie est absurde et
criminelle. On pourrait y mettre fin tout de suite dans des conditions
acceptables pour tous et assurant un avenir de paix et de coopération et
d’égalité.
Je me refuse à condamner ceux qui, en conscience et courant des
risques, refusent de tuer et de faire tuer ou vont même jusqu’à estimer
qu’il faut en finir en faisant plus vite pencher la balance du côté qui n’est
pas à contre-sens de la marche irréversible des choses.
La France peut gagner cette guerre moralement en y mettant fin tout
de suite, en reconnaissant sans restriction, propos péjoratifs ou
condescendance paternaliste, le droit à l’indépendance du peuple
algérien.
Pardonnez-moi d’ajouter ceci : si j’étais juge, même si je
n’approuvais pas tous les actes, toutes les prises de position des prévenus,
je me refuserais à les condamner parce que leur conscience et leur
courage les animent et qu’ils sont sincères, parce que je n’aurais pas la
possibilité de juger les véritables coupables.

Voilà ce qu’écrit l’ancien ministre de M. Guy Mollet, qui était dans le


même cabinet que M. Lacoste.
[…]
6
M. CASSOU . — J’ai connu Jacques Rispal dans des circonstances bien
émouvantes et qui se rattachent à des souvenirs qui me sont chers.
En 1943, je me trouvais prisonnier au camp de Mozac, où j’avais été
condamné par un jugement d’un tribunal militaire français. Lorsque ma
femme venait à la visite, elle faisait étape dans une petite bourgade voisine
qui s’appelait Belvèze, où se trouvait un groupe de patriotes résistants parmi
lesquels les parents de Jacques Rispal. Hélène et Gabriel Rispal y tenaient
une boutique, droguerie, couleurs, ustensiles ménagers.
Lorsque j’ai été libéré et que mes missions m’amenaient dans la région, je
faisais souvent un arrêt à Belvèze, dans ce petit coin de campagne française
où j’avais toute une activité résistante à laquelle participaient les Rispal. Ma
femme et ma fille, qui avait alors douze-treize ans, au milieu des vicissitudes
de la vie de cette époque, séjournaient souvent à Belvèze et étaient cachées
chez les Rispal et chez leurs amis.
Je voudrais vous faire sentir, Monsieur le Président, l’atmosphère
aventureuse et subversive dans laquelle cette jeune génération a été formée. Il
y avait dans tous ces événements de quoi enflammer la sensibilité d’un
garçon comme Jacques Rispal, sensible, généreux, chez qui se formait déjà la
vocation qui devait l’entraîner vers le théâtre. Et il est certain qu’il a tiré une
leçon de l’exemple de ses parents, de leurs amis, de leurs camarades et de
moi-même.
Je sais qu’on se forme soi-même sa conviction et que cette conviction
peut ne pas toujours être conforme à l’ordre établi et que cela entraîne
certains risques. Cette leçon, Jacques Rispal, dont j’ai vu s’éveiller le cœur et
l’intelligence, je suis sûr qu’il l’a reçue avec beaucoup de sincérité et
beaucoup de confiance.
Le PRÉSIDENT. — Vous nous avez parlé tout à l’heure de Résistance.
Est-il permis de demander le réseau auquel vous avez appartenu ?
M. CASSOU. — Je suis un résistant de 1940 ; par conséquent, j’ai
appartenu à diverses organisations. J’ai commencé par appartenir à un réseau
de 1940 qui s’est fondu avec le réseau du musée de l’Homme, dans lequel j’ai
beaucoup de camarades qui ont eu des morts héroïques depuis : Brossolette,
etc. Ensuite, j’ai quitté Paris, au moment où le réseau du musée de l’Homme
a été détruit par la Gestapo. Je suis passé en zone libre et, là, j’ai appartenu au
premier réseau de la zone sud qui était en relation avec Londres, le réseau
« Berthon ». Puis, nous avons été découverts par la police de Vichy, nous
avons été condamnés par le tribunal militaire français, j’ai fait treize mois de
prison et j’ai repris mon activité. J’ai été chargé par le comité directeur des
MUR de l’inspection des réseaux des maquis de la zone sud. Et, lorsqu’on a
nommé les commissaires de la République, j’ai été nommé commissaire de la
République de Toulouse. J’ai été blessé très grièvement dans les derniers
combats de la libération de Toulouse.
e
M BLUMEL. — Je voudrais rappeler au tribunal, Monsieur le Président,
que M. Cassou est compagnon de la Libération.
Le PRÉSIDENT. — C’est une distinction qui l’honore.
[L’audience reprend le lendemain, samedi 17 septembre]
e
M NEVEUX. — Monsieur Teitgen, vous qui avez été en Algérie, et
étant donné les fonctions que vous y occupiez, pensez-vous que ce qui s’y
passe soit de nature à influencer la jeunesse française au point qu’elle prenne
les positions qui lui sont reprochées aujourd’hui ?
M. PAUL TEITGEN. — J’ai en effet occupé des fonctions en Algérie,
plus spécialement de 1956 à 1958. J’étais secrétaire général pour la Police
générale des cinq départements de la région d’Alger, d’août 1956 au
12 septembre 1957. Et je puis attester sur l’honneur que pendant cette période
(c’est la seule à laquelle je puisse me référer) la situation ne pouvait pas ne
pas poser de problèmes. J’en atteste dans la mesure où je n’ai occupé ces
fonctions que jusqu’à la date où j’ai considéré que mon honneur et ma
conscience m’interdisaient de poursuivre et que j’ai, de mon propre chef,
quitté ces fonctions.
Je ne dis pas pour autant que la situation créée par la guerre d’Algérie…
Le PRÉSIDENT. — Je n’ai pas le droit de vous laisser dire ce mot. Il est
question d’opérations de police, il n’est pas question de guerre. Je m’en
excuse. Voyez-vous, si je permets certaines tolérances, de licence en licence,
on va arriver à des choses que je ne peux pas laisser passer dans cet auditoire.
M. TEITGEN. — J’ai trop de respect pour la justice de mon pays et pour
votre tribunal. Je ne pensais pas que le vocabulaire utilisé par le chef de l’État
puisse être récusé par vous. Je ne pensais pas être malintentionné.
Le PRÉSIDENT. — Je ne vous ai pas prêté une mauvaise intention, je
vous ai simplement dit les scrupules auxquels je devais obéir.
M. TEITGEN. — Je vous demande de respecter les miens et je m’efforce
de dire ce que je crois devoir dire, le plus calmement possible. Je crois que le
développement de la situation en Algérie a conduit incontestablement un
certain nombre de gens à se poser des cas de conscience. Je prends un
exemple : il m’a été donné, dans l’exercice de mes fonctions de secrétaire
général pour la Police de cinq départements algériens, d’héberger à mon
domicile, à la préfecture d’Alger, au su et au vu autant du ministre résident en
Algérie que des autorités militaires, trois infirmières musulmanes. Le
paradoxe de cette situation, c’est qu’elles étaient à la fois poursuivies par des
instances du FLN qui requéraient des infirmières qu’elles prêtent leur
concours, dans la Casbah, à des militaires blessés, cependant qu’elles étaient
poursuivies d’autres assiduités par des Européens spécialement militaires. Je
les ai prises à mon domicile, je les ai gardées pendant un mois et demi. Il y a
là quelque chose de paradoxal, de scandaleux, et, en conscience, je n’ai pas
pris une décision de ce genre – je ne l’ai pas prise clandestinement – sans
qu’elle me pose un problème grave non seulement à titre personnel, mais
également dans l’exercice de mes fonctions.
Je pense donc qu’il est normal qu’une partie de la jeunesse se soit
interrogée. Et vous allez m’autoriser à dire, Monsieur le Président, qu’il y a
une erreur grave à ne pas appeler les choses par leur nom et à ne pas donner à
ces combats le sens véritable que requiert là-bas la présence de l’armée
française. Faire faire à cette armée une besogne de police qui n’est pas la
sienne, c’est la priver de l’élément essentiel de son combat et de sa raison
d’être. Et le fait qu’un certain vocabulaire ne peut pas être employé parce
qu’il pourrait l’être avec excès, eh bien, cela pose tout le problème d’une
certaine jeunesse sous les drapeaux. Que fait-elle là-bas ? Elle n’est pas
chargée, elle, de fonctions de police, Monsieur le Président ! À partir du
moment où un certain nombre d’excès ne deviennent plus que des excès de
police, ces jeunes gens se demandent ce qu’ils font sous les armes. Cela
n’excuse pas – c’est ma conviction personnelle – un certain nombre de leurs
attitudes ou de leurs choix, mais ces choix, dans le désarroi de leur
conscience, peuvent leur être dictés par ce paradoxe.
Je ne partage pas, je le répète, un certain nombre de directions qu’ils ont
choisies, mais, en mon âme et conscience, compte tenu de ce que je sais et de
ce que j’ai appris, moi, en Algérie, je les excuse.
e
M VERGÈS. — M. le commissaire du gouvernement a posé à chacun
des inculpés la question : « Avez-vous été en Algérie ? »…
Le COMMISSAIRE DU GOUVERNEMENT. — Je n’ai pas à me faire
dicter les questions que j’ai à poser. Monsieur le Président, je vous demande
de rappeler à l’ordre cet avocat !
e
M VERGÈS. — Cet avocat, vous l’appellerez « maître ». Et, d’autre
part, je ne vois pas pourquoi on me rappellerait à l’ordre parce que je rappelle
les propos que tient M. le commissaire du gouvernement.
Donc, la question que je posais était la suivante : jusqu’à maintenant, on a
demandé à chacun des inculpés : « Avez-vous été en Algérie ? », de telle
manière que, si leur réponse était négative, on jetait un doute sur le sérieux de
leurs mobiles. Nous avons aujourd’hui un témoin qui a été secrétaire général
à la préfecture de police d’Alger. Je voudrais qu’il puisse nous dire si les
raisons données par mon client Paupert lui apparaissent mensongères,
inexactes ou, malheureusement, trop fondées ?
Paupert nous a dit : « J’ai été soldat en Algérie et, si j’ai aidé le FLN,
c’est parce que j’ai vu là-bas trop d’horreurs. » Est-ce que le témoin peut
nous dire, à partir des rapports qui lui ont été présentés par ses subordonnés
dans l’exercice de ses fonctions : « Hélas, oui ! L’on a torturé à Alger, l’on a
torturé tous les jours, l’on a torturé d’une manière systématique ! » ou bien :
« Non, cela n’est pas vrai ! »
Le PRÉSIDENT. — Avez-vous eu connaissance d’excès ou de tortures ?
M. TEITGEN. — Ces excès, ces tortures ont été la raison pour laquelle
j’ai quitté mes fonctions, Monsieur le Président.
e
M VERGÈS. — Deuxième question : le témoin a-t-il eu connaissance de
gens qui, à Alger, sont morts alors qu’ils étaient détenus, ou qu’on les
interrogeait ?
Je pose cette question d’autant plus que le témoin, en tant que secrétaire
général à la préfecture de police d’Alger, signait les assignations à résidence
ou tout au moins les contrôlait. Tous les gens qu’il a assignés à résidence lui
ont-ils été rendus ou ont-ils été rendus à la justice ?
M. TEITGEN. — J’ai juré de dire la vérité, Monsieur le Président. J’ai le
regret d’avouer que des disparitions ont été portées à ma connaissance, dont
je suis certain ; et je souhaiterais, pour en finir avec des souvenirs qui sont
pour moi pénibles, que la même rigueur, si elle doit frapper ceux qui ont le
trouble dans leur conscience, frappe également ceux qui entachent l’honneur
de mon pays et l’honneur de son armée.
e
M DUMAS. — Vous êtes, je crois, cité dans des affaires célèbres, qui
n’ont pas encore connu un grand développement. Estimez-vous que c’est une
attitude utile de la part des pouvoirs publics que de taire certains scandales ?
Le PRÉSIDENT. — Je ne poserai pas cette question-là !
M. TEITGEN. — Monsieur le Président, lorsque j’étais déporté, figurait
dans le camp de concentration une pancarte avec cette inscription : « Juste ou
injuste, tu es ma Patrie. » Je comprends qu’un certain nombre de gens,
lorsqu’au nom de leur pays sont commises un certain nombre d’injustices, se
trouvent dans une situation qui les conduit à commettre des erreurs. Je
demande une nouvelle fois à la justice de mon pays de ne pas leur laisser le
choix entre une patrie juste et injuste, mais de leur donner la certitude que
cette justice est vraiment définitive.
Le PRÉSIDENT. — Vous pouvez vous retirer.
[Suit, au cours de cette audience et de l’audience du 19 septembre, une
vive discussion entre le tribunal et la défense. Conformément à l’avis du
commissaire du gouvernement qui voit dans le Manifeste des 121 « une
insulte faite au tribunal », le président décide que seuls parmi les 121
seraient entendus ceux ont été cités avant l’ouverture des débats. Une telle
décision soulève les protestations de la défense qui demande la récusation du
président pour cause de partialité. Ces conclusions sont rejetées par le
tribunal.
À l’ouverture de l’audience du 20 septembre, le président a changé de
point de vue et accepte l’audition des signataires du Manifeste des 121, ou,
en tout cas, d’une vingtaine d’entre eux, notamment Claude Roy, Vercors,
Pierre Vidal-Naquet, Jérôme Lindon, François Maspero, Jean Baby. Avant
e
d’entendre ces personnalités, M Dumas interroge Guy Desson, ancien
député socialiste des Ardennes, également signataire du Manifeste à l’issue
de sa déposition.]
e
M DUMAS. — M. Guy Desson a quitté son parti politique après y avoir
milité de longues années. Micheline Pouteau nous a expliqué qu’elle avait
elle-même milité, par les voies légales, pour la paix en Algérie. Avez-vous le
sentiment que son changement d’attitude soit justifié ?
M. DESSON. — J’ai connu, moi aussi, des déchirements analogues à
ceux qu’a connus Mlle Pouteau. Le drame que nous vivons procède sans
doute de l’analyse que les Français font, ou devraient faire, de la situation en
Afrique du Nord. Si, comme beaucoup, on aboutit à la conclusion qu’il
faudrait en terminer vite pour arrêter notre dégradation morale et
économique, on est, bien sûr, tenté d’agir. Un grand nombre de Français ont
agi en 1956. Le malheur, c’est que, pour la réalisation des promesses, 1956
n’a pas été 1936 ; alors, de déception en déception, les uns vivent dans la
lassitude et l’impuissance ; d’autres, émus de voir le retour à certaines
méthodes révolues, émus de voir par exemple la plus haute autorité militaire
de ce pays, le maréchal Juin, déclarer il y a maintenant deux ans que (je
m’excuse du terme) « la guerre d’Algérie est virtuellement terminée »,
risquent d’en arriver à des mesures individuelles désespérées.
En 1947, j’étais sur les bancs de l’Assemblée nationale à côté de
M. Ferhat Abbas, un homme modéré, qui ne demandait vraiment pas grand-
chose : le collège unique masculin pour les seules élections municipales, à
charge pour l’administration de désigner le maire. Eh bien, on le lui refusait !
[…]
Voilà un certain nombre des raisons qui font que j’ai quitté mon parti,
mes amis, le milieu social auquel, depuis trente-trois ans, j’étais lié, en même
temps qu’un de mes mandats. Je n’ai pas voulu, personnellement, m’associer,
même sur le papier, à des actes qui étaient commis par des gens portant la
même étiquette que moi. J’ai lutté au sein de ce parti et, lorsque la limite a été
dépassée, je l’ai quitté.
Le PRÉSIDENT. — Micheline Pouteau, avez-vous une protestation à
élever ?
MICHELINE POUTEAU. — Je voudrais seulement rectifier deux
adjectifs : individuel et désespéré. Mon action n’a été à aucun moment et à
aucun degré désespérée : c’est une action constructive. Et je ne la considère
pas non plus comme une action individuelle, du moins je l’espère.

[…]

M. CLAUDE ROY. — J’ai quarante-cinq ans et, depuis 1930, j’ai été à
plusieurs reprises en Afrique du Nord. La première fois, à quinze ans, j’étais
à Alger à un jamboree scout, une réunion internationale qui avait lieu à
l’occasion du centenaire de la conquête de l’Algérie. Et c’est là que s’est
marqué en moi le premier souvenir : celui de mes camarades éclaireurs
algériens musulmans qui, à l’issue des quinze jours, me disaient : « Tu ne
peux pas imaginer ce que cela représente pour nous d’avoir passé quinze
jours avec des Européens, avec des Français et de n’avoir pas eu un instant le
sentiment que nous étions des “bicots”. »
Je n’ai pas complètement perdu contact avec les éclaireurs et les scouts
algériens dont j’avais fait la connaissance à quinze ans. Avec deux d’entre
eux tout au moins. Le premier a disparu sans laisser la moindre trace ; l’autre
se bat avec ce que ses compatriotes appellent l’Armée de libération nationale.
Eh bien, je sais que ces hommes aimaient la France. Ils ne demandaient qu’à
être ses amis et demain ils peuvent le redevenir ; mais c’est notre devoir de
Français de les aider et de leur faire confiance.

M. VERCORS. — Non seulement j’excuse, comme l’a fait l’autre jour


mon ami Paul Teitgen, l’action des accusés, mais, en conscience, je suis
obligé de l’approuver. Pour une raison d’abord assez simple : c’est que j’ai
accordé à leur organe Vérités pour, au mois de mai 1959, un entretien qui a
paru ouvertement sous mon nom et dans lequel j’approuvais l’action qu’ils
menaient.
Donc, j’ai participé à cette action et j’ai d’ailleurs aidé à la diffusion de ce
numéro. Je l’ai fait pour diverses raisons, les unes morales, les autres
nationales. Je pense, en effet, que, pour l’honneur de la France d’abord, cette
action était nécessaire, étant donné ce qui se passe là-bas ; et je pense aussi
que si l’on appelle cela une trahison dans cette enceinte, alors je serai moi-
même un traître. Mais, je trouve, en réalité, que c’était l’accomplissement
d’un impérieux devoir patriotique.
En effet, nul ne doute plus que, selon les mots mêmes du chef de l’État,
l’Algérie algérienne ne soit dans la nature des choses et il ne s’agit donc, du
point de vue national, que de savoir une chose : cette Algérie algérienne se
fera-t-elle avec la France, ou contre la France ?
Il est difficile de penser qu’une répression armée puisse nous conserver
l’amitié des Algériens et, si la France devait perdre l’amitié du peuple
musulman et son influence non seulement en Afrique du Nord, mais, comme
il s’ensuivrait fatalement, en Afrique noire, ce serait la fin de son
rayonnement dans le monde. Et j’estime que ce serait là la vraie trahison.
Tandis que l’action menée par ces personnes – action que j’ai
approuvée – est la seule efficace. Ni les paroles ni les écrits ne sont plus
capables de sauvegarder, par-dessus les canons et les répressions, cette amitié
indispensable au bien permanent de la patrie.
e
M DUMAS. — Je voudrais poser une question à M. Vercors : est-ce que
vous êtes allé en Algérie et dans quelles circonstances ?
M. VERCORS. — Je suis allé en Algérie en 1954, au printemps, pour
faire des conférences. L’impression que j’en ai rapportée, je dois avouer
qu’elle est épouvantable. J’ai été offusqué et honteux de l’état de misère non
seulement matérielle, mais morale, dans lequel j’ai vu plongée la population
musulmane. Et cela à un point tel qu’invité à déjeuner avec un convive de
marque, une personnalité algérienne, je lui ai fait part de mes sentiments. Or,
c’est cette personnalité qui a pris la défense de la France contre moi et qui
m’a dit : « Monsieur, il ne faut quand même pas oublier les hôpitaux, les
écoles, que la France a faits pour nous. » Cet homme était un véritable ami de
la France. Et c’est lui qui, maintenant, est le président du GPRA, c’est Ferhat
Abbas.
e
M DUMAS. — Je voudrais m’adresser maintenant à l’auteur du Silence
de la mer, au résistant qui a écrit dans l’interview qu’il a donnée à Vérités
pour : « Quand les libertés sont mortes ou mourantes, et c’est sans doute une
question de mois, il n’y a plus qu’une liberté qui subsiste, c’est celle que
donne la vie clandestine. »
Est-ce que vous avez le sentiment qu’en agissant comme elle l’a fait
Hélène Cuénat a contribué à la sauvegarde de nos libertés ?
M. VERCORS. — Je pense en effet qu’on ne peut plus agir tout à fait
ouvertement. On ne peut que réunir autour de soi, de façon clandestine, des
éléments de sauvegarde pour les libertés. C’est ce que j’avais fait entre 1942
et 1944 et qu’il est sans doute nécessaire de faire à nouveau.
e
M VERGÈS. — Nous avons devant nous un résistant français que tout le
monde connaît et respecte. Il serait important, pour la défense, de savoir ce
qu’il pense de cette résistance algérienne qu’on vous demande de juger.
Le PRÉSIDENT. — Vous êtes un grand résistant, Monsieur, et la
question se justifie parfaitement. Répondez-y.
M. VERCORS. — Je réponds que lorsqu’on se bat, en effet, pour
l’indépendance de son pays, comme nous nous sommes battus, tout le respect
est dû à ces résistants et non seulement tout le respect, mais toute l’aide qu’on
peut leur apporter.
e
[Avec l’autorisation du tribunal, M Roland Dumas donne lecture d’une
lettre rédigée par Sartre, qui, retenu au Brésil par une tournée de
conférences, ne peut être présent.]

7
LETTRE DE JEAN-PAUL SARTRE

Mon cher maître,

Me trouvant dans l’impossibilité de venir à l’audience du


tribunal militaire – ce que je regrette profondément –, je tiens à
m’expliquer de façon un peu détaillée sur l’objet de mon
précédent télégramme. C’est peu, en effet, que d’affirmer ma
« solidarité totale » avec les accusés : encore faut-il dire pourquoi.
Je ne crois pas avoir jamais rencontré Hélène Cuénat, mais je
connais assez bien, par Francis Jeanson, les conditions dans
lesquelles travaillait le « réseau de soutien » dont on fait
aujourd’hui le procès. Jeanson, je le rappelle, compta longtemps
parmi mes collaborateurs, et si nous ne fûmes pas toujours
d’accord, comme il est normal, le problème algérien, en tout cas,
nous réunit. J’ai suivi, jour après jour, ses efforts – qui furent ceux
de la gauche française – pour trouver une solution à ce problème
par les moyens légaux. Et c’est seulement devant l’échec de ces
efforts, devant l’évidente impuissance de cette gauche, qu’il se
résolut à entrer dans l’action clandestine pour apporter un soutien
concret au peuple algérien en lutte pour son indépendance.
Mais il convient ici de dissiper une équivoque. La solidarité
pratique avec les combattants algériens ne lui était pas seulement
dictée par de nobles principes ou par la volonté générale de
combattre l’oppression partout où elle se manifeste. Elle procédait
d’une analyse politique de la situation en France même.
L’indépendance de l’Algérie, en effet, est acquise. Elle
interviendra dans un an ou dans cinq ans, par accord avec la
France ou contre elle, après un référendum ou par
l’internationalisation du conflit : je l’ignore. Mais elle est déjà un
fait et le général de Gaulle lui-même, porté au pouvoir par les
champions de l’Algérie française, se voit aujourd’hui contraint de
reconnaître : « Algériens, l’Algérie est à vous. » Donc, je le
répète, cette indépendance est certaine. Ce qui ne l’est pas, c’est
l’avenir de la démocratie en France. Car la guerre d’Algérie a
pourri ce pays. L’amenuisement progressif des libertés, la
disparition de la vie politique, la généralisation de la torture,
l’insurrection permanente du pouvoir militaire contre le pouvoir
civil, marquent une évolution qu’on peut, sans exagération,
qualifier de « fasciste ». Devant cette évolution, la gauche est
impuissante ; et elle le restera si elle n’accepte pas d’unir ses
efforts à la seule force qui lutte aujourd’hui réellement contre
l’ennemi commun des libertés algériennes et des libertés
françaises. Et cette force, c’est le FLN.
C’est à cette conclusion qu’était parvenu Francis Jeanson.
C’est celle à laquelle je suis parvenu moi-même. Et je crois
pouvoir dire qu’ils sont aujourd’hui de plus en plus nombreux, les
Français, surtout parmi les jeunes, qui ont décidé de la traduire en
actes. On a une meilleure vision des choses lorsqu’on prend
contact, comme je le fais en ce moment en Amérique latine, avec
l’opinion étrangère. Ceux que la presse de droite accuse de
« trahison » et qu’une certaine gauche hésite à défendre comme il
le faudrait sont largement considérés, à l’étranger, comme l’espoir
de la France de demain, et son honneur, aujourd’hui. Il ne se passe
pas de jour sans qu’on me questionne sur eux, sur ce qu’ils sont,
ce qu’ils veulent. Les journaux sont prêts à leur ouvrir leurs
colonnes. Les représentants du mouvement de réfractaires « Jeune
Résistance » sont invités dans des congrès. Et la Déclaration sur
le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie, à laquelle j’ai
donné ma signature, au même titre que cent vingt autres
universitaires, écrivains, artistes et journalistes, a été saluée
comme un réveil de l’intelligence française.
Bref, il importe à mon avis de bien saisir deux points, que vous
m’excuserez de formuler un peu sommairement (mais il est
difficile, dans une telle déposition, d’aller au fond des choses).
D’une part, les Français qui aident le FLN ne sont pas seulement
poussés par des sentiments généreux à l’égard d’un peuple
opprimé ; et ils ne se mettent pas non plus au service d’une cause
étrangère : ils travaillent pour eux-mêmes, pour leur liberté et pour
leur avenir, ils travaillent pour l’instauration en France d’une vraie
démocratie. D’autre part, ils ne sont pas isolés, mais ils
bénéficient de concours de plus en plus nombreux, d’une
sympathie active ou passive qui ne cesse de grandir : ils ont été à
l’avant-garde d’un mouvement qui aura peut-être réveillé la
gauche, enlisée dans une misérable prudence, et l’aura mieux
préparée à l’inévitable épreuve de force avec l’armée, ajournée
depuis mai 1958.
Il m’est évidemment difficile, mon cher maître, d’imaginer, à
la distance où je suis, les questions qu’aurait pu me poser le
tribunal militaire. Je suppose pourtant que l’une d’elles aurait eu
pour objet l’interview que j’ai accordée à Francis Jeanson pour
son bulletin Vérités pour… et j’y répondrai sans détours. Je ne me
rappelle plus la date exacte, ni les termes précis de cet entretien,
mais vous les retrouverez aisément si ce texte figure au dossier.
Ce que je sais, en revanche, c’est que Jeanson vint me trouver en
tant qu’animateur du « réseau de soutien », et directeur de ce
bulletin clandestin qui en était l’organe, et que je le reçus en
pleine connaissance de cause. Je dois l’avoir revu, depuis, à deux
ou trois reprises. Il ne me cacha pas ce qu’il faisait et je
l’approuvai entièrement. Je ne pense pas qu’il y ait, dans ce
domaine, des tâches nobles et des tâches vulgaires, des activités
réservées aux intellectuels et d’autres indignes d’eux. Les
professeurs à la Sorbonne, pendant la Résistance, n’hésitaient pas
à transmettre des plis et à faire des liaisons. Si Jeanson m’avait
demandé de porter des valises ou d’héberger des militants
algériens, et que j’aie pu le faire sans risques pour eux, je l’aurais
fait sans hésitation.
Il faut, je crois, que ces choses soient dites : car le moment
approche où chacun devra prendre ses responsabilités. Or, ceux-là
même qui sont les plus engagés dans l’action politique hésitent
encore, par on ne sait quel respect de la légalité formelle, à
franchir certaines limites. Ce sont les jeunes, au contraire, appuyés
par les intellectuels qui, comme en Corée, en Turquie, au Japon,
commencent à faire éclater les mystifications dont nous sommes
victimes. D’où l’importance exceptionnelle de ce procès. Pour la
première fois, en dépit de tous les obstacles, de tous les préjugés,
de toutes les prudences, des Algériens et des Français,
fraternellement unis par un combat commun, se retrouvent
ensemble dans le box des accusés. C’est en vain qu’on s’efforce
de les séparer. C’est en vain, aussi, qu’on tente de présenter les
Français comme des égarés, des désespérés ou des romantiques.
Nous commençons à en avoir assez, des fausses indulgences et
des « explications psychologiques ». Il importe de dire très
clairement que ces hommes et ces femmes ne sont pas seuls, que
des centaines d’autres, déjà, ont pris le relais, que des milliers sont
prêts à le faire. Un sort contraire les a provisoirement séparés de
nous, mais j’ose dire qu’ils sont, dans ce box, comme nos
délégués. Ce qu’ils représentent, c’est l’avenir de la France. Et le
pouvoir éphémère qui s’apprête à les juger ne représente déjà plus
rien.
Le 16 septembre 1960.
Jean-Paul SARTRE

8
M. VIDAL-NAQUET . — J’ai rencontré Paupert en 1958 dans des
actions légales de lutte contre ce que l’on appelait dès cette époque la
« guerre d’Algérie », et nous avons tout de suite sympathisé. Nous luttions
contre les tortures, contre la guerre en général. Nous faisions des pétitions.
Nous organisions des campagnes de signatures. Nous répandions des textes
plus ou moins saisis.
Puis, un jour, mon ami Paupert a disparu de la circulation. On n’a plus du
tout rencontré Paupert dans les milieux qui luttaient contre la guerre
d’Algérie, et le bruit a couru que, dégoûté de la vanité de ce type d’action, il
était devenu gaulliste.
Je n’ai appris que par la presse ce qui s’était passé et je dois dire que je
n’en ai pas été surpris. Lorsqu’on a lutté pendant des années sans aboutir à un
résultat, on est quelque peu découragé et on recherche d’autres formes
d’action.
Par exemple, personnellement, lorsque j’ai appris que le capitaine
Charbonnier, qui est de notoriété publique l’assassin de Maurice Audin, a été
nommé officier de la Légion d’honneur, j’ai compris des formes d’action que
peut-être je n’aurais jamais comprises et approuvées jusqu’alors. C’est une
des raisons qui m’ont conduit par exemple à signer cette Déclaration des 121.
Je dois dire aussi naturellement que je garde mon estime complète à
Paupert comme à tous ceux qui ont lutté avec lui.
e
M VERGÈS. — Le témoin qui est ici a publié une étude qui s’appelait le
« Cahier vert expliqué », où il dénonçait un certain nombre d’officiers
supérieurs d’Alger qu’il accusait formellement d’avoir assassiné des gens
dans des locaux d’interrogatoire, ce que l’on appelle à Alger des « villas ».
M. Pierre Vidal-Naquet pourrait-il nous dire ce qu’il pense de l’action qui
peut être, qui doit être menée par tous les hommes libres contre ceux-là ; si
l’action est possible dans des formes légales ou si, en définitive, la seule
forme qui s’impose est la forme illégale ?
M. VIDAL-NAQUET. — Depuis plusieurs années je m’efforce de lutter
contre la torture. Il est exact qu’il ne s’agit pas de cas isolés, mais bel et bien
d’un système, d’un univers concentrationnaire.
Il se trouve que je puis être formel parce que j’ai acquis cette
connaissance de manière très sûre. J’ai pu travailler sur des documents
authentiques qui n’ont jamais été démentis. J’ai accusé nommément un grand
nombre d’officiers et notamment le général Massu d’être des assassins. J’ai
accusé le Premier ministre actuel d’avoir été le complice d’assassins dans
l’« affaire du bazooka ». Je n’ai jamais été poursuivi pour cela. Mais jamais
non plus, sauf dans un cas particulier qui est celui de l’affaire Audin, on ne
m’a demandé raison de ces accusations.
C’est dans ces conditions que j’ai acquis la conviction que la torture était
un système. Et j’ai déjà eu l’occasion de dire ma position sur le problème que
vous évoquez, il y a plusieurs mois, en réponse à un article de M. Maurice
Duverger dans Le Monde. J’ai écrit : « Vous reconnaissez le devoir de
désobéir au soldat qui reçoit l’ordre de torturer. Un tel devoir peut être mis en
pratique quand la torture est un accident. Quand elle est un système – et elle
l’est – il n’y a plus qu’un devoir et c’est le refus collectif. »
Il va de soi que ce refus collectif est illégal. J’ai été élevé, Monsieur le
Président, sous l’Occupation. À cette époque, on commettait beaucoup
d’illégalités, et, si je m’en souviens bien, le général de Gaulle a été condamné
à mort non seulement pour avoir déserté, mais aussi pour incitation à la
désertion. Personnellement, j’estime – pour reprendre une phrase de Jean Le
Meur – que « ce n’est pas la loi qui nous garde : c’est nous qui gardons la
loi ». Dans une telle situation, il n’y a donc pas d’autre solution que
l’illégalité.
e
M VERGÈS. — Le témoin nous a dit qu’il a porté des accusations
publiques contre des chefs militaires très haut placés et même contre le
Premier ministre. A-t-il été démenti ? Une information a-t-elle été ouverte
contre lui pour diffamation ? Lui a-t-on demandé des explications ?
M. VIDAL-NAQUET. — Je n’ai jamais été poursuivi jusqu’à
maintenant.
e
M VERGÈS. — Le témoin serait-il prêt, dans ces conditions, à envoyer
au Parquet militaire, qui en fera l’usage qu’il estimera utile, la liste complète
des personnes qu’il accuse d’assassinats ? Des crimes sont dénoncés à cette
barre…
Le PRÉSIDENT. — Sous sa responsabilité, il fera ce qu’il a à faire.
e
M COURRÉGÉ. — La question peut se poser autrement. M. Vidal-
Naquet porte des accusations graves. Ce témoin est un témoin cité par la
défense. Il importe à la défense que la moralité même du témoin ne soit pas
suspecte. Il lui importe que la déposition extrêmement grave qu’il vient de
faire ne puisse pas un instant passer pour contestable.
C’est dans ces conditions que nous suggérons que le témoin fasse
parvenir au Parquet militaire les éléments en sa possession afin que celui-ci
puisse – et même avant l’issue de ce procès – procéder à toutes les
vérifications qui seront nécessaires.
M. VIDAL-NAQUET. — Ce que j’ai écrit est public et, de plus, n’a pas
été saisi. Par conséquent, il n’y a aucune difficulté à cela.

9
M. LINDON . — Il y a trois ans, j’ai commencé à recevoir des
manuscrits, des témoignages sur la guerre d’Algérie. Les premiers m’ont paru
si invraisemblables par les faits qu’ils révélaient que je n’ai pas voulu les
publier avant d’avoir fait une enquête à leur sujet. Puis j’ai publié le premier
de ces textes où une jeune Algérienne, qui s’appelait Djamila Bouhired, disait
comment elle avait subi des sévices de la part d’officiers français dont elle
donnait les noms. J’ai publié, l’année suivante et aussi cette année, d’autres
textes dénonçant des faits du même ordre.
J’accomplissais, il me semble, mon devoir en dénonçant ainsi des crimes
qui sont, d’après la loi, passibles de la peine de mort, et je m’attendais à ce
que de telles publications provoquent des réactions d’importance.
Or, les réactions provoquées par ces ouvrages ont été pratiquement
nulles. Ni les auteurs de ces textes ni moi-même n’avons jamais été
poursuivis en diffamation. Ce qui est plus grave, c’est que, à ma
connaissance, aucun des faits dénoncés dans ces ouvrages n’a été, pour leurs
auteurs, une cause d’inquiétude. Et ce qui est plus grave encore, c’est que les
faits dénoncés dans ces livres non seulement se renouvellent, mais semblent
avoir pris une extension beaucoup plus grande.
Quand je vois l’inefficacité de la lutte que j’ai menée, que d’autres ont
menée avec moi pour une cause qui est évidemment légitime, celle de la lutte
contre la torture, je suis obligé de me dire que c’est peut-être parce qu’elle est
restée dans le strict domaine de la légalité.
Le témoignage que j’apporte sur ce plan est un témoignage de solidarité
complète avec tous ceux qui sont ici à ma droite, qui mènent exactement la
même lutte que moi avec d’autres moyens et qui, je pense, sont peut-être
beaucoup plus efficaces.
Dans notre pays, actuellement, deux camps semblent se former : d’une
part, ceux qui estiment que la poursuite des opérations en Algérie doit primer
tout et que, par conséquent, tous les moyens doivent être employés pour
obtenir des résultats.
Il y a d’autres gens, dont nous faisons partie, qui pensent que si la France
emploie les procédés utilisés il n’y a pas si longtemps par les nazis, un
effroyable danger nous menace contre lequel il faut lutter, même hors de la
légalité.
Il y a une troisième catégorie de gens, il est vrai, qui sont les hypocrites et
qui proclament qu’ils sont à la fois contre la torture et contre l’insoumission.
C’est une manière, je pense, de se mettre la conscience en repos.
Quant à moi, j’ajouterai seulement, en pesant mes mots, que j’ai deux
fils. Ils sont encore jeunes, mais si un jour vient où le problème se pose pour
eux, je préférerai mille fois les voir déserteurs que tortionnaires.
e
M VERGÈS. — Le témoin a publié depuis trois ans une série de livres,
d’ouvrages qui dénoncent nommément des officiers ou des policiers
coupables de tortures. A-t-il été poursuivi en diffamation ?
M. LINDON. — Certains de ces ouvrages ont été saisis. Mais, jusqu’à
maintenant, je n’ai jamais été poursuivi en diffamation ni par l’armée ni par
aucun des officiers nommément désignés dans ces livres.
e
M VERGÈS. — Le témoin est directeur des Éditions de Minuit, maison
d’édition fondée pendant la résistance à l’oppression allemande. Estime-t-il
que l’activité des Éditions de Minuit contre la pacification en Algérie est dans
la ligne qui fut la leur lorsqu’en France les patriotes résistaient à la
pacification des troupes allemandes ?
Le PRÉSIDENT. — Cette question ne sera pas posée.
e
M VERGÈS. — Monsieur le Président, je ne comprends pas. Tout à
l’heure, un écrivain des Éditions de Minuit, M. Vercors, est venu dire que la
Résistance algérienne continuait la Résistance française. Maintenant, nous
avons devant nous le directeur des Éditions de Minuit. Tout à l’heure, vous
acceptiez que cette question fût posée. Maintenant, vous la refusez.
Le PRÉSIDENT. — Quelle est la question exacte que vous voulez
poser ?
e
M VERGÈS. — Si le directeur des Éditions de Minuit, fondées sous
l’Occupation, estime que la publication de ces documents est conforme à la
tradition qui date de 1941 ?
Le PRÉSIDENT. — Répondez à cette question.
M. LINDON. — Je dis qu’il s’agit du même combat.

[…]

M. MASPERO. — Je suis éditeur et je suis libraire au Quartier latin.


J’édite des livres sur l’histoire moderne et particulièrement, puisqu’elle en
fait partie, sur l’Algérie ; et, en tant que libraire, je vends également des livres
sur la guerre d’Algérie. C’est dans ces conditions que j’ai pu être amené à
connaître un certain nombre des accusés dans ma librairie ; et je dois dire que
leur cas est semblable à des centaines d’autres cas que j’ai pu connaître.
Tous les jours je vois venir des gens se documenter sur la guerre
d’Algérie ; tous les jours je vois venir des jeunes qui partent pour la guerre,
ou qui en reviennent, me faire part de leurs cas de conscience et, quand ils en
reviennent, m’expliquer très souvent leur désarroi, leur désespoir.
Cette semaine encore, j’ai vu un garçon qui était officier en Algérie. Il
m’a raconté qu’en face d’un camp de regroupement qu’il était chargé de
surveiller, la zone interdite était bombardée presque tous les jours au napalm.
J’avais cru, et lui aussi, que le napalm était une arme interdite par les
conventions internationales.
Je pourrais également parler des tortures, mais je ne sais pas pourquoi je
le ferais, car tout le monde en est bien informé désormais. J’ai publié aussi un
livre écrit par des officiers en Algérie : trois officiers, qui expliquent que la
guerre d’Algérie est une entreprise de démoralisation de l’armée et de la
jeunesse française…
Le PRÉSIDENT. — Vous l’avez publié ?
M. MASPERO. — Oui. C’est un des rares livres que j’ai publiés sur
l’Algérie qui n’aient pas été saisis. Je pense qu’on l’a trouvé exact. Donc,
lorsque ces garçons qui ont mon âge viennent me voir, ils m’expliquent qu’ils
ont été involontairement les complices d’une guerre dont ils ont maintenant
compris l’injustice. Et ils se demandent ce qu’il faut faire pour rejoindre le
côté de la justice. Souvent, même, se pose le problème de savoir s’ils ne
doivent pas aider le peuple algérien. Cette semaine encore, j’ai reçu la visite
de cinq garçons qui, avant de partir pour l’Algérie, ont l’intention de
déserter…
e
M VERGÈS. — M. Maspero, qui est éditeur, a publié un livre qui
s’appelle Le Refus. Dans ce livre, un jeune intellectuel explique les raisons
pour lesquelles il a refusé d’aller se battre en Algérie. Je voudrais que le
témoin puisse nous dire si la diffusion d’un tel livre, et surtout les arguments
qu’il contient, ont pu déterminer des jeunes comme Paupert, soit à ne pas
partir, soit, étant partis, à rejoindre, à leur retour, les « réseaux de soutien » au
Front de libération nationale ?
M. MASPERO. — Je crois que ce livre a eu une influence très grande sur
un certain nombre de jeunes, si j’en juge par les lettres que nous avons reçues
et par les jeunes qui sont venus me voir.
e
M VERGÈS. — Le témoin a publié un livre du Dr Frantz Fanon qui était
médecin à Blida et qui a rejoint le Front de libération nationale où il occupe
un poste très important. Pour quelles raisons l’a-t-il fait ?
M. MASPERO. — C’est très simple : parce que j’ai pensé
immédiatement que la situation dans laquelle se trouvait le docteur Fanon,
médecin en Algérie, le mettait dans l’obligation totale de passer du côté du
FLN.
e
M VERGÈS. — Le témoin appartient à une famille qui a perdu
beaucoup de ses membres à la guerre ou en déportation, et c’est, je crois, la
raison pour laquelle il n’a pas été appelé. Mais s’il était appelé demain, que
ferait-il ?
M. MASPERO. — Je ne partirais pas en Algérie.
10
M. BABY . — Il y a deux questions qui me paraissent nécessaires à
examiner devant le tribunal : celle des inculpés algériens et celle des inculpés
français.
En ce qui concerne les premiers, je me souviens de conversations avec le
général Tubert, qui a été longtemps maire d’Alger, qui connaît parfaitement
les musulmans, qui les a toujours respectés et qui les a aidés en toutes
circonstances. Il me disait que les Algériens avaient moins souffert de
l’exploitation qu’avait représentée le système colonial que de l’humiliation
qu’ils avaient subie tout au long de leur existence. Cette humiliation est
devenue intolérable. Pendant une longue période, les peuples humiliés ont été
obligés de l’accepter, mais, aujourd’hui, les circonstances internationales sont
telles qu’ils ne l’acceptent plus. Ils engagent une lutte pour l’indépendance et
leur idéal, je pense, mérite le respect. Ils doivent être considérés comme des
combattants et ce n’est pas à nous à juger les formes de la lutte qu’ils mènent.
Il faut reconnaître essentiellement que leur lutte est juste.
Pour les Français qui pensent que cette lutte est juste, le soutien qu’ils ont
apporté aux Algériens me paraît également conforme aux règles les plus
élémentaires de la morale.
Mais, ici, se pose le problème d’atteinte à la sûreté extérieure de l’État et
ceci mérite une attention particulière. Je peux parler des questions militaires
avec objectivité : j’ai été moi-même officier très jeune, j’ai fait les deux
guerres, celle de 1914-1918 et la Seconde Guerre mondiale. Je crois les avoir
faites dans des conditions plus qu’honorables et je connaissais beaucoup
d’officiers. Je sais quelles sont les qualités et les vertus qu’il y a dans le corps
des soldats de carrière, mais je pense que dans les opérations militaires –
puisque le mot « guerre » n’est pas autorisé – qui sont menées en Algérie, il
y a eu une dégradation extrêmement grave de l’armée…
Le PRÉSIDENT. — Je ne vous permets pas de critiquer l’armée ; elle est
représentée très dignement dans cette salle et je ne peux pas tolérer ça !
M. BABY. — Je ne critique pas l’armée en général, mais je veux citer un
exemple. Il y a deux ans, j’avais été cité comme juré à la cour d’assises de la
Seine. Nous avons eu à juger le cas d’un sergent parachutiste qui s’appelait
Robigny. Revenant de la guerre d’Indochine, il avait assassiné, dans des
conditions atroces, trois vieilles femmes qui avaient plus de soixante-dix ans.
Il avait commis, en outre, une quarantaine d’agressions à main armée.
C’était un garçon jeune, d’apparence sympathique, en pleine force et tout
à fait normal à tous les points de vue. Les psychiatres n’ont trouvé chez lui
aucun dérèglement. Or, il avait commis des crimes atroces avec une absence
de remords absolue. Au cours des dépositions, un expert a révélé que le
sergent Robigny avait eu notamment comme mission, en Indochine,
d’égorger les prisonniers qui avaient été interrogés. Cela a fait sensation.
Finalement, il a été condamné à mort, mais il a été gracié.
Vous me direz que c’est un cas extrême, mais il me paraît révélateur. Les
conditions mêmes des opérations qui sont menées aujourd’hui ont amené une
véritable dégradation chez de nombreux militaires. De sorte que nous nous
trouvons aujourd’hui en présence de faits nouveaux. On ne peut pas juger ce
qui se passe aujourd’hui avec l’esprit d’il y a vingt ans. Cette guerre est un
phénomène absolument original, c’est une période de décomposition d’un
système. Vouloir juger suivant la lettre et non suivant l’esprit serait, je crois,
contraire à la justice.
[À l’issue de l’audition des différents témoins, une vive discussion
s’engage au sujet de ceux qui ont été cités par la défense mais qui ne se sont
pas présentés. Il s’agit des ministres André Malraux, Edmond Michelet et
Robert Buron, d’une part, d’autre part, du général Massu et du colonel
Argoud, et, enfin, de plusieurs policiers de la DST ayant participé à
e
l’enquête. M Vergès, en particulier, s’exprime à ce sujet :]
e
M VERGÈS. — Il serait important pour la défense d’entendre M. André
Malraux : d’abord parce que, s’agissant d’accusés qui poursuivent une guerre
qu’on appelle une guerre subversive, nous aimerions entendre un ancien
terroriste dire ce qu’il pense des terroristes d’aujourd’hui. Peut-être M. André
Malraux, se souvenant de La Condition humaine, pourrait-il vous expliquer
comment des jeunes d’un pays colonial peuvent, à la fin, refuser l’ordre qui
leur est imposé, malgré toute la tendresse qui peut exister chez eux, choisir
les voies de la violence, car il n’en existe plus aucune autre. Mais M. André
Malraux aurait pu aussi vous dire : « J’ai dénoncé la torture et j’ai reconnu
que la torture existait. Mais j’ai dit aussi, lors d’une tournée faite il y a un an
en Amérique latine, qu’il ne fallait pas juger la France sur cette gangrène. »
Gangrène dont il ne contestait pas l’existence ! Il serait intéressant d’entendre
M. André Malraux dire ici, à partir de ses informations de ministre, quelle est
l’étendue de cette maladie et si elle est incurable.
Il aurait été important pour la défense d’entendre le témoignage de
M. Edmond Michelet. M. Edmond Michelet est allé, au mois de juin 1957,
témoigner à Alger dans le procès dit des « libéraux ». Dans le box, il y avait,
comme ici, des Algériens et des Français d’Algérie. M. Edmond Michelet,
qui n’était pas garde des Sceaux, apporta son témoignage d’estime, d’amitié,
à M. Coudre qui se proclamait membre du FLN ! Il aurait été intéressant
d’entendre M. Michelet trois ans plus tard, c’est-à-dire alors que les
problèmes deviennent encore plus sérieux, plus insupportables, nous dire ce
qu’il pense de Berger ou de Paupert.
D’autre part, M. Lindon vous a dit tout à l’heure : « J’ai dénoncé la
torture pendant trois ans et, aujourd’hui, je me rends compte que c’est une
tâche inutile, car la torture est acceptée, systématisée, codifiée et couverte,
tolérée, encouragée. » Il fallait que le garde des Sceaux puisse venir dire ici :
« Non, cela n’est pas vrai ! » ou, au contraire : « Oui, c’est vrai ! » C’est vrai
que les textes d’exception, tels que l’assignation à résidence, permettant de
livrer au bras séculier des prisonniers algériens pendant un mois, ont pour but
de permettre à ceux qui les interrogent de remplir les baignoires et de faire
marcher l’acétylène des chalumeaux.
Nous avons fait citer le général Massu. Le général Massu ne conteste pas
la torture à Alger. Il l’a dit dans des interviews à La stampa et au
correspondant de La Croix. Mais, bien plus, le général Massu est l’auteur
d’une directive à l’échelon du corps d’armée d’Alger demandant aux officiers
de pratiquer l’exécution sommaire : car le général Massu n’approuve pas le
fonctionnement de la justice militaire.
Il était important pour la défense de savoir si cette circulaire du
général Massu est vraie ou fausse. Si le général était venu ici et qu’avec sa
franchise militaire il vous eût dit : « Oui, cette circulaire est de moi, je suis
pour les exécutions sommaires ! », à ce moment-là chacun d’entre vous, en
toute conscience, aurait pu apprécier d’une manière plus exacte les mobiles
de Paupert et de ses camarades. Or, le général Massu n’est pas là !
Nous entendions que, dans ce procès, la balance ne fût pas inégale, qu’à
côté des intellectuels qui approuvent l’action des accusés et qui sont prêts
demain à prendre leur relais, le tribunal pût entendre des officiers supérieurs
des régiments de parachutistes afin qu’ils puissent démentir, si c’était
possible, les accusations portées contre eux. On nous dira peut-être demain :
« Les témoignages qui ont été entendus sont tendancieux, car ils ne sont
venus que de l’opposition. » Mais à qui la faute si, aujourd’hui, seule,
l’opposition ose rendre publiques ses accusations ? Ce n’est pas notre faute si
les courageux officiers que nous avons fait citer ne viennent pas ici !
Nous, nous voulons la vérité, nous voulons que les officiers de
parachutistes d’Alger viennent ici, donnent leurs raisons, apportent leur
démenti ou justifient leur comportement. Alors, mais alors seulement, vous
serez en droit de juger, car, alors, mais alors seulement, vous saurez si ces
accusés, agissant comme ils ont agi, avaient des raisons sérieuses ou n’en
avaient pas.
Nous sommes devant un tribunal militaire et vous avez tout à l’heure,
Monsieur le Président, rappelé certains témoins au respect de l’armée. Nous
croyons que le premier respect de l’armée possible, c’est de permettre à des
témoins militaires mis en cause à propos de la pacification de venir ici
justifier leur attitude.
La défense désire ces témoins. Elle vous demande de lui permettre encore
jusqu’à l’audience de demain de faire en sorte qu’ils puissent venir s’ils en
ont l’intention et, s’ils ne l’ont pas, que leur carence alors soit évidente pour
tous !
[Les mercredi 21, jeudi 22 et vendredi 23 septembre sont occupés par la
question des témoins absents. D’un côté, la défense multiplie les demandes
tendant à ce que le président exige la comparution des témoins ou tire les
conséquences de leur refus de comparaître. De l’autre, le tribunal déclare
que l’audition des témoins absents n’est pas indispensable à la manifestation
de la vérité et rejette les conclusions déposées à ce sujet. Au cours de ces
journées, André Malraux fera savoir au tribunal qu’il ne peut répondre à la
citation qui lui est délivrée car ses travaux ministériels ne le lui permettent
pas et le colonel Argoud estimera préférable de ne pas se présenter à la
barre « dans l’intérêt de l’Algérie comme dans celui de l’armée ».]

RÉQUISITOIRE DU COMMISSAIRE
DU GOUVERNEMENT
LE COMMANDANT LEQUIME

[Le 25 septembre, le commissaire du gouvernement entame son


réquisitoire. Au cours de son intervention, les avocats de la défense se
lèveront pour quitter la salle.]
Le COMMISSAIRE DU GOUVERNEMENT. — Depuis vingt jours,
Messieurs, vous avez été abreuvés de propos blessants jusqu’à la satiété.
Certains ont cherché à vous tourner en ridicule et en dérision de toutes les
manières. Hier, on proclamait, avec une insolence sans précédent de la part
de certains auxiliaires de la justice, membres du barreau de Paris, que vous
n’existiez plus, que, depuis quarante-huit heures, vous aviez cessé d’exister !
Il est juste, maintenant, que vous entendiez enfin parler de l’affaire dans
le calme et la sérénité. Car, Messieurs, après tant de billevesées, le moment
est venu de parler de justice.
Qu’il me soit permis, tout d’abord, de vous rendre hommage, à vous,
Monsieur le Président, dont l’esprit de mesure et la fermeté ont permis de
surmonter mille difficultés. Respectueux des droits de la défense…
… vous eussiez pu espérer, en retour, de la part de certains de ses
représentants, qu’ils ne dépassent point les limites de la décence – que dis-je !
de l’indécence – dans l’exercice de leur ministère. Ils n’ont même pas celle
de respecter les limites des forces humaines dans l’exercice des fonctions qui
vous sont conférées.
Et vous, Messieurs les Juges, qui êtes restés stoïques sous les vagues
successives d’attaques, vous emportez au moins le souvenir réconfortant du
devoir accompli. Il reste à cent coudées au-dessus de la marée de boue, qui ne
salit pas un uniforme, car celui-ci s’identifie, pour vous, à deux mots qui ne
sont pas accessibles à ceux qui voudraient le souiller. Ces mots se nomment :
honneur et patrie.
À vous, Messieurs du barreau, qui n’avez pas perdu le sens des traditions
et de la noblesse de votre tâche de défenseurs, à laquelle vous savez allier une
haute élévation de pensée, qui me manifestiez encore hier la crainte que les
outrances de certains de vos confrères ne se répercutent lourdement sur le sort
de vos clients, soyez assurés que les juges militaires ont, dans le cœur, le sens
inné de la justice et de l’équité. « Les chiens aboient, la caravane passe »,
nous autres tous, qui sommes en Algérie, nous connaissons le sens de ce
proverbe !
En cette affaire des musulmans, d’abord, sont impliqués. Des Français,
d’autre part. Certains de ceux-ci ont fait l’objet d’un non-lieu sur nos
réquisitions. D’autres, au contraire, ont fait l’objet d’une ordonnance de
renvoi. Tous sont inculpés d’atteinte à la sûreté de l’État.
[À la suite de nouveaux incidents entre la défense et le commissaire du
gouvernement, qui se sont déroulés tout au long de l’audience du 26, le
lendemain, ce dernier reprend son réquisitoire.]
Le PRÉSIDENT. — Monsieur le commissaire du gouvernement, prenez
la parole !
Le COMMISSAIRE DU GOUVERNEMENT. — Monsieur le Président,
reprenant mes réquisitions au point où je les ai laissées dimanche, je vous
disais en terminant qu’il ne vous échappait point que l’affaire dont était saisi
aujourd’hui le tribunal permanent des Forces armées de Paris était une affaire
grave.
[Une grande partie de la défense quitte la salle.]
Messieurs, cette affaire est importante à plusieurs titres et si, du côté de
l’accusation, les chefs d’inculpation retenus paraissent, en regard des
sanctions, modestes, par contre les questions de principe qui sont posées du
point de vue national ne sauraient se jauger à une telle commune mesure.
Sans mentionner le nombre des inculpés, l’ampleur des moyens déployés
par la défense montre bien que, dans l’esprit de celle-ci, on est bien loin de la
minimiser, et c’est à un tel sentiment qu’il faut d’abord s’associer en mettant
l’accent au départ sur une question de principe puisque aussi bien elle est
posée par la majorité des inculpés de manière à tous égards inadmissible, et
résolue d’une manière qui ne l’est pas moins, puisqu’elle les amène à
comparaître aujourd’hui devant vous pour répondre de leurs agissements.
Ce problème, c’est celui de la légitimité de l’action de la France en
Algérie. Pendant vingt et un jours, nous avons entendu très longuement le
procès de la France en Algérie.
Ce problème de la légitimité de l’action de la France en Algérie me
permet de vous dire de suite qu’il n’y a nul complexe à avoir à ce sujet. On
peut le proclamer très haut. La France, dont j’ai l’honneur de défendre les
intérêts, dans de modestes fonctions de commissaire du gouvernement, n’a
pas à rougir de la mission remplie par elle dans ce pays et, disons-le, dans
quelques autres.
Certains ont cru devoir avancer ici que la présence de la France en
Algérie était le résultat d’une volonté de conquête. Certains ont des
prétentions littéraires et n’ont même jamais eu connaissance des conditions
dans lesquelles la France a été amenée, il y a cent trente ans, à intervenir en
Algérie ! En général, les connaissances s’arrêtent au coup d’éventail.
Ouvrons n’importe quel livre d’histoire – et Dieu sait si la bibliographie
en cette matière est abondante ! depuis Polybe on a beaucoup écrit sur
l’Algérie –, Charles-André Julien par exemple qui ne saurait être suspect en
la matière : il vous dira à la suite de quelles perturbations gouvernementales
la France, en vertu d’un Conseil européen unanime, a été amenée, en 1830, à
l’expédition d’Alger !
Il s’agissait de mettre fin aux exactions des corsaires barbaresques qui
étaient devenues intolérables en Méditerranée. Elles étaient depuis longtemps
de notoriété publique. Depuis Molière, elles étaient passées dans le domaine
des expressions populaires : « Mais qu’allait-il faire dans cette galère ? »
En fait, aucune objection ne fut alors faite au gouvernement français
quant à l’exactitude et à la gravité des faits allégués, et pour cause ! Ils étaient
indiscutables, de notoriété publique. Ce fut une approbation générale et cette
approbation fut particulièrement appuyée par le Vatican, avec lequel le roi
tenait à être d’accord dans une si grave décision…
e
M BLUMEL. — Monsieur le Président, je m’excuse, j’aurais voulu que
vous suspendiez quelques minutes…
Le PRÉSIDENT. — Non, non !
e
M BLUMEL. — … pour me permettre de téléphoner à M. le bâtonnier.
Le PRÉSIDENT. — Téléphonez, mais le tribunal ne peut pas suspendre.
Il va demander simplement à M. le commissaire de parler lentement, de
manière à lui permettre d’arriver. Continuez, monsieur le commissaire du
gouvernement.
Le COMMISSAIRE DU GOUVERNEMENT. — C’était, Messieurs, une
œuvre de salubrité nécessaire. On a un peu trop oublié. On oublie toutes
sortes de choses…
e
[M Blumel quitte la salle.]
… et en particulier qu’il y avait, à cette époque, en haut des portes des
casbahs, des crochets de fer sur lesquels on précipitait du haut des tours les
victimes qui mouraient là, empalées, sous le soleil et les crachats de la foule.
On oublie les Européens ficelés à la bouche des canons et envoyés ainsi dans
un monde meilleur. On oublie que l’on coupait la main des voleurs. On
oublie tout ceci et bien d’autres choses […].
Qu’était l’Algérie à cette époque ? Un pays divisé, d’évolution très
arriérée, dont la population constamment décimée par les luttes intestines, la
maladie, la misère, comptait environ 1 800 000 habitants. Depuis plusieurs
siècles, son économie était inexistante.
Aujourd’hui, Messieurs, la population atteint le chiffre d’environ
dix millions d’habitants. Son rythme d’accroissement pose un angoissant
problème, car il naît chaque jour en Algérie un village de six cents âmes. Si la
population française métropolitaine s’était accrue pareillement dans le même
temps, ce n’est pas quarante-deux millions de Français, mais quelque deux
cents millions que nous dénombrerions actuellement. Car, Messieurs, et ceci
pour venir à l’encontre de tout ce que l’on voit dans le dossier pour dénigrer
la France, cet extraordinaire accroissement est dû au seul développement de
la population musulmane initiale sous l’administration de la France.
De cela, les Français ont le droit d’être fiers.
Il importe de dire, d’ailleurs, que pareil développement de la population
ne s’est pas fait sans un effort considérable sur le plan national et pour le bien
public de l’Algérie et des Algériens : quatre-vingt mille kilomètres de routes
là où il n’y avait rien, quatorze ports ultramodernes, cinq mille kilomètres de
voies ferrées, trente-deux aérodromes, onze grands barrages dont dépendent
cent quarante mille hectares, huit cent quatorze millions de kilowatts-heure.
Bien loin d’avoir été dépossédée de ses terres, la population musulmane, quoi
qu’on en dise, a intégralement conservé les sept millions d’hectares dont elle
disposait en 1830. Elle possède les deux tiers des oliveraies, les neuf
dixièmes du cheptel de l’Algérie. Pour le reste, ce sont plusieurs générations
d’agriculteurs français qui, au prix de sacrifices personnels de tous ordres, ont
littéralement fabriqué cinq cent mille hectares de terres cultivables en
desséchant et en défrichant des marécages et des friches au prix d’un labeur
opiniâtre et bien souvent mortel.
Ces gens étaient-ils animés, comme on l’a dit, par une volonté de
conquête et un esprit de lucre ? Non, Messieurs ! Ces gens étaient des
Alsaciens-Lorrains qui ont fui l’occupation allemande en 1871, avec un sens
du patriotisme que certains, qui se font les protagonistes de la désertion, sont
assez mal placés pour leur reprocher.
Tout ceci est le côté ethnique et matériel, mais le côté moral et
intellectuel n’a pas été négligé. De magnifiques écoles, comme nous n’en
avons pas dans nos communes de France, se sont édifiées partout, en plein
bled. Un million d’enfants scolarisés en 1960 contre neuf cent mille en 1959.
Et si, Messieurs, sur l’initiative du FLN, elles sont souvent transformées,
hélas, en un amas de décombres et de poudre calcinée, il n’appartient pas aux
dirigeants de cette faction de faire un grief à l’armée française de vouloir
préserver un tel capital d’affranchissement spirituel et moins encore à leurs
complices français dont les principaux – chose paradoxale – appartiennent à
des milieux universitaires et enseignants.
Que certains musulmans, représentant une faction rebelle qui s’est fait
remarquer jusqu’ici par la monstruosité de ses crimes, payent d’ingratitude la
France qui les a sortis du néant, nous dirons, hélas, que c’est la manifestation
d’un sentiment d’ingratitude devenu courant. Mais que certains Français se
permettent de s’associer à cette œuvre de destruction, qu’ils se rendent les
complices de cette œuvre de mort, de ces assassinats qui, chaque jour,
déciment les rangs de nos frères musulmans d’Algérie, qui chaque jour
apportent le deuil et la tristesse dans des familles françaises d’Algérie et de
métropole, qui encore au cours du mois écoulé soulevaient une réprobation
unanime à la suite de l’exécution, sans jugement, au mépris du droit des gens,
de deux petits soldats français de chez nous : Castera et Le Gall, cela est
proprement inadmissible ! Ces gens-là qui se prétendent patriotes font, en
réalité, acte de trahison. On aurait compris que ces intellectuels se lèvent
comme des croisés pour aller apporter à ces frères algériens les ressources de
leur savoir, qu’ils aient l’orgueil d’être au premier rang de ces pionniers de
l’expansion de la culture française, qu’ils se pressent en volontaires pour aller
enseigner dans les coins les plus déshérités du Sud algérien, mais cela ne leur
est même pas venu à l’esprit ! Leur dignité est au-dessus de cela. Il est plus
facile, Messieurs, et plus élégant de juger et de condamner in abstracto dans
une thébaïde de Neuilly.
Ce n’est pas par hasard que j’ai posé à ceux qui venaient de vous faire
une profession de foi la question de savoir s’ils avaient été en Algérie. J’ai
enregistré l’impatience non dissimulée de la défense, d’une certaine défense,
à la position de cette question, dont ils n’avaient même pas compris le sens
profond. Mais, aussi, j’ai enregistré la réponse : « Je ne vois pas l’utilité
d’une telle question ! » Et c’est cela qui est caractéristique…
Que nous ont dit Cuénat, Pouteau, Carré, Berger, Paupert, Meier, Binard,
appuyés par tous leurs témoins ?
Ils nous ont dit qu’en apportant aide et assistance au FLN, ils entendaient
lutter contre le fascisme qui, selon eux, est en train de s’installer dans notre
pays. Et n’avons-nous pas entendu cette déclaration, cet aveu, provenant non
point du banc des accusés, mais d’autre part, et disant : « La défaite du FLN
serait la plus grave atteinte à la sûreté de l’État français. »
Car le voilà, le mobile ! C’est eux-mêmes qui nous l’ont précisé. Ainsi,
ils sont doublement coupables : car, à quel titre et de quel droit entendent-ils
se substituer aux pouvoirs publics pour la solution d’un tel problème ? Alors
que le chef de l’État a précisé lui-même une procédure qui représente un
souci extrêmement poussé dans la recherche de la sauvegarde des libertés
démocratiques ! Doublement coupables car, pour la réalisation de leurs
desseins, ils ont apporté aide et assistance à une entreprise criminelle.
e
Est-ce que le général de Gaulle, qui fut mon chef de corps au 4 PSP, à la
re
1 division de cuirassés, en 1940, qui fut notre chef dans un mouvement dont
seuls ceux qui l’ont vécu et qui ont souffert connaissent toute la noblesse,
doit subir aujourd’hui l’insulte d’être mis en parallèle avec celui qui fait, sous
les auspices de Jeanson, appel à la haine et à la complicité du crime, à la
désorganisation de notre armée par la désertion ?
La Résistance française a réuni dans un même idéal et un même combat
des femmes, des hommes, quelles que soient leur origine, leur religion, leur
idéologie. Cette Résistance n’a pas eu à s’imposer à la masse du peuple
français par un terrorisme aveugle et fratricide.
Le revers d’une médaille que nous avons l’honneur de porter porte une
magnifique devise : « Patria non immemor. » Cela nous autorise peut-être à
dire en notre nom personnel et au nom des pouvoirs publics que nous
représentons, que nous n’avons de leçons de patriotisme à recevoir de
personne, et qu’en ce qui concerne l’amour de la liberté, nous avons fait nos
preuves.
On peut ne pas être d’accord avec une politique à un moment donné, et
certains ne se font pas faute de le dire et de l’écrire, puisque nous sommes en
démocratie, mais cette liberté ne doit pas – et pour cause – aller jusqu’à la
trahison. Tous les jours, de jeunes soldats de notre pays partent pour
l’Algérie, et ils remplissent ce devoir avec un moral magnifique. Et, n’en
déplaise à tous les provocateurs à l’insoumission, je refuse à d’autres
Français le droit, au nom de quelque idéologie que ce soit, de leur tirer dans
le dos !
Ceux qui sont les auteurs de cette trahison sont plus coupables encore que
les autres, car, dans leur orgueil et leur révolte contre nos institutions, leur
conscience est totale. Ils ont eu, Messieurs, la faveur de puiser au sein de
notre université, à l’héritage séculaire des traditions humanistes de la France.
Nous ne devons pas leur permettre de concourir à les détruire sous le couvert
de sophismes et de mensonges.
Ainsi, Messieurs, cette organisation de soutien au FLN se présente de la
manière suivante : tout d’abord, les membres du FLN avec lesquels certains
Français sont entrés en relation pour appuyer cette organisation. En second
lieu, les organisateurs de cette aide qui gravitent autour de Jeanson. C’est
ainsi que nous sommes amenés à examiner chacune de ces catégories
d’inculpés, à voir l’articulation de l’ensemble et le genre d’activité de chacun
et, en conséquence, son degré de culpabilité.
Mais, avant tout, il faut parler du FLN. Le FLN apparaît-il sous un aspect
social, constructif, bienfaisant pour le peuple d’Algérie ?
Hélas, à cette question, il faut répondre par la négative. Collectes de
fonds, séquestrations arbitraires, assassinats, meurtres, menaces, telles sont
les monstrueuses servitudes qu’il fait peser sur le peuple algérien.
Les buts du FLN ? Ses buts sont multiples. Il poursuit une action
criminelle contre les musulmans en Algérie, je ne vous apprends rien,
l’assassinat journalier des amis de la France. Dans le bled, il fait régner une
véritable terreur : les raids de représailles, les massacres de population, je
parlerai de Melouza et de bien d’autres faits de cette nature. Les bandes qui
passent la nuit doivent être ravitaillées et hébergées par les pauvres gens des
douars qui ne peuvent s’y refuser, sous menace des pires traitements de
représailles. Dans les endroits les plus menacés, les populations sont venues
se grouper sous la protection de l’armée française, comme au Moyen Âge les
populations des campagnes se réfugiaient avec leurs troupeaux dans les
châteaux forts contre les brigands. D’où l’origine des centres de
regroupement qui, bien loin de devoir nous être reprochés, sont à l’honneur
de l’armée française.
Dans les villes, c’est la terreur aveugle, la bombe qui tue femmes et
enfants dans les rues passantes. Combien de fois sommes-nous passés dans
des rues au moment où on balayait le sang et les morceaux de chair humaine,
à la suite d’une bombe qui venait d’éclater dans les rues de Constantine ou
d’Alger, ou d’ailleurs ?
Les Français en Algérie, également, sont l’objet des sévices du FLN :
égorgement et assassinat systématiques des colons dans le bled, des gens de
toutes classes, dans les villes, grenades lancées dans les cafés, dans les lieux
publics, sur les plages […].
Les destructions, destruction de moyens de production, incendie de
récoltes, des oliveraies, destruction systématique de millions de petites
vignes, incendie des fermes, égorgement des troupeaux, et tout ceci,
Messieurs, c’est parce que l’on aime le peuple algérien ? Allons donc ! Et
cette action criminelle en France contre les musulmans ? L’assassinat d’Ali
Chekkal, de Benhabylés, l’attentat contre le député Abdesselam ?
En France également, il y a, contre des Français, des attentats. Tous les
jours, des membres du service d’ordre – et qu’il soit permis une fois de plus
au commissaire du gouvernement de rendre un public hommage à ces
serviteurs de l’ordre et de la liberté française –, tous les jours, il y en a qui
tombent victimes du devoir.
« FLN », « non-violence », voilà deux mots que l’on a mis en parallèle.
Des témoins de toute sorte, intellectuels, pasteurs, sont venus dire à cette
barre : « Nous sommes pour le FLN parce que nous sommes pour la non-
violence. » Quelle aberration de l’esprit, alors qu’il ne se passe pas de jour
sans que quelque crime nouveau, quelque monstrueux acte de violence
vienne précisément manifester, dans tous les domaines, que le FLN a suivi
les méthodes totalitaires du nazisme. Oui ! S’il y a une identification à faire,
c’est bien celle-là ! Le nazisme a douloureusement étendu son empire sur le
peuple allemand pendant des années et était devenu un fléau pour l’humanité
tout entière. Qui pourrait prétendre maintenant que le nazisme, c’était le
peuple allemand ? Et qui pourrait prétendre que le FLN, c’est le peuple
algérien ?
[…]
D’ailleurs, le guide du FLN qui a été saisi au cours de ces affaires n’a
laissé aucun doute. Ce guide donne des instructions, qui ressemblent
beaucoup aux instructions données par les nazis, et il n’est pas indifférent de
remarquer que c’est là le fond du problème, car cette action du FLN
s’identifie avec une guerre sainte, avec un organe qui s’appelle d’ailleurs « El
Moudjahid », c’est-à-dire le combattant de la guerre sainte.
Le FLN met aussi le monde israélite en face d’un choix. On reproche aux
Israélites une situation privilégiée dont ils avaient le bénéfice grâce à la
France et au décret Crémieux. Et cette situation de super-citoyen devrait être
égalisée dans l’avenir, disent certains tracts. Et ceci se termine de la manière
suivante :
« Au moment où notre combat entre dans une phase décisive, nous
attendons que vous affirmiez, en tant qu’Algériens, votre adhésion à l’idéal
d’indépendance et partant, que vous preniez, pour dissiper une équivoque qui
risque de compromettre nos rapports futurs, une part plus grande et plus
active à la lutte de notre peuple, afin que demain vive la République
algérienne démocratique et sociale. »
[Ayant examiné le cas de chaque accusé et rappelé les faits retenus
contre Jean-Claude Paupert, le commissaire du gouvernement évoque la
question de la torture et des mauvais traitements existant en Algérie.]
En ce qui concerne les prétendus sévices de l’armée française, je crois
que Paupert nous a parlé de plusieurs choses.
D’abord, il a parlé de sévices qui seraient commis par la gendarmerie.
Vous savez avec quelle sévérité les supérieurs surveillent les subordonnés. Je
crois pouvoir dire, d’après les nombreux dossiers que nous voyons, que la
gendarmerie s’est toujours comportée, partout où elle était, comme une arme
parfaitement correcte et à laquelle il n’y a rien à reprocher.
Paupert a parlé également de faits de prostitution qui se produisaient en
Algérie. C’est un grief qu’il fait spécialement à la France et à l’armée
française. Il faut dire, hélas, que l’armée française n’a rien installé à ce sujet
en Algérie ; ceux qui y sont allés savent fort bien qu’il existe là-bas, depuis
toujours, des quartiers réservés fort importants qui n’ont certainement même
pas été…
e
M OUSSEDIK. — C’est intolérable !
Le PRÉSIDENT. — Du silence.
e
[M Oussedik quitte la salle.]
Le COMMISSAIRE DU GOUVERNEMENT. — D’autre part, l’inculpé
en question a fait comparaître à cette barre un témoin qui est M. Paul Teitgen.
M. Teitgen est venu déclarer qu’il pouvait attester qu’il y avait eu des sévices
extrêmement importants, dont il avait eu connaissance. Il y a tout de même
lieu de dire que M. Teitgen, s’il a eu en Algérie un rôle important comme
secrétaire à la Police de cinq départements, avait en même temps de grosses
responsabilités, et qu’il est extrêmement regrettable de constater qu’un
homme comme lui, qui a vu des choses se passer, ne les ait pas sanctionnées,
ne les ait pas dénoncées immédiatement.
[À l’issue de ses réquisitions, le commissaire du gouvernement réclame :
– une peine de dix ans de prison, de 70 000 francs d’amende et de cinq
ans d’interdiction de séjour pour Haddad Hamada, Ould Younès, Aliane
Hamimi, Hannoun Saïd, Daksi Allaoua, et, outre ces peines, la privation des
droits pour Hélène Cuénat, Jean-Claude Paupert, Gérard Meier. Francis
Jeanson, Jacques Vignes, Dominique Darbois et Cécile Regagnon, qui sont
en fuite, sont condamnés à ces peines maximales, par défaut ;
– une peine de dix ans de prison, de 50 000 francs d’amende pour
Jacqueline Carré, France Binard et Micheline Pouteau, également frappées
d’interdiction de séjour ;
– six ans de prison et 10 000 francs d’amende pour Janine Cahen et
Georges Berger ;
– six ans de prison pour Jacques Rispal ;
– cinq ans de prison et 5 000 francs d’amende pour Jacques Trébouta et
Lounis Brahimi ;
– peines de prison à l’appréciation du tribunal pour Denise Barrat et
Paul Crauchet ;
– peine de principe ou sursis pour Odette Huttelier.
Les cas d’Yvonne Rispal, Lise Trébouta et André Thorent sont laissés à
l’appréciation du tribunal.
Au cours des jours suivants sont prononcées les plaidoiries des avocats.
e
Celle de M Vergès sera interrompue par le président et le tribunal
prononcera l’interdiction de tout compte rendu de sa défense.]

1. Rappelons que la conférence de Bandoeng, qui a rassemblé, du 18 au 24 avril 1955,


vingt-neuf représentants de pays d’Asie, du Moyen-Orient et d’Afrique sur l’île de Java en
Indonésie, marque l’avènement du tiers-monde sur la scène internationale. Une volonté de
non-alignement sur les deux grands blocs soviétique et américain y est affirmée. L’Algérie
quant à elle est représentée par une délégation du FLN.
2. Il s’agit des cas de Gloria de Herrera, de Jacques Charbit et de sa femme Aline Charbit.
3. L’affaire du bazooka se réfère à l’attentat manqué contre le général Raoul Salan, alors
commandant interarmées à Alger, qui eut lieu le 16 janvier 1957. Les auteurs sont non pas
des membres du FLN comme on aurait pu s’y attendre, mais des activistes de l’Algérie
française, dont, en particulier, le médecin algérois René Kovacs. Ceux-ci ont affirmé avoir
agi sur ordre et le général Salan lui-même a formellement accusé Michel Debré d’être à
l’origine de l’attaque.
e
4. Le lendemain, lundi 12, France Binard sera amenée à se démarquer des propos de M
e
Halimi en déclarant : « Nous ne sommes pas d’accord avec ce qu’a dit M Halimi, savoir
que nous étions tous désemparés. Vous pouvez vous rendre compte que nous ne le sommes
pas. »
5. La Main rouge est le nom d’une organisation armée française qui semble avoir été liée
aux services secrets français. Dans les années 1950, elle a mené des opérations meurtrières
en Afrique française du Nord, puis en Europe, contre le FLN. On lui prête l’assassinat de
l’avocat Ould Aoudia. Sur cette organisation, voir notamment Roger Faligot, « La Main
rouge, “machine à tuer” des services secrets », in Roger Faligot et Jean Guisnel (dir.),
e
Histoire secrète de la V République, p. 50 sq. ; Antoine Méléro, La Main rouge, Monaco,
Éditions du Rocher, 1997.
6. Jean Cassou, conservateur en chef du musée national d’Art moderne.
7. On se souvient que cette lettre, en réalité, n’a pas été rédigée par Sartre lui-même, mais
par Marcel Péju, avec le plein accord du signataire apparent. Voir Hervé Hamon et Patrick
Rotman, Les Porteurs de valises, op. cit., p. 301 sq.
8. Pierre Vidal-Naquet, historien, et secrétaire du comité Maurice-Audin.
9. Jérôme Lindon, directeur des Éditions de Minuit.
10. Jean Baby, historien.
LE PROCÈS
DES BARRICADES (1960)
Dans l’esprit des partisans de l’Algérie française, le soulèvement du
1
13 mai 1958 est synonyme de victoire lors de sa survenance. Au cours des
heures qui suivent, à Alger, les civils et les militaires se réunissent en un
« comité de salut public » sous la présidence du général Massu. Violemment
hostiles à un gouvernement Pflimlin désireux de négocier avec le FLN, ils
réclament à grands cris le retour du général de Gaulle. En dépit des doutes
qui peuvent exister chez certains à son sujet, la majorité adhère alors à cet
appel. Entre les activistes de l’Algérie française, les gaullistes et l’armée,
c’est encore le temps de la concorde.
Un an et demi plus tard, en janvier 1960, tout a changé. Les beaux
souvenirs du mois de mai 1958 sont salis. L’enthousiasme avec lequel les
pieds-noirs avaient salué l’investiture de De Gaulle par l’Assemblée nationale
s’est mué en méfiance d’abord, puis en franche hostilité. Alors que le
nouveau président du Conseil, bientôt premier président de la jeune
e
V République, révèle peu à peu ses intentions, alors que le mot
« autodétermination » est finalement prononcé, le ressentiment croît chez les
partisans de l’Algérie française qui s’organisent en secret à Alger. Il ne
manque plus qu’une occasion pour faire exploser une ville sous haute
tension.
Le limogeage du général Massu décidé par le pouvoir central sera
2
l’élément déclencheur de la semaine des barricades de cette fin janvier 1960 .
À travers un mouvement qui paralyse Alger plusieurs jours durant, les
partisans de l’Algérie française expriment bruyamment leur rejet de la
politique menée par celui qu’ils avaient appelé quelque temps plus tôt à la
tête de l’État. Actes de révolte, gestes d’insoumission, ces événements
expriment autant, chez les activistes, le sentiment d’avoir été trahis que le
refus de perdre une terre à leurs yeux attachée à la France à jamais. Véritable
complot ourdi de longue date ou réaction passionnelle née de l’instant, qu’a
donc été le soulèvement de la semaine du 24 janvier ? La question restera
posée tout au long du procès où les accusés s’efforceront de convaincre leurs
juges qu’ils ont répondu à un élan spontané destiné à infléchir la politique de
De Gaulle, et non à une volonté mûrie de renverser le régime.
Quoi qu’il en soit, les événements de la semaine des barricades et, à leur
suite, la comparution en justice de ses organisateurs marquent un
basculement dans le cours de la guerre que se livrent la France et les
indépendantistes algériens depuis 1954. En même temps que le combat de
l’Algérie française adopte de plus en plus souvent les formes de l’illégalité, la
légitimité de la cause auprès de l’opinion perd du terrain et les regards
changent. Avec le procès des Barricades et la condamnation des activistes, la
subversion, cessant d’être l’apanage des rebelles FLN, est en train de changer
3
de camp .

Le 18 janvier 1960, un journal allemand, la Süddeutsche Zeitung, publie


une interview du général Massu qui prête au commandant du corps d’armée
4
d’Alger des propos critiques sur la politique de De Gaulle en Algérie . Une
forme de menace est exprimée par Massu, ainsi qu’une déception de l’armée
5
face à l’évolution des conceptions de De Gaulle . Pareille prise de position,
publique, ne pouvait être tolérée par le pouvoir central, qui décide de relever
Massu de son commandement et de le rappeler d’urgence à Paris avec
interdiction de retourner à Alger. Le fait que, depuis la capitale, l’intéressé
finisse par démentir les paroles qui lui ont été attribuées ne change rien à
l’affaire, les ordres devaient être exécutés. Comme pour parachever sa chute,
Massu apprend qu’il est exclu de la conférence qui se tient le 22 janvier à
l’Élysée au sujet de l’Algérie.
Quand le rappel de Massu est connu en Algérie, la nouvelle fait l’effet
d’une bombe dans un contexte préinsurrectionnel, où l’attitude du président
de la République fait l’objet d’une attention constante de la part de tous.
Depuis le fameux « Je vous ai compris » de juin 1958 et l’enthousiasme des
débuts, les relations entre les Français d’Algérie et le général de Gaulle n’ont
cessé de se détériorer. La « paix des braves » proposée au FLN lors de la
conférence de presse du 23 octobre 1958 a suscité l’incompréhension et
l’indignation des partisans de l’Algérie française. L’allocution du
16 septembre 1959, au cours de laquelle de Gaulle a prononcé le mot
« autodétermination », a fait grandir encore leur colère, réveillant leur désir
de lutter pour imposer leur victoire. Pendant ces quelques mois, entre
septembre 1959 et janvier 1960, les groupements d’activistes ont multiplié le
nombre de leurs adhérents et des unités de combat en armes et en uniforme se
sont constituées. Les propos se radicalisent au cours de cette période et font
monter l’excitation ambiante. Le cafetier d’Alger Joseph Ortiz lance son
slogan : « La détermination des Français d’Algérie vaincra
6
l’autodétermination de De Gaulle . » Quand Massu quitte Alger, le divorce
entre la province française d’Afrique du Nord et la métropole, déjà profond,
se creuse encore un peu plus.
À partir du 20 janvier, tous les journaux d’Algérie annoncent la nouvelle
en gros titre. Dans ce pays où la popularité de Massu, héros de la bataille
d’Alger, est immense auprès des Français, son départ forcé est perçu comme
7
une disgrâce et un véritable limogeage . Un groupe de députés de la ville se
rend auprès du délégué général Paul Delouvrier, armé d’une proposition
rédigée en termes virulents, alors que les mouvements en faveur de l’Algérie
8
française se préparent à l’action . Le Comité d’entente des anciens
combattants, animé par le pilote Auguste Arnould, le Front national français
(FNF), créé en novembre 1958 par le turbulent Ortiz, le MP-13 de Robert
9
Martel , la Fédération des unités territoriales présidée par Victor Sapin-
10
Lignières, parmi d’autres, tous se mobilisent . De même que Pierre
Lagaillarde, cet avocat et jeune député plein de panache, figure de proue de la
11
journée du 13 mai 1958, à la tête de la mobilisation étudiante . Bientôt, dans
Alger, la tension est partout perceptible. Des appels à la population sont
lancés, les signes de la grève générale se multiplient et, au cours des dernières
heures, des membres des Unités territoriales – ces réservistes qui secondent
l’action de l’armée active – passent dans les rues en demandant la clôture des
rideaux de fer aux portes des magasins.
Lors de ces journées qui précèdent le 24 janvier, date de l’affrontement,
la situation est explosive et, pour certains, un point de non-retour paraît
12
atteint . Le 22 janvier, au cours d’une réunion du FNF à la Maison des
étudiants, des discours très violents sont prononcés, qui seront plus tard
reprochés à leurs auteurs par les juges d’instruction. Jean-Jacques Susini, un
proche d’Ortiz, naguère lié à Lagaillarde, proclame : « L’heure de faire
tomber le régime est venue. » Arnould, au Comité d’entente des anciens
combattants, intervient lui aussi, jetant de l’huile sur le feu. Il est temps de
montrer au pouvoir central quelle force constituent les partisans de l’Algérie
française. En paroles en tout cas, une détermination violente s’affiche, même
si les modalités d’action restent incertaines. Les activistes, Ortiz en tête,
prennent des contacts auprès de l’armée et s’efforcent de gagner son soutien,
au moins partiel. Parallèlement, les plus modérés, inquiets de l’embrasement
qui gagne Alger, incitent à la prudence.
De leur côté, le pouvoir civil et le pouvoir militaire font leur possible
pour calmer le jeu. Paul Delouvrier s’emploie à répercuter les promesses
venues de Paris auprès des partisans de l’Algérie française afin de contenir
l’agitation : des sanctions seront prises contre le terrorisme FLN et le
gouvernement s’interdit toute négociation avec Ferhat Abbas. Dans le même
temps, conjointement avec le général Challe, Delouvrier prend des
dispositions pour augmenter les forces de maintien de l’ordre en prévision de
la journée du 24. Le contenu de leur mission, porté à la connaissance des
activistes, est défini précisément : disperser les rassemblements, protéger les
bâtiments publics, mais, sauf à titre de riposte, il est défendu de tirer. Pour
Joseph Ortiz, qui aurait souhaité un soutien de la part des militaires, ces
mesures sont une déception.
Le 24 janvier est un dimanche, une journée magnifique. Dès le petit jour,
des unités de gendarmerie ont été postées aux lieux les plus sensibles, alors
que les parachutistes sont appelés à disperser les manifestants affluant vers la
ville. La veille, un plan d’action établi par Ortiz prévoit le rassemblement des
protestataires sur la place du Plateau-des-Glières, en bas du boulevard
Laferrière que domine le Forum, en plein cœur d’Alger, tout près du bord de
mer. Tôt dans la matinée, revêtu de son uniforme de parachutiste, Pierre
Lagaillarde est présent aux Facultés. Survolant la ville, un avion léger lâche
des tracts qui contiennent des appels à la protestation et au combat. Vers
9 heures, les militants du FNF et les membres des Unités territoriales – les
territoriaux –, dont les liens se sont resserrés au cours des dernières journées,
incitent les habitants de Bab-el-Oued à se constituer en cortèges pour
descendre vers le théâtre principal des manifestations. D’heure en heure,
l’agitation gagne du terrain. Au milieu de la matinée, la foule est dans les
rues, scandant le nom de Massu, et, bientôt, dix mille personnes se tiennent
sur la place du Plateau-des-Glières.
Pendant toute la journée, jusqu’au dernier moment, Alger paraît osciller :
alors que la mobilisation est immense, puissante, et laisse planer le sentiment
d’un danger, parallèlement, certains signes semblent indiquer que la situation
est en voie de pacification. Du côté de la foule, l’ampleur du mouvement
impressionne. En plusieurs endroits, les barrages des CRS ont été forcés par
les manifestants ; les barrages des parachutistes eux aussi ont cédé, avec la
complicité, dit-on, de ceux qui les défendent. Dans le cours de l’après-midi,
le flot des cortèges a encore enflé et vingt mille personnes sont bientôt
réunies pour faire vibrer leur attachement à l’Algérie française. Surtout, à la
suite d’un discours d’Ortiz mettant en cause Paris et proclamant devant le
peuple d’Alger que « l’heure de l’héroïsme a peut-être sonné », la
manifestation tourne peu à peu à l’insurrection : quelques barricades,
d’abord, puis d’autres, de plus en plus nombreuses, sont dressées aux
alentours de la rue Charles-Péguy où se trouve le PC du cafetier. On sait aussi
que des armes ont été récupérées dans les magasins de l’armée. Autant
d’éléments qui nourrissent la préoccupation grandissante des responsables du
maintien de l’ordre et leur font craindre de perdre toute maîtrise sur le cours
des événements.
Dans le même temps, malgré l’envergure du mouvement populaire, les
liens ne sont pas coupés entre les organisateurs et les autorités locales,
remplies d’appréhension à l’idée de voir le sang couler. L’armée, qui
13
officiellement désapprouve mais se montre compréhensive , est prête à
trouver des terrains d’entente : « Ortiz, dit le général Challe, vous êtes allé un
peu loin mais si vous me promettez que les manifestants n’entreprendront pas
14
l’assaut du GG , je vous assure que les forces de l’ordre n’interviendront
pas. » Certains disent aussi que Paris n’est pas insensible à la manifestation et
pourrait se décider à adopter une ligne de conduite ferme en Algérie – il faut
dire que beaucoup de rumeurs circulent à Alger au cours de cette journée-là.
Dans ces conditions, la voie d’un retour au calme paraît tracée et, en fin
d’après-midi, la foule gagnée par la fatigue semble prête à rejoindre ses
quartiers.
Pourtant, vers 17 h 30 ou 18 heures, la situation va dégénérer. Le général
Coste, commandant de la zone Nord-Algérois, responsable de la sécurité, a
donné l’ordre au colonel Debrosse de faire descendre les gendarmes, présents
en haut des escaliers du Forum, pour qu’ils viennent dégager le boulevard
Laferrière. Au son du clairon, les voilà qui avancent en une masse compacte,
casqués, portant contre eux leurs armes déchargées, crosses en avant, face à
la foule groupée sur le Plateau-des-Glières. Des haut-parleurs diffusent des
consignes de dispersion. Très vite, la tension est extrême chez les partisans de
15
l’Algérie française. Puis, soudain, un coup de feu isolé éclate . C’est
l’escalade : des grenades lacrymogènes sont dégoupillées par les forces de
l’ordre, dont les détonations sèment la panique parmi les manifestants qui
croient qu’on leur tire dessus. Depuis le toit du PC d’Ortiz, un fusil-
mitrailleur exhale ses rafales, dominant le tumulte. C’est le départ de la
fusillade. Chaque camp se défend, tout en cherchant des positions de repli.
Une demi-heure plus tard, on compte plus de vingt morts étendus sur le
boulevard, dont quatorze parmi les gendarmes mobiles, et environ cent
cinquante blessés.
Le soir du 24 et tout au long de la nuit, les premières barricades sont
renforcées et tenues par les insurgés. Sous l’œil fraternel des parachutistes, un
véritable camp retranché se constitue. Les territoriaux, qui ont pu se fournir
en matériel dans les dépôts de l’armée active, disposent d’un équipement
important, à l’instar des hommes d’Ortiz. De son côté, le député Pierre
Lagaillarde s’est retiré dans son bastion des Facultés où un bureau de
recrutement est ouvert ; il est décidé à tenir le siège, considérant qu’il remplit
là la mission pour laquelle il a été élu. Pendant toute la semaine, avec la
tolérance de l’armée, le peuple algérois va parcourir la ville métamorphosée,
baignant dans un climat de dérèglement général – toutes communications
coupées, magasins fermés –, et va venir nourrir et réconforter les hommes
réfugiés derrière les barricades.
Au cours des jours qui suivent le 24, les différentes parties en présence se
mesurent les unes aux autres, et, pour certaines, bluffent, doutant encore de
l’issue finale d’une situation qui paraît rapidement bloquée. Les rapports de
force fluctuent, les positions chancèlent, et les esprits s’enfièvrent face à
l’inconnu. Il arrive aussi que l’éloignement brouille les jugements : Paris
n’apprécie pas toujours à sa juste valeur les événements d’Alger, et les
insurgés, de leur côté, s’aveuglant de leur propre détermination, surestiment
leur pouvoir.
En métropole, le général de Gaulle considère que son armée, en majorité,
lui est fidèle ; il refuse de prendre au sérieux ces actes d’indiscipline, qui sont
à ses yeux le fait de quelques égarés. Il adjure les insurgés de rentrer dans le
rang comme il le fait savoir dès le 25 janvier dans une allocution à la
télévision. Et l’ordre doit être rétabli. C’est pourquoi il demande à Paul
Delouvrier et au général Challe, commandant en chef des forces françaises en
Algérie, de liquider sans tarder le camp retranché, par la force s’il le faut. Il y
va de la crédibilité du président et de la sûreté de la République. Face à lui,
les activistes de l’Algérie française, Ortiz en tête, forts de l’appui de la
population algéroise, confortés par la sympathie manifestée par une partie de
l’armée, se sentent invincibles. Le lendemain de la fusillade, Ortiz aurait ainsi
lancé au député Lauriol : « Demain, à Paris, je serai le pouvoir ! » Pendant
quelques jours, les chefs de l’insurrection se croient en mesure de dicter leurs
conditions au pouvoir central et d’imposer au général de Gaulle le choix de
l’Algérie française. Ils ne tarderont guère à déchanter.
Entre ces deux pôles, des contacts s’établissent par le biais d’émissaires.
Dès le 25 janvier, le Premier ministre Michel Debré se rend à Alger. Venu
s’assurer de la bonne exécution des ordres présidentiels, il découvre grâce au
rapport de Delouvrier et du général Challe une situation bien plus explosive
et plus complexe que prévu. Il comprend que la ville est prête à s’embraser.
Les militaires le mettent en garde contre une évacuation forcée du camp
retranché : les régiments ne tireront pas sur les insurgés, disent les généraux,
ils refuseront d’ouvrir le feu sur ceux qu’ils considèrent comme des patriotes.
L’unité de l’armée est en jeu, des risques de mutinerie existent, ajoutent-ils,
et la négociation est préférable à un affrontement dans lequel de lourdes
pertes sont à craindre. Dans un mouvement inverse, le colonel de Boissieu et
le colonel Dufour se rendent à Paris sur la demande du général de Gaulle
pour l’éclairer sur la situation ; ils lui tiendront le même discours que celui
qui est adressé au Premier ministre à Alger. Provisoirement en tout cas, ces
arguments finissent par convaincre le président, qui décide de surseoir à une
intervention par la force.
Il faut dire que, derrière une unité apparente précaire, l’armée n’est pas
sans division. Quand le général de Gaulle se prévaut de sa fidélité, sans doute
n’a-t-il pas tort, même s’il minimise, délibérément ou non, le nombre des
réfractaires. Il est difficile d’apprécier l’ampleur des dissidences. Est-on en
présence d’une révolte profonde parmi les militaires ? Ou bien y a-t-il
seulement quelques officiers rebelles ? Pour le général Challe, « l’armée n’a
pas bougé. Dans sa masse, elle est restée parfaitement disciplinée ». Pourtant,
les positions fluctuent : au fil des jours, beaucoup de militaires, frappés par la
réprobation que fait naître l’insurrection en métropole et au sein de l’opinion
internationale, répugnent à entrer en rupture avec le reste du monde. Il est
vrai, à l’inverse, que les parachutistes sont allés loin dans la voie de la
fraternisation, vivant aux côtés des insurgés et partageant leur pain avec eux
au sein du camp retranché. En réalité, la différence d’attitude apparue entre
les gendarmes mobiles et les parachutistes le jour de l’insurrection – les
premiers marchant sur la foule, les seconds rétifs à accompagner cette
action – reflète les divergences de vue entre deux parties de l’armée. En tout
cas, comme l’observe le colonel Le Goyet dans sa formule synthétique
« l’armée n’est pas passée du côté des insurgés, mais elle tolère
16
l’illégalité ».
Plusieurs faits feront basculer une situation confuse et qui paraît en proie
à la paralysie. Paul Delouvrier multiplie les initiatives pour sortir de
l’impasse. Le 28 janvier, Alger découvre que le délégué général est parti se
réfugier dans le plus grand secret sur la base aérienne de la Reghaïa en
compagnie du général Challe à l’abri des pressions trop violentes de la ville
surexcitée. Depuis sa retraite, dans un discours troublant aux accents pleins
de lyrisme, Delouvrier s’adresse à l’armée et l’exhorte à opter définitivement
pour l’unité de la République et de la France, pour le soutien au général de
Gaulle : « Que tombent les barricades sur lesquelles on rêve de s’embrasser,
alors qu’on craint de se tuer. Mais ces barricades vont tomber. Allez !
Allons ! Fraternisons en criant : “Vive de Gaulle ! vive la France !” » adjure-
t-il. L’émotion suscitée par ces propos est grande chez tous ceux qui hésitent
encore. L’attitude de Delouvrier va peser lourdement sur la détermination des
militaires et marquer un tournant dans le dénouement de l’insurrection.
Dès le lendemain, le 29 janvier, un nouveau pas vers le retour à la légalité
est franchi quand le général de Gaulle prononce une allocution à la télévision
par laquelle il s’adresse successivement à l’ensemble des protagonistes de la
17
crise qui agite alors l’Algérie. Aux Algériens , le chef de l’État promet
l’organisation d’une consultation électorale. Il rappelle le principe de
l’autodétermination – « la seule politique qui soit digne de la France » – et
affirme que le sort de l’Algérie, la nature de ses liens avec la France sont
ainsi désormais entre les mains du peuple musulman. Aux hommes des
barricades, ces rebelles dont les agissements portent atteinte à l’unité de la
nation, le général de Gaulle oppose son refus de traiter avec eux ; quels que
soient les moyens, l’insurrection devra être réduite et l’ordre public rétabli.
Quant aux Français d’Algérie, le président dit qu’il ne les oublie pas. Il a des
paroles qui résonneront pour eux douloureusement quand, deux ans plus tard,
le pays aura obtenu l’indépendance et qu’ils devront quitter la terre à laquelle
ils sont attachés pour rejoindre un destin incertain en métropole. « Français
d’Algérie, leur lance-t-il, comment pouvez-vous écouter les menteurs et les
conspirateurs qui vous disent qu’en accordant le libre choix aux Algériens, la
France et de Gaulle veulent vous abandonner, se retirer de l’Algérie et la
livrer à la rébellion ? »… Enfin, l’armée française, elle aussi, est apostrophée
par le général, qui a revêtu pour l’occasion son uniforme militaire et qui
l’appelle à l’unité et à l’obéissance à son chef : « L’armée française, que
deviendrait-elle, sinon un ramas anarchique et dérisoire de féodalités
militaires, s’il arrivait que des éléments mettent des conditions à leur
loyalisme ? »
L’intervention du président marque le début de la démobilisation de
l’insurrection. L’« Algérie de papa » est bien morte et il faut s’y résoudre.
Ceux qui ne l’ont pas compris sont des nostalgiques pétris d’orgueil et
aveuglés d’illusions. De Gaulle ne cédera pas aux pressions. Pendant que,
dans le sillage de la haute armée, l’immense majorité des militaires rentre
dans le rang, à l’intérieur du camp retranché, on se résout à rendre les armes
avec le sentiment d’avoir été lâché. Même les parachutistes, bientôt éloignés
d’Alger, ne bougent pas. Chacun trouve l’issue qui lui ressemble. À l’insu de
tous, même de ses propres hommes, Ortiz ne tarde pas à quitter la ville, alors
que Lagaillarde, adoptant une posture conforme à l’héroïsme martial qu’il
affiche depuis le début, choisit de demeurer à son poste, enfermé dans le
bastion des Facultés, adoptant jusqu’au bout l’attitude de la résistance.
er
Dans la nuit du 31 janvier au 1 février, le colonel Dufour a apporté à
Lagaillarde les conditions de la reddition. Le favori des étudiants avait exigé
les honneurs de la guerre et l’abandon de toute poursuite judiciaire contre ses
hommes, mais ces conditions ont été jugées inacceptables par Delouvrier.
er
Finalement, le 1 févier dans la matinée, c’est le dénouement. Les hommes
de Lagaillarde et d’Ortiz, de même que Susini, Pérez, Lefebvre et Demarquet,
sortent des barricades et défilent sur le boulevard Laferrière sous les
18
acclamations de la foule, devant une haie de paras au garde-à-vous . Ceux
qui le souhaitent pourront rejoindre des unités d’opérations pour se battre
contre les fellaghas. Lagaillarde, lui, est emmené vers l’aéroport, d’où il
s’envolera pour Paris et sera conduit à la prison de la Santé. Dès le
lendemain, 2 février, l’Assemblée nationale, convoquée en session
extraordinaire, accorde par un vote massif les pouvoirs spéciaux au
gouvernement en vue d’assurer « le maintien de l’ordre et la sauvegarde de
19
l’État ».

Le calme rétabli, l’heure est venue pour la justice d’accomplir son


20
œuvre . À l’issue de plusieurs mois d’instruction, le 30 septembre 1960, la
juridiction militaire est saisie du dossier. Les poursuites judiciaires sont
fondées sur deux séries d’événements : la fusillade proprement dite, d’abord,
mais également tout un ensemble d’actes qui sont constitutifs d’atteinte à la
sûreté de l’État. Joseph Ortiz, qui, le 24 janvier en fin d’après-midi, avait été
surpris en train de tirer sur les gendarmes en compagnie de ses camarades, est
accusé de « tentative d’homicides volontaires » et de « complicité
d’homicides volontaires et de tentative d’homicides volontaires ». À ses
côtés, au titre du complot contre le régime, dix-sept personnes, toutes des
meneurs du soulèvement, sont accusées d’atteinte contre la sûreté de l’État,
parmi lesquelles, outre Ortiz lui-même, Lagaillarde, Auguste Arnould du
Comité d’entente des anciens combattants, ou encore Marcel Ronda et Victor
Sapin-Lignières à la tête des Unités territoriales.
Le procès s’ouvre à Paris, le 3 novembre 1960, devant le tribunal
permanent des forces armées. Le choix d’une telle juridiction, qui est une
juridiction d’exception, n’est pas anodin. La présence d’Alain de Sérigny, le
directeur de L’Écho d’Alger, poursuivi pour complicité par
21
provocation d’atteinte à la sûreté de l’État à raison de ses écrits ,
est inattendue. Un journaliste devant un tribunal militaire, c’est là une
situation inédite et qui n’est pas sans choquer, comme le fera valoir à
e
l’audience M Isorni, l’avocat de l’homme de presse. Par ailleurs, la décision
d’écarter la compétence de la juridiction d’Alger s’explique par le souci de
dépassionner les débats et d’échapper au climat explosif de la ville. Ces
mesures, qui, pourtant, n’ont pas été prises pour les servir, réjouissent les
insurgés : alors que leurs défenseurs vont plaider devant des juges qui ont eu
à connaître des crimes du FLN et qui ne sont pas sans affinités avec la cause
de l’Algérie française, eux-mêmes vont trouver dans Paris une tribune idéale
pour diffuser leurs idées en métropole.
Dès les premiers jours, la défense fait corps avec les accusés et s’affiche
sur un ton dont la combativité n’a rien à envier à celle des avocats du FLN.
Les déclarations enflammées du bâtonnier Charpentier sont là pour en
témoigner. « Quelques journalistes […], lance-t-il, ont baptisé [ce procès]
“procès des Barricades”. L’histoire lui donnera un autre nom, elle l’appellera
le “procès de l’Algérie française”, car c’est elle qui est en cause. » Il
poursuit : « Nous ne plaidons pas seulement pour une vingtaine d’accusés
[…] écrémés parmi la foule qui se pressait sur le Plateau-des-Glières. Nous
plaidons pour tous ceux qui, le 24 janvier, sont descendus dans la rue. Nous
plaidons pour les un million deux cent mille Algériens français dont le cœur a
battu avec le leur, et nous avons la prétention ici de plaider pour les masses
musulmanes qui – c’est M. Delouvrier qui nous l’a dit – sont restées
fidèlement attachées à la France, mais qui sont découragées par des
programmes défaitistes et qui sont courbées sous la terreur répandue par des
22
assassins qui attendent encore leur punition . » Avec cette proclamation, la
teneur des débats à venir est annoncée, où la défense va plaider en militante
autant qu’en avocat et où les accusés, loin de s’avouer vaincus ou d’exprimer
des regrets, ne vont cesser de porter des attaques contre le pouvoir politique.
L’insurrection a été le fait de personnalités longtemps désunies et de
tempéraments fort divers – la teneur des interrogatoires l’atteste –, mais
toutes ont en commun un souvenir qui les a poussées à agir à l’heure des
barricades. Ce souvenir, dont l’ombre portée domine le procès, est celui du
13 mai 1958. Tous ces hommes ont vécu ce soulèvement et y ont participé ;
tous, ou presque, y ont cru et y ont vu un motif d’espoir pour l’avenir de
l’Algérie. Ils se sentent trahis. Lagaillarde, en particulier, revit avec fièvre ces
instants lors de son interrogatoire, il revoit ses exploits, la prise du bâtiment
e
du Gouvernement général, la foule haranguée. Bientôt, la IV République
renversée et le général de Gaulle porté au pouvoir. L’indignation le gagne
quand il fait le parallèle entre le coup de force du 13 mai et la semaine du
24 janvier 1960 qui s’est soldée par un échec, un an et demi plus tard. « […]
[U]n complot qui réussit, lance-t-il dans une formule frappante, est un retour
à la légitimité. […] Mais une protestation révoltée et légitime qui échoue se
transforme alors, par un miracle, par un coup d’instruction magique, en un
affreux complot. » « D’ailleurs, fait-il remarquer avec véhémence, si l’on
veut me juger pour la semaine des barricades, pourquoi ne pas m’inculper
23
pour mon activité du 13 mai qui était beaucoup plus caractérisée ? »
Accusés, témoins, les uns et les autres sont amenés à donner leur version
du déroulement de la journée du 24 janvier. Qu’ont-ils fait ? Où étaient-ils
quand est survenue la fusillade ? Sur cette question, depuis le départ, tout le
monde n’a pas le même point de vue. Les gendarmes ont toujours affirmé que
les manifestants avaient tiré les premiers et que ce sont eux les victimes, et
eux, les offensés. Ils sont révoltés par la présentation des faits retenue par les
activistes, scandalisés qu’on puisse les tenir pour coupables de la dégradation
des événements. Comme le confirme le procès, les meneurs du mouvement
ne partagent en rien cette analyse. À les entendre, les gendarmes mobiles,
descendant en rangs serrés le boulevard Laferrière, leurs armes à la main, ont
chargé une foule pacifique, qui était sur le point de se disperser dans le
calme ; ce sont eux les responsables de la fusillade, eux qui l’ont déclenchée
par un comportement menaçant. Certains, plus précis, plus incisifs, vont
même jusqu’à parler de provocation de la part du pouvoir. On aurait voulu les
pousser à la faute. L’ancien député proche de Jean-Marie Le Pen Jean-
Maurice Demarquet soutient, entre autres, cette thèse.
L’affaire des barricades pose de manière aiguë la question des rapports
des activistes avec l’armée, le procès en porte la trace. Quand s’ouvrent les
débats, un seul militaire est présent dans le box, mais bien d’autres après lui
viendront prendre la parole et déposer en qualité de témoins, manifestant
parfois haut et fort une troublante proximité de vue avec les insurgés. C’est le
24 e
colonel Gardes qui se trouve au rang des accusés . Ancien chef du 5 bureau
à l’état-major interarmes, chargé de l’action psychologique, il incarne toute
l’ambiguïté du rôle qui a été dévolu à l’armée au fil des années en Algérie.
De la solution de l’intégration défendue par Soustelle à la voie de
l’autodétermination tracée par de Gaulle, il s’est agi pour les militaires d’être
sur le terrain, en contact étroit avec les populations musulmanes. Mais si les
modes d’action sont restés semblables, les buts, eux, ont différé – un
changement d’objectif difficile à admettre pour les défenseurs les plus zélés
de l’Algérie française.
De nombreux gradés viennent se succéder à la barre des témoins ; leurs
propos sont attendus par l’auditoire. Aux côtés des loyalistes, fidèles au
général de Gaulle, qui expriment leur attachement à la discipline militaire et à
25
l’unité de l’armée , les sympathisants de l’Algérie française prennent la
parole pour exprimer une solidarité profonde avec les hommes des
barricades. Le maréchal Juin est présent. Le général Massu également, qui
explique avec franchise l’espèce de fraternité qui le rapproche des accusés
des barricades : « Je me sens lié à eux, et je ne vois pas pourquoi, au fond, je
ne suis pas avec eux dans ce box. » Massu a été au coude à coude avec ces
hommes lors du coup de force de mai 1958, alors, s’il refuse de se livrer à
une attaque contre de Gaulle comme l’aurait souhaité la défense, il lui est
impossible de ne pas se souvenir de leur présence à ses côtés au « comité de
salut public » du 13 mai.
Mais le procès des Barricades n’est pas un procès figé, il est un procès
agité, marqué par des événements inattendus et inscrit dans une histoire en
mouvement. Une première surprise survient le 16 novembre 1960 quand, à la
demande de son avocat, le tribunal décide d’accorder à Pierre Lagaillarde sa
mise en liberté provisoire, une mesure qui lui avait été refusée quelque temps
26
plus tôt à l’Assemblée nationale, où Jean-Marie Le Pen l’avait sollicitée . La
27
nouvelle de cette libération étonne les intéressés eux-mêmes . Toutefois,
cette décision de clémence n’empêche pas un nouveau coup de théâtre qui
survient à l’issue des interrogatoires des accusés, quand les audiences
reprennent, début décembre, après quelques jours d’interruption. À ce
moment-là, semblant faire peu de cas de la faveur qui lui a été accordée,
Pierre Lagaillarde ne figure pas dans le box. Il a pris le parti de se dérober à
la justice et s’est enfui pour rejoindre l’Espagne, ouvrant la voie à ses
camarades Susini et Féral. Pour ces hommes qui jugent que leur place n’est
pas dans le prétoire mais aux prises avec l’action le combat continue ailleurs,
hors de l’enceinte du tribunal.
Pendant que le procès poursuit son cours, à l’extérieur, les événements se
succèdent. En décembre 1960, le général de Gaulle qui se rend en Algérie est
accueilli par la population musulmane aux cris de « Algérie musulmane ! » et
de « Vive le FLN ! » Alors que les témoins défilent toujours à la barre du
tribunal, le 8 janvier 1961, en métropole comme en Algérie, la population
appelée à se prononcer approuve à une large majorité la politique algérienne
28
du président . La situation paraît chaque jour échapper davantage aux
partisans de l’Algérie française, malgré la force qui reste la leur. Au début du
printemps, le tribunal est enfin prêt à rendre la justice : le verdict est
prononcé le 2 mars 1961. Le jugement est rendu par contumace à l’égard des
accusés absents lors de l’ouverture du procès ; c’est le cas pour Ortiz,
condamné à la peine de mort. Pour les autres, la décision est contradictoire, et
réputée contradictoire vis-à-vis de ceux qui ont déserté le prétoire au milieu
des audiences. Lagaillarde est condamné à dix années de détention
29
criminelle . D’autres mesures privatives de liberté sont arrêtées, contre
Martel notamment, mais treize accusés sont acquittés, ceux qui sont restés
présents jusqu’au bout dans le prétoire. C’est le cas d’Arnould, de
Demarquet, du colonel Gardes, du docteur Pérez, de Sapin-Lignières et de
l’homme de presse Alain de Sérigny. La justice du tribunal permanent des
forces armées s’est montrée clémente à l’égard de ceux qui n’ont pas pris la
30
fuite .

Au cours du procès des Barricades, des sympathies profondes se sont


manifestées entre les activistes et certains militaires. Le fait que les uns soient
des accusés et les autres, pour la plupart, des témoins, ne change rien à la
solidarité qui a pu exister entre eux. Si une partie de l’armée reste, de plus ou
moins bonne grâce, loyale au président de la République, certains de ses
membres semblent mûrs pour une rupture. Et prêts à rejoindre les insurgés du
24 janvier dans l’illégalité. Les événements ne tardent pas à le confirmer
puisque, un mois plus tard seulement après le prononcé du verdict, le putsch
des généraux éclate, ultime coup de force de l’armée pour reprendre la main
en Algérie. Face à l’échec de cette tentative, les partisans les plus convaincus
de l’Algérie française se réfugieront dans l’action terroriste, à l’instar de leurs
ennemis du FLN, et mèneront leur combat sous le sigle sulfureux de
31
l’OAS . Au prix élevé de leur respectabilité.

SOURCES : AN (fonds Bluet) 334AP/54-56.


BIBLIOGRAPHIE : Jean-Marc Théolleyre, Ces procès qui ébranlèrent la
France, Grasset, 1966 ; Pierre Le Goyet, La Guerre d’Algérie, Perrin,
1989. Voir aussi Paul Ribeaud, Barricades pour un drapeau, La Table
ronde, 1960 ; Jean-André Faucher, Les Barricades d’Alger, 24 janvier
1960, Éditions Atlantic, 1960 ; Henri Alleg (dir.) La Guerre d’Algérie,
t. III : Jean Freire et al. (dir.), Des complots du 13 mai à l’indépendance :
un État vient au monde, Temps actuels, 1981 ; Yves Courrière, La Guerre
d’Algérie, t. III : L’Heure des colonels, SGED, 2000.

1. Sur ce point, voir Benjamin Stora, Histoire de la guerre d’Algérie (1954-1962), La


Découverte, 2004, p. 48. Sur le climat qui a conduit à l’explosion du 18 mai 1958 et sur les
ambiguïtés de cette journée et de celles qui ont suivi, Jean Lacouture, L’Algérie algérienne.
Fin d’un empire, naissance d’une nation, Gallimard, 2008, p. 153 sq.
2. Pour un récit de la semaine des barricades, contemporain des événements, outre les
ouvrages cités en bibliographie, voir Merry et Serge Bromberger, Georgette Elgey et J.-F.
Chauvel, Barricades et colonels, 24 janvier 1960, Fayard, 1960.
3. « La subversion change de camp », l’expression est de Jean-Marc Théolleyre,
Ces procès qui ébranlèrent la France, Grasset, 1966, p. 195.
4. « Nous ne comprenons plus la politique du président de Gaulle. L’armée n’a pas pu
prévoir qu’il ferait une telle politique », cité par Jean-Marc Théolleyre, ibid., p. 203-204.
Pour plus de détails sur les conditions de cet entretien, voir, notamment, Henri Alleg (dir.),
La Guerre d’Algérie, t. III : Jean Freire et al. (dir.), Des complots du 13 mai à
l’indépendance : un État vient au monde, Temps actuels, 1981, p. 166. Pour une narration
enlevée de cet épisode : Paul Ribeaud, Barricades pour un drapeau, La Table ronde, 1960,
p. 35 sq.
5. Massu, d’après la Süddeutsche Zeitung, a affirmé : « L’armée a la force. Elle ne l’a pas
montrée jusqu’à présent, parce que l’occasion ne s’en était pas encore présentée, mais elle
fera intervenir sa force si la situation le demande », cité par Jean-Marc Théolleyre,
Ces procès qui ébranlèrent la France, op. cit., p. 203.
6. Cité par Pierre Le Goyet, La Guerre d’Algérie, Perrin, 1989, p. 284.
7. Pour un récit détaillé des réactions en Algérie, Jean-André Faucher, Les Barricades
d’Alger, 24 janvier 1960, Éditions Atlantic, 1960, p. 64 sq.
8. Pour un aperçu de ces différents mouvements, voir Jean-Marc Théolleyre, Ces grands
procès qui ébranlèrent la France, op. cit., p. 198-199. Voir aussi Pierre Le Goyet,
La Guerre d’Algérie, op. cit., p. 284 sq.
9. MP-13, c’est-à-dire le mouvement populaire du 13 mai.
10. Pour remédier à l’éparpillement et aux rivalités des différents groupes, en
novembre 1959, une union avait été réalisée grâce à la création d’un Comité d’entente des
mouvements nationaux réunissant le FNF, le MP-13 et le Comité d’entente des anciens
combattants.
11. Pierre Lagaillarde est ancien président de l’Association générale des étudiants
d’Algérie.
12. À noter que les différents récits faits de cette semaine tumultueuse ne sont pas toujours
tout à fait convergents.
13. Parmi les membres de l’armée bienveillants figurent le colonel Argoud, le colonel
Broizat, mais aussi le colonel Gardes, accusé dans le procès, ainsi que le colonel Godard.
14. Cet acronyme désigne le Gouvernement général.
15. Pour Pierre Le Goyet, la question de la provenance de ce tir n’est toujours pas tranchée,
La Guerre d’Algérie, op. cit., p. 293-294.
16. Pierre Le Goyet, La Guerre d’Algérie, op. cit., p. 296.
17. Rappelons que, sur le plan strictement juridique, les Algériens sont encore des Français.
18. Des interprétations divergentes ont été données de cette attitude.
19. Les pouvoirs spéciaux sont accordés pour un an par un vote de 411 voix contre 75.
20. Sur le procès des Barricades, voir aussi Alain de Sérigny, Un procès, La Table ronde,
1961 et Le Procès de l’Algérie française, dit « des Barricades », Charivari, édition
o
spéciale, n 36 bis.
21. Alain de Sérigny est poursuivi pour atteinte à la sûreté de l’État, par aide et assistance
apportée aux auteurs de l’attentat et par provocations directes du fait de ses discours
publics, et des écrits publiés par L’Écho d’Alger, en tant que directeur responsable de ce
journal (voir AN [fonds Bluet] 334 AP/54, p. 2957).
22. AN (fonds Bluet) 334 AP/54, p. 2965.
23. AN (fonds Bluet) 334 AP/54, p. 3469-3470.
24. Le colonel Gardes sera acquitté par le tribunal.
25. Parmi les fidèles figurent notamment le général Coste, le colonel Fonde ou le général
Crépin.
26. Cette démarche, a priori incongrue, se justifiait par la qualité de député de Pierre
Lagaillarde.
27. Une telle décision, accueillie dans un brouhaha enthousiaste par les partisans de
Lagaillarde présents aux audiences, sera étendue à Demarquet, Pérez, Ronda et Susini.
28. Le « oui » obtient 75,25 % des suffrages exprimés en métropole, 69,09 % en Algérie.
La question posée était : « Approuvez-vous le projet de loi soumis au peuple français par le
président de la République et concernant l’autodétermination des populations algériennes et
l’organisation des pouvoirs publics en Algérie avant l’autodétermination ? »
29. Dans les années qui suivent les accords d’Évian, Lagaillarde, à l’instar de ses
camarades, allait bénéficier de l’amnistie.
30. Le pouvoir politique saura tirer les conséquences de cette clémence en créant, par une
décision du 27 avril 1961 prise quelques jours après le putsch des généraux, le Haut
Tribunal militaire, une juridiction spéciale répondant pleinement à ses vœux. Voir Yves-
Frédéric Jaffré, Les Tribunaux d’exception, 1940-1962, op. cit., p. 23.
31. Pour une synthèse sur le sujet, voir Rémi Kauffer, « OAS : la guerre franco-française
d’Algérie », in Mohammed Harbi et Benjamin Stora (dir.), La Guerre d’Algérie, Fayard,
2010, p. 655 sq.
TRIBUNAL PERMANENT
DES FORCES ARMÉES

(3 novembre 1960-2 mars 1961)

[Le procès des Barricades a fait apparaître des sympathies profondes


entre les activistes de l’Algérie française et certains militaires. Un colonel
figure d’ailleurs parmi les accusés. Pour cette raison, à côté de la voix de
Pierre Lagaillarde qui domine celles des autres hommes des barricades, les
propos du colonel Gardes ont été retenus. Ils apportent un éclairage précieux
sur l’état d’esprit de ces soldats qui ont été mêlés aux guerres de la
décolonisation. Mais d’abord, dès l’ouverture du procès, le bâtonnier
Jacques Charpentier prend la parole pour expliquer sa totale solidarité avec
les accusés et la cause de l’Algérie française.]

DÉCLARATION DU BÂTONNIER JACQUES CHARPENTIER

Le BÂTONNIER CHARPENTIER. — Nous plaidons pour des hommes


dont quelques-uns sont incarcérés et qui tous, depuis le 24 janvier, abreuvés
d’amertume, accablés de calomnies contre lesquelles ils n’ont pas pu se
défendre, et diffamés à longueur de journée, ont hâte de voir venir depuis des
mois l’heure de la vérité.
Par conséquent, nous entendons plaider, et plaider le fond du débat le
plus tôt possible. C’est vous dire, Messieurs, à quel point se sont mépris sur
nos intentions et aussi sur nos mœurs professionnelles les auteurs d’une
ordonnance qui a paru il y a quelques semaines, une ordonnance
1
expressément faite en vue des procès d’Algérie – elle le dit –, une
ordonnance contre laquelle le conseil de l’Ordre des avocats de Paris s’est
élevé avec véhémence et qui, sous le prétexte louable de ne pas laisser
s’éterniser des débats, limite la liberté du témoignage et menace la liberté des
avocats.
Je crois, Messieurs, que les auteurs de ce document étaient hantés par le
souvenir d’un récent procès dans lequel des incidents regrettables se sont
2
produits . Mais ils se sont trompés d’adresse. C’est le danger de gouverner de
trop haut ; du haut des montagnes on ne voit pas ce qui se passe dans la
plaine, et l’on est exposé à confondre dans un même dédain tous ceux qui ne
partagent pas les vues du gouvernement.
Dans l’espèce, on a confondu les avocats de l’Algérie française avec les
avocats du FLN et l’on a brandi contre les premiers les foudres que l’on avait
préparées pour les autres.
Laissons, Messieurs, ces petites misères, nous avons d’autres tâches à
remplir, et ne cherchons pas non plus à quels mobiles ont obéi les auteurs
d’une autre ordonnance, une ordonnance rétroactive en matière pénale qui, en
plein milieu d’une procédure, a dessaisi les juridictions ordinaires pour
attribuer la compétence de ce procès au tribunal des forces armées. Je ne
pense pas, Messieurs, que c’était par bienveillance pour les accusés que cette
mesure avait été prise, mais les coups fourrés ont quelquefois des résultats
contraires à ceux que l’on attend. En vérité, l’on ne pouvait pas nous rendre
de plus grand service. Que pourrions-nous demander de mieux que de plaider
devant les représentants de l’armée française la cause d’accusés dont le seul
crime est d’avoir voulu rester français ? N’attendez donc de nous, Messieurs,
ni expédients de procédure ni insolences contre nos juges. Encore une fois,
nous avons d’autres tâches et nous savons toute la gravité, toute l’étendue de
ce procès, le retentissement qu’il va avoir en Algérie, en France, et dans le
monde entier.
Ce procès, quelques journalistes l’ont déjà baptisé : ils l’ont appelé le
« procès des Barricades ». L’histoire lui donnera un autre nom, elle
l’appellera le « procès de l’Algérie française », car c’est elle qui est en cause.
Nous ne plaidons pas seulement pour une vingtaine d’accusés que les
préférences de la police, ou les nécessités d’une certaine politique, ont
écrémés parmi la foule qui se pressait sur le Plateau-des-Glières. Nous
plaidons pour tous ceux qui, le 24 janvier, sont descendus dans la rue. Nous
plaidons pour les un million deux cent mille Algériens français dont le cœur a
battu avec le leur, et nous avons la prétention ici de plaider pour les masses
musulmanes qui – c’est M. Delouvrier qui l’a dit – sont restées fidèlement
attachées à la France, mais qui sont découragées par des programmes
défaitistes et qui sont courbées sous la terreur répandue par des assassins qui
attendent encore leur punition.
Aujourd’hui, Messieurs, toute l’Algérie a les yeux fixés sur la salle des
assises. Toute l’Algérie, et aussi toute la France – malheureusement il faut
que je dise : les deux France, la France des 121, celle qui excite les militaires
à l’insubordination et qui applaudit chaque fois qu’un territoire est détaché du
bloc français, et qui attend de vous une excuse, par votre jugement, une
excuse de leur trahison. Et l’autre France aussi, la vraie, la plus nombreuse
heureusement, celle dont le cœur saigne chaque fois qu’un territoire se
détache de la France, et qui ne supportera pas, sachez-le bien, que, sans
même avoir perdu une bataille, l’Algérie, territoire français, soit séparée de la
France.
Tous ceux-là suivent avec angoisse ce procès. De plus loin encore on le
suit – la présence des journalistes étrangers dans cette salle en est un gage –,
on le suit dans les capitales étrangères où si souvent la cause de l’Algérie a
été mal présentée, déformée par des slogans, par l’abus des idées reçues, mais
dans lesquelles il se trouve tout de même quelques esprits – ils seront je
pense de plus en plus nombreux ou sans cela il faudrait désespérer de
l’intelligence humaine – qui commencent à comprendre que le seul
interlocuteur valable que la France en Algérie ait trouvé en face d’elle était
un agent de Moscou et que, le jour où l’Algérie serait perdue, la Méditerranée
serait un lac soviétique, avec toutes les conséquences que cela entraîne.
Voilà, Messieurs, le procès que nous entendons plaider, c’est le procès de
l’Algérie française. Vous comprenez que, dans ces conditions, nous n’allons
pas nous attarder à discuter les expédients de procédure, nous avons autre
chose à faire. Nous attendons une vérité qui est attendue depuis le 24 janvier.
Nous attendons la vérité – je dis la vérité parce que, quand il s’agit de
l’Algérie, il n’y en a qu’une ; il n’y a pas une infinité de vérités, chacun
disant sa vérité, ce n’est pas vrai, quand il s’agit de l’Algérie. Il n’y en a
qu’une, c’est que l’Algérie est un territoire français.
L’acte d’accusation lui-même nous en donne la preuve, et c’est la vérité,
Messieurs, que vous proclamerez dans le jugement que vous allez rendre et
qui vous sera dicté par deux impératifs inséparables : la Justice et la Patrie.

INTERROGATOIRE DU COLONEL JEAN


GARDES

[Le colonel Gardes commence par retracer son parcours militaire :


après avoir servi pendant la Seconde Guerre mondiale, lors du
débarquement en Normandie en juin 1944 et lors de la campagne
d’Allemagne l’année suivante, Gardes, en 1950, est envoyé en Indochine. Là,
il découvre la « guerre subversive » sur le terrain contre le Viêt-minh au sein
du service presse-information dont il fait partie. Au cours de cette décennie,
e
Gardes connaît aussi le Maroc, où il est nommé au 2 bureau, le service de
renseignement de l’armée. En 1958, il est au cabinet de Jacques Chaban-
Delmas chargé de l’information.]

Et puis très vite le 13 mai [1958] a éclaté. J’étais à ce service presse-


information lorsque le 13 mai a éclaté. L’atmosphère autour de moi, les
hommes dans le cabinet ont été très vite en rapport émotif avec ce qui se
passait à Alger. D’ailleurs les rapports téléphoniques n’ont pas cessé pendant
tous les premiers jours de cette affaire du 13 mai et ce n’est que vers le 20 ou
le 25 qu’on nous a coupé les communications téléphoniques.
Le 13 mai est passé et, dans les derniers jours de mai, j’ai demandé à aller
voir mes camarades en Algérie. J’y suis allé le 2 juin et j’y étais le 4, c’est-à-
dire que j’étais sur les avancées du Forum le 4 juin, lors des premiers
discours qui ont été, pour la population d’Alger, des éléments fondamentaux
de l’état psychologique qui s’est développé ensuite.
Je parle du discours du Forum du chef de l’État : je parle du discours de
Mostaganem et des autres. Je les ai entendus comme la population d’Alger.
Je suis rentré une dizaine de jours après, après avoir vu ce qu’était
l’Algérie après le 13 mai, et on m’a très rapidement affecté à l’état-major
général, auprès du général Fourquet, qui était chargé de former une section de
supervision de la guerre psychologique, de la guerre subversive.
Il y avait là le général Fourquet, le colonel Casso, qui dirigeait l’affaire.
J’ai travaillé avec eux pendant deux mois et j’ai suivi ce qui s’annonçait en
juillet et août, c’est-à-dire la préparation du référendum avec toute la
campagne qui s’amorçait alors au point de vue psychologique, de manière à
faire comprendre non seulement à la foule d’Algérie, mais à la métropole ce
qui se faisait de nouveau.
[Au mois de septembre, le colonel Gardes est muté à Alger.]
e
À ce moment j’ai pris les consignes du colonel Feaugas au 5 bureau :
car les fonctions du colonel Lacheroy comportaient une partie d’informations
civiles et une partie d’informations militaires : j’ai pris la partie militaire de
e
l’action psychologique. Le 5 bureau avait commencé à prendre les consignes
vers le 15 novembre. J’ai pris le bureau vers le 20 décembre, c’est-à-dire au
moment du départ du général Salan et au moment où le général Challe prenait
son commandement.
Voilà, Monsieur le Président, mon curriculum vitae. Sur le plan
personnel, vous avez indiqué que je suis marié, que j’ai cinq enfants. Je peux
ajouter quelque chose, car je vais vous donner d’autres images qui sont un
peu les images qu’ont tous les officiers dans leur vie privée. Car elle existe,
cette vie privée. Sur quatorze années de mariage, j’ai été séparé sept ans de
ma femme.
Au milieu de ce curriculum vitae, pour bien situer mon état d’esprit, les
e
conditions dans lesquelles je prenais ce 5 bureau à Alger, je voudrais vous
donner quand même quelques images qui ne soient pas des faits matériels
comme une mutation, ou des faits matériels comme un simple combat.
Jusqu’en 1950, du moins pendant les campagnes de 1940, de 1943 à
1945, que ce soit en Italie, en France, en Allemagne, nous avons tous mené
une guerre que nous connaissions. Nous la connaissions peut-être mal : il y a
eu les surprises des chars, des avions en piqué, etc., mais nous connaissions à
peu près cette guerre. À partir de 1950 nous avons trouvé quelque chose de
très nouveau : nous avons fait la découverte de ce nouveau chemin par un très
long chemin. Dans son livre publié il y a environ un an, Bigeard dit : « C’est
un chemin qu’aucune bête au monde n’aurait pu monter, dont elle n’aurait pu
3
surmonter les souffrances . »
Lorsque ce livre a été mis en maquette, je l’ai vu avant qu’il paraisse. Je
suis allé avec Lartéguy, un correspondant de presse que tout le monde connaît
bien, chez lui derrière le Panthéon, avec un de mes anciens cinéastes
d’Indochine. Lartéguy avait la maquette de ce livre : nous l’avons examinée
ensemble et je lui ai dit : « Écoutez, ne faites pas paraître cela, c’est trop dur
pour nous. C’est trop dur pour nous parce que ces images sont la suite de ce
que nous avons vu après l’Indochine. Il ne faut pas que ce livre soit publié. »
Il est paru. Et si je vous parle de ces images, de ce livre, Monsieur le
Président, c’est que lorsque j’ai pris mes fonctions en décembre 1958 j’avais
d’autres images encore. Je vois l’image du général Coste. Je vois l’image du
chef engagé à nos côtés par le général Coste après le désastre de Diên Biên
Phu, pour permettre notre repli, poursuivis par les bataillons viêt-minh. Il
s’est engagé à nos côtés. Son fils est mort quelques jours après dans les
rapides de la rivière Noire. Lui-même est aujourd’hui avec sa famille quelque
part dans le midi de la France.
[…] Ces images, c’est encore celle du père Schmidt, un père des missions
étrangères qui me disait ses angoisses devant ce qu’il commençait à voir se
préparer.
Ces images – je m’excuse, Monsieur le Président, si je suis un peu ému –
sont pour moi des images dures et graves. C’est celle de Fechtali caïd.
Fechtali, officier français, commandeur de la Légion d’honneur, a été bâtonné
à mort ; et je l’ai vu de mes yeux bâtonné à mort à Rabat par une foule en
délire. C’est plus récemment l’image de mon camarade d’Italie, de France et
d’Allemagne, Brochenne, tué dans l’Aurès il y a un an par une balle au
e
ventre. Et lorsque j’ai pris ce commandement, cette direction du 5 bureau,
cela a été pour lui rendre un dernier hommage.
C’est encore l’image de mon camarade Kenifa, qui était avec moi en pays
taï en Indochine. Kenifa était marié à la fille d’un colonel français. Il a été
blessé et il en est sorti. Il est à nos côtés ; il commande le secteur de Rovigo.
Voilà, Monsieur le Président, j’ai été peut-être un peu long à vous donner
mon curriculum vitae, mais je tenais à vous donner toutes ces impressions
parce qu’il est indispensable de les connaître pour comprendre pourquoi j’ai
compris cette foule d’Alger, cette foule d’Algérie qui criait : « Vive la
France ! » Je l’ai comprise à cause de ce que je viens de vous raconter. Mais,
e
lorsque j’ai pris le commandement du 5 bureau, il y avait évidemment une
masse d’autres sentiments que ces hommages un peu amers. Il y avait surtout
deux sentiments très forts et très puissants.
Il y avait ce sentiment que nous menions une guerre nouvelle que nous
commencions à comprendre, mais nous avions aussi le sentiment que cette
guerre nous la subissions en menant une lutte juste, que nous étions dans
notre droit, que c’était une juste lutte. Et puis un deuxième sentiment qui
m’anime peut-être encore aujourd’hui, qui m’animait en tout cas lorsque j’ai
e
pris cette direction du 5 bureau, c’était que nous menions là-bas et que nous
menons encore aujourd’hui là-bas notre dernier combat d’hommes libres.
Voilà ce qui m’animait et je crois que ce sont des sentiments qui animaient de
très nombreux de mes camarades à cette époque, pour ne pas dire la totalité
de mes camarades.
Je passe, Monsieur le Président, si vous le voulez bien ; vous m’avez
demandé mon curriculum vitae. Je vous l’ai donné avec peut-être trop de
mots. Je passe, si vous le voulez bien, à la période de ma direction du
e
5 bureau, très brièvement, jusqu’aux événements des Barricades, dont je
pourrai à ce moment parler plus longuement.
Le PRÉSIDENT. — Expliquez-vous sur votre activité en qualité de chef
e
du 5 bureau.
[…]
COLONEL GARDES. — Monsieur le Président, j’ai pris ces fonctions
e
de chef du 5 bureau dans des conditions techniques de travail qui étaient
excellentes. D’abord, personnellement, je connaissais bien le travail. Je vous
ai dit que j’avais été longuement à l’information avec le général Daval. Au
e 4
Maroc, j’avais créé le 5 bureau . Ayant fait précédemment beaucoup de
e e
travail de 2 bureau, je connaissais parfaitement ce travail de 5 bureau.
[…] Du point de vue technique, j’avais à cette époque une orientation
e
assez nette. Car, pour effectuer un bon travail de 5 bureau, il s’agit d’avoir
trois choses. Il s’agit d’avoir une orientation, une grande voie sur laquelle on
marche ; il s’agit d’avoir également des directives précises d’exécution sur
place, sur le terrain, c’est-à-dire des ordres de combat. Il s’agit d’avoir enfin
des moyens.
En ce qui concerne l’orientation, je ne crois pas que de Paris, ni du
général Zeller, qui était le chef des EMA, ni du général Salan qui était alors à
Alger, j’aie jamais eu un papier, une note fixant clairement cette orientation ;
je parle d’une note ministérielle, du gouvernement. Toutefois, eux, et
également moi, à travers les discours, à travers les écrits, à travers ce que
nous pensions aussi nous-mêmes, nous avions à ce moment une orientation
assez claire, une voie assez bien définie sur laquelle on s’engageait de bon
cœur parce qu’elle nous paraissait une voie nationale et parce qu’elle nous
paraissait une voie juste, comme je le disais tout à l’heure.
[…] Je vous donnerai simplement un exemple pour vous montrer que
notre orientation allait bien et que la voie était de plain-pied.
En juillet, après mon retour dont je vous parlais tout à l’heure d’un court
séjour en Algérie, en juillet 1958, le général Petit, qui était alors adjoint du
général Ély, m’a fait appeler et m’a dit : « Voilà, je viens de voir des amis ; il
faudra que vous preniez contact avec eux parce qu’ils sont en train de lancer
un nouveau journal, un hebdomadaire, et ils voudraient avoir les avis de
quelques militaires. Comme vous êtes à l’information, comme vous
connaissez bien ce travail de presse, allez donc les voir et donnez-leur votre
avis, quelques conseils, et travaillez avec eux. »
Le général m’a pris rendez-vous avec M. de La Malène, actuellement
député UNR, et je suis allé trouver M. de La Malène et ses collaborateurs. Ils
m’ont expliqué ce qu’ils voulaient faire. Pendant deux mois, avec quelques
camarades, nous avons donc participé à ce qui s’est appelé Le Courrier de la
nation.
Je ne sais pas comment était monté Le Courrier du point de vue de son
fonctionnement pécuniaire, du papier, etc. Je ne connais qu’une chose, c’est
la façon dont on préparait les articles.
Les réunions que nous avons eues, celles auxquelles je suis allé, se
tenaient au ministère de la Justice. Par conséquent, par cet exemple – et je
pourrais vous multiplier les exemples –, je vous montre que je pensais, en
décembre 1958, être dans une ligne parfaitement connue, dans une voie
parfaitement claire, aux échelons les plus hauts de l’État.
Je suis arrivé à Alger [en novembre 1958], où j’ai retrouvé dans les
consignes que m’ont données le colonel Feaugas, le colonel Goussault,
exactement la même voie. Cette voie d’ailleurs était écrite sur tous les murs
d’Alger ; elle n’est pas encore effacée et elle n’est pas près de l’être, c’est une
question matérielle. Cette voie, c’était : Algérie française, Français à part
entière, intégration, etc. C’était parfaitement clair. Voilà donc, Monsieur le
Président, l’orientation que j’ai trouvée.
Ensuite il fallait des directives plus précises, c’est-à-dire des directives
d’exécution. Ces directives pouvaient être des notes de commandement, par
lesquelles je pouvais moi-même agir sur mes subordonnés. Ces notes de
commandement existaient, signées du général Salan. Je les ai vues, je les ai
lues, mais je n’en parlerai pas longuement. […]
Très vite, dès son arrivée, le général Challe a fixé sur le papier, lui-même,
avec la collaboration de son état-major, des directives qui m’ont été données
en fin janvier et février. Ces directives, en ce qui concerne la partie
psychologique, étaient de deux ordres. Il y avait les notes personnelles pour
e
ma mission propre, mes fonctions de chef du 5 bureau, et des directives
générales données à l’intérieur d’un plan de pacification.
[…] En ce qui concerne les directives qui m’étaient personnelles en tant
e e
que chef du 5 bureau, la note disait ceci : le chef du 5 bureau participe à
l’élaboration, à la mise en œuvre et au contrôle de l’exécution des directives
d’ordre psychologique dans le cadre du plan de pacification.
Cela paraît un peu compliqué, mais à l’étude c’est très clair.
Les notes d’exécution, données par le général Challe dans le cadre du
e
plan de pacification, disaient ceci : le 5 bureau met en œuvre les ordres et
directives d’ordre psychologique donnés par le commandement civil et
militaire dans le cadre du plan de pacification.
e
Les notes personnelles au chef du 5 bureau, en ce qui concerne les
directives générales, étaient vues et approuvées par le délégué général, par le
général Challe. Pour l’exécution dans le détail, la ligne générale de ces
directives me fixait de poursuivre le travail qui avait été fait parmi la
population et en particulier de continuer à maintenir les contacts forgeant les
rapports entre l’armée et les grands groupes des populations d’Algérie, que ce
soit européens ou musulmans. On entend par grands groupes de population
des groupes comme les anciens combattants, les femmes, etc.
À l’intérieur de ces directives, bien entendu, transparaissait une
orientation, l’orientation dont je parlais tout à l’heure. Je dois dire que nous y
avons mis du temps ; et le général Challe et le délégué général se sont
penchés longuement sur les mots et les adjectifs qui, à travers les directives,
fixaient l’orientation. Car, telles qu’elles sont sorties, vous pourrez voir que si
ces directives ne constituaient pas un grand fléchissement par rapport à ce qui
e
était fait jusqu’alors par le 5 bureau, c’est-à-dire l’orientation que j’ai fixée
tout à l’heure, tout de même notre action était déjà très légèrement divisée.
J’ai mis immédiatement à exécution ces directives et les résultats ont été
ce qu’ils avaient été avant, c’est-à-dire que les contacts avec les populations
ont été maintenus, du moins avec les populations musulmanes, parce qu’avec
la population européenne, il y avait déjà un trouble qui s’insérait dans les
esprits qui rendait difficile un certain nombre de nos contacts. Dès cette
époque-là, des gens ont été retirés des contacts.
La démonstration de ce retrait, de la part de la population européenne, est
extrêmement nette. Au 13 mai 1959, lorsqu’il a fallu monter l’anniversaire du
5
13 mai 1958, j’ai reçu, comme les commandants des SAS , en tant que chef
e
du 5 bureau, des instructions pour que ce 13 mai ait lieu dans une
atmosphère populaire correcte.
Nous nous sommes mis au travail et très vite, quinze jours avant, huit
jours avant, nous nous sommes aperçus qu’il serait très difficile d’amener la
population européenne sur le Forum comme c’était l’intention du
commandement et de la délégation générale.
Du côté musulman il y avait beaucoup moins de problèmes. À ce moment
j’ai multiplié mes efforts pour arriver à raccrocher des contacts qui
m’échappaient avec la population européenne.
Étant donné que nous avions tout de même des moyens considérables,
que les SAS étaient bien en contact avec la population musulmane, ce 13 mai
1959 a été un grand succès. Il y avait de cinquante mille à soixante mille
personnes sur le Forum, énormément de musulmans, mais il manquait une
partie de la population européenne. C’était le retrait qui s’amorçait.
Et puis les mois ont passé. J’ai maintenu mon action, qu’il me faudrait
e
des journées pour vous exposer, dans le cadre de ce 5 bureau aux aspects
extrêmement multiples, dont certains que vous retrouverez d’ailleurs dans les
directives qui sont maintenant entre vos mains, mais dont certaines sont
confidentielles et dont je peux difficilement parler. Ce qui est certain, c’est
qu’à travers tout ce travail plus les semaines et les mois passaient plus, sur le
plan technique et les nécessités de mon contact avec les populations,
j’éprouvais des difficultés. Car des gens de plus en plus nombreux entraient
en retrait. C’était peut-être un doute, c’était peut-être une angoisse qui n’avait
pas de raison, je n’en sais rien, mais je l’ai constaté et je le constate encore
aujourd’hui d’ailleurs.
Ce retrait a commencé par quelques pans de la population européenne. Et
puis cela s’est élargi dans la masse européenne. Je parlerai tout à l’heure de
ce qui, à mon sens, peut être responsable de ce retrait. Mais enfin c’est
comme cela, c’est un fait. Ce retrait de la population européenne s’est
accentué et on a commencé à voir également chez nos amis musulmans un
certain nombre d’incertitudes.
Je serai obligé, pour expliquer ce retrait et ces faits, de sortir de mon
métier militaire et technique : car ces retraits ne peuvent s’expliquer qu’à
l’échelon national, à l’échelon de la politique générale. Comme je tiens à me
maintenir dans ce que j’ai fait réellement, c’est-à-dire du militaire, je constate
un fait et je vous donnerai un avis, qui ne me sera que personnel, sur ces
retraits.
Le mois de septembre 1959 est arrivé ; la presse avait continué à parler,
c’est son métier : beaucoup de monde avait parlé. En septembre enfin, le chef
de l’État a prononcé son allocution du 16 septembre. Il est beaucoup question
à ce tribunal de cette allocution du 16 septembre. En ce qui me concerne,
j’avais reçu ordre du général Challe, avant l’allocution, c’est-à-dire le 15, et
cela m’a été renouvelé le 16 au matin, d’écouter attentivement cette
allocution, de la réentendre sur des bandes plusieurs fois, puis de faire dans la
nuit du 16 au 17 une fiche destinée au général Challe et à M. Delouvrier,
fiche qui devait constituer le plan d’action psychologique pour les mois
suivants.
J’ai donc écouté l’allocution. J’ai gardé auprès de moi trois camarades de
e
mon 5 bureau et dans la nuit du 16 au 17 nous avons fait une fiche qui a été
tapée en trois exemplaires, un qui a été remis à M. Delouvrier, un autre qui a
e
été remis au général Challe, et un que j’ai conservé en archive du 5 bureau.
Je ne pense pas, Monsieur le Président, que vous ayez cette fiche, mais je
suis obligé de vous en dire un mot, car elle explique très largement certains
aspects de mes gestes, certaines de mes attitudes et mon action dans les trois
mois qui ont suivi.
[…] Le lendemain la fiche était entre les mains du général Challe et le
surlendemain, le 18, j’ai été appelé dans son bureau avec le général de
Lancrenon et le colonel Bouthier, chargé de l’information. Il nous a dit :
« Bien entendu, nous sommes bien d’accord, l’armée marche sur la voie de la
deuxième solution – c’est-à-dire de la francisation. Je vous donne l’ordre de
le dire à vos subordonnés ; vous ne l’écrirez pas ; ces ordres ne sont que
verbaux et vous donnerez vous-même verbalement ces instructions. »
Le général de Lancrenon et le colonel Bouthier sont cités comme
témoins.
Quelques jours après – je parle de cette orientation –, nous avons
commencé à recevoir ce que j’appellerais des impulsions de Paris. Cela se
produit toujours à Alger, Monsieur le Président : il y avait constamment des
impulsions, des rumeurs, qui venaient de Paris et qui nous disaient : « Ce
n’est pas tout à fait cela. » Eh bien, là, cela s’est passé de la même façon.
Quelques jours après on m’a dit : « Minute ! Attention ! Ce n’est peut-être
pas tout à fait cela, ne vous engagez pas trop fortement sur cette deuxième
e
solution, sur cette francisation. » Mais j’avais déjà réuni tous mes 5 bureau,
et je leur avais dit verbalement ce qu’il en était, l’ordre que j’avais reçu. Eux-
mêmes étaient retournés dans leurs zones jusqu’à l’échelon des quartiers ; je
leur avais donné des instructions et toute l’Algérie marchait là-dessus. Alors,
tout de même, nous avons essayé d’être moins nets et moins clairs. Nous y
sommes à peu près arrivés, mais c’était difficile.
C’était donc là une première chose qui ressortait de cette fiche. Celle-ci
parlait encore de la façon dont nous devions présenter à l’opinion locale,
c’est-à-dire aux musulmans et aux Européens, cette autodétermination
décidée par le chef de l’État. Ici, Monsieur le Président, je crois que si vous
voulez retrouver des documents, cela est facile. Il suffit de jeter un coup d’œil
dans les archives du ministère des Armées, ou bien à l’information du
ministère des Armées, on y trouvera la trace de ce que nous avons reçu à ce
moment comme instructions. Il nous a pratiquement été dit de présenter cette
autodétermination non pas peut-être comme une voie tout à fait nouvelle,
mais plutôt comme une manœuvre destinée à franchir le cap de l’ONU.
C’est ce que nous avons fait et de ceci vous pouvez également, Monsieur
le Président, retrouver la trace, soit dans les esprits des gens qui sont à Alger,
en admettant qu’ils le veuillent bien, soit dans certains papiers qu’il serait
assez facile de retrouver à l’état-major à Alger ou dans des états-majors
subordonnés. Je dis seulement : assez facile, parce que dans ces temps-là
beaucoup de choses se faisaient verbalement.
Dans cette fiche, il y avait également des propositions positives en ce qui
concerne l’organisation. Je savais, dès la nuit du 16 au 17, lorsque j’ai eu
écouté à plusieurs reprises l’allocution du chef de l’État, je savais que, moi,
e
chef du 5 bureau, et tous les camarades qui travaillaient avec moi, nous
aurions de très graves difficultés sinon dans les milieux musulmans, au moins
parmi la totalité de la population européenne et parmi les musulmans les plus
engagés à nos côtés.
Car, lorsqu’on a dit à quelqu’un : « c’est comme cela », et que le
lendemain le même homme, c’est-à-dire le même capitaine de SAS ou le
même officier dans le Constantinois, ou le même commandant de quartier,
parle à ses mêmes amis musulmans et aux mêmes Européens avec lesquels il
discute dans les villages, […] est obligé de leur dire : « ce n’est pas tout à fait
cela, c’est cela moins quelque chose », eh bien, cela est très difficile.
J’en ai eu conscience immédiatement, dans la nuit, et à l’intérieur de ma
fiche, j’avais indiqué que nous devions, pour pouvoir poursuivre avec
efficacité notre action, renforcer certaines structures, certains éléments à
travers lesquels nous ferions passer fréquemment, de force, ce que nous
avions à dire. Car j’estimais, et je ne crois pas m’être trompé, que nous
devions agir véritablement en force pour faire passer certaines idées.
J’ai donc soumis au général Challe et à M. Delouvrier le renforcement de
deux structures qui étaient embryonnaires. D’abord, je leur ai proposé de
faire de ce qui était l’Association des unités territoriales une solide fédération
dans laquelle, au lieu de grouper simplement les Européens qui portaient des
armes aux côtés de l’armée, nous mettrions également tous les musulmans
qui, portant des armes aux côtés de l’armée, étaient par conséquent les plus
engagés à nos côtés. C’est ce qu’on a appelé par la suite la Fédération des
unités territoriales et des autodéfenses.
Ma proposition avait le but que je vous ai indiqué tout à l’heure : faire
passer à travers un organisme solide, hiérarchisé, tout ce que nous avions à
e
dire. Cela doit être dit. On nous a beaucoup accusés, le 5 bureau – je parle à
beaucoup de mes amis de la presse, car nous avons eu de longues discussions
là-dessus, des nuits entières –, on nous a beaucoup accusés de viol des foules
et d’un tas d’autres horreurs, mais je dois dire qu’à ce moment-là, après le
16 septembre, cette Fédération des UT et des autodéfenses était réellement
faite pour faire comprendre vigoureusement, avec toute la vigueur donnée par
la hiérarchie, ce que nous devions faire comprendre. Et j’estime que je ne
pouvais pas faire autrement.
C’était ma première proposition, elle avait un autre but. Dans les voies
e
que nous avions suivies lorsque j’ai pris le 5 bureau, en décembre 1958, que
nous avions d’ailleurs très solidement maintenues sous la direction du général
Challe, il y avait un aspect auquel l’armée tenait beaucoup, c’était que, dans
la voie que nous suivions, dans le cadre de cette orientation, il y avait en
cours de route et au bout le développement des contacts entre les
communautés, le développement des contacts individuels, le développement
des contacts humains, ce qu’on a appelé la fraternisation, ce que la France
depuis fort longtemps appelle la fraternité. Cette association, j’avais eu l’idée
d’y inclure les autodéfenses qui étaient totalement à base de musulmans, de
manière à amener à l’intérieur d’une même fédération bien solide un nombre
à peu près égal d’Européens et de musulmans. Et, dans ce cas, notre intention
était, et les projets étaient très avancés, fin janvier, lorsque les événements
dramatiques se sont produits, notre idée était, après avoir bien mis en place
cette fédération, de faire, à l’échelon de base, c’est-à-dire à l’échelon de
quartier pour la fédération, à l’échelon section de la fédération, des réunions,
des sortes de colloques où seraient venus au village d’El-Alaouine ou dans
n’importe quel autre village, les Européens ou les Européens du village et les
hommes de l’autodéfense pour discuter de problèmes locaux entre eux, entre
hommes qui avaient les mêmes problèmes locaux sur les reins, que ce soient
des problèmes de défense, d’attentats, etc., que ce soient des problèmes
économiques. Et au cours de ces colloques que nous envisagions de faire,
nous avions l’intention, bien entendu, parce que c’était mon métier de
e
5 bureau, de faire étudier des problèmes un peu plus larges, dépassant le
cadre communal, mais au travers de ces problèmes nous aurions pu indiquer
ce que nous avions à dire à la population jusqu’au bas de l’échelle.
Et, enfin, la dernière idée qui présidait à cette proposition de Fédération
des UT et des autodéfenses, c’était une idée qui est chère à l’armée en
Algérie et dont il faut absolument que je parle. Toujours dans cette voie qui
était suivie et même depuis, l’armée a quelque chose au ventre en Algérie,
c’est qu’elle se penche sur le problème social de l’homme, sur sa vie, sur ses
difficultés et que, par-dessus tout, elle tient à participer dans la mesure de ses
moyens à la promotion de ce que je pourrais appeler la promotion du plus
pauvre, c’est-à-dire des musulmans, c’est-à-dire certains Européens de Bab-
el-Oued qu’on connaît mal et qu’il faut aussi promouvoir sur le plan
économique et sur le plan moral. Eh bien, cela, l’armée y tient beaucoup et, à
travers cette fédération, c’était une de mes idées, l’armée aurait là un moyen
considérable de pouvoir agir, au minimum directement pour la promotion
morale, peut-être pour la promotion économique, mais, en tout cas,
certainement pour la promotion humaine des gens qui portent les armes à ses
côtés et qui étaient ses meilleurs amis.
Voilà tout ce qui a présidé à la création des UT et des autodéfenses et
voilà tout ce qui constitue l’accusation d’une partie du complot de janvier.
Dans cette fiche, Monsieur le Président, et je terminerai par là, il y avait un
dernier point, une dernière proposition qui va surprendre parce que beaucoup
de gens ne sont pas d’Alger, et nous sommes ici à l’intérieur d’un tribunal à
Paris. Or, les éclairages changent entre ce qui est pensé dans un bureau à
Alger et ce qui est pensé à Paris, soit dans une rédaction de journal, soit
même dans la vie quotidienne de chacun. Les éclairages changent. De même
que tout à l’heure je vous parlerai d’autres éclairages qui changent avec le
temps. Par conséquent, aujourd’hui, beaucoup de gens vont être surpris par la
troisième proposition que contenait cette fiche, car elle n’est absolument pas
du ressort de l’armée. Je vous ai dit que je recevais mes instructions civiles et
militaires… mes moyens étaient civils et militaires. En particulier les fonds
que je recevais pour faire fonctionner mon bureau étaient pour partie à peu
près d’égale origine civile, c’est-à-dire de la fédération générale, et militaire,
c’est-à-dire du budget de l’armée. C’est vous dire que j’étais amené
constamment à faire des propositions d’ordre civil et militaire et quelquefois
des propositions qui prenaient des aspects beaucoup plus civils que militaires.
Cette dernière proposition que j’ai faite dans cette fiche c’était de former
ce que le chef de l’État d’ailleurs venait de demander la veille, un vaste
rassemblement de populations tout spécialement destiné à grouper la
population musulmane qui risquait de se désengager. Je m’explique. Dans les
retraits que nous avions observés, nous craignions par-dessus tout de voir
s’amorcer plus avant le retrait de certaines couches musulmanes, de certains
panneaux de la population musulmane. À travers ce rassemblement, je
voulais essayer de les grouper de façon à mieux les retenir auprès de nous.
On en a fait, à travers l’accusation, du moins dans les premiers jours, un
organisme de subversion. Nous avions fini par appeler ce mouvement, ce
rassemblement, le rassemblement populaire pour le progrès et la
fraternisation. Il avait en réalité les trois mêmes objectifs que je vous ai
indiqués tout à l’heure qui concernaient la Fédération des UT et des
autodéfenses, et cela n’était pas autre chose. Comme il était embryonnaire et
qu’il n’a eu dans l’affaire des Barricades que le nom, un nom curieux
d’ailleurs qui a mis la police en émoi, je n’insisterai pas, il n’apparaîtra pas
dans les événements, il n’a rien fait, ce mouvement, dans les événements.
Voilà donc, Monsieur le Président, le lendemain du 16 septembre. Et là
j’ai d’abord reçu l’accord sans restriction de M. Delouvrier, puis du général
Challe, sur les propositions de cette fiche. Je suis donc passé à l’exécution.
[…]
[Le colonel Gardes aborde le fonctionnement de la Fédération des UT et
des autodéfenses, et donne notamment des détails sur l’élection du
commandant Sapin-Lignères à la présidence de cette organisation.]
[O]n a dit que cette Fédération des UT c’était elle qui avait fait le coup.
Et c’est pourquoi le commandant Sapin-Lignères est d’ailleurs là à côté de
moi avec un certain nombre d’autres camarades. Monsieur le Président, cette
fédération a été formée fin novembre. […] Et fin janvier, en effet, c’est une
organisation qui commençait à prendre une tournure assez sérieuse pour
qu’on ait amorcé ce dont je vous parlais tout à l’heure, les colloques à la base.
Mais quant à organiser autre chose, alors, cela, je le nie formellement, la
fédération en tant que fédération n’est pour rien dans ce drame.
Voilà donc, Monsieur le Président, le cadre de cette fédération et ce
qu’était cette fédération. Maintenant je dois vous expliquer la façon dont j’ai
vu monter le climat à Alger avant le 24 janvier […].
Après le 16 septembre, il y a eu beaucoup de remous à Alger, il y a eu
beaucoup de conversations. Des tas de gens se sont réunis en métropole […].
Cette allocution du 16 septembre a fait du bruit. Cela a fait du bruit d’une
manière visible entre les gens qui se sont vus, qui ont parlé, cela a fait du
bruit à la Chambre, on en a parlé, cela a fait du bruit aussi à l’intérieur de
chacun ; cela a fait du bruit dans les esprits, cela a fait du bruit dans les
cœurs. Et j’ai vu dans les semaines qui ont suivi de nouveaux pans de la
population qui s’échappaient, qui échappaient à nos contacts, de la population
européenne, et cette fois je commence à parler de la population musulmane
parmi nos meilleurs amis. Eh bien, de par mon métier, de par ce que j’avais à
faire j’ai essayé de raccrocher ces pans de population encore plus que je ne
l’avais fait avant. Je m’y suis donné totalement. Et je le faisais en toute
conscience et en toute connaissance de ce qu’on pourrait peut-être me dire
plus tard. Car dès cette époque-là je savais que ces contacts pouvaient être
dangereux, je le savais parfaitement. Je ne suis pas un enfant en psychologie,
j’ai lu beaucoup, je connais les méthodes générales pour démolir quelqu’un,
je sais comment on fait. J’ajoute pour préciser que je sais comment on a
démoli le colonel Lacheroy, je sais ce qu’on a reproché au colonel Goussault
et à nos amis. Je savais donc ce que je risquais. Je l’ai fait en toute
connaissance de cause et si tout à l’heure je réfute point par point l’accusation
en ce qui concerne le 24 janvier, je pense que je suis parfaitement à ma place
à ce banc des accusés, car dès le mois d’octobre je savais ce que comportait
comme risques les contacts que je prenais. Je les ai pris pendant trois mois et,
j’ajoute, avec des hommes, et maintenant je le répéterai sans arrêt, avec des
hommes qui ne m’ont dit qu’une chose : « Nous sommes français et nous
voulons rester français », et qui ne m’ont crié qu’une chose c’est : « Vive la
France ! » Je le dis et je le répète, c’est sur ces seuls points que tous mes
contacts ont été pris, c’est sur ces seuls points que les hommes qui sont à ce
banc d’accusés ont été en rapport avec moi et qu’ont été également en rapport
avec moi les hommes qui n’y sont pas. Les seuls contacts qui ont été pris
l’ont été sur ce point. Je l’ai fait avec tous les risques que je connaissais ; ce
serait à recommencer aujourd’hui, je ferais exactement de même.
J’ai donc multiplié les contacts de façon à reprendre les pans de cette
population qui partait. J’ai réussi à en assurer certains que je n’avais jamais
pu avoir et en particulier des contacts avec des éléments les plus durs, ceux
qui étaient réputés comme les révolutionnaires. Eh oui, on les appelle ainsi, il
faut le dire. Je parle de Martel, je parle d’Ortiz, je les ai vus à cette époque-là.
Je parlerai tout à l’heure de l’accusation qu’on me fait d’avoir reçu chez moi
des états-majors. Ce n’est pas vrai, mais j’ai vu des hommes, j’ai vu des
hommes, et j’ai essayé de leur faire comprendre ce que je devais leur faire
comprendre dans le sens des instructions que j’avais reçues. Personne, aucun
d’entre eux, aucun témoin à charge, aucun officier de police, aucun
commissaire ne pourra venir dire à ce gouvernement que j’ai dit à ces
hommes autre chose que ce qui m’était fixé par les instructions du
commandement. Personne ne pourra venir le dire. J’ai essayé de leur faire
comprendre beaucoup de choses. J’ai essayé de leur enlever leur angoisse et,
en octobre, nous y sommes arrivés après beaucoup d’efforts. En octobre nous
y sommes arrivés pour une raison extrêmement simple, tout le monde y a mis
du sien, mais en octobre quelqu’un plus spécialement y a mis du sien et ce
quelqu’un était à Alger, c’est le général Massu. Le général Massu était à
Alger et il dominait psychologiquement totalement la ville. Il n’était pas
question d’une angoisse excessive, énorme, conduisant aux emportements et
au tumulte tant que le général Massu était à Alger. Ce n’était concevable pour
personne et c’est ce qui servait de limites à l’angoisse et c’est ce qui était le
frein, la barrière, la limite finale.
Les gens se sont donc calmés parce que le général Massu était là et qu’il
leur a dit ce qu’il fallait leur dire. Ils se sont calmés également parce que le
commandement, mes chefs, le général Challe, l’ensemble des officiers, toute
la partie civile de la fédération ont été parfaitement calmes dans cette épreuve
d’octobre. Personne ne s’est accolé et les gens se sont calmés. Le mois de
novembre a été correct sur le plan psychologique. On a réussi à avoir un
retour des populations, cela allait beaucoup mieux. Et puis le mois de
décembre est arrivé avec un certain nombre d’événements qui ont fait
remonter la tension, qui ont fait remonter le tumulte. Ces événements, l’acte
d’accusation les met tous locaux. Cet acte d’accusation les met locaux, mais
locaux en ce sens qu’il dit : « Ce sont les leaders activistes, c’est Untel par
ses communiqués, ce sont les anciens combattants, etc. » Ce sont des articles,
c’est ceci ou cela, mais local. C’est vrai, il y a eu pour une part, certainement,
une influence locale, quand des mouvements larguent sur une ville où la
fièvre commence ou recommence des tracts vifs pour ne pas dire parfois
explosifs, cela fait monter la fièvre, c’est bien évident.
Par conséquent, dans ce que je vous dis, Monsieur le Président, je ne
cherche pas à enlever des responsabilités qui sont vraies, il y a un certain
nombre de choses qui sont locales, toutefois, c’est très loin, à mon sens,
d’être le facteur déterminant, car il faut vous dire une chose qui n’est peut-
être pas connue ou mal connue, ces impulsions locales ne pouvaient pas
porter de manière absolue sur la foule, ne pouvaient pas porter complètement,
pour la raison suivante que ces impulsions locales ont toujours été dans le
désordre à peu près complet même lorsque les mouvements nationaux ont été
constitués en comité. Si vous recherchez, Monsieur le Président, la réalité de
tous les tracts qui ont été largués en fin d’année sur Alger, de toutes les
rumeurs qui ont circulé, de tous les articles de presse, entre certains dits trop
durs et d’autres dits trop libéraux, il y avait de tout. Il y a de tout là-dedans et
cela peut faire du tumulte, mais ce n’est pas cela qui amènera à des moments
graves, au véritable tumulte dans la rue. […]
Donc, il y a eu tout de même une action locale, mais il y a eu des
événements extérieurs. Il y a eu des événements extérieurs, je les appelle
extérieurs parce que l’impulsion en est venue du dehors, même si l’impact en
a été la population, son cœur, son esprit, la population d’Alger.
Les principaux de ces événements, à mon sens, sont de quatre sortes, et je
leur attribue l’emportement de la foule d’Alger, je leur attribue le tumulte, je
leur attribue la manifestation du 24 janvier.
En ce qui concerne la fusillade, j’aurai l’honneur, Monsieur le Président,
de préciser encore tout autre chose, mais en ce qui concerne la manifestation,
ce climat que l’on a vu à Alger le dimanche matin, il est venu, à mon sens, un
peu de l’intérieur, comme je disais tout à l’heure, mais aussi des quatre
événements suivants :
o
1 , de la densité des rumeurs qui se sont mises à circuler à partir du mois
de décembre sur Alger. Ces rumeurs tournaient toutes autour de la
6
négociation . Alors, là, c’était effarant : on est venu m’apporter, certains
jours, à moi, des renseignements époustouflants, renseignements dont
certains, d’ailleurs, depuis, se sont révélés parfaitement exacts. Ces rumeurs
allaient partout dans Alger ; elles allaient dans les bistrots ; elles allaient dans
les petites réunions ; elles allaient chez tout le monde, dans toute la
population. Vous savez, Monsieur le Président, ce qu’est la rumeur ; c’est une
arme redoutable, eh bien, je prétends qu’entre décembre et la fin de janvier
ces rumeurs ont été un des éléments extrêmement importants de brouillage
des esprits et de la montée du tumulte. Je pense même que certaines de ces
rumeurs ont sciemment été infusées à Alger pour faire monter la tension.
S’il y a besoin de précisions j’indiquerai certaines de ces rumeurs et je
peux indiquer d’où, à mon sens, je crois qu’elles viennent.
o
2 , le deuxième événement extérieur qui nous a amenés, à mon avis, au
climat des journées de janvier, c’est le FLN, ce sont les attentats dans la
Mitidja, c’est la reprise des attentats dans la ville d’Alger. L’Algérois était
peu soumis aux attentats depuis quelque temps ; cela avait très fortement
diminué depuis la bataille d’Alger ; Alger était calme ; il n’y avait plus de
bombes, les bombes dont on vous parlait hier dans les tramways ; il y avait
moins d’agriculteurs égorgés. Eh bien, au mois de décembre, surtout fin
décembre-début janvier, tout le monde le sait, c’est public, il y a eu une
reprise très sérieuse des attentats, et des attentats qui, pour quelqu’un qui les
examine de près, qui les examine sous l’angle de leur portée psychologique,
étaient très graves parce qu’ils étaient souvent dirigés. Je suis convaincu que
le FLN, à cette époque-là, a donné des instructions pour que ces attentats
soient dirigés dans un certain sens, dans le sens qui percutera au maximum
sur la population d’Alger. Il les a concentrés dans l’Algérois ; ils ont été
souvent ignobles ; ils se sont adressés à des agriculteurs isolés ; il y a eu des
bombes dans la rue, c’est-à-dire contre le passant. C’est très mauvais du point
de vue psychologique ; c’est infiniment plus mauvais que d’autres attentats
moins bien calculés. Il faudrait un long exposé pour vous démontrer que ces
attentats étaient calculés mais, pour moi, cela ne fait aucun doute qu’ils
étaient calculés pour participer à la montée du tumulte.
o
3 , le troisième élément extérieur qui, à mon avis, a fait monter le climat,
est le suivant : au début de janvier sont revenus de Paris trois de nos députés
d’Algérie : M. Lauriol, M. Laradji et M. Portolano, je crois. À leur retour, je
ne les ai pas vus immédiatement, mais je connaissais bien ces députés, c’était,
cela aussi, dans l’ordre de mon travail, voir les députés. M. Marçay m’a
appelé au téléphone ; il m’a dit : « Venez me voir, il faut que je vous dise
quelque chose », et il m’a dit ce qu’avaient été les conversations de ces trois
personnalités parlementaires avec le chef de l’État. Ces conversations ne sont
pas restées entre M. Marçay, M. Lauriol et moi-même et quelques autres ; ces
conversations ont été très rapidement répandues par la parole dans tout Alger,
par des tracts aussi, car il y a eu des tracts faits sur ces conversations. Ils
doivent exister dans le dossier, ou s’ils n’y sont pas c’est un trou, on peut les
retrouver facilement.
L’exposé de ces paroles du chef de l’État aux trois députés a constitué
une bombe aussi considérable que certains mots comme celui
d’autodétermination, par exemple, et une bombe qui est venue dans sa
troisième position, pour, elle aussi, faire monter le climat, et nous étions là
aux premiers jours de décembre. Cela devenait extrêmement dur ; du point de
e
vue du 5 bureau, mes difficultés techniques croissaient de semaine en
semaine ; je n’arrivais plus à faire comprendre aux gens ce que j’aurais voulu
leur faire comprendre et ce que j’aurais voulu pouvoir leur infuser de calme
dans leur comportement, et de solidité, car ils n’étaient plus solides ; cela
commençait à partir un peu de tous les côtés.
o
4 , il y a eu alors le quatrième événement qui rejoint ce que je vous disais
tout à l’heure du mois d’octobre, qui rejoint la présence du général Massu à
Alger.
Les circonstances dans lesquelles le général Massu a quitté Alger sont
connues ; je n’y viens pas tout de suite […]. Ce départ du général Massu a
constitué la fin de la montée du tumulte et des emportements ; il n’y a pas un
homme, Monsieur le Président, à Alger lorsque nous avons connu l’interview
du général Massu, il n’y a pas un homme connaissant un peu la psychologie
d’Alger et de l’ensemble de l’Algérie, qui n’ait pas dit immédiatement :
« Nous allons à des journées graves. »
On me reprochera, dans l’accusation, de n’avoir pas dit soi-disant tout ce
que j’avais vu. En réalité, à partir du moment où le général Massu a quitté
Alger dans les conditions où il l’a quittée, tout le monde – je dis bien, tout le
monde –, depuis le délégué général jusqu’au dernier officier de SAS de la
Casbah savait que des événements graves étaient susceptibles de se produire
d’une heure à l’autre, et tout le monde, du haut en bas, a suivi et a vu, je
prétends qu’il a vu – et s’il faut des témoignages je citerai des extraits de
comptes rendus de commissaires de police –, a vu peu à peu monter le climat,
monter le tumulte et a vu venir cette population à un point où la manifestation
était certaine.
Voilà, Monsieur le Président, ce que j’avais à dire, d’une manière
générale pour l’ensemble de mon travail, de ce que j’ai pu faire, de ce que j’ai
pu ressentir, pour ma défense. Si vous le permettez j’arrêterai là l’exposé,
appelons-le le chapeau, peut-être un peu trop émotif, pour prendre tout à
l’heure, alors, techniquement et avec plus de calme la réfutation de mon acte
d’accusation. Je peux le faire maintenant comme vous l’entendrez, j’ai tous
les éléments.
[Au récit qu’il vient de faire, le colonel Gardes ajoutera la réfutation
détaillée des neuf points relevés contre lui par l’accusation, tenant
essentiellement à des liens de connivence avec les activistes et au peu
d’empressement à rendre compte des événements d’Alger aux autorités.]
INTERROGATOIRE DE PIERRE
LAGAILLARDE

Le PRÉSIDENT. — […] Pierre Lagaillarde, je vous rappelle que vous


êtes accusé d’atteinte à la sûreté de l’État et d’infraction à la loi du 24 mai
1834 pour avoir porté des armes apparentes et des munitions, mis un
uniforme militaire, envahi et occupé des édifices publics pour faire attaque ou
résistance envers la force publique, vous avez fait et aidé à faire des
barricades ayant pour objet d’entraver ou d’arrêter l’exercice de la force
publique et provoqué et facilité le rassemblement des insurgés par la
distribution d’ordres et de proclamations. Je vous rappelle que vous avez le
droit de dire tout ce qui est utile à votre défense.
[Le président rappelle dans ses grandes lignes le parcours de Pierre
Lagaillarde, qui est avocat au barreau de Blida comme ses deux parents.
Admis en 1956 à l’école d’officiers de Châlons-sur-Marne, Lagaillarde s’est
porté volontaire pour une unité de parachutistes. Après un stage à l’école de
e
Pau, il a rejoint le 20 groupe d’artillerie parachutiste en Algérie. Il est
er
promu lieutenant de réserve le 1 octobre 1958. En novembre 1958, il est élu
député d’Alger.]

PIERRE LAGAILLARDE. — Monsieur le Président, Messieurs, au seuil


d’un exposé qui sera nécessairement long, que je vais m’efforcer de rendre
objectif, sans passion, je voudrais présenter trois remarques préliminaires.
La première, vous l’avez signalée au début de cet exposé sur mon
curriculum vitae : ce n’est pas uniquement Pierre Lagaillarde qui est jugé
dans ce box ; c’est le député d’Alger, c’est l’élu d’une ville de
700 000 habitants, de la deuxième ville de France. Et, autour de moi, autour
de mes amis, dans ce box, il y a les millions de gens qui continuent de croire
et de penser que l’Algérie française est la voie de l’avenir. Ces ombres
silencieuses nous sont d’un concours bien précieux dans ce débat.
La deuxième observation est une constatation un peu désabusée : un
complot qui réussit, comme celui qui a été mené d’une manière d’ailleurs fort
habile par l’équipe gaulliste, au mois de mai 1958, un complot qui réussit,
dis-je, est un retour à la légitimité. On sort de la légalité pour rentrer dans le
droit. Mais une protestation révoltée et légitime qui échoue se transforme
alors, par un miracle, par un coup d’instruction magique, en un affreux
complot alors qu’on sait très bien ici qu’aucun de ceux qui sont dans ce box
d’honneur n’a jamais voulu renverser le gouvernement au cours des
événements de janvier ; nous avons tenté, un peu désespérément, je dois le
dire, d’infléchir la politique du gouvernement, d’essayer, au bout du compte,
de faire comprendre à Paris que l’abandon de la souveraineté française sur les
départements algériens n’était pas concevable.
La troisième remarque est beaucoup plus triste : c’est qu’il y a deux
poids, deux mesures. Ces débats établiront, j’en suis à peu près sûr, que nous
7
ne sommes pas coupables au sens de l’article 87 du code pénal , que notre
crime essentiel c’est peut-être d’aimer un peu trop vivement la patrie. Par
contre, l’on voit s’agiter impunément un certain nombre de traîtres qui
poignardent impunément l’action de notre armée en Algérie, comme ils l’ont
déjà fait en 1953 et en 1954 à propos de la guerre d’Indochine, des traîtres,
des demi-traîtres, de ces demi-traîtres dont M. Pierre-Henri Teitgen pouvait
dire que six balles devraient suffire. On voit aussi M. Ben Bella – c’est très
intéressant pour Ben Bella parce qu’actuellement j’occupe sa cellule à la
e
6 division de la Santé –, mais Ben Bella attend, dans une antichambre qui
n’est pas inconfortable, une sortie qui ne saurait tarder. On voit Mme Annette
8
Roger et un certain nombre d’autres personnes – qui sont inculpées d’un
crime plus grave que le nôtre, atteinte à la sûreté extérieure de l’État, qui
portent atteinte à l’intégrité du territoire national – en liberté provisoire, et
certains, on l’a vu récemment, profitent de cette liberté provisoire pour
disparaître du territoire et aller continuer leur activité subversive en Tunisie
par exemple. Alors, devant cette dissemblance, je pense, moi, que ce procès
est un peu infect. Je le dis comme je le pense, c’est un peu scandaleux et s’il
n’y avait pas derrière moi cette volonté de beaucoup de nationaux qui, à
travers moi et mes camarades, pensent trouver une tribune, il faut dire le mot,
pour exprimer, une bonne fois pour toutes, leurs idées, j’avoue que je ne me
serais peut-être pas défendu.
Ces trois remarques sont un préliminaire. On veut donc la vérité, toute la
vérité. Il faut dire que cette vérité risque d’être cruelle, très cruelle pour
certains, peut-être pour ceux-là mêmes qui ont voulu, qui ont conditionné ce
procès. Ce procès risque d’être un peu comme le boomerang dont la
particularité essentielle est de quelquefois détruire celui qui ne sait pas bien
s’en servir.
Ces trois observations sont indispensables.
Je veux, très calmement, exposer le plan de cet exposé. Trois périodes me
paraissent nécessaires. Vous vouliez, Monsieur le Président, que je
commence mes explications après mon élection, cela me paraît très
incomplet. J’exposerai les faits en trois tranches, trois actes, si vous voulez.
Une première période ira de novembre 1957, date à laquelle, après ma
démobilisation, j’ai été amené, par un concours de circonstances que je
préciserai, à assumer les fonctions de président de l’Association générale des
étudiants d’Algérie, jusqu’au mois de novembre 1958, où, après qu’un certain
nombre de faits importants se soient passés, j’ai été élu député d’Alger. La
deuxième période retracera mon activité parlementaire et, éventuellement,
extra-parlementaire, jusqu’au début du mois de janvier 1960. Et dans la
troisième période j’exposerai en détail par quel concours de circonstances j’ai
été amené à prendre la tête, à diriger le camp retranché des Facultés.
Avant d’aborder le fond même de ces trois périodes essentielles, me
référant un peu à ce que vous avez dit au sujet de mon curriculum vitae, je
voudrais citer un fait qui a quand même été, à mon sens, un fait déterminant
dans mon existence. Il est relatif à mon activité judiciaire à l’époque où,
comme jeune avocat du barreau de Blida, après avoir accompli mon stage,
j’eus l’occasion de plaider, à titre d’ailleurs exceptionnel, dans une affaire
politique. Ceci se passait en février 1955. La rébellion algérienne avait
er
commencé depuis le 1 novembre 1954, comme vous le savez. J’ai été
désigné d’office pour assurer la défense d’un groupe de terroristes, les
premiers à exercer leur activité dans la région de la Mitidja. D’une manière
concertée, ils avaient fomenté un attentat, plusieurs attentats exactement,
contre des inspecteurs de police musulmans, et je me souviens de ce climat
qui avait préludé au procès qui s’est plaidé, je crois, en février 1955, sans que
je puisse préciser la date. Les gens ne comprenaient pas très bien dans quelles
conditions j’allais assurer la défense de l’homme que je devais défendre. Et,
au seuil du procès, j’ai dit ceci : je ne partage pas les idées politiques de
l’homme que j’ai à défendre, mais je crois que le moment est venu d’exposer
les choses, net et clair. Je pense – et je le disais en février 1955 – que l’État
n’est plus l’État, que l’État perd de vue sa propre entité, sa propre substance.
Nous avons assisté à la faillite indochinoise, malgré la valeur déployée sur le
terrain. Nous assistons à la faillite tunisienne, à la faillite marocaine et je
crois qu’il faut se servir des leçons du passé pour comprendre ce qui se passe
actuellement. Parce que vous ne voulez pas frapper fort, frapper peu et
frapper vite, frapper les véritables responsables au lieu de pourchasser les
petits « anecdotiques », alors, comme on a vu les terroristes viêt-minh de
1945 devenir les diplomates de Genève, porteurs de serviettes, s’asseoir avec
le ministre autour d’une table ronde, vous verrez, par notre propre décadence,
les terroristes de 1954-1955 devenir, dans un avenir qui peut être assez
proche, des diplomates autour d’un tapis vert.
À l’issue de cette plaidoirie, ce que j’avais pu être avant n’était plus
tellement important. Je n’avais d’ailleurs pas mené une vie très intéressante.
Je n’étais pas un homme engagé. Oui, j’avais fait des études, du sport, des
voyages. À partir de là, j’étais un homme engagé, au sens profond et
philosophique du terme. Et la première manière de manifester cet
engagement est, dans le fond, de remplir son devoir militaire que je n’avais
pas encore accompli. […] Mon curriculum vitae militaire est connu, il n’est
pas transcendant. J’ai fait ce que je croyais être mon devoir. Je n’ai pas été
plus courageux, ni moins courageux que les autres, mais je ne restais pas
étranger au déroulement politique qui se poursuivait, si vous voulez,
parallèlement aux opérations militaires en Algérie. Et, au fur et à mesure de
l’été 1957, alors que ma libération approchait, je me rendais compte que nous
gagnions sur le terrain, incontestablement, que la confiance revenait
certainement, mais qu’on était peut-être sur le point de perdre la bataille
politique à Paris. Comme tous ceux qui ont combattu, je vivais avec le
souvenir de mes camarades morts tués, ou blessés. Sur 72 de la promotion, à
Pau, en octobre 1956, au bout d’un an, 22 d’entre nous avaient été tués ou
blessés. Je cite : le sous-lieutenant Lodelvine, tué à la tête de sa section, le
sous-lieutenant Boudon de Saint-Salvy, l’aspirant Vigneron,
l’aspirant Leblanc, le sous-lieutenant Nica, et d’autres… Il y avait cette
incertitude aussi des officiers qui, après une longue série de défaites –
j’entends encore l’un d’entre nous me dire : je commence à en avoir assez de
porter les décorations de nos défaites –, n’avaient plus tellement confiance. Il
y avait des harkis, parce qu’à la fin de mon service, parallèlement au
commando que je commandais, il y avait une petite section de harkis. Au
moment où j’ai été démobilisé, j’ai lu dans leurs yeux une certaine détresse.
Avant d’être démobilisé, […] il y a eu une petite réunion amicale, comme
c’est l’usage, avec les officiers qui me proposaient, parce qu’ils étaient, je
crois, satisfaits de mes services, un nouvel engagement de six mois. Mais j’ai
essayé de leur expliquer, au cours de cet apéritif, que le combat essentiel
allait se mener d’une manière extérieure ; qu’il n’était pas suffisant de
déployer, à la cote 825, un héroïsme au-dessus de tout éloge si, en définitive,
des diplomates extrêmement courtois vous conduisaient à la défaite. Et je leur
ai promis – oui j’ai promis – de toujours lutter, pendant des mois et des
années, en toutes circonstances, pour que ce combat, ces morts de part et
d’autre – parce que la mort des ennemis a également beaucoup d’importance,
ce sont des vies qui sont gaspillées – ne soit pas inutile. Il fallait que tout ce
sang répandu sur la terre d’Algérie serve à quelque chose.
[Lagaillarde raconte dans quelles circonstances il est poussé à se
présenter à l’élection de la présidence de l’Association des étudiants.]
Je fus élu le 2 décembre 1957. La situation était difficile parce que
M. Lacoste était un ministre résident assez autoritaire. Dans le même temps
se déroulaient à Paris les débats importants pour l’avenir de l’Algérie relatifs
à la loi-cadre. Cette loi-cadre, j’avais pris la peine de l’étudier avec un peu
d’attention, de manière à pouvoir en discuter avec une certaine objectivité. Il
y avait, en préambule, une affirmation importante : « L’Algérie fait partie de
la République et est composée de départements. » Ce qui était beaucoup plus
grave, c’est que dans l’application, on voyait des assemblées locales et je
pensais que si on amorçait un processus de décentralisation politique, cela
risquait d’être fort dangereux. On avait vu le sort fait à des formules qui
paraissaient pourtant brillantes et séduisantes, comme « l’indépendance dans
l’interdépendance » ; j’aurai l’occasion d’y revenir. Et je suis parti, à ce
moment-là, début janvier 1958, à Paris. Le premier homme que j’y ai vu, le
premier homme politique, fut M. Michel Debré, et j’ai rencontré un homme
qui paraissait désespéré. C’était dans un petit bureau, de ce que l’on appelait
alors le Conseil de la République. Il me remercia d’être venu ; je lui dis que
ses articles et sa défense presque passionnée, exacerbée, de l’Algérie
française, éveillaient en nous, de l’autre côté de la Méditerranée, des échos
favorables. Il me remercia « parce que – il me le dit – c’est dur, souvent, de
se sentir très seul ». Je dois dire que, depuis, j’ai eu l’occasion d’apprécier
une certaine solitude au fond d’une cellule.
[De retour à Alger, Lagaillarde reprend ses activités en faveur de
l’Algérie française.]
Sur ces entrefaites, une fameuse antenne que tout le monde connaît, cette
antenne de la défense nationale s’installa à Alger et commença à déployer
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une intense activité subversive. Sur l’initiative de M. Léon Delbecque , un
Comité de vigilance fut créé. C’était déjà un super « comité d’entente » ! Il
comprenait tous les représentants de toutes les associations existantes à
Alger : Étudiants, Anciens Combattants, Restauration nationale, Mouvement
Monarchique, tout. Mais M. Delbecque et, derrière lui, M. Chaban-Delmas,
menaient en fait le jeu. C’est dans ces conditions qu’une première
manifestation, d’avertissement et de répétition, il faut le dire, fut décidée pour
le 26 avril 1958. J’étais inquiet, réticent, je dois l’avouer, à l’idée de siéger en
ce Comité de vigilance, en ma qualité de président des Étudiants. Je dois dire
que j’étais assez réticent parce que j’avais peur d’une provocation : on va
nous obliger à faire des manifestations, nous allons descendre dans la rue. Le
but avéré des manifestations, chuchoté il est vrai, était de montrer à l’armée
et à son chef de l’époque, le général Salan, que la population d’Alger était
toujours fermement décidée à défendre par tous les moyens l’Algérie
française. Le général Salan ne se trouvait pas à Alger au moment du
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6 février 1956 et c’était, disait-on – ce n’est pas lui qui le disait, il le
contestait –, la possibilité pour les Algérois de descendre en grand nombre
dans la rue. Ce 26 avril eut lieu, il fut parfait. Je me souviens de ces trois
cortèges, l’un venant classiquement de Bab-el-Oued et de l’avenue du 10-
Novembre avec, à sa tête, les Anciens Combattants ; le second venait de
Belcourt, l’autre quartier populaire d’Alger, et le troisième, celui des jeunes,
dont je pris personnellement la tête, descendait du centre. Après le serment, le
serment qui était la répétition de la formule prononcée à Alger par le
colonel Bourgoin, actuellement député UNR, réaffirmation du serment de
défendre, sur nos tombes et sur nos berceaux, l’Algérie, terre française, le
cortège se dispersa.
Mais je voulais tenter une expérience plus complète, faire la
démonstration que les gens d’Alger savaient être calmes et disciplinés. Je me
souviens que, préalablement à cette organisation de la manifestation, on avait
décidé d’éviter un itinéraire sur le chemin duquel se trouvait la préfecture, et
un certain nombre de bâtiments officiels, pour éviter des cris hostiles. J’ai
entraîné, après la manifestation, un grand nombre de manifestants dans la
rue Alfred-Lelluch qui est la rue qui borde la préfecture et la nouvelle mairie,
pour bien montrer aux pouvoirs publics que les gens étaient calmes. J’ai pu
prononcer une petite harangue finale en disant que si Paris ne voulait pas
comprendre, ce jour-là, 26 avril, qui avait été le jour du silence et de la
dignité, la prochaine fois ce serait peut-être le jour de la révolte. À l’issue de
cette manifestation, un certain nombre de représentants de mouvements à
Alger se rendirent compte que j’étais susceptible et capable, éventuellement,
de mener, et je fus contacté à ce moment-là par l’autre partie du Comité de
vigilance qui comprenait le docteur Lefèvre, M. Robert Martel et son adjoint
M. Crespin, M. Goutallier et son adjoint M. Joseph Ortiz. Je rappelle que,
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dans le même temps, la crise continuait de sévir à Paris , qu’après bien des
consultations M. Bidault n’avait pas pu être investi, que M. Pleven, sous la
poussée de gens qui lui reprochaient son attitude passée à l’occasion de la
défaite de Diên Biên Phu, n’avait également pas pu être investi. La crise
commençait à prendre un tour très aigu, amenant, par contrecoup, à Alger, de
l’autre côté de la Méditerranée, le sentiment très vif qu’il fallait « faire
quelque chose ».
Je dois dire que, de notre côté, dans cette nouvelle équipe qui se formait,
les intentions n’étaient pas précises. Il fallait « faire quelque chose », mais on
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ne savait pas exactement quoi. De l’autre côté , les intentions étaient
beaucoup plus caractérisées, le complot existait d’une manière très nette, avec
une implantation à Alger, dans d’autres villes d’Algérie et à Paris. La liaison
Debré-Delbecque était certaine. Donc, pendant cette époque, les deux équipes
se rencontrent dans un espèce de terrain neutre qui s’appelle le Comité de
vigilance et chacune, séparément, poursuit son activité. C’est dans ces
conditions qu’il fut décidé, au Comité de vigilance, qu’une manifestation
serait organisée pour le 13 mai. Je parle du 13 mai parce qu’il faut rétablir
quelques vérités. J’espère en tirer une leçon qui est presque une leçon
judiciaire. Le Comité de vigilance est donc le point commun de tous les gens
qui s’agitent à titres divers à Alger. Décision de manifestation pour le 13 mai.
Le 11 mai, ou le 12 mai, je ne me souviens plus exactement, il fut convenu
entre le docteur Lefèvre, Martel et moi, que je prendrais la direction de
l’action, la direction d’une action dans la manifestation, et je leur dis, à ce
moment-là, que je prendrais d’assaut le Gouvernement général d’Alger.
De l’autre côté, le plan était beaucoup plus complexe ; j’y reviendrai.
Le 13 mai commence ; une foule énorme descend dans la rue ; je n’étais
accompagné que d’un petit nombre de gens qui n’excédait pas la vingtaine.
Mais je tiens à préciser et à insister, puisqu’aussi bien aujourd’hui on
m’inculpe conformément à la loi de 1834 de port illégal d’uniforme, de port
d’arme, que le 13 mai 1958, j’étais en tenue, ce qui est différent. Je portais
mes galons, mes décorations, j’étais en tenue réglementaire, j’étais armé, et –
l’histoire est connue – j’ai pris d’assaut un bâtiment public. Alors, je me
tourne vers l’accusation, et je dis : il n’y a pas encore prescription. Si l’on
doit me juger pour ce qui s’est passé en janvier 1960, je suis en droit de
demander aussi que l’on m’inculpe pour mon activité du 13 mai qui était
beaucoup plus caractérisée ! J’ai foncé à l’issue de la cérémonie au
monument aux morts, au pas de charge j’ai gravi ces fameux escaliers du
Forum, j’ai franchi le premier cordon de parachutistes, je me suis adressé au
colonel, actuellement général Ducourneau, puis au colonel Godard, et
cependant que le petit groupe d’hommes qui m’accompagnaient, poussant un
camion GMC, défonçaient la grille du Gouvernement général, devant la
réaction, les grenades lacrymogènes et même quelques balles – parce que le
service d’ordre a tiré, en l’air d’ailleurs je dois le préciser –, je fus amené à
franchir une fenêtre les armes à la main, à gravir cinq étages, à me
débarrasser de ceux qui essayaient de m’arrêter en cours de route pour
e
apparaître – tout cela on le sait – sur la corniche du 5 étage et inviter la foule.
Parce que j’avais compris que ce Comité de vigilance n’était pas bien décidé
et qu’on nous avait peut-être aussi, ce jour-là, amenés plus ou moins dans un
certain piège.
Donc, action insurrectionnelle nettement caractérisée, en tenue, en armes,
et la suite est beaucoup plus insurrectionnelle également puisqu’à la suite de
palabres pénibles où la lâcheté humaine a commencé à se faire jour, le
général Massu est arrivé, lui qui est un homme direct et précis, et nous avons
formé un Comité insurrectionnel qui s’appelait Comité de salut public, qui
comprenait initialement 7 membres civils et un certain nombre de militaires,
d’officiers supérieurs : le colonel Ducasse, Trinquier, le colonel Thomazo et
le général Massu qui assurait la présidence. Donc, activité insurrectionnelle
nettement caractérisée… Il n’y a toujours pas prescription !
Au cours de cette période, nous vîmes arriver la deuxième équipe,
l’équipe organisée, les « porteurs de serviettes ». À 9 heures du soir ils
s’infiltrèrent dans ce Comité de salut public avec d’ailleurs beaucoup
d’efficacité. On voit surgir, à cette date, un certain nombre de personnages
dont j’aurai l’occasion de reparler lors de mon exposé : M. Lucien Neuwirth
– il a joué un rôle peu glorieux : il était portier, il ouvrait la porte et il fermait
la porte !… ; M. Delbecque est un monsieur qui sait ce qu’il veut, il a une
certaine efficacité. Des officiers, et cette situation fut consolidée le lendemain
de la manière que l’on sait : le général Salan fut acclamé et, en tant que
commandant en chef, couvrant l’initiative prise par son subordonné le
général Massu, le Comité insurrectionnel de salut public se trouvait confirmé
dans les faits, la légalité eut lieu.
Cependant, pour éclairer la suite, il faut quand même évoquer ce dont
mon ami M. Arnould vous a parlé tout à l’heure : c’est quelque chose de
nouveau, de surprenant dans la situation algérienne du moment. C’est la
fraternisation. Je sais, on a beaucoup ironisé par la suite en disant : c’était
truqué. Eh bien, non, ce n’était pas truqué ! Il y a eu un miracle, un vrai
miracle et nous l’avons vécu. Je me souviens ce soir-là, j’étais tout en haut
sur la terrasse du Gouvernement général. On a vu arriver au pas de charge des
milliers, des dizaines de milliers de musulmans criant : Algérie française. Ils
criaient : Algérie française, pourquoi ? Parce qu’ils avaient senti enfin la
détermination des Européens de sauver la patrie commune et de demeurer
effectivement. À côté de moi, il y avait un certain nombre de jeunes du
troisième régiment de paras, au visage un peu aiguisé, un peu vieilli avant
l’âge par les épreuves et les combats et l’un d’eux pleurait en regardant de
très haut cette foule. Il avait vingt et un ans, il pleurait et il dit, ce jour-là :
« Ça, c’est notre récompense ! » Avoir gâché ça, Monsieur le Président, ça ne
pourra pas s’oublier ni se pardonner.
13
[C]omme tout le monde, j’ai vécu cette journée du 4 juin . Elle est
importante. Les premiers à accueillir le nouveau président du Conseil –
autorité légale de la République – furent les membres du Comité de salut
public du 13 mai sur l’aire d’atterrissage d’Alger-Maison-Blanche et je dois
dire que le général de Gaulle se montra bienveillant pour tous, serra
affectueusement les mains de tous ces horribles révolutionnaires ! Nous
fûmes d’ailleurs, solennellement, avant tout corps constitué, reçus par lui au
palais d’Été. Nous avions désigné deux porte-parole. L’un était le
général Massu, notre président ; l’autre était M. Ali Mallem. Le
général Massu exprima, en termes simples, la volonté très nette des membres
du Comité de salut public de voir consacrer enfin, par la voix et l’autorité
retrouvée du général de Gaulle, la souveraineté française indiscutable sur les
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départements algériens. Quant à M. Ali Mallem , il nous surprit beaucoup,
car, non content de faire un discours intégrationniste, il fit un plaidoyer fort
éloquent pour l’assimilation et dit très nettement, avec le verbe assez haut, au
général de Gaulle : « Et nous ne sommes pas là pour faire la révolution en
pantoufles ; nous savons ce que nous voulons. Nous voulons non seulement
que les gens ici soient des Français à part entière, mais supprimer, balayer ce
statut personnel. » Il a beaucoup évolué depuis !
Au cours de l’été, comme tous les membres du Comité de salut public
Algérie-Sahara, dans la mesure de nos moyens, nous avons participé à la
campagne du référendum. Nous avions entendu cette promesse formelle et
solennelle : il n’y a plus désormais que des Français à part entière.
Aujourd’hui et pour toujours, nous savions où nous allions, la voie était
tracée. Il n’y avait donc plus de problème et il fallait que toutes ces énergies
s’assemblent pour atteindre le but enfin clairement précisé. D’ailleurs, le
général de Gaulle nous confia une mission qui était l’intégration des âmes,
c’était une noble mission. C’était donc une reconnaissance plus qu’implicite
de la valeur et de l’utilité du Comité de salut public du 13 mai.
La portée du référendum fut très nettement précisée. Le « oui » – et c’est
le général de Gaulle lui-même qui le disait : « Par votre “oui”, vous
montrerez votre volonté de vous comporter comme des Français. » Le
référendum eut le résultat que l’on sait. C’était l’euphorie générale. On dut
déchanter bien vite. Je dois dire qu’en Algérie, toute l’organisation des
comités de salut public n’avait pas ménagé sa peine et tous les gens qui y
travaillaient, à des titres divers, quels que soient les échelons de ces comités –
il y a des petits comités locaux jusqu’au comité suprême, Comité Algérie-
Sahara –, avaient cessé toute activité professionnelle ; des milliers de gens
ont préparé activement cette campagne du référendum. À peine ce résultat
fut-il acquis, on retira tous les militaires des comités de salut public. Or, ce
qui faisait la valeur, sur le plan intérieur et sur le plan international d’ailleurs
aussi, de ces comités de salut public, c’était cette union étroite de l’armée et
de la population de toutes confessions au sein de ces comités de salut public.
C’était la prolongation de cette véritable et totale fraternité née du 13 mai.
Il y eut quelques petits heurts, un certain nombre de mes camarades
étaient partisans d’une grève, j’en étais partisan au début puis je me rendis
compte que c’était probablement une erreur, qu’il nous fallait avaler cet
échec, cette désillusion, et, en définitive, je me prononçai contre la grève du
16 octobre 1958. Chacun d’ailleurs avait agi suivant sa conscience, chacun
reprit ses occupations et le Comité de salut public ne se réunit pratiquement
plus. Je me souviens, à ce moment-là, d’une conversation que j’eus avec
M. Lucien Neuwirth, je crois en présence de mon ami Arnould qui est là,
M. Neuwirth qui était très écouté à la présidence du Conseil, d’une part parce
qu’il est habile, d’autre part parce qu’il avait joué un rôle hautement
patriotique au cours des événements passés et avait grandement contribué à
mettre le général de Gaulle au pouvoir ! Et M. Lucien Neuwirth, devant mes
réserves qui commençaient déjà à se faire jour, me dit : oui, nous sommes
gaullistes, mais nous ne sommes pas Charles-de-Gaullistes ! Pour nous, le
gaullisme signifie la résistance à l’abandon, la résistance à tous les abandons.
Cet apaisement a été donné par un porte-parole officieux peut-être, mais
néanmoins fort autorisé.
J’ai décidé de me présenter aux élections législatives de novembre 1958.
[…] On m’a accusé quelquefois, souvent même, d’être un arriviste ! Or, dans
le même temps où je sollicitais un mandat parce que je pensais que si un jour
un danger, un péril grave devait se manifester, je serais à même de prendre
mes responsabilités, dans le même temps, je pris langue avec le colonel
Godard […]. C’est la fin d’une première période, et ceci est tellement net que
le lendemain de l’élection, rencontrant le général Massu, je lui dis : le sous-
lieutenant Pierre Lagaillarde est mort ; le député Lagaillarde existe !
Au seuil de cette deuxième période, il y eut une activité assez forcenée,
de tous d’ailleurs, car dans la nuit de l’élection, au moment où, vers 5 heures
du matin, quand le résultat définitif étant connu, on m’a demandé
d’enregistrer quelques phrases pour Radio-Luxembourg – ou Europe 1, je ne
sais plus –, j’ai lancé l’idée d’une réunion préalable de tous les nouveaux élus
d’Algérie à Alger, de telle manière que nous élaborions, préalablement à
notre venue à Paris et aux manœuvres dont nous pourrions être l’objet, une
charte commune. Charte commune à ces nouveaux parlementaires qui
portaient en eux l’espoir de l’Algérie française puisque, je le rappelle, à de
très rares exceptions près, à 95 %, les nouveaux élus étaient tous « Algérie
française ». Le projet parut inquiéter Paris. Je n’aurai pas la vanité de penser
que le voyage officiel qui eut lieu était exclusivement motivé par cette
menace, mais, enfin, il eut lieu très vite.
Le général de Gaulle vint à Alger.
Une mauvaise langue m’a dit, à l’époque, que… alors qu’il était avec le
général Salan, son fier compagnon, dans la voiture qui le conduisait au palais
d’Été, il aurait prononcé ces mots – peut-être que le général Salan, quand il
viendra à cette barre, confirmera ou infirmera… ce renseignement m’a quand
même été donné pour exact –, le général de Gaulle dit au général Salan :
« Salan, vous paierez cher d’avoir laissé élire Lagaillarde !… »
Il me reçut, néanmoins. Il montra à mon égard une grande cordialité, et il
m’accorda une audience privée au palais d’Été ; c’était la première, ce fut la
dernière…
(Sourires.)
Tout de suite, le Général me dit :
« Ce projet que vous avez manifesté d’un groupe d’élus algériens, un
groupe monolithique, ne me paraît pas souhaitable. Il y a une certaine
contradiction – l’argument devait être repris par la suite – entre votre volonté
affirmée d’intégration et la création d’un groupe qui apparaît comme un
groupe sécessionniste au sein de l’Assemblée. Fondez-vous dans le reste des
groupes politiques, suivant votre tendance ! »
Je ne répondis rien.
Alors le général de Gaulle m’a dit :
« Vous ferez ce que vous voudrez, car vous êtes libre ! »
Un deuxième point reste à aborder, parce que c’est à ce moment-là que je
fus autorisé à prendre la parole, à exprimer quelques desiderata.
Je lui dis :
« Enfin, mon général, incontestablement, pour l’Algérie, après cette
campagne intense faite par l’armée française, sur vos propres instances, le
oui, notre oui quasiment unanime, signifie pour tous : Oui à l’Algérie
française, oui à l’intégration, oui à la fraternité !… alors que le non de la
15
Guinée … Il a suffi de quelques petits porteurs de pancartes à Conakry pour
que, mon Dieu ! un territoire fort important sorte illico presto de la
Communauté française ou, à l’époque, de l’Union française ! »
Le général de Gaulle m’a répondu :
« Oui, oui ! ce référendum a été un succès éclatant ! Mais vous avouerez
tout de même que ma personne y a été pour quelque chose ! »
(Sourires.)
Et, troisième point – à mon sens le plus important –, je lui dis :
« Nous ne savons pas exactement ce que doit être le devenir politique de
l’Algérie française, les modalités ; mais nous savons ce que nous ne voulons
pas ! Ce que nous ne voulons pas, c’est une décentralisation politique ! »
Là, le général de Gaulle s’est fâché et m’a dit :
« Et vous en avez eu beaucoup de décentralisations politiques, depuis que
je suis là ? »
Cette affirmation catégorique était implicitement une promesse, à mon
sens. Elle n’a pas été tenue.
Après bien des difficultés – car les manœuvres que je redoutais eurent
lieu dans les couloirs de l’Assemblée –, je réussis à m’informer de cette
formation administrative des élus de l’Algérie et du Sahara – et j’ai la fierté
de penser que, mon ami Vinciguerra et moi, nous avons été l’un et l’autre les
promoteurs de cette charte du 9 décembre qui, d’une manière simple,
exprimait nettement la volonté de tous les parlementaires représentant toute la
population d’Algérie, quant au devenir de l’Algérie : c’était la charte de
l’intégration.
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Après l’élection à la présidence de la République , les premiers mots
prononcés par le chef de l’État inquiétèrent tout le monde, car on ne parlait
plus de Français. Ces premiers mots après l’élection étaient ceux-ci : on
parlait d’« Algériens ».
— Nous ne sommes pas des « Algériens », nous sommes des Français !
[…]
Le débat d’investiture s’engageait donc avec des menaces – il faut le
dire – assez certaines.
J’ai néanmoins voté la confiance à M. Michel Debré. Cela m’a valu
quelques désagréments ultérieurs, d’ailleurs ; mais je ne le renie pas, parce
que mon vote hostile ou abstentionniste aurait amené immédiatement la
cassure de cette formation administrative des élus de l’Algérie et du Sahara,
que nous avions eu tant de peine à constituer. Sachant bien qu’une partie des
gens qui m’avaient élu, et qui étaient contents de la nouvelle expression
politique de Paris, me reprocheraient ultérieurement ce vote, je le fis
cependant.
[…]
M. Michel Debré effectua alors un voyage officiel à Alger. Et comme je
le présumais, comme je le pressentais, une partie – ah ! d’ailleurs, à ce
moment-là, assez infime – de la population tenait à exprimer publiquement
son mécontentement. Mais de mon côté, je pensais… – car on nous
reprochait si souvent dans la presse de métropole d’être des « excités », de ne
savoir que « crier » –, je pensais qu’il ne fallait pas à ce moment-là
manifester. Et – je suis logique – j’ai tenu à accompagner le Premier ministre
au monument aux morts.
[…]
Dans le même temps, la formation administrative des élus d’Algérie et du
Sahara m’avait désigné pour être un des représentants de la France à
l’Assemblée européenne de Strasbourg.
Mon activité était donc triangulaire ; j’allais de Paris à Alger et
Strasbourg. Je suis un « Européen » très convaincu, et je voulais m’initier aux
coutumes de ce qui doit être le devenir du monde européen.
Seulement, au mois de mars 1959, d’une manière un peu inhabituelle, le
président de la République tint une « table ronde », une conférence de presse
– la première – à l’Élysée.
Il y avait des choses inacceptables. — Je dis toujours ce que je pense !
J’ai tenu, le lendemain, dans une petite conférence de presse… à Alger, à
exprimer mon point de vue. Le titre était simple : « Je ne suis pas d’accord
avec le général de Gaulle »… et voici pourquoi :
— Quand on reprochait cent trente ans d’incertitude… non, c’est
inacceptable !
— Inacceptable aussi, de voir d’une manière officielle, sans arrêt, cette
« paix des braves » – qui était en fait pratiquée sur le terrain –, mais qui était
exploitée par la propagande ennemie pour montrer que le combat du FLN
devait continuer, que le FLN ne bougeait pas de sa position de principe,
cependant que la France semblait venir à lui… […]
J’ai exprimé donc par cette conférence de presse ma première opposition
publique à la politique qui était alors suivie par Paris.
La deuxième étape de cette opposition qui commençait à se manifester,
en ce qui me concerne : une intervention à la tribune de l’Assemblée
nationale, au sujet de la politique étrangère. Ah ! il est bien beau,
évidemment, de faire des rodomontades à l’égard de l’Union soviétique, mais
nous aimerions – et je le disais – que cette fermeté s’exerce dans les faits à
l’égard de la Tunisie et du Maroc !
Tout le monde sait très bien que si la guerre d’Algérie peut encore
continuer, c’est grâce à la présence de ces bases de départ ! Et je disais qu’il
fallait rappeler à M. Bourguiba les principes sérieux du droit international.
Ou M. Bourguiba était neutre, et qui dit neutre dit internement de troupes en
armes se trouvant sur le territoire tunisien – ou cobelligérant : alors que
M. Bourguiba ne s’étonne pas de réactions éventuelles de l’armée française !
C’était une deuxième forme d’opposition.
Arriva alors l’anniversaire du 13 mai 1958.
Évidemment, c’est gênant, c’est fort gênant… L’origine de cette
e
V République gêne un peu ceux qui exercent actuellement le pouvoir. Et on
tenait quand même, pour ce premier anniversaire, à ce qu’il soit célébré avec
beaucoup d’éclat, pour montrer le succès remporté par la politique
gouvernementale, le prestige dont jouissaient nos hommes politiques sur tout
l’ensemble de la population en Algérie ! Les membres du Comité de salut
public du 13 mai, pour leur part, avaient l’impression d’être un peu les
dindons de la farce et d’avoir été bernés, d’avoir été – comme le disait mon
ami Pérez – les « naïfs » !
On alla jusqu’à proposer des petites Légions d’honneur
(Sourires.)

… [à] un petit contingent de Légions d’honneur à titre exceptionnel, pour


récompenser le zèle déployé dans l’insurrection du 13 mai par un certain
nombre de gens !
Rien n’y fit…
Et à cette époque, une bonne partie – plus importante qu’auparavant – de
la population d’Alger tenait non seulement à ne pas s’associer à cette
cérémonie qui présentait quelque caractère folklorique, mais à manifester son
hostilité.
Pour ma part, je devais prendre position ; j’avais été le principal acteur du
13 mai. Je fis, le 11 mai 1959, une conférence de presse – j’insisterai quelque
peu, car certains éléments de cette conférence de presse sont relatés dans
l’acte d’accusation –, je disais ceci :
« Moi, je ne fais pas d’activisme en Algérie, je suis député d’Algérie. Je
ne m’associerai pas pour autant aux manifestations officielles, je ne serai pas
dans la tribune officielle, je ne serai pas sur le podium… D’un autre côté, je
ne crois pas que ce soit le moment de faire de cet anniversaire du 13 mai une
journée de deuil… »
Ma position était donc une position moyenne, néanmoins beaucoup plus
près de ceux qui manifesteraient leur hostilité que de ceux qui voulaient
célébrer dans l’enthousiasme.
[Lagaillarde fait le récit d’une manifestation hostile improvisée aux
abords du monument aux morts et rapporte les consignes de calme et de
prudence que, craignant une provocation, il adresse à la foule.]
Le 13 mai s’est déroulé. À mon sens, cela n’a pas été un succès ; il
manquait ce véritable courant d’enthousiasme, sincère, non provoqué, qui
pendant des jours et des jours, des semaines, du 13 mai au 4 juin 1958, avait
animé les centaines de milliers de personnes venues de tous les coins
d’Algérie qui se pressaient sur le Forum.
Je suis rentré à ce moment-là à Paris, car le débat – le premier débat – sur
l’Algérie devait s’ouvrir au mois de juin, au début du mois de juin 1959.
C’était une bataille importante ; on avait réussi jusque-là, par des artifices
de règlement ou de procédure, à éluder le véritable débat essentiel qui
conditionne toute la vie politique de la Nation. […] [J]’intervins à titre
personnel au cours du débat sur l’Algérie.
Je dis :
« Vous nous dites, Monsieur le Premier ministre, que votre politique est
faite de certitude ; mais, à côté de ces affirmations toujours solennelles et
toujours émouvantes, il y a les réalités ; il y a la réalité des directives données
à l’administration civile et militaire en Algérie… Et une circulaire du 10 mars
1959 était fort inquiétante, mais portait la griffe, la signature du Premier
ministre. Cela, ce sont des textes officiels, ce sont des directives que toute la
hiérarchie civile et militaire est tenue ensuite d’appliquer. Vous nous dites
que vous allez punir les véritables coupables de la rébellion algérienne. Moi,
je constate que M. Ferhat Abbas n’est pas inculpé, que la plupart des
dirigeants en Tunisie – et j’en prends pour confirmation une phrase récente
de M. Michelet à une question qui lui a été posée –, la plupart des dirigeants
de la rébellion, coupables indiscutablement d’atteinte à l’intégrité du
territoire, ne sont pas l’objet d’information. Je constate que M. Messali Hadj,
président d’un mouvement subversif – qui, théoriquement, est dissous –, peut
impunément donner des conférences de presse à Chantilly, recevoir les
journalistes français et étrangers, entouré de gardes du corps du MNA,
armés… »
J’ajoutai :
« Monsieur le Premier ministre, je regrette qu’il n’y ait pas un vote qui
puisse sanctionner l’opposition, désormais – je le crois – définitive, qui existe
entre la politique du gouvernement, telle qu’elle est suivie actuellement, et
moi. »
Cette prise de position fracassante n’a pas été évidemment très bien
accueillie.
Je partis siéger à Strasbourg au mois de juin, et mon activité au cours de
l’été 1959 fut pratiquement apolitique. Je n’ai rien fait d’extraordinaire
jusqu’au début du mois de septembre 1959, parce que, là, on annonçait avec
un luxe de détails suggérés d’avance cette fameuse déclaration qui devait
bouleverser la situation intérieure et extérieure concernant le problème
algérien. C’était la déclaration du 16 septembre. […]
J’ai regagné l’Algérie le 25 ou le 26 septembre, je ne sais pas exactement.
Je fis une conférence de presse le 29 septembre 1959. Donc j’avais pris treize
jours ou quatorze jours de réflexion. Je tenais à exprimer l’opposition non
passionnelle, que je voulais, ou que j’essayais de rendre réfléchie. Et je
voulus aussi tracer le bilan de quinze mois de gouvernement de la
e
V République, dans tous les domaines. Je fus amené à parler, au début, de la
Communauté. Je disais que ce bel espoir de la Communauté franco-africaine,
un an plus tard, commençait à s’effriter, puisque déjà le Mali faisait
sécession. De fait, à l’heure où je parle, Monsieur le Président, Messieurs, il
n’y a plus désormais qu’une Afrique d’expression française. Je parlais de
l’Europe. Ah bien sûr ! le gouvernement est européen, mais européen du bout
des lèvres, parce que moi, j’avais pu mesurer, dans les couloirs de
l’Assemblée de Strasbourg, les petites manœuvres fort curieuses, qui
tendaient à paralyser de fait l’Europe des Six. Je prévoyais déjà les menaces
qui pesaient sur l’alliance atlantique, l’OTAN. Ces menaces se sont
confirmées depuis. Et enfin, j’abordais le problème algérien.
On me reproche souvent d’être trop direct. C’est mon caractère, je n’y
peux rien. J’ai dit, en ce qui concerne le problème algérien, que c’est une
« politique de trahison ». Oui, parce que c’est absolument inconstitutionnel,
l’autodétermination, c’est en fait une autodestruction de la nation. Il n’est au
pouvoir de personne, même pas du peuple français par voie de référendum,
d’arracher une partie du territoire national du sein de la République. Nous
avons perdu l’Alsace-Lorraine en 1870, mais parce que nous étions battus,
nous subissions la loi du vainqueur. Or, en Algérie, nous sommes vainqueurs
sur le terrain, et nous allons perdre la bataille politique ? C’est scandaleux !
Un nouveau débat devait s’engager au début du mois d’octobre, mais sur
interpellation d’un journaliste qui me demandait : quelles conséquences tirez-
vous de cette prise de position évidemment un peu fracassante et
catégorique ? Je dis : « C’est simple : la Constitution donne au Parlement la
possibilité de renverser le gouvernement. » Et je n’excluais pas, au contraire,
je prévoyais, dans l’immédiat, une solution légale pour mettre fin à ce
discours désastreux, et pour empêcher l’autodétermination d’entrer dans les
faits.
Ce débat s’est engagé en octobre.
[Lagaillarde vote contre le gouvernement.]
Je suis rentré en Algérie, et nous eûmes le deuxième coup de matraque,
17
comme dit mon ami Pérez, à l’occasion du discours du 11 novembre 1959 .
C’était, à mon sens, encore plus catastrophique que le précédent, parce que
voir déplorer ces sacrifices consentis par les rebelles et ne pas honorer ceux
consentis par l’armée française et les musulmans fidèles, c’est absolument
intolérable ! et ceci était contenu dans le discours du 11 novembre.
On nous reprochait souvent, de l’autre côté de la Méditerranée – là je me
place dans la partie sud –, de ne pas être unis, de ne pas nous entendre. Et je
dois dire qu’on exploitait même, on augmentait, on amplifiait ces divisions.
Nous étions tous unis, car nous avions tous en commun un idéal unique,
essentiel : la défense de la souveraineté française sur les départements
algériens. Les idées politiques des uns et des autres les regardent, mais il y
avait un certain nombre de leaders patriotes à Alger, et l’union existait, il
fallait la consacrer dans les faits. Ce qui explique la création de cet
organisme, absolument inoffensif croyez-le bien, Monsieur l’Avocat général,
qui s’appelait le Comité d’entente des mouvements nationaux. Je veux en
parler, car j’ai été amené à y siéger à titre personnel. Il y avait Auguste
Arnould et quelques autres du Comité d’entente des anciens combattants dont
la position nationale est connue. Le Comité d’entente exprimait, à l’occasion
de certaines circonstances, sa position dans des communiqués. Il y avait un
certain nombre de mouvements, et j’ai eu l’occasion de revoir des gens, des
amis d’ailleurs, que je n’avais plus revus depuis très longtemps. Nous
siégions très souvent à Alger, en fait une fois par semaine. Ça se passait
souvent le jeudi. Ce comité fut formé fin novembre 1959, il eut donc très peu
d’activité. Notre premier souci fut d’ailleurs de lancer une collecte pour les
sinistrés de Fréjus. Ce n’est pas, je crois, une activité révolutionnaire,
Monsieur l’Avocat général ?
Dans le même temps, la deuxième occupation de ce Comité d’entente fut
la réception à Alger, très officielle, du président Georges Bidault. J’ai assisté
à la réunion préparatoire, ça n’avait absolument rien de subversif, on fixait les
modalités de ce voyage, et durant ce séjour on organisait cette manifestation à
Saint-Eugène, on prévoyait les gens qui devaient se trouver dans la tribune
d’honneur, comment le service d’ordre nécessaire dans de telles circonstances
devait être fait, par qui devait-il être assuré. Tout ceci se passait au grand
jour, au troisième étage de la Maison des Étudiants, et je ne vois pas ce que
l’on peut trouver de secret, de clandestin dans ces activités.
Le président Bidault vint à Alger. Il prit la parole à Saint-Eugène, j’étais
moi-même dans les tribunes officielles. Il exprimait, et il avait le droit de
l’exprimer en tant qu’ancien président du Conseil national de la Résistance, il
exprimait ce que beaucoup d’hommes politiques, beaucoup de leaders de
mouvements nationaux, en France et en métropole, pensaient : que nous
allions à la catastrophe sur le plan algérien.
Cette réunion se déroula dans le calme. Elle n’eut rien de subversif. Et les
vacances de Noël survinrent. Il y avait un malaise général. Tout le monde
attendait que l’on transcrive en faits, en réalités politiques, que l’on mît en
pratique les intentions graves, illégales, illégitimes, inscrites dans les deux
discours du 16 septembre et du 11 novembre.
On sentait que l’Algérie allait connaître des jours sombres. Elle connaît
aujourd’hui encore des jours beaucoup plus sombres.
[Suspension d’audience.]
Le PRÉSIDENT. — L’audience est reprise. Pierre Lagaillarde, continuez
vos explications.
PIERRE LAGAILLARDE. — Monsieur le Président, j’ai terminé tout à
l’heure l’exposé des deux premières périodes importantes de mon existence.
Le premier acte était celui de l’espoir, le second est celui de l’indécision, le
troisième est celui de la détermination. Il sera dramatique.
Je vous ai dit, en conclusion de mon premier exposé, qu’un malaise lourd
régnait à Alger, dans les derniers jours de l’année 1959. Les raisons, je les ai
exposées : tout le monde attendait, et on va voir progressivement, dans les
premiers jours de l’année 1960, se produire un certain nombre de faits,
d’événements, qui aboutiront à la semaine insurrectionnelle.
[Lagaillarde rappelle des événements déjà évoqués par le colonel
Gardes, en particulier la recrudescence des attentats FLN dans la région
algéroise à la fin de l’année 1959 et au début de 1960, de même que
l’existence de rumeurs.]
Ces rumeurs étaient de deux sortes, et comme l’a dit excellemment le
colonel Gardes, elles se sont avérées parfaitement exactes.
La première, c’est qu’il va y avoir, le 22 janvier, une conférence très
secrète, à l’Élysée, sous la présidence du général de Gaulle.
À cette conférence très secrète – ce qu’il y a de curieux, c’est qu’on
éprouve le soin, quinze jours avant, d’annoncer que la conférence sera très
secrète –, à cette conférence assisteront le délégué général, Paul Delouvrier,
le général Challe, commandant en chef, ainsi que les trois généraux
e
commandant les trois corps d’armée, qui composent la 10 Région militaire,
et des gens, toujours bien informés, laissent entendre qu’un certain nombre de
mesures pratiques, de réalisations politiques seront mises en place, seront
définies, seront réglées, au cours de cette conférence du 22 janvier. On
espère, à Paris, que l’autorité du chef de l’État permettra d’amener à
composition les quatre officiers généraux qui doivent se rendre à Paris pour
cette conférence, et dont on sait quand même qu’à des titres divers, ils
considèrent avec une certaine circonspection, une certaine réticence,
l’orientation politique qui, désormais, doit être arrêtée et fixée.
18
Le deuxième facteur, lui, est le discours du 29 janvier parce
qu’actuellement, et depuis un certain nombre de mois, c’est la politique des
discours. Tout ce qui existe, ou devrait exister comme corps constitués,
Parlement, gouvernement, semble ne compter que pour peu de chose, et l’on
précise que ce discours du 29 janvier sera la publication urbi et orbi des
intentions précisées, définies, fixées, dans cette conférence préalable.
La manœuvre est simple : on réunit, on essaie de convaincre, de manière
à museler éventuellement toute opposition, qu’elle soit de fait, ou verbale,
préalablement, puis de s’assurer de la fidèle exécution de la part des agents
du pouvoir.
On annonce au peuple, et on entoure cette Algérie algérienne, cette
République algérienne, de grands mots d’honneur, de dignité, d’union
nationale…
C’est le deuxième facteur qui constitue, qui crée, outre ce chagrin, cette
douleur de voir chaque jour tomber des gens que l’on connaît, que l’on aime,
l’angoisse de demain.
[Lagaillarde fait état d’une rencontre qui a eu lieu à cette époque entre
lui et le général Massu au cours de laquelle l’ancien président du Comité de
salut public du 13 mai 1958 lui expose son opposition formelle à la ligne
politique adoptée par le gouvernement et son intention d’exprimer fermement
sa position.]
Je me suis bien gardé, et j’insiste, de diffuser les résultats de cette
entrevue.
Dans le même temps – je m’excuse, mon plan n’est pas très clair en ce
moment, mais je veux bien faire comprendre, presque au jour le jour, ce qui
s’est passé –, dans le même temps, les agriculteurs, inquiets, désespérés, se
rendirent en délégation auprès des diverses autorités civiles et militaires, et il
fut prévu qu’on allait constituer des groupes d’autodéfense, composés
presque exclusivement de civils, que ces civils allaient être armés, pour
pouvoir plus efficacement se défendre contre les coups que portaient les
rebelles, parce qu’il y a un côté curieux, c’est qu’en Algérie, un petit nombre
de gens seulement ont le droit de porter des armes. Beaucoup de gens ont des
autorisations de détention d’arme, mais très peu de gens, même ceux qui sont
très exposés dans le bled, ont en principe le droit de circuler armés. Or, il est
bien évident que ce n’est pas à son domicile que l’on est menacé, mais
lorsqu’on circule à travers les diverses propriétés, où l’on effectue la paie des
ouvriers.
Toujours dans le même temps, il fut prévu une réunion de la Fédération
des maires, qui était une réunion fort importante, car à ma connaissance la
Fédération, la nouvelle Fédération des maires, telle qu’elle résultait des
élections municipales du printemps 1959, n’avait jamais collégialement
exprimé un avis.
Sur ces entrefaites survint la bombe Massu. […]
Le 22 janvier, je crois, ou dans la journée du 21, nous apprîmes non
seulement que le général Massu était relevé de son commandement, qu’il ne
regagnerait pas l’Algérie, que, comme un malfaiteur, il n’aurait pas la
possibilité de revenir ramasser ses bagages, et que ce sol, où il avait tellement
lutté et combattu, lui était désormais interdit et fermé, mais encore – ce qui
était pour moi grave – qu’il ne devait pas participer, qu’il ne devait plus
participer à cette réunion secrète des principaux responsables, à l’échelon
gouvernemental, sur l’Algérie. Pour moi, qui savais, qui étais assuré, parce
qu’il me l’avait dit, que sa position lors de cette conférence devait être ferme,
précise, exprimerait vraiment le sentiment de la quasi-unanimité de la
population et des diverses collectivités locales, j’éprouvai à ce moment-là une
très grande appréhension.
[…]
Alger est une ville curieuse. Elle est très grande, très peuplée, très
étendue, très diverse dans ses quartiers, mais il y a quelques endroits,
quelques lieux publics, des cafés essentiellement, où les gens, sans se
concerter au préalable, ont pris l’habitude depuis que les événements sont ce
qu’ils sont, de venir aux nouvelles et de se rencontrer dans les périodes de
crise.
Les divers responsables, à tous les échelons, les leaders de mouvements
nationaux ou patriotiques, ou les hommes politiques comme les députés, vont
dans ces cafés pour s’informer, rencontrer des amis et échanger des points de
vue.
Le restaurant des Sept Merveilles est l’un de ces lieux, situé très près,
d’ailleurs, du Gouvernement général ; on y voit tous les soirs beaucoup de
monde, et il est toujours possible, dans ces conditions, de s’informer en y
mangeant. Je ne sais pas qui m’a avisé, ce soir-là, le 22 janvier, que beaucoup
de monde s’y trouvait, que j’avais des chances de rencontrer un certain
nombre de leaders. Je suis monté à ce restaurant, à 10 heures du soir, j’y ai
rencontré Ortiz.
Vous savez qu’Ortiz et moi nous avons des rapports d’amitié. Nous ne
sommes pas toujours d’accord, il y a entre nous des tiraillements, comme
entre gens qui ont des caractères bien tranchés. Il est leader d’un mouvement
politique et patriotique, je suis député, ce n’est pas tout à fait pareil. Nos
responsabilités sont différentes, mais une amitié sincère, je crois, nous lie.
Je lui ai posé la question, je lui ai dit : « Joseph, que fais-tu demain ? Que
se passe-t-il ? » et il m’a dit : « Je ne fais rien, les circonstances ne sont pas
favorables, il faut attendre. » C’était d’ailleurs mon point de vue, je voulais
attendre que Paris jette le masque.
[…]
Au matin, 8 heures, 8 h 30, samedi matin 23 janvier, je constate que la
ville commence à se mettre en grève. J’apprends, par des rumeurs, par des
gens – je connais tout le monde –, que Bab-el-Oued et Belcourt sont en
grève, que la grève s’étend au centre de la ville.
Dans le café, on m’interpelle et on me dit : « Lagaillarde, que se passe-t-
il ? » et je dis : « Je n’en sais rien », mais à ce moment-là, je prenais
conscience que la situation devenait sérieuse, car la grève générale à Alger, la
grève générale dans une ville de 700 000 habitants est une chose
extrêmement sérieuse.
Je me suis alors rendu à ce qu’on devait appeler plus tard le PC des
parlementaires. […] J’ai rencontré un certain nombre de mes collègues. Il y
avait le député Laradji, qui rentrait de Paris, et qui m’a dit, personnellement,
ce que lui avait dit le général de Gaulle. Les propos qui ont été évoqués
l’autre jour, à cette barre, dans ce box, sont exacts. Devant un Laradji, qui est
caïd de M’rad, qui est un homme qui a combattu pour le drapeau, qui disait
au général de Gaulle : « Mais, mon général, que va-t-il arriver ? — Ne vous
inquiétez pas, on vous regroupera. — Mais, mon général, nous allons
souffrir. — Eh bien, vous souffrirez. » Tout le monde était extrêmement
monté.
Nous étions dix parlementaires d’Algérie, neuf députés et un sénateur ;
e
figurait également M Biaggi, qui était venu en voyage d’affaires. Nous avons
décidé en commun, tous ensemble, parce qu’il fallait bien faire quelque
chose, de tirer la conclusion de cette grève générale, qui semblait annoncer au
moins une manifestation de la ville. Le 13 mai avait commencé comme ça :
grève générale le matin, manifestations l’après-midi. Nous avons rédigé en
commun – je n’y ai pas pris de part particulière, si je l’avais fait tout seul, je
le dirais – un message destiné au président de la République. Je ne me
souviens plus des termes exacts de ce message commun, contresigné par nous
dix. Je sais qu’il se terminait par cette expression « et décident de s’opposer
de toutes leurs forces à un pouvoir qui procède de l’illégalité et de
l’illégitimité ».
À ce moment-là, il était prévu que M. Delouvrier nous recevrait en fin de
matinée. Mois, j’étais alors, personnellement, opposé à cet entretien, parce
que, pour moi, député, M. Delouvrier était un fonctionnaire, et je sais qu’il
aurait été incapable, avec la meilleure volonté du monde, d’apaiser mon
inquiétude politique. Seul le gouvernement aurait pu le faire. Lui, aurait pu
enregistrer, mais l’honnêteté lui commandait de se taire. Donc, visite sans
efficacité directe. Mes neuf collègues se rendirent néanmoins à cet entretien,
et décidèrent de remettre solennellement ce message, destiné au président de
la République. Il était prévu initialement qu’il n’y aurait pas d’entretien ; que
les parlementaires ne diraient rien, poseraient le message sur la table du
délégué général, et partiraient.
Il y avait encore – là c’est peut-être un peu à cause de moi, en fait – un
café ouvert dans le centre, c’était l’Otomatic. Alors que je commençais à
déjeuner, je reçus un coup de téléphone émanant du 4, boulevard Laferrière,
qui est l’adresse parlementaire à Alger des députés Lauriol et Marçais, le PC
parlementaire, me demandant de venir. Ils m’expliquèrent alors qu’ils avaient
effectivement remis le message à M. Delouvrier, mais que devant les
objections présentées par celui-ci, ils avaient donné l’assurance qu’ils ne
donneraient pas de publicité à ce message.
En fait, ils ne l’ont même pas remis. Ils sont revenus honteux, sans même
avoir eu la décision de remettre un message politique, qui exprimait leurs
sentiments profonds. Je leur ai dit alors – je dois dire que je me suis mis
effectivement en colère –, je leur ai dit : « Nous entrons dans une période qui
va être extrêmement difficile. Il faut nous “assumer” comme parlementaires,
comme représentants du peuple. C’est le moment ou jamais. Moi, je n’ai rien
promis. Je prends donc à mon compte exclusif cette motion, ce message, et
pour ne pas vous gêner, quoique vous l’ayez signé et qu’il exprime ce que
vous pensez, je remplacerai les “Nous” par des “Je”. »
Je l’ai fait. J’ai appelé un reporter de l’Agence France-Presse, et j’ai
remis le message ainsi transformé. Je dois dire qu’on me l’a représenté
ensuite à l’instruction ; il m’a paru effectivement qu’avec des « Je » c’était un
peu plus insurrectionnel qu’avec des « Nous ».
[Lagaillarde poursuit son récit de la journée du 23 janvier et des
différentes rencontres qu’il fait à ce moment-là. Dans la soirée, il prend
l’engagement auprès du docteur Pérez du FNF de soutenir la manifestation
prévue pour le lendemain. Et, au cours de la nuit, il s’enferme dans le bastion
de la Faculté entouré de ses camarades.]
Au matin, vers 6, 7 heures, je donnais toujours mon accord, mon
adhésion à cette manifestation, car je savais, ou je pressentais – j’en ai eu
d’ailleurs confirmation dans la matinée, je vous en parlerai dans un instant –,
qu’il y avait un certain appui militaire à cette manifestation. Mais d’un autre
côté, si j’apparaissais dans une manifestation où il y avait vingt-cinq mille, ou
trente ou quarante mille personnes, dans cet état d’esprit, on allait crier : « Au
GG, Lagaillarde, au GG ! » et cela, je ne le voulais pas. Par contre, je voulais
prendre mes responsabilités.
J’ai pris une solution moyenne qui était d’occuper militairement la
Faculté pour faire un acte, je l’ai dit et je le pense toujours, un acte
insurrectionnel limité et statique. Je voulais que Paris sache, que les
responsables des pouvoirs publics le sachent aussi, que tous les officiers
généraux supérieurs de France et d’Algérie prennent conscience de ce fait, et
peut-être, à ce moment, Paris prononcerait-il enfin les phrases que l’Algérie
attendait depuis un an et demi.
À 7 heures du matin, donc, je donne l’ordre de faire garder militairement
les deux entrées principales de la Faculté. […]
En ce qui me concernait, j’ai demandé à un ami d’aller me chercher sa
tenue de parachutiste. Ce n’était pas la mienne initialement. Donner des
ordres à des UT, tenir à donner un aspect militaire à cette Faculté, qui est
pour moi et je l’ai dit, un symbole, le haut lieu de la pensée française en
Algérie, cette occupation par le député d’Alger du symbole français sur la
terre algérienne, m’imposait de me mettre en tenue et j’ai revêtu une tenue de
parachutiste.
Vers 10 heures du matin, parce que le temps a passé vite, ou plus
exactement un peu avant 10 heures, j’ai eu confirmation de l’accord de
certaines autorités militaires pour ces manifestations. On m’a dit : « Trois
coups de téléphone ont été donnés à Paris et le général Massu, tout en
recommandant le calme, demande qu’il y ait une manifestation », ce que je
pressentais dans la nuit.
On a dit aussi, mais là c’est très différent, que les unités parachutistes qui
dépendent, en principe, du commandant en chef puisqu’elles font partie des
er er
réserves générales que donnent les trois régiments, le 1 REP, 1 RCP et
e
3 RPIMA étaient venues à Alger sans ordre. Je ne sais pas encore
aujourd’hui si c’était vrai.
[Lagaillarde se livre à un récit détaillé de ses faits et gestes au cours de
la journée du 24 janvier. Il a l’occasion de se réjouir de l’appréciation
favorable de beaucoup d’officiers quant à son action et à celle de ses
camarades. Au sujet des barricades elles-mêmes, il ne conteste pas que
« trois petits barrages » ont été édifiés sur son ordre aux abords de la
Faculté mais, affirme-t-il, « je ne suis pas l’auteur de l’origine des
barricades, je ne suis pas l’inventeur de la chose ». Pour le reste, ses
initiatives, d’après ses dires, ont essentiellement consisté en des appels au
calme, notamment à la suite de la fusillade.]
Il est 9 heures [9 heures du soir, le 24 janvier]. À ce moment-là un
officier, c’est je crois, oui… l’aide de camp du général Gracieux, est venu me
trouver. Il était accompagné de Forzy qui, je crois, connaissait beaucoup
mieux que moi le général Gracieux puisque, avant ces événements je ne le
connaissais pas du tout, et le capitaine Heuxe – je crois que c’est son nom –
m’a dit que le général voulait me voir. Cette entrevue devait se passer à
Hydra. Hydra, c’est très loin, c’est sur le haut d’Alger, c’est environ à dix
kilomètres de la Faculté, mais j’acceptai. Je suis parti sans armes, en tenue
quand même, avec ces deux mêmes journalistes dont je parlais tout à l’heure,
et le capitaine Heuxe, dans une petite Dauphine, je crois. Nous avons traversé
e
tout Alger et je suis arrivé au PC de la 10 division parachutiste, le PC
permanent qui est toujours installé à Hydra.
Le général Gracieux n’était pas là, mais je fus reçu – et je dois le dire
parce que c’est vrai – d’une manière extrêmement cordiale et chaleureuse par
tous les officiers présents qui me demandaient d’essayer de faire comprendre
au général Gracieux mon intention, ma détermination, qui était notre
détermination commune, disaient-ils.
Le général Gracieux est arrivé… je ne sais pas… beaucoup plus tard, vers
minuit peut-être. Nous eûmes une très longue discussion… – je dis
discussion, le mot n’est pas bien choisi, on devrait dire conversation. Il m’a
appris tout de suite qu’il était promu au commandement, au nouveau
commandement du secteur Alger-Sahel. Il me demanda mon appréciation de
la situation – elle était confuse – sur ce qui s’était passé dans cette journée.
« On m’a dit, et je pense que cela doit être vrai, qu’il y a eu une horrible
machination pour amener des Français à s’entre-tuer. Je pense surtout que si
une telle machination a réellement existé, elle a été mise en place (l’intention
était ancienne) dans l’après-midi, quand ceux qui avaient peut-être pour
mission de l’exécuter se sont rendu compte que justement, l’intention des
gens n’était pas une intention agressive et que même moi qui avais pris une
position, dirons-nous, d’insurgé, j’étais malheureusement un insurgé
statique. » Je lui ai dit que je ne bougerais pas de la Faculté parce que, au
fond, maintenant, la parole était à l’armée. Pour moi, il fallait dire et clamer
très fort d’Alger, et d’ailleurs, que la comédie était finie et que cette comédie
haïssable, qui avait appelé un an et demi après le 13 mai les Français à
s’entre-tuer devait cesser. Il me demanda si j’avais des intentions
offensives…, je ne sais pas pourquoi, il devait penser que j’avais l’intention
d’occuper la radio ou le GG. Non, ce n’était nullement dans mes intentions.
Je le lui dis et je lui donnai l’assurance que je ne bougerais pas, dans toutes
les acceptions du terme. Notre entrevue se termina de manière fort cordiale
[…].
[Lagaillarde poursuit son récit des journées d’insurrection. Il évoque, à
partir du lundi matin, l’ouverture d’une « période d’euphorie », malgré le
sang versé. Par ailleurs, il fait état, en particulier, d’une démarche émanant
du député gaulliste Lucien Neuwirth, proche du pouvoir, en vue de préparer
« en commun la solution la plus française ». Lagaillarde raconte de quelle
manière cette offre conciliatrice est rejetée par lui, en raison de la méfiance
que lui inspire le personnage, et commente avec une ironie amère la
proposition qui lui est faite, constatant que lui-même et ses amis, qualifiés
d’abord de « compagnons du 13 mai », sont dorénavant regardés comme
« des insurgés, des révolutionnaires, des comploteurs ». C’est sur cet exposé
qui s’achève avec la journée du mardi 26 janvier 1960 que se termine
l’audience du 15 novembre. Au cours de l’audience du lendemain,
Lagaillarde reprend le cours de ses explications, décrivant les événements
survenus le 27 janvier :]
Au début de l’après-midi du mercredi 27 janvier, deux voitures militaires
officielles, avec des officiers supérieurs et subalternes, vinrent séparément
chercher M. Ortiz et Pierre Lagaillarde, précédées de motocyclistes, si je ne
m’abuse. Ceux-ci se rendent très officiellement au corps d’armée d’Algérie, à
la caserne Pélissier. Je crois que c’était au début de l’après-midi. Il faut
décrire avec précision cette scène : les voitures s’arrêtent devant l’entrée
principale du corps d’armée d’Alger. Escortés des officiers qui nous
accompagnaient, Ortiz et moi franchissons le porche central ; les CRS qui
assurent le service d’ordre à l’entrée de ce bâtiment nous présentent les
armes, et nous gravissons les cinq étages du corps d’armée d’Alger pour nous
rendre dans la grande salle de « briefing » du corps d’armée d’Alger. Or, à ce
moment-là, je veux rappeler au tribunal une chose essentielle : c’est que le
général Crépin qui commande le corps d’armée d’Alger, et ce depuis le
23 janvier au soir, a déjà pris ses fonctions depuis de nombreux jours. Il se
trouve d’ailleurs là, mais nous ne le voyons pas, il est dans son bureau alors
que nous nous rendons dans cette salle de « briefing ». Je précise que j’étais
en tenue. Nous nous installons comme des gens de bonne compagnie autour
d’une table. Il y a là le général Arfouilloux, le colonel Gardes, le
colonel Broizat, le colonel Argoud, et deux civils que je ne connais pas mais
qui semblent être des fonctionnaires importants de la délégation générale.
Que va-t-il se dire et se décider au cours de ce « briefing » très officiel,
alors que – je m’excuse de le rappeler et d’insister – le général Crépin se
trouve dans son bureau, à dix mètres de là ?… Après une conversation fort
courtoise, nous tombons d’accord tous unanimement pour former un Comité
de sauvegarde nationale sous l’autorité de MM. Ortiz et Lagaillarde. Les
premières mesures que prend ce Comité de sauvegarde nationale, consacré,
approuvé par les militaires de haut grade, représentant l’armée française, qui
siégeaient autour de cette table, concernent la réglementation de la grève pour
permettre, comme j’en parlais hier, la reprise d’une vie plus normale à Alger.
Mais l’on précisait bien, dans ce communiqué, que le camp retranché
continuait d’exister et on invitait toute la population, après son travail, à venir
fort nombreuse pour soutenir l’effort des patriotes qui, derrière les barricades,
continuaient le combat pour l’Algérie française. Le dernier point était le
suivant : Ortiz et Lagaillarde précisaient qu’ils n’avaient pas de visée
politique sur la métropole, et je me permets d’y insister. En bref, en plein
accord avec les chefs militaires, nous constituons, très officiellement, à trois
kilomètres du camp retranché, car la caserne Pélissier se trouve à
trois kilomètres du camp retranché, accompagnés par des voitures militaires
et des officiers de tous grades, reçus très officiellement au corps d’armée
d’Alger, le général Crépin étant présent, nous constituons ce Comité de
sauvegarde nationale, et il était prévu que nous allions enregistrer, à l’issue de
ce « briefing », un communiqué sur bande magnétique – c’est bien la
première fois que je parle de bande magnétique, mais celle-là existe, je l’ai
vue. Nous faisions une déclaration commune, Ortiz et moi, pour commenter
ce qui était contenu dans ce communiqué dactylographié. Il était également
prévu que nous ne diffuserions pas, nous ne devions pas rendre public tout de
suite ce qui venait d’être décidé au corps d’armée d’Alger, mais que les
officiers présents se rendraient chez le général Challe et M. Delouvrier pour
leur faire consacrer ce qui venait d’être décidé et que cet accord, à ce
moment-là unanime, de l’autorité légale et, mettons, de l’autorité de fait,
serait sanctionné par le déroulement de cette bande magnétique sur les
antennes de la radio officielle, France V.
Nous sommes repartis, séparément d’ailleurs, du corps d’armée d’Alger,
nous avons regagné le camp retranché. Dans la soirée – je m’excuse de ne pas
pouvoir toujours préciser les heures très exactes (il s’est passé beaucoup de
choses pendant cette semaine et je ne voudrais donner au tribunal que les
choses essentielles) –, je crois que c’était dans la soirée, les émissaires
19
militaires sont revenus , j’eus une entrevue avec l’un d’eux. C’était
désastreux ! Il me dit en clair, ce sont ses propres paroles : « J’ai rencontré un
vieillard obsédé par l’idée de la mort et qui passe ses journées en prières. Il
n’y a rien à attendre de lui !… » C’était une mauvaise nouvelle ! […]
[J]’étais préoccupé, dans la soirée [il s’agit de la soirée du 27 janvier], par
ce que m’avait dit un de ces émissaires et j’eus l’occasion d’avoir, toujours
e
au PC de la 10 DB des bases arrière du secteur Alger-Sahel, une deuxième
entrevue avec le général Gracieux. Je suis monté, toujours dans les mêmes
conditions, dans une voiture particulière, accompagné par son aide de camp.
Nous avons réglé des petits problèmes d’intoxication qui étaient le fait de
certains éléments des services spéciaux, tendant à faire croire qu’une attaque
était imminente de la part de l’armée et que, de l’autre côté, les gens des
barricades préparaient des actions de force contre les bâtiments publics, la
radio et autres choses encore. Ayant vidé ce contentieux au préalable, nous
avons abordé le problème de fond et nous avons convenu qu’effectivement
ces nouvelles rapportées de Paris n’étaient pas bonnes, que la situation
devenait, au fond, difficile et qu’il importait que le général Challe prît
position fermement, pour sauvegarder le but poursuivi en commun sans
porter atteinte à cette réalité à laquelle les militaires sont tellement attachés et
qui est l’unité de l’armée.

[Lagaillarde évoque le discours du délégué général Paul Delouvrier et


son départ d’Alger. Sur ce point, pour plus de détails, voir l’introduction au
procès des Barricades.]
[…] Je ne parlerai pas de ce discours. Je ne veux même pas le juger.
M. Delouvrier doit venir à cette barre. Je suis simplement curieux de savoir si
son premier geste sera d’essayer de me serrer la main.
La situation devenait fort différente et vous le comprenez bien. En ce qui
me concernait, je n’avais jamais eu beaucoup d’espoir, mais là nous entrions
dans la phase dramatique, la phase du désespoir, et un peu aussi la phase de
l’abandon. Il y eut quand même quelques soubresauts le vendredi, d’abord
dans la nuit de jeudi, parce qu’il faut en parler. Spontanément en effet une
harka forte de quarante-six fusils ou quarante-huit fusils, dirigée par son
adjudant-chef, se rallia au camp retranché, et je dois le préciser, parce que
j’avais dit, dès le mercredi, au général Gracieux : « Croyez bien, mon général
– et ceci était vrai –, que je retiens à bout de bras les désertions dans les rangs
de l’armée régulière. » Les désertions de militaires de toutes armes et de tous
grades qui ne comprenaient pas toujours très bien pourquoi leurs chefs ne
prenaient pas leurs responsabilités. Mais je ne voulais pas d’une action
incohérente, et j’avais toujours refusé ces désertions, des désertions qui
étaient en fait le ralliement à une cause commune. Mais là il s’agissait d’un
fait spontané.
[…]
[Après avoir ainsi évoqué la situation à Alger à la suite du discours de
Delouvrier, Lagaillarde fait état de divers événements dont, en particulier, la
rédaction d’un communiqué en commun avec le délégué général et le
commandant en chef et qui prévoyait, selon Lagaillarde, un référendum
« unique » ne pouvant comporter que « l’alternative France ou
Indépendance ». Puis, poursuivant ses explications quelque peu hachées,
Lagaillarde en vient au discours prononcé par le général de Gaulle le
29 janvier (1960) :]
Et ce fut le discours du chef de l’État. Je ne veux pas le juger, il y en a eu
beaucoup, de discours, je dis tout de même : un reniement de plus !… La
« solution la plus française », pour dire quelques mois après : « l’Algérie
algérienne » et, quelques mois plus tard, « la République algérienne » !… Je
savais que c’était un nuage de fumée comme le disait un fonctionnaire de la
délégation générale qui disait récemment : « L’Algérie algérienne ?… C’est
le nuage de fumée pour tromper l’armée ! En fait, l’Algérie sera indépendante
dans les premiers mois de l’année 1961. » Je ne veux donc pas juger le
discours. Il y avait une chose quand même désagréable : c’est que,
systématiquement, on dénaturait nos intentions. Nous n’étions plus, nous,
Algériens, que des menteurs et des comploteurs, ce qui est faux !…
Un silence de plomb s’est abattu alors sur le camp retranché et la ville
tout entière et toute l’Algérie aussi. L’armée était moralement déchirée, mais
elle ne voulait pas – pas plus que nous –, elle ne voulait pas d’un coup d’État.
Il lui fallait donc nous sacrifier. Nous assumons d’ailleurs avec une certaine
décontraction le rôle qui nous est ainsi imparti.
[Lagaillarde achève sa déposition en décrivant diverses entrevues
organisées en vue de fixer les conditions de la reddition des hommes du camp
retranché. Puis, il fait le récit de son départ d’Algérie et de son arrestation. À
la suite de sa déposition, il est soumis aux questions des avocats, du président
et de l’avocat général, parmi lesquelles celle-ci, posée par son avocat :]
e
M GALLOT. — Monsieur le Président, on a beaucoup dit, on a
beaucoup écrit, on a beaucoup prêté à Pierre Lagaillarde. Vous avez entendu
ses explications sur les faits importants et graves qui lui sont reprochés. Je
voudrais lui poser, avec votre autorisation, cette question à laquelle il devra
apporter une réponse aussi complète que possible :
« Vous considérez-vous, vous êtes-vous toujours considéré comme l’élu
d’une certaine catégorie de Français d’Algérie qu’on appelait
“réactionnaires” et immobiles, faisant montre, en quelque sorte, de tendances
ségrégationnistes, qui ne sont pas, je pense, dans votre caractère ? »
PIERRE LAGAILLARDE. — Vous me posez une question difficile,
maître Gallot.
e
M GALLOT. — Nous ne nous étions pas concertés.
PIERRE LAGAILLARDE. — Ma réponse sera très longue. Le tribunal
sait que j’étais avocat au barreau de Blida et que, avant moi, mes parents
étaient avocats en Algérie depuis 1932, que la majeure partie de la clientèle
de ce cabinet est une clientèle musulmane. Je crois connaître les musulmans.
À la fin de mon service militaire, j’ai dit au tribunal que j’avais adjoint à mon
commando une petite harka. Ces gens-là me manifestaient une telle fidélité
qu’ils n’ont pas craint de risquer leur destin avec moi le 13 mai 1958. On se
souvient de ces harkis en tenue et en uniforme qui sont venus au monument
aux morts. C’étaient mes anciens hommes. Je rappelle aussi au tribunal que je
suis élu au collège unique, que je représente toute la ville d’Alger, toutes les
communautés. Je rappelle aussi au tribunal, et je veux qu’il le sache s’il ne le
sait pas, qu’au cours de ma campagne électorale, reprenant une motion dont
j’étais l’auteur au Comité de salut public (c’est une de mes petites gloires), je
o
disais (c’est la motion n 1) :
« Il n’y a plus en Algérie que dix millions de Français égaux en droits et
en devoirs. »
C’était avant le discours du 4 juin.
Au cours de la campagne électorale, seul, mon macaron parachutiste au
revers, j’ai fait campagne dans la Casbah. J’ai été dans des endroits où aucun
civil ne s’était hasardé depuis de nombreuses années. J’ai discuté avec les
jeunes « blousons noirs » musulmans. Cela n’a pas toujours été très facile.
Mais il faut aussi que le tribunal sache que j’ai eu la majorité des voix dans la
quasi-totalité des bureaux électoraux d’Alger.
Les hommes qui sont dans ce box ne sont pas des réactionnaires. Nous
voulons une Algérie nouvelle, mais nous disons aussi que cette Algérie
nouvelle ne peut être que française. Voilà, maître Gallot.

1. Il s’agit de l’ordonnance du 6 octobre 1960 modifiant le code de procédure pénale et le


code de justice militaire pour l’armée de terre et relative à certaines règles de procédure.
2. Référence au procès du réseau Jeanson.
3. Il s’agit du livre de Marcel Bigeard, Aucune bête au monde…, publié en 1959 aux
éditions de la Pensée moderne.
e
4. Le 5 bureau ou le bureau d’action psychologique.
5. Sections administratives spécialisées.
6. Le colonel Gardes a l’occasion de préciser plus tard au cours de sa déposition qu’il vise
ici les négociations du gouvernement avec le FLN. Des bruits couraient que des émissaires
de Paris s’étaient rendus à Tunis pour négocier, ou s’étaient entretenus avec des rebelles
FLN à Genève, et que les discussions ne portaient pas seulement sur les conditions d’un
cessez-le-feu mais sur des points d’ordre politique. Ces rumeurs étaient fondées.
7. Il s’agit de l’article 87 de l’ancien code pénal relatif au complot.
8. Annette Roger, médecin et soutien FLN, a travaillé auprès des maquisards algériens
pendant la guerre d’Algérie. Arrêtée en 1959 et condamnée à dix ans de prison, elle est
mise en liberté surveillée à partir d’octobre 1960.
9. Léon Delbecque est un gaulliste, ancien chef de cabinet de Jacques Chaban-Delmas, qui
va œuvrer lors du 13 mai 1958 pour le retour de De Gaulle à la tête du pays.
10. Rappelons que le 6 février 1956 constitue ce qu’on a appelé « la journée des tomates »
par référence aux projectiles lancés par les Européens d’Algérie sur le président du Conseil
Guy Mollet venu à Alger, au lendemain de son investiture, pour tenter de trouver une issue
à la crise algérienne.
11. Allusion à la chute du gouvernement de Félix Gaillard, le 15 avril 1958, au terme de
laquelle le pouvoir républicain est mis entre parenthèses pendant vingt-huit jours.
12. C’est-à-dire du côté des gaullistes.
13. Rappelons que le 4 juin 1958 fut prononcé par le général de Gaulle à Alger un discours
au cours duquel il proclama son fameux : « Je vous ai compris ! »
14. Ali Mallem était député UNR de Batna.
15. Allusion au référendum tenu en septembre 1958 en Guinée par lequel le pays refusa
d’appartenir à la Communauté française et choisit la voie de l’indépendance.
e
16. Le général de Gaulle est le premier président élu sous la V République, le 8 janvier
1959.
17. Il s’agit d’une conférence de presse du général de Gaulle.
18. Le discours prononcé le 29 janvier 1960 par le général de Gaulle avait en effet été
annoncé depuis trois semaines.
19. Il s’agit des envoyés militaires partis d’Alger le mardi 26 pour rencontrer le chef de
l’État et l’informer de la situation derrière les barricades algéroises. Ces émissaires sont le
colonel Dufour et le colonel de Boissieu.
BIBLIOGRAPHIE

Sources

AN 334 AP fonds Bluet


Fonds PMF E1/III annexe 1

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WOLTON Thierry, Une histoire mondiale du communisme, t. I : Les
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Index des noms de personnes
Abbas, Ferhat 1, 2, 3, 4, 5
Abdesselam, Robert 1
Abetz, Otto 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
Adari, Mahmoud 1, 2, 3, 4
Aine-Montaillé, Eugène 1
Aïssiou, Aklit 1, 2, 3, 4, 5
Alamichel, colonel 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13
Albanel, Louis 1, 2, 3- 4
Albertini, François 1, 2
er
Alexandre I de Yougoslavie 1, 2
Aliane, Hamimi 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Allaoua, Daksi 1, 2
Allard, Claire 1
Allard, Jacques 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17,
18, 19
Alleg, Henri 1, 2
Almereyda, Eugène Vigo, dit Miguel 1, 2, 3, 4, 5
Amaury, Émilien 1
Amouroux, Henri 1
Andrieu, Clovis 1
Andronikof, Constantin 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Aoudia, Ould 1, 2, 3, 4
Appleton, Jean 1
Aragon, Louis 1, 2, 3
Arcy, Jeanne d' 1
Arfouilloux, André 1
Argoud, Antoine 1, 2, 3, 4
Arnaud, Georges 1, 2, 3, 4, 5
Arnould, Auguste 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Arnoux, Alexandre 1
Arnsberg, Ludwika Höllander, épouse 1, 2
Astier de La Vigerie, Emmanuel d' 1
Astier de La Vigerie, François d’ 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Atlan, Robert 1, 2, 3, 4
Attlee, Clement Richard 1
Audin, Maurice 1, 2, 3, 4
Aveline, Claude 1
Aymard, Camille 1
Aymé, Marcel 1, 2
Baby, Jean 1, 2- 3, 4
Bachelard, Gaston 1
Badie, Vincent 1, 2, 3, 4, 5
Badinter, Robert 1, 2
Bailly, lieutenant-colonel 1, 2, 3, 4, 5, 6
Bainville, Jacques 1
Ballerat, Léon 1, 2, 3, 4
Baraduc, Jacques 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Barbier, Léon 1
Bardèche, Maurice 1
Barill, Augustin 1, 2, 3, 4, 5
Barnaud, Charles 1, 2
Barra 1
Barrat, Denise 1, 2
Barthélemy, Joseph 1, 2, 3
Barthou, Louis 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Baruk, Jacques 1, 2, 3, 4, 5
Basch, Anne-Marie 1, 2, 3, 4, 5
Basch, Gilbert 1, 2, 3, 4, 5, 6
Basset, Annette 1
Batigne, Jacques 1, 2
Baudet, Raymonde 1, 2, 3
Baudier, commandant 1, 2, 3
Baudouin, Paul 1, 2, 3
Bayet, Albert 1, 2
Beauchamp, Pierre 1
Beauvillard, Michèle 1
Beauvoir, Simone de 1
Bédin, Camille 1, 2, 3, 4, 5
Benabdallah, Abdessamad 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
Bénazet, Paul 1
Ben Bella, Ahmed 1, 2, 3
Benda, Julien 1
Benhabylés, chérif 1
Béraud, Henri 1
Beretta, Charles 1, 2
Berger, Ernest 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
Berger, Georges 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
Bergery, Gaston 1
Bernard, Jean-Jacques 1
Bernard, Maurice 1, 2, 3, 4, 5
Bernard, Octave 1
Bernstein, Henri 1
Berryl, Hélène 1
Berton, Germaine 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17,
18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34,
35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49
Besnard, René 1
Besset 1
Béteille, Pierre 1, 2, 3, 4, 5
Bevin, Ernest 1, 2
Biaggi, Jean-Baptiste 1
Bichelonne, Jean 1
Bidault, Georges 1, 2, 3
Bigeard, Marcel 1, 2
Binard, France 1, 2, 3, 4, 5, 6- 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13
Biondi, Jean 1, 2, 3, 4
Bismarck, Otto von 1
Blondeau, Jacques 1
Blumel, André 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
Blum, Léon 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Boissieu, Alain de 1, 2
Boitel, Maurice 1, 2, 3, 4, 5, 6- 7
Boivin-Champeaux, Jean 1, 2, 3, 4
Bolo-Pacha, Paul Bolo, dit 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
Bonnamour, Georges 1
Bonnard, Albert 1
Bonnaure, Gaston 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Bonneau, colonel 1, 2
Bonnet, Georges 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Borowsky, Cyrille 1, 2, 3, 4, 5
Bossuet, Jacques Bénigne 1
Bost, Pierre 1
Boucard, Henri 1
Bouchardon, Pierre 1, 2
Boudon de Saint-Salvy, sous-lieutenant 1
Bouhired, Djamila 1, 2, 3, 4
Boupacha, Djamila 1, 2
Bourderon, Albert 1, 2, 3
Bourdillon, Ernest 1
Bourgeois, Léon 1, 2, 3, 4
Bourget, Paul 1, 2, 3
Bourgoin, Jules 1, 2, 3
Bourgoin, Pierre-Louis 1
Bourguiba, Habib 1, 2
Bouthier, colonel 1, 2
Bouthillier, Yves 1
Boyer, Edmond 1, 2, 3, 4
Brahimi, Lounis 1, 2
Brard, Alfred 1
Brauchitsch, Walther von 1, 2
Braunberger, Marguerite 1, 2, 3, 4
Braunberger, Paul 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Breton, André 1, 2, 3
Briand, Aristide 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17,
18, 19, 20, 21
Brière, Germaine 1, 2, 3, 4, 5- 6
Brinon, Fernand de 1, 2, 3
Broizat, Joseph 1, 2
Brossolette, Gilberte Bruel, épouse 1, 2, 3, 4
Brossolette, Pierre 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Bruguier, Michel 1
Brüning, Heinrich 1
Bruyant, lieutenant 1
Buber, Martin 1
Buber-Neumann, Margarete 1, 2, 3- 4, 5, 6
Bullitt, William 1, 2
Buron, Robert 1
Cachin, Marcel 1, 2, 3
Cadoret, Michel 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Cadoret, Mme 1, 2, 3
Cagliostro, Giuseppe Balsamo, dit comte Alexandre de 1
Cahen, Janine 1, 2, 3, 4- 5, 6, 7
Caillaux, Henriette 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16,
17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26- 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33,
34, 35, 36, 37, 38, 39
Caillaux, Joseph 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17,
18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34,
35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51,
52, 53, 54, 55, 56- 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 66, 67, 68,
69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 80, 81, 82, 83, 84, 85,
86, 87, 88, 89, 90, 91, 92, 93, 94, 95, 96, 97, 98, 99, 100, 101,
102, 103, 104, 105, 106, 107
Cain, Julien 1
Calmette, Gaston 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17,
18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34,
35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51,
52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 66, 67, 68,
69, 70, 71
Campinchi, César 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7- 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17,
18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25
Camus, Pierre 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Candace, Gratien 1, 2
Carbon 1
Carco, Francis 1
Carré, Jacqueline 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
Casanova, Giacomo 1
Cassagnaux, avocat général 1, 2
Casso, Abdon 1
Cassou, Jean 1, 2, 3, 4, 5, 6
Castera, Michel 1
Casteu, Segond 1, 2, 3, 4, 5
Cathala, Pierre 1
Cavallini 1
Chaban-Delmas, Jacques 1, 2, 3
Challe, Maurice 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17,
18, 19, 20, 21, 22
Chamberlain, Arthur Neville 1, 2, 3, 4
Chambrun, Josée de 1, 2
Chambrun, Pierre de 1, 2
Chambrun, René de 1
Chamoux, Claudia 1
Champetier de Ribes, Georges 1
Chamson, André 1
Charbin, Paul 1
Charbit, Aline 1
Charbit, Jacques 1, 2, 3, 4
Charbonneaux, Mme 1
Charbonnier, André 1
Charby, Jacques 1, 2, 3
Chardonne, Jacques 1
Charpentier, Jacques 1, 2, 3
Charpentier, Marcel 1
Chartran, Mme Jules 1
Chausse, Arsène 1
Chaussy, Arthur 1, 2
Chautemps, Camille 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
Chautemps, Pierre 1, 2, 3
Chekkal, Ali 1
Chenu, Charles 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Chesterton, Gilbert Keith 1
Chevalier, Jacques 1, 2, 3
Chevert, Henri de Saunois- 1, 2
Chiappe, Jean 1
Chichery, Albert 1, 2
Churchill, Randolph 1
Churchill, Winston 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
Ciliga, Ante 1
Claretie, Jules 1
Claretie, Léo 1
Clemenceau, Albert 1
Clemenceau, Georges 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16,
17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33,
34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41
Clergerie, Jean-Baptiste 1, 2, 3, 4
Cohen, Gustave 1
Cohen, Henri 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12
Cohen, Sam 1, 2, 3, 4
Colequin, chef des Camelots du roi de Lille 1
Colette, Gabrielle Sidonie Colette, dite 1, 2, 3
Collot, Jean 1
Colrat, Maurice 1, 2
Corday, Charlotte 1, 2, 3
Coste 1, 2, 3, 4, 5
Coste, général 1, 2, 3, 4
Costes, colonel 1, 2, 3, 4
Cot, Pierre 1, 2, 3
Cottet, Émile 1, 2, 3
Coudre, Pierre 1
Courrégé, Janine 1
Courrégé, Maurice 1, 2, 3
Courteau, gendarme 1, 2
Crauchet, Paul 1, 2, 3, 4, 5
Crépin, Jean 1, 2, 3, 4
Crespin, Maurice 1
Cuénat, Hélène 1, 2, 3, 4, 5, 6- 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14
Cumulo, Jean Charbonneaux, dit 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
Cunéo, Bernard 1
Curie, Ève 1, 2, 3, 4
Curvelier, président 1, 2, 3, 4
Dabin, Jean 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18,
19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33
Daix, Pierre 1, 2
Daladier, Édouard 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17,
18, 19
Dalimier, Albert 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16
Darbois, Dominique 1, 2, 3
Darius, Pierre 1, 2, 3, 4, 5
Darlan, François 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14
Darnand, Joseph 1, 2, 3
Daudet, Alphonse 1
Daudet, Julia Allard, épouse Alphonse 1, 2, 3
Daudet, Léon 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17,
18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34,
35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51,
52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 66, 67, 68,
69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 80, 81, 82, 83, 84, 85,
86, 87, 88, 89, 90, 91, 92, 93, 94, 95, 96, 97, 98, 99, 100, 101,
102, 103, 104, 105, 106, 107, 108, 109, 110, 111, 112, 113, 114, 115,
116, 117, 118, 119, 120, 121, 122, 123, 124, 125, 126, 127, 128, 129
Daudet, Lucien 1
Daudet, Marthe Allard, épouse Léon 1, 2
Daudet, Philippe 1, 2, 3, 4, 5
Daval, général 1
Davezies, Robert 1
Davinroy, Claire 1, 2, 3, 4
Déat, Marcel 1
Debize, Madeleine 1, 2, 3, 4, 5
Debré, Michel 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Debrosse, colonel 1
Decour, Jacques 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Degache, colonel 1, 2, 3, 4
Delahaye, Jules 1, 2, 3
Delamarche, Léon 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Delbecque, Léon 1, 2, 3, 4
Delcassé, Théophile 1
Delouvrier, Paul 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17,
18, 19, 20, 21, 22, 23
Demarquet, Jean-Maurice 1, 2, 3, 4
Demusois, Antoine 1, 2
Dentz, Henri 1
Deron, Henri 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Deron, Janine 1, 2, 3, 4
Derré, Clémence 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
Desbrosses, Fernand 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16,
17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30
Desclaux, François 1, 2, 3, 4
Desfontaines, lieutenant 1, 2
Desouches, Guillaume 1, 2, 3
Desson, Guy 1, 2
Devise, Paul 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Devraigne, Pierre 1
Digoin, Émile 1, 2, 3, 4, 5, 6
Doriot, Jacques 1, 2, 3, 4, 5
Dormann, Maurice 1
Dostoïevski, Fiodor 1, 2, 3, 4, 5
Doumergue, Gaston 1, 2, 3, 4, 5
Doumer, Paul 1, 2
Doyen, Paul-André 1
Dreyfus, Alfred 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Dreyfus, Ivan 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Dubarry, Albert 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17,
18, 19, 20, 21, 22, 23
Dubech, Lucien 1, 2
Dubost, Antonin 1
Ducasse, Alexis 1
Duchemin, A.M. 1
Duclos, Jacques 1, 2
Ducourneau, Paul 1
Ducrocq, ancien directeur de la police judiciaire 1, 2, 3, 4
Duff Cooper, Alfred 1
Dufour, Henri 1, 2, 3
Duhamel, Georges 1, 2
Dumas, chef du service de renseignement 1, 2, 3, 4
Dumas, Roland 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8- 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17,
18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26
Dumesnil, Charles 1, 2, 3
Dupin, Pierre 1- 2, 3, 4, 5
Dupré, Francis 1
Dupuy, Alban 1, 2, 3
Dupuy, Pierre 1, 2
Durkheim, Henri 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Duval, Émile-Joseph 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Duverger, Maurice 1
Ebelot, Charles 1, 2, 3, 4
Eccles, Davis 1, 2
Éluard, Paul 1, 2, 3, 4, 5, 6
Ély, Paul 1
Émile, Monsieur 1, 2, 3
Endewell, Roger 1
Ergal, Édouard 1, 2
Escarra, Jean 1
Estébéteguy, Adrien 1, 2, 3
Estébéteguy, Chaïm d’ 1
Esteva, Jean-Pierre 1
Estève, capitaine 1
Fabien, Pierre Georges 1
Fabre, Victor 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Fallières, Armand 1
Fanon, Frantz 1, 2
Farge, Yves 1
Faure, Edgar 1
Faure, Lucie 1
Faure, Sébastien 1, 2, 3, 4, 5, 6
Feaugas, colonel 1, 2
Fellous, Jacques 1, 2, 3, 4, 5, 6
Fénelon, général 1
Féral, Fernand 1
Fernand-Roux, procureur général 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Ferry, Abel 1
Ferry, Jules 1
Fieschi, Jacques 1, 2, 3, 4, 5, 6
Fillion, Émile 1
Flandin-Bréguet, Mme 1
Flandin, Pierre-Étienne 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16,
17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33,
34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50,
51, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 66, 67,
68, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 80, 81, 82, 83, 84,
85, 86, 87, 88, 89, 90, 91, 92
Flandin, Rémy 1
Floriot, René 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8- 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18,
19
Foch, Ferdinand 1
Fonde, Jean Jules 1
Fonlupt-Esperaber, Jacques 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Fonvielle, Antoine de 1
Forcinal, Albert 1
Forgot 1
Forzy, Guy 1
Fossier, Jean-Marie Voir Fromont, Paul-Émile 1
Fouquières, Pierre de 1, 2
Fourquet, Michel 1, 2
Franchet d’Esperey, Louis 1
Franco, Francisco 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
François-Ferdinand d’Autriche, archiduc 1
François, général 1
Frédéric II de Prusse 1
Frette-Damicourt, Paul 1, 2- 3
Friedmann, Roger 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Fromentin, Georges 1
Fromont, Paul-Émile 1
Gabolde, Maurice 1
Gaillard, docteur 1
Gaillard, Félix 1
Gallieni, Joseph 1, 2, 3, 4, 5
Gallot, Jean 1, 2
Gambetta, Léon 1
Gamelin, Maurice 1
Garat, Joseph 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17,
18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34,
35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51,
52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 66, 67, 68,
69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 80, 81, 82, 83, 84, 85,
86, 87, 88, 89, 90, 91, 92, 93, 94, 95, 96, 97, 98, 99, 100, 101,
102, 103, 104, 105, 106, 107, 108, 109, 110, 111, 112, 113, 114, 115,
116, 117, 118, 119, 120, 121, 122, 123, 124
Garçon, Maurice 1
Gardes, Jean 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16
Garfunkel, Istkia 1, 2, 3, 4, 5, 6
Gaudel, Louis 1, 2
Gaulet, commissaire 1, 2, 3, 4, 5
Gaulier, Gabriel-Georges 1, 2, 3
Gaul, Jeannette 1
Gaulle, Charles de 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16,
17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33,
34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50,
51, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 66, 67,
68, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 80, 81
Gautherat, Pierre 1, 2, 3
Genet, Jean 1, 2
Genil-Perrin, Georges 1
Germinal, juré 1
Gibert, conseiller 1
Giobbe, Mirko 1
Giraud, Henri 1
Girault, Marcellin 1, 2, 3
Godard, Yves 1
Goebbels, Joseph 1, 2
Goering, Hermann 1, 2, 3, 4
Gohary 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Gorgulov, Paul 1, 2, 3
Gorki, Maxime 1
Gorlova, Zinaïa 1
Gounaris, Demetrios 1, 2, 3, 4
Goussault, Michel 1, 2
Goutallier, Roger 1
Gracieux, Jean 1, 2, 3, 4, 5, 6
Grégory, Louis 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
Grenier, Fernand 1, 2
Griffon, Henri 1
Griotteray, Alain 1
Gripois, inspecteur 1
Grippay, Joséphine, dite Paulette la Chinoise 1, 2
Grumbach, Marcelle née Mendès France 1
Guébin, Paul 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Guérard, Jacques 1
Guérin, Jules 1
Guérin, Maurice 1, 2
Gueydan, Berthe 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17,
18, 19, 20, 21
Guichard, Xavier 1, 2, 3
Guillaume II 1, 2, 3
Guillaume, Marcel 1, 2
Guillemard, Madeleine 1, 2, 3
Guillevic, Eugène 1
Guiraud, Jean 1, 2
Guschinow, Joachim 1, 2, 3, 4, 5
Guschinow, Renée 1
Hadj, Messali 1
Halgouët, Maurice du Poulpiquet du 1
er
Halifax, Edward Frederick Lindley Wood, 1 comte de 1
Halimi, Gisèle 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Hamada, Haddad 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
Hamimi, Aliane 1, 2, 3
Hanau, Marthe 1
Harel, anarchiste 1
Hartmann, Antoine 1
Hayotte, Henry 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17,
18
Heiszmann, Georges 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Hennion, Célestin 1, 2
Henriot, Philippe 1
Herbaux, Jules 1, 2, 3- 4
Hérold, Jacques 1
Hérold, Véra 1
Binard, FranceVoir
Héron, Jean 1
Herrera, Gloria de 1
Herriot, Édouard 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17,
18, 19, 20, 21, 22
Hervé, Gustave 1
Hervey, Maurice 1
Heuxe, capitaine 1, 2
Hirschfeld, Magnus 1
Hitler, Adolf 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18,
19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35,
36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52,
53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 66, 67, 68, 69,
70, 71, 72, 73, 74, 75
Homberg, André 1, 2
Horace 1
Hotin, Denise 1, 2, 3
Hubert, Émile 1, 2, 3, 4
Hugo, Jeanne 1
Humbert, Charles 1, 2
Huntziger, Charles 1
Huttelier, Odette 1, 2
Isorni, Jacques 1
Izard, Georges 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7- 8, 9- 10, 11, 12, 13- 14
Jacomet, Robert 1
Jacquier, Paul 1
Jaffré, Yves-Frédéric 1, 2, 3, 4, 5
Jauneaud, général 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Jaurès, Jean 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18,
19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30
Jeanne d’Arc 1
Jeanneney, Jules 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15
Jeannin, colonel 1
Jeanson, Colette 1, 2, 3, 4, 5
Jeanson, Francis 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17,
18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34,
35, 36
Jenouvrier, Léon 1, 2
Joffre, Joseph 1, 2
Joliot-Curie, Frédéric 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12
Joliot-Curie, Irène 1
Jouglet, René 1
Jouhaux, Léon 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
Juin, Alphonse 1, 2
Julien, Charles-André 1
Kahan, Eryane 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
Kaminsky, Adolfo 1
Keitel, Wilhelm 1
Kerdeland, Jean de 1
Kessel, Joseph 1, 2
Khayt, Marthe 1, 2, 3, 4
Khrouchtchev, Nikita 1
Kirov, Sergueï Mironovitch 1
Kneller, Kurt 1, 2, 3, 4
Kneller, Margarete 1, 2, 3, 4
Kneller, René 1, 2, 3, 4
Koestler, Arthur 1
Kohn-Abrest, Émile 1
Kolybalov, Nikolaï 1
Korogof, Olga 1
Kotzebue, August von 1
Kouïbytchev, Valerian 1
Kovacs, René 1
Kravchenko, Victor 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16,
17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33,
34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50,
51, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 66, 67,
68, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 80, 81, 82, 83, 84,
85, 86, 87, 88, 89, 90, 91, 92
Krevsoun, Ivan 1
Kysilo 1
Labaurie, colonel 1
Labbé, Édouard 1, 2
Labeyrie, lieutenant 1
Lablais, Georgette 1, 2, 3
La Bollardière, Jacques de 1
Labori, Fernand 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
Lacan, Jacques 1, 2
La Chambre, Guy 1
Lacheroy, Charles 1, 2
Lacoste, Robert 1, 2
La Fontaine, Jean de 1
Lafont, Henri 1
Laforcade, Raoul de 1, 2
Lagaillarde, Pierre 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16,
17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33,
34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42
Laisant, Charles-Ange 1
Lallemand, Charles 1, 2
La Malène, Christian de 1, 2
Lancelin, Geneviève 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16,
17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30
Lancelin, Léonie 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17,
18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34,
35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46
Lancelin, René 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17,
18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31
Lancrenon, Robert de 1, 2
Landru, Henri-Désiré 1, 2, 3, 4, 5, 6
Lanoire, Edmond 1, 2, 3
Lanzmann, Claude 1
La Pommeraye, Pierre de 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14
Laradji, Ahmed 1, 2
Laradji, Mohamed 1
Lara, Isidore de 1
Larapidie, Fernand 1
La Rocque, François de 1
Lartéguy, Jean 1, 2
Lassarat, Raymond 1
Lattre de Tassigny, Jean de 1
Laurent-Eynac, Victor Eynac, dit 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
Lauriol, Marc 1, 2, 3, 4
Laval, Pierre 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18,
19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35,
36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52,
53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 66, 67, 68, 69,
70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 80, 81, 82, 83, 84, 85, 86,
87, 88, 89, 90, 91, 92, 93, 94, 95, 96, 97, 98, 99, 100, 101, 102,
103, 104, 105, 106, 107, 108, 109, 110, 111, 112, 113, 114, 115, 116,
117, 118, 119, 120, 121, 122, 123, 124, 125, 126, 127, 128, 129, 130,
131, 132, 133, 134, 135, 136, 137, 138, 139, 140, 141, 142, 143, 144,
145, 146, 147, 148, 149, 150, 151, 152, 153, 154, 155, 156, 157, 158,
159, 160, 161, 162, 163, 164, 165, 166, 167, 168, 169, 170, 171, 172,
173, 174, 175, 176, 177, 178, 179, 180, 181, 182, 183, 184, 185, 186,
187, 188, 189, 190
Leahy, William 1, 2
Leblanc, aspirant 1
Leboucq, Charles 1
Lebrun, Albert 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17,
18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34,
35, 36, 37, 38, 39, 40
Lecoin, Louis 1
Le Coq de Kerland, Charles 1, 2, 3, 4, 5, 6
Le Feuvre, Arsène 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Lefèvre, André 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Lefèvre, Bernard 1, 2, 3
Le Gall, Georges 1
Legay, Kléber 1
Legrand, Jean-Charles 1, 2
Lemaître, Jules 1, 2
Le Meur, Jean 1
Lemoine, Achille 1
Lénine, Vladimir Ilitch Oulianov, dit 1, 2, 3, 4, 5, 6
Lenoir, Pierre 1, 2, 3
Le Pen, Jean-Marie 1, 2
Leprêtre, colonel 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
Lequerica, José Félix de 1
Lequime, commandant 1, 2, 3
Lescouvé, Théodore 1, 2
L’Estourbeillon, Régis de 1
Leymarie, Jean 1, 2
Lhéritier, Richard 1, 2, 3, 4, 5, 6
Liebknecht, Karl 1, 2, 3
Likier, Jacques 1, 2, 3, 4, 5
Lindon, Jérôme 1, 2- 3, 4, 5
Lodelvine, sous-lieutenant 1
Logre, Benjamin 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
Lombard, Dra 1
Louanchi, Salah 1
Louis XIV 1
Louis XVI 1, 2, 3
Loustanau-Lacau, Georges 1, 2, 3, 4
Lucien, colonel 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17,
18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34,
35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51,
52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60
Lucien, Mme 1
Lugné-Poe, Aurélien Lugné, dit 1
Lumumba, Patrice 1
Lur-Saluces, Eugène de 1
Lyautey, Hubert 1, 2, 3
Machiavel 1
Magny, Paul 1
Mahat, Robert 1
Malherbe, Henry 1
Mallem, Ali 1, 2, 3
Malraux, André 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Malvy, Louis 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18,
19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35,
36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52,
53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 66, 67, 68, 69,
70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 80, 81, 82
Malvy, Louise 1
Mandel, Georges 1, 2, 3, 4
Marat, Jean-Paul 1, 2, 3
Marçais, Philippe 1, 2, 3
Marcenac, Jean 1
Marchal, Léon 1, 2
Marchenko, Olga 1
Marchenko, Siméon 1
Marie, René 1, 2, 3
Marion, Cécile 1, 2, 3
Marion, Paul 1
Marquet, Adrien 1
Marquet, Jacques 1
Martel, Robert 1, 2, 3, 4, 5
Martin-Chauffier, Louis 1, 2
Martschouk 1
Marty, André 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Maspero, François 1- 2
Masson, Loïs 1
Massu, Georges-Victor 1, 2, 3
Massu, Jacques 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17,
18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34,
35, 36, 37, 38, 39, 40, 41
Masurel, sergent 1
Matarasso, Léo 1
Mathieu, commissaire 1, 2
Matter, Paul 1
Maunoury, Maurice 1
Maunoury, Michel 1, 2
Mauriac, François 1, 2, 3, 4, 5
Mauricius, Maurice Vandamme, dit 1
Maurras, Charles 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17,
18, 19, 20, 21, 22, 23, 24- 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34,
35, 36
Mayeul, Ernest 1, 2, 3
Maze, Paul 1, 2, 3
Meier, Gérard 1, 2, 3, 4, 5, 6- 7, 8, 9
Mendès France, Pierre 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16,
17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33,
34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50,
51, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 66, 67,
68, 69, 70, 71
Mérillon, Daniel 1, 2, 3, 4, 5- 6, 7, 8
Merrheim, Alphonse 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16
Mesnil, Edmond du 1
Messimy, Adolphe 1
Michel, Andrée 1
Michelet, Edmond 1, 2, 3, 4, 5
Michel, général 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Millerat, Maurice 1
Mireur, Robert 1, 2, 3, 4, 5, 6
Mistinguett, Jeanne Bourgeois, dite 1
Mistler, Jean 1, 2
Molière, Jean-Baptiste Poquelin, dit 1
Mollet, Guy 1, 2, 3, 4
Molotov, Viatcheslav 1
Monaco, princesse de 1
Monatte, Pierre 1, 2
Mongibeaux, Paul 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Monier, Ferdinand 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13
Monis, Ernest 1, 2, 3
Montigny, Jean 1
Morand, Eugène 1, 2
Morand, juge d’instruction 1, 2
Morand, Marie 1
Moreuil, lieutenant-colonel 1
Morgan, Claude 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17,
18, 19
Morin, commandant 1
Morize, Jean 1
Mornet, André 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17,
18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28
Mortier, Pierre 1
Moulière, maître 1, 2, 3- 4, 5
Mounier, Emmanuel 1, 2
Moussinac, Léon 1
Murger, Henri 1
Murphy, Robert 1
Mussolini, Benito 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14
Nahori, Claudine 1
Napoléon III 1
Naud, Albert 1, 2, 3, 4, 5- 6, 7, 8, 9
Neumann, Heinz 1, 2, 3, 4, 5, 6
Neuwirth, Lucien 1, 2, 3, 4, 5
Neveux, André 1, 2
Neveux, Édith 1
Nézondet, René 1
Nica, sous-lieutenant 1
Nicolas II 1
Nivelle, Robert 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17,
18, 19, 20, 21, 22
Noël, Léon 1
Noguès, Charles 1
Nordmann, Joë 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8- 9, 10- 11, 12- 13, 14, 15
Nozière, Baptiste 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17,
18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34,
35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42
Nozière, Félix 1, 2
Nozière, Germaine Hézard, épouse 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13,
14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30,
31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47,
48, 49, 50, 51, 52, 53, 54
Nozière, Violette 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17,
18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26
Orsini, Félix 1, 2, 3, 4
Ortiz, Joseph 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18,
19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26
Oussedik, Mourad 1, 2, 3, 4, 5- 6, 7, 8, 9, 10- 11, 12- 13, 14, 15, 16
Oustric, Albert 1
Pachot, Edmond 1, 2, 3
Painlevé, Paul 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Paix-Séailles, Charles Paix, dit 1, 2
Pams, Jules 1, 2
Papin, Christine 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17,
18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34,
35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46- 47, 48, 49, 50, 51,
52, 53, 54, 55, 56, 57, 58
Papin, Émilia 1
Papin, Gustave 1, 2, 3
Papin, Léa 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18,
19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35-
36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47
Parent, agent de police 1
Paul-Boncour, Joseph 1, 2, 3, 4
Paul, Charles 1, 2, 3, 4, 5, 6
Paulhan, Jean 1, 2
Paupert, Jean-Claude 1, 2, 3, 4- 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16,
17, 18
Paxton, Robert 1, 2
Péju, Marcel 1, 2, 3, 4
Pérès, Eugène 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Péret, Benjamin 1, 2
Pérez, Jean-Claude 1, 2, 3, 4, 5, 6
Perfetti, Camille 1, 2
Péricat, Raymond 1, 2, 3, 4, 5, 6
Péronnet, Charles 1
Perreau, Gustave 1
Perré, colonel 1, 2, 3, 4, 5, 6
Perrin, Pierre 1
Pétain, Philippe 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17,
18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34,
35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51,
52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 66, 67, 68,
69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 80, 81, 82, 83, 84, 85,
86, 87, 88, 89, 90, 91, 92, 93, 94, 95, 96, 97, 98, 99, 100, 101,
102, 103, 104, 105, 106, 107, 108, 109, 110, 111, 112, 113, 114, 115,
116, 117, 118, 119, 120, 121, 122, 123, 124, 125, 126, 127, 128, 129,
130, 131, 132, 133, 134, 135, 136, 137, 138, 139, 140, 141, 142, 143,
144, 145, 146, 147, 148, 149, 150, 151, 152, 153
Petiot, Gérard 1
Petiot, Marcel 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17,
18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34,
35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51,
52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 66, 67, 68,
69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 80, 81, 82, 83, 84, 85
Petit, Ernest 1
Petit, Mlle 1
Peyre, président 1, 2
Peyrouton, Marcel 1, 2, 3
Peytral, Paul 1
Pflimlin, Pierre 1
Picard, Camille 1
Pichon, Stephen 1, 2, 3, 4
Piébourg, Bernard 1, 2, 3, 4, 5, 6
Piédelièvre, René 1
Piéreschi, Joseph 1, 2
Pierre, Jean-François 1
Pierre le Grand 1
Piétri, François 1
Pigaglio, René 1
Pinard, Ernest 1
Plateau, Marius 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17,
18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34,
35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51,
52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 66, 67, 68,
69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 80, 81, 82, 83, 84, 85,
86, 87, 88, 89, 90, 91, 92, 93, 94, 95, 96, 97, 98, 99, 100, 101,
102, 103, 104, 105, 106, 107, 108, 109, 110, 111, 112, 113, 114, 115,
116, 117, 118, 119, 120
Plateau, Mme 1, 2, 3
Pleven, René 1
Plytas, inspecteur général 1
Poignard, Marcel 1, 2, 3
Poincaré, Raymond 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16,
17, 18, 19, 20, 21, 22
Poirier, inspecteur général 1, 2
Politzer, Georges 1, 2
Polybe 1
Pont, Pierre 1
Popovici 1, 2, 3
Portolano, Pierre 1
Pouteau, Micheline 1, 2, 3, 4, 5- 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12
Prade, Georges 1
Pressard, Georges 1, 2, 3, 4, 5
Prieu, Pierre Marcel 1, 2, 3
Prince, Albert 1, 2, 3, 4, 5
Privat-Deschanel, Georges 1, 2
Prouvost, Jean 1
Pucheu, Paul 1
Puget, Claude-André 1
Pujo, Maurice 1
Queneau, Raymond 1, 2
Quinet, Edgar 1
Ragot, policier 1
Rais, Gilles de 1
Ramadier, Paul 1
Raymond, Maurice 1, 2
Raynaldy, Eugène 1
Réal del Sarte, Maxime 1, 2, 3, 4
Redouté, Georges 1
Regagnon, Cécile 1
Marion, CécileVoir
Rein, Nicole 1
Remilleux, Jean-Louis 1
Renard, Madeleine Lancelin, épouse 1, 2
Renard, Marcel 1
Renaudel, Pierre 1, 2
Renoult, René 1, 2, 3, 4, 5
Renouvin, Jacques 1
Réocreux, Joseph 1, 2
Rességuier 1
Reymond, Émile 1
Reynaud, Paul 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Ribbentrop, Joachim von 1
Ribet, Maurice 1, 2
Ribot, Alexandre 1, 2, 3, 4, 5, 6
Richard, Henri 1, 2, 3
Riegert, procureur 1, 2- 3, 4
Rinjard, Albert 1, 2, 3, 4
Rispal, Gabriel 1, 2
Rispal, Hélène 1, 2
Rispal, Jacques 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Rispal, Yvonne 1, 2, 3
Robert, Georges 1
Roblès, Emmanuel 1
Rochat, Charles 1
Rochat, Henri 1, 2, 3
Rochette, Henri 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Roger, Annette 1, 2
Romagnino, Gilbert 1, 2, 3, 4, 5
Romanov, Victor 1
Romier, Lucien 1, 2, 3, 4
Rommel, Erwin 1
Ronda, Marcel 1, 2
Roosevelt, Franklin Delano 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12
Rosmer, Alfred 1
Rossmy, Gisèle 1, 2, 3
Rostang, Alexis 1
Rougier, Louis 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Roux, Marie de 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
Roy, Claude 1, 2, 3
Rudenko, Leonid 1
Sabret, Dominique 1
Saïd, Hannoun 1, 2
Salacrou, Armand 1
Salan, Raoul 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
Sampaix, Lucien 1, 2, 3
Sand, Carl 1, 2, 3, 4
Sannié, professeur 1
Sapin-Lignières, Victor 1, 2, 3, 4, 5
Sarraut, Albert 1, 2
Sarraute, Nathalie 1
Sarraut, Maurice 1
Sartre, Jean-Paul 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13
Schebet, Mikhaïl 1
Schlabrendorff, Fabian von 1
Schneider, Auguste 1, 2
Schönker, Francisca 1, 2
Schönker, Marie 1
Schumann, Maurice 1
Schupé, lieutenant 1
Schützenberger, Pierre 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12
Schwartz 1, 2
Seligman, Justin 1
Selves, Justin de 1
Sembat, Marcel 1, 2, 3
Sénèque 1
Serge, Victor 1
Sérigny, Alain de 1, 2, 3
Séverine, Caroline Rémy, dite 1
Sidos, François 1, 2
Sidos, Jacques 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Sidos, Pierre 1, 2
Simenon, Georges 1
Simon, Arlette 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Simon, Claude 1
Siné, Maurice Sinet, dit 1
Soljenitsyne, Alexandre 1
Sollier, Paul 1
Solomon, Jacques 1, 2
Staline, Joseph 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17,
18, 19
Stam, Jean 1
Stavisky, Abraham 1
Stavisky, Alexandre 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16,
17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33,
34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50,
51, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 66, 67,
68, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 80, 81, 82, 83, 84,
85, 86, 87, 88, 89, 90, 91, 92, 93, 94, 95, 96, 97, 98, 99, 100, 101,
102, 103, 104, 105, 106, 107, 108, 109, 110, 111, 112, 113, 114, 115,
116, 117, 118, 119, 120, 121, 122, 123, 124, 125, 126, 127, 128, 129,
130, 131, 132, 133, 134, 135, 136, 137, 138, 139, 140, 141, 142, 143,
144, 145, 146, 147, 148, 149
Stavisky, Dunia 1
Stavisky, Emmanuel 1
Strang, Philipp 1
Susini, Jean-Jacques 1, 2, 3, 4
Tanguy-Prigent, François 1
Tardieu, André 1
Taurines, Jean 1
Teitgen, Paul 1, 2, 3, 4, 5- 6, 7, 8, 9
Teitgen, Pierre-Henri 1, 2, 3
Téry, Gustave 1
Tessier, Aimé 1
Teyssier, Joseph 1, 2, 3, 4
Thalamas, Amédée 1, 2
Théolleyre, Jean-Marc 1
Thomas, Albert 1, 2
Thomas, Sim 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13
Thomazo, Jean 1
Thorel, maître 1, 2, 3, 4, 5, 6
Thorent, André 1, 2, 3
Thorez, Maurice 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17
Thorp, René-William 1
Tissier, Gustave 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17,
18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34,
35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51,
52, 53, 54, 55, 56, 57
Togliatti, Palmiro 1
Tony-Révillon, Michel 1
Torlet, André 1, 2, 3
Torrès, Henry 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17-
18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28
Touchard, Pierre-Aimé 1
Trébouta, Jacques 1, 2, 3
Trébouta, Lise 1, 2
Trinquier, Roger 1
Triolet, Elsa 1
Truelle, Victor 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Truman, Harry 1, 2
Tsatskin, Nikolaï 1, 2, 3
Tshombé, Moïse 1
Tzara, Tristan 1
Ullmann, André 1
Ullmann, Émile 1, 2
Urvoas, Jean 1
Valéry, Henri Voir Petiot, Marcel 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13,
14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30,
31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47,
48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64,
65, 66, 67, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 80, 81,
82
Vallès, Jules 1
Valtin, Jan 1, 2
Van Bever, Jean-Marc 1, 2, 3
Van Dever, Jean-Marc 1
Vassilenko, Semen 1
Vercors, Jean Bruller, dit 1, 2, 3, 4- 5, 6
Vergès, Jacques 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9- 10, 11, 12, 13- 14, 15, 16, 17,
18, 19, 20, 21, 22
Vérité, policier 1
Véron, Pierre 1, 2, 3
Vervin, agent 1
Vésinne-Larue, René de 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9- 10
Vesins, Bernard de 1, 2
Vic-Dupont, Mme 1, 2, 3
Vic-Dupont, Victor Dupont, dit 1
Vidal-Naquet, Pierre 1, 2- 3, 4
Viénot, Pierre 1, 2, 3, 4
Vigneron, aspirant 1
Vignes, Jacques 1, 2, 3, 4
Vildrac, Charles 1
Villain, Raoul 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13
Vincey, Jean 1
Vinciguerra, René 1
Viviani, René 1, 2, 3
Voituriez, Albert-Jean 1
Vuillemin, Joseph 1, 2, 3, 4, 5
Warlimont, Walter 1, 2, 3, 4, 5
Weidmann, Eugène 1, 2
Werth, Léon 1
Wetterwald Voir Petiot, Marcel 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14,
15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31,
32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48,
49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65,
66, 67, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 80, 81, 82
Weygand, Maxime 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Willy, Georges Leblanc, dit 1, 2, 3, 4, 5, 6
Wiltzer, Alex 1, 2
Winock, Michel 1
Woolf, Lina 1, 2, 3, 4, 5
Woolf, Maurice 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Woolf, Rachel 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Wurmser, André 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9- 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17
Ybarne Voir Yonnet, Jacques 1, 2, 3
Yonnet, Jacques 1, 2, 3
Younès, Ould 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Yourkoum 1
Zavrian, Michel 1, 2, 3
Zay, Jean 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
Zeller, André 1
Zilliacus, Konrad 1
Zola, Émile 1

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